Prologue Orient, Occident RÉTROSPECTIVEMENT, cela pouvait sembler une curieuse façon de commencer une guerre. Un seul des participants était réellement au fait de ce qui se passait, et encore, par pure coïncidence. Le notaire avait dû avancer la date de répartition des biens, à la suite d’un deuil familial, de sorte qu’il était bon pour un vol de nuit, départ dans deux heures, direction Hawaï. C’était la première cession immobilière de M. Yamata sur le sol américain. Bien qu’il détînt de nombreuses propriétés sur le territoire métropolitain des États-Unis, les transferts de titres avaient toujours été réalisés par des collègues, invariablement des citoyens américains, qui avaient toujours scrupuleusement suivi les instructions de M. Yamata, sous le contrôle de l’un de ses employés. Mais pas cette fois, ceci pour plusieurs raisons. D’abord, l’achat se faisait à titre personnel et non pour le compte d’une société. Ensuite, la propriété n’était qu’à deux heures en jet privé du sol natal. M. Yamata avait expliqué au notaire chargé de la transaction qu’elle lui servirait également de résidence secondaire pour le week-end. Vu le coût astronomique de l’immobilier à Tokyo, il pouvait s’acheter plusieurs centaines d’hectares pour le prix d’un appartement en terrasse de taille raisonnable dans la capitale. La vue depuis la maison qu’il envisageait de construire sur le promontoire serait à couper le souffle, offrant un large panorama sur le bleu du Pacifique et les autres îles de l’archipel des Mariannes, au loin, dans cet air d’une pureté inégalée. Pour toutes ces raisons, M. Yamata avait proposé une somme princière, et ce avec le sourire. Il y avait une raison supplémentaire. Les divers documents circulaient dans le sens des aiguilles d’une montre autour de la table ronde, s’arrêtant devant chaque siège pour l’apposition des signatures à l’emplacement approprié, marqué par un Post-it jaune. Puis vint le moment pour M. Yamata de chercher dans sa poche intérieure une enveloppe. Il en sortit le chèque qu’il donna au notaire. « Merci, monsieur » dit celui-ci sur ce ton respectueux qu’emploient toujours les Américains quand il y a de l’argent sur la table. Stupéfiant, le pouvoir de l’argent sur ces gens-là. Trois ans plus tôt, l’achat de ces terres par un citoyen nippon était encore illégal, mais un bon avocat, une bonne procédure, plus une bonne somme d’argent avaient également réglé ce problème. « Le transfert de propriété sera enregistré dès cet après-midi. » Yamata sourit au vendeur, hocha la tête avec courtoisie, puis il se leva et quitta le bâtiment. Une voiture l’attendait dehors. Yamata s’installa à l’avant et, d’un geste péremptoire, fit signe au chauffeur de démarrer. La transaction était terminée et, avec elle, la nécessité de se montrer aimable. Comme nombre d’îles du Pacifique, Saipan est d’origine volcanique. Sa côte orientale borde la fosse des Mariannes, une faille profonde de onze kilomètres qui marque l’endroit où une plaque tectonique glisse sous une autre. Il en résulte une succession d’éminences coniques dont les îles ne sont que les sommets émergés. Le Toyota Land Cruiser suivait une piste qui remontait vers le nord en contournant le mont Achugao et le Marianna Country Club, vers Marpi Point, sa destination. Yamata descendit du véhicule, et considéra les bâtiments de cette ferme promis à la démolition, mais au lieu de visiter le site de construction de sa prochaine résidence, il se dirigea vers le bord de la falaise. Bien que sexagénaire, il parcourut le terrain inégal d’une démarche vigoureuse. S’il s’était bien agi d’une ferme, elle n’avait pas été prospère et n’était guère hospitalière. Le reste de l’île ne l’était pas non plus, et ce pour bien des raisons, en particulier historiques. Son visage était impassible lorsqu’il atteignit la crête de ce que les autochtones appelaient la falaise de Banzaï. Une brise de mer soufflait et il pouvait voir et entendre les vagues progressant en rangs serrés pour s’écraser contre les éboulis au pied de la falaise — ces rochers sur lesquels s’étaient écrasés les corps de ses parents et de ses proches après que, comme tant d’autres, ils eurent sauté pour éviter la capture par les Marines américains débarqués sur l’île. Les Marines avaient été horrifiés par ce spectacle, mais M. Yamata n’aurait jamais voulu l’admettre et, du reste, ce n’était pas une consolation. L’homme d’affaires claqua une fois des mains puis inclina la tête, pour convoquer les esprits rôdant en ces lieux et témoigner de son obéissance à leur influence sur son destin. Il était juste, songea-t-il, qu’avec son achat de cette parcelle de terrain, 50,016 % des biens immobiliers de Saipan soient à nouveau aux mains des japonais, plus d’un demi-siècle après le massacre de sa famille par les Américains. Il ressentit un brusque tressaillement, qu’il attribua à l’émotion du moment, ou peut-être à la proximité des esprits de ses ancêtres. Même si leurs corps avaient été balayés par le ressac, leur kami n’avait jamais quitté ces lieux, attendant son retour. Il frissonna, reboutonna son pardessus. Oui, il construirait ici, mais seulement après avoir fait ce qu’il estimait nécessaire. D’abord, il devait détruire. C’était un de ces instants de perfection, à un océan de distance. Le driver s’écarta lentement de la balle, remonta en décrivant un arc, s’arrêta une fraction de seconde, puis repartit en sens inverse, en accélérant. L’homme qui tenait la crosse de golf fit passer son poids d’une jambe sur l’autre. Au moment propice, ses mains basculèrent comme il convenait, faisant pivoter la tête autour de l’axe vertical, de sorte que, lorsqu’elle frappa la balle, elle était exactement perpendiculaire à la trajectoire recherchée. Le bruit était éloquent : un tink parfait (c’était un fer). Ajouté à l’impact tactile retransmis par le manche en graphite, ce bruit indiquait au golfeur tout ce qu’il avait besoin de savoir : inutile de regarder. La crosse acheva son arc de cercle avant que l’homme ne tourne la tête pour suivre la trajectoire de la balle. Malheureusement, ce n’était pas Ryan qui tenait la crosse. Jack hocha la tête avec un sourire piteux en se penchant pour poser sa balle sur le té. « Joli coup, Robby. » Le contre-amiral Robert Jefferson Jackson, de la marine des États-Unis, prit la pose, son oeil d’aviateur fixant la descente puis les rebonds de la balle sur l’allée à deux cent cinquante mètres de là. Rebonds successifs qui lui en firent parcourir encore une trentaine. Il resta silencieux jusqu’à ce qu’elle s’immobilise, pile dans l’axe. « Je voulais lui mettre un poil d’effet. — Chienne de vie, hein ? » observa Ryan, tout en se préparant. Genoux fléchis, le dos bien droit, la tête penchée, mais pas trop, une bonne prise, oui, c’était à peu près ça. Il refit tout ce que l’instructeur du club lui avait enseigné la semaine précédente, et la semaine d’avant, et la semaine... faire redescendre la crosse... pas si mal, finalement, juste un tantinet trop à droite, un tir de cent quatre-vingts mètres, en tout cas son meilleur au fer numéro un depuis... depuis toujours. Et à peu près la distance qu’aurait parcourue Robby avec un fer sept. La seule bonne nouvelle était qu’il n’était que sept heures quarante-cinq et qu’il n’y avait personne alentour pour partager son embarras. Au moins, tins déjà évité la flotte. « Tu joues depuis combien de temps, Jack ? — Deux mois pleins. » Jackson sourit en se dirigeant vers l’endroit où était garée la voiturette. « J’ai commencé quand j’étais en deuxième année à Annapolis. J’ai de l’avance, mon gars. Enfin, profite de la journée. » C’était toujours ça. Le domaine de Greenbrier, « La Bruyère », était une propriété datant de la fin du XVIIIe siècle, située dans les montagnes de Virginie occidentale. En ce matin d’octobre, la masse blanche du corps de bâtiment principal se détachait dans le cadre écarlate et jaune des feuillus enflammés par l’automne. « Enfin, je n’escomptais pas te battre », reconnut Ryan en s’asseyant dans la voiturette. Coup d’oeil, sourire. « Pas de risque. Remercie le ciel de ne pas bosser aujourd’hui, Jack. Moi, si. » Aucun des deux hommes n’était en congé, même si l’un et l’autre en auraient eu bien besoin, et aucun des deux non plus ne se reposait sur ses lauriers. La nécessité, pour Robby, signifiait un bureau au Pentagone. Pour Ryan, à sa grande surprise, cela s’était traduit par un retour au monde des affaires au lieu du poste universitaire qu’il avait convoité — du moins, le croyait-il — alors qu’il se trouvait en Arabie Saoudite, deux ans et demi plus tôt. Peut-être était-ce le goût de l’action — y aurait-il accoutumance ? se demanda Jack en choisissant un fer trois. Ce ne serait pas suffisant pour rejoindre le green, mais il n’avait pas encore appris à se servir des bois. Ouais, c’était l’action qu’il aimait, beaucoup plus que ces parenthèses. « Prends ton temps et ne cherche pas à écraser la balle. Elle ne t’a rien fait, d’accord ? — Oui, amiral. À vos ordres, amiral, répondit Jack. — Et garde la tête baissée. Je regarde pour toi. — D’accord, d’accord, Robby. » Quelque part, la certitude que Robby ne se moquerait pas de lui, si mauvais soit-il, était pire que la crainte qu’il puisse le faire. Au dernier moment, il décida de se redresser un peu avant le swing. Il fut récompensé par un son bienvenu : Chlac. La balle avait déjà parcouru trente mètres quand il leva la tête pour observer sa trajectoire : elle filait toujours vers la gauche... mais avec déjà une tendance à repiquer sur la droite. « Jack ? — Ouais, répondit Ryan sans tourner la tête. — Ton fer trois, dit Jackson en étouffant un rire, tout en calculant du regard la trajectoire de la balle. Ne change rien. Refais exactement pareil à chaque fois. » Sans trop savoir comment, Jack réussit à ranger le fer dans le sac sans chercher à fracasser le manche sur le crâne de son ami. Il éclata de rire quand la voiturette démarra, remontant le rough par la droite en direction de la balle de Robby, petite tache blanche sur l’impeccable tapis vert du green. « Toujours la nostalgie du manche ? » demanda-t-il doucement. Robby le regarda. « Les rosseries, ça te connaît, toi aussi », observa-t-il. Mais c’était la vérité, somme toute. Une fois terminé son service d’active, il avait postulé pour une fonction à l’État-major, et il avait été pressenti pour le poste de commandant du centre d’essais en vol à la base aéronavale de Patuxent River, Maryland, où son titre officiel aurait été Chef pilote d’essai de l’US Navy. Mais au lieu de cela, Jackson travaillait au J-3, le service opérationnel de l’État-major intégré interarmes. Les Plans de guerre, planque bizarre pour un guerrier dans un monde où la guerre n’allait pas tarder à appartenir au passé. C’était meilleur pour le plan de carrière, mais bien moins satisfaisant que le billet de vol qu’il avait convoité. Jackson essayait de se faire une raison. Il avait eu sa part comme pilote, après tout. Il avait fait ses classes sur des Phantom, décroché ses galons sur Tomcat, obtenu le poste de chef d’escadrille, puis de commandant de groupe aérien sur porte-avions, puis il avait demandé à être affecté à l’État-major, en faisant valoir une carrière solide et exemplaire au cours de laquelle il n’avait jamais failli. Sa prochaine promotion, s’il la décrochait, serait celle de commandant d’escadre aéronavale, un poste qui à une époque lui avait paru un objectif quasiment inaccessible. Et voilà qu’il en était à se demander où était passé tout ce temps et ce qui l’attendait encore. « Qu’arrive-t-il quand on se fait vieux ? — Certains se mettent au golf, Rob. — Ou retournent à la corbeille » rétorqua Jackson. Un fer huit, songea-t-il. Un coup en douceur. Ryan le suivit jusqu’à sa balle. « La banque d’affaires précisa Jack. Ça a marché pour toi, non ? » Cela força l’aviateur — dans l’active ou non, Robby resterait toujours un pilote, à ses propres yeux comme aux yeux de ses amis — à lever la tête et sourire. « Ma foi, j’avoue que vous avez réussi à faire quelque chose de mes cent plaques, Sir John. » Sur quoi, il joua son coup. C’était une façon d’égaliser. La balle atterrit, rebondit et finit par s’immobiliser à six mètres du trou. « De quoi me payer des cours ? — Et t’en avais sacrément besoin. » Robby se tut, reprit son sérieux. « Un sacré bail, Jack. Nous avons changé le monde. Et ce n’était pas un mal, non ? — Si l’on veut », concéda Jack, sourire crispé. Certains appelaient ça la fin de l’histoire, mais Ryan avait un doctorat dans cette matière, et la notion le dérangeait. « T’es vraiment mordu, tu fais quoi en ce moment ? — Je suis à la maison tous les soirs, en général avant six heures. Je me tape tout le championnat de seconde division l’été, et la plupart des matches de foot à la rentrée. Et quand Sally sera prête pour son premier rendez-vous, je serai pas dans un putain de VC-20B en route pour Pétaouchnock et une quelconque réunion qui de toute façon ne rime pas à grand-chose. » Jack sourit, détendu. « Et je crois que j’aime encore mieux ça qu’être bon joueur de golf. — Eh bien, c’est une chance, vu que je crois bien que même Arnold Palmer serait pas fichu de rectifier ton swing. Enfin, je vais essayer, ajouta Robby, mais c’est bien parce que Cathy me l’a demandé. » Jack avait tiré trop fort, ce qui l’obligea à cocher — mal — sa balle pour retrouver le green où trois putts lui donnèrent le trou en sept coups contre le « par quatre » de Robby. « Quand on joue au golf comme toi, on devrait s’entraîner plus souvent », observa Jackson alors qu’il se dirigeait vers le second té. Ryan n’eut pas l’occasion de trouver une réplique. Il avait un bip à la ceinture, évidemment. Relié par satellite, il vous permettait d’être touché quasiment n’importe où. Les tunnels de montagne ou les grandes masses d’eau offraient une certaine protection, mais sans plus. Jack le décrocha de sa ceinture. C’était probablement le contrat de Silicon Alchemy, songea-t-il ; il avait pourtant laissé des instructions au bureau. Quelqu’un avait dû tomber en panne de trombones. Il consulta le numéro sur l’écran à cristaux liquides. « Je croyais que ton siège était à New York », nota Robby. L’indicatif de zone affiché sur l’écran était le 202, et non le 212 que Jack s’était attendu à voir. « Tout à fait. Je peux faire l’essentiel de mon boulot par téléconférence depuis Baltimore, mais une fois par semaine au moins, je dois monter là-haut par le Metroliner. »Ryan plissa le front. 757-5000. Le service des transmissions de la Maison-Blanche. Il consulta sa montre. Il était sept heures cinquante-cinq du matin, et l’heure soulignait avec éloquence le caractère urgent de l’appel. Malgré tout, ce n’était pas franchement une surprise, n’est-ce pas ? Pas avec ce qu’il lisait dans les journaux tous les jours. La seule chose inattendue était l’horaire. Il avait escompté que l’appel viendrait bien plus tôt. Il se dirigea vers la voiturette et le sac de golf dans lequel était rangé son téléphone cellulaire. C’était le seul accessoire du sac dont il savait en vérité se servir. Cela ne prit que trois minutes, sous le regard amusé de Robby qui attendait au volant. Oui, il était à Greenbrier. Oui, il savait qu’il y avait un aéroport à proximité. Quatre heures ? Moins d’une heure pour l’aller-retour, guère plus d’une sur place : il serait revenu à temps pour le dîner. Il pourrait même finir son parcours, prendre une douche et se changer avant de partir, se dit-il en repliant le téléphone avant de le glisser dans la pochette du sac de golf. C’était un des avantages qu’il y avait à disposer du meilleur service de chauffeur qui soit au monde. Le problème était qu’une fois qu’ils vous tenaient, ils étaient enclins à ne plus vous lâcher. Si le système était efficace, c’était pour rendre la prison plus confortable. Jack hocha la tête alors qu’il se tenait au départ du second trou, et sa distraction eut un effet bizarre. Le drive expédia sa balle sur l’herbe rase, à deux cent dix mètres de là, et Ryan regagna la voiturette sans mot dire ; il se demandait ce qu’il allait raconter à Cathy. L’usine était flambant neuve, immaculée, mais avec quelque chose d’obscène, estima l’ingénieur. Ses compatriotes détestaient le feu, mais ils haïssaient franchement le genre d’objet que cette salle était destinée à fabriquer. Il ne pouvait se défaire de ce sentiment, qui traînait comme un bourdonnement d’insecte dans l’atelier — bien improbable, car chaque molécule d’air de cette salle blanche avait traversé le meilleur système de filtrage que pût concevoir son pays. L’excellence de ses collègues ingénieurs faisait son orgueil, d’autant plus qu’il était parmi les meilleurs. C’était cet orgueil qui le soutenait, il le savait, oubliant ce bourdonnement imaginaire pour se consacrer à l’inspection des machines-outils. Après tout, si les Américains pouvaient le faire, tout autant que les Russes, les Anglais, les Français, les Chinois, et même les Indiens et les Pakistanais, alors pourquoi pas eux ? Il y avait une certaine symétrie là-dedans, somme toute. Dans une autre partie de l’atelier, la matière première bien particulière était déjà en cours d’élaboration. Des acheteurs avaient passé un bon bout de temps à se procurer les composants. Ceux-ci étaient fort peu nombreux. Pour l’essentiel, ils avaient été élaborés ailleurs, mais certains avaient été manufacturés dans son pays pour une utilisation à l’étranger. Conçus pour un usage précis, on les avait adaptés à un autre, même si avait toujours existé l’éventualité — lointaine, quoique bien réelle — d’un retour à l’application d’origine. C’était devenu une plaisanterie classique parmi les personnels des diverses entreprises impliquées dans la production : une éventualité à ne pas prendre au sérieux. Mais ils n’allaient pas tarder à devoir changer d’avis, songea l’ingénieur. Il éteignit la lumière, referma la porte derrière lui. Il avait un délai à respecter et s’y mettrait dès aujourd’hui, après un sommeil de quelques heures. Ryan avait beau s’y être souvent rendu, il était toujours resté sensible à la force mystique des lieux, et ce n’était pas sa façon d’y arriver aujourd’hui qui aurait pu l’amener à changer d’avis. Un discret coup de fil à son hôtel lui avait fourni une voiture pour l’aéroport. L’avion était prêt, bien entendu, un bimoteur d’affaires qui attendait en bout de piste, banal si ce n’était l’inscription USAF sur le fuselage et l’équipage vêtu de combinaisons ignifugées vert olive. Toujours des sourires amicaux, bien entendu, et même respectueux. Un sergent pour s’assurer qu’il savait comment boucler sa ceinture, et l’exposé traditionnel sur la sécurité et les procédures d’urgence. Un discret coup d’oeil du pilote qui avait un horaire à respecter, et ils étaient partis, avec un Ryan qui se demandait où étaient ses instructions tout en sirotant un Coca-Cola de l’US Air Force ; regrettant de ne pas avoir enfilé son costume trois-pièces, puis se rappelant que c’était de propos délibéré... Idiot, mine de rien. La durée du vol était de quarante-sept minutes, avec approche directe sur Andrews. Le seul détail qu’ils avaient omis était le trajet en hélicoptère depuis Andrews, mais cela aurait risqué d’attirer l’attention. Accueilli avec déférence par un commandant d’aviation qui l’avait conduit vers une banale voiture de service et un chauffeur taciturne, Ryan s’installa sur la banquette arrière tandis que le commandant montait à l’avant. Il essaya de dormir un peu. L’autoroute, il l’avait déjà vue, et il connaissait l’itinéraire par coeur : de Suitland à la I-295, qu’on quittait tout de suite pour prendre la 395, puis la sortie sur Maine Avenue. L’heure, juste après le déjeuner, garantissait une progression rapide, et bientôt, la voiture s’arrêtait devant le poste de garde de West Exécutive Drive, où le planton, fait inhabituel, se contenta de leur faire signe de passer. Le perron couvert au rez-de-chaussée de la Maison-Blanche les accueillit comme un visage familier. « Salut, Arnie. » Jack tendit la main vers le Secrétaire de la présidence. Arnold van Damm était simplement trop bon et Roger Durling avait eu besoin de son aide pour la transition. Le Président Durling avait eu tôt fait de comparer Arnie à son poulain et de découvrir les carences de ce dernier. Il n’avait guère changé, nota Ryan. Les mêmes chemises L.L. Bean, la même franchise bourrue sur le visage, mais Arnie était un peu plus marqué par la fatigue et par les ans. Après tout, c’était notre lot à tous. « Notre dernière discussion ici, c’était pour me flanquer à la porte », ajouta aussitôt Jack, pour avoir un rapide aperçu de la situation. « On commet tous des erreurs, Jack. » Oh oh. Ryan fut instantanément sur ses gardes, mais son interlocuteur prolongea sa poignée de main pour l’attirer à l’intérieur. Les agents du Service secret qui étaient restés en faction lui avaient déjà préparé un laissez-passer et tout se déroula sans encombre jusqu’au moment où il déclencha le détecteur de métaux. Ryan tendit sa clé d’hôtel, refit une tentative, entendit à nouveau la sonnerie. Le seul autre accessoire métallique en dehors de sa montre se révéla être son escalope{1}. « Depuis quand t’es-tu mis au golf ? demanda van Damm avec un rire qui fit pendant à l’air ahuri de l’agent secret. — Ça fait toujours plaisir de voir qu’on est suivi à la trace. Deux mois, et je ne suis pas encore à un contre dix. » Le Secrétaire général de la présidence indiqua à Ryan l’escalier dérobé sur la gauche. « Tu sais pourquoi on appelle ça ‘‘golf’’ ? — Ouais, parce que ‘‘merde’’était déjà pris. » Ryan s’arrêta sur le palier. « Qu’est-ce qui se passe, Arnie ? — Je pense que tu le sais, fut tout ce qu’il obtint comme réponse. — Bonjour, Dr Ryan ! » L’agent spécial Helen d’Agustino était toujours aussi jolie, et toujours membre du détachement présidentiel. « Suivez-moi, je vous prie. » La fonction présidentielle n’était pas faite pour entretenir la jeunesse. Ancien para qui avait gravi les collines des hauts plateaux du Viêtnam, Roger Durling continuait à faire du jogging et il aimait, disait-on, jouer au squash pour garder la ligne. Malgré tout, il avait l’air bien las cet après-midi. Plus important, nota Jack dès son arrivée, on ne l’avait pas fait patienter dans l’une des innombrables antichambres, et tous les sourires qu’il avait surpris sur les visages en cours de route étaient parfaitement éloquents. Durling se leva avec une promptitude censée traduire son plaisir à voir son hôte... Ou autre chose ? « Comment va le courtage, Jack ? » La poignée de main qui accompagnait la question était ferme et sèche, mais également insistante. « Ça occupe, monsieur le président. — Pas tant que ça. On joue au golf en Virginie occidentale ? » Durling invita Ryan à s’asseoir près de la cheminée. « Ce sera tout », dit-il aux deux agents du Service secret qui avaient accompagné Jack. « Merci. — Mon dernier vice, monsieur », expliqua Ryan ; il entendit derrière lui se refermer la porte. C’était inhabituel de se retrouver si proche du chef de l’exécutif sans la présence protectrice de gorilles du Service secret, d’autant qu’il avait depuis longtemps renoncé à toute fonction officielle. Durling s’assit dans son fauteuil, se cala contre le dossier. Son langage corporel traduisait la vigueur, celle qui émane moins du corps que du mental. Il était temps de parler affaires. « Je pourrais dire que je suis heureux d’interrompre vos vacances, mais je m’en abstiendrai, lui dit le Président des États-Unis. Vous avez eu deux ans de vacances, Dr Ryan. C’est fini maintenant. » Deux ans. Les deux premiers mois, il n’avait strictement rien fait, sinon envisager plusieurs postes d’enseignement dans le sanctuaire de son bureau, regarder son épouse partir tous les matins à l’aube exercer son activité de chirurgien à Johns Hopkins, préparer le panier-repas des gosses pour l’école, et se répéter à quel point c’était super de se détendre. Il lui avait fallu ces deux mois pour admettre que l’inaction était plus stressante que tout ce qu’il avait pu faire jusqu’ici. Il n’avait fallu que trois entretiens pour lui permettre de retrouver un boulot dans le milieu des affaires, de battre de justesse sa femme au départ tous les matins, de râler après ce rythme effréné — bref, de s’empêcher peut-être de sombrer dans la folie. Incidemment, il avait ramassé un bon paquet d’argent, mais il devait bien l’admettre, même l’appât du gain avait perdu de son attrait. Il n’avait toujours pas trouvé sa place, et se demandait s’il la trouverait un jour. « Monsieur le président, la conscription est supprimée depuis déjà pas mal d’années », suggéra-t-il avec un sourire. C’était une remarque irrévérencieuse qu’il regretta aussitôt. « Vous avez déjà dit « non » à votre pays une fois. » Le reproche éteignit tout sourire. Durling était-il à cran ? Il y avait de quoi, et le stress engendrait l’impatience, ce qui était surprenant pour un homme dont la fonction principale était de montrer à l’opinion publique un visage agréable et rassurant. Mais Ryan n’était pas l’opinion, n’est-ce pas ? « Monsieur, j’étais brûlé à ce moment-là. Je ne crois pas que j’aurais été... — Très bien. J’ai lu votre dossier, de bout en bout, ajouta Durling. Je sais même que je ne serais pas là si vous n’aviez pas fait ce que vous avez fait en Colombie, il y a quelques années{2}. Vous avez bien servi votre pays, Dr Ryan, vous avez eu le temps de faire une pause, vous avez pu rejouer avec de l’argent — avec un certain succès, apparemment ; aujourd’hui, il est temps de revenir. — A quel poste, monsieur ? — Au bout du couloir, après le coin. Les derniers occupants ne s’y sont pas spécialement illustrés. » Cutter et Elliot n’avaient pas fait des étincelles. Le chef du Conseil national de sécurité de Durling n’avait tout bonnement pas été à la hauteur de la tâche. Il s’appelait Tom Loch et s’apprêtait à partir, Ryan l’avait lu dans le journal du matin. Il semblait que, pour une fois, la presse ne s’était pas trompée. « Je ne vais pas tourner autour du pot. Nous avons besoin de vous. J’ai besoin de vous. — Monsieur le président, c’est très flatteur, mais pour parler franchement... — Pour parler franchement, j’ai un agenda trop chargé, les journées n’ont que vingt-quatre heures, et mon administration s’est bien trop souvent pris les pieds dans les tapis. Résultat nous n’avons pas servi le pays aussi bien qu’il aurait fallu. Cela, je ne peux pas le dire ailleurs que dans cette pièce, mais ici, je ne m’en prive pas. L’État est faible. Notre défense est faible. — Fiedler est excellent aux Finances, concéda Ryan. Si vous voulez des conseils en matière internationale, donnez une promotion à Scott Adler. Il est jeune, mais il sait traiter les affaires et il a de la hauteur de vues. — Pas sans être sérieusement encadré par la maison, et je n’ai pas le temps de le faire. Je transmettrai votre approbation à Buzz Fiedler, ajouta Durling avec un sourire. — C’est un brillant technocrate et c’est ce dont vous avez besoin dans le bâtiment d’en face. Si vous voulez réduire le différentiel d’inflation, pour l’amour du ciel, vous devez le faire tout de suite... — Et en assumer la responsabilité politique, ajouta Durling. Ce sont précisément ses instructions : protéger le dollar et ramener l’inflation à zéro. Je l’en crois capable. Les premiers signes sont prometteurs. » Ryan acquiesça. « Je crois que vous avez raison. » D’accord, tablons là-dessus. Durling lui tendit le dossier contenant les instructions. « Lisez. — Oui, monsieur. » Jack ouvrit la chemise, sauta les pages cartonnées traditionnelles indiquant toutes les sanctions légales encourues par quiconque divulguerait ce qu’il s’apprêtait à lire. Comme toujours, les informations protégées par le Code civil américain n’étaient guère différentes de ce que n’importe quel citoyen pouvait trouver dans Time, en moins bien écrit. Sa main droite se tendit vers la tasse de café, qui n’était malheureusement pas le mazagran qu’il affectionnait. La porcelaine de la Maison-Blanche était fort élégante, mais guère pratique. Venir ici lui faisait toujours l’effet de rendre visite à un patron particulièrement fortuné. Tant de rendez-vous étaient tellement... « J’étais en partie au courant de tout ceci, mais j’ignorais que c’était si... intéressant, murmura Jack. — Intéressant ? » Durling cachait mal son sourire. « J’apprécie le choix des termes. — Mary Pat est maintenant directeur adjoint des opérations ? » Ryan leva les yeux, nota le bref signe de tête. « Elle était ici le mois dernier pour défendre la modernisation de son service. Elle s’est montrée très persuasive. Al Trent a obtenu l’accord de la commission parlementaire pas plus tard qu’hier. » Jack étouffa un rire. « L’Agriculture ou l’Intérieur, ce coup-ci ? » Cette fraction du budget de la CIA n’était quasiment jamais dévoilée. La Direction des opérations était toujours en partie financée par des tours de passe-passe. « La Santé et les Affaires sociales, je crois. — Mais il faudra encore deux ou trois ans avant que... — Je sais. » Durling se trémoussa dans son fauteuil. « Écoutez, Jack, si ça vous pose un tel problème, alors pourquoi... — Monsieur, si vous avez lu mon dossier jusqu’au bout, vous savez pourquoi. » Bon Dieu, avait envie de dire Jack, qu’attend-on de moi, mais il ne pouvait pas, pas ici, pas devant cet homme, alors il se tut. Et revint au dossier de présentation, feuilletant les pages, lisant aussi vite que le permettaient ses facultés de compréhension. « Je sais, c’était une erreur de minimiser le facteur intelligence humaine de la maison. Trent et Fellows le disent. Mme Foley le dit. Il y a de quoi être surmené dans ce bureau, Jack. » Ryan leva les yeux et faillit sourire jusqu’à ce qu’il découvre le visage du Président. Il y avait autour de ses yeux une lassitude qu’il était incapable de dissimuler. Et puis Durling vit lui aussi l’expression de Jack. « Quand pouvez-vous commencer ? » demanda le président des États-Unis. L’ingénieur était revenu ; il ralluma d’un coup sec, contempla ses machines-outils. Son bureau de surveillance presque entièrement vitré était légèrement en surplomb : il n’avait qu’à lever la tête pour embrasser toute l’activité de l’atelier. D’ici quelques minutes, son personnel commencerait à arriver, et sa présence au bureau avant tous les autres — dans un pays où la norme était d’arriver avec deux heures d’avance — donnerait le ton. Le premier n’arriva que dix minutes plus tard, il accrocha son pardessus et se dirigea vers le bout de la pièce et la machine à café. Pas de thé, songèrent-ils en même temps. Étrangement occidental. Les autres arrivèrent en groupe, à la fois jaloux et envieux de leurs collègues, car tous avaient noté que le bureau du chef était allumé et occupé. Quelques-uns firent des mouvements d’assouplissement devant leur paillasse, tant pour se détendre que pour manifester leur dévotion. À H moins deux, le chef sortit de son bureau et demanda à son équipe de se réunir pour la première discussion matinale sur ce qu’ils faisaient. Tous étaient au courant, bien sûr, mais il fallait le leur dire néanmoins. Cela prit dix minutes. Ensuite, ils se mirent au travail. Et ce n’était pas une façon si bizarre de commencer une guerre. Le dîner était élégant, servi dans l’immense salle à manger haute de plafond, au son du piano, du violon et parfois d’un tintement de cristal. Les conversations étaient banales, du moins c’est l’impression qu’en avait Jack tout en sirotant son vin et en tâtant du plat principal. Sally et petit Jack réussissaient bien à l’école, et Kathleen, qui aurait deux ans dans un mois, trottinait dans toute la maison de Pérégrine Cliff — envahissante et dominatrice, c’était la chérie de son papa et surtout la terreur de la garderie. Robby et Sissy, toujours sans enfants malgré leurs efforts, jouaient les oncle et tante de substitution pour les trois petits Ryan, et semblaient aussi fiers que Jack et Cathy de leur progéniture. Jack en concevait une certaine tristesse, mais c’était la destinée, et il se demandait si Sissy pleurait toujours quand elle se retrouvait seule au lit parce que Robby était en mission quelque part. Jack n’avait jamais eu de frère. Robby lui était plus proche que n’importe quel frangin, et son ami aurait mérité d’avoir plus de chance. Quant à sa femme, c’était véritablement un ange. « Je me demande ce qu’ils fabriquent, au bureau. — Sans doute en train d’ourdir un plan d’invasion du Bangladesh, répondit Jack en levant les yeux. — Ça, c’était la semaine dernière, nota Jackson avec un sourire. — Comment peuvent-ils se débrouiller sans nous ? remarqua tout haut Cathy, évoquant sans doute un patient. — Eh bien, ma saison des concerts ne commence pas avant le mois prochain, observa Sissy. — Hmmmm, nota Ryan, qui replongea le nez dans son assiette en se demandant comment il allait annoncer la nouvelle. Jack, je sais, dit enfin Cathy. Tu le caches bien mal. Qui... Elle a demandé où tu étais, expliqua Robby, de l’autre côté de la table. Un officier de marine ne peut pas mentir. — Tu croyais que je piquerais une colère ? demanda Cathy à son mari. — Oui. — Vous ne savez pas comment il est, dit-elle aux autres. Tous les matins, il prend ses journaux et bougonne. Tous les soirs, il regarde les infos et bougonne. Tous les dimanches, il regarde les émissions politiques et bougonne. Jack, dit-elle doucement, crois-tu que je pourrais un jour renoncer à la chirurgie ? — Sans doute pas, mais ce n’est pas pareil... — Non, bien sûr que non, mais cela vaut également pour toi. Tu commences quand ? » demanda Caroline Ryan. 1 Anciens élèves JACK avait un jour entendu dire à la radio qu’une université, quelque part dans le Midwest, avait mis au point un bloc d’instrumentation destiné à pénétrer à l’intérieur d’une tornade. Tous les printemps, les étudiants, accompagnés d’un ou deux professeurs, délimitaient une portion de territoire, et dès qu’ils avaient repéré une tornade, ils essayaient d’expédier le bloc d’instrumentation (évidemment baptisé « Toto ») au beau milieu de la tempête en formation. Jusqu’ici, sans succès. Peut-être choisissaient-ils mal leur site, estima Ryan, en contemplant derrière la fenêtre les arbres dénudés de Lafayette Park. Le bureau du chef du Conseil national de sécurité était sans aucun doute situé dans une zone de fortes turbulences, et celle-ci, malheureusement, était bien plus facile d’accès. « Vous savez, dit Ryan en se calant contre le dossier, c’était censé se dérouler beaucoup plus simplement. » Moi aussi, je le croyais, se garda-t-il d’ajouter. « Le monde avait des règles, dans le temps, observa Scott Adler. Il n’en a plus aujourd’hui. — Comment va le Président, Scott ? — Vous voulez réellement la vérité ? » fit Adler — sous-entendu : nous sommes à la Maison-Blanche, vous vous souvenez ? — en se demandant si réellement cette pièce était truffée de micros. « On a déconné en Corée, mais on a eu la veine de s’en tirer. Dieu merci, on n’a pas merdé autant en Yougoslavie, pour la bonne et simple raison qu’il n’y a aucun risque de se laisser coincer dans un trou pareil. On ne s’est pas trop bien débrouillés avec la Russie. Tout le continent africain part à vau-l’eau. Le seul truc qu’on a su gérer à peu près ces derniers temps, c’était le traité commercial... — Et encore, sans le japon et la Chine, acheva pour lui Ryan. — Hé, vous et moi, on a réglé la question du Moyen-Orient, rappelez-vous{3} ? Ça ne se passe pas trop mal. — Le point le plus chaud, aujourd’hui ? » Ryan ne cherchait pas les compliments. Ce « succès » avait entraîné de bien fâcheuses conséquences, et c’était la raison essentielle de sa démission de la fonction publique. « Faites votre choix », suggéra Adler. Ryan acquiesça en bougonnant. « Les Affaires étrangères ? — Hanson ? Un politicien », rétorqua le diplomate de carrière. Et fier de l’être, qui plus est, se souvint Jack. Adler avait débuté aux Affaires étrangères sitôt sorti major de Fletcher, puis il avait grimpé les échelons, malgré les embûches et les intrigues qui lui avaient coûté à la fois un premier mariage et une bonne partie de ses cheveux. Ce devait être l’amour du pays qui l’aidait à tenir, Jack en était sûr. Fils d’un rescapé d’Auschwitz, Adler aimait l’Amérique comme bien peu de ses concitoyens. Mieux encore, cet amour n’était pas aveugle, même à présent qu’il avait quitté la carrière administrative pour entrer en politique. Comme Ryan, il était au service du Président et n’avait toujours pas eu le cran de répondre honnêtement aux questions de Jack. « Pis que ça, poursuivit pour lui Ryan. C’est un avocat. Ces gars-là font toujours de l’obstruction. — Toujours les mêmes préjugés, observa Adler avec un sourire, avant d’exercer à son tour ses facultés d’analyse. Vous avez déjà quelque chose sur le feu, n’est-ce pas ? » Ryan acquiesça. « Un vieux compte à régler. J’y ai mis deux éléments de valeur. » La tâche tenait du forage pétrolier et de l’exploitation minière, avant un travail de finition d’une précision extrême, et le tout devait être achevé dans les délais. La phase initiale de percement était quasiment terminée. Cela n’avait pas été une sinécure de creuser à la verticale dans le substrat basaltique de la vallée, encore moins de recommencer dix fois ; chaque trou faisait quarante mètres de profondeur et dix de diamètre. Les neuf cents ouvriers travaillant en trois postes avaient réussi à prendre quinze jours d’avance sur le planning officiel, malgré toutes les précautions. On avait posé six kilomètres de voie ferrée près de la ligne de Shinkansen la plus proche, et sur toute la longueur de l’embranchement, les poteaux normalement destinés à supporter la caténaire d’alimentation électrique servaient en fait à soutenir six kilomètres de filet de camouflage. L’histoire géologique de cette vallée japonaise n’avait pas dû être inintéressante, songea le chef de travaux. On n’y voyait jamais le soleil avant qu’il ne soit levé depuis une bonne heure, tant la pente à l’est était escarpée. Pas étonnant qu’après avoir considéré la vallée les ingénieurs des chemins de fer aient décidé de faire passer leur voie ailleurs. La gorge étroite — par endroits, elle faisait moins de dix mètres de large à sa base — avait été découpée par une rivière, depuis longtemps endiguée par un barrage, et ce qu’il en restait était essentiellement une tranchée rocheuse, évoquant les vestiges d’une guerre. Ou les préparatifs de la prochaine, songea-t-il. C’était assez évident, après tout, même si on ne lui avait jamais rien dit, sinon de garder le silence sur l’ensemble du projet. La seule issue était vers le haut ou par les extrémités. La première solution était à la portée d’un hélicoptère, la seconde d’un train, mais toute autre eût requis de jouer avec les lois de la balistique, ce qui n’était pas une mince affaire. Sous ses yeux, une énorme pelleteuse Kowa déversa un nouveau godet de roche pulvérisée dans un wagon-tombereau. C’était le dernier du train-bloc et bientôt la loco diesel de manoeuvre allait rejoindre avec sa rame la voie principale où une loco électrique à voie normale prendrait le relais. « Terminé », annonça l’homme en indiquant le fond du trou. Tout en bas, un autre ouvrier tenait l’extrémité d’un long ruban d’arpenteur. Quarante mètres pile. L’orifice avait déjà été mesuré au laser, bien sûr, mais la tradition exigeait que ces mesures soient contrôlées par la main d’un ouvrier qualifié, tel que le mineur d’âge mûr qui rayonnait d’orgueil au fond de ce puits — et qui n’avait aucune idée de la raison de ce projet. « Hai », dit le contremaître avec un signe de tête ravi, avant de saluer plus cérémonieusement, d’une gracieuse révérence, l’Homme resté au fond, salut auquel on lui répondit avec respect, mais fierté. Le prochain train allait amener une toupie à béton géante. Les voussoirs pré-assemblés étaient déjà empilés autour du forage — et des neuf autres, d’ailleurs —, prêts à être descendus et mis en place. En achevant le premier trou, son équipe avait battu ses plus proches concurrents de près de six heures, et les plus attardés de plus de deux jours — des irrégularités dans le sous-sol rocheux avaient créé des problèmes au numéro six et, à vrai dire, ils avaient quand même fait du bon boulot pour combler leur retard et parvenir à ce résultat. Il faudrait qu’il leur parle et les félicite de leurs efforts herculéens, histoire de tempérer leur honte d’être les derniers. La six était sa meilleure équipe, dommage qu’ils aient été si malchanceux. « Trois mois encore et nous aurons tenu les délais, dit en confiance le contremaître. — Dès que le 6 est terminé, on organise une fête pour les hommes. Ils l’ont bien mérité. » « C’est pas le pied, observa Chavez. — Sans parler de la chaleur », reconnut Clark ; la clim de leur Range Rover était en rade, à moins qu’elle ne soit morte de désespoir. Une veine, ils avaient des stocks de bouteilles d’eau de source. « Mais c’est une chaleur sèche », rétorqua Ding, comme si ça importait lorsqu’on frôlait les cent quarante Fahrenheit. On pouvait toujours calculer en degrés Celsius, ça faisait quand même soixante, et ça ne soulageait que le temps de prendre une nouvelle inspiration. Qui vous rappelait les dégâts de l’air surchauffé sur les poumons, quelle que soit la façon d’en mesurer la température. Il dévissa le bouchon de la bouteille en plastique ; l’eau devait bien frôler un glacial trente-cinq. Incroyable comme elle semblait fraîche en de telles circonstances. « Fera frisquet ce soir, vingt-sept, vingt-huit peut-être. — J’ai bien fait d’amener un chandail, monsieur C. » Chavez marqua une pause pour éponger la sueur avant de reprendre sa veille aux jumelles. Elles étaient excellentes, mais pas d’un grand secours, sinon pour mieux distinguer le miroitement de l’air roulant à la surface comme une invisible mer agitée. Rien ne vivait ici, à part de temps en temps un vautour qui avait sans aucun doute depuis longtemps nettoyé les carcasses de tout ce qui avait pu commettre l’erreur de naître en ces lieux. Et dire qu’il avait toujours cru le désert de Mojave sinistre. Au moins, on y voyait des coyotes. C’était toujours pareil, songea Clark. Il faisait ce genre de boulot depuis combien... trente ans ? Non, mais pas loin. Seigneur, trente ans. Il n’avait pas encore eu la chance de l’accomplir dans un endroit où il se sente vraiment à l’aise, mais ça paraissait plutôt secondaire à présent. Leur couverture commençait à s’effilocher. L’arrière du Range était bourré de matériel d’arpentage et de boîtes d’échantillons de roche, de quoi convaincre ces autochtones illettrés qu’il pouvait bien exister un énorme gisement de molybdène quelque part sous cette montagne isolée. Les gens du coin savaient reconnaître de l’or, comme tout le monde, mais le minéral que les géologues appelaient familièrement Molly-be-damned — « Maudite Molly » — demeurait mystérieux pour les non-initiés ; tout juste en connaissait-on la valeur commerciale, considérable. Clark avait souvent joué là-dessus. Une découverte géologique fournissait invariablement l’occasion rêvée de titiller l’avidité des gens. Ils adoraient cette idée d’avoir quelque chose de valeur sous leurs pieds, et John Clark tenait à la perfection son rôle d’ingénieur géologue, visage honnête et buriné, prêt à délivrer confidentiellement la bonne nouvelle. Il vérifia l’heure à sa montre. Le rendez-vous était dans quatre-vingt-dix minutes, aux alentours du crépuscule, et il s’était pointé en avance, pour mieux surveiller le secteur. Un coin torride et désert, ce qui n’était pas vraiment une surprise, et situé à trente kilomètres de la montagne qui allait faire, brièvement, l’objet de leur conversation. Il y avait un carrefour, deux pistes en terre battue, l’une orientée en gros nord-sud, l’autre est-ouest, et toutes deux encore à peu près visibles malgré les vents de sable et de poussière qui auraient dû recouvrir toute trace d’occupation humaine. Clark ne comprenait pas. Les années de sécheresse n’avaient pas aidé, mais même avec quelques rares pluies, il était forcé de se demander comment des gens avaient bien pu vivre ici. Pourtant, des hommes avaient vécu là et, pour autant qu’il sache, y vivaient encore aujourd’hui, quand il y avait de l’herbe pour nourrir leurs chèvres... et pas de bandes armées pour les abattre et tuer les bergers. Les deux agents de la CIA n’avaient guère d’autre choix que de rester dans la voiture, les vitres descendues, à boire et transpirer après avoir épuisé leur stock de phrases à échanger. Les camions apparurent peu avant le coucher du soleil. Ils aperçurent d’abord les panaches de poussière, comme les gerbes d’écume derrière des hors-bords, jaunes dans la pénombre grandissante. Dans un pays aussi désertique et désolé que celui-ci, comment se faisait-il qu’ils sachent faire marcher des camions ? Quelqu’un savait les entretenir et cela paraissait tout à fait remarquable. Paradoxe pervers, ça voulait dire que tout n’était pas perdu pour cet endroit désolé. Si des crapules en étaient capables, alors de braves gens pouvaient y arriver aussi. Et c’était la raison de la présence ici de Clark et Chavez, non ? Le premier véhicule avait une bonne avance sur les autres. Une vieille guimbarde, sans doute un ancien camion militaire, même si, vu l’état de sa carrosserie, la marque et le pays d’origine restaient du domaine de la spéculation. Il se mit à tourner autour du Range dans un rayon de cent mètres, le temps pour l’équipage de les mater à distance prudente, en particulier l’homme posté derrière une mitrailleuse russe de 12,7 mm montée à l’arrière. Des « policiers », comme les appelait leur chef — naguère, c’étaient des « techniciens ». Au bout d’un moment, ils s’arrêtèrent, descendirent et continuèrent d’observer le Range en tenant leurs vieux fusils G3 crasseux, mais sans doute en état de marche. Bientôt, la surveillance se relâcherait. C’était le soir, après tout, et on avait sorti le Qat. Chavez avisa un homme en train de mastiquer son herbe, assis à l’ombre de son camion à cent mètres de là. « Pourraient pas la fumer, ces bougres de fils de pute ? grommela, exaspéré, l’officier de renseignements, dans l’air brûlant de l’habitacle. — Mauvais pour les bronches, Ding. Je vais pas te l’apprendre. » Leur rendez-vous de ce soir gagnait d’ailleurs grassement sa vie en important par avion la marchandise. En fait, près de quarante pour cent du produit intérieur brut du pays provenait de ce négoce et finançait une petite flotte aérienne qui faisait la navette avec la Somalie. Cela choquait Clark comme Chavez, mais leur mission était indépendante de leurs sentiments personnels. Elle était destinée à régler une vieille dette. Le général Mohammed Abdul Corp — un grade en grande partie dû aux journalistes qui ne savaient pas trop comment l’appeler — avait été responsable de la mort de vingt soldats américains. Cela remontait à deux ans, pour être précis, bien au-delà de l’horizon événementiel des médias, parce que après avoir tué des soldats américains, il avait repris son activité habituelle, à savoir tuer ses propres compatriotes. C’était pour cette dernière raison que Clark et Chavez étaient officiellement sur le terrain, mais la justice avait de multiples facettes, et ça ne déplaisait pas à Clark de mener deux affaires de front. Que Corp soit en outre trafiquant de drogue lui semblait un cadeau venu d’un ciel particulièrement bien disposé. « On se débarbouille avant qu’il se pointe ? » demanda Ding, un peu plus crispé maintenant, et le laissant légèrement paraitre. Assis près de leur camion, les quatre hommes les fixaient en mastiquant leur Qat, le fusil posé en travers des jambes. Ils avaient déjà oublié la lourde mitrailleuse installée à l’arrière. À eux quatre, ils constituaient en fait la sécurité avancée de leur général. Clark secoua la tête. « Ce serait du temps perdu. — Merde, ça fait six semaines qu’on est ici. » Tout ça rien que pour un rendez-vous. Enfin, on n’avait pas le choix, hein ? « J’avais trois kilos à perdre, répondit Clark, sourire crispé. Même plus, sans doute. Ça prend du temps, si on veut bien faire les choses. — Je me demande comment ça marche à la fac, pour Patsy », murmura Ding, alors qu’une nouvelle série de panaches de poussière approchait. Clark ne répondit pas. Il devait bien admettre qu’il y avait quelque chose d’incongru à ce que sa fille trouve son collègue exotique, intéressant et... séduisant. Même si Ding était un peu plus petit qu’elle — Patsy tenait de sa mère sa taille élancée — et même s’il avait une hérédité pour le moins bigarrée, John devait toutefois reconnaitre qu’il avait fait tout ce qui était humainement possible pour acquérir ce que le destin avait pris un malin plaisir à lui refuser. Le garçon allait sur ses trente et un ans. Le garçon ? Il en avait quand même dix de plus que sa petite Patricia Doris. Clark aurait pu soulever l’objection de leur vie passablement sordide sur le terrain, mais Ding aurait rétorqué que la décision ne lui appartenait pas, et c’était vrai. Sandy, sa femme, n’y avait rien trouvé à redire, elle non plus. Ce que Clark avait du mal à avaler, c’était l’idée que Patricia, son bébé, puisse avoir une activité sexuelle avec... Ding ? Son côté paternel trouvait la notion déroutante, mais pour le reste, il devait bien admettre qu’il avait été jeune, lui aussi. Les filles, se dit-il, étaient la vengeance dont Dieu vous faisait payer votre virilité : vous viviez dans la crainte mortelle qu’elles puissent accidentellement rencontrer quelqu’un comme... vous au même âge. Dans le cas de Patsy, la similitude en question était par trop frappante pour être acceptée de gaieté de coeur. « On se concentre sur la mission, Ding. — Compris, monsieur C. » Clark n’eut pas besoin de tourner la tête. Il devinait le sourire se dessiner sur le visage de son partenaire. Et il put presque le sentir se dissiper quand d’autres panaches de poussière apparurent dans l’air miroitant. « On va t’avoir, fils de pute », souffla Ding, se concentrant de nouveau sur sa mission. Il ne s’agissait pas uniquement de la mort de soldats américains. Les gens comme Corp détruisaient tout ce qu’ils touchaient, et cette partie du monde méritait d’avoir un avenir, elle aussi. Une chance qui aurait pu survenir deux ans plus tôt, si le Président avait écouté ses agents de renseignements plutôt que l’ONU. Enfin, il semblait avoir compris la leçon, ce qui n’était déjà pas si mal pour un président. Le soleil était bas, au ras de l’horizon, et la température descendait. Encore des camions. Pas trop quand même, espéraient-ils tous les deux. Chavez quitta des yeux les quatre hommes postés à cent mètres de là. Grisés par le Qat, ils avaient une conversation animée. D’habitude, il aurait été dangereux de se trouver à proximité d’individus sous l’empire de la drogue et portant des armes de guerre, mais ce soir, le danger se retournait, comme il arrive parfois. Le deuxième camion était parfaitement visible à présent, et il approchait encore. Les deux agents de la CIA descendirent de leur 4 x 4 pour s’étirer, avant d’accueillir les nouveaux venus, avec prudence, bien sûr. La garde personnelle de « policiers » d’élite du général ne valait guère mieux que les éléments arrivés précédemment, bien que certains fussent vêtus quand même d’une chemise, déboutonnée. Les premiers arrivés empestaient le whisky, « prélevé » sans doute sur la réserve personnelle du général. C’était un affront à sa foi islamique, mais après tout, le trafic de drogue aussi. L’un des traits que Clark appréciait le plus chez les Saoudiens, c’était leur méthode expéditive pour se débarrasser de cette catégorie de criminels. « Salut. » Clark sourit. « Je m’appelle John Clark. Voici M. Chavez. Nous attendons votre général, selon vos instructions. — Que transportez-vous ? » demanda le « policier », surprenant Clark par sa connaissance de l’anglais. John brandit son sac d’échantillons, tandis que Ding montrait deux appareils électroniques. Ils effectuèrent une rapide inspection du véhicule ; on leur épargna même une fouille au corps — agréable surprise. Corp arriva ensuite, accompagné des hommes de sa sécurité rapprochée, si on pouvait employer ce terme. Ils étaient à bord d’une jeep russe ZIL. Le « général » roulait quant à lui dans une Mercedes qui avait jadis appartenu à un bureaucrate officiel, avant la désintégration du gouvernement de son pays. Elle avait connu des jours meilleurs, mais c’était encore sans doute la plus belle voiture du pays. Corp s’était mis sur son trente-et-un, chemise kaki, treillis avec un vague insigne de grade sur les épaulettes, et des bottes qu’on avait dû cirer à un moment ou un autre la semaine précédente. Le soleil venait de passer sous l’horizon. La nuit allait tomber vite, et l’atmosphère raréfiée du désert laissait déjà voir plein d’étoiles. Le général était un homme affable — à son aune personnelle, du moins. Il avança d’un pas vif, la main tendue. Tout en la serrant, Clark s’interrogea sur le sort du propriétaire de la Mercedes. Fort probablement assassiné en même temps que les autres membres du gouvernement. Leur mort était due en partie à leur incompétence, mais surtout à la barbarie de cet homme à la poignée de main amicale et ferme. « Avez-vous terminé votre arpentage ? demanda Corp, surprenant à nouveau Clark par son élocution. — Tout à fait, monsieur. Puis-je vous montrer ? — Certainement. » Corp le suivit à l’arrière du Range Rover. Chavez sortit une carte géologique et plusieurs photos satellite obtenues de sources commerciales. « Ce pourrait bien être le plus gros gisement depuis la découverte de celui du Colorado, et le minerai est d’une pureté étonnante. Pile, là. » À l’aide d’un stylet métallique, Clark tapota l’endroit sur la carte. « À trente kilomètres d’ici... » Clark sourit. « Vous savez, j’ai beau être dans la partie depuis un bail, ça me surprend toujours. Il y a deux milliards d’années, une grosse bulle de ce matériau est simplement montée du centre de la Terre. » Son ton était lyrique. Il avait reçu une instruction poussée et, avantage supplémentaire, il se distrayait en lisant des ouvrages de géologie — auxquels il avait emprunté les meilleures phrases pour son laïus. « Quoi qu’il en soit, intervint Ding, prenant le relais quelques minutes plus tard, la surcharge n’est pas un problème, et nous avons parfaitement localisé le gisement. — Comment faites-vous ça ? » demanda Corp. Les cartes de son pays étaient le produit d’un autre âge, bien moins précis. « Avec ceci, monsieur. » Ding lui tendit l’appareil. « Qu’est-ce que c’est ? demanda le général. — Une balise GPS, expliqua Chavez. C’est grâce à ça qu’on se situe, monsieur. Il vous suffit de presser cette touche, là, le bouton caoutchouté. Corp obéit et éleva le mince boîtier de plastique vert du récepteur pour déchiffrer l’écran à cristaux liquides. Celui-ci lui donna d’abord l’heure exacte, puis se mit à faire le point, indiquant qu’il s’était calé sur un, puis trois et enfin quatre satellites en orbite du Global Positioning Satellite System, le Système planétaire de localisation par satellite. « Quel appareil incroyable », dit-il, même s’il était loin de connaître le fin mot de l’histoire. En pressant le bouton, il avait en même temps émis un signal radio. Il était si facile d’oublier qu’ils n’étaient qu’à cent soixante kilomètres à peine de l’océan Indien, et qu’au-delà de l’horizon pouvait se trouver un navire équipé d’une plate-forme d’appontage. Une large plateforme vide pour l’instant, car les hélicoptères qu’elle accueillait en temps normal avaient décollé une heure plus tôt, et attendaient, prêts à intervenir, soixante kilomètres plus au sud. Corp jeta un dernier coup d’oeil à la balise GPS avant de la restituer. « C’est quoi, ce cliquetis ? demanda-t-il à Ding lorsque celui-ci la reprit. — C’est la pile qui se balade, monsieur », expliqua Chavez avec un sourire. En fait, c’était leur seule arme de poing, et pas bien grosse, en plus. Le général ignora le détail incongru pour se retourner vers Clark. « Combien ? demanda-t-il simplement. — Eh bien, déterminer précisément la taille du gisement requerra... — Je parle d’argent, monsieur Clark. — L’Anaconda est prête à vous offrir cinquante millions de dollars, monsieur. Payables en quatre règlements échelonnés de douze millions et demi, plus dix pour cent du bénéfice brut des opérations minières. L’avance et les redevances ultérieures seront payées en dollars américains. — Pas assez. Je sais ce que vaut le molybdène. » En cours de route, il avait consulté un exemplaire du Financial Times. « Mais il va falloir deux ans, et plus probablement trois, pour commencer l’extraction. Ensuite, il faudra envisager le meilleur moyen de transporter le minerai jusqu’à la côte. Sans doute par camions, éventuellement par voie ferrée si le gisement a l’importance que j’imagine. Nos frais d’investissement initiaux vont tourner autour des trois cents millions. » Même au prix de la main-d’oeuvre locale, évita-t-il d’ajouter. « J’ai besoin de plus d’argent pour assurer le bonheur de mon peuple. Vous devez bien le comprendre », déclara Corp sur un ton raisonnable. S’il avait été un homme d’honneur, estima Clark, la négociation eût sans doute été intéressante. Corp voulait récupérer le montant de l’avance pour s’acheter des armes afin de reconquérir le pays qui naguère lui avait presque appartenu. Les Nations unies l’avaient exilé, mais pas encore assez loin. Relégué dans la dangereuse obscurité de la brousse, il avait survécu à l’année passée en écoulant du Qat dans les villes, ou ce qui en tenait lieu, trafic qui lui avait rapporté suffisamment pour qu’il constitue de nouveau une menace contre la sûreté de l’État, ou ce qui en tenait lieu. Évidemment, une fois équipé d’armes neuves et assuré d’avoir repris en main le pays, il pourrait renégocier le pourcentage des redevances d’extraction du molybdène. La ruse était habile, jugea Clark, mais évidente, vu qu’il l’avait lui-même concoctée pour débusquer le salopard. « Eh bien oui, nous sommes préoccupés par la stabilité politique de la région », avoua John, avec un sourire entendu pour signifier qu’il n’était pas dupe. Les Américains avaient la réputation de commercer dans le monde entier, après tout ; du moins, c’est ce que croyaient Corp et ses semblables. Chavez tripotait le récepteur GPS, tout en surveillant l’écran à cristaux liquides. Dans l’angle supérieur droit, un pavé passa brusquement au noir. Ding toussa — satanée poussière —, puis il se gratta le nez. « D’accord, dit Clark. Vous êtes un homme sérieux, nous en sommes convaincus. Les cinquante millions pourront être réglés d’avance. Sur un compte en Suisse ? — Voilà qui est déjà mieux », admit Corp, en prenant son temps. Il contourna le Range par l’arrière, montra du doigt la soute ouverte. « Ce sont vos échantillons de roche ? — Oui, monsieur », acquiesça Clark. Il lui tendit un fragment d’un kilo et demi à fort pourcentage de minerai, même s’il venait du Colorado et pas d’Afrique. « Vous voulez le montrer à vos spécialistes ? » Mais Corp montrait deux autres objets dans le Range. « Qu’est-ce que c’est ? — Nos lampes, monsieur. » Clark sourit en en prenant une. Ding l’imita. « Je vois une arme, là », nota Corp, amusé, en indiquant un fusil à culasse mobile. Deux de ses gardes du corps s’avancèrent aussitôt. « Mine de rien, nous sommes en Afrique, monsieur. J’avais peur des... — Des lions ? » Corp la trouva bien bonne. Il se retourna pour parler à ses « policiers », qui se mirent à rire de bon coeur de la stupidité des Américains. « Les lions, nous les tuons, leur expliqua Corp quand les rires retombèrent. Rien ne vit dans le coin. » Clark accusa le coup sans broncher, en homme, se dit le général. Il tenait toujours sa torche. Elle avait l’air bien grosse. « C’est pour quoi faire ? fit-il. — Eh bien, j’aime pas trop l’obscurité et puis, quand on campe dans la brousse, j’aime bien faire des photos de nuit. — Ouais, confirma Ding. Ces trucs sont vraiment super. » Il se retourna et parcourut du regard les positions du détachement de sécurité du général. Un groupe de quatre hommes, un autre de six, plus deux gardes à proximité et Corp lui-même. « Vous voulez que je vous prenne en photo avec vos hommes ? » demanda Clark sans faire mine de prendre son appareil. C’était le signal : Chavez alluma sa torche et la braqua sur le plus important des deux groupes les plus éloignés. Clark se chargea des trois hommes proches du Range. Les « lampes » fonctionnèrent à la perfection. Au bout de trois secondes à peine, les deux agents de la CIA pouvaient les éteindre et s’occuper de ligoter les hommes. « Tu croyais qu’on avait oublié ? » demanda Clark au général alors que le grondement de pales d’hélicoptères devenait audible, un quart d’heure plus tard. Entre-temps, les douze gardes du corps s’étaient retrouvés le nez dans le sable, les mains ligotées dans le dos à l’aide des serre-câbles en plastique qu’utilisent les policiers quand ils sont à court de menottes. Tout ce que le général pouvait faire, c’était gémir et se tordre de douleur sur le sol. Ding alluma une poignée de blocs chimio luminescents qu’il répartit en cercle sous le vent du Range Rover. Le premier UH-60 Blackhawk vint les survoler prudemment, illuminant le terrain de ses feux d’atterrissage. « CHIEN D’ARRÊT UN POUR RAMASSAGE. — Bonsoir, RAMASSAGE, CHIEN D’ARRÊT UN a la situation en main. Descendez, vite ! » cracha Clark dans son micro. Le premier hélico à descendre était bien au-delà de la zone illuminée. Les Rangers sortirent de l’ombre comme des spectres, espacés de cinq mètres, l’arme basse, prêts à tirer. « Clark ? » Une voix sonore, très tendue. « Ouais ! répondit Clark avec un signe de main. On l’a ! » Un capitaine de Rangers se présenta. Visage juvénile de Latino, tartiné de peinture camouflage, il était en tenue de désert. Encore lieutenant la dernière fois qu’il avait débarqué sur le continent africain, il se souvenait du service funèbre à la mémoire des victimes de sa section. Faire revenir les paras était une idée de Clark qu’il avait été facile de mettre en pratique. Quatre autres hommes arrivèrent derrière le capitaine Diego Checa. Le reste de l’escouade se dispersa pour fouiller les « policiers ». « Et ces deux-là ? demanda l’un des hommes en désignant l’un des gorilles de Corp. — On les laisse, répliqua Ding. — Pigé, monsieur », répondit un sous-off avant de sortir des menottes qu’il passa aux poignets des deux prisonniers en complément des serre-câbles en plastique. Le capitaine Checa se chargea lui-même de menotter Corp. Aidé du sergent, il souleva l’homme, tandis que Clark et Chavez sortaient du Range leurs affaires personnelles et suivaient les soldats jusqu’à l’hélico. L’un des Rangers tendit une gourde à Chavez. « Vous avez le bonjour d’Oso », dit le sergent. Ding tourna la tête. « Qu’est-ce qu’il fait, maintenant ? — L’école des sous-offs. Il est en rogne d’avoir raté ce coup-ci. Je suis Gomez, Foxtrot, 2e bataillon du 175e. J’étais ici, dans le temps, moi aussi. — À vous entendre, ça paraît bête comme chou, observa Checa, s’adressant à Clark, quelques mètres devant lui. — Six semaines », répondit l’agent sur le terrain en affectant un ton dégagé. Les règles exigeaient une telle attitude. « Quatre semaines à zoner dans la brousse, deux pour organiser la rencontre, six heures à attendre qu’elle se produise, et environ dix secondes pour l’épingler. — Bref, une opération dans les règles », fit Checa. Il tendit une gourde pleine de Gatorade. Les yeux du capitaine étaient rivés sur son aîné. Sa première idée était que, qui que soit le bonhomme, il avait passé l’âge de faire joujou dans la brousse, à chasser le barbouze. Puis il scruta Clark plus attentivement. « Merde, comment vous avez fait un truc pareil ? » questionna Gomez, arrivé avec Chavez au pied de l’hélico. Les autres Rangers tendirent l’oreille pour saisir sa réponse. Gomez était embêté qu’on n’ait pas répondu à sa question. « Alors, on les laisse là, tous ces types ? — Ouais, c’est rien que des barbouzes. » Chavez se retourna pour jeter un dernier coup d’oeil. Tôt ou tard, l’un d’eux, c’était probable, parviendrait à dégager ses mains, récupérer un couteau et libérer ses collègues « policiers » ; ensuite, il serait temps de se préoccuper de leurs deux copains menottés. « C’est leur chef qui nous intéressait. » Gomez scruta l’horizon. « Des lions ou des hyènes, dans le secteur ? » Ding fit non de la tête. Dommage, songea le sergent. Les paras hochaient la tête en se harnachant sur leurs sièges dans l’hélico. Sitôt qu’ils eurent décollé, Clark coiffa un casque et attendit que le pilote ait établi la liaison radio. « PIERRE DE FAÎTE pour CHIEN D’ARRÊT », commença-t-il. Avec les huit heures de décalage horaire, c’était le début de l’après-midi à Washington. Le message UHF de l’hélico parvint à FUSS Tripoli d’où il monta sur satellite. Le service des transmissions bascula la communication directement sur le poste téléphonique de Ryan à son bureau. « Oui, CHIEN D’ARRÊT, ici PIERRE DE FAÎTE. » Ryan avait du mal à reconnaître la voix de Clark, mais le message était compréhensible malgré les parasites : « Dans le sac, pas de bobo chez nous. Je répète, le canard est dans le sac et zéro perte de notre côté. — Bien compris, CHIEN D’ARRÊT. Procédez à la livraison comme prévu. » Un scandale, vraiment, se dit Jack en raccrochant. Certes, mieux valait déléguer la responsabilité de ce genre d’opération aux instances locales, mais c’était le Président qui avait insisté cette fois-ci. Il se leva pour gagner le Bureau Ovale. « Vous les avez eus ? s’enquit D’Agustino au moment où Jack filait dans le couloir. — Vous n’étiez pas censée être au courant. — Le patron s’inquiétait, expliqua Helen, sans broncher. — Eh bien, il a plus besoin. — C’était un compte qu’il fallait régler. Bienvenue à la maison, Dr Ryan. » Le passé allait hanter un autre homme, ce même jour. « Poursuivez, dit la psychologue. — C’était affreux, dit la femme, les yeux baissés. C’est la seule fois de ma vie qu’il m’arrive une chose pareille et... » Même si la voix demeurait monocorde et dénuée d’émotion, c’était l’aspect de la jeune femme qui déroutait le plus la psychologue. Sa patiente avait trente-cinq ans ; elle aurait dû être mince, menue et blonde alors que son visage présentait au contraire la bouffissure de la boulimie et de l’alcoolisme, et que ses cheveux étaient à peine coiffés. Au lieu d’un teint clair, elle avait une peau décolorée, crayeuse, avec une texture granuleuse bien mal dissimulée par le maquillage. Seule son élocution trahissait ce qu’elle avait été, et cette voix retraçait les événements remontant à trois ans comme si son esprit fonctionnait sur deux niveaux, celui de la victime et celui d’un observateur, s’interrogeant avec une distance tout intellectuelle sur sa participation aux actes. « Je veux dire, il est comme il est, j’ai travaillé pour lui, et je l’aimais bien, malgré tout... » La voix se brisa de nouveau. « Enfin, j’ai vraiment de l’admiration pour lui, pour tout ce qu’il fait, tout ce qu’il représente. » Elle leva les yeux, et cela semblait si bizarre qu’ils soient secs comme de la cellophane, réfléchissant la lumière sur leur iris sans larmes. « Il est si charmeur, si attentionné, et... — C’est bien, Barbara. » Comme bien souvent, la psychologue luttait contre l’envie d’étendre le bras vers sa patiente, mais elle savait qu’elle devait rester neutre, masquer sa rage devant ce qui était arrivé à cette femme brillante et douée. Et par la faute d’un homme qui tirait profit de son pouvoir et de son statut pour attirer les femmes comme une lampe attire par son éclat les papillons qui tournent autour et finissent par s’y brûler. Tout cela reflétait tellement l’existence dans cette ville. Depuis ces événements, Barbara avait rompu avec deux hommes qui auraient pu l’un et l’autre être des partenaires convenables pour refaire sa vie. C’était une femme intelligente, diplômée de l’université de Pennsylvanie, titulaire d’une maîtrise de sciences politiques et d’un doctorat de droit administratif. Ce n’était ni une secrétaire aux grands yeux écarquillés, ni une intérimaire « estivale », et elle n’en avait peut-être été que plus vulnérable à cause de cela, de sa facilité à s’intégrer à l’équipe politique, de la conscience de ses capacités. Si seulement elle avait pu se résoudre à prendre sur elle ou à sauter le pas — selon l’euphémisme actuellement en cours sur la Colline. Le problème était que ce pas était à sens unique, et qu’il n’était pas facile de savoir ce qui vous attendait tant que vous ne l’aviez pas franchi. « Vous savez, je l’aurais fait de toute manière, avoua Barbara dans un brusque éclair de franchise. Il n’avait pas besoin de... — Cela vous culpabilise ? » demanda le Dr Clarice Golden. Barbara Linders acquiesça. Golden retint un soupir et reprit doucement. « Et vous pensez que vous l’auriez... — Allumé. » Elle hocha la tête. C’était son terme à lui « Vous m’avez allumé. » Peut-être qu’il avait raison. « Non, Barbara. Il faut que vous poursuiviez, maintenant. — Je n’avais pas la tête à ça, c’est tout. Ce n’est pas que je ne l’aurais pas fait, à un autre moment, un autre jour, qui sait, mais là, je ne me sentais pas bien. J’étais en forme en arrivant au bureau, mais je devais couver la grippe ou je ne sais quoi, et après déjeuner j’étais patraque, je pensais même rentrer plus tôt, mais c’était le jour où l’on examinait les amendements à la loi sur les droits civils qu’il soutenait, alors j’ai pris deux Tylenol pour faire tomber la fièvre, et à neuf heures du soir, il n’y avait plus que nous au bureau. « Les droits civils sont ma spécialité », expliqua Linders. J’étais assise sur le canapé de son bureau, et lui faisait les cent pas, comme toujours quand il met ses idées au clair, et il se trouvait derrière moi. Je me souviens que sa voix s’est faite douce et plutôt amicale et il m’a dit : « Vous avez des cheveux superbes, Barbara », comme ça, à brûle-pourpoint, et moi, j’ai répondu « Merci ». Il m’a demandé comment je me sentais, et je lui ai dit, je m’en souviens très bien, que je couvais quelque chose, c’est là qu’il m’a dit qu’il allait me donner un truc qu’il utilisait dans ce cas-là — du cognac. » Son débit s’était précipité, sans doute espérait-elle se débarrasser de ce passage au plus vite, comme lorsqu’on passe une cassette en accéléré pour sauter les spots publicitaires. « Je ne l’ai rien vu mettre dans le verre. Il avait toujours une bouteille de Rémy Martin dans le buffet derrière son bureau ; il a dû y ajouter quelque chose, je suppose. J’ai bu cul sec. « Il est resté là, à m’observer, sans dire un mot, il me regardait, c’est tout, comme s’il savait que ça serait rapide. C’était comme... je ne sais pas. Je me suis rendu compte qu’un truc clochait, une sensation d’ivresse soudaine, d’incapacité à me maîtriser. » Puis elle se tut durant une quinzaine de secondes et le Dr Golden la regarda — comme l’autre avait dû la regarder, songea-t-elle. L’ironie de la chose lui fit honte, mais c’était le métier ; c’était un regard clinique, censé aider, pas blesser. La patiente était en train de revoir la scène, désormais. Ça se lisait dans ses yeux, c’était manifeste. Comme si son esprit était un véritable magnétoscope, elle se déroulait à nouveau devant elle, et Barbara Linders se contentait de commenter ce qu’elle voyait, sans vraiment s’impliquer dans la terrible épreuve qu’elle avait subie. Durant dix minutes, elle décrivit les faits, sans omettre un seul détail, en y mettant tout son professionnalisme. Ce n’est qu’à la fin que l’émotion reprit le dessus. « Il n’avait pas besoin de me violer. Il aurait pu... demander. J’aurais... je veux dire, un autre jour, le week-end... je savais qu’il était marié, mais il me plaisait, et puis... — Mais il vous a quand même violée, Barbara. Il vous a droguée et violée. » Cette fois, le Dr Golden se pencha pour lui saisir la main, car maintenant tout était dévoilé au grand jour. Barbara Linders avait narré la scène dans toute son horreur, sans doute pour la première fois depuis qu’elle s’était produite. Dans l’intervalle, elle l’avait revécue par bribes, surtout la partie la plus pénible, mais c’était la première fois qu’elle retraçait les événements dans l’ordre chronologique, du début jusqu’à la fin, et l’effet en était, comme de juste, fortement traumatisant et cathartique. « Il doit y en avoir eu d’autres, reprit Golden quand ses sanglots se furent apaisés. — Oui, confirma aussitôt Barbara, à peine surprise que la psychologue ait pu deviner. Au moins une autre collègue de bureau, Lisa Beringer. Elle... s’est suicidée l’année d’après, elle a jeté sa voiture contre une pile de pont, ça ressemblait à un accident, elle avait bu, mais elle avait laissé un message dans son bureau. Je l’ai découvert en vidant ses tiroirs. » Puis, à l’ébahissement du Dr Golden, Barbara Linders plongea la main dans son sac et le sortit. Le « message » était une enveloppe bleue, contenant six pages de papier à lettres personnalisé recouvert de l’écriture serrée, appliquée, d’une femme qui avait pris la décision de mettre fin à ses jours, mais qui voulait que quelqu’un sache. Clarice Golden, docteur en médecine, avait déjà lu beaucoup de lettres de ce genre, et c’était toujours pour elle une source d’étonnement mélancolique que des gens puissent commettre un tel acte. Elles parlaient toujours d’une douleur trop lourde à supporter, mais, constat déprimant, elles révélaient aussi le désespoir d’un être qui aurait pu être sauvé, soigné et rendu à une vie normale si seulement il avait eu l’idée de passer un simple coup de fil ou de se confier à un ami proche. Il ne fallut que deux paragraphes à Golden pour comprendre que Lisa Beringer n’avait été qu’une autre de ces victimes inutiles, une femme qui se sentait seule, si fatalement seule, alors qu’elle était entourée de collègues qui seraient accourus pour lui venir en aide. Les professionnels de la santé mentale sont habiles à masquer leurs émotions, un talent indispensable dans leur métier. Clarice Golden faisait ce boulot depuis presque trente ans, et à ses talents innés s’ajoutait une vie entière d’expérience professionnelle. Particulièrement douée pour aider les victimes de sévices sexuels, elle savait manifester compassion, compréhension et soutien, mais ces témoignages, bien que sincères, ne servaient qu’à masquer ses sentiments réels. Elle haïssait les violeurs autant et même plus que ne les haïssait la police. Un flic voyait le corps de la victime, il voyait ses ecchymoses et ses larmes, il entendait ses pleurs. Le psychologue était là plus longtemps, sondant l’esprit pour y traquer les souvenirs mortifères, et trouver le moyen de les extraire. Le viol était un crime contre l’esprit, pas contre le corps, et si horribles que soient les blessures constatées par le policier, bien pires encore étaient celles, sournoises, que Clarice Golden avait consacré sa vie à soigner. Douce et attentionnée de nature, elle n’aurait jamais pu venger physiquement de tels crimes, et pourtant elle n’en détestait pas moins leurs auteurs. Cependant, ce problème-ci était particulier. Elle entretenait une relation de travail régulière avec les unités chargées des crimes sexuels de tous les commissariats dans un rayon de huit kilomètres, mais ce crime s’était produit dans un bâtiment fédéral, et elle allait devoir vérifier de quelle juridiction il relevait. Pour ça, elle n’avait qu’à s’en ouvrir à son voisin, Dan Murray du FBI. Et il y avait encore une autre complication. Le criminel en question avait été sénateur des États-Unis, et d’ailleurs il avait toujours un bureau au Capitole. Mais il avait changé de poste entre-temps. Ancien sénateur de Nouvelle-Angleterre, il était désormais vice-président des États-Unis. Le ComSubPac était naguère encore une sorte de bâton de maréchal, mais aujourd’hui c’était de l’histoire ancienne. Le premier grand commandant à ce poste avait été le vice-amiral Charles Hockwood, et parmi tous les hommes qui avaient vaincu le Japon, seuls Chester Nimitz ou peut-être Charles Layton avaient été des personnages plus importants. C’était Lockwood, depuis ce même bureau sur les hauteurs dominant Pearl Harbor, qui avait envoyé Mush Morton, Dick O’Kane, Gêne Fluckey et autres figures légendaires se battre avec les navires de leur flotte. Même bureau, même porte — jusqu’à la plaque sur celle-ci qui était identique : Commandant en chef de la force sous-marine. Flotte américaine du Pacifique — mais le grade requis pour le poste était moins élevé désormais. Le contre-amiral Bart Mancuso, USN, s’estimait heureux d’être arrivé jusqu’ici. C’était la bonne nouvelle. La mauvaise était qu’il avait hérité pour l’essentiel d’une affaire sur le déclin. Lockwood avait commandé une authentique flotte de sous-marins et de navires ravitailleurs. Plus récemment, Austin Smith avait expédié sa quarantaine de bâtiments croiser sur tous les océans de la planète, mais Mancuso en était réduit à dix-neuf sous-marins d’attaque et six sous-marins stratégiques — et ces derniers étaient tous à quai, désarmés, attendant leur démantèlement à Bremerton. On n’en conserverait pas un seul, même pour un quelconque musée, ce qui ne troublait pas Mancuso autant qu’il aurait pu l’être. Il n’avait jamais aimé les sous-marins lanceurs d’engin, jamais aimé leur mission répugnante, jamais aimé leurs schémas de patrouille sans imagination, jamais aimé la tournure d’esprit de leurs commandants. Formé à l’école de l’attaque éclair, Mancuso avait toujours préféré se trouver au coeur de l’action — quand il y avait encore de l’action... C’était fini désormais. Ou presque. La mission des sous-marins nucléaires d’attaque avait changé depuis Lockwood. Jadis chasseurs de navires de surface, navires marchands ou bâtiments de guerre, ils s’étaient spécialisés dans l’élimination des submersibles ennemis, à l’instar des chasseurs aériens destinés à l’extermination de leurs homologues étrangers. Cette spécialisation avait réduit leur champ d’action, mais rendu leur équipement et leur formation plus pointus, jusqu’à ce qu’ils excellent dans leur domaine. Rien ne surpassait un SSN pour la traque d’un de ses semblables. Ce que personne n’avait pu prévoir, c’est que les SSN de l’autre camp disparaîtraient. Mancuso avait consacré sa vie professionnelle à s’entraîner pour une éventualité qu’il avait espéré ne jamais voir se produire : détecter, localiser, traquer et détruire les sous-marins soviétiques, qu’ils soient d’attaque ou lance-missiles. En fait, il avait réussi un exploit qu’aucun commandant de sous-marin n’aurait rêvé d’accomplir : il avait contribué à la capture d’un submersible russe, un fait d’armes demeuré l’une des prouesses les plus secrètes de son pays{4} — et capturer, c’était encore mieux que détruire, non ? Mais voilà, le monde avait changé. Il avait tenu son rôle, et il en était fier. L’Union soviétique n’existait plus. Hélas, maintenant qu’il y pensait, il en allait de même de la marine soviétique, et sans la menace de sous-marins ennemis, son pays, comme bien souvent par le passé, avait récompensé ses combattants en les oubliant. Ses bateaux n’avaient plus guère de missions à remplir. La formidable marine soviétique de jadis n’était quasiment plus qu’un souvenir. Pas plus tard que la semaine précédente, il avait vu des photos satellite des bases de Petropavlovsk et Vladivostok. Tous les bateaux que l’on savait avoir appartenu aux Soviétiques — pardon, aux Russes !-étaient ancrés, bord à bord, et sur certains clichés à la verticale, il avait pu déceler des traînées orange de rouille sur les coques, aux endroits où la peinture noire était partie. Les autres missions possibles ? Traquer la marine marchande était une vaste plaisanterie — pis encore, l’aéronavale avait une imposante collection de P-3C Orion, conçus à l’origine pour la lutte anti-sous-marine et qu’elle avait depuis longtemps modifiés pour emporter des missiles air-surface : ces appareils étaient dix fois plus rapides que n’importe quel sous-marin, et dans l’éventualité improbable où quelqu’un chercherait à couler un navire marchand, ils se chargeraient du boulot bien mieux et bien plus vite. C’était également vrai des bâtiments de surface — ou de ce qu’il en restait. La triste vérité, si l’on peut dire, était que la marine américaine, même réduite à sa plus simple expression, pouvait encore tenir la dragée haute à n’importe quelle autre force navale de la planète, en moins de temps qu’il n’en fallait à l’ennemi pour mobiliser et diffuser un communiqué de presse sur ses intentions criminelles. Et maintenant, quoi ? Même quand on gagnait la finale du championnat, il restait toujours des équipes à affronter la saison suivante. Même dans ce jeu d’une autre gravité, la victoire signifiait précisément cela. Il ne restait plus d’ennemis en mer, et bien peu sur terre, et au train où allait le monde, les sous-mariniers seraient les premiers des petits gars en uniforme à se retrouver au chômage. L’unique raison pour laquelle on maintenait un ComSubPac était l’inertie bureaucratique. Il y avait un ComPac pour tout le reste ; aussi, par souci d’égalité sociale et militaire, les sous-mariniers se devaient d’avoir leur officier général, à l’instar des autres services — aéronavale, unités de surface et logistique. Sur ses dix-neuf sous-marins d’attaque, sept seulement étaient actuellement en mer. Quatre étaient en radoub, et les chantiers navals faisaient traîner le boulot au maximum pour justifier le maintien de leurs infrastructures. Le reste de la flotte était soit bord à bord avec ses avitailleurs, soit ancrée à quai, pendant que les personnels d’entretien s’escrimaient à trouver des trucs nouveaux et intéressants à faire, pour préserver leur infrastructure et leur statut militaro-civil. Sur les sept unités en mer, l’une pistait un sous-marin nucléaire d’attaque chinois ; ces engins étaient si bruyants que Mancuso avait des craintes pour les tympans des opérateurs sonar. Les repérer était à peu près aussi difficile que de surveiller un aveugle sur un parking désert en plein jour. Deux autres faisaient de la recherche écologique, en fait ils recensaient les populations de baleines en haute mer — non pas pour les baleiniers, mais pour les groupes de défense de l’environnement. Ce faisant, ses bateaux avaient réellement réussi à décrocher le ticket auprès des Verts. Il y avait plus de baleines que prévu au milieu de l’océan. Leur extinction était loin d’être la menace que tout le monde redoutait naguère encore ; résultat, les divers mouvements écologistes se retrouvaient avec des problèmes de financement. Tout cela était bel et bon pour Mancuso. Il n’avait jamais voulu tuer de baleines. Les quatre autres subs étaient en manoeuvres ; en gros, ils s’entraînaient en se prenant mutuellement pour cible. Mais les écologistes avaient trouvé le moyen de se venger de la force sous-marine de la flotte américaine du Pacifique. Après avoir passé trente ans à protester contre la construction et la mise en service des sous-marins nucléaires, ils protestaient désormais contre leur démantèlement, et Mancuso consacrait plus de la moitié de ses heures de travail à remplir toutes sortes de rapports, à répondre aux questions et à justifier en détail ses réponses. « Bande d’ingrats », grommelait-il. Il leur filait un coup de main pour les baleines, non ? L’amiral bougonna, le nez dans sa tasse de café, puis ouvrit une nouvelle chemise. « Bonne nouvelle, amiral, lança une voix, sans prévenir. — Qui diable vous a laissé entrer ? — Je me suis arrangé avec votre supérieur, expliqua Ron Jones. Il dit que vous êtes noyé sous la paperasse. — Il devrait le savoir. » Mancuso se leva pour accueillir son hôte. Le Dr Jones avait lui aussi ses problèmes. La fin de la guerre froide avait également touché les fournisseurs de la Défense nationale, et Jones s’était spécialisé dans les systèmes de sonar utilisés par les sous-marins. La différence était que lui, il avait eu le temps de se ramasser d’abord un beau pécule. « Alors, c’est quoi cette bonne nouvelle ? — Notre nouveau logiciel de traitement a été optimisé pour écouter nos frères mammifères marins opprimés. Le Chicago vient d’appeler. Ils ont identifié vingt autres baleines à bosse dans le golfe d’Alaska. Je crois que je vais pouvoir décrocher le contrat de la NOAA. Je vais enfin pouvoir vous inviter à déjeuner », conclut Jones en se laissant choir dans un fauteuil en cuir. Il se plaisait à Hawaï et sa tenue en témoignait : chemisette ouverte, les pieds nus dans ses Reebok. « Toujours la nostalgie du bon vieux temps ? demanda Bart, sourire en coin. — Vous parlez de courir les océans, quatre cents pieds sous la surface, coincé deux mois d’affilée dans un tube d’acier qui pue comme l’intérieur d’un bidon d’huile avec une touche d’odeur de vestiaire pour l’ambiance, à bouffer les mêmes trucs toutes les semaines, à subir de vieux films et de vieilles séries sur un écran de télé grand comme un bloc-notes, à se taper des quarts de six heures de boulot, douze de repos, à se carrer peut-être cinq heures de sommeil correct par nuit, et à passer le reste du temps concentré comme un chirurgien du cerveau ? Ouais, Bart, c’était ça, le bon temps. » Jones marqua une brève pause pour réfléchir. « Non, je ne suis plus assez jeune pour penser que c’était le pied. Mais on était quand même des bons, mine de rien. Hein ? — Mieux que la moyenne, reconnut Mancuso. C’est quoi, cette histoire de baleines ? — Le nouveau logiciel qu’ont concocté mes gars est capable d’isoler leur respiration et leurs battements cardiaques. Il se trouve que leur spectre de fréquence est parfaitement net. Quand ces mastodontes nagent... eh bien, si vous leur colliez un stéthoscope sur la peau, vous auriez des chances d’avoir les tympans qui se croisent au milieu du crâne. — À quoi servait ce logiciel, à l’origine ? — À repérer les subs de classe Kilo, évidemment. » Jones sourit en contemplant par la fenêtre les vastes installations désertes de la base navale. « Mais ce n’est plus vrai. On a changé quelques centaines de lignes de code, concocté un nouvel habillage pour le produit et mis au courant de son existence les océanographes de la NOAA. » Mancuso aurait eu son mot à dire sur l’application de ce logiciel dans le golfe Persique pour traquer les sous-marins de classe Kilo que possédaient les Iraniens, mais les rapports du Renseignement indiquaient qu’il en manquait un. Le bâtiment avait sans doute croisé la route d’un supertanker et s’était fait écrabouiller, aplatir contre les hauts-fonds par un pétrolier dont l’équipage n’avait même pas dû noter le crissement de la tôle. Toujours est-il que les autres Kilo étaient en sûreté, à quai. À moins que les Iraniens n’aient fini par apprendre le surnom que leur donnaient les vieux loups de mer et décidé de ne plus jamais toucher à leurs nouvelles acquisitions — après tout, on les appelait bien dans le temps des « cochons de mer ». « Sûr que tout ça parait bien vide », nota Jones en indiquant ce qui avait été jadis la plus grande base navale de l’histoire. Pas un seul porte-avions en vue, juste deux croiseurs, une demi-escadre de destroyers, à peu près autant de frégates, et cinq bâtiments de soutien logistique. « Qui commande la flotte du Pacifique, aujourd’hui, une huile ? — Seigneur, Ron, n’allez pas donner des idées à quelqu’un, d’accord ? » 2 Fraternité — VOUS l’avez eu ? s’enquit le Président Durling. — Il y a moins d’une demi-heure, confirme Ryan en prenant un siège. — Pas de blessé ? » C’était important pour le Président. Pour Ryan aussi, mais de façon moins morbide. « Clark n’indique aucun blessé chez nous. — Et dans l’autre camp ? » La question venait de Brett Hanson, l’actuel secrétaire d’État. Et avant les Affaires étrangères, Choate School et Yale. Le gouvernement faisait la razzia sur les anciens de Yale, se dit Ryan, mais Hanson était loin d’égaler l’ancien « Eli »{5} avec lequel il avait collaboré. Petit, mince, nerveux, Hanson était un touche-à-tout dont la carrière avait oscillé entre le service public, le conseil dans le privé, une activité secondaire de consultant sur PBS — là où l’on pouvait réellement exercer une influence — et une activité lucrative au sein d’un des cabinets les plus, côtés de la capitale. C’était un spécialiste du droit commercial et du droit international — domaine de compétences qu’il avait mis à profit pour négocier moult contrats avec l’étranger. Avec succès, Jack le savait. Hélas, il était entré au cabinet en croyant que les mêmes méthodes devaient s’appliquer — pis, s’appliquaient réellement — aux relations entre États. Ryan prit une seconde ou deux avant de répondre. « Je n’ai pas demandé. — Pourquoi ? » Jack avait le choix entre plusieurs réponses, mais il décida qu’il était temps pour lui d’arrêter sa position. D’où cette pique « Parce que c’était sans importance. L’objectif, monsieur le ministre, était d’appréhender Corp. C’est ce qui a été fait. D’ici une demi-heure, il sera remis aux autorités légales de son pays — ou ce qui en tient lieu —, pour être traduit en justice et jugé par ses pairs, ou selon la procédure en vigueur là-bas. » Ryan n’avait pas pris la peine de vérifier. « C’est l’équivalent d’un meurtre. — Ce n’est pas de ma faute s’il n’est pas aimé de ses compatriotes, monsieur le ministre. Il est également responsable de la mort de soldats américains. Même si nous avions décidé de l’éliminer nous-mêmes, ça n’aurait pas été un meurtre, mais une mesure de sécurité nationale. Enfin, en un autre temps, c’eût été le cas », concéda Ryan. Les temps avaient changé, et lui aussi devait se réadapter à une réalité nouvelle. Au lieu de cela, nous nous comportons en citoyens responsables : nous appréhendons un dangereux criminel international pour le remettre aux autorités de son pays qui le jugeront pour trafic de drogue, ce qui est un crime auprès de toutes les juridictions. Ce qui se produira ensuite est du ressort de la justice de son pays. Un pays avec lequel nous avons des relations diplomatiques ainsi que divers accords d’assistance et dont nous devons par conséquent respecter les lois. » Ce n’était pas du goût de Hanson. C’était visible à sa façon de se caler contre le dossier de son siège. Mais il soutiendrait publiquement cette position parce qu’il n’avait pas le choix. Les Affaires étrangères avaient réitéré le soutien officiel des États-Unis à ce gouvernement une bonne demi-douzaine de fois au cours de l’année écoulée. Le pire, toutefois, pour Hanson était de se voir doubler sous son nez par ce jeune arriviste. « Il se pourrait même qu’ils aient une chance de réussir, maintenant, Brett », observa doucement Durling, donnant par là son sceau à l’opération BALADEUR. « Et d’abord, rien ne s’est produit. — Oui, monsieur le président. — Jack, vous aviez manifestement raison en ce qui concerne ce Clark. Que fait-on de lui ? — Je laisse ça à la Direction centrale du Renseignement, monsieur. Peut-être lui décerner une étoile supplémentaire ? » suggéra Ryan, espérant que Durling transmettrait l’idée à Langley{6}. Sinon, il passerait peut-être un discret coup de fil à Mary Pat. L’heure était venue de ménager ses intérêts ; de l’inédit pour Ryan. « Monsieur le ministre, au cas où vous l’ignoreriez, nos agents avaient ordre de ne pas recourir à des armes mortelles, dans la mesure du possible. En dehors de cela, mon seul souci est la vie de nos hommes. — J’eusse aimé que vous l’ayez expliqué d’abord à mes services », grommela Hanson. On respire un grand coup, on se calme, s’ordonna Ryan à lui-même. En vérité, la pagaille était du fait des Affaires étrangères, ainsi que de son prédécesseur à la tête du Conseil national de sécurité. Après être entrées dans le pays pour restaurer un ordre mis à mal par les « seigneurs de la guerre » locaux — encore un terme utilisé par les médias pour étiqueter de vulgaires bandits —, les autorités constituées avaient ensuite décidé, constatant l’échec complet de la mission, qu’il convenait d’associer les « seigneurs de la guerre » en question à la « solution politique » du problème. On s’empressa d’oublier que ledit problème venait à l’origine justement de ces fameux « seigneurs de la guerre ». C’était l’aspect circulaire du raisonnement qui irritait le plus Ryan, au point qu’il se demandait s’il y avait un cours de logique à Yale. En option, sans doute. À l’université de Boston, c’était une matière obligatoire. « C’est fait, Brett, dit tranquillement Durling, et personne ne regrettera la disparition de M. Corp. Quoi d’autre ? » Il se tourna vers Ryan. « Les Indiens deviennent un rien nerveux. Ils ont augmenté le rythme d’opérations de leur marine et ont entamé des manoeuvres non loin du Sri Lanka... — Ce n’est pas la première fois, intervint le ministre. — Mais pas avec cette ampleur, et je n’aime pas leur manie de poursuivre leurs discussions avec les « Tigres tamouls » — ou quel que soit le nom que se donnent à présent ces fous furieux. Mener des négociations poussées avec un groupe de guérilla qui opère sur le sol d’un État voisin n’a rien d’un acte amical. » C’était un nouveau souci pour le gouvernement américain. Les deux anciennes colonies britanniques avaient toujours vécu en bonne entente, mais depuis plusieurs années, les Tamouls résidant sur l’ile de Sri Lanka entretenaient une insurrection larvée. Les Sri Lankais, dont beaucoup avaient des parents sur le continent indien, avaient réclamé la présence de troupes étrangères pour assurer le maintien de la paix. L’Inde leur avait obligeamment rendu ce service, mais le climat était en train de changer. Le bruit courait que le gouvernement sri lankais n’allait pas tarder à demander aux soldats indiens de repartir. On évoquait également de prétendues « difficultés techniques » qui retarderaient ce retrait. Dans le même temps, on avait eu vent d’une conversation entre le ministre indien des Affaires étrangères et l’ambassadeur américain lors d’une réception à Delhi. « Vous savez », avait dit le ministre après quelques verres de trop, mais sans doute était-ce voulu, « que l’étendue d’eau au sud de notre pays s’appelle l’océan Indien et que nous avons une marine pour la surveiller. Avec la disparition de la menace ex-soviétique, nous nous demandons pourquoi la marine américaine semble à ce point vouloir y maintenir une force. » L’ambassadeur américain avait été nommé pour des motifs politiques — pour quelque obscure raison, l’Inde était devenue un poste de prestige, malgré le climat — mais il faisait également exception à la tradition de snobisme professionnel lancée par Scott Adler. L’ancien gouverneur de Pennsylvanie avait souri et marmonné une vague remarque sur la liberté des mers, puis il avait transmis illico un message chiffré à Washington avant de se coucher ce soir-là. Ça apprendrait à Adler qu’ils n’étaient pas tous idiots. « Nous n’avons relevé jusqu’ici aucun signe d’actes de nature hostile dans cette direction, dit Hanson après un instant de réflexion. — L’élément ethnique est troublant. L’Inde ne peut pas s’étendre vers le nord, à cause des montagnes. L’ouest est exclu : les Pakistanais ont l’arme atomique, eux aussi. À l’est, c’est le Bangladesh — pourquoi aller au-devant des ennuis ? Le Sri Lanka a de réelles potentialités stratégiques, ce pourrait être une première étape... — Vers où ? demanda le Président. — L’Australie. De l’espace, des ressources, pas grand monde, et encore moins de militaires pour les arrêter. — Je ne vois vraiment pas se produire une chose pareille, décréta le secrétaire d’État. — Si les Tigres mitonnent un coup, moi, je vois très bien l’Inde accentuer sa présence de maintien de l’ordre. L’étape suivante pourrait être une annexion, sous un quelconque prétexte, et nous nous retrouverions du jour au lendemain avec une puissance impériale qui nous joue les grandes manoeuvres à l’autre bout du monde, et pourrait menacer l’un de nos alliés historiques. » Et donner un coup de main à un groupe comme les Tigres était une tactique facile et qui avait fait ses preuves. Les pions pouvaient toujours être utiles, n’est-ce pas ? » Du point de vue historique, il est toujours moins coûteux de freiner au plus tôt ce genre d’ambition. — C’est bien pourquoi la Navy manoeuvre dans l’océan Indien, observa Hanson. — Certes, concéda Ryan. — Sommes-nous assez forts pour les dissuader de sauter le pas ? — Oui, monsieur le président, pour l’instant, mais je n’aime pas trop voir notre marine écartelée comme elle l’est. Tous les porte-avions qui nous restent, mis à part les deux actuellement en radoub, sont soit déployés, soit en manoeuvres préparatoires au déploiement. Nous n’avons aucune réserve stratégique digne de ce nom. » Ryan marqua un temps avant de poursuivre, conscient d’aller un peu trop loin, mais poursuivant tout de même « Nous avons trop réduit nos forces, monsieur. Elles sont par trop éparpillées. » « Ils ne sont tout bonnement pas aussi doués que nous le pensons. C’était bon dans le temps », expliqua Raizo Yamata. Vêtu d’un élégant kimono de soie, il était assis par terre, devant une table basse traditionnelle. Chacun des invités consulta discrètement sa montre. On approchait des trois heures du matin et, même si c’était l’une des plus agréables maisons de geisha de la capitale, il se faisait quand même tard. Malgré tout, Raizo Yamata était un hôte captivant. Un homme extrêmement fortuné et fort sagace, estimaient les autres : Enfin, la plupart. Ils nous protègent depuis des générations, suggéra quelqu’un. — Contre quoi ? Contre nous-mêmes ? » répliqua Yamata, crûment. C’était permis, à présent. Même si tous les invités réunis autour de la table étaient des hommes aux manières exquises, tous se connaissaient bien, sans pour autant être des amis proches, et tous avaient dépassé leur dose limite d’alcool. En de telles circonstances, les convenances sociales s’altéraient quelque peu. Ils pouvaient s’exprimer grossièrement. Des paroles qui en temps normal auraient constitué de mortelles insultes étaient désormais acceptées avec calme, puis réfutées sans ambages, et sans la moindre rancoeur. C’était également une règle, mais comme toute règle, elle demeurait largement théorique. Car, même si les amitiés ou les relations n’allaient pas être rompues à cause de ces paroles, celles-ci ne seraient pas non plus complètement oubliées. Yamata poursuivit : « Combien des nôtres ont-ils été les victimes de ces gens ? » Il n’avait pas dit « barbares », relevèrent ses concitoyens réunis autour de la table. La raison en était la présence de deux autres hommes. L’un d’eux, le vice-amiral V.K. Chandraskatta, était commandant de flotte dans la marine indienne, pour l’heure en permission. L’autre, Jang Han San — son nom signifiait « Froide Montagne » et ne lui venait pas de ses parents —, était un haut diplomate chinois, en mission commerciale à Tokyo. Ce dernier invité était mieux accepté que l’amiral indien. Avec son teint basané et ses traits burinés, Chandraskatta faisait l’objet d’un mépris poli. Tout en étant un allié potentiel cultivé et fort intelligent, il demeurait encore plus gaijin que l’hôte chinois, et chacun des huit zaibatsu réunis autour de la table était persuadé de déceler l’odeur de l’homme, malgré leur absorption préalable de saké, réputé pourtant pour endormir les sens. C’est pourquoi Chandraskatta occupait la place d’honneur, à la droite de Yamata, mais le zaibatsu se demandait si l’Indien avait saisi que cet honneur illusoire n’était en fait qu’une manière raffinée de lui témoigner leur mépris. Sans doute pas. C’était un barbare, après tout, quoique peut-être utile. « Ils ne sont pas aussi formidables qu’ils l’ont été, je l’admets, Yamata-san, intervint Chandraskatta, avec son meilleur anglais de Dartmouth, mais je vous assure que leur marine l’est toujours, elle. Leurs deux porte-avions déployés dans mon océan suffisent à donner bien du fil à retordre à mes hommes. » Yamata tourna la tête. « Vous ne pourriez pas les vaincre, même avec vos sous-marins ? — Non », répondit honnêtement l’amiral, quasiment pas affecté par les beuveries de la soirée, et se demandant où allait aboutir cette discussion. « Vous devez comprendre que cette question est largement un exercice technique — une expérimentation scientifique, dirons-nous. » Chandraskatta rajusta le kimono que Yamata lui avait donné — pour en faire un membre à part entière de ce groupe, avait-il expliqué. « Pour défaire une flotte ennemie, il convient de s’en approcher suffisamment pour que ses bateaux soient à la portée de vos armes. Mais avec leur équipement de surveillance, ils peuvent contrôler notre présence et nos mouvements de fort loin. Cela leur permet de maintenir une couverture dans un rayon d’environ six cents kilomètres. Puisque nous sommes incapables de leur rendre la pareille, il ne nous est pas facile de les amener à déguerpir. — Et c’est pour cela que vous n’avez pas encore débarqué au Sri Lanka ? demanda Tanzan Itagake. — C’est l’un des éléments pris en considération, reconnut l’amiral. — Combien leur reste-t-il de porte-avions ? — Dans leur flotte du Pacifique ? Quatre. Deux dans notre océan, deux basés à Hawaï. — Et les deux autres ? s’enquit Yamata. — Le Kitty Hawk et le Ranger sont en carénage et ne reprendront pas la mer avant un et trois ans respectivement. Tous leurs porte-avions sont actuellement regroupés dans la VIIe flotte. La 1re n’en a aucun. La marine américaine en dispose de cinq autres, assignés aux IIe et VIe flottes, et l’un d’eux doit entrer en refonte dans six semaines. » Chandraskatta sourit. Ses informations étaient parfaitement à jour et il tenait à le faire savoir à ses hôtes. « Je dois vous dire que si affaiblie que puisse paraître l’US Navy par rapport à ce qu’elle était encore il y a cinq ans à peine, comparée à n’importe quelle autre marine du monde, elle reste toujours extraordinairement puissante. Un seul de leurs porte-avions équivaut à l’ensemble des bâtiments similaires de la planète. — Vous êtes donc d’accord pour dire que leurs porte-avions constituent leur arme la plus efficace ? demanda Yamata. — Naturellement. » Chandraskatta changea les objets de place sur la table. Au milieu, il posa une bouteille de saké vide. « Imaginez que ce soit le porte-avions. Tracez autour un cercle de mille kilomètres de rayon. Rien ne peut se trouver à l’intérieur sans l’autorisation de sa flotte aérienne. En fait, pour peu qu’ils accroissent leur rythme d’opérations, le rayon s’étend jusqu’à quinze cents kilomètres. Ils peuvent frapper encore plus loin s’il le faut, mais même à la distance minimale que j’ai indiquée, ils peuvent encore contrôler une vaste zone maritime. Éliminez ces porte-avions, et vous n’avez plus qu’une flotte de frégates comme une autre. La partie délicate de l’exercice est justement de les éliminer », conclut l’amiral, qui avait recouru à un langage simple pour ces industriels. Chandraskatta supposait à juste titre que ces marchands n’y connaissaient pas grand-chose en affaires militaires. Il avait toutefois sous-estimé leurs capacités d’apprentissage. L’amiral venait d’un pays à la tradition guerrière méconnue au-delà de ses frontières. Des Indiens avaient stoppé Alexandre le Grand, émoussé son armée, blessé le conquérant macédonien, fatalement peut-être, et mis en tout cas un terme à son expansion, prouesse dont les Égyptiens et les Perses avaient été incapables. Des troupes indiennes avaient combattu aux côtés de Montgomery pour vaincre Rommel — et elles avaient écrasé l’armée nippone à Imphal, un fait qu’il n’avait pas l’intention de rappeler, vu que l’un des invités à cette table avait été soldat dans cette armée. Il se demandait ce qu’ils avaient en tête, mais se contentait pour l’heure de jouir de leur hospitalité et de répondre à leurs questions, si élémentaires fussent-elles. Le bel officier d’état-major étira sa haute taille, regrettant l’absence de siège et de boisson digne de ce nom. Ce saké que servaient ces petits marchands chichiteux était plus proche de l’eau que du gin, son breuvage favori. « Mais si vous y parvenez ? s’enquit Itagake. — Comme je l’ai dit, répondit avec patience l’amiral, alors il reste une flotte de frégates. Avec des bâtiments superbes, je vous l’accorde, mais la « bulle » contrôlée par chacun est bien plus réduite. Vous pouvez protéger une frégate, vous ne pouvez pas projeter de force avec elle. » Il nota que le choix de ses termes avait brusquement interrompu la conversation des autres. L’un d’eux maîtrisait les subtilités linguistiques et Itagake se redressa avec un grand « Ahhh », comme s’il venait d’apprendre quelque subtile leçon. Chandraskatta jugeait l’argument presque simpliste, oubliant momentanément qu’il en allait souvent ainsi de tout ce qui était profond. Il sentait toutefois que quelque chose d’important venait de se produire. À quoi penses-tu ? Il aurait versé le sang, même le sien, pour avoir la réponse à cette question. Quelle qu’elle soit, exploitée à temps, elle pourrait être utile. Il aurait été surpris d’apprendre que les autres personnages attablés ruminaient exactement la même idée. « Sûr qu’ils brûlent du mazout », commenta l’officier responsable des opérations en ouverture à son briefing matinal. L’USS Dwight Eisenhower suivait une course à quatre-vingts degrés, à deux cents nautiques au sud-est de l’atoll de Felidu. La flotte filait dix-huit noeuds, et accélérerait pour le début des opérations aériennes. Le tableau de situation tactique avait été mis à jour quarante minutes auparavant grâce au radar d’un E-3C Hawkeye de surveillance, et il ne faisait aucun doute que la marine indienne consommait une bonne quantité de Bunker-Charlie, terme d’argot maritime pour le « bunker fuel » — le mazout ou le carburant, quel qu’il soit, employé aujourd’hui pour propulser leurs bateaux. Le tableau devant lui aurait pu sans peine décrire le groupe de bataille d’un porte-avions américain. Les deux bâtiments indiens, le Viraat et le Vikrant, étaient au centre d’une formation circulaire, disposition inventée par un Américain nommé Nimitz près de quatre-vingts ans plus tôt. En escorte rapprochée, on trouvait le Delhi et le Mysore, destroyers lance-missiles de construction locale armés d’un système SAM sur lequel on avait fort peu d’informations — ce qui constituait un souci de plus pour les aviateurs. Le deuxième cercle était composé de la version indienne des vieux destroyers russes de classe Kashin, également équipés de SAM. Le plus intéressant, toutefois, c’étaient deux autres facteurs. « Les ravitailleurs Rajaba Gan Palan et Shakti ont rejoint le groupe de bataille après une brève escale à Trivandrum... — Quelle durée, l’escale ? demanda Jackson. — Moins de vingt-quatre heures, répondit le capitaine de frégate Ed Harrison, qui commandait les opérations. Ils ont fait drôlement vite, amiral. — Donc, ils sont juste retournés au port compléter le plein. Combien peuvent-ils embarquer ? — En mazout, dans les treize mille tonnes chacun, plus quinze cents par unité de kérosène aviation. Le sister-ship Deepak s’est détaché du groupe de combat pour mettre cap au nord-ouest, sans doute vers Trivandrum lui aussi, après avoir procédé hier à des opérations de transbordage. — Donc, ils font des heures sup pour maintenir leurs soutes pleines à ras bord. Intéressant. Continuez, ordonna Jackson. — On pense que quatre sous-marins accompagnent le groupe. Nous avons un relèvement approximatif pour l’un d’eux et nous en avons perdu deux autres en gros ici. » La main de Harrison décrivit un cercle approximatif sur le tableau. « La position du numéro 4 reste inconnue, monsieur. Nous allons nous y atteler aujourd’hui. — Nos subs sont dans le secteur ? — Le Santa Fe est tout près et le Greeneville entre eux et nous. Le Cheyenne reste à proximité des bâtiments de surface, en chien de garde », répondit le contre-amiral Mike Dubro, qui sirotait son café matinal. Harrison poursuivit : « Le plan pour la journée est de lancer quatre F/A-18 Écho avec des ravitailleurs, qui feront route plein est jusqu’à ce point, baptisé POINT BAUXITE, d’où ils obliqueront au nord-ouest, pour s’approcher à moins de trente milles de la flotte indienne, et musarder une trentaine de minutes, puis retour à BAUXITE faire le plein avant de regagner le bercail après un vol d’une durée de quatre heures quarante-cinq minutes. » Pour cela, les quatre appareils avaient besoin de huit autres afin d’assurer leur ravitaillement en vol. Deux chacun, un à l’aller, un au retour. D’où l’importante flotte de ravitailleurs embarqués sur l’Ike. « Ce qui veut dire qu’on veut leur faire croire qu’on est toujours de l’autre côté. » Jackson hocha la tête avec un sourire et s’abstint de rappeler le surcroît de fatigue qu’un tel plan de mission infligeait aux équipages. « Toujours aussi astucieux, je vois, Mike. — Ils ne nous ont toujours pas repérés. On va tâcher que ça se prolonge, ajouta Dubro. — Quelle est la charge des Punaise ? » demanda Robby, employant le sobriquet que son nom de « Hornet » (frelon) avait valu au F/A-18. « Quatre Harpoon chacun. Des blancs », ajouta Dubro. Dans la marine, les missiles d’exercice étaient peints en bleu. Les charges réelles étaient généralement peintes en blanc. Le Harpoon était un missile air-surface. Jackson n’avait pas besoin de s’enquérir des Sidewinder ou des missiles air-air AMRAAM qui constituaient l’armement standard du Hornet. « Ce que j’aimerais bien savoir, c’est ce qu’ils sont en train de fricoter », observa tranquillement le commandant de groupe de combat. C’était ce que tout le monde voulait savoir. Le groupe de combat indien — ils l’appelaient ainsi de propos délibéré — était en mer depuis maintenant huit jours et croisait au large de la côte sud du Sri Lanka. Sa mission supposée était de soutenir le contingent de maintien de l’ordre envoyé par l’armée indienne en vue de régler la situation avec les Tigres tamouls. Le seul problème était que les Tigres tamouls se prélassaient au nord de l’île alors que la flotte indienne était au sud. Les deux porte-avions indiens et leur escorte manoeuvraient en permanence pour éviter le trafic commercial, sous l’horizon pour le continent, mais dans le rayon d’action de l’aviation. Rester hors de portée de la marine sri lankaise était tâche aisée : sa plus grosse unité aurait pu faire un élégant canot à moteur pour nouveau riche, guère plus. Bref, la marine indienne menait une opération de présence furtive loin du site habituel pour ce genre de mangeures. Le soutien de bateaux ravitailleurs indiquait qu’ils comptaient y demeurer un certain temps, mais aussi que les Indiens voulaient rester le plus possible en haute mer pour effectuer leurs manoeuvres. En définitive, la marine indienne opérait exactement comme l’US Navy depuis des générations. Si ce n’est que les États-Unis n’avaient aucune visée territoriale sur le Sri Lanka. « Ils font des exercices tous les jours ? demanda Robby. — Avec une assiduité extrême, amiral, confirma Harrison. Vous pouvez être certain qu’un duo de leurs Harriers va venir gentiment faire un brin de conduite à nos Hornet. — Ça ne me plaît pas trop, observa Dubro. Racontez-lui ce qui s’est passé la semaine dernière. — C’était plutôt marrant à observer. » Harrison rappela sur l’ordinateur la séquence en question, qu’il fit dérouler en accéléré. « Tenez, l’exercice débute à peu près maintenant, monsieur. » Sur l’enregistrement, Robby vit un escadron de destroyers indiens se détacher du gros de la formation pour mettre le cap au sud-ouest ; la manoeuvre s’était produite sous le nez du groupe d’escorte du Lincoln, ce qui avait provoqué un certain branle-bas à son bord. Au signal, les destroyers indiens avaient entamé un déploiement, apparemment au hasard, avant de filer à toute vitesse plein nord. Observant un silence radio et radar total, la flottille avait ensuite viré à l’est ; elle évoluait rapidement. « Ce commandant DesRon m’a l’air de connaître son affaire. Le groupe du porte-avions s’attendait évidemment à les voir mettre le cap à l’est pour se glisser sous ce front stationnaire. Comme vous pouvez le constater, leur force aérienne est partie de ce côté. » Cette erreur de jugement avait permis aux destroyers de se placer à portée de tir de leurs missiles avant que les Harrier indiens puissent être catapultés pour attaquer le groupe de bâtiments de surface en approche. Durant les dix minutes nécessaires pour visionner la version sur ordinateur de la manoeuvre, Robby avait compris qu’il venait d’assister à la simulation d’une attaque contre des porte-avions ennemis et leur groupe de soutien, lancée par un escadron de destroyers qui avait démontré à la perfection qu’il était prêt à sacrifier hommes et bâtiments pour l’accomplissement de cette mission périlleuse. Plus déroutant encore, l’attaque avait été menée avec succès. Même s’il était probable que les coquilles de noix auraient été coulées, leurs missiles — une partie tout du moins — auraient réussi à pénétrer les défenses des porte-avions et à désemparer leurs cibles. Si imposants et robustes qu’ils soient, il suffisait de leur infliger des dégâts limités pour les empêcher de mener à bien des opérations aériennes. Et cela équivalait à les couler. Les Indiens étaient les seuls à avoir des porte-avions déployés dans cet océan, exception faite des Américains dont la présence, Robby le savait, ne manquait pas de les ennuyer. Le but de l’exercice n’était pas l’élimination de leurs propres porte-avions. « Z’auriez pas l’impression qu’on dérange ? demanda Dubro, sourire en coin. — J’ai surtout l’impression qu’on aurait besoin d’être mieux tuyauté sur leurs intentions par le Renseignement. Jusqu’ici, on n’a que dalle, Mike. — Ma foi, ça ne me surprend qu’à moitié, observa Dubro. Et qu’en est-il de leurs visées sur Ceylan ? » L’ancien nom de ce pays était plus facile à mémoriser. « Aucune à ma connaissance. » Son poste d’adjoint au J-3, le directoire de l’État-major intégré, permettait à Robby d’avoir accès à la quasi-intégralité des informations générées par l’ensemble des services de renseignements américains. « Mais ce que vous m’avez montré est éloquent. » Il suffisait de contempler l’écran, la position des masses d’eau, celle du continent, celle des bateaux. La marine indienne était déployée de manière à s’interposer entre le Sri Lanka et quiconque chercherait à s’en approcher par le sud. Comme l’US Navy, par exemple. Elle s’était entraînée à une attaque contre une telle force. Dans cette optique, elle était manifestement prête à rester longtemps en mer. Si c’était un exercice, il était coûteux. Sinon ? Enfin, on ne pouvait jamais être sûr, n’est-ce pas ? « Où sont leurs amphibies ? — Pas à proximité, répondit Dubro. À part cela, je n’en sais rien. Je n’ai pas les moyens d’aller vérifier et je n’ai aucune info les concernant. Ils ont au total seize LST, et j’imagine que douze peuvent opérer en groupe. Qu’ils peuvent emporter une brigade lourde, avec son équipement de combat, pour la débarquer à tout moment sur une plage quelconque. Plusieurs sites s’y prêtent sur la côte nord de cette île. Ils ne nous sont pas accessibles, ou alors, difficilement. Il me faut plus de moyens, Robby. — Je n’ai rien de plus à vous donner, Mike. — Deux subs. Je ne demande pas grand-chose, non ? » Les deux SSN se déploieraient pour couvrir le golfe de Mannar, qui était la zone d’invasion la plus probable. « Et j’ai également besoin d’un peu plus de soutien, côté Renseignement, Rob. Vous devinez pourquoi. — Ouais. » Jackson hocha la tête. « Je ferai ce que je peux. Je repars quand ? — Dans deux heures. » Il devait décoller sur un S-3 Viking de lutte anti-sous-marine. Le Hoover, comme on l’appelait, était réputé pour son large rayon d’action. C’était important. L’avion se dirigerait vers Singapour, pour renforcer l’impression que le groupe de combat de Dubro se trouvait au sud-est, et non au sud-ouest du Sri Lanka. Jackson s’avisa qu’il aurait volontiers parcouru quarante mille kilomètres en avion pour avoir une petite demi-heure de briefing et croiser le regard d’un aviateur d’aéronavale expérimenté. Il recula sa chaise sur le sol carrelé, tandis qu’Harrison réduisait l’échelle de l’affichage à l’écran. Celui-ci montrait à présent l’Abraham Lincoln filant vers le nord-est depuis Diego Garcia, pour renforcer les effectifs aériens placés sous les ordres de Dubro. Ce n’était pas du luxe. Le rythme des opérations exigé pour couvrir les évolutions des Indiens — surtout sans se faire repérer — prélevait un lourd tribut sur les hommes et le matériel. Les océans étaient tout bonnement trop vastes pour être surveillés par seulement huit porte-avions opérationnels, mais là-bas à Washington, personne ne voulait comprendre ça. L’Enterprise et le Stennis mettaient les bouchées doubles pour relever l’Ike et l’Abe d’ici quelques mois, et même ainsi, la présence américaine dans la zone serait fatalement réduite pensant un certain laps de temps. Les Indiens devaient également s’en douter. On ne pouvait tout simplement pas dissimuler aux familles la durée de rapatriement des groupes de combat. La nouvelle s’ébruiterait, et les Indiens l’apprendraient ; que feraient-ils alors ? « Salut, Clarice. » Murray se leva pour accueillir son hôte à déjeuner. Il voyait en elle son Dr Ruth personnel. Petite, un rien boulotte, le Dr Golden avait la cinquantaine, des yeux bleus pétillant dans un visage qui semblait toujours prêt à vous livrer la chute d’une bonne blague. C’était leur similitude de caractère qui les avait unis. Tous deux étaient des professionnels brillants et sérieux, et tous deux savaient dissimuler leur talent avec élégance. L’un comme l’autre chaleureux et enjoués, sachant toujours s’adapter aux circonstances, mais rires et sourires dissimulaient des esprits aiguisés auxquels rien n’échappait et qui engrangeaient quantité de détails. Murray voyait en Golden une sacrée flic potentielle. Golden avait à peu près le même jugement professionnel à l’égard de Murray. « À qui dois-je cet honneur, m’dame ? » s’enquit Dan avec sa courtoisie habituelle. Le maître d’hôtel leur donna les menus et Clarice attendit, souriante, qu’il soit reparti. C’était le premier indice de Murray et, même s’il ne s’était pas départi de son sourire, ses yeux se fixèrent plus attentivement sur son invitée. « J’aurais besoin d’un conseil, monsieur Murray, répondit Golden, lui fournissant un nouveau signal. De quelle juridiction relève un crime commis sur une propriété fédérale ? — Du Bureau, toujours », répondit Dan qui se recala dans son siège en tâtant son arme de service. Le boulot de Murray était de faire appliquer la loi, et sentir la présence de son pistolet à sa place habituelle était une sorte de pierre de touche personnelle, le moyen de se souvenir que, quelle que soit aujourd’hui l’importance du poste indiqué par la plaque apposée à la porte de son bureau, il avait débuté en s’occupant des braquages de banque à la Criminelle de Philadelphie : son arme et son insigne faisaient toujours de lui un membre assermenté du meilleur service de police de son pays. « Même sur le Capitole ? demanda Clarice. — Même sur le Capitole », répéta Murray. Le silence qui suivit le surprit. Golden n’était pas quelqu’un de cachottier. On savait toujours ce qu’elle pensait — enfin, rectifia Murray, on savait ce que la psychologue voulait bien vous laisser savoir. Elle jouait ses petits jeux, tout comme lui. « Dites-m’en plus, Dr Golden. — Un viol. » Murray secoua la tête, reposa le menu. « D’accord. Avant tout, parlez-moi de votre patiente, je vous prie. — Une femme, trente-cinq ans, célibataire, jamais mariée. Elle m’a été envoyée par son gynéco, un vieil ami. Elle m’est arrivée cliniquement déprimée. J’ai eu trois séances avec elle. » Seulement trois, songea Murray. En la matière, Clarice était une sorcière, tellement elle était perspicace. Bon Dieu, quelle interrogatrice elle aurait pu faire avec son gentil sourire et sa douce voix maternelle. « ça remonte à quand ? » Pour les noms, ça pourrait attendre. Murray voulait commencer par les faits bruts. « Trois ans. » L’agent du FBI — il préférait toujours « agent spécial » à son titre d’officiel de sous-directeur adjoint — fronça aussitôt les sourcils. « Ça fait un bail, Clarice. Pas de preuve médico-légale, je suppose. — Non, c’est sa parole contre celle de l’agresseur — à un détail près. » Golden ouvrit son sac et en sortit des copies de la lettre de Beringer, agrandies à la photocopieuse. Murray parcourut lentement les pages ; le Dr Golden le dévisagea pour épier ses réactions. « Bordel de merde », souffla Dan tandis que le serveur attendait, discret, à six mètres de là, persuadé que ses clients étaient un journaliste et sa source, ce qui n’avait rien d’exceptionnel à Washington. « Où est l’original ? — À mon bureau. Je l’ai manipulé avec le plus grand soin », précisa Golden. Cela fit sourire Murray. Le papier à monogramme était un avantage immédiat. Au surplus, le papier était un matériau excellent pour retenir les empreintes digitales, surtout lorsqu’il était conservé dans un endroit frais et sec, comme c’est en général le cas avec les lettres. On devait avoir les empreintes de cette secrétaire au Sénat — c’était la procédure pour obtenir un agrément officiel —, ce qui voulait dire que l’auteur présumé de ce document pourrait être formellement identifié. Les papiers indiquaient l’heure, les lieux, les faits, et ils annonçaient l’intention de leur auteur d’en finir avec la vie. C’était regrettable, mais cela rendait ce document assimilable à une déclaration formelle susceptible d’être retenue comme preuve dans un procès criminel en cours d’assises. L’avocat de la défense soulèverait une objection — ils le font toujours —, l’objection serait rejetée — elle l’était toujours — et les membres du jury n’en perdraient pas un mot, penchés en avant comme pour mieux entendre cette voix d’outre-tombe. Hormis que, dans le cas présent, il ne s’agirait pas d’un jury, enfin, pas tout de suite. Murray n’aimait guère les affaires de viol. Comme homme et comme flic, il éprouvait un mépris particulier pour cette catégorie de criminels. Il ressentait comme une atteinte à sa virilité qu’un homme pût commettre un acte aussi lâche et odieux. Plus troublant, d’un point de vue professionnel, était le fait que les affaires de viol se ramenaient trop souvent à la parole d’une personne contre celle d’une autre. Comme la majorité des enquêteurs, Murray se méfiait des témoignages oculaires. Les gens étaient de piètres observateurs, tout simplement, et les victimes d’un viol, écrasées par cette expérience, faisaient souvent de piètres témoins, sans compter que leur témoignage prêtait le flanc aux attaques de la défense. En revanche, les preuves médicolégales étaient quelque chose de concret, de démontrable, d’irréfutable. C’était le genre de preuve que Murray appréciait. « Est-ce suffisant pour ouvrir une enquête criminelle ? » Murray leva les yeux et répondit doucement : « Oui, m’dame. — Et le fait qu’il soit... — Mon poste actuel est... eh bien, disons que je suis la version grand public du secrétaire particulier de Bill Shaw. Vous connaissez Bill, n’est-ce pas ? — Seulement de réputation. — Elle est parfaitement méritée, je vous l’assure. On était dans la même classe à Quantico, et on a suivi la même voie, au même endroit, à faire la même chose. Un crime est un crime, et on est des flics, et il n’y a pas à tortiller, Clarice. » Mais, alors même que ses lèvres énonçaient le credo de l’Agence, son esprit s’exclamait : Bordel de merde ! C’est que l’affaire prenait une sacrée dimension politique. Le Président n’avait pas besoin de ce problème. Ma foi, personne n’en avait besoin. Ce qui était bigrement sûr aussi, c’est que Barbara Linders et Lisa Beringer n’avaient pas besoin de se faire violer par un homme en qui elles avaient confiance. Pourtant, le noeud du problème restait simple : trente ans plus tôt, Daniel E. Murray était sorti diplômé de l’académie du FBI à Quantico, Virginie, il avait levé la main droite et prêté serment en son âme et conscience. Certes, tout n’était pas toujours blanc. C’était inévitable. Un bon agent devait faire usage de son jugement, savoir quelles lois on pouvait contourner, et jusqu’où. Mais pas à ce point, et pas cette loi-là. Bill Shaw était de la même trempe. Béni des dieux pour occuper une fonction aussi apolitique que pouvait l’être un poste dans la capitale fédérale, Shaw avait bâti sa réputation sur son intégrité et il était trop âgé pour changer. Une affaire telle que celle-ci partirait de son bureau au septième étage. « Je dois vous poser une question : est-ce que c’est du bidon ? Mon point de vue professionnel est que ma patiente dit la vérité jusqu’au moindre détail. — Déposera-t-elle ? — Oui. — Votre opinion sur la lettre ? — Tout aussi sincère, psychologiquement parlant. » Son expérience personnelle en avait déjà convaincu Murray, mais on avait toujours besoin — lui d’abord, puis d’autres agents, et enfin un jury — d’en avoir la confirmation de la bouche d’un professionnel. « Et maintenant ? » demanda la psychologue. Murray se leva, au grand dépit du garçon, surpris. « Maintenant, on descend au quartier général rencontrer Bill. On va charger des agents d’ouvrir une enquête. Ensuite, avec Bill et l’agent chargé de l’affaire, on va traverser la rue pour avoir un entretien avec le ministre de la Justice. Après, je ne sais pas trop. Nous n’avons jamais eu de cas similaire — pas depuis le début des années soixante-dix en tout cas — et je ne suis pas encore certain de la procédure applicable. D’ici là, le truc habituel avec votre patiente : de longs entretiens en profondeur. Nous allons interroger la famille et les amis de Mad. Beringer, chercher des papiers, un journal. Mais ça, c’est l’aspect technique. L’aspect politique risque d’être épineux. » Et pour cette raison, Dan le savait, c’est à lui qu’allait échoir l’affaire. Un autre Bordel de merde ! traversa son esprit, lorsqu’il se rappela quels articles de la Constitution gouvernaient l’ensemble de la procédure. Le Dr Golden lut de l’hésitation dans ses yeux et, fait rare pour elle, se méprit sur sa signification. « Ma patiente a besoin... » Murray plissa les yeux. Eh bien quoi ? se dit-il. Ça reste toujours un crime. « Je sais, Clarice. Elle réclame la justice. Lisa Beringer aussi. Et vous savez quoi ? Le gouvernement des États-Unis d’Amérique aussi. » Il ne ressemblait pas à un ingénieur informaticien. Il n’était pas du tout débraillé. Il portait un costume rayé, portait une petite mallette. Il aurait pu prétendre que c’était un déguisement exigé par sa clientèle et le climat professionnel du secteur, mais la simple vérité était qu’il aimait bien avoir l’air soigné. La procédure était aussi simple que possible. Le client utilisait des unités centrales Stratus, machines compactes et puissantes faciles à relier en réseau — en fait, elles constituaient la configuration choisie par une majorité de services télématiques à cause de leur prix raisonnable et leur fiabilité élevée. Il y en avait trois dans la salle. « Alpha » et « Bêta » — ainsi étaient-ils étiquetés en lettre blanches sur des cartons bleus — étaient les unités principales qui se chargeaient des tâches en alternance, chaque machine assurant la sauvegarde de l’autre. La troisième, « Zoulou », était l’unité de secours en cas de pépin, et chaque fois que Zoulou opérait, on pouvait être sûr qu’une équipe de maintenance était déjà là, ou sur le point d’arriver. Une autre installation, identique en tous points sinon par le nombre de techniciens réunis autour, était située sur l’autre rive de l’East River, dans un site entièrement différent, avec une alimentation électrique indépendante, des lignes téléphoniques indépendantes, des liaisons montantes satellite indépendantes. Les deux bâtiments étaient des tours à structure résistant au feu, équipées d’un système d’arrosage automatique à l’extérieur de la salle informatique et d’un système DuPont 1301 à l’intérieur — ce qui se faisait de mieux question rapidité pour éteindre un incendie. Chaque triplet de système était alimenté par des onduleurs et des batteries de secours autorisant une autonomie de douze heures. Perversité de la bureaucratie, les règlements de sécurité et d’environnement de New York interdisaient la présence de groupes électrogènes dans les bâtiments, un handicap pour les ingénieurs système payés pour se soucier de ce genre de détail. Et soucieux, ils l’étaient, même si la duplication et les redondances élaborées, que dans un contexte militaire on appelait « défense en profondeur », devaient protéger le système contre absolument tout ce qui était imaginable. Enfin, presque. Le panneau de service frontal de chaque unité centrale était équipé d’un port SCSI. C’était une innovation pour les nouveaux modèles, la reconnaissance implicite que les ordinateurs de bureau étaient désormais si puissants qu’ils pouvaient charger d’importantes quantités d’informations, bien plus aisément que par la méthode classique, celle du transfert par dérouleur de bande magnétique. En l’occurrence, le terminal de téléchargement faisait partie intégrante du réseau. Un Power PC de troisième génération était directement relié au tableau de commande général qui contrôlait Alpha, Bêta et Zoulou, et ce PC était équipé d’une sauvegarde à disque Bernoulli, un « grille-pain », comme on disait vulgairement, à cause de l’épaisseur du disque dans sa cartouche amovible. Sa capacité de stockage était d’un gigaoctet, largement supérieure à celle exigée par ce programme. « Prêt ? » demanda l’ingénieur. Le contrôleur système fit glisser sa souris et sélectionna Zoulou sur l’écran d’options. Un responsable posté derrière lui confirma qu’il avait effectué la sélection adéquate. Alpha et Bêta continuaient à fonctionner normalement, sans perturbation aucune. « Tu es bien sur Zoulou, Chuck. — Compris », confirma Chuck avec un sourire. L’ingénieur en complet rayé glissa la cartouche dans la fente du lecteur et attendit qu’apparaisse à l’écran l’icône correspondante. Il cliqua dessus, ouvrant une nouvelle fenêtre qui révéla le contenu de PORTA-I, le nom qu’il avait attribué à la cartouche. La nouvelle fenêtre ne contenait que deux fichiers : INSTALLER et ELECTRA-CLERCK 2.4.0. Un programme antivirus automatique balaya aussitôt les nouveaux fichiers et décréta au bout de cinq secondes qu’ils n’étaient pas infectés. « Ça m’a l’air tout bon, Chuck », lui dit le contrôleur système. Son superviseur confirma d’un signe de tête. « Bon, alors, Rick, je peux le charger, maintenant ? — Vas-y. » Chuck Searls sélectionna l’icône INSTALLER et cliqua deux fois dessus. ÊTES-VOUS SÛR DE VOULOIR REMPLACER « ELECTRA-CLERCK 2.3.1 » PAR LE NOUVEAU PROGRAMME « ELECTRA-CLERCK 2.4.0 » ? lui demanda une boîte de dialogue. Searls cliqua sur la case oui. EN ÊTES-VOUS VRAIMENT SÛR ? ? ? ? ? demanda aussitôt une autre boîte de dialogue. « Qui a mis ça ? — Moi, répondit le contrôleur système avec un sourire. — Marrant. » Searls cliqua de nouveau sur oui. Le « grille-pain » se mit à ronronner. Searls aimait bien les systèmes qu’on pouvait entendre fonctionner, quand le chuintement des têtes en déplacement s’ajoutait au bourdonnement du disque en rotation. Le programme ne faisait que cinquante mégaoctets. Le transfert prit moins de secondes qu’il n’en fallut à l’informaticien pour s’ouvrir la bouteille d’eau gazeuse et en boire une gorgée. « Bon. » Searls fit reculer sa chaise. « Tu veux vérifier si ça marche ? » Il se retourna. La salle informatique était enfermée dans une cage vitrée, mais derrière il apercevait le port de New York. Un bateau de croisière en sortait ; taille moyenne, tout blanc. Où allait-il ? Vers un pays chaud, avec du sable blanc, du ciel bleu et un soleil radieux à longueur d’année. En tout cas, un coin bougrement différent de New York, il en était sûr. Les endroits comme la Grosse Pomme n’étaient pas des destinations de croisière. Ce serait chouette d’embarquer sur ce bateau et de s’en aller loin des rafales de vent de l’automne. Mais plus chouette encore de ne pas revenir, songea Searls avec un sourire désabusé. Enfin, les avions allaient plus vite, et on n’était pas non plus obligé d’avoir un billet de retour. Installé derrière sa console, le contrôleur système raccorda Zoulou au réseau. À seize heures précises, heure de la côte Est, la machine de secours se mit à dupliquer les tâches effectuées par Alpha et simultanément sauvegardées par Bêta. Avec une différence, toutefois : le moniteur de contrôle indiquait que Zoulou tournait légèrement plus vite. D’ordinaire, Zoulou avait plutôt tendance à rester à la traîne ; or, à présent, il allait si vite que la machine devait littéralement se reposer plusieurs secondes par minute. « Ça déménage, Chuck ! » observa le contrôleur système. Searls vida sa bouteille d’eau gazeuse, la jeta dans la poubelle la plus proche et s’approcha de la console. « Ouais, j’ai supprimé pas loin de dix mille lignes de code. C’était pas les machines, c’était le programme. Il m’a pas fallu longtemps pour refaire les arborescences logiques. Je crois qu’on tient le bon bout. — Qu’est-ce qu’il y a comme différences ? » s’enquit le contrôleur. Il s’y connaissait pas mal en programmation. « J’ai modifié la hiérarchie du système, la gestion du pilotage des unités en parallèle. Faut encore affiner la synchro, l’horloge de comptage en lecture n’est pas encore aussi rapide que l’enregistrement. Je pense que j’aurai réglé ça d’ici un mois ou deux, en dégraissant un peu sur la programmation de l’ordinateur frontal. » Le contrôleur système tapa une commande pour lancer le premier test de performances. Le résultat vint aussitôt. « Six pour cent plus rapide que la version deux-trois-un. Pas dégueu. — C’était pas du luxe », commenta le superviseur, sous-entendu : il nous faudrait encore plus. Le volume de transactions était parfois carrément trop monstrueux, et comme tout le monde à la DTC, c’est-à-dire la Depository Trust Company, la Compagnie fiduciaire de dépôt, il vivait dans la hantise d’être en retard sur les autres. « Envoyez-moi quelques données à la fin de la semaine et peut-être que je pourrai vous arracher quelques petits points supplémentaires, lui promit Searls. — Bon boulot, Chuck. — Merci, Bud. — Qui d’autre l’utilise ? — Cette version ? Personne. Une variante personnalisée pilote les machines de la Bourse de Chicago... — Eh bien, vous êtes la perle rare », observa le superviseur, généreux. Il l’aurait été moins s’il avait su le fin mot de l’affaire. Le superviseur avait participé à la conception de l’ensemble du système : toutes les redondances, tous les dispositifs de sécurité, ainsi que la procédure consistant à retirer les bandes tous les soirs et à les mettre en sûreté dans un site isolé en banlieue. Il avait travaillé avec une commission d’experts pour mettre au point toutes les sauvegardes nécessaires dans la profession qu’il exerçait. Mais la recherche du rendement — et aussi, perversité du système, celle de la sécurité — avait créé un point faible qui, bien sûr, lui avait échappé. Tous les ordinateurs utilisaient le même logiciel. Bien obligé. Des logiciels différents sur les diverses machines, de même que des langages différents, auraient empêché, ou à tout le moins entravé, les fuites entre systèmes ; mais au prix d’une baisse d’efficacité. Résultat, malgré toutes les sauvegardes, il restait un point faible commun aux six bécanes. Toutes parlaient le même langage. Forcément. Elles constituaient le lien le plus important, sinon le plus connu, au sein du système boursier américain. Même ici à la DTC, on n’ignorait pas le risque potentiel. ELECTRA-CLERCK 2.4.0 ne serait chargé sur Alpha et Bêta qu’après avoir tourné une semaine entière sur Zoulou, et il s’écoulerait une semaine encore avant qu’on le charge sur le site de secours, dont les trois machines étaient baptisées « Charlie », « Delta » et « Tango ». Cela pour s’assurer que la version 2.4.0 était efficace et « résistante aux crashes », un terme d’ingénierie récupéré depuis un an par les programmeurs informatiques. Bientôt, les utilisateurs allaient s’habituer au nouveau logiciel, s’extasier de sa vitesse. Toutes les configurations Stratus parleraient exactement le même langage de programmation, échangeant sans cesse leurs informations sous la forme d’une conversation électronique composée de 1 et de 0, comme des amis causant affaires autour d’une table de poker. Bientôt, toutes connaîtraient la même blague. Certains la trouveraient bonne. Mais ce ne serait pas le cas de tout le monde à la DTC. 3 Collège DONC, nous sommes bien d’accord ? » demanda le gouverneur de la Réserve fédérale. Autour de la table, tout le monde acquiesça. Ce n’était pas bien sorcier. Pour la deuxième fois depuis trois mois, le Président Durling avait fait savoir, tranquillement, par la voix de son ministre des Finances, qu’il ne verrait pas d’objection à une nouvelle hausse d’un demi-point du taux d’escompte. C’était le taux d’intérêt que la Réserve fédérale appliquait aux banques qui lui empruntaient de l’argent — où auraient-elles pu emprunter de telles sommes, sinon à la Réserve ? Toute hausse du taux d’escompte était bien sûr immédiatement répercutée sur le consommateur. C’était un exercice d’équilibre permanent, pour les hommes et les femmes réunis autour de la table de chêne. Ils géraient la quantité d’argent injectée dans l’économie américaine. Comme s’ils tournaient la vanne contrôlant l’ouverture ou la fermeture de la digue d’un barrage d’irrigation, ils réglaient la quantité de liquidités en circulation, cherchant en permanence à ne pas en fournir trop ou trop peu. C’était plus complexe que ça, bien entendu. L’argent n’avait pas de réalité physique. L’hôtel des Monnaies, situé à moins de quinze cents mètres de là, n’avait pas assez de papier ou d’encre pour imprimer la quantité de billets redistribuée chaque jour par la Réserve fédérale. L’ « argent » était tout au plus une « réalité électronique », une façon d’envoyer un message : Vous, la Banque Nationale de Pétaouchnock, vous avez désormais trois millions de dollars de plus qu’il ne vous est loisible de prêter à la quincaillerie Machin ou au garage Truc, ou en garantie hypothécaire aux nouveaux propriétaires pour rembourser leurs traites sur vingt ans. Rares étaient ces clients payés en liquide — avec les cartes de crédit, ça faisait toujours ça de moins à piquer pour les braqueurs, à détourner pour un employé, ou, ce qui était le plus pénible, à compter, recompter et trimbaler à l’agence, pour un caissier. En conséquence, ce qui apparaissait par la magie du courrier électronique ou d’un télécopieur était prêté par un ordre écrit, en attendant d’être remboursé ultérieurement par une opération théorique similaire, en général un chèque rédigé sur un bout de papier spécial, souvent décoré de l’image d’un aigle en plein essor ou d’une barque de pêche voguant sur un lac imaginaire, parce que les banques se disputaient les clients et que c’était le genre de truc qui plaisait aux gens. Le pouvoir dévolu aux individus présents dans cette pièce était si incroyable que même eux n’y songeaient que rarement. Une simple décision leur avait suffi pour que, d’un seul coup, tout soit devenu plus cher en Amérique. Tous les emprunts à taux modulable, tous les crédits auto, toutes les cartes bancaires avec revolving allaient coûter plus chaque mois. À cause de cette décision, toutes les entreprises et tous les ménages d’Amérique auraient moins d’argent à consacrer aux primes du personnel ou aux jouets de Noël. Ce qui n’était pour l’instant qu’un simple communiqué de presse allait toucher tous les porte-monnaie du pays. Les prix de tous les articles de grande consommation allaient augmenter, des ordinateurs personnels au chewing-gum, réduisant d’autant le pouvoir d’achat des ménages. Et c’était bien, estimait la Réserve fédérale. Tous les indicateurs statistiques indiquaient un début de surchauffe de l’économie. Il y avait un réel danger de dérapage de l’inflation. En fait, il y en avait toujours plus ou moins, mais la hausse des taux d’intérêt la contiendrait dans des limites tolérables. Les prix monteraient encore un peu, et la hausse du taux d’escompte les ferait grimper un peu plus. C’était un exemple de lutte contre le mal par le mal. Augmenter les taux d’intérêt signifiait qu’à terme les gens emprunteraient moins, ce qui diminuerait concrètement la masse monétaire en circulation, et donc réduirait la demande, et donc entrainerait une stabilisation approximative des prix, empêchant ce que tout le monde savait être bien plus dangereux qu’un sursaut momentané des taux d’intérêt. Comme des ondes se répercutant à partir d’un caillou jeté dans un lac, il y aurait encore d’autres effets. Les bons du Trésor verraient leur intérêt augmenter. C’étaient les reconnaissances de dette du gouvernement. Les souscripteurs — il s’agissait en fait en majorité d’investisseurs institutionnels : banques, fonds de retraite et sociétés d’investissement qui devaient bien stocker quelque part l’argent de leurs clients en attendant le bon filon sur le marché boursier — prêtaient de l’argent, électroniquement, au gouvernement, pour une durée allant de trois mois à trente ans, et en échange, le gouvernement devait leur verser un intérêt (en grande partie récupéré sous forme de prélèvement à la source, bien sûr). La hausse du taux d’escompte de la Réserve fédérale allait faire monter le taux de l’intérêt que devait verser le gouvernement et qui était déterminé par la loi de l’offre et de la demande. Ce qui accroitrait le déficit budgétaire, forçant le gouvernement à puiser un peu plus dans la masse monétaire intérieure, réduisant d’autant le volume de liquidités disponibles pour les prêts aux particuliers et aux entreprises, ce qui entrainerait une hausse supplémentaire des taux d’intérêt pour le public, par l’entremise de forces du marché qui dépassaient les mesures mises en oeuvre par la Réserve fédérale. Finalement, le simple accroissement des taux d’intérêt bancaires et des bons du Trésor rendrait le marché boursier moins attractif pour les investisseurs, car les revenus garantis par le gouvernement étaient plus « sûrs » que les dividendes, toujours plus hypothétiques, d’une entreprise dont les produits et/ou les services devaient affronter la concurrence du marché. À Wall Street, les investisseurs privés et les courtiers professionnels qui surveillaient les indicateurs économiques prirent avec flegme l’annonce au journal du soir (les hausses du taux d’escompte étaient en général décidées de manière à être révélées après la clôture des marchés) et rédigèrent leurs ordres indiquant qu’ils « avaient » (vendaient) tel ou tel titre. Cela en ferait descendre un certain nombre, ce qui produirait une dégringolade du Dow Jones, l’indice moyen des valeurs industrielles. En fait, il s’agissait moins d’une moyenne que de la somme des valeurs de trente titres phares du marché, avec Allied Signals à un bout de la liste alphabétique, Woolworth’s à l’autre et Merck au milieu. C’était un indicateur dont l’utilité aujourd’hui était surtout de fournir aux médias quelque chose à donner en pâture au public, qui dans sa grande majorité ignorait de toute manière ce qu’il représentait. La plongée du « Dow » rendrait certains nerveux, d’où nouvelles ventes et nouvelle chute du marché jusqu’à ce que quelqu’un voie la bonne affaire à saisir avec des titres plus déprimés qu’ils méritaient de l’être. Sentant que la valeur réelle de ces actions était supérieure à celle indiquée par le cours du marché, ils l’achèteraient en quantités raisonnables, permettant au Dow (comme à d’autres indicateurs) de remonter jusqu’à ce que soit atteint un point d’équilibre et que la confiance soit restaurée. Et tout ce tourbillon de changements était imposé à la vie quotidienne de tout un chacun par une poignée d’individus réunis dans un salon décoré de Washington, dont l’identité n’était connue que de rares professionnels de l’investissement, et quasiment pas du grand public. Le plus étonnant était que tout le monde acceptait l’ensemble du processus, qui paraissait aussi normal que la loi de la gravitation universelle, en dépit du fait qu’il était aussi impalpable qu’un arc-en-ciel. L’argent n’avait pas d’existence matérielle. Même la « vraie » monnaie du papier de fabrication spéciale imprimé à n’était jamais que l’encre noire d’un côté et verte de l’autre. Ce qui la garantissait, ce n’était pas l’or ou quelque autre matière première ayant une valeur intrinsèque, mais plutôt la croyance collective que l’argent avait effectivement telle ou telle valeur parce qu’il fallait qu’il l’ait. C’est ainsi que le système monétaire des États-Unis et de tous les autres pays du monde reposait entièrement sur un phénomène psychologique, une vue de l’esprit, et en conséquence, il en allait de même de tous les autres aspects de l’économie américaine. Si l’argent se réduisait à une croyance partagée, il en allait de même de tout le reste. Ce que la Réserve fédérale avait accompli cet après-midi était un petit exercice destiné d’abord à ébranler cette foi, puis à lui permettre de se rétablir d’elle-même grâce à l’esprit des croyants. Parmi eux, il y avait les gouverneurs de la Banque fédérale, parce qu’ils comprenaient réellement tout — ou du moins le pouvaient-ils. Ils pouvaient plaisanter en privé et dire que personne ne comprenait réellement le fonctionnement de tout ça, pas plus qu’on ne pouvait expliquer la nature de Dieu, mais à l’instar de théologiens cherchant toujours à définir et transmettre la nature de la divinité, c’était leur boulot de continuer à faire fonctionner le système, de rendre les piliers de la foi concrets et tangibles, sans jamais franchement reconnaître que tout cela était fondé sur quelque chose de guère plus solide que le papier-monnaie qu’ils avaient sur eux pour les cas où l’emploi de la carte de crédit n’était pas pratique. On leur faisait confiance, de cette même confiance lointaine que les gens accordaient à leur clergé, pour maintenir l’édifice sur lequel reposait toute foi temporelle, en proclamant la réalité d’une chose à jamais invisible, dont les manifestations matérielles se trouvaient uniquement dans des bâtiments de pierre et dans le regard grave de ceux qui y travaillaient. Et, se disaient-ils, ça marchait. Non ? Par bien des aspects, Wall Street était la seule partie de l’Amérique où les citoyens japonais, en particulier ceux originaires de Tokyo, se sentaient presque chez eux. Les immeubles étaient si hauts que l’on voyait à peine le ciel, les rues si encombrées qu’un extra-terrestre aurait pu prendre les taxis jaunes et les limousines noires pour la forme de vie principale de cette planète. Les gens se pressaient sur les trottoirs sales en une cohue anonyme, gardant les yeux braqués droit devant eux à la fois pour montrer leur détermination et pour éviter tout contact, même visuel, avec ceux qui pourraient être d’éventuels rivaux ou se trouvaient simplement sur leur chemin. Toute la ville de New York avait calqué son comportement sur celui de ce quartier : brusque, rapide, impersonnel, rigide dans sa forme, mais pas dans sa substance. Ses habitants se disaient qu’ils étaient là où ça bougeait, et ils étaient tellement polarisés sur leur objectif personnel et professionnel qu’ils finissaient par mépriser tous ceux qui pensaient exactement comme eux. En un sens, c’était un monde parfait. Tout le monde éprouvait strictement la même chose. Personne ne se préoccupait des autres. Du moins était-ce l’impression que ça donnait. En réalité, les gens qui travaillaient ici avaient des épouses et des enfants, des pôles d’intérêt et des passe-temps, des désirs et des rêves, comme tout un chacun, mais entre huit heures du matin et six heures du soir, tout cela était relégué au second plan, derrière le boulot. Le boulot — c’est-à-dire, bien sûr, l’argent, un produit qui ignorait les mots stabilité ou fidélité. Et c’est ainsi qu’au cinquante-huitième étage du 6, Columbus Lane, dans l’immeuble abritant le nouveau siège du Groupe Columbus, une passation de pouvoirs était en train de se produire. À tous points de vue, la pièce était à couper le souffle. Les cloisons étaient en noyer massif, pas en placage, et entretenues par une équipe d’ébénistes grassement payés. Deux des murs étaient formés de panneaux vitrés qui allaient du sol au faux plafond de Celotex, offrant un panorama sur le port de New York et les environs. La moquette était assez épaisse pour engloutir les chaussures — et vous flanquer de méchantes décharges d’électricité statique, ce que les gens présents dans la salle avaient appris à tolérer. La table de conférence était une dalle de granit rouge longue de douze mètres, et les sièges disposés autour étaient estimés à près de deux mille dollars pièce. Le Groupe Columbus, qui n’avait que onze ans, était passé du stade de jeune loup à celui d’enfant terrible{7}, puis de brillante valeur qui monte, puis de partenaire sérieux, puis d’élément parmi les meilleurs de la profession, pour atteindre son statut actuel de pierre angulaire dans la petite communauté des sociétés d’investissement. Fondée par George Winston, la compagnie contrôlait aujourd’hui virtuellement une véritable flotte d’équipes de gestion de fonds. Les trois premières s’appelaient, comme il se doit, Niña, Pinta et Santa Maria, parce que, lorsque Winston avait créé l’entreprise à l’âge de vingt-neuf ans, il venait de lire, fasciné, La Découverte du Nouveau Monde par les Européens, de Samuel Eliot Morison, et encore émerveillé par le courage, l’ampleur de vues et le véritable culot des hardis navigateurs de l’école du prince Henry, il avait décidé de tracer son chemin dans la vie en prenant exemple sur eux. Aujourd’hui, à quarante ans, riche comme Crésus, il estimait venue l’heure de décrocher, de humer l’odeur des roses et de partir sur son voilier de vingt-sept mètres pour entreprendre de longues croisières. En fait, il avait dans l’idée de passer les prochains mois à apprendre à barrer le Cristobol aussi bien que tout ce qu’il avait accompli dans sa vie, puis à refaire les voyages des Grandes Découvertes, un par été, jusqu’à ce qu’il ait épuisé les exemples à suivre ; alors, peut-être écrirait-il son propre livre sur la question. C’était un homme de taille moyenne que sa personnalité faisait paraître plus grand. Fanatique de la forme — le stress était la principale cause de mortalité à Wall Street —, Winston rayonnait positivement de la confiance que lui procurait son excellente condition physique. Il pénétra en dernier dans la salle de conférence, avec l’air d’un élu politique retrouvant son QG à l’issue d’une campagne réussie, le pas vif et assuré, le sourire franc et courtois. Ravi de parvenir en ce jour au summum de sa carrière professionnelle, il salua même d’un signe de tête son principal invité. « Yamata-san, quel plaisir de vous revoir, dit George Winston, la main tendue. Vous avez fait un long chemin. — Pour un événement de cette importance, répondit l’industriel japonais, comment aurais-je pu hésiter ? » Winston escorta le petit homme jusqu’à son siège à l’autre bout de la table, avant de rejoindre sa place à l’extrémité opposée. Entre eux, une cohorte d’avocats et de cadres financiers — un peu comme deux équipes de football avant le coup d’envoi, songea Winston en longeant la table, mais il garda ses sentiments pour lui. Et merde, c’était la seule porte de sortie, se répéta-t-il. Rien d’autre n’aurait pu marcher. Les six premières années à la tête de cette boîte, il s’était éclaté comme jamais dans toute sa vie. Parti avec moins de vingt clients, il avait fait fructifier leur argent en même temps que sa réputation. Il revoyait son itinéraire : le travail à la maison, le cerveau qui fonce à cent à l’heure, comme pour devancer ses pas quand il arpentait son bureau ; l’installation d’un ordinateur et d’une ligne téléphonique supplémentaire ; le souci de nourrir sa famille ; le bonheur d’être épaulé par une femme aimante, bien qu’enceinte pour la première fois — de jumeaux, en plus ! Et pourtant elle n’avait jamais manqué une occasion de lui exprimer son amour et sa confiance, contribuant à métamorphoser son talent et son instinct en succès. À trente-cinq ans, tout était dit, en fait. Deux étages dans une tour de bureaux du centre-ville, un bureau somptueux, une brillante équipe de jeunes « techno-cadres » de pointe pour se charger de l’intendance. C’était à cette époque que pour la première fois lui était venue l’idée de décrocher. En même temps qu’il faisait fructifier les fonds de ses clients, il avait également investi son propre argent, bien sûr, de sorte que sa fortune personnelle, après impôts, s’élevait aujourd’hui à six cent cinquante-sept millions de dollars. La prudence élémentaire lui interdisait de laisser tout cet argent derrière lui. Par ailleurs, l’évolution actuelle du marché le préoccupait, aussi avait-il décidé de se retirer entièrement, de réaliser ses parts et de transférer les fonds à un gestionnaire plus prudent encore. Cela pouvait sembler une attitude étrange, même à ses propres yeux ; mais il ne voulait tout simplement plus s’embêter avec toutes ces histoires. Opter pour une gestion « pépère » n’avait rien de folichon et allait obligatoirement gâcher de formidables perspectives d’avenir, mais, s’était-il répété depuis des années, où était le problème ? Il possédait six résidences somptueuses, chacune avec deux voitures personnelles, il avait un hélicoptère, il louait un jet privé, le Cristobol était son principal jouet. Il avait tout ce qu’il avait jamais désiré avoir, et même en gérant son portefeuille en père de famille, sa fortune personnelle continuerait à s’accroître plus vite que le taux d’inflation parce qu’il n’avait pas besoin, pour satisfaire son ego, de dépenser plus que les intérêts capitalisés pourraient lui rapporter chaque année. Il avait donc divisé sa fortune en paquets de cinquante millions de dollars, pour couvrir tous les segments du marché, par l’entremise de collègues qui n’avaient pas connu sa réussite personnelle, mais au flair et à l’intégrité desquels il se fiait. Le transfert s’était déroulé en douceur depuis trois ans, le temps nécessaire pour qu’il se trouve un digne successeur à la tête du Groupe Columbus. Malheureusement, le seul à émerger du lot avait été ce petit salopard. « Propriété » n’était pas le terme adéquat, bien sûr. Les véritables propriétaires du groupe étaient les investisseurs particuliers qui lui confiaient leur argent, et c’était une marque de confiance que Winston n’oubliait jamais. Même après qu’il eut pris sa décision, il restait rongé de scrupules. Ces gens comptaient sur lui et son équipe, mais sur lui avant tout, parce que c’était son nom qui était inscrit sur la porte principale. La confiance de tous ces gens était un lourd fardeau qu’il avait enduré avec orgueil et talent, mais il y a une limite à tout. Il était temps de s’occuper des besoins de sa propre famille, cinq gosses et une épouse fidèle qui étaient las de « comprendre » pourquoi papa devait si souvent s’absenter. Les besoins du plus grand nombre. Ceux de quelques-uns. Mais ces derniers étaient plus proches, non ? Raizo Yamata engageait une bonne partie de sa fortune personnelle ainsi qu’une part non négligeable des capitaux de ses multiples entreprises industrielles afin de compenser les fonds que retirait Winston. Celui-ci avait beau souhaiter la discrétion, et estimer que son initiative serait aisément comprise par le milieu des affaires, elle ferait malgré tout l’objet de commentaires. Par conséquent, il était nécessaire que son remplaçant soit prêt à investir ses propres fonds dans l’affaire. Cela permettrait de rétablir une confiance susceptible de vaciller. Cela cimenterait en outre le mariage entre les systèmes financiers nippon et américain. Pendant que Winston regardait, on signait des protocoles « autorisant » le transfert de fonds pour lesquels des cadres de services financiers internationaux avaient dû veiller tard à leurs bureaux dans six pays. Un homme à la solide assise personnelle, ce Raizo Yamata. Ou plutôt, rectifia Winston, aux vastes liquidités personnelles. Depuis qu’il était sorti de Wharton, il avait connu quantité de financiers brillants et coriaces, des types intelligents et roublards qui cherchaient toujours à dissimuler leur nature rapace derrière une façade d’humour et de bonhomie. On finissait par les repérer. Ça n’avait rien de sorcier. Peut-être Yamata considérait-il que son héritage le rendait plus indéchiffrable, tout comme il devait sans aucun doute s’estimer plus malin que la moyenne de ces blaireaux — ces requins, plutôt, sourit Winston. Peut-être, ou peut-être pas, songea-t-il, en regardant à l’autre bout de la table. Pourquoi ne sentait-il aucune excitation chez cet homme ? Les Japonais éprouvaient des émotions, eux aussi. Ceux avec lesquels il avait fait des affaires s’étaient montrés plutôt affables, ravis comme il se doit de faire un coup à Wall Street. Vous leur donniez deux ou trois verres et ils n’étaient pas différents des Américains, c’est vrai. Oh, un peu plus réservés, un rien timides, peut-être, mais toujours polis. C’était d’ailleurs ce qu’il préférait chez eux : leurs bonnes manières ; les New-Yorkais auraient pu en prendre de la graine. Oui, c’était ça, songea Winston. Yamata était certes poli, mais ce n’était pas sincère. C’était une politesse de pure forme, et la timidité n’avait rien à y voir. Comme un petit robot... Non, ce n’était pas vrai non plus, se dit Winston tandis que les papiers glissaient peu à peu sur la table pour venir vers lui. Le mur dressé par Yamata était juste un peu plus épais que la moyenne, dissimulant d’autant mieux ses sentiments. Pourquoi s’était-il bâti un tel mur ? Ici, ce n’était pas nécessaire, non ? Dans cette pièce, parmi des égaux ; mieux même, il était désormais avec des partenaires. Il venait de confier son argent, de s’embarquer dans le même bateau que tant d’autres. En transférant près de deux cents millions de dollars, il détenait désormais plus de un pour cent des fonds gérés par Columbus, ce qui faisait de lui le premier investisseur individuel de la compagnie. Un statut qui lui donnait le contrôle sur le moindre dollar, la moindre action, la moindre obligation détenue par la société d’investissement. Ce n’était pas la plus importante firme de Wall Street, loin de là, mais le Groupe Columbus restait l’un des leaders du marché boursier. Les gens s’y référaient pour trouver des idées et des tendances. Yamata avait acheté bien plus qu’une société de Bourse. Il avait désormais acquis une position dans la hiérarchie des gestionnaires américains. Son nom, quasiment inconnu en Amérique jusqu’à ces derniers temps, serait à présent prononcé avec respect, ce qui aurait dû amener un sourire sur ses traits, estima Winston. Mais non. La dernière feuille de papier parvint devant lui, glissée par l’un de ses principaux collaborateurs qui, avec sa signature, allait devenir celui de Yamata. Ce n’était pas plus compliqué. Une simple signature, une infime quantité d’encre bleue arrangée d’une certaine manière, et voilà que s’en allaient onze années de sa vie. Une simple signature donnait son affaire à un homme qu’il ne comprenait pas. Enfin, personne non plus ne m’y oblige. Il va essayer de gagner de l’argent, pour lui et pour les autres, exactement comme moi. Winston prit son stylo et signa sans lever les yeux. Pourquoi n’as-tu pas regardé d’abord ? Il entendit sauter un bouchon de champagne et, relevant la tête, découvrit les visages souriants de ses anciens employés. En concluant l’affaire, il était devenu pour eux un symbole. Quarante ans, la fortune, la réussite, et maintenant la retraite pour lui permettre de réaliser ses rêves, sans avoir à rester éternellement coincé au boulot. C’était l’objectif visé par tous ceux qui bossaient dans ce genre de boîte. Si brillants qu’ils soient, rares étaient ceux qui avaient potinant le cran d’essayer. Et même, la plupart échouaient, se rappela Winston, mais il était la preuve vivante que c’était possible. Si âpres et cyniques qu’ils soient — ou prétendent l’être —, ces professionnels de la finance nourrissaient dans le fond le même rêve : faire leur pelote et se tirer, fuir l’incroyable stress dû à l’obligation de traquer le bon filon noyé dans les piles de comptes rendus et d’analyses financières, l’obligation de se constituer un fichier, d’attirer les gens et leur fric, de ménager leurs intérêts et le leur... oui, fuir tout cela et se barrer pour de bon. Le magot attendait au bout de la route et, avec, la sortie. Un voilier, une maison en Floride, une autre aux îles Vierges, une troisième à Aspen... pouvoir dormir parfois jusqu’à huit heures ; jouer au golf. C’était une vision d’avenir puissamment attirante. Mais pourquoi pas tout de suite ? Dieu du ciel, qu’avait-il fait ? Demain matin, il se lèverait sans savoir quoi faire. Était-il possible de décrocher comme ça ? Un peu tard pour y penser, George, se dit-il en acceptant le verre de Moët, pour boire la gorgée de rigueur. Il leva sa flûte pour saluer Yamata, parce que ça aussi, c’était de rigueur. Puis il vit le sourire, attendu, mais surprenant. Ce n’était pas un sourire de vainqueur. Pourquoi ? se demanda Winston. Il avait payé rubis sur l’ongle. Ce n’était pas le genre de marché où l’on pouvait avoir « gagné » ou « perdu ». Winston retirait ses billes, Yamata plaçait les siennes. Et pourtant, ce sourire. C’était crispant, et d’autant plus qu’il ne le comprenait pas. Son esprit tournait à toute vitesse alors que le vin pétillant lui descendait dans la gorge. Si seulement il avait été amical et gracieux, ce sourire, mais non. Leurs yeux se croisèrent, à quinze mètres de distance, à l’insu de tous les autres, et en dépit du fait qu’il n’y avait eu ni combat ni vainqueur défini, c’était comme si une guerre venait de se livrer. Pourquoi ? L’instinct. Winston laissa aussitôt parler le sien. Il y avait quelque chose — mais quoi ? De la méchanceté chez Yamata. Était-il de ceux qui en tout voient un combat ? Winston avait été ainsi naguère, mais il en était revenu. La compétition était toujours âpre, mais civilisée. À Wall Street aussi, tout le monde était en compétition avec tout le monde — pour la sécurité, les conseils, les ententes ; une compétition rude, mais amicale tant que tout le monde obéissait aux mêmes règles. Tu ne joues pas le même jeu, c’est ça ? eut-il envie de demander, trop tard. Winston tenta une autre ruse, soudain intéressé par cette nouvelle partie qui avait commencé de manière si inattendue. Il leva son verre et, sans un mot, salua son successeur, tandis que le reste des participants continuaient à deviser autour de la table. Yamata lui rendit son salut et sa mine se fit encore plus arrogante : il irradiait le mépris devant la stupidité de l’homme qui venait de lui brader son affaire. Tu étais si fort pour dissimuler tes sentiments jusqu’ici’, pourquoi cesser maintenant ? Tu crois vraiment m’avoir dupé, avoir réussi un coup... encore plus gros que je l’imagine. Mais lequel ? Winston détourna les yeux vers les baies vitrées pour contempler les eaux du port, calmes comme un miroir. Il était soudain las de ce petit jeu, indifférent à l’espèce de compétition que ce petit salopard s’imaginait avoir remportée. Merde, se dit-il, je me suis retiré. Je n’ai rien perdu. J’ai gagné ma liberté. J’ai récupéré mes billes. J’ai tout ce qu’il me faut. Alors, OK, tu peux bien tenir la boutique et faire de l’argent, avoir ton siège attitré dans tous les clubs et restaurants de la ville chaque fois que tu reviendras ici, et te persuader de ton importance, si tu crois que ça représente une victoire, libre à toi. Mais cette victoire, elle ne se fait pas au détriment de qui que ce soit, conclut Winston. Pas de veine, vraiment. Comme toujours il avait tout saisi, identifié tous les éléments. Mais pour la première fois depuis des années, il n’avait pas réussi, avec, à reconstituer le bon scénario. Ce n’était pas de sa faute. Il maîtrisait parfaitement son propre jeu, mais avait simplement fait la supposition, erronée, qu’il n’en existait pas d'autres. Chet Nomuri déployait de gros efforts pour ne pas être un citoyen américain. Cela faisait quatre générations que sa famille résidait aux États-Unis — le premier de ses ancêtres était arrivé juste au tournant du siècle et avant le gentleman’s agreement signé entre le Japon et l’Amérique pour restreindre l’immigration. Il se serait senti insulté d’y songer outre mesure. Mais plus insultant encore avait été le traitement infligé à ses grands-parents et arrière-grands-parents, malgré leur passeport américain. Son grand-père avait saisi l’occasion de prouver sa loyauté à sa nouvelle patrie en servant dans le 442e d’infanterie ; il en était revenu avec deux citations et les galons de sergent-chef pour découvrir que l’affaire de famille — une entreprise de fournitures de bureau — avait été bradée pour une bouchée de pain et sa famille expédiée en camp d’internement. Avec une patience stoïque, il avait tout repris à zéro, choisissant une raison sociale sans équivoque, « Mobilier de bureau des anciens combattants », et gagné assez d’argent pour envoyer ses trois fils poursuivre leurs études à l’université et même au-delà. Le père de Chet, chirurgien vasculaire, était un petit bonhomme jovial né en captivité et dont les parents, pour cette raison — et puis aussi pour plaire au grand-père —, avaient préservé certaines des traditions, la langue, par exemple. Et ils avaient drôlement bien fait, songea Nomuri. Il avait surmonté ses problèmes d’accent en l’affaire de quelques semaines, et aujourd’hui, alors qu’il était assis dans un établissement de bains de Tokyo, tout le monde autour de lui se demandait de quelle préfecture il était natif — Nomuri avait plusieurs jeux de papiers d’identité. Il était officier supérieur des renseignements américains, mais détail retors, il était cette fois en mission non pas pour le compte de la CIA, mais pour celui du ministère de la Justice, et totalement à l’insu des Affaires étrangères. L’une des leçons qu’il avait apprises de son père chirurgien était qu’il fallait toujours garder les yeux fixés sur ce qui était possible, pas sur ce qu’on ne pouvait pas changer. En cela, la famille Nomuri s’était américanisée, en douceur, sans heurts, et en définitive avec succès. Chet était assis jusqu’au cou dans l’eau brûlante. Les règles du bain étaient d’une clarté parfaite. Vous pouviez discuter de tout sauf du boulot, ou plutôt, vous pouviez en parler, mais uniquement pour raconter les derniers potins, sans aborder les aspects concrets de votre vie professionnelle — l’argent, les affaires. À l’intérieur de ce cadre souple, tous les sujets semblaient pouvoir être abordés dans ce forum étonnamment décontracté au sein d’une société des plus rigides. Nomuri s’y rendait tous les jours à peu près à la même heure, et il le faisait depuis suffisamment longtemps pour que ceux qu’il y rencontrait à chaque fois le connaissent et se sentent en confiance avec lui. Il savait déjà tout ce qu’il y avait à savoir sur leurs épouses et leurs familles, et eux de même — ou plutôt, ils savaient tout de la « légende » qu’il s’était bâtie mais qui était désormais aussi réelle pour lui que le quartier de Los Angeles où il avait grandi. « J’ai besoin d’une maîtresse, dit pour la énième fois peut-être Kazuo Taoka. Depuis que notre fils est né, ma femme, tout ce qui l’intéresse, c’est de regarder la télé. — Elles sont tout juste bonnes à se plaindre », renchérit un autre employé. Concert de grognements d’approbation des autres hommes dans le bassin. « Une maîtresse, c’est ruineux, observa Nomuri depuis son coin du bassin, en se demandant de quoi les épouses pouvaient bien se plaindre dans leur propre piscine. En temps et en argent. » De ces deux éléments, l’essentiel était le temps. Chacun de ces jeunes cadres — enfin, pas exactement, mais la frontière entre ce qui était en Amérique considéré comme un poste de simple employé et un poste de responsable restait floue au Japon — gagnait bien sa vie, mais c’était au prix d’un lien avec son entreprise aussi étroit que celui des mineurs de charbon du Tennessee au temps d’Ernie Ford. Souvent levés avant l’aube, ils parcouraient de longs trajets en train de banlieue pour gagner des bureaux surpeuplés, ils travaillaient dur, et tard, et quand ils rentraient chez eux, c’était le plus souvent pour découvrir leur femme et leurs enfants endormis. Malgré tout ce qu’il avait appris par la télé et ses recherches avant d’arriver ici, Nomuri était toujours scandalisé de découvrir que la pression des affaires arrivait quasiment à détruire le tissu social du pays, et que la structure de la cellule familiale elle-même était déjà atteinte. C’était d’autant plus surprenant que c’était la force de cohésion de la famille japonaise qui seule avait permis à ses propres ancêtres de réussir dans une Amérique où le racisme aurait pu sembler un obstacle insurmontable. « Ruineux, certes, approuva Taoka, morose, mais où diantre un homme peut-il trouver ce dont il a besoin ? — C’est vrai », confirma un autre, de l’autre côté du bassin. Enfin, pas vraiment un bassin, mais c’était trop grand pour être une baignoire. « ça coûte bien trop cher, mais à quoi bon être un homme ? — Toujours plus facile pour les chefs », poursuivit Nomuri, en Se demandant sur quoi tout ceci allait déboucher. Il en était encore au début de sa mission ; il continuait à en établir les fondations avant de s’y lancer pour de bon et il prenait son temps, selon les instructions d’Ed et Mary Pat. « Vous devriez voir qui Yamata-san s’est mis dans la poche, observa un autre employé avec un rire sombre. — Oh ? fit Taoka. — Il est copain comme cochon avec Goto, poursuivit l’homme avec des mines de conspirateur. — Le politicien ? Ah, oui, bien sûr ! » Nomuri se laissa couler dans l’eau à près de quarante degrés et ferma les yeux pour ne pas donner l’impression d’être intéressé, même si son cerveau avait déjà déclenché son magnétophone interne. « Un politicien, murmura-t-il d’une voix pâteuse. Hmmph. — Je devais transmettre des papiers à Yamata-san le mois dernier, dans une maison tranquille pas loin d’ici. Des papiers concernant l’affaire qu’il vient de signer aujourd’hui, en fait. C’est Goto qui recevait. On m’a laissé entrer ; j’imagine que Yamata-san voulait me faire profiter du spectacle. La fille avec eux... » Son ton se fit un rien intimidé. « Grande, blonde, et de si jolis seins... — Où peut-on s’acheter une maîtresse américaine ? grasseya un autre. — Et elle savait se tenir, poursuivit le narrateur. Elle est restée assise sans broncher pendant que Yamata-san parcourait les papiers. Patiente. Sans la moindre honte. De si jolis seins », conclut l’homme. Donc les récits colportés sur Goto sont vrais, songea Nomuri. Bon sang, comment de tels individus peuvent-ils faire un tel chemin en politique ? se demanda l’agent de renseignements. Il ne lui fallut qu’une seconde pour se reprocher la stupidité de sa question. Ce genre de comportement chez les politiciens datait au bas mot de la guerre de Troie. « Tu ne peux pas en rester là », insista Taoka, enjoué. L’homme ne se fit pas prier, détaillant la scène et captivant l’attention des autres, qui connaissaient déjà tout ce qu’il y avait à savoir sur les épouses de leurs collègues et se sentaient tout émoustillés d’entendre la description d’une « nouvelle » fille avec un luxe de détails cliniques. « Qu’est-ce qu’on peut leur trouver ? ronchonna Nomuri, les yeux clos. Elles sont trop grandes, elles ont de trop grands pieds, ne savent pas se tenir, et... — Laisse-le poursuivre son récit », l’interrompit une voix excitée. Haussant les épaules, Nomuri se soumit à la volonté générale, tandis que son esprit continuait à enregistrer chaque mot. L’employé avait le sens du détail, et en moins d’une minute, Nomuri disposait d’une description physique complète. Via le chef de station, le rapport atterrirait à Langley, car la CIA tenait un fichier des manies personnelles de tous les hommes politiques de par le monde. Il n’y avait jamais de fait inutile, même s’il espérait obtenir des informations d’un intérêt un peu plus immédiat que les penchants sexuels de Goto. Le débriefing avait lieu à la Ferme, de son nom officiel Camp Peary, un centre d’entraînement de la CIA situé à l’écart de l’Interstate 64, entre Williamsburg et Yorktown, Virginie. Les sodas descendaient aussi vite qu’on pouvait ouvrir les boîtes, tandis que les deux hommes parcouraient les cartes en expliquant leurs six semaines de séjour qui s’étaient si bien achevées. Le procès de Corp, annonçait CNN, allait s’ouvrir la semaine suivante. Son issue ne faisait guère de doute. Là-bas, quelque part dans ce pays équatorial, quelqu’un avait déjà acheté cinq mètres de corde en chanvre de deux centimètres, même si les deux officiers se demandaient d’où viendrais le bois du gibet. Sans doute faudrait-il l’importer, songea Clark. Ils n’avaient pas vu des masses d’arbres. « Eh bien, dit Mary Patricia Foley après avoir entendu l’ultime version. Ça m’a l’air d’être du bon boulot, les gars. — Merci, m’dame, répondit galamment Ding. Sûr que John sait parfaitement jouer les licenciés ès sciences. — Tu parles d’expérience, nota Clark avec un rire. Comment se débrouille Ed ? — Il apprend son rôle », répondit le directeur adjoint des opérations, avec un sourire malicieux. Elle et son mari étaient passés ensemble à la Ferme, et Clark avait été un de leurs instructeurs. S’ils avaient formé naguère la meilleure équipe conjugale qu’ait connue l’Agence, il n’en restait pas moins que Mary Pat était plus douée pour opérer sur le terrain, alors qu’Ed avait de meilleures capacités d’organisation. En conséquence, c’était Ed qui aurait dû avoir la prééminence hiérarchique, mais le poste proposé à Mary Pat avait été simplement trop séduisant, politiquement parlant, et de toute façon, ils continuaient à collaborer en tant que codirecteurs adjoints, même si le titre officiel d’Ed restait quelque peu nébuleux. « Vous avez bien mérité un congé, vous deux, et au fait, vous avez droit aux félicitations officielles du locataire d’en face. » Ce n’était pas une première pour l’un et l’autre agent. « Vous savez, John, il est vraiment temps que vous reveniez au bercail. » Ce qui, dans sa bouche, signifiait retrouver à titre permanent un poste d’instructeur ici, sur ces côtes de Virginie. L’Agence renforçait ses ressources humaines en matière de Renseignement — la formule bureaucratique pour réclamer une augmentation du nombre des agents de renseignements (baptisés espions par les ennemis de l’Amérique) à déployer sur le terrain. Mme Foley désirait — que Clark aide à les former. Après tout, il avait fait un bon boulot avec elle et son mari, vingt ans plus tôt. « À moins que vous ne vouliez me forcer à prendre ma retraite. Je me plais bien, moi, en plein air. — Il en tient une couche, m’dame, observa Chavez avec un sourire espiègle. Je suppose que c’est l’âge. » Mme Foley s’abstint de discuter. Ces deux-là étaient parmi ses meilleurs agents sur le terrain et elle n’était pas si pressée de dissoudre une équipe qui réussissait. « Bon, d’accord, les gars. Débriefing terminé. L’Oklahoma et le Nebraska sont au programme de cet après-midi. — Comment vont les gamins, MP ? » C’était son surnom dans le service, même si tout le monde n’avait pas le grade pour l’utiliser. « Très bien, John. Merci. » Mme Foley se leva et gagna la porte. D’un saut d’hélicoptère, elle serait de retour à Langley. Elle non plus, elle ne voulait pas en rater une. Clark et Chavez échangèrent ce regard qui accompagne le boulot accompli. L’opération BALADEUR était désormais aux archives, avec la bénédiction officielle du Service et, dans ce cas précis, de la Maison-Blanche. « C’est l’heure d’une bonne bière, monsieur C. — Tu veux que je te ramène, je parie ? — Si c’est pas trop vous demander, chef », répondit Ding. Clark lorgna son partenaire. Oui, il s’était décrassé. Les cheveux bruns étaient propres et taillés court, l’épaisse barbe en broussaille qui dissimulait ses traits lors de leur séjour en Afrique avait disparu. Il portait même une chemise blanche et une cravate sous son veston. Clark avait l’impression qu’il était habillé comme un prétendant, mais à la réflexion, il aurait pu se souvenir que Ding avait été naguère un soldat et que les soldats de retour du front aimaient se débarrasser de toutes les marques physiques rappelant les aspects les plus rudes de leur profession. Enfin, il n’allait quand même pas se plaindre que le gamin cherche à avoir l’air présentable, non ? Quels que puissent être ses défauts, se dit John, il se montrait toujours respectueux. « Allez, viens. » Le break Ford de Clark était garé à son emplacement habituel, et au bout d’un quart d’heure de trajet, ils pénétraient dans l’allée de sa maison. Bâtie à l’extérieur du périmètre de Camp Peary, c’était un petit ranch à deux niveaux, plus vide aujourd’hui que naguère. Sa fille aînée, Margaret Pamela Clark, était partie poursuivre ses études à l’université, Marquette en l’occurrence. Patricia Doris Clark avait choisi un établissement plus proche du domicile familial, William & Mary, dans la ville voisine de Williamsburg. Elle y terminait sa première année de médecine. Patsy était déjà sur le seuil, prévenue de leur arrivée. « Papa ! » Étreinte, baiser, suivi de quelque chose qui avait fini, quelque part, par devenir plus important. « Ding ! » Juste une brève étreinte, cette fois, nota Clark, même s’il n’était pas dupe un seul instant. « Salut, Pats. » Ding ne lâcha pas sa main en entrant dans la maison. 4 Activité — NOS exigences sont différentes, insista le négociateur. — Comment cela ? s’enquit, patient, son vis-à-vis. — L’acier, la conception du réservoir, tout cela est unique. Je ne suis pas moi-même ingénieur, mais les gens qui s’occupent de la conception me l’ont dit, en ajoutant que la qualité du produit risquait d’être altérée par la substitution d’autres éléments. Enfin, poursuivit-il, il y a également le problème de la standardisation des pièces. Comme vous le savez, une bonne partie des voitures assemblées dans le Kentucky sont réexpédiées pour être vendues au Japon, et en cas de dégâts ou d’échange standard, on peut immédiatement recourir à la production locale. Si nous devions adopter les éléments américains que vous suggérez, ce ne serait plus le cas. — Seiji, ce dont nous discutons, c’est d’un réservoir d’essence. Il est formé de... disons cinq pièces d’acier galvanisé, pliées et soudées, avec une contenance de soixante-quinze litres. Il n’y a pas une seule pièce mobile », fit remarquer le fonctionnaire des Affaires étrangères, intervenant dans le processus de négociation pour y jouer le rôle pour lequel on l’avait payé. Il avait même réussi à feindre l’exaspération en appelant par son prénom son interlocuteur. « Ah, mais l’acier lui-même, la formule, les proportions des divers composants de l’alliage final, tous ces éléments ont été optimisés pour se conformer précisément au cahier des charges défini par le constructeur... — Et qui fait l’objet d’une normalisation au niveau international. — Hélas, ce n’est pas le cas. Notre cahier des charges est bien plus draconien que ceux de la concurrence et, j’ai le regret de le dire, infiniment plus que celui de la Compagnie de pièces automobiles de Deerfield. Raison pour laquelle nous nous voyons contraints de décliner votre requête. « Ce qui mettait un terme à cette phase des négociations. Le négociateur japonais se carra dans son fauteuil ; resplendissant dans son complet Brooks Brothers avec sa cravate Pierre Cardin, il avait du mal à cacher sa jubilation. Il ne manquait pas d’entraînement, et il savait s’y prendre ; c’était lui qui avait la main. En outre, la partie devenait de plus en plus facile. « C’est extrêmement contrariant », répondit le représentant américain du ministère du Commerce. Il n’avait pas escompté une autre réponse, bien sûr, et tourna la page pour aborder l’article suivant au programme des « Négociations sur les biens domestiques ». C’était comme du théâtre grec, se dit-il, à mi-chemin entre une tragédie de Sophocle et une comédie d’Aristophane. On savait exactement ce qui allait se produire avant même que ça ait commencé. En cela, il avait raison, mais pas comme il l’aurait imaginé. Le noeud de l’affaire s’était joué plusieurs mois auparavant, bien avant que les négociations n’achoppent sur ce point, et, rétrospectivement, des esprits plus posés auraient certainement qualifié ça d’accident — simple coïncidence bizarre parmi toutes celles qui modèlent le destin des nations et de leurs dirigeants. Comme souvent dans ce cas, cela avait commencé par une banale erreur qui s’était produite malgré tout un luxe de précautions. Un simple fil électrique défaillant, qui avait réduit le débit de courant dans une cuve de galvanoplastie, et donc la charge électrique du liquide brûlant dans lequel plongeaient les feuilles d’acier. De ce fait, le processus de dépôt ne s’était pas déroulé jusqu’au bout, ne recouvrant le métal que d’une mince patine au lieu d’un placage complet. Les tôles (non) galvanisées étaient ensuite empilées sur des palettes, fardelées par des rubans métalliques pour les maintenir avant leur mise sous blister plastique. L’erreur allait s’aggraver encore lors des phases d’assemblage et de finition. L’atelier où elle s’était produite ne faisait pas partie de l’usine de montage. À l’instar de tous les constructeurs américains, les grandes firmes automobiles — celles qui concevaient les voitures et y apposaient leur marque — s’approvisionnaient en majorité auprès de petits sous-traitants. Au Japon, les relations entre gros et petits poissons étaient à la fois stables et implacables : stables, car la relation d’affaires entre les deux entreprises était en général de longue durée ; implacable, car les assembleurs avaient des exigences dictatoriales, et ils faisaient toujours planer la menace de transférer le contrat à un autre fournisseur, même si l’éventualité était rarement évoquée ouvertement. Juste des allusions indirectes, en général un commentaire aimable sur l’état des affaires chez un concurrent plus petit, une allusion aux enfants (si intelligents) du propriétaire de cette entreprise, voire au fait qu’ils s’étaient rencontrés par hasard lors d’un match ou aux bains la semaine précédente. La nature de l’anecdote était moins importante que le contenu implicite du message, toujours parfaitement clair. En conséquence, les petits sous-traitants n’étaient pas ces vitrines de l’industrie lourde japonaise dont les autres pays avaient fini par respecter l’image colportée par la télévision dans le monde entier. Les ouvriers ne portaient pas de combinaison aux couleurs de la firme, ils ne mangeaient pas avec l’encadrement dans des cafétérias luxueuses, ils ne travaillaient pas dans des ateliers impeccables et superbement organisés. Du reste, leur paie n’entrait pas dans la grille de salaires finement ajustée des ouvriers qualifiés, et si les contrats d’embauche à vie devenaient de plus en plus rares même chez les travailleurs d’élite, pour eux, ils n’avaient jamais existé. Dans l’un de ces ateliers de métallurgie anonymes, les piles de tôles mal galvanisées étaient déballées et les feuilles d’acier étaient glissées à la main, une à une, sous les cisailles. Elles étaient alors découpées mécaniquement, puis meulées — les chutes étaient récupérées et renvoyées pour recyclage à l’aciérie —, afin que chaque pièce corresponde exactement aux dimensions définies par les plans, avec une tolérance invariablement inférieure au millimètre, même pour ce composant relativement grossier que le propriétaire du véhicule n’aurait sans doute jamais l’occasion de contempler. Les pièces les plus grandes étaient alors transférées à une autre machine où elles étaient cintrées à chaud, avant d’être soudées pour former un cylindre aplati. Immédiatement après, les extrémités arrondies étaient ajustées et soudées en place par une manoeuvre automatique qui n’exigeait la supervision que d’un seul ouvrier. Les trous prédécoupés sur un côté recevaient le tuyau d’alimentation qui serait fermé par le bouchon de remplissage — il y en avait un autre au fond du réservoir pour la tubulure d’alimentation du moteur. Avant de quitter l’atelier, les réservoirs étaient recouverts d’un enduit à base de cire et de résine époxy destiné à protéger l’acier de la rouille. L’enduit était censé se coller à l’acier, en une union indissociable de matériaux disparates qui protégerait indéfiniment le réservoir contre la corrosion et les fuites d’essence concomitantes. Bref, une réalisation élégante et tout à fait caractéristique de l’ingénierie japonaise, sauf qu’en l’occurrence, ce n’était pas vraiment ça, par la faute de ce câble électrique défectueux à l’aciérie. L’enduit ne s’était pas franchement lié à l’acier, même s’il avait une rigidité interne suffisante pour rester en place jusqu’au moment de l’inspection visuelle. Aussitôt après, un tapis roulant transportait les réservoirs à l’atelier d’emballage, tout au bout de l’usine de pièces détachées. Là, ils étaient glissés dans des boîtes en carton fabriquées par un autre sous-traitant, puis transportés par camion dans un entrepôt où la moitié du stock repartait de nouveau par camion vers l’usine de montage du constructeur, tandis que l’autre moitié allait remplir des conteneurs standardisés qui seraient chargés sur un cargo à destination des États-Unis. Là, les réservoirs seraient fixés à des automobiles quasiment identiques, dans une usine appartenant à la même multinationale, même si elle était située dans les collines du Kentucky et non pas dans la plaine du Kanto, au nord de Tokyo. Tous ces événements avaient eu lieu plusieurs mois avant que le sujet ne figure au programme des « Négociations sur les biens domestiques ». On avait assemblé et expédié des milliers d’automobiles au réservoir d’essence défectueux, qui toutes avaient échappé en sortie de chaîne aux contrôles de qualité, d’habitude excellents, dans deux usines de montage séparées par neuf mille kilomètres de terre et d’océan. Dans le cas des voitures assemblées au Japon, elles avaient été chargées à bord des bateaux les plus laids qu’on ait jamais construits, des navires-porte-autos aussi manoeuvrables que des péniches, qui traversaient lourdement les tempêtes d’automne du Pacifique Nord. L’air saturé de sel, marin atteignait les véhicules par le système de ventilation du bateau. Cela n’aurait pas été trop grave jusqu’au moment où l’un d’eux rencontra un front où l’air froid fut soudainement remplacé par de l’air chaud : le brusque changement d’humidité relative, interagissant avec l’hygrométrie régnant à l’intérieur des réservoirs, entraîna une forte condensation d’eau salée sur leur paroi extérieure. Là, le sel se mit aussitôt à attaquer l’acier doux mal protégé, corrodant et affaiblissant la tôle mince chargée de contenir l’essence à 92 d’octane. Quels qu’aient pu être ses autres défauts, Corp affronta sa mort avec dignité, constata Ryan. Il venait de visionner l’extrait de bande que CNN avait jugé impropre à diffuser dans ses bulletins d’information réguliers. Après un discours dont la traduction tenait sur les deux feuillets que Ryan avait sur les genoux, on avait placé le noeud coulant autour de son cou et la trappe s’était ouverte. Le cadreur de CNN avait zoomé sur le corps qui tressauta avant de s’immobiliser, inerte, marquant un tournant dans l’histoire de son pays. Mohammed Abdul Corp. Brigand, assassin, trafiquant de drogue. Mort. « J’espère simplement que nous n’avons pas créé un martyr, observa Brett Hanson, rompant le silence dans le bureau de Ryan. — Monsieur le ministre, commença Ryan, qui tourna la tête et vit son hôte parcourir lui aussi une traduction des derniers mots de Corp. Tous les martyrs partagent la même caractéristique. — Laquelle, Ryan ? — Ils sont tous morts. » Jack marqua un temps pour accentuer l’effet. « Ce type n’est pas mort pour Dieu ou pour son pays. Il est mort à cause de ses crimes. Ils ne l’ont pas tué pour avoir assassiné des Américains. Ils l’ont tué pour avoir assassiné ses compatriotes et vendu de la drogue. Ce n’est pas de cette étoffe que sont faits les martyrs. Affaire classée, conclut Jack en jetant les feuilles dans la corbeille correspondante sans même les lire. Bien, qu’a-t-on appris de neuf sur l’Inde ? — Diplomatiquement parlant, rien. — Mary Pat ? demanda Jack en se tournant vers la représentante de la CIA. Il y a une brigade mécanisée qui fait des manoeuvres intensives dans le sud du pays. On l’a appris avant-hier. Il semblerait qu’il s’agisse d’un exercice coordonné. — Que dit le Renseignement ? — On n’a aucun élément sur place, admit Mme Foley, énonçant ce qui était devenu un leitmotiv à la CIA. Désolée, Jack. Il faudra des années avant qu’on puisse envoyer des agents partout où l’on veut. » Ryan grommela dans sa barbe. Les photos satellite étaient certes parfaites dans leur genre, mais ce n’étaient jamais que des photos. Les photos vous donnaient des formes, pas des pensées. Ryan avait besoin de pensées. Il se répéta que Mary Pat faisait de son mieux pour combler ce handicap. « D’après la marine, leur flotte est fort occupée et leur schéma d’opérations suggère une mission de barrage. » Les satellites avaient en tout cas révélé que l’ensemble des navires amphibies indiens formaient deux escadres. L’une était en mer, à deux cents milles environ de leur base, et procédait à des manoeuvres coordonnées. L’autre, également groupée, était en entretien dans cette même base navale. Celle-ci était éloignée du site des mangeures de la brigade, mais une ligne de chemin de fer reliait le port de guerre à la ville de garnison des blindés. Des analystes étaient en train d’éplucher les voies de marchandises dans chaque agglomération, sur une base quotidienne. Les satellites servaient au moins à ça. « Rien du tout, Brett ? Nous avons plutôt un bon ambassadeur sur place, si je me souviens bien. — Je ne veux pas trop faire pression sur lui. Cela pourrait nuire au peu d’influence et de filières d’informations que nous avons sur place », annonça le ministre des Affaires étrangères. Mme Foley se retint de lever les yeux au ciel. « Monsieur le ministre, reprit patiemment Ryan, compte tenu du fait que nous n’avons pour l’heure ni influence ni informations, tout ce qui pourra se présenter nous sera utile. Voulez-vous que je le prévienne personnellement ou préférez-vous vous en charger ? — Il travaille pour moi, Ryan. » Jack attendit quelques secondes pour réagir à l’aiguillon. Il détestait les luttes territoriales, même si elles étaient apparemment le sport favori des membres de l’exécutif. « Il travaille pour les États-Unis d’Amérique. Au bout du compte, il travaille pour le Président. Mon boulot est de dire au Président ce qui se passe là-bas, et j’ai besoin d’informations. Alors, mettez-le sur le coup. Il a un officier de la CIA qui travaille pour lui. Il a trois attachés militaires. Je veux qu’ils s’y mettent tous. L’objet de l’exercice est de définir ce qui, pour la marine comme pour moi, ressemble fort à des préparatifs en vue de l’invasion éventuelle d’un État souverain. Je veux l’en empêcher. — Je ne peux vraiment pas croire que l’Inde puisse faire une chose pareille, observa Brett Hanson, non sans malice. J’ai dîné à plusieurs reprises avec leur ministre des Affaires étrangères et il ne m’a jamais laissé le moins du monde entendre que... — D’accord. » Ryan l’interrompit en douceur pour modérer le coup qu’il allait infliger. « Fort bien, Brett. Mais les intentions changent, et ils nous ont bel et bien donné le signe qu’ils veulent voir déguerpir notre flotte. Je veux cette information. Je vous demande de laisser carte blanche à l’ambassadeur Williams pour nous débroussailler ça. L’homme est malin et je me fie à son jugement. C’est une requête personnelle. Je peux demander au Président de la transformer en ordre. À vous de choisir, monsieur le ministre. » Hanson pesa le pour et le contre, et acquiesça d’un signe de tête avec toute la dignité dont il était capable. Ryan venait de résoudre en Afrique une crise qui tenaillait Roger Durling depuis deux ans, et il avait le vent en poupe, du moins pour le moment. Ce n’était pas tous les jours qu’un fonctionnaire gouvernemental renforçait les chances de réélection d’un président. Le bruit que l’arrestation de Corp aurait été l’oeuvre de la CIA s’était déjà répandu dans les médias, et n’était que mollement démenti par la salle de presse de la Maison-Blanche. Ce n’étaient pas des façons de conduire la politique étrangère, mais ce problème serait réglé sur un autre champ de bataille. « La Russie, maintenant », dit simplement Ryan, terminant une discussion et entamant la suivante. L’ingénieur du complexe spatial de Yoshinobu savait qu’il n’était pas le premier à faire des observations sur la beauté du mal. Certainement pas le premier dans son pays, où le goût maniaque et national de la belle ouvrage avait sans doute commencé avec le soin scrupuleux porté à la confection de sabres, le katana long de un mètre du samouraï. Pour ce faire, l’acier était martelé, plié, martelé de nouveau, replié et ainsi de suite à vingt reprises, selon un processus de laminage qui permettait d’obtenir un feuilleté de plus d’un million de couches à partir de la coulée initiale. Un tel traitement exigeait une immense dose de patience de la part du futur propriétaire de l’arme, qui attendrait sans broncher, manifestant en l’occurrence une servilité qui était loin d’être le trait marquant de son pays à cette époque. Et pourtant, il fallait bien, car le samouraï avait besoin de son épée et seul un maître artisan pourrait la lui forger. Mais pas aujourd’hui. Le samouraï contemporain — si on pouvait le qualifier ainsi — se servait du téléphone et exigeait des résultats immédiats. Eh bien, il faudrait encore qu’il attende, se dit l’ingénieur, en contemplant l’objet devant lui. En fait, ce qu’il avait devant lui était un mensonge élaboré, mais c’était l’habileté du mensonge, et sa pure beauté technologique qui suscitaient son auto-admiration. Les connecteurs latéraux étaient factices, mais six personnes seulement étaient au courant, et le dernier de la liste était l’ingénieur, qui en ce moment même descendait par l’échelle du dernier niveau de la tour de montage pour gagner l’étage inférieur. De là, il prit l’ascenseur pour rejoindre le pas de tir bétonné, où les attendait un bus chargé de les conduire au poste de contrôle enterré. Une fois dans le bus, l’ingénieur ôta son casque de plastique rigide blanc et commença à se détendre. Dix minutes plus tard, installé dans un confortable fauteuil pivotant, il dégustait une tasse de thé. Sa présence ici ou sur l’aire de lancement n’était pas vraiment nécessaire, mais quand on construit quelque chose, on a envie de le voir jusqu’au bout, et de toute façon Yamata-san aurait insisté. Le lanceur balistique H-11 était nouveau. C’était seulement le second tir d’essai. Il dérivait en fait de la technologie soviétique, l’un des derniers modèles d’ICBM, construits par les Russes avant l’éclatement de leur pays, et Yamata-san avait racheté la licence de fabrication pour une bouchée de pain (quoique calculée en monnaie forte), puis transmis l’ensemble des plans et des données à ses compatriotes, pour qu’ils les modifient et les améliorent. Cela n’avait pas été difficile. De l’acier de meilleure qualité pour l’enveloppe et une électronique plus raffinée pour le système de guidage avaient permis de gagner douze cents kilos, puis d’autres perfectionnements sur les carburants solides avaient accru de dix-sept pour cent les performances théoriques de la fusée. Cela avait été un exploit pour l’équipe de conception, suffisant pour attirer l’attention des ingénieurs américains de la NASA, dont trois étaient ici présents dans la casemate comme observateurs. Et n’était-ce pas cela le plus drôle ? Le compte à rebours se déroula comme prévu. La tour de montage recula sur ses rails. Des projecteurs inondaient la fusée posée sur son pas de tir comme un monument — mais pas le genre de monument auquel pensaient les Américains. « Sacré bloc d’instrumentation, observa un des gars de la NASA. — Nous voulons vérifier notre capacité à mettre en orbite une charge utile importante, répondit simplement l’un des ingénieurs aérospatiaux. — Eh bien, allons-y... » La mise à feu du moteur-fusée satura brièvement les moniteurs TV avant qu’ils ne compensent électroniquement l’éclat éblouissant de la flamme blanche. Le lanceur balistique H-11 bondit littéralement sur une colonne de flammes suivie d’un panache de fumée. « Qu’avez-vous fait avec le carburant ? demanda tranquillement l’ingénieur de la NASA. — Améliorer la chimie », répondit son homologue japonais, qui fixait non pas l’écran, mais ses batteries d’instruments de mesure. « Renforcer le contrôle qualitatif, la pureté du comburant, surtout. — Ça n’a jamais été leur fort », reconnut l’Américain. Il ne voit même pas ce qu’il a sous les yeux, se dirent les deux ingénieurs nippons. Yamata-san avait raison. C’était fascinant. Des cinéthéodolites suivirent l’ascension de la fusée dans le ciel limpide. La H-11 grimpa à la verticale les trois cents premiers mètres puis, très lentement, infléchit gracieusement sa course et sa signature visuelle se réduisit à un disque blanc-jaune. La trajectoire s’aplatit de plus en plus jusqu’à ce que l’engin s’éloigne des caméras de poursuite, quasiment à l’horizontale. « BECO », souffla l’homme de la NASA, pile au bon moment. BECO signifiait booster-engine cut off — extinction des propulseurs d’appoint —, car il pensait en termes de lanceur spatial. « Et séparation... mise à feu du deuxième étage... » Là, les termes étaient bons. Un cinéthéodolite suivit la chute du premier étage dans la mer, encore illuminé, alors que finissaient de brûler les restes de combustible. « Vous comptez le récupérer ? s’enquit l’Américain. — Non. » Toutes les têtes se tournèrent vers les graphiques de télémétrie, dès que le contact visuel fut perdu. La fusée continuait d’accélérer, suivant exactement la trajectoire définie, vers le sud-est. Divers instruments électroniques affichaient la progression de la H-11 sous forme de graphiques et de chiffres. « La trajectoire est un peu haute, non ? — Nous visons une orbite intermédiaire, expliqua le responsable de projet. Une fois que nous aurons établi que nous sommes capables de mettre en orbite le poids défini, et que nous aurons pu certifier la précision de l’injection, la charge utile sera décrochée d’ici quelques semaines. Nous n’avons pas l’intention d’en rajouter encore aux détritus qui volent au-dessus de nos têtes. — Bonne initiative. Avec tout le bordel qu’il y a là-haut, ça devient dangereux pour nos missions habitées. « L’homme de la NASA » marqua un temps puis décida de poser une question délicate. « Quelle est votre charge utile maximale ? — Cinq tonnes, pour l’évolution finale. » Sifflement de l’Américain. « Vous croyez pouvoir tirer de telles performances de cette gamelle ? » Cinq tonnes, dix mille livres chiffres magiques. Si vous pouviez injecter une telle masse en orbite basse, alors s’ouvrait pour vous l’orbite géostationnaire dévolue aux satellites de communication. Cinq tonnes, cela correspondait au satellite proprement dit et au moteur-fusée supplémentaire indispensable pour gagner l’altitude supérieure. « Vous avez dû sacrément chiader l’étage intermédiaire. » Le Japonais répondit tout d’abord par un sourire. « Secret de fabrication. — Enfin, je suppose qu’on sera fixé dans quatre-vingt-dix secondes. » L’Américain se tourna sur sa chaise pour surveiller la télémétrie numérique. Se pouvait-il qu’ils sachent un truc que lui et ses collègues ignoraient ? Il en doutait, mais, au cas où, la NASA avait installé une caméra d’observation pour suivre la H-11. Les Japonais n’en savaient rien, bien sûr. La NASA disposait de stations de poursuite réparties sur tout le globe pour surveiller les activités spatiales américaines, et comme celles-ci n’avaient souvent rien à faire, elles suivaient toutes sortes d’objet. Les stations de l’île Johnston et de l’atoll de Kwajalein avaient été à l’origine installées pour les tests de l’IDS et le suivi des lancements de missiles soviétiques. Les cinéthéodolites de l’île Johnston s’appelaient Boule d’ambre et ses six techniciens accrochèrent la H-11, ayant été avertis du lancement par un satellite du Programme de soutien de la défense, un engin également conçu et lancé pour avertir des tirs soviétiques. Des notions d’un autre âge, se disaient tous les techniciens. « Sûr qu’on dirait un SS-19 », observa le chef de station. Tous les autres acquiescèrent. « La trajectoire est identique, confirma un autre technicien après avoir vérifié ses paramètres et le rayon d’action. — Extinction et séparation du deuxième étage, étage de liaison et charge utile libérés... brève rectification de trajectoire — waouh ! » Son écran devint blanc. « Perte de signal ! Perte de télémétrie ! » annonça une voix au PC de tir. L’ingénieur en chef japonais grommela quelque chose qui ressemblait à un juron aux oreilles du représentant de la NASA dont les yeux retournèrent vers l’écran d’affichage graphique. Perte du signal juste quelques secondes après l’allumage de l’étage de liaison. Ça ne pouvait signifier qu’une seule chose. « Ça nous est arrivé plus d’une fois », compatit l’Américain. Le problème était que les carburants pour fusées, en particulier les carburants liquides toujours employés pour le dernier étage d’un lanceur spatial, étaient en gros des explosifs puissants. Qu’est-ce qui avait pu clocher ? La NASA et les militaires américains avaient passé plus de quarante ans à découvrir toutes les avanies possibles. L’ingénieur d’armement ne s’énerva pas comme le contrôleur de vol et l’Américain assis près de lui attribua ce calme à son professionnalisme, ce qui était le cas. Du reste, l’Américain ignorait qu’il était ingénieur d’armement. En fait, jusqu’ici, tout s’était déroulé exactement selon les plans. Les réservoirs de l’étage de liaison avaient été chargés d’un explosif puissant qui avait détoné aussitôt après la séparation du cône contenant la charge utile. Cette dernière était un objet conique d’un mètre quatre-vingts de diamètre à la base et de deux mètres six de long. Il était formé d’uranium 238, ce qui n’aurait pas manqué de surprendre et de troubler le représentant de la NASA. Métal dense et fort dur, il avait également d’excellentes qualités réfractaires, ce qui signifiait une excellente résistance à la chaleur. De nombreux engins spatiaux américains y recouraient aussi pour leur charge utile, mais aucun n’était la propriété de l’Agence nationale de l’aéronautique et de l’espace. En général, les objets de forme et de taille similaires étaient installés au sommet des toutes dernières armes stratégiques à tête nucléaire que les États-Unis étaient en train de démanteler aux termes d’un traité avec la Russie. Plus de trente ans plus tôt, un ingénieur de l’AVCO avait fait remarquer que, puisque l’U238 était à la fois un excellent matériau pour encaisser la chaleur d’une rentrée balistique, et le composant du troisième étage d’une bombe thermonucléaire, pourquoi ne pas essayer d’intégrer le VR, véhicule de rentrée, à la bombe. C’était bien une idée propre à séduire un ingénieur, et on l’avait mise en pratique, testée, certifiée, et depuis 1960, elle était devenue partie intégrante de l’arsenal stratégique américain. La charge utile qui si récemment encore surmontait la fusée H-11 était l’exacte simulation d’une tête nucléaire, et alors que Boule d’ambre et d’autres stations de poursuite suivaient les restes de l’étage de liaison, ce cône d’uranium redescendait vers la terre. L’objet n’avait aucun intérêt pour les caméras américaines puisque ce n’était après tout qu’une charge-test, un poids mort qui n’avait pas réussi à atteindre la vélocité nécessaire à sa mise en orbite autour de la Terre. Ce que les Américains ignoraient aussi, c’est qu’à mi-chemin de l’île de Pâques et des côtes du Pérou, le MV Takuyo n’était pas en train de prospecter des zones de pêche comme on aurait pu le croire. Deux kilomètres à l’est du Takuyo, il y avait un radeau pneumatique équipé d’un récepteur GPS et d’une radio. Le bateau ne disposait pas d’un radar pour suivre la rentrée d’un missile balistique, mais le VR se signala lui-même dans le crépuscule du matin ; chauffé à blanc par la friction dans les hautes couches de l’atmosphère, il tomba comme un météore suivi d’une traînée de feu, pile à l’heure prévue, surprenant les vigies supplémentaires postées sur le pont ; bien que prévenues, elles étaient néanmoins impressionnées. Les têtes se tournèrent rapidement pour suivre sa chute qui se termina à deux cents mètres à peine du radeau. Les calculs ultérieurs devaient déterminer que le point d’impact était situé précisément à deux cent soixante mètres de la position calculée. Ce n’était pas parfait et, au grand dam de certains, carrément d’un ordre de grandeur inférieur aux performances des missiles américains les plus récents, mais dans l’optique de cet essai, le résultat était amplement suffisant. Mieux encore, il s’était déroulé sous les yeux du monde entier, et tout le monde n’y avait vu que du feu. Quelques instants après, la tête nucléaire factice éjecta un ballon qui se gonfla pour la maintenir près de la surface. Un canot lancé du Takuyo était déjà en route pour repêcher le VR. Une fois récupéré, on procéderait à l’analyse de ses données télémétriques. « Ça va être très dur, n’est-ce pas ? demanda Barbara Linders. — Oui. » Murray ne voulait pas lui mentir. Ces quinze derniers jours, ils étaient devenus très proches, en fait plus proches encore que Mad. Linders avec sa thérapeute. Durant ce laps de temps, ils avaient discuté plus de dix fois de l’agression, l’envisageant sous tous ses aspects, enregistrant ses moindres paroles, retranscrivant par écrit ces enregistrements, recoupant les moindres faits, allant jusqu’à vérifier à l’aide de photos du bureau de l’ex-sénateur la couleur du mobilier et celle de la moquette. Tout avait été vérifié. Oh, bien sûr, il y avait quelques contradictions, mais rares, et toutes mineures. Le fond de l’affaire n’en était pas affecté. Mais tout cela ne changerait rien au fait que, oui, ce serait probablement très dur. Murray s’occupait de l’affaire, agissant comme représentant personnel du directeur Bill Shaw. Sous ses ordres, vingt-huit agents, dont deux inspecteurs divisionnaires, les autres étant presque tous des hommes d’expérience ayant dépassé la quarantaine, choisis pour leur compétence (il y avait également une demi-douzaine de jeunes inspecteurs chargés des enquêtes sur le terrain). L’étape suivante serait la rencontre avec le procureur. Ils avaient déjà choisi qui ce serait : Anne Cooper, vingt-neuf ans, diplômée en droit de l’université d’Indiana, et spécialisée dans les affaires de viol. Grande femme noire élégante et ardemment féministe, elle avait suffisamment de tempérament pour que le nom de l’inculpé ne lui fasse ni chaud ni froid. C’était là la partie facile. Venait ensuite la partie délicate. L’« inculpé » en question était le vice-président des États-Unis et la Constitution stipulait qu’on ne pouvait pas le traiter comme n’importe quel citoyen lambda. Dans son cas, le « grand jury » serait formé par la commission judiciaire de la Chambre des représentants. Anne Cooper travaillerait d’un point de vue technique en collaboration avec le président et les membres de la commission, même si, d’un point de vue pratique, c’est elle qui serait chargée d’instruire l’affaire, avec l’« aide » des membres de la commission, pour amuser la galerie et organiser des fuites à destination de la presse. Le vrai scandale éclaterait alors, expliqua Murray d’une voix lente et posée, quand le président de la commission serait informé de ce qui se préparait. Les accusations deviendraient alors publiques ; la dimension politique de l’affaire rendait la chose inévitable. Le Vice-président Edward J. Kealty démentirait avec indignation toutes les accusations portées contre lui, et son équipe d’avocats lancerait sa propre enquête sur Barbara Linders. Tout ce qu’ils découvriraient, Murray l’avait déjà appris de la bouche même de celle-ci ; bon nombre de ces détails lui seraient préjudiciables, et l’on se garderait bien d’expliquer au public que les femmes victimes de viol, en particulier celles qui ne dénonçaient pas tout de suite l’agression, étaient ravagées par une perte totale d’estime de soi qui se manifestait souvent par un comportement sexuel déviant. (Ayant appris que l’activité sexuelle était la seule chose que les hommes désiraient d’elles, elles se mettaient à multiplier les expériences, dans une quête futile et désespérée d’un respect de soi bafoué par leur premier agresseur.) Barbara Linders l’avait fait, elle avait pris des antidépresseurs, elle était passée par une demi-douzaine d’emplois successifs et deux avortements. Que tout cela soit une manifestation d’avilissement de soi et non le signe d’une instabilité caractérielle, ce serait à la commission de l’établir, car une fois l’affaire devenue publique, elle ne serait plus en mesure de se défendre seule, n’aurait plus le droit de s’exprimer librement, tandis que les avocats et les enquêteurs de la partie adverse auraient le champ libre pour l’attaquer aussi violemment, aussi vicieusement, mais plus ouvertement qu’avait pu le faire Ed Kealty. Les médias y veilleraient. « Ce n’est pas juste, dit-elle enfin. — Si, Barbara, ça l’est. Et c’est nécessaire, dit Murray, le plus doucement possible. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’on va faire destituer ce fils de pute, ça ne fait aucun doute. L’audience devant le Sénat ne sera qu’une formalité. Mais ensuite, on pourra le traîner devant une véritable cour d’assises fédérale, et là il sera condamné comme le criminel qu’il est. Ce sera dur pour vous, mais quand il se retrouvera en prison, c’est surtout pour lui que ce sera dur. C’est ainsi que marche le système. Il n’est peut-être pas parfait, mais c’est ce qu’on a trouvé de mieux. Et quand tout sera fini, Barbara, vous aurez retrouvé votre dignité, et plus personne, jamais, ne pourra vous l’ôter à nouveau. — Je n’ai plus jamais l’intention de fuir, monsieur Murray. » Elle en avait fait du chemin, en quinze jours. Elle commençait à redresser l’échine. Elle n’avait pas encore un moral d’acier, mais les progrès étaient quotidiens. Il se demanda si elle tiendrait le coup. Il estima les chances à six contre cinq, et décida de parier sur elle. « Appelez-moi Dan, je vous en prie. C’est ce que font mes amis. » « Qu’est-ce que vous ne vouliez pas dire devant Brett ? — Nous avons un gars au Japon... », commença Mme Foley, sans révéler le nom de Chet Nomuri. Son compte rendu prit plusieurs minutes. Ce n’était pas vraiment une surprise. Ryan en avait lui-même émis la suggestion quelques années plus tôt, ici même, à l’occupant de la Maison-Blanche de l’époque, le Président Fowler. En Amérique, trop de hauts fonctionnaires quittaient la fonction publique pour entrer dans des groupes de pression ou devenir consultants au profit de groupes financiers japonais, voire du gouvernement japonais lui-même, et invariablement avec un traitement bien supérieur à celui que pouvait leur fournir le contribuable américain. Le fait était troublant pour Ryan. Sans être illégal en soi, il était pour le moins incongru. Mais il y avait plus. On ne changeait pas simplement de bureau pour multiplier par dix son revenu personnel. Il avait dû y avoir une démarche de recrutement, avec quelque chose de concret à la clé. Comme dans toutes les autres formes d’espionnage, une nouvelle recrue devait d’abord apporter la preuve qu’elle était en mesure de fournir des informations de valeur. Le seul moyen d’y parvenir pour ces fonctionnaires âpres au gain était de donner des informations sensibles alors qu’ils étaient encore au service du gouvernement. Et cela, c’était de l’espionnage, un crime aux termes de l’article 18 du Code civil américain. Une opération menée conjointement par le FBI et la CIA essayait discrètement de savoir ce qu’il y avait à savoir. L’opération était baptisée BOIS DE SANTAL, et c’était là qu’intervenait Nomuri. « Bien, alors qu’est-ce qu’on a jusqu’ici ? — Rien sur le sujet pour l’instant, répondit Mary Pat. Mais on a appris un certain nombre de choses sur Hiroshi Goto. Il a de sales manies. » Elle détailla. « Il ne nous aime pas trop, n’est-ce pas ? — Ça ne l’empêche pas d’aimer les Américaines, si on peut dire. — Ce n’est pas très facile à exploiter. » Ryan se cala dans son fauteuil. C’était écoeurant, surtout pour un homme dont la fille aînée n’allait pas tarder à sortir, une phase toujours dure à assumer pour les pères de famille, même dans le meilleur des cas. « Les brebis égarées, ce n’est pas ce qui manque, MP, et on ne peut pas les sauver toutes, dit Jack sans trop de conviction. — Toute cette affaire sent mauvais, Jack. — Pourquoi dites-vous ça ? — Je n’en sais rien. Son côté précipité, peut-être. Ce bonhomme pourrait être leur Premier ministre d’ici quinze jours. Il est fortement soutenu par les zaibatsu. Le gouvernement actuel est chancelant. Il devrait jouer les hommes d’État, pas les obsédés sexuels, en exhibant une jeune fille de la sorte... — Autres cieux, autres moeurs. » Ryan commit l’erreur de fermer quelques instants ses yeux las, et aussitôt, son imagination se mit à illustrer les propos de Mme Foley. C’est une citoyenne américaine, Jack. Ce sont ces gens qui te paient ton salaire. Les yeux se rouvrirent. « Votre agent là-bas, c’est un bon ? — Un excellent élément. Il est en place depuis six mois. — A-t-il déjà recruté quelqu’un ? — Non, il a ordre d’y aller mollo. Bien obligé, dans ce pays. Leur société a des règles différentes. Il a identifié une paire de tristes sires et il prend son temps pour les coincer... — Yamata et Goto... mais tout ça ne tient pas debout, non ? Yamata vient d’investir à Wall Street, le Groupe Columbus. L’affaire de George Winston. Je connais George. — La société d’investissement ? — Exact. Il vient de raccrocher et Yamata s’est pointé pour prendre sa place. Il s’agit d’une affaire de grosse galette, MP. Le droit d’entrée est à cent millions minimum. Et vous êtes en train de me dire qu’un politicien qui clame sur tous les toits qu’il déteste les États-Unis fricote avec un industriel qui vient de se marier avec notre système financier ? Merde, peut-être que Yamata cherche à lui expliquer les réalités de la vie. — Que savez-vous de M. Yamata ? » demanda-t-elle. La question le prit de court. « Moi ? Pas grand-chose, à part son nom. Il dirige une grosse entreprise. C’est l’une de vos cibles ? — Tout juste. » Ryan eut un sourire un coin. « MP, vous êtes sûre que c’est assez compliqué comme ça ? Vous ne voulez pas rajouter un autre élément ? » Au Nevada, des gens attendaient que le soleil se soit caché derrière les montagnes pour commencer ce qui aurait dû être un exercice de routine, en dehors de quelques modifications de dernière minute. Les adjudants de l’armée étaient tous des hommes expérimentés et ils restaient bluffés par leur première visite officielle à Dreamland, le « Pays des rêves », comme les gars de l’Air Force continuaient d’appeler leur base secrète de Groom Lake. C’était ici qu’on essayait les appareils furtifs, et le site était truffé de radars et autres systèmes destinés à mesurer le réel degré de discrétion de ces engins. Maintenant que le soleil avait disparu et que l’obscurité avait envahi le ciel limpide, les pilotes gagnèrent leurs appareils et décollèrent pour un vol d’essai de nuit. La mission de ce soir était de s’approcher du couloir aérien de Nellis, de leur balancer quelques armes d’exercice, puis de revenir à Groom Lake, tout cela sans se faire détecter. Ce ne serait pas de la tarte. Coiffé de sa casquette de J-3, Jackson observait le dernier élu dans la catégorie furtif. Le Comanche avait un rôle intéressant à jouer de ce côté-là, et plus encore pour les opérations spéciales, qui n’allaient pas tarder à devenir le dernier truc à la mode au Pentagone. L’armée prétendait avoir concocté un numéro de magie qui valait le spectacle, et il était là en spectateur attentif,- « Canons, canons, canons ! » dit l’adjudant sur le canal réservé quatre-vingt-dix minutes plus tard. Puis, à l’interphone : « Bon Dieu, quel spectacle ! » La rampe de la base de Nellis abritait la plus grande escadre aérienne de l’Air Force, encore augmentée aujourd’hui par la visite de deux escadrilles supplémentaires dans le cadre de l’opération DRAPEAU ROUGE toujours en cours. Cela offrait plus de cent cibles au canon de 20 mm de son Comanche, et il arrosa les rangées d’appareils garés avant de virer et de dégager de la zone vers le sud. Les casinos de Las Vegas apparurent alors qu’il arrondissait sa trajectoire pour laisser la place aux deux autres hélicos, puis ce fut de nouveau le rase-mottes à quinze mètres au-dessus du sable inégal, cap au nord-est. « Encore touchés, annonça l’homme à l’arrière. Des pilotes d’Eagle n’arrêtent pas de nous balayer. — Ils nous ont accrochés ? — Sûr qu’ils essaient, et... bon Dieu ! » Un F-15C passa en hurlant au-dessus d’eux, assez près pour que son sillage fasse légèrement osciller le Comanche. Puis une voix se fit entendre sur la fréquence réservée. « Si ç’avait été un Écho, vous l’auriez eu dans le cul. — On m’avait bien parlé de la réputation des aviateurs. D’accord, rendez-vous à l’étable. — Roger. Terminé. » Au loin, à douze heures, le chasseur éteignit sa post-combustion pour saluer. « Y a du bon et du moins bon, Sandy », observa la voix venue du siège arrière. Furtif, mais pas encore assez. La technologie intégrée au Comanche était assez bonne pour tromper un radar de guidage de missile, mais ces putains de zincs d’alerte aérienne avancée, avec leurs grandes antennes et leurs puces électroniques, n’arrêtaient pas de les accrocher, sans doute à cause des pales de leur rotor, estima le pilote. Ils avaient encore du boulot à faire de ce côté-là. La bonne nouvelle était que le F-15C, avec son superbe radar de guidage, n’arrivait pas à avoir un verrouillage suffisant pour ses AMRAAM, et recourir au guidage thermique était une perte de temps pour tout le monde, même au-dessus du sol froid d’un désert. En revanche le F-15 version E, avec son équipement de vision nocturne, aurait pu le descendre avec son canon de 20 mm. Un truc à se rappeler. Bon, le monde n’était pas encore parfait, mais le Comanche demeurait le plus méchant hélico jamais construit. L’adjudant Sandy Richter, échelon 4, leva les yeux. Dans l’air froid et sec du désert, il apercevait les feux à éclats de l’E-3A AWACS qui tournait au-dessus d’eux. Pas si loin que ça. Trente mille pieds environ, estima-t-il. Puis lui vint une idée intéressante. Ce gars de la marine n’avait pas l’air con, et peut-être que s’il arrivait à la présenter de manière convenable, il aurait une chance de la mettre en pratique... « Je commence vraiment à en avoir ma claque », était en train de dire le Président Durling. Il était dans son bureau, situé diagonalement à l’opposé de celui de Ryan, dans l’aile ouest. Ils avaient connu deux bonnes années, mais l’état de grâce avait brutalement pris fin quelques mois plus tôt. « C’est quoi encore, aujourd’hui ? — Les réservoirs d’essence, répondit Marty Caplan. L’usine de pièces de Deerfield, dans le Massachusetts, vient tout juste de trouver un moyen de les fabriquer dans quasiment toutes les formes et toutes les tailles à partir de simples tôles d’acier. Une méthode robotisée, d’une efficacité redoutable. Ils ont refusé de vendre la licence aux Japonais... — C’est du ressort d’Al Trent, non ? coupa le Président. — Tout à fait. — Excusez-moi. Je vous en prie, poursuivez. » Durling prit sa tasse de thé. Il ne supportait plus le café l’après-midi, à présent. « Pourquoi refusent-ils ? — C’est l’une de ces entreprises qui ont été presque détruites par la compétition étrangère. Celle-ci s’accrochait à sa vieille équipe de direction. Ils ont décidé de se secouer, d’engager deux ou trois jeunes concepteurs brillants et de remonter leurs manches. Résultat : ils ont pondu une demi-douzaine d’innovations importantes. Il se trouve que c’est celle-ci qui offre la meilleure rentabilité. Ils prétendent pouvoir fabriquer les réservoirs, les emballer et les expédier au Japon pour moins cher que les Japonais en les fabriquant chez eux, sans parler que les leurs sont plus résistants. Mais nous n’avons pas réussi à décider l’autre camp à les utiliser dans les usines de montage qu’ils ont là-bas. Bref, c’est l’histoire des puces d’ordinateur qui recommence, conclut Caplan. — Comment se fait-il qu’ils réussissent même à les expédier là-bas... ? — Les bateaux, monsieur le président. » C’était au tour de Caplan de l’interrompre. « Leurs ferries arrivent ici chargés à bloc et, la plupart du temps, ils repartent à vide. Les charger ne coûterait quasiment rien et, en plus, la marchandise se retrouverait directement livrée à l’entrepôt destinataire. Deerfield a même conçu un système de déchargement qui élimine tout retard dans la chaîne. — Pourquoi n’avez-vous pas insisté ? » « Je suis surpris qu’il n’ait pas insisté », observa Christopher Cook. Ils se trouvaient dans une villa luxueuse un peu à l’écart de la route de Kalorama. Un quartier huppé du district fédéral où logeaient une bonne partie du corps diplomatique, ainsi que le tout-venant de la faune de la capitale : membres de groupes de pression, avocats, et tous ceux qui désiraient être près, mais pas trop, des allées du pouvoir, c’est-à-dire le centre-ville. « Si Deerfield voulait simplement vendre sa licence, soupira Seiji. Nous serions disposés à en donner un très bon prix. — Certes », admit Cook, en se reversant un verre de vin blanc. Il aurait pu dire : Enfin, Seiji, c’est leur invention et ils veulent qu’elle leur rapporte, mais il s’en abstint. « Mais pourquoi, de votre côté... » Ce fut au tour de Seiji Nagumo de soupirer. « Vous avez été habiles. Ils ont engagé au Japon un avocat particulièrement brillant, et ont obtenu la reconnaissance de leur brevet en un temps record. » Il aurait pu ajouter qu’il était scandalisé qu’un concitoyen ait un tel comportement de mercenaire, mais c’eût été déplacé en la circonstance. « Eh bien, peut-être qu’ils finiront par entendre raison. — Ce serait un bon point, Seiji. À tout le moins, en adoucissant vos conditions d’accord de licence. — Pourquoi, Chris ? — Cette affaire intéresse le Président. » Cook marqua une pause, vit que Nagumo n’avait pas encore saisi. C’était encore un bleu. Il connaissait le domaine industriel, pas encore la politique. « L’usine de Deerfield est située dans la circonscription d’Al Trent. Trent a le bras long sur la Colline. Il est rapporteur de la commission parlementaire sur le Renseignement. — Et ? — Et Trent est un type à ménager. » Nagumo pesa la question pendant une minute ou deux ; il sirotait son vin en regardant par la fenêtre. S’il l’avait su plus tôt, il aurait pu essayer d’obtenir l’autorisation de céder sur ce point, mais il ne l’avait pas su et ne l’avait pas fait. Changer maintenant d’attitude serait admettre son erreur, et ça ne plaisait pas plus à Nagumo qu’à n’importe qui. À la place, il décida de suggérer qu’on fasse une offre plus intéressante pour les droits de licence — ignorant qu’en refusant d’accepter personnellement de perdre la face, il rendait plus probable ce qu’il aurait à tout prix préféré éviter. 5 Théorie de la complexité LES choses arrivent rarement pour une raison unique. Même les plus talentueux manipulateurs reconnaissent que l’essence de leur art est de savoir exploiter l’imprévisible. Pour Raizo Yamata, la connaissance était la plupart du temps un réconfort. Il savait en général quoi faire quand survenait un événement inattendu — mais pas toujours. « Ce fut une période difficile, c’est vrai, mais pas la pire que nous ayons connue, déclara un des invités, et nous avons repris le dessus, non ? — Nous les avons forcés à reculer sur les microprocesseurs », remarqua un autre. Signes de tête approbateurs autour de la table basse. Non, ils ne voyaient vraiment pas, se dit Yamata. Les besoins de son pays coïncidaient exactement avec une nouvelle opportunité. Il existait désormais un nouveau monde et malgré les déclarations réitérées de l’Amérique sur l’émergence d’un ordre nouveau pour ce nouveau monde, seul le désordre avait remplacé trois générations, sinon de stabilité, en tout cas de prévisibilité. L’équilibre Est-Ouest était désormais si loin dans les brumes de l’histoire pour les esprits contemporains qu’il faisait l’effet d’un lointain cauchemar. Les Russes étaient encore sous le coup de leurs errements, et les Américains aussi, même si l’essentiel de leurs malheurs était de leur faute et était survenu bien après. Au lieu de se contenter de maintenir leur puissance, ces imbéciles y avaient renoncé, comme souvent dans leur histoire, et l’effacement des deux anciennes superpuissances laissait le champ libre à un pays qui méritait de prendre leur place. « Ce sont des broutilles, mes amis, dit Yamata, s’inclinant avec grâce pour remplir les tasses disposées sur la table. Notre faiblesse nationale est structurelle et n’a pas changé fondamentalement de notre vivant. — Expliquez-vous, je vous prie, Raizo-chan, suggéra un de ses pairs, qui était un de ses meilleurs amis. — Tant que nous n’aurons pas d’accès direct à leurs ressources, tant que nous n’aurons pas nous-mêmes la maîtrise de cet accès, tant que nous continuerons à n’être que les boutiquiers des autres nations, nous resterons vulnérables. — Ah ! » En face de lui, un homme écarta la remarque d’un geste. « Je ne suis pas d’accord. Nous sommes forts sur les points qui importent. — Et qui sont... ? demanda doucement Yamata. — D’abord et avant tout, le zèle de nos ouvriers, le talent de nos concepteurs... » La litanie se poursuivit, poliment écoutée par Yamata et les autres invités. « Et combien de temps ces éléments garderont-ils de l’importance si nous n’avons plus de matières premières à utiliser, plus de pétrole à brûler ? rétorqua l’un des alliés de Yamata, entamant sa litanie personnelle. — 1941 qui recommence ? — Non, ça ne se passera pas comme ça... pas exactement, dit Yamata, intervenant dans la conversation. À l’époque, ils pouvaient nous priver de pétrole parce qu’ils étaient pratiquement notre seul fournisseur. Aujourd’hui, c’est plus subtil. En ce temps-là, ils devaient geler nos avoirs pour nous empêcher de les placer ailleurs, d’accord ? Aujourd’hui, ils dévaluent le dollar par rapport au yen et nos capitaux se retrouvent bloqués là-bas, vous êtes d’accord ? Aujourd’hui, ils nous poussent à investir chez eux, ils se plaignent quand on le fait, ils nous escroquent sur toute la ligne, ils s’approprient ce qu’on leur donne, et puis ils nous piquent ce qu’on leur a acheté ! » Cette diatribe provoqua force hochements de tête. Tous ici avaient à un moment ou un autre vécu la même expérience. Celui-ci, savait Yamata, avait acheté le Rockefeller Center à New York, et l’avait payé le double de sa valeur réelle, même compte tenu de la surévaluation artificielle du marché immobilier, ayant été escroqué et trompé par les propriétaires américains. Puis le yen était monté par rapport au dollar, ce qui signifiait que le dollar avait perdu de la valeur face à la monnaie japonaise. S’il essayait de vendre maintenant, tout le monde le savait, ce serait un désastre. Primo, le marché immobilier new-yorkais avait dégringolé d’un coup ; secundo, et conséquence immédiate, les bâtiments ne valaient plus que la moitié en dollars du prix déjà payé ; tertio, ces dollars ne valaient plus, en yen, que la moitié de ce qu’ils valaient au début de l’opération. Il aurait encore de la chance s’il arrivait à récupérer le quart de ce qu’il avait mis dans l’affaire. En fait, les loyers qu’il touchait payaient tout juste les intérêts de l’arriéré de sa dette. Yamata poursuivit son tour de table : cet autre, là, avait acheté un grand studio de cinéma, et son rival assis en face de lui avait fait de même. Raizo avait du mal à se retenir de rire de ces crétins. Qu’avaient-ils acheté l’un et l’autre ? C’était simple : dans chaque cas, ils avaient payé plusieurs milliards de dollars pour devenir propriétaires de cent cinquante hectares de terrain à Los Angeles et d’un chiffon de papier stipulant qu’ils avaient dorénavant la possibilité de faire des films. Dans chaque cas, l’ancien propriétaire avait ramassé l’argent et leur avait pratiquement ri au nez, et dans chaque cas, l’ancien propriétaire venait de leur proposer tranquillement de reprendre son bien pour le quart, voire moins, du montant payé par l’homme d’affaires japonais — juste de quoi éponger la dette impayée, sans un yen de plus. Et la litanie continuait. Chaque fois qu’une entreprise japonaise qui avait fait des bénéfices en Amérique cherchait à les réinvestir sur place, les Américains poussaient les hauts cris en se plaignant que les Japonais dépouillaient leur pays. Puis ils les estampaient dans les grandes largeurs. Leur politique gouvernementale veillait à ce que les Japonais perdent de l’argent sur toute la ligne, pour que les Américains puissent leur racheter à vil prix ce qu’ils leur avaient précédemment vendu, tout en continuant de se plaindre de ces prix trop élevés. L’Amérique pouvait se réjouir d’avoir repris le contrôle de sa culture, alors qu’en réalité, ce qui s’était produit était la plus vaste et la plus sournoise des opérations de brigandage de toute l’histoire de la planète. « Vous ne voyez donc pas ? Ils cherchent à nous paralyser, et ils y arrivent », leur dit Yamata d’une voix calme et posée. C’était le paradoxe classique que tout le monde connaît, mais que tout le monde oublie. Il se résume en un simple aphorisme : empruntez un dollar à la banque et elle vous tient, empruntez-lui un million, et vous tenez la banque. Par exemple, le Japon avait investi sur le marché automobile américain à une époque où cette industrie, engraissée par le volume énorme de sa clientèle intérieure, faisait monter les prix et négligeait la qualité, tandis que les ouvriers syndiqués se plaignaient du côté déshumanisant de leur travail — avec les salaires les plus élevés du pays. Les Japonais étaient entrés dans ce marché en se positionnant encore plus bas que Volkswagen, avec des voitures petites et laides, pas si bien fabriquées que ça, aux équipements de sécurité médiocres, mais qui avaient une supériorité sur les modèles de conception américaine : leur faible consommation. Trois accidents historiques étaient venus au secours du Japon. Le Congrès américain, irrité par l’« avidité » des compagnies pétrolières qui voulaient aligner leurs produits sur les cours mondiaux, avait bloqué le prix du baril de brut à la sortie du puits. Cela avait gelé le prix de l’essence américaine au niveau le plus bas de tous les pays industrialisés, freiné la recherche pétrolière, et encouragé Detroit à fabriquer de grosses voitures lourdes et consommant beaucoup. Puis la guerre de 1973 entre Israël et les pays arabes avait conduit les automobilistes américains à faire la queue aux pompes pour la première fois depuis trente ans, un véritable traumatisme pour un pays qui s’était toujours cru au-dessus de telles contingences. Puis on s’était rendu compte que Detroit n’était capable que de fabriquer des gouffres à essence. Les petites compactes que les constructeurs américains avaient commencé à produire dix ans plus tôt avaient presque aussitôt grossi jusqu’à la taille moyenne ; elles n’étaient pas plus économes en essence que leurs grosses cousines, et n’étaient pas si bien finies de toute manière. Pire encore, et pour couronner le tout, les constructeurs américains avaient bientôt réinvesti dans des chaînes de gros modèles, une imitative qui avait failli signer la faillite de Chrysler. Ce premier choc pétrolier n’avait pas duré longtemps, mais suffisamment pour que l’Amérique révise ses habitudes d’achat ; or les firmes nationales n’avaient ni les capitaux ni les capacités industrielles pour s’adapter au plus vite aux désirs d’une clientèle manifestant une nervosité inaccoutumée. Ces clients avaient aussitôt accru leurs achats de voitures japonaises, tout particulièrement dans ce marché crucial, car donnant la tendance, de la côte Ouest. Cela avait permis de financer les bureaux d’étude des firmes japonaises qui s’étaient empressées d’embaucher des stylistes américains afin de rendre leurs produits plus séduisants pour ce marché en expansion, tout en mobilisant leurs propres ingénieurs pour améliorer des points comme la sécurité. De sorte que, lors du second grand choc pétrolier de 1979, Toyota, Honda, Datsun (futur Nissan) et Subaru s’étaient retrouvés au bon endroit avec le bon produit. C’était le bon temps. Le yen bas et le dollar haut avaient permis, même avec des prix relativement serrés, d’empocher de coquets bénéfices ; les concessionnaires s’étaient même permis de gonfler les prix de mille dollars ou plus, juste pour donner le droit aux gens d’acheter ces merveilleuses voitures — et c’était cela qui leur avait permis de se créer cette formidable force de vente formée de citoyens américains. Les hommes réunis autour de cette table, Yamata le savait, avaient réédité la même erreur qu’avaient commise, en son temps, les cadres de la Général Motors ou du Syndicat des travailleurs de l’automobile : celle d’imaginer que cette situation idyllique allait se prolonger indéfiniment. Les uns comme les autres avaient oublié qu’il n’y avait pas plus de droit divin pour les hommes d’affaires qu’il n’y avait de droit divin pour les rois. Le Japon avait appris à exploiter une faiblesse de l’industrie automobile américaine. En temps opportun, l’Amérique avait su tirer la leçon de ses propres erreurs, mais, alors que les entreprises japonaises avaient tiré profit de l’arrogance de l’Amérique, elles se mirent, de la même façon, presque aussitôt à édifier — ou acheter — des monuments à leur propre arrogance. Pendant ce temps-là, les entreprises américaines avaient entrepris une campagne de réduction draconienne — réduction de taille des nouveaux modèles, réduction d’effectifs dans les ateliers —, parce que les faits s’étaient chargés de leur réapprendre les dures réalités de l’économie, alors même que les Japonais oubliaient celles-ci. Le processus était resté à peu près invisible, en tout cas pour ses acteurs qui n’étaient pas aidés par les prétendus analystes des médias, trop occupés à voir les arbres pour discerner le contour de la forêt des cycles économiques. Pour normaliser un peu plus la situation, les taux de change avaient évolué — comme il se devait avec une telle masse monétaire circulant dans une seule direction —, mais les industriels japonais ne l’avaient pas pressenti davantage que Detroit n’avait pressenti l’imminence de ses problèmes. La valeur relative du yen avait grimpé, celle du dollar avait chuté, malgré tous les efforts des grandes banques japonaises pour maintenir un yen faible. Ce changement avait fait fondre la majeure partie des profits des entreprises japonaises — y compris la valeur des biens immobiliers acquis en Amérique, qui avaient dégringolé à un point tel qu’on pouvait les considérer désormais comme des pertes nettes. Et de toute façon, vous ne pouviez pas rapatrier à Tokyo le Rockefeller Center. Ils n’avaient pas le choix. Yamata s’en rendait compte même si ces hommes ne le voyaient pas. L’économie était un cycle, oscillant comme des vagues, et personne n’avait encore trouvé un moyen de lisser ces fluctuations. Le Japon y était d’autant plus vulnérable qu’en fournissant l’Amérique, l’industrie nippone était devenue partie intégrante de l’industrie américaine et se trouvait donc sujette à tous ses caprices. Les Américains ne resteraient pas indéfiniment plus idiots que les Japonais, et dès qu’ils auraient retrouvé leurs esprits, ils reprendraient l’avantage de la puissance et des ressources, et cette opportunité, sa chance, serait à jamais perdue. La chance de son pays, également, se dit Yamata. Cela aussi était important, mais ce n’était pas cela qui faisait flamboyer son regard. Son pays ne pouvait pas être un grand pays tant que ses dirigeants — non pas au gouvernement, mais ici, autour de cette table — resteraient incapables de comprendre la vraie nature de la grandeur. La capacité industrielle n’était rien. Le simple fait de couper les voies d’approvisionnement aux sources de matières premières pouvait mettre au chômage technique toutes les usines du pays, et dès lors, le zèle et le talent des ouvriers japonais n’auraient pas plus de poids dans le schéma général qu’un haïku de Buson. La grandeur d’une nation se mesurait à sa puissance, et la puissance de son pays était aussi artificielle qu’un poème. Plus précisément, la grandeur nationale n’était pas une récompense qu’on vous donnait, mais une récompense qui se méritait ; elle devait être admise par une autre grande nation qui avait reçu une leçon d’humilité... et même par plusieurs. La grandeur ne venait pas d’une seule richesse nationale. Mais de la convergence de plusieurs. Elle venait de l’autosuffisance dans tous les domaines — enfin, le plus de domaines possible. Ses compagnons autour de la table devaient le voir avant qu’il puisse agir en leur nom propre et au nom de la nation. C’était sa mission de faire progresser son pays et d’humilier les autres. C’était son destin et son devoir de concrétiser tout cela, d’être le catalyseur de l’énergie de tous les autres. Mais l’heure n’était pas encore venue. Il le voyait bien. Ses alliés étaient nombreux, mais pas encore assez, et ses adversaires étaient trop butés pour se laisser convaincre. Ils voyaient l’argument, mais pas aussi bien que lui, et tant qu’ils n’auraient pas changé leur mode de pensée, il ne pourrait faire guère mieux que ce qu’il faisait maintenant, c’est-à-dire offrir des conseils, planter le décor. En homme d’une patience infinie, Yamata-san sourit avec politesse, mais tout en grinçant des dents de frustration. « Vous savez, je crois que je commence à saisir le fonctionnement des lieux, dit Ryan en s’installant dans le fauteuil de cuir à la gauche du Président. — J’ai dit ça un jour, annonça Durling. Cela m’a coûté trois dixièmes de point de chômage, une bagarre avec la commission des finances de la Chambre des représentants et dix points de plus en popularité. » Même si le ton de voix était grave, il souriait. « Alors, qu’y a-t-il de si grave pour interrompre mon déjeuner ? » Jack ne le fit pas attendre, même si la nouvelle était assez importante pour justifier une réponse dramatique : « Nous tenons notre accord avec les Russes et les Ukrainiens sur les derniers missiles. — On commence quand ?s’enquit Durling, soudain penché par-dessus son bureau et ignorant son bol de salade. — Qu’est-ce que vous diriez de lundi prochain ? demanda Ryan avec un large sourire. Ils se sont ralliés à la proposition de Scott. On a déjà engagé tant de négociations START qu’ils veulent juste détruire les derniers missiles, sans histoires, et annoncer leur suppression une bonne fois pour toutes. Nos inspecteurs sont déjà là-bas, les leurs sont chez nous, et ils vont le faire. — À la bonne heure. — Quarante ans pile, patron, dit Ryan avec une certaine exaltation. J’ai passé quasiment toute ma vie, depuis l’époque où ils ont déployé leurs premiers SS-6, et nous, nos Atlas, toutes ces fichues horreurs aux objectifs épouvantables, toute ma vie à chercher le moyen de nous en débarrasser — eh bien, monsieur le président, j’ai maintenant une dette envers vous. Ce sera votre oeuvre, monsieur, mais je pourrai dire à mes petits-enfants que j’étais là quand ça c’est produit. » Que la proposition d’Adler aux Russes et aux Ukrainiens eût été une initiative de Ryan se retrouverait quelque part en note de bas de page dans les manuels d’histoire ; et encore, ce n’était même pas certain. « Nos petits-enfants ne poseront pas la question, soit demanderont pourquoi on en faisait une telle affaire, observa Arnie van Damm, pince-sans-rire. — Certes », concéda Ryan. On pouvait se fier à Arnie pour remettre les choses en perspective. « Bien, à présent, annoncez-moi la mauvaise nouvelle, ordonna Durling. — Cinq milliards, dit Jack, sans être surpris de découvrir l’expression chagrinée de son interlocuteur. Ça les vaut, monsieur. Vraiment. — Dites-moi pourquoi. — Monsieur le président, depuis que je suis à l’école primaire, notre pays vit sous la menace d’armes nucléaires équipant des lanceurs balistiques braqués sur les États-Unis. D’ici six semaines, les dernières pourraient avoir disparu. — Elles sont déjà braquées... — Oui, monsieur, les nôtres sont braquées sur la mer des Sargasses, idem pour les leurs — une erreur de trajectoire que vous pouvez rectifier en ouvrant une trappe d’inspection et en changeant une carte électronique du système de guidage. La manoeuvre prend dix minutes à compter du moment où l’on ouvre la porte d’accès au silo de missile, et ne nécessite qu’un tournevis et une lampe torche. » En réalité, ce n’était vrai que des missiles soviétiques — russes ! se corrigea Ryan pour la millième fois. Il fallait plus de temps pour réorienter les engins américains, à cause de leur plus grande complexité. Tels étaient les caprices des techniques d’ingénierie. « Tous disparus, monsieur, définitivement, dit Ryan. Je joue le rôle du faucon obstiné, ne l’oubliez pas. Nous pouvons vendre cette idée au Congrès. Elle le vaut largement. — Je note que tu es toujours aussi bon avocat, annonça van Damm, de son fauteuil. — Et où l’OMB trouvera-t-il l’argent, Arnie ? » demanda le Président Durling. L’OMB (Office of Management Budget) était le bureau chargé de la répartition budgétaire. C’était au tour de Ryan de battre en retraite. « À la Défense, bien sûr... — Avant de trop nous emballer, je vous rappelle que nous sommes déjà allés trop loin. — Qu’allons-nous économiser en éliminant nos derniers missiles ? demanda van Damm. — Cela va nous coûter de l’argent, rétorqua Jack. Nous avons déjà payé la peau des fesses pour démanteler les sous-marins lanceurs d’engin et les écologistes... — Ces chers écologistes, observa Durling. mais c’est une dépense unique ». Les yeux se tournèrent vers le directeur de cabinet. Son jugement politique était infaillible. Le visage buriné pesa les divers paramètres, puis l’homme se tourna vers Ryan. « Cela vaut bien une bagarre. Car il y aura de la bagarre au Congrès, patron, dit-il au Président, mais dans un an d’ici, vous pourrez dire à vos compatriotes comment vous avez supprimé l’épée de... de... — Damoclès, souffla Ryan. — Ah, les écoles catholiques, ricana Arnie. L’épée suspendue au-dessus de l’Amérique depuis une génération. Les journaux vont adorer, et vous savez parfaitement que CNN va en faire tout un foin, un de leurs directs spéciaux d’une heure, avec plein de bonnes images et plein de commentaires erronés. — Ça vous plaît pas, Jack ? demanda Durling, cette fois avec un grand sourire. — Monsieur le président, je ne suis pas un politicien, d’accord ? Si l’on se contentait pour l’instant du démantèlement des deux cents derniers ICBM restant au monde ? » Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai, n’est-ce pas ? Pas d’humeur poétique, Jack. Il reste encore les Chinois, les Britanniques et les Français. Mais les deux derniers suivraient le mouvement, non ? Et on devrait pouvoir arriver à faire entendre raison aux Chinois par l’entremise de négociations commerciales ; au fond, quels ennemis leur restait-il à redouter ? « Seulement si les gens le voient et le comprennent, Jack. » Durling se retourna vers van Damm. L’un et l’autre ignoraient encore les soucis informulés de Jack. « Mettez le service de presse au travail là-dessus. Nous ferons l’annonce officielle à Moscou, Jack ? » Ryan acquiesça. « C’était ce qui était convenu, monsieur. » Il n’y aurait pas que cela, mais également des fuites habiles, non confirmées au début. Des réunions du Congrès, pour entretenir la rumeur. De discrets coups de fil à plusieurs chaînes de télé et à des journalistes de confiance qui se trouveraient exactement au bon endroit exactement au bon moment — une opération délicate à cause des dix heures de décalage horaire entre Moscou et les derniers sites de lancement de missiles américains — afin d’enregistrer pour l’histoire la fin du cauchemar. Le processus de destruction proprement dit était passablement embrouillé, ce qui expliquait pourquoi il posait un tel problème aux écolos américains. Dans le cas des engins russes, les têtes étaient retirées pour être démantelées et les missiles vidangés de leurs carburants liquides ; on utiliserait alors cent kilos d’explosif puissant pour faire sauter la trappe du silo qui serait ensuite comblé de terre et aplani. Aux États-Unis, la procédure était différente parce que tous les missiles américains utilisaient des carburants solides. Dans ce cas, les corps des missiles étaient transportés dans l’Utah, où ils étaient ouverts à chaque bout ; on mettait alors à feu leurs moteurs et on les laissait brûler jusqu’au bout, comme autant de torches gigantesques, ce qui engendrait un nuage de gaz toxiques susceptible de liquider quelques malheureux volatiles de passage. Par ailleurs, les silos seraient également défoncés à l’explosif — un arrêt de la Cour d’appel fédérale avait établi que les implications pour la sécurité nationale du traité international de contrôle des armements primaient sur les décrets de protection de l’environnement, malgré de multiples protestations ou actions judiciaires pour faire valoir l’avis opposé. L’ultime explosion serait extrêmement spectaculaire, d’autant plus que sa force équivalait à un dix-millionième de celle que le silo avait naguère représentée. Jack songea que certains chiffres et certains concepts étaient simplement trop vastes pour être appréhendés — même par des gens comme lui. Selon la légende, Damoclès était ce courtisan de Denys l’Ancien, le Tyran de Syracuse, qui avait un jour, en veine d’éloquence, vanté la bonne fortune de son roi. Pour démontrer à quel point les « grands » hommes pouvaient être durs et cruels, Denys l’avait alors invité à un somptueux banquet où il l’avait installé juste sous une lourde épée suspendue au plafond par un crin de cheval. Le but était de démontrer que la bonne fortune du roi était aussi fragile que la sécurité de son hôte. Il en allait de même avec l’Amérique. Tout ce qu’elle possédait se trouvait encore sous l’épée nucléaire, un fait démontré graphiquement à Ryan pas si longtemps auparavant, à Denver{8}, et c’est pour cette raison que, depuis son retour au service du gouvernement, il avait pris personnellement à coeur de mettre fin à la légende, une bonne fois pour toutes. « Vous voulez vous occuper de l’organisation des points de presse ? — Volontiers, monsieur le président », répondit Jack, surpris de l’étonnante générosité de Durling mais reconnaissant. « La ‘‘Zone de ressources septentrionale’’ ? » demanda le ministre chinois de la Défense, avant d’ajouter sèchement : « La formulation est intéressante. — Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? » s’enquit Jang Han San depuis son côté de la table. Il sortait d’une nouvelle réunion avec Yamata. « Dans l’abstrait, c’est stratégiquement possible. Je laisse à d’autres le détail des estimations statistiques », répondit le maréchal, toujours prudent malgré la quantité de mao-tai qu’il avait absorbée ce soir. « Les Russes emploient trois entreprises japonaises de géodésie. Étonnant, non ? La Sibérie orientale a été à peine explorée. Oh, bien sûr, il y a les filons aurifères de la Kolyma, mais l’intérieur du pays ? » Il écarta l’hypothèse d’un signe de main. « Ces imbéciles, et maintenant ils sont obligés de demander à d’autres de faire le boulot à leur place... » Le ministre laissa la phrase en suspens avant de reporter son regard sur Jang Han San. « Eh bien, qu’ont-ils découvert ? — Nos amis nippons ? Encore du pétrole, pour commencer. Ils estiment que le gisement est aussi grand que celui de la baie de Prudhoe. » Il fit glisser une feuille de papier sur la table. « Voici la liste des minéraux qu’ils y ont localisés ces neuf derniers mois. — Rien que ça ? — La zone est presque aussi vaste que l’Europe occidentale, et les Soviétiques ne sont jamais allés prospecter plus loin qu’une étroite bande de part et d’autre de leurs satanées voies ferrées. Les imbéciles. » Jang renifla. « Tous leurs problèmes économiques... la solution reposait sous leurs pieds dès l’instant où ils ont dépossédé le tsar de son pouvoir. Fondamentalement, le pays ressemble à l’Afrique du Sud, c’est une caverne d’Ali Baba, avec en plus le pétrole dont sont dépourvus les Sud-Africains. Comme vous le voyez, il y a là presque toutes les matières premières stratégiques, et en telles quantités... — Les Russes sont-ils au courant ? — Certains. » Jang San hocha la tête. « Un secret d’une telle ampleur est impossible à dissimuler entièrement, mais Moscou ne connaît l’existence que de la moitié des filons seulement ceux marqués d’une étoile sur la liste. — Et pas des autres ? » Jang sourit. « Non. » Même dans une culture où hommes et femmes apprennent à maîtriser leurs sentiments, le ministre ne put cacher son étonnement devant le papier qu’il avait entre les mains. Elles ne tremblaient pas, car il s’en servait pour lisser une des feuilles sur la table de bois verni, la caressant comme une fine étoffe de soie. « Cela pourrait doubler la richesse de notre pays. — Au bas mot », observa l’officier de contre-espionnage. Avec sa couverture de diplomate, Jang consacrait en fait plus de temps à la diplomatie que la plupart de ses collègues du Renseignement. C’était plus une gêne pour eux que pour lui. « Vous devez vous souvenir qu’il s’agit de l’estimation que nous ont fourni les japonais, camarade ministre. Ils escomptent bien accéder à la moitié de ce qu’ils ont découvert et comme ils seront bien obligés de dépenser la majeure partie des sommes de mise en exploitation... » Un sourire. « Oui, alors que nous prenons l’essentiel des risques stratégiques. Un petit peuple agressif », ajouta le ministre. Comme ceux avec qui Jang avait négocié à Tokyo, le ministre et le maréchal étaient des anciens de la VIIIe armée de route. Ils avaient eux aussi leurs souvenirs de guerre — mais pas de la guerre avec les Américains. Il haussa les épaules. « Enfin, on a également besoin d’eux, n’est-ce pas ? — Leurs armes sont formidables, nota le maréchal. Moins par leur qualité que par leur quantité. — Ils en sont conscients, observa Jang à l’intention de ses hôtes. Il s’agit, comme dit mon principal contact, d’un mariage de raison entre le nécessaire et le possible, mais il espère qu’il se développera, pour reprendre ses termes, en une relation cordiale et sincère entre deux peuples dotés d’une authentique... — Qui doit mener l’opération ? interrompit le maréchal, avec un sourire féroce. — Eux, bien sûr. C’est ce qu’il pense, ajouta Jang San. — Dans ce cas, puisqu’ils nous font les yeux doux, c’est que c’est eux qui ont besoin de faire le premier pas », observa le ministre, définissant la politique de son pays d’une façon que n’aurait pas reniée son supérieur immédiat, un petit homme aux yeux malicieux et qui possédait une résolution propre à faire reculer un lion. Il considéra le maréchal qui opina sans un mot. Sa capacité à absorber de l’alcool, estimaient les deux autres, était phénoménale. « Comme je m’y attendais, annonça Jang avec un sourire. À vrai dire, comme ils s’y attendent, puisqu’ils comptent bien en tirer le meilleur profit. — Ils ont bien le droit d’avoir leurs illusions. » « J’admire votre confiance », observa l’ingénieur de la NASA, depuis la galerie d’observation surmontant l’atelier. Il admirait également leur mode de financement. Le gouvernement avait avancé les fonds pour permettre à cette entreprise industrielle de racheter la technologie soviétique et de construire sur son modèle. Sûr que l’industrie privée avait de la poigne, dans ce pays. « Nous pensons avoir cerné le problème de l’étage de liaison. Une vanne défectueuse, expliqua l’ingénieur japonais. Nous reprenons une conception soviétique. — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire que nous avons repris la conception de leurs vannes pour les réservoirs de combustible de l’étage intermédiaire. Elle n’était pas bonne. Ils essayaient de tout alléger au maximum, mais... » Le représentant de la NASA plissa les paupières. « Vous êtes en train de me dire que toute leur production de missiles était... » Un regard entendu le fit taire. « Oui. Le tiers au moins n’aurait pas décollé. On pense ici que les engins d’essai étaient fabriqués spécialement, mais que les modèles de série étaient, eh bien, typiquement russes. — Hmph. » L’Américain avait déjà bouclé ses bagages et une voiture attendait de le reconduire à l’aéroport international de Narita pour l’interminable vol de retour vers Chicago. Il embrassa du regard l’atelier de montage. C’était probablement l’aspect que devait avoir la Général Dynamics dans les années soixante, au plus fort de la guerre froide. Les propulseurs étaient alignés comme des saucisses, quinze exemplaires à divers stades d’assemblage, côte à côte, entourés de techniciens en blouse blanche occupés à leurs tâches complexes. « Ces dix-là m’ont l’air à peu près terminés. — Ils le sont, lui confirma le directeur de l’usine. — Quand doit avoir lieu votre prochain tir d’essai ? — Dans un mois. Nos trois premières charges utiles sont déjà prêtes, répondit l’ingénieur. — Quand vous avez décidé de vous y mettre, vous ne perdez pas de temps, hein ? — C’est simplement plus efficace de procéder ainsi. — Donc, elles partent d’ici entièrement assemblées ? » Signe d’acquiescement. « C’est exact. Nous pressurisons les réservoirs avec un gaz inerte, bien sûr, mais l’un des intérêts de recourir à cette conception, c’est que ces engins sont prévus pour être déplacés d’un bloc. Cela permet d’économiser le temps d’assemblage final sur le site de lancement. — Vous les transférez par camion ? — Non. » L’ingénieur japonais secoua la tête. « Par rail. — Et les charges utiles ? — Elles sont assemblées ailleurs. Le lieu est confidentiel, j’en ai peur. » L’autre chaîne de production n’accueillait pas de visiteurs étrangers. En fait, elle avait bien peu de visiteurs, bien qu’elle fût située dans les faubourgs de Tokyo. La plaque à l’extérieur du bâtiment indiquait qu’il s’agissait du centre de recherche et de développement d’une grosse entreprise, et ceux qui vivaient à proximité supposaient qu’on y fabriquait des puces informatiques ou autres composants du même genre. Les lignes électriques qui alimentaient l’installation n’avaient rien de remarquable, car les appareils les plus voraces en courant étaient les appareils de chauffage et de climatisation installés dans une petite annexe à l’arrière. Le trafic qui entrait et sortait n’avait rien de remarquable non plus. Il y avait un modeste parking capable d’accueillir tout au plus quatre-vingts véhicules, qui était presque toujours à moitié vide. On notait une discrète clôture électrifiée, assez semblable à celles qu’on rencontrait autour de n’importe quelle usine d’industrie légère de par le monde, et un poste de garde à chacune des deux entrées. Voitures et camions allaient et venaient, et c’était à peu près tout ce qui s’offrait à l’oeil du badaud. Dedans, c’était différent. Même si les deux postes de contrôle extérieurs étaient occupés par des vigiles souriants qui renseignaient avec politesse les automobilistes égarés, il régnait à l’intérieur du bâtiment une tout autre ambiance. Chaque bureau de la sécurité était équipé de râteliers avec des pistolets P-38 de fabrication allemande et les gardes ne souriaient pas particulièrement. Ils ne savaient pas ce qu’ils gardaient, bien sûr. Certaines choses sont par trop inhabituelles pour être aisément reconnues. Et personne n’avait encore réalisé de documentaire télévisé sur la fabrication d’armes nucléaires. L’atelier occupait une surface de cinquante mètres sur quinze, avec deux rangées de machines-outils régulièrement espacées et enfermées chacune dans une cage en Plexiglas. Chaque box était climatisé par un système de ventilation autonome, ainsi d’ailleurs que le reste de l’atelier. Les techniciens et les scientifiques portaient combinaisons et gants blancs, exactement comme les employés d’une usine de puces informatiques, et de fait, quand certains sortaient pour fumer une cigarette, les passants s’y trompaient. Dans la salle blanche, des demi-sphères de plutonium grossièrement taillées entraient par un bout, étaient usinées en plusieurs étapes puis émergeaient de l’autre côté, polies comme des miroirs. Chaque exemplaire était alors placé dans un bac en plastique et transporté manuellement de l’atelier à l’aire de stockage, où on le disposait sur une étagère individuelle en acier plastifié. Tout contact avec le métal était interdit, car si le plutonium était radioactif, et chaud à cause du rayonnement dû à la désintégration alpha, c’était également un métal réactif, prompt à s’enflammer au contact avec un autre métal. À l’instar du magnésium et du titane, il brûlait avec entrain, et une fois enflammé, c’était franchement l’enfer pour l’éteindre. Malgré tout, manipuler les demi-sphères — il y en avait vingt — était devenu une routine comme une autre pour ces ingénieurs. Leur tâche était achevée depuis longtemps. Le plus dur, c’était l’enveloppe des VR, les véhicules de rentrée. Il s’agissait de larges cônes creux, renversés, de cent vingt centimètres de haut sur cinquante de diamètre à la base, faits d’uranium 238, un métal rouge sombre extrêmement dur. Pesant un peu plus de quatre cents kilos pièce, chaque cône devait être usiné pour obtenir une parfaite symétrie dynamique. Conçus pour « voler » en quelque sorte, tant dans le vide que — brièvement — dans l’air, ils devaient être parfaitement équilibrés pour ne pas être instables. À la surprise générale, cet équilibrage s’était révélé la tâche la plus ardue. Le moulage des pièces avait dû être refusé à deux reprises, et même maintenant, les enveloppes de VR étaient périodiquement mises en rotation, selon une procédure fort analogue à l’équilibrage d’un pneu d’automobile, mais avec des tolérances bien plus strictes. Bien que lisse au toucher, la surface extérieure de chacune des dix pièces n’était pas aussi finement usinée que le logement intérieur. Celui-ci faisait en effet l’objet de soins particuliers ; de légères irrégularités symétriques permettaient à la charge physique — physics package, le terme était américain — de s’y adapter à la perfection, et le moment venu — ce que personne ne désirait, bien sûr —, l’énorme flux de neutrons rapides à haute énergie viendrait frapper l’enveloppe du VR, provoquant une réaction de fission rapide, multipliant par deux l’énergie libérée par le plutonium, le tritium et le deutérure de lithium contenus à l’intérieur de la coque. Tout ceci constituait la partie élégante du dispositif, estimaient les ingénieurs, en particulier ceux qui n’étaient pas familiers de la physique nucléaire et avaient appris la méthode sur le tas. L’U238, si dense, dur et difficile à usiner, était un métal hautement réfractaire. Les Américains l’utilisaient même pour les plaques de blindage de leurs chars, tant sa résistance aux chocs extérieurs était élevée. Lors d’une rentrée dans l’atmosphère à vingt-sept mille kilomètre-heure, la majorité des matériaux étaient détruits par la friction de l’air, mais pas celui-ci, du moins résistait-il les quelques secondes que durait cette phase, à l’issue de laquelle le métal était devenu partie intégrante de la bombe. Un processus élégant, considéraient les ingénieurs en recourant au terme préféré de leur profession, et qui valait largement la peine et le temps qu’ils y consacraient. Dès qu’une tête était terminée, elle était chargée sur un chariot et transportée dans la salle de stockage. Il n’en restait plus que trois à finir. Cette phase du projet avait quinze jours de retard sur le programme, au grand dam de tout le monde. L’enveloppe du corps de rentrée numéro huit entama sa première passe d’usinage. Si la bombe était détonée, l’uranium 238 qui composait cette enveloppe serait à l’origine de la majeure partie des retombées. Telles étaient les lois de la physique. Ce n’était qu’un banal accident, sans doute provoqué par l’heure matinale. Ryan arriva à la Maison-Blanche juste après sept heures, une vingtaine de minutes plus tôt que d’habitude, car la circulation sur la nationale 50 était d’une fluidité inaccoutumée ce matin-là. En conséquence, il n’avait pas eu le temps de parcourir l’intégralité de ses documents d’information préliminaires, qu’il coinça sous son bras en arrivant à l’entrée ouest. Chef du Conseil national de sécurité ou pas, Jack devait quand même franchir le portique de détection, et c’est là qu’il heurta le dos de quelqu’un. Le quelqu’un en question était en train de remettre son arme de service à un agent en uniforme du Service secret. « Vous alors, vous ne faites toujours pas confiance au Bureau, hein ? lança une voix familière en s’adressant au responsable en civil. — Surtout pas au Bureau ! lui répondit-on avec bonne humeur. — Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai, ajouta Ryan. Et tâtez-lui aussi les chevilles, Mike. » Murray se retourna après avoir franchi le portique magnétique. « Je n’ai plus besoin de roue de secours. » Puis le directeur adjoint du Renseignement indiqua les dossiers coincés sous le bras de Jack. « Est-ce une façon de traiter des documents confidentiels ? » L’humour de Murray était automatique. C’était simplement dans sa nature d’asticoter un vieux copain. Puis Ryan avisa le ministre de la Justice qui venait de passer lui aussi le portique et se retournait avec une certaine irritation. Pourquoi un membre du cabinet était-il si matinal ? S’il s’agissait d’une affaire de sécurité nationale, Ryan l’aurait su, et rares étaient les affaires criminelles justifiant la présence du Président à son bureau avant huit heures. Et pourquoi Murray l’accompagnait-il ? Helen D’Agustino attendait derrière pour les escorter personnellement dans les couloirs du premier. Tout ce qui entourait cette confrontation accidentelle éveilla la curiosité de Ryan. « Le patron attend, fit Murray, circonspect, en avisant le regard de Jack. — Tu pourras passer me voir avant de repartir ? Je comptais te parler de quelque chose. — Bien sûr. » Et Murray s’éloigna sans même lui demander des nouvelles de Cathy et des enfants. Ryan franchit le détecteur, prit à gauche et gravit l’escalier menant à son bureau d’angle, où il procéda à son tour d’horizon matinal. Ce fut vite fait et Ryan s’installait dans son train-train quotidien quand sa secrétaire introduisit Murray dans son bureau. Il n’était plus question de tourner autour du pot. « Un peu tôt pour voir se pointer le garde des Sceaux, Dan. Il y aurait un truc que j’ai besoin de savoir ? » Murray fit un signe de dénégation. « Pas encore, désolé. — D’accord, répondit Ryan, embrayant en douceur. C’est un truc que je devrais savoir ? — Probablement, mais le patron veut garder la main dessus et cela n’engage pas la sûreté de l’État. Pour quelle raison voulais-tu me voir ? » Ryan hésita une seconde ou deux avant de répondre, son esprit tournant à toute vitesse, comme toujours en de telles circonstances. Puis il mit de côté ses hésitations. Il savait qu’il pouvait se fier à la parole de Murray. La plupart du temps. « Ça relève du secret diplomatique », commença Jack, avant d’expliquer en détail ce que Mary Pat lui avait appris la veille. L’agent du FBI hocha la tête et l’écouta, impassible. « Ce n’est pas franchement nouveau, Jack. Ces dernières années, nous avons discrètement vérifié certaines assertions selon lesquelles des jeunes femmes auraient été... séduites ? Difficile de trouver le terme adéquat. Avec des engagements comme modèles, ce genre de choses. En tout cas, celui qui se charge du recrutement est fort prudent. Des jeunes femmes se rendent là-bas pour faire des photos, de la publicité, ça arrive tous les jours. Pour certaines, leur carrière américaine a même débuté là-bas. Aucune des vérifications que nous avons effectuées n’a donné quoi que ce soit, mais il semblerait que certaines filles aient disparu. Et il se trouve justement que l’une d’elles correspond à la description de ton gars. Kimberly Machintruc, j’ai oublié le nom. Son père est capitaine à la police de Seattle, juste à côté du centre d’analyse des signaux de notre bureau local. On a discrètement alerté nos contacts dans les divers services de police japonais. Sans succès. — Tu la sens comment, cette histoire ? demanda Ryan. — Écoute, Jack, des disparitions, il y en a tout le temps. Des tas de jeunes filles font leurs bagages et filent de chez elles pour aller vivre leur vie. Mets ça en partie sur le compte du féminisme, en partie sur le simple désir d’indépendance. Ça arrive tous les jours. Cette Kimberly Machin a vingt ans, elle ne réussit pas trop bien à l’école, elle disparaît, point. Rien ne permet d’imaginer un enlèvement et, à vingt ans, on est un citoyen libre, d’accord ? Nous n’avons aucun droit de lancer une enquête criminelle. D’accord, son vieux est flic, et ils sont voisins du Bureau, alors on a fureté un peu. Mais ça n’a débouché sur rien, et on ne peut guère faire plus sans avoir un indice qui puisse laisser penser à une éventuelle infraction. Jusqu’ici, on n’a pas eu de tels indices. — Tu veux dire qu’une fille de plus de dix-huit ans disparaît et que tu ne peux pas... — Sans preuve d’un crime, non, on ne peut pas. On n’a pas les effectifs pour courir après tous les individus qui décident de faire leur vie sans en parler à papa et maman. — Tu n’as pas répondu à ma première question, Dan, observa Jack, au grand dam de son hôte. — Il y a des gens là-bas qui apprécient les femmes aux cheveux blonds et aux yeux non bridés. Une proportion anormale de jeunes disparues sont blondes. On ne s’en est pas aperçu tout de suite jusqu’au moment où une de nos agents a commencé à demander à leurs proches si par hasard elles ne s’étaient pas fait décolorer récemment. Et effectivement, la réponse était toujours oui ; elle a alors décidé de procéder à un interrogatoire systématique. Le « oui » apparaissait suffisamment souvent pour que ça paraisse anormal. Alors, la réponse à ta question est oui, je crois bien qu’il se passe quelque chose, mais on n’a pas assez d’éléments pour agir », conclut Murray. Après quelques secondes, il ajouta. « Si l’affaire en question engage la sûreté de l’État... eh bien... — Eh bien quoi ? — L’Agence pourrait y jeter un oeil, non ? » C’était une première pour Ryan, d’entendre suggérer par un fonctionnaire du FBI que la CIA puisse enquêter sur une affaire. Le Bureau préservait son fonds de commerce avec la férocité d’une maman grizzly défendant ses oursons. « Continue, Dan, ordonna Ryan. — L’industrie du sexe est florissante, là-bas. Si t’examines le genre de porno qu’ils aiment regarder, tu verras qu’il s’agit pour l’essentiel de matériel américain. Leurs photos de nus dans les magazines, ce sont presque toujours des femmes blanches. Le pays le plus proche où ils puissent s’approvisionner se trouve être le nôtre. Nous soupçonnons certaines de ces filles de ne pas être de simples modèles, mais encore une fois, on n’est pas arrivé à trouver quoi que ce soit d’assez concret pour aller plus loin. » Et l’autre problème, s’abstint d’ajouter Murray, avait deux volets. S’il se passait réellement quelque chose, il ne comptait pas trop sur la coopération des autorités locales, ce qui voulait dire que les filles pourraient bien disparaître définitivement. Si ce n’était pas le cas, la nature de l’enquête pourrait s’ébruiter et toute cette affaire risquerait d’apparaître dans la presse comme un nouvel exemple de racisme antijaponais. « En tout cas, reprit-il, il me semble que l’Agence a déjà une opération en cours là-bas. Si tu veux un conseil : mettez les bouchées doubles. Si tu veux, je peux informer certaines personnes de ce que nous savons déjà. Ce n’est pas grand-chose, mais nous avons quand même des photos. — Comment se fait-il que tu en saches tant ? — Le responsable des transmissions à Seattle s’appelle Chuck O’Keefe. J’ai bossé sous ses ordres, dans le temps. C’est lui qui m’a incité à en parler à Bill Shaw, et Bill a donné son feu vert pour une enquête discrète, mais elle n’a pas débouché et Chuck a déjà suffisamment de boulot pour occuper son service. — J’en parlerai à Mary Pat. Et l’autre question ? — Désolé, vieux, mais faudra que tu demandes au chef. » Sacré nom de Dieu ! pesta Ryan alors que Murray sortait. Y a-t-il donc toujours des secrets ? 6 Surveillance tous azimuts SOUS bien des aspects, opérer au Japon s’avérait extrêmement difficile. Il y avait bien sûr l’aspect ethnique du problème. Le Japon n’était pas à proprement parler une société homogène ; les Aïnous étaient les premiers occupants des îles, mais ils vivaient surtout à Hokkaido, la plus septentrionale des quatre îles métropolitaines. Encore considérés comme un peuple aborigène, ils étaient isolés de la majorité de la société nippone, d’une façon ouvertement raciste. Le Japon avait également une minorité coréenne dont les ancêtres avaient été amenés au début du siècle pour servir de main-d’oeuvre bon marché, tout à fait comme l’Amérique avait fait venir des immigrants, sur ses deux côtes atlantique et pacifique. Mais, à la différence de l’Amérique, le Japon refusait la citoyenneté à ses immigrants à moins qu’ils n’adoptent une identité entièrement japonaise, attitude d’autant plus bizarre que les Japonais n’étaient eux-mêmes qu’une simple branche issue des Coréens, un fait démontré par la recherche génétique, mais qu’on réfutait bien entendu — non sans indignation — dans la meilleure société nippone. Tous les étrangers étaient des gaijin un terme qui, comme tant d’autres dans cette langue, avait des sens multiples. Traduit en général simplement par « étrangers », il avait bien d’autres connotations — « barbare » par exemple, songea Chet Nomuri, avec toutes les invectives implicites que ce mot avait véhiculées depuis son invention par les Grecs. Le plus ironique était qu’en tant que citoyen américain, il était lui-même un gaijin, malgré ses gènes cent pour cent japonais, et alors qu’il avait grandi dans la Haine tranquille des diverses politiques racistes qui avaient causé naguère tant de mal à sa famille, il ne lui avait fallu séjourner qu’une semaine au pays de ses ancêtres pour se languir de la Californie du Sud, où la vie était si douce et facile. C’était pour Chet Nomuri une étrange expérience, de vivre et « travailler » ici. Il avait fait l’objet d’un examen et d’un interrogatoire serrés avant d’être assigné à l’opération BOIS DE SANTAL. Il était entré à l’Agence peu après avoir décroché son diplôme de l’Université de Californie à Los Angeles, sans trop bien savoir pour quelle raison, sinon un vague désir d’aventure mêlé à une tradition familiale d’emploi dans la fonction publique, mais il avait bientôt découvert qu’il appréciait cette vie. Cela ressemblait étonnamment à un travail d’enquêteur, et Nomuri était fan de romans et de séries policières. Mieux que ça, le boulot était bougrement intéressant. Il en apprenait tous les jours. C’était comme de se trouver dans un cours d’histoire animé. Toutefois, la leçon la plus importante qu’il avait apprise était que son arrière-grand-père s’était montré un homme sage et perspicace. Nomuri n’était certes pas aveugle aux défauts de l’Amérique, mais il préférait la vie là-bas à celle de tous les autres pays qu’il avait visités, et avec cette certitude était venue la fierté de son travail, même s’il avait encore du mal à savoir en quoi il consistait au juste. L’Agence n’en savait pas plus, bien sûr, mais ça, Nomuri avait toujours eu du mal à le comprendre, même si on lui avait dit la même chose à la Ferme. Comment cela pouvait-il être possible, après tout ? Ce devait être une blague interne à la maison. Dans le même temps, mais il était trop jeune et inexpérimenté pour apprécier le paradoxe, le Japon pouvait se révéler l’endroit idéal pour opérer. C’était tout particulièrement le cas dans les trains de banlieue. Le degré de concentration humaine était propre à lui donner la chair de poule. On ne l’avait pas préparé à un pays où la densité démographique forçait à un contact étroit avec toutes sortes d’inconnus, et il s’était effectivement bien vite rendu compte que la manie locale d’hygiène personnelle minutieuse et de courtoisie élaborée n’était que la conséquence de cet état de fait. Les gens se frottaient, se heurtaient, s’écrasaient les uns contre les autres si souvent qu’une absence de politesse aurait entraîné des émeutes sanglantes à faire pâlir les quartiers chauds les plus violents d’Amérique. Une combinaison d’embarras souriant au moindre contact et d’isolement personnel et glacial le reste du temps rendait la promiscuité tolérable pour les autochtones, même si cela posait encore quelques problèmes à Nomuri. « Lâche-moi les baskets », c’est ce qu’il entendait tout le temps répéter à l’UCLA. Manifestement, ce n’était pas le cas ici, parce qu’on n’avait tout simplement pas le choix. Et puis, il y avait leur façon de traiter les femmes. Ici, dans les trains bondés, les employés assis ou debout lisaient des bandes dessinées, appelées mangas, version locale des romans-photos, et dont le contenu était franchement déroutant. Ces derniers temps, on avait ressorti un succès des années quatre-vingt, Les Aventures de Rintintin. Non pas le brave cabot de la série télévisée des années cinquante, mais un chien avec une maîtresse humaine, avec qui il discutait et... avait des relations sexuelles. Ce n’était pas sa tasse de thé, mais son voisin de banquette était un cadre d’âge mûr qui dévorait littéralement les pages de cette revue, tandis qu’une Japonaise assise à sa droite regardait dehors par la vitre du train, sans qu’on puisse savoir si elle l’avait remarqué. La guerre des sexes dans ce pays avait sans aucun doute des règles différentes de celles avec lesquelles il avait été élevé, se dit Nomuri. Il écarta cette pensée. Cela ne faisait pas partie de sa mission, après tout — une idée, ne tarderait-il pas à découvrir, qui devait se révéler fausse. Il ne vit pas s’effectuer le transfert. Debout dans la troisième voiture de la rame, près de la porte arrière, accroché à la barre de maintien et lisant son journal, il ne sentit même pas qu’on insérait l’enveloppe dans sa poche de pardessus. Ça se passait toujours ainsi — à l’endroit convenu, son manteau devenait soudain un rien plus pesant. Il s’était retourné un jour et n’avait rien vu. Bigre, il avait rejoint la bonne équipe. Dix-huit minutes plus tard, le train s’arrêta au terminus et dégorgea ses passagers en un raz de marée qui envahit l’immense station. Trois mètres devant lui, l’employé fourra son « roman illustré » dans sa mallette et s’éloigna vers son travail, arborant sa mine impassible coutumière, dissimulant ses pensées. Nomuri partit de son côté ; tout en reboutonnant son manteau, il se demandait quelles étaient ses nouvelles instructions. « Le Président est-il au courant ? » Ryan hocha la tête. « Pas encore. — Vous pensez qu’il devrait savoir ? demanda Mary Pat. — En temps opportun. — Je déteste mettre en danger des agents pour... — En danger ? coupa Jack. Ce que je veux, c’est qu’il approfondisse des informations, pas qu’il établisse des contacts et s’expose personnellement. D’après les éléments que j’ai pu avoir, il me semble que sa seule tâche soit de suivre le dossier et, à moins que leurs vestiaires ne soient différents des nôtres, il ne devrait courir aucun risque. — Vous savez très bien ce que je veux dire », observa madame le directeur adjoint des opérations, en se massant les paupières. La journée avait été longue et elle se faisait du souci pour ses agents sur le terrain. C’est le cas de tout bon DAO, et Mary Pat était une mère de famille qui avait déjà eu l’occasion d’être repérée par le directeur adjoint du KGB en personne. BOIS DE SANTAL avait débuté de manière relativement anodine, si l’on pouvait employer ce terme pour une opération de renseignements menée dans un pays étranger. La précédente avait été une collaboration FBI-CIA et s’était fort mal terminée : un citoyen américain avait été appréhendé par la police japonaise en possession d’un arsenal de cambrioleur — en sus de son passeport diplomatique qui, en l’occurrence, s’était révélé plus un handicap qu’un avantage. Cela avait fait un entrefilet dans les journaux : par chance, les médias n’avaient pas vraiment saisi la dimension de l’affaire. Des gens achetaient des informations, d’autres en vendaient. C’était souvent des informations marquées du sceau « confidentiel », si ce n’est plus, et la conséquence immédiate était en tout état de cause de nuire aux intérêts américains. « Est-ce qu’il est bon, au moins ? » demanda Jack. Mary Pat se détendit quelque peu. « Très bon. Il est fait pour ça. Il travaille à s’intégrer, à tisser un réseau de contacts susceptible de l’informer sur le contexte. Nous l’avons installé dans son propre bureau. Il nous rapporte même pas mal. Ses ordres sont de se montrer extrêmement prudent, insista de nouveau Mme Foley. — J’entends bien, MP, fit Ryan, avec lassitude. Mais si cette histoire est vraie... — Je sais, Jack. Je n’apprécie pas plus que vous les informations données par Murray. — Vous y croyez ? » Ryan se demanda quelle réaction il allait obtenir. « Oui, tout à fait. Et Murray aussi. » Elle marqua un temps. « Si les informations recueillies le confirment, on fait quoi ? — Je vais voir le Président et je suppose qu’on essaiera de récupérer qui veut l’être. — Je refuse de faire courir ce risque à Nomuri ! insista la DAO, un peu trop fort. — Bon Dieu, Mary Pat, je n’ai jamais imaginé que vous accepteriez. Bon sang, moi aussi je suis crevé, d’accord ? — Alors, vous voulez que j’envoie une autre équipe et qu’il serve juste à leur lever le gibier ? — C’est à vous de gérer votre opération, non ? Je vous dirai quoi faire, mais pas comment le faire. Il n’y a pas de lézard, MP. » Cette remarque valut au chef du Conseil national de sécurité un sourire contraint et une demi-excuse. « Désolée, Jack. J’oublie toujours que vous êtes le nouveau chef de la bande. » « Les produits chimiques ont diverses utilisations dans l’industrie, expliqua le colonel russe à son homologue américain. — Vous en avez de la chance. La seule possibilité pour nous est de les brûler, et la fumée vous ferait tomber raide. » À la sortie d’une tuyère de fusée à carburants liquides, ça ne sentait pas non plus vraiment la rose, bien sûr, mais au bout du compte, il s’agissait effectivement de produits chimiques qui avaient tout un tas d’autres utilisations dans l’industrie. Pendant qu’ils regardaient, des techniciens amenèrent un tuyau depuis la colonne d’alimentation à proximité du puskate4 le terme russe pour silo à missile, jusqu’au camion-citerne qui allait transporter le reste du tétroxyde d’azote à l’usine chimique. En dessous, une autre valve sur le corps du missile reçut un second tuyau envoyant du gaz pressurisé par le haut du réservoir de carburant, afin de mieux en chasser le gaz toxique. Le sommet du missile était arrondi. L’Américain pouvait voir l’endroit où le « bus » de liaison avait été fixé à la charge nucléaire, mais celle-ci avait été déjà démontée et se trouvait en ce moment sur un autre camion, précédé par deux blindés légers d’infanterie BTR70, et suivi par trois autres, pour rejoindre un site où les têtes pouvaient être désarmées préalablement à leur démontage complet. L’Amérique rachetait le plutonium. Le tritium resterait en Russie, sans doute pour être vendu au marché libre et finir sur des cadrans de montre ou d’instruments de mesure. Le tritium valait aux alentours de cinquante mille dollars le gramme, et sa vente rapporterait aux Russes un joli bénéfice. Peut-être, se disait l’Américain, était-ce ce qui expliquait le zèle de ses collègues russes. C’était le premier silo de SS-19 désactivé au 53e régiment de missiles stratégiques. Il ressemblait plus ou moins aux silos américains en cours de démantèlement sous contrôle russe. La même masse de béton armé dans les deux cas, même si celui-ci était situé dans les bois quand tous les silos américains étaient en terrain dégagé, témoignant d’une approche différente de la sécurité des sites. Le climat était assez similaire. Plus venteux dans le Dakota du Nord, faute d’abri. La température moyenne était légèrement plus basse en Russie, ce qui compensait la sensation de froid due au vent sur la prairie. En temps voulu, on referma la vanne sur la canalisation, on débrancha le tuyau, et le camion démarra. « Je peux jeter un oeil ? demanda le colonel de l’Air Force. — Je vous en prie. » Le colonel russe des forces stratégiques l’invita à s’approcher de l’orifice béant. Il lui tendit même une torche puissante. Et ce fut à son tour de rire. Espèce de fils de pute ! eut envie de s’écrier le colonel Andrew Malcolm. Il y avait une mare d’eau glacée au fond du silo. L’estimation du Renseignement était encore une fois erronée. Qui aurait pu imaginer ça ? « Mission de soutien ? demanda Ding. — Qui pourrait bien se terminer en virée touristique », lui dit Mme Foley. Elle y croyait presque. « Vous nous mettez au parfum ? » demanda John Clark, revenant au boulot. Tout était de sa faute, finalement, depuis que Ding et lui étaient devenus l’une des meilleures équipes d’agents sur le terrain. Il considéra Chavez. Le petit avait accompli un sacré bout de chemin en l’espace de cinq ans. Il avait déjà sa licence, et n’allait pas tarder à décrocher sa maitrise — et en relations internationales, rien que ça ! Le boulot qu’il effectuait aurait sans doute flanqué un infarctus à ses maitres, car leur idée des relations transnationales n’incluait pas de baiser les autres nations — une blague que Domingo Chavez avait pondue au beau milieu des steppes poussiéreuses d’Afrique, alors qu’il potassait un bouquin d’histoire en vue d’un prochain séminaire de groupe. Il devait encore apprendre à dissimuler ses émotions. Chavez gardait toujours de ses origines un naturel farouche, même si Clark se demandait dans quelle mesure ce n’était pas de la frime vis-à-vis des gars de la Ferme et d’ailleurs. Dans toute organisation, les individus devaient se faire une « réputation dans le service ». John avait la sienne. Les gens parlaient de lui à voix basse, croyant stupidement que les surnoms et les rumeurs ne lui viendraient pas à l’oreille. Et Ding voulait avoir sa réputation, lui aussi. Enfin, c’était normal. « Des photos ? » demanda tranquillement Chavez, avant de les ôter des mains de Mme Foley. Il y en avait six. Ding les examina une par une, les passant à mesure à son supérieur. Il garda un ton égal, mais ses traits révélaient son dégoût. « Bon, et si Nomuri cerne un visage et un lieu, on fait quoi ? — Vous établissez le contact avec elle et vous lui demandez si elle veut un billet d’avion gratuit pour rentrer », répondit la DAO sans ajouter qu’on la passerait sur le gril ensuite. Avec la CIA, on n’avait jamais rien sans rien. « Couverture ? demanda John. — Rien n’est encore décidé. Avant que vous partiez, il faudra qu’on vous remette à niveau question langues. — Monterey ? » Chavez sourit. C’était un des coins les plus chouettes d’Amérique, surtout en cette saison. « Quinze jours, en immersion totale. Vous décollez ce soir. Votre instructeur sera un certain Lyaline, Oleg Yourievitch. Un commandant du KGB passé chez nous depuis un certain temps. Il avait même monté un réseau là-bas, baptisé CHARDON. C’est d’ailleurs lui qui a sorti l’information qui vous a permis, Doug et vous, de piéger l’avion... — Waouh ! observa Chavez. Sans lui... » Mme Foley hocha la tête, ravie de voir Ding faire le rapport aussi vite. « C’est exact. Il a une très jolie maison au-dessus de l’eau. Il se trouve qu’il est un sacré bon professeur de langue, parce qu’il a dû apprendre sur le tas, j’imagine. » Le marché s’était révélé fructueux pour la CIA. Une fois terminé son interrogatoire, il avait trouvé un boulot juteux à l’École de langues des forces armées, où son traitement lui était réglé par le ministère de la Défense. « Bref, d’ici que vous sachiez vous commander à déjeuner et trouver les toilettes en japonais dans le texte, on vous aura concocté votre couverture. » Clark sourit et se leva, comprenant qu’il était temps de prendre congé. « Eh bien alors, au boulot. — Pour la défense de l’Amérique », observa Ding avec un sourire, laissant les photos sur le bureau de Mme Foley, persuadé que devoir réellement défendre son pays appartenait désormais au passé. Clark entendit la remarque ; pour lui aussi, c’était une blague, jusqu’à ce que les souvenirs lui reviennent, dissipant son sourire. Ce n’était pas de leur faute. Ce n’était qu’une question de conditions objectives. Avec quatre fois la population des États-Unis, pour seulement un tiers de leur espace vital, ils étaient bien forcés de faire quelque chose. Les gens avaient besoin d’un emploi, de biens, d’une chance de posséder toutes ces choses que convoitaient le reste des habitants de la planète. Ils les voyaient sur les écrans de télé qui semblaient pulluler même dans les endroits où il n’y avait pas d’emploi, et les voyants, ils exigeaient d’avoir une chance de les obtenir. Ce n’était pas plus compliqué. Vous ne pouviez pas dire non à neuf cents millions de personnes. Encore moins si c’étaient vos compatriotes. Le vice-amiral V.K. Chandraskatta était installé dans son fauteuil en cuir sur la passerelle de commandement du porte-avions Viraat. Son devoir, tel qu’exprimé lors de sa prestation de serment, était d’exécuter les ordres de son gouvernement, mais, plus que cela, son devoir était envers son peuple. Il n’avait pas besoin de regarder plus loin que sa passerelle pour le constater ; il lui suffisait de contempler ses gradés et ses matelots, surtout ces derniers, les meilleurs que pouvait offrir son pays. Pour l’essentiel, des timoniers et des cadets qui avaient renoncé à leur vie misérable sur le sous-continent pour connaître cette existence nouvelle, en faisant tout pour y briller, parce que si maigre que soit la solde, elle était toujours préférable aux risques économiques encourus dans un pays où le taux moyen de chômage oscillait entre vingt et vingt-cinq pour cent. Rien que pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, son pays avait mis près de vingt-cinq ans. Et encore, seulement par charité, grâce à la science agronomique occidentale dont le succès irritait encore certains esprits, comme si son pays, ancien et lettré, n’était pas capable de maîtriser seul son destin. Même couronnée de succès, la charité pouvait se révéler un fardeau pour la conscience nationale. Et maintenant, que faire ? L’économie de son pays finissait par redémarrer, mais elle atteignait également ses limites. L’Inde avait besoin de ressources supplémentaires, mais elle avait surtout besoin d’espace, et là, il n’y en avait guère de disponible. Au nord, se dressait la chaîne de montagnes la plus hostile de la planète. À l’est, c’était le Bangladesh, qui avait encore plus de problèmes. À l’ouest, le Pakistan, tout aussi surpeuplé, ennemi religieux depuis des temps immémoriaux, et contre lequel une guerre pourrait bien avoir pour effet indésirable de couper leur approvisionnement en pétrole auprès des États musulmans du golfe Persique. Quelle déveine, songea l’amiral, en s’emparant de ses jumelles pour contempler sa flotte : il n’avait rien d’autre à faire pour l’instant. S’ils restaient sans rien faire, ils n’avaient guère d’autre perspective que de continuer à stagner. S’ils se tournaient vers l’extérieur pour rechercher activement de l’espace vital... Oui, mais voilà, le « nouvel ordre mondial » l’interdisait à son pays. L’Inde se voyait refuser l’entrée dans la course à la grandeur nationale par ces mêmes États qui l’avaient menée jusqu’ici, avant d’en interdire l’accès aux autres de peur qu’ils les rattrapent. La preuve était là sous ses yeux. Sa marine était une des plus puissantes du monde, son pays s’était ruiné à la construire, à l’armer et à l’entraîner pour la faire naviguer sur un des sept océans du globe, le seul à porter le nom d’un pays, et pourtant, même ici, elle se retrouvait en seconde position, subordonnée à une partie de la marine des États-Unis. Ça n’en était que plus irritant. L’Amérique dictait à son pays ce qu’il pouvait faire ou ne pas faire. L’Amérique, dont l’histoire remontait à deux siècles, à tout casser. Des arrivistes, oui ! Avaient-ils combattu Alexandre de Macédoine ou le grand Khan ? Les Grandes Découvertes des Européens avaient eu pour but d’atteindre son pays, et c’était cette contrée, découverte uniquement par accident, qui était en train de dénier grandeur, pouvoir et justice à l’antique patrie de l’amiral. Tout bien pesé, cela faisait pas mal de choses à dissimuler sous un masque de détachement professionnel, alors que le reste du commandement s’affairait autour de lui. « Contact radar, relèvement un-trois-cinq, distance deux cents kilomètres, annonça une vigie. En approche, vitesse cinq cents noeuds. » L’amiral se tourna vers son officier responsable des opérations et hocha la tête. Le capitaine décrocha un téléphone. Sa flotte était à l’écart des routes commerciales maritimes et aériennes habituelles, et l’heure lui révélait l’identité probable de l’intrus. Quatre chasseurs américains, des F-18E Hornet partis d’un des porte-avions américains au sud-ouest de leur position. Ils passaient tous les jours, matin et soir, voire au milieu de la nuit, pour montrer que ça aussi, ils en étaient capables, pour lui faire savoir qu’ils connaissaient sa position et lui rappeler que l’inverse, en revanche, était impossible. Un instant après, il entendit démarrer les réacteurs de deux de ses Harriers. De bons appareils, des appareils coûteux, mais qui ne faisaient pas le poids en face des avions américains. Il en ferait décoller quatre aujourd’hui, deux du Viraat et deux du Vikrant, pour intercepter les Hornet, sans doute au nombre de quatre, et les pilotes se salueraient avec force démonstrations de bonne humeur, mais ce serait un mensonge bilatéral. « Nous pourrions éteindre nos systèmes SAM, leur montrer que nous sommes las de ce petit jeu », suggéra tranquillement le capitaine Mehta. L’amiral secoua la tête. « Non. Ils ignorent presque tout de nos systèmes de missiles mer-air et ce n’est pas à nous de leur livrer l’information. » Les fréquences radar précises des radars indiens, leur largeur d’impulsion, leur taux de répétition n’étaient pas dans le domaine public et les services de renseignements américains n’avaient sans doute jamais fait l’effort de chercher à les découvrir. Cela signifiait que les Américains pouvaient ne pas être en mesure de brouiller ou piéger ces systèmes — sans doute l’étaient-ils, mais ils n’en étaient pas certains et c’était cette incertitude qui les préoccuperait. Ce n’était pas une bien grosse carte, mais c’était la meilleure que Chandraskatta ait actuellement en main. L’amiral but une gorgée de thé, voulant se montrer imperturbable. « Non, nous allons relever leur approche, les accueillir amicalement et les laisser poursuivre leur route. » Mehta acquiesça d’un signe de tête et s’éclipsa sans un mot pour exprimer sa rage grandissante. C’était prévisible. Il était responsable des opérations et, à ce titre, sa tâche était de concevoir un plan pour vaincre la flotte américaine si la nécessité se présentait. Que pareille tâche fût virtuellement impossible ne dispensait pas Mehta de s’acquitter de ses responsabilités, et qu’il manifeste sa tension nerveuse n’avait rien de surprenant. Chandraskatta reposa sa tasse et regarda les Harriers bondir du pont d’envol et s’élancer vers le ciel. « Les pilotes tiennent-ils le coup ? demanda l’amiral à son officier d’aviation. — Ils commencent à se sentir frustrés, mais les performances jusqu’ici sont excellentes. » L’homme avait répondu avec orgueil, comme de juste. Ses pilotes étaient magnifiques. L’amiral mangeait souvent avec eux, il puisait du courage au spectacle de ces visages fiers dans la salle d’alerte. C’étaient de jeunes gars superbes, les égaux, d’homme à homme, de n’importe quel autre pilote de chasse dans le monde. Et surtout, ils brûlaient d’envie de le montrer. Mais la marine indienne n’avait en tout et pour tout que quarante-trois chasseurs Harrier FRS-51. Il n’en avait tout juste que trente en mer, répartis sur le Viraat et le Vikrant, ce qui n’égalait même pas la capacité en hommes et en matériel d’un seul porte-avions américain. Tout cela parce que ces derniers étaient entrés les premiers dans la course, qu’ils l’avaient remportée et avaient aussitôt décrété que la partie était terminée, se dit Chandraskatta, en écoutant dialoguer ses pilotes sur un canal audio en clair. C’était franchement injuste. « Allons bon, qu’est-ce que t’es en train de me raconter ? demanda Jack. — Que c’était un coup monté, répondit Robby. Tous ces engins étaient en entretien intensif. Et tu sais quoi ? Leur maintenance n’était plus assurée depuis deux ans. Andy Malcolm a appelé par liaison satellite, ce soir. Il y avait de l’eau au fond du silo qu’il a inspecté aujourd’hui. — Et ? — J’oublie toujours que t’es un citadin. » Robby sourit, l’air penaud, ou plutôt, l’air du loup déguisé en agneau. « Tu fais un trou dans le sol, tôt ou tard il se remplit d’eau, d’accord ? Si t’as mis un truc de valeur dans le trou, t’as intérêt à pomper en permanence. De l’eau au fond du silo, ça veut dire qu’ils ne pompaient pas tout le temps. Ça veut dire de la vapeur d’eau, de l’humidité. Et de la corrosion. » L’ampoule s’éteignit. « Tu es en train de me dire que les missiles... — N’auraient sans doute pas décollé même s’ils l’avaient voulu. La corrosion, c’est comme ça. Probablement morts, les engins, parce que les réparer une fois qu’ils sont nazes, c’est plutôt coton. En tout cas (Jackson jeta la mince chemise sur le bureau de Ryan), c’est la conclusion du S-3. — Et qu’en dit le S-2 ? demanda Jack, faisant allusion à la Direction du renseignement de l’État-major interarmes. — Ils n’y ont jamais cru, mais j’imagine qu’ils vont bien être obligés d’y croire, surtout si en ouvrant d’autres trous nous découvrons en gros la même chose. Ils n’en ont strictement plus rien à cirer. » Les informations provenaient de nombreuses sources et un « opérationnel » comme Jackson était souvent la meilleure de toutes. Contrairement aux officiers de renseignements dont le boulot était d’évaluer les capacités du camp adverse, presque toujours de manière toute théorique, Jackson était un homme dont l’intérêt pour les armes était de les faire fonctionner, et il savait d’expérience que les utiliser était beaucoup plus astreignant que de se contenter de les regarder. « Tu te souviens quand on pensait qu’ils mesuraient trois mètres de haut ? — Moi, jamais, mais s’il est armé, même un salaud de petite taille peut vous gâcher la journée, rappela Robby à son ami. Et combien ont-ils réussi à nous extorquer avec cette histoire ? — Cinq milliards. — Pas mal, on voit où passent nos impôts. On vient de filer aux Russkofs cinq mille millions de dollars pour « désactiver » des missiles qui n’auraient pas été foutus de quitter leurs silos, à moins de faire péter leur bombe d’abord. Le coup du siècle, Dr Ryan. — Ils ont besoin de cet argent, Rob. — Et moi donc ? Hé, mon vieux, je suis obligé de racler les fonds de tiroir pour avoir juste assez de coco pour maintenir nos zincs en l’air. » La plupart des gens ignoraient que chaque bâtiment de la flotte, chaque bataillon de blindés disposait d’un budget de fonctionnement limité. Même si les officiers de commandement ne tenaient pas à proprement parler une comptabilité, chacun puisait dans un stock limité de consommables — carburant, munitions, pièces détachées, voire les vivres dans le cas de navires de guerre — qui devait durer un an. Il n’était pas rare de voir un bâtiment de guerre rester plusieurs semaines à quai en fin d’année fiscale, parce qu’il ne restait plus rien pour le faire tourner. Une telle situation voulait dire que, quelque part, une mission n’était pas remplie, un équipage n’était pas entraîné. De toutes les agences fédérales, le Pentagone avait ceci d’unique qu’on espérait le voir vivre sur un budget fixe, quand il n’était pas en diminution. « Tu crois qu’on va encore pouvoir se serrer la ceinture jusqu’à quel point ? — Je le lui ai dit, Rob, d’accord ? Le Président... — Confidence pour confidence, le Président croit que les opérations, c’est un truc réservé aux chirurgiens dans les hôpitaux. Et si jamais tu t’avises de rapporter mes propos, tintin pour les leçons de golf. — Quel intérêt de mettre les Russes hors-jeu ? » Jack se demandait si Robby allait se calmer un peu. « On y gagne moins qu’on a perdu en coupes budgétaires. Au cas où t’aurais pas remarqué, ma marine est toujours expédiée aux quatre vents, et on est obligé de bosser avec quarante pour cent d’unités en moins. L’océan n’a pas rétréci, que je sache ! L’armée est un peu mieux lotie, je te l’accorde, mais pas l’aviation ; quant aux Marines, ils sont la dernière roue du carrosse, et pourtant c’est toujours eux qui seront en première ligne pour intervenir la prochaine fois que les p’tits gars de Washington s’emmêleront les pinceaux. — Tu prêches un converti, Rob. — Et s’il n’y avait que ça, Jack. Mais nous tirons sur la corde avec les hommes également. Moins on a de bateaux, plus ils doivent rester longtemps en mer. Plus on y reste, plus s’alourdit la facture d’entretien. C’est comme aux tristes temps de la fin des années soixante-dix. On commence à avoir des défections. Difficile de forcer un homme à rester aussi longtemps loin de sa femme et de ses gosses. En vol, on appelle ça le coin-cercueil. Quand on perd des éléments de valeur, la facture d’instruction monte aussi. Dans un sens ou dans l’autre, on perd de l’efficacité au combat, poursuivit Robby, cette fois sur le ton d’un amiral. — Écoute, Rob, j’ai fait exactement le même laïus il y a quelque temps, à l’autre bout de la maison. Je fais de mon mieux pour défendre vos intérêts », répondit Jack, sur le ton d’un chef de cabinet. À ce point de la conversation, les deux hommes échangèrent un regard. « Nous sommes deux vieux cons. — Ça va faire un bail qu’on a quitté la fac pour faire autre chose, laissa échapper Ryan. Moi, enseigner l’histoire et toi, te prosterner tous les soirs pour que Dieu guérisse ta jambe. — J’aurais dû en faire plus. L’arthrite du genou, dit Robby. J’ai une visite d’aptitude dans neuf mois. Devine ce qui me pend au nez ? — L’ajournement ? — Définitif. » Jackson hocha la tête, résigné. Ryan savait ce que cela signifiait vraiment pour un homme qui, pendant plus de vingt ans, avait arraché ses chasseurs au pont d’envol des porte-avions : c’était la dure prise de conscience du poids des ans. Il ne pouvait plus jouer les gamins. Il pouvait toujours justifier ses cheveux blancs en invoquant des gènes défavorables, mais un ajournement à l’examen médical, ça signifiait ôter la combinaison de vol, raccrocher le casque et admettre qu’il n’était plus assez bon pour faire la seule chose qu’il avait rêvé de faire depuis ses dix ans et à laquelle il avait excellé durant presque toute sa vie d’adulte. Le plus amer, ce serait de se souvenir de ce qu’ils se disaient, au début de leur carrière, sur les pilotes plus âgés qu’eux, les sourires en coin, les regards entendus avec les jeunes collègues, dont aucun n’aurait pu s’imaginer ce qui les attendait. « Rob, des tas de gars de valeur n’ont jamais la chance de pouvoir postuler pour le commandement d’une escadrille. Ils quittent l’uniforme au bout de leurs vingt ans de service avec le grade de commandant et finissent en assurant les vols de nuit pour Fédéral Express. — Et en se faisant pas mal de fric, mine de rien. — Tu t’es déjà choisi ton cercueil ? » Cela détendit l’ambiance. Jackson leva les yeux et sourit. « Merde, si je peux plus danser, je peux toujours regarder. Je vais te dire un truc, mec, si tu veux qu’on réalise toutes les jolies opérations que je conçois dans ma cabine, il va falloir qu’on ait un coup de main de l’autre rive du fleuve. Mike Dubro fait des prodiges en collant le papier peint d’une seule main, mais lui et ses troupes ont leurs limites, tu piges ? — Eh bien, amiral, je peux te promettre ceci : quand viendra l’heure de mener ton groupe de combat, on t’en réservera un à commander. » Ce n’était pas grand-chose comme promesse, mais l’un et l’autre savaient que c’était ce qu’il pouvait lui offrir de mieux. Elle était la cinquième. Le plus remarquable — merde, se reprit Murray, dans son bureau à six rues de la Maison-Blanche, toute cette affaire était remarquable. Mais c’était le profil de l’enquête qui était le plus déroutant. Avec ses hommes, ils avaient interrogé plusieurs femmes qui toutes, certaines honteusement, d’autres sans manifester la moindre émotion apparente, d’autres enfin avec humour et fierté, avaient admis avoir couché avec Ed Kealty, mais il y en avait eu cinq pour qui l’acte n’avait pas été entièrement volontaire. Avec cette femme, la dernière, la drogue avait été un élément supplémentaire, et elle éprouvait une honte toute personnelle, celle d’avoir été la seule à tomber dans le piège. « Alors ? demanda Bill Shaw après ce qui avait été pour lui aussi une longue journée. — Alors, c’est un dossier en béton. Nous avons maintenant cinq victimes identifiées, dont quatre sont en vie. Deux des cas seraient considérés comme des viols devant n’importe quel tribunal, à ma connaissance. Sans compter Lisa Beringer. Les deux autres dépositions prouvent l’usage de drogue dans l’enceinte d’une propriété fédérale. Elles sont d’une précision quasiment clinique, identifiant l’étiquette sur la bouteille de cognac, les effets, tout. — De bons témoins ? demanda le directeur du FBI. — Autant qu’on puisse l’espérer en de telles circonstances. Il est temps de les exploiter », conclut Murray. Shaw hocha la tête en signe d’acquiescement. Les bruits n’allaient pas tarder à se répandre. Il était tout simplement impossible de garder longtemps le secret sur une enquête. Certains des individus que vous interrogiez seraient loyaux envers l’inculpé et, quel que soit le soin porté à l’énoncé de vos questions préliminaires, il ne leur faudrait pas être grand clerc pour discerner la nature du coup de sonde — bien souvent parce qu’eux-mêmes nourrissaient déjà des soupçons. Alors, ces non-témoins n’auraient de cesse que de retourner voir l’inculpé pour l’avertir, qu’ils soient convaincus de son innocence ou cherchent à en retirer un profit personnel. Criminel ou non, le Vice-président était un homme au pouvoir politique considérable, toujours à même de distribuer de substantiels avantages à ceux qui se gagnaient ses faveurs. En un autre temps, le Bureau n’aurait sans doute même pas pu en arriver là. Le Président en personne, ou le ministre de la Justice, aurait transmis un discret avertissement, et de hauts fonctionnaires du cabinet se seraient personnellement chargés de retrouver les victimes pour leur proposer un dédommagement quelconque, et dans bien des cas cela aurait marché. La seule raison pour laquelle ils étaient arrivés aussi loin, après tout, c’était que le FBI avait obtenu la permission du Président, la coopération du garde des Sceaux, et qu’il bénéficiait d’un autre climat, tant légal que moral, pour travailler. « Dès que tu auras l’occasion de parler au Président... — Ouais, fit Murray en hochant la tête. Autant organiser une conférence de presse pour étaler nos preuves de manière coordonnée. » Mais ils ne pourraient pas faire ça, bien sûr. Une fois la teneur des preuves confiée aux autorités politiques — en l’occurrence, le président de la commission judiciaire de la Chambre des représentants qui était un membre influent de l’opposition —, elles s’ébruiteraient aussitôt. La seule marge de manoeuvre pour Murray et son équipe était de jouer sur l’heure de diffusion. Assez tard, et la nouvelle échapperait aux journaux du matin, provoquant l’ire des rédacteurs du Washington Post et du New York Times. Le Bureau devait se conformer strictement aux règles. Il ne pouvait organiser de fuites, car ce serait un acte criminel et les droits de l’inculpé devaient être préservés autant — sinon plus — que ceux des victimes, pour ne pas biaiser le déroulement d’un procès éventuel. « On va faire ça ici, Dan, dit Shaw qui avait pris sa décision. Je chargerai le ministre de la Justice de passer le coup de fil pour organiser la rencontre. Cela permettra peut-être de retenir l’information un petit moment. Qu’a dit au juste le Président, l’autre jour ? — C’est un type réglo », déclara le directeur adjoint, ce qui était un grand compliment dans le service. « Il a dit : « Un crime est un crime. » Le Président a également demandé que l’on traite l’affaire avec le maximum de discrétion possible, mais c’était prévisible. — Normal. Je lui ferai savoir ce qu’on compte faire personnellement. » Comme d’habitude, Nomuri se rendit directement au travail. C’était sa soirée habituelle aux bains avec son groupe de collègues — il avait sans doute la mission la plus « clean » de toute l’Agence. C’était également l’un des moyens les plus astucieux qu’il ait rencontrés pour soutirer de l’information, moyen qu’il avait encore perfectionné en se chargeant de fournir la grande bouteille de saké qui trônait à présent, à moitié vide, sur le rebord de la cuve en bois. « J’aurais préféré que tu ne me parles pas de la fille aux yeux ronds », dit Nomuri, paupières closes, assis dans son coin habituel, laissant l’eau brûlante envelopper son corps. À quarante-deux degrés, elle était assez chaude pour provoquer une baisse de tension et induire l’euphorie. Sans oublier l’effet de l’alcool. De nombreux japonais souffrent d’une anomalie génétique baptisée « bouffées orientales » par les Occidentaux, ou, avec moins de connotations racistes, « intoxication pathologique ». Il s’agit en fait d’un dérèglement de la fonction enzymatique qui se traduit par une sensibilité extrême à l’alcool, même absorbé en faible quantité. C’était, par chance, un trait que ne partageait pas la famille de Nomuri. « Pourquoi cela ? demanda Kazuo Taoka depuis le coin oppose. — Parce que, maintenant, je n’arrive plus à me sortir la gaijin de l’esprit ! » répondit Nomuri sur un ton enjoué. L’un des effets des bains publics était de susciter une complicité bonne enfant. Le voisin de l’agent de la CL’, se frotta vigoureusement le crâne avant d’éclater de rire, comme le reste du groupe. « Ah, et à présent, tu voudrais en savoir plus, n’est-ce pas ? » Nomuri n’avait pas besoin de regarder. Son voisin se pencha en avant. Nul doute que les autres allaient l’imiter. « Tu avais raison, tu sais. Elles ont de trop grands pieds et de trop gros seins, mais leurs manières... eh bien, on peut toujours les éduquer plus ou moins. — Tu nous fais languir ! intervint un autre membre du groupe, feignant la colère. — Tu n’apprécies pas le suspens ? » Il y eut un éclat de rire général. « Ma foi oui, c’est vrai, leurs seins sont trop gros pour qu’on puisse véritablement parler de beauté, mais enfin, dans la vie, il faut savoir faire des sacrifices et j’avoue avoir rencontré des difformités pires... » Quel bon narrateur, songea Nomuri. L’homme était réellement doué. Bientôt, il entendit sauter un bouchon et quelqu’un remplir les petites tasses. En fait, pour des raisons d’hygiène, il était interdit de boire dans les établissements de bains, mais — fait exceptionnel pour ce pays — cette règle était largement ignorée. Nomuri saisit sa tasse, les yeux toujours clos, et affecta de se représenter mentalement le spectacle, affichant un sourire béat, tandis que de nouveaux détails traversaient les vapeurs à la surface de l’eau. La description se fit plus précise, collant toujours plus près à la photo et aux autres détails qu’il avait parcourus dans son train de banlieue matinal. On ne pouvait encore tirer de conclusions. Des milliers de filles pouvaient correspondre au signalement et Nomuri n’était pas particulièrement scandalisé par les faits. D’une manière ou d’une autre, elle avait pris ses risques, mais c’était une citoyenne américaine et, s’il pouvait l’aider, il le ferait. On pouvait y voir un simple à-côté de sa mission générale, mais faute de mieux, cela lui avait permis de poser une question propre à l’intégrer un peu plus dans ce petit groupe d’hommes. Et donc, à le rendre plus à même de leur soutirer ultérieurement des informations importantes. « Nous n’avons pas le choix, dit un homme à un autre individu, dans un autre établissement de bains fort similaire, non loin de là. Nous avons besoin de votre aide. » Ce n’était pas une surprise, estimèrent les cinq autres. Le tout était de savoir qui toucherait le mur le premier. Le destin avait désigné cet homme et son entreprise. Cela ne diminuait en rien sa honte d’être contraint à réclamer de l’aide, et les autres partageaient sa peine sous des dehors de calme politesse. À vrai dire, en l’écoutant, ces hommes éprouvaient un autre sentiment : de la peur. Maintenant que c’était arrivé une fois, cela pourrait bien plus aisément se reproduire. Qui serait le prochain ? En général, il n’y avait pas de placement plus sûr que l’immobilier — des biens stables, fixes, dotés d’une réalité concrète, qu’on pouvait toucher, tâter, bâtir, dont on pouvait vivre, que les autres pouvaient voir et mesurer. Même si le Japon faisait de constants efforts pour gagner du terrain sur la mer, pour construire de nouveaux aéroports, par exemple, la règle générale se vérifiait ici comme ailleurs : acheter du terrain était un choix logique parce que la quantité de terrain disponible était limitée et qu’en conséquence, les prix n’allaient pas chuter. Mais au Japon, cette vérité avait été déformée par une particularité des conditions locales. La politique nationale de gestion du patrimoine immobilier était biaisée par le pouvoir démesuré dont jouissaient les petits propriétaires fonciers : il n’était pas rare de voir, en plein milieu d’une banlieue urbanisée, une minuscule parcelle d’un quart d’hectare dévolue à la culture des légumes. Non seulement le pays était petit — d’une taille comparable à la Californie, il abritait une population en gros équivalente à la moitié de celle des États-Unis — mais, en outre, une faible partie de son territoire était cultivable, et comme ces terres arables tendaient également à être les plus facilement habitables, la majeure partie des habitants s’entassait dans une poignée de vastes agglomérations à densité élevée où le prix des terrains atteignait des sommets. Le résultat remarquable de cet ensemble de données apparemment banales était que la valeur marchande du patrimoine immobilier de la seule ville de Tokyo représentait un montant supérieur à la valeur théorique de la totalité des terrains des quarante-huit États métropolitains d’Amérique. Plus remarquable encore, cette fiction absurde était acceptée de tous, comme si elle était logique alors qu’en fait, elle relevait du même délire artificiel que la passion pour la tulipe hollandaise au XVIIe siècle. Mais quand il s’agissait de l’Amérique, que représentait une économie nationale, après tout, sinon une croyance collective ? C’est en tout cas ce dont tout un chacun était convaincu depuis une génération. Le frugal citoyen japonais économisait une grande proportion de ses revenus. Ces économies étaient placées dans les banques, en si vastes quantités que la masse de capitaux disponibles pour les prêts était également énorme, d’où des taux d’intérêt bas, ce qui permettait aux entreprises d’acheter des terrains et de construire dessus, malgré des prix qui, n’importe où ailleurs dans le monde, auraient oscillé entre le ruineux et l’impossible. Comme avec toute surchauffe artificielle, le processus avait de dangereux corollaires. Par suite de cette surestimation de leur valeur comptable, ces biens immobiliers servaient à garantir d’autres emprunts et à couvrir des portefeuilles d’actions achetés à terme : autant dire que des hommes d’affaires censés faire preuve d’intelligence et de prévoyance avaient bâti un gigantesque château de cartes, dont les fondations reposaient sur la croyance que l’aire métropolitaine de Tokyo avait une valeur intrinsèque supérieure à celle de l’ensemble du territoire américain entre Bangor et San Diego. (Autre conséquence, ces conceptions sur l’immobilier avaient, plus que tout autre argument, amené les hommes d’affaires japonais à considérer que les terrains américains — après tout, ils ressemblaient fort à ceux de leur pays — devaient certainement valoir bien plus que les sommes réclamées par leurs imbéciles de propriétaires.). Au début des années quatre-vingt-dix, un certain nombre d’indices préoccupants étaient apparus. Le déclin précipité du marché financier nippon avait menacé d’entamer les opérations à marge confortable et conduit certains hommes d’affaires à envisager de revendre des terrains pour couvrir leurs découverts. C’est alors qu’on avait pu faire la constatation stupéfiante, mais pas vraiment surprenante, que personne n’était prêt à payer un terrain à sa valeur comptable ; que même si tout le monde l’acceptait dans l’abstrait, payer réellement le prix estimé n’était, pour tout dire, pas franchement réaliste. Le résultat était que l’unique carte soutenant le reste du château venait d’être tranquillement ôtée du bas de l’édifice qui n’attendait plus qu’un souffle de vent pour s’effondrer entièrement — une éventualité délibérément rayée du discours de ces cadres supérieurs. Jusqu’à aujourd’hui. Les hommes assis dans le bain étaient des amis et des associés de longue date, et l’annonce faite par Kozo Matsuda, d’une voix calme et digne, des actuelles difficultés de trésorerie de son entreprise leur faisait entrevoir le désastre collectif à un horizon soudain bien plus proche qu’ils ne l’auraient imaginé deux heures plus tôt. Les banquiers pouvaient proposer des prêts, mais les taux d’intérêt étaient à présent plus élevés. Les industriels pouvaient offrir des conditions préférentielles, mais elles affecteraient leurs bénéfices d’exploitation avec des effets désastreux sur un marché boursier déjà chancelant. Oui, ils pouvaient sauver leur ami de la ruine, qui dans leur société s’accompagnait d’une disgrâce personnelle qui l’exclurait à jamais de ce groupe soudé. S’ils n’en faisaient rien, il n’aurait plus qu’à tenter de jouer « au mieux » mettre en vente une partie de ses immeubles de bureaux, en espérant que quelqu’un voudrait bien les payer un prix correspondant à peu près à leur valeur théorique. Mais c’était fort improbable — aucun d’entre eux n’aurait d’ailleurs été disposé à le faire — et le bruit venait à courir que la « valeur comptable » était aussi fictive que les écrits de Jules Verne, alors, ils risquaient d’en pâtir eux aussi. Les banquiers seraient forcés d’admettre que la couverture de leurs prêts, et donc celle de l’argent de leurs dépositaires, était une fiction non moins creuse. Une quantité d’argent « réel » si gigantesque qu’elle ne pouvait être exprimée qu’en chiffres se trouverait avoir disparu comme par quelque tour de magie noire. Pour tous ces motifs, ils feraient ce qu’il convenait de faire : aider Matsuda et son entreprise en avançant les sommes dont il avait besoin, moyennant des concessions en contrepartie, bien sûr. Le problème était que s’ils pouvaient agir ainsi une fois, et sans doute une deuxième, voire une troisième fois, les événements ne tarderaient pas à se précipiter, à faire boule de neige, et bientôt ils n’auraient plus les moyens de soutenir leurs propres châteaux de cartes. Les conséquences n’avaient rien d’agréable à envisager. Chacun des six hommes contemplait l’eau du bain, incapable de croiser les regards de ses vis-à-vis, parce que leur société tolérait difficilement qu’on montre sa peur ; or c’était bien de la peur que tous éprouvaient. Ils étaient responsables, en définitive. Leurs entreprises étaient entre leurs mains, et ils les géraient de manière aussi autocratique qu’un John Pierpont Morgan. Ce contrôle s’accompagnait d’un style de vie luxueux, d’un immense pouvoir personnel et donc, au bout du compte, d’une responsabilité personnelle totale. Toutes les décisions émanaient d’eux et si ces décisions étaient erronées, alors la responsabilité leur en incombait, dans cette société où l’échec public était aussi douloureux que la mort. « Yamata-san a raison, observa tranquillement l’un des banquiers, sans bouger d’un pouce. J’avais tort de discuter son point de vue. » Admirant son courage et s’exprimant d’une seule voix, tous les autres hochèrent la tête en murmurant : « Hai. » Puis un autre remarqua : « Nous avons besoin de lui demander conseil sur cette affaire. » L’usine tournait à plein régime avec deux équipes, tellement ce qu’elle produisait était populaire. Installé dans les collines du Kentucky, l’unique bâtiment occupait plus de cinquante hectares et il était entouré par un parking réservé au personnel ; un second était réservé à la production, avec un quai de chargement pour les camions et un autre pour les trains, l’usine étant desservie par un embranchement particulier. En tête des ventes de voitures neuves sur les marchés américain et japonais, la Cresta avait été baptisée ainsi en souvenir de la piste de luge de Saint-Moritz, en Suisse, où un cadre supérieur de l’industrie automobile japonaise, quelque peu éméché, avait fait le pari de tenter sa chance sur un de ces engins d’une trompeuse simplicité. Il avait dévalé la pente, perdu le contrôle de sa luge dans l’épingle traîtresse du Volant, s’était transformé en objet balistique et avait achevé sa course avec une luxation de la hanche. Durant son séjour à l’hôpital, il avait décidé de rendre hommage au parcours qui lui avait valu cette leçon d’humilité bien méritée, en attribuant son nom à une nouvelle voiture — à l’époque encore simple projet de bureau d’études. Comme presque toute la production de l’industrie automobile nippone, la Cresta était un chef-d’oeuvre d’ingénierie. Vendue à un prix attractif, cette traction avant, équipée d’un petit 4 cylindres 16 soupapes économe et nerveux, pouvait loger confortablement deux adultes à l’avant et deux ou trois enfants à l’arrière, et elle était du jour au lendemain devenue à la fois la voiture de l’année élue par la revue Motor Trend et la planche de salut d’un constructeur japonais qui avait connu trois années successives de baisse des ventes, par suite des efforts renouvelés de Detroit pour reconquérir le marché américain. De loin la voiture la plus populaire auprès des jeunes couples avec enfants, elle était livrée avec une foule d’options de série et fabriquée des deux côtés du Pacifique pour répondre à la demande internationale. Située à quarante-cinq kilomètres de Lexington, Kentucky, l’usine était en avance dans tous les domaines : les employés étaient payés au tarif syndical sans avoir à s’inscrire à l’UAW — l’Union of Automobile Workers — et les deux fois où le puissant syndicat ouvrier avait cherché à créer une section locale sous l’égide de la Commission d’arbitrage du ministère du Travail, il n’avait même pas pu obtenir quarante pour cent des voix et s’était retiré en grommelant devant la stupidité peu commune de ces ouvriers. Comme dans toute installation de ce type, il y avait quelque chose d’irréel dans son fonctionnement. Les pièces détachées entraient dans le bâtiment par un bout et les voitures terminées en ressortaient à l’autre. Une partie des pièces étaient de fabrication américaine, quoique pas en aussi grand nombre que l’aurait désiré le gouvernement américain. D’ailleurs, le directeur de l’usine l’aurait préféré lui aussi, surtout l’hiver, quand les livraisons pouvaient être retardées par les conditions météo défavorables sur le Pacifique — un seul jour de retard pouvait diminuer dangereusement les stocks de certaines pièces, car l’usine travaillait en flux tendu — et la demande de Cresta était supérieure à sa capacité de production. Les pièces arrivaient pour la plupart par wagons porte-conteneurs acheminés depuis des ports situés sur les deux côtes du continent, puis elles étaient réparties par types et entreposées dans les zones de stockage jouxtant la chaîne de fabrication où elles devaient être montées. L’essentiel du travail était accompli par des robots, mais rien ne pouvait égaler la main adroite d’un ouvrier avec ses deux yeux et son cerveau, et à vrai dire, on n’avait automatisé que les tâches les plus pénibles. L’efficacité de la fabrication expliquait le prix concurrentiel de la Cresta et le carnet de commandes hyper rempli, avec de nombreuses heures supplémentaires à la clé, justifiait l’attitude des ouvriers qui, découvrant pour la première fois dans la région des emplois industriels bien payés, travaillaient avec la diligence de leurs homologues nippons et, comme avaient pu le constater leurs supérieurs japonais, en privé ou dans les rapports internes à l’entreprise, en faisant preuve d’une créativité plutôt supérieure. Rien que pour cette année, c’était une bonne douzaine d’innovations majeures qui avaient été suggérées par des ouvriers de cette unité de production, et aussitôt adoptées dans des ateliers similaires à neuf mille kilomètres de là. Le personnel d’encadrement appréciait en outre énormément cette vie dans l’Amérique profonde. Le prix de leur logement avec le terrain qui l’accompagnait avait été une surprise pour tous, et après les premiers moments d’adaptation, ils avaient tous fini par succomber aux charmes de l’hospitalité locale — au plaisir de se joindre aux notables du coin sur le terrain de golf, de s’arrêter au MacDo pour manger un hamburger, de regarder leurs gosses jouer au foot avec ceux des voisins ; souvent d’ailleurs, ils étaient ébahis par la qualité de l’accueil après ce qu’on leur avait raconté. (Le réseau local de télé par câble leur avait même proposé la NHK, pour permettre aux deux cents familles japonaises de retrouver le parfum du pays grâce à leur chaîne nationale.) Tout cela leur permettait en même temps de générer un profit confortable pour la maison mère. Ce qui tombait à pic, car maintenant elle arrivait tout juste à s’en sortir avec ses Cresta produites au Japon, à cause de la productivité inattendue de l’usine du Kentucky et de la baisse continue du dollar par rapport au yen. Raison pour laquelle elle avait, cette semaine même, acheté de nouveaux terrains en vue d’accroître de soixante pour cent la capacité de production de l’usine. Un moment envisagé, le passage aux trois-huit n’aurait pas permis d’entretenir la chaîne dans de bonnes conditions, entraînant des conséquences négatives pour le contrôle de qualité, ce qui était un risque que la compagnie refusait de courir, alors que renaissait la concurrence de Detroit. En début de chaîne, deux ouvriers fixaient aux coques les réservoirs d’essence. Le premier retirait le réservoir de son carton d’emballage et le déposait sur un tapis roulant qui l’amenait devant son collègue, dont la tâche consistait à mettre en place cette pièce légère, mais encombrante. Des crochets de plastique maintenaient momentanément le réservoir, le temps pour l’ouvrier de le fixer définitivement, puis ils se rétractaient avant que la coque ne passe au poste suivant. Le carton était mouillé, nota l’ouvrière dans la salle de stockage. Elle porta la main à son nez et sentit une odeur de sel marin. Le conteneur de cette livraison de réservoirs avait été mal fermé et les embruns d’une mer démontée l’avaient envahi. Une chance, songea-t-elle, que les réservoirs soient galvanisés et emballés de manière étanche. Quinze ou vingt exemplaires avaient dû être ainsi exposés aux intempéries. Elle envisagea de mentionner l’incident au contremaître, mais c’est en vain qu’elle le chercha des yeux. Elle avait certes autorité pour interrompre la chaîne — traditionnellement, un pouvoir peu fréquent pour un ouvrier de l’industrie automobile — jusqu’à ce que ce problème de réservoirs soit résolu. Tous les ouvriers de l’usine avaient ce pouvoir théorique, mais elle était nouvelle ici, et elle avait vraiment besoin de son contremaître pour prendre une telle initiative. Elle se remit à le chercher des yeux, et faillit bien interrompre la chaîne par son inaction, ce qui provoqua un brusque sifflet de son collègue au montage. Enfin, ce ne devait pas être bien grave, non ? Elle fit glisser le réservoir sur le tapis roulant, ouvrit le carton suivant et oublia aussitôt l’incident. Elle ne saurait jamais qu’elle venait d’entrer dans une chaîne d’événements qui allaient bientôt tuer une famille entière et en blesser deux autres. Deux minutes plus tard, le réservoir était fixé à une coque de Cresta, et la voiture en devenir poursuivit son chemin sur cette chaîne apparemment interminable, jusqu’à une porte qui n’était même pas visible depuis ce poste de travail. En temps opportun, le reste des pièces seraient assemblées sur la coque d’acier, pour donner enfin une voiture rouge vif métallisé déjà commandée par une famille de Greeneville, Tennessee. La couleur Candy Apple Red avait été choisie en l’honneur de l’épouse, Candace Denton, qui venait de donner à son mari, Pierce, leur premier fils après deux jumelles, trois ans auparavant. Ce serait la première voiture neuve du jeune couple, et c’était pour Pierce sa façon de témoigner à sa femme son amour. La voiture n’était pas vraiment dans leurs moyens, mais c’était une histoire d’amour, pas d’argent, et il savait que, d’une façon ou d’une autre, il trouverait bien un moyen de s’en sortir. Le lendemain, la voiture était chargée sur un semi-remorque pour effectuer le bref trajet jusqu’au concessionnaire de Knoxville. Un télex envoyé par l’usine indiqua au représentant qu’elle était en route, et celui-ci s’empressa de téléphoner à M. Denton pour lui annoncer la bonne nouvelle. Ils auraient besoin d’une journée pour préparer la voiture, mais elle serait livrée (avec une semaine de retard seulement, à cause de la demande), entièrement vérifiée, assurée et munie de ses plaques provisoires. Et le plein fait, scellant un destin déjà fixé par une multitude de facteurs. 7 Catalyseur ÇA n’aidait pas de travailler de nuit. Même l’éclat des projecteurs — il y en avait des dizaines — ne pouvait reproduire ce que le soleil offrait gratis. La lumière artificielle engendrait des ombres bizarres qui semblaient toujours mal placées, et comme si ça ne suffisait pas, les hommes créaient leurs propres ombres en se déplaçant, détournant les yeux de leur travail si important. Chaque engin SS-19/H-11 était mis en capsule. Les plans de construction de celle-ci — baptisée ici « cocon » — avaient accompagné les plans du missile proprement dit : une prime, en quelque sorte ; après tout, l’entreprise japonaise avait payé pour l’ensemble des plans de construction, et comme ils étaient rangés dans le même tiroir, on les avait donc livrés avec. C’était une chance, estima l’ingénieur responsable, car il semblait que personne ne se fût avisé de les réclamer. Le SS-19 était à l’origine un missile balistique intercontinental, une arme de guerre, et puisqu’il avait été conçu par des Russes, on avait également prévu qu’il serait manié sans ménagement par des conscrits mal entraînés. De ce côté, admit l’ingénieur, les Russes avaient fait preuve d’un génie digne d’être imité. Ses compatriotes avaient en effet tendance à fignoler la conception outre mesure, raffinement qui était souvent inutile quand il s’agissait d’applications aussi primitives que celle-ci. Forcés de construire une arme capable de survivre à un environnement humain et naturel hostile, les Russes avaient mis au point pour leurs engins des conteneurs de chargement et de transport qui les protégeaient pratiquement de tout. C’est ainsi que les ouvriers chargés du montage pouvaient installer toutes les prises et les vannes dès l’atelier de fabrication, puis glisser le corps du missile dans sa capsule et l’expédier sur le périmètre de tir où les soldats n’auraient plus qu’à le redresser pour le faire descendre dans son silo. Une fois qu’il était là, une équipe plus spécialisée de trois hommes s’occupait de raccorder les prises de télémétrie et d’alimentation extérieure. Même si l’opération n’était pas aussi simple que l’insertion d’une balle dans un fusil, c’était de loin la méthode la plus efficace jamais mise au point pour rendre opérationnel un ICBM — assez efficace, à vrai dire, pour que les Américains l’aient copiée pour leurs missiles MX « Peacekeeper », aujourd’hui tous détruits. Le cocon permettait de manipuler sans crainte les missiles, parce que tous les points faibles étaient en contact étroit avec l’intérieur de la structure. C’était un peu comme l’exosquelette d’un insecte, et cette précaution était indispensable, car, si menaçant qu’il puisse paraître, un missile était aussi délicat que l’étoffe la plus diaphane. À l’intérieur du silo, le pied de la capsule venait se caler contre des ferrures, ce qui permettait de la faire pivoter à la verticale avant de la faire coulisser jusqu’à la base. Malgré les mauvaises conditions d’éclairage, l’ensemble de l’opération ne prit en tout que quatre-vingt-dix minutes — exactement le temps requis par le manuel soviétique, une prouesse. En l’occurrence, l’équipe du silo consistait en cinq hommes. Ils fixèrent trois câbles électriques et quatre tuyaux destinés à entretenir la pression dans les réservoirs de carburant et d’oxydant — le plein n’avait pas encore été fait et il fallait les maintenir sous pression pour qu’ils gardent leur intégrité structurelle. Dans le poste de contrôle situé à six cents mètres de là, dans la paroi nord-est de la vallée, les trois responsables de tir notèrent que tous les systèmes internes du missile étaient « en condition nominale », comme prévu. Cela n’avait absolument rien d’étonnant, mais ça faisait tout de même plaisir. Dès qu’ils s’en furent assurés, ils appelèrent le poste situé à côté du sommet du silo et l’équipe de montage fit signe au train de s’éloigner. Le locotracteur diesel refoulerait le wagon plat sur une voie d’évitement, avant d’aller chercher le missile suivant. Deux engins seraient mis en place cette nuit, ainsi que durant les quatre prochaines nuits, remplissant ainsi les dix silos. L’encadrement se félicitait de l’excellent déroulement des opérations, même si chacun se demandait pourquoi il aurait fallu s’en étonner. C’était un boulot extrêmement simple, après tout. Et, à strictement parler, il l’était, même si tous étaient convaincus que le monde n’allait pas tarder à être très différent à cause de ce qu’ils venaient de faire : quelque part, tout au long du projet, ils s’étaient presque attendus à voir les cieux changer de couleur ou la terre se mettre à trembler. Rien de tout cela n’était arrivé et la question restait maintenant de savoir s’ils étaient déçus ou soulagés par la tournure qu’avaient prise les événements. « Notre opinion est que vous devriez adopter une ligne plus ferme à leur encontre, dit Goto dans le secret du bureau de son hôte. — Mais pourquoi ? s’enquit le Premier ministre, qui connaissait déjà la réponse. — Ils cherchent à nous écraser. Ils cherchent à nous punir pour notre efficacité, pour la qualité supérieure de notre travail, pour nos normes d’excellence bien supérieures aux ambitions de leurs ouvriers paresseux. « Le leader de l’opposition gardait ses diatribes pour ses apparitions publiques. En privé, avec le chef du gouvernement de son pays, il se montrait infailliblement poli, même s’il intriguait pour remplacer cet homme faible et indécis. « Ce n’est pas nécessairement le cas, Goto-san. Vous savez aussi bien que moi que nous avons récemment réaffirmé notre position sur le riz, l’industrie automobile et les microprocesseurs. C’est nous qui leur avons arraché des concessions, et non l’inverse. » Le Premier ministre se demandait ce que tramait au juste Goto. Il s’en doutait un peu, naturellement. Goto manoeuvrait avec ses gros sabots habituels pour faire basculer les alliances à la Diète. Le Premier ministre y jouissait d’une infime majorité, et si son gouvernement avait adopté une ligne ferme sur les négociations commerciales, c’était pour s’assurer des voix sur les franges de sa coalition électorale, formée en général de petits partis et de tendances minoritaires dont les alliances de circonstance avec le gouvernement avaient amplifié le pouvoir, au point désormais que c’était en quelque sorte la queue qui remuait le chien, parce que la queue savait détenir l’équilibre des forces. Et là, le Premier ministre s’était livré à un jeu dangereux de funambule travaillant sans filet. D’un côté, il devait satisfaire ses divers alliés politiques et, de l’autre, il ne pouvait se permettre de froisser le principal partenaire commercial de son pays. Mais le pire, c’est que ce jeu était épuisant, surtout avec des individus comme Goto qui passaient leur temps à guetter sa chute et à pousser les hauts cris, dans l’espoir sans doute de la précipiter. Comme si tu pouvais faire mieux, songea le Premier ministre, en resservant poliment du thé vert à son hôte, ce qui lui valut un signe de tête gracieux en guise de remerciement. Le problème essentiel, fondamental, et qu’il saisissait mieux que le chef de son opposition parlementaire, c’est que le Japon n’était pas à proprement parler une démocratie. Un peu comme dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle, le gouvernement était en fait, sinon en droit, une sorte de paravent officiel pour les grandes entreprises de la nation. Le pays était en réalité gouverné par une poignée d’hommes d’affaires — ils étaient moins de trente, voire moins de vingt, selon la façon de les compter — et même si ces grands dirigeants et leurs entreprises offraient toutes les apparences d’une concurrence acharnée, ils étaient en fait associés, alliés de toutes les manières possibles, par le biais de codirections, de participations croisées, d’accords de coopération bilatéraux. Rare était le parlementaire qui n’écoutait pas avec la plus extrême attention tel ou tel représentant de l’un des zaibatsu. Plus rares encore les membres de la Diète à n’avoir pas bénéficié d’une audience personnelle avec l’un de ces personnages, et chaque fois, l’élu en ressortait ravi de sa bonne fortune, car ces individus s’y entendaient pour dispenser ce dont tout homme politique avait besoin : des fonds. En conséquence, leur parole avait force de loi. Le résultat était l’un des parlements les plus corrompus de la planète. Ou peut-être que « corrompu » n’était pas le terme adéquat, se dit le Premier ministre. Servile, plutôt. Le citoyen moyen enrageait souvent contre ce qu’il voyait, contre ce que lui révélaient quelques journalistes courageux, le plus souvent en des termes qui avaient beau paraître faibles et timorés aux yeux d’un Occidental, mais n’en étaient pas moins, dans le contexte local, plus ravageurs que n’importe quel brûlot lancé par Émile Zola en son temps. Mais le citoyen moyen ne disposait pas du même pouvoir que les zaibatsu, et toutes les tentatives de réforme du système politique avaient tourné court. Le résultat était que le gouvernement de l’une des premières puissances économiques de la planète n’était guère plus que le bras armé d’hommes d’affaires non élus et à peine redevables de leurs actes devant leurs propres actionnaires. C’étaient eux qui avaient manigancé son accession au poste de Premier ministre, il le savait maintenant... peut-être comme un os qu’on jette au bas peuple ? Il se posa la question. Avait-on escompté son échec ? Était-ce le destin qu’on lui avait réservé ? Échouer, afin qu’un retour à la normale soit mieux accepté par les citoyens qui avaient placé en lui leurs espoirs ? Cette crainte l’avait poussé à adopter avec l’Amérique des positions qu’il savait dangereuses. Et voilà maintenant que même cela ne suffisait plus ! « Beaucoup le diraient, laissa entendre Goto avec une politesse exquise. Et je salue votre courage. Hélas, des conditions objectives ont frappé notre pays : par exemple, le changement de parité du dollar et du yen a eu des effets désastreux sur nos investissements à l’étranger, et cela n’a pu être que le résultat d’une politique délibérée de la part de nos estimés partenaires commerciaux. » Il y avait quelque chose d’étrange dans cette diatribe, nota le Premier ministre. Son discours paraissait dicté. Dicté par qui ? Eh bien, c’était assez évident. Le Premier ministre se demanda si Goto savait qu’il était dans une posture encore plus difficile que celui dont il briguait le poste. Sans doute pas, mais c’était une maigre consolation. Si Goto prenait sa place, il serait davantage encore le jouet de ses maîtres, un pion qu’on pousse pour appliquer des politiques susceptibles d’être diversement appréciées. Et contrairement à lui, Goto pouvait être assez stupide pour les croire sages et s’en imaginer l’auteur. Combien de temps l’illusion durerait-elle ? C’était dangereux de le faire aussi souvent, Christopher Cook le savait. Souvent ? Ma foi, tous les mois, à peu près. Est-ce que c’était souvent ? Cook était sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères, pas agent de renseignements, et il n’avait pas lu le manuel, à supposer qu’il y en eût un. L’hospitalité était toujours aussi impressionnante : bonne chère et bons vins, décor exquis, lent cheminement des divers sujets de conversation — d’abord les questions polies et purement formelles sur la santé de sa famille, sur ses progrès au golf et sur tel ou tel sujet mondain à la mode. Oui, le temps était étonnamment agréable pour cette époque de l’année — éternelle remarque de la part de Seiji ; assez juste d’ailleurs, car si le printemps et l’automne à Washington étaient assez supportables, en revanche les étés étaient moites et torrides tandis que les hivers étaient humides et froids. C’était lassant, même pour un diplomate professionnel versé dans l’art des banalités creuses. Nagumo était en poste à Washington depuis assez longtemps pour se trouver à court d’observations originales, et depuis quelques mois, il commençait à se répéter. Enfin bon, pourquoi serait-il différent de n’importe quel autre diplomate ? se demanda Cook, qui n’allait pas tarder à être surpris. « J’ai cru comprendre que vous étiez parvenus à un accord important avec les Russes, observa Seiji Nagumo alors qu’on débarrassait la table du dîner. — Que voulez-vous dire ? demanda Cook, croyant à une poursuite de la conversation mondaine. — On entend dire que vous accélériez le démantèlement des ICBM, poursuivit l’homme en sirotant son vin. — Vous êtes bien informé, observa Cook, si impressionné qu’il manqua un signal qu’il n’avait encore jamais reçu. C’est un sujet assez sensible. — Je n’en doute pas, mais néanmoins, quelle merveilleuse perspective, non ? » Il leva son verre en un salut amical. Ravi, Cook en fit de même. « Tout à fait, reconnut le fonctionnaire américain. Comme vous le savez, l’un des objectifs de notre politique étrangère depuis la fin des années quarante — depuis Bernard Baruch, si ma mémoire est bonne — a été d’éliminer les armes de destruction massive et le risque qu’elles font courir à l’espèce humaine. Comme vous le savez fort bien... » Il fut surpris de voir Nagumo le couper. « Je le sais mieux que vous ne pourriez l’imaginer, Christopher. Mon grand-père vivait à Nagasaki. Il était mécanicien sur la base navale qui y existait à l’époque. Il a survécu à la bombe — pas sa femme, je suis au regret de vous le dire — mais il avait été gravement brûlé par la tempête de feu qui l’a suivie et je me souviens encore parfaitement de ses cicatrices. L’expérience a hâté sa mort, je suis navré de l’ajouter. » La carte était habilement jouée, d’autant plus que c’était un mensonge. « Je l’ignorais, Seiji. Je suis désolé », ajouta Cook, parfaitement sincère. Le but de la diplomatie, après tout, était d’empêcher la guerre par tous les moyens ou, à tout le moins, d’y mettre un terme en versant le moins de sang possible. « Donc, vous pouvez imaginer que je m’intéresse au plus haut point à l’élimination définitive de ces horreurs. » Nagumo remplit à ras bord le verre de Cook. C’était un excellent CHARDONnay qui avait merveilleusement accompagné le plat principal. « Eh bien, vos informations sont fort précises. Je ne connais pas les détails de l’affaire, n’est-ce pas, mais j’ai pu en saisir quelques éléments dans la salle à manger », ajouta Cook, histoire d’indiquer à son ami qu’il prenait ses repas au septième étage du bâtiment des Affaires étrangères, et pas dans les locaux plébéiens de la cafétéria. « Je reconnais que mon intérêt est tout personnel. Le jour où le dernier missile sera détruit, je compte organiser une petite cérémonie intime, et dédier des prières à l’esprit de mon grand-père, pour lui assurer qu’il n’est pas mort en vain. Avez-vous une idée du jour où c’est prévu, Christopher ? — Non, pas précisément. La date est encore tenue secrète. — Pourquoi cela ? Je ne saisis pas. — Ma foi, je suppose que le Président désire marquer l’événement avec éclat. De temps en temps, Roger aime bien faire un coup médiatique, surtout dans la perspective prochaine d’une année électorale. » Seiji acquiesça. « Ah oui, je peux comprendre. Donc, il ne s’agit pas vraiment d’une affaire de sécurité nationale ? » s’enquit il, mine de rien. Cook réfléchit une seconde avant de répondre. « Eh bien non, je ne pense pas, en fait. C’est vrai, on se sent toujours plus rassuré, mais les modalités précises de l’opération ne doivent... rien avoir de bien renversant, j’imagine. — En ce cas, puis-je vous demander une faveur ? — Laquelle ? fit Cook, adouci par le vin, la compagnie, et le fait qu’il transmettait des informations commerciales à Nagumo depuis des mois. — À simple titre de faveur personnelle, pourriez-vous me trouver la date exacte à laquelle le dernier missile sera détruit ? Voyez-vous, expliqua-t-il, la cérémonie que je compte organiser sera assez particulière, et cela exige des préparatifs. » Cook faillit dire : Désolé, Seiji, mais techniquement, il s’agit bel et bien d’une affaire de sécurité nationale, et je n’ai jamais accepté de livrer à quiconque ce genre d’information. L’hésitation née de la surprise qui se lisait sur ses traits avait vaincu son impassibilité normale de diplomate. Son esprit tournait à cent à l’heure, ou du moins il essayait, en présence de son ami. Bon, d’accord, cela faisait trois ans et demi qu’il discutait d’affaires commerciales avec Nagumo, obtenant à l’occasion des informations utiles, des trucs qu’il avait exploités et qui lui avaient valu sa promotion de sous-chef de cabinet ; certes, parfois, il avait pu transmettre des informations, parce que... parce que quoi ? Parce que quelque chose en lui en avait marre du train-train du Département d’État et de son traitement de fonctionnaire fédéral, et qu’un jour un ancien collègue lui avait fait remarquer qu’avec tous les talents qu’il avait acquis au bout de quinze ans dans la fonction publique, il pourrait franchement se tirer dans le privé, devenir consultant ou membre d’un groupe de pression, et puis merde, quoi, ce n’était quand même pas comme s’il espionnait contre son pays ! Merde, non, ce n’était que du bizness, mon vieux. Était-ce de l’espionnage ? se demanda Cook. En était-ce vraiment ? Les missiles n’étaient pas braqués sur le Japon, ils ne l’avaient jamais été. En fait, s’il fallait en croire les journaux, ils n’avaient jamais visé depuis des années que le milieu de l’océan Atlantique et l’effet réel de leur destruction serait exactement égal à zéro pour qui que ce soit. Ça ne nuirait à personne. Ça n’aiderait pas grand monde non plus, sinon en termes budgétaires, et le bénéfice serait d’ailleurs assez marginal. Ainsi donc, l’affaire n’avait pas réellement d’implications pour la sécurité nationale, n’est-ce pas ? Non, sûrement pas. Donc, il pouvait transmettre l’information, non ? « D’accord, Seiji. Je suppose que, pour une fois... ouais, je vais voir ce que je peux dénicher. — Merci, Christopher. » Nagumo sourit. « Mes ancêtres vous remercieront. Ce sera un grand jour pour le monde entier, mon ami et qui mérite d’être célébré comme il convient. » Chez les sportifs, on appelait ça du marquage à la culotte. Il n’y avait pas de terme équivalent chez les espions. « Vous savez, je le crois aussi », dit Cook, après un instant de réflexion. Il ne songea jamais à s’étonner que le premier pas de l’autre côté de la ligne invisible qu’il avait lui-même tracée pût être aussi facile. « Je suis honoré, dit Yamata en affectant une grande humilité. Fortuné, l’homme qui possède des amis aussi prévenants et sages. — C’est vous qui nous honorez, insista poliment l’un des banquiers. — Ne sommes-nous pas collègues ? Ne servons-nous pas tous notre pays, notre peuple, notre culture avec un égal dévouement ? Vous, Ichiki-san, et les temples que vous avez restaurés. Ah ! » Yamata fit un grand geste de la main englobant tous ses invités réunis autour de la table basse laquée. « Nous l’avons tous fait, sans rien demander en retour, sinon l’espoir d’aider notre pays, de lui permettre de retrouver sa grandeur, ajouta-t-il. Alors, en quoi puis-je rendre service à mes amis, ce soir ? » Il prit un air calme, passif, attendit qu’on lui dise ce qu’il savait déjà. Ses plus proches alliés autour de cette table, des hommes dont l’identité n’était pas vraiment connue des dix-neuf autres participants, étaient des modèles de curiosité attentive, se montrant aussi habiles que lui dans l’art de la dissimulation. Mais il régnait surtout une grande tension dans la pièce, une atmosphère si lourde qu’on pouvait presque la sentir, comme l’odeur d’un étranger. Les yeux se tournèrent presque imperceptiblement vers Matsuda-san ; beaucoup pensaient que l’annonce de ses difficultés serait une surprise pour Yamata, même si la convocation d’une telle réunion avait dû suffisamment attiser sa curiosité pour qu’il déclenche ses formidables moyens d’investigation. Le dirigeant de l’une des plus grosses entreprises de la planète s’exprima avec une dignité paisible quoique triste, prenant son temps, comme il convenait, pour expliquer que sa gestion n’était pour rien dans les facteurs qui avaient conduit à ses difficultés de trésorerie. Cette entreprise, qui avait démarré dans la construction navale, s’était lancée ensuite dans le bâtiment, puis avait tâté de l’électronique grand public. Matsuda était parvenu à sa tête au milieu des années quatre-vingt et il avait offert à ses actionnaires des dividendes comme bien peu en auraient rêvé. Matsuda-san en retraça lui-même l’historique et Yamata ne manifesta pas le moindre signe d’impatience. Après tout, cela jouait en sa faveur que tous puissent entendre de sa bouche le récit de leur propre réussite professionnelle : ayant pu constater la similitude de leurs destins, ils seraient plus enclins à redouter de connaître une catastrophe personnelle identique. Si ce crétin avait décidé de jouer dans la cour des grands à Hollywood, en dilapidant des sommes phénoménales pour quarante hectares sur Melrose Boulevard et un chiffon de papier disant qu’il pouvait faire des films, eh bien, c’était de sa faute, non ? La corruption et le manque d’honneur de ces gens sont réellement confondants », poursuivit Matsuda sur un ton qui aurait amené un prêtre, l’entendant au confessionnal, à se demander si le pécheur abjurait ses péchés ou se contentait de regretter sa malchance. Dans ce cas précis, deux milliards de dollars étaient partis en fumée, exactement comme s’ils avaient servi à griller des saucisses. Yamata aurait pu dire je vous avais prévenu, sauf qu’il ne l’avait pas fait, même après que ses propres conseillers financiers (des Américains en ce cas précis), ayant examiné la même proposition, l’eurent dissuadé d’y souscrire dans les termes les plus fermes. À la place, il se contenta de hocher pensivement la tête. « Manifestement, vous n’auriez pu prévoir ce revers, surtout après toutes les assurances qu’on vous avait fournies, et compte tenu des conditions prodigieusement favorables que vous leur aviez offertes en échange. Il semblerait, mes amis, que ces gens-là n’aient aucune éthique des affaires. « D’un regard circulaire, il recueillit les signes d’approbation que lui avait valus sa remarque. Matsuda-san, quel homme pourrait raisonnablement soutenir que vous avez commis la moindre faute ? — Beaucoup le feraient, répondit-il, assez courageusement de l’avis général. — Pas moi, mon ami. Qui parmi nous est plus honorable, plus sagace ? Qui parmi nous a servi son entreprise avec plus de zèle ? » Raizo Yamata hocha tristement la tête. « Non, plus préoccupant, mes amis, est le fait qu’un sort identique puisse nous guetter tous », annonça calmement le banquier, signifiant par-là que son établissement était caution des biens immobiliers de Matsuda, tant au Japon qu’en Amérique, et qu’une faillite de cette entreprise risquerait de diminuer dangereusement ses réserves. Le problème était que, même s’il pouvait survivre à la faillite de l’entreprise, en théorie comme en pratique, il suffisait qu’on pense que ses réserves étaient plus faibles qu’elles ne l’étaient en réalité pour mettre à bas son établissement, et cette idée-là pouvait fort bien apparaître dans un journal à la suite de la simple bourde d’un seul reporter. Les conséquences d’une telle erreur d’analyse, ou d’une telle rumeur, pouvaient déclencher une ruée sur la banque et rendre bien réel ce qui ne l’était pas. Certes, l’argent retiré des comptes serait redéposé ailleurs — il y en avait trop pour garnir des matelas, après tout et dans ce cas, il serait reprêté par un autre banquier d’affaires pour sauvegarder la position de son collègue, mais une crise induite était toujours possible et celle-ci pouvait déclencher une débâcle générale. Ce qu’on s’abstenait de dire, et bien peu d’ailleurs y songeaient, c’est que les hommes réunis dans cette pièce s’étaient justement fourrés dans ce pétrin parce qu’ils avaient pris des risques inconsidérés. C’était une forme de cécité dont ils étaient tous affligés — enfin presque tous, se dit Yamata. « Le problème essentiel est que les fondations de l’économie de notre pays ne reposent pas sur le roc, mais sur du sable, commença-t-il, s’exprimant plutôt comme un philosophe. Si faibles et écervelés que soient les Américains, la fortune leur a accordé ce dont nous manquons. La conséquence est que, malgré nos trésors d’habileté, nous sommes toujours désavantagés. » Il leur avait déjà dit tout cela, mais aujourd’hui, pour la première fois, ils écoutaient, et il lui fallut toute sa maîtrise de soi pour ne pas jubiler. Au contraire, il fit encore moins appel à la rhétorique que lors de ses discours précédents. Son regard se porta sur l’un d’eux qui avait été déjà en désaccord avec lui auparavant. « Vous vous souvenez de ce que vous avez dit, que notre vraie force résidait dans le zèle de nos ouvriers et le talent de nos dessinateurs. C’était vrai, mon ami. Ce sont des forces, et mieux que cela, ce sont justement celles dont les Américains sont le plus dépourvus, mais parce que la fortune, pour des raisons qui lui sont propres, a souri aux gaijins, ils peuvent malgré tout nous damer le pion sur ces points, car ils ont su convertir leur chance en véritable puissance ; or la puissance, c’est ce qui nous manque. » Yamata marqua un temps pour scruter une nouvelle fois son auditoire, croisant leurs regards et jaugeant leur impassibilité. Même pour un homme né comme lui dans cette culture et élevé selon ses règles, il devait se jeter à l’eau maintenant. C’était le moment. Il en était sûr. « Mais en réalité, ce n’est pas non plus entièrement le cas. Ils ont choisi de prendre cette voie, alors que nous avons choisi de ne pas la prendre. C’est pourquoi nous devons aujourd’hui payer le prix de cette erreur de jugement. À une exception près. — Et qui est ? demanda l’un d’eux, se faisant le porte-parole de tous les autres. — Désormais, mes amis, la fortune nous sourit, et le chemin de la véritable grandeur nationale s’ouvre à nous. Dans notre adversité nous pouvons, si nous le choisissons, trouver des occasions favorables. » Yamata se dit qu’il avait attendu quinze années cet instant. Puis il réfléchit à cette idée, guettant une réponse, et se rendit compte qu’en réalité il l’avait attendu toute sa vie, depuis ses dix ans, quand en février 1944, il avait été le seul de sa famille à embarquer sur le bateau qui devait le rapatrier de Saipan vers la métropole. Il se revoyait encore, appuyé au bastingage, regardant son père et sa mère, et ses jeunes frères et sueurs debout sur le quai, et lui Raizo, très brave, réussissant à retenir ses larmes, sachant avec une certitude d’enfant qu’il les reverrait, mais sachant aussi qu’il ne les reverrait plus. Les Américains les avaient tués tous, rayant sa famille de la face du monde, les poussant à se suicider en se jetant du haut des falaises dans la mer avide, parce que des citoyens japonais, qu’ils portent ou non l’uniforme, n’étaient rien que des bêtes pour les Américains. Yamata se souvenait encore des comptes rendus de la bataille à la radio, comment les « Aigles Sauvages » du Kido Butai avaient écrasé la flotte américaine, comment les soldats invincibles de l’Empereur avaient rejeté à la mer les Marines américains abhorrés, comment ils les avaient par la suite massacrés en grand nombre dans les montagnes de l’île reprise aux Allemands après la Première Guerre mondiale, et dès cette époque, il avait su combien il était futile d’avoir à faire semblant de croire à des mensonges, car il fallait bien que ce soit des mensonges, malgré les paroles réconfortantes de son oncle. Et puis bientôt, les comptes rendus radiophoniques étaient passés à d’autres sujets, aux batailles victorieuses livrées contre les Américains qui se rapprochaient toujours plus de la métropole, et il se rappelait encore sa rage et son incompréhension quand il avait vu son pays, si grand et puissant, incapable pourtant d’arrêter les barbares, et sa terreur des bombardements, d’abord de jour, puis de nuit, rasant son pays ville par ville. La lueur orange dans le ciel nocturne, parfois tout près, parfois au loin et les mensonges de son oncle, essayant de lui expliquer tout ça, et, pour finir, le soulagement qu’il avait lu sur le visage de cet homme quand tout avait été terminé. Hormis qu’il n’y avait jamais eu de soulagement pour Raizo Yamata, pas avec sa famille disparue, rayée de la face du monde, et dès qu’il avait vu son premier Américain, un immense bonhomme aux cheveux rouquins, au teint de lait constellé de taches de rousseur, qui lui avait tapoté la tête comme on le fait d’un chien familier, dès cet instant, il avait reconnu le visage de son ennemi. Ce ne fut pas Matsuda qui répondit. Impossible que ce soit lui. Il fallait que ce soit un autre, dont l’entreprise était encore immensément puissante, en apparence du moins. Il fallait également qu’il n’ait jamais été d’accord avec lui. La règle était d’autant plus importante qu’elle était informulée, et si les yeux ne se tournèrent pas, les pensées, elles, tournaient à cent à l’heure. L’homme regarda sa tasse de thé à moitié vide — ce n’était pas une soirée à boire de l’alcool — et considéra son destin. Quand il parla, ce fut sans lever les yeux, parce qu’il redoutait de rencontrer des regards identiques tout autour de la table de laque noire. « Comment, Yamata-san, pourrions-nous réussir ce que vous proposez ? » « Sans blague ? » demanda Chavez. Il parlait en russe, car ici, à Monterey, on n’était pas censé parler anglais, et il n’avait pas encore appris l’expression en japonais. « Quatorze agents, répondit le commandant Oleg Yourevitch Lyaline, ex-agent du KGB, sur un ton aussi neutre que l’autorisait son ego. — Et ils n’ont jamais réactivé votre réseau ? demanda Chavez qui avait envie de rouler les yeux. — Ils ne pouvaient pas. » Lyaline sourit en se frappant la tempe. « CHARDON était mon idée. Il se trouve que c’est devenu mon assurance vie. » Sans déc’ ; faillit dire Clark. Que Ryan ait réussi à le sortir de là vivant tenait quasiment du miracle{9}. Lyaline avait été jugé pour trahison avec le zèle habituel du KGB pour obtenir un procès expéditif ; condamné, incarcéré, il avait connu le régime de droit commun des condamnés à mort. Informé que son exécution aurait lieu la semaine suivante, il avait été conduit au bureau du commandant de la prison, informé de son droit de citoyen soviétique à requérir la grâce présidentielle, et invité à rédiger une lettre manuscrite en ce sens. Un homme moins rusé aurait pu croire la procédure sincère. Lyaline n’avait pas été dupe. Elle était en fait destinée à faciliter son exécution : sitôt l’enveloppe cachetée, on allait le ramener dans sa cellule et l’exécuteur bondirait d’une porte ouverte sur sa droite, placerait le canon d’un pistolet contre sa tempe et ferait feu. Il n’était donc pas franchement étonnant que sa main tremble en tenant le stylo à bille et qu’il ait les jambes en coton lorsqu’on le reconduisit dehors. Tout le rituel avait été exécuté jusqu’au bout, et Oleg Yourevitch se rappelait encore sa surprise quand il avait finalement regagné sa cellule au sous-sol, pour s’y entendre dire de ramasser ses affaires et de suivre un garde, et sa plus grande surprise encore de se voir reconduit dans le bureau du commandant, pour y rencontrer un individu qui ne pouvait être qu’un citoyen américain, avec ce sourire et ces habits bien coupés, inconscient des adieux ironiques du KGB à son agent déloyal. « J’en aurais pissé dans mon froc, observa Ding en frissonnant, à la fin du récit. — Là, j’avoue que j’ai eu du bol, admit Lyaline avec un sourire. J’avais uriné juste avant qu’ils m’emmènent. Ma famille m’attendait à Cheremetièvo. C’était l’un des derniers vols de la Pan Am. — Vous avez dû bien vous imbiber pendant la traversée, non ? sourit Clark. — Ça oui », lui confia Oleg, sans préciser qu’il avait tremblé et vomi tout au long du vol interminable jusqu’à l’aéroport Kennedy de New York, ni qu’il avait tenu ensuite à parcourir la ville en taxi pour s’assurer que cette impossible vision de liberté était bien réelle. Chavez remplit le verre de son mentor. Lyaline essayait de décrocher de l’alcool et se contentait de bière, de la Coors Light. « J’ai déjà connu des situations difficiles, Tovaritch, mais celle-ci devait être bigrement inconfortable. — J’ai pris ma retraite, comme vous pouvez le constater ; Domingo Estebanovitch, où avez-vous appris à parler si bien le russe ? — Le gamin est doué, hein ? nota Clark. Surtout pour l’argot. — Hé, j’aime bien lire, OK ? Et chaque fois je peux, je capte la télé russe au bureau, enfin des trucs comme ça. La belle affaire ! » La dernière phrase lui avait échappé en anglais. Le russe n’avait pas vraiment d’expression équivalente. « La belle affaire, c’est que vous êtes authentiquement doué, mon jeune ami », dit le commandant Lyaline en levant son verre. Chavez accepta volontiers le compliment. Il n’avait même pas son bac quand il était entré dans l’armée américaine ; promis à un sort de troufion, et non pas de technicien de missile, il avait néanmoins été ravi de passer par l’université George Mason pour y décrocher son diplôme de premier cycle et il était maintenant en train de préparer sa maîtrise. Il s’étonnait encore de sa bonne fortune en se demandant combien de camarades de son barrio auraient pu faire aussi bien que lui si la même chance leur avait souri. « Donc, Mme Foley sait que vous avez laissé un réseau derrière vous ? — Oui, mais tous ses correspondants japonais doivent être ailleurs. Je ne crois pas qu’ils auraient essayé de le réactiver sans me prévenir. En outre, ils ne s’activeront que si on leur transmet le mot convenu. — Bon Dieu », souffla Clark, également en anglais, car on ne jure que dans sa langue natale. C’était une conséquence naturelle de l’abandon par l’Agence des techniques classiques de renseignements au profit de leurs conneries électroniques, certes utiles, mais bien loin d’être la panacée tant vantée par les pisse-copie. Sur un total de plus de quinze mille employés, la CIA avait aux alentours de quatre cent cinquante agents de renseignements, pas plus, pour opérer sur le terrain, dans la rue ou dans les bois, discuter avec des gens bien réels pour chercher à apprendre ce qu’ils pensaient, au lieu de compter les haricots sur des photos aériennes et de dépouiller la presse le reste du temps. « Des fois, vous savez, j’en viens à me demander comment on a réussi à gagner cette putain de guerre. — L’Amérique a fait de gros efforts pour ne pas y arriver, mais l’Union soviétique en a fait encore plus. » Lyaline marqua une pause. « CHARDON était essentiellement destiné à recueillir du renseignement commercial. Nous avons volé de nombreux plans et procédés industriels aux Japonais, et la politique de votre pays est de ne pas recourir aux services de renseignements dans ce domaine. » Nouvelle pause. « À un détail près. — Lequel, Oleg ? demanda Chavez en ouvrant une nouvelle canette de bière. — Il n’y a pas de réelle différence, Domingo. Vos compatriotes — j’ai passé plusieurs mois à essayer de leur expliquer. Le monde des affaires leur tient lieu de gouvernement, là-bas. Leur parlement et leurs ministres, ce n’est qu’une façade, la maskirovka{10} des empires commerciaux. — En ce cas, il y a un gouvernement dans le monde qui sait construire une bagnole correcte. » Chavez rigola. Il avait renoncé à s’acheter la Corvette de ses rêves — les rêves coûtaient trop cher — et s’était rabattu sur une « Z », qui était presque aussi sportive, mais pour moitié prix. Et voilà qu’il allait devoir s’en séparer. Il fallait qu’il soit plus respectable et se range un peu s’il devait se marier, pas vrai ? « Niet. Vous devriez comprendre ceci : l’opposition n’est pas ce que s’imagine votre pays. Pourquoi, selon vous, avez-vous de tels problèmes pour négocier avec eux ? J’ai découvert le fait assez vite et le KGB l’a compris tout de suite. » Comme de bien entendu, se dit Clark en hochant la tête. La théorie communiste prédisait justement un tel « fait », non ? Merde, c’était à pisser de rire. « Comment était la récolte ? s’enquit-il. — Excellente, lui assura Lyaline. Leur culture leur permet d’encaisser aisément les insultes, mais ils ont du mal à réagir. Ils dissimulent totalement leur colère. Résultat, il suffit de leur montrer de la sympathie. » Clark acquiesça de nouveau, réfléchissant cette fois. Ce gars est un vrai pro. Quatorze agents bien placés, il avait encore les noms et les numéros de téléphone en tête, et comme de bien entendu, personne à Langley n’avait assuré le suivi, à cause de ces satanés lois d’éthique imposées à l’Agence par des avocats — une engeance de fonctionnaires gouvernementaux qui proliféraient comme du chiendent où qu’on tourne la tête ; comme si tout ce que faisait l’Agence avait, strictement parlant, la moindre valeur éthique. Merde, Ding et lui avaient quand même enlevé Corp, non ? Dans l’intérêt de la justice, certes, mais s’ils l’avaient amené en Amérique pour être jugé, au lieu de le laisser aux mains de ses compatriotes, il aurait eu droit à un de ces avocats imbus d’éthique et grassement payés, voire un avocat commis d’office — dire qu’on pouvait obstruer la justice pour pas un rond, pesta Clark en lui-même —, et le type aurait déliré comme un malade devant les caméras, puis plus tard devant douze braves citoyens, pour raconter comment ce patriote avait résisté à une invasion de son pays, et cetera, et cetera. « Une faiblesse intéressante, nota judicieusement Chavez. Les gens sont vraiment les mêmes sur toute la planète, vous ne trouvez pas ? — Les masques diffèrent, mais la chair est la même en dessous », déclara Lyaline, toujours aussi docte. Cette remarque en passant était sa meilleure leçon de la journée. De toutes les lamentations humaines, la plus commune sans aucun doute est si j’avais su. Mais on ne sait jamais, et c’est ainsi que les jours de malheur et de mort ne débutent souvent pas différemment de ceux de chaleur et d’amour. Pierce Denton remplissait la voiture pour le voyage à Nashville. Ce n’était pas une sinécure. Les jumelles avaient leurs sièges de sécurité installés à l’arrière de la Cresta, et, logé entre elles, il y avait le siège du petit dernier, leur frère Matthew. Les jumelles, Jessica et Jeanine, avaient trois ans et demi ; elles avaient survécu aux « troubles de l’an deux » (en tout cas, leurs parents) et aux aventures parallèles de l’apprentissage du langage et de la marche. À présent, vêtues à l’identique d’une petite robe violette et de socquettes blanches, elles se laissaient gentiment installer sur leur siège par papa et maman. Matthew les suivit, il geignait et s’agitait, mais les filles savaient bien qu’avec les vibrations de la voiture, il aurait tôt fait de se rendormir ; de toute façon, c’est ce qu’il faisait presque tout le temps, sauf quand il tétait sa mère. Aujourd’hui était un grand jour : ils partaient passer le week-end chez grand-mère. Pierce Denton, vingt-sept ans, était agent de police à Greeneville, modeste bourgade du Tennessee, et s’il fréquentait encore les cours du soir pour décrocher son diplôme universitaire, il n’avait d’autre ambition que d’élever sa famille et de mener une existence confortable dans les collines boisées, où un homme pouvait chasser et pêcher avec des copains, fréquenter une communauté paroissiale sympathique, bref, mener une existence que bien des gens auraient pu lui envier. Sa profession était bien moins stressante que celle de nombre de ses collègues, et il ne le regrettait pas le moins du monde. Greeneville avait certes sa part de problèmes, comme toute ville américaine, mais bien moins que ce qu’il pouvait voir à la télé ou lire dans les journaux professionnels qui traînaient sur les tables au poste de police. À huit heures et quart ce matin-là, il sortit en marche arrière dans la rue tranquille et démarra, direction la nationale 11 E. Il était reposé et en forme, sentant déjà l’effet de ses deux tasses de café rituelles, qui chassaient les toiles d’araignée d’une nuit paisible, aussi paisible qu’on pouvait l’espérer avec un bébé dormant dans la même chambre que lui et son épouse Candace. En moins d’un quart d’heure, ils avaient rejoint l’Interstate 81 et mettaient le cap au sud, avec le soleil matinal dans le dos. Le trafic était assez clairsemé en ce samedi matin, et contrairement à la majorité de ses collègues, Denton ne faisait pas d’excès de vitesse. Non, il roulait à un gentil petit cent dix, juste pour le frisson d’enfreindre la loi d’un poil. L’Interstate était typique de toutes les grandes voies express américaines, large et dégagée, même quand elle sinuait vers le sud-ouest pour franchir les contreforts montagneux qui avaient contenu les ardeurs expansionnistes des premiers colons européens. À New Market, la 81 rejoignait la I-40 et Denton se fondit dans la circulation venue de Caroline du Nord et filant vers l’ouest. Bientôt, il arriverait à Knoxville. Un coup d’oeil dans le rétro lui permit de voir que les deux filles étaient déjà à moitié assoupies et ses oreilles lui apprirent que Matthew était à peu près dans le même état. À sa droite, Candy Denton somnolait également. Leur bébé n’en était pas à faire des nuits entières, et sa femme accusait le coup, car elle n’avait jamais dormi plus de six heures d’affilée depuis... eh bien, depuis la naissance de Matt, et même avant, songea son mari. Candy était une femme menue et sa frêle stature s’était ressentie de la fatigue des dernières semaines de grossesse. La tête calée contre la vitre de droite, elle essayait de grappiller quelques instants de sommeil avant que Matthew se réveille et manifeste de nouveau sa faim, quoique, avec un peu de chance, ils auraient peut-être encore un sursis jusqu’à Nashville. La seule partie du trajet relativement délicate, si l’on pouvait dire, était la traversée de Knoxville, ville moyenne située pour l’essentiel sur la rive nord de la Tennessee. L’agglomération était toutefois assez grande pour avoir une rocade intérieure, la I-640, que Denton évita, préférant emprunter l’itinéraire direct vers l’ouest. Le temps était chaud, pour changer. Les six semaines précédentes n’avaient été qu’une succession d’averses de neige fondue, et Greeneville avait déjà épuisé sa dotation en sel pour les routes et en heures supplémentaires pour les employés municipaux. Cela l’avait contraint à s’occuper d’une bonne cinquantaine de carambolages et de deux accidents graves, mais ce qu’il regrettait le plus, c’est de ne pas avoir eu le temps de faire laver sa Cresta flambant neuve la veille au soir. La laque brillante était maculée de sel ; encore heureux que la protection du châssis soit une « option de série » : son vénérable plateau-cabine n’y avait pas eu droit et ce n’était plus qu’une poubelle rouillée, même en restant garé dans l’allée du pavillon. En outre, c’était une petite bagnole sympa. Un peu plus d’espace pour les jambes n’aurait pas fait de mal, mais c’était la voiture de sa femme, pas la sienne, et elle n’avait pas vraiment besoin d’autant de place. Plus légère que sa propre voiture de patrouille, elle était équipée d’un moulin deux fois moins puissant. Cela expliquait les vibrations un peu plus intenses, même si elles étaient en partie atténuées par les silentblocs de fixation du moteur. Enfin, se dit-il, ça aidait les gosses à roupiller. Ils devaient avoir eu encore plus de neige ici, remarqua-t-il. Des paquets de sel s’étaient accumulés au milieu de la voie : une vraie piste de sable. Mais quelle idée d’en utiliser autant. Ça vous flinguait vraiment les bagnoles. Pas la sienne, Denton en était sûr, car il avait lu en détail toutes les caractéristiques avant de se décider à surprendre Candy en lui offrant la Cresta rouge. Les montagnes qui coupent en diagonale cette partie des États-Unis s’appellent les Great Smokies, les « Grandes Enfumées », un nom attribué, d’après la tradition locale, par Daniel Boone en personne. Il s’agit en fait d’un segment d’une chaîne unique qui court de la Géorgie au Maine et au-delà, changeant de nom presque aussi souvent qu’elle change d’États, et dans cette zone, l’humidité due aux innombrables lacs et cours d’eau se combinait aux conditions atmosphériques pour engendrer un brouillard constant à longueur d’année. Will Snyder, chauffeur chez Pilot Lines, faisait des heures supplémentaires — situation lucrative pour ce routier syndiqué. La semi-remorque Fruehauf attelée à son tracteur Kenworth diesel était remplie de rouleaux de moquette sortant d’une usine textile de Caroline du Nord et destinés à un distributeur de Memphis pour une grosse vente. Chauffeur d’expérience, Snyder était ravi de bosser le samedi : la paie était meilleure et, par ailleurs, la saison de foot était achevée et le gazon ne repoussait pas encore. De toute manière, il comptait bien être chez lui pour le dîner. Surtout, les routes étaient plutôt dégagées pour ce week-end d’hiver, et il arrivait à tenir une bonne moyenne, se dit-il en négociant une large courbe à droite avant de descendre dans une vallée. « Oh oh », murmura-t-il dans sa barbe. Il n’était pas inhabituel de rencontrer du brouillard dans le secteur, près de la sortie nord vers la nationale 95, la route des savants atomistes, celle qui filait sur Oak Ridge. Il y avait un ou deux points noirs sur la I-40, et c’en était un. « Putain de brouillard. » Il y avait deux façons d’aborder la situation. Certains ne se pressaient pas de ralentir, soit par souci d’économie de gazole, soit parce qu’ils n’aimaient pas se traîner. Pas Snyder. Chauffeur professionnel qui voyait chaque semaine des épaves en triste état sur le bas-côté de l’autoroute, il ralentit immédiatement, avant même que la visibilité ne soit descendue à moins de cent mètres. Son imposant attelage prenait son temps et il connaissait un collègue qui avait aplati une de ces boîtes de conserve japonaises, en même temps que son retraité de chauffeur, et le respect de l’horaire ne valait sûrement pas qu’il coure un tel risque. Rétrogradant avec souplesse, il fit ce qu’il considérait comme le plus sage, et alluma ses feux de croisement. Pierce Denton tourna la tête, contrarié. C’était une autre Cresta, la version sportive C99, jusqu’ici uniquement produite au Japon — celle-ci était noire avec une bande rouge sur le flanc. Elle le dépassa en trombe à un bon cent trente, estima son oeil exercé. À Greeneville, cela lui aurait valu un PV à cent dollars et une sévère remontrance du juge Tom Anders. D’où sortaient elles, ces deux-là ? Il ne les avait même pas vues venir dans son rétro. Des plaques temporaires. Deux gamines, l’une qui venait sans doute de décrocher son permis, avec en prime la tire neuve offerte par papa, et qui sortait sa copine pour lui prouver ce qu’était la vraie liberté en Amérique. La liberté d’être une belle idiote et de se carrer une contredanse dès sa première sortie sur la route ! Mais l’agent Denton n’était pas dans sa juridiction, et c’était un boulot pour les gars de la police d’État. Typique, songea-t-il en hochant la tête. On papote, on regarde à peine la route, enfin, mieux valait les avoir devant soi que derrière. « Bon Dieu », souffla Snyder. Les gens d’ici, avait-il entendu un jour dans un routier, mettaient ça sur le compte des « cinglés » d’Oak Ridge. En tout cas, pratiquement d’un coup, la visibilité était tombée à moins de dix mètres. Mauvais. Il alluma aussitôt ses feux de détresse et ralentit encore plus. Il n’avait jamais fait le calcul, mais avec la masse qu’il représentait, son attelage devait avoir besoin de plus de vingt mètres pour passer de quarante-cinq à l’heure à l’arrêt — et encore, sur route sèche, ce qui n’était pas le cas. D’un autre côté... non, décida-t-il, ne prenons pas de risque. Il ralentit encore, jusqu’à trente. D’accord, c’était une demi-heure de perdue. Les chauffeurs connaissaient ce tronçon de la I-40, et ils disaient toujours qu’il valait mieux avoir à payer les heures perdues que le malus d’assurance. S’estimant maître de la situation, le routier pressa la palette du micro de sa CB pour prévenir les collègues. On dirait qu’on nage dans la purée de pois cassés, lança-t-il sur le canal 19, tous les sens en alerte, scrutant devant lui cette masse blanche compacte de vapeur d’eau, alors que le danger venait de l’arrière. Le brouillard les prit complètement par surprise. Denton avait deviné juste. Cela faisait précisément huit jours que Nora Dunn avait fêté ses seize ans, trois jours qu’elle avait eu son permis temporaire, et quatre-vingts kilomètres qu’elle conduisait sa petite bombe flambant neuve. Pour commencer, elle avait choisi un tronçon de bonne route bien large, pour tester sa vitesse de pointe, parce qu’elle était jeune et que sa copine Amy Rice le lui avait demandé. Entre le lecteur de compact discs qui marchait à fond, et leur échange d’observations sur les divers bons coups parmi la population mâle du lycée, Nora regardait à peine la route, mais après tout, ce n’était pas bien sorcier de maintenir une voiture entre la ligne continue sur la droite et la ligne pointillée sur la gauche, pas vrai ? Et de toute façon, il n’y avait personne dans le rétro, et puis, avoir une voiture c’était quand même vachement mieux que de sortir avec un nouveau garçon, parce qu’il fallait toujours que ce soit eux qui conduisent, sous un prétexte ou un autre, comme si une femme adulte n’était pas capable de le faire toute seule. Son visage parut quelque peu ébahi quand la visibilité tomba soudain à pas grand-chose — elle n’aurait su estimer la distance exacte — et elle leva le pied de l’accélérateur, pour descendre du cent trente-cinq qu’elle faisait jusqu’ici. La route derrière elle était dégagée et sûrement devant aussi. Son moniteur d’autoécole lui avait dit tout ce qu’elle avait besoin de savoir, mais c’était comme avec les leçons de ses autres maîtres, elle n’avait écouté que ce qu’elle avait bien voulu entendre. Le reste viendrait avec l’expérience. Mais l’expérience était un maître auquel elle n’était pas encore habituée, et dont les leçons étaient un peu trop ardues pour elle en cet instant. Elle vit bien les feux de détresse de la remorque Fruehauf, mais elle ne connaissait pas l’itinéraire et ces taches ambrées auraient pu être des lampadaires, sauf que la majorité des routes nationales en étaient dépourvues, et elle n’avait pas conduit suffisamment pour l’avoir appris. De toute façon, cela ne lui aurait fait gagner qu’une seconde. Le temps qu’elle aperçoive le grand carré gris, il était simplement trop tard, et elle n’avait pas ralenti au-dessous de cent. Avec l’attelage qui roulait à trente, cela équivalait en gros à percuter une masse immobile de trente tonnes à plus de soixante-dix kilomètres à l’heure. C’était toujours un bruit atroce. Will Snyder l’avait déjà entendu avant, et il lui rappela une cargaison de boîtes de bière en alu écrasées sous une presse, ce crissement franchement dissonant d’une carrosserie de voiture ratatinée par la vitesse, la masse et les lois de physique, lois qu’il avait moins apprises au lycée que par l’expérience. L’embardée du coin arrière gauche du semi-remorque fit riper l’avant de son attelage sur la droite, mais par chance, sa faible vitesse lui permit de maintenir suffisamment le cap pour l’immobiliser sans délai. Un coup d’oeil dans le rétro extérieur lui révéla l’épave de cette mignonne petite Japonaise que son frère voulait s’acheter, et la première réflexion de Snyder fut que ces bagnoles étaient bougrement trop petites pour être sûres, même si ça n’aurait pas changé grand-chose en l’occurrence. Le milieu et l’avant droit étaient déchiquetés et la coque était toute pliée. Il cligna les yeux, regarda plus attentivement, aperçut une tache rouge là où aurait dû se trouver un pare-brise transparent... « Oh, mon Dieu... » Amy Rice était déjà morte, malgré le fonctionnement irréprochable de l’airbag du passager. La vitesse de la collision avait amené son côté de la voiture sous la remorque et le solide pare-chocs arrière, conçu pour la protéger des dégâts contre les quais de chargement, avait arraché le flanc de la coque comme une cisaille. Nora Dunn était encore en vie, mais inconsciente. Sa nouvelle Cresta C99 n’était déjà plus qu’une épave : bloc-moteur en alu fendu, châssis faussé de quarante centimètres par rapport à l’axe, mais le pire c’était que le réservoir d’essence, déjà affaibli par la corrosion, avait été écrasé entre les renforts du châssis et qu’il s’était mis à fuir. Snyder vit l’essence qui coulait. N’ayant pas coupé le contact, il gara rapidement son tracteur sur le bas-côté et sortit d’un bond, son petit extincteur à C02 à la main. Ne pas être arrivé à temps fut ce qui lui sauva la vie. « Qu’est-ce qu’il y a, Jeanine ? — Jessica ! insista la petite fille, qui se demandait pourquoi les gens ne faisaient pas la différence, même son père. — Qu’est-ce qu’il y a, Jessica, rectifia son père avec un sourire patient. — Y pue ! » Elle gloussa. « Bon, d’accord », soupira Pierce Denton. Il détourna les yeux pour réveiller sa femme en la secouant par l’épaule. C’est à cet instant qu’il aperçut la nappe de brouillard et qu’il leva le pied. « Qu’est-ce qui se passe, chéri ? — Matt a fait. — D’accord... » Candace dégrafa sa ceinture et se retourna pour regarder derrière. « J’aimerais bien que tu t’abstiennes de faire ça, Candy. » Mais il se tourna lui aussi, juste au mauvais moment. La voiture dévia légèrement sur la droite, tandis qu’il essayait d’observer simultanément la route et ce qui se passait dans l’habitacle de la voiture neuve de sa femme. « Merde ! » Son instinct lui cria de braquer à gauche, mais il s’était bien trop déporté sur la droite, ce dont il se rendit compte avant même que sa main ait tourné le volant de l’autre côté. Écraser les freins n’améliora pas non plus la situation. Les roues arrière se bloquèrent sur la chaussée humide, et la voiture dérapa pour venir heurter par le flanc un autre véhicule. Il eut le temps de, reconnaître une autre Cresta. Sa dernière pensée cohérente fut : Est-ce la même qui... ? Malgré sa couleur rouge, Snyder ne la vit que lorsque la collision fut devenue inévitable. Le chauffeur était encore à cinq mètres de la première épave, arrivant au petit trot, tenant l’extincteur dans ses bras comme un ballon de football. Bon Dieu ! n’eut pas le temps de s’exclamer Denton. Sa première réflexion fut qu’ils ne s’en étaient pas trop mal tirés. Il avait vu pire. L’inertie avait projeté sa femme contre le montant droit écrasé, et ce n’était pas bon signe, mais les gosses à l’arrière étaient arrimés dans leurs sièges de sécurité, Dieu merci, et... L’ultime facteur qui décida de la fin de cinq existences fut la corrosion chimique. Le réservoir d’essence de la Cresta, comme celui de la C99, n’avait pas été correctement galvanisé et il avait été exposé au sel durant la traversée du Pacifique, et plus encore sur les routes escarpées de l’est du Tennessee. Les points de soudure étaient particulièrement vulnérables et ils avaient lâché sous l’impact. La torsion du châssis fit que le fond du réservoir racla le béton de la chaussée ; la protection de bas de caisse qui n’avait jamais tenu correctement s’écailla aussitôt, un autre point faible du réservoir céda et la tôle d’acier mise à nu produisit l’étincelle, enflammant l’essence qui se répandit aussitôt vers l’avant. L’intense chaleur de la boule de feu réussit même à dissiper en partie le brouillard, engendrant un éclair si éblouissant que, de chaque côté de l’autoroute, les usagers paniqués pilèrent aussitôt. Cela provoqua le carambolage de trois voitures à cent mètres de là sur les voies en direction de l’est, mais il n’y avait que de la tôle froissée et les gens bondirent de leurs véhicules pour approcher. Cela provoqua également l’inflammation de l’essence qui fuyait de la voiture de Nora Dunn, l’enveloppant de flammes et carbonisant la jeune fille qui, miséricordieusement, ne devait jamais reprendre conscience malgré la chaleur du brasier qui l’enveloppait. Will Snyder se trouvait assez près pour avoir vu les cinq visages dans la Cresta qui arrivait. Une mère et son bébé, ces deux-là, il s’en souviendrait pour le restant de ses jours — elle, perchée entre les deux sièges avant, tenant son petit, et tournant brusquement la tête pour voir venir la mort, en regardant droit dans les yeux le chauffeur routier. L’embrasement instantané fut une horrible surprise, mais Snyder, s’il avait cessé de courir, ne s’arrêta pas pour autant. La porte arrière gauche de la Cresta rouge s’était ouverte sous le choc, et ce fut sa chance, car les flammes se cantonnaient — pour l’instant — sur le côté gauche de la première épave. Il fonça, l’extincteur brandi comme une arme, alors que les flammes revenaient à l’assaut du réservoir d’essence de la Cresta rouge. Cela ne lui laissa qu’une fraction de seconde pour agir, saisir le seul des trois enfants qui avait encore une chance de survivre dans l’enfer qui avait déjà enflammé ses vêtements et brûlé son visage, tandis que les gants de conduite protégeaient les mains en train de projeter de la neige carbonique en direction de la banquette arrière. Le C02 réfrigérant allait sauver une autre vie en plus de la sienne. Au milieu du nuage grandissant de mousse jaune et de vapeur blanche, il chercha du regard le bébé, mais celui-ci était introuvable, et la petite fille dans le siège de gauche hurlait de souffrance et de peur, là, juste devant lui. Ses mains gantées trouvèrent la boucle chromée, la dégrafèrent, et Snyder arracha violemment la gosse de son siège de sécurité, lui cassant le bras dans la manoeuvre, avant de prendre ses jambes à son cou pour s’éloigner de la boule de feu. Il restait un tas de neige près du rail de sécurité : il plongea dedans, éteignant d’abord ses propres vêtements enflammés, avant de tartiner l’enfant de la gadoue gorgée de sel pour en faire autant avec elle. Le visage le brûlait déjà, timide signe annonciateur de ce qui n’allait pas tarder à suivre. Il se força à ne pas se retourner. Il entendait des cris dans son dos, mais retourner vers la voiture en flammes aurait été suicidaire, et s’il regardait, il risquait de s’y sentir obligé. Au lieu de cela, il regarda Jessica Denton, avec son visage noirci, son souffle rauque, et pria pour qu’un flic se pointe en vitesse, et surtout une ambulance. Le temps que cela se produise, un quart d’heure plus tard, lui et la gamine étaient en état de choc profond. 8 Défilement accéléré LE fait que la journée fût pauvre en actualité, et la proximité d’une agglomération garantissaient à l’événement une couverture médiatique, mais plus encore le nombre et l’âge des victimes. L’une des stations locales de Knoxville avait un accord avec CNN et, dès midi, la nouvelle faisait l’ouverture du journal de la cHaine. Un camion-relais satellite offrit à un jeune reporter l’occasion d’ajouter à son press-book un sujet à couverture mondiale — il n’avait pas envie de s’éterniser à Knoxville —, et le brouillard qui se levait donna aux caméras une vue parfaite de la scène. « Bigre », s’exclama Ryan, le souffle coupé, dans sa cuisine. Jack, qui avait pris un de ses rares samedis de congé, déjeunait avec sa famille et il comptait les amener à la messe du soir à St Mary, pour pouvoir également profiter de son dimanche matin à la maison. Ses yeux virent la scène et ses mains reposèrent le sandwich dans l’assiette. Trois camions de pompiers s’étaient rendus sur les lieux, de même que quatre ambulances dont deux, funeste présage, étaient toujours là, ambulanciers postés à côté. Le camion à l’arrière-plan était presque intact, même si son pare-chocs était enfoncé. Le spectacle au premier plan était en revanche fort éloquent deux tas de métal, noirci et tordu par le feu. Des portières ouvertes, béant sur un habitacle noir et vide. Une bonne douzaine de policiers étaient là, le maintien raide, les lèvres serrées, muets, se gardant d’échanger les blagues habituelles sur les accidents de la route. Puis Jack vit l’un des hommes échanger une remarque avec un collègue. Tous deux hochèrent la tête en regardant la chaussée, dix mètres derrière le journaliste qui débitait son monologue comme ils le font toujours, répétant les mêmes trucs pour la centième fois dans sa brève carrière. Le brouillard. La vitesse excessive. Les deux réservoirs d’essence. Six morts, dont trois enfants. C’était Bob Wright, en direct de l’Interstate 40, à la sortie d’Oak Ridge, Tennessee. Pub. Jack retourna à son déjeuner, se retenant d’ajouter un autre commentaire sur l’injustice de la vie. Il n’avait pour l’instant aucune raison d’en savoir ou d’en faire plus. Les deux véhicules s’égouttaient maintenant, à plus de cinq cents kilomètres de la baie de Chesapeake, car les pompiers volontaires dépêchés sur place avaient cru bon de tout inonder copieusement, tout en sachant déjà que c’était un vain effort pour leurs occupants. Le gars du labo prit ses trois rouleaux de pellicule couleur 200 ISO, photographiant les bouches béantes des victimes afin de prouver qu’elles étaient bien mortes en hurlant. Le policier responsable dépêché sur les lieux était le sergent Thad Nicholson. Policier de la route chevronné, avec derrière lui vingt années d’expérience des accidents de voiture, il était arrivé sur place juste à temps pour voir extraire les corps. Le revolver de service de Pierce Denton était tombé sur la chaussée, et cela, plus que tout autre détail, l’identifiait comme un collègue de la maison, avant même que la vérification de routine du fichier des cartes grises en apporte la confirmation officielle. Quatre gosses, deux petits et deux ados, plus deux adultes. On ne pouvait jamais s’y faire. Le sergent Nicholson le vivait très mal. La mort, c’était déjà horrible, mais une mort telle que celle-ci, comment Dieu pouvait-il laisser faire une chose pareille ? Deux petits enfants... enfin, il laissait faire, et on n’y pouvait rien. Et puis, il fut temps de se mettre au boulot. Contrairement à ce qu’on voit au cinéma, c’était un accident tout à fait exceptionnel. Les voitures n’ont pas l’habitude de se transformer en boule de feu au moindre choc, et celui-ci, nota aussitôt son oeil exercé, n’avait pas été sérieux à ce point. D’accord, il y avait les victimes inévitables dues à la collision proprement dite, la fille assise à la place du mort dans la première Cresta : elle avait été pratiquement décapitée. Mais pour les autres, il n’y avait aucune cause évidente. La première voiture s’était encastrée dans l’arrière de la remorque avec un écart de vitesse de soixante, soixante-dix kilomètres-heure. Les deux coussins gonflables s’étaient déployés, et l’un des deux aurait au moins dû sauver la conductrice du premier véhicule, constata-t-il. Le second l’avait percuté sous un angle d’une trentaine de degrés. Pas malin, le flic, d’avoir fait une telle bourde, songea Nicholson. Mais la femme n’avait pas sa ceinture... Peut-être l’avait-elle détachée pour s’occuper des enfants à l’arrière, distrayant son mari. C’étaient des choses qui arrivaient, et on ne pouvait plus rien y faire. Sur les six victimes, une seule avait été tuée sur le coup, les cinq autres étaient mortes carbonisées. Ça n’aurait pas dû arriver. Les voitures n’étaient pas censées brûler, aussi Nicholson décida-t-il de faire rouvrir par ses hommes la bretelle de jonction située huit cents mètres en amont de l’accident, pour dévier la circulation sur l’autre voie de l’autoroute à contresens, afin que les trois véhicules accidentés puissent rester provisoirement en place. Puis il alluma sa radio de bord pour demander une autre brigade d’enquêteurs de Nashville et recommander qu’on prévienne le NTSB (National Transport Security Board), autrement dit la Commission nationale de sécurité des transports. Or, il se trouvait qu’une des responsables locales de l’agence fédérale habitait à proximité d’Oak Ridge. Rébecca Upton était sur les lieux moins d’une demi-heure après avoir reçu le coup de fil. Ingénieur en mécanique et diplômée de l’université voisine du Tennessee, elle bûcHait encore le matin même son examen de troisième cycle, mais elle revêtit sa combinaison officielle flambant neuve et entreprit de ramper sous les épaves, tandis que les dépanneurs s’impatientaient dans leur camion-grue, avant même que les renforts de police soient arrivés de Nashville. Vingt-quatre ans, menue et rouquine, elle sortit de sous la Cresta naguère rouge, la peau couverte de suie, ses yeux verts larmoyant à cause des vapeurs d’essence encore stagnantes. Le sergent Nicholson lui tendit un gobelet de café offert par un des pompiers. « Qu’est-ce que vous en pensez, m’dame ? » demanda Nicholson, en se demandant si elle y connaissait quelque chose. Elle avait l’air, en tout cas, estima-t-il, elle n’hésitait pas à salir ses fringues, un signe encourageant. « Les deux réservoirs d’essence. » Elle tendit le doigt. « Celui-ci a été proprement arraché. Celui-là a été écrasé par l’impact et s’est rompu. À quelle vitesse roulaient-ils ? — Au moment de la collision ? » Nicholson hocha la tête. « Pas très vite. À vue de nez, dans les soixante, soixante-dix. — Je pense que vous avez raison. Les réservoirs d’essence répondent à des normes d’intégrité structurelle draconiennes et ce choc n’a pas dû les dépasser. » Elle prit le mouchoir qu’on lui tendait et s’essuya le visage. » Merci, sergent. « Elle but une gorgée de café et se retourna pour contempler les épaves, songeuse. « À quoi pensez-vous ? » Mad. Upton se retourna. « Je pense que six personnes... — Cinq, rectifia Nicholson. Le camionneur a réussi à extraire une gosse. — Oh... je ne savais pas. Ça n’aurait jamais dû se produire. Aucune raison valable. C’était un impact en dessous de cent, rien de vraiment inhabituel dans les paramètres physiques. Je suis prête à parier qu’il y a un défaut de conception sur ces voitures. Où les emmenez-vous ? demanda-t-elle, se sentant très professionnelle, désormais. — Les épaves ? À Nashville. Je peux vous les garder au poste central, si vous voulez, m’dame. » Elle opina. « D’accord, je préviens mon patron. Nous allons probablement ouvrir une enquête fédérale. Est-ce que cela vous pose un problème quelconque ? » Elle n’avait encore jamais entamé une telle procédure, mais savait par son manuel qu’elle était parfaitement habilitée à déclencher une enquête du NTSB. Plus souvent connu comme organisme chargé d’analyser les circonstances des catastrophes aériennes, il s’occupait également des accidents de la route et de chemin de fer, et il pouvait requérir la coopération de toutes les agences fédérales en vue de recueillir des éléments concrets. Nicholson avait participé à une enquête de ce type. Il secoua la tête. « M’dame, mon capitaine vous offrira toute la coopération voulue. — Merci. » Rébecca Upton faillit sourire, mais ce n’était pas l’endroit. « Où sont les survivants ? Nous aurons à les interroger. — Ils ont été conduits en ambulance à l’hôpital de Knoxville. Simple supposition, mais de là, on a dû les évacuer en hélico sur celui de Shriners. » Cet hôpital, il le savait, était spécialement équipé pour traiter les grands brûlés. « Vous avez besoin d’autre chose, m’dame ? Nous avons une autoroute à dégager. — Je vous en prie, faites attention en manipulant les épaves, nous aurons besoin... — Nous les traiterons avec le même soin que des pièces à conviction dans une enquête criminelle, m’dame », répondit Nicholson pour rassurer cette petite gamine intelligente, en lui adressant un sourire paternel. Pas une mauvaise journée, finalement, songea Mad. Upton. On ne pouvait pas en dire autant pour les occupants des deux voitures, bien sûr, et elle n’était pas insensible à la réalité et l’horreur de leur mort, mais c’était son boulot, et sa première mission importante depuis son entrée au ministère des Transports. Elle regagna sa voiture, un coupé Nissan, retira sa combinaison pour enfiler à la place son anorak NTSB. Il n’était pas spécialement chaud, mais pour la première fois dans sa carrière dans la fonction publique, elle avait réellement l’impression de faire partie d’une équipe importante, d’accomplir un travail important, et elle voulait que le monde entier sache qui elle était et ce qu’elle faisait. « Salut ! » Upton se retourna et découvrit le visage souriant d’un journaliste de télé. « Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle vivement — elle avait décidé de la jouer sur un ton officiel et sérieux. — Vous avez des éléments à nous fournir ? » Il n’avait pas levé son micro et son cadreur, bien que tout proche, n’enregistrait pas pour le moment. « Mais seulement entre nous, indiqua Rébecca Upton après une seconde de réflexion. — D’accord. — Les deux réservoirs d’essence ont lâché. C’est ce qui a tué ces gens. — Est-ce inhabituel ? — Très. » Elle marqua un temps. « Il va y avoir une enquête du NTSB. Il n’y a aucune raison valable permettant d’expliquer qu’une telle chose ait pu arriver. D’accord ? — Un peu, tiens. » Wright consulta sa montre. D’ici dix minutes, il aurait un nouveau faisceau satellite, et cette fois, il aurait du nouveau à dire, ce qui était toujours bon. Le reporter s’éloigna, tête baissée, concoctant son prochain commentaire pour son auditoire mondial. Quel rebondissement ! La Commission nationale de sécurité des transports allait ouvrir une enquête sur la voiture de l’année élue par Motor Trend, pour un défaut de sécurité potentiellement létal ! Ces gens n’auraient jamais dû mourir. Il se demanda si son cadreur pourrait maintenant s’approcher assez pour prendre les sièges d’enfant vides, carbonisés, à l’arrière de l’autre voiture. Du tout bon ! Ed et Mary Patricia Foley étaient dans leur bureau au dernier étage du quartier général de la CIA. Leur statut inhabituel avait provoqué certains problèmes d’adaptation et d’organisation au sein de l’Agence. C’était Mary Pat qui portait le titre de directeur adjoint des opérations, et elle était la première femme à détenir ce poste dans la principale agence de renseignements américaine. Espionne expérimentée qui avait dirigé les réseaux les plus efficaces et les plus durables que son pays ait eus sur le terrain, elle était la moitié cow-boy du meilleur couple marié d’agents que la CIA ait jamais connu. Ed, son mari, était moins voyant, mais d’un naturel plus prudent. Leurs talents tactiques et stratégiques respectifs étaient parfaitement complémentaires, et même si Mary Pat avait décroché le grade supérieur, elle avait aussitôt réglé la question du choix d’un assistant en plaçant Ed à ce poste et en faisant de lui son égal dans les faits, sinon dans les formes administratives. On avait ouvert une porte de communication dans le mur pour lui permettre d’entrer sans passer par le secrétaire dans l’antichambre, et c’est ensemble qu’ils dirigeaient un effectif d’agents qui se réduisait comme une peau de chagrin. Leurs relations de travail étaient aussi proches que leurs relations de couple, avec tous les compromis que comportaient ces dernières et le résultat en était le climat d’harmonie qui régnait à la Direction des opérations. « Il va falloir choisir un nom, mon chou. — Qu’est-ce que tu dirais de POMPIER ? — Pourquoi pas SOLDATS DU FEU ? » Un sourire. « Ce sont deux baroudeurs. — En tout cas, Lyaline dit qu’ils se débrouillent bien question langue. — Ouais, assez pour commander à déjeuner et trouver les toilettes. » Maîtriser le japonais n’était pas un défi intellectuel banal. « Qu’est-ce que tu paries qu’ils le parlent avec l’accent russe ? » Une petite lampe s’alluma dans leur tête à peu près simultanément. « Et leur couverture ? — Ouais... » Mary Pat rit presque. « Tu crois que quelqu’un va s’en formaliser ? » Les agents de la CIA n’avaient pas le droit d’adopter comme couverture une identité de journaliste. De journaliste américain, s’entend. La règle avait été récemment révisée, à la demande d’Ed, pour tenir compte du fait qu’une bonne proportion des agents que ses officiers recrutaient sur le terrain étaient des journalistes du tiers monde. Puisque les deux agents désignés pour l’opération parlaient un russe excellent, on pouvait aisément les faire passer pour des reporters russes, non ? La règle était violée dans l’esprit, mais pas dans la lettre ; Ed Foley avait ses phases cow-boy, lui aussi. « Mouais, dit Mary Pat. Clark veut savoir si on est d’accord pour qu’il tente de réactiver CHARDON. — Il faudra d’abord en parler à Ryan ou au Président », remarqua Ed, retrouvant sa prudence. Mais pas sa femme. « Non, inutile. On a besoin de leur approbation pour utiliser le réseau, pas pour vérifier s’il existe toujours. » Ses yeux bleu glacier pétillèrent, comme toujours lorsqu’elle faisait preuve d’astuce. « Chérie, ça s’appelle jouer au plus fin », l’avertit Éd. Mais c’était une des raisons pour lesquelles il l’aimait. « Mais ça me plaît bien. Bon, c’est d’accord, tant qu’on se contente de vérifier l’existence du réseau. — J’avais peur que tu m’obliges à abuser de mon rang, chéri. » Des transgressions dont son époux savait tirer un merveilleux parti. « Comme ça, tu pourras dîner à l’heure, Mary. Les ordres seront transmis lundi. — Faudra que je passe au supermarché en rentrant. On n’a plus de pain. » Alan Trent, représentant du Massachusetts, avait pris son samedi pour se rendre à Hartford, Connecticut, afin d’assister à un match de basket opposant les équipes universitaires des deux États. L’une et l’autre semblaient en mesure de briguer le titre du championnat régional cette année. Cela ne le dispensait pas de travailler, toutefois, aussi était-il accompagné par deux collaborateurs, et un troisième était en train de bosser. Le Sheraton contigu au stade était plus confortable que son bureau. Étendu sur le lit, il était entouré de tous ses dossiers — un peu comme Winston Churchill, se disait-il, le champagne en moins. Le téléphone du chevet se mit à sonner. Il ne tendit pas la main pour décrocher. Il avait un collaborateur pour ça, et Trent s’était appris à ignorer le tintement des sonneries téléphoniques. « Al, c’est George Wylie, de l’usine de Deerfield. » Wylie était un des principaux financiers des campagnes politiques de Trent, et le propriétaire d’une grosse affaire dans sa circonscription. Pour ces deux raisons, il pouvait à tout moment solliciter l’attention de Trent. « Comment diable est-il arrivé à me retrouver ici ? fit Trent, les yeux au plafond, en saisissant le combiné. Hé, George, comment ça va aujourd’hui ? » Les deux collaborateurs de Trent regardèrent leur patron poser son verre de Coca pour saisir un calepin. Le député avait toujours un crayon à la main et gardait toujours à proximité un bloc de Post-it. Le voir griffonner une note personnelle n’avait rien d’inhabituel, mais la colère qui se lisait sur ses traits, si. Il indiqua le téléviseur et lança : « CNN ! » Le minutage était quasiment parfait : après le spot publicitaire et une brève intro, Trent fut le second acteur du drame à découvrir le visage de Bob Wright. Cette fois, il s’agissait d’une bande qui avait été montée. Elle montrait Rébecca Upton dans son anorak NTSB et les deux épaves de Cresta en cours de chargement sur le plateau des dépanneuses. « Merde, observa le principal collaborateur de Trent. — Les réservoirs d’essence ? demanda Trent au téléphone, puis il écouta pendant une minute environ. Ces salopards ! cracha ensuite le député. Merci pour les tuyaux, George. Je me mets dessus. » Il reposa le combiné sur sa fourche et se redressa sur le lit. Il tendit le doigt vers son principal collaborateur. « Tu me contactes l’équipe de garde au NTSB à Washington. Je veux parler immédiatement à cette fille. Son nom, son téléphone, où elle crèche, faut me la retrouver fissa ! Ensuite, tu tâches de m’avoir le ministre des Transports. » Il reporta son attention sur le courrier en cours pendant que ses assistants se précipitaient sur les téléphones. Comme la plupart des membres du Congrès, Trent faisait travailler son cerveau en temps partagé, et il avait depuis longtemps appris à compartimenter son temps et sa passion. Bientôt, on l’entendit bougonner sur un amendement à l’autorisation accordée par le ministère de l’Intérieur au Service national des forêts, tout en apposant des notes en marge au feutre vert. Ce qui était, dans l’ordre de gravité, la seconde de ses expressions d’indignation, même si ses hommes pouvaient voir le feutre rouge posé tout près, sur la page vierge d’un bloc de papier ministre. La combinaison du papier ministre et du stylo rouge indiquait qu’il était vraiment remonté contre un truc. Au volant de sa Nissan, Rébecca Upton suivait les deux dépanneuses en direction de Nashville où elle devait d’abord surveiller d’abord le remisage des épaves carbonisées de Cresta puis rencontrer le responsable du bureau local afin d’entamer la procédure d’enquête officielle — un tas de paperasses, elle en était sûre, et elle se demanda pourquoi elle n’était pas contrariée par la perspective d’un week-end gâché. On lui avait attribué pour son boulot un téléphone cellulaire qu’elle utilisait exclusivement pour les affaires officielles et encore, uniquement en cas d’absolue nécessité — elle n’était dans la fonction publique que depuis dix mois — ce qui, dans son cas, signifiait qu’elle n’atteignait même pas le montant du forfait mensuel de communications que la compagnie facturait d’office au gouvernement. Le téléphone n’avait encore jamais sonné dans sa voiture, et elle sursauta en entendant retentir le vibreur tout près d’elle. « Allô ? dit-elle dans le combiné, en se demandant si ce n’était pas un faux numéro. — Rébecca Upton ? — Oui. Qui est à l’appareil ? — Ne quittez pas, je vous passe le représentant Trent, lui dit une voix masculine. — Hein ? Qui ça ? — Allô ? dit une voix nouvelle. — Qui est à l’appareil ? — Êtes-vous Rébecca Upton ? — Oui, tout à fait. Qui êtes-vous ? — Je suis Alan Trent, membre du Congrès pour la Communauté du Massachusetts. » Le Massachusetts, comme le rappelait à tout moment n’importe lequel de ses élus, n’était pas un vulgaire État. « Je vous ai retrouvée par l’entremise du centre de surveillance du NTSB. Votre supérieur est Michael Zimmer et son numéro de téléphone à Nashville est... — D’accord, je vous crois, monsieur. Que puis-je faire pour vous ? — Vous enquêtez sur un accident sur la I-40, correct ? — Oui, monsieur. — Je veux que vous m’informiez sur ce que vous savez. — Monsieur, commença Upton, ralentissant pour mieux réfléchir, nous n’avons pas encore vraiment commencé, et je ne suis pas vraiment bien placée pour... — Jeune fille, je ne vous demande pas de conclusions, juste la raison pour laquelle vous avez jugé bon d’ouvrir une enquête. Je suis en mesure de vous aider. Si vous coopérez, je vous promets que madame le ministre des Transports sera informée de vos brillants talents de jeune ingénieur. C’est une de mes amies, voyez-vous. Cela fait dix ou douze ans que nous travaillons ensemble au Congrès. » Oh, se dit Rébecca Upton. C’était déplacé, immoral, et sans doute illégal, voire frauduleux de révéler des informations pendant le déroulement d’une enquête du NTSB sur un accident. D’un autre côté, l’enquête n’avait pas encore commencé, n'est-ce pas ? Et Upton, comme tout un chacun, avait envie de se faire remarquer et d’avoir une promotion. Elle ignorait que son bref silence était aussi éloquent que si son correspondant avait lu dans ses pensées, à l’autre bout du circuit cellulaire, et de toute façon, elle ne pouvait pas voir son sourire dans sa chambre d’hôtel à Hartford. « Monsieur, il m’apparaît, ainsi qu’aux policiers dépêchés sur les lieux de l’accident, que les réservoirs d’essence des deux véhicules se sont rompus, occasionnant un incendie aux conséquences fatales. Il semblerait à la première inspection qu’aucune raison mécanique évidente ne justifie une telle rupture. En conséquence, je m’en vais recommander à mon supérieur d’ouvrir une enquête afin de déterminer la cause de l’accident. — Les deux réservoirs d’essence fuyaient ? demanda la voix. — Oui, monsieur, mais c’était plus grave qu’une fuite. Les deux ont cédé complètement. — Vous pouvez me dire autre chose ? — Pour l’instant, pas vraiment, non. » Upton marqua un temps. Ce gars allait-il vraiment mentionner son nom au ministre ? Si oui... « Il y a quand même quelque chose qui cloche dans cette affaire, monsieur Trent. Écoutez, j’ai un diplôme d’ingénieur, et j’avais pris en option la résistance des matériaux. La vitesse de l’impact n’explique absolument pas deux défaillances structurelles aussi catastrophiques. Nous avons des normes nationales de sécurité pour l’intégrité structurelle des automobiles et de leurs pièces, et ces paramètres dépassent de beaucoup les données que j’ai pu constater sur les lieux de l’accident. Les policiers avec lesquels j’ai parlé sont de mon avis. Nous aurons besoin d’effectuer des tests complémentaires pour en avoir confirmation, mais instinctivement, c’est ce que j’aurais tendance à croire. Je suis désolée, mais je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant. » Voilà une petite qui en veut, se dit Trent dans sa chambre du Sheraton de Hartford. « Merci, mademoiselle Upton. J’ai laissé mon numéro à votre bureau de Nashville. Rappelez-moi, je vous prie, dès que vous y serez. » Trent raccrocha et réfléchit une minute ou deux. Puis, s’adressant au plus jeune de ses assistants « Appelle-moi le ministre des Transports et dis-lui que cette petite Upton est très bonne — non, tu me la passeras, je lui dirai moi-même. Paul, que vaut le labo du NTSB en matière de tests scientifiques ? » Il se sentait de plus en plus comme Churchill en train de préparer l’invasion de l’Europe. Bon, enfin, rectifia-t-il, pas tout à fait. « Il est loin d’être mauvais. Cela dit, le labo de l’université... — Vu. » Trent pressa une touche pour libérer la ligne et composa de mémoire un autre numéro. « Bon après-midi, monsieur le député, dit Bill Shaw devant son téléphone mains libres, et il jeta un oeil à Dan Murray. À propos, nous aimerions vous voir la semaine prochaine et... — J’ai besoin d’un coup de main, Bill. — Quel genre de coup de main, monsieur ? » Pour les affaires officielles, les élus étaient toujours « monsieur » ou « madame », même pour le directeur du FBI. C’était encore plus vrai quand l’élu en question présidait la commission parlementaire sur le Renseignement, et siégeait à celle de la justice ainsi qu’à la commission des finances. Cela mis à part, et malgré diverses... frasques personnelles, Trent avait toujours été un bon ami et un critique mesuré du Bureau. Mais le noeud de l’affaire était encore plus simple ; les trois commissions auxquelles il siégeait avaient un impact sur le FBI. Shaw écouta en prenant des notes. « Le chef de l’antenne régionale à Nashville s’appelle Bruce Cleary, mais nous aurons besoin d’une demande d’aide officielle de la part du ministère des Transports avant de pouvoir... oui, bien sûr, j’attendrai son coup de fil. Heureux de pouvoir rendre service. Oui, monsieur. Au revoir. » Shaw leva les yeux. « Pourquoi bordel Al Trent pique-t-il une telle crise à propos d’une épave de voiture au fin fond du Tennessee ? — Et surtout, pourquoi ça devrait nous intéresser ? ajouta Murray. — Il veut que la section labo épaule le NTSB pour l’enquête matérielle. Tu veux bien appeler Bruce et lui dire de mettre sur le coup son meilleur technicien ? Ce putain d’accident date tout juste de ce matin et Trent voudrait déjà les résultats hier. — Est-ce qu’il a déjà fait appel à nous pour une affaire quelconque ? » Shaw eut un signe de dénégation. « Jamais. Je suppose qu’on a intérêt à l’avoir à la bonne. Il doit participer à la réunion avec le patron. On doit discuter de l’habilitation de Kealty, tu te souviens ? » Le téléphone de Shaw sonna. « Le ministre des Transports sur la trois, monsieur le directeur. — Ce gars est vraiment en train de faire un sacré barouf pour un samedi après-midi », observa Murray. Il quitta sa chaise pour décrocher un téléphone à l’autre bout de la pièce, tandis que Shaw prenait l’appel émanant du chef de cabinet. « Passez-moi notre bureau de Nashville. » La fourrière de la police où l’on entreposait les véhicules accidentés ou volés était située dans le garage qui entretenait les voitures de la police d’État. Rébecca Upton n’y était jamais venue, mais les chauffeurs des dépanneuses, si, et elle les avait suivis sans problème. L’agent au portail cria des indications au premier chauffeur, et le second prit sa roue, suivi à son tour par la jeune ingénieur du NTSB. Ils aboutirent sur une aire déserte — enfin presque. Il y avait déjà six voitures — six véhicules radio de la police, dont quatre banalisés — et une dizaine de personnes, tous des responsables, à en juger par leur allure. L’un d’eux était le patron d’Upton, et pour la première fois, elle se rendit vraiment compte que l’affaire commençait à devenir sérieuse. Le bâtiment d’entretien était équipé de trois ponts hydrauliques. Les deux Cresta furent déchargées devant, puis poussées à la main à l’intérieur, sur des rails d’acier. On leva les deux épaves simultanément, pour permettre aux témoins de plus en plus nombreux de passer en dessous. Upton était de loin la plus petite et elle dut jouer des coudes pour passer. C’était son affaire, après tout, enfin, c’est ce qu’elle croyait. Un photographe se mit à mitrailler, et elle nota que son boîtier portait FBI imprimé en lettres jaunes. Allons bon ? « Défaillance structurelle manifeste », nota un capitaine de la police d’État, qui était chef du service d’enquêtes sur les accidents. D’autres experts acquiescèrent, l’air grave. « Qui possède le meilleur labo scientifique dans le secteur ? demanda un type en tenue sport. — L’université Vanderbilt serait un bon coin pour commencer, annonça Rébecca. Mieux encore, le laboratoire national d’Oak Ridge. — Êtes-vous Mlle Upton ? demanda l’homme. Je suis Bruce Cleary, du FBI. — Qu’est-ce que vous faites... — M’dame, moi j’vais simplement où on m’envoie. » Il sourit et poursuivit. « Les Transports ont requis notre aide sur cette enquête. Nous avons un technicien supérieur du labo central qui descend en ce moment même de Washington en avion. » Et dans un avion du ministère, pas moins, s’abstint-il d’ajouter. Ni lui ni personne d’autre dans son bureau n’avait encore enquêté sur un accident de voiture, mais les ordres émanaient du directeur en personne, et c’était tout ce qu’il avait besoin de savoir. Mad. Upton se sentit soudain comme un arbrisseau dans une forêt de géants, mais elle aussi avait un boulot à faire, et elle était le seul véritable expert sur les lieux. Elle sortit de sa poche une torche électrique et entreprit un examen détaillé du réservoir d’essence. Rébecca fut surprise de voir les gens s’effacer pour lui laisser de la place. On avait déjà décidé que c’était son nom qui serait inscrit en couverture du rapport. On mettrait la sourdine sur la présence du FBI — une simple affaire de routine dans le cadre de la coopération entre services gouvernementaux, pour épauler une enquête lancée par une jeune et brillante femme ingénieur du NTSB. Elle allait diriger l’enquête. Rébecca Upton retirerait tout le profit du travail des autres, parce qu’il n’était pas question de suggérer un effort concerté en vue d’un but prédéterminé, même si c’était précisément le cas. C’est en outre elle qui avait mis en branle la machine, et quand on soulevait des lièvres politiques de ce gabarit, il fallait bien laisser quelques graines à grappiller au menu fretin. Tous ceux autour d’elle le savaient ou avaient commencé à s’en douter, même s’ils étaient loin d’avoir tous saisi les véritables enjeux. Ils savaient simplement qu’un membre du Congrès avait attiré l’attention d’un chef de cabinet et du directeur de la plus puissante agence gouvernementale indépendante, et qu’il voulait obtenir des résultats rapides. Apparemment, il allait être servi. Alors qu’ils examinaient le dessous de caisse de ce qui, quelques heures plus tôt à peine, était encore la berline d’une famille en route pour la maison de grand-maman, la cause du désastre apparut aussi clairement que le nez au milieu de la figure. Tout ce qu’il fallait, en définitive, estima le représentant du FBI, c’était une analyse scientifique du réservoir écrasé. Pour cela, ils se rendraient à Oak Ridge, dont les installations étaient souvent mises à contribution par le FBI. Cela exigerait la coopération du ministère de l’Énergie, mais si Al Trent était capable de secouer deux gros cocotiers en moins d’une heure, il ne devrait pas avoir trop de mal à en agiter un troisième, non ? Goto n’était pas difficile à suivre, même si ça pouvait être fatigant, estima Nomuri. Ce sexagénaire manifestait une belle vigueur et un désir de paraître jeune. Et il revenait toujours ici, au moins trois fois par semaine. C’était la maison de thé que Kazuo avait identifiée — non pas par son nom, mais la description était suffisamment précise pour que Nomuri ait pu identifier l’endroit de visu puis confirmer son identification. Il avait vu y entrer Goto et Yamata, jamais ensemble, mais jamais à plus de quelques minutes d’écart, parce qu’il eût été inconvenant que le dernier fasse trop longtemps attendre le ministre. Yamata repartait toujours le premier, et l’autre s’attardait toujours au moins une heure, mais jamais plus de deux. Hypothèse, se dit-il : une réunion d’affaires suivie par une séance de détente, et les autres soirs, juste la partie détente. Comme dans un vaudeville de cinéma, c’était toujours d’une démarche joyeusement titubante que Goto regagnait sa voiture. Son chauffeur devait certainement savoir — la porte ouverte, une courbette, puis ce sourire malicieux tandis qu’il contournait le véhicule pour se remettre au volant. Une fois sur deux, Nomuri avait suivi la voiture de Goto, discrètement et prudemment. À deux reprises, il l’avait perdue dans la circulation, mais les deux dernières fois, et en trois autres occasions, il avait réussi à filer l’homme jusqu’à son domicile, et il était désormais certain que sa destination après ses frasques était toujours la même. Bon. À présent, il fallait réfléchir à l’autre partie de la mission, songea-t-il, en sirotant son thé, assis dans sa voiture. Cela prit quarante minutes. C’était Kimberly Norton. Nomuri avait de bons yeux, et les lampadaires éclairaient suffisamment pour lui permettre de prendre quelques photos en vitesse avant de descendre de voiture. Il la fila depuis le trottoir d’en face, évitant de regarder directement dans sa direction, mais jouant au contraire sur sa vision périphérique pour la garder en ligne de mire. Surveillance et contre surveillance n’étaient même plus au programme de la Ferme. Ça n’avait rien de difficile, et le sujet lui facilitait la tâche. Même si elle n’était pas particulièrement grande par rapport à la moyenne américaine, ici, elle n’avait pas de mal à se démarquer par la taille, sans parler de ses cheveux blonds. À Los Angeles, elle n’aurait rien eu de remarquable, estima Nomuri, une jolie fille perdue dans un océan de jolies filles. Sa démarche n’avait rien de spécial — la fille s’adaptait aux usages locaux : un rien de timidité, céder la place aux hommes, quand en Amérique, c’était l’inverse qui avait cours. Et même si sa mise à l’occidentale était caractéristique, beaucoup de passants s’habillaient de même — en fait, la tenue traditionnelle était minoritaire ici, remarqua-t-il, légèrement surpris. Elle prit à droite, descendit une autre rue, et Nomuri la suivit, une soixantaine de mètres en retrait, comme un putain de détective privé. Merde, quel était le but exact de sa mission ? se demanda l’agent de la CIA. « Des Russes ? demanda Ding. — Des journalistes indépendants, pas moins. Comment tu te débrouilles en sténo ? » demanda Clark en relisant le télex. Mary Pat leur refaisait encore un de ses plans tordus, et il fallait bien admettre qu’elle s’y entendait. Il avait soupçonné depuis longtemps que l’Agence avait infiltré un gars dans l’agence de presse Interfax à Moscou. Peut-être même que la CIA avait joué un rôle dans sa mise en route, car c’était souvent la première et la meilleure source d’informations politiques venant de Moscou. Mais pour autant qu’il le sache, c’était la première fois que la maison recourait à cette agence de presse pour une couverture. Le second feuillet de l’ordre de mission était encore plus intéressant. Clark le tendit à Lyaline sans un commentaire. « Merde, il serait temps, ricana l’ancien agent russe. Vous voulez les noms, les adresses et les numéros de téléphone, c’est ça ? — Cela nous aiderait, Oleg Yourevitch. — Vous voulez dire qu’on va jouer les espions pour de bon ? » demanda Chavez. Ce serait pour lui une première. La plupart du temps, Clark et lui se chargeaient d’opérations paramilitaires, accomplissant des tâches jugées soit trop dangereuses, soit trop inhabituelles pour les agents en poste sur le terrain. « Pour moi aussi, cela fait un bail, Ding. Au fait, Oleg, je ne vous ai jamais demandé quelle langue vous employez au travail avec vos hommes. — Toujours l’anglais, répondit Lyaline. Je n’ai jamais montré mes compétences en japonais. Ça m’a souvent permis de recueillir des informations. Ils croyaient pouvoir me doubler sous mon nez. » Pas con, estima Clark, tu restais planté là, le bec enfariné, comme tu sais le faire, et les gens ne se doutaient jamais de rien. Hormis que dans ce cas, et dans le cas de Ding, ils n’auraient pas besoin de se forcer. Enfin, l’essentiel de la mission n’était pas de jouer les maîtres-espions, n’est-ce pas, et ils avaient une préparation suffisante pour ce qu’ils étaient censés faire, se dit John. Dès mardi, ils partiraient pour la Corée. Nouvel exemple de collaboration intergouvernementale, c’est un hélicoptère UH-1 H de la garde nationale du Tennessee qui transporta Rébecca Upton, trois autres responsables, et les réservoirs d’essence au laboratoire national d’Oak Ridge. Les réservoirs étaient emballés dans du plastique transparent et maintenus en place comme s’il s’agissait de passagers. L’histoire d’Oak Ridge remontait au tout début des années quarante, quand il faisait partie du projet Manhattan initial, nom de code recouvrant le premier programme industriel destiné à mettre au point une bombe atomique. D’immenses bâtiments abritaient l’installation de séparation isotopique de l’uranium, qui était toujours en service, même si quasiment tout le reste avait changé autour, y compris avec l’adjonction d’un héliport. Le Huey tourna une fois pour évaluer le lit du vent, puis il se posa. Un garde armé les guida à l’intérieur, où les attendaient un responsable scientifique et deux techniciens de laboratoire — le ministre de l’Énergie en personne les avait convoqués pour ce samedi soir. L’aspect scientifique de l’affaire fut réglé en moins d’une heure. Il faudrait plus de temps pour les essais complémentaires. Le rapport complet de la commission s’intéresserait à des éléments tels que les ceintures de sécurité, l’efficacité des sièges de sécurité pour enfants installés dans la voiture des Denton, la vérification du fonctionnement des coussins de sécurité gonflables, et ainsi de suite, mais tout le monde savait que le point important, à l’origine de la mort de cinq Américains, était que les réservoirs d’essence de la Cresta avaient été fabriqués avec un acier au traitement défectueux qui s’était corrodé jusqu’à perdre un tiers de sa rigidité structurelle nominale. Le premier jet de ces constatations fut tapé (mal) sur un traitement de texte disponible sur place, imprimé, puis faxé à la direction du ministère des Transports, qui jouxtait le musée Smithsonian de l’air et des transports, à Washington. Bien que le mémorandum de deux feuillets portât l’intitulé CONCLUSIONS PRÉLIMINAIRES, l’information allait être prise pour parole d’évangile. Et le plus remarquable, estima Rébecca Upton, c’est que tout cela avait été accompli en moins de seize heures. Elle n’avait jamais vu le gouvernement agir avec une telle célérité en aucune autre circonstance. Il était bien dommage qu’il ne procède pas toujours ainsi, se dit-elle en piquant du nez à l’arrière de l’hélicoptère qui la ramenait de Nashville. Plus tard, cette nuit-là, l’université du Massachusetts perdit face à celle du Connecticut par cent huit contre cent trois après prolongations. Bien que fan de basket et diplômé de l’université du Massachusetts, Trent avait un sourire serein lorsqu’il retrouva la galerie marchande à l’extérieur du stade de Hartford. Il estimait avoir remporté une partie bien plus importante aujourd’hui, même si le jeu n’était pas celui qu’il imaginait. Arnie van Damm avait horreur de se faire réveiller aux aurores le dimanche matin, surtout quand il avait décidé de se reposer ce jour-là — et de dormir jusqu’aux alentours de huit heures, de lire ses journaux à la table de la cuisine comme tout citoyen lambda, de somnoler devant la télé l’après-midi, bref, de faire comme s’il était de retour à Columbus, Ohio, où le rythme de vie était tellement plus facile. Sa première pensée fut qu’il devait y avoir une crise nationale majeure. Le Président Durling n’était pas homme à malmener son chef de cabinet et rares étaient ceux à posséder son numéro de téléphone personnel. La voix à l’autre bout du fil lui fit écarquiller les yeux et fixer, l’air mauvais, le mur opposé de sa chambre. « Al, ça a intérêt à être sérieux », grommela-t-il. Il était sept heures et quart. Puis il écouta pendant plusieurs minutes. « D’accord. Attends un peu, veux-tu ? » Une minute après, il allumait son ordinateur — même lui, il était obligé d’en utiliser un, en ces temps de progrès — qui était relié à la Maison-Blanche. Il y avait un téléphone à côté. « C’est bon, Al, je peux te coincer demain matin à huit heures quinze. Tu es sûr de tout ce que tu me racontes ? » Il écouta encore deux minutes, contrarié que Trent ait suborné trois agences de l’exécutif, mais il était membre du Congrès, un membre influent, qui plus est, et l’exercice du pouvoir lui était aussi naturel que la natation pour un canard. « Ma question est simple : est-ce que le Président me soutiendra ? — Si tes informations sont solides, oui, j’espère bien, Al. — Cette fois, c’est la bonne, Arnie. J’ai discuté, discuté et encore discuté, mais cette fois-ci, ces salopards ont tué des gens. — Peux-tu me faxer le rapport ? Je file prendre un avion. Je devrais l’avoir dès mon arrivée au bureau. » Dans ce cas, pourquoi fallait-il que tu m’appelles ? s’abstint de râler van Damm, se contentant de répondre qu’il comptait dessus. Sa réaction suivante fut d’aller récupérer les journaux du dimanche devant son porche. Extraordinaire, songea-t-il en parcourant les diverses unes. L’info la plus importante de la journée, voire de l’année, et personne encore ne l’avait relevée. Typique. Détail remarquable, hormis l’activité inusitée du télécopieur, le reste de la journée se déroula en gros selon les prévisions, ce qui permit au Secrétaire général de la Maison-Blanche de se comporter en citoyen lambda, sans même se demander de quoi demain serait fait. On verrait bien, se dit-il, et il s’assoupit dans le canapé du salon, manquant le match des Lakers contre les Celts, retransmis du Boston Garden. 9 Jeux de pouvoir IL y avait d’autres points à l’ordre du jour en ce lundi matin, mais Trent s’était réservé le meilleur. La Chambre des représentants des États-Unis ouvrirait sa séance comme d’habitude à midi. L’aumônier psalmodia sa prière, surpris de voir que le speaker en personne était installé sur son siège, et non un suppléant, mais aussi de constater qu’il y avait déjà plus d’une centaine de députés présents pour l’entendre au lieu des six ou sept pèlerins habituels, inscrits pour faire de brèves déclarations à l’attention des caméras de C-SPAN, et enfin que la galerie de la presse était presque à moitié pleine, et non quasiment vide. Le seul élément à peu près normal était la galerie du public, avec sa proportion ordinaire de touristes et d’enfants des écoles. L’aumônier, subitement intimidé, finit sa prière d’une voix trébuchante et s’apprêtait à partir quand il décida d’attendre à la porte pour voir de quoi il retournait. « Monsieur le speaker ! » annonça une voix qui ne fit sursauter personne. Le président de la Chambre regardait déjà dans cette direction, ayant été mis au courant par un coup de fil de la Maison-Blanche. « Appelé à la tribune, l’honorable représentant du Massachusetts. » Al Trent s’approcha du lutrin d’une démarche décidée. Une fois installé derrière, il prit son temps pour disposer ses notes sur le plateau de bois incliné, tandis que trois de ses assistants installaient un chevalet, forçant l’auditoire à attendre et instaurant le climat dramatique de son allocution par un silence éloquent. Enfin, baissant les yeux, il ouvrit son intervention par la formule traditionnelle « Monsieur le président, je requiers la permission de réviser et poursuivre. — Aucune objection » répondit le speaker, mais avec moins d’autorité que d’habitude. L’atmosphère était tout simplement différente, un détail qui n’échappa à personne, sauf aux touristes ; leurs guides s’asseyèrent machinalement, ce qu’ils ne faisaient jamais en temps normal. Il y avait bien quatre-vingts membres du parti de Trent présents dans la salle, ainsi qu’une vingtaine de députés de l’autre côté de l’allée centrale, parmi lesquels tous les ténors de l’opposition qui se trouvaient être à Washington ce jour-là. Et même si certains de ces derniers affectaient des poses indifférentes, leur seule présence ici suscitait des commentaires parmi les journalistes, également informés de l’imminence d’un gros coup. « Monsieur le président, ce samedi matin, sur l’Interstate 40 entre Knoxville et Nashville, Tennessee, cinq citoyens américains ont été condamnés à une mort violente par l’industrie automobile japonaise. » Trent énuméra les noms et âges des victimes, et son assistant dévoila le premier document graphique, un cliché en noir et blanc de la scène. Il prit son temps pour laisser l’auditoire s’imprégner de cette image, imaginer le calvaire des occupants des deux véhicules. Dans la galerie de la presse, des copies de son allocution préparée et des divers documents circulaient déjà, et il ne voulait pas aller trop vite. « Monsieur le président, nous devons à présent nous demander, en premier lieu, pourquoi ces gens sont morts, et en second lieu, en quoi leur décès peut bien regarder cette Chambre. « Appelée sur place par la police locale, une jeune et brillante femme ingénieur d’un service gouvernemental, Mlle Rébecca Upton, a aussitôt constaté que l’accident avait été provoqué par une importante malfaçon affectant la sécurité des deux véhicules, et que l’incendie mortel consécutif avait été en fait causé par une erreur de conception des réservoirs d’essence des deux voitures. « Monsieur le président, il y a peu de temps encore, ces mêmes réservoirs d’essence étaient le sujet des négociations commerciales entre les États-Unis et le Japon. Un produit de qualité supérieure qui se trouve être, simple coïncidence, fabriqué dans ma propre circonscription, a été proposé au représentant de la mission japonaise. Le composant américain est à la fois mieux conçu et moins coûteux à fabriquer, grâce au zèle et à l’intelligence des ouvriers américains ; or, ce composant a été rejeté par la mission commerciale japonaise sous prétexte qu’il ne répondait pas aux normes prétendument draconiennes de leur industrie automobile ! « Monsieur le président, ces normes prétendument draconiennes ont entraîné le décès de cinq citoyens américains, morts carbonisés dans leur voiture à la suite d’un accident qui, au dire de la police d’État du Tennessee et de la Commission nationale de sécurité des transports, ne dépassait en aucun cas les critères de sécurité légalement définis en Amérique depuis plus de quinze ans. Les victimes auraient normalement dû survivre ; or, une famille entière a été quasiment décimée — et sans le courage d’un chauffeur routier, elle aurait été entièrement anéantie — et deux autres pleurent aujourd’hui leurs filles, tout cela parce qu’on a interdit à des ouvriers américains de fournir un composant de qualité supérieure, même pour les versions de cette voiture fabriquées ici même en Amérique ! L’un de ces réservoirs défectueux avait été transporté sur neuf mille kilomètres pour être installé dans l’une de ces carcasses carbonisées — et pouvoir ainsi tuer un jeune couple, une enfant de trois ans et un nouveau-né qui se trouvaient à bord de cette automobile ! « Trop c’est trop, monsieur le président ! Les conclusions préliminaires du NTSB, confirmées par le personnel scientifique du laboratoire national d’Oak Ridge, permettent d’établir que les réservoirs d’essence de ces deux véhicules, l’un assemblé au Japon et l’autre fabriqué ici même, dans le Kentucky, ne répondaient pas aux normes de sécurité automobile du ministère des Transports, normes définies de longue date. Le premier résultat est que le ministère américain des Transports a émis un avis de retrait immédiat de la circulation concernant tous les véhicules particuliers de type Cresta... » Trent marqua un temps d’arrêt, balaya la salle du regard. Les joueurs présents savaient que la partie ne faisait que débuter et que l’on allait y jouer gros. « Par ailleurs, j’ai avisé le président des États-Unis de ce tragique accident et de ses ramifications. Le ministère des Transports a également pu déterminer que le même réservoir d’essence monté pour cette marque bien précise se retrouvait également sur presque toutes les voitures particulières importées du Japon aux États-Unis. En conséquence, je dépose ce jour un projet de loi, référence HR-12313, visant à autoriser le Président à requérir des ministères du Commerce, de la justice et des Finances qu’ils... » « Sur ordre de l’exécutif », était en train d’annoncer la porte-parole du Président dans la salle de presse de la Maison-Blanche, « et dans l’intérêt de la sécurité publique, le Président a demandé aux services des douanes dépendant du ministère des Finances de procéder au contrôle de tous les véhicules d’importation japonaise à leurs ports d’entrée respectifs, pour y détecter un grave défaut de sécurité qui, il y a deux jours, a occasionné la mort de cinq citoyens américains. Un projet de loi destiné à définir les prérogatives statutaires du Président en la matière a été déposé ce jour par l’honorable Alan Trent, représentant du Massachusetts. Le projet aura l’entier soutien du Président, et nous espérons une action rapide, toujours dans l’intérêt de la sécurité publique. « Le terme technique pour cette mesure est « réciprocité sectorielle », poursuivit-elle. Cela signifie que notre législation dupliquera les usages commerciaux japonais dans le moindre détail. » Elle attendit les questions. Bizarrement, il n’y en avait pas encore. « Par ailleurs, la date du voyage du Président à Moscou a été fixée au... — Attendez une minute », dit un reporter, levant les yeux, après avoir mis quelques secondes à digérer la déclaration ouvrant le compte rendu. « Qu’est-ce que vous venez de dire ? » « Enfin, qu’est-ce qui se passe, patron ? demanda Jack Ryan en parcourant le dossier d’information. — Page deux, Jack. — D’accord. » Jack tourna la page, parcourut le feuillet. « Bon Dieu, j’ai vu ça à la télé l’autre jour. » Il leva les yeux. « ça va les foutre en rogne. — Ce sont des durs à cuire, rétorqua froidement le Président Durling. On a eu en fait une ou deux bonnes années pour rééquilibrer notre balance commerciale, mais ce nouveau type, là-bas, est tellement soumis aux gros pontes qu’on n’arrive même plus à traiter commercialement avec ses concitoyens. Trop, c’est trop. Ils bloquent nos voitures dès leur débarquement sur le quai et les démontent quasiment pièce par pièce pour s’assurer qu’elles sont « sûres », et ensuite, ils répercutent la facture de cette « inspection » sur leurs consommateurs. — Je le sais, monsieur, mais... — Mais trop, c’est trop. » Et en outre, on allait bientôt entrer dans l’année électorale et le Président avait besoin d’un coup de pouce de ses électeurs syndiqués, et avec ce seul coup, il s’assurait une position en béton. Ce n’était pas du ressort de Jack, et le chef du Conseil national de sécurité se garda bien d’en discuter. « Parlez-moi de la Russie et des missiles », enchaîna bientôt Roger Durling. IL gardait sa véritable bombe pour la fin. Le FBI devait avoir sa réunion avec les gars de la Justice l’après-midi suivant. Non, songea Durling après un instant de réflexion, il faudrait qu’il appelle Bill Shaw et lui dise de patienter. Il n’avait pas envie de voir deux gros titres se disputer la une des journaux. Il faudrait que Kealty patiente un peu. Il mettrait Ryan au courant, mais l’affaire de harcèlement sexuel resterait encore au placard une semaine ou deux. L’horaire garantissait la confusion. Émanant d’un fuseau en avance de quatorze heures sur celui de la côte Est des États-Unis, de multiples appels téléphoniques retentirent dans l’obscurité du petit matin à Washington. La nature irrégulière de l’action américaine, qui avait court-circuité les voies hiérarchiques habituelles au sein du gouvernement, et par conséquent court-circuité aussi ceux qui recueillaient de l’information pour leur pays, prit absolument tout le monde par surprise. L’ambassadeur du Japon à Washington était dans un restaurant à la mode, où il dînait avec un ami proche, et, vu l’heure, il en allait de même pour tous les hauts fonctionnaires de l’ambassade sise Massachusetts Avenue. Dans la cafétéria de celle-ci, comme dans toute la ville, des bips retentirent pour ordonner de rappeler aussitôt le bureau, mais il était trop tard. Toutes les chaînes de télé par satellite s’étaient déjà donné le mot, et les gens qui, au Japon, sont chargés de surveiller ce genre de choses avaient déjà averti leurs supérieurs, tant et si bien que la nouvelle avait remonté les canaux d’information jusqu’à ce que les divers zaibatsu soient réveillés à une heure propice à susciter des commentaires acerbes. Ces hommes prévinrent à leur tour les dirigeants des grandes entreprises — qui étaient réveillés de toute façon — en leur disant d’appeler leurs lobbyistes toutes affaires cessantes. Bon nombre étaient déjà à l’oeuvre. Pour la plupart, ils avaient capté la diffusion par C-SPAN de l’intervention d’Al Trent et, de leur propre chef, ils s’étaient mis au travail pour tâcher de limiter les dégâts avant de se faire jeter par leur employeur. L’accueil qu’ils reçurent dans chaque bureau fut plutôt froid, même venant de parlementaires dont ils finançaient pourtant régulièrement les comités de soutien. Mais pas toujours. « Écoutez », dit un sénateur qui, dans la perspective d’une réélection prochaine, aurait bien eu besoin de fonds, comme le savait fort bien son visiteur. « Je ne vais pas me présenter devant les électeurs et leur dire que cette action est injuste alors que huit personnes viennent de périr carbonisées. Il faut laisser du temps au temps, attendre que ça se tasse. Faites preuve d’un peu de jugeote, d’accord ? » Cinq personnes seulement avaient péri carbonisées, nota le lobbyiste, mais le conseil de son actuel quémandeur était sage, ou l’aurait été en des circonstances normales. Le lobbyiste faisait payer plus de trois cent mille dollars par an ses compétences — il avait passé dix ans dans la haute administration sénatoriale avant d’avoir la révélation — et ses honnêtes talents de pourvoyeur d’informations. On le payait également pour alimenter les comités de campagne en argent pas toujours bien propre d’un côté, et pour conseiller ses employeurs sur ce qui était possible, de l’autre. « D’accord, sénateur, dit son correspondant d’un air entendu. Mais gardez à l’esprit, je vous en prie, que cette législation pourrait entraîner une guerre commerciale, qui serait désastreuse pour tout le monde. — Les événements de cet ordre ont leur vie propre, et ils ne durent pas éternellement », répondit le sénateur. C’était l’opinion générale, répercutée dans les divers bureaux dès cinq heures, cet après-midi là, ce qui correspondait à sept heures le lendemain matin à Saipan. L’erreur était d’avoir négligé le fait qu’il n’y avait encore jamais eu d’événement tout à fait « de cet ordre ». Déjà, les téléphones sonnaient dans les bureaux de pratiquement tous les parlementaires des deux Chambres du Congrès. La majorité était des coups de fil scandalisés par l’accident sur la 1-40, ce qui était prévisible. On avait recensé quelques centaines de milliers de personnes en Amérique, réparties dans les cinquante États et les quatre cent trente-cinq circonscriptions parlementaires, qui ne manquaient jamais une occasion d’appeler leur représentant à Washington pour lui exprimer leur opinion sur tout et n’importe quoi. Les secrétaires prenaient les appels, en notaient l’heure et la date, avec le nom et l’adresse de chaque correspondant — il était souvent inutile de le demander, certains étaient identifiables à leur seule voix. Ces appels, classés par sujets et par opinions, venaient compléter le dossier d’information matinal de chaque parlementaire et ils étaient, la plupart du temps, oubliés presque aussi vite. D’autres coups de fil étaient directement adressés à de plus hauts responsables, voire aux élus en personne. Ces derniers appels provenaient d’hommes d’affaires locaux, en général des industriels dont les produits entraient en concurrence directe sur le marché avec ceux importés de l’autre rive du Pacifique, ou, dans un nombre réduit de cas, qui avaient tenté de s’implanter commercialement au Japon et trouvé le parcours difficile. On ne tenait pas toujours compte de ces appels, mais ils étaient rarement ignorés. Cela faisait de nouveau les gros titres de toutes les agences de presse, après un bref séjour dans la pénombre des nouvelles réchauffées. Les bulletins du jour diffusaient des photos de la famille du policier, avec sa femme et leurs trois enfants, ainsi que des deux jeunes filles, Nora Dunn et Amy Rice, suivies d’une brève interview enregistrée du routier héroïque, et de vues au téléobjectif de la petite Jessica Denton, l’orpheline qui se tordait de douleur dans une chambre stérile, soignée par des infirmières qui pleuraient en débridant les plaies de son visage et de ses bras brûlés au troisième degré. Déjà, des avocats étaient auprès de toutes les familles impliquées, pour leur dicter ce qu’il convenait de dire aux caméras, tout en concoctant de leur côté des déclarations d’une modestie trompeuse, tandis que des visions d’indemnités de dommages et intérêts dansaient dans leur tête. Des équipes de télé traquaient les réactions des parents, amis et voisins, et dans ce chagrin plein de colère digne de gens qui venaient de subir une perte cruelle, d’aucuns ne voyaient qu’une colère banale ou un bon moyen de tirer profit de la situation. Mais l’histoire la plus éloquente était encore celle du fameux réservoir d’essence. L’enquête préliminaire du NTSB avait trouvé preneur sitôt que son existence avait été annoncée à la Chambre. L’occasion était trop belle. Les firmes automobiles américaines firent intervenir leurs ingénieurs maison pour expliquer l’aspect scientifique du problème, chacun d’eux notant avec un plaisir mal dissimulé que c’était un banal exemple de médiocre contrôle de qualité sur un composant automobile extrêmement simple, et qu’en définitive, ces Japonais n’étaient pas aussi malins que tout le monde se plaisait à le dire. « Écoutez, Tom, on galvanise de l’acier depuis plus d’un siècle, expliquait un ingénieur de Ford au journal de la nuit de la NBC. C’est même avec ça qu’on fabrique les poubelles. — Les poubelles ? s’étonna le présentateur, l’air ahuri, car la sienne était en plastique. — Ils nous bassinent depuis des années avec leurs contrôles de qualité, ils nous ont répété qu’on n’était pas assez bons, pas assez sûrs, pas assez consciencieux pour entrer sur leur marché automobile — et on voit maintenant qu’ils ne sont pas si malins, finalement. Car c’est bien ça le fond du problème, Tom, poursuivit l’ingénieur, assenant le coup de grâce : les réservoirs d’essence de ces deux Cresta sont structurellement moins solides qu’une poubelle en tôle conçue avec la technologie des années 1890. Et c’est à cause de cela que cinq personnes ont péri carbonisées. » Cette remarque en passant devint le label de l’événement. Le lendemain matin, cinq poubelles en tôle galvanisée étaient retrouvées empilées devant l’entrée de l’usine Cresta dans le Kentucky, accompagnées d’un écriteau sur lequel était inscrit : ET SI VOUS ESSAYIEZ CELLES-CI ? Une équipe de CNN filma la scène — on les avait tuyautés — et dès midi, c’était cette image qui faisait l’ouverture de leur journal. Tout n’était qu’une affaire de perspective. Il faudrait des semaines pour décider qui avait réellement commis une erreur, mais d’ici là, la perception et les réactions correspondantes auraient depuis longtemps pris le pas sur la réalité. Le commandant du MV Nissan Courier n’avait absolument pas été prévenu. Son bateau était une horreur sans nom qui donnait l’impression d’avoir commencé sa carrière sous la forme d’un bloc rectangulaire d’acier massif dont on aurait creusé l’avant avec une cuillère géante afin de lui conférer un minimum de flottabilité. Extrêmement lourd et handicapé par un maître-couple important qui en faisait souvent le jouet même des plus faibles brises, il lui fallut quatre remorqueurs Moran pour accoster au terminal de Dundalk dans le port de Baltimore. Jadis premier aéroport de la cité, cette vaste étendue plate était un point de réception idéal pour des automobiles. Le capitaine qui surveillait les évolutions complexes et délicates de l’accostage découvrit que l’immense parc de stationnement était inhabituellement encombré. Ça lui parut bizarre. Le dernier bateau était arrivé le jeudi précédent, et normalement le parking aurait dû s’être à moitié vidé entre-temps pour laisser la place à sa cargaison. Regardant un peu plus loin, il ne vit que trois semi-remorques attendant de charger pour approvisionner le plus proche concessionnaire ; d’habitude, ils étaient à la queue comme des taxis devant une gare. « Je suppose qu’ils ne blaguaient pas », observa le pilote de la baie de Chesapeake. Il était monté à bord du Courier au cap Charles et avait intercepté les infos télévisées sur le bateau pilote qui y était ancré. Il hocha la tête et se dirigea vers l’échelle de coupée. Il laisserait le soin au transitaire d’annoncer la nouvelle au commandant. C’est exactement ce que fit le transitaire, après avoir grimpé l’échelle et gagné le pont. Le parking pouvait encore recevoir dans les deux cents voitures maxi et, pour l’instant, il n’avait reçu aucune instruction de l’usine concernant les ordres à donner au capitaine. D’habitude, le bateau ne restait jamais à quai plus de vingt-quatre heures, le temps nécessaire pour décharger les voitures, puis ravitailler en vivres et en carburant pour le trajet de retour à l’autre bout du monde, où la même procédure se déroulerait à l’envers, cette fois en chargeant les voitures sur un bateau vide pour un nouveau voyage vers l’Amérique. Les navires de cette flotte suivaient un emploi du temps aussi ennuyeux qu’implacable, dont les dates étaient aussi immuables que la marche des étoiles dans le ciel nocturne. « Que voulez-vous dire ? demanda le patron. — Toutes les voitures doivent subir une inspection de sécurité. « Le transitaire embrassa du geste le terminal ». Voyez par vous-même. » Ce qu’il fit, en saisissant ses jumelles Nikon. Il avisa effectivement six agents des douanes en train de soulever une des voitures neuves à l’aide d’un cric hydraulique pour permettre à un collègue de ramper en dessous pour une raison quelconque, tandis que les autres consignaient des informations sur leurs planchettes garnies de formulaires officiels. Et ils n’avaient certainement pas l’air trop pressés. À travers ses jumelles, ils lui donnaient même l’impression de rigoler comme des bossus, au lieu de travailler avec zèle comme de bons fonctionnaires. C’était la raison pour laquelle il ne fit pas immédiatement le rapport avec les quelques occasions où il avait vu des employés des douanes japonais procéder à une inspection similaire (mais autrement plus stricte) de véhicules américains, allemands ou suédois, sur les docks de son port d’attache de Yokohama. « Mais nous risquons d’être bloqués ici pendant des jours ! » Il s’étranglait presque. « Peut-être bien une semaine, confirma le transitaire, sur un ton optimiste. — Mais il n’y a de la place que pour un seul bateau ! Et le Nissan Voyager doit accoster dans soixante-dix heures. Je n’y peux rien, moi. Mais mon emploi du temps... » Il y avait une horreur non feinte dans la voix du capitaine. « Ça non plus, je n’y peux rien », fit patiemment remarquer le transitaire à un homme qui venait de voir s’effondrer toutes ses certitudes. « En quoi pouvons-nous vous être utile ? demanda Seiji Nagumo. — Comment cela ? répondit le fonctionnaire du ministère du Commerce. — Ce terrible incident. » Et Nagumo était sincèrement horrifié. La méthode de construction traditionnelle, en bois et papier, avait été depuis longtemps remplacée par des matériaux plus solides, mais les Japonais en avaient hérité une crainte du feu profondément enracinée. Un citoyen qui laissait un incendie naître sur sa propriété, puis se propager vers la propriété d’autrui, encourait des sanctions pénales en plus de sa responsabilité civile. Il éprouvait une honte réelle de voir qu’un produit manufacturé dans son pays ait pu causer une catastrophe aussi épouvantable. « Je n’ai pas encore de communiqué officiel de mon gouvernement, mais je puis vous dire personnellement que l’horreur que je ressens est inexprimable. Je vous garantis que nous lancerons notre propre enquête. — Il est un peu tard pour ça, Seiji. Comme vous vous en souvenez certainement, nous avons discuté de ce point précis... — Oui, c’est exact, je l’admets, mais vous devez comprendre que, même si nous étions parvenus à un accord, les matériels litigieux auraient encore été en circulation — cela n’aurait pas fait la moindre différence pour ces gens. » C’était un instant d’insigne félicité pour le négociateur commercial américain. Les décès dans le Tennessee, bon, d’accord, c’était regrettable, mais cela faisait trois ans qu’il devait se farcir l’arrogance de ce salaud, et la situation présente, malgré le contexte tragique, était fort agréable. « Seiji-san, comme je l’ai dit, il est un petit peu tard pour émettre des regrets. Je suppose que nous serons heureux d’avoir un coup de main des gens de chez vous, mais nous avons, pour notre part, des responsabilités à assumer. Après tout, je suis sûr que vous comprendrez que le devoir de protéger la vie et la sécurité des citoyens américains est avant tout la tâche du gouvernement américain. Il est manifeste que nous avons fait preuve de négligence dans l’accomplissement de cette tâche, et nous devons rectifier ces défaillances regrettables. — Ce que l’on peut faire, Robert, c’est déléguer l’opération. Je me suis laissé dire que nos constructeurs automobiles veulent engager eux-mêmes des inspecteurs de sécurité pour vérifier les véhicules à l’arrivée à vos ports et que... — Seiji, vous savez que c’est inacceptable. Nous ne pouvons pas laisser exercer des fonctions officielles par des représentants de l’industrie privée. » C’était inexact et le bureaucrate le savait. Cela se produisait tout le temps. « Par souci de maintenir de bonnes relations commerciales, nous vous offrons de prendre à notre compte toutes les dépenses exceptionnelles subies par votre gouvernement. Nous... » Une main levée arrêta Nagumo. « Seiji, je dois vous demander de ne pas aller plus loin. Je vous en prie, vous devez comprendre que ce que vous proposez là pourrait fort bien être vu comme une incitation à la corruption aux termes de notre législation sur la moralisation des pratiques gouvernementales. » Un silence glacial plana durant quelques secondes. « Écoutez, Seiji, dès que le nouveau statut sera passé, la situation se clarifiera rapidement. » Et cela ne serait pas long. Un flot de lettres et de télégrammes émanant de toutes sortes de « mouvements de masse » organisés en hâte — parmi lesquels le Syndicat des travailleurs de l’automobile n’avait pas été le dernier, reniflant l’odeur du sang aussi bien qu’un requin — demandait à leurs membres d’inonder les lignes téléphoniques de messages de protestation. La loi Trent était déjà inscrite en tête de liste à la prochaine session parlementaire et, dans les milieux bien informés, on ne donnait pas quinze jours pour que les décrets d’application soient sur le bureau du Président. « Mais la loi Trent... » Le représentant officiel du ministère du Commerce se pencha sur son bureau. « Seiji, quel est au juste le problème ? La loi Trent permettra au Président, sur l’avis des conseillers juridiques que nous avons au Commerce, de dupliquer votre propre législation commerciale. En d’autres termes, ce que nous ferons sera le reflet exact de vos propres lois. Alors vraiment, en quoi serait-il injuste que nous autres, Américains, appliquions à vos produits vos propres lois commerciales, si justes et équitables, de la même façon que vous les appliquez aux nôtres ? » Nagumo ne saisit pas tout de suite. « Mais vous ne comprenez pas. Nos lois sont conçues pour se conformer à notre culture. La vôtre est différente et... — Oui, Seiji, je sais. Vos lois sont conçues pour protéger votre industrie de toute compétition déloyale. Nous allons bientôt procéder exactement de même. Cela, c’est le mauvais point pour vous. Le bon, c’est que chaque fois que vous nous ouvrirez un nouveau marché, nous ferons automatiquement de même pour vous. L’inconvénient, Seiji, c’est que nous appliquerons vos propres lois à vos propres produits, et là, mon ami, nous verrons jusqu’à quel point vos lois sont équitables, selon vos propres critères. Pourquoi cela vous chagrine-t-il ? Cela fait des années que vous m’expliquez que votre législation n’est en rien un barrage, que c’est la faute à l’industrie américaine si nous sommes incapables de commercer aussi efficacement avec vous que vous le faites avec nous. » Il se carra dans son fauteuil et sourit. « Bien, nous allons pouvoir vérifier la pertinence de vos observations. Vous n’êtes pas en train de me dire que vous... m’auriez mené en bateau, n’est-ce pas ? » Nagumo aurait pensé mon Dieu s’il avait été chrétien, mais il était de religion animiste et sa réaction intérieure fut différente, même si le sens était parfaitement équivalent. Il venait de se faire traiter de menteur, le pire étant que cette accusation était... vraie. Le projet de loi Trent, désormais officiellement rebaptisé « Loi de réforme du commerce extérieur », était expliqué aux Américains ce même soir, maintenant que les têtes parlantes avaient eu tout le temps de la décortiquer. Sa simplicité philosophique était élégante. Invités de « MacNeil/Lehrer » sur la chaîne publique PBS, le porte-parole du gouvernement et Trent lui-même expliquèrent que le texte instaurait une commission restreinte formée de juristes et d’experts techniques du ministère du Commerce, assistés de spécialistes en droit international du ministère de la Justice. Ces experts seraient chargés d’analyser les législations commerciales étrangères, de rédiger des règlements commerciaux qui en reproduiraient les dispositions le plus fidèlement possible, puis de soumettre ces projets au ministre du Commerce qui en aviserait le Président. Le Président aurait alors toute autorité pour les faire appliquer par voie d’ordonnance. Celle-ci pourrait être annulée par un vote à la majorité simple des deux Chambres du Congrès, dont l’autorité en la matière était fixée par la Constitution — disposition qui éviterait tout problème de droit constitutionnel au nom de la séparation des pouvoirs. La loi de réforme au commerce extérieur prévoyait également un délai limite d’application. Au bout de quatre ans, elle serait automatiquement abrogée, à moins d’être revotée par le Congrès et de nouveau approuvée par le Président en exercice — cette mesure donnait à la LRCE les apparences d’une législation temporaire dont l’unique objectif était d’instaurer une bonne fois pour toutes le libre-échange à l’échelon international. C’était un mensonge manifeste, mais plausible, même pour ceux qui n’étaient pas dupes. « Franchement, que pourrait-on imaginer de plus équitable ? » demanda Trent sur PBS. La question était purement rhétorique. « Tout ce que nous nous contentons de faire, c’est de reproduire les législations des autres pays. Si leurs lois sont équitables pour les entreprises américaines, alors elles doivent l’être pour les industries des autres pays. Nos amis japonais (il sourit) nous répètent depuis des années que leurs lois ne sont pas discriminatoires. Parfait. Nous utiliserons leurs lois aussi équitablement qu’eux. » Mais le plus distrayant pour Trent, c’était de regarder se tortiller son vis-à-vis. L’ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères, qui gagnait aujourd’hui plus d’un million de dollars par an à faire du lobbying pour le compte de Sony et de Mitsubishi, restait assis sans piper mot, réfléchissant désespérément à quelque repartie sensée, et Trent le lisait sans peine sur son visage : il ne trouvait rien à répondre. « Ce pourrait être le début d’une véritable guerre commerciale..., commença-t-il, mais pour se faire bien vite couper l’herbe sous le pied. — Écoutez, Sam, la Convention de Genève n’a jamais causé la moindre guerre, n’est-ce pas ? Elle se contentait simplement d’appliquer les mêmes règles de conduite aux divers belligérants. Si vous cherchez à dire que l’application des règlements japonais dans les ports américains va déclencher les hostilités, alors nous sommes déjà en guerre et vous, vous travaillez pour l’autre camp, non ? » Cette réplique du tac au tac provoqua cinq secondes de silence embarrassé. Il n’y avait tout simplement rien à y répondre. « Waouh ! commenta Ryan, assis dans le séjour de la maison familiale, à une heure décente, pour une fois. — Il a vraiment un instinct de tueur, observa sa femme, quittant des yeux ses dossiers médicaux. — Certainement, confirma son mari. Tu parles d’une rapidité je n’ai été informé de cette histoire qu’avant-hier. — Eh bien, je trouve qu’ils ont raison. Pas toi ? — Je trouve surtout qu’ils vont un peu vite en besogne. » Jack marqua un temps. « Quel est le niveau de leurs toubibs ? — Les médecins japonais ? Pas terrible, selon nos critères. — Ah bon ? » Le système japonais de santé publique s’était vu épargner la concurrence. Chez eux, tout était « gratuit », après tout. « Comment ça se fait ? — Trop de courbettes, répondit Cathy qui s’était replongée dans ses dossiers. Le professeur a toujours raison, ce genre de choses. Les jeunes n’apprennent jamais vraiment à se débrouiller seuls, et quand ils sont en âge de devenir professeurs à leur tour, la plupart ont oublié comment on fait. — Combien de fois vous trompez-vous, ô grand professeur associé de chirurgie ophtalmique ? railla Jack en étouffant un rire. — Quasiment jamais, répondit Cathy en levant les yeux, mais jamais non plus je ne dis à mes internes d’arrêter de poser des questions. Nous avons trois Japonais à Wilmer, en ce moment. De bons cliniciens, avec une bonne technique médicale, mais ils manquent de souplesse. Je suppose que c’est un trait culturel. On essaie de les en sortir. C’est pas facile. — Le patron a toujours raison... — Pas toujours, non. » Cathy nota dans ses dossiers un changement de prescription. Ryan tourna la tête, en se demandant s’il ne venait pas d’apprendre quelque chose d’important. « Qu’est-ce qu’ils valent pour la mise au point de nouveaux traitements ? — Jack, pourquoi t’imagines-tu qu’ils viennent ici se former ? Pourquoi, à ton avis, y en a-t-il autant à l’université en haut de Charles Street ? Pourquoi, à ton avis, sont-ils aussi nombreux à rester ici ? » Il était neuf heures du matin à Tokyo et un faisceau satellite transmettait les journaux du soir américains dans les bureaux directoriaux de toute la ville. D’habiles interprètes traduisaient aussitôt les dialogues dans leur langue natale. Des magnétoscopes archivaient les émissions, en vue d’une analyse ultérieure plus approfondie, mais ce qu’entendirent les dirigeants était parfaitement clair. Kozo Matsuda tremblait à son bureau. Il gardait les mains sur les genoux, hors de vue, pour que personne ne les voie trembler. Ce qu’il entendait dans les deux langues — son anglais était excellent — était déjà terrible. Ce qu’il voyait était encore pire. Sa société perdait déjà de l’argent à cause... d’irrégularités sur le marché mondial. Un bon tiers de la production de son entreprise allait aux États-Unis et si jamais ce secteur était interrompu... L’entretien était suivi d’un « point focal » qui montrait le Nissan Courier, toujours amarré à Baltimore, avec son sister-ship, le Nissan Voyager, en train de se balancer à l’ancre dans la baie de Chesapeake. Un autre transport d’automobiles venait de doubler les caps de Virginie alors que le premier du trio n’était pas encore à moitié déchargé. La seule raison du choix de ces bateaux pour le reportage était que Baltimore était à proximité de Washington. Mais c’était la même chose dans les ports de Los Angeles, Seattle et Jacksonville. Comme si les voitures servaient à transporter de la drogue, se dit Matsuda. Il était scandalisé, mais avant tout, il se sentait gagné par la panique. Si les Américains étaient sérieux, alors... Non, ils ne pouvaient pas. « Mais avez-vous envisagé l’éventualité d’une guerre commerciale ? demanda Jim Lehrer à ce Trent. — Jim, ça fait des années que je répète que nous sommes en guerre commerciale avec le Japon depuis maintenant une génération. Nous venons simplement d’aplanir le terrain pour tout le monde. — Mais si jamais cette situation se prolonge, les intérêts américains ne vont-ils pas en souffrir ? — Jim, de quels intérêts parlons-nous ? Les intérêts commerciaux américains valent-ils qu’on carbonise des petits enfants ? » rétorqua Trent du tac au tac. Matsuda grimaça en entendant cette repartie. L’image était par trop frappante pour un homme dont le premier souvenir d’enfance remontait au petit matin du 10 mars 1945. Il n’avait pas trois ans, sa mère venait de le faire sortir de leur maison et se retournait pour regarder la colonne de flammes provoquée par la 21° division de bombardement de Curtis LeMay. Pendant des années, il s’était réveillé chaque nuit en hurlant, et toute sa vie d’adulte, il avait été un pacifiste convaincu. Il avait étudié l’histoire, appris comment et pourquoi la guerre avait commencé, comment l’Amérique avait acculé ses aînés vers un coin d’où il n’y avait qu’une issue possible — une issue qui n’était pas la bonne. Peut-être que Yamata avait raison, se dit-il, peut-être que toute cette affaire avait été ourdie par les Américains. D’abord, forcer le Japon à entrer en guerre, puis l’écraser afin d’entraver l’ascension naturelle d’une nation promise à défier la toute-puissance de l’Amérique. Malgré tout, il n’avait jamais pu comprendre comment les zaibatsu de l’époque, membres de la société du Dragon Noir, n’avaient pas réussi à trouver une solution habile, car la guerre n’était-elle pas la pire des solutions ? Une paix, même humiliante, n’était-elle pas toujours préférable aux horribles destructions occasionnées par la guerre ? C’était différent aujourd’hui. Aujourd’hui, il était des leurs, et voyait enfin ce que recouvrait le refus de la guerre. Avaient-ils eu tellement tort ? se demanda-t-il, n’écoutant plus la télé ni son interprète. Ils cherchaient pour leur pays une véritable stabilité économique. La grande sphère de coprospérité de l’Asie orientale. Les livres d’histoire de sa jeunesse avaient dit que c’était un mensonge, mais en était-ce bien un ? Pour fonctionner, l’économie de son pays avait besoin de ressources, de matières premières, mais le Japon n’en avait virtuellement aucune, excepté le charbon qui polluait l’air. Le Japon avait besoin de fer, de bauxite, de pétrole, il avait pratiquement besoin d’importer tout cela afin de le transformer en produits finis qu’il pourrait exporter. Il avait besoin de liquidités pour payer les matières premières, et ces liquidités venaient des acheteurs de produits finis. Si l’Amérique, principal partenaire commercial de son pays, cessait soudain de commercer, cette oeuvre de liquidation allait se tarir. Presque soixante milliards de dollars. Il y aurait divers ajustements, bien sûr. Aujourd’hui, sur les marchés monétaires internationaux, le yen allait s’effondrer face au dollar et à toutes les autres monnaies fortes. Cela rendrait les produits japonais moins chers dans tous les pays... Mais l’Europe suivrait l’exemple. Il en était certain. Leurs règlements commerciaux, déjà plus stricts que ceux des Américains, deviendraient encore plus draconiens, et cette source d’excédent de la balance commerciale allait également se tarir, dans le même temps que la valeur du yen continuerait à dégringoler. Il faudrait encore plus de liquidités pour acheter les ressources, faute de quoi son pays connaîtrait un effondrement total. Comme une chute dans un précipice, la plongée serait de plus en plus rapide, et la seule consolation du moment était qu’il ne serait pas là pour en voir la fin, car longtemps avant que cela se produise, ce bureau ne serait plus le sien. Il serait déshonoré, avec le reste de ses collègues. Certains choisiraient la mort, peut-être, mais ils seraient rares. Ce n’était plus qu’un truc pour la télévision, les vieilles traditions nées d’une culture riche d’orgueil, mais à part cela pauvre en tout. La vie était trop confortable pour qu’on y renonce aisément — l’était-elle vraiment ? Quel serait le destin de son pays dans dix ans d’ici ? Un retour à la pauvreté... ou bien autre chose ? La décision lui appartenait en partie, se dit Matsuda, parce que le gouvernement de son pays était réellement une extension de leur volonté collective, à lui et ses pairs. Il baissa les yeux, contempla les mains tremblantes posées sur ses genoux. Il remercia ses deux employés, et les congédia en inclinant poliment la tête avant d’être en mesure de reposer les mains sur son plan de travail et de saisir un téléphone. Clark l’avait baptisé le « vol éternel », et la KAL avait eu beau les placer en première classe, cela n’avait pas changé grand-chose même les charmantes hôtesses coréennes vêtues de leur adorable costume traditionnel ne pouvaient guère améliorer la situation. Il avait déjà vu deux des trois films — lors de vols précédents — et le troisième n’était pas si intéressant que ça. Le canal d’infos radio avait retenu son attention quarante minutes, le temps de se mettre au courant des événements de la planète, mais passé ce délai, il était devenu répétitif, et sa mémoire trop bien entraînée n’avait pas besoin de ça. Le magazine de la compagnie coréenne ne permettait de tenir que trente minutes — et encore, en le faisant durer — et il était déjà informé du contenu de la presse américaine. Ne restait qu’un ennui écrasant. Ding au moins avait ses cours pour le distraire. Il était en train de parcourir un classique, Le Cuirassé de Massey, qui expliquait que la rupture des relations internationales au siècle précédent venait de ce que les diverses nations européennes — plus précisément, leurs chefs — n’avaient pas su faire l’effort d’imagination requis pour préserver la paix. Clark se souvenait de l’avoir lu peu après sa publication. « Ils y sont pas arrivés, hein ? » demanda-t-il à son partenaire ; depuis plus d’une heure, il lisait par-dessus son épaule. Ding lisait lentement, déchiffrant chaque mot. Enfin, quand même, c’était un ouvrage universitaire. « Non, z’étaient pas franchement malins, John. » Chavez quitta ses pages de notes pour s’étirer ; avec son petit gabarit, ça lui était plus facile qu’à Clark. « Le professeur Alpher veut que j’identifie trois ou quatre failles cruciales pour mon mémoire, des décisions erronées, ce genre de choses... Mais ce n’était pas si simple, vous savez. Ce qu’ils auraient dû faire, c’était, comme qui dirait, sortir d’eux-mêmes pour se retourner et considérer l’ensemble de la situation, mais ces bougres de crétins ne savaient pas comment s’y prendre. Ils ne pouvaient pas être objectifs. L’autre problème, c’est qu’ils n’étaient pas capables de mener un raisonnement jusqu’à son terme. Ils avaient tout un tas de grandes idées tactiques, mais ils n’ont jamais vraiment envisagé où les menait la situation. Vous savez, j’arrive à identifier les gaffes comme le demande ma prof, à lui emballer joliment tout ça, mais au total, ça n’est jamais que des conneries. Le problème ne venait pas que des décisions. Mais aussi de ceux qui les ont prises. Ils n’avaient tout bonnement pas la carrure. Ils ne voyaient pas assez loin, et pourtant, c’était ce que les péons les payaient à faire, non ? » Chavez se massa les yeux, heureux de cette distraction. Il bûchait et lisait depuis onze heures, avec juste de brèves interruptions pour les repas et les besoins naturels. « J’aurais besoin de courir quelques kilomètres », grommela-t-il, fatigué lui aussi par le vol. John consulta sa montre. « Quarante minutes encore. On a déjà entamé la descente. — Vous croyez que les grands manitous sont vraiment différents aujourd’hui ? » demanda Ding, d’une voix lasse. Cela fit rire Clark. « Mon garçon, quelle est la seule chose dans la vie qui ne change jamais ? » Le jeune officier sourit. « Ouais. Et la seconde, c’est que les gars comme nous se font toujours prendre à découvert, le jour où ils foutent leur merde. » Il se leva et gagna les toilettes pour se laver le visage. Il se contempla dans la glace et s’estima heureux d’avoir quand même pu passer toute une journée dans une planque de l’Agence. Il avait besoin de se débarbouiller, se raser et se détendre avant d’endosser l’identité de sa mission. Et peut-être de commencer à prendre quelques notes pour sa thèse. Clark regarda par le hublot et vit un paysage coréen illuminé du rose diaphane de l’aube. Le gosse était en train de virer à l’intello sous ses yeux. Cela suffit à faire naitre sur ses traits un sourire désabusé, tandis qu’il se retournait, les yeux fermés, vers la vitre en plastique du hublot. Le gamin était loin d’être idiot, mais qu’arriverait-il quand Ding écrirait noir sur blanc : ces bougres de crétins ne savaient pas comment s’y prendre dans son mémoire de maitrise ? Mine de rien, il s’agissait de Gladstone et de Bismarck. Ça le fit tellement rire qu’il fut pris d’une quinte de toux dans cet air asséché par la climatisation. Il rouvrit les yeux et vit son partenaire émerger des toilettes des premières classes. Ding faillit percuter une des hôtesses, et même s’il lui sourit poliment et s’effaça pour la laisser passer, il ne la suivit pas des yeux, nota Clark ; il n’avait pas fait ce que font d’ordinaire tous les hommes en présence d’une jeune personne aussi séduisante. Manifestement, il avait une autre silhouette féminine en tête. Bigre, c’est que ça devient sérieux. Murray faillit exploser : « On ne peut pas faire ça maintenant ! Nom de Dieu, Bill, on a réussi à tout mettre en branle, l’information va s’ébruiter, ça ne fait pas un pli... déjà que ce n’est pas équitable pour Kealty, et je ne parle pas de nos témoins. — On bosse pour le Président, Dan, fit remarquer Shaw. Et l’ordre émane directement de lui, sans même passer par le ministre de la Justice. Depuis quand te préoccupes-tu du sort de Kealty, de toute façon ? » C’était, en fait, le même argument que Shaw avait utilisé avec le Président Durling. Salopard ou pas, violeur ou pas, il avait droit à la procédure judiciaire normale et était tout à fait capable de se défendre tout seul. Le FBI se montrait assez pointilleux là-dessus, mais la véritable raison de leur respect du fair-play judiciaire était que, lorsque vous condamniez un gars après avoir suivi toutes les règles, vous pouviez être sûr d’avoir épinglé le bon. En outre, ça rendait la procédure d’appel bien plus facile à avaler. « C’est encore cette histoire d’accident, hein ? — Ouais. Il ne veut pas voir deux gros titres se battre à la une. Cette crise commerciale est une affaire énorme, et d’après lui, Kealty peut bien attendre une semaine ou deux. Dan, cette Mad. Linders a bien attendu plusieurs années, est-ce qu’une quinzaine de jours encore... — Oui, et tu le sais très bien », rétorqua Murray. Puis il marqua un temps. « Désolé, Bill. Tu sais ce que je veux dire. » Ce qu’il voulait dire était simple : il avait bouclé son dossier et il était temps d’ouvrir l’instruction. D’un autre côté, on ne disait pas non au Président. « Il a déjà parlé avec les gars du Sénat. Ils fermeront les yeux. — Mais pas leurs équipes. » 10 Séduction — J’ADMETS que ce n’est pas bon », dit Chris Cook. Nagumo fixait le tapis du salon. Il était trop abasourdi par les événements des jours écoulés pour manifester ne serait ce même que de la colère. C’était comme de découvrir que la fin du monde est imminente et qu’on n’y peut rien. Théoriquement, il était un fonctionnaire des Affaires étrangères de rang moyen qui ne « jouait » pas dans les négociations de haut niveau. Mais cela, c’était la façade. Sa tâche était d’établir le cadre à l’intérieur duquel pouvait négocier son pays, mais d’abord et avant tout, de réunir des informations sur l’opinion réelle en Amérique, afin que ses supérieurs hiérarchiques puissent savoir quelles ouvertures au juste effectuer et jusqu’où ils pouvaient faire pression. Nagumo était un espion de fait, sinon de droit. Dans ce rôle, son intérêt était personnel et, curieusement, émotionnel. Seiji se voyait comme un défenseur, un protecteur de sa patrie et de son peuple, mais également comme une honnête passerelle entre l’Amérique et son pays. Il voulait que les Américains apprécient son peuple et sa culture. Il voulait qu’ils partagent ses produits. Il voulait que l’Amérique voie dans le Japon un égal, un ami bon et sage, qui a des choses à vous apprendre. Les Américains étaient des gens passionnés, bien souvent ignorants de leurs besoins véritables — comme le sont les peuples trop fiers et dorlotés. Leur dernière position sur le commerce, si elle correspondait bien à l’impression qu’elle donnait, équivalait à être giflé par son propre gosse. Ne savaient-ils donc pas qu’ils avaient besoin du Japon et de ses produits ? N’avait-il pas formé lui-même depuis des années des fonctionnaires américains du Commerce extérieur ? Cook se tortilla sur son siège. Fonctionnaire des Affaires étrangères, il avait lui aussi de l’expérience et savait lire sur un visage aussi bien que n’importe qui. Ils étaient amis, après tout, et plus que ça, Seiji était son passeport personnel pour une vie lucrative, mais après son départ de la fonction publique. « Si cela peut vous réconforter, c’est pour le 13. — Hmmph ? » Nagumo leva les yeux. « Le jour où ils feront sauter les derniers missiles. Ce que vous m’aviez demandé. Vous vous souvenez ? » Nagumo plissa les paupières, lent à se remémorer la question posée un peu plus tôt. « Pourquoi cette date-là ? — Le Président sera à Moscou. Il ne leur reste plus qu’une poignée de missiles, désormais. J’ignore le nombre exact, mais c’est moins de vingt de chaque côté. Ils se gardent le dernier pour vendredi prochain. La coïncidence est plutôt bizarre, mais ce sont les hasards du calendrier. Les gars de la télé ont déjà tout préparé, mais ils gardent le secret. Il y aura des caméras aux deux endroits, et ils vont diffuser en simultané les deux derniers... enfin, ils vont les faire sauter en même temps, c’est ce que je veux dire. » Cook marqua un temps. « Alors, cette cérémonie dont vous m’avez parlé, celle pour votre grand-père, ce sera ce jour-là. — Merci, Chris. » Nagumo se leva et se rendit au bar pour se servir un autre verre. Il ne savait pas pourquoi le ministre voulait cette information, mais c’était un ordre et il la lui retransmettrait. « Et maintenant, mon ami, que pouvons-nous faire pour ce problème-ci ? — Pas grand-chose, Seiji, du moins pas dans l’immédiat. Je vous ai parlé de ces fichus réservoirs d’essence, vous vous souvenez ? Je vous avais prévenu que Trent n’était pas le genre de gars qu’on embobine. Ça fait des années qu’il guette une occasion comme celle-ci. Écoutez, j’étais sur la Colline cet après-midi, j’ai discuté avec des gens. On n’a jamais vu pareille masse de lettres et de télégrammes, et les autres tarés de CNN ne vont jamais laisser passer un truc pareil. — Je sais. » Nagumo secoua la tête. C’était comme une sorte de film d’horreur. La vedette du jour était Jessica Denton. Tout le pays — et une bonne partie du reste de la planète — suivait tes progrès de son état de santé. Elle venait tout juste de quitter le stade « état désespéré » pour entrer dans celui qu’on qualifiait désormais de « critique ». Il y avait assez de fleurs à l’entrée de la chambre stérile pour donner l’impression d’un jardin d’hiver. Mais le deuxième gros titre de la journée avait été les obsèques des parents et des frère et soeur, retardées pour des raisons médico-légales. Des centaines de personnes avaient assisté à la cérémonie, dont tous les élus du Tennessee au Congrès. Le président-directeur général de la firme automobile avait également voulu y assister, mais on l’en avait dissuadé pour raisons de sécurité. Aussi est-ce à la télé qu’il avait présenté ses sincères excuses au nom de sa société, promis de couvrir tous les frais médicaux et de subvenir aux besoins de Jessica pour son éducation, en soulignant qu’il avait lui aussi des filles. Quelque part, ça n’avait pas marché. Des excuses sincères représentaient un pas énorme au Japon, un fait dont Boeing avait su tirer parti quand l’un de ses 747 avait tué plusieurs centaines de citoyens nippons, mais il n’en allait pas de même en Amérique, ce que Nagumo avait vainement tenté de faire comprendre à son gouvernement. L’avocat de la famille Denton, un ténor du barreau aussi célèbre qu’efficace, avait remercié le P-DG pour ses excuses, en ajoutant sèchement que la responsabilité des morts était désormais admise publiquement, ce qui simplifierait l’élaboration de son dossier. Ce n’était désormais plus qu’une question d’évaluation financière. On murmurait déjà qu’il comptait réclamer un milliard de dollars. L’usine de Deerfield était en négociations avec tous les constructeurs automobiles japonais et Nagumo savait que les conditions offertes par l’entreprise du Massachusetts seraient généreuses à l’extrême, mais il avait également rappelé à son ministre des Affaires étrangères cet adage américain disant qu’il ne sert à rien de refermer la porte de l’écurie quand le cheval s’est échappé. Cela ne limiterait pas les dégâts, mais équivaudrait simplement à reconnaître un peu plus leur erreur, ce qui n’était pas la meilleure tactique face à la machine judiciaire américaine. La nouvelle avait mis longtemps à frapper les esprits dans son pays. Si horrible qu’ait pu être l’accident, cela semblait peu de chose, et les commentateurs des journaux télévisés de la NHK avaient repris l’affaire du 747 pour illustrer le fait que les accidents sont des choses qui arrivent, et que l’Amérique avait un jour infligé une épreuve similaire, mais d’une ampleur bien plus épouvantable aux citoyens de ce pays. Pourtant, aux yeux des Américains, cette position était apparue davantage comme une justification que comme une comparaison, et les citoyens américains qui la soutenaient étaient connus pour être payés par les Japonais. Tout se désintégrait. Les journaux imprimaient des listes d’anciens fonctionnaires gouvernementaux qui avaient accepté ces emplois, notant leur expérience professionnelle et leur ancien salaire, et les comparants à ce qu’ils faisaient aujourd’hui, et pour quel somme. « Mercenaire » était le terme le plus aimable qu’on leur appliquait. « Traître » était une épithète qui revenait plus souvent, surtout dans la bouche des syndicalistes et de tous les membres du Congrès en campagne pré-électorale. Il était inutile de raisonner avec ces gens. « Qu’est-ce qui va se passer, Chris ? » Cook reposa son verre sur la table, évaluant sa position personnelle et se lamentant d’avoir vraiment mal calculé son coup. Il avait déjà commencé à couper les ponts. Attendant les quelques années qu’il lui restait pour bénéficier de sa retraite de fonctionnaire — il avait fait les calculs quelques mois plus tôt. Seiji l’avait informé l’été précédent que son revenu net actuel quadruplerait, pour commencer, car ses employeurs croyaient beaucoup aux vertus des plans de retraite, et que de toute façon il ne perdrait pas le montant de ses cotisations de haut fonctionnaire, n’est-ce pas ? C’est pourquoi Cook avait déjà entamé le processus s’adresser sans ambages au supérieur immédiat à qui il rendait compte, laisser entendre aux autres qu’il estimait que la politique commerciale américaine était formulée par des idiots, sachant pertinemment que ses opinions remonteraient la voie hiérarchique. Rédiger une série de notes internes reprenant le même discours, mais en langage bureaucratique modéré. Il devait préparer le terrain pour que son départ ne soit pas une surprise et paraisse motivé par des principes et non par des considérations bassement lucratives. Le problème était qu’en agissant ainsi, il allait pour de bon mettre un terme à sa carrière. Il n’aurait jamais plus de promotion, et s’il restait aux Affaires étrangères, il risquait dans le meilleur des cas d’échouer à un poste dans un trou perdu, genre ambassade en Sierra Leone, à moins qu’ils arrivent à lui trouver un coin plus sordide. La Guinée équatoriale, peut-être. Encore plus de moustiques. Tu es piégé, se dit Cook et il respira un grand coup, puis, réflexion faite, but une nouvelle gorgée de son verre. « Seiji, il va nous falloir envisager tout ça avec du recul. La LRCE — il ne pouvait pas se résoudre à l’appeler loi de réforme du commerce extérieur, pas ici — va être votée dans moins de quinze jours, et le Président va la signer. Les groupes de travail au Commerce et à la justice sont déjà en cours de constitution. Les Affaires étrangères vont y participer également, bien entendu. On a télégraphié à plusieurs ambassades pour avoir des copies des diverses réglementations appliquées de par le monde. — Pas simplement les nôtres ? » Nagumo était surpris. « Ils comptent comparer les vôtres à celles de divers pays avec lesquelles nos relations commerciales sont... moins sujettes à controverse à l’heure actuelle. » Cook devait surveiller son langage il avait besoin de cet homme. « L’idée est de leur donner... disons, d’offrir un pendant aux lois de votre pays. Toujours est-il qu’aplanir ce différend risque de prendre un certain temps, Seiji. » Ce qui n’était pas si négatif, estima Cook. Après tout, cela lui assurait la garantie de l’emploi — si jamais il devait changer d’employeur. « Ferez-vous partie du groupe de travail ? — Sans doute, oui. — Votre aide sera inestimable, Chris », dit doucement Nagumo. Il réfléchissait beaucoup plus vite, à présent. « Je peux vous donner un coup de main pour interpréter nos lois — discrètement, bien sûr, ajouta-t-il en sautant sur l’occasion. — Je n’avais pas vraiment l’intention de traîner encore longtemps dans les brumes de Washington, Seiji, observa Cook. Nous avons jeté notre dévolu sur une nouvelle maison et... — Chris, nous avons besoin de vous là où vous êtes. Nous avons besoin — j’ai besoin de votre aide pour atténuer les conséquences de ce malheureux concours de circonstances. Nous avons une véritable situation d’urgence sur les bras, et dont les conséquences pourraient être sérieuses pour nos deux pays. — Je comprends bien, mais... » L’argent, se dit Nagumo, avec ces gens, c’est toujours une question d’argent ! « Je peux prendre les dispositions adéquates », dit-il, plus sur une impulsion que de manière vraiment réfléchie. Ce n’est qu’après l’avoir dit qu’il se rendit compte de ce qu’il avait fait — mais d’un autre côté, il était curieux de voir comment Cook allait réagir. Le sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères ne broncha pas. Il était tellement absorbé par les événements que les implications réelles de l’offre faillirent lui passer au-dessus de la tête. Cook se contenta d’opiner sans même lever les yeux pour croiser le regard de Nagumo. Rétrospectivement, c’était le premier pas — transmettre des informations touchant à la sécurité nationale — qui avait été le plus difficile, et le second fut si facile que Cook ne s’avisa même pas qu’il était désormais en infraction flagrante avec le statut fédéral. Il venait d’accepter de fournir contre rétribution des renseignements à un gouvernement étranger. Cela semblait une démarche logique, vu les circonstances. Ils avaient vraiment envie de cette maison sur le Potomac, et ils allaient bientôt devoir songer aux achats pour la rentrée universitaire. Pour les observateurs de l’indice Nikkei, cette matinée allait rester longtemps dans les mémoires. Il avait fallu tout ce temps pour que les gens saisissent ce que Seiji Nagumo savait à présent cette fois, ils ne plaisantaient plus. Ce n’était plus le coup du riz qui recommençait ; ni celui des microprocesseurs ; il ne s’agissait plus de voitures ou de leurs pièces détachées, de matériels de télécommunications, de contrats de travaux publics ou de téléphones cellulaires. Il s’agissait en fait de tout cela réuni : vingt années de colère et de ressentiments accumulés, plus ou moins justifiés, mais bien concrets et qui remontaient à la surface pour exploser simultanément. Au début, les rédacteurs en chef de Tokyo n’avaient pas voulu croire ce que racontaient leurs correspondants à New York et Washington, et ils avaient récrit les papiers pour les faire coller à leurs conclusions personnelles, jusqu’au moment où leur propre analyse de la situation les avait amenés à saisir l’incroyable réalité. La loi de réforme du commerce extérieur, pontifiait l’avant-veille encore la presse nippone, n’était qu’une nouvelle baudruche, une blague, « l’émanation de quelques individus mal conseillés, héritiers d’une longue tradition d’hostilité à l’égard de notre pays qui avait fait long feu ». Aujourd’hui, c’était devenu « un développement fort regrettable et dont la possibilité de transformation en loi fédérale ne peut pas être totalement écartée ». La langue japonaise véhicule autant d’informations que n’importe quelle autre, une fois qu’on sait la décoder. En Amérique, les gros titres étaient beaucoup plus explicites, mais cela prouvait seulement la rusticité du langage des gaijins. Au Japon, on s’exprimait de manière plus elliptique, mais malgré tout le sens était là, aussi clair, aussi limpide. Les millions de citoyens japonais détenteurs d’un portefeuille lisaient les mêmes journaux, ils voyaient les mêmes infos du matin à la télé, et ils aboutirent aux mêmes conclusions. Sitôt parvenus sur leur lieu de travail, ils décrochèrent leur téléphone. L’indice Nikkei avait jadis caracolé au-dessus de la barre des trente mille yens. Au début des années quatre-vingt-dix, il avait dégringolé à la moitié de cette valeur, et la valeur cumulée de cette « décote » atteignait un chiffre supérieur à l’ensemble de la dette américaine à cette époque, un fait qui était passé pratiquement inaperçu aux États-Unis, sauf pour ceux qui avaient retiré leur argent des banques pour le placer en Bourse dans l’espoir d’en tirer un peu plus que les malheureux deux pour cent annuels d’intérêts. Tous ces gens avaient perdu une fraction notable de leurs économies, sans savoir à qui s’en prendre. Pas cette fois, se dirent-ils. Il était temps de vendre leurs titres et de rapatrier l’argent dans les banques — des institutions financières solides et sérieuses qui savaient protéger les fonds de leurs dépositaires. Même si elles se montraient pingres pour vous verser des intérêts, au moins vous ne perdiez pas d’argent. Les journalistes occidentaux recouraient à des termes comme « avalanche » ou « fusion du coeur », pour décrire ce qui se déclencha dès l’instant où les courtiers branchèrent leurs ordinateurs. Le processus semblait parfaitement coordonné. Les grosses banques d’affaires, à cause de leurs liens étroits avec les grandes entreprises, s’empressèrent d’employer les mêmes fonds de leurs déposants qui leur arrivaient d’un côté pour les faire ressortir de l’autre afin de soutenir les cours. Elles n’avaient pas vraiment le choix. Elles durent racheter d’énormes portefeuilles, en une course vaine contre ce qui s’avérait un véritable un raz de marée. Le Nikkei perdit un sixième de sa valeur en l’espace d’une seule séance, et les analystes eurent beau proclamer avec confiance que le marché était désormais fortement sous-évalué et qu’un fort réajustement technique à la hausse était inévitable, les petits porteurs estimèrent que, si la nouvelle législation américaine entrait réellement en vigueur, le marché des valeurs de leur pays s’évaporerait comme la rosée du matin. Le processus serait irréversible et même si personne ne le dit ouvertement, tout le monde en était convaincu. Surtout les banquiers. À Wall Street, il en alla différemment. Un certain nombre de sages se plaignirent de l’intervention gouvernementale sur le marché boursier ; puis ils réfléchirent un peu plus. Il était manifeste, après tout, que si les voitures japonaises avaient du mal à franchir la douane, que si la populaire Cresta était désormais affligée d’une image désastreuse qu’on n’était pas près d’oublier, alors les ventes de voitures américaines allaient remonter, ce qui était bon. C’était bon pour Detroit, où les véhicules étaient assemblés, et pour Pittsburgh où la majeure partie de l’acier était produite ; c’était bon pour les villes américaines (mais aussi canadiennes et mexicaines), où des milliers de composants étaient manufacturés. C’était bon, en conséquence, pour tous les ouvriers qui fabriquaient ces pièces et assemblaient les voitures, et qui auraient plus d’argent à consacrer à d’autres achats. Bon jusqu’à quel point ? Eh bien, l’essentiel du déficit de la balance commerciale avec le Japon était dû aux automobiles. Cela représentait au bas mot trente milliards de dollars dont le plus gros allait pouvoir être réinjecté dans l’économie américaine dans les douze prochains mois, et cela, estimèrent bon nombre d’experts après peut-être cinq secondes de réflexion, était franchement excellent, non ? Au bas mot, trente milliards entreraient dans les coffres de diverses entreprises et toutes ces sommes, d’une façon ou d’une autre, se retrouveraient sous forme de profits au bilan des sociétés américaines. Jusqu’au supplément de taxes sur les bénéfices qui allait contribuer à diminuer le déficit fédéral, entraînant une baisse de la demande de liquidités, et donc une diminution du coût des bons du Trésor. L’économie américaine serait doublement bénie. Ajoutez-y un soupçon de joie maligne pour leurs collègues nippons, et avant même l’ouverture de Wall Street, tout le monde s’attendait à une journée d’anthologie. On ne fut pas déçu. Le Groupe Columbus se révéla particulièrement bien orienté, car il avait, quelques jours auparavant, pris des options sur d’énormes quantités de titres en rapport avec l’automobile, ce qui lui permit de tirer parti de la soudaine hausse de cent douze points du Dow Jones. À Washington, à la Réserve fédérale, l’inquiétude régnait. Étant plus près du siège du pouvoir, on disposait d’informations de première main émanant des Finances sur les modalités d’application de la loi, et il apparaissait évident qu’il y aurait une pénurie temporaire tant que Detroit n’aurait pas remis en route ses chaînes de fabrication. Jusqu’à ce que les constructeurs américains aient réussi à rattraper l’écart, on connaitrait la situation classique d’une demande supérieure à l’offre : trop d’argent pour trop peu de voitures. Cela signifiait une poussée inflationniste, et, un peu plus tard ce jour-là, la Réserve devait annoncer une hausse d’un quart de point du taux d’escompte — hausse purement temporaire, précisèrent-ils officieusement, et sous le sceau du secret. Le conseil des gouverneurs de la Banque fédérale estimait toutefois que l’évolution serait favorable à long terme. C’était faire preuve de myopie, mais d’un autre côté, cette situation touchait alors le monde entier. Avant même que la décision soit prise, d’autres discutaient également des perspectives à long terme. Ils avaient dû réquisitionner le plus grand bassin de l’établissement de bains, qui était en ce moment fermé pour la soirée à ses autres clients nantis. On avait congédié le personnel. Les clients étaient servis par leurs propres assistants qui savaient se montrer particulièrement discrets. En fait, on se dispensa même des ablutions habituelles. Après de brèves salutations, les hommes ôtèrent veston et cravate, puis s’assirent en rond par terre, ne voulant pas perdre de temps avec les préliminaires d’usage. « Ce sera encore pire demain », nota un banquier. C’était tout ce qu’il trouvait à dire. Yamata les parcourut des yeux. Il avait du mal à ne pas rire. Les signes avaient été manifestes au moins cinq ans plus tôt, quand le premier des constructeurs automobiles du pays avait tranquillement renoncé à sa politique d’emploi à vie. Les beaux jours de l’économie japonaise avaient en fait pris fin ce jour-là, pour ceux qui avaient eu l’intelligence d’y prêter attention. Les autres avaient cru que tous ces revers n’étaient que de simples « aléas » temporaires, leur terme favori, mais leur myopie avait entièrement joué en faveur de Yamata. L’effet de choc de ce qui était en train de se produire était son meilleur allié. C’était une déception, mais pas une surprise, pourtant seule une poignée de ses pairs avaient, semblait-il, discerné la gravité réelle de la situation. En général, il s’agissait des plus proches alliés de Yamata. Ce qui ne voulait pas dire que les uns ou les autres aient été immunisés contre l’adversité qui avait fait grimper le taux de chômage jusqu’à presque cinq pour cent ; tout au plus avaient ils limité les dégâts par des mesures mûrement réfléchies. Ces mesures étaient toutefois suffisantes pour faire passer leurs auteurs pour des modèles de perspicacité. « Il y a un adage datant de la révolution américaine », nota sèchement l’un d’eux. Il passait plus ou moins pour un intellectuel. « De Benjamin Franklin, je crois. Soit on se serre les coudes, soit c’est la corde qu’on nous serrera autour du cou... Si nous ne nous serrons pas les coudes maintenant, mes amis, nous serons tous détruits. Isolément ou en bloc, peu importe. — Et notre pays avec, ajouta le banquier, ce qui lui valut la gratitude de Yamata. — Vous vous souvenez du temps où ils avaient besoin de nous ? demanda Yamata. Ils avaient besoin de nos bases pour mettre les Russes en échec, soutenir les Coréens, entretenir leurs bateaux. Eh bien, mes amis, ont-ils encore besoin de nous aujourd’hui ? — Oui, et nous avons besoin d’eux, nota Matsuda. — Très bien, Kozo, répondit aigrement Yamata. Nous avons tellement besoin d’eux que nous allons ruiner notre économie nationale, détruire notre peuple et notre culture, et réduire notre nation à l’état de vassal — une fois encore ! — Yamata-san, on n’a plus le temps pour ça, railla doucement un autre directeur d’entreprise. Ce que vous avez proposé lors de notre dernière rencontre était bien hardi et fort dangereux. — C’est moi qui ai demandé cette réunion, nota Matsuda avec dignité. — Vous êtes pardonné, Kozo. » Yamata inclina la tête en signe d’excuse. « Ce sont des temps difficiles, Raizo », répondit Matsuda, les acceptants de bonne grâce, avant d’ajouter : « j’incline à penser comme vous. » Yamata prit une profonde inspiration, fâché de s’être mépris sur les intentions de l’homme. Kozo a raison, ce sont des temps difficiles. « Je vous en prie, mon ami. Faites-nous part de vos réflexions. — Nous avons besoin des Américains... ou nous avons besoin d’autre chose. » À l’exception d’un seul, tous baissèrent la tête. Yamata scruta leurs visages et, prenant le temps de maîtriser son excitation, il se rendit compte qu’il voyait enfin se concrétiser ses rêves de toujours. Ce n’était plus un voeu ou une illusion. C’était bien réel. « C’est un sujet grave qu’il nous faut aborder maintenant, un grand risque. Et pourtant, c’est un risque que, je le crains, nous allons devoir prendre. — En sommes-nous vraiment capables ? demanda un banquier acculé au désespoir. — Absolument, dit Yamata. Il y a certes un élément de hasard. Je n’en disconviens pas, mais il y a beaucoup d’arguments en notre faveur. » Il brossa une brève esquisse de la situation. À sa grande surprise, ses vues ne rencontrèrent cette fois-ci aucune opposition. Il y eut des questions, nombreuses, interminables, auxquelles il s’était préparé à répondre, mais personne ne souleva réellement d’objection. Certains devaient être préoccupés, voire terrifiés à la perspective de ce qui allait se produire les jours prochains. Ils voyaient se profiler la fin de leur mode de vie, de leurs avantages, de leur prestige personnel, et plus que tout au monde, c’était cela qui les terrifiait. Leur pays avait une dette envers eux pour tout ce qu’ils avaient accompli, pour leur patiente ascension des échelons de leur entreprise, leur travail et leur zèle, tous leurs choix judicieux. Et donc la décision fut prise, sans grand enthousiasme, mais on la prit malgré tout. La première tâche matinale de Mancuso était de parcourir les ordres de mission. L’Asheville et le Charlotte devraient interrompre leur tâche merveilleusement utile — traquer les baleines dans le golfe d’Alaska —, pour participer à l’exercice PARTENAIRE DE CHANGEMENT DE DATE, en compagnie du John Stennis, de l’Enterprise et des milliers de figurants habituels. L’exercice avait bien sûr été prévu de longue date. C’était par un heureux concours de circonstances que le scénario des manoeuvres n’était pas si éloigné de l’actuelle mission de la flotte du Pacifique. Le 27, quinze jours avant la conclusion de PARTENAIRES, le Stennis et le Big-E comme on appelait familièrement l’Enterprise, devaient se déployer en direction du sud-ouest pour le début des opérations, après une seule escale à Singapour, afin de relever Ike et Abe, entendez l’Eisenhower et le Lincoln. « Vous savez, ils nous dépassent en nombre », observa le capitaine de frégate (affecté au poste de capitaine de vaisseau) Wally Chambers. Quelques mois plus tôt, il avait quitté le commandement de l’USS Key West, et Mancuso lui avait demandé d’être son officier d’opérations. La mutation de Gronton — où Chambers avait espéré obtenir un autre poste d’état-major — à Honolulu n’avait pas été franchement un coup dur pour l’ego de l’officier. Dix ans plus tôt, Wally aurait été bon pour assumer le commandement d’un croiseur, ou sinon d’un ravitailleur, voire d’une flottille. Mais les croiseurs avaient disparu, il ne restait plus que trois ravitailleurs en activité, et toutes les flottilles étaient déjà affectées. Cela mettait Chambers sur la liste d’attente, jusqu’à ce qu’on ait trouvé à poinçonner son « billet de haut commandement » ; d’ici là, Mancuso voulait qu’il reprenne du service. Il n’était pas rare pour des officiers de marine d’avoir à réintégrer leur affectation d’origine. L’amiral Mancuso leva les yeux, moins de surprise que de compréhension. Wally avait raison. La marine japonaise avait vingt-huit sous-marins, des bateaux à propulsion classique baptisés SSK, or il n’en avait que dix-neuf. « Combien sont prêts à appareiller ? demanda Bart, qui ignorait quel était leur cycle de révision/disponibilité. — Vingt-deux, d’après ce que j’ai vu hier. Bon Dieu, amiral, ils en ont engagé dix dans cet exercice, dont la totalité des Harushio. D’après ce que j’ai pu recueillir par le Renseignement de la flotte, ils s’y sont impliqués à fond, eux aussi. » Chambers se cala contre le dossier et se lissa la moustache. C’était une nouveauté : il avait un visage poupin et estimait qu’un officier de commandement devait paraître plus de douze ans. Le problème, c’est que ça le grattait. « Tout le monde me dit que vous êtes un bon, nota le ComSubPac. — Et vous, pas encore fait de virée ? » demanda le chef des opérations. L’amiral fit non de la tête. « Prévue pour l’été prochain. — Eh bien, ils ont intérêt à bien se tenir », fit Chambers. Cinq des sous-marins de Mancuso étaient engagés dans l’exercice. Ils se trouveraient à proximité du groupe de bataille des porte-avions, avec le Charlotte et l’Asheville pour mener des opérations indépendantes, mais qui en fait ne l’étaient pas vraiment. Ils devraient engager quatre submersibles Japonais à cinq cents nautiques au nord-ouest de l’atoll de Kure, en simulant une opération de traque contre une patrouille de barrage anti-sous-marins. L’exercice était assez similaire à ce qu’ils escomptaient réaliser dans l’océan Indien. La marine japonaise, formée pour l’essentiel d’une collection défensive de destroyers, de frégates et de sous-marins à propulsion diesel, essaierait de résister à l’avance d’un groupe de bataille de deux porte-avions. Leur tâche était de mourir glorieusement — historiquement, les Japonais s’y entendaient en la matière, nota Mancuso avec l’esquisse d’un sourire —, mais après avoir vendu chèrement leur peau. Ils feraient preuve du maximum d’habileté, cherchant à insinuer leurs boîtes de conserve assez près pour lancer leurs missiles surface-surface Harpoon, et il ne faisait pas de doute que leurs destroyers récents avaient de bonnes chances de survivre. Les Kongo étaient en particulier d’excellentes plates-formes, l’équivalent nippon des classe Arleigh Burke américains, avec leur système Aegis de guidage radar des missiles. Tous ces bâtiments coûteux portaient des noms hérités de la Seconde Guerre mondiale. Le Kongo originel avait été la proie d’un sous-marin américain, le Sea Lion II, si les souvenirs de Mancuso étaient bons. C’était également le nom de l’un des rares submersibles américains récents assignés à la flotte de l’Atlantique. Mancuso n’avait pas encore sous ses ordres de sous-marin de la classe Seawolf. De toute façon, les aviateurs devraient trouver le moyen de se débarrasser d’un bateau Aegis, et ce n’était pas vraiment le genre de truc qu’ils appréciaient. L’un dans l’autre, ce serait un bon entraînement pour la VIIe flotte. Pas du luxe. Les Indiens commençaient à devenir nerveux. Il avait désormais sept de ses bateaux qui opéraient avec Mike Dubro ; ceux-là, plus ceux qu’il avait assignés à l’exercice PARTENAIRES, voilà à quoi se réduisait l’ensemble de ses bâtiments en activité. Quelle déchéance pour un puissant, se dit le ComSubPac. Enfin, c’était en général le sort des puissants. La procédure de rencontre était assez semblable à la parade de séduction de deux cygnes. Vous deviez vous présenter à un endroit précis à un moment précis, muni pour la circonstance d’un journal (plié, pas roulé) tenu dans la main gauche, et contempler une vitrine débordant de matériel hi-fi et vidéo, comme le ferait machinalement n’importe quel Russe à son premier voyage au Japon, émerveillé par cette pléthore de produits accessibles à ceux qui avaient des devises fortes à dépenser. S’il était filé — éventualité possible, mais fort improbable — cela paraîtrait normal. En temps voulu, pile à l’heure, quelqu’un le bouscula. « Excusez-moi », dit en anglais l’individu, ce qui était également normal, car la personne qu’il avait bousculée par inadvertance était manifestement un gaijin. « Il n’y a pas de mal, répondit Clark avec un fort accent, sans se retourner. — Premier séjour au Japon ? — Non, mais à Tokyo, oui. — Parfait. La voie est libre. » L’individu le bouscula une nouvelle fois en poursuivant sa route. Clark attendit les quatre ou cinq minutes requises avant de le suivre. C’était toujours aussi fastidieux, mais nécessaire. Le Japon n’était pas un sol ennemi. Ce n’était pas comme les missions qu’il avait remplies à Leningrad (pour Clark, le nom de cette ville ne changerait jamais ; d’ailleurs, son accent russe était de cette région) ou à Moscou, mais le plus sûr était de faire comme si. Même si c’était strictement impossible. Il y avait tellement d’étrangers dans cette ville que les services de sécurité japonais, vu leur niveau, seraient devenus cinglés s’ils avaient voulu tous les repérer. En réalité, pour Clark, c’était bien son premier séjour ici, en dehors des correspondances d’avions et des escales, mais ça ne comptait pas. Il n’avait jamais vu une telle cohue dans les rues, même à New York. En outre, il sentait qu’il détonnait et cela le mettait mal à l’aise. Il n’y a rien de pire pour un agent secret que de ne pas arriver à se noyer dans la foule, mais son un mètre quatre-vingt-cinq le désignait comme un étranger, visible à deux rues de distance, pour qui avait la moindre curiosité. Il nota d’ailleurs que beaucoup de gens le regardaient ; détail encore plus surprenant, ils s’effaçaient devant lui, surtout les femmes ; quant aux enfants, ils se ratatinaient littéralement en sa présence, comme si Godzilla était revenu pour écraser leur cité. C’était donc vrai. Il en avait entendu parler, mais n’y avait jamais vraiment cru. Les barbares velus. Marrant, je ne me suis jamais imaginé ainsi, se dit John en entrant dans un Mac Do. Il était bondé à l’heure du déjeuner et, après avoir cherché du regard une place, il dut partager une table avec un autre homme. Mary Pat avait raison. Nomuri est vraiment un bon. « Alors, quoi de neuf ? demanda Clark dans le tohu-bohu du fast-food. — Eh bien, j’ai réussi à l’identifier et à repérer l’immeuble où elle loge. — C’est du boulot rapide. — Pas bien difficile. L’équipe de barbouzes de notre ami n’y connaît rien en contre-surveillance. » En plus, s’abstint d’ajouter Clark, tu as l’air d’un autochtone, jusqu’à cet air tendu et harassé de l’employé qui se dépêche d’engloutir son sandwich pour retourner plus vite à son bureau. Enfin, ça, ce n’était pas vraiment un rôle de composition pour un agent sur le terrain, n’est-ce pas ? Ça n’avait rien de dur d’être crispé lorsqu’on était en mission. Le plus difficile, ce sur quoi ils insistaient à la Ferme, c’était au contraire de paraître détendu. « D’accord, donc tout ce que j’ai à faire, c’est obtenir l’autorisation de la récupérer. » Entre autres. Nomuri n’était pas autorisé à en savoir plus sur sa mission avec CHARDON. John se demanda si ça allait changer. « Sayonara. » Et Nomuri ressortit tandis que Clark attaquait sa boulette de riz. Pas mal. Motivé, le gamin, fut sa première pensée. La seconde était : Des boulettes de riz dans un MacDo ? Les dossiers d’information sur son bureau n’avaient absolument rien à voir avec sa fonction présidentielle, mais ils étaient d’une importance fondamentale s’il tenait à la garder, raison pour laquelle ils étaient toujours placés au sommet de la pile. La montée des indices de satisfaction dans les sondages était... tout à fait édifiante, estima Durling. Sur les votants probables — et c’étaient ceux-là qui comptaient vraiment — ils étaient bien dix pour cent de plus que la semaine précédente à approuver sa politique, une amélioration qui touchait aussi bien la politique étrangère que sa politique intérieure. L’un dans l’autre, il se sentait dans l’état d’esprit d’un gamin de troisième qui ramène un bulletin particulièrement brillant à des parents dubitatifs. Et ces dix pour cent n’étaient qu’un début, estimait son responsable des sondages, car les conséquences des changements de politique ne seraient sensibles qu’au bout d’un certain temps. Déjà, les Trois Grands — la GM, Ford et Chrysler — envisageaient publiquement de réembaucher une partie des sept cent mille ouvriers licenciés au cours des dix années écoulées, et cela rien que sur les chaînes de montage. Il fallait également tenir compte des sous-traitants, des manufacturiers de pneumatiques, des fabricants de vitres, de batteries... C’était peut-être le moyen de revitaliser les zones sinistrées de la « Ceinture de rouille » — une région dont le poids électoral n’était pas négligeable. Ce qui était évident, ou aurait dû l’être, c’est que le mouvement ne s’arrêterait pas à l’industrie automobile. C’était impossible. Le Syndicat des travailleurs de l’automobile (constructeurs et sous-traitants) s’attendait à voir à nouveau rentrer des milliers de cotisations. La Confédération internationale des ouvriers de l’industrie électrique (voire de l’électronique domestique : les téléviseurs et, pourquoi pas, les magnétoscopes ?) ne pouvait pas rester à la traîne, et déjà tout un tas d’autres syndicats se prenaient à rêver à la part du gâteau qu’ils pourraient recevoir. Bien que simple dans son concept, comme tous les concepts simples, la loi sur la réforme du commerce extérieur signifiait un vaste changement dans les pratiques commerciales et financières des États-Unis. Le Président Durling croyait avoir saisi ce concept, mais il savait que son téléphone n’allait pas tarder à se mettre à sonner. Il le fixa, sachant à l’avance quelles voix il allait entendre, et il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer ce que ces voix diraient, les arguments qu’elles avanceraient, les promesses qu’elles feraient. Et il serait enclin à accepter ces promesses. Il n’avait jamais réellement ambitionné d’être président des États-Unis, à l’inverse de Bob Fowler qui avait organisé toute son existence dans ce but, sans même s’en laisser détourner par le décès de sa première épouse. L’ultime ambition de Durling avait été le poste de gouverneur de Californie, et lorsqu’on lui avait proposé de briguer une place de second avec la candidature Fowler, il avait accepté, plus par patriotisme que pour une autre raison. Ce n’était pas le genre de sentiment qu’il aurait avoué même à ses plus proches conseillers, parce que le patriotisme était passé de mode dans le monde politique moderne, mais Roger Durling l’avait ressenti malgré tout, il s’était souvenu que l’Américain moyen avait un nom et un visage, s’était souvenu qu’il en avait vu mourir pas mal sous ses ordres au Viêtnam et, se souvenant de cela, il avait estimé qu’il devait faire de son mieux en leur nom. Mais c’était quoi, le mieux ? se demanda-t-il encore une fois, comme il l’avait fait en d’innombrables occasions. Le Bureau Ovale était un endroit solitaire. Il était souvent encombré de toutes sortes de visiteurs, du chef d’État étranger à l’écolier qui avait gagné un prix de rédaction, mais le Président se retrouvait ensuite de nouveau seul avec ses fonctions. Le serment qu’il avait prêté était si simple qu’il en était dénué de sens. « Exécuter fidèlement les fonctions de... dans la mesure de mes moyens, préserver, protéger et défendre... » De bien belles paroles, mais que signifiaient-elles au juste ? Peut-être que Madison et les autres avaient imaginé qu’il saurait. C’était peut-être vrai en 1789 — l’idée était encore neuve —, mais tout ça remontait à plus de deux siècles et, quelque part, ils avaient négligé de rédiger le mode d’emploi à l’usage des générations futures. Pis encore, il y avait quantité de gens toujours prêts à vous expliquer la signification des mots, et quand vous faisiez la somme de tous leurs avis, deux plus deux finissait par faire sept. Ouvriers et patronat, producteurs et consommateurs, contribuables et bénéficiaires de subventions. Chacun avait ses besoins. Chacun avait son programme. Chacun avait ses arguments, et d’habiles lobbyistes pour les faire valoir. Et le plus effrayant était que chaque point de vue était logique, d’une façon ou d’une autre, suffisamment en tout cas pour vous porter à croire que deux plus deux était réellement égal à sept. Enfin, jusqu’au moment où vous annonciez la somme, car là, tout le monde sans exception protestait que ça faisait vraiment trop, et que le pays ne pouvait pas se permettre de financer tous les intérêts corporatistes de tous les autres groupes. Pour couronner le tout, si vous vouliez aboutir à quoi que ce soit, vous deviez absolument arriver ici, et une fois arrivé, y rester ; cela signifiait faire des promesses qu’il fallait tenir. Au moins en partie. Et quelque part en cours de route, le pays finissait par se perdre, et la Constitution avec, et à la fin de votre journée, vous vous retrouviez à préserver, protéger et défendre... quoi au juste ? Pas étonnant que je n’aie jamais vraiment désiré ce boulot. Assis à son bureau, seul avec ses réflexions, Durling se pencha sur un nouveau mémorandum. Tout cela n’était venu que par accident, en fait. Bob avait eu besoin d’emporter la Californie et Durling avait été la clé du succès : un gouverneur jeune, populaire, et inscrit au bon parti. Mais aujourd’hui, il se retrouvait président des États-Unis, et sa crainte était d’être dépassé par la tâche. La triste vérité était qu’aucun homme n’avait à lui seul les capacités intellectuelles pour comprendre la totalité des affaires qu’on attendait de voir gérer par un Président. L’économie, par exemple, désormais peut-être sa tâche la plus importante maintenant que l’Union soviétique avait disparu, était un domaine où les experts eux-mêmes n’arrivaient pas à s’accorder sur un ensemble de règles compréhensibles par un homme raisonnablement intelligent. Enfin, l’emploi, ça, il comprenait. Il valait mieux que les gens en aient un plutôt que d’être au chômage. Pour schématiser, il était préférable qu’un pays fabrique lui-même ses biens plutôt que de dilapider son argent à l’extérieur pour payer les ouvriers d’un pays étranger à les produire à sa place. C’était un principe qu’il était capable de comprendre, mieux encore, qu’il était capable d’expliquer aux autres, et puisque les gens à qui il s’adresserait étaient aussi des Américains, ils seraient sans doute d’accord. Cela satisferait les syndicats. Cela satisferait également le patronat — et une politique qui arrivait à satisfaire les deux n’était-elle pas nécessairement une bonne politique ? C’était obligé, non ? Et ne ferait-elle pas également plaisir aux économistes ? D’ailleurs, il restait convaincu que l’ouvrier américain valait bien n’importe quel ouvrier dans le monde, qu’il était tout à fait prêt à rivaliser, dans des conditions équitables, avec n’importe quel autre, et cela, c’était le véritable objet de sa politique... non ? Durling fit tourner son luxueux fauteuil pivotant pour contempler, derrière les vitres épaisses, le Monument Washington. Les choses avaient dû être plus faciles pour George. Bon, d’accord, il était le premier ; certes, il avait dû affronter la révolte du Whisky, qui n’avait pas l’air avoir été bien méchante, à en croire les livres d’histoire, et il avait dû établir le modèle pour ses successeurs. Les seuls impôts collectés à l’époque étaient des taxes douanières et des impôts indirects — impopulaires et rétrogrades selon les critères actuels, mais qui visaient seulement à décourager les importations et à punir les gens qui buvaient trop. Durling ne cherchait pas réellement à supprimer les échanges avec l’extérieur, juste à les rendre équitables. Depuis l’époque de Nixon, le gouvernement américain avait pris l’habitude de céder devant ces gens, d’abord parce qu’on avait besoin de leurs bases (comme si le Japon avait réellement pu conclure une alliance avec ses anciens ennemis !), et ensuite parce que... parce que quoi ? Parce que c’était devenu bien pratique ? Quelqu’un le savait-il vraiment ? Eh bien, ça allait changer, et chacun saurait pourquoi. Ou plutôt, se reprit Durling, ils croiraient le savoir. Peut-être que les plus cyniques devineraient la raison véritable, et chacun aurait en partie raison. Le bureau du Premier ministre dans le bâtiment de la Diète japonaise — un édifice particulièrement laid dans une ville pas vraiment réputée pour la beauté de son architecture — dominait un espace vert, mais l’homme installé lui aussi dans son luxueux fauteuil pivotant n’avait guère le temps de regarder à l’extérieur. Bientôt, il se retrouverait, dehors et pourrait contempler ce qui se passait dedans. Trente années, songea-t-il. Cela aurait pu sans peine être différent. Il n’avait pas trente ans qu’on lui avait déjà plusieurs fois proposé un poste confortable au sein du Parti libéral démocrate, alors aux affaires, avec la garantie d’une ascension rapide, car à cette époque déjà, son intelligence était apparue manifeste, surtout pour ses adversaires politiques. Ils l’avaient donc abordé le plus amicalement possible, en jouant sur son patriotisme, sur sa vision de l’avenir pour le pays, en la faisant miroiter devant ses jeunes yeux d’idéaliste. Cela prendrait du temps, lui avaient-ils dit, mais un jour, il aurait sa chance d’accéder à ce siège dans cette pièce même. Garanti. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de jouer le jeu, de rentrer dans l’équipe, de s’intégrer... Il se souvenait encore de sa réponse, toujours la même, énoncée toujours sur le même ton, dans les mêmes termes, jusqu’à ce qu’ils finissent par comprendre qu’il ne cherchait pas à faire monter les enchères et qu’ils renoncent enfin, en hochant la tête, pleins de perplexité. Son unique souHait en réalité avait toujours été que le Japon soit une démocratie au vrai sens du terme, et non pas un pays régi par un parti unique, lui-même aux mains d’un petit groupe d’individus puissants. Déjà trente ans plus tôt, les signes de corruption étaient visibles pour quiconque avait les yeux ouverts, mais les électeurs, les gens ordinaires, conditionnés par plus de deux mille ans de résignation, s’en étaient accommodés parce que les racines de la véritable démocratie n’avaient pas mieux réussi à se fixer que celles d’un plant de riz dans les alluvions meubles d’une rizière. C’était le plus grandiose de tous les mensonges, si vaste que tout le monde y croyait, à l’intérieur comme à l’étranger. La culture de son pays n’avait pas réellement changé. Certes, il y avait eu des changements en surface. Les femmes avaient maintenant le droit de vote, mais, à l’instar des femmes de tous les autres pays, elles votaient avec leur portefeuille, exactement comme leurs maris, et comme leurs maris, elles faisaient partie d’une culture qui exigeait l’obéissance de tous, d’une manière ou d’une autre. Ce qui venait d’en haut devait être accepté et, à cause de cela, ses concitoyens étaient aisément manipulables. La plus grande source d’amertume pour le Premier ministre était qu’il avait réellement cru pouvoir changer les choses. Sa véritable vision, admise par personne sauf lui, était de changer le pays radicalement, en profondeur. En un sens, cela n’apparaissait nullement grandiose, à l’époque. En dénonçant et en écrasant la corruption officielle, il avait surtout voulu montrer aux gens que les individus au pouvoir n’étaient pas dignes de ce qu’ils exigeaient, que les citoyens ordinaires devaient avoir l’honneur, la décence et l’intelligence de choisir à la fois leur propre chemin dans la vie et un gouvernement apte à répondre plus directement à leurs besoins. Et tu y as vraiment cru, pauvre idiot, se dit-il, en fixant le téléphone. Après tout, les rêves et l’idéalisme de la jeunesse avaient du mal à mourir, n’est-ce pas ? Il avait vu tout ça, et rien n’avait changé. La seule différence était qu’il savait désormais que la tâche était impossible pour un seul homme en une seule génération. Il savait aujourd’hui que, pour que le changement se produise, il avait besoin de retrouver la stabilité économique intérieure, et cette stabilité dépendait du recours à l’ordre ancien, mais l’ancien système était corrompu. La véritable ironie de la chose était qu’il était venu aux affaires à cause des échecs de l’ancien système, mais qu’en même temps il avait besoin de le restaurer pour mieux pouvoir le balayer ensuite. C’était ce qu’il n’avait pas tout à fait saisi. L’ancien système avait trop pressuré les Américains, recueillant pour son pays des profits économiques comme les Dragons Noirs n’auraient jamais osé en rêver, et quand les Américains avaient réagi —, par certains côtés, de manière équitable et juste, et par d’autres, d’une manière inique et malveillante —, toutes les conditions s’étaient trouvées réunies pour déclencher son ascension personnelle. Mais les électeurs qui lui avaient permis de former sa coalition attendaient de lui qu’il améliore rapidement leur situation, et pour ce faire, il ne pouvait guère offrir aux Américains de nouvelles concessions qui auraient encore aggravé les difficultés économiques de son pays ; alors, il essayait d’un côté de bétonner le jeu, tout en jouant l’ouverture de l’autre, et aujourd’hui, il se rendait compte qu’il n’était pas possible de faire les deux à la fois. Il y eût fallu des talents proprement inhumains. Et ses adversaires le savaient. Ils l’avaient su trois ans plus tôt quand il avait formé sa coalition, attendant patiemment qu’il échoue, et avec lui, son idéal. L’action des Américains avait tout au plus affecté son calendrier, mais pas son objectif ultime. Pouvait-il encore rectifier le tir ? En décrochant son téléphone, il pouvait appeler Roger Durling et l’implorer personnellement de décapiter la nouvelle loi, d’ouvrir rapidement des négociations. Mais cela ne marcherait jamais, évidemment. Durling perdrait la face s’il agissait ainsi, et même si l’Amérique considérait cette notion comme purement nippone, elle valait autant pour eux que pour lui. Pis encore, Durling douterait de sa sincérité. Le puits avait été si bien empoisonné par vingt années de négociations antérieures menées sous le signe de la mauvaise foi que les Américains n’avaient aucune raison de supposer que les choses en allaient autrement aujourd’hui — et pour tout dire, il ne pourrait de toute façon délivrer un tel message. Sa coalition parlementaire ne survivrait pas aux concessions qu’il aurait à faire, parce que des emplois étaient jeu, et avec le taux national de chômage qui avait battu un record historique en franchissant la barre des cinq pour cent, il n’avait pas suffisamment d’assises politiques pour se permettre de risquer de le faire grimper davantage. Alors, parce qu’il ne pourrait pas survivre aux conséquences politiques d’une telle offre, quelque chose de pire encore allait se produire, et il n’y survivrait pas non plus. La seule question, à vrai dire, était de savoir s’il allait lui-même détruire sa carrière politique ou bien laisser un autre le faire à sa place. Quel était le plus grand déshonneur ? Il n’en savait rien. Ce qu’il savait, c’est qu’il ne pouvait se résoudre à téléphoner à son homologue américain. C’eût été un exercice vain, tout comme l’ensemble de sa carrière, se rendait-il compte maintenant. Le livre était déjà écrit. Qu’un autre en rédige l’ultime chapitre. 11 Changement de mer LE projet de loi sur la réforme du commerce extérieur avait désormais deux cents cosignataires dans les deux partis. Les auditions à la commission des lois avaient été d’une brièveté inhabituelle, en grande partie parce que rares étaient ceux à avoir le courage de protester contre. Fait notable, une grosse société de relations publiques de Washington dénonça son contrat avec un groupe japonais, et comme il s’agissait d’une boîte de relations publiques, elle s’empressa de publier un communiqué de presse pour annoncer la fin de quatorze ans de partenariat. La combinaison des événements d’Oak Ridge et de la pique lancée par Al Trent contre un lobbyiste, et reprise partout depuis, avait rendu la vie intenable pour tous les individus émargeant à l’étranger qui hantaient les couloirs du Congrès. Les hommes d’influence s’abstinrent totalement d’entraver le vote de la loi. D’une seule voix, ils rapportèrent à leurs employeurs qu’il était absolument hors de question qu’elle ne passe pas, que tout amendement tendant à la vider de sa substance serait immanquablement rejeté, et que la seule réaction possible était d’envisager le long terme et, d’ici là, de faire le dos rond. En temps opportun, leurs amis au Congrès seraient à nouveau en mesure de les soutenir, mais pas pour l’instant. Pas pour l’instant ? La définition cynique d’un bon politicien était la même au Japon et en Amérique : un fonctionnaire qui, une fois acheté, le restait. Les employeurs songeaient à toutes les sommes versées pour soutenir toutes ces campagnes, à ces assiettes à mille dollars la portion emplies d’une nourriture médiocre payée par (mais en fait pour) les employés américains de leurs multinationales, aux parcours de golf, aux à-côtés des pseudos voyages d’étude au Japon et ailleurs, aux contacts personnels — et ils se rendirent compte que tout cela n’avait strictement aucun poids au seul moment où il l’aurait vraiment fallu. L’Amérique n’était tout simplement pas identique au Japon. Ses législateurs ne ressentaient pas l’obligation de rembourser une dette, et les lobbyistes, bien qu’achetés et payés pour ça, leur dirent que c’était ainsi et pas autrement. Alors, dans ce cas, à quoi avaient-ils donc dépensé leur argent ? Envisager le long terme ? Le long terme était bel et bon, tant que les perspectives immédiates étaient agréables et sans obstacles. La situation internationale avait permis au Japon d’envisager le long terme près de quarante ans durant. Mais aujourd’hui, la méthode n’était plus applicable. Le mercredi quatre, le jour où la loi sur la réforme du commerce extérieur reçut l’aval de la commission des lois, l’indice Nikkei tomba à 12 841 yen, en gros le tiers de ce qu’il était naguère encore, et la panique dans le pays fut désormais tout à fait réelle. « ''Les fleurs du prunier s’épanouissent, et les femmes de plaisir achètent des foulards neufs dans une chambre de bordel’’ » La citation avait beau être poétique en japonais — c’était un haïku célèbre —, elle n’avait franchement pas grand sens en anglais, estima Clark. En tout cas pas pour lui, mais l’effet sur son vis-à-vis fut notable. « Oleg Yourevitch envoie ses salutations. — Il y a mis le temps, bégaya l’homme après peut-être cinq secondes de panique bien dissimulée. — La situation est un peu difficile au pays », expliqua Clark, avec un léger accent dans la voix. Isamu Kimura était un haut fonctionnaire au ministère du Commerce international et de l’Industrie, le fameux MITI, pièce maîtresse d’une entreprise naguère encore baptisée « Japon, SA ». À ce titre, il rencontrait souvent des étrangers, en particulier des journalistes, et c’est ainsi qu’il avait accepté l’invitation d’Ivan Sergueïevitch Klerk, récemment arrivé au Japon de Moscou accompagné d’un photographe, pour l’heure parti mitrailler ailleurs. « Il semblerait que les temps soient également difficiles pour votre pays », ajouta Klerk, en se demandant quel genre de réaction il allait déclencher. Il devait rudoyer un peu le bonhomme. Il était possible qu’il résiste à l’idée d’être réactivé après plus de deux années sans contacts. Si tel était le cas, la politique du KGB était de bien faire comprendre qu’une fois qu’il vous avait mis le grappin dessus, ce grappin ne vous lâchait jamais. C’était également la politique de la CIA, bien sûr. « C’est un cauchemar, dit Kimura après quelques secondes de réflexion et une grande gorgée de saké. — Si vous trouvez que les Américains sont durs, vous devriez être russe. Le pays où j’ai grandi, qui m’a nourri et formé — ce pays n’existe plus. Est-ce que vous vous rendez compte que je suis obligé de gagner ma vie avec mon boulot pour Interfax ? Je ne peux même plus remplir mes fonctions à plein temps. » Clark hocha lugubrement la tête et vida sa tasse. « Votre anglais est excellent. Le « Russe » acquiesça poliment, jugeant que la remarque signait la capitulation de l’homme assis en face de lui. « Merci. J’ai travaillé à New York pendant des années, à couvrir les sessions de l’ONU pour la Pravda. Entre autres..., ajouta-t-il. — Vraiment ? Que savez-vous des milieux politiques et financiers américains ? — Je me suis spécialisé dans le commerce. La nouvelle situation internationale me permet de poursuivre avec encore plus de vigueur dans cette voie, et vos services sont tenus en haute estime par mon pays. Nous serons en mesure de vous récompenser encore plus à l’avenir, mon ami. » Kimura secoua la tête. « Je n’ai plus le temps pour ça en ce moment. Mon bureau est plongé dans une grande confusion, pour des raisons évidentes. — Je comprends. Cette rencontre est une sorte de prise de contact. Nous n’avons pas d’exigence immédiate. — Et comment va Oleg ? s’enquit le fonctionnaire du MITI. — Il mène une vie agréable à présent, il a une situation très confortable, grâce au bon boulot que vous avez fait pour lui. « Ce qui n’était absolument pas un mensonge. Lyaline était en vie, et c’était sacrément mieux qu’une balle dans la tête dans le sous-sol du QG du KGB. Cet homme était l’agent qui avait fourni à Lyaline l’information qui les avait orientés sur le Mexique{11}. Clark regrettait de ne pouvoir le remercier personnellement d’avoir contribué à éviter une guerre nucléaire. « Alors, racontez-moi, pour ma couverture de reporter : quelle est la gravité de la situation avec l’Amérique ? J’ai un papier à rendre, mine de rien. » La réponse devait le surprendre presque autant que la véhémence du ton. Isamu Kimura baissa les yeux. « Cela pourrait bien provoquer notre ruine. — C’est vraiment si grave que ça ? demanda « Klerk », surpris, sortant aussitôt son calepin pour prendre des notes, comme tout bon reporter. — Cela va se traduire par une guerre commerciale. » Prononcer cette seule phrase lui avait coûté énormément. « Eh bien, une telle guerre nuirait à vos deux pays, non ? » Clark l’avait si souvent entendu dire qu’il y croyait vraiment. « C’est ce que nous répétons depuis des années, mais c’est faux. C’est en vérité très simple », poursuivit Kimura, estimant que ce Russe avait besoin qu’on lui enseigne les rudiments du capitalisme, sans se douter que son interlocuteur était un Américain parfaitement au courant. « Nous avons besoin de leur marché pour vendre nos produits manufacturés. Savez-vous ce que signifie une guerre commerciale ? Cela signifie qu’ils cessent d’acheter nos produits manufacturés et qu’ils gardent leur argent. Cet argent ira s’investir dans leurs industries, que nous avons, pour ainsi dire, poussées à plus d’efficacité. Ces industries vont croître et prospérer en suivant notre exemple, et ce faisant, elles vont reconquérir des parts de marché dans les secteurs que nous dominons depuis vingt ans. Si nous perdons nos positions, nous risquons de ne jamais les récupérer intégralement. — Et pourquoi donc ? demanda Clark, qui griffonnait furieusement et s’avérait être bigrement intéressé, en vérité. — Quand nous nous sommes introduits sur le marché américain, le yen n’avait qu’environ le tiers de sa valeur actuelle. Cela nous a permis de pratiquer des tarifs extrêmement compétitifs. Puis, à mesure que nous nous taillions une place sur le marché américain, que nous bâtissions notre image de marque, et ainsi de suite, nous avons pu augmenter nos prix tout en conservant nos parts, voire en les accroissant dans bien des secteurs, malgré un renchérissement de la valeur du yen. Réaliser aujourd’hui le même exploit serait considérablement plus difficile. » Nouvelle fantastique, songea Clark derrière un masque impassible. « Mais seront-ils capables de remplacer tous les produits que vous fabriquez pour eux ? — Avec leurs ouvriers ? Tous leurs ouvriers ? Sans doute pas, mais ils n’ont pas besoin. Notre production automobile de l’an dernier, avec tous les produits dérivés, représentait soixante et un pour cent de nos échanges avec l’Amérique. Les Américains savent produire des voitures — et ce qu’ils ne savaient pas, nous le leur avons appris, ajouta Kimura, se penchant en avant. Dans d’autres domaines, la photo par exemple, le matériel est fabriqué ailleurs, à Singapour, en Corée, en Malaisie. Même chose pour l’électronique domestique. Klerk-san, personne ne saisit vraiment ce qui est en train de se produire. — Les Américains peuvent réellement provoquer autant de dégâts chez vous ? Est-ce possible ? » Bigre, se dit Clark, c’était peut-être vrai. « C’est très possible. Mon pays n’a pas affronté une telle éventualité depuis 1941. » La remarque était fortuite, mais Kimura en nota l’exactitude à l’instant où elle franchit ses lèvres. « Je ne peux quand même pas mettre ça dans un article de magazine. C’est trop alarmiste. » Kimura leva les yeux. « Ce n’était pas destiné à faire un article de magazine. Je sais que votre agence a des contacts avec les Américains. C’est obligé. Ils ne nous écoutent plus maintenant. Peut-être que vous, ils vous écouteront. Ils nous poussent trop loin. Les zaibatsu sont réellement désespérés. C’est survenu trop vite et c’est allé trop loin. Comment réagirait votre pays à pareille attaque contre son économie ? » Clark se cala contre le dossier de sa chaise, inclinant la tête, les yeux plissés, à la manière d’un Russe. Le contact initial avec Kimura n’était pas censé être une séance de collecte de renseignements, or, c’est bien ce que c’était soudain devenu. Quoique non préparé à cette éventualité, il décida de s’en accommoder. L’homme en face de lui avait l’air d’une source de première main, impression encore renforcée par son désespoir manifeste. Il lui paraissait surtout un fonctionnaire consciencieux et zélé, et si, quelque part, c’était regrettable, c’était également ainsi que fonctionnait le milieu du Renseignement. « Ils nous ont fait subir exactement la même chose dans les années quatre-vingt. Leur course aux armements, leur plan insensé pour installer un système de défense dans l’espace, l’arrogant jeu de poker stratégique joué par leur président Reagan — savez-vous que lorsque je travaillais à New York, je faisais partie du projet Ryan ? Nous pensions qu’ils envisageaient d’effectuer la première frappe. J’ai passé un an à chercher ces fameux plans. » Le colonel LS. Klerk, des services de renseignements extérieurs russes, assumait entièrement sa personnalité de couverture, s’exprimant comme l’aurait fait un Russe, sur un ton calme, posé, presque pédagogique. « Mais nous avons cherché au mauvais endroit — non, même pas ça. C’était en permanence sous notre nez et nous n’avons pas réussi à le voir. Ils nous ont forcés à dépenser toujours plus, et c’est ainsi qu’ils ont brisé notre économie. Le maréchal Ogarkov a prononcé son fameux discours, exigeant toujours plus de l’économie pour nous maintenir à la hauteur des Américains, mais nous n’avions plus rien à donner. Pour répondre brièvement à votre question, Isamu, nous avions le choix de faire la guerre ou de capituler. La guerre était une éventualité trop terrible à envisager... et voilà pourquoi je me retrouve ici au Japon, représentant un nouveau pays. » La remarque suivante de Kimura fut aussi surprenante qu’elle était exacte : « Mais vous aviez moins à perdre qu’eux. Les Américains ne semblent pas l’avoir compris. » Il se leva, laissant assez d’argent sur la table pour régler l’addition. Il savait qu’un Russe pouvait tout juste se payer un repas à Tokyo. Bon Dieu, songea Clark en regardant partir l’homme. La rencontre avait eu lieu à découvert, et ne requérait donc aucune procédure de sécurité. Cela signifiait qu’il pouvait simplement se lever et partir. Mais il n’en fit rien. Isamu Kimura était un très haut fonctionnaire, se dit l’agent de la CIA, en terminant son saké. Il n’avait qu’une seule catégorie de fonctionnaires ministériels au-dessus de lui, au-delà, c’était un élu politique qui était en fait le porte-parole des bureaucrates de carrière. À l’instar d’un chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Kimura avait accès à tous les dossiers. Il l’avait déjà prouvé une fois, en les aidant au Mexique, où John et Ding avaient appréhendé Ismaël Qati et Ibrahim Ghosn. Rien que pour cette raison, l’Amérique avait envers cet homme une dette d’honneur considérable. Plus exactement, cela faisait de lui une source de renseignements de première main. La CIA pouvait se fier pratiquement à tout ce qu’il disait. Cette réunion n’avait pas pu avoir de scénario programmé. Il fallait donc que ses pensées et ses craintes soient sincères, et Clark comprit aussitôt qu’elles devaient parvenir à Langley toutes affaires cessantes. Pour ceux qui le connaissaient vraiment, cela ne fut pas une surprise de découvrir que Goto était un faible. Même si c’était une malédiction pour la direction politique du pays, cela jouait en faveur de Yamata. « Je ne deviendrai pas Premier ministre de mon pays, annonça Hiroshi Goto sur le ton du mélodrame, pour devenir l’exécuteur de sa ruine économique. » Son langage était emprunté au théâtre kabuki. L’industriel savait que c’était un homme cultivé. Il avait longuement étudié les arts et l’histoire, et comme de nombreux hommes politiques, il attachait bien plus d’importance au spectacle qu’à la substance. À l’instar de bien des faibles, il aimait arborer ostensiblement les signes de sa force et de son pouvoir personnel. C’est ainsi qu’il tenait souvent à garder cette Kimberly Norton dans la même pièce que lui. Elle apprenait, d’une certaine manière, à exercer les devoirs de la maîtresse d’un homme important. Assise en silence, elle remplissait les tasses de saké ou de thé, attendant patiemment que Yamata-san s’en aille, après quoi, c’était évident, Goto coucherait avec elle. Il pensait sans aucun doute que cela contribuait à le rendre plus impressionnant aux yeux de son hôte. Quel imbécile, réfléchir avec ses testicules plutôt qu’avec sa cervelle ! Enfin, c’était parfait, Yamata lui tiendrait lieu de cerveau. « C’est précisément ce que nous devons affronter », répondit sèchement Yamata. Ses yeux s’attardèrent sur la fille, en partie par curiosité, en partie pour laisser croire à Goto qu’il l’enviait d’avoir cette jeune maîtresse. Le regard de cette dernière ne manifestait pas la moindre compréhension. Était-elle aussi stupide qu’on voulait le lui laisser croire ? Nul doute qu’elle n’avait pas eu de mal à se laisser attirer ici. C’était une activité lucrative pour le Yakuza, et que partageaient une partie de ses collègues. Il avait collé Goto avec cette fille — indirectement : Yamata ne se considérait pas comme un maquereau, tout au plus avait-il veillé à ce que la bonne personne fasse la bonne suggestion à ce personnage politique en vue — et cela s’était avéré une décision habile, même si les faiblesses intimes du personnage étaient de notoriété publique et faciles à identifier. Quel était cet euphémisme des Américains ? « Se laisser mener par le bout du nez » ? Cela devait correspondre à ce qu’avait fait Yamata et c’était un rare exemple d’expression subtile chez les gaijin. « Qu’est-ce que nous pouvons faire ? demanda celui qui était encore chef de l’opposition. — Nous avons le choix entre deux solutions. » Yamata marqua une pause, regarda de nouveau la fille ; il aurait voulu que Goto la congédie. Ce dossier était extrêmement sensible, après tout. Mais non, Goto caressa ses cheveux blonds et elle sourit. Enfin, constata Yamata, il ne l’avait pas déshabillée avant qu’il arrive, comme quelques semaines auparavant. Il avait déjà vu des seins, même des seins opulents blancs, et ce n’était pas comme si le zaibatsu ignorait ce que Goto pouvait faire avec elle. « Elle ne comprend pas un mot », et l’homme politique éclata de rire. Kimba-chan sourit, et son expression attira l’attention de Yamata. Une pensée déroutante lui traversa l’esprit : se contentait-elle de réagir poliment au rire de son maître, ou bien y avait-il autre chose ? Quel âge avait cette fille ? La vingtaine, probablement, mais il n’était pas doué pour évaluer l’âge des étrangers. Puis il se souvint d’un autre détail : son pays fournissait à l’occasion des compagnes aux dignitaires étrangers en visite, comme Yamata le faisait avec les hommes d’affaires. C’était une pratique qui remontait loin dans l’histoire, à la fois pour faciliter les accords en cours — un hôte comblé par une habile courtisane se montrait rarement désagréable avec ses compagnons — et parce que les langues se déliaient souvent en même temps que les boucles de ceinture. De quoi Goto parlait-il avec cette fille ? À qui pouvait-elle le raconter ensuite ? Brusquement, le fait que Yamata ait été l’instigateur de cette relation ne lui paraissait plus du tout aussi habile. « ’ Je vous en prie, Hiroshi, faites-moi plaisir au moins cette fois-ci, dit Yamata sur un ton raisonnable. — Oh, très bien. » Et il poursuivit en anglais : « Kimba-chan, mon ami et moi avons besoin de discuter quelques minutes en privé. » Elle eut l’élégance de ne pas protester ouvertement, nota Yamata, mais la déception était lisible sur son visage. Cela signifiait-il qu’elle avait été entraînée à ne pas réagir, ou plutôt à réagir comme une quelconque écervelée ? Et son renvoi avait-il une quelconque importance ? Goto n’allait-il pas tout lui rapporter ? L’avait-elle embobiné à ce point ? Yamata l’ignorait, et cette ignorance lui parut soudain pleine de danger. « J’adore baiser des Américaines », dit Goto, grossièrement, après que la porte eut coulissé derrière elle. C’était étrange. Malgré son langage châtié, dans ce domaine précis il adoptait le langage de la rue. C’était indiscutablement une grande faiblesse et, pour cette raison, une faiblesse préoccupante. « Je suis ravi de l’apprendre, mon ami, car bientôt vous aurez la chance de pratiquer encore plus », répondit Yamata, tout en prenant mentalement des notes. Une heure plus tard, dans la galerie de jeux, Chet Nomuri quitta des yeux son pachinko pour voir sortir Yamata. Comme d’habitude, il était accompagné d’un chauffeur et d’un autre homme, ce dernier d’allure bien plus rébarbative, sans aucun doute un agent de sécurité ou un garde du corps. Nomuri ignorait son nom, mais la dégaine était typique. Le zaibatsu lui parla, une brève remarque, impossible à deviner. Puis tous trois montèrent dans la voiture qui démarra. Goto apparut une heure et demie plus tard, détendu comme toujours. À ce moment, Nomuri cessa de jouer à son billard vertical pour aller se poster un peu plus bas dans la rue. Encore une demi-heure, et ce fut au tour de la fille Norton de sortir. Cette fois, Nomuri partit devant elle, tourna au coin, puis attendit qu’elle le rattrape. Parfait, se dit-il, cinq minutes après. Il était à présent certain de connaître l’immeuble où elle habitait. Elle avait acheté de quoi manger et l’avait ramené à l’intérieur. Bon. « Salut, MP. » Ryan revenait juste de son entretien quotidien avec le Président. Tous les matins, il passait trente à quarante minutes à consulter les rapports des diverses agences de sécurité gouvernementales, avant d’en exposer le contenu au Bureau Ovale. Ce matin, il avait une fois encore informé son patron qu’il n’y avait pas tellement de nuages à l’horizon. « BOIS DE SANTAL, dit-elle en guise de préambule. — Oui, et alors ? s’enquit Jack en se calant contre le dossier du fauteuil. — J’avais une idée et je l’ai mise en pratique. — Comment cela ? demanda le Chef du Conseil national de sécurité. — J’ai dit à Clark et Chavez de réactiver CHARDON, l’ancien réseau de Lyaline au Japon. » Ryan plissa les paupières. « Vous êtes en train de me dire que personne n’a jamais... — Il s’occupait essentiellement d’affaires commerciales, et nous avons cet ordre de l’exécutif, vous vous souvenez ? » Jack se retint de grommeler. CHARDON avait déjà servi l’Amérique, et pas avec de l’espionnage industriel. « D’accord, qu’est-ce qui se passe ? — Ceci. » Mme Foley lui tendit une simple feuille dactylographiée, environ deux mille cinq cents signes en simple interligne. Ryan leva les yeux après en avoir parcouru le premier paragraphe. « Véritable panique au MITI ? — C’est ce que dit notre homme. Continuez. » Jack prit un crayon, se mit à le mâchonner. « D’accord. Quoi d’autre ? — Leur gouvernement va tomber, ça ne fait pas un pli. Pendant que Clark discutait avec ce gars-là, Chavez en a interrogé un autre. Les Affaires étrangères ne devraient pas tarder à l’apprendre d’ici un jour ou deux, mais apparemment, on est les premiers sur le coup, pour une fois. » Jack passa outre. Ce n’était pas vraiment une surprise. Brett Hanson l’avait mis en garde contre cette possibilité. Les Affaires étrangères étaient en fait le seul ministère à considérer d’un mauvais oeil la LRCE, même si les objections ne sortaient pas de la maison. « Il y a autre chose ? — Ouais, tout à fait. Nous avons réussi à repérer la disparue. Une certaine Kimberly Norton, et il n’y a pas de doute, c’est bien elle qui est avec Goto, et c’est lui qui doit être le prochain Premier ministre », conclut-elle avec un sourire. Ce n’était pas franchement drôle, même si, bien sûr, tout dépendait du point de vue. L’Amérique avait désormais un moyen de faire pression sur Goto, et Goto serait apparemment le prochain Premier ministre. Ce n’était pas entièrement négatif... « Poursuivez, ordonna Ryan. — Nous avons le choix : lui offrir un billet de retour gratuit, ou bien alors... — MP, la réponse à ce dernier point est non. » Ryan ferma les yeux. Il avait réfléchi à cette possibilité. Jusqu’ici, il avait été du genre à considérer l’affaire avec détachement, mais il avait vu une photo de la fille, et même s’il avait réussi à rester impassible, cela n’avait duré que le temps de rentrer chez lui et retrouver ses enfants. On pouvait appeler ça de la faiblesse, cette incapacité à envisager d’utiliser la vie des agents en fonction de l’intérêt de son pays. Si c’était le cas, c’était une faiblesse que lui autorisait sa conscience. Il reprit : « Est-ce que quelqu’un la croit capable de se comporter en espion entraîné ? Pour l’amour du ciel, ce n’est qu’une gamine paumée qui s’est tirée de chez elle parce qu’elle avait des mauvaises notes au lycée. — Jack, dois-je vous rappeler que mon boulot est justement de peser le pour et le contre ? » Tous les gouvernements du monde procédaient ainsi, bien sûr, même l’Amérique, y compris en ces temps de féminisme avancé. C’étaient de jolies filles, disait-on partout, souvent intelligentes, secrétaires dans les services officiels, pour la plupart, qui étaient téléguidées par le Service secret et gagnaient grassement leur vie à servir leur pays. Ryan n’avait aucune information officielle sur la teneur de ces opérations et préférait continuer ainsi. S’il en avait été officiellement informé et n’avait pas élevé de protestation, quelle sorte d’homme aurait-il été ? Tant de gens s’imaginaient que les hauts responsables de l’État n’étaient que des robots agissant au nom de leur pays sans jamais nourrir le moindre doute, ni éprouver le moindre scrupule. Cela avait peut-être été vrai dans le temps — ce l’était sans doute encore pour beaucoup, mais le monde avait changé, et Jack Ryan restait le fils d’un policier. « C’est vous qui avez émis l’idée en premier, vous vous souvenez ? Cette fille est une citoyenne américaine qui a probablement besoin d’un coup de main. Ne devenons pas ce que nous ne sommes pas, d’accord ? C’est Clark et Chavez qui sont sur le coup ? — Exact. — Je crois que, tout en restant prudents, on devrait offrir à cette fille un billet de retour. Si elle refuse, alors, là, on pourra envisager une autre solution, mais ne commençons pas par gâcher celle-ci. Qu’on lui propose honnêtement de rentrer au pays. » Ryan reprit le bref rapport de Clark et le relut plus attentivement. S’il avait émané d’un autre, il ne l’aurait pas autant pris au sérieux, mais il connaissait John Clark, avait pris le temps de tout savoir sur lui. Cela donnerait un jour de quoi nourrir une agréable conversation. « Je m’en vais garder ceci. Je crois que le Président a besoin d’y jeter un oeil, lui aussi. — Insistez, dit la DAO. — Dès que vous recevrez autre chose... — Je vous en informerai, promit Mary Pat. — Bonne idée, pour CHARDON. — Je veux que Clark... eh bien, insiste peut-être un peu plus, pour voir si l’on débouche sur des opinions similaires. — Approuvé, dit aussitôt Ryan. Insistez autant que vous voulez. » L’avion personnel de Yamata était un vieux Gulfstream G-IV. Bien qu’équipé de réservoirs supplémentaires, il ne pouvait normalement franchir sans escale les dix mille huit cents kilomètres du vol Tokyo-New York. Aujourd’hui, c’était différent, lui expliqua le pilote. Le courant-jet au-dessus du Pacifique Nord fonçait à un bon cent quatre-vingt-dix noeuds, et ils en bénéficieraient pendant plusieurs heures. Cela ferait passer leur vitesse au sol à plus de douze cents kilomètre-heure. De quoi gagner deux pleines heures sur le temps de vol normal. Yamata était content. Le moment était crucial. Aucune de ses idées n’était encore couchée sur le papier, de sorte qu’il n’avait aucun plan à suivre. Malgré la lassitude de longues journées qui, ces derniers temps, s’étaient muées en semaines encore plus longues, il s’aperçut que son corps était incapable de trouver le repos. Lecteur vorace, il n’arrivait pas à s’intéresser aux ouvrages qu’il gardait à bord de son avion. Il était seul ; il n’avait personne à qui parler. Il n’avait strictement rien à faire, et cela lui faisait tout drôle. Son G-IV croisait à une altitude de quarante et un mille pieds, et un matin limpide naissait en dessous de lui. Il voyait nettement la surface du Pacifique Nord, les rangées infinies de vagues, certaines couronnées de blanc, chassées par les vents de surface. L’océan immortel. De tout temps, ou presque, il avait été un lac américain, dominé par la marine des États-Unis. L’océan le savait-il ? Savait-il que ça devait bientôt changer ? Changer. Yamata grommela tout seul. Cela commencerait quelques heures après son arrivée à New York. « Ici Bud en finale. Je débarque avec huit mille livres de coco », annonça le capitaine de vaisseau Sanchez sur son circuit radio. En tant que commandant du groupe aérien pour l’USS John Stennis (CVN-74), il serait le premier à faire apponter son F/A-18F. Curieusement, bien qu’étant le plus ancien pilote à bord, c’était un bleu derrière le manche d’un Hornet, car il avait passé toute sa carrière aux commandes du F-14 Tomcat. Équipé de cet appareil plus léger, plus agile, et finalement doté d’une autonomie suffisante pour faire autre chose que décoller, tourner autour du rafiot et se reposer aussitôt (comme on en avait souvent l’impression), il se surprit à savourer la possibilité de voler seul, pour changer, après une carrière entière passée à bord d’un biplace. Peut-être que ces cons de l’Air Force n’ont pas eu une si mauvaise idée, après tout... Devant lui, sur l’immense pont d’envol du nouveau porte-avions, des appelés réglaient la tension des câbles d’appontage, en tenant compte du poids à vide de son chasseur et en y ajoutant la quantité de carburant qu’il avait indiquée. Il fallait recommencer à chaque fois. Quel pont immense, songea-t-il, à huit cents mètres de distance. Pour ceux qui se tenaient dessus, il paraissait certainement gigantesque, mais pour Sanchez, il avait de plus en plus l’impression de se poser sur une boîte d’allumettes. Il ôta cette idée de son esprit, pour se concentrer sur sa tâche. Le Hornet fut un peu secoué en traversant les turbulences engendrées par l’ « île » massive du porte-avions, mais les yeux du pilote restaient rivés sur la « boulette de viande », un projecteur rouge reflété par un miroir et qui lui servait à maintenir son alignement. Certains surnommaient Sanchez « Monsieur Machine », car sur les quelque seize cents appontages qu’il avait effectués — tous étaient consignés —, il y en avait moins de cinquante où il n’avait pas réussi à accrocher avec le brin idéal, le numéro 3. Tout doux, tout doux, se dit-il en ramenant doucement le manche en arrière de la main droite tandis que la gauche réduisait les gaz, tout en surveillant sa vitesse de descente et... oui. Il sentit le chasseur tressauter quand il accrocha le brin d’arrêt — le trois, il en était sûr — puis ralentir, même si, à le voir se ruer vers l’extrémité de la piste en biais, on aurait pu croire qu’il allait basculer par-dessus bord. L’appareil s’arrêta, apparemment à quelques centimètres de la limite où l’acier bitumé dégringolait vers les flots bleus. En vérité, c’était plus près de trente mètres. Sanchez dégagea sa crosse d’appontage et laissa le câble se rétracter à sa place habituelle. Un singe se mit à lui faire des signes pour lui indiquer comment se rendre là où il était censé aller, et le coûteux avion à réaction se transforma en véhicule terrestre pataud manoeuvrant sur le parking le plus ruineux de la planète. Cinq minutes plus tard, réacteurs coupés, chaînes arrimées, Sanchez souleva la bulle et descendit l’échelle d’acier que son mécano, vêtu de son blouson marron, venait de mettre en place. « Bienvenue à bord, commandant. Des problèmes ? — Quasiment pas. » Sanchez lui tendit son casque et gagna l’île au petit trot. Trois minutes après, il observait le reste des appontages. Johnnie Reb était le surnom semi-officiel du bâtiment, depuis qu’on l’avait baptisé, en souvenir d’un indéboulonnable sénateur du Mississippi, également ami fidèle de la Navy. Le bateau avait encore cette odeur de neuf, car il n’y avait pas si longtemps qu’il était sorti des chantiers de construction et de carénage de Newport News. Il avait effectué ses essais sur la côte Est, avant de descendre contourner le cap Horn pour rejoindre Pearl Harbor. Son petit frère, l’United States, serait paré aux essais dès l’an prochain, et un troisième exemplaire était en construction. C’était réconfortant de savoir qu’au moins une branche de la marine restait en activité — plus ou moins. Les avions de son unité arrivaient avec quatre-vingt-dix secondes d’écart environ. Deux escadrilles, chacune de douze F-14 Tomcat, plus deux autres avec un nombre identique de F/A-18 Hornet. Une escadrille d’attaque à moyenne portée formée de dix A-6E Intruder, puis les zincs spéciaux, trois E-3C Hawkeye d’alerte avancée, deux C-2 COD, quatre EA-6B Prowler... et c’était tout, se dit Sanchez, pas aussi ravi qu’il aurait dû. Le Johnnie Reb pouvait sans peine accueillir vingt autres appareils, mais les groupes aériens de porte-avions n’étaient plus ce qu’ils étaient, estima Sanchez qui se souvenait de l’encombrement des garages et des ponts d’envol, naguère encore. L’avantage était qu’il était plus facile à présent de manoeuvrer les appareils sur le pont. L’inconvénient était que la force de frappe de ses escadrilles était réduite aux deux tiers de ce qu’elle avait été. Pis, c’est l’aéronavale dans son ensemble qui connaissait des temps difficiles. La conception initiale des Tomcat remontait aux années soixante. À l’époque, Sanchez s’apprêtait à entrer au lycée et se demandait quand il pourrait conduire une voiture. Le Hornet avait effectué son premier vol sous le matricule YF-17 au début des années soixante-dix. L’Intruder avait commencé sa carrière au tout début des années cinquante, à peu près à l’époque où Bud avait eu sa première bicyclette. Il n’y avait pas un seul nouveau modèle d’avion embarqué en construction. La Navy avait à deux reprises gâché ses chances de passer à la technologie furtive, d’abord en ne participant pas au projet F-117 de l’Air Force, puis en portant son choix sur l’A-12 Avenger, qui s’était certes révélé furtif, mais avait les qualités de vol d’un fer à repasser. Et c’est ainsi que ce pilote de chasse, après vingt années de service sur porte-avions, ce bleu qui avait rapidement obtenu sa première assignation, et qui, avec ce commandement, décrochait aujourd’hui son bâton de maréchal, se retrouvait avec entre les mains moins de pouvoir que n’importe lequel de ses prédécesseurs. La même chose était vraie de l’Enterprise, qui voguait cinquante milles plus à l’est. Mais le porte-avions restait le roi des mers. Même avec sa capacité réduite, le Johnnie Reb gardait une puissance de frappe supérieure à celle des deux porte-avions indiens réunis, et Sanchez estimait qu’empêcher l’Inde de se montrer trop agressive ne devrait pas être une tâche trop éprouvante. Un sacré bon truc qui était à vrai dire le seul problème à l’horizon. « Ça y est, observa le chef de pont lorsque le dernier EA-6B accrocha le câble numéro deux. Récupération achevée. Vos gars ont l’air d’être des bons, Bud. — On a bossé pour, Todd. » Sanchez quitta son siège pour descendre dans sa cabine, où il pourrait faire un brin de toilette avant de rencontrer, d’abord ses commandants d’escadrilles, puis les officiers d’opérations afin de planifier l’exercice PARTENAIRES. Ça s’annonçait comme un bon entraînement, estima Sanchez. Ayant effectué l’essentiel de sa carrière dans la flotte de l’Atlantique, il trouvait là sa première occasion d’observer la marine japonaise, et il se demandait ce qu’en aurait pensé son grand-père. Henry Gabriel « Mike » Sanchez avait été le CAG de l’USS Wasp en 1942, et il avait affronté les Japonais lors de la campagne de Guadalcanal. Il se demandait ce que Big Mike aurait pensé des manoeuvres qui se préparaient. « Allez, il faut que tu me donnes quelque chose », dit le lobbyiste. C’était symptomatique de la dure réalité nouvelle que ses employeurs l’aient informé qu’ils risquaient de devoir limiter leurs dépenses dans la capitale fédérale. Voilà qui était bien fâcheux. Et pas que pour moi, se dit l’ancien représentant de l’Ohio. Il avait la responsabilité d’un bureau de vingt personnes et c’étaient des Américains, eux aussi, non ? C’est pourquoi il avait choisi sa cible avec soin. Ce sénateur avait des problèmes, un rival sérieux aux primaires, et un autre adversaire tout aussi solide aux élections générales. Il avait besoin de renflouer son trésor de guerre. Cela devrait le rendre raisonnable. Peut-être. « Roy, je sais que nous avons travaillé ensemble pendant dix ans, mais si je vote contre la LRCE, je suis mort, vu ? Mort, enterré, un pieu fiché dans le coeur, retour à Chicago pour enseigner des séminaires de merde sur les opérations gouvernementales et vendre de l’influence au plus offrant. » Et peut-être finir comme toi, s’abstint-il d’ajouter. Il n’en avait pas besoin : le message était parfaitement clair. Ce n’était pas une perspective agréable. Presque douze années sur la Colline, et c’est qu’il se plaisait bien ici. Il appréciait son équipe, la belle vie, les facilités de stationnement, les billets d’avion gratis pour retourner dans l’Illinois, le plaisir d’être traité comme quelqu’un où qu’il aille. Membre du « Club des abonnés du mardi-jeudi », il regagnait tous les jeudis soir sa circonscription pour un week-end prolongé consacré à prononcer des allocutions aux sections locales des Élans ou du Rotary, à se montrer dans les réunions de parents d’élèves, à inaugurer tous les nouveaux bureaux de poste pour lesquels il avait réussi à racler des crédits, bref, déjà en campagne, et avec le même acharnement que la première fois pour décrocher ce satané putain de mandat. L’idée de devoir en repasser par là n’avait rien de plaisant. Et ce le serait moins encore d’y être obligé en sachant que c’était en pure perte. Non, il fallait qu’il vote la LRCE. Roy ne le savait-il donc pas ? « Je le sais, Ernie. Mais j’ai besoin de quelque chose. » Le lobbyiste insistait. Ce n’était pas comme le travail sur la Colline. Il avait une équipe de la même taille, mais cette fois, ce n’était plus le contribuable qui payait. Aujourd’hui, il devait réellement travailler pour le mériter. « J’ai toujours été ton ami, d’accord ? » La question n’en était pas vraiment une. C’était une affirmation, lourde à la fois d’une menace implicite et d’une promesse. Si le sénateur Greening ne lui offrait pas un petit quelque chose, alors peut-être que Roy se résoudrait, discrètement au début, à contacter un de ses adversaires. Et plus certainement les deux. Roy, le sénateur le savait, ne rechignait pas à jouer sur tous les tableaux. Il était bien capable de rayer de ses listes un Ernest Greening, considéré comme une cause perdue, et d’aller briguer les faveurs de l’un, voire de ses deux éventuels remplaçants. De l’argent bien placé, en quelque sorte, un investissement destiné à rapporter à long terme parce que les Japs s’y entendaient dans ce domaine. Tout le monde savait ça. D’un autre côté, s’il arrivait à lui faire cracher quelque chose... « Écoute, je ne peux vraiment pas changer mon vote, répéta le sénateur Greening. — Et un amendement ? J’ai une idée qui pourrait... — Aucune chance, Roy. Tu as vu comment travaillaient les commissions. Merde, les présidents sont encore au boulot à l’heure qu’il est, à peaufiner les ultimes détails. Tu dois bien faire comprendre à tes amis que nous nous sommes bel et bien fait rouler dans la farine, ce coup-ci. — Autre chose ? » demanda Roy Newton, sans vraiment trahir son désarroi. Mon Dieu, devoir retourner à Cincinnati et recommencer à enseigner le droit ? « Eh bien, rien sur la question, dit Greening ; en revanche, il y a quelques développements pas inintéressants, en face. — Quoi donc ? » demanda Newton. Comme si j’avais besoin de ça. Encore ces sempiternels cancans. C’était drôle durant ses six mandats, mais plus aujourd’... « On parle de l’ouverture d’une procédure de destitution à l’encontre d’Ed Kealty. — Tu plaisantes, souffla le lobbyiste, ses réflexions soudain stoppées net. Ne me dis pas qu’il s’est encore fait prendre la braguette ouverte ? — Pour viol, répondit Greening. Sans blague, pour viol. Le FBI est sur l’affaire depuis un certain temps déjà. Tu connais Dan Murray ? — Le gentil toutou de Shaw ? » Le sénateur acquiesça. « Lui-même. Il a informé la commission judiciaire de la Chambre, mais son coup a foiré et le Président y a mis le holà. Kealty lui-même n’est pas encore au courant, en tout cas, il ne l’était pas vendredi dernier — c’est te dire qu’on joue serré —, mais ma principale conseillère juridique est fiancée au secrétaire particulier de Sam Fellow, et c’est un truc vraiment trop juteux pour être gardé sous le coude, non ? » La vieille rengaine de Washington, songea Newton, désabusé. Si deux personnes sont au courant, ce n’est plus un secret. « C’est du sérieux ? — À ce que j’ai cru comprendre, Ed Kealty est réellement dans la merde jusqu’au cou. Murray a été très explicite sur sa position. Il veut flanquer le bel Eddie derrière les barreaux. Une personne est morte. — Lisa Beringer ! » Si un homme politique devait avoir une seule qualité, c’était de se souvenir des noms. Greening acquiesça. « Je vois que tu as toujours bonne mémoire. » Newton faillit siffler, mais en ancien parlementaire, il était censé prendre ce genre de chose avec flegme. « Pas étonnant qu’il veuille garder cette histoire sous le boisseau. La une n’est pas assez grande, c’est ça ? — C’est bien ça le problème. Cela n’affecterait pas le vote de la,’ loi — enfin, sans doute pas —, mais qui a besoin de complications ? La LRCE, le voyage à Moscou... Alors, tout ce que tu veux qu’ils l’annonceront après son retour de là-bas. — Il lâcherait Kealty ? — Roger ne l’a jamais aimé. Il l’avait embarqué pour tirer parti de sa rouerie, souviens-toi. Le Président avait besoin de quelqu’un qui connaisse le système. Bon, à quoi va-t-il bien lui servir à présent, même s’il est disculpé ? Sans parler du boulet à traîner pendant toute sa campagne. Non, politiquement, ça se défend de le balancer par-dessus bord dès maintenant, tu ne crois pas ? En tout cas, sitôt que l’autre affaire sera réglée. » Tout à fait intéressant, songea Newton, restant quelques secondes sans rien dire. On ne peut pas arrêter la LRCE. D’un autre côté, si l’on parvenait à entacher la présidence de Durling ? Cela pourrait nous donner une nouvelle équipe gouvernementale dans les plus brefs délais, et avec l’orientation convenable, une nouvelle équipe... « OK, Ernie, c’est toujours mieux que rien. » 12 Formalités IL fallait des discours. Pis, des tas de discours. Pour un événement de cette ampleur, chacun des quatre cent trente-cinq membres de chacune des quatre cent trente-cinq circonscriptions devait passer devant les caméras. Une représentante de Caroline du Nord avait amené Will Snyder, les mains encore bandées, en veillant à ce qu’il ait un siège au premier rang dans la galerie réservée au public. Cela lui laissait le loisir de montrer son électeur, de vanter son courage, de louer les syndicats pour la noblesse de leurs adhérents, et de présenter une résolution pour gratifier Snyder de la reconnaissance officielle du Congrès pour sa conduite héroïque. Puis un représentant du Tennessee prononça un panégyrique similaire à l’endroit de la police des autoroutes et des moyens scientifiques du laboratoire national d’Oak Ridge — bien des faveurs seraient distribuées à la suite de cette législation et le labo recueillerait encore quelques millions. La commission des finances du Congrès avait déjà estimé le surplus d’impôts sur les bénéfices qu’apporterait l’accroissement de la production automobile, et ses membres en salivaient à l’avance comme des chiens de Pavlov en entendant leur cloche. Un élu du Kentucky fit de louables efforts pour expliquer que la Cresta était en grande partie une voiture de fabrication américaine, et qu’elle le serait encore plus avec le supplément de pièces US incluses dès la conception (la mesure avait été déjà décidée par la direction générale dans un geste d’apaisement, désespéré, mais forcément vain), et il formulait le voeu que personne ne ferait retomber sur les ouvriers de sa circonscription la responsabilité de la tragédie causée, après tout, par des pièces de fabrication étrangère. L’usine Cresta du Kentucky, leur rappelait-il, était l’unité de construction automobile la plus efficace du monde, et elle représentait un modèle, ajouta-t-il, lyrique, de la manière dont le Japon et l’Amérique pouvaient et devaient coopérer ! Et s’il votait cette loi, ce serait uniquement parce que c’était le moyen de rendre une telle coopération plus probable. Ce qui était une façon admirable d’enjamber l’obstacle, estimèrent ses collègues parlementaires. Et cela continua. Les rédacteurs du Trombinoscope, la feuille locale qui couvrait les débats au Capitole, se demandait s’il y aurait quelqu’un pour oser voter contre la LRCE. « Écoutez, expliqua Roy Newton à son principal client. Vous allez prendre une raclée, d’accord ? Personne n’y pourra rien changer. Appelez ça de la malchance, si vous voulez, mais vous êtes dans la merde. » C’est son ton surtout qui surprit l’autre homme. Newton était presque insolent. Il ne s’excusait absolument pas pour son lamentable échec à modifier la situation, comme on le payait à le faire, comme il avait promis d’être en mesure de le faire lorsqu’il s’était engagé à faire pression pour le compte de Japon SA. Cela paraissait incongru d’entendre un employé parler en ces termes à son bienfaiteur, mais il ne fallait pas chercher à comprendre les Américains, vous leur donniez de l’argent pour faire un boulot, et ils vous... « Mais il y a d’autres développements en cours, et si vous avez la patience d’envisager le plus long terme (« long terme » tout court avait déjà servi, et Newton s’estimait heureux que son client manie suffisamment bien la langue pour saisir la nuance), on peut envisager d’autres possibilités. — Et qui seraient ? » s’enquit aigrement Binichi Murakami. Il était tellement contrarié qu’il laissait pour une fois sa colère transparaître. C’en était simplement trop. Il était venu à Washington dans l’espoir de pouvoir exprimer lui-même son opposition à ce projet de loi désastreux, mais au lieu de cela, il s’était retrouvé assiégé par des journalistes dont les questions n’avaient fait que dévoiler la futilité de sa mission. Et c’était pour cela qu’il était parti de chez lui depuis des semaines, malgré les multiples incitations à rentrer au pays pour une réunion urgente avec son ami Kozo Matsuda. « Les gouvernements changent, rétorqua Newton, et il passa une minute ou deux à expliquer la situation. — Sous un prétexte aussi futile ? — Vous savez, un de ces jours, c’est ce qui va arriver chez vous. Vous vous bercez d’illusions si vous pensez autrement. » Newton ne comprenait pas comment ils n’arrivaient pas à saisir une telle évidence. Leurs spécialistes du marketing devaient bien leur indiquer quel pourcentage de voitures était acheté en Amérique par des femmes. Sans parler du meilleur épilateur au monde. Merde, c’était une des filiales de Murakami qui le fabriquait. Ils faisaient tant d’efforts pour attirer la clientèle féminine, et pourtant ils feignaient de croire que leur pays resterait à jamais insensible à de tels arguments. C’était, pour Newton, une cécité particulièrement bizarre. « Cela pourrait vraiment nuire à Durling ? » Pourtant, la LRCE offrait manifestement toutes sortes d’avantages politiques au Président. « Bien sûr, en gérant ça convenablement. Il freine une enquête criminelle sur un crime grave, non ? — Non, d’après ce que vous avez dit, il a demandé de la reporter pour... — Pour raisons politiques, Binichi. » Newton n’appelait pas souvent son client par son prénom. Le bonhomme n’appréciait pas. Trop collet monté. Mais il payait grassement, pas vrai ? « Binichi, on n’a jamais envie de se faire pincer à tremper dans une affaire criminelle, surtout pour raisons politiques. Et encore plus lorsqu’il s’agit du viol d’une femme. C’est une excentricité du système politique américain, expliqua-t-il patiemment. — On ne peut quand même pas se mêler de ça ? » C’était une question irréfléchie. Il n’avait jamais cherché à intervenir à ce niveau jusqu’ici. « Vous me payez à quoi faire, à votre avis ? » Murakami se cala contre le dossier et alluma une cigarette. Il était la seule personne autorisée à fumer dans ce bureau. « Comment pourrions-nous nous y prendre ? — Laissez-moi quelques jours pour étudier la question, d’accord ? En attendant, rentrez chez vous par le premier avion. Vous ne faites que vous nuire à rester ici. Newton marqua un temps. Vous devez également comprendre que c’est le projet le plus compliqué que j’aie jamais entrepris pour vous. Le plus dangereux, aussi », ajouta le lobbyiste. Mercenaire ! enragea Murakami, derrière des yeux de nouveau impassibles et songeurs. Enfin, de ce côté-là au moins, il était efficace. « Un de mes collègues est à New York. J’envisage de passer le voir puis de rentrer directement au Japon. — Parfait. Faites-vous discret, c’est tout. D’accord ? » Murakami se leva et gagna l’antichambre, où l’attendaient un secrétaire et un garde du corps. C’était un homme de carrure imposante, grand pour un Japonais avec son un mètre soixante-quinze, des cheveux de jais encadrant un visage jeune qui démentait ses cinquante-sept ans. Il avait également un palmarès au-dessus de la moyenne en matière de négociations d’affaires avec les Américains, ce qui lui rendait la situation actuelle d’autant plus blessante. Il n’avait jamais acheté pour moins de cent millions de dollars de produits américains chaque année depuis dix ans, et il n’avait pas hésité, à l’occasion, à suggérer de faciliter l’accès de l’Amérique au marché alimentaire de son pays. Fils et petit-fils de paysans, il était atterré de voir le nombre de ses concitoyens désireux d’accomplir ce genre de tâche. Leur agriculture était si bigrement inefficace, après tout, quand les Américains, malgré leur flemmardise, étaient d’authentiques artistes dès qu’il s’agissait de faire pousser des trucs. Quel dommage qu’ils ne sachent pas composer un jardin décent, ce qui était la seconde passion dans la vie de Murakami. Le bureau était situé sur la 16e Rue, à quelques pas de la Maison-Blanche : en débouchant sur le trottoir, il put apercevoir, un peu plus loin, l’imposant édifice. Sans être le château d’Osaka, il irradiait la puissance. « Enculé de Jap ! » Murakami se retourna et découvrit le visage furieux et blême d’un ouvrier, à en juger par son allure, et il fut si surpris qu’il n’eut pas le temps d’être scandalisé. Son garde du corps s’avança vivement pour s’interposer entre son patron et l’Américain. « Tu vas y avoir droit, trouduc’ ! » lança l’Américain. Il s’éloignait déjà. « Attendez. Qu’est-ce que je vous ai fait personnellement ? » demanda Murakami, encore trop surpris pour être fâché. Eût-il mieux connu l’Amérique, l’industriel aurait su tout de suite que l’homme était un des sans-logis de Washington et que, comme beaucoup, il avait des problèmes. Dans son cas, c’était l’alcool qui lui avait fait perdre et son emploi et sa famille, et son seul contact avec la réalité lui venait désormais de conversations décousues avec d’autres alcooliques. À cause de cela, ses moindres griefs se trouvaient artificiellement amplifiés. Son gobelet de plastique était rempli de bière bon marché, et parce qu’il avait le souvenir d’avoir travaillé dans le temps à l’usine Chrysler de Newark, Delaware, il décida qu’il avait moins besoin de bière que d’exprimer sa colère pour la perte de son emploi, même si elle ne datait pas de la veille... Et c’est ainsi qu’oubliant ses propres difficultés qui l’avaient conduit à cet état de déchéance, il se retourna et lança le contenu de son verre sur les trois hommes en face de lui, avant de s’éloigner sans un mot, si content de lui qu’il ne regrettait même pas d’avoir perdu sa bière. Le garde du corps fit mine de le poursuivre. Au Japon, il aurait pu jeter au sol ce bakayaro. On aurait appelé un agent de police, qui aurait appréhendé ce détraqué, mais le garde du corps se savait en terrain inconnu, et il se retint, puis se retourna pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une diversion destinée à le distraire d’une attaque plus sérieuse. Il vit son employeur immobile, très raide, le visage d’abord figé de surprise, puis de colère, en constatant que son coûteux pardessus anglais était trempé d’un demi-litre de mauvaise bière américaine. Sans un mot, Murakami monta dans la voiture garée qui fila aussitôt vers l’aéroport de Washington. Le garde du corps, pas moins humilié que son maître, avait pris place à l’avant. En homme qui avait tout gagné dans sa vie grâce au mérite, qui se souvenait d’avoir dû vivre d’un potager grand comme un timbre-poste, qui avait étudié plus dur que n’importe qui pour progresser, entrer à l’université de Tokyo, bref, en homme qui avait débuté au bas de l’échelle et réussi à gagner le sommet, Murakami avait souvent nourri des doutes, émis des critiques sur l’Amérique, mais il s’était fait la réputation d’un négociateur équitable et pondéré. Mais comme il advient souvent dans la vie, ce fut un incident fortuit qui devait l’amener à réviser son jugement. Ce sont bien des barbares, se dit-il, en embarquant dans son avion privé à destination de New York. « Leur Premier ministre est sur le point de tomber, annonçait Ryan au Président à peu près au même moment, à quelques rues de là. — En est-on vraiment sûr ? — À peu près autant qu’on peut l’être, répondit Jack en prenant un siège. Nous avons deux agents sur le terrain en mission là-bas, et c’est ce qu’ils entendent répéter partout. — Les Affaires étrangères n’en ont pas encore parlé, objecta Durling, avec une certaine candeur. — Allons, monsieur le président, dit Ryan qui tenait une chemise posée sur ses genoux. Vous savez que cette affaire va entraîner un certain nombre de ramifications sérieuses. Vous savez que Koga s’appuie sur une coalition formée de six factions, et qu’il ne faudra pas grand-chose pour la faire sauter. » Et nous avec. Mais Jack garda ça pour lui. « Bien. Et alors ? observa Durling, qui venait de recevoir les derniers résultats de ses sondages électoraux. — Alors, le gars le plus susceptible de le remplacer est Hiroshi Goto. Il ne nous aime pas trop. Il ne nous a jamais aimés. — Il a surtout une grande gueule, dit le Président, mais la seule fois que je l’ai rencontré, il m’a surtout fait l’effet d’un bravache. Faible, vaniteux, sans grande substance. — Et il y a autre chose. » Ryan informa le Président de l’une des retombées de l’opération BOIS DE SANTAL. En d’autres circonstances, Roger Durling aurait pu sourire, mais le bureau d’Ed Kealty était à moins de trente mètres du sien. « Jack, est-ce donc si dur pour un gars de ne pas baiser tout ce qui se présente, dès que sa femme a le dos tourné ? — Dans mon cas, c’est très facile, répondit Ryan. Je suis marié à un chirurgien, ne l’oubliez pas. » Le Président éclata de rire avant de redevenir sérieux. « C’est un truc qu’on peut utiliser contre ce fils de pute, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur. » Ryan n’eut pas besoin d’ajouter : mais avec la plus extrême prudence, car après l’incident d’Oak Ridge, cela pouvait fort bien déclencher un tollé dans l’opinion publique. Machiavel lui-même avait mis en garde contre ce genre de procédé. « Qu’a-t-on de prévu au sujet de cette Norton ? — Clark et Chavez... — Les gars qui ont embarqué Corp, c’est ça ? — Oui, monsieur. Ils sont là-bas en ce moment. Je veux qu’ils rencontrent la fille et lui proposent un rapatriement gratis. — Et on la cuisine au retour ? » Ryan acquiesça. « Oui, monsieur. » Durling sourit. « Ça me plaît bien. Bon travail. — Monsieur le président, nous sommes en train d’obtenir ce que nous voulons, et sans doute même un peu plus que ce dont nous avions besoin, prévint Jack. Le général chinois Sun Tzu a écrit un jour qu’on doit toujours laisser une issue à son ennemi — on ne s’acharne jamais sur un adversaire vaincu. — Au 101e, on nous disait de tous les tuer et de compter les cadavres. » Le Président sourit. Cela ne lui déplaisait pas que Ryan ait désormais une position suffisamment sûre pour se permettre de donner des conseils amicaux. « Cela sort de votre domaine, Jack. Il ne s’agit pas d’une affaire de sécurité nationale. — Tout à fait, monsieur, j’en suis conscient. Écoutez, j’étais encore dans la finance il y a quelques mois. Je crois avoir quelques notions des affaires internationales. » Durling lui concéda ce point avec un hochement de tête. « D’accord, poursuivez. Ce n’est pas comme si j’avais déjà entendu un avis opposé, et je suppose que je peux vous écouter un peu. — Nous n’avons pas intérêt à voir tomber Koga, monsieur. Il est bougrement plus facile à manipuler que le sera Goto. Peut-être qu’une déclaration apaisante de notre ambassadeur, quelque chose sur le fait que la LRCE vous donne autorité pour agir, mais que... » Le Président le coupa. « Mais que je n’en ferai rien, c’est ça ? » Il hocha la tête. « Vous savez que je ne peux pas me le permettre. Cela équivaudrait à faire un croc-en-jambe à Al Trent, et cela, je m’y refuse. On aurait l’impression que je joue double jeu avec les syndicats, et ça non plus, je ne peux pas me le permettre. — Avez-vous réellement l’intention d’appliquer intégralement la LRCE ? — Oui, tout à fait. Juste pour quelques mois. Ces salauds ont besoin d’un choc salutaire, Jack. Nous l’aurons, notre accord sur des échanges équitables, après nous être fait balader pendant vingt ans, mais il faut d’abord qu’ils comprennent que, pour une fois, nous sommes sérieux. Ils vont souffrir un peu, et d’ici quelques mois, ils finiront par y croire. À ce moment-là, ils pourront commencer à modifier leurs lois, et nous en ferons de même, jusqu’à ce qu’on aboutisse à un système d’échanges qui soit parfaitement équitable pour toutes les parties. — Vous voulez vraiment mon avis ? » Durling opina de nouveau. « C’est à cela que je vous paie. Vous estimez que nous poussons trop ? — Oui, monsieur. Nous n’avons pas intérêt à faire tomber Koga, et même, il faut lui offrir quelque chose de juteux si on tient à le sauver. Si vous voulez vous situer dans une perspective à long terme, vous devez envisager avec qui vous souhaitez faire des affaires. » Durling prit une note posée sur son bureau. « Brett Hanson me dit la même chose, mais il ne se fait pas autant de souci que vous sur le sort de Koga. — D’ici demain à la même heure, promit Ryan, vous verrez que si. » « On ne peut même pas se promener dans les rues, dans ce pays », cracha Murakami. Yamata avait loué l’étage entier du Plaza Athénée, pour lui et son état-major. Les industriels étaient seuls au salon ; ils avaient tombé la veste, ôté leur cravate, et une bouteille de whisky trônait sur la table. « On n’a jamais pu, Binichi, fit remarquer Yamata. Ici, c’est nous qui sommes les gaijin. Vous semblez toujours l’oublier. — Est-ce que vous vous rendez compte du volume d’affaires que je fais ici, de tout ce que j’achète ici ? » demanda son cadet. Il sentait encore la bière. Elle avait coulé sur sa chemise, mais il était trop furieux pour se changer, il voulait garder un souvenir de la leçon apprise à peine quelques heures plus tôt. « Et moi, alors ? rétorqua Yamata. Ces dernières années, c’est six milliards de yens que j’ai placés ici dans des entreprises d’import-export. Je n’ai arrêté qu’il y a peu, au cas où vous auriez oublié. Et maintenant, je me demande si j’arriverai un jour à les récupérer. — Ils ne feraient quand même pas une chose pareille. — Votre confiance en ces gens est touchante, et il faut lui rendre hommage, observa son hôte. Quand l’économie de notre pays tombera en ruine, croyez-vous qu’ils me laisseront m’installer ici pour gérer mes intérêts américains ? En 1941, ils avaient gelé nos avoirs. — Nous ne sommes plus en 1941. — Non, certes non, Murakami-san. C’est bien pire aujourd’hui. À l’époque, nous ne risquions pas de tomber d’aussi haut. » « Je vous en prie, dit Chavez, en vidant son verre de bière. En 1941, mon grand-père luttait contre les fascistes aux portes de Saint-Pétersbourg... — Leningrad, espèce de jeune chiot ! aboya Clark, assis à côté de lui. Ah, ces jeunots, aucun respect pour le passé ! » expliquât-il à l’intention de leurs deux hôtes. L’un était un haut responsable des relations publiques de Mitsubishi, branche industrie lourde, l’autre un des directeurs de leur division aéronautique. « Oui, approuva Seigo Ishii. Vous savez, des membres de ma famille ont participé à la conception des chasseurs utilisés par notre marine. J’ai même rencontré un jour Saburo Sakai et Minoru Genda. » Ding ouvrit une autre série de bouteilles et servit à boire, en bon sous-fifre, au service de son maître Ivan Sergueïevitch Klerk. La bière était vraiment bonne ici, d’autant que c’étaient leurs hôtes qui régalaient, songea Chavez, sans mot dire, observant un maître dans ses oeuvres. « Je connais ces noms, dit Clark. De valeureux guerriers, mais... (il leva un doigt), ils ont combattu mes compatriotes. Cela aussi, je m’en souviens. — Cinquante ans, rappela l’homme des relations publiques. Et puis votre pays était également différent. — C’est vrai, mes amis, c’est bien vrai », admit Clark, en laissant sa tête baller sur le côté. Chavez trouvait qu’il en rajoutait un peu, question ébriété. « Votre premier séjour ici, hein ? — Correct. — Vos impressions ? demanda Ishii. — J’aime votre poésie. Elle est très différente de la nôtre. Je pourrais écrire un livre sur Pouchkine, vous savez. Peut-être qu’un jour je me déciderai, mais il y a quelques années, j’ai commencé à étudier la vôtre. Vous savez, notre poésie est faite pour exprimer toute une palette de pensées — et souvent narrer une histoire complexe —, mais la vôtre est bien plus subtile et délicate, comme... comment dirais-je ? Comme une photo au flash ? Peut-être que vous pourriez m’expliquer un de ces poèmes... Je vois bien l’image, mais je n’en saisis pas le sens. Comment est-ce, déjà ? demanda Clark, d’une voix enivrée. Ah, oui : « Des fleurs de prunier s’épanouissent, et les femmes de plaisir achètent des foulards neufs dans une chambre de bordel. » Bon, qu’est-ce que ça signifie au juste ? « demanda-t-il en se tournant vers l’homme des relations publiques. Ding ne quittait pas des yeux Ishii. C’était amusant par certains côtés. D’abord de la confusion, puis il eut presque l’impression d’entendre le déclic derrière les yeux, quand la phrase codée lui traversa l’esprit comme un coup de sabre meurtrier. Les yeux de Sasaki se fixèrent sur Clark, puis ils notèrent que c’était Ding qui continuait à le fixer. C’est bon. T’as repris du service, mon pote. « Eh bien, voyez-vous, tout est dans le contraste, expliqua le spécialiste des relations publiques. Vous avez d’abord l’image agréable d’une femme séduisante en train de se livrer à une activité... disons, féminine, est-ce bien le terme ? Puis en définitive, vous découvrez que ce sont des prostituées, enfermées dans un... — Dans une prison, coupa Ishii, soudain dégrisé. Elles sont piégées à faire quelque chose. Et, brusquement, le décor et la scène ne sont plus aussi agréables qu’il y paraissait. — Ah oui, c’est parfaitement sensé. Merci. » Et Clark sourit avec un signe de tête aimable pour remercier de cette importante leçon. Bon Dieu, c’est vrai qu’il sait s’y prendre, ce monsieur C., songea Chavez. Le métier d’espion avait ses bons moments. Ding plaignait presque Ishii, mais le bougre de fils de pute avait déjà trahi son pays, alors, inutile de verser la moindre larme sur lui à présent. La devise de la CM était simple, même si elle était un rien cruelle : traître un jour, traître toujours. L’aphorisme correspondant en usage au FBI était encore plus cruel, ce qui était curieux, les gars du FBI étant en général toujours si polis et coincés. Enculé un jour, enculé toujours. « Est-ce possible ? demanda Murakami. — Possible ? C’est un jeu d’enfant. — Mais les effets... » L’idée de Yamata ne manquait pas de panache, mais... « Les effets sont simples. Les dégâts occasionnés à leur économie les empêcheront de bâtir les industries qui leur sont nécessaires pour remplacer nos produits. Une fois remis du choc initial, leurs consommateurs ayant toujours besoin des articles que leurs propres entreprises sont incapables de fabriquer, ils se remettront à nous les acheter. » Si Binichi s’imaginait avoir le fin mot de l’histoire, c’était son problème. « Je ne crois pas. Vous sous-estimez la colère des Américains après ce malheureux incident. Vous devez également prendre en compte la dimension politique... — Koga est fini. C’est décidé, l’interrompit Yamata, glacial. — Goto ? » demanda Murakami. Ce n’était pas vraiment une question. Il suivait le feuilleton politique de son pays comme tous ses concitoyens. « Évidemment. » Un geste de colère. « Goto est un imbécile. Où qu’il aille, il suit son pénis. Je ne lui confierais même pas la ferme de mon père. — On pourrait dire la même chose de tous. Qui dirige réellement les affaires de notre pays ? Que demander de plus d’un Premier ministre, Binichi ? ajouta Raizo avec un rire enjoué. — Ils en ont un comme ça dans leur gouvernement, eux aussi », nota sombrement Murakami, en se resservant une généreuse rasade de Chivas ; il se demandait où Yamata voulait en venir au juste. « Je n’ai jamais rencontré le bonhomme, mais il me fait l’effet d’un porc. — Qui est-ce ? — Kealty, leur Vice-président. Et vous savez quoi, ce Président si honnête ne se gêne pas pour étouffer l’affaire. » Yamata se cala dans son fauteuil. « Je ne saisis pas. » Murakami le mit au courant. Le whisky n’entravait en rien ses capacités mnémoniques, nota son hôte. Il faut dire que, bien que l’homme fût circonspect, et parfois excessivement généreux dans ses relations avec les étrangers, Yamata le considérait comme un de ses pairs, et même s’ils étaient souvent en désaccord, il y avait un authentique respect entre les deux hommes. « Voilà qui est intéressant. Que comptent faire vos gars ? — Pour l’instant, ils se contentent d’y réfléchir, répondit Binichi avec un haussement de sourcils éloquent. — Vous vous fiez à des Américains pour ce genre de manoeuvre ? Les meilleurs d’entre eux sont des ronin, et vous savez ce que valent les pires... » Sur quoi, Yamata-san marqua une pause et s’accorda quelques secondes pour mieux réfléchir à la situation. « Mon ami, si les Américains peuvent abattre Koga... » Murakami baissa la tête un instant. L’odeur de la bière renversée sur ses habits était plus entêtante que jamais. L’insolence de cette espèce de clochard ! Et tant qu’il y était, que dire de l’insolence de ce Président ? Un homme capable de paralyser un pays entier par sa vanité et par une colère visiblement feinte. Et pour quoi ? Un simple accident, c’est tout. L’entreprise n’avait-elle pas honorablement assumé sa responsabilité ? N’avait-elle pas promis de prendre en charge les survivants ? « C’est un plan ambitieux et risqué que vous proposez là, mon ami. — Il serait encore plus risqué de ne rien faire. » Murakami y réfléchit un moment. « Quelle serait ma tâche ? — Des renseignements précis sur Kealty et Durling seraient les bienvenus. » Cela ne prit que quelques minutes. Murakami passa un coup de fil, et l’information demandée fut envoyée sur le fax à liaison protégée installé dans la suite de Yamata. Peut-être que Raizo trouverait moyen d’en faire bon usage. Une heure plus tard, sa voiture le ramenait à l’aéroport Kennedy d’où il embarquait pour Tokyo sur un vol JAL. L’autre jet privé de Yamata était également un G-IV. Il n’allait pas chômer. Sa première escale était New Delhi. Il ne resta posé que deux heures avant de repartir, cap à l’est. « On dirait un changement de cap, annonça l’officier responsable des opérations. Au début, on a cru qu’ils faisaient simplement des exercices en vol, mais tous leurs zincs sont déjà en l’air et... » L’amiral Dubro opina d’un signe de tête tout en considérant l’affichage Link-11 dans le centre d’information de combat du porte-avions. L’image était relayée depuis un E-2C Hawkeye de surveillance aérienne. La formation circulaire avançait plein sud à la vitesse de dix-huit noeuds. Les porte-avions étaient entourés par leur protection rapprochée de destroyers et de croiseurs armés de missiles, et il y avait également un rideau de destroyers détachés très à l’avant. Tous leurs radars étaient en service, ce qui était quelque chose de nouveau. Les bateaux indiens annonçaient à la fois leur présence et se créaient une « bulle » infranchissable à leur insu. « À votre avis, ils nous cherchent ? demanda l’amiral. — Faute de mieux, ils peuvent nous bloquer sur l’une ou l’autre zone d’opérations. Nous avons encore le choix d’être à leur sud-ouest ou leur sud-est, mais s’ils continuent d’avancer ainsi, ils vont assez nettement marquer la différence, monsieur. » Peut-être qu’ils en avaient assez d’être suivis à la trace, songea Dubro. Compréhensible. Ils avaient une flotte respectable, et des équipages qui devaient être bien entrainés depuis ces derniers mois. Ils venaient de ravitailler et devaient avoir tout le carburant nécessaire pour... pour quoi ? « Renseignement ? — Rien sur leurs intentions, répondit le capitaine de frégate Harrison. Leurs amphibies n’ont toujours pas appareillé. Nous n’avons rien sur cette brigade qui préoccupait tant le J-2. Les mauvaises conditions météo de ces derniers jours ont interdit les survols. — Font chier, au Renseignement », grommela Dubro. La CIA comptait tellement sur la couverture satellite que tout le monde faisait désormais semblant de croire que les caméras pouvaient percer les nuages. Alors qu’il leur aurait suffi de placer quelques éléments sur le terrain... Etait-il le seul à s’en être rendu compte ? L’affichage généré par ordinateur était projeté sur une dalle de verre plat, un nouveau modèle installé à bord depuis tout juste un an. Bien plus perfectionné que les systèmes antérieurs, il affichait une carte superbement détaillée, avec l’ensemble des données sur tous les navires et aéronefs localisés qui y étaient superposés électroniquement. La beauté du système était qu’il vous présentait dans le plus infime détail ce que vous saviez déjà. Le problème était qu’il ne vous montrait rien de plus ; or, Dubro avait besoin de meilleures données pour prendre sa décision. « Ils ont gardé un minimum de quatre appareils en vol, ces huit dernières heures, balayant la zone vers le sud. À leur rayon d’action, je dirais qu’ils emportent des missiles air-air et des réservoirs supplémentaires pour une autonomie maximale. On peut appeler ça un gros effort de reconnaissance avancée. Leurs Harriers sont équipés de ce nouveau radar Black Fox à visée vers le bas : notre Hummer a réussi à renifler leur présence. Ils essaient de regarder aussi loin qu’ils peuvent, monsieur. Je demande la permission de retirer immédiatement le Hummer d’une centaine de milles vers le sud, et de le voir opérer un peu plus discrètement. » Entendez par là que l’appareil de surveillance n’allume son radar qu’une partie du temps et se contente à la place de suivre passivement la progression de la flotte indienne, grâce à leurs émissions radar. « Non. » L’amiral Dubro secoua la tête. « Jouons les idiots dociles, pour une fois. » Il se tourna pour contrôler la position de son appareil. Il avait toute la puissance de feu nécessaire pour faire face à la menace, mais là n’était pas le problème. Sa mission n’était pas de vaincre au combat la marine indienne. Mais de les intimider pour les dissuader d’agir d’une manière jugée déplaisante par l’Amérique. De fait, la mission de son adversaire ne pouvait pas être non plus de combattre la marine des États-Unis, quand même pas ? Non, ce serait trop insensé. Certes, il était toujours du domaine du possible qu’un commandant de flotte indien extrêmement doué et chanceux parvienne à surpasser un commandant américain passablement abruti et jouant de malchance, mais Dubro n’avait aucune intention de courir ce risque. Non, de même que sa mission était essentiellement du bluff, la leur aussi, sans aucun doute. S’ils pouvaient chasser la flotte américaine vers le sud, alors... c’est qu’ils n’étaient pas si bêtes, en fin de compte. La question était de bien jouer les cartes qu’il avait en main. « Ils nous poussent à l’engagement, Éd. Enfin, ils essaient. » Dubro se pencha, posa une main sur l’écran, décrivit un cercle avec l’autre. « Ils croient probablement que nous sommes au sud-est. Si oui, en descendant vers le sud, ils pensent mieux nous bloquer, et ils savent que nous allons sans doute maintenir l’écart afin de rester hors de leur portée. D’un autre côté, s’ils soupçonnent notre position exacte, ils peuvent aboutir au même résultat, ou nous contraindre à décrire une boucle par le nord-ouest pour couvrir le golfe de Mannar. Mais dans ce cas, nous nous retrouvons dans le rayon d’action de leurs forces aériennes basées à terre, avec leur flotte à notre sud, et une seule issue plein ouest. Pas mal, comme concept opérationnel, reconnut le commandant du groupe de combat. Leur patron est toujours Chandraskatta ? » Le chef des opérations de la flotte acquiesça. « Oui, amiral. Il a repris du service après avoir passé quelque temps sur la touche. Les Anglais ont ses références. D’après eux, c’est loin d’être un idiot. — Je suppose que je vais devoir faire avec ça pour le moment. Quel genre de renseignements ont-ils sur nous, à votre avis ? » Harrison haussa les épaules. « Ils savent depuis combien de temps nous sommes ici. Ils se doutent forcément de notre état de fatigue. » Le chef des opérations évoquait les bateaux autant que les hommes. Tous les bâtiments de la force d’intervention souffraient désormais de problèmes matériels. Tous avaient embarqué des pièces de rechange, mais une unité ne peut rester en mer qu’un temps limité entre deux révisions. La corrosion due à l’air salé, les mouvements constants, le vent et les vagues, l’utilisation d’équipement lourd signifiaient que les systèmes de bord n’étaient pas éternels. Et puis, il y avait le facteur humain. Les hommes et les femmes composant les équipages accusaient la fatigue, après un trop long séjour en mer. Et la multiplication des tâches d’entretien accroissait encore celle-ci. L’expression en vogue actuellement chez les militaires pour qualifier cette combinaison de problèmes était « défi au commandement », une façon polie de dire que les officiers responsables des bâtiments et des hommes ne savaient parfois foutrement plus ce qu’ils étaient censés faire. « Vous savez, Ed, au moins, les Russes étaient prévisibles. » Dubro se redressa, contempla la carte, et regretta d’avoir arrêté de fumer la pipe. « Très bien, en piste. Prévenez Washington qu’on dirait qu’ils sont prêts à agir. » « C’est donc vous, Chuck Searls. — Oui, monsieur, enchanté. » L’ingénieur informaticien savait que son costume trois-pièces et ses cheveux bien coupés avaient surpris son interlocuteur. Il tendit la main et inclina la tête, supposant que c’était le geste approprié pour saluer son bienfaiteur. « Mes collaborateurs m’ont dit que vous étiez très doué. — Vous êtes fort aimable. Je travaille sur ce domaine depuis plusieurs années et je suppose que j’ai acquis certains modestes talents. » Searls s’était documenté sur le Japon. Et très gourmand, songea Yamata, quoique bien poli. Il s’en arrangerait. C’était somme toute un hasard heureux. Quatre ans plus tôt, il lui avait racheté son entreprise, avait laissé en place l’équipe de direction existante, comme il en avait l’habitude, avant de découvrir que cet homme était en fait le véritable cerveau de la boîte. Searls était l’équivalent d’un sorcier, au dire du représentant de Yamata dans la société, et même si les fonctions de l’Américain n’avaient pas changé, son salaire, si. Et puis, voilà un an ou deux, Searls avait remarqué qu’il commençait à se lasser de son boulot... « Tout est prêt ? — Oui, monsieur. La première » mise à jour du logiciel est installée depuis déjà plusieurs mois. Ils ont adoré. — Et le... — L’OEuf de Pâques, monsieur Yamata. C’est comme ça qu’on l’appelle. » Raizo n’avait jamais rencontré l’expression. Il demanda une explication et l’obtint — mais pour lui, elle était vide de sens. « Est-il très difficile à installer ? — C’est la partie délicate, dit Searls. Il se déclenche sur deux titres. Si Général Motors et Merck passent sur le système avec les valeurs que j’ai assignées, à deux reprises au cours du même intervalle d’une minute, l’oeuf éclot — mais uniquement si cela se produit un vendredi, comme vous l’avez demandé, et seulement si la fenêtre de cinq minutes tombe dans une période déterminée. — Vous êtes en train de dire que cette chose pourrait se déclencher par accident ? » Yamata était un rien surpris. « Théoriquement, oui, mais les valeurs de déclenchement pour les titres sont situées largement en dehors de leur fourchette de fluctuation habituelle, et la probabilité pour que cela se produise accidentellement sur les deux valeurs à la fois est d’environ une chance sur trente millions. C’est pour cela que j’ai choisi cette méthode pour faire éclore l’oeuf. J’ai fait tourner un programme de recherche des algorithmes de cotation et... » Un des problèmes avec les mercenaires, c’est qu’on ne pouvait jamais les arrêter de vous expliquer à quel point ils étaient brillants. Même si c’était sans doute vrai en l’occurrence, Yamata avait du mal à supporter jusqu’au bout l’exposé. Il le fit néanmoins. La politesse l’exigeait. « Et vos dispositions personnelles ? » Searls se contenta de hocher la tête. L’avion pour Miami. Les vols en correspondance pour Antigua, via la Dominique et la Grenade, avec à chaque fois des billets à un nom différent, réglés par des cartes de crédit différentes. Il avait son nouveau passeport, sa nouvelle identité. Sur l’île des Antilles, il avait un titre de propriété. Cela lui prendrait la journée, mais enfin, il serait là-bas, et il n’avait aucune intention d’en repartir, jamais. Pour sa part, Yamata ne savait pas ce que comptait faire Searls et il ne voulait pas le savoir. Si l’on avait été dans un film, il se serait arrangé pour faire éliminer l’homme, mais c’eût été dangereux. Il y avait toujours le risque qu’il y ait plus d’un veuf dans le nid, n’est-ce pas ? Oui, c’était forcé. En outre, il y avait une question d’honneur. Toute cette entreprise était une question d’honneur. « Le second tiers des fonds sera transféré dans la matinée. Dès qu’il aura eu lieu, je vous suggère d’exécuter vos plans. » Ronin, pensa Yamata, mais même certains de ces mercenaires étaient fidèles, à leur façon. « Les membres, annonça le président de la Chambre après qu’Al Trent eut achevé son discours de conclusion, voteront avec leur clé électronique. » Sur C-SPAN, le ronron des formules répétitives fut remplacé par de la musique classique, le Concerto italien de Bach, en l’occurrence. Chaque député disposait d’une carte électronique — à vrai dire, c’était comme de passer devant une billetterie automatique. Les votes étaient décomptés par un simple ordinateur dont l’écran était repris par les télévisions du monde entier. Deux cent dix-huit voix étaient requises pour l’adoption du texte. Ce chiffre fut atteint en un peu moins de dix minutes. Puis vint un dernier paquet de « oui », quand les parlementaires sortirent des diverses commissions ou réunions de groupes pour gagner la Chambre, enregistrer leurs votes et s’en retourner vaquer à leurs affaires. Durant tout le vote, A1 Trent resta sur le banc du gouvernement, à deviser aimablement avec un dirigeant de l’opposition, son ami Sam Fellows. C’était remarquable à quel point ils étaient d’accord, estimèrent-ils l’un et l’autre. Ils auraient pourtant eu du mal à être plus différents, l’un le libéral homo de Nouvelle-Angleterre et l’autre, le conservateur mormon natif de l’Arizona. « Voilà qui donnera une bonne leçon à ces petits salopards, observa Al. — Sûr que vous avez emporté le vote à la hussarde », reconnut Sam. Chacun d’eux se demandait quels en seraient les effets à long terme sur l’emploi dans leur circonscription. Bien moins ravis étaient les diplomates en poste à l’ambassade du Japon, qui s’empressèrent de téléphoner les résultats à leur ministre des Affaires étrangères, dès que la musique s’interrompit pour laisser le président de la Chambre annoncer : « HR-12313, la loi sur la réforme du commerce extérieur, est approuvée. » Le texte devait passer ensuite devant le Sénat, ce qui, annonçait-on, serait une simple formalité. Les seuls susceptibles de voter contre étaient les sénateurs les plus éloignés du renouvellement de leur mandat. Le ministre des Affaires étrangères apprit la nouvelle par son secrétariat aux environs de neuf heures, heure locale, et en informa aussitôt le Premier ministre Koga. Ce dernier avait déjà rédigé sa lettre de démission à l’Empereur. Un autre homme aurait pleuré devant la destruction de ses rêves. Pas le Premier ministre. Rétrospectivement, il avait eu plus d’influence concrète en tant que membre de l’opposition qu’à la tête du gouvernement. Contemplant le soleil levant au-dessus des jardins bien tenus devant sa fenêtre, il se rendit compte que ce serait une vie plus agréable, après tout. Que Goto s’en débrouille. « Tu sais, les Japonais fabriquent des trucs vachement bien dont on se sert à Wilmer », observa Cathy Ryan au cours du dîner. Elle estimait qu’il était temps pour elle de commenter la loi, à présent qu’elle était à moitié passée. « Ah ? — Le système à diode laser que l’on utilise pour opérer de la cataracte, par exemple. Ils ont acheté l’entreprise américaine qui l’avait inventé. Et leurs ingénieurs savent vraiment défendre leur matos. Ils reviennent pratiquement tous les mois avec une nouvelle version du logiciel. — Où est située l’entreprise ? demanda Jack. — Quelque part en Californie. — Alors, c’est un produit américain, Cathy. — Mais pas toutes les pièces, observa son épouse. — Écoute, la loi permet des exceptions bien particulières pour les éléments de valeur exceptionnelle qui... — C’est le gouvernement qui va élaborer les modalités d’application, n’est-ce pas ? — Exact, concéda Jack. Attends une minute. Tu me disais que leurs toubibs... — Je n’ai jamais dit qu’ils étaient idiots, juste qu’ils avaient besoin de penser de manière plus créative. Tu sais, ajouta-t-elle, exactement comme le gouvernement. — J’ai bien dit au Président que ce n’était pas une idée si formidable. Il dit que la loi ne sera strictement appliquée que quelques mois. — J’y croirai quand je le verrai. » 13 Vents et marées JE n’ai jamais rien vu d’équivalent. — Mais votre pays en a pourtant fabriqué des milliers, objecta le directeur des relations publiques. — Certes, reconnut « Klerk », mais les usines n’étaient pas ouvertes au public, pas même aux journalistes soviétiques. » Chavez se chargeait des photos, et il en faisait des tonnes, nota Clark avec un sourire : il dansait autour des ouvriers en casque et combinaison blancs, se tournait, se contorsionnait, s’accroupissait, le Nikon collé au visage, changeant de pellicule toutes les trois minutes, et engrangeant mine de rien quelques centaines de clichés de la chaîne de production de missiles. C’étaient bien des corps de SS-19, pas le moindre doute. Clark en connaissait les caractéristiques, et il en avait vu suffisamment de photos à Langley pour savoir à quoi ils ressemblaient — assez en tout cas pour repérer plusieurs modifications locales. Sur les modèles russes, l’extérieur était en général peint en vert. Tout ce que l’Union soviétique avait construit à usage militaire devait être camouflé même les missiles installés dans des conteneurs de transport posés au fond de silos bétonnés étaient recouverts du même vert soupe de pois dont ils aimaient tartiner leurs tanks. Mais pas ceux-là. La peinture, ça faisait du poids, et il était inutile de gâcher du carburant pour propulser quelques kilos de peinture à une vitesse suborbitale. C’est pourquoi le corps de ces engins était en acier poli, resplendissant. Les raccords et les joints avaient un aspect bien mieux fini qu’on aurait pu l’escompter d’une fabrication russe. « Vous avez modifié notre conception originale, n’est-ce pas ? — Tout à fait. » Le gars des relations publiques sourit. « Le dessin d’origine était certes excellent — nos ingénieurs ont d’ailleurs été vivement impressionnés. Mais nous avons des normes différentes, et des matériaux de meilleure qualité. Vous avez l’oeil aiguisé, monsieur Klerk. Il n’y a pas si longtemps, un ingénieur américain de la NASA a fait la même observation. » L’homme marqua une pause. « Quel genre de nom russe est-ce là, Klerk ? — Ce n’est pas un nom russe, dit Clark sans cesser de griffonner ses notes. Mon grand-père était anglais, et communiste. Il s’appelait Clark. Il est venu en Russie dans les années vingt pour prendre part à l’expérience nouvelle. » Clark sourit, embarrassé. « J’imagine qu’il doit être déçu, où qu’il se trouve à présent. — Et votre collègue ? — Chekov ? Il vient de Crimée. Le sang tartare est visible, non ? Dites voir, combien de ces engins comptez-vous fabriquer ? » Chavez était devant la pointe du missile, en bout de chaîne d’assemblage. Quelques techniciens lui jetèrent un regard ennuyé, et il y vit la preuve qu’il jouait à la perfection son rôle de journaliste curieux et collant. Autrement, sa tâche n’avait rien de sorcier. Le hall de montage de l’usine était brillamment illuminé pour aider les ouvriers dans leur tâche, et même s’il avait utilisé son posemètre pour faire bien, la puce de contrôle de son appareil lui indiquait qu’il avait tout l’éclairage voulu. Le Nikon F-20 était un sacré bon appareil. Ding changea de pellicule. Il utilisait un film diapo 64 ASA, du Fuji évidemment, parce qu’il avait une meilleure saturation des couleurs, quoi que cela puisse vouloir dire. La visite achevée, monsieur C. serra la main du représentant de l’usine et tous se dirigèrent vers la porte. Chavez — Chekov — démonta l’objectif du boîtier et rangea le tout dans sa sacoche. On les congédia avec force sourires et signes de tête amicaux. Ding glissa un CD dans le lecteur et monta le son. Cela rendait la conversation difficile, mais John avait toujours été intraitable avec les règles. Et il avait raison. On ne pouvait jamais savoir si quelqu’un n’avait pas installé des micros dans leur voiture de location. Chavez inclina la tête sur la droite pour qu’il n’ait pas à crier sa question. « John, est-ce toujours aussi facile ? » Clark avait envie de sourire, mais il n’en fit rien. Quelques heures plus tôt, il avait réactivé un autre membre de CHARDON qui avait insisté pour que Ding et lui visitent l’atelier de montage. « Tu sais, j’allais souvent en Russie, du temps où t’avais plus besoin d’un passeport que d’une carte American Express. — Quoi faire ? — Pour l’essentiel, extraire des gens. Parfois, récupérer des données. À deux reprises, je suis allé implanter des petits gadgets astucieux. Alors, la solitude et la trouille, je connais. » Clark secoua la tête. Sa femme était la seule à savoir qu’il se teignait les cheveux, juste un peu, parce qu’il n’aimait pas les cheveux gris. « T’as pas idée de ce qu’on aurait été prêt à payer pour entrer à... c’est à Plesetsk, je crois, qu’ils conçoivent ces trucs, au bureau d’études Tchelomei. — Ils voulaient vraiment nous les montrer, ces trucs. — Ça fait pas de doute, reconnut Clark. — Les photos, j’en fais quoi ? » John faillit lui dire de les balancer, mais c’étaient quand même des infos, et ils travaillaient pour le compte de la boîte. Il faudrait qu’il rédige un papier pour Interfax s’il voulait préserver sa couverture — il se demanda si quelqu’un le publierait. Ce serait quand même marrant, songea-t-il en hochant la tête. Tout ce qu’ils faisaient, en définitive, c’était tourner en rond, dans l’attente d’un ordre et de pouvoir rencontrer Kimberly Norton. Il décida que les photos et son article chemineraient par la valise diplomatique. Faute de mieux, ça faisait toujours un bon entraînement pour Ding — et pour lui, reconnut Clark. « Baisse-moi ce foutu boucan », dit-il, et ils poursuivirent en russe. Un bon entraînement aux langues. « Ce qui me manque, c’est les hivers au pays, observa Ding. — Moi, pas, répondit « Klerk ». Où as-tu pris goût pour cette horrible musique américaine ? » demanda-t-il en maugréant. « Sur la Voix de l’Amérique », fut la réponse. Puis la voix se mit à rire. « Evgueni Pavlovitch, tu n’as aucun respect. Mes oreilles ne supportent pas ce satané boucan. Tu n’as pas autre chose à nous passer ? — N’importe quoi serait un progrès », observa par-devers lui le technicien en rajustant ses écouteurs, tout en secouant la tête, comme pour les vider de cette saleté de bruit gaijin. Et le pire, c’est que son fils écoutait les mêmes horreurs. Malgré tous les échanges de démentis auxquels on avait assisté ces dernières semaines, la réalité de la chose finit par être évidente pour tout le monde. Les énormes et laids transporteurs de voitures qui se balançaient à quai dans plusieurs ports en étaient les témoins silencieux à tous les journaux télévisés de la NHK. Les constructeurs automobiles nippons en possédaient cent dix-neuf au total, sans compter les navires battant pavillon étranger utilisés en location et qui regagnaient en ce moment leurs divers ports d’attache. Des navires, qui ne restaient immobilisés que le temps d’embarquer une nouvelle cargaison, se trouvaient à présent entassés comme des icebergs, bloquant les quais. À quoi bon les charger et les expédier ? Ceux qui attendaient encore un mouillage dans les ports américains prendraient des semaines à décharger. Leurs équipages en profitaient pour effectuer l’entretien de routine, mais ils savaient bien que, lorsqu’ils auraient fini de faire semblant de s’occuper, ils se retrouveraient au chômage technique. L’effet fit rapidement boule de neige. Il ne servait à rien de fabriquer des autos qu’on ne pouvait pas expédier : on ne savait plus où les entreposer. Une fois garnies les vastes aires de stationnement sur les ports, les wagons porte-autos sur les embranchements particuliers, et les parkings attenant aux usines d’assemblage, il n’y eut simplement plus le choix. Une bonne demi-douzaine d’équipes de télévision étaient là quand le responsable de la chaîne à l’usine Nissan tendit la main pour appuyer sur un bouton. Ce bouton fit retentir des sonneries d’un bout à l’autre de la chaîne. On y avait recours d’habitude lorsqu’il y avait un problème dans le processus d’assemblage, mais cette fois, il signifiait simplement que la chaîne était bel et bien arrêtée. De son début, là où les coques étaient passées sur le convoyeur, jusqu’à son extrémité, là où une voitura bleu marine attendait, portière ouverte, qu’un chauffeur la sorte du bâtiment, tous les ouvriers se figèrent en se regardant. Ils s’étaient tous dit que ça ne pourrait jamais arriver. Pour eux, la réalité, c’était se pointer au boulot, accomplir leur tâche, fixer des pièces, essayer, contrôler — très rarement, trouver un problème — et répéter indéfiniment les mêmes gestes pendant des heures abrutissantes, mais bien payées, et voilà soudain que c’était comme si la Terre avait cessé de tourner. Ils s’en étaient doutés, plus ou moins — entre les journaux et la télé, les rumeurs qui avaient parcouru la chaîne bien plus vite que les caisses des voitures, et les avis de la direction. Malgré tout, ils restaient interdits, comme assommés par un direct en plein visage. Au parquet de leur Bourse nationale, la plupart des courtiers étaient équipés de mini-téléviseurs portatifs, le nouveau modèle de Sony qui se pliait pour tenir dans la poche revolver. Ils virent le contremaître actionner la sonnerie, virent les ouvriers cesser le travail. Pis que tout, ils virent leurs visages. Et ce n’était qu’un début, ils le savaient. Les sous-traitants cesseraient le travail parce que les assembleurs cesseraient d’acheter leurs pièces. Les industries métallurgiques réduiraient fortement leur production, par suite de la fermeture de leurs principaux clients. Les firmes d’électronique travailleraient au ralenti, avec la perte de marchés intérieurs et étrangers. Leur pays dépendait totalement du commerce extérieur, et l’Amérique était leur principal partenaire commercial, cent soixante-dix milliards de dollars d’exportations vers ce seul pays, plus que ce qu’ils vendaient à l’ensemble de l’Asie, plus que ce qu’ils vendaient à toute l’Europe. Ils importaient pour environ quatre-vingt-dix milliards des États-Unis, mais le surplus, l’excédent de la balance commerciale, ne représentait qu’un peu plus de soixante-dix milliards de dollars américains, et cette masse monétaire, leur économie nationale en avait besoin pour fonctionner ; elle tournait grâce à cet argent ; sa capacité de production était calculée d’après ce volant de liquidités. Pour les ouvriers filmés par la télévision, le monde avait simplement cessé de tourner. Pour les financiers, c’était peut-être la fin du monde, et sur leur visage, on lisait moins la surprise qu’un sombre désespoir. La période de silence ne dura pas plus de trente secondes. Tout le pays avait vu la même scène à la télé, avec la même fascination morbide tempérée par une incrédulité têtue. Puis les téléphones se remirent à sonner. Certaines des mains qui les décrochèrent tremblaient. L’indice Nikkei devait encore dégringoler ce jour-là, pour tomber à six mille cinq cent quarante yens à la fermeture, à peu près le cinquième de sa valeur quelques années plus tôt. Le même reportage faisait le sujet principal des infos sur tous les réseaux télévisés américains, et à Detroit, tous les ouvriers syndiqués, qui avaient connu eux aussi des fermetures d’usines, virent les visages, entendirent le bruit, se rappelèrent ce qu’ils avaient ressenti. Même si leur sympathie était tempérée par la promesse d’un retour au plein-emploi, il ne leur était pas difficile de comprendre ce que ressentaient en ce moment précis leurs collègues japonais. Il était bien plus facile de les détester quand ils travaillaient et prenaient des emplois aux Américains. À présent, eux aussi étaient les victimes de forces que peu comprenaient vraiment. La réaction à Wall Street fut surprenante pour le commun des mortels. Malgré tous ses avantages théoriques pour l’économie américaine, la loi sur la réforme du commerce extérieur soulevait à présent un problème à court terme. Des entreprises américaines, trop nombreuses pour être citées, dépendaient plus ou moins fortement de fournisseurs japonais, et alors que les ouvriers et le patronat américains auraient pu en théorie foncer dans la brèche, tout le monde s’interrogeait en fait sur le sérieux des dispositions de la LRCE. Si elles étaient définitives, c’était une chose, et les investisseurs avaient tout intérêt à placer leur argent dans les sociétés les mieux armées pour compenser la pénurie de produits nécessaires. Mais si le gouvernement ne s’en servait que de levier pour ouvrir le marché japonais et que les Japonais réagissait rapidement en concédant quelques points afin de limiter les dégâts ? Dans ce dernier cas, c’étaient les entreprises susceptibles de placer leurs articles sur les rayons japonais qui constituaient le meilleur placement. L’astuce était d’identifier les sociétés en position de jouer sur les deux tableaux, parce que l’une ou l’autre option pouvait entraîner de lourdes pertes, surtout après le boom que venait de connaître le marché boursier. Sans doute le dollar allait-il monter par rapport au yen, mais les techniciens sur le marché obligataire notèrent que les banques étrangères avaient réagi très vite, achetant des fonds d’État du gouvernement américain, réglés avec leurs stocks de yens, pariant à l’évidence sur la certitude d’un rapide changement des parités, générateur de profits à très court terme. Cette incertitude provoqua une chute des titres américains, ce qui surprit un bon nombre de « boursicoteurs ». Ces derniers avaient surtout choisi des fonds communs de placement, car il était difficile, voire impossible, de suivre l’évolution du marché quand on était un petit porteur. Il était bien plus sûr de laisser des « professionnels » gérer votre argent. Le résultat était qu’il y avait désormais plus de sociétés d’investissement que d’entreprises commerciales cotées à la Bourse de New York, et qu’elles étaient gérées par des techniciens dont le boulot était de comprendre ce qui se passait sur la place boursière la plus houleuse et la moins prévisible de la planète. Le dérapage initial ne fut que d’un peu moins de cinquante points avant de se stabiliser, stoppé par les déclarations publiques des trois grands constructeurs automobiles, affirmant être autosuffisants pour l’essentiel des pièces détachées, au point de maintenir, voire d’accroître la production intérieure d’automobiles. Malgré tout, les techniciens des grosses sociétés de Bourse se grattèrent la tête et discutèrent de la situation dans leurs cafétérias. Vous avez une idée de la marche à suivre ? La seule raison pour laquelle la moitié des gens posaient cette question était que c’était le boulot de l’autre moitié d’écouter, de hocher la tête et de répondre avec un bel ensemble : Pas la moindre. Au siège de la Réserve fédérale, à Washington, on posait d’autres questions, mais avec aussi peu de réponses concrètes. Le spectre inquiétant de l’inflation n’était pas encore dissipé, et la présente situation n’était guère propice à l’éloigner encore. Le problème le plus évident et le plus immédiat était qu’il y aurait — bigre, nota l’un des gouverneurs : qu’il y avait déjà — plus de pouvoir d’achat que de produits disponibles sur le marché. Cela voulait dire une nouvelle poussée inflationniste, et même si le dollar allait très certainement monter face au yen, le résultat concret serait que le yen dégringolerait en chute libre pendant un certain temps, tandis que le dollar baisserait lui aussi par rapport aux autres monnaies. Et cela, il n’en était pas question. Ils décidèrent donc d’une nouvelle baisse d’un quart de point du taux d’escompte, effective dès la clôture du marché. Cela provoquerait une certaine confusion sur les places boursières, mais ce n’était pas un problème parce que la Réserve fédérale savait ce qu’elle faisait. La seule bonne nouvelle ou presque, dans ce sombre tableau, était la ruée soudaine sur les bons du Trésor. Sans doute des banques japonaises, devinèrent-ils sans avoir besoin de demander, qui cherchaient à se couvrir pour se protéger. Pas bête, estimèrent-ils. Leur respect pour leurs collègues nippons était sincère, et en rien affecté par les présentes fluctuations qui, tous l’espéraient, ne seraient que transitoires. « Sommes-nous d’accord ? demanda Yamata. — On ne peut plus arrêter désormais », répondit un banquier. Il aurait pu ajouter qu’eux tous, et le pays tout entier étaient en équilibre au bord d’un gouffre si profond qu’il était insondable. Il n’en eut pas besoin. Tous étaient placés dans la même situation que lui et, quand ils baissaient les yeux, ce qu’ils découvraient, ce n’était pas la table basse en laque autour de laquelle ils étaient assis, mais un précipice au fond duquel les guettait la mort économique. Il y eut un concert de hochements de tête autour de la table. Après un long moment de silence, Matsuda prit la parole. « Comment va-t-on réussir à s’en sortir ? — Cela a toujours été inévitable, mes amis, dit Yamata-san, un soupçon de tristesse dans la voix. Notre pays est comme... comme une ville sans campagne environnante, comme un bras vigoureux sans un coeur pour l’irriguer en sang. Nous nous répétons depuis des années que c’est l’état normal des affaires, mais c’est faux, et nous devons remédier à la situation ou périr. — C’est un grand défi que nous entreprenons. — Hai ! » Il avait du mal à retenir un sourire. Ce n’était pas encore l’aube et ils partiraient avec la marée. Les préparatifs se déroulèrent sans fanfare. Quelques familles vinrent sur les quais, surtout pour accueillir les hommes d’équipage à leur descente de bateau, pour leur dernière soirée à terre. Les noms étaient traditionnels, comme toujours dans la plupart des marines du monde — du moins, celles qui avaient survécu assez longtemps pour avoir une tradition. Les nouveaux destroyers Aegis, le Kongo et ses homologues, portaient des noms classiques de navires de combat, pour l’essentiel d’anciens noms de provinces du pays qui les avait construits. C’était une innovation récente. Des Occidentaux auraient trouvé ce choix bizarre pour des bâtiments de guerre, mais en maintenant les traditions poétiques de leur pays, ces noms avaient une signification lyrique, et ils étaient en gros regroupés par classes. Les destroyers avaient traditionnellement des noms terminés en kaze, dénotant une variété de vent ; ainsi Hatukaze signifiait « Brise du matin ». Les noms des sous-marins étaient plus logiques. Tous se terminaient par -ushio qui veut dire « marée ». C’étaient dans l’ensemble des bateaux élégants, d’une propreté immaculée pour ne pas altérer la fluidité de leurs lignes. Les uns après les autres, ils mirent en route leurs moteurs à turbines et près s’éloignèrent des quais pour s’engager dans le chenal. Capitaines et timoniers contemplaient les cargos entassés dans la baie de Tokyo, mais, quelles que soient leurs pensées, les navires marchands constituaient d’abord un risque pour la navigation, même quand ils étaient au mouillage et se balançaient au bout de leurs ancres. Sous le pont, les marins qui n’étaient pas préposés à la manoeuvre rangeaient le matériel ou se rendaient à leur poste. On avait allumé les radars pour aider à l’appareillage — une précaution presque inutile, car les conditions de visibilité étaient excellentes, mais un bon entraînement pour les hommes des divers centres d’information de combat. À la direction des officiers des systèmes d’armes, on testait les liaisons de données qui véhiculeraient les échanges d’informations tactiques entre les bâtiments. Dans les salles de contrôle des machines, les « soutiers » — un terme qui remontait au temps de la crasse et des chaudières à charbon —, confortablement installés sur leurs sièges pivotants, surveillaient des écrans d’ordinateur en dégustant du thé. Le vaisseau-amiral était le nouveau destroyer Mutsu. Le port de pêche de Tateyame était en vue, dernière ville qu’ils doubleraient avant de virer bâbord toute et de mettre le cap à l’est. Les sous-marins étaient déjà devant, le contre-amiral Yusuo Sato le savait, mais les commandants avaient reçu leurs instructions. Il était issu d’une famille avec une longue tradition militaire — mieux encore, une longue tradition de marins. Son père avait commandé un destroyer du temps de Raizo Tanaka, l’un des plus grands commandants de destroyer qui ait jamais existé, et son oncle avait été l’un des « Aigles Sauvages » de l’amiral Yamamoto, un pilote de carrière qui avait été tué à la bataille de Santa Cruz. La génération suivante avait repris le flambeau. Le frère de Yusuo, Torajiro Sato, avait piloté des chasseurs F-86 des forces aériennes d’autodéfense, avant de démissionner, écoeuré par le statut avilissant de l’armée de l’air, et il était actuellement commandant de bord sur la Japan Air Lines. Son fils Shiro avait suivi son exemple et c’était aujourd’hui un jeune et fier commandant, pilotant des chasseurs de manière un peu plus régulière. Pas si mal, se dit l’amiral Sato, pour une famille qui n’avait pas d’ancêtres samouraïs. L’autre frère de Yusuo était banquier. Sato était donc parfaitement au courant de ce qui s’annonçait. L’amiral se leva, ouvrit la porte étanche de la passerelle du Mutsu et sortit sur l’aile tribord. Les matelots de quart mirent une seconde à noter sa présence et saluèrent réglementairement avant de reprendre leur visée des amers pour confirmer la position du bateau. Sato regarda vers l’arrière, et nota que les seize bâtiments du convoi étaient presque alignés, régulièrement espacés de cinq cents mètres, tout juste visible à l’oeil nu dans la lueur rose orangé du soleil levant vers lequel ils voguaient. Un bon présage, sans aucun doute, estima l’amiral. Chaque bateau arborait le même pavillon sous lequel son père avait servi ; on l’avait refusé aux bâtiments de guerre de son pays pendant tant d’années, mais il avait été rétabli, et l’on voyait à nouveau flotter la fière bannière rouge et blanc sous le radieux soleil levant. « Relève de l’équipe de mouillage », annonça la voix du commandant dans l’interphone. Leur port d’attache était déjà invisible sous l’horizon, et il en serait bientôt de même des promontoires sur leur quart bâbord. Seize unités, songea Sato. La plus vaste force maritime qu’ait lancée son pays depuis... cinquante ans ? Il réfléchit. En tout cas, la plus puissante : pas un bateau n’avait plus de dix ans, et tous ces superbes et coûteux bâtiments portaient fièrement des noms chargés d’histoire. Mais le seul nom qu’il aurait voulu avoir avec lui ce matin, Kurushio, « Marée noire », le nom du destroyer de son père qui avait coulé un croiseur américain à la bataille de Tassafaronga, appartenait malheureusement à un nouveau sous-marin, déjà en mer. L’amiral rabaissa ses jumelles et grommela, légèrement irrité. En plus, c’était un nom d’une poésie parfaite pour un bâtiment de guerre. Quel malheur de l’avoir gâché avec un sous-marin. Le Kurushio et ses homologues avaient appareillé trente-six heures plus tôt. Premier bâtiment d’une nouvelle classe de sous-marins, il filait quinze noeuds afin de rejoindre au plus vite la zone d’exercice, propulsé par ses puissants moteurs diesel qui aspiraient maintenant l’air par la perche du schnorchel. Son équipage de dix officiers et soixante matelots observait le cycle de quart normal. Un officier de pont et son sous-off étaient de service dans la salle de contrôle. Un ingénieur officier était à son poste, avec vingt-quatre matelots et gradés. Tous les servants des torpilles étaient à l’oeuvre, dans leur section au milieu du bateau, effectuant des tests électroniques sur les quatorze torpilles type 89 modèle C et les six missiles Harpoon. Sinon, l’activité était normale à bord et personne n’émit de remarque sur l’unique changement. Le commandant, le capitaine de vaisseau Tamaki Ugaki, était connu pour ne négliger aucun détail, et même s’il était dur à l’entraînement avec ses hommes, l’ambiance à bord était bonne parce que son bateau était toujours un bon bateau. Le commandant restait bouclé dans sa cabine, et l’équipage se doutait à peine de sa présence à bord, les seuls signes étant le mince rai de lumière sous sa porte et la fumée de cigarette qui sortait des buses de ventilation. Un homme concentré, leur pacha, songeaient ses hommes, sans aucun doute en train d’élaborer des plans et des manoeuvres pour leur prochain exercice contre les submersibles américains. Ils s’étaient bien débrouillés la dernière fois, réussissant trois coups au but du premier coup en dix rencontres d’entraînement. On ne pouvait guère espérer mieux. À l’exception d’Ugaki, les hommes plaisantaient autour des tables au déjeuner. Lui, il pensait en vrai samouraï et ne voulait pas envisager d’être le second. Dès le premier mois de son retour, Ryan avait pris l’habitude de passer une journée par semaine au Pentagone. Il avait expliqué aux journalistes que son bureau n’était pas censé être une cellule de moine, après tout, et que c’était simplement le moyen d’utiliser de manière plus efficace le temps de tout le monde. Cela n’avait pas donné matière à un article, comme c’eût été le cas sans doute quelques années plus tôt. Le titre même de chef du Conseil national de sécurité, tout le monde le savait, appartenait au passé. Même si les journalistes jugeaient Ryan digne d’occuper le bureau d’angle à la Maison-Blanche, tant il leur paraissait incolore. Il était réputé pour éviter le « milieu » de Washington, comme s’il redoutait d’attraper la lèpre, apparaissait toutes les semaines au même moment, faisait son boulot durant les quelques heures que les circonstances lui allouaient — une chance pour lui, c’étaient rarement des journées de plus de dix heures —, avant de s’en retourner dans sa famille comme tout citoyen lambda ou presque. Les renseignements sur son passé à la CIA restaient fort sommaires et même si ses activités publiques de citoyen, comme de fonctionnaire gouvernemental, étaient connues, il n’y avait rien de bien neuf. C’est la raison pour laquelle Ryan pouvait se promener à l’arrière de sa voiture officielle sans que personne le remarque. Tout apparaissait si routinier chez cet homme, et Jack faisait de gros efforts pour maintenir cette image. Les journalistes remarquent rarement les chiens qui n’aboient pas. Peut-être qu’ils ne lisaient pas suffisamment pour s’informer. « Ils mijotent quelque chose », dit Robby sitôt que Ryan se fut assis dans la salle de briefing du Centre de commandement militaire national. La carte affichée était explicite. « Ils descendent vers le sud ? — Sur deux cents milles environ. Le commandant de la flotte est V.K. Chandraskatta. Le bonhomme est diplômé du collège naval de Dartmouth, sorti troisième de sa promotion, et il a continué sur sa lancée. Il est venu se recycler à Newport il y a quelques années. Il était numéro un de cette classe, ajouta l’amiral Jackson. Excellentes relations politiques. Il a passé un long moment loin de sa flotte, ces temps derniers, effectuant de constants aller et retour... — Où ça ? — Nous supposons à New Delhi, mais en vérité, on n’en sait trop rien. Toujours la même vieille histoire, Jack. » Ryan réussit à ne pas grogner. C’était pour partie une vieille histoire, pour partie une nouvelle. Jamais aucun gradé ne se jugeait en possession de renseignements suffisants, et jamais il ne se fiait entièrement à la qualité de ceux qu’il détenait, de toute façon. Dans ce cas précis, la plainte était justifiée : la CIA n’avait pas un seul agent sur le terrain en Inde. Ryan nota mentalement de parler à Brett Hanson du problème de l’ambassadeur. Encore une fois. Les psychiatres qualifiaient son comportement de « passif/agressif », entendant par là qu’il ne résistait pas, mais ne coopérait pas non plus. C’était pour Ryan une perpétuelle surprise de voir des adultes dits sérieux se comporter comme des mômes de cinq ans. « Une corrélation quelconque entre ses voyages à terre et ses mouvements ? — Rien de manifeste, répondit Robby avec un hochement de tête. — SigInt ? ComInt ? » demanda Jack, en se demandant si la NSA, l’Agence pour la sécurité nationale, autre avatar de sa personnalité passée, avait déjà tenté d’écouter le trafic radio — signaux et communications — de la flotte indienne. « On a bien quelques trucs via Alice Springs et Diego Garcia, mais ce n’est que de la routine. Des ordres de mouvements, pour l’essentiel, rien de bien significatif au niveau opérationnel. » Jack fut tenté de grommeler que les services de renseignements de son pays n’avaient jamais eu ce qu’il désirait au moment voulu, mais la raison en était simple : les renseignements dont il disposait permettaient en général à l’Amérique de prendre des dispositions pour régler les problèmes avant qu’ils deviennent des problèmes. C’étaient les petits détails qu’on négligeait qui se muaient en crises, et on les négligeait parce qu’il y avait des choses plus importantes — jusqu’à ce que la crise éclate. « De sorte que tout ce qu’on a, c’est ce qu’on peut déduire de leurs caractéristiques opérationnelles ? — Que nous avons ici, dit Robby en se dirigeant vers la carte. — Ils cherchent à nous repousser... — . En amenant l’amiral Dubro à l’engagement. Très habile, en fait. L’océan a beau être sacrément grand, il se rétrécit tout de suite dès que deux flottes évoluent dessus. Il n’a pas encore demandé une révision des règles d’engagement, mais c’est une perspective que nous devons envisager. — S’ils embarquent cette brigade sur leurs navires amphibies, qu’est-ce qui se passe ? » Ce fut un colonel de l’armée de terre, membre de l’état-major de Robby, qui répondit : « Monsieur, si j’étais à leur place, ce ne serait pas un problème. Ils ont déjà des troupes à terre, qui jouent à cache-cache avec les Tamouls. Cela permet d’assurer rapidement une tête de pont, et le débarquement n’est alors qu’une formalité administrative. Accoster en groupe cohérent est toujours la partie délicate dans toute invasion, mais il semble que c’est joué d’avance. Leur 3e brigade blindée est une formation solide. Pour faire bref, les Sri Lankais n’ont strictement aucun moyen de les ralentir, et encore moins de les arrêter. Prochaine étape au programme : vous occupez quelques aérodromes et vous faites amener par avion des renforts d’infanterie. Ils ont quantité d’hommes sous les drapeaux. Dégager cinquante mille fantassins pour cette opération ne devrait pas leur poser trop de problèmes. « Je suppose que la situation dans le pays pourrait dégénérer en un état d’insurrection chronique, poursuivit le colonel, mais les tout premiers mois seraient à l’avantage des Indiens, presque par défaut, et avec leur capacité à isoler l’île avec leur marine, les quelques insurgés qui auraient le culot de se battre n’auraient plus de source de ravitaillement. Tout ce que vous voulez, mais dans l’histoire, les Indiens sont gagnants. — Le plus délicat, c’est l’aspect politique, réfléchit Ryan. Ça va faire un sacré foin à l’ONU... — Mais déployer des forces dans la région n’est pas une sinécure, observa Robby. Le Sri Lanka n’a pas d’alliés traditionnels, à moins de compter l’Inde. Ils n’ont ni carte religieuse ni carte ethnique à jouer. Et ils ne disposent d’aucune ressource nous permettant de justifier notre colère ou notre inquiétude. » Ryan poursuivit sur ce thème : « Ça fera la une pendant quelques jours, mais si les Indiens sont habiles, ils feront de Ceylan leur cinquante et unième État... — Plus précisément leur vingt-sixième, monsieur, suggéra le colonel, ou bien un territoire de l’État du Tamil Nadu, pour d’évidentes raisons ethniques. Cela pourrait même contribuer à désamorcer leurs propres difficultés intérieures avec les Tamouls. J’imagine qu’ils ont déjà dû nouer certains contacts. — Merci. » Ryan remercia d’un signe de tête le colonel qui avait correctement fait son boulot. « Bref, l’idée principale, c’est d’intégrer politiquement l’île à leur pays, avec droits civils et tout le bataclan, et tout d’un coup, ce n’est plus une affaire internationale. Malin. Mais ils ont besoin d’un prétexte politique avant de pouvoir agir. Ce prétexte, c’est la résurgence du mouvement de rébellion tamoul — qu’ils sont bien sûr les mieux placés pour fomenter. — Ce sera notre indicateur, admit Jackson. Avant que cela se produise, il va falloir que nous précisions à Mike Dubro quelle est sa marge de manoeuvre. » Et ce ne serait pas évident à lui transmettre, songea Ryan en examinant la carte. Le Task Group 77.1 — le` groupe de la 7e escadre de la flotte du Pacifique — se dirigeait vers le sud-ouest, à bonne distance de la flotte indienne, mais bien qu’ils aient un océan entier pour manoeuvrer, pas loin à l’ouest de Dubro se trouvait un long chapelet d’atolls. À l’extrémité de celui-ci, il y avait la base de Diego Garcia : une assez piètre consolation. Le problème quand on bluffe, c’est que l’autre peut toujours le deviner, et cette partie était bien moins aléatoire qu’une main de poker. L’équilibre des forces était à l’avantage des Américains, mais seulement s’ils étaient prêts à y recourir. La géographie favorisait l’Inde. L’Amérique n’avait pas réellement d’intérêts vitaux dans la région. La flotte américaine dans l’océan Indien était surtout là pour surveiller le golfe Persique, mais l’instabilité dans la région était contagieuse, et quand les gens commençaient à s’énerver, une synergie destructrice se mettait en place. Le proverbial Point fait à temps qui en sauve cent était aussi utile dans ce domaine que dans n’importe quel autre. Cela voulait dire qu’il fallait décider jusqu’à quel degré on pouvait pousser le bluff. « Ça devient épineux, pas vrai, Rob ? demanda Jack avec un sourire qui trahissait plus d’amusement qu’il n’en ressentait en vérité. — Ça pourrait nous aider si on savait ce qu’ils pensent. — Bien noté, amiral. Je vais faire bosser des gars là-dessus. — Et les RDE ? — Les règles d’engagement restent les mêmes, Robby, jusqu’à ce que le Président en décide autrement. Si Dubro se croit l’objet d’une attaque directe, il peut réagir en conséquence. Je suppose qu’il a des avions armés sur le pont. — Sur le pont ? Merde, déjà en vol, Dr Ryan, si je peux me permettre. — Je verrai si je peux lui élargir un peu sa marge de manoeuvre », promit Jack. Un téléphone sonna juste à cet instant. Un aide de camp — un Marine récemment promu au grade de chef d’escadron — décrocha le combiné et appela Ryan. « Ouais, qu’est-ce que c’est ? — Les Transmissions de la Maison-Blanche, monsieur, répondit un officier de garde. Le Premier ministre Koga vient de remettre sa démission. Notre ambassadeur estime que Goto va être appelé à former le nouveau gouvernement. — Ils ont fait vite. Demandez au service Japon des Affaires étrangères de m’envoyer la doc nécessaire. Je serai de retour dans moins de deux heures. » Ryan raccrocha. « Koga est parti ? demanda Jackson. — On t’a filé du concentré de neurones, ce matin, Rob ? — Non, mais je suis capable de surprendre les conversations téléphoniques. J’ai cru comprendre que nous sommes en train de devenir impopulaires, par là-bas. — Ça a évolué drôlement vite. » Les photos arrivèrent par le courrier diplomatique. À la grande époque, le sac aurait été ouvert à la douane, mais en ces temps plus aimables et décontractés, le fonctionnaire blanchi sous le harnais prit sa voiture de fonction et se rendit directement de l’aéroport Dulles au siège de la CIA. Là, le sac de jute fut ouvert dans une salle protégée et les divers articles qu’il contenait triés par catégories et par ordre de priorité, puis transmis par porteur à leurs divers destinataires. L’enveloppe matelassée avec les sept rouleaux de pellicule fut confiée à un employé de la CIA qui ressortit simplement du bâtiment, prit sa voiture et se rendit jusqu’au pont de la 14e Rue. Quarante minutes plus tard, les rouleaux étaient ouverts dans un laboratoire photographique conçu pour traiter microfilms et autres systèmes élaborés, mais tout à fait adapté à des matériels aussi quelconques que celui-ci. Le technicien appréciait surtout les « vrais » films — une émulsion grand public était toujours plus facile à traiter, et elle s’adaptait sans problème aux machines de traitement classiques — et il avait depuis longtemps cessé de regarder les images, sinon pour s’assurer qu’il avait fait correctement son boulot. Dans ce cas précis, la saturation excessive des couleurs était révélatrice. Du Fuji. Qui avait dit qu’il était supérieur au Kodak ? Le film inversible fut découpé, et chaque diapo glissée dans un cache en carton dont la seule différence avec ceux employés par tous les parents pour fêter la rencontre du petit dernier avec Mickey était qu’ils portaient la mention Secret Défense. Puis les caches furent numérotés, regroupés, et enfin rangés dans une boîte. La boîte fut mise sous enveloppe et celle-ci déposée dans la corbeille de sortie du laboratoire. Une demi-heure après, une secrétaire venait la récupérer. Elle se dirigea vers l’ascenseur et monta au quatrième étage de l’ancien bâtiment du quartier général, qui datait de presque quarante ans et accusait bien son âge. Les couloirs étaient miteux, et la peinture des cloisons avait pris un jaune pisseux. Ici aussi, les puissants avaient chu de leur piédestal, et c’était particulièrement vrai du Bureau de recherche sur les armes stratégiques. Naguère encore l’une des sections les plus importantes de la CIA, ce service en était réduit à racler les fonds de tiroir pour survivre. Son personnel était constitué de spécialistes des fusées dont la qualification était pour une fois authentique : leur boulot était en effet d’examiner les caractéristiques des missiles fabriqués à l’étranger et de jauger leurs capacités réelles. Cela impliquait énormément de travail théorique, ainsi que de nombreuses visites aux nombreux fournisseurs du gouvernement pour comparer ce qu’ils avaient avec ce que nous savions. Malheureusement, si l’on peut dire, les ICBM et SLBM, qui composaient le pain quotidien du BRAS, avaient presque tous disparu, et les photos aux murs de tous les bureaux du service en devenaient presque nostalgiques par leur absence de signification. À présent, les gens formés aux diverses branches de la physique devaient se recycler dans l’étude des agents chimiques et biologiques, armes de destruction massives des pays pauvres. Mais ce n’était pas le cas aujourd’hui. Chris Scott, trente-quatre ans, avait débuté dans le service quand celui-ci représentait encore quelque chose. Diplômé de l’institut polytechnique Rensselaer, il s’était fait remarquer en découvrant les performances du SS-24 soviétique deux semaines avant qu’un agent haut placé ne détourne un exemplaire du manuel technique de ces missiles à carburant solide, ce qui lui avait valu une tape sur la tête du directeur de l’époque, William Webster. Mais les SS-24 avaient tous disparu aujourd’hui, et comme lui avait indiqué son rapport de situation matinal, il ne leur restait plus qu’un seul et unique SS-19, pendant de l’unique et dernier Minuteman-III au fond de son silo près de Minot, Dakota du Nord. L’un comme l’autre attendaient la destruction ; et il n’avait pas envie de potasser la chimie. De sorte que les diapos en provenance du Japon étaient particulièrement bienvenues. Scott prit son temps. Ce n’est pas ce qui lui manquait. Ouvrant la boîte, il glissa les diapos dans le magasin de sa visionneuse et se les passa toutes, en prenant des notes pour chacune. Cela lui prit deux heures, mordant sur sa pause déjeuner. Les diapos étaient remballées et mises sous clé quand il se rendit à la cafétéria du rez-de-chaussée. Le sujet de conversation y était la dernière contre-performance des Redskins de Washington et les perspectives ouvertes par la vente du club à un nouveau propriétaire. Scott nota que les gens désormais traînaient à table, sans susciter de réactions du personnel d’encadrement. Le couloir principal qui traversait le bâtiment pour donner sur la cour était toujours plus encombré que dans le temps, et les gens ne se lassaient pas d’y contempler le fragment du Mur de Berlin qui y était exposé depuis plusieurs années déjà. Surtout les plus anciens, semblait-il à Scott, qui avait déjà l’impression de faire partie du lot. Enfin, lui au moins avait du boulot aujourd’hui, et c’était un changement bienvenu. De retour à son bureau, Chris Scott tira les rideaux et mit les diapos dans un projecteur. Il aurait pu trier uniquement celles pour lesquelles il avait consigné 4s notes particulières, mais c’était son boulot de la journée — voire de la semaine, s’il jouait bien ses cartes — et il comptait bien l’effectuer avec sa minutie coutumière, en comparant ce qu’il voyait avec le compte rendu de ce gars de la NASA. « Tu permets ? » Betsy Fleming passa la tête à la porte. C’était une des anciennes — elle allait bientôt être grand-mère ; elle avait en fait commencé comme secrétaire à la DIA, le service du renseignement de la Défense. Autodidacte dans les domaines de l’analyse photographique et de l’ingénierie des lanceurs, son expérience remontait à l’époque de la crise des missiles à Cuba. Même sans diplôme officiel, elle avait une formidable expérience dans sa spécialité. « Bien sûr. » Scott ne voyait aucun inconvénient à sa présence. Et puis, Betsy était un peu la mamie du service. « Notre vieil ami le SS-19, observa-t-elle en prenant un siège. Waouh, j’aime bien ce qu’ils en ont fait. — C’est-y pas vrai ? » fit Scott en s’étirant pour chasser la somnolence postprandiale. Ces objets jadis franchement laids étaient à présent presque beaux. Le corps des missiles était en acier inox poli, ce qui permettait de mieux en distinguer la structure. Recouvert de son vert russe d’antan, l’engin avait paru assez grossier. À présent, il ressemblait bien davantage au lanceur spatial qu’il était censé être — plus élancé, et d’autant plus impressionnant, vu sa taille. « D’après la NASA, ils ont gagné pas mal de poids sur la structure, en améliorant les matériaux, ce genre de chose, indiqua Scott. Maintenant, je veux bien le croire. — Dommage qu’ils aient pas pu en faire de même avec leurs bon Dieu de réservoirs d’essence », nota Mme Fleming. Scott l’approuva en maugréant. Il possédait une Cresta, et maintenant sa femme refusait d’en prendre le volant tant qu’on n’aurait pas remplacé le réservoir. Ce qui prendrait une bonne quinzaine, l’avait prévenu son concessionnaire. Le constructeur lui avait même prêté gratuitement un véhicule de remplacement, dans un futile effort pour se gagner la bienveillance du public. Cela l’avait obligé à demander un nouvel autocollant pour le parking — qu’il devrait racler du pare-brise avant de restituer la voiture à Avis. « Est-ce qu’on sait qui a pris les clichés ? » questionna Betsy. — Un des nôtres, c’est tout ce que je sais. » Scott passa une autre vue. « Pas mal de changements. Ils auraient presque l’air esthétiques, observa-t-il. — Combien de poids sont-ils supposés avoir gagné ? » Il avait raison, pensa Mme Fleming. Le revêtement d’acier révélait les traces circulaires des passes de polissage, un peu comme le bouchonnage d’une culasse de fusil... « D’après la NASA, plus de six cents kilos sur le corps du lanceur... » Nouveau déclic de la télécommande. « Hmmph, mais pas là en tout cas, nota Betsy. — Tiens, en effet, c’est marrant. » L’extrémité supérieure du missile accueillait normalement les têtes nucléaires. Le SS-19 avait été conçu pour en transporter toute une grappe. Il s’agissait d’objets relativement petits, mais denses, et la structure du missile devait supporter leur poids. Tout engin balistique intercontinental accélérait en permanence, entre l’instant initial du lancement et celui où les moteurs se coupaient, mais la phase d’accélération maximale intervenait juste avant l’extinction : à ce moment, alors que presque tout le carburant était consommé, elle avoisinait les 10 g. Dans le même temps, la rigidité structurelle procurée par la masse de carburant à l’intérieur des réservoirs était minimale ; il fallait donc que la structure soutenant les charges nucléaires soit à la fois rigide et résistante, afin de répartir également la masse inertielle de la charge utile considérablement accrue par l’accélération. « Non, effectivement, de ce côté-là, ils n’ont rien modifié. » Scott lorgna sa collègue. « Je me demande bien pourquoi. Ces engins sont censés placer en orbite des satellites, maintenant... — Oui, mais des lourds, disent-ils, des satellites de communications... — Ouais, mais regarde quand même cette section... » Le collier d’arrimage, ou « bus » des charges militaires devait être solide sur tout son pourtour. L’équivalent pour un satellite de communications se réduisait à un simple anneau d’acier, une espèce de beignet aplati qui paraissait toujours trop fragile pour son rôle. Or, celui-ci évoquait plutôt une roue d’engin de chantier. Scott ouvrit un classeur métallique et sortit une photo récente d’un SS-19 prise par un officier américain membre de l’équipe de contrôle en Russie. Il la tendit sans commentaire à Mme Fleming. « Regarde plutôt, dit celle-ci. C’est la structure d’origine, celle conçue par les Russes, réalisée peut-être avec un acier de meilleure qualité, et mieux finie. Ils ont changé presque tout le reste, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi pas cette partie ? — C’est l’impression que j’ai eue. Garder un truc pareil a dû leur coûter combien ? Dans les cinquante kilos, si ce n’est plus. — Ça ne tient pas debout, Chris. C’est le premier endroit où l’on va chercher à gagner du poids. Chaque kilo économisé à ce niveau en vaut quatre ou cinq sur le premier étage. » Tous deux se levèrent pour s’approcher de l’écran. « Attends voir une minute... — Ouais, ça correspond au bus. Ils n’ont rien changé. Pas de collier d’accouplement pour un satellite. Ils n’ont absolument rien modifié. » Scott secoua la tête. « Tu crois qu’ils auraient gardé la conception du bus pour leur étage intermédiaire ? — Même si c’était le cas, ils n’ont pas besoin de toute cette masse au sommet du lanceur, non ? — C’est presque comme s’ils avaient voulu le garder tel quel. — Ouais, je me demande bien pourquoi. » 14 Réflexions TRENTE secondes », lança l’assistant-réalisateur alors que passait le dernier message publicitaire destiné au public du dimanche matin. L’ensemble de l’émission était centré sur la Russie et l’Europe, ce qui convenait parfaitement à Ryan. « La seule question que je ne peux pas poser... » Bob Holtzman étouffa un rire avant que la bande se remette à tourner. « C’est : quel effet ça fait d’être le chef du Conseil national de sécurité dans un pays qui ne connaît plus de menace contre sa sécurité intérieure ? — Un effet relaxant », répondit Ryan en surveillant, prudent, les trois caméras du plateau. Aucune n’avait son voyant rouge allumé. « Alors, pourquoi ces heures sup ? demanda Kris Hunter, l’air de ne pas y toucher. — Si je ne me montre pas au boulot, mentit Jack, les gens risquent de s’apercevoir à quel point je ne suis pas indispensable. » Mauvaise nouvelle. Ils ne sont toujours pas au courant pour l’Inde, mais ils se doutent quand même de quelque chose. Merde. Lui qui voulait garder le secret. C’était le genre de risque que la pression de l’opinion risquait d’aggraver, sûrement pas d’aider. « Quatre ! Trois ! Deux ! Un ! » L’assistant-réalisateur agita le doigt en direction du présentateur, un journaliste de télévision nommé Edward Johnson. « Dr Ryan, que pense le gouvernement des remaniements ministériels au Japon ? — Eh bien, naturellement, c’est la conséquence des actuelles difficultés commerciales, qui ne sont pas vraiment de mon ressort. Pour l’essentiel, ce que nous voyons là, c’est une situation politique intérieure que le peuple japonais peut tout à fait gérer sans nous demander notre avis », déclara Jack de sa voix d’homme d’État sincère, celle qu’il lui avait fallu quelques leçons de diction pour perfectionner. Il avait surtout dû apprendre à parler plus lentement. Kris Hunter se pencha en avant. « Mais le principal candidat au poste de Premier ministre est un ennemi de longue date des États-Unis... — Le jugement est quelque peu excessif, objecta Ryan avec un sourire bienveillant. — Ses discours, ses écrits, ses livres ne sont pas précisément amicaux. » Ryan écarta l’objection d’un signe de main avec un sourire contraint. « Je suppose que la différence entre les discours concernant des pays amis et les autres, c’est, assez paradoxalement, que les premiers peuvent souvent être plus acerbes que les seconds. » Pas mal du tout, Jack... « Vous n’êtes pas inquiet ? — Non. » Ryan secoua doucement la tête. Les réponses brèves dans ce genre d’émission avaient tendance à intimider les reporters. « Eh bien, merci d’être venu ce matin, Dr Ryan. — C’est toujours un plaisir. » Ryan continua de sourire jusqu’à ce que les voyants des caméras s’éteignent. Puis il compta lentement jusqu’à dix. Puis il attendit que les autres journalistes aient ôté leur micro. Puis il retira le sien, se leva et quitta le plateau. Ce n’est qu’à ce moment qu’on pouvait parler sans risque. Bob Holtzman le suivit dans la cabine de maquillage. Les maquilleuses étaient parties boire un café, et Ryan prit une poignée de cotons et passa le récipient à Holtzman. Au-dessus de la glace, il y avait une grosse planche de bois sur laquelle on avait gravé : ICI, TOUT SE PASSE HORS MICROS. « Vous savez quelle est la véritable raison de la lutte des femmes pour l’égalité des droits ? demanda Holtzman. Ce n’était pas pour les salaires, le port du soutien-gorge ou toutes ces conneries. — Exact, admit Jack. C’était pour avoir droit au maquillage elles aussi. On n’a jamais que ce qu’on mérite. Bon Dieu, ce que je peux détester cette merde ! ajouta-t-il en essuyant la croûte collée à son front. J’ai l’impression d’être une vieille pute. — Ce qui n’a rien d’incongru pour un homme politique, non ? » intervint Kristyn Hunter, en prenant elle aussi des cotons à démaquiller. Jack rigola. « Non, mais c’est assez discourtois de votre part de le faire remarquer, m’dame. « Suis-je devenu un homme politique ? se demanda Ryan. Je suppose que oui. Merde, mais comment a-t-il pu m’arriver une chose pareille ? « Pourquoi ces habiles entrechats sur ma dernière question, Jack ? demanda Holtzman. — Bob, si vous savez que c’étaient des entrechats, alors vous connaissez la réponse. » Jack s’approcha de la devise gravée au-dessus de la glace, puis décida de la tapoter, au cas où certains n’auraient pas encore saisi le message. « Je sais que lorsque leur dernier gouvernement est tombé, c’est nous qui étions à l’origine de l’information sur le scandale des pots-de-vin », indiqua Holtzman. Jack lui lança un regard, mais ne dit rien. Même un pas de commentaire aurait constitué un commentaire concret en l’occurrence. « Cela avait ôté à Goto toutes chances de devenir Premier ministre. Il était le premier de la liste, vous vous souvenez ? — Eh bien, il en a retrouvé une. Sa patience est récompensée, observa Ryan. S’il arrive à réunir une coalition. — Me racontez pas de bobards. » Hunter se pencha vers le miroir pour terminer de se démaquiller le nez. « Vous avez lu comme moi ce qu’il raconte aux journaux. Il réussira à former un cabinet, et vous savez à quels arguments il recourt. — Parler ne coûte rien, surtout pour quelqu’un de la partie », remarqua Jack. Il ne s’était toujours pas fait à l’idée de s’y inclure, lui aussi. « Sans doute un feu de paille, encore un de ces politiciens avec quelques verres de trop dans le nez, ou une mauvaise journée au bureau ou... — Ou chez les geishas », suggéra Kris Hunter. Elle finit d’ôter son maquillage, puis s’assit à l’angle de la console et alluma une cigarette. Kristyn Hunter était une journaliste de l’ancienne école. Bien qu’encore du bon côté de la cinquantaine, cette diplômée de l’école de journalisme de Columbia venait d’être nommée chef du service étranger au Chicago Tribune. Sa voix était sèche et râpeuse. « Il y a deux ans, ce salaud m’avait fait du gringue. Son langage aurait fait rougir un Marine, quant à ses propositions, nous dirons qu’elles étaient... excentriques. Je présume que vous avez des informations sur ses manies personnelles, Dr Ryan ? — Kris, jamais, au grand jamais, je ne livrerai de renseignements personnels que nous pourrions éventuellement détenir sur des personnalités politiques étrangères. » Jack marqua un temps. « Attendez... Il ne parle pas anglais, n’est-ce pas ? » Ryan ferma les yeux, essayant de se remémorer ce qu’en disait le dossier qu’on lui avait fourni. « Vous ne saviez pas ? Il peut quand ça lui plaît, mais s’en abstient sinon. Cette fois-là, c’était un jour sans. Et son interprète était une femme, dans les vingt-cinq, trente ans. Elle n’a même pas rougi. » Hunter ricana sombrement. « Moi, je vous jure que si. Qu’est-ce que vous dites de ça, Dr Ryan ? » Ryan doutait peu des informations issues de l’opération BOIS DE SANTAL. Malgré tout, c’était toujours réconfortant d’en avoir confirmation par une source entièrement indépendante. « Je parie qu’il aime les blondes, reprit-il d’un ton léger. — C’est ce qu’on dit. On dit aussi qu’il s’en est trouvé une nouvelle. — Ça devient sérieux, nota Holtzman. Des tas de gens aiment bien la bagatelle, Kris. — Goto adore montrer aux gens qu’il est un vrai dur. Certaines rumeurs qui courent sur lui sont franchement immondes. » Kris Hunter marqua une pause. « Et j’y crois, moi aussi. — Vraiment ? demanda Ryan avec la plus parfaite innocence. L’intuition féminine ? — Ne soyez pas sexiste », avertit Hunter, trop sérieuse pour l’ambiance du moment. Ryan prit un ton sincère : « Je ne le suis pas. Mon épouse a meilleur instinct que moi pour juger des gens. J’imagine que ça aide qu’elle soit toubib. Ça vous convient ? — Dr Ryan, je sais que vous savez, vous. Je sais que le FBI a enquêté très discrètement sur un certain nombre de choses dans la région de Seattle. — Pas possible ? » Kris Hunter n’était pas dupe. « Vous ne gardez pas de secrets sur ce genre d’affaires, pas quand vous avez des amis au Bureau comme j’en ai, et pas quand une des jeunes filles disparues est la fille d’un capitaine de la police dont le voisin immédiat est le Centre d’analyse des signaux de la section de Seattle du FBI. Ai-je besoin de continuer ? — Alors, pourquoi ne sortez-vous pas l’affaire ? » Les yeux de Kris Hunter flamboyèrent. « Je vais vous dire une chose, Dr Ryan. J’ai été violée quand j’étais étudiante. J’ai cru que le salopard allait me tuer. J’ai vu la mort en face. Vous n’oubliez pas ce genre d’expérience. Si cette histoire est mal exploitée, cette fille, et peut-être d’autres avec elle pourraient bien se retrouver mortes. Un viol, on s’en remet. La mort, non. — Merci », dit calmement Ryan. Ses yeux et son signe de tête en disaient bien plus. Oui, bien sûr, je comprends. Et vous savez que je comprends. « Et c’est lui qui doit être le prochain chef du gouvernement de ce pays. » Les yeux de Kris Hunter flamboyaient de plus belle. « Il nous déteste, Dr Ryan. Je l’ai interviewé. Il ne me voulait pas parce qu’il me trouvait attirante. Il me voulait parce qu’il voyait en moi l’archétype de la blonde aux yeux bleus. C’est un violeur. Il se délecte à faire souffrir les gens. Vous n’oubliez pas ce genre de regard une fois que vous l’avez vu. Il avait ce regard. Il faut qu’on l’ait à l’oeil, ce type. Vous pouvez le dire au Président. — Je lui transmettrai. » Et Ryan sortit. La voiture de la Maison-Blanche l’attendait à la porte des studios. Jack avait matière à réfléchir, tandis qu’ils rejoignaient le périphérique. « Ça va être du billard, commenta l’agent du Service secret. Sauf pour après. — Vous êtes dans la maison depuis combien de temps, Paul ? — Quatorze années fascinantes », répondit Paul Robberton, sans cesser de surveiller les alentours depuis le siège avant. Le chauffeur était un gars des Services généraux, mais Jack avait droit désormais à un garde du corps du Service secret. « Vous avez travaillé sur le terrain ? — Des affaires de faux-monnayeurs. Jamais eu à dégainer mon arme, mais j’ai quand même eu quelques cas gratinés. — Vous êtes psychologue ? » Robberton rigola. « Dans ce métier, on a plutôt intérêt, Dr Ryan. — Votre avis sur Kris Hunter ? — Intelligente et solide comme le roc. Elle a dit vrai : elle s’est fait violer à la fac. Un désaxé récidiviste. Elle a témoigné malgré la loi du silence. Ça remonte à l’époque où les avocats étaient assez... cavaliers lorsqu’ils traitaient les victimes de viols est-ce que vous avez incité ce salaud ? Vous voyez le topo. Ça tournait au sordide, mais elle a tenu le coup jusqu’au bout et ils ont condamné le mec. Il s’est fait descendre en taule, il avait pas dû dire le truc qui fallait à un voleur armé. Pas de pot, conclut Robberton, sobrement. — Tenez compte de ce qu’elle pense, c’est ce que vous êtes en train de me dire. — Oui, monsieur. Elle aurait fait un bon flic. Je sais en tout cas que c’est une journaliste honnête. — Elle a recueilli quantité d’informations », murmura Ryan. Tout n’était pas bon à prendre, l’ensemble était morcelé et teinté par son expérience personnelle, mais elle avait de bonnes sources, aucun doute là-dessus. Jack regarda défiler le paysage et tenta de rassembler le puzzle incomplet. « Direction ? demanda le chauffeur. — La maison », répondit Ryan, suscitant un regard surpris chez Robberton. Dans ce cas précis, « la maison » ne signifiait pas « chez moi ». « Non, attendez une minute. » Ryan décrocha son téléphone de voiture. Une chance, il savait le numéro par coeur. « Allô ? — Ed ? Jack Ryan. Vous êtes occupés ? — On nous a donné notre dimanche, Jack. Les Caps jouent contre les Bruins, cet après-midi. — Dix minutes. — Ça marche. » Ed Foley raccrocha le téléphone mural. « Ryan va passer », dit-il à sa femme. Et merde. Le dimanche était le seul jour où ils se permettaient de faire la grasse matinée. Mary Pat était encore en robe de chambre, l’air anormalement négligé. Sans un mot, elle posa le journal du matin et fila dans la salle de bains s’arranger les cheveux. On toqua à la porte un quart d’heure plus tard. « Des heures sup ? » demanda Ed en allant ouvrir. Robberton entra avec son hôte. « J’ai dû me taper une de ces émissions matinales. » Jack consulta sa montre. « L’enregistrement passe à l’antenne d’ici une vingtaine de minutes. — Qu’est-ce qui se passe ? » Mary Pat entra dans la pièce, l’air à peu près normal pour une Américaine un dimanche matin. « Le boulot, chou », répondit Éd. Il précéda tout le monde dans la salle de jeux du sous-sol. « BOIS DE SANTAL », indiqua Jack dès qu’ils y furent entrés. Ici, il pouvait parler librement. La maison était inspectée toutes les semaines pour traquer les micros-espions. « Clark et Chavez ont-ils déjà reçu l’ordre d’extraire la fille ? — Personne ne nous a donné l’ordre d’exécution, lui rappela Ed Foley. L’affaire est à peu près montée, mais... — L’ordre est donné. Sortez la fille, tout de suite. — On pourrait en savoir plus ? intervint Mary Pat. — Toute cette affaire me chiffonne depuis le début. Je crois qu’on aurait intérêt à transmettre un petit message à son gentil protecteur — et à le faire assez tôt pour attirer son attention. — Ouais, dit M. Foley. J’ai lu le journal ce matin, moi aussi. Il ne dit pas franchement des amabilités, mais on ne leur a pas fait non plus de cadeaux, pas vrai ? — Asseyez-vous, Jack, dit Mary Pat. Je vous fais un café ou autre chose ? — Non merci, MP. » Il leva la tête après s’être installé dans un vieux canapé. « Un voyant vient de s’allumer. Notre ami Goto m’a l’air d’être un drôle de client. — Il a effectivement ses bizarreries, reconnut Éd. Pas terriblement futé, beaucoup d’enflures une fois qu’on a décodé la rhétorique couleur locale, et pas tant d’idées que ça en définitive. Je suis même surpris qu’il ait cette occasion. — Pourquoi ? » demanda Jack. Le dossier des Affaires étrangères sur Goto s’était montré typiquement respectueux à l’égard de l’homme d’État étranger. « Comme j’ai dit, il ne risque pas de décrocher le Nobel de physique. C’est un apparatchik. Qui a gravi les échelons en bon politicard. Je suis sûr qu’il a dû lécher un certain nombre de culs au passage... — Et pour couronner le tout, il a un certain nombre de mauvaises habitudes avec les dames, ajouta MP. C’est un truc fréquent, là-bas. Notre gars— Nomuri — a envoyé une dépêche fort détaillée sur tout ce qu’il a pu voir. » C’était le fruit de la jeunesse et de l’inexpérience, le directeur adjoint le savait. Lors de leur première mission importante, presque tous les agents transmettaient absolument tout ce qu’ils relevaient, à croire qu’ils projetaient d’écrire un bouquin. C’était surtout à mettre sur le compte de l’ennui. « Ici, il n’arriverait même pas à se faire élire président de club », nota Ed en étouffant un rire. Tu crois ça ? se dit Ryan qui se souvenait d’Edward Kealty. D’un autre côté, ça pouvait donner à l’Amérique un moyen de pression utilisable, dans le bon cercle et au moment opportun. Peut-être qu’à leur première rencontre, si les choses tournaient mal, le Président Durling pourrait faire une discrète allusion à son ancienne petite amie, et aux conséquences de ses mauvaises habitudes sur les relations américano-japonaises... « Comment va CHARDON ? » Mary Pat sourit en rangeant les jeux Nintendo sur la télé du sous-sol. C’était là que les gamins donnaient leurs instructions à Mario et ses petits amis. « Deux des anciens membres ont disparu, l’un est à la retraite, l’autre en mission outre-mer, en Malaisie, si j’ai bonne mémoire. Tous les autres ont été contactés. Si jamais nous voulons... — Très bien, réfléchissons à ce qu’on veut qu’ils fassent pour nous. — Pourquoi ? demanda Mary Pat. Je n’y vois pas d’inconvénient, mais pourquoi ? — On les pousse un peu trop. Je l’ai dit au Président, mais il a des raisons politiques de le faire, et il n’a pas l’intention d’en rester là. Nos décisions vont porter un rude coup à leur économie, et voilà qu’ils nomment un Premier ministre qui nourrit une véritable antipathie à notre égard. S’ils décident de mesures de rétorsion, je veux le savoir avant que ça se produise. — Que peuvent-ils donc faire ? » Ed Foley s’était assis dans le siège Nintendo de son fils. « Ça aussi, je l’ignore, mais je veux le savoir. Laissez-moi quelques jours pour décider des priorités. Merde, je ne les ai même pas, ajouta-t-il presque aussitôt. Il faut que je prépare le voyage à Moscou. — De toute façon, ça va prendre du temps à organiser. On peut fournir à nos gars le matos de communication et tout le fourbi. — Faites, ordonna Jack. Et dites-leur qu’ils sont dans l’espionnage pour de bon. — Pour ça, il va nous falloir l’autorisation présidentielle », avertit Éd. Activer un réseau d’espionnage dans un pays ami n’était pas une mince affaire. « Je peux me charger de vous l’obtenir. » Ryan était sûr que Durling n’y verrait aucune objection. « Et sortez-moi la fille, à la première occasion. — Et on l’interroge où ? intervint Mary Pat. D’autre part, si elle dit non ? Vous n’êtes pas en train de nous dire de l’enlever, quand même ? » Ouch, pensa Jack. « Non, je ne crois pas que ce serait une bonne idée. Ils savent agir avec prudence, non ? — Clark, sûrement. » C’était un truc qu’il leur avait appris, à elle et son mari, quand ils étaient à la Ferme, bien des années plus tôt. Peu importe où vous êtes, c’est toujours en territoire ennemi. C’était un bon axiome pour les agents de terrain, mais elle s’était toujours demandé d’où il le tenait. La plupart de ces gens auraient dû être au boulot, pensait Clark — mais d’un autre côté, eux aussi, et c’était bien ça le problème, non ? Il avait vu sa dose de manifestations, la plupart organisées contre son pays. Celles d’Iran avaient été particulièrement désagréables, sachant que des Américains se trouvaient alors entre les mains d’individus qui pensaient que crier « Mort à l’Amérique ! » était la façon la plus raisonnable d’exprimer leurs réserves vis-à-vis de la politique étrangère de son pays. Il était allé sur le terrain, pour participer à une mission de sauvetage qui n’avait pas marché — son seul échec, songea-t-il, dans une bien longue carrière. Se retrouver là-bas pour voir tout rater et devoir se tirer du pays en quatrième vitesse, ce n’étaient pas de bons souvenirs. Et cette scène les faisait en partie revenir à sa mémoire. L’ambassade américaine ne prenait pas la chose trop au sérieux. Comme si de rien n’était, l’ambassadeur avait regroupé tout le personnel à l’intérieur du bâtiment de l’ambassade — autre exemple architectural de croisement Frank Lloyd Wright-Ligne Siegfried — situé, celui-ci, en face de l’hôtel Ocura. Après tout, on était en pays civilisé, non ? La police locale avait posté des éléments en nombre suffisant à l’extérieur de l’enceinte, et les manifestants avaient beau vociférer, ils n’avaient pas l’air du genre à attaquer les flics à mine sévère postés tout autour de l’édifice. Mais tous ces gens n’étaient pas des jeunes, ou des étudiants ayant séché les cours — fait notable, les médias oubliaient toujours de signaler que la majorité de ces manifestations estudiantines coïncidaient avec les examens semestriels, et le phénomène était international. Non, dans l’ensemble, ces gens avaient dans les trente-quarante ans, raison pour laquelle les slogans manquaient pour le moins de mordant. Il y avait même de la retenue dans leur langage. Comme s’ils étaient embarrassés d’être ici, gênés par la tournure des événements, montrant du désarroi plus que de la colère, estima Clark tandis que Chavez prenait ses photos. Mais ils étaient sacrément nombreux. Et leur désarroi était grand. Ils voulaient accuser quelqu’un — eux, ces autres toujours à l’origine des grandes catastrophes. Un point de vue pas exclusivement nippon, n’est-ce pas ? Comme toujours au Japon, l’affaire était savamment organisée. Les manifestants, déjà formés en groupes avec leur service d’ordre, étaient en majorité venus par des trains de banlieue bondés ; au terminus, ils étaient montés dans des cars loués pour l’occasion, qui les avaient déposés à quelques pâtés de maisons de l’ambassade. Qui a loué les cars ? se demanda Clark. Qui a imprimé les pancartes ? Il mit du temps à réaliser que les slogans étaient impeccablement rédigés, ce qui était bizarre : bien que connaissant souvent l’anglais, les Japonais commettaient des fautes comme tout un chacun, en particulier dans les slogans. Un peu plus tôt dans la journée, il avait vu un jeune homme vêtu d’un tee-shirt portant l’inscription Inspire in Paradise — « Inspire au paradis » —, ce qui était sans doute chargé de sens en japonais, mais démontrait une fois encore qu’aucune langue ne peut se traduire littéralement dans une autre. Il n’y avait pourtant aucune confusion avec ces pancartes. La syntaxe en était parfaite — alors qu’on n’aurait peut-être pas pu en dire autant de toutes les manifestations aux peut-être Voilà un détail qui était intéressant. Oh, et puis merde, je suis journaliste, après tout. « Excusez-moi, dit John en touchant le bras d’un homme d’âge mûr. — Oui ? » L’homme se retourna, surpris. Bien mis, complet sombre, cravate parfaitement nouée au col de sa chemise blanche, on ne lisait pas spécialement de colère sur ses traits, ni aucune de ces émotions qu’aurait pu inspirer le climat du moment. « Qui êtes-vous ? — Je suis un journaliste russe, de l’agence Interfax, dit Clark en présentant une carte professionnelle rédigée en cyrillique. — Ah. » L’homme sourit et s’inclina poliment. Clark lui répondit de même, ce qui lui valut un regard approbateur quant à ses bonnes manières. « Puis-je me permettre de vous poser quelques questions ? — Mais certainement. » L’homme paraissait presque soulagé de pouvoir cesser de crier. Clark ne tarda pas à apprendre qu’il était âgé de trente-sept ans, marié, un enfant, qu’il était employé dans une firme automobile, actuellement en chômage technique, et fort remonté contre l’Amérique à l’heure présente — mais sans aucune animosité particulière contre la Russie, s’empressât-il d’ajouter. Tout cela l’embarrasse, se dit John en le remerciant pour son opinion. « C’était pour quoi, tout ce cirque ? demanda tranquillement Chavez, l’oeil toujours collé à son appareil photo. — Pa russkiy, répondit sèchement « Klerk ». — Da, tovarichtch. — Suis-moi », poursuivit Ivan Sergueïevitch en pénétrant dans la foule. Il y avait autre chose de bizarre, nota-t-il sans parvenir à mettre le doigt dessus. Après s’être enfoncé de dix mètres, ce fut limpide : les manifestants postés sur les ailes formaient le service d’ordre. À l’intérieur, la masse était composée d’ouvriers, vêtus avec moins de recherche, des gens qui avaient moins de dignité à perdre. Ici, l’ambiance était différente. La colère se lisait plus dans les regards qu’il croisait, et même s’ils se radoucissaient quand il se présentait comme non américain, la suspicion était réelle, et les réponses à ses questions, quand il en obtenait, étaient moins circonspectes que celles reçues auparavant. Au moment prévu, la foule se déplaça, encadrée par le service d’ordre de la manifestation et les forces de police, pour se rendre à un autre point où l’on avait monté une estrade. C’est là que les choses changèrent. Hiroshi Goto prit son temps, les faisant attendre un long moment, même dans un contexte où la patience était considérée comme une vertu cardinale. Il s’avança vers la tribune avec dignité, salua son entourage officiel, disposé en rang sur des sièges au fond de l’estrade. Les caméras de télévision étaient déjà en place : il n’y avait plus qu’à attendre que la foule se presse autour du podium. Mais il attendit encore, pour les contempler, immobile, et cette inaction les forçait à se presser toujours plus, délai supplémentaire qui ne fit qu’accroitre encore la tension. Clark la sentait à présent. Peut-être que l’étrangeté de l’événement était inévitable. Ces gens étaient hautement civilisés, ils appartenaient à une société si ordonnée qu’elle paraissait peuplée d’extra-terrestres, dont les manières policées et la généreuse hospitalité contrastaient violemment avec la méfiance manifestée envers les étrangers. La peur de Clark démarra comme un murmure, le signe discret que quelque chose était en train de changer, même si son sens de l’observation ne lui permettait pas de remarquer quoi que ce soit en dehors des conneries habituelles communes à tous les politiciens de la planète. En homme qui avait vécu l’âpreté des combats au Viêt-Nam et connu encore plus de dangers aux quatre coins du monde, il se sentait à nouveau en terre étrangère, mais son âge et son expérience jouaient contre lui. Même les plus excités au milieu de la foule n’avaient pas l’air si méchants que ça — et puis merde, est-ce qu’on devait s’attendre à voir un type heureux de se retrouver au chômage ? Donc, il n’y avait pas péril en la demeure. N’est-ce pas ? Pourtant, les murmures s’amplifiaient, alors que Goto buvait une gorgée d’eau, continuant à faire mariner ses auditeurs, agitant les bras pour les inciter à s’approcher encore, même si cette partie du parc était déjà noire de monde. Combien étaient-ils ? se demanda John. Dix, quinze milles ? La foule finit par se taire d’elle-même, elle était presque entièrement silencieuse à présent. Quelques coups d’oeil alentour suffirent à l’expliquer : les membres du service d’ordre postés en lisière de la manifestation portaient des brassards à leur manche de pardessus — bigre, jura John, c’était l’uniforme du jour. L’ouvrier moyen s’en remettait machinalement à quiconque avait la mise et le comportement d’un contremaitre, et les types en brassard les poussaient à se rapprocher encore. Peut-être y avait-il eu un autre signe qui les avait amenés à se taire, mais dans ce cas, il avait échappé à Clark. Goto se mit à parler doucement, ce qui fit taire la foule. Les têtes s’avancèrent machinalement de quelques centimètres afin de mieux saisir ses paroles. Bordel, si j’avais eu un peu plus de temps pour apprendre la langue, se dirent les deux agents de la CIA. Ding ne perdait pas le nord, releva son supérieur : il avait changé d’objectif et détaillait chaque visage un par un. « Ça devient tendu », nota tranquillement Chavez, en russe, tout en continuant à détailler les expressions. Clark pouvait le voir à leur posture tandis que Goto poursuivait son allocution. Il arrivait à saisir quelques mots, une phrase par-ci, par-là — en fait, toutes ces choses insignifiantes propres à toutes les langues, ces artifices de rhétorique qu’emploie un politicien pour exprimer son humilité et le respect de son auditoire. La première ovation de la foule fut une surprise et les spectateurs étaient si serrés qu’ils durent jouer des coudes pour applaudir. Il reporta son attention sur Goto. Trop loin. Clark plongea la main dans le sac fourre-tout de Ding, en sortit un boitier qu’il équipa d’un téléobjectif, afin de mieux scruter le visage de l’orateur se faisant acclamer par la foule, et attendant que retombent leurs applaudissements pour poursuivre son discours. C’est qu’on sait manipuler les foules, pas vrai ? Il essayait bien de le cacher, nota Clark, mais c’était un politicien, et même s’ils avaient tous des dons d’acteur, ils avaient encore plus goulûment besoin du public que ceux qui gagnaient leur vie en travaillant devant les caméras. Les gestes de Goto gagnèrent en intensité, au diapason, de sa voix. Pas plus de dix à quinze mille spectateurs. C’est juste un test, hein ? Un ballon d’essai. Jamais Clark ne s’était senti à ce point étranger. Presque partout ailleurs, ses traits étaient ordinaires, banals, oubliés sitôt vus. En Iran, en Union soviétique, à Berlin, il pouvait se fondre dans l’anonymat. Pas ici. Pas maintenant. Pis encore, il ne pigeait pas, pas entièrement, et ça le tracassait. La voix de Goto monta encore. Pour la première fois, son poing s’écrasa sur le pupitre, et la foule réagit en rugissant. Son débit s’accéléra. La foule se pressait autour de l’estrade, et Clark vit dans les yeux de l’orateur qu’il l’avait remarqué, qu’il en était ravi. Il ne souriait plus maintenant, mais son regard balayait la marée des visages, de gauche à droite, s’arrêtant parfois à un endroit précis, ayant sans doute repéré quelqu’un, scrutant ses réactions, avant de passer au suivant pour voir si tout le monde réagissait de la même façon. Il avait l’air d’être satisfait de son examen. Sa voix était désormais pleine d’assurance. Il les tenait, il les tenait tous. Il lui suffisait de modifier le rythme de sa diction pour voir leur respiration changer en mesure, et leurs yeux s’écarquiller. Clark rabaissa l’appareil photo pour balayer la foule, et il nota le mouvement collectif, les réactions aux paroles de l’orateur. Il joue avec eux. John reprit l’appareil et s’en servit comme d’un viseur de fusil. Il mit au point sur les gorilles en complet postés en bordure de la foule. Leur mimique avait changé : ils semblaient moins s’intéresser à leur tâche qu’au discours. Une nouvelle fois, il maudit sa piètre connaissance de la langue, sans vraiment se rendre compte que ce qu’il voyait était infiniment plus important que ce qu’il aurait pu comprendre. La nouvelle réaction de la foule n’était pas seulement sonore, elle exprimait la colère. Les visages étaient comme illuminés. Goto les possédait maintenant, pour les conduire toujours plus loin sur le chemin qu’il leur avait tracé. John effleura le bras de Ding. « Filons d’ici. — Pourquoi ? — Parce que ça commence à sentir le roussi. » Cela lui valut un regard intrigué. « Nan ja ? répondit-il en japonais, souriant derrière son boitier photo. — Tourne-toi et vise les flics », ordonna « Klerk ». Ding obéit, et saisit aussitôt. D’ordinaire, la police japonaise avait toujours une allure imposante. Peut-être que les samouraïs d’antan arboraient la même confiance. Bien que toujours polis et très professionnels, leurs flics donnaient toujours plus ou moins l’impression de rouler des mécaniques. Ici, ils ne doutaient pas de représenter le bras armé de la loi. Leur uniforme était aussi net et resplendissant que celui d’un Marine en faction devant une ambassade, et le pistolet accroché à leur ceinture n’était qu’un symbole de leur fonction, qu’il n’était jamais nécessaire d’employer. Seulement, ces durs de durs paraissaient bien nerveux. Ils dansaient d’un pied sur l’autre, échangeaient des regards inquiets. Les mains frottaient contre les jambes de pantalon bleu pour essuyer la transpiration. Les hommes sentaient monter la tension, eux aussi, si clairement que cela se passait de commentaire. Même ceux qui prêtaient une oreille attentive au discours de Goto semblaient également préoccupés. Quoi qu’il advienne, si c’était au point de troubler les responsables du maintien de l’ordre dans ces rues, c’est qu’il allait y avoir du vilain. « Suis-moi. » Clark scruta les alentours et repéra une devanture de magasin. Les agents de la CIA prirent place près de l’entrée. À part eux, pas un chat. Quelques passants s’étaient joints à la foule, et la police avait fait mouvement pour les en séparer par un barrage d’uniformes bleus. Les deux agents se retrouvaient quasiment isolés, entourés d’un vaste espace dégagé, situation pour le moins inconfortable. « Tu sens le truc à peu près comme moi ? » demanda John. Qu’il ait posé la question en anglais surprit Chavez. « Il est vraiment en train de les exciter, hein ? » Puis, après un instant de réflexion : « Vous avez raison, monsieur C. Ça commence à sentir le roussi. » La voix de Goto était clairement audible dans la sono. Le ton s’était fait plus aigu, presque perçant, et la foule y réagissait comme réagissent toutes les foules. « Déjà vu quelque chose de comparable ? » Cela n’avait rien à voir avec la mission qu’ils avaient remplie en Roumanie. Un bref signe de tête. « Téhéran, 1979. — J’étais à l’école primaire. — J’avais le trouillomètre à zéro », se souvint Clark. Les mains de Goto voletaient. Clark reprit sa visée ; à travers l’objectif, l’homme semblait transformé. Ce n’était plus le même que celui qui avait entamé l’allocution. À peine une demi-heure plus tôt, il s’était montré hésitant. Plus maintenant. S’il s’était agi au début d’une simple expérience, alors elle était réussie. Les dernières envolées semblaient téléphonées, mais c’était à prévoir. L’orateur leva ses mains jointes comme un arbitre de foot américain annonçant un essai, mais les poings, nota Clark, étaient serrés. À vingt mètres d’eux, un flic se retourna et regarda les deux gains Il y avait de l’inquiétude sur ses traits. « Entrons plutôt essayer des pardessus, en attendant. — Je fais du quarante », répondit Chavez, d’un ton léger, en rangeant son matériel photo. C’était une belle boutique, et elle avait des pardessus de la bonne taille pour Chavez. Ce qui leur fournit une excellente excuse pour musarder. L’employé était attentif et poli, et sous l’insistance de John, Chavez finit par s’acheter un complet qui lui allait si bien qu’on l’aurait cru taillé sur mesure — gris foncé et banal, d’un prix excessif et parfaitement identique à ceux que portaient de nombreux employés. Quand ils ressortirent, ils découvrirent que le petit parc était vide. Des ouvriers démontaient l’estrade. Les équipes de télé remballaient leurs projos. Tout était normal, à l’exception d’un petit groupe d’agents de police entourant trois personnes assises au bord du trottoir. C’étaient des journalistes d’une télé américaine, et l’un d’eux tenait un mouchoir plaqué contre son visage. Clark jugea préférable de ne pas s’approcher. Il nota en revanche que les rues n’étaient pas particulièrement sales — et comprit bientôt pourquoi : une équipe de balayeurs était à l’oeuvre. Tout avait été parfaitement planifié. La manifestation avait été à peu près aussi spontanée qu’une finale de championnat — mais la partie s’était déroulée encore mieux que prévu. « Ton opinion ? ordonna Clark alors qu’ils parcouraient des rues qui retrouvaient une activité normale. — Vous connaissez mieux que moi ce genre de truc... — Écoute voir, monsieur le futur diplômé, quand je pose une putain de question, j’attends une putain de réponse. » Chavez faillit s’arrêter, interdit, moins scandalisé que surpris par ce reproche. Il n’avait encore jamais vu son partenaire ébranlé de la sorte. En conséquence, sa réponse fut mesurée et circonstanciée. « Je crois que nous venons d’assister à quelque chose d’important. Je crois qu’il jouait avec eux. L’an dernier, à l’un de mes cours, on nous a passé un film nazi, une étude classique sur les méthodes employées par les démagogues. Il avait été réalisé par une femme, et ça m’a rappelé... — Le Triomphe de la volonté, de Leni Riefenstahl, dit Clark. Ouais, c’est un classique, effectivement. Au fait, t’aurais besoin d’une coupe de cheveux. — Hein ? » L’entraînement était réellement payant, le commandant Sato le savait sans avoir à regarder. À son signal, les quatre F-15 Eagle lâchèrent leurs freins et se ruèrent sur la piste de Misawa. Ils avaient volé plus de trois cents heures au cours des douze mois écoulés, dont un tiers rien que les deux derniers, et désormais, les pilotes pouvaient risquer un décollage en formation qui aurait fait la fierté d’une patrouille acrobatique. Hormis que son escadrille de quatre n’était pas la version locale des Blue Angels. Ils étaient membres de la 3e escadre aérienne. Sato devait se concentrer, bien sûr, pour surveiller l’indicateur de vitesse relative sur son affichage tête haute, avant de faire décoller son appareil. Celui-ci s’éleva docilement, et il sut sans avoir besoin de regarder que son ailier l’avait imité, à moins de quatre mètres de son bout d’aile. Il était dangereux de décoller ainsi, mais c’était toujours bon pour le moral. Ça donnait des frissons aux rampants, et ça impressionnait les badauds roulant sur l’autoroute. A mille pieds du sol, train et volets rentrés, ayant passé la barre des quatre cents noeuds, il se permit de tourner la tête à gauche et à droite. Pas de doute, la journée était limpide, l’air froid dépourvu d’humidité, encore illuminé par le soleil de fin d’après-midi. Sato pouvait apercevoir au nord de sa position l’extrémité méridionale des Kouriles. Appartenant jadis à son pays, volée par les Russes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’étaient des îles escarpées et montagneuses, comme Hokkaido, la plus septentrionale des îles de la mère patrie... Mais chaque chose en son temps, se dit le commandant. « Virez à droite », ordonna-t-il dans l’interphone, pour prendre un nouveau cap à zéro-cinq-cinq. Ils grimpaient toujours, progressivement, afin d’économiser le carburant pour l’exercice. Difficile de croire que la conception de cet avion remontait après de trente années. Mais il ne s’agissait que de la forme et du concept. Depuis l’époque où les ingénieurs américains de McDonnell Douglas avaient imaginé cette machine, les améliorations apportées avaient été si nombreuses qu’il n’en subsistait pratiquement plus que la silhouette. Presque tout à bord du zinc de Sato était de construction japonaise, même les réacteurs. Mais tout spécialement l’électronique. Il y avait un trafic régulier dans les deux sens, essentiellement des long-courriers gros porteurs transportant des hommes d’affaires entre le Japon et l’Amérique du Nord, sur une route commerciale bien définie qui longeait les Kouriles, dépassait la péninsule du Kamtchatka, puis continuait vers les Aléoutiennes. Si quelqu’un nourrissait encore des doutes sur l’importance de son pays, songea Sato dans l’intimité de son habitacle, la preuve en était là. Le soleil bas se reflétait sur la dérive en aluminium de tous ces transports civils et, depuis son altitude de trente-sept mille pieds, il pouvait les voir à la file, pareils à des voitures à la queue leu leu sur une autoroute, points jaunes suivis d’un blanc panache de vapeur qui s’étirait à l’infini. Puis il fut temps de se mettre au boulot. La formation de quatre se sépara en deux paires, de part et d’autre du couloir aérien civil. La mission d’entraînement de la soirée n’avait rien de complexe, mais elle était vitale, malgré tout. Derrière eux, à plus de cent milles au sud-ouest, un avion d’alerte aérienne avancée était en position juste au large de l’extrémité nord-est de l’île de Honshu. C’était un E-767. Basé sur le biréacteur civil de Boeing (tout comme l’E-3A était basé sur la cellule, bien plus ancienne, du 707), il portait un radôme rotatif surmontant sa cellule modifiée. Tout comme son F-15J était une version locale d’un chasseur américain, l’E-767 était l’interprétation japonaise considérablement améliorée d’une autre invention américaine. La leçon n’avait donc pas porté, songea Sato, tout en scrutant l’horizon toutes les deux ou trois secondes, avant de revenir à son affichage tête haute. Tant d’inventions dont ils avaient libéralement cédé les droits en cours de validité à ses compatriotes, à charge pour eux de les perfectionner. En fait, les Américains avaient joué le même jeu avec les Russes, améliorant tous les armements que ceux-ci avaient fabriqués, mais négligeant, par leur arrogance, la possibilité que quelqu’un puisse faire de même avec leurs propres systèmes magiques. Le radar du E-767 n’avait aucun équivalent au monde pour ce qui était de l’électronique embarquée. C’était la raison pour laquelle le radar de nez de son Eagle était coupé. Simple dans son concept, l’ensemble du dispositif était d’une redoutable complexité dans son exécution. Les chasseurs devaient connaître leur position précise dans les trois dimensions, et il en était de même pour les trois avions d’alerte aérienne qui les soutenaient. En outre, les impulsions radar émises par le E-767 étaient synchronisées avec précision. Le reste n’était qu’une affaire de calcul mathématique : connaissant la position de l’émetteur et leur propre position, les Eagle pouvaient alors recevoir les échos radar et définir les signaux comme si les données étaient générées par leur propre système embarqué. Alliant le principe des radars bi statiques mis au point par les Soviétiques à la technologie américaine des radars aéroportés, ce système avait porté l’idée une étape plus loin : Le radar d’alerte aérienne était agile en fréquence, à savoir qu’il était capable de basculer instantanément du mode de recherche à grande longueur d’onde au mode de guidage de tir en onde courte, et il pouvait effectivement guider les missiles air-air tirés par les chasseurs. Ce modèle était également d’une taille et d’une puissance suffisante pour être capable, estimait-on, de déjouer les technologies furtives. Il suffit de quelques minutes à Sato pour vérifier l’efficacité du système. Les quatre missiles air-air sous ses ailes étaient factices, dépourvus de leurs moteurs-fusées. Leurs têtes chercheuses en revanche étaient bien réelles, et les instruments de bord montraient que les missiles pistaient les avions de ligne qui approchaient ou s’éloignaient avec encore plus de précision que s’ils avaient été guidés par le radar de l’Eagle. C’était une première, une authentique nouveauté en matière de technologie militaire. Quelques années plus tôt, le Japon l’aurait sans doute mise en vente, et presque à coup sûr proposée à l’Amérique, parce qu’une technologie pareille valait plus que son pesant d’or. Mais le monde avait changé, et les Américains n’auraient sans doute pas vu l’intérêt de dépenser leur argent pour ça. D’ailleurs, le Japon ne comptait pas la vendre à qui que ce soit. Pas maintenant, songea Sato. Surtout pas maintenant. Leur hôtel n’était pas franchement luxueux. Même s’il accueillait les visiteurs étrangers, la direction reconnaissait que tous les gaijin n’étaient pas fortunés. Les chambres étaient petites, les couloirs étroits, les plafonds bas et un petit déjeuner composé d’un verre de jus de fruits, d’une tasse de café et d’un croissant ne coûtait que cinquante dollars au lieu des cent et quelques réclamés ailleurs. Comme on disait au gouvernement américain, Clark et Chavez « vivaient d’économies », c’est-à-dire frugalement, comme l’auraient fait des Russes. Ce n’était pas une bien grande épreuve. Si surpeuplé et frénétique qu’il soit, le Japon était malgré tout infiniment plus confortable que l’Afrique, et la nourriture, bien qu’étrange, était suffisamment exotique et intéressante pour que l’effet de la nouveauté ne soit pas encore dissipé. Ding aurait pu grommeler en regrettant ses hamburgers, mais exprimer un tel sentiment, même en russe, aurait trahi leur couverture. De retour après une journée fertile en événements, Clark inséra sa carte à clé dans la fente de la porte et tourna le bouton. Sans même s’arrêter, il arracha au vol, après avoir vérifié sa présence, le bout de ruban adhésif scotché sur la face interne du bouton. Une fois à l’intérieur, il se retourna et le montra simplement à Ding, qui se dirigea aussitôt vers la salle de bains pour le jeter dans les W-C. Chavez inspecta la pièce, en se demandant si elle était sur écoute, et si tout ce cirque de film d’espionnage était vraiment justifié. L’ambiance était incontestablement au mystère. Le scotch sur le bouton de porte : quelqu’un demandait une rencontre. Nomuri. La technique était astucieuse, se dit Chavez. Qui que soit celui qui avait laissé la marque, il lui avait suffi de parcourir le couloir, et sa main avait sans doute effleuré le bouton, un geste qui aurait pu échapper même à un observateur attentif. Bon, c’était justement le but de la manoeuvre. « Je vais descendre boire un pot », annonça « Klerk » en russe. Je vais voir ce qui se passe. « Vanya, tu bois trop. » Entendu. C’était son habitude de toute façon. « Tu parles d’un Russe », répondit Clark, à l’adresse des micros, s’il y en avait, avant de sortir de la chambre. Et merde, comment veut-on que j’étudie dans des conditions pareilles ? se demanda Chavez. Il avait été forcé de laisser ses bouquins en Corée — ils étaient tous en anglais, évidemment. Il ne pouvait pas prendre de notes ou faire des révisions. Si je dois perdre du temps pour ma maîtrise, se dit-il, je demande à l’Agence de me rembourser les heures de cours perdues. Le bar, situé au bout de la rue, était fort agréable. La salle était sombre. Les alcôves étaient étroites et séparées par des cloisons épaisses ; en outre, un miroir derrière la rangée de bouteilles d’alcool facilitait la contre-surveillance. Mieux encore, presque tous les tabourets étaient pris, ce qui le força à regarder ailleurs pour manifester son désappointement. Clark gagna tranquillement le fond de la salle. Nomuri l’attendait. « On prend des risques, non ? » lança John pour couvrir la musique. Une serveuse arriva. Il commanda une vodka, sans glaçons, en précisant une marque locale pour faire des économies. « Ordres de la maison », lui précisa Nomuri. Il se leva sans un autre mot, manifestement vexé qu’un gaijin ait pu prendre le siège sans demander d’abord la permission, et s’éloignant sans même une courbette polie. Avant que sa commande n’arrive, Clark glissa la main sous la table et trouva un paquet scotché dessous. En un instant, il était sur ses genoux et ne tarderait pas à trouver place à l’intérieur de sa ceinture, au creux des reins. Clark choisissait toujours des vêtements de travail coupés amples — le déguisement russe facilitait encore les choses — et ses larges épaules lui offraient de la marge pour planquer d’autres trucs, raison de plus pour se maintenir en forme. La vodka arriva, et il prit son temps pour la siroter, en scrutant la glace du bar pour y chercher les reflets de visages qui auraient pu visiter sa mémoire auparavant. C’était une discipline constante, et si astreignante qu’elle soit, l’expérience lui avait appris à ne pas la négliger. Il consulta sa montre à deux reprises, discrètement, puis une troisième fois encore juste avant de se lever, en laissant derrière lui le montant exact de sa consommation. Les Russes n’étaient pas très portés sur les pourboires. La rue était animée, même à cette heure tardive de la soirée. Clark avait pris l’habitude d’aller prendre un dernier verre au cours de la semaine précédente et, un soir sur deux, il traînait dans les boutiques du coin. Ce soir-là, il choisit d’abord une librairie, avec de longs rayonnages irréguliers. Les Japonais étaient un peuple cultivé. Il y avait toujours du monde ici. Il parcourut les rayons, choisit un exemplaire de The Economist, puis continua sa visite, sans but, vers le fond de la boutique, où il avisa plusieurs clients en train de lorgner l’étal des mangas. Plus grand qu’eux, il s’arrêta juste derrière, assez près, mais pas trop, les mains devant lui, le dos faisant écran. Au bout de quatre ou cinq minutes, il regagna la caisse, régla son magazine, que l’employé lui glissa poliment dans un sac. L’étape suivante fut dans un magasin d’électronique, où il regarda des lecteurs de CD. Cette fois, il bouscula deux personnes, se confondant en excuses à chaque fois, avec une formule qu’il avait pris la peine d’apprendre dès le début de son stage à Monterey. De retour dans la rue, il regagna son hôtel, en se demandant dans quelle mesure les quinze minutes précédentes avaient été une totale perte de temps. Non, en aucun cas, se dit Clark. Pas une seule seconde. Il entra dans la chambre et lança le magazine à Ding. Cela lui valut un regard de son cadet, avant que celui-ci ne réponde « Ils n’ont donc rien en russe ? — Ils font une bonne analyse des difficultés entre ce pays et l’Amérique. Lis et instruis-toi. Améliore ta connaissance des langues. » Super, merde, vraiment super, songea Chavez en décryptant le vrai sens du message. Cette fois, on est activés pour de bon. Il ne terminerait jamais sa maîtrise, ronchonna-t-il. Peut-être qu’ils n’avaient pas envie de lui refiler l’augmentation statutaire à la CIA pour tout diplômé de l’université. Clark avait d’autres chats à fouetter. Le paquet que lui avait transmis Nomuri contenait une disquette ainsi qu’un boîtier d’extension destiné à s’insérer dans un portable. Il alluma son ordinateur, inséra la disquette dans la fente du lecteur. Le fichier qu’il ouvrit ne contenait que trois phrases, et quelques secondes après l’avoir lu, Clark l’effaça. Ensuite, il se mit à composer un texte qui avait toutes les apparences d’une dépêche d’agence. L’ordinateur était la version en russe d’un modèle japonais courant : bien qu’il lise et parle couramment la langue, le plus dur pour Clark était qu’il avait l’habitude de taper (mal) en anglais. Le clavier cyrillique le rendait dingue, et il se demandait parfois si quelqu’un n’allait pas découvrir cette petite faille dans l’armure de sa couverture. Il lui fallut plus d’une heure pour taper l’article, et une demi-heure de plus pour faire le plus important. Il sauvegarda les deux textes sur disque dur, puis éteignit la machine. Retournant l’ordinateur, il retira le modem amovible enfiché à l’arrière, et le remplaça par le nouveau que lui avait apporté Nomuri. « Quelle heure est-il à Moscou ? demanda-t-il d’une voix lasse. — La même que d’habitude, six heures plus tôt qu’ici, t’as oublié ? — Bon, je vais l’envoyer également à Washington. — Parfait, grommela « Chekov ». Je suis sûr qu’ils vont adorer, Ivan Sergueïevitch. » Clark raccorda son modem à la prise téléphonique et composa directement au clavier le numéro établissant la liaison avec la ligne en fibres optiques vers Moscou. Le transfert de son rapport prit moins d’une minute. Il répéta l’opération avec le bureau d’Interfax situé dans la capitale américaine. C’était assez rusé, pensa John. Au moment de la connexion entre les deux modems à chaque bout de la ligne, on entendait comme un bruit de friture — rien de plus : le signal de couplage n’était qu’un sifflement rauque, à moins qu’on ne soit en possession d’une puce de décodage spéciale, et Clark se connectait exclusivement aux bureaux de l’agence de presse russe. Que ce bureau à Washington soit mis sur écoute par le FBI était une autre affaire. Quand il eut terminé, il conserva un fichier de la transaction et effaça l’autre. Encore une journée passée au service de son pays. Clark alla se brosser les dents avant de s’effondrer sur son lit. « C’était un bien beau discours, Goto-san. » Yamata versa une dose généreuse de saké dans une fine tasse en porcelaine. « Vous avez su mettre les choses au clair. — As-tu vu comme ils ont réagi ! » Le petit homme jubilait, son enthousiasme le faisait se gonfler sous les yeux de son hôte. « Et demain, vous aurez votre cabinet, et le surlendemain, vous aurez un nouveau bureau, Hiroshi. — Tu en es certain ? » Lui répondirent un signe de tête et un sourire empreints d’un authentique respect. « Absolument. Mes collègues et moi en avons parlé avec nos amis, et ils ont bien dû admettre avec nous que vous êtes le seul homme à même de sauver notre pays. — Quand commence-t-on ? demanda Goto, brusquement dégrisé par ces paroles, et se souvenant exactement de ce qu’allait signifier son accession au pouvoir. — Quand nous aurons le peuple avec nous. — Es-tu sûr que nous pouvons... — Oui, j’en suis sûr. » Yamata marqua un temps. « Il reste toutefois un problème. — Lequel ? — Votre jeune amie, Hiroshi. S’il s’ébruite que vous avez une maîtresse américaine, vous serez compromis. Nous ne pouvons pas nous le permettre, expliqua patiemment Yamata. J’espère que vous comprenez. — Kimba me procure une bien agréable diversion, objecta courtoisement Goto. — Je n’en doute absolument pas, mais le Premier ministre a l’embarras du choix en la matière, et de toute manière, nous allons être occupés pendant le mois qui vient. » Le plus amusant était qu’il pouvait soutenir l’homme d’une main et le démolir de l’autre, aussi aisément qu’il manipulerait un enfant. Malgré tout, une chose le troublait dans toute cette histoire. Plusieurs, même. Qu’avait-il pu raconter à la fille ? Et qu’allait-on en faire à présent ? « Pauvre bébé, la renvoyer chez elle maintenant, elle ne connaîtra plus jamais le bonheur. — C’est incontestable, mais cela doit être fait, mon ami. Voulez-vous que je m’en occupe ? Mieux vaut régler ça en douceur, discrètement. On vous voit désormais tous les jours à la télévision. Plus question de vous voir fréquenter ce quartier comme un banal citoyen. Il y a trop de risques. » L’homme sur le point de devenir Premier ministre baissa les yeux et but une gorgée de saké, pesant à l’évidence son plaisir personnel face à ses devoirs envers son pays ; une fois encore, il surprenait Yamata — mais non, pas vraiment. Goto était Goto, et on avait choisi de le promouvoir autant — voir plus — pour ses faiblesses que pour ses forces. « Hai, dit-il après réflexion. Je t’en prie, occupe-t’en. — Je sais ce qu’il faut faire », lui assura Yamata. 15 Une sacrée bourde DERRIÈRE le bureau de Ryan se trouvait un gadget appelé STU-6. L’acronyme devait signifier Secure Telephone Unit, « module téléphonique de sécurité », mais il n’avait jamais pris la peine de vérifier. L’appareil était contenu dans un meuble en chêne d’une soixantaine de centimètres de côté, fabriqué avec soin par les pensionnaires d’une prison fédérale. A l’intérieur, on trouvait une demi-douzaine de cartes électroniques dont la surface verte était bourrée de microprocesseurs chargés de crypter et décrypter les signaux téléphoniques. Avoir un de ces appareils dans son bureau vous désignait d’office comme un homme important au sein du gouvernement. « Ouais, fit Jack en se penchant en arrière pour saisir le combiné. — MP à l’appareil. Un truc intéressant vient d’arriver. BOIS DE SANTAL. » La voix de Mme Foley était parfaitement claire sur la ligne à transmission numérique. « Vous allumez votre fax ? — Allez-y, vous pouvez l’envoyer. » Le réseau STU-6 permettait également la transmission simultanée de données, au moyen d’un simple cordon téléphonique raccordé au télécopieur de Ryan. « Est-ce que vous leur avez bien transmis l’ordre... — Oui. — Parfait. Attendez une minute... » Jack prit la première page à la sortie de l’imprimante et commença à la lire. « Ça vient de Clark, n’est-ce pas ? — Exact. C’est pourquoi je vous l’ai répercuté tout de suite. Vous connaissez le gars aussi bien que moi. — J’ai vu le reportage télé. CNN dit que la foule était passablement excitée... » Ryan parvint au bas de la première page. « Quelqu’un a balancé une boîte de Coca sur le crâne du réalisateur. Il s’en tire juste avec une bonne migraine, mais c’est la première fois que pareil incident se produit là-bas — en tout cas à notre souvenance, à Ed et moi. — Bordel de merde ! s’exclama Ryan en lisant la suite. — Je me doutais que vous apprécieriez ce passage. — Merci pour les tuyaux, Mary Pat. — Toujours à votre service. » On raccrocha. Ryan prit son temps. Son emportement, il le savait, avait toujours été son pire ennemi. Il décida de s’accorder un moment pour se lever, sortir et se rendre à la première fontaine d’eau fraîche qui était installée dans le bureau de sa secrétaire. Le « Trou brumeux » où était située la capitale fédérale était, paraît-il, un joli marécage jusqu’au jour où un quelconque imbécile s’était avisé de le drainer. Dommage que le Sierra Club n’ait pas été dans le coin pour sortir une étude d’impact. Ces gars-là s’y entendaient pour faire de l’obstruction, sans s’occuper de savoir si les procédures qu’ils bloquaient étaient ou non utiles — et à l’occasion, ils rendaient un certain service à la société. Mais pas ce coup-ci, se dit Ryan, en se rasseyant. Puis il décrocha le combiné du STU-6 et pressa sur le clavier la touche mémoire du numéro des Affaires étrangères. « Bonjour, monsieur le ministre, dit d’une voix enjouée le chef du Conseil national de sécurité. Dites donc, c’est quoi, cette histoire de manifestation devant notre ambassade à Tokyo, hier ? — Vous avez vu CNN tout comme moi, j’en suis sûr », répondit Hanson comme si ce n’était pas le rôle des services diplomatiques américains de fournir des renseignements plus précis que ceux que pouvait découvrir le citoyen lambda à son petit déjeuner. « Il se trouve que oui, effectivement, mais ce que j’aimerais, c’est avoir l’opinion du personnel d’ambassade, celle du conseiller politique, par exemple, ou pourquoi pas celle du CMD », répondit Ryan avec une pointe d’irritation dans la voix. L’ambassadeur Chuck Whiting n’était en poste que depuis peu de temps ; cet ancien sénateur, qui avait un cabinet d’avocat à Washington, avait certes représenté des intérêts d’affaires japonais, mais le chef de mission diplomatique était un spécialiste du Japon qui connaissait bien la culture du pays. « Walt a décidé de garder son personnel à l’intérieur. Il ne veut risquer aucune provocation. Je ne vais pas le lui reprocher. — C’est bien possible, mais j’ai sous les yeux le témoignage oculaire transmis par un agent confirmé qui... — Je l’ai aussi, Ryan. Il me paraît bien alarmiste. Qui est ce gars ? — Je vous l’ai dit, un agent confirmé. — Hmmmm. Je vois qu’il connaît l’Iran. » Ryan entendit un crissement de papier à l’autre bout de la ligne. « Cela en fait un barbouze. J’imagine que cela colore quelque peu son jugement. Quelle expérience a-t-il du Japon ? — Pas énorme, mais... — Nous y voilà. Alarmiste, comme j’ai dit. Vous voulez malgré tout que j’en tienne compte. — Oui, monsieur le ministre. — D’accord. J’appellerai Walt. Autre chose ? Je pars bientôt pour Moscou, moi aussi. — Je vous en prie, mettez-les en garde, d’accord ? — Bien, Ryan. Je veillerai à ce que le message soit transmis. N’oubliez pas, c’est déjà la pleine nuit, là-bas, vu ? — Bien. » Ryan reposa le combiné sur sa fourche et jura. Ne jamais réveiller l’ambassadeur. Il lui restait plusieurs possibilités. Il choisit la plus simple. Il décrocha le téléphone de son bureau et composa le numéro du secrétaire personnel du Président. « Il faut que j’aie un bref entretien avec le patron. — D’ici une demi-heure ? — Ce sera parfait, merci. » Le retard s’expliquait par une cérémonie dans le salon est, également inscrite sur l’agenda de Ryan, mais il l’avait complètement oubliée. Le Bureau Ovale était trop petit, ce qui n’était pas pour déplaire au personnel du secrétariat. Les dix caméras de télévision et une bonne centaine de journalistes étaient là pour voir Roger Durling apposer sa signature au bas de la loi sur la réforme du commerce extérieur. La nature du texte exigeait que le signataire emploie plusieurs stylos, un pour chaque lettre de son nom, ce qui rendait l’opération longuette et passablement hasardeuse. Le premier exemplaire était bien évidemment destiné à Al Trent, qui avait déposé le texte. Les autres furent distribués aux rapporteurs des diverses commissions de la Chambre et du Sénat, ainsi qu’à quelques membres de l’opposition sans qui le texte n’aurait pu faire aussi vite la navette entre les deux Chambres. Il y eut les applaudissements habituels, les poignées de main traditionnelles, et un nouvel article vint s’ajouter au Journal officiel des États-Unis. La loi sur la réforme du commerce extérieur était désormais loi fédérale. L’une des équipes de télévision était celle de la NHK. Leurs visages étaient sinistres. Ils devaient ensuite filer au ministère du Commerce, interroger la commission de juristes chargée d’analyser la législation et les procédures japonaises en vue de leur duplication rapide. Voilà qui constituerait une expérience formatrice inhabituelle pour des journalistes étrangers. Comme tant d’autres fonctionnaires du gouvernement, Chris Cook avait la télé dans son bureau. Il regarda la signature sur CSPAN et, avec celle-ci, le report sine die de son entrée dans le secteur dit privé. Ça le turlupinait de recevoir des sommes d’argent en dehors de son traitement d’agent de l’État. Certes, elles étaient virées sur un compte bancaire sûr, mais c’était tout de même illégal. Et il n’avait pas réellement intention d’enfreindre la loi. Le maintien de l’amitié américano-japonaise lui tenait à coeur. Or, elle était en train de se déliter, et à moins qu’on ne parvienne à la restaurer rapidement, sa carrière était promise à la stagnation et risquait même de prendre fin, malgré toutes les perspectives prometteuses depuis tant d’années. Et il avait besoin de cet argent. Il avait prévu de dîner ce soir avec Seiji. Il fallait qu’ils discutent des moyens d’arranger la situation, se dit le sous-chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères. Sur Massachusetts Avenue, Seiji Nagumo regardait la même chaîne de télévision et n’était pas non plus ravi. Rien ne serait plus jamais pareil, pensait-il. Peut-être que le nouveau gouvernement... non, Goto était un imbécile démagogue. Ses rodomontades et ses poses ne feraient que mettre de l’huile sur le feu. Ce qu’il convenait de faire, c’était... c’était quoi ? Pour la première fois de sa carrière, Nagumo n’avait pas la moindre idée de la conduite à tenir. La diplomatie avait échoué. Le lobbying avait échoué. À tout prendre, même l’espionnage avait échoué. De l’espionnage ? Était-ce bien le terme ? Eh bien, techniquement oui, sans aucun doute. Il obtenait désormais ses informations contre de l’argent. Donné à Cook et à quelques autres. Du moins étaient-ils bien placés, ce qui lui avait permis d’avertir à temps son gouvernement. En tout cas, son ministre des Affaires étrangères savait qu’il avait agi au mieux, qu’il avait fait tout ce qui était humainement possible — et même plus, à vrai dire. Et il continuait, agissant par l’entremise de Cook pour influer sur l’interprétation américaine de la législation japonaise. Toutefois, les Américains avaient un terme pour qualifier ce genre d’efforts : ranger les transats sur le Titanic. Plus il y réfléchissait, plus ça l’inquiétait. Ses compatriotes allaient souffrir, l’Amérique aussi, et le monde entier. Et tout ça à cause d’un accident de la circulation qui avait causé la mort de six individus sans importance. C’était de la folie. Folie ou pas, ainsi allait le monde. Un coursier entra dans son bureau pour lui apporter un pli scellé qu’il lui remit contre signature. Nagumo attendit que la porte se soit refermée pour l’ouvrir. La couverture de la chemise lui donnait déjà une indication. Le document était classé ultra-confidentiel. Même l’ambassadeur n’aurait jamais connaissance de ce qu’il était en train de lire. Ses mains tremblaient quand il lut les instructions consignées sur les deux pages suivantes. Nagumo se souvenait de ses cours d’histoire. L’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, dans la ville maudite de Sarajevo ; un vague nobliau anonyme, un homme si insignifiant qu’aucune personnalité de poids n’avait pris la peine d’assister à ses obsèques, et pourtant son assassinat avait été la « bêtise » qui avait déclenché la première guerre à avoir ravagé le globe. Dans le cas présent, les individus sans importance avaient été un agent de police et quelques femmes. Et pour de telles futilités, c’est ça qui allait se produire ? Nagumo devint très pâle, mais il n’avait pas le choix en l’occurrence, car sa vie était gouvernée par les mêmes forces que celles qui faisaient tourner le monde sur son axe. L’exercice PARTENAIRE DE CHANGEMENT DE DATE débuta à l’heure prévue. Comme presque toutes les manoeuvres militaires, c’était une combinaison de figures libres et de règles imposées. Les dimensions de l’océan Pacifique laissaient de la marge, et la partie devait se dérouler entre l’île Marcus, possession japonaise, et Midway. L’idée était de simuler un conflit entre la marine américaine et un groupe de frégates adverse, aux unités plus modernes, mais en nombre plus réduit, joué par la marine japonaise. Cette dernière avait un handicap certain, mais pas insurmontable. Pour les besoins de l’exercice, l’île Marcus (Minari Tori-shima sur leurs cartes) devait tenir le rôle d’une masse continentale. En fait, l’atoll mesurait à peine trois cent soixante-dix hectares, juste de quoi abriter une station météo, une petite colonie de pêcheurs et une unique piste d’aviation, d’où décollerait un trio de patrouilleurs P-3C. Ces appareils pourraient être « administrativement » abattus par les chasseurs américains, mais seraient ressuscités le lendemain. Les pêcheurs, qui avaient également une station sur l’île pour récolter les algues, ramasser les seiches et, à l’occasion, pêcher un poisson-scie pour le marché métropolitain, étaient ravis de ce surcroît d’activité. Les aviateurs avaient amené une cargaison de bière qu’ils troquaient contre du poisson frais, en se conformant à ce qui était devenu une tradition d’amitié. Deux des trois Orion décollèrent avant l’aube, l’un vers le nord, l’autre vers le sud, à la recherche de la flotte de porte-avions américains. Leurs équipages, au courant des problèmes commerciaux entre les deux pays, se concentraient sur leur mission. Ce n’était pas un exercice inédit pour la marine japonaise, après tout. Leurs anciens avaient fait la même chose deux générations plus tôt, à bord d’hydravions Kawanishi H8K2 — pour traquer les porte-avions en maraude commandés successivement par Halsey et Spruance. Une bonne partie des tactiques qu’ils allaient employer aujourd’hui se fondaient sur les leçons tirées de ce conflit du passé. Les P-3C étaient eux-mêmes la version nippone d’un appareil américain qui avait commencé sa carrière comme avion de ligne à turbopropulseurs pour devenir un avion de patrouille maritime plus robuste, plus puissant quoique plus lent. Comme souvent pour les avions militaires japonais construits sous licence, le modèle américain en était resté à la conception de base. Les moteurs avaient entre-temps connu des évolutions et des améliorations, permettant de pousser la vitesse de croisière de l’Orion à trois cent cinquante noeuds. L’électronique interne avait été remarquablement travaillée, en particulier les capteurs, conçus pour détecter les émissions des bateaux et des avions. C’était d’ailleurs leur mission actuelle : voler en délimitant de larges secteurs circulaires, et capter les signaux radar et radio qui révéleraient la présence des bateaux et des avions américains. Reconnaissance : trouver l’ennemi. Telle était la mission, et à lire la presse ou entendre les conversations des membres de leur famille qui travaillaient dans le civil pour l’économie de leur pays, voir dans les Américains leur ennemi n’était pas si difficile. À bord du John Stennis, Bud Sanchez regarda décoller les Cat de la « patrouille à l’aube » — un terme chéri de tous les pilotes de chasse — qui allaient établir une patrouille de combat avancée. Les Tomcat partis, les suivants à se présenter sur les catapultes étaient les S-3 Viking, des zincs de lutte anti-sous-marine, avec leurs longues antennes balayant le secteur que la flotte allait traverser au cours de la journée. Puis venaient enfin les Prowler, les chiens de garde électroniques, conçus pour brouiller les signaux radar ennemis. C’était toujours excitant de les contempler depuis son perchoir sur la passerelle. Presque aussi bon que de décoller soi-même, mais il était aujourd’hui le pacha, et il était censé commander la flotte et pas une simple escadrille. Les Hornet de son groupe d’attaque avancée étaient répartis sur le pont, tous les appareils chargés de missiles d’entrainement peints en bleu, avec pour mission de découvrir les forces de combat ennemi ; dans les salles d’alerte, les pilotes attendaient assis, lisant des magazines ou échangeant des blagues, car ils avaient déjà reçu leurs instructions pour la mission. L’amiral Sato regarda son vaisseau-amiral se dégager du pétrolier Homana, l’un des quatre qui ravitaillaient sa flotte. Son capitaine leva sa casquette et lui adressa un signe d’encouragement. Sato répondit de même et le pétrolier vira de bord pour s’éloigner de la force de combat. Il avait désormais suffisamment de carburant pour mener ses unités en avant toute. Le défi était intéressant — en gros, la ruse contre la force brute —, une situation qui n’était pas inhabituelle pour la marine de son pays, et pour cette tâche, il comptait recourir à la tactique japonaise traditionnelle. Ses seize bâtiments de surface étaient divisés en trois groupes, un de huit et deux de quatre, largement séparés. Similaire au plan de Yamamoto pour la bataille de Midway, son concept opérationnel était bien plus facile à mettre en pratique aujourd’hui, car grâce à la navigation au GPS, leur position était toujours connue, et les liaisons par satellite leur permettaient d’échanger des messages avec une relative sécurité. Les Américains s’attendaient sans doute à ce qu’il maintienne ses unités non loin des côtes de son pays natal, mais ce n’était pas son intention. Il allait au contraire faire son possible pour engager l’ennemi, car la défense passive n’était pas dans les traditions de son peuple, une leçon que les Américains avaient apprise, mais avaient apparemment oubliée. L’idée lui parut amusante. « Oui, Jack ? » Le Président était encore une fois de bonne humeur, tout excité d’avoir signé une loi qui, espérait-il, résoudrait un problème essentiel pour son pays et, avantage en passant, rendait plus probable la perspective de sa réélection. C’était vraiment dommage de lui gâcher sa journée, se dit Ryan, mais son boulot n’avait rien à voir avec la politique, en tout cas pas ce genre de politique. « Ça pourra vous intéresser de jeter un oeil là-dessus. » Il lui tendit le fax sans même s’asseoir. « Encore notre ami Clark ? » demanda Durling, qui se cala contre le dossier de son fauteuil et tendit la main vers ses lunettes. Il devait les mettre pour la correspondance normale, même si le texte de ses discours ou des défilants de téléprompteurs était tapé en caractères assez gros pour épargner sa présidentielle vanité. Je présume que les Affaires étrangères l’ont déjà vu. Qu’est-ce qu’ils en disent ? demanda le Président quand il eut fini de lire le rapport. — Hanson le juge alarmiste, rapporta Jack. Mais l’ambassadeur a gardé ses troupes à l’intérieur pendant les événements, parce qu’il ne voulait pas provoquer un « incident ». C’est le seul témoignage oculaire que nous ayons en dehors des gars de la télé. — Je n’ai pas encore lu le texte de son discours. Je dois l’avoir quelque part... » Durling indiqua son bureau. « Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée d’y jeter un oeil. Je viens de le faire. » Le Président opina. « Et quoi d’autre ? Je sais qu’il n’y a pas que ça. — J’ai dit à Mary Pat d’activer CHARDON. » Il expliqua brièvement de quoi il s’agissait. « Vous devriez quand même me demander d’abord la permission. — C’est pour cela que je suis ici, monsieur. Vous connaissez un peu le passé de Clark. Il n’est pas du genre à s’affoler aisément. CHARDON comprend deux personnes à leur ministère des Affaires étrangères et au MITI. Je crois qu’il serait intéressant pour nous de savoir ce qu’ils pensent. — Ce ne sont pas des ennemis, observa Durling. — C’est probable », concéda Jack, laissant pour la première fois entendre que la réponse adéquate n’était pas c’est certain, un détail qui amena le Président à hausser le sourcil. « Nous avons quand même besoin de savoir, monsieur. C’est ma recommandation. — D’accord. Approuvé. Quoi d’autre ? — Je lui ai également dit de faire sortir Kimberly Norton, et au plus tôt. L’opération devrait être réalisée dans les prochaines vingt-quatre heures. — Histoire d’envoyer un message à Goto, c’est ça ? — C’est en partie la raison. Schématiquement, nous savons qu’elle est là-bas, c’est une citoyenne américaine et... — Et j’ai des gosses, moi aussi. Feu vert également. Gardez votre piété pour l’église, Jack, ordonna Durling avec un sourire. Comment comptent-ils opérer ? — Si elle est d’accord pour partir, ils la conduisent à l’aéroport et la mettent dans l’avion pour Séoul. Ils lui ont préparé des vêtements, un nouveau passeport et des billets de première, pour elle et son accompagnatrice qui la retrouvera à l’aérogare. À Séoul, elle changera d’avion pour prendre un vol KAL à destination de New York. Là, on l’installe à l’hôtel, elle récupère, on l’interroge. On fait venir ses parents en avion de Seattle, et on leur explique qu’ils devront garder le secret. La fille aura sans doute besoin d’une aide psychologique — je veux dire, vraiment besoin. Côté discrétion, ça nous aidera. Le FBI y veillera. Son père est flic, il devrait jouer le jeu. » Emballé, pesé, et parfait pour tout le monde, non ? Le Président regarda Ryan et hocha la tête. « Bon, et qu’est ce qu’on va bien pouvoir raconter à Goto ? — Ça, c’est à vous de décider, monsieur le président. Je recommanderais de ne rien faire pour le moment. Voyons d’abord ce que donne l’interrogatoire de la fille. Disons, huit dix jours, ensuite, l’ambassadeur rendra la visite d’accréditation traditionnelle pour présenter vos voeux au nouveau chef de gouvernement... — Et lui demander courtoisement quelle serait la réaction de ses compatriotes s’ils venaient à découvrir que Monsieur Nationalisme trempe son biscuit avec une long-nez. Et on en profite pour lui tendre un petit rameau d’olivier, c’est ça ? » Durling pigeait vite, estima Jack. « C’est ce que je recommanderais, monsieur. — Mais alors, tout petit, le rameau, nota sèchement le Président. — Juste d’une seule olive, pour l’instant, concéda Ryan avec un sourire. — Approuvé », répéta Durling, avant d’ajouter, encore plus sèchement : « Vous allez bientôt me suggérer quelle branche offrir ? — Non, monsieur. Vous trouvez que j’y vais fort ? » demanda Jack, conscient soudain d’être allé un peu loin. Durling s’excusa presque d’avoir passé sa mauvaise humeur sur son chef du Conseil national de sécurité. « Vous savez, Bob avait raison à votre sujet. — Pardon ? — Bob Fowler. » Durling lui fit signe de s’asseoir. « Vous savez que vous m’avez sacrément cassé les pieds, la première fois que je vous ai fait rentrer dans la maison. — Monsieur, j’étais plutôt coincé, à l’époque, rappelez-vous. » Et les cauchemars n’avaient toujours pas cessé. Il se voyait assis au NMCC, le Centre de commandement militaire national, dictant aux gens ce qu’ils avaient à faire, mais dans son cauchemar, ils ne pouvaient ni le voir ni l’entendre, et les messages continuaient d’arriver sur la ligne rouge, rapprochant toujours plus son pays de la guerre qu’en fait il avait sans doute permis d’arrêter. L’histoire n’avait jamais été publiée en détail dans les médias. Ça valait mieux. Tous ceux qui avaient été sur place étaient au courant. « Je n’avais pas compris, à l’époque. Quoi qu’il en soit... (Durling leva les bras pour s’étirer)... quand on s’est vus l’an dernier à Camp David, on a rediscuté d’un certain nombre de choses, Bob et moi. Il vous a recommandé pour le poste. Surpris ? demanda le Président avec un sourire en coin. — Beaucoup », admit Jack, sans broncher. Arnie van Damm ne lui en avait jamais parlé. Ryan se demandait pourquoi. « Il a dit que vous saviez garder votre putain de sang-froid en cas de coup dur. Il a dit aussi que vous étiez une putain de tête de mule bornée le reste du temps. Un bon psychologue, ce Bob Fowler. » Durling lui laissa le temps d’absorber ces remarques. « Vous êtes un homme de valeur dans la tourmente, Jack. Rendez-nous service à tous les deux en tâchant de vous souvenir qu’il n’est pas question d’aller plus loin sans mon accord. Vous avez encore joué à qui pisse le plus loin avec Brett, pas vrai ? — Oui, monsieur. » Jack inclina la tête comme un écolier pris en faute. « Juste un petit peu. — Ne poussez pas trop. C’est quand même mon ministre des Affaires étrangères. — Je comprends, monsieur. — Alors, prêts pour Moscou ? — Cathy se fait réellement une joie de ce voyage, répondit Ryan, ravi de ce changement de sujet, en notant que Durling avait fort bien su le manipuler. — Ça nous fera plaisir de la revoir. Anne l’aime vraiment beaucoup. Autre chose ? — Non, pas pour l’instant. — Et Jack, merci encore pour les mises en garde », dit Durling pour conclure sur une note positive. Ryan quitta le bureau par la porte ouest et passa devant le salon Roosevelt (Théodore) pour regagner son bureau. Il vit qu’Ed Kealty était de nouveau dans le sien, au travail. Il se demanda quand cette affaire-là éclaterait, en se rendant compte que, même si le Président pouvait se féliciter des événements de cette journée, il avait toujours la menace de ce scandale au-dessus de sa tête. Encore cette épée de Damoclès. Il y était allé un peu fort, ce coup-ci, et sa mission était de faciliter la tâche du Président, pas de la compliquer. L’affaire dépassait les questions d’ingérence extérieure — et la politique, un domaine dont il avait essayé de se tenir à l’écart depuis des années, était un problème aussi concret que le reste. Fowler ? Bigre. Ils pourraient profiter de l’occasion, ils le savaient. Goto devait prononcer ce soir une allocution télévisée, son discours inaugural de Premier ministre, et quoi qu’il puisse raconter, c’était l’assurance qu’il ne passerait pas la soirée avec sa jeune maîtresse. Peut-être que leur mission de ce soir fournirait un contrepoint utile et intéressant aux déclarations de l’homme politique — une réponse de l’Amérique, en quelque sorte. Une idée qui était loin de leur déplaire. À l’heure convenue, John Clark et Ding Chavez arpentaient le trottoir au pied du pâté de maisons, tout en surveillant l’immeuble de l’autre côté de la rue encombrée. Tous les bâtiments avaient ce même aspect anonyme et banal. Peut-être que quelqu’un finirait par piger qu’une façade criarde ou une tour de bureaux constituait en fait un meilleur camouflage, mais c’était douteux. Encore une fois, c’était plutôt l’ennui qui dictait sa loi. Un homme sortit et ôta ses lunettes noires, de la main gauche. Il se lissa les cheveux, se gratta deux fois la nuque, toujours de la main gauche, puis s’éloigna. Nomuri n’avait jamais pu localiser avec certitude le studio de Kim Norton. S’approcher aussi près était risqué, mais ils avaient reçu l’ordre de tenter le tout pour le tout, et maintenant qu’il avait donné le signal, il pouvait regagner tranquillement l’endroit où il avait abandonné sa voiture. Dix secondes plus tard, Clark nota qu’il s’était perdu dans la cohue des trottoirs. Lui, il pouvait. Il avait la taille et l’allure adéquate. Idem pour Ding. Avec sa carrure, ses cheveux bruns brillants et son teint basané, Chavez, de loin, pouvait presque se noyer dans la foule. La coupe de cheveux qu’il lui avait imposée aidait également. Vu de dos, il n’était qu’un passant parmi d’autres. C’était bien pratique, songea Clark, qui se sentait d’autant plus visible, lui, surtout en un moment pareil. « En piste », souffla Ding. Les deux hommes traversèrent la rue, de l’air le plus dégagé possible. Clark était vêtu comme un homme d’affaires, mais rarement il ne s’était senti aussi nu. Ni Ding ni lui n’avaient sur eux ne fût-ce qu’un canif. Même si l’un comme l’autre étaient formés au combat à main nue, ils avaient l’un et l’autre assez d’expérience pour préférer être armés — encore le meilleur moyen de tenir en respect ses adversaires. La chance leur sourit. Il n’y avait personne dans le hall minuscule de l’immeuble pour relever leur présence. Ils prirent l’escalier. Premier étage, tout au fond, à gauche. Nomuri avait bien fait son boulot. L’endroit était désert. Clark était en tête et s’enfonça rapidement dans le couloir mal éclairé. La serrure était sans complication. Tandis que Ding faisait le guet, il sortit ses outils de cambrioleur, força la porte, l’ouvrit promptement. Ils étaient déjà à l’intérieur avant de comprendre que leur mission avait foiré. Kimberly Norton était morte. Elle gisait étendue sur un futon, vêtue d’un kimono de soie d’assez bonne qualité, remonté jusque sous les genoux et révélant ses jambes. La rigidité cadavérique commençait à colorer la face inférieure du corps, où le sang s’accumulait par gravité. Bientôt, la partie supérieure serait couleur de cendre, et les régions inférieures rouge violacé. La mort était si cruelle, songea John. Elle ne se contentait pas de voler la vie. Il fallait qu’elle vole également la beauté que la victime avait pu posséder de son vivant. Celle-là avait dû être mignonne — eh oui, en effet, se dit John en comparant le cadavre avec la photo ; elle avait un faux air de ressemblance avec sa cadette, Patsy. Il tendit le cliché à Ding. Il se demanda si le gamin allait faire le rapport, lui aussi. « C’est elle. — Affirmatif, John, s’étrangla Chavez. C’est bien elle. Une pause. Merde... », conclut-il d’une voix tranquille, en prenant tout son temps pour détailler ce visage, jusqu’à ce que la colère déforme ses traits. Alors, il l’a remarqué, lui aussi. « T’as ton appareil ? — Ouais. Ding sortit de sa poche de pantalon un 24 x 36 compact. On joue aux flics ? — Absolument. » Clark s’accroupit pour examiner le corps. C’était frustrant. Il n’était pas pathologiste, et même s’il connaissait bien la mort, il fallait en savoir un peu plus pour faire ce boulot correctement. Là... sur la veine au-dessus du pied, une simple petite marque. Guère plus. Une toxicomane ? Si oui, elle faisait ça avec soin, se dit John. Elle avait toujours l’aiguille et... Il parcourut la pièce du regard. Là. Une bouteille d’alcool, un paquet de coton hydrophile et un sachet de seringues en plastique. « Je ne vois pas d’autres marques d’aiguille. — Elles ne sont pas toujours visibles, mec », observa Chavez. Clark soupira, dénoua le kimono, l’ouvrit. Elle ne portait rien en dessous. « Bordel ! » s’écria Chavez, d’une voix rauque. Il y avait du sperme à l’intérieur des cuisses. « Le terme est particulièrement bien choisi », murmura Clark. Jamais il n’avait été aussi près de s’énerver depuis des années. « Prends donc tes photos, merde ! » Ding ne répondit rien. Le flash de l’appareil s’alluma, le moteur ronronna. Il enregistra la scène comme aurait pu le faire un photographe du labo de la police. Clark se mit ensuite à réarranger le kimono, dans une vaine tentative pour rendre à la jeune fille le peu de dignité que la mort et les hommes avaient consenti à lui laisser. « Attendez voir une minute... la main gauche. » Clark l’examina. Un ongle était cassé. Tous les autres étaient de longueur moyenne, recouverts d’un vernis transparent. Il examina les autres. Il y avait quelque chose dessous. « Elle a écorché quelqu’un ? demanda Clark. — Vous voyez un endroit où elle se serait grattée, monsieur C. ? — Non. — Alors, elle n’était pas toute seule quand ça s’est produit, mon vieux. Vérifiez encore une fois ses chevilles », insista Chavez. Sur la gauche, celle du pied avec la piqûre, le dessous de la cheville révélait des ecchymoses déjà presque effacées par la pâleur cadavérique. Chavez termina sa pellicule. « Je m’en doutais. — Tu m’expliqueras plus tard. Pour l’instant, on se tire d’ici », fit John en se relevant. En moins d’une minute, ils étaient ressortis par la porte de service, empruntaient l’allée sinueuse qui les ramena dans l’artère principale où ils retrouveraient Nomuri et leur véhicule. « Il était moins une », observa Chavez, comme une voiture de police s’arrêtait devant le 18. Une équipe de télé la suivait à quinze secondes d’intervalle. « C’est-y pas formidable ? Ils vont nous emballer ça vite fait, bien fait... bon alors, qu’est-ce qui te chiffonne, Ding ? — Y a un truc qui colle pas, monsieur C. C’était censé ressembler à une overdose, pas vrai ? — Ouais. Et alors ? — Avec une OD, on calanche recta. D’un coup. Boum, salut la compagnie. J’ai vu un mec clamser comme ça, il n’a même pas eu le temps de retirer l’aiguille de son bras. Le coeur s’arrête, la respiration s’arrête, rideau. On se lève pas pour poser la seringue, et se rallonger ensuite, d’accord ? Les bleus sur la jambe. Quelqu’un l’a piquée. On l’a assassinée, John. Et sans doute violée, en prime. — Je vois d’ici le bazar. Encore un coup des Américains. Bien monté, leur truc. Ils referment le dossier, font retomber la responsabilité sur la fille et sa famille, et donnent une leçon de choses à leurs concitoyens. » Clark vit leur voiture déboucher au coin de la rue. « Bien vu, Ding. — Merci, chef. » Chavez redevint silencieux, sa colère pouvait monter, maintenant qu’il n’avait plus rien pour lui accaparer l’esprit. « Vous savez, j’aimerais vraiment rencontrer ce mec. — Sûrement pas. » L’heure était à quelques fantasmes pervers. « Je sais, mais j’ai été Ninja, vous vous souvenez ? Ça pourrait être marrant, surtout à mains nues... — Ouais, marrant pour se rompre les os. Surtout les tiens, en général. — J’aimerais bien voir sa tête quand ça se produira. — Alors, t’as intérêt à équiper ton fusil d’une bonne lunette. — Exact, concéda Chavez. Quel genre de mec peut prendre son pied à faire des trucs pareils, monsieur C. ? — Un putain d’enculé de malade, Domingo. J’en ai rencontré quelques-uns, dans le temps. » Juste avant de monter en voiture, Ding vrilla ses yeux noirs dans ceux de Clark. « Peut-être que j’aurai l’occasion de rencontrer ce type personnellement, John. El hado{12} peut vous jouer de ces tours. De drôles de tours. — Où est-elle ? demanda Nomuri, derrière son volant. — Conduisez, ordonna Clark. — Vous auriez dû entendre le discours », dit Chet, et il remonta la rue en se demandant ce qui avait pu clocher. « La fille est morte », annonça Ryan au Président, moins de deux heures plus tard ; il était une heure de l’après-midi à Washington. — De mort naturelle ? — Overdose. Sans doute provoquée par son assassin. Ils ont des photos. On devrait les avoir d’ici trente-six heures. Nos gars ont dégagé juste à temps. La police japonaise s’est pointée sacrément vite. — Attendez voir une minute. Reprenons. Vous me parlez d’un meurtre ? — C’est l’opinion de nos gars, oui, monsieur le président. — En savent-ils assez pour émettre cette hypothèse ? » Ryan prit son fauteuil et décida qu’il lui devait quelques explications. « Monsieur, notre agent responsable connaît assez bien la question, oui. — Qu’en termes galants ces choses-là sont dites, nota sèchement le Président. Je ne veux plus entendre parler de cette histoire, c’est compris ? — Aucune raison de le faire pour l’heure, monsieur, non. — Goto ? — Sans doute un de ses hommes de main. En fait, la meilleure indication sera de voir comment le rapport de police présente la chose. Si ce qu’ils racontent diverge de ce que nous avons appris de nos hommes, alors nous saurons que quelqu’un a trafiqué les résultats, et il n’y a pas des masses de gens en mesure de modifier un rapport de police. » Jack observa un long silence. « Monsieur, j’ai, par une source indépendante, d’autres éléments sur le caractère de notre homme. » Et il entreprit de narrer l’aventure de Kris Hunter. « Vous êtes en train de me dire que vous croyez qu’il a fait tuer cette jeune fille et qu’il va se servir de sa police pour masquer les preuves ? Et que vous étiez au courant de son goût pour ce genre de pratique ? » Durling était cramoisi. « Et vous vouliez que je tende un rameau d’olivier à ce salaud ? Merde, mais ça ne tourne plus rond ou quoi ? » Jack inspira un grand coup. « Bon, d’accord, c’est vrai, monsieur le président, je l’ai senti venir. La question maintenant est qu’est-ce qu’on fait ? » L’expression de Durling changea. « Vous ne méritiez pas ça, désolé. — En vérité, si, tout à fait, monsieur le président. J’aurais pu dire à Mary Pat de la faire sortir il y a quelque temps... mais je ne l’ai pas fait, observa Ryan, lugubre. Je n’avais pas prévu un coup pareil. — On ne les prévoit jamais, Jack. Bon, et maintenant ? — On ne peut rien dire à leur attaché d’ambassade parce qu’on ne « sait » encore rien, à l’heure qu’il est, mais je pense qu’on pourra demander au FBI de lancer son enquête une fois qu’on aura eu la notification officielle. Je peux passer un coup de fil à Dan Murray et lui en parler. — L’homme de main de Shaw ? » Ryan acquiesça. « Dan et moi, on se connaît depuis un bail. Pour l’aspect politique, je ne suis pas sûr. La transcription de son discours télévisé vient d’arriver. Avant que vous le lisiez, eh bien, vous devez savoir à quel genre de paroissien on a affaire. — Dites-moi, combien de salauds dans son genre sont à la tête de leur pays ? — Ça, vous Je savez mieux que moi, monsieur. » Jack réfléchit quelques instants à la question. « Ce n’est pas entièrement négatif. Ces gens-là sont des faibles, monsieur le président. Des couards, en définitive. Si vous devez avoir des ennemis, mieux vaut qu’ils aient des faiblesses. » Il pourrait venir en visite officielle, songea Durling. Il faudrait qu’on l’installe à Blair House, juste de l’autre côté de la rue. Qu’on organise un dîner d’État : on entre dans le salon est, on prononce de beaux discours, on trinque ensemble, on se serre la louche comme deux vrais potes. Merde, pas question ! Il saisit la chemise contenant le texte de l’allocution de Goto et parcourut celle-ci. « Ce fils de pute ! » L’Amérique devra bien comprendre »... Mon cul, oui ! — La colère, monsieur le président, n’est pas le meilleur moyen de traiter les problèmes. — Vous avez raison », admit Durling. Il garda quelques instants le silence, puis eut un sourire torve. « Et c’est vous qui avez le sang chaud, si j’ai bonne mémoire ! — On m’en a fait reproche, c’est vrai, monsieur. — Eh bien, ça nous fera deux gros problèmes à régler, une fois rentré de Moscou. — Trois, monsieur le président. Nous devons décider de la conduite à tenir au sujet de l’Inde et du Sri Lanka. » Jack vit bien, au visage de Durling, que le Président s’était permis d’oublier ce dernier. Durling s’était également permis d’oublier à moitié un autre problème. « Combien de temps encore est-ce que je vais devoir attendre ? » demanda Mad. Linders. Murray voyait sa douleur encore plus clairement qu’il ne l’entendait. Comment expliquiez-vous ça aux gens ? Déjà victime d’un crime odieux, elle l’avait déballé ouvertement, elle avait dénudé son âme devant toutes sortes d’étrangers. La procédure n’avait dû être marrante pour personne, mais encore moins pour elle. Murray était un enquêteur habile et expérimenté. Il savait consoler, encourager, harceler les gens pour leur soutirer de l’information. Il avait été le premier agent du FBI à recueillir son histoire, et s’était de fait retrouvé inclus dans son équipe de traitement psychiatrique au même titre que le Dr Golden. Après cela, deux nouveaux agents étaient intervenus, un homme et une femme plus spécialisés dans les cas de ce type. Puis après eux, et tour à tour, deux psychiatres, dont les questionnaires avaient eu forcément quelque chose de contradictoire, à la fois pour confirmer la véracité de son récit dans les moindres détails et lui donner un avant-goût de l’hostilité qu’elle allait rencontrer. En cours de route, réalisa Murray, Barbara Linders était, plus qu’auparavant encore, devenue une victime. Elle avait dû puiser dans ses forces morales pour se dévoiler d’abord devant Clarice, puis de nouveau devant Murray, puis devant un troisième et même un quatrième interlocuteur. Et maintenant, elle redoutait la pire de toutes ces épreuves, car certains membres de la commission judiciaire étaient des alliés d’Ed Kealty, et ceux-ci ne se priveraient pas d’enfoncer un peu plus le témoin, soit pour s’attirer les faveurs de la presse, soit pour prouver leur impartialité et leur professionnalisme d’avocats. Barbara le savait. Murray l’avait lui-même entraînée en prévision de l’épreuve, et n’hésitait pas à lui balancer les questions les plus odieuses — toujours assorties toutefois d’un préambule le plus délicat possible, du genre : « Un des points sur lesquels vous pouvez vous attendre à être interrogée... » Tout cela avait de quoi ébranler, et sacrément, même. Barbara — ils étaient trop proches désormais pour qu’il l’appelle encore Mad. Linders — avait montré tout le courage qu’on pouvait demander à la victime d’un crime, et même plus. Mais le courage, ça ne tombait pas du ciel. C’était un peu comme un compte bancaire. Vous pouviez puiser dedans jusqu’à un certain point, et puis il fallait arrêter, le temps de le réapprovisionner. Attendre, ne pas savoir quand elle aurait à se présenter devant la commission pour faire sa première déclaration, face aux projecteurs de la télé, et savoir qu’elle devrait alors dévoiler son âme devant le monde entier... comme un voleur qui reviendrait nuit après nuit dans une banque pour piller ses réserves de résolution intérieure chèrement amassées. C’était dur pour Murray. Il avait monté son dossier, avait déniché un procureur, mais c’était lui qui la côtoyait tous les jours. C’était devenu sa mission à lui : démontrer à cette femme que tous les hommes n’étaient pas semblables à Ed Kealty, que de tels actes pouvaient révolter un homme autant qu’une femme. Il était désormais son chevalier servant. La disgrâce et l’emprisonnement de ce criminel étaient devenus son but dans la vie, plus encore que pour elle. « Barb, il faut tenir le coup, ma petite. On va le coincer, ce salaud, mais on ne peut pas le faire tout de suite, à moins de... » Il lui expliqua, mettant dans ses paroles une conviction qu’il était loin de ressentir. Depuis quand la politique se mêlait-elle d’une affaire criminelle ? On avait enfreint la loi. Ils avaient des témoins, des preuves matérielles, et voilà qu’ils se retrouvaient contraints à une séance de surplace, aussi préjudiciable pour la victime que n’importe quel avocat de la défense. « C’est trop long ! — Encore deux semaines, peut-être trois, et on engage la partie, Barb. — Écoutez, je sais très bien que quelque chose se trame, d’accord ? Vous me prenez pour une idiote ? Comme par hasard, on ne le voit plus faire de discours, inaugurer des trucs et des machins ! Quelqu’un l’a prévenu et il est en train d’élaborer sa défense, n’est-ce pas ? — Je crois que ce qui se passe, c’est que le Président le garde délibérément sous le coude, pour qu’au moment où le scandale éclatera il ne puisse pas se barricader derrière ses obligations d’État pour assurer sa défense. Le Président est avec nous, Barb. Je l’ai moi-même mis au courant de l’affaire et sa seule réponse a été : « un criminel est un criminel », et c’est exactement ce qu’il aurait dû dire. » Barbara leva les yeux pour le regarder. Il vit qu’ils étaient emplis de larmes et de désespoir. « Je sens que je vais craquer, Dan. — Non, Barb, sûrement pas, mentit Murray. Vous êtes une fille solide, intelligente, courageuse. Vous allez voir que vous tiendrez le coup. C’est lui qui va craquer. » Daniel Murray, sous-directeur adjoint du FBI, tendit la main par-dessus la table. Barbara Linders la prit, la serrant comme une enfant serre la main de son père, se forçant à le croire et à lui faire confiance, et Dan eut honte de la voir payer un tel prix, sous prétexte que le président des Etats-Unis devait faire passer la justice après les questions politiques. Cela se justifiait peut-être par de grandes considérations générales, mais pour un flic, les grandes considérations générales se ramenaient le plus souvent à un crime et à une victime. 16 Charges utiles L’ULTIME étape de l’armement des missiles H-11 (ex-SS-19), devait nécessairement attendre l’aval officiel du Premier ministre. Par certains côtés, cette dernière phase de la mise en oeuvre avait quelque chose de décevant. Ils avaient à l’origine compté fixer un ensemble complet de charges militaires, soit un minimum de six, au sommet de chaque missile, mais cela aurait obligé à tester en vol le bus de liaison, et franchement, le risque eût été trop grand. La nature secrète du projet avait en définitive bien plus d’importance que le nombre réel de charges opérationnelles, avaient décidé les responsables au pouvoir. Et puis, ils pourraient toujours rectifier le tir à une date ultérieure. C’était pour cette raison qu’ils avaient délibérément conservée intacte la coiffe du missile russe ; alors, pour l’instant, il faudrait faire avec un total de dix têtes d’une mégatonne. Le personnel d’installation ouvrit les silos individuels l’un après l’autre, et l’un après l’autre les énormes véhicules de rentrée furent hissés de leur berceau sur les wagons plates-formes surbaissés, mis en place, puis couverts de leur coiffe aérodynamique. Une fois encore, la conception russe les servait à merveille. Chacune de ces manutentions prit à peine plus d’une heure, ce qui permit de terminer l’ensemble de la procédure en une seule nuit avec une équipe de vingt personnes. On referma hermétiquement les silos : désormais, leur pays était une puissance nucléaire. « Fascinant, observa Goto. — Des plus simple, à vrai dire, répondit Yamata. Le gouvernement a subventionné la fabrication et les essais des « lanceurs » dans le cadre de notre programme spatial. Le plutonium provient du centre nucléaire de Monju. Concevoir et fabriquer les têtes a été un jeu d’enfant. Si des Arabes sont capables de bricoler une bombe artisanale dans une caverne au Liban, quelle difficulté cela peut-il réellement présenter pour nos techniciens ? » En fait, en dehors de la fabrication des têtes nucléaires, tout le processus avait été d’une manière ou de l’autre financé par le gouvernement, et Yamata était sûr que le consortium informel responsable de la dernière phase de l’opération y trouverait son compte lui aussi. N’avaient-ils pas fait tout cela pour leur pays ? « Nous allons immédiatement commencer l’entraînement du personnel des forces d’autodéfense pour qu’ils prennent en charge les opérations — une fois que vous leur aurez assigné cette mission, Goto-san. — Mais les Américains et les Russes... ? » Yamata renifla. « Ils en sont réduits à un missile chacun, et ils doivent officiellement les faire sauter cette semaine, devant les caméras de télévision. Comme vous le savez, leurs sous-marins lance-missiles ont été désactivés. Leurs missiles Trident ont déjà tous été détruits, et leurs sous-marins sont à quai à attendre leur démantèlement. Dix malheureux ICBM opérationnels nous donnent un avantage stratégique certain. — Mais s’ils essaient d’en refabriquer ? — Impossible — en tout cas, très difficile, se reprit Yamata. Les chaînes de production ont été arrêtées et, en accord avec le traité, tous les outils de fabrication ont été détruits sous contrôle international. Tout reprendre exigerait des mois, et on aurait très vite fait de s’en apercevoir. Notre prochaine étape importante est de lancer un programme ambitieux de construction navale » — pour lequel les chantiers de Yamata étaient prêts — « afin que notre suprématie dans le Pacifique Ouest devienne indiscutable. Pour le moment, avec de la chance et l’aide de nos amis, nous avons de quoi voir venir. Avant qu’ils soient en mesure de nous défier, notre position stratégique se sera renforcée au point qu’ils seront bien obligés d’accepter notre position et de traiter avec nous d’égal à égal. — Alors, je dois donner l’ordre maintenant ? — Oui, monsieur le Premier ministre », répondit Yamata, insistant exprès sur le titre pour lui rappeler les obligations de sa tâche. Goto se frotta les mains un long moment, tout en contemplant le bureau richement orné, et depuis si peu devenu le sien. Toujours faible, il temporisa. « Alors, c’est donc vrai, ma Kimba était une droguée ? » Yamata acquiesça sobrement, même s’il rageait intérieurement. « Navrant, n’est-ce pas ? C’est mon propre chef de la sécurité, Kaneda, qui l’a trouvée morte et a prévenu la police. Il semble qu’elle prenait beaucoup de précautions, mais apparemment pas assez. » Soupir de Goto. « L’idiote. Son père est policier, tu sais. Un homme très sévère, disait-elle. Il ne la comprenait pas. Moi, si. C’était un esprit aimable et doux. Elle aurait fait une excellente geisha. » C’était incroyable comme la mort pouvait vous transformer les gens, observa froidement Yamata. Cette idiote effrontée avait bravé l’autorité de ses parents pour se faire un chemin dans le monde, et découvrir à son grand dam que le monde ne tolérait pas l’improvisation. Mais comme elle avait su donner à Goto l’illusion qu’il était un homme, voilà qu’elle était devenue un esprit aimable et doux. « Goto-san, pouvons-nous laisser dicter le destin de notre nation par des gens de cette sorte ? — Non. » Le nouveau Premier ministre décrocha son téléphone. Il dut consulter une fiche sur son bureau pour composer le bon numéro. « Escaladez le mont Niitaka », dit-il quand la communication fut établie, répétant un ordre qui avait été prononcé plus d’un demi-siècle auparavant. Sous bien des aspects, l’avion était singulier, mais sous d’autres, il était tout à fait ordinaire. Le VC-25B était en fait la version pour l’armée de l’air du vénérable Boeing 747 civil. Un appareil qui avait trente ans d’histoire derrière lui, mais qui était toujours produit en série dans l’usine de la banlieue de Seattle. Celui-ci était peint dans des teintes sélectionnées selon des critères politiques visant à donner une impression favorable aux pays étrangers, quoi que cela puisse vouloir dire. Isolé sur la piste en béton, il était entouré de forces de sécurité en tenue, « autorisées », selon l’euphémisme pentagonal à recourir à leurs fusils automatiques M-16 bien plus facilement que les autres gardes en uniforme postés autour de la plupart des bâtiments fédéraux. C’était une façon plus polie de dire « Tirez d’abord, vous poserez les questions ensuite ». Pas de passerelle télescopique. Les passagers devaient gravir l’échelle pour monter à bord, comme dans les années cinquante, mais il y avait quand même un portique détecteur de métaux, et il fallait toujours faire enregistrer ses bagages — en l’occurrence, auprès de membres de l’armée de l’air et du Service secret qui passaient tout aux rayons X et ouvraient une bonne partie des bagages à main pour inspection visuelle. « J’espère que tu as laissé tout ton bazar victorien à la maison, observa Jack, narquois, tout en posant son dernier sac sur le comptoir. — Tu verras bien quand on sera arrivés à Moscou », répondit madame le professeur Ryan avec un sourire espiègle. C’était son premier voyage officiel, et tout était nouveau pour elle à la base d’Andrews. « Bonjour, Dr Ryan ! Eh bien, nous avons fini par nous rencontrer. » Helen D’Agustino s’approchait, la main tendue. « Cathy, voici la plus jolie garde du corps de la planète, dit Jack pour présenter à son épouse l’agent du Service secret. — Je n’ai pas pu assister au dernier diner officiel, expliqua Cathy. J’avais un séminaire à Harvard. — Ma foi, ce voyage devrait être assez passionnant », dit l’agent du Service secret, en prenant congé discrètement pour poursuivre sa tâche. Sûrement pas autant que mon dernier, pensa Jack, en se remémorant une autre histoire qu’il ne pouvait narrer à personne. « Où planque-t-elle son arme ? — Je ne l’ai jamais fouillée au corps, chérie, répondit Jack avec un clin d’oeil. — Est-ce qu’on embarque maintenant ? — Je peux embarquer quand ça me chante, expliqua son mari. Ça me donne l’air important. » Autant monter avant les autres et lui faire faire le tour du propriétaire, décida-t-il en la conduisant vers la porte. Conçu pour transporter jusqu’à trois cents passagers dans sa version civile, le 747 personnel du Président (il y en avait un second, en secours, évidemment) était aménagé pour n’en accueillir que le tiers, mais avec un confort princier. Jack montra d’abord à sa femme leur place à bord, en lui expliquant que l’ordre de placement était tout à fait explicite : plus on était près du poste de pilotage, plus on était important. Les appartements du Président étaient situés dans le nez de l’appareil, avec deux canapés transformables en lits. Les Ryan et les Van Damm seraient installés dans la section suivante, dans un espace de sept ou huit mètres de large qui pouvait accueillir huit sièges, mais seulement cinq dans le cas présent. Les rejoindrait la directrice de la communication du Président, Tish Brown, une femme en général surmenée et survoltée, ancienne réalisatrice de télévision, divorcée depuis peu. Le reste des membres de l’entourage présidentiel étaient placés à l’arrière par ordre d’importance décroissant, jusqu’à ce qu’on aboutisse à la presse et aux médias, jugés encore moins importants. « C’est la cuisine ? demanda Cathy. — L’office », rectifia Jack. L’endroit était impressionnant, comme l’étaient les plats qu’on y préparait, et qui étaient réellement cuisinés à bord avec des produits frais, et non pas simplement réchauffés comme c’est l’habitude sur les avions de ligne. « Mais elle est plus grande que la nôtre ! observa-t-elle, au grand amusement du chef coq, un sergent-chef de l’Air Force. Quand même pas, mais le chef est meilleur, pas vrai, sergent ? — Je tourne le dos. Vous pouvez le descendre, m’dame, je dirai rien. » Cathy se contenta de rire. « Pourquoi l’office n’est-il pas installé en haut, près du salon du pont supérieur ? — Parce que l’étage est presque entièrement occupé par du matériel de communications. Le Président aime bien y monter pour discuter avec le personnel, mais les gars qui bossent là-haut sont surtout des cryptos. — Des cryptos ? — Les spécialistes des transmissions », expliqua Jack en ramenant son épouse vers leurs sièges. Ces derniers, recouverts de cuir beige, étaient extra-larges, extra-moelleux, et équipés depuis peu d’un écran de télévision rabattable, d’un téléphone personnel et autres équipements que Cathy se mit à inventorier, jusqu’aux boucles de ceinture frappées du sceau présidentiel. « Maintenant, je sais ce que voyager en première veut réellement dire. — Ça fait quand même toujours un vol de onze heures, chou », observa Jack, en s’installant alors que les autres étaient en train d’embarquer. Avec de la chance, il arriverait à dormir sur la majeure partie du trajet. La déclaration télévisée pour le départ du Président se déroulait selon des règles immuables : Le micro était toujours installé de manière à ce qu’Air Force One apparaisse dans le fond, histoire de rappeler à tout le monde qui il était et de le prouver en exhibant son avion personnel. Pour Roy Newton, la précision de l’emploi du temps passait avant tout le reste. Les déclarations comme celle-ci n’étaient jamais d’un intérêt crucial, et C-SPAN était la seule chaîne à les transmettre dans leur intégralité, même si des équipes de reportage des grands réseaux étaient toujours là avec leurs caméras, au cas où l’avion sauterait au décollage. Après avoir conclu son allocution, Durling prit son épouse Anne par le bras et se dirigea vers la passerelle, au pied de laquelle un sergent saluait au garde-à-vous. À la porte de l’avion, le Président et la Première dame se retournèrent pour adresser un dernier signe de la main, comme s’ils étaient déjà en campagne — en vérité, ce voyage faisait partie intégrante de ce processus quasiment ininterrompu —, puis ils entrèrent dans la carlingue. C-SPAN rendit l’antenne à la retransmission des débats du Parlement, où plusieurs jeunes députés prenaient la parole sur diverses questions inscrites à l’ordre du jour. Le Président serait dans les airs pendant onze heures, Newton le savait, plus de temps qu’il ne lui en fallait. Il était temps de se mettre au travail. Le vieil adage n’était pas faux, songea-t-il, en réarrangeant ses notes. Si plus d’une personne était au courant, alors ce n’était plus un secret. Et encore moins quand vous en connaissiez une partie et que vous saviez en outre qui savait le reste, et que cette autre personne étant convaincue que vous saviez tout, elle vous racontait donc par le menu ce que vous n’aviez pas encore appris. Quelques sourires, hochements de tête et grognements bien placés, quelques mots bien choisis suffisaient à relancer votre interlocutrice, jusqu’à ce que toute l’histoire vous soit enfin dévoilée. Newton supposait que ça ne devait pas être terriblement différent pour les espions. Peut-être qu’il en aurait fait un bon, mais ça ne rapportait pas plus que son train-train au Congrès — même moins, en fait — et il avait depuis longtemps décidé de consacrer ses talents à une activité qui lui permettrait enfin de gagner décemment sa vie. Le reste de la partie était bien plus facile. Il fallait choisir la bonne personne à qui confier l’information, et ce choix se faisait pour l’essentiel en épluchant avec soin la presse locale. N’importe quel journaliste avait son sujet favori, un truc pour lequel il ou elle se passionnait réellement, et sous cet aspect, les reporters n’étaient pas différents du commun des mortels. Si vous saviez sur quels boutons appuyer, vous pouviez manipuler n’importe qui. Quel dommage que ça n’ait pas si bien marché avec les gens de sa circonscription, songea Newton, qui décrocha son téléphone et pressa quelques touches. « Libby Holtzman. — Salut, Libby, c’est Roy. T’as du neuf ? — Pas grand-chose pour l’instant, concéda-t-elle, en se demandant si Bob, son mari, aurait quelque chose de valable lors du voyage à Moscou avec la délégation présidentielle. — Ça te dirait qu’on dîne ensemble ? » Il savait que son mari était parti. « À quel sujet ? » Elle savait que ce n’était pas une avance ou une autre bêtise de cet acabit. Newton était joueur et, en général, il avait toujours des trucs intéressants à raconter. « T’auras pas perdu ton temps, promit-il. Le Jockey Club, sept heures et demie ? — J’y serai. » Newton sourit. C’était de bonne guerre, non ? Il avait perdu son siège au Congrès sur la foi d’une accusation de trafic d’influence. Cela n’avait pas été grave au point de lui valoir des poursuites (quelqu’un s’était chargé d’y veiller), mais cela avait suffi (de justesse) à convaincre 50,7 % des électeurs (en cette année non électorale) qu’il vaudrait mieux qu’un autre se charge de les représenter. Une année d’élection présidentielle, estima Newton, il aurait sans doute réussi à s’en tirer, mais un siège de député, une fois perdu, ne se regagnait presque jamais. Ça aurait pu être bien pire. La vie n’allait pas si mal, en définitive... Il avait conservé sa maison, gardé ses gosses dans le même lycée, en attendant de les mettre dans des universités réputées, et il était resté inscrit dans le même country-club. Il avait simplement changé d’électorat, et n’avait plus à s’embêter avec un code d’éthique — même si ça n’avait jamais été franchement son problème —, et en plus, ça payait sacrément mieux, non ? PARTENAIRE DE CHANGEMENT DE DATE se déroulait via des liaisons informatiques par satellite — trois relais, en fait. La marine japonaise transmettait l’ensemble de ses données au centre d’opérations de la flotte, situé à Yokohama. La marine américaine faisait de même avec le centre opérationnel de Pearl Harbor. Les deux Q G recouraient à une troisième liaison pour échanger leurs images. Les données étaient ainsi accessibles aux arbitres chargés du décompte des points, mais pas aux commandants de chacune des flottes. Le but de l’exercice était de soumettre les deux camps à un entraînement réaliste, raison pour laquelle on évitait de tricher — » tricher » étant un concept à la fois étranger et inhérent au déroulement des guerres, évidemment. Bien calés dans leur fauteuil, les divers commandants de la flotte du Pacifique, amiraux responsables des forces de surface ainsi que des forces aériennes, sous-marines et logistiques, surveillaient le déroulement du jeu, en se demandant comment allaient se débrouiller leurs subordonnés. « Sato n’est pas un imbécile, n’est-ce pas ? demanda le capitaine de frégate Chambers. — Ce garçon a réussi quelques mouvements superbes », reconnut le Dr Jones. Important fournisseur de la marine, titulaire d’un visa d’» accès exclusif » personnel, il avait eu l’autorisation de pénétrer dans le centre sous la responsabilité de Mancuso. « Mais ça ne va pas l’aider quand il se retrouvera plus au nord. — Aux sections sonar du Charlotte et de l’Asheville, ce sont des tout bons, commandant. Mes gars ont bossé avec eux pour mettre au point les nouveaux logiciels de poursuite, vous vous rappelez ? — Leurs commandants ne sont pas mauvais non plus », observa Mancuso. Jones acquiesça. « Tout à fait, monsieur. Ils savent écouter, exactement comme vous. — Bon Dieu, souffla Chambers en lorgnant les épaulettes neuves à quatre galons — il avait presque l’impression de sentir leur poids supplémentaire. — Amiral, vous vous êtes déjà demandé comment on aurait pu s’en sortir sans notre ami Jonesy ? — Nous avions le chef Laval avec nous, vous avez oublié ? répondit Mancuso. — Le fils de Frenchy est chef sonar sur l’Asheville, monsieur Chambers. » Pour Jones, Mancuso serait toujours « commandant » et Chambers toujours « capitaine ». Aucun des deux officiers n’y voyait d’objection. C’était une de ces traditions de la marine qui liait officiers et (dans ce cas précis, anciens) hommes de rang. « J’ignorais, admit le SubPac. — Il vient d’y être affecté. Il était auparavant sur le Tennessee. Un gamin très brillant, il est passé sous-off trois ans après ses classes. — Encore plus rapide que vous, observa Chambers. Il est si bon que ça ? — Un peu, oui. Même que j’essaie de le recruter pour ma boite. Il s’est marié l’an dernier, il a mis un gosse en route. Ça ne devrait pas être trop dur de le convaincre de retrouver la vie civile... — Merci beaucoup, Jonesy, grommela Mancuso. Je devrais vous foutre dehors à coups de pompes dans le train. — Oh, allons donc, commandant ! Ça remonte à quand, la dernière fois qu’on s’est retrouvés ensemble pour se marrer un bon coup ? » Réunion qui avait débouché sur l’intégration de son nouveau logiciel de détection des baleines à ce qui restait du SOSUS — le système de surveillance par hydrophone — installé au fond du Pacifique. « Il serait peut-être temps de se remettre à jour. » Le fait que chaque camp dispose d’observateurs au QG adverse compliquait quelque peu la situation, en grande partie parce qu’il y avait de part et d’autre un certain nombre de capacités techniques qui n’étaient pas à strictement parler partagées. En l’occurrence, les tracés générés par le SOSUS, qui pouvaient (ou non) représenter des sous-marins japonais au nord-ouest de Kure, étaient en réalité meilleurs que ceux figurant sur le tableau d’affichage central. Les vrais tracés étaient transmis à Mancuso et Chambers. Chaque camp avait deux sous-marins. Aucun des bateaux américains n’apparaissait sur les tracés, mais les submersibles japonais étaient à propulsion classique et devaient donc périodiquement remonter en immersion périscopique pour faire tourner leurs diesels et recharger leurs batteries. Bien que les sous-marins japonais aient leur version personnalisée du système américain Prairie-Masker, le nouveau logiciel de Jones avait dû faire des prodiges pour percer ce dispositif de contremesures. Mancuso et les autres se retirèrent dans la salle des cartes du SubPac pour examiner les dernières données. « D’accord, Jonesy, dites-moi ce que vous voyez », ordonna Mancuso en examinant les sorties papier des hydrophones sous-marins qui tapissaient le fond du Pacifique. Les données s’affichaient sur des moniteurs électroniques en même temps qu’elles s’imprimaient sur du papier listing analogue à celui des antiques imprimantes d’ordinateur, cela pour permettre une analyse plus fouillée. Pour ce genre de travail, on préférait cette dernière méthode, et deux jeux avaient été imprimés. Le premier était déjà annoté par les techniciens océanographes du SOSUS détachés sur place. Pour en faire une analyse en double aveugle, et afin de s’assurer que Jones n’avait pas perdu la main, Mancuso avait gardé de côté celui analysé par ses hommes. Jones n’avait pas la quarantaine, mais ses épais cheveux bruns grisonnaient déjà, bien qu’il mâchât de la gomme pour ne pas fumer. Sa concentration était toujours la même, Mancuso le voyait. Le Dr Ron Jones feuilletait la liasse comme un comptable flairant une arnaque, le doigt suivant les traits verticaux sur lesquels les fréquences étaient enregistrées. « On va supposer qu’ils montent renifler toutes les huit heures environ ? — C’est ce qu’il y a de mieux à faire, pour garder les batteries en pleine charge, acquiesça Chambers en hochant la tête. — Sur quelle heure sont-ils calés ? » demanda Jones. Classiquement, les sous-marins américains réglaient leurs pendules sur le temps moyen de Greenwich — récemment rebaptisé « Temps universel » avec la perte d’influence de la Royal Navy, dont la puissance d’antan avait donné aux Britanniques le privilège de définir le méridien d’origine. « Celle de Tokyo, je suppose, répondit Mancuso. La nôtre, moins cinq heures. — Donc, il s’agit de chercher des motifs caractéristiques, à partir de minuit et aux heures paires, heure de Tokyo. » Il y avait cinq grandes feuilles pliées en accordéon. Jones les étala l’une en dessous de l’autre, notant en marge les références horaires. Cela lui prit dix minutes. « En voilà un, et là, un autre. Ces deux-là sont possibles. Celui-ci éventuellement, mais j’en doute. Je serais prêt à parier sur celui-ci... et celui-ci pour commencer. » Ses doigts tapotaient des lignes de points apparemment disséminées au hasard. « Wally ? » Chambers se tourna vers l’autre table et corréla les jeux de graphiques marqués avec les références horaires correctes. « Jonesy, bougre de sorcier ! » murmura-t-il. Il lui avait fallu une équipe de techniciens confirmés — tous des experts — et plus de deux heures pour faire ce que Jones avait réussi en quelques minutes sous leurs yeux incrédules. Le fournisseur de l’armée sortit un bidon de Coca de la glacière et l’ouvrit d’un coup sec. « Messieurs, demanda-t-il, qui est le champion toutes catégories ? » Ce n’était bien sûr qu’une partie du boulot. Les sorties d’imprimante donnaient tout au plus le relèvement d’une source de bruit suspecte, mais il y avait plusieurs réseaux SOSUS déposés par le fond, et la triangulation avait été déjà effectuée, permettant de resserrer les données à l’intérieur de cercles de dix à quinze nautiques de rayon. Même avec les améliorations logicielles apportées au système par Jones, cela faisait encore une sacrée masse d’océan à fouiller. Le téléphone sonna. C’était le commandant en chef de la flotte du Pacifique. Mancuso prit l’appel et recommanda de diriger le Charlotte et l’Asheville sur les contacts supposés. Jones observa le dialogue en manifestant de la tête son approbation. « Vous voyez ce que je veux dire, commandant ? Vous avez toujours su écouter. » Murray était sorti discuter de problèmes budgétaires avec le sous-directeur responsable de la Direction des opérations à Washington, de sorte qu’il rata le coup de fil. La dépêche ultrasecrète émanant de la Maison-Blanche fut archivée en lieu sûr, puis sa secrétaire avait été appelée en catastrophe pour aller chercher un de ses gosses malades à l’école. Résultat : le message manuscrit de Ryan était parvenu à son attention avec un retard inexcusable. « La fille Norton, dit-il en entrant dans le bureau du directeur Shaw. — Mauvaises nouvelles ? — Elle est morte », dit Murray en lui tendant la feuille. Shaw la parcourut du regard. « Et merde, murmura le directeur du FBI. Avait-elle des antécédents d’usage de drogue ? — Pas que je me souvienne. — Des nouvelles de Tokyo ? — Je n’ai pas encore pu contacter l’attaché d’ambassade. Ça pouvait pas tomber plus mal, Bill. » Shaw acquiesça. On devinait sans peine le fond de ses pensées. Interrogez n’importe quel agent du FBI sur l’affaire dont il se vante le plus, ce sera toujours un enlèvement. C’est à vrai dire là-dessus que le Bureau avait bâti sa réputation dans les années trente. La loi Lindbergh avait habilité le FBI à prêter assistance à toutes les forces de police locales dès lors qu’on pouvait soupçonner que la victime avait été transportée dans un autre État. Armé de cette simple hypothèse — les victimes étaient rarement emmenées aussi loin —, le premier service d’enquête policière du pays mettait en branle sa lourde machine et ses agents fondaient sur l’affaire comme une meute de loups particulièrement affamés. Leur véritable mission était toujours la même : récupérer vivante la victime, et là, les résultats étaient excellents. Le second objectif était d’appréhender, d’inculper et de faire juger les coupables, et là, statistiquement parlant, les scores étaient encore meilleurs. Ils ne savaient pas encore si Kimberly Norton avait été victime d’un enlèvement. Ce qu’ils savaient en revanche, c’est qu’elle allait revenir chez elle les pieds devant. Et ce seul fait, pour n’importe quel agent du FBI, était synonyme d’échec professionnel. « Son père est flic. — Je me souviens, Dan. — Je veux aller là-bas et en discuter avec O’Keefe. » D’abord, parce que le capitaine Norton méritait de l’apprendre de la bouche d’autres flics, et pas par les médias. Ensuite, parce que les flics chargés de l’affaire en avaient l’obligation morale, celle de reconnaître devant lui leur échec. Et enfin parce que ce serait pour Murray l’occasion de se faire lui-même une idée du dossier, de se convaincre que tout ce qu’il était humainement possible de faire avait bien été fait. « Je pourrai sans doute te dégager une journée ou deux, répondit Shaw. De toute façon, l’affaire Linders va devoir attendre le retour du Président. D’accord, boucle tes valises. » « C’est encore mieux que le Concorde ! » lâcha Cathy en guise de compliment à la jeune femme caporal d’aviation qui servait le dîner. Son mari riait presque. Ce n’était pas souvent que Caroline Ryan écarquillait ainsi les yeux, mais enfin, il avait depuis longtemps pris l’habitude de ce genre de service, et la nourriture était certainement meilleure que l’ordinaire servi à la cantine des médecins de Johns Hopkins. Et puis là-bas, les assiettes n’avaient pas un liséré d’or, une des raisons pour laquelle il y avait une telle fauche à bord d’Air Force One. « Du vin pour madame ? » Ryan saisit la bouteille de Chardonnay russe et servit, pendant qu’on déposait son assiette devant lui. « On ne boit pas de vin quand on a le trac, vous savez, dit-elle à la jeune sous-off, un rien gênée. — Tout le monde est comme ça la première fois, Dr Ryan. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me sonner. » Elle retourna vers l’office. « Vois-tu, Cathy, je t’avais prévenue, fais comme moi. — Je me suis toujours demandé comment t’as réussi à t’habituer à l’avion, dit-elle en goûtant les brocolis. Hum, tout frais. — L’équipage n’est pas mauvais non plus, dit-il en indiquant la surface de leurs verres de vin. Pas une ride. — La paie n’est peut-être pas renversante, nota Arnie van Damm, de l’autre côté de l’allée centrale, mais les avantages valent le coup. — Le saumon grillé en croûte aussi. — Notre chef a piqué la recette au Jockey Club. Le meilleur saumon cajun de la capitale, expliqua van Damm. Je crois qu’il a dû la troquer contre sa soupe poireaux-pommes de terre. Une bonne affaire », jugea Arnie. « Il réussit sa croûte impec, non ? » L’un des rares restaurants réellement excellents de Washington, le Jockey Club, était situé au sous-sol de l’hôtel Ritz Carlton, sur Massachusetts Avenue. Établissement tranquille et discret avec ses lumières tamisées, il était depuis de nombreuses années le lieu des repas « politiques », en tout genre. Ici, tout est bon, songea Libby Holtzman, surtout quand c’est un autre qui régale. L’heure écoulée avait été consacrée à toutes sortes de potins, l’échange habituel d’informations et de ragots qui étaient, à Washington, encore plus importants que dans toute autre ville américaine. Cette étape était achevée maintenant. Le vin était servi, les assiettes de hors-d’oeuvre débarrassées, et le plat principal sur la table. « Eh bien, Roy, c’est quoi, ce scoop ? — Ed Kealty. » Newton leva la tête pour croiser son regard. « Viens pas me dire que sa femme a finalement décidé de quitter ce salaud ? — C’est probablement lui qui va se barrer, en fait. — Et qui est la malheureuse greluche ? demanda Mme Holtzman avec un sourire désabusé. — C’est pas ce que t’imagines, Libby. Ed s’en va. » C’est toujours tentant de les laisser mariner. « Roy, il est huit heures et demie, d’accord ? fit remarquer Libby, mettant les choses au clair. — Le FBI a ouvert une enquête sur Kealty. Pour viol. Plusieurs, en fait. L’une des victimes s’est suicidée. — Lisa Beringer ? » On n’avait jamais parfaitement élucidé la raison du suicide. « Elle a laissé une lettre. Le FBI a mis la main dessus. Ils ont également plusieurs autres femmes qui sont prêtes à déposer. — Waouh », laissa échapper Libby Holtzman. Elle reposa sa fourchette. « Le dossier est solide ? — Celui qui s’en occupe est Dan Murray. Le limier personnel de Shaw. — Je sais, je connais Dan. Je sais aussi qu’il ne racontera rien. » On arrivait rarement à convaincre un agent du FBI de discuter des preuves dans une affaire criminelle, encore moins quand l’instruction n’était pas close. Ce genre de fuite provenait toujours d’un avocat ou d’un greffier. « Il ne se contente pas de suivre le règlement... c’est lui qui l’a écrit. » C’était la stricte vérité. Murray avait contribué à la rédaction d’une bonne partie des procédures officielles du Bureau. « Il pourrait peut-être, ce coup-ci. — Pourquoi, Roy ? — Parce que Durling bloque les choses. Il croit qu’il a besoin de Kealty à cause de son influence au Capitole. T’as remarqué qu’on voit beaucoup le bel Eddie à la Maison-Blanche, ces temps-ci ? Durling lui a tout rebalancé, pour qu’il puisse consolider sa défense. En tout cas, rajouta aussitôt Newton, pour se couvrir, c’est ce qu’on m’a dit. Mais ça me semble bien coller avec le personnage, non ? — Entrave à la justice ? — Ça, c’est le terme technique, Libby. Techniquement parlant, eh bien, je ne suis pas tout à fait sûr que ça réponde aux critères légaux. » À présent, l’hameçon était lancé, et l’appât se tortillait gentiment. « Mais imagine qu’il bloque la procédure uniquement pour l’empêcher de faire de l’ombre à la loi sur le commerce extérieur ? » Le poisson avait jeté un oeil, mais il s’interrogeait sur le truc barbelé qui brillait derrière le ver... « Ça remonte en fait encore plus loin, Libby. Ils étoufferaient le truc depuis un sacré bail, paraît-il... Mais enfin, c’est vrai que ça leur a fourni un bon prétexte, tu crois pas ? » Pas à dire, c’était un ver bien tentant. « Si tu crois que la politique prend le dessus sur une affaire de viol. Le dossier est solide ? — S’il est présenté aux assises, Ed Kealty va se retrouver dans un pénitencier fédéral. — L’affaire est solide à ce point ? » Miam, miam, quel gros ver bien juteux ! « Tu l’as dit toi-même, Murray est un bon flic. — Qui est le procureur de la République nommé pour cette affaire ? — Anne Cooper. Elle bosse à plein temps sur le dossier depuis des semaines. » Un putain de sacré beau ver en fait. Et ce truc brillant et barbelé n’était pas si méchant, après tout ? Newton sortit de sa poche une enveloppe et la déposa sur la nappe. « Les noms, les numéros, les détails, mais ce n’est pas moi qui te les ai refilés, d’accord ? » Le ver donnait l’impression de danser dans l’eau, et on ne voyait plus désormais que c’était en fait l’hameçon qui gigotait. « Et si je ne peux rien vérifier ? — Alors, il n’y a pas d’affaire, mes sources se trompent, et j’espère que tu as apprécié le dîner. » Bien sûr, le ver pouvait très bien s’en aller. « Pourquoi, Roy ? Pourquoi toi ? Pourquoi sortir cette histoire ? » Toujours à tourner en rond. Mais comment ce ver avait-il pu arriver ici ? « Je n’ai jamais apprécié le bonhomme. Tu le sais. On s’est affrontés sur deux textes importants concernant l’irrigation, et il a torpillé un projet de la défense dans mon État. Mais tu veux vraiment savoir pourquoi ? J’ai des filles, Libby. L’une termine ses études à l’université de Pennsylvanie. L’autre vient de commencer son droit à Chicago. Toutes les deux veulent suivre la voie de leur papa, et je n’ai pas envie de voir mes petites filles siéger sur la Colline avec des salopards comme Ed Kealty dans les parages. « Et d’abord, quelle importance de savoir comment le ver était arrivé dans l’eau ? Libby Holtzman hocha la tête d’un air entendu et prit l’enveloppe. Elle la glissa dans son sac sans l’ouvrir. Incroyable qu’ils ne remarquent jamais l’hameçon avant d’être ferrés. Et encore, parfois même pas. Le garçon fut désappointé quand il vit les deux clients négliger le chariot des desserts pour se contenter de deux cafés avant l’addition. « Allô ? — Barbara Linders ? demanda une voix féminine. — Oui. Qui est à l’appareil ? — Libby Holtzman, du Post. J’habite à quelques rues de chez vous. J’aimerais savoir si je peux passer vous voir pour discuter de deux ou trois choses. — Quelles choses ? — Ed Kealty, et la raison pour laquelle ils ont décidé de suspendre les poursuites. — Ils ont quoi ? — C’est ce qu’on entend dire, poursuivit la voix. — Attendez une minute. Ils m’ont mise en garde contre ça, dit Linders, méfiante, ce qui était déjà un aveu implicite. — Ils vous mettent toujours en garde contre tout un tas de choses, jamais la bonne, en général. Rappelez-vous, l’an dernier, c’est moi qui ai sorti le papier sur les pratiques pas très catholiques du député Grant à sa permanence dans sa circonscription. Et c’est aussi moi qui ai coincé ce salaud de secrétaire d’État à l’Intérieur. J’ai toujours l’oeil sur ce genre d’affaires, Barbara », confia la voix, de soeur à soeur. Et c’était vrai. Libby Holtzman avait été à deux doigts de remporter le Pulitzer avec son reportage sur les affaires de harcèlement sexuel. « Comment puis-je savoir que c’est réellement vous ? — Vous m’avez vue à la télé, non ? Invitez-moi et vous verrez. Je peux être chez vous dans cinq minutes. — Je m’en vais appeler M. Murray. — À la bonne heure. Allez-y, appelez-le, mais promettez-moi une chose, d’accord ? — Laquelle ? — S’il vous confirme le fait qu’ils ne bougent pas, alors, on pourra parler. » La voix marqua une pause. « En fait, qu’est-ce que vous diriez que je passe vous voir tout de suite ? Si Dan vous donne la réponse qui convient, on pourra juste boire un café ensemble et faire un petit tour d’horizon un peu plus tard. C’est une proposition honnête ? — Je suppose que oui... d’accord. Il faut que j’appelle tout de suite M. Murray. » Barbara Linders raccrocha et composa de mémoire un autre numéro. « Salut, c’est Dan... — Monsieur Murray ! » s’exclama Linda d’une voix pressante. Sa foi dans le monde était déjà sérieusement ébranlée. « ... et ici Liz, enchaîna une autre voix, manifestement enregistrée. Nous ne pouvons pas vous répondre en ce moment », poursuivirent les deux voix en choeur... « Où êtes-vous quand j’ai besoin de vous ? » demanda Mad. Linders au répondeur, et elle raccrocha, furieuse, avant que le message humoristique lui demande de parler au bip sonore. Était-ce possible ? Est-ce que ça pouvait être vrai ? Tu es à Washington, lui souffla son expérience. Tout peut être vrai. Barbara Linders parcourut du regard la pièce. Elle vivait à Washington depuis onze ans. Et ça lui avait rapporté quoi ? Un petit studio avec des estampes au mur. De jolis meubles dont elle était seule à profiter. Des souvenirs qui menaçaient son équilibre mental. Elle se sentait si seule, si bougrement seule avec eux, et il fallait qu’elle les abandonne, qu’elle les fasse sortir, qu’elle les étale et les renvoie à la figure de cet homme qui avait réussi à démolir entièrement son existence. Et maintenant, on lui refuserait ça aussi ? Était-ce possible ? Et le plus terrifiant, c’est que Lisa avait ressenti la même chose. Elle le tenait de la lettre qu’elle conservait, et dont elle gardait toujours une photocopie dans la boîte à bijoux sur son secrétaire. Elle l’avait conservée, à la fois à titre de souvenir de sa meilleure amie, et d’avertissement, pour la mettre en garde contre les dangers d’un tel désespoir. C’était la lecture de cette lettre, quelques mois auparavant, qui l’avait persuadée de se confier à sa gynécologue, qui en avait à son tour référé à Clarice Golden, mettant en branle le processus qui l’avait menée... où, au fait ? La sonnette retentit à cet instant et Barbara se leva pour aller ouvrir. « Salut ! Alors, vous me reconnaissez ? » La question était posée avec un sourire chaleureux et sympathique. Libby Holtzman était une femme de grande taille, avec des cheveux brun d’ébène encadrant un visage pâle aux yeux noisette pétillants de vie. « Je vous en prie, entrez, dit Barbara en s’effaçant. — Avez-vous appelé Dan ? — Il n’était pas chez lui... ou alors, il avait laissé son répondeur, ajouta-t-elle, après réflexion. Vous le connaissez ? — Oh, oui. Dan est une relation, dit Libby en se dirigeant vers le canapé. — Est-ce que je peux lui faire confiance ? Je veux dire, vraiment confiance ? — Honnêtement ? » Holtzman marqua un temps. « Oui. S’il était seul responsable du dossier, oui, vous pourriez. Dan est un type bien. Je pèse mes mots. — Mais il n’est pas tout seul à s’en occuper, c’est ça ? » Libby secoua la tête. « L’affaire est trop énorme, trop politique. L’autre problème avec Murray, c’est que... eh bien, c’est un gars très loyal. Il fait ce qu’on lui a dit de faire. Puis-je m’asseoir, Barbara ? — Je vous en prie. » Toutes deux s’installèrent sur le canapé. « Vous savez ce que fait la presse ? C’est notre boulot d’avoir l’oeil sur tout. J’aime bien Dan. Je l’admire. C’est réellement un bon flic, un flic honnête, et je parie que quand il a travaillé avec vous... eh bien, il se comportait en grand frère bourru, pas vrai ? — De bout en bout, confirma Barbara. Il est devenu le meilleur ami que j’aie jamais eu. — Ce n’est pas du bidon. Il fait partie des gars bien. Je connais également sa femme, Liz. Le problème, c’est que tout le monde n’est pas comme Dan, et c’est là que nous intervenons. — Comment cela ? — Quand on dit aux gars comme Dan ce qu’ils doivent faire, la plupart du temps ils le font. Ils le font parce qu’ils doivent, parce que les règles sont ainsi. Et vous savez quoi ? Il déteste y être obligé, presque autant que vous. Mon boulot, Barbara, c’est d’aider les gens comme Dan, parce que j’ai le moyen de forcer ces salopards à lu : lâcher la grappe. — Je ne peux pas... je veux dire, je ne peux vraiment pas... » Libby avança la main et l’arrêta d’un geste plein de douceur. « Je ne vais pas vous demander de me révéler quoi que ce soit d’officiel, Barbara. Cela pourrait entraver le bon déroulement de l’instruction, et vous savez que j’ai envie autant que vous de la voir aboutir. Mais vous pouvez me parler à titre... personnel ? — Oui !... Je pense que oui. — Cela vous ennuie si j’enregistre notre conversation ? » La journaliste sortit de son sac un mini-magnétophone. « Qui va l’écouter ? On fait ça pour être sûrs de la validité de nos sources. En dehors de ça, c’est comme si vous parliez à votre avocat, votre médecin ou votre prêtre. Ce sont les règles, et on ne les enfreint jamais. » Intellectuellement parlant, Barbara le savait, mais ici et maintenant, chez elle, le code d’éthique du journalisme lui semblait du pipeau. Libby Holtzman le lisait sans peine dans son regard. « Si vous voulez, je peux m’en aller tout de suite, ou nous pouvons en parler sans le magnétophone, mais... » Elle eut un sourire désarmant. « J’ai horreur de prendre en sténo. On risque toujours de faire des fautes. Si vous voulez prendre un peu de temps pour y réfléchir, pas de problème non plus. Vous avez suffisamment subi de pressions. Je le sais. Je sais quel effet ça fait. — C’est ce que dit toujours Dan, mais il n’en sait rien de rien. Il n’en sait vraiment rien. » Libby Holtzman la regarda droit dans les yeux. Elle se demanda si Murray avait vu la même détresse dans ses yeux, et s’il l’avait ressentie avec la même intensité qu’elle. Sans doute, pensa-t-elle avec honnêteté, certes d’une manière un peu différente, parce que c’était un homme, mais c’était quand même un bon flic, et il était sans doute aussi furieux qu’elle de la tournure qu’était en train de prendre l’affaire. « Barbara, si vous voulez juste parler... de certaines choses, c’est très bien. Des fois, on a simplement besoin d’une amie à qui se confier. Je ne suis pas obligée de rester journaliste en permanence. — Vous êtes au courant, pour Lisa ? — On n’a jamais vraiment réussi à expliquer son décès, n’est-ce pas ? — Nous étions les meilleures amies du monde, nous partagions tout... et puis, quand il... — Etes-vous sûre que Kealty était impliqué ? — C’est moi qui ai trouvé la lettre, Libby. — Qu’est-ce que vous pouvez me raconter là-dessus ? demanda Holtzman, incapable désormais de refréner sa curiosité de journaliste. — Je peux faire mieux que vous raconter. » Linda se leva et disparut quelques instants. Elle revint avec les photocopies qu’elle lui tendit. Il ne fallut que deux minutes à la journaliste pour lire la lettre, deux fois de suite. La date, le lieu, le mobile. Un message d’outre-tombe, songea Libby. Qu’y avait-il de plus dangereux que de l’encre sur du papier ? « Entre ce qu’il y a ici, et ce que vous savez, il y aurait de quoi l’envoyer en prison, Barbara. — C’est ce que dit Dan. Il sourit quand il en parle. Il a envie que ça se produise. — Pas vous ? — Oh, que si ! — Alors, laissez-moi vous aider. » 17 Première frappe ON appelait ça le miracle des communications modernes, uniquement parce que rien de ce qui est moderne n’est censé être une malédiction. En fait, les véritables destinataires de ce genre d’information étaient souvent atterrés par ce qu’ils recevaient. Ç’avait été un vol sans histoire, même selon les critères de l’Air Force One, à bord duquel bon nombre de passagers — en particulier tous ces jeunes blancs-becs de l’état-major de la Maison-Blanche — refusaient souvent de boucler leur ceinture, sans doute pour se prouver qu’ils étaient des hommes, estimait Ryan. L’équipage de l’Air Force n’était pas plus mauvais qu’un autre, il le savait, mais ça n’avait pas empêché un jour un incident en finale à Andrews, quand la foudre était tombée sur l’appareil transportant le ministre de la Défense et son épouse, provoquant l’embarras général. Aussi gardait-il toujours sa ceinture, même sans la serrer, exactement comme l’équipage. « Dr Ryan ? lui murmura une voix, en même temps qu’on le secouait par les épaules. — Qu’est-ce qu’il y a, sergent ? » Inutile de s’en prendre à un pauvre sous-off. « M. van Damm vous demande au-dessus, monsieur. » Jack opina et releva le dossier de son siège. Le sergent lui tendit une tasse de café. Une horloge lui apprit qu’il était neuf heures du matin, mais elle ne lui disait pas où il pouvait bien être neuf heures, et Ryan était pour l’instant hors d’état de se rappeler sur quel fuseau elle était réglée. Tout ça, de toute façon, était bien théorique. Combien de fuseaux horaires pouvaient s’entrecroiser à l’intérieur d’un avion de ligne ? Le pont supérieur du VC-25B contrastait fortement avec le compartiment du bas. Ici, pas d’aménagements somptueux, mais des rangées de matériels électroniques d’allure militaire, disposés en racks munis de poignées chromées pour permettre une extraction et un remplacement faciles. Une équipe conséquente de spécialistes des communications était déjà au travail, reliée en permanence à toutes les sources d’information imaginables radio numérique, télévision et fax, toutes transmises sur des canaux cryptés. Arnie van Damm trônait au milieu de tous ces appareils et il lui tendit quelque chose. C’était un fac-similé de la dernière édition du Washington Post, qui allait bientôt être diffusée, à six mille kilomètres et six heures de là. LE VICE-PRÉSIDENT IMPLIQUÉ DANS UN SUICIDE, annonçait la une sur quatre colonnes. CINQ FEMMES ACCUSENT EDWARD KEALTY DE SÉVICES SEXUELS. « C’est pour ça que tu m’as fait réveiller ? » demanda Ryan. Ça ne relevait aucunement de son domaine. « Tu es cité dans l’article, lui indiqua Arnie. — Quoi ? » Jack parcourut le papier. « Le chef du Conseil national de sécurité Ryan est l’un des personnages informés de l’affaire. » D’accord, j’imagine que c’est vrai, non ? — Continue. — « La Maison-Blanche a demandé, il y a quatre semaines, au FBI de ne pas soumettre l’affaire à la commission judiciaire de la Chambre des représentants. » Mais c’est faux ! — Ce truc est une combinaison superbe de vraies-fausses et de fausses-vraies nouvelles. » Arnie était encore plus en rogne que Ryan. « D’où vient la fuite ? — Je n’en sais rien, mais Libby Holtzman a signé le papier, et son mari roupille à l’arrière. Il t’aime bien. Va le voir et parle-lui. — Attends une minute, c’est un truc qui s’éclaircira en son temps, quand éclatera la vérité, Arnie. Le Président n’a rien à se reprocher, que je sache. — Ses adversaires politiques peuvent qualifier ce délai d’entrave à la justice. — Allons donc. » Jack hocha la tête, incrédule. « ça ne résistera jamais à l’examen. — Ca n’a pas besoin, bordel de merde. On parle de politique, souviens-toi, pas de faits, et on a des élections qui se pointent à l’horizon. File en parler à Bob Holtzman. Maintenant », ordonna van Damm. Il ne donnait pas souvent des ordres à Ryan, mais il avait effectivement l’autorité pour le faire. « On prévient le patron tout de suite ? demanda Jack, en pliant sa copie du journal. — Pour le moment, on va le laisser dormir. En passant, dis à Tish de monter, veux-tu ? — D’accord. » Ryan redescendit, secoua Tish Brown pour la réveiller, lui indiqua l’escalier, puis fila vers l’arrière trouver un steward — un membre de l’équipage, se reprit-il. « Allez me chercher Bob Holtzman, voulez-vous ? » Par un hublot au rideau ouvert, il nota que dehors, il faisait jour. Peut-être qu’il était neuf heures à leur destination ? Ouais, ils devaient normalement arriver à Moscou à deux heures de l’après-midi, heure locale. Le chef cuistot était assis dans son office, plongé dans un exemplaire de Time. Ryan entra et se refit servir du café. « On n’arrive pas à dormir, Dr Ryan ? — Plus, non. Le devoir m’appelle. — J’ai des croissants au four, si vous voulez. — Bonne idée. — Qu’est-ce qui se passe ? » Bob Holtzman passa la tête à l’intérieur. Comme tous les hommes à bord en ce moment, il aurait eu besoin d’aller se raser. Sans un mot, Jack lui tendit l’article. « Qu’est-ce que vous en dites ? » Holtzman lisait vite. « Bon Dieu, est-ce que c’est vrai ? — Depuis combien de temps Libby est sur ce coup ? — Première nouvelle, pour moi... oh, merde, désolé, Jack. » Jack hocha la tête, avec un sourire forcé. « Ouais, je viens de me réveiller, moi aussi. — C’est vrai, cette histoire ? — Ça reste entre nous ? — Entendu. — Le FBI mène l’enquête depuis un certain temps maintenant. Les dates du papier de Libby coïncident à peu près, il faudra que je consulte les registres au bureau pour avoir les dates exactes. J’ai été mis au courant à peu près au moment où la crise commerciale a éclaté, rapport au visa de sécurité de Kealty — ce que je pouvais lui dire, ce que je ne pouvais pas, enfin, vous connaissez le cirque... — Oui, je comprends. Alors, où en est l’affaire, au juste ? — Le Président et la chancellerie ont été informés. De même qu’Al Trent et Sam Fellows au Renseignement. Personne ne met le couvercle sur cette histoire, Bob. À ma connaissance, le Président a joué franc-jeu de bout en bout. Kealty va tomber, et une fois engagée la procédure de destitution, si ça doit aller jusque-là... — Il faudra bien, fit remarquer Holtzman. — J’en doute. » Ryan secoua la tête. « S’il se trouve un bon avocat, ils arriveront à un arrangement. Obligé, ça fera comme avec Agnew. S’il doit être l’objet d’une procédure de destitution, puis d’une levée d’immunité devant le Sénat, Dieu lui vienne en aide quand il affrontera un jury populaire... — Ça se tient, concéda Holtzman. Bref, vous êtes en train de me dire que l’argument principal de cet article ne tient pas debout. — Exact. S’il y a une obstruction quelconque, je ne suis pas au courant, et moi, j’ai été informé de cette affaire. Avez-vous pu parler à Kealty ? — Non, rien de précis. Sur les questions de boulot, j’informe son responsable de la sécurité nationale, qui répercute l’info à son patron. Je ne saurais pas trop bien m’y prendre, pas vrai ? Avec deux filles... — Donc, vous connaissez les faits ? — Pas en détail, non. Je n’ai pas besoin de les connaître. Je connais bien Murray. Si Dan dit que le dossier est solide, alors j’imagine que c’est vrai. » Jack termina sa tasse de café et prit un croissant chaud. » Le Président ne fait absolument pas d’obstruction. L’affaire a été retardée uniquement pour ne pas entrer en conflit avec d’autres dossiers. C’est tout. — Vous n’êtes pas censé faire ça non plus, vous le savez, fit remarquer Holtzman, en prenant lui aussi un croissant. — Bon Dieu de merde, Bob ! Les procureurs programment les dates de procès, eux aussi, don ? Tout ça, c’est juste une histoire de calendrier. » Holtzman scruta le visage de Jack et hocha la tête. « Je transmettrai. » Il était déjà trop tard pour limiter convenablement les dégâts. La majorité des acteurs politiques à Washington sont des lève-tôt. Ils boivent leur café, lisent leurs journaux en détail, jettent un oeil sur leur fax pour avoir des renseignements complémentaires, et bien souvent ils décrochent illico leur téléphone ou, depuis quelque temps, ils se connectent sur un serveur informatique pour lire le courrier électronique — tout cela pour s’efforcer de quitter leur domicile en sachant en gros quelle tournure va prendre leur nouvelle journée. Dans le cas de nombreux parlementaires, les télécopies du dernier article de Liz Holtzman étaient accompagnées d’une brève page de garde précisant que le sujet pouvait être d’un grand intérêt personnel. Les phrases codées employées différaient selon la société de relations publiques à l’origine de la transmission, mais le sens général restait le même. Les parlementaires en question avaient tous été priés de taire leur hostilité à la LRCE. Cette occasion, d’un autre côté, avait été vue comme une manière de dédommagement pour leur concession précédente. Rares furent les cas où l’on s’abstint d’en profiter. Les commentaires restaient en général officieux. « Cette affaire a l’air très sérieuse » était la phrase la plus souvent utilisée. « Il est bien malencontreux que le Président ait jugé bon de se mêler d’une affaire criminelle » revenait également souvent. Contacté aussitôt, le directeur du FBI, William Shaw, avait immanquablement répondu « sans commentaire », et ajouté la plupart du temps que la politique du Bureau était de se refuser à tout commentaire sur une affaire criminelle en cours d’instruction, pour ne pas vicier la procédure judiciaire qui pourrait être engagée par la suite, et compromettre les droits de l’éventuel inculpé. Cette dernière précision était rarement répercutée au public — si même elle l’était ; de sorte que le « sans commentaire » acquérait un tour bien particulier. Le futur inculpé en question s’éveilla dans son domicile de l’Observatoire de la marine, sur Massachusetts Avenue, Nord-Ouest, et descendit retrouver ses principaux collaborateurs qui l’attendaient en bas. « Oh, merde », observa Ed Kealty. C’était tout ce qu’il trouva dire. Il était vain de nier. Ses collaborateurs le connaissaient trop bien. L’homme était un coureur de jupons, raisonnaient-ils, un trait assez fréquent chez les hommes publics, même s’il se montrait relativement discret. « Lisa Beringer, murmura le Vice-président, dans un souffle, en découvrant l’article. Ne peuvent-ils pas laisser cette pauvre fille reposer en paix ? » Il se souvenait encore du choc en apprenant sa mort, des circonstances de sa disparition — elle avait détaché sa ceinture et était allée se jeter à cent quarante-cinq à l’heure contre une pile de pont —, du commentaire du médecin légiste sur l’inefficacité d’une telle méthode : elle avait mis plusieurs minutes à mourir et gémissait encore, agonisante, à l’arrivée des secours. Une enfant si douce, si gentille. Elle n’avait simplement pas compris la dure réalité de la vie. Elle avait exigé trop de lui en échange. Peut-être avait-elle cru qu’il en irait différemment avec elle. Ma foi, songea Kealty, tout le monde s’imaginait être différent. « Il est en train de vous mettre en première ligne », observa son principal conseiller. L’important dans tout ça, après tout, c’était la vulnérabilité politique de leur patron. « Ça c’est sûr. » Le fils de pute, se dit le Vice-président. Après tout ce que j’ai fait pour lui. « Très bien... Des idées ? — Eh bien, naturellement, on nie tout en bloc, et avec indignation, en plus, commença son chef de cabinet, en lui tendant une feuille de papier. J’ai déjà concocté un communiqué, ensuite on tiendra une conférence de presse avant midi. » Il avait déjà appelé une demi-douzaine d’anciennes et d’actuelles collaboratrices du patron qui seraient toutes prêtes à voler à son secours. Chaque fois, il s’agissait de femmes dont le lit avait reçu le privilège de sa présence, et qui se souvenaient de l’épisode avec le sourire. Les grands hommes avaient leurs faiblesses, eux aussi. Dans le cas d’Edward Kealty, ces faiblesses étaient plus que compensées par son engagement pour les causes importantes. Kealty parcourut rapidement la page de la déclaration. La seule défense contre une accusation complètement fausse, c’est l’attaque... rien n’étaie réellement ces propos diffamatoires... ma vie publique est connue de tous, tout comme mon soutien à la cause des femmes et aux droits des minorités... Je requiers (« j’exige » n’était pas le terme adéquat, estimait son conseiller personnel) la publication immédiate de ces allégations, afin de permettre de me défendre avec vigueur... manifestement pas une coïncidence avec la proximité d’une année électorale... regrette que de telles accusations sans preuves doivent affecter notre grand Président, Roger Durling... « Qu’on me passe au téléphone ce bougre de fils de pute ! — L’heure est mal choisie pour une confrontation, monsieur le vice-président. Vous comptez entièrement sur son soutien, rappelez-vous... — Oh, oui, n’est-ce pas ? » Cette partie du communiqué serait moins un coup de semonce qu’un bon coup dans le mille, estima Kealty. Soit Durling le soutenait à fond, soit il courait le risque d’un désastre électoral dès les primaires. Qu’allait-il encore se passer cette année ? Bien qu’il soit trop tard pour qu’elle fasse la une des journaux du matin dans la plus grande partie du pays — trop tard même pour USA Today —, l’affaire Kealty avait été reprise par les médias radiotélévisés dans les revues de presse ouvrant leurs tranches d’information matinales. Pour la majorité des acteurs financiers, le « Journal continu » sur National Public Radio était le programme idéal pour accompagner le trajet depuis le New Jersey ou le Connecticut, avec son module de deux heures répété en boucle. « Un reportage exclusif dans le Washington Post de ce matin... » Le résumé du papier faisait l’ouverture de chaque tranche horaire, avec un préambule sonore pour attirer l’attention de l’auditeur, et même si les scandales politiques à Washington étaient presque aussi banalisés que le bulletin de la météo locale, les mots « viol » et « suicide » gardaient une signification non équivoque. « Merde », soufflèrent presque simultanément un bon millier de voix dans le même nombre de berlines luxueuses. Qu’est-ce qui va encore arriver ? Le marché restait toujours nerveux, et une nouvelle de ce type allait à coup sûr exercer le genre de pression à la baisse qui n’avait pas vraiment de justification économique, mais qui était si réelle que tout le monde savait qu’elle était inévitable, et donc anticipait, ce qui la rendait encore plus inévitable ; ce que les informaticiens baptisaient une « boucle de rétroaction positive ». Le marché allait encore dégringoler aujourd’hui. La tendance moyenne avait été orientée à la baisse, onze jours sur les quatorze derniers, et même si le Dow était saturé de bonnes affaires selon tous les indices techniques, les petits porteurs nerveux allaient immanquablement lancer leurs ordres de vente, et les fonds communs de placement, poussés par les coups de fil d’autres petits porteurs, feraient de même, ajoutant le poids des institutionnels à une situation totalement artificielle. L’ensemble du système était considéré comme l’archétype d’une démocratie authentique, mais si c’était le cas, alors un troupeau de moutons paniqués était également une démocratie. D’accord, Arnie. » Le Président curling ne chercha pas à savoir de qui émanait la fuite. Il était un joueur suffisamment avisé pour savoir que, dans ce genre de partie, cela n’avait pas la moindre importance. « Qu’est-ce qu’on fait ? — J’ai parlé à Bob Holtzman, dit Ryan au patron, pressé par un regard du secrétaire de la Maison-Blanche. — Et, je crois qu’il m’a cru. Merde, je disais la vérité, non ? » C’était plus une question qu’une considération rhétorique. « Oui, Jack. Ed va devoir s’en dépatouiller tout seul. » Le soulagement qui se lisait sur le visage de Ryan était si manifeste que le chef de l’exécutif s’en offusqua. « Vous imaginiez vraiment que j’allais faire une chose pareille ? — Bien sûr que non, répondit aussitôt Ryan. — Qui sait ? — Dans l’avion ? demanda van Damm. Je suis sûr que Bob n’a pas dû tenir sa langue. — Eh bien, on va leur couper l’herbe sous le pied. Tish... » Durling se tourna vers sa directrice de la communication. « On va mettre au point un communiqué. La commission judiciaire du Congrès a été informée, et je n’ai pas exercé la moindre pression sur ses membres. — Que dit-on au sujet du retard de procédure ? demanda Tish Brown. — Nous avons décidé en plein accord avec le gouvernement que l’affaire méritait d’avoir... comment dire ? » Le Président leva les yeux au plafond. « Qu’elle méritait d’avoir le champ libre... — Qu’elle est suffisamment sérieuse — non, suffisamment importante pour mériter d’être examinée par un Congrès qui ne soit pas distrait par d’autres considérations ? » proposa Ryan. Pas mal pensa-t-il. « Je vais bien finir par faire de vous un politicien, dit Durling avec un sourire réticent. — Vous n’allez rien dire en rapport direct avec l’affaire », poursuivit van Damm, donnant au Président un avis en forme d’ordre. — Je sais, je sais. Je ne peux rien dire sur les faits, parce que je ne peux me permettre d’intervenir dans la procédure ou la défense de Kealty, hormis pour dire que tout citoyen est innocent jusqu’à ce qu’on ait fait la preuve du contraire ; l’Amérique est fondée sur... et tout le bastringue. Tish, pondez-moi un truc là-dessus. Je prononcerai la déclaration dans l’avion avant l’atterrissage, peut-être qu’ensuite on pourra enfin s’occuper de ce qu’on était censé venir faire. Autre chose ? — Le ministre Hanson signale que tout est prêt. Pas de surprises, dit Ryan, abordant enfin son domaine. Le ministre Fiedler est également prêt à mettre en couvre les accords de soutien monétaire. De ce côté-là, monsieur, cette visite devrait se dérouler comme sur des roulettes. — Comme tout cela est rassurant, observa sèchement le Président. Bien, laissez-moi le temps de me décrasser. » Air Force One ou pas, voyager dans une telle promiscuité était rarement confortable. L’intimité présidentielle était une aimable fiction dans le meilleur des cas, mais à la Maison-Blanche, au moins, vous aviez de vrais murs pour vous isoler des autres. Pas ici. Un sergent de l’Air Force tirait sur sa longe pour avoir l’honneur de ranger ses vêtements et son nécessaire de rasage. Le gars avait déjà passé deux heures à cirer le cuir noir des souliers présidentiels jusqu’à leur donner un poli de miroir, et il aurait été mal venu de le congédier. Les gens étaient si empressés de vous prouver leur loyauté. Sauf ceux dont vous aviez le plus besoin, songea Durling en entrant dans le petit cabinet de toilette. « On en a encore repéré. » Sanchez émergea des tinettes adjacentes au CIC, le Centre d’information de combat, pour découvrir un attroupement autour de la table traçante principale. Y étaient maintenant inscrits trois groupes de formes en losange indiquant des navires de surface ennemis. En outre, le Charlotte avait accroché une forme en V signalant un sous-marin ennemi, et l’Asheville avait sans doute une bonne piste également. Mais le mieux, c’était que la formation de S-3 Viking en alerte avancée à deux cents milles devant le groupe de combat avait identifié ce qui ressemblait à un alignement d’autres submersibles en patrouille. Deux avaient été surpris à renifler, l’un par le réseau SOSUS, l’autre par les sonos bouées, et, en prenant comme base la ligne définie par ces deux positions, on avait pu repérer deux autres unités. À présent, ils avaient même un intervalle prévisible entre les deux, pour permettre à l’avion radar de resserrer son champ de recherches. « Demain au crépuscule ? demanda le commandant. — Ils aiment bien le soleil levant, pas vrai ? Eh bien, on va les surprendre à l’heure du dîner. — Pas d’objection. » Sanchez décrocha le téléphone pour alerter son officier d’opérations aériennes. « C’est d’un long..., murmura Jones. — Je crois me souvenir d’un temps où vous étiez capable d’assurer des quarts prolongés, dit au civil Wally Chambers. — J’étais jeune et con, à l’époque. » Et je fumais, en plus, se souvint-il. Bien pratique pour la concentration et l’éveil. Mais dans la plupart des sous-marins, il était formellement interdit de fumer à bord. Incroyable qu’il n’y ait pas encore eu de mutineries. La marine n’était plus ce qu’elle était. « Vous voyez ce que je vous disais à propos de mon programme ? — Vous êtes en train de me dire que même vous, on pourrait vous remplacer par un ordinateur ? » Le fournisseur de matériel militaire tourna la tête. « Vous savez, commandant Chambers, plus on vieillit, plus on doit surveiller sa consommation de café. — Encore en train de vous bouffer le nez, tous les deux ? » L’amiral Mancuso venait de les rejoindre après être allé se raser dans les tinettes voisines. « Je crois bien que Jonesy escomptait débarquer sur Banzaï Beach dans l’après-midi. » Le capitaine Chambers rigola en sirotant son déca. « C’est l’exercice qui commence à lui peser. — Faut bien dire qu’ils prennent leur temps, confirma le SubPac. — Hé, les mecs, on est quand même en train de valider mon produit, mine de rien ! — Si vous voulez un tuyau en avant-première, eh bien ouais, je compte bien recommander qu’on vous attribue le contrat. » Et le fait que Jones avait soumissionné à un bon vingt pour cent en dessous du devis d’IBM n’y était pas pour rien. « Prochaine étape, je viens d’engager deux mecs du Woods Hole{13}. L’idée n’est jamais venue aux costumes trois-pièces de chez Big Blue. — Comment ça ? — On va se lancer dans le décodage du chant des baleines, maintenant qu’on a les moyens de les entendre tellement mieux. Greenpeace va nous adorer. Mission des sous-marins pour la prochaine décennie : rendre les mers plus sûres pour nos frères mammifères. On pourra également repérer ces salauds de japonais qui les traquent. — Comment ça ? demanda Chambers. — Vous voulez des crédits ? J’ai une idée qui vous permettra de les garder. — Laquelle, Jonesy ? intervint Mancuso. — Les gars de Woods Hole pensent avoir identifié les signaux de détresse de trois espèces : la baleine à bosse, le marsouin et le rorqual de Rodolphi. Ils les ont obtenus en écoutant avec des hydrophones pendant qu’ils naviguaient à proximité des baleiniers. Je peux les programmer en mode actif : ils sont dans la gamme de fréquence sur laquelle nous transmettons. De sorte qu’on peut sans peine imaginer des sous-marins qui filent les baleiniers en émettant le signal de détresse, et devinez ce qui se passe ? Les baleiniers vont rentrer bredouilles. Pas une seule baleine normale ne s’avisera de s’approcher à moins de vingt milles d’une congénère criant qu’elle s’est fait avoir. Les cétacés et la solidarité, ça fait deux. — Vous nous lâchez pour les écolos ? » s’étonna Chambers. Puis, il y réfléchit et hocha lentement la tête. « Tous ces gens doivent raconter à leurs amis au Congrès que nous faisons du bon boulot scientifique. D’accord ? Pas qu’ils nous aiment, pas qu’ils approuvent nos centrales nucléaires, juste qu’on fait du bon boulot. Eh bien, ce que je vous offre là, les mecs, c’est une mission pour les dix prochaines années. » Jones offrait également à sa compagnie du boulot pour au moins une durée égale, mais là n’était pas la question. Mancuso et tous les sous-mariniers avaient besoin de ce boulot. « En outre, j’ai toujours bien aimé les écouter quand on était sur le Dallas. — Signal de l’Asheville, indiqua depuis la porte un spécialiste des transmissions, ils ont acquis leur cible. — Eh bien, ils sont sacrément bons, commenta Jones en consultant la table traçante. Mais c’est quand même nous les chefs. » Air Force One se posa à l’aéroport de Cheremetièvo en douceur, comme toujours, et avec une minute d’avance. Il y eut un soupir collectif quand les inverseurs de poussée entrèrent en action, ralentissant rapidement le lourd appareil. Bientôt, tout le monde entendit le cliquetis des ceintures qu’on débouclait. « Qu’est-ce qui t’a réveillé si tôt ? demanda Cathy à son mari. — Un truc politique chez nous. Je suppose que je peux t’en parler maintenant. » Et Ryan d’expliquer, avant de se rappeler qu’il avait, toujours pliée dans sa poche, la télécopie de l’article. Il la tendit à son épouse, non sans la prévenir que tout n’était pas vrai. « Je l’ai toujours trouvé visqueux, ce type. » Elle lui rendit le papier. « Oh, aurais-tu oublié le temps où il était la Conscience du Congrès ? — Peut-être bien, mais je n’ai jamais pensé qu’il en avait une à lui. — N’oublie pas, malgré tout... — Si quelqu’un me pose la question, je suis une femme chirurgien venue rencontrer mes collègues russes, et j’en profite pour faire du tourisme. » Ce qui était entièrement vrai. Les obligations officielles allaient accaparer une bonne partie du temps de Ryan, au titre de principal conseiller du Président. Mais, sinon, ce voyage n’était pas foncièrement différent de vacances familiales. Leurs goûts pour le tourisme se recouvraient, sans coïncider entièrement, et Cathy savait que son mari avait horreur du lèche-vitrines sous toutes ses formes. C’était une bizarrerie propre aux hommes en général, et à son époux en particulier. L’appareil s’engagea sur la voie de circulation et c’est à ce moment qu’on passa aux choses sérieuses. Le Président et son épouse émergèrent de leur compartiment, tout prêt à se présenter comme l’incarnation de leur pays. Les autres passagers restèrent assis pour les laisser passer, encouragés en cela par la présence intimidante des hommes du Service secret et de la sécurité de l’Air Force. « Putain de boulot », souffla Ryan, en regardant le Président arborer son visage ravi de circonstance, et sachant que c’était en partie un mensonge. Il devait s’occuper de cent choses à la fois et toujours faire comme si chacune était sa préoccupation exclusive. Il devait tout cloisonner et, lorsqu’il se consacrait à une tâche, faire comme si les autres n’existaient pas. Peut-être comme Cathy avec ses patients. N’était-ce pas une réflexion intéressante ? Ils entendirent des flonflons quand la porte s’ouvrit, la version locale de Ruffles and Flourishes. « Je suppose qu’on peut se lever, à présent. » Le protocole était déjà établi. Tout le monde se précipita aux hublots pour regarder le Président atteindre le pied de la passerelle, serrer la main de son nouvel homologue russe et celle de l’ambassadeur américain en République de Russie. Puis le reste de la délégation officielle descendit les marches, tandis que la presse quittait l’avion par la porte arrière. C’était bien différent du dernier voyage de Ryan à Moscou. L’aéroport était le même, mais l’heure de la journée, le temps, l’atmosphère dans son ensemble n’auraient pu être plus différents. Il suffisait d’un seul visage pour s’en rendre compte. Celui de Sergueï Nikolaïevitch Golovko, directeur des services russes de renseignements extérieurs, qui se tenait en retrait de la première rangée de dignitaires. Dans le temps, jamais il n’aurait montré son visage, mais aujourd’hui, ses yeux bleus étaient fixés sur Ryan, et ils pétillaient d’allégresse tandis que Jack descendait les marches en précédant sa femme, pour rejoindre sa place avec le reste de la délégation. Les signes initiaux étaient assez inquiétants, comme il arrivait souvent quand des facteurs politiques interféraient avec les forces économiques. Les syndicats se préparaient à l’action et, pour la première fois depuis des années, ils s’y prenaient habilement. Rien que dans la branche automobile, avec la sous-traitance, il était possible de récupérer plusieurs centaines de milliers d’emplois. Le calcul était simple : c’était pour près de quatre-vingt-dix milliards de dollars de produits qu’on avait importés l’année précédente, et qu’il allait falloir désormais fabriquer aux États-Unis. Assis face à leurs interlocuteurs du patronat, les syndicats arrivèrent à la décision collective que la dernière chose qui manquait était l’engagement du gouvernement que la LRCE ne serait pas qu’un tigre de papier, qu’on jetterait bien vite au nom de l’amitié internationale. Pour obtenir cette assurance, toutefois, ils devaient convaincre le Congrès. Raison pour laquelle les groupes de pression étaient déjà montés au créneau, renforcés par la perspective des élections prochaines. Le Congrès ne pouvait pas faire une chose d’un côté et l’inverse de l’autre. On fit des promesses, on prit des engagements et, pour une fois, chacun fit un pas vers l’autre. La presse commentait déjà l’heureux climat dans lequel se déroulaient les négociations. Il ne s’agissait pas simplement d’engager du personnel. Il faudrait procéder à un énorme accroissement des capacités de production. Les usines anciennes et celles qui travaillaient au-dessous de leur capacité allaient devoir être rénovées : on passa donc commande d’outillage et de matériel. La vague qui se créa aussitôt provoqua une certaine surprise, malgré tous les avertissements, car en dépit de leur sagacité, même les observateurs les plus avisés n’avaient pas vu l’ampleur réelle de la révolution que représentait ce texte. Mais le pic dans les données statistiques était indiscutable. La Réserve fédérale avait toutes sortes de critères pour mesurer la santé de l’économie américaine, et l’un d’eux était le volume des commandes d’acier et de machines-outils. La période au cours de laquelle la LRCE avait fait la navette entre le Congrès et la Maison-Blanche avait vu se produire une hausse telle que les courbes sortaient du papier. Puis les gouverneurs constatèrent une forte demande d’emprunts à court terme, en majorité de la part d’industries liées à l’automobile qui devaient financer leurs achats auprès de divers fournisseurs spécialisés. Le gonflement des carnets de commandes risquait de relancer l’inflation, or celle-ci était déjà une préoccupation permanente. L’augmentation du volume des emprunts allait réduire la masse monétaire susceptible d’être prêtée. Il fallait arrêter cela, et vite. Les gouverneurs décidèrent qu’au lieu de la hausse d’un quart de point du taux d’escompte qu’ils avaient déjà approuvée — et dont le bruit s’était déjà répandu — la hausse serait d’un demi-point et qu’elle serait annoncée à la fermeture du marché boursier le lendemain. Le capitaine de vaisseau Ugaki était dans la salle de contrôle de son sous-marin ; comme à son habitude, il fumait comme un pompier, et comme à son habitude, il buvait du thé à profusion, ce qui l’obligeait à des aller-retour constants entre sa cabine et ses toilettes privées, sans parler des quintes de toux, encore exacerbées par l’extrême sécheresse de l’air (on le déshumidifiait pour protéger les systèmes électroniques embarqués). Il savait que devaient se trouver dans les parages au moins un, voire deux sous-marins américains — le Charlotte et l’Asheville, d’après les dépêches du Renseignement — mais ce n’étaient pas les bateaux qu’il redoutait. C’étaient leurs équipages. La force sous-marine des Américains avait été considérablement réduite en quantité, mais sûrement pas en qualité. Il s’était attendu à détecter son adversaire pour l’exercice PARTENAIRES depuis plusieurs heures. Peut-être, s’avisa Ugaki, n’avaient-ils même pas encore réussi à le détecter, mais il n’en était pas sûr, et au cours des dernières trente-six heures, il avait fini par réaliser pleinement qu’il ne s’agissait plus d’un jeu, plus depuis qu’il avait reçu la phrase de code « Escaladez le mont Niitaka ». Comme il se montrait confiant une semaine plus tôt, mais à présent, il était en mer, et en plongée. La transition de la théorie à la réalité était frappante. « Quelque chose ? » demanda-t-il à son officier de sonar, obtenant pour toute réponse un hochement de tête. D’ordinaire, lors d’un exercice tel que celui-ci, un des sous-marins américains était « augmenté » : on mettait en service un générateur sonore, destiné à accroître le bruit émis par le bâtiment en plongée, le but étant de simuler la détection d’un sous-marin russe : d’un côté, la manoeuvre était arrogante, mais d’un autre, extrêmement habile de la part des Américains. Ils avaient si rarement l’occasion de s’exercer contre leurs alliés, voire même leurs propres forces, à un niveau correspondant à leurs capacités véritables, qu’ils avaient appris à opérer avec un handicap — comme un coureur chaussant des semelles de plomb. Le résultat était que, lorsqu’ils jouaient le jeu sans handicap, ils étaient réellement formidables. Eh bien, mais moi aussi ! se dit Ugaki. N’avait-il pas été formé à traquer les sous-marins russes comme les Américains ? N’avait-il pas réussi à approcher un Akula russe ? Patience. Le vrai samouraï est patient. Ce n’était pas une tâche pour la marine marchande, après tout. « C’est vraiment comme la détection des baleines, pas vrai ? observa le capitaine de frégate Steve Kennedy. — Pas loin », répondit tranquillement l’opérateur sonar de première classe Jacques Yves Laval Jr. Sans quitter des yeux son écran il essuya ses oreilles, collantes de transpiration sous les écouteurs. « Vous vous sentez floué ? — Mon père, lui, il jouait pour de vrai. Vous savez, commandant, toute ma jeunesse, je l’ai entendu me raconter ses plongées dans le nord pour aller traquer les grands d’en face sur leur propre terrain. » Frenchy Laval était un nom célèbre dans la communauté des sous-mariniers, un grand opérateur sonar qui avait formé un tas d’autres grands opérateurs sonar. Il était aujourd’hui à la retraite avec le grade de major, et c’était le fils qui avait repris le flambeau. Et le comble, c’est que le repérage des baleines s’était révélé un excellent entraînement. C’étaient des créatures discrètes, non parce qu’elles cherchaient à éviter la détection, mais simplement parce qu’elles évoluaient avec une grande efficacité. Et les sous-marins avaient découvert que les approcher suffisamment près pour pouvoir compter et identifier les membres d’un troupeau ou d’une famille était une activité à tout le moins distrayante, même si ce n’était pas franchement excitant. Pour les opérateurs sonar, en tout cas, se dit Kennedy. Du côté des torpilleurs, évidemment... Laval gardait les yeux fixés sur l’affichage défilant. Il se cala contre le dossier de son siège, saisit un crayon gras, donna une bourrade à l’opérateur de troisième classe assis à côté de lui. « Deux-sept-zéro, dit-il tranquillement. — Ouais. — Qu’est-ce que vous avez, fiston ? demanda le capitaine. — Juste une trace, sur la bande des soixante hertz. » Puis trente secondes plus tard : « Se renforce. » Kennedy se tenait derrière les deux opérateurs de quart. Il y avait maintenant deux lignes pointillées sur l’écran, la première dans la bande des soixante hertz du graphique, la seconde dans une bande de fréquence plus élevée. Les moteurs électriques des sous-marins japonais de la classe Harushio utilisaient du courant à soixante périodes. Une série irrégulière de traits, jaunes sur l’écran noir, s’était mise à cascader dans la colonne sous l’intitulé « 60 », comme des gouttelettes tombant au ralenti d’un robinet qui fuit, d’où l’appellation « affichage en cascade ». Laval Junior laissa la barre monter encore quelques secondes pour voir s’il pouvait s’agir d’un phénomène aléatoire, puis il décida que ce n’était sans doute pas le cas. « Commandant, je crois que nous pourrions lancer une poursuite. Désignation du contact, Sierra-Un, possibilité contact en immersion, relèvement établi au deux-sept-quatre, signal faible. » Kennedy relaya l’information à l’équipe de contrôle de tir, quatre mètres plus loin. Un autre technicien activa l’analyseur de suivi de rayons, un mini-ordinateur Hewlett-Packard haut de gamme, programmé pour examiner les cheminements possibles des signaux acoustiques à travers l’eau. Bien que son existence soit généralement connue, le logiciel ultra-rapide optimisé pour ce type d’appareil restait encore l’un des secrets les mieux gardés de la marine américaine, un produit, se rappelait Kennedy, conçu par Sonosystems, une entreprise installée à Groton et dirigée par l’un des principaux protégés de Frenchy Laval. L’ordinateur ne prit qu’un petit millier de microsecondes pour digérer les données avant d’afficher sa réponse. « Commandant, c’est un écho direct. En première estimation, la distance est entre huit et douze mille mètres. — Initialisez la séquence, ordonna l’officier d’approche au premier maître installé au poste de conduite de tir. — Ce n’est pas une baleine à bosse, annonça Laval trois minutes plus tard. J’ai trois lignes dessus maintenant, contact Sierra-Un défini avec certitude comme un sous-marin, en propulsion électrique. » Junior s’avisa que Laval père{14} avait bâti sa réputation en traquant les subs russes de classe HEN, qui étaient à peu près aussi durs à repérer qu’un séisme. Il rajusta ses écouteurs. « Relèvement stable au deux-sept-quatre, détection de battement d’hélice. — Affichage solution, annonça le contrôleur de tir principal. J’ai une solution valide pour le tube trois sur cible Sierra-Un. — Barre à gauche dix degrés, nouveau cap zéro-huit-zéro », ordonna ensuite Kennedy pour obtenir une triangulation, ce qui lui permettrait d’avoir une meilleure estimation de la distance de l’objectif, ainsi que des données sur la course et la vitesse du submersible. » On va ralentir, ramenez à cinq noeuds. » La traque était toujours la partie amusante. « Si vous faites ça, vous vous tranchez la gorge avec un couteau émoussé », dit Anne Quinlan avec son franc-parler habituel. Kealty était assis dans son bureau. D’habitude, dans toute organisation, le numéro deux assumait les responsabilités en l’absence du numéro un, mais le miracle des communications modernes signifiait que Roger pouvait le cas échéant accomplir toutes les tâches nécessaires, même à minuit au-dessus de l’Antarctique. Y compris diffuser, depuis son avion garé à Moscou, un communiqué de presse annonçant qu’il laissait son Vice-président monter au créneau. La première réaction de Kealty fut de proclamer à la face du monde qu’il était certain de garder la confiance de son Président. Cela suggérerait fortement que la teneur de l’article était vraie, et troublerait suffisamment les eaux pour lui donner une marge de manoeuvre, ce dont il avait le plus besoin. « Ce qu’il faut qu’on sache, Ed, fit remarquer son chef de campagne, et pas pour la première fois, c’est l’identité de celui qui a bien pu lancer ce truc. » C’était bien sûr le seul détail que le papier avait laissé dans l’ombre, si malins que soient les reporters. Elle ne pouvait quand même pas lui demander combien de femmes à son bureau avaient bénéficié de ses charmes. D’abord, il ne s’en souvenait sans doute pas, et ensuite, le plus dur serait d’identifier celles qui n’y avaient pas eu droit. « Quelle que soit l’identité de cette personne, elle devait être proche de Lisa », observa un autre membre de son équipe. Cette remarque fit aussitôt clignoter des petites lampes dans toutes les têtes. « Barbara ! — Tout juste », estima la « chef » — c’est ainsi que Quinlan aimait s’entendre appeler. « Mais il faut d’abord qu’on en ait la confirmation, et ensuite il va falloir qu’on la calme. — Le dédain des femmes, murmura Kealty. — Ed, je ne veux plus entendre ce genre de remarque, vu ? avertit la chef. Bon Dieu, quand est-ce que vous allez vous mettre dans la tête que « non » ça ne veut pas dire « peut-être plus tard » ? Bon, d’accord, c’est moi qui irai voir Barbara, et peut-être qu’on arrivera à la dissuader, mais bordel de merde, c’est la dernière fois, d’accord ? » 18 L’OEuf de Pâques C’EST bien là que se trouvait la penderie ? demanda Ryan. — J’oublie toujours à quel point vous êtes bien informé », observa Golovko, juste pour flatter son hôte, car l’anecdote était en fait bien connue. Sourire de Jack, qui n’avait pas peu l’impression d’être Alice à travers le miroir. Le mur était percé d’une porte parfaitement banale, mais jusqu’à l’époque de Youri Andropov, une imposante penderie en bois l’avait masquée, car au temps de Beria et des autres, l’accès au bureau du directeur du KGB devait rester caché. Il n’y avait aucune porte donnant sur le couloir principal, et même pas de porte dans l’antichambre. Le côté mélodramatique avait dû paraître absurde, même aux yeux de Lavrenti Beria, que sa terreur morbide de l’assassinat — même si elle n’était pas franchement déraisonnable — avait poussé à imaginer cette mesure de sécurité débile. Cela ne l’avait d’ailleurs pas empêché de se faire tuer par des hommes qui le haïssaient plus qu’ils ne le redoutaient. Malgré tout, n’était-il pas bizarre que le chef du Conseil national de sécurité du président américain pénètre dans le bureau du directeur des services des renseignements extérieurs russes ? Les cendres de Beria devaient se retourner au fond de l’égout où on avait dû jeter l’urne, pensa Ryan. Il se tourna pour regarder son hôte, imaginant encore le bureau de chêne, et regrettant presque qu’ils n’aient pas gardé l’ancien nom de KGB, Comité pour la sécurité de l’État, pour l’amour de la tradition. « Sergueï Nikolaïtch, le monde a-t-il donc changé à ce point en dix ans à peine ? — Même moins que ça, mon ami. » Golovko lui indiqua un confortable fauteuil de cuir qui datait de la précédente incarnation du bâtiment en siège de la compagnie d’assurances Rossiya. « Et pourtant, il nous reste encore tant de chemin à parcourir. » Ah, les affaires, pensa Jack. Eh bien, Sergueï n’en avait jamais fait de secret. Ryan se souvenait encore de s’être trouvé face à lui du mauvais côté du pistolet. Mais tout cela avait eu lieu avant la prétendue fin de l’histoire. « Je fais tout ce que je peux, Sergueï. Nous vous avons décroché les cinq milliards pour les missiles. Au fait, vous nous avez joué un joli tour. » Jack consulta sa montre. La cérémonie était prévue pour la soirée. Un seul Minuteman-III et un seul SS-19 — si l’on ne comptait pas les SS-19 japonais reconfigurés en lanceurs de satellites. « Nous avons bien des problèmes, Jack. — Moins que l’an dernier », observa Ryan, en se demandant quelle serait la prochaine requête. « Je sais que vos conseils au président Grouchavoï ne se limitent pas aux questions d’espionnage. Allons, Sergueï, la situation s’améliore. Vous le savez. — Personne ne nous avait dit que la démocratie serait si difficile. — Elle l’est pour nous aussi, mon vieux. On le redécouvre chaque jour. — Ce qui est frustrant, c’est que nous disposons de tout ce qu’il faut pour rendre notre pays prospère. Le problème est de tout faire fonctionner. Oui, je conseille mon président sur bien des choses... — Sergueï, si vous n’étiez pas un des hommes les mieux informés de votre pays, je serais fort surpris. — Hum, oui. Eh bien, nous prospectons la Sibérie orientale... tant de perspectives, tant de ressources. Nous avons dû louer les services de Japonais pour s’en charger à notre place, mais ce qu’ils ont découvert là-bas... » Il laissa sa phrase en suspens. « Vous avez une idée derrière la tête, Sergueï. Laquelle ? — Nous pensons qu’ils ne nous disent pas tout. Nous avons déterré des études géologiques réalisées au début des années trente. Elles étaient aux archives du ministère de l’Intérieur. Entre autres, un dépôt de gadolinium à un endroit incongru. À l’époque, on avait peu l’usage de ce métal, et on l’avait oublié jusqu’au moment où certains de mes hommes sont allés fouiller en détail dans les archives. Le gadolinium a quantité d’emplois aujourd’hui, or l’une de leurs équipes de géologues campait à quelques kilomètres de ce filon. Nous sommes certains de son existence : l’expédition des années trente en avait ramené des échantillons pour évaluation. Pourtant, il n’était même pas mentionné dans leur dernier rapport. — Et alors ? demanda Jack. — Alors, ça m’a paru curieux qu’ils nous aient menti », observa Golovko, en prenant son temps. Un truc pareil, il fallait l’amener en douceur. « Combien les payez-vous pour ce boulot ? — L’accord stipule qu’ils nous aideront pour l’exploitation d’une bonne partie des ressources qu’ils trouveront. Les termes sont généreux. — Pourquoi mentiraient-ils ? » Golovko secoua la tête. « Je n’en sais rien. Ça pourrait être important d’en découvrir la raison. Vous êtes un historien, n’est-ce pas ? » C’était un des traits que chacun respectait chez son vis-à-vis. Ryan aurait pu négliger les inquiétudes de Golovko en les attribuant à la paranoïa coutumière des Russes — parfois, il avait même l’impression que la notion même avait été inventée dans ce pays — mais c’eût été injuste. La Russie tsariste avait combattu le Japon en 1904-1905, et elle avait perdu, offrant au passage à la marine japonaise une victoire d’anthologie à la bataille du détroit de Tsushima. Cette guerre avait en grande partie contribué à la chute des Romanov et à l’accession du Japon au rang de grande puissance, accession qui avait conduit à son engagement dans deux conflits mondiaux. Elle avait également infligé une douloureuse blessure au psychisme russe, blessure dont Staline s’était suffisamment souvenu pour récupérer les territoires perdus. Les Japonais avaient également participé aux campagnes pour renverser les bolcheviks après la Première Guerre mondiale. Ils avaient envoyé en Sibérie une armée de taille non négligeable et s’étaient fait tirer l’oreille pour la rapatrier. La même chose s’était reproduite en 1938 et 1939, avec des conséquences plus fâcheuses, cette fois, d’abord contre le maréchal Blioukher, ensuite contre un certain Joukov. Oui, Russie et Japon partageaient bien des pages d’histoire. « Aujourd’hui, à notre époque, Sergueï ? demanda Ryan avec une ironie désabusée. — Vous savez, Jack, si malins que vous soyez, vous restez un Américain, et votre expérience des invasions est bien moins sérieuse que la nôtre. Est-ce que nous paniquons ? Non, bien sûr que non. Est-ce un problème digne d’attention ? Oui, Ivan Emmetovitch, absolument. » Il lui réservait manifestement une surprise, et avec le luxe de précautions qu’il avait pris, ce devait être un gros truc, estima Ryan. Il était temps d’en avoir le coeur net : « Eh bien, Sergueï Nikolaïtch, j’imagine que je peux comprendre votre inquiétude, mais je ne vois vraiment pas ce que je pourrais... » Golovko l’arrêta d’un seul mot. « CHARDON. — L’ancien réseau de Lyaline. Et après ? — Vous l’avez récemment réactivé. » Le directeur du Renseignement russe nota que Ryan eut la bonne grâce de cligner les yeux de surprise. Un homme intelligent et sérieux, ce Ryan, mais pourtant, pas vraiment le profil d’un agent secret. Il laissait par trop transparaître ses émotions. Sergueï se dit qu’il aurait peut-être intérêt à lire un bouquin sur l’Irlande, histoire de mieux comprendre le joueur installé en face de lui dans l’antique fauteuil en cuir. Ryan avait ses forces et ses faiblesses, et il ne comprenait vraiment ni les unes ni les autres. « Qu’est-ce qui vous a donné cette idée ? » demanda l’Américain, le plus innocemment possible, mais conscient d’avoir trahi sa réaction, encore une fois piégé par ce vieux pro astucieux. Il vit Golovko sourire de sa gêne, et se demanda si la libéralisation du pays avait permis aux gens de laisser s’épanouir leur sens de l’humour. Auparavant, Golovko se serait contenté de le fixer sans broncher. « Jack, nous sommes des professionnels, non ? Je le sais. Comment je le sais, c’est mon problème. — J’ignore quelles cartes vous avez en main, mon ami, mais avant qu’on poursuive, il faut qu’on décide si la partie est amicale ou pas. — Comme vous le savez, la véritable agence de contre-espionnage japonaise est la Division d’enquête sur la sécurité publique (DESP) de leur ministère de la justice. » La déclaration liminaire était aussi claire que possible, et sans doute était-elle sincère. Elle définissait également les termes du discours : c’était une partie amicale. Golovko venait de révéler un secret personnel, même s’il n’était pas surprenant. On ne pouvait qu’admirer les Russes. Leur savoir-faire en matière d’espionnage était de niveau international. Non, se reprit Ryan : ils dépassaient tout le monde. Quel meilleur moyen après tout pour diriger des agents dans un pays étranger que de commencer par infiltrer un réseau au sein même des services de contre-espionnage de ce pays ? On soupçonnait toujours plus ou moins qu’ils avaient jadis pendant plusieurs années contrôlé le MI-5, le service du Renseignement britannique, et leur pénétration en profondeur du système de sécurité interne à la CIA restait encore un sujet tabou en Amérique. « À vous la mise », dit Ryan. Échec au donneur... « Vous avez au Japon deux agents qui se font passer pour des journalistes russes. Ils sont en train de réactiver le réseau. Ils sont très bons, et très prudents, mais l’un de leurs contacts est compromis avec la DESP. Ça peut arriver à tout le monde », observa Golovko, sincère. Sans triomphalisme, nota Jack. Il faut dire qu’il était trop professionnel pour ça, et la partie était plutôt amicale, dans l’ensemble. L’autre volet de la déclaration ne pouvait pas être plus clair : d’un simple geste, Sergueï était à même de griller Clark et Chavez, créant ainsi un nouvel incident international entre deux pays qui avaient déjà un contentieux délicat à régler. C’était bien pourquoi Golovko ne triomphait pas. C’était inutile. Ryan hocha la tête. « D’accord, l’ami. Je me couche. Dites-moi ce que vous voulez. — Nous aimerions savoir pourquoi le Japon nous raconte des bobards, et apprendre tout ce qui, de l’avis de Mme Foley, pourrait nous être utile. En échange, nous sommes en mesure d’assurer à votre place la protection de votre réseau. » Pour l’instant, aurait-il pu ajouter, mais il s’en abstint. « Que savent-ils au juste ? » demanda Jack, en réfléchissant à la proposition énoncée. Golovko suggérait que la Russie couvre une opération d’espionnage américaine. C’était une première. Cela donnait une valeur élevée aux informations qui pourraient être révélées. Une valeur bougrement élevée, songea Clark. Pourquoi ? « Ils en savent assez pour se faire expulser du pays, sans plus. » Golovko ouvrit un tiroir et lui tendit une feuille de papier. « C’est tout ce que Foleïeva a besoin de savoir. » Jack la parcourut et la mit dans sa poche. « Mon pays n’a aucun désir de voir éclater un conflit entre la Russie et le Japon. — Donc, nous sommes d’accord ? — Oui, Sergueï. Je recommanderai qu’on approuve votre suggestion. — C’est toujours un plaisir de traiter avec vous, Ivan Emmetovitch. — Pourquoi ne pas l’avoir réactivé vous-même, ce réseau ? s’enquit Ryan, qui se demandait jusqu’à quel point il s’était laissé rouler dans la farine. — Lyaline gardait pour lui l’information. Malin de sa part. Nous n’avons pas eu le temps de le... persuader ? Oui, de le persuader de la fournir — avant de le confier à votre garde. » Qu’en termes élégants..., songea Jack. Persuader. Bon, Golovko avait fait ses classes sous l’ancien régime. C’eût été trop espérer qu’il ait entièrement tiré un trait dessus. Ryan sourit malgré lui. « Vous savez, vous étiez des ennemis de valeur. » Et avec cette simple suggestion de Golovko, songea Jack en gardant des yeux d’une impassibilité clinique, peut-être qu’on allait maintenant assister à la naissance d’une autre époque. Bigre, jusqu’où irait encore la folie de ce monde ? Il était six heures plus tard à Tokyo, et huit heures plus tôt à New York. Le décalage de quatorze heures et la ligne internationale de changement de date créaient bien des possibilités de confusion. On était déjà samedi quatorze à certains endroits et encore vendredi treize à d’autres. À trois heures du matin, Chuck Searls quitta son domicile pour la dernière fois. Il avait loué une voiture la veille — comme de nombreux New-Yorkais, il n’avait jamais pris la peine de s’en acheter une — pour se rendre à La Guardia. Le terminal de Delta Airlines était étonnamment bondé pour le premier vol de la journée à destination d’Atlanta. Il avait pris un billet par l’entremise de l’une des nombreuses agences de voyages de la ville, et l’avait payé en espèces, au nom d’emprunt qu’il comptait utiliser épisodiquement par la suite, et qui différait de celui inscrit sur le passeport qu’il s’était également procuré quelques mois plus tôt. Installé à la place 2-A, un fauteuil de première dont la largeur lui permettait de se tourner légèrement pour poser la tête sur le dossier, il dormit durant la majeure partie du vol vers Atlanta, où ses bagages furent transférés dans l’avion pour Miami. Il n’avait pas pris grand-chose, en fait : deux complets d’été, deux ou trois chemises et quelques articles de première nécessité, plus son ordinateur portatif. À Miami, il embarqua sur un autre vol, sous un autre nom, cap vers le sud-ouest et le paradis. George Winston, ancien patron du Groupe Columbus, n’était pas un homme heureux, malgré le confort de sa maison à Aspen. Un genou foulé en était la cause. Même s’il avait désormais tout le temps de se consacrer à sa nouvelle passion pour le ski, il était par trop inexpérimenté, et peut-être un peu trop vieux pour emprunter les pistes rouges. Ça faisait un mal de chien. Il se leva à trois heures du matin et boitilla jusqu’à la salle de bains prendre une autre dose de l’antalgique que le médecin lui avait prescrit. Une fois devant le lavabo, il s’avisa que, maintenant qu’il était réveillé, la douleur lancinante lui laissait peu d’espoir de retrouver le sommeil. Il était un peu plus de cinq heures du matin à New York, en gros son heure de lever habituel, toujours très tôt pour coiffer les lève-tard et avoir le temps de jeter un oeil sur son ordinateur, le Wall Street Journal et les autres sources d’information pour être parfaitement prêt à opérer ses premières transactions sur le marché boursier. Ça lui manquait, il devait bien l’admettre. C’était bougrement dur de se l’avouer devant la glace. Bon, d’accord, il avait bossé trop dur, il s’était aliéné sa propre famille, s’était mis dans un état bien proche de l’accoutumance à la drogue, mais en sortir... n’était-ce pas une erreur ? Enfin, non, pas exactement, songea-t-il en retournant se glisser sous la couette avec le maximum de précaution. C’était simplement qu’on ne pouvait pas vider un récipient, puis tenter de le remplir ensuite avec rien, n’est-ce pas ? Il ne pouvait pas barrer son Cristobol à longueur de journée, pas quand ses gosses étaient à l’école. En fait, il n’y avait qu’un truc dans la vie qu’il avait été capable de faire tout le temps, et c’est bien ce qui avait failli tuer. Et pourtant... Bordel même pas possible ici d’obtenir le Journal à une heure décente. Et on appelait ça la civilisation ? Une veine, ils avaient quand même le téléphone. Rien qu’en souvenir du bon vieux temps, il alluma son micro. Winston était abonné à presque tous les services télématiques possibles d’information politique et financière, et il choisit son préféré. Son épouse pousserait encore les hauts cris si elle le voyait retomber dans ses anciens travers, car c’était l’indice qu’il était loin d’être branché sur Wall Street comme il aurait aimé l’être, en joueur ou en simple spectateur. Enfin, bon, il avait quelques heures devant lui, et ce n’était quand même pas comme s’il était parti en hélicoptère raser le sommet des montagnes à l’aube, non ? Plus du tout de ski, lui avait dit fermement le toubib. Pendant une semaine au moins, en tout cas, et ensuite, uniquement sur des pistes jaunes. Ça ne serait déjà pas si mal, après tout. Il pourrait toujours faire comme s’il donnait des leçons à ses gosses... et merde ! Il s’était retiré trop tôt. Il ne pouvait pas savoir, bien sûr, mais ces dernières semaines, le marché était devenu trop tentant quand on avait ses dons pour surfer sur la tendance... Il aurait foncé sur l’acier trois semaines plus tôt, raflé la mise, puis aurait porté son attaque sur... Silicon Alchemy. Ouais, celle-là, il se la serait ramassée, fissa. Ils avaient inventé un nouveau type d’écran pour portatifs, et avec l’embargo de fait sur les machines japonaises, le titre avait explosé. Qui était le type, déjà, qui avait dirigé la stratégie de l’IPO ? Ryan... il avait le nez creux pour les affaires, ce gars, dire qu’il était allé perdre son temps dans la fonction publique. Quel gâchis, se dit Winston ; il sentit revenir l’élancement dans sa jambe, et essaya d’oublier qu’il perdait lui aussi son temps au milieu de la nuit dans une station de sports d’hiver dont il ne pourrait même pas profiter avant une semaine au bas mot. À Wall Street, tout le monde semblait tellement s’agiter vainement, songea-t-il en analysant les courbes de tendance sur les titres qu’il considérait, malgré leur discrétion, comme de bons indicateurs. C’était un des trucs : repérer les tendances et les indicateurs avant les autres. Un des trucs ? Merde, le truc ; en fait, le seul. Mais la façon, ça c’était bougrement délicat à enseigner. Il supposa qu’il devait en aller de même dans tous les domaines. Certains étaient doués, comme lui. D’autres essayaient de parvenir au même résultat en trichant, en cherchant des informations par des moyens détournés, ou en suscitant artificiellement des mouvements pour pouvoir ensuite les exploiter. Mais ça, c’était... de la triche, non ? Et puis, quel intérêt de s’enrichir de cette façon ? Battre les autres à leur propre jeu et à la régulière, ça, c’était l’art du jeu boursier, et à la fin de la journée, ce qui lui plaisait le plus, c’était d’entendre les autres venir lui dire « Espèce de fils de pute ! ». Le ton employé faisait toute la différence. Il n’y avait aucune raison à cette instabilité du marché, jugea-t-il. Les gens n’avaient pas encore bien saisi le problème, voilà tout. Les Hornet décollèrent derrière la première vague de Tomcat. Sanchez avança doucement son zinc jusqu’à la catapulte tribord, sentit la jambe de force du train avant se caler dans le sabot. Son chasseur lourdement chargé vibrait de toute sa puissance, tandis que les servants effectuaient une ultime inspection visuelle. Satisfait, l’officier de lancement leva son drapeau vert et Sanchez salua de la main droite avant de caler sa tête contre le dossier du siège éjectable. Un instant après, l’officier abaissa son drapeau et le piston à vapeur propulsa l’avion vers l’extrémité du pont puis dans les airs. Le Hornet hésita un instant, une sensation à laquelle on ne s’habituait jamais vraiment, puis il grimpa vers le ciel, rentra son train d’atterrissage et mit le cap vers son point de rendez-vous, les ailes lestées de réservoirs supplémentaires et de missiles d’exercice peints en bleu. Ils essayaient bien de ruser, et ils réussissaient presque, mais « presque », ça ne comptait pas vraiment dans ce jeu-là. Les photos satellites avaient révélé la présence de trois groupes de bâtiments de surface en approche. Sanchez mènerait l’escadrille de frappe Alpha contre le plus important, formé de huit unités. Deux couples de Tomcat s’occuperaient chacun de leur côté des P-3 qui étaient de sortie ; pour la première fois, ils traqueraient activement avec leurs radars de recherche au lieu de rester sous EMCON. Ce serait comme un grand coup de sabre — non, plutôt, le swing puissant d’un énorme club de golf. Les balayages intermittents d’un avion-radar E-2C Hawkeye avaient établi que les Japonais n’avaient pas déployé de chasseurs sur Marcus, ce qui aurait été une manoeuvre habile, quoique difficile ; de toute façon, ils n’auraient pas été en mesure d’en faire décoller un nombre suffisant de là-bas pour avoir une influence quelconque, pas contre deux porte-avions avec leur groupe aérien complet. Marcus n’était pas une île de taille assez grande, comme Saipan ou Guam. Ce fut sa dernière pensée abstraite pendant un bout de temps. Sur l’ordre de Bud transmis par un circuit radio à faible puissance, la formation commença à se disperser selon un plan élaboré avec soin. « Hai. » Sato décrocha le téléphone à vibreur sur la passerelle du Mutsu. « Nous venons de détecter un trafic radio à faible puissance en vocal. Deux signaux, aux un-sept-cinq et un-neuf-cinq, respectivement. — Il était temps », dit Sato à son responsable des opérations de groupe. J’ai bien cru que jamais ils ne se décideraient à attaquer. Dans une situation de guerre réelle, il aurait fait une chose. Dans ce cas précis, il allait en faire une autre. Il n’avait aucun intérêt à dévoiler aux Américains la sensibilité de son équipement d’Elint — ses dispositifs de surveillance électronique. « Continuez comme si de rien n’était. — Très bien. Nous avons toujours deux avions-radar en vol. Ils décrivent apparemment toujours le même circuit, sans changement. — Merci. » Sato reposa le téléphone et saisit sa tasse de thé. Ses meilleurs techniciens manipulaient les dispositifs électroniques d’écoute, et ils enregistraient sur bande les données recueillies par tous les capteurs, afin de les étudier ultérieurement. C’était en fait la partie importante de cette phase de l’exercice en apprendre le plus possible sur les méthodes employées par la marine américaine pour développer ses attaques. « Postes de combat ? demanda calmement le commandant du Mutsu. — Inutile », répondit l’amiral, en scrutant l’horizon, l’air pensif’, comme se devait de le faire, imaginait-il, un marin au combat. À bord de Snoopy-Un, un EA-6B Prowler, l’équipage surveillait toutes les fréquences radio et radar. Les hommes relevèrent et identifièrent six radars de détection de type civil, aucun dans les parages de la position connue de l’escadre japonaise. De l’avis général, ils ne faisaient pas vraiment le poids. D’habitude, les exercices de ce genre étaient nettement plus marrants. Levant la tête pour contempler la mer, le capitaine du port de Tanapag vit un gros transporteur de voitures contourner la pointe sud de l’île de Managaha. C’était une surprise. Il fouilla dans les papiers accumulés sur son bureau pour retrouver le télex annonçant son arrivée. Ah oui, là. Il avait dû mouiller pendant la nuit. Le MV Orchid Ace, parti de Yokohama. Une cargaison de Toyota Land Cruiser, déroutée pour satisfaire le marché des propriétaires fonciers japonais sur l’île. Sans doute un navire initialement destiné à se rendre en Amérique. Les voitures allaient donc désormais débarquer ici et encombrer les routes un peu plus. Il grommela, saisit ses jumelles pour l’examiner, et découvrit alors avec surprise une autre masse à l’horizon, imposante et trapue. Un autre transporteur de voitures ? Bizarre. Snoopy-Un maintenait son cap et son altitude, juste sous l’horizon visuel de la formation « ennemie », à une centaine de milles de là. Les guerriers électroniques installés à l’arrière avaient le doigt sur le bouton de déclenchement des brouilleurs embarqués, mais les Japonais n’avaient mis en service aucun de leurs radars, et ils n’avaient rien à brouiller. Le pilote se permit de jeter un oeil vers le sud-est et nota plusieurs éclats lumineux, les reflets sur les bulles en verre doré de l’escadrille Alpha Strike ; les chasseurs en approche étaient en train de piquer vers le pont pour rester le plus longtemps possible sous la couverture radar avant d’opérer une ressource et lâcher leur première « salve » administrative de missiles. « Tango, tango, tango », lança le capitaine de frégate Steve Kennedy au micro du « Gertrude » : c’était l’ordre codé de lancement théorique — dit « administratif » — des torpilles. Il avait maintenu neuf heures durant le contact avec le classe Harushio, pour bien prendre le temps d’en assimiler les caractéristiques, et surtout donner à ses hommes une tâche un peu plus astreignante que la détection des battements cardiaques de baleines à bosse gravides. Finalement, lassé de ce petit jeu, il décida le moment venu de décrocher son hydrophone et de flanquer une trouille bleue à Sierra Un, maintenant qu’il lui avait laissé tout le temps de les contre-détecter. Il n’avait pas envie qu’on vienne dire ensuite qu’il ne leur avait pas accordé une chance équitable d’être prévenus. Même si dans ce genre d’activité on n’était pas censé l’être, le Japon et l’Amérique restaient tout de même des alliés, malgré les nouvelles qu’ils n’arrêtaient pas de capter à la radio ces dernières semaines. « Il lui a fallu le temps », observa le commandant Ugaki. Cela faisait près de quarante minutes qu’il avait repéré le classe 688 américain. Donc, ils étaient bons, mais pas tant que ça. Ils avaient eu un tel mal à détecter le Kurushio qu’ils avaient lancé leur attaque sitôt après l’avoir repéré ; Ugaki décida donc de les laisser tirer les premiers. Le CO regarda son directeur de contrôle de tir et les quatre voyants de solution allumés en rouge. Il décrocha son propre Gertrude pour répondre d’une voix pleine de surprise enjouée : « Mais d’où sortez-vous ? » Les marins à portée de voix de l’hydrophone — tous les hommes à bord parlaient correctement l’anglais — furent surpris par sa remarque. Ugaki nota leur air étonné. Il les mettrait au courant plus tard. « Même pas lancé de « tango » pour réagir. Je parie qu’il n’était pas à son poste de combat. » Kennedy pressa de nouveau la palette de l’hydrophone. « Conformément aux instructions de l’exercice, nous allons à présent nous retirer et mettre en service notre augmenteur. » Sur son ordre, l’USS Asheville vira à droite et porta sa vitesse à vingt noeuds. Le submersible allait reculer de vingt mille mètres et recommencer l’exercice, en donnant à l’ennemi une meilleure chance de s’entraîner utilement. « Contrôle pour le sonar. — Ici contrôle, parlez. — Nouveau contact, désignation Sierra-Cinq, gisement deux-huit-zéro, navire de surface diesel à deux hélices, type inconnu. Au bruit des pales, vitesse approximative dix-huit noeuds », annonça l’opérateur sonar première classe Laval Junior. « Pas de classification ? — Le bruit paraît... disons, réduit, commandant, pas le ronflement sonore d’un navire marchand. — Très bien, faut me surveiller ça. Tenez-moi au courant. — Sonar, bien compris. » C’était franchement trop facile, pensa Sanchez. Tout là-haut dans le nord, leurs destroyers lance-missiles classe Kongo devaient donner plus de fil à retordre au groupe de l’Enterprise. Il n’insista pas, mais maintint sa trajectoire à trois ou quatre cents pieds au-dessus de la mer étale, à une vitesse d’un peu plus de quatre cents noeuds. Chacun des quatre chasseurs composant l’escadrille Matraqueur était équipé de quatre missiles d’exercice Harpoon, tout comme leurs quatre homologues restés en réserve à Mauler. Sanchez contrôla leur position sur son affichage tête haute. Les données chargées dans son ordinateur moins d’une heure auparavant lui indiquaient une localisation probable de la formation, et son système de navigation par GPS l’avait amené pile à l’endroit programmé. Il était temps de s’assurer de la précision de leur système de renseignement opérationnel. « Mauler, ici Leader, j’émerge, top ! » Sanchez ramena doucement le manche. « Passage en mode actif, top ! » Au second top, il avait activé son radar de recherche. Et ils étaient bien là, parfaitement visibles à l’écran. Sanchez sélectionna le bâtiment de tête dans la formation et activa les têtes chercheuses des missiles, par ailleurs inertes, accrochés sous ses ailes. Les quatre témoins s’allumèrent. « Leader de Matraqueur en fréquence. Tirez tirez tirez ! Ici, quatre vampires largués. — Ici Deux, tirés : quatre. — Ici Trois, tirés : quatre. — Ici Quatre, tirés : trois, un raté sur rail de lancement. » Un sous le par, nota Sanchez, qui se promit au retour de sonner les cloches de son chef mécano. Lors d’une attaque réelle, une fois tirés leurs missiles, les avions auraient piqué vers la surface pour ne pas s’exposer. Pour les besoins de l’exercice, ils descendirent jusqu’à deux cents pieds en maintenant leur cap, afin de simuler leurs propres missiles. Les enregistreurs de bord consigneraient les signaux de détection radio et radar des bâtiments japonais, afin d’évaluer leurs performances, qui n’avaient jusqu’ici rien de renversant. Confrontée à l’irritante nécessité d’autoriser des femmes à intégrer de vraies escadrilles de combat basées sur de vrais porte-avions, la marine américaine avait d’abord opté pour un compromis, en les affectant aux appareils de guerre électronique, raison pour laquelle la première femme chef d’escadrille dans la Navy était le commandant Roberta Peach de la VAQ 137, « les Freux ». La plus élevée en grade des aviatrices de carrière, elle avait eu la chance insigne qu’une autre pilote de l’aéronavale ait déjà pris l’indicatif « la Pêche », ce qui lui avait permis d’opter pour « Robber » — voleur, en anglais —, un nom auquel elle tenait pour les communications radio. « Signaux détectés, Robber, annonça l’officier de détection avancée, depuis l’arrière de son Prowler. On en chope un paquet. — Éteignez-moi ça, ordonna-t-elle sèchement. — Merde, un sacré paquet... Attribution d’un HARM sur un SPG-51. Acquisition de la cible. Cible acquise. — Lancement », dit Robber. L’ordre de tir lui revenait, en tant que pilote. Aussi longtemps que le radar d’illumination de missiles SPG-51 resterait allumé et continuerait d’émettre, le missile antiradar Harm était virtuellement assuré de faire mouche. Sanchez apercevait maintenant les bateaux, silhouettes grises à l’horizon visuel. Un crissement strident dans ses écouteurs lui apprit qu’il était illuminé à la fois par un radar de recherche et par un radar de contrôle de tir, ce qui n’était jamais une bonne nouvelle, même lors d’un exercice, surtout quand l’« ennemi » en question était équipé de missiles surface-air Standard SM-2 de conception américaine dont il connaissait parfaitement les performances. Le bâtiment avait l’air d’un classe Hatakaze. Deux radars de guidage SPG-51C. Une seule rampe de lancement unique. Il ne pouvait guider que deux missiles à la fois. Son avion en représentait déjà deux. Le Hornet était certes une cible plus large qu’un Harpoon, et il ne pouvait pas voler aussi bas et aussi vite que le missile. Mais d’un autre côté, il avait à bord un brouilleur, ce qui égalisait plus ou moins les chances. Bud inclina légèrement le manche sur la gauche. C’était contraire aux règles de sécurité de survoler directement un navire dans des circonstances telles que celles-ci et, quelques secondes plus tard, il passait à trois cents mètres devant la proue du destroyer. Il estima qu’au moins un de ses missiles aurait dû faire mouche, or c’était un rafiot de cinq milles tonnes maxi. Un seul Harpoon suffirait à le désemparer, rendant d’autant plus meurtrier son deuxième passage avec des charges en grappe. « Matraqueur, ici Leader. Suivez-moi en formation. — Deux... — Trois... — Quatre », signalèrent les trois autres appareils de son escadrille. Encore une journée de pilote de l’aéronavale, songea le chef d’escadre. Il pouvait désormais songer à l’appontage ; ensuite il gagnerait le CIC et passerait le reste des prochaines vingt-quatre heures à faire le décompte des points depuis le poste de commandement. Non, ce n’était plus vraiment le pied. Il avait descendu de vrais zincs, et rien ne pouvait se comparer à ça. Mais enfin, voler, c’était toujours voler. Le rugissement d’avions en survol avait toujours quelque chose de grisant. Sato regarda le dernier des chasseurs américains peints en gris filer en grimpant en chandelle, et il prit ses jumelles pour voir leur direction. Puis il se leva et redescendit au PC. « Eh bien ? demanda-t-il. — La trajectoire de départ corrobore nos prévisions. » Le chef des opérations navales tapota la photo satellite montrant les deux groupes de combat américains qui maintenaient leur cap à l’ouest, face aux vents dominants, afin de poursuivre les opérations aériennes. La photo ne datait que de deux heures. L’écran radar montrait l’escadrille américaine qui se dirigeait vers le point prévu. « Excellent. Adressez mes respects au commandant, et mettez au un-cinq-cinq, en avant toute. » Moins d’une minute après, le Mutsu trembla sous le surcroît de poussée de ses moteurs diesel, et le bâtiment se mit à fendre plus rudement la molle houle du Pacifique pour gagner son rendez-vous avec l’escadre américaine. Il importait de respecter l’horaire. Au parquet de la Bourse de New York, un jeune grouillot commit une erreur de transcription sur l’action Merck, précisément à 11 heures 43 minutes 2 secondes, heure de la côte Est. La valeur entrée dans le système apparut sur le tableau lumineux à 23 1/8, largement en dessous de sa cote habituelle. Trente secondes plus tard, il tapa de nouveau le même chiffre, pour le même montant. Cette fois, il se fit engueuler. Il expliqua que c’était le putain de clavier qui était collant et le débrancha pour l’échanger contre un autre. Ça se produisait assez souvent. Les gens renversaient du café et tout un tas de trucs dans ce souk. La correction fut aussitôt consignée et le monde reprit son cours normal. Au même instant, un incident identique se produisit avec l’action Général Motors, et quelqu’un fit la même excuse. Le coup était sans risque : les gens de ce kiosque n’avaient guère de contacts avec ceux qui s’occupaient de Merck. Aucun des deux employés n’avait la moindre idée de ce qu’il faisait, tout ce qu’ils savaient, c’est qu’ils étaient payés cinquante mille dollars pour commettre une erreur qui n’aurait pas la moindre conséquence sur le système. Ils l’ignoraient, mais s’ils ne l’avaient pas fait, un autre couple d’individus avait touché la même somme pour accomplir la même chose dix minutes plus tard. Dans l’unité centrale des ordinateurs Stratus de la DTC, la Compagnie fiduciaire de dépôt — ou, plus exactement, dans les programmes qui y étaient chargés —, les valeurs furent notées, et l’OEuf de Pâques commença à éclore. Caméras et projecteurs étaient installés dans la salle Saint-Vladimir du palais du Kremlin — lieu traditionnel de signature des traités que Jack avait visité en d’autres temps et en des circonstances bien différentes. Dans deux pièces annexes séparées, le président des États-Unis d’Amérique et le président de la République de Russie étaient au maquillage, une opération irritante surtout pour le Russe, Ryan n’en doutait pas. Bien passer à l’écran n’était vraiment pas le souci premier des personnalités politiques locales. La plupart des invités étaient déjà assis, mais les principaux responsables des deux délégations officielles pouvaient enfin se détendre : les derniers préparatifs étaient à peu près achevés. Les verres en cristal attendaient sur les plateaux, les cols des bouteilles de champagne étaient déshabillés, les bouchons n’attendaient qu’un ordre pour sauter. « Au fait, j’y pense, vous ne m’en avez jamais expédié, de ce champagne géorgien, dit Jack en se tournant vers Sergueï. — Eh bien, aujourd’hui, ça peut se faire, et je peux même vous avoir un bon prix. — Vous savez qu’avant, j’aurais dû le refuser pour cause de code d’éthique. — Oui, comme je sais que tout fonctionnaire américain est un escroc potentiel, nota Golovko, tout en inspectant du regard les lieux pour voir si tout avait été fait dans les règles. — Vous auriez dû être avocat. » Jack vit le chef des agents du Service secret franchir la porte et se diriger vers son siège. « Un sacré coin, pas vrai, chérie ? dit-il à sa femme. — Les tsars savaient vivre », murmura-t-elle, alors que tous les projecteurs de la télévision s’allumaient simultanément. En Amérique, toutes les chaînes interrompirent leurs programmes réguliers. L’horaire était un peu bizarre, avec ce décalage de onze heures entre Moscou et la côte Ouest des États-Unis. Sans parler de la Russie, qui recouvrait au bas mot dix fuseaux horaires à elle toute seule, conséquence à la fois de la taille du pays et, dans le cas de la Sibérie, de la proximité du Cercle polaire. Mais c’était un événement que nul n’aurait voulu manquer sous aucun prétexte. Les deux présidents apparurent, sous les applaudissements des trois cents invités. Roger Durling et Édouard Grouchavoï se rejoignirent derrière la table en chêne et se serrèrent chaleureusement la main, comme seuls savent le faire deux anciens ennemis. Durling, l’ancien para qui avait connu le Viêtnam ; Grouchavoï, lui aussi ancien militaire, spécialiste tactique et membre des premiers contingents à envahir l’Afghanistan. Formés dans leur jeunesse à se vouer une Haine réciproque, ils allaient désormais clore cette ère pour de bon. En cette heure, ils mettraient de côté tous les problèmes intérieurs qui les assaillaient l’un et l’autre chaque jour de la semaine. Car aujourd’hui, grâce à eux, le monde allait changer. Étant l’hôte, Grouchavoï invita Durling à s’asseoir, puis il s’approcha du micro. « Monsieur le président, commença-t-il, relayé par un interprète dont il aurait fort bien pu se passer, je suis ravi de vous accueillir pour la première fois à Moscou... » Ryan n’écouta pas le discours, prévisible dans ses moindres phrases. Ses yeux restaient fixés sur une boîte en plastique noire qu’on avait posée sur la table, exactement à mi-distance des sièges des deux chefs d’État. Elle était munie de deux boutons rouges et d’un câble qui courait au sol. Deux moniteurs de télévision avaient été installés contre le mur le plus proche et, au fond de la salle, deux grands rétroprojecteurs permettaient à toute l’assistance de voir. Les écrans montraient des sites similaires. « Drôle de façon quand même de gérer une compagnie ferroviaire », remarqua un chef d’escadron de l’armée de terre des États-Unis. La scène se passait à trente kilomètres de Minot, Dakota du Nord. Il venait de serrer la dernière cosse. « OK, les circuits sont branchés. Le courant est mis. » Seul un interrupteur de sécurité empêchait les explosifs de détoner, et sa main était posée dessus. Il avait déjà effectué personnellement une vérification générale, et le site était bouclé par une compagnie entière de la police militaire parce que les Amis de la Terre menaçaient d’entraver la cérémonie en plaçant des militants à l’endroit où l’on avait posé les explosifs ; c’est avec plaisir que l’officier aurait vu sauter ces bougres d’emmerdeurs, mais il devait néanmoins désarmer le circuit de mise à feu si jamais cela arrivait. Mais pourquoi, bordel de merde, quelqu’un voudrait manifester contre ça ? Il avait déjà perdu une heure à essayer de l’expliquer à son vis-à-vis soviétique. «Ça ressemble tellement à la steppe de chez nous », nota l’homme en frissonnant dans le vent. Tous les deux surveillaient un petit téléviseur pour guetter le signal. Ils grelottaient. « Dommage qu’on n’ait pas de politiciens avec nous pour nous échauffer les oreilles. » Il ôta la main du bouton d’armement. Ils ne pouvaient donc pas en finir tout de suite ? L’officier russe connaissait suffisamment l’anglais pour rire de la remarque, et il tâta l’intérieur de son immense parka — il avait une surprise pour l’Américain. « Monsieur le président, l’hospitalité que nous avons rencontrée dans cette grande cité est la preuve tangible que devrait, que peut et que va se développer une amitié entre nos deux peuples — une amitié tout aussi forte que purent l’être nos sentiments anciens, mais ô combien plus productive. Aujourd’hui, nous tirons définitivement un trait sur la guerre », conclut Durling sous de chaleureux applaudissements, et il se retourna pour serrer de nouveau la main de Grouchavoï. Les deux hommes s’assirent. Bizarrement, tous deux devaient à présent attendre le bon vouloir d’un réalisateur de télévision américain qui parlait à toute vitesse dans le casque-micro plaqué contre son visage. « Et maintenant, dirent les interprètes dans les deux langues, si l’auditoire veut bien se tourner vers les écrans de télévision... — Quand j’étais lieutenant chez les pionniers, murmura le président russe, j’adorais faire sauter des trucs. » Durling sourit et pencha la tête vers lui. Certaines phrases n’étaient pas faites pour les micros. « Vous savez ce que j’ai toujours voulu faire quand j’étais petit — je ne sais pas si vous avez ça, chez vous... — Quoi donc, Roger ? — Le type qui manoeuvre une grue avec cette grosse boule d’acier, pour démolir les immeubles. Ça doit être le meilleur boulot qui soit au monde. — Surtout si on a pu mettre l’opposition parlementaire dans l’immeuble auparavant ! » C’était un point de vue qu’ils partageaient. Durling vit le signe du réalisateur : « C’est l’heure. » Chaque homme posa le pouce sur son bouton. « A trois, Ed ? demanda Durling. — Oui, Roger ! — Un, dit Durling. — Deux, continua Grouchavoï. — Trois ! » firent-ils en choeur, en pressant sur les boutons. Les deux interrupteurs fermaient un banal circuit électrique relié à une antenne satellite installée dehors. Il fallut à peu près un tiers de seconde au signal pour monter jusqu’au satellite et redescendre, puis un autre tiers de seconde pour que le résultat parcoure le même chemin en sens inverse, et durant une éternité, beaucoup de gens crurent à une panne. Mais non. « Waouh ! » observa le chef d’escadron quand les cinquante kilos de C-4 explosèrent. Le bruit était impressionnant, même à huit cents mètres de distance, et il fut suivi d’une colonne de flammes due à l’ignition du moteur-fusée à poudre. Cette partie de la cérémonie avait été la plus délicate. Il avait fallu s’assurer que la combustion se ferait exclusivement de haut en bas. Sinon, le missile aurait pu tenter de s’échapper du silo, et franchement, ça l’aurait fichu mal. À vrai dire, toute l’opération était inutilement compliquée et dangereuse. Le vent froid chassa vers l’est le nuage toxique, et le temps qu’il atteigne des lieux habités, ce ne serait plus qu’une mauvaise odeur, symbole somme toute assez juste des conditions politiques qui avaient engendré l’existence de ce moteur-fusée actuellement en train de brûler... Le spectacle avait malgré tout quelque chose d’intimidant. Le plus gros pétard du monde, brûlant à rebours durant trois minutes avant de se réduire à un nuage de fumée. Un sergent actionna les extincteurs du silo, qui fonctionnèrent parfaitement, ce qui ne manqua pas de surprendre le chef d’escadron. « Vous savez, on a tiré au sort pour savoir à qui reviendrait cet honneur. J’ai gagné, dit l’officier en se relevant. — Moi, on m’a simplement donné ordre. Mais je suis content que ce soit tombé sur moi. Il n’y a plus de risque, à présent ? — Je ne crois pas. Venez, Valentin. On a encore un truc à faire, pas vrai ? » Les deux hommes montèrent dans un HMMWV, nouvelle incarnation de la jeep de l’armée, et l’officier américain démarra et se dirigea vers le silo pour l’aborder dans le sens du vent. Ce n’était plus maintenant qu’un trou dans le sol d’où s’échappait un panache de vapeur. Une équipe de CNN suivait, continuant de tourner en direct, secouée par les cahots de leur véhicule sur le sol inégal de la prairie. À leur grand dépit, ce dernier s’immobilisa à deux cents mètres du site, tandis que les deux officiers descendaient du leur, en portant des masques à gaz, au cas où il resterait assez de fumée pour entraîner des risques. Mais non. L’officier américain fit signe à l’équipe de télé d’approcher, puis il attendit que les techniciens soient prêts. Cela prit deux minutes. « Prêt ! indiqua le réalisateur. — Sommes-nous d’accord pour constater que le silo et le missile sont détruits ? — Absolument », répondit le Russe avec un salut. Puis il glissa la main derrière lui et sortit de ses poches deux verres en cristal. « Voulez-vous tenir ceci, je vous prie, camarade chef d’escadron ? » Vint ensuite une bouteille de champagne géorgien. Le Russe fit sauter le bouchon avec un grand sourire et remplit les deux verres. « Je vais vous enseigner la tradition russe, à présent. D’abord, vous buvez », dit-il. Les gars de la télé étaient aux anges. « Je crois que je connais cette partie. L’Américain vida son verre. Et ensuite ? — On n’a pas le droit réutiliser les verres pour une occasion moins importante. Alors, vous devoir faire comme moi. » Sur ces mots, le Russe se retourna et se mit en position pour balancer son verre dans le trou béant. L’Américain rigola et en fit de même. « Maintenant ! » Au signal, les deux verres disparurent dans le dernier silo de Minuteman américain. Ils se noyèrent dans la fumée, mais les deux hommes purent les entendre se briser contre les parois de béton noirci. « Heureusement, j’en ai apporté deux autres », annonça Valentin, en les sortant de ses vastes poches. « Putain de merde », souffla Ryan Il se trouva que l’Américain du silo russe avait eu la même idée, et il était en train d’expliquer à ses collègues la signification du slogan l’heure d’une Miller » ! Malheureusement, les boîtes de bière en alu, ça ne se casse pas quand on les jette. « Un peu mélodramatique, commenta son épouse. — D’accord, ce n’est pas précisément du Shakespeare, mais même si on y a mis le temps, cette fois, c’est fait et bien fait, chérie. » Puis ils entendirent sauter les bouchons au milieu d’un tonnerre d’applaudissements. « Dis, c’est vrai, le coup des cinq milliards de dollars ? — Ouais. — Alors, Ivan Emmetovitch, nous pouvons être réellement amis, désormais ? demanda Golovko en apportant des verres. Nous aurons fini par faire connaissance, Caroline, dit-il aimablement à Cathy. — Sergueï et moi, ça remonte à un bail, expliqua Jack en prenant le verre pour trinquer avec son hôte. — Au temps où je tenais un pistolet plaqué contre votre tempe{15} », observa le Russe. Ryan se demanda s’il faisait une référence historique... ou s’il saluait l’événement. « Quoi ? » Cathy faillit s’étrangler avec son champagne. « Vous ne lui avez jamais dit ? — Bon Dieu, Sergueï ! — Mais de quoi parlez-vous, tous les deux ? — Dr Ryan, il fut un temps où votre mari et moi, nous avions un... désaccord professionnel qui a abouti à ce que je lui mette un pistolet sous le nez. Je ne vous l’ai jamais dit, Jack, mais l’arme n’était pas chargée... — Eh bien, je ne serais pas allé bien loin, de toute façon. — Mais de quoi êtes-vous en train de parler, tous les deux ? C’est une blague intime ou quoi ? insista Cathy. — Ouais, chérie, en gros, c’est ça. Au fait, comment va Andreï Ilitch ? — Il va bien. Du reste, si vous voulez le voir, ça peut s’arranger. » Jack acquiesça. « Avec grand plaisir. — Excusez-moi, mais qui êtes-vous ? — Chérie, je te présente Sergueï Nikolaïevitch Golovko, directeur des services de renseignements extérieurs russes. — Le KGB ? Vous vous connaissez ? — Pas le KGB, madame. Nous sommes beaucoup plus petits, aujourd’hui. Mais, effectivement, nous sommes, votre mari et moi... en compétition depuis des années maintenant. — Bien, et qui a gagné ? » Les deux hommes pensèrent la même chose, mais Golovko fut le premier à l’exprimer : « Les deux, bien sûr. Maintenant, si vous me permettez, laissez-moi vous présenter mon épouse, Yelena. Elle est pédiatre. » Un point sur lequel la CIA n’avait jamais cherché à s’informer, observa Jack. Il se retourna pour regarder les deux présidents, ravis de la cérémonie bien qu’ils soient assaillis par la presse. C’était la première fois qu’il était convié à un événement de ce genre, mais il était certain qu’ils n’avaient pas toujours été aussi copains. Peut-être était-ce la libération de toute cette tension accumulée, la compréhension qu’enfin oui, Virginie, la guerre était finie. Pour de bon. Il vit des gens apporter de nouvelles bouteilles de champagne. Il n’était pas mauvais du tout, et il avait bien l’intention d’y faire honneur. Les journalistes de CNN ne tarderaient pas à se lasser de la fête, mais sûrement pas ces gars-là. Tous ces militaires, ces hommes politiques, ces espions et ces diplomates... merde, peut-être qu’ils finiraient tous par être vraiment des amis. 19 Frappe Deux : faites le 1-800-panique{16} BIEN que le minutage général soit fortuit, le plan pour exploiter cette chance était diabolique, fruit d’années d’études, de modélisation et de simulation. En fait, l’opération avait déjà débuté quand six grosses banques d’affaires de Hongkong avaient commencé à se trouver à court de bons du Trésor américain. Ces derniers avaient été achetés quelques semaines auparavant, dans le cadre d’un échange complexe contre des avoirs en yens, une manoeuvre classique pour se prémunir contre les fluctuations monétaires. Ces mêmes banques étaient sur le point de subir un choc — le changement du propriétaire du sol même sur lequel elles se trouvaient — et les deux facteurs donnaient à leurs achats massifs l’allure de mouvements parfaitement normaux dans la perspective d’accroître au maximum tant leurs liquidités que leur flexibilité. En liquidant leurs bons, elles ne faisaient que tirer profit, quoique sur une grande échelle, du changement de parité relative du dollar et du yen. L’opération leur permettrait de réaliser un bénéfice de dix-sept pour cent, en fait, puis de racheter du yen, qui, tous les experts monétaires de la planète l’annonçaient, avait atteint désormais un cours plancher et ne tarderait pas à rebondir. Malgré tout, c’était l’équivalent de deux cent quatre-vingt-dix milliards de dollars de bons du Trésor américains qui se retrouvait jeté sur le marché, et qui plus est, à un cours sous-évalué. Ils furent bientôt raflés par des banques européennes. Les banquiers de Hongkong passèrent les écritures électroniques appropriées et la transaction fut conclue. Puis ils câblèrent la nouvelle à Beijing, gênés d’être ravis de montrer qu’ils avaient suivi les ordres et prouvé leur obéissance à leurs prochains maîtres politiques. Autant valait qu’ils aient pris leur bénéfice dans l’affaire. Au Japon, la transaction fut notée. Tokyo restait encore la principale place boursière de la planète et, avec quatorze heures de décalage par rapport à New York, il n’était pas franchement inhabituel de voir des agents de change avoir des horaires en général calqués sur ceux des veilleurs de nuit — de toute manière, les services télématiques qui transmettaient les informations financières fonctionnaient sans interruption. Pas mal de gens auraient été surpris d’apprendre que les dirigeants de ces sociétés de Bourse étaient des personnages importants et qu’au cours de la semaine écoulée, on avait leur avait installé tout exprès une salle particulière, au dernier étage d’un grand immeuble de bureaux. Baptisée le PC de guerre par ses actuels occupants, elle était équipée de lignes téléphoniques reliées à toutes les villes du monde ayant une activité boursière, et d’écrans d’ordinateur pour montrer ce qui s’y passait. D’autres banques asiatiques prirent le relais, répétant la même procédure que leurs collègues de Hongkong, et les occupants du PC de guerre regardèrent leurs machines. Juste après midi, heure de New York, ce vendredi — ce qui faisait deux heures trois, le samedi matin à Tokyo —, ils virent une masse supplémentaire de trois cents millions de dollars en bons du Trésor américain jetée sur le marché, à un prix encore plus attractif que ceux qui venaient d’être offerts à Hongkong, et ces derniers furent tout aussi rapidement achetés par d’autres banquiers européens pour qui la journée et la semaine de travail venaient de s’achever. Jusqu’ici, il ne s’était rien passé de franchement inhabituel. C’est à ce moment seulement que les banques nippones passèrent à l’action, bien couvertes par l’activité des autres. Les banques de Tokyo se mirent à leur tour à bazarder leurs bons du Trésor américain, manoeuvre évidente pour renforcer le yen, semblait-il. Dans l’opération, toutefois, la totalité des liquidités en dollars disponibles sur les marchés internationaux avaient été utilisées en l’espace de quelques minutes. On aurait pu n’y voir qu’une simple coïncidence, mais les négociants en devises — du moins ceux qui n’étaient pas en train de déjeuner à New York — avaient désormais la puce à l’oreille : toute nouvelle transaction sur ces monnaies (si improbable soit-elle, vu la fermeté actuelle du dollar) risquerait de déstabiliser le marché. Le dîner officiel reflétait la traditionnelle hospitalité russe, et ce avec d’autant plus d’intensité qu’il célébrait la fin d’un demi-siècle de terreur nucléaire. Le métropolite de l’Église orthodoxe de Russie psalmodia une longue et digne invocation. Ayant lui-même connu par deux fois l’emprisonnement politique, son invitation à se réjouir venait du fond du coeur, et tira même quelques larmes, bientôt balayées par le début du festin. Il y avait de la soupe, du caviar, du gibier, et un plat de boeuf exquis ; plus d’énormes quantités d’alcool que, pour cette fois au moins, tout le monde se sentait prêt à absorber. Le vrai boulot était terminé. Il ne restait plus vraiment de secrets à cacher. Demain, on était samedi, et tout le monde aurait la chance de pouvoir faire la grasse matinée. « Toi aussi, Cathy ? » demanda Jack. Sa femme n’était pas d’habitude une grande buveuse, mais ce soir, elle se rattrapait. « Ce champagne est merveilleux. » C’était son premier dîner officiel à l’étranger. Elle avait eu une journée intéressante, elle aussi ; elle avait rencontré des collègues chirurgiens ophtalmologistes russes et en avait même invité deux, parmi les meilleurs, l’un et l’autre grands professeurs, à venir à l’Institut Wilmer s’informer sur sa spécialité : la chirurgie au laser. Cathy était dans la course au prix Lasker pour son travail dans ce domaine ; c’était l’aboutissement de onze années de recherche clinique, et la raison pour laquelle elle avait par deux fois refusé une chaire à la tête d’un département à l’université de Virginie. Son grand article annonçant les percées qu’elle avait faites devait être bientôt publié dans le New England Journal of Médicine, et pour elle également, ce voyage et cette soirée marquaient le couronnement de bien des choses. « Tu vas le payer demain », l’avertit son époux. Jack y allait mollo sur les alcools, quels qu’ils soient, même s’il avait déjà dépassé sa dose normale pour une soirée, qui était d’un verre. C’étaient les toasts qui allaient achever tout le monde, il le savait : il avait déjà pris part à des banquets à la russe. C’était une simple affaire de culture. Les Russes étaient capables de faire rouler sous la table n’importe quel Irlandais, il en avait fait la cruelle expérience, mais la plupart des invités américains, soit n’avaient jamais appris la leçon, soit avaient décidé ce soir de passer outre. Le chef du Conseil national de sécurité hocha la tête. Sûr qu’ils auraient retenu la leçon demain matin. Le plat de résistance arriva à cet instant, et un vin d’un rouge profond emplit les verres. « Oh, mon Dieu, ma robe va craquer ! — Cela devrait ajouter au spectacle, observa son mari, ce qui lui valut un regard furieux. — D’ailleurs, vous êtes bien trop maigre, remarqua son voisin Golovko, trahissant un autre préjugé russe. — Dites-moi, quel âge ont vos enfants ? » demanda Yelena Golovko. Mince elle aussi (du moins selon les canons russes), elle était professeur de pédiatrie, et une fort agréable convive. « Une coutume américaine, répondit Jack en sortant son portefeuille pour lui montrer ses photos. Voici Olivia... je l’appelle Sally. Là, c’est petit Jack, et voici notre petite dernière. — Votre fils vous ressemble, mais les filles sont le portrait de leur mère. — Encore heureux », sourit Jack. Les grandes sociétés de Bourse n’ont rien de bien mystérieux, malgré ce que s’imaginent la majorité des petits porteurs. Wall Street était un lieu propice aux termes prêtant à confusion, à commencer par le nom de la rue, qui n’était pas plus large qu’une bande allée desservant une résidence ; et même les trottoirs paraissaient bien étroits pour le flot de passants qui s’y déversait. Quand des ordres d’achat parvenaient à une société de Bourse importante, comme la première de la place, Merrill Lynch, les négociants ne se mettaient pas à chercher (en personne, ou par des moyens électroniques) un vendeur pour ce titre particulier. En fait, c’était la compagnie qui, de sa propre initiative, achetait chaque jour des quantités précises des divers titres susceptibles d’être négociés, puis elle attendait que les clients se manifestent. Acheter en assez gros volumes permettait d’avoir un certain pourcentage d’escompte, et les ventes, en général, s’effectuaient à un prix relativement plus élevé. De cette façon, les firmes gagnaient de l’argent sur ce que les contrepartistes appelaient une position « moyenne », typiquement, un huitième de point par titre. Un point représentait un dollar, et donc un huitième faisait douze cents et demi. Une marge apparemment infime pour des actions dont la cote pouvait aller jusqu’à plusieurs centaines de dollars (dans le cas de quelques valeurs phares), mais une marge qui se répétait sur une masse de titres échangés chaque jour, et qui s’accumulait avec le temps pour engendrer un énorme profit potentiel, si tout se passait bien. Mais tout ne se passait pas bien tout le temps, et il était tout aussi possible de perdre d’énormes sommes quand le marché chutait plus vite que les estimations. Quantité d’aphorismes circulaient pour mettre en garde contre ce risque. Sur une place importante et active comme Hongkong, on disait que le marché « montait comme un escalator et descendait comme un ascenseur », mais la phrase la plus essentielle était inculquée de force dans la cervelle de tous les « astro-scientifiques » lâchés dans la salle de transactions informatisée du quartier général de Merrill Lynch sur le Lower West Side : « Ne jamais s’imaginer que ce qu’on a à vendre trouvera acheteur. » Bien évidemment, tout le monde l’imaginait quand même, parce qu’il en avait toujours été ainsi, du moins aussi loin que remontât la mémoire collective de la firme, et celle-ci remontait fort loin. L’essentiel des transactions, toutefois, ne concernait pas les investisseurs individuels. Depuis les années soixante, les fonds communs de placement avaient progressivement pris le contrôle du marché. Appelés « institutionnels » et regroupés sous ce titre avec les banques, les compagnies d’assurances et les gestionnaires de fonds de retraite, ils finissaient par être plus nombreux que les valeurs industrielles cotées à la Bourse de New York, un peu comme si les chasseurs surpassaient en nombre le gibier, et ces investisseurs institutionnels géraient des masses d’argent si considérables qu’elles défiaient l’entendement. Ils étaient si puissants que dans une large mesure, leur politique pouvait bel et bien avoir un effet sur les titres pris individuellement et même, momentanément, sur le marché dans son entier ; or, dans bien des cas, ces « zinzins » étaient contrôlés par un petit nombre d’individus — voire par un seul. La troisième (et la plus importante) vague de ventes de bons du Trésor fut une surprise pour tout le monde, mais surtout pour le quartier général de la Réserve fédérale, dont le personnel avait noté les séries de transactions de Hongkong et de Tokyo, les premières avec intérêt, les secondes avec un début d’inquiétude. Le marché de l’eurodollar avait permis de redresser la barre, mais ce marché était à présent fermé pour l’essentiel. C’étaient de nouveau des banques et des institutions asiatiques qui établissaient la tendance, non plus en Amérique, mais au Japon : leurs techniciens avaient également noté le déversement de titres sur le marché, et passé aussitôt quelques coups de fil dans la région. Ces coups de fil avaient tous abouti dans un bureau unique au sommet d’une tour de bureaux, où quelques banquiers très rassis, après avoir râlé qu’on les avait tirés de leur sommeil, avaient examiné la situation qui leur avait paru tout à fait sérieuse — d’où la deuxième vague de ventes —, avant de recommander qu’on opère, avec précaution, en bon ordre, mais sans traîner, un mouvement de repli par rapport au dollar. Les bons du Trésor américains étaient le moyen de créance du gouvernement des États-Unis, ainsi que le principal mur de protection pour garantir la valeur de la monnaie américaine. Considérés depuis un demi-siècle comme l’investissement le plus sûr de la planète, les T-Bills donnaient à tout un chacun, et pas seulement aux citoyens américains, la possibilité de placer son capital dans un titre qui représentait l’économie la plus puissante de la planète, protégée à son tour par l’institution militaire la plus puissante, et gérée par un système politique qui garantissait les droits et les chances de chacun par l’entremise d’une Constitution qui faisait l’admiration générale, même si on ne la comprenait pas toujours parfaitement. Quelles qu’aient pu être ses faiblesses et ses erreurs — d’ailleurs parfaitement connues des investisseurs internationaux —, l’Amérique était restée, depuis 1945, le seul endroit au monde où l’argent était relativement en sûreté. Il y avait une vitalité inhérente à ce pays qui permettait de faire de grandes choses. Si imparfaits soient-ils, les Américains étaient également le peuple le plus optimiste de la planète ; ce pays était encore jeune en comparaison du reste du monde, doté de tous les attributs d’une jeunesse vigoureuse. De sorte que, lorsque les gens avaient une fortune à protéger, mais hésitaient sur la meilleure méthode, ils se rabattaient le plus souvent sur les bons du Trésor américains. Leur rapport n’était pas toujours séduisant, mais la sécurité qu’ils représentaient, si. Pas aujourd’hui, pourtant. Sur toutes les places, les banquiers virent que Hongkong et Tokyo s’étaient dégagés dans une proportion importante, et très vite ; transmis par les télex, le prétexte d’un repli du dollar sur le yen n’expliquait pas tout, surtout après quelques coups de fil permettant de vérifier les raisons réelles de l’opération. Puis on apprit que d’autres banques japonaises étaient en train de se libérer de leurs bons du Trésor, avec précaution, en bon ordre, mais sans traîner. Aussitôt, dans toute l’Asie, les autres banques se mirent à les imiter. La troisième vague de ventes avoisinait les six cents milliards de dollars, presque l’équivalent de l’ensemble des effets à court terme avec lesquels l’actuel gouvernement américain avait décidé de financer son déficit budgétaire. Le dollar était déjà en train de dégringoler, et dès le début de la troisième vague de ventes, en moins de quatre-vingt-dix minutes, cette dégringolade s’accentua. En Europe, les courtiers déjà en route vers leur domicile entendirent leur téléphone cellulaire se mettre à biper pour les rappeler. Il se passait un événement imprévu. Des analystes se demandèrent si cela pouvait avoir un rapport avec le scandale qui était en train d’éclabousser le gouvernement américain. Les Européens s’étonnaient toujours de la fixation des Américains sur les incartades sexuelles de leurs hommes politiques. C’était stupide, puritain et irrationnel, mais c’était également un élément concret de la vie politique de ce pays, et donc tout à fait susceptible d’influer sur le marché boursier. La valeur des bons d’escompte à trois mois était d’ores et déjà descendue de 19/32 de point (on les exprimait en effet par de telles fractions), avec pour résultat immédiat que le dollar avait chuté de quatre cents face à la livre britannique, de plus encore face au mark allemand, sans parler du yen japonais. « Bon Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ? » demanda l’un des gouverneurs de la Réserve fédérale. L’ensemble du conseil — de son nom officiel Comité du marché ouvert — était réuni autour d’un seul écran d’ordinateur et il observait l’évolution de la tendance dans un climat d’incrédulité générale. Aucun de ces hommes n’était capable de discerner une raison logique à ce chaos. Certes, il y avait les attaques contre le Vice-président Kealty, mais il n’était justement que le Vice-président. Le marché avait été incertain pendant un temps, par suite de la confusion concernant les effets de la loi sur la réforme du commerce extérieur. Mais quelle sorte de synergie diabolique était-ce là ? Le problème, comprirent-ils sans avoir à se concerter, c’était qu’ils pouvaient fort bien ne jamais savoir ce qui se passait. Quelquefois, il n’y avait pas de véritable explication. Quelquefois, les choses survenaient, voilà tout, comme lorsqu’un troupeau de bétail décide de partir en débandade sans que ses gardiens sachent pourquoi. Quand le dollar fut descendu de cent points par rapport au taux de base — ce qui voulait dire qu’il avait perdu un pour cent de sa valeur —,les gouverneurs de la Réserve fédérale regagnèrent tous le sanctuaire de leur salle de conseil et s’assirent. La discussion fut rapide et décisive. Il y avait une attaque sur le dollar. Ils devaient la stopper. Au lieu de la hausse d’un demi-point du taux d’escompte qu’ils avaient prévu d’annoncer à la clôture du marché boursier, ils allaient monter jusqu’à un point. Une forte minorité proposa même un taux supérieur, mais accepta le compromis. L’annonce serait faite aussitôt. Le chef du service des relations publiques de la Réserve prépara le premier jet d’une déclaration que lirait le gouverneur devant les caméras des chaînes de télévision qui voudraient bien répondre à leur convocation, et son texte serait diffusé simultanément sur tous les services télématiques. Quand les courtiers retournèrent au bureau après l’heure du déjeuner, ce qui s’annonçait comme un vendredi relativement calme avait changé du tout au tout. Chaque bureau disposait d’un télex fournissant les dépêches d’actualité nationale et internationale, car de tels événements avaient une influence sur le marché. L’annonce que la Réserve fédérale venait de relever d’un point son taux d’escompte provoqua vingt à trente secondes de silence dans la plupart des salles de transactions, ponctués par un bon nombre de Putain de merde. Les techniciens lancèrent des modélisations sur leurs terminaux d’ordinateurs et virent que le marché réagissait déjà. Une hausse du taux d’escompte annonçait à coup sûr une plongée rapide du Dow, tout comme les cumulo-nimbus annoncent l’orage. Et la tempête n’aurait rien de plaisant. Les grandes sociétés de Bourse comme Merrill Lynch, Lehmann Brothers, Prudential-Bache et les autres étaient extrêmement automatisées, et toutes étaient organisées de manière similaire. Dans presque tous les cas, il y avait une vaste salle unique équipée de rangées de terminaux. La taille de cette salle était invariablement dictée par la configuration de l’immeuble, et malgré leurs hauts salaires, les techniciens y étaient aussi entassés que des cadres dans un bureau japonais, à cette différence près que, dans les centres d’affaires américains, il était interdit de fumer. Quelques hommes avaient gardé leur veston et la plupart des femmes étaient en pantalon. Tous étaient des professionnels très brillants, même si leur formation aurait pu surprendre le visiteur occasionnel. Naguère encore, ces salles étaient peuplées d’anciens élèves des grandes écoles de commerce de Harvard ou Wharton ; la nouvelle promotion était celle des « astro-scientifiques », en général détenteurs de diplômes scientifiques, en particulier en maths et en physique. Le MIT était l’école la plus souvent choisie, en concurrence avec une poignée d’autres. L’explication était simple : toutes les sociétés de Bourse se servaient d’ordinateurs et ces ordinateurs se servaient de modèles mathématiques complexes, à la fois pour analyser et prévoir l’évolution du marché. Les modèles étaient basés sur de laborieuses compilations d’archives qui recouvraient l’histoire de la Bourse de New York, quasiment depuis l’époque où elle n’était qu’un campement installé à l’ombre d’un platane. Des équipes d’historiens et de mathématiciens avaient consigné chaque mouvement du marché. Ces archives avaient été analysées, comparées avec tous les facteurs extérieurs identifiables, puis modélisées mathématiquement, et le résultat était une série de modèles d’une précision et d’une complexité surhumaines, censés expliquer comment le marché avait fonctionné jadis, fonctionnait aujourd’hui, et devrait fonctionner à l’avenir. Toutes ces données, toutefois, s’appuyaient sur l’idée que les dés avaient bel et bien une mémoire, une notion appréciée des propriétaires de casinos, mais parfaitement fausse. Il fallait être un génie mathématique, se plaisait-on à dire (en particulier les génies mathématiques), pour comprendre comment fonctionnait cette usine à gaz. Les vieux de la vieille préféraient en majorité ne pas y toucher. Tous ceux qui avaient appris le commerce dans les écoles de commerce, voire ceux qui avaient commencé comme grouillots, puis avaient grimpé les échelons grâce à leurs efforts et leur astuce, avaient laissé la place à la nouvelle génération — sans avoir vraiment de regrets. Le rythme au parquet était tuant, et il fallait être jeune et con, en plus d’être jeune et brillant, pour survivre dans un endroit pareil. Les anciens qui avaient souffert pour arriver au sommet laissaient ces jeunots piloter les ordinateurs, n’étant pour leur part que vaguement familiarisés avec cet équipement, et ils s’occupaient de superviser, noter les tendances, définir la politique de la maison, bref, jouer l’oncle aimable avec ses neveux, lesquels considéraient l’encadrement comme un ramassis de braves vieux chnoques vers lesquels on se précipitait en cas de coup dur. Le résultat était que personne n’était vraiment responsable de quoi que ce soit — sauf, peut-être, les modèles informatiques ; or tout le monde utilisait les mêmes. Certes, ils possédaient d’infimes variantes, car leurs auteurs avaient reçu instruction de pondre quelque chose de spécial pour leurs commanditaires : le principal avantage était la prospérité desdits consultants, qui se contentaient en gros de répéter le même boulot pour tous leurs clients, non sans leur facturer à chaque fois ce qu’ils prétendaient être un produit unique. Le résultat en termes militaires était une doctrine opérationnelle à la fois identique et rigide pour l’ensemble de la profession. Le comble étant qu’elle était connue de tous, mais qu’on ne la comprenait qu’en partie. Le Groupe Columbus, l’une des plus grosses sociétés de fonds communs de placement, disposait de ses propres modèles informatiques. Contrôlant plusieurs milliards de dollars, ses trois fonds principaux, baptisés « Niña », « Pinta » et « Santa Maria », étaient en mesure d’acheter de gros volumes de titres à des prix planchers et, par ces seules transactions, d’influer sur la cote des valeurs individuelles. Cet énorme pouvoir sur le marché était aux mains de trois individus seulement, mais ce trio rendait compte à un quatrième homme et c’était lui qui prenait toutes les décisions réellement importantes. Le reste des astro-scientifiques de la firme recevaient salaire, primes et promotions selon leur capacité à conseiller leurs ainés, mais ils n’avaient aucun pouvoir réel. La parole du patron faisait loi, et tout le monde l’acceptait sans discuter. Le patron était invariablement un homme qui avait investi sa fortune personnelle dans le groupe : chacun de ses dollars avait la même valeur que le dollar du plus modeste investisseur, et ceux-là étaient des milliers. Chacun de ces dollars courait les mêmes risques, recueillait les mêmes bénéfices et, à l’occasion, supportait les mêmes pertes que le dollar de tout un chacun. Voilà en fait quel était le seul et unique fusible intégré à l’ensemble du système boursier. Le péché mortel pour un courtier, c’était de faire passer ses intérêts personnels avant ceux de ses investisseurs. Vous n’aviez qu’à placer vos intérêts avec les leurs pour avoir l’assurance de bénéficier de la solidarité générale, et les petits porteurs qui n’avaient pas le moindre début de compréhension des arcanes du fonctionnement du marché étaient rassurés à l’idée que les pontes qui savaient s’occupaient de tout. Ce n’était pas foncièrement différent du Far West à la fin du XIXe siècle, quand les petits éleveurs confiaient leur maigre cheptel aux gros éleveurs pour assurer la transhumance des troupeaux. Il était treize heures trente quand Columbus effectua son premier mouvement. Convoquant ses hauts responsables, le principal lieutenant de Raizo Yamata évoqua brièvement la brusque attaque sur le dollar. On acquiesça. C’était sérieux. Pinta, le fonds à risque moyen de cette « flotte », détenait un joli stock de bons du Trésor, toujours considérés comme une bonne valeur refuge pour placer des liquidités en attendant que survienne une meilleure occasion. Or, la valeur de ces titres dégringolait. Le représentant de Yamata annonça qu’il ordonnait leur conversion immédiate en deutsche mark, une fois encore la monnaie la plus stable en Europe. Le gestionnaire de Pinta opina, décrocha son téléphone, passa l’ordre, déclenchant une nouvelle transaction volumineuse, la première à émaner d’un négociant américain. « Je n’aime pas la tournure que prennent les événements, déclara peu après le Vice-président. Je veux que tout le monde serre les coudes. » Il y eut de nouveaux hochements de tête. Les nuages d’orage s’accumulaient, et le troupeau devenait nerveux en apercevant les premiers éclairs. « Quels sont les titres bancaires les plus vulnérables avec un dollar faible ? » demanda-t-il. Il connaissait déjà la réponse, mais il était de bon ton de demander. « Citibank », répondit le responsable de Niña. Il était responsable de la gestion des blue chips, les trente titres phares servant au calcul de l’indice Dow Jones. « On en a une tonne. — Commencez à vous dégager, ordonna le Vice-président, en utilisant le jargon du métier. Je n’aime pas voir les banques exposées de la sorte. — En totalité ? » Le responsable était surpris. Citibank venait de se révéler un bon placement sur le dernier trimestre. Un hochement de tête grave. « En totalité. — Mais... — En totalité, répéta le vice-président d’une voix douce. Immédiatement. » À la DTC, la Compagnie fiduciaire de dépôt, le brusque accroissement de l’activité fut relevé par ceux dont le boulot était de noter chaque transaction. Leur rôle était de collationner l’ensemble des données à l’issue de la journée boursière, de noter qui avait acheté quelle quantité de titres à quel vendeur, puis de consigner les transferts d’argent d’un compte à un autre, bref, de jouer les caisses enregistreuses pour l’ensemble du marché boursier. Leurs écrans montraient une accélération du rythme des transactions, mais les ordinateurs tournaient tous avec le programme ELECTRA-CLERCK 2.4.0 de Chuck Searls, et les unités centrales Stratus tournaient à plein régime. Il y avait trois périphériques de sortie par machine. Une première ligne allait vers les écrans des moniteurs, une seconde vers les sauvegardes sur bande, et une troisième sur une imprimante, le moyen d’archivage ultime, bien que le moins pratique. La nature des interfaces exigeait que chaque périphérique soit alimenté par une carte spécifique à l’intérieur des unités centrales, mais les données restaient les mêmes, de sorte que personne ne se souciait d’avoir un archivage permanent. Après tout, il y avait un total de six machines réparties sur deux sites différents. On ne pouvait guère envisager de système plus sûr. La procédure aurait pu être différente. Chaque ordre d’achat ou de vente aurait pu être émis immédiatement, mais ça n’aurait pas été commode : le volume de paperasse administrative aurait suffi à épuiser l’ensemble des ressources de la profession. À la place, le rôle de la DTC était de faire naître l’ordre du chaos. À la fin de chaque journée, les transactions étaient classées par compagnies boursières, par titres et par clients, de manière hiérarchique, de façon que chaque compagnie n’ait qu’à rédiger un nombre limité de chèques — les transferts de fonds étaient pour l’essentiel effectués électroniquement, mais le principe demeurait. Ce qui permettait aux différentes charges à la fois d’économiser sur leurs frais de fonctionnement, et de fournir aux acteurs du marché quantité de données pour suivre et mesurer leur activité afin d’établir leurs statistiques internes et d’affiner de nouveaux modèles mathématiques du marché dans son ensemble. Le recours à l’informatique avait rendu ces opérations, apparemment d’une complexité insurmontable, aussi routinières (et bien plus efficaces) que des écritures sur un livret de caisse d’épargne. « Waouh, quelqu’un est en train de se débarrasser de ses Citibank », annonça le contrôleur système. Le parquet de la Bourse de New York était divisé en trois parties, la plus vaste ayant été jadis un garage. Une quatrième salle de transactions était en cours de construction, et les pessimistes de service notaient déjà que chaque fois que le Stock Exchange avait gagné de l’espace, il était survenu une catastrophe. Formée d’individus parmi les plus rationnels et les plus endurcis qui soient au monde, cette communauté de professionnels avait malgré tout ses superstitions. Le parquet était en fait un ensemble de sociétés de Bourse ou firmes, chacune ayant son domaine réservé et la responsabilité d’un portefeuille de titres regroupés par catégories. Telle firme pouvait gérer par exemple quinze titres pharmaceutiques. Telle autre gérer un nombre équivalent de titres bancaires. La véritable fonction de la Bourse était à la fois de fournir des liquidités et d’établir une cote. Les gens pouvaient acheter et vendre des actions depuis n’importe quel endroit, du cabinet d’un avocat à la salle à manger d’un country club. Mais les transactions sur les plus gros titres se déroulaient à New York parce que... parce que c’était la tradition, un point c’est tout. Le New York Stock Exchange, le NYSE, était la plus ancienne place boursière. Mais il y avait également l’American Stock Exchange, l’AMEX, et la petite dernière, la National Association of Securities Dealers Automatic Quotation, dont la dénomination contournée d’» Association nationale de cotation automatique des titres en continu » était contrebalancée par un acronyme cinglant : NASDAQ. Le NYSE restait la place la plus traditionaliste par son organisation, et d’aucuns disaient qu’il avait fallu la violer pour lui faire intégrer l’univers de l’automation. Un rien hautaine et coincée — pour elle, les autres places jouaient en seconde division, elle seule jouait en première —, la Bourse de New York était formée de professionnels qui passaient l’essentiel de leur journée dans leur cabine à surveiller les écrans, acheter et vendre, et comme dans toutes les sociétés de Bourse, à gagner de l’argent en jouant sur les « moyennes » ou les « fourchettes » de valeurs qu’ils anticipaient. Si le marché et les investisseurs étaient un troupeau, alors ils en étaient les cow-boys : leur boulot était de suivre en permanence la situation, de fixer les indices qui faisaient référence, bref de maintenir en bon ordre le troupeau, en échange de quoi les meilleurs gagnaient suffisamment pour compenser les contraintes d’un environnement de travail qui, dans le meilleur des cas, était déplaisant et chaotique et, dans le pire, vous donnait l’impression de vous retrouver au milieu d’une charge de bisons. Les premiers grondements de cette charge étaient déjà perceptibles. La liquidation des bons du Trésor fut scrupuleusement rapportée au parquet, provoquant échanges de signes de tête et de regards inquiets devant ce rebondissement absurde. Puis on apprit que la Réserve avait réagi vigoureusement. La ferme déclaration de son gouverneur ne put dissiper le malaise et n’aurait eu, de toute manière, aucune influence. D’aucuns relevèrent surtout l’annonce de hausse du taux d’escompte. C’était cela la nouvelle. Le reste n’était que blabla, et les investisseurs n’en tinrent aucun compte, préférant se reposer sur leurs analyses personnelles. Les ordres de vente commencèrent à arriver. Le contrepartiste spécialisé dans les valeurs bancaires fut surpris par le coup de téléphone de Columbus, mais peu importait. Il annonça qu’il « avait cinq cents Citi à trois » — entendez, cinq cent mille actions de la First National City Bank de New York à quatre-vingt-trois dollars, deux points entiers en dessous du cours normal : à l’évidence un mouvement de retrait précipité. C’était certes un bon prix, fort attirant, mais le marché hésita brièvement avant de rafler les titres, et encore, à « deux et demi ». Les ordinateurs suivaient également la trace des échanges, parce que les courtiers ne se fiaient pas complètement à leur capacité à tenir compte de tout. Après tout, on pouvait rater un mouvement important parce qu’on était au téléphone, de sorte qu’une proportion notable des principales institutions boursières était en vérité gérée par les ordinateurs ou, plus précisément, par le logiciel installé dessus, et ce logiciel avait été écrit par des programmeurs qui avaient arbitrairement sélectionné un nombre limité de critères de mesure. Les ordinateurs ne comprenaient pas mieux le marché que les informaticiens qui les avaient programmés, bien sûr, mais ils avaient en revanche des instructions précises : si « A » se produit, alors faire « B ». Ces programmes de nouvelle génération regroupés sous le terme de « systèmes-experts » (l’expression était plus séduisante qu’» intelligence artificielle »), pour traduire leur haut degré de complexité, étaient mis à jour quotidiennement à partir de l’évolution d’un nombre réduit de valeurs de référence, à partir desquelles ils extrapolaient électroniquement sur la santé de segments entiers du marché. Rapports trimestriels, tendances de l’industrie, changements de politiques de gestion, tous ces éléments se voyaient affecter d’une pondération numérique avant d’être inclus dans les bases de données dynamiques qu’examinaient les systèmes-experts pour décider de leur action, et tout cela sans la moindre intervention du jugement d’opérateurs humains. Dans ce cas précis, la chute massive et instantanée du cours de l’action Citibank indiqua aux ordinateurs qu’ils devaient émettre des ordres de vente sur d’autres titres bancaires. La Chemical Bank, qui avait récemment traversé une mauvaise passe, se souvenaient les ordinateurs, avait également chuté de quelques points au cours de la semaine écoulée, et dans les trois institutions boursières qui utilisaient le même programme, des ordres de vente furent émis électroniquement, faisant instantanément chuter d’un point et demi le titre. Ce mouvement sur le titre Chemical Bank, couplé à la chute de Citibank, attira aussitôt l’attention d’autres systèmes-experts dotés du même protocole de traitement, mais calés sur des indices clés différents, ce qui garantiss4it un effet de réaction en chaîne sur l’ensemble du secteur bancaire. Manufacturers Hanover fut le troisième titre à plonger désormais, les programmes avaient lancé une recherche dans leurs procédures internes pour y trouver ce qu’un repli sur les titres bancaires devait entraîner comme mouvement défensif dans les autres secteurs clés de l’économie. Avec les sommes tirées des ventes de bons du Trésor, Columbus se rabattit sur le métal jaune, achetant aussi bien des valeurs minières que de l’or à terme, ce qui déclencha un mouvement de retrait des monnaies au profit des métaux précieux. Hausse brutale qui fut à son tour répercutée sur les réseaux télématiques, et notée par les courtiers, humains et électroniques. Dans tous les cas, l’analyse était en gros la même : une liquidation des obligations d’État, plus une hausse soudaine du taux d’escompte, plus une attaque sur le dollar, plus un début de krach des valeurs bancaires, plus une ruée sur les métaux précieux... tout cela se combinait pour annoncer une dangereuse poussée inflationniste. L’inflation avait toujours fait le malheur des actions cotées en Bourse. Pas besoin d’avoir une intelligence artificielle pour saisir ça. Aucun programme d’ordinateur, aucun opérateur humain ne paniquait encore, mais chacun surveillait attentivement les réseaux pour avoir des indications sur la tendance, et si possible la devancer, afin de mieux protéger ses investissements et ceux de ses clients. Dans l’intervalle, le marché obligataire s’était trouvé sérieusement ébranlé. Un demi-milliard de dollars, lâchés au bon moment, et c’étaient dix de mieux qui venaient d’être libérés sur le marché. Rappelés en toute hâte à leur bureau, les cambistes spécialisés en eurodollars n’étaient pas vraiment en situation pour prendre des décisions rationnelles. Les dernières semaines et surtout les derniers jours avaient été fort longs, avec cette tension sur le commerce international, et dès leur arrivée, ils interrogèrent leurs collègues pour apprendre qu’une masse de bons du Trésor américain venaient d’être jetés sur le marché, et que la tendance continuait, encore renforcée maintenant par un gros institutionnel américain plus malin que les autres. Mais bordel, pourquoi ? voulurent-ils tous savoir. Cela les conduisit à chercher un complément d’information sur les réseaux, pour avoir les dernières nouvelles en provenance d’Amérique. On cligna les yeux, on hocha la tête, et faute de temps pour analyser toutes les données, tous ces agents de change se rabattirent sur leurs propres systèmes-experts pour faire leurs analyses, parce que les raisons de ces mouvements désordonnés n’étaient tout simplement pas assez évidentes pour être vraies. Mais peu importait le pourquoi, en définitive ; il fallait bien que ce soit vrai. La Réserve fédérale venait de relever d’un point le taux d’escompte, et ça ne s’était pas produit par accident. Pour l’heure, et en l’absence d’orientations de leurs gouvernements ou banques centrales, ils décidèrent de différer l’achat de bons du Trésor américains ; en outre, ils entreprirent aussitôt un examen détaillé de leur portefeuille d’actions cotées en Bourse, car il semblait bien que celles-ci risquaient de dégringoler, et de dégringoler très vite. « ... entre le peuple russe et le peuple américain », conclut le président Grouchavoï en réponse au toast du Président Durling, son invité, conformément à l’étiquette. On leva les verres, on trinqua. Ryan laissa une ou deux gouttes de vodka humecter ses lèvres. Même avec ces verres minuscules, on avait vite fait d’être parti — il y avait des serveurs partout, prêts à les remplir — et on n’en était qu’au début des toasts. Il n’avait jamais participé à un dîner d’État aussi... décontracté. L’ensemble du corps diplomatique était là — du moins, les ambassadeurs de tous les pays importants. L’ambassadeur japonais semblait particulièrement jovial, passant de table en table pour échanger quelques mots. Le ministre des Affaires étrangères Brett Hanson se leva à son tour. Il leva son verre et récita laborieusement le texte préparé d’une ode à l’ampleur de vision de son homologue russe, célébrant leur coopération non seulement avec les États-Unis, mais avec l’Europe tout entière. Jack jeta un oeil à sa montre. Dix heures trois, heure locale. Il avait déjà descendu trois verres et demi, et s’estimait le plus sobre des convives présents. Cathy commençait à le regarder en gloussant. Ça ne lui était plus arrivé depuis un sacré bail, et il comptait bien la charrier avec ça dans les années à venir. « Jack, vous n’appréciez pas notre vodka ? » demanda Golovko. Lui aussi buvait sec, mais il était apparemment habitué. « Je n’ai pas trop envie de me couvrir de ridicule, répondit Ryan. — Il me semble que vous auriez du mal, mon ami, observa le Russe. — On voit bien que vous n’êtes pas marié avec lui », nota Cathy, l’oeil pétillant. « Hé, attends voir une minute », s’exclama un spécialiste du marché obligataire, assis devant son ordinateur à New York. Sa firme s’occupait de plusieurs gros fonds de retraite, qui géraient les cotisations de plus d’un million de travailleurs syndiqués. À peine revenu de déjeuner chez son traiteur préféré, il s’était mis à proposer des bons du Trésor à un prix bradé, suivant les ordres de sa direction, et voilà qu’ils lui restaient sur les bras sans trouver preneur. Pourquoi ? Un ordre prudent apparut, émis par une banque française, apparemment pour se couvrir contre les pressions inflationnistes sur le franc. Une offre pour un malheureux milliard, à 17/32 sous le cours d’ouverture, l’équivalent international d’un vol à main armée. En revanche, il nota que Columbus avait saisi la balle au bond et pris les francs, pour les convertir presque aussitôt en deutsche mark, afin de se couvrir à son tour. L’homme sentit le sandwich au corned-beef se transformer en boulet glacé au creux de son estomac. Il se tourna vers sa voisine « Quelqu’un ne lancerait pas une attaque contre le dollar ? — M’en a tout l’air », répondit-elle. En une heure, les options d’achat sur le dollar avaient dégringolé à la valeur plancher autorisée pour la journée, après être montées sans interruption toute la matinée. « Qui ? — Je n’en sais rien, en tout cas Citibank vient de s’en prendre un sacré coup sur la tronche. Et Chemical dégringole aussi. — Un réajustement technique ? — Réajustement de quoi ? Vers quoi ? — Bon, alors, qu’est-ce que je fais, moi ? On achète ? On vend ? On se planque ? » Il avait des décisions à prendre. Il avait les économies d’épargnants et chair et en os à protéger, mais il n’arrivait pas à comprendre le comportement actuel du marché. Tout partait à vau-l’eau, et il ne savait pas pourquoi. Et pour faire son boulot convenablement, il fallait qu’il sache. « Toujours cap à l’ouest à notre rencontre, Shoho », annonça le responsable des opérations à l’amiral Sato. « On ne devrait pas tarder à l’avoir au radar. — Hai. Merci, Issa », répondit Sato, manifestant un rien de mauvaise humeur. C’était délibéré, il voulait que ses hommes le voient ainsi. Les Américains avaient gagné l’exercice, ce qui n’était pas vraiment une surprise. Comme il n’était pas surprenant de voir son équipage quelque peu déçu par le résultat. Après des jours d’entrainement et de manoeuvres, ils avaient été annihilés « administrativement », et le ressentiment qu’ils éprouvaient, sans être terriblement professionnel, était parfaitement humain. Encore une fois, se disaient-ils, les Américains nous ont eus encore une fois. C’était parfait pour le commandant de la flotte. Leur moral était l’un des éléments primordiaux de l’opération qui, l’équipage l’ignorait, n’était pas encore achevée, mais tout au contraire sur le point de débuter. Le phénomène qui avait commencé avec les bons du Trésor affectait à présent tous les titres bancaires négociés sur le marché public, à tel point que le directeur de la Citibank crut bon de convoquer une conférence de presse pour protester contre l’effondrement du cours de son établissement, en insistant sur les derniers résultats positifs et la bonne santé financière manifeste de l’une des plus grosses banques du pays. Personne n’écouta. Il aurait mieux fait de passer quelques coups de fil à une poignée d’individus soigneusement choisis — mais ça non plus, ça n’aurait sans doute pas marché. Le seul banquier qui aurait pu arrêter les choses ce jour-là était en train de prononcer un discours dans un club du centre-ville quand son bip se manifesta. C’était Walter Hildebrand, président de la filiale new-yorkaise de la Banque fédérale de réserve ; seul le dépassait en importance le responsable du siège principal à Washington. Lui-même héritier d’une grosse fortune, il avait néanmoins débuté au bas de l’échelle de la finance (même si à l’époque, il habitait déjà un confortable douze pièces), et gagné sa place au sommet par son seul mérite personnel. Hildebrand y avait également gagné son boulot actuel, qu’il considérait comme la meilleure façon pour lui de se rendre utile à la société. Fin analyste financier, il avait publié un livre décortiquant le krach du 19 octobre 1987, et le rôle joué par Gerry Lornigan, son prédécesseur à la branche new-yorkaise de la Réserve fédérale, dans le sauvetage du marché. Il venait juste de terminer un discours sur les ramifications de la loi sur la réforme du commerce extérieur, et consulta son bip qui, sans surprise, lui indiquait de rappeler le bureau. Mais le bureau était à quelques rues de là, et il décida d’y retourner à pied plutôt que d’appeler pour s’entendre demander de se rendre à Wall Street. Mais cela n’aurait rien changé. Hildebrand sortit seul de l’immeuble. L’air était vif et clair, un temps idéal pour une promenade digestive. Il n’avait pas voulu s’encombrer d’un garde du corps, comme certains de ses prédécesseurs, même s’il avait un port d’arme qu’il justifiait parfois en emportant un pistolet. Les rues du bas de Manhattan sont étroites et encombrées, livrées surtout aux camionnettes de livreurs et aux taxis jaunes qui déboulent à chaque carrefour comme autant de dragsters. Les trottoirs étaient tout aussi étroits et encombrés. Pour avancer, il fallait slalomer sans arrêt. L’itinéraire le plus dégagé passait le plus souvent au ras du caniveau, et c’est celui qu’emprunta Hildebrand, en essayant de gagner du temps pour être au plus vite rendu à son bureau. Il ne releva pas la présence de l’individu qui le filait, trois pas derrière lui. L’homme était bien mis, cheveux bruns, visage ordinaire. Il s’agissait simplement de guetter l’instant favorable, et la densité du trafic rendait cet instant inéluctable. C’était un soulagement pour l’homme aux cheveux bruns qui ne voulait pas recourir au pistolet pour le contrat. Il n’aimait pas le bruit. Le bruit attirait les regards. Les regards, donc les souvenirs, et même s’il comptait être dans un avion pour l’Europe d’ici deux heures tout au plus, on n’était jamais trop prudent. C’est pourquoi il tourna la tête, pour surveiller la circulation devant et derrière, et choisir son moment avec soin. Ils approchaient de l’angle de Recter et Trinity Streets. Le feu devant passa au vert, laissant une tranche de cinquante mètres de voitures se ruer en avant et progresser encore de cinquante mètres. Puis le feu derrière changea à son tour, libérant l’énergie accumulée d’un nombre équivalent de véhicules. Parmi eux, des taxis, qui fonçaient particulièrement vite parce que les chauffeurs de taxi adorent changer de file. Un taxi jaune brûla le feu pour obliquer sur la droite. La situation idéale. L’homme brun pressa le pas jusqu’à ce qu’il se retrouve juste derrière Hildebrand : il n’avait plus qu’à pousser. Le président de la Réserve fédérale de New York trébucha sur le bord du trottoir et tomba sur la chaussée. Le chauffeur de taxi le vit, braqua avant même d’avoir eu le temps de pousser un juron, mais pas suffisamment. Dans son malheur, l’homme au pardessus en poil de chameau eut de la chance. Le taxi s’arrêta aussi vite que le permettaient ses freins refaits à neuf, et la vitesse d’impact était inférieure à trente kilomètres-heure, suffisante pourtant pour catapulter Walter Hildebrand une dizaine de mètres plus loin, contre un réverbère en acier, et lui briser le dos. L’agent de police sur le trottoir d’en face réagit aussitôt, en appelant une ambulance avec sa radio portative. L’inconnu aux cheveux bruns se fondit de nouveau dans la foule et se dirigea vers la première bouche de métro. Il ignorait si l’autre était mort ou pas. Il n’était pas réellement nécessaire de le tuer, lui avait-on dit, ce qui, sur le coup, lui avait paru bizarre. Hildebrand était le premier banquier qu’on lui ait dit de ne pas tuer. Le flic penché au-dessus du corps de l’homme d’affaires remarqua la stridulation répétée du bip. Il avait appelé le numéro affiché dès l’arrivée de l’ambulance. Son principal souci pour l’instant était d’entendre le chauffeur de taxi protester que ce n’était pas de sa faute. Les systèmes-experts « savaient » que, lorsque des titres bancaires chutaient rapidement, invariablement la confiance dans les banques elles-mêmes était sérieusement ébranlée et que les gens auraient le réflexe de retirer leur argent des établissements qui semblaient le plus menacés. Cela forcerait les banques, à leur tour, à faire pression sur leurs emprunteurs pour qu’ils remboursent leurs créances. Mais, plus important encore pour les systèmes-experts capables de décrypter l’évolution du marché avec quelques minutes d’avance sur tout le monde, les banques ayant tendance à se transformer elles aussi en sociétés d’investissement, elles allaient être amenées à liquider leurs avoirs financiers pour répondre à la demande des déposants venus solder leur compte. Les banques étaient par nature des investisseurs prudents sur le marché boursier, qui se cantonnaient aux valeurs-refuges et aux autres titres bancaires, de sorte que la prochaine plongée, toujours selon les ordinateurs, devrait toucher les titres-phares, en particulier les trente valeurs qui servaient au calcul de l’indice Dow Jones. Comme toujours, l’impératif était de prévoir la tendance et de l’anticiper, afin de sauvegarder les fonds que les grandes institutions avaient pour mission de protéger. Bien entendu, comme tous les investisseurs institutionnels utilisaient plus ou moins les mêmes systèmes-experts, tous agirent quasiment en même temps. Il avait suffi qu’un seul éclair jaillisse un peu trop près du troupeau pour que tous ses membres entament un mouvement de repli dans la même direction, lentement mais sûrement. Au parquet de la Bourse, tout le monde le sentit arriver. Les contrepartistes recevaient pour l’essentiel des ordres programmés sur ordinateur, et l’expérience leur avait appris à prédire le comportement des machines. Et c’est parti, fut le murmure unanime dans les trois salles de cotation, et le seul fait que l’événement fût prévisible aurait dû être un indicateur de ce qui se produisait réellement, mais il est difficile pour les cow-boys de venir se placer à la lisière même du troupeau pour le diriger, le détourner, l’apaiser, sans se laisser engloutir par lui. Si ça devait se produire, ils étaient condamnés à perdre, parce qu’un sérieux mouvement vers le bas risquait de bouffer les maigres marges sur lesquelles vivaient leurs firmes. Le directeur du NYSE contemplait la scène depuis la galerie, en se demandant où diable était donc Walt Hildebrand. Comme s’ils avaient besoin de ça. Tout le monde écoutait Walt. Il saisit son téléphone cellulaire et rappela son bureau, pour entendre encore une fois sa secrétaire lui confirmer que Walt n’était pas encore revenu de son allocution au club. Oui, elle l’avait bien bipé. Oui, absolument. Il pressentit la catastrophe. Au parquet, on commençait à s’agiter. Tout le monde était là, maintenant, et le bruit qui montait atteignait un niveau assourdissant. Toujours mauvais signe quand les gens se mettent à crier. L’affichage électronique déroulait sa propre version des faits. Les blue chips, les trente valeurs de l’indice, dont les acronymes à trois lettres lui étaient aussi familiers que les prénoms de ses enfants, représentaient plus du tiers des transactions, et leur cote était en train de plonger. En vingt minutes à peine, le Dow Jones avait chuté de cinquante points, et si terrible et brutal que fût ce mouvement, ce fut comme une libération. Automatiquement, les ordinateurs de la Bourse de Wall Street cessèrent d’accepter les ordres de vente générés par leurs frères électroniques. Ce seuil des cinquante points était baptisé « ralentisseur ». Installé après le krach de 1987, son but était de ralentir les transactions à un rythme plus humain. Le seul détail que tout le monde avait négligé, c’est que les gens pouvaient continuer à prendre leurs instructions — on ne se souciait même plus de les qualifier de « recommandations » — de leurs propres ordinateurs, puis transmettre eux-mêmes leurs ordres par téléphone, télex, télécopie ou courrier électronique ; le ralentisseur avait tout au plus permis de rallonger de trente secondes le processus des transactions. De sorte que, après une pause d’une minute maximum, le rythme des échanges reprit de plus belle, toujours orienté à la baisse. Dans l’intervalle, la panique au sein de toute la communauté financière était devenue bien réelle. Elle se reflétait par la tension et le sourd bourdonnement des conversations qui régnaient dans les salles de transaction de toutes les grandes sociétés de Bourse. CNN retransmettait à présent une édition spéciale en direct depuis son perchoir au-dessus de l’ancien parking de Wall Street. L’incrustation de l’indice en télétexte sur leur service général « Headline News » permettait d’informer également les investisseurs qui voulaient aussi rester au courant des événements touchant le reste de la planète. Pour les autres, ils avaient maintenant droit à une journaliste en chair et en os pour leur expliquer que l’indice Dow Jones des valeurs industrielles avait chuté de cinquante points en un clin d’oeil, qu’il venait d’en perdre encore vingt, et que la spirale descendante ne semblait pas vouloir s’inverser. Suivirent des questions du présentateur en studio à Atlanta, entraînant des spéculations sur les causes du phénomène, et la journaliste, qui n’avait pas eu le temps de vérifier ses sources, rajouta son grain de sel en annonçant qu’il y avait eu une attaque mondiale sur le dollar que la Réserve fédérale n’avait pas réussi à endiguer. Elle n’aurait pas pu trouver pire à dire. Désormais, tout le monde était au courant de ce qui se passait, plus ou moins, et le grand public se retrouva emporté par ce vent de panique. Même si les professionnels toisaient avec mépris tous ces béotiens incapables de saisir les arcanes des mécanismes d’investissement, ils se refusaient à admettre qu’il y avait un élément de similitude foncière dans la réaction des uns et des autres. Le grand public avait admis le fait que lorsque le Dow Jones montait, c’était bon signe et que lorsqu’il descendait, c’était l’inverse. Or il en allait exactement de même pour les courtiers, persuadés pour leur part de réellement comprendre le système. Certes, les professionnels de l’investissement en savaient bien plus sur les mécanismes du marché, mais ils avaient perdu tout contact avec le monde concret sur lequel se fondaient ses valeurs. Pour eux comme pour le public, la réalité s’était réduite à des tendances, et souvent, ils exprimaient leurs intentions à l’aide d’indices et de dérivées, indicateurs numériques fluctuants qui se trouvaient d’une année sur l’autre toujours plus déconnectés de la réalité concrète que symbolisaient ces titres. Après tout, les certificats d’actions n’étaient pas des entités théoriques, mais des parts du capital d’entreprises qui avaient une réalité physique. Avec les années, les « astro-scientifiques » du parquet avaient fini par l’oublier, et si férus qu’ils soient d’analyse de tendance et de modélisation mathématique, la valeur sous-jacente des titres qu’ils négociaient leur était devenue étrangère — les faits étaient devenus plus théoriques que la théorie qui était en train de s’effondrer sous leurs yeux. Privés des fondements de leur action, manquant d’une ancre où se raccrocher au milieu de la tempête qui balayait le parquet et l’ensemble du système financier, ils ne savaient tout bonnement plus quoi faire, et les quelques anciens qui auraient encore pu réagir n’avaient ni les données chiffrées, ni le temps nécessaire pour apaiser leurs cadets. Rien de tout cela ne tenait vraiment debout. Le dollar aurait dû résister, et même se renforcer après quelques soubresauts mineurs. La Citibank venait de publier de bons résultats, même s’ils n’étaient pas spectaculaires, et la Chemical Bank était fondamentalement en bonne santé elle aussi, après quelques remaniements à sa direction. Pourtant, la valeur des deux titres avait chuté brutalement. Les programmes informatiques disaient que la combinaison de ces facteurs était un très mauvais signe, et les systèmes-experts ne se trompaient jamais, n’est-ce pas ? Ils étaient établis sur des données historiques précises, et ils prévoyaient l’avenir mieux que n’importe quel être humain. Les techniciens du courtage croyaient aux modèles, en dépit du fait qu’ils ne discernaient pas quel raisonnement avait amené lesdits modèles à émettre les recommandations affichées sur leurs terminaux d’ordinateur ; et de la même manière, M. Tout-le-Monde voyait maintenant les nouvelles à la télé et savait désormais qu’il se passait quelque chose de grave, sans comprendre pourquoi, et il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire. Les « professionnels » étaient aussi mal lotis que M. Tout-le-Monde captant les infos sur sa radio ou à la télé ; en tout cas, c’est ce qu’il semblait. En fait, c’était bien pire pour eux. Leur compréhension des modèles mathématiques n’était plus désormais un avantage, mais un inconvénient. Pour M. Tout-le-Monde, ce qu’il voyait était a priori incompréhensible, et en conséquence, à de rares exceptions près, il décida de ne pas bouger. Il observait, attendait ou, dans la majorité des cas, se contentait de hausser les épaules, vu qu’il ne possédait pas d’actions. En fait, si, mais sans le savoir. Les banques, les compagnies d’assurances, les caisses de retraite qui géraient l’argent des citoyens avaient pris de fortes participations dans toutes sortes d’émissions publiques. Ces investisseurs institutionnels étaient tous dirigés par des « professionnels » à qui leur formation et leur expérience soufflaient qu’ils devaient paniquer. Et c’est bien ce qu’ils firent, entamant un processus que l’homme de la rue eut tôt fait d’identifier. C’est à cet instant que les particuliers commencèrent à se ruer sur leurs téléphones, et que la pente s’accentua pour tout le monde. C’était déjà effrayant, ça le devint encore plus. Les premiers coups de fil venaient des personnes âgées, des gens qui regardaient la télé dans la journée et papotaient sans arrêt au téléphone, partageant leurs craintes et leur choc devant ce qu’ils voyaient. Beaucoup avaient investi leurs économies dans des fonds de placement parce qu’ils avaient un meilleur rendement que les comptes bancaires rémunérés — ce qui était la raison pour laquelle les banques s’y étaient mises elles aussi, pour protéger leurs propres profits. Les fonds de placement prenaient maintenant de rudes coups, et même si, pour le moment, ces coups se limitaient pour l’essentiel aux valeurs-refuges, quand les particuliers commencèrent à appeler pour se dégager et récupérer leur argent, les institutionnels se virent obligés de brader des titres jusqu’ici épargnés afin de compenser les pertes sur d’autres titres qui auraient dû rester intacts, mais ne l’étaient plus. En bref, ils devaient se débarrasser d’actions qui avaient réussi à maintenir leur cours, entamant un processus que résume fort bien cet aphorisme : La mauvaise monnaie chasse la bonne. C’était presque la description littérale de ce qu’ils étaient en train de faire. Le résultat obligé fut une panique générale, la chute de l’ensemble des valeurs sur toutes les places boursières. À trois heures de l’après-midi, le Dow Jones était descendu de cent soixante-dix points. L’indice Standard & Poor’s Five Hundred était en fait encore plus mauvais, mais c’était l’indice NASDAQ du hors-cote qui était le plus désastreux, avec tous les petits porteurs de l’Amérique profonde qui s’étaient rués sur le numéro vert de leur fonds de placement. Les dirigeants de toutes les places boursières organisèrent une téléconférence avec les membres de la Commission des opérations de Bourse réunis à Washington, et durant les dix premières minutes de confusion complète, toutes les voix exigèrent en choeur des réponses aux questions que chacun posait simultanément. On n’aboutit à rien de concret. Les représentants du gouvernement demandèrent des informations et des rapports, en gros pour savoir à quelle distance du gouffre se trouvait le troupeau et à quelle vitesse il s’en approchait, mais sans contribuer le moins du monde aux efforts pour ramener le bétail en lieu sûr. Le directeur de Wall Street résista à son impulsion première fermer ou, par un moyen quelconque, ralentir les transactions. Pendant le temps que dura leur discussion — vingt minutes à peine —, le Dow Jones était encore descendu de quatre-vingt-dix points, avait franchi la barre des deux cents points de dégringolade en chute libre et il s’approchait maintenant de celle des trois cents. Après que les commissaires de la COB eurent levé la séance pour tenir leurs propres conférences dans leurs établissements respectifs, les dirigeants des places boursières enfreignirent les instructions fédérales en discutant ensemble de l’éventualité de prendre des mesures communes, mais malgré leur habileté, il n’y avait rien à faire pour le moment. Désormais, tous les petits porteurs attendaient, pendus au téléphone d’un bout à l’autre du pays. Ceux dont les fonds de placement étaient gérés par des banques apprirent une nouvelle particulièrement inquiétante. Oui, leurs fonds étaient dans les banques. Oui, ces banques étaient garanties par l’État. Mais non, les fonds de placement gérés par ces banques au nom de leurs déposants n’étaient pas protégés par la Caisse fédérale de dépôt. Ce n’était donc pas uniquement l’intérêt des placements qui était en jeu, mais également le principal. La réponse à cette nouvelle était en général un silence d’une dizaine de secondes, et dans la plupart des cas, les gens prirent leur voiture pour se précipiter à la banque et solder tous leurs autres comptes de dépôt. L’affichage de la cote à Wall Street avait maintenant quatorze minutes de retard, nonobstant les ordinateurs ultra-rapides qui enregistraient les fluctuations des cours. Une poignée de titres arrivaient malgré tout à monter, mais c’était pour l’essentiel les métaux précieux. Sinon, la chute était générale. À présent, tous les grands réseaux télévisés faisaient des directs depuis Wall Street. À présent, tout le monde était au courant. Cummings, Cantor & Carter, une firme qui était sur le marché depuis cent vingt ans, se retrouva à court de liquidités, obligeant son président à faire appel en catastrophe à Merrill Lynch. Ce qui mettait son homologue dans une position bien délicate. Lui qui était l’aîné et le plus fin des professionnels du marché, il avait failli se briser le poignet une demi-heure plus tôt en frappant son bureau pour exiger des réponses que personne n’avait. Des milliers de gens non seulement achetaient des actions par l’intermédiaire de sa société, mais ils avaient pris des participations dans celle-ci, séduits par son sérieux et son intégrité. Le président pouvait opérer un mouvement stratégique pour protéger un autre pilier du système contre une panique infondée, ou bien il pouvait refuser, en préservant l’argent de ses actionnaires. Le dilemme était sans issue. Refuser d’aider la CC&C allait presque à coup sûr entrainer une escalade dans la panique et nuire à tel point au marché que l’argent préservé en refusant d’aider son rival se retrouverait perdu de toute manière. Mais proposer son aide à la CC&C pouvait ne s’avérer être qu’un geste stérile qui, sans stopper quoi que ce soit, ferait perdre là aussi l’argent des autres. « Bon Dieu de merde », murmura le président, en se retournant pour regarder dehors. L’un des sobriquets donnés à la maison était « le Troupeau Grondant ». Eh bien, il ne faisait pas de doute que le troupeau grondait maintenant... Il mettait en balance sa responsabilité vis-à-vis de ses actionnaires contre sa responsabilité à l’égard de tout le système sur lequel ils s’appuyaient, lui comme tous les autres. Les actionnaires devaient passer en premier. Il le fallait. Il n’avait pas le choix. Et c’est ainsi que l’un des principaux acteurs du système précipita l’ensemble de la machine financière au fond du gouffre. Les transactions sur le parquet de Wall Street s’interrompirent à quinze heures vingt-trois, quand le Dow Jones atteignit son seuil de chute maximale autorisée, qui était de cinq cents points. Ce chiffre ne représentait que la moyenne des trente titres de l’indice ; la chute des autres actions dépassait de loin la perte sur les principales valeurs-phares du marché. Le déroulant mit encore une demi-heure à réagir, donnant l’illusion d’une poursuite de l’activité, alors que tout le monde au parquet se dévisageait sans un mot, au milieu du plancher recouvert d’un tapis de bouts de papier. On était vendredi, se disaient-ils tous. Demain, c’était samedi. Tout le monde se retrouverait chez soi. Tout le monde pourrait souffler un bon coup et réfléchir. Il ne leur fallait rien de plus, en définitive : juste un peu de temps pour réfléchir. Rien de tout cela ne tenait debout. Tout un tas de gens avaient salement morflé, mais le marché allait réagir, et le temps aidant, ceux qui auraient eu l’astuce et le cran de résister pourraient récupérer l’intégralité de leur mise. Encore faudrait-il que tout le monde emploie son temps intelligemment, se dirent-ils, et que ne survienne pas un nouveau vent de folie. Ils avaient presque raison. Au siège de la DTC, tout le monde avait dénoué sa cravate et faisait de fréquents aller-retour aux toilettes, à cause des quantités de café et de soda ingurgitées durant cet après-midi de folie, mais à quelque chose malheur est bon. On avait décidé d’anticiper la clôture, ce qui leur permettait de se mettre au boulot sans tarder. Une fois consignés les ordres émanant des diverses places, les ordinateurs basculèrent d’un mode d’opération à un autre. Les enregistrements sur bande des transactions de la journée furent relus pour être collationnés et transmis. Il était près de dix-huit heures quand un bip d’alerte retentit sur l’une des stations de travail. « Rick, j’ai comme un petit problème, là ! » Rick Bernard, responsable contrôleur système, s’approcha et regarda l’écran pour voir la raison du signal d’alarme. La dernière transaction qu’ils pouvaient identifier, à midi pile ce jour-là, était pour Atlas Milacron, une société de machines-outils en pleine expansion grâce aux commandes des constructeurs automobiles, avec un ordre d’achat de six mille actions à 48 1/2. Comme Atlas était cotée à la Bourse de New York, son action était identifiée par un acronyme de trois lettres, AMN en l’occurrence. Les titres cotés au NASDAQ employaient des codes à quatre lettres. L’inscription suivante, immédiatement après AMN 6000 48 1/2 était AAA 4000 67 1/8, et la suivante encore, AAA 9000 51 1/4. En fait, lorsqu’on faisait défiler l’écran, toutes les transactions inscrites après 12 :00 :01 portaient le même code d’identification de trois lettres parfaitement dénué de sens. « Passe sur le Bêta », dit Bernard. La cartouche de sauvegarde du premier système de secours fut chargée. « Fais défiler. — Merde ! » En cinq minutes, les six systèmes avaient été contrôlés. Chaque fois, toutes les transactions enregistrées n’étaient que du charabia. Il n’y avait pas le moindre archivage directement accessible des transactions effectuées après douze heures. Pas une société de Bourse, pas un investisseur institutionnel, pas un particulier n’avait le moyen de savoir ce qu’il avait acheté ou vendu, ni à qui, ni pour combien ; et donc, aucun n’était en mesure de savoir quelle quantité d’argent était disponible pour d’autres activités commerciales ou, tout bêtement, pour aller faire des courses chez l’épicier du coin. 20 Frappe Trois LA fête s’acheva bien après minuit. Le spectacle officiel avait été une sorte de ballet donné sur une scène centrale. Le Bolchoï n’avait rien perdu de sa magie, et la disposition du salon permettait aux invités de voir les danseurs plus près qu’ils ne les avaient jamais contemplés, mais maintenant que les derniers rappels s’étaient tus et que les mains étaient encore rougies par trop d’applaudissements, l’heure était venue pour le personnel de sécurité de faire évacuer la salle. Presque tous les convives avaient la démarche hésitante ; pas de doute, nota Ryan, c’était effectivement lui le moins pompette de tous les invités, y compris son épouse. « Alors, Daga, qu’est-ce que vous en pensez ? » demanda Ryan à l’agent spécial Helen D’Agustino. Sa garde du corps allait chercher les pardessus. « J’en pense que, rien qu’une fois, j’aimerais bien pouvoir faire la fête avec les pontes. » Puis elle secoua la tête comme une mère déçue par ses enfants. « Oh, Jack, je sens que demain je vais être dans un état... » annonça Cathy. La vodka d’ici passait vraiment trop bien. « Je t’avais prévenue, chérie. D’ailleurs, ajouta méchamment son mari, on est déjà demain. — Excusez-moi, il faut que j’aille m’occuper de SAUTEUR. » Qui était le nom de code employé par le Service secret pour désigner le Président, hommage au temps de son service dans les paras. Ryan fut surpris d’apercevoir un Américain vêtu d’un complet ordinaire — le dîner officiel était habillé, encore un changement récent dans la vie mondaine moscovite — qui l’attendait à la porte. Il tira sa femme par le bras pour s’approcher. « Qu’est-ce qui se passe ? — Dr Ryan, il faut que je voie le Président immédiatement. — Cathy, peux-tu rester ici une seconde ? » Puis, au fonctionnaire de l’ambassade : « Suivez-moi. — Oh, Jack... » Sa femme s’accrocha à son bras. « Vous l’avez par écrit ? demanda Ryan, la main tendue. — Tenez, monsieur. » Ryan prit les télécopies et les parcourut en retraversant le salon. « Bordel de merde. Venez... » Le Président Durling bavardait encore avec le président Grouchavoï quand Ryan apparut avec le jeune attaché d’ambassade sur les talons. « Quelle soirée, Jack », observa Roger Durling, ravi. Puis son expression changea. « Des problèmes ? » Ryan acquiesça, en prenant son air de conseiller. « On a besoin de Brett et Buzz, monsieur le président, immédiatement. » « Les voilà. » Le radar SPY-1D du Mutsu dessina la pointe avant de la formation américaine sur l’écran quadrillé. Le contre-amiral— Shoho— Sato contempla son officier d’opérations avec un air impassible qui restait indéchiffrable pour le reste de la passerelle, mais en disait long au capitaine de frégate— Issa — qui savait, lui, en quoi consistait réellement l’exercice PARTENAIRES. Le moment était venu désormais de discuter de choses sérieuses avec le CO du destroyer. Les deux formations étaient éloignées de cent quarante nautiques et devraient se rencontrer en fin d’après-midi, estimaient les deux officiers, en se demandant comment le capitaine du Mutsu réagirait à la nouvelle. Non qu’il ait vraiment le choix, de toute façon. Dix minutes plus tard, un Socho, ou maître principal, sortait sur le pont pour vérifier le lance-torpilles Mark 68 bâbord. Ouvrant d’abord la trappe de visite à la base de sa monture, il lança un test de diagnostic électronique des trois « poissons » installés dans le lanceur tri-tubes. Satisfait du résultat, il referma le panneau, puis ouvrit successivement la trappe de culasse de chacun des tubes, pour ôter le verrouillage des propulseurs sur chaque torpille Mark 50. Le Socho avait vingt ans de service dans la marine, et il s’était acquitté de la tâche en moins de dix minutes. Puis il prit ses outils et gagna le flanc tribord pour répéter la mangeure sur le lanceur symétrique installé de l’autre côté du destroyer. Il n’avait aucune idée de la raison pour laquelle on lui avait donné cet ordre, et il n’avait rien demandé. Encore dix minutes et le Mutsu passa en configuration de lancement. Modifié à partir des plans d’origine, le destroyer exhibait maintenant un hangar télescopique qui lui permettait d’embarquer un unique hélicoptère SH-60J de lutte anti-sous-marine, également bien utile pour les missions de surveillance. On avait réveillé l’équipage et préparé l’appareil, ce qui exigeait près de quarante minutes, mais finalement il décolla, commença par décrire un cercle autour de la formation, avant de s’éloigner, son radar à visée vers le bas examinant la formation américaine qui poursuivait sa route vers l’ouest en filant dix-huit noeuds. L’image radar était retransmise au vaisseau-amiral Mutsu. « Ce doit être les deux porte-avions, à trois mille mètres d’écart, dit l’officier de commandement en tapotant l’écran. — Vous avez vos ordres, commandant, dit Sato. — Hai ! » répondit le capitaine commandant le Mutsu, en gardant pour lui son opinion. « Bon Dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Durling. Ils s’étaient réunis dans un coin, isolés des autres par le personnel des services de sécurité russe et américain. « On dirait bien que Wall Street nous a fait une grosse colère », répondit Ryan, qui avait eu plus de temps pour considérer la situation. Ce n’était pas exactement une analyse pénétrante. « La cause ? intervint Fiedler. — Aucune raison logique à ma connaissance », dit Jack, en cherchant des yeux le café qu’il avait demandé. Il en avait bien besoin, et ses trois interlocuteurs encore plus. « Jack, c’est vous qui avez l’expérience la plus récente en matière boursière, observa le ministre des Affaires étrangères. — Ouvertures de portefeuille, conseil en investissement, non, je n’ai pas vraiment fréquenté Wali Street, Buzz. » Le chef du Conseil national de sécurité marqua un temps, indiqua les télécopies. « Apparemment, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Quelqu’un s’est excité sur les bons du Trésor, l’hypothèse pour l’heure la plus probable est qu’on aura voulu jouer sur les parités relatives du dollar et du yen, et que les choses se seront quelque peu emballées. — Quelque peu ? intervint Bob Hanson, juste histoire de faire remarquer sa présence. — Écoutez, le Dow Jones a accusé une grosse chute, jusqu’à un seuil plancher, et les gens ont deux jours devant eux pour se ressaisir. C’est déjà arrivé. On reprend l’avion demain soir, exact ? — Il faut absolument réagir tout de suite, décida Fiedler. Faire une déclaration quelconque... — Quelque chose de neutre et de rassurant, suggéra Ryan. Le marché est comme un avion. Il est tout à fait capable de voler de ses propres ailes si on le laisse faire. On a déjà connu ça, vous vous souvenez ? » Le ministre Bosley Fiedler — « Buzz » remontait au temps du base-ball chez les minimes — était un universitaire. Il avait écrit des essais sur le système financier américain, sans en avoir jamais été vraiment un acteur. L’avantage, c’est qu’il savait prendre du recul et resituer l’économie dans sa perspective historique. Sa réputation professionnelle était celle d’un expert en politique monétaire. L’inconvénient, Ryan le voyait maintenant, c’est que Fiedler n’avait jamais été courtier, qu’il n’avait même jamais vraiment réfléchi au problème, et qu’il manquait par conséquent de la confiance caractéristique d’un vrai joueur dans une telle situation, ce qui expliquait son empressement à solliciter l’avis de Ryan. Ma foi, se dit ce dernier, c’est plutôt bon signe, non ? Il savait ce qu’il ne savait pas. Pas étonnant que tout le monde le dise intelligent. « Nous avons installé des ralentisseurs et autres garde-fous après l’expérience de la dernière fois. Ce phénomène-ci les a tous pulvérisés. Et en moins de trois heures », ajouta, gêné, le ministre des Finances, en se demandant, en bon universitaire, pourquoi d’excellentes mesures théoriques n’avaient pas réussi à marcher comme prévu. « Exact. Ce sera intéressant de savoir pourquoi. Rappelez-vous, Buzz, c’est déjà arrivé. — La déclaration », dit le Président : un mot, un ordre. Fiedler opina, réfléchit un instant avant de parler. « Bien, on dit que le système est foncièrement sain. Nous avons toutes sortes de protections automatiques. Il n’y a pas de problème sous-jacent avec le marché boursier ou l’économie américaine. Merde, on est en pleine croissance, non ? Et la LRCE va générer au bas mot un demi-million d’emplois industriels dans l’année qui vient. C’est un chiffre concret, ça, monsieur le président. C’est ce que je dirais, pour l’instant. — Et pour le reste, on verra après notre retour ? — C’est mon avis », confirma Fiedler. Ryan opina d’un hochement de tête. « Parfait, mettez la main sur Tish et sortez-moi ça tout de suite. » Il y avait un nombre inhabituel de vols charters, mais l’aéroport international de Saipan n’avait pas une telle activité, malgré la longueur de ses pistes, et tout accroissement des mouvements signifiait un accroissement des taxes aéroportuaires. Du reste, on était en fin de semaine. Sans doute une quelconque association, estima le chef contrôleur dans sa tour, quand le premier 747 arrivé de Tokyo entama son approche finale. Depuis peu, Saipan connaissait un surcroît de popularité auprès des hommes d’affaires nippons. Une récente décision de justice avait annulé les dispositions constitutionnelles interdisant aux étrangers d’être propriétaires de terres. Et de fait, plus de la moitié de l’île était entre des mains étrangères, ce qui ne laissait pas d’inquiéter les indigènes Chamorros, mais pas au point d’en empêcher un bon nombre de prendre l’argent et de quitter la terre. La situation devenait délicate. Certaines fins de semaine, les Japonais étaient plus nombreux que les résidents du cru et, comme de juste, ils traitaient ces derniers comme des... autochtones. « Et doit aussi y en avoir un paquet pour Guam », nota le radariste, en examinant sur son écran la file de trafic qui poursuivait sa route vers le sud. « Le week-end. Golf et pêche au gros », observa son supérieur qui attendait avec impatience la fin de son quart. Les Japs — il ne les aimait pas trop — n’allaient plus aussi souvent en Thaïlande pour leurs escapades sexuelles. Ils étaient trop nombreux à en avoir ramené des cadeaux désagréables. En tout cas, ils n’hésitaient pas à claquer du fric ici, des masses de fric, et pour avoir le privilège de le faire ce week-end, ils avaient embarqué sur leurs jumbo-jets aux alentours de deux heures du matin... Le premier 747 affrété par la JAL se posa à quatre heures trente, heure locale, ralentit et vira pour dégager la piste juste à temps pour laisser l’appareil suivant achever son approche. Le commandant Torajiro Sato prit à droite la voie de circulation, en cherchant des yeux un détail inhabituel. Il n’en escomptait pas, même pour une mission comme celle-ci. Une mission ? songea-t-il. C’était un terme qu’il n’avait plus utilisé depuis qu’il pilotait un F-86 dans les forces aériennes d’autodéfense. S’il y était resté, il serait aujourd’hui un Sho, voire commanderait l’armée de l’air de son pays. Est-ce que ça n’aurait pas été magnifique ? Au lieu de ça... au lieu de ça, il avait quitté ce service pour entrer chez Japan Air Lines, car en ce temps-là, on y était bien plus respecté. Il en avait eu honte à l’époque et, aujourd’hui, il espérait bien changer définitivement cet état de fait. Ce serait une authentique armée de l’air désormais, même si elle était loin d’être commandée par un homme de son envergure. Il restait toujours un pilote de chasse dans l’âme. On n’avait guère l’occasion de faire des trucs palpitants aux commandes d’un 747. Certes, il avait connu une sérieuse alerte en vol huit ans auparavant, une panne hydraulique partielle qu’il avait gérée avec une telle maîtrise qu’il n’avait pas cru bon d’en avertir les passagers. Hormis l’équipage, personne n’avait rien remarqué. Son exploit était désormais intégré au programme de base de l’entraînement sur simulateur pour les pilotes de 747. En dehors de ce moment de tension bref, mais gratifiant, il était un parangon de précision. Il était devenu une légende dans une compagnie aérienne mondialement réputée pour son excellence. Il savait lire les cartes météo comme un devin, décider du point précis où son train principal toucherait le bitume de la zone de contact, et il n’avait jamais eu plus de trois minutes de retard sur l’horaire d’arrivée. Même en roulage au sol, il conduisait son engin monstrueux comme si c’était une voiture de sport. Et il en était de même aujourd’hui, alors qu’il approchait des passerelles, réduisait la puissance, orientait la roulette du train les freins, pour s’arrêter avec précision. « Bonne chance, Nisa », dit-il au lieutenant-colonel Seigo Sasaki qui s’était installé sur le strapontin de cabine pour l’approche, tout en continuant de parcourir du regard le sol, sans rien y découvrir de particulier. Le commandant du groupe d’opérations spéciales se précipita vers l’arrière. Ses hommes appartenaient à la 1re brigade aéroportée, d’habitude basée à Narashino. Il y avait deux compagnies à bord du 747 : trois cent quatre-vingts hommes. Leur première mission était de s’assurer le contrôle de l’aéroport. Il espérait que ce ne serait pas difficile. Le personnel de la JAL à la porte d’embarquement n’avait pas été prévenu des événements de la journée ; ils furent surpris de découvrir que tous les passagers débarquant du vol charter étaient des hommes, à peu près tous du même âge, qu’ils portaient tous en bandoulière des sacs allongés parfaitement identiques, et que les cinquante premiers avaient leur blouson dégrafé et la main glissée à l’intérieur. Quelques-uns portaient des écritoires à pince avec les plans du terminal, car ils n’avaient pas eu le temps de répéter convenablement la mission. Pendant que les bagagistes s’occupaient d’extraire les conteneurs des soutes arrière, d’autres soldats se rendirent vers la zone des bagages et, passant sans encombre sous les pancartes marquées RÉSERVÉ AU PERSONNEL, ils entreprirent de déballer l’armement lourd. À une autre passerelle, un deuxième avion de ligne venait d’arriver. Le colonel Sasaki s’immobilisa au milieu du terminal, regarda à gauche et à droite pour surveiller le déploiement d’une quinzaine de ses hommes, et constata qu’ils faisaient leur boulot correctement et dans le calme. « Excusez-moi », dit un sergent à un vigile assoupi qui avait l’air de s’ennuyer. L’homme leva les yeux pour découvrir un sourire, et les baissant, il vit que le sac à dos de l’homme était ouvert et que sa main tenait un pistolet. Le garde resta comiquement bouche bée et le soldat le désarma sans la moindre résistance. En moins de deux minutes, les six autres gardes de quart au terminal étaient également neutralisés. Un lieutenant mena une escouade au bureau de la sécurité où trois autres hommes furent désarmés et menottes. Durant tout ce temps, leur colonel recevait un flot continu de brefs messages radio. Le chef de la tour pivota quand la porte s’ouvrit — un garde n’avait pas eu besoin d’être trop encouragé pour donner sa carte magnétique et taper le code d’entrée sur le clavier —, révélant trois hommes armés de fusils automatiques. « Bon Dieu, qu’est-ce qui... — Vous allez poursuivre votre tâche comme si de rien n’était », lui dit un capitaine — ichii pour les Japonais. « Mon anglais est excellent. Alors je vous en prie, pas de bêtises. » Sur quoi, il saisit un micro et s’exprima en japonais. La première phase de l’opération KABOUL était achevée avec trente secondes d’avance, et sans la moindre violence. Le second contingent de soldats neutralisa la sécurité de l’aéroport. Ces hommes, qui étaient en uniforme pour être sûrs que tout le monde sache ce qui se passait, prirent place à toutes les entrées et tous les points de contrôle, réquisitionnant des véhicules officiels pour aller installer de nouveaux barrages sur les voies d’accès à l’aéroport. Ce n’était pas franchement difficile, vu que celui-ci était situé à l’extrême pointe méridionale de l’île et que toutes les approches se faisaient par le nord. Le commandant du second détachement releva le colonel Sasaki. Le premier se chargerait de superviser le débarquement du reste des éléments de la 1ère brigade aéroportée affectée à l’opération KABOUL. Le dernier avait d’autres tâches à accomplir. Trois bus d’aéroport rejoignirent le terminal et le colonel Sasaki embarqua dans le dernier, après une ultime inspection pour s’assurer que tous ses hommes étaient présents et convenablement organisés. Ils filèrent aussitôt vers le nord, longeant le club de golf de Dan Dan, qui jouxtait les pistes, puis tournèrent à gauche sur Cross Island Road, qui les amena en vue de la plage de l’Invasion. Saipan n’était pas une grande île, il faisait sombre — il y avait fort peu de lampadaires — mais cela ne diminua pas l’impression qui frappa l’officier japonais comme un direct à l’estomac. Il devait accomplir sa mission dans les temps et conformément au planning, sinon il risquait la catastrophe. Le colonel consulta sa montre. Le premier avion devait être en train d’atterrir à Guam, où la possibilité d’une résistance organisée était bien réelle. Enfin, c’était le boulot de la 1re division. Il avait le sien, qui devait être accompli avant l’aube. La nouvelle se répandit comme une trainée de poudre. Rick Bernard donna son premier coup de fil à la Bourse de New York pour signaler le problème et demander conseil. Assuré qu’il ne s’agissait pas d’un accident, il fit les recommandations évidentes, puis avisa aussitôt le FBI, installé près de Wall Street, dans le bâtiment fédéral Javits. Le responsable était un sous-directeur qui dépêcha illico trois de ses agents au bureau principal de la DTC situé au coeur de Manhattan. « Apparemment, quel est le problème ? » s’enquit le policier fédéral. La réponse nécessita dix minutes d’explications détaillées, et fut immédiatement suivie d’un appel au sous-directeur responsable. Le MV Orchid Ace était resté à quai suffisamment longtemps pour qu’on ait pu débarquer une centaine de voitures. Toutes des Toyota Land Cruiser. S’emparer de la cabane de sécurité avec son unique vigile assoupi se fit, là encore, sans effusion de sang, et permit aux bus d’entrer dans le parc fermé. Le colonel Sasaki avait avec lui un effectif suffisant pour attribuer trois hommes à chaque véhicule, et tous savaient parfaitement ce qu’ils avaient à faire. Le poste de police de Koblerville et celui installé sur la colline du Capitole devaient être les premiers points visés, maintenant que ses hommes disposaient d’un moyen de transport. Quant à lui, sa mission allait le conduire sur ce dernier site, à la résidence du gouverneur. C’était pure coïncidence si Nomuri avait passé la nuit en ville. Il s’était accordé une soirée de liberté, ce qui ne lui arrivait pas souvent, et il s’avisa que pour récupérer d’une soirée en ville, rien ne valait un passage aux bains, une vérité que ses ancêtres avaient découverte près de mille ans plus tôt. Une fois lavé, il prit sa serviette et se dirigea vers le bain chaud, où les vapeurs se chargeraient de lui éclaircir les idées bien mieux que tous les cachets d’aspirine. Il était persuadé d’émerger revigoré de cet établissement civilisé. « Kazuo, observa l’agent de la CIA. Que fais-tu ici ? — Surmenage, expliqua l’homme avec un sourire las. — Yamata-san doit être un patron exigeant », nota Yomuri en se laissant à son tour glisser doucement dans l’eau brûlante. Il avait émis la remarque en passant ; la réponse lui fit tourner la tête. « Jamais encore je n’avais vu l’histoire en train de se faire », dit Taoka qui se frotta les yeux et se tortilla légèrement dans l’eau ; il sentait la tension évacuer ses muscles, mais était encore bien trop tendu pour pouvoir s’assoupir, au sortir de dix heures de réunion dans la Salle de guerre. « Eh bien, mon histoire personnelle de la nuit passée avait les traits d’une hôtesse bien agréable », répondit Nomuri avec un haussement de sourcils. Une charmante jeune femme de vingt et un ans, en plus, omit-il d’ajouter. Une jeune femme fort intelligente, entourée de nombreux prétendants pour se disputer ses faveurs, mais Nomuri était le plus proche d’elle par l’âge, et elle était ravie de pouvoir enfin discuter avec un homme comme lui. Ce n’était pas toujours une question d’argent, songea Chet, en fermant les yeux, un sourire aux lèvres. « Eh bien, la mienne était autrement excitante. — Vraiment ? Je croyais que tu avais dit que tu travaillais. » Nomuri se força à rouvrir les yeux. Kazuo avait-il trouvé quelque chose de plus intéressant qu’un fantasme sexuel ? « Effectivement. » Il y avait quelque chose dans son ton. « Tu sais, Kazuo, quand tu commences à raconter une histoire, tu dois la finir. » Un rire, accompagné d’un hochement de tête. « Je ne devrais pas, mais ce sera dans les journaux dans quelques heures. — Quoi donc ? — Le système financier américain s’est effondré la nuit dernière. — Vraiment ? Que s’est-il passé ? » L’homme tourna la tête et c’est avec le plus grand calme qu’il formula sa réponse. « J’y ai contribué. » Cela lui parut incongru, alors qu’il était assis dans une cuve en bois remplie d’une eau à quarante-deux degrés, mais Nomuri ressentit un frisson. « Wakarémasen. Je ne comprends pas. Ce sera clair dans quelques jours. Pour l’heure, je dois rentrer. » L’employé se leva et sortit, tout content d’avoir pu partager son rôle avec un ami. À quoi bon détenir un secret, après tout, s’il n’y avait pas une personne au moins à le savoir ? Un secret pouvait être sublime, et dans une société comme celle-ci, d’autant plus précieux qu’il demeurait jalousement gardé. Bon sang, que se passe-t-il ? se demanda Nomuri. « Les voilà. » La vigie tendit le doigt et l’amiral Sato éleva ses jumelles pour regarder. Pas de doute, sur le ciel limpide du Pacifique ressortait à contre-jour le sommet des mâts des bâtiments de tête repérés sur leur écran : des frégates FFG-7, à en juger par la forme de leurs barres de flèche. L’image radar était claire désormais : une formation circulaire classique, les frégates à l’extérieur, puis un second anneau de destroyers, et au centre deux ou trois croiseurs Aegis, pas très différents de son propre vaisseau amiral. Il vérifia l’heure. Les Américains venaient de prendre le quart du matin. Même s’il y avait toujours des hommes de quart sur un bâtiment de guerre, les corvées sérieuses étaient toujours synchronisées avec le jour, et les marins devaient être en train de quitter leurs couchettes, prendre une douche et se préparer à petit déjeuner. L’horizon visuel était à environ douze nautiques. Son escadron de quatre bâtiments progressait vers l’est à trente-deux noeuds, leur vitesse de croisière maximale. Les Américains filaient plein ouest à dix-huit. « Signalez par lampe Aldis à la formation : pavoisez les navires. » Les principales installations de liaison montante satellite de Saipan étaient situées à l’écart de Beach Road, la route de la plage, non loin du Sun Inn Motel. La station était exploitée par MTC Micro Telecom. C’était une installation civile parfaitement banale, le principal souci de ses constructeurs ayant été de la protéger des typhons d’automne qui venaient régulièrement cingler l’île. Dix soldats, sous les ordres d’un chef de bataillon, gagnèrent la porte principale et n’eurent aucun mal à entrer et maîtriser le gardien qui n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait et, là non plus, ne chercha même pas à dégainer son arme de service. L’officier qui accompagnait le détachement était un capitaine formé aux transmissions. Il lui suffit d’indiquer les divers appareils installés dans le PC de combat. Aussitôt, les liaisons téléphoniques avec les satellites du Pacifique par lesquelles transitaient les diverses communications entre Saipan et l’Amérique furent coupées ; seules les liaisons montantes vers le Japon restaient maintenues — elles passaient par un autre satellite et étaient doublées par câble —, sans interférer avec les liaisons descendantes. À cette heure matinale, ce n’était pas vraiment une surprise qu’aucun circuit téléphonique avec l’Amérique ne soit actif. Cette situation allait se prolonger un certain temps. « Qui êtes-vous ? demanda la femme du gouverneur. — Il faut que je voie votre mari, répondit le colonel Sasaki. Il y a urgence. » Un fait aussitôt confirmé par le premier coup de feu de la journée, lorsque le garde posté devant le bâtiment législatif réussit à dégainer son pistolet. Il n’eut pas le temps de tirer une balle — un sergent parachutiste zélé y veilla — mais cela suffit pour que Sasaki fronce les sourcils avec colère et bouscule la femme. C’est alors qu’il avisa le gouverneur Comacho qui s’approchait, en peignoir. « Qu’est-ce que c’est ? — Vous êtes mon prisonnier », annonça Sasaki ; trois autres hommes l’avaient rejoint et prouvaient qu’il n’était pas un cambrioleur. Le colonel se sentait gêné. Il n’avait encore jamais rien fait de semblable et, bien que soldat de métier, comme tout un chacun il voyait d’un fort mauvais oeil l’invasion du domicile d’un tiers, quelle que puisse en être la raison. Il se prit à espérer que les coups de feu entendus n’avaient pas été fatals. Ses hommes avaient des ordres en ce sens. « Quoi ? s’exclama Comacho. Sasaki se contenta d’indiquer le divan. — Asseyez-vous, vous et votre femme, je vous prie. Nous ne vous voulons aucun mal. — Que se passe-t-il ? demanda l’homme, soulagé de constater que son épouse et lui ne couraient sans doute aucun danger immédiat. — Cette île appartient dorénavant à mon pays », expliqua le colonel Sasaki. Ça ne devait pas être si grave, non ? Le gouverneur avait plus de soixante ans, et il devait bien se rappeler l’époque où il en était déjà ainsi. « Ça lui a fait un putain de chemin pour arriver ici », observa le capitaine Kennedy après avoir pris connaissance du message. Il s’avéra que le contact en surface était le Muroto, une vedette des gardes-côtes japonais qui participait à l’occasion aux manoeuvres navales, en général à titre de cible d’entraînement. Élégante, avec sa faible hauteur de franc-bord typique des bâtiments de guerre nippons, elle était équipée à l’arrière d’une grue pour récupérer les torpilles d’exercice. Apparemment, le Kurushio avait escompté en tirer quelques-unes dans le cadre de l’exercice PARTENAIRES. L’Asheville n’en avait-il pas été averti ? « Première nouvelle, commandant, dit le navigateur qui feuilletait l’interminable listing de l’ordre de mission. — ’S’rait pas la première fois que les gratte-papier s’emmêlent les pinceaux. » Kennedy se permit un sourire. « C’est bon, on en a suffisamment tué. » Il pressa de nouveau la palette du micro. « Très bien, commandant, nous allons rejouer le dernier scénario. Démarrage dans vingt minutes à compter de maintenant. — Merci, commandant, vint la réponse sur la VHF. Terminé. » Kennedy reposa le micro. « Barre à gauche, dix degrés. En avant un tiers. Profondeur trois cents pieds. » Au central machines, on confirma et exécuta les ordres, amenant l’Asheville cinq milles plus à l’est. À cinquante milles à l’ouest de sa position l’USS Charlotte décrivait en gros la même manoeuvre, exactement au même moment. La partie la plus délicate de l’opération KABOUL, se déroulait à Guam. L’île, qui était possession américaine depuis bientôt un siècle, était la plus vaste de l’archipel des Mariannes, et possédait un port et de véritables installations militaires. Rien que dix ans plus tôt, l’opération eût été impossible. Naguère encore, le défunt Strategic Air Command y avait basé des bombardiers nucléaires. La marine américaine y entretenait une base de sous-marins lance-missiles, et les mesures de sécurité exigées par les deux armes auraient fait d’une telle mission une folie. Mais les armes nucléaires avaient toutes disparu — les missiles, en tout cas. Aujourd’hui, la base d’Andersen, à trois kilomètres au nord de Yigo, n’était guère plus qu’un aérodrome commercial qui servait d’escale aux vols transpacifiques de l’armée américaine. Aucun appareil n’y était réellement affecté, à l’exception d’un unique jet d’affaires utilisé par le commandant de la base, reliquat du temps où le 13e escadron aérien était basé sur l’île. Les avions-ravitailleurs qui avaient jadis leur base permanente sur Guam étaient désormais des formations de réserve transitoires qui allaient et venaient à la demande. Le commandant de la base était un colonel qui n’était plus loin de la retraite, et il n’avait sous ses ordres que cinq cents hommes et femmes, des techniciens pour l’essentiel. Il n’y avait que cinquante soldats armés, appartenant à la police militaire de l’aviation. Le schéma était à peu près identique à la base navale qui partageait désormais l’aérodrome avec l’Air Force. Les Marines jadis chargés de la sécurité à cause des stocks d’armes nucléaires avaient été remplacés par des gardiens civils, et les superstructures grises avaient déserté le port. Pourtant, cette phase de la mission demeurait la plus délicate. Les pistes d’Andersen allaient être cruciales pour le bon déroulement de l’opération. « Jolis bâtiments », remarqua tout haut Sanchez, en les contemplant à la jumelle, depuis son siège sur la passerelle. « Et en formation bien serrée, en plus. » Les quatre Kongo se couvraient mutuellement, à huit milles environ de distance, nota le CAG. « Ils ont déployé leurs tubes ? » demanda le chef d’escadre aérienne. Il semblait en effet apercevoir des traits blancs sur les flancs des quatre destroyers en approche. « Ils rendent les honneurs, mouais, sympa de leur part. » Sanchez décrocha le téléphone et pressa le bouton de la passerelle de navigation. « Commandant ? Ici le CAG. Il semble que nos amis tiennent à respecter les formes. — Merci, Bud. » L’officier commandant le Johnnie Reb avertit à son tour le commandant du groupe de combat de l’Enterprise. « Quoi ? fit Ryan en décrochant son téléphone. — Décollage dans deux heures et demie, lui dit le secrétaire du Président. Soyez prêt à partir dans quatre-vingt-dix minutes. — Wall Street ? — Exact, Dr Ryan. Il pense que nous ferions mieux de rentrer un peu plus tôt. Nous avons informé les Russes, le président Grouchavoï comprend. — Parfait, merci », dit Ryan, qui n’en pensait pas un mot. Lui qui avait eu l’intention de faire un saut voir Narmonov, juste une petite heure. Puis ce fut le moment de la partie de rigolade. Il se pencha et secoua sa femme pour la réveiller. Un grognement : « Surtout, me dis rien... — Tu pourras finir ta nuit dans l’avion. Faut qu’on ait remballé et dégagé d’ici une heure et demie. — Hein ? Pourquoi ? — On part plus tôt. Des problèmes chez nous. Une nouvelle dégringolade à Wall Street. — Grave ? » Cathy ouvrit les yeux, se massa le front, reconnaissante de voir qu’il faisait encore nuit, jusqu’à ce qu’elle consulte sa montre. « Sans doute une mauvaise indigestion. — Quelle heure est-il ? — L’heure de se préparer à partir. » « On a besoin d’espace pour manoeuvrer, dit le capitaine de frégate Harrison. — Pas con, le mec, hein ? » La question de l’amiral Dubro était toute rhétorique. L’ennemi, en la personne de l’amiral Chandraskatta, avait viré à l’ouest la nuit précédente, ayant sans doute enfin saisi que le groupe de combat de l’Eisenhower et du Lincoln n’était pas là où il l’avait supposé en définitive. Cela ne lui laissait clairement qu’une seule possibilité : filer vers l’ouest, et coincer les Américains contre l’archipel appartenant en grande partie à l’Inde. La moitié de la VIIe flotte de la marine américaine, cela représentait certes un arsenal puissant, mais cette puissance serait réduite de moitié si sa position venait à être connue. Tout l’intérêt des manoeuvres de Dubro, jusqu’ici, avait été de maintenir l’autre dans l’expectative. Bon, il avait fait son choix. Et pas mauvais, en vérité. « Quel est l’état de nos réserves en carburant ? » demanda Dubro, en pensant à ses navires d’escorte. Les deux porte-avions pouvaient tenir jusqu’à ce qu’ils soient à court de vivres. Pour leur combustible nucléaire, ça n’arriverait pas avant des années. « Tout le monde est à quatre-vingt-dix pour cent. La météo s’annonce bonne pour les prochaines quarante-huit heures. On pourra pousser les machines s’il le faut. — Vous pensez la même chose que moi ? — Il ne va pas laisser ses avions s’approcher trop près de la côte sri lankaise. Ils risqueraient d’apparaitre sur les radars de contrôle aérien et d’amener les gens à se poser des questions. Si on met le cap au nord-est, puis à l’est, on pourra doubler le cap de Dondra dans la nuit, et redescendre en contournant vers le sud. On a une chance sur deux de passer inaperçus. » L’amiral n’aimait pas les paris joués dans ces conditions. Cela voulait dire qu’il y avait tout autant de chances que quelqu’un voie leur formation, et dans ce cas, la flotte indienne pourrait virer au nord-est, contraignant les Américains soit à s’éloigner un peu plus de la côte qu’ils pouvaient ou non chercher à protéger, soit à engager la confrontation. On ne pouvait pas s’amuser longtemps à ce petit jeu, estimait Dubro, sans que quelqu’un demande à voir vos cartes. « On force le passage aujourd’hui sans se faire repérer ? » Solution évidente, également. La formation enverrait ses avions sur les Indiens directement depuis le sud, dans l’espoir de les leurrer dans cette direction. Harrison présenta son plan d’opérations aériennes pour la journée. « Faites. » Huit sonneries retentirent sur le réseau d’interphone I-MC du bâtiment. Il était seize heures. Les équipes du soir relevèrent celles assurant le quart de l’après-midi. Les officiers et les hommes — parmi eux, désormais, également des femmes — échangèrent leurs postes. Les pilotes du Johnnie Reb étaient dans leurs quartiers, soit à se reposer, soit à revoir les résultats de l’exercice maintenant achevé. Leurs appareils étaient pour moitié garés sur le pont d’envol, et pour moitié entassés dans les hangars inférieurs. Quelques-uns étaient en révision, mais la majorité des personnels d’entretien étaient également au repos et se consacraient à un passe-temps connu dans la marine sous le nom de « plage d’acier ». Sûr que ce n’était plus comme dans le temps, remarqua Sanchez, en contemplant les plaques d’acier à revêtement antidérapant. À présent, on voyait aussi des femmes faire de la bronzette, d’où un recours accru aux jumelles pour les hommes de quart sur la passerelle, et un nouveau problème administratif pour sa marine. Quel type de costume de bain convenait à des femmes matelots de la marine américaine ? Au grand dépit de certains, mais au soulagement de la majorité, le verdict avait été les maillots une-pièce. Mais même ceux-là valaient le coup d’être contemplés, quand ils étaient convenablement remplis, se dit le CAG, avant de reporter ses jumelles sur la formation japonaise qui faisait route vers eux. Les quatre destroyers approchaient rapidement en formation serrée — ils devaient bien filer leurs trente noeuds, histoire de mieux en imposer à leurs hôtes et ennemis de jadis. Les pavillons de circonstance claquaient au vent et les hommes vêtus de blanc étaient alignés aux bastingages. « Attention à tous, aboya l’interphone. Les hommes au bastingage bâbord. Parés à rendre les honneurs. » Tous les marins vêtus d’un uniforme présentable se dirigèrent vers les galeries bâbord sous le pont d’envol, regroupés par sections. C’était un exercice inhabituel sur un porte-avions, et son organisation prit un certain temps, surtout un jour de « plage d’acier ». Qu’il soit intervenu au moment de la relève facilita quelque peu les choses : les effectifs décemment vêtus étaient suffisants, bon nombre de marins n’étant pas encore descendus dans leurs quartiers pour se mettre en tenue de bain de soleil. Pour Sato, le dernier acte important de sa mission consista à transmettre par satellite un top horaire. Parvenu au quartier général de la flotte, il fut aussitôt relayé sur un autre circuit. Il n’était désormais plus possible d’interrompre l’opération. Les dés étaient pour ainsi dire jetés. L’amiral quitta le PC de combat du Mutsu après l’avoir confié à son officier d’opérations, pour regagner la passerelle et piloter l’escadre. Le destroyer arriva par le travers des USS Enterprise et John Stennis, exactement à mi-distance des deux porte-avions, à moins de deux mille mètres d’eux. Il filait trente noeuds, tous les hommes étaient à leur poste, à l’exception de ceux montés aux bastingages. Au moment où sa passerelle croisa la ligne invisible reliant celles des deux bâtiments américains, les marins alignés saluèrent à bâbord et à tribord, rendant impeccablement les honneurs, dans la plus stricte tradition. Un seul coup de sifflet du bosco retentit dans les haut-parleurs, suivi d’un ordre : « Salut... repos ! » Tous les marins alignés sur les galeries du John Stennis cessèrent de saluer. Aussitôt après, ils rompaient les rangs sur trois coups de sifflet lancés par le quartier-maître de quart. « Bon Dieu, on va peut-être pouvoir se rentrer, maintenant ? » rigola le chef d’escadre aérienne. L’exercice PARTENAIRES était désormais achevé et l’escadre pouvait regagner Pearl Harbor, avec à la clé une nouvelle semaine de maintenance et de permission pour l’équipage, avant son prochain déploiement dans l’océan Indien. Sanchez décida de se caler bien à l’aise dans le fauteuil en cuir pour parcourir quelques documents en profitant de la brise. La vitesse combinée des deux formations entrecroisées entraînait un passage rapide. « Waouh ! » s’exclama une vigie. La manoeuvre était allemande à l’origine, et portait le nom de Gefechtskehrwendung, « virement bord sur bord au combat ». Dès que le pavillon de signalisation fut hissé, les quatre destroyers virèrent brusquement sur la droite, à commencer par le dernier de la file. Sitôt que la proue entama son mouvement, le troisième bâtiment vira de bord, puis le second, et enfin le vaisseau-amiral. C’était une manoeuvre destinée à susciter l’admiration des Américains, mais aussi une certaine surprise, vu l’espace de manoeuvre réduit entre les deux porte-avions. En l’affaire de quelques secondes : les destroyers japonais avaient habilement viré de bord, pour filer désormais vers l’ouest à trente noeuds, redépassant les porte-avions qu’ils avaient approchés de face un instant plus tôt. Sur la passerelle, plusieurs hommes sifflèrent pour approuver l’audace de la manoeuvre. Déjà, les marins japonais avaient quitté les bastingages des quatre destroyers Aegis. « Eh bien, voilà qui était habilement manoeuvré », commenta Sanchez, en reportant son attention sur ses documents. L’USS John Stennis filait normalement, ses quatre hélices tournant à soixante-dix tours-minute, son équipage en condition trois. Ce qui voulait dire que tous les hommes étaient à leur poste, à l’exception des pilotes de l’aviation navale, qui étaient au repos après plusieurs jours d’activité soutenue. Des vigies étaient postées tout autour de l’île centrale, et surveillaient normalement le secteur qui leur avait été assigné, même si tous finirent par jeter un coup d’oeil sur les bâtiments japonais parce qu’ils étaient, après tout, fort différents des navires américains. Certains utilisaient des jumelles 7x50 de marine, en majorité de fabrication japonaise. D’autres étaient penchés sur des « gros yeux », des binoculaires 20x120 autrement plus massives, montées sur des pieds-colonnes tout autour de la passerelle. L’amiral Sato était à présent installé sur son siège de commandement, mais il n’avait pas quitté ses jumelles. Quel dommage, franchement. C’étaient de si belles unités, de si fiers bâtiments. Puis il se rappela que celui à bâbord était l’Enterprise, un nom chargé d’histoire dans la marine américaine, et qu’un vaisseau portant le même nom avait tourmenté son pays, escortant Jimmy Doolittle jusqu’aux côtes japonaises, combattant à Midway, aux Salomon orientales, à Santa Cruz, participant à tous les grands engagements de la flotte, plus d’une fois touché, mais jamais sévèrement. Le nom d’un ennemi honorable, mais d’un ennemi. C’était ce bâtiment qu’il comptait observer. Il n’avait aucune idée de qui avait pu être John Stennis. Le Mutsu était passé bien au-delà des porte-avions, pour arriver presque à la hauteur des destroyers d’escorte avant de faire demi-tour, et revenir à leur hauteur prit une éternité. L’amiral qui avait enfilé ses gants blancs tenait ses jumelles juste sous la rambarde du bastingage et regardait changer leur angle relatif. « Relèvement objectif un, trois-cinq-zéro. Objectif deux calé maintenant au zéro-un-zéro. Allumage solution », annonça le premier maître. L’Isso se demandait ce qui se passait et pourquoi, mais surtout, il se demandait s’il survivrait pour raconter un jour cette histoire ; probablement pas. « Je prends le relais », dit l’officier d’opérations en se glissant sur son siège. Il avait pris le temps de se familiariser avec le directeur de torpilles. L’ordre avait été déjà transmis et il n’attendait plus désormais que le feu vert. L’officier tourna la clé du verrou d’armement, rabattit le couvercle masquant le bouton de la batterie bâbord et pressa sur celui-ci. Puis il fit de même pour le flanc tribord. Les batteries tri tubes montées de chaque côté pivotèrent sèchement vers l’extérieur, jusqu’à former un angle d’une quarantaine de degrés avec l’axe du navire. Les couvercles hémisphériques protégeant les six tubes sautèrent et les « poissons », éjectés par l’air comprimé, plongèrent dans l’eau, de part et d’autre, à dix secondes d’écart. Leur hélice tournait déjà au moment de l’éjection. Chaque torpille traînait derrière elle un fil de contrôle qui la reliait au PC de combat du Mutsu. Les tubes, désormais vides, pivotèrent pour reprendre leur position d’attente. « Dieu me tripote ! lança une vigie sur le Johnnie Reb. — Qu’est-ce qui se passe, Cindy ? — Ils viennent de larguer une putain de torpille ! » dit-elle. C’était un matelot breveté (on n’osait pas encore dire matelote), d’à peine dix-huit ans ; c’était sa première affectation et elle apprenait à jurer pour pouvoir rivaliser avec les plus dessalés des membres de l’équipage. Elle tendit brusquement le bras. « Je l’ai vue partir... là ! — T’es sûre ? » demanda l’autre vigie à ses côtés, en faisant pivoter ses binoculaires sur leur monture. Cindy n’avait que des jumelles à main. La jeune femme hésita. Elle n’avait encore jamais rien fait de semblable et se demandait quelle serait la réaction de son chef si elle se trompait. « Passerelle, vigie six, le dernier bâtiment du convoi japonais vient de lancer une torpille ! » Vu les dispositions en cours à bord du porte-avions, le message fut retransmis par la sonorisation de la passerelle. Un niveau en dessous, Bud Sanchez leva les yeux. « Qu’est-ce qui c’était que ça ? — Répétez, vigie six ! répéta l’officier de pont. — Je confirme que j’ai bien vu ce destroyer jap lancer une torpille de son flanc tribord ! — Ici vigie cinq. Je ne l’ai pas vue, monsieur, dit une voix masculine. — Un peu que je l’ai vue, putain de merde ! » s’écria une voix de jeune femme particulièrement excitée — assez fort pour que Sanchez entende son exclamation, sans même l’aide des hautparleurs. Il lâcha ses papiers, se leva d’un bond et fonça vers la porte d’accès au poste de vigie. Le capitaine dérapa sur les échelons, déchira son pantalon, s’écorcha le genou et il jurait lorsqu’il déboucha sur la galerie. « Racontez-moi tout, mon chou ! — Je l’ai vue, monsieur, je vous jure que je l’ai vue ! » Elle ne savait même pas qui était Sanchez, et les aigles d’argent cousus à son col le rendaient suffisamment imposant pour l’effrayer encore plus que la perspective des engins dirigées sur eux, mais elle avait bel et bien vu la torpille, et elle n’en démordait pas. « Je ne l’ai pas vue, capitaine », rétorqua l’autre vigie. Sanchez braqua ses jumelles sur le destroyer, qui n’était plus maintenant qu’à six cents mètres. Que diable... Il bouscula l’homme pour s’approprier les binoculaires qu’il orienta vers la plage arrière du vaisseau-amiral japonais. Le triple tube lance-torpilles était bien orienté comme il fallait... mais la bouche des tubes était noire, pas grise. Les bouchons de protection avaient été ôtés... Sans regarder, le capitaine Rafael Sanchez saisit l’interphone de l’homme de guet. « Passerelle, ici le CAG. Torpilles à l’eau ! Torpilles approchant du quart bâbord ! » Il braqua les binoculaires vers l’arrière, cherchant un sillage en surface, mais en vain. Peu importait. Il jura avec violence et se redressa pour découvrir le matelot breveté Cynthia Smithers. « Vrai ou faux, matelot, vous avez fait exactement ce qu’il fallait », dit-il alors que l’alarme commençait à retentir sur tous les ponts. À peine une seconde plus tard, une lampe à éclats se mit à clignoter sur le vaisseau-amiral japonais, à l’adresse du Johnnie Reb. « Alerte ! Alerte ! Nous venons d’avoir une défaillance à bord, nous avons lancé plusieurs torpilles », annonça le commandant du Mutsu au micro du réseau de transmissions tactiques, honteux d’un tel mensonge, alors qu’il entendait les échanges de conversations sur le circuit FM de communications entre navires. « Enterprise, ici le Fife, nous avons des torpilles à l’eau, annonça une autre voix, encore plus fort. — Des torpilles... Où ça ? — Ce sont des nôtres. Nous avons eu un claquage au PC de combat, reprit aussitôt le Mutsu. Il se peut qu’elles soient armées. » Il vit que le Stennis virait déjà, l’eau bouillonnait à sa proue, brassée par le battement accéléré des hélices. La manoeuvre était vaine même si, avec de la chance, on ne déplorerait pas de victimes. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant, monsieur ? demanda Smithers. — Réciter deux « je vous salue Marie », peut-être », répondit Sanchez, l’air sombre. C’étaient des torpilles ASW, n’est-ce pas ? Comme l’indiquait leur sigle, elles étaient destinées à la lutte anti-sous-marins : les charges étaient légères. Elles ne pouvaient pas vraiment faire de mal à un truc aussi gros que le Johnnie Reb, pas vrai ? Il regarda le pont en dessous de lui : des hommes couraient en tous sens, beaucoup encore munis de leur serviette de bain, pour se précipiter à leurs postes de combat. « Monsieur, je suis censée rejoindre l’équipe d’inspection des dégâts numéro neuf, au hangar principal. — Non, vous restez ici, ordonna Sanchez. Vous, vous pouvez disposer », dit-il au matelot. Le John Stennis gîtait fortement sur bâbord. Le brusque virage à tribord en était la cause et le pont vibrait, résonnant du bruit des machines. Un avantage des porte-avions à propulsion nucléaire : ils avaient de la puissance à revendre, mais le bâtiment pesait plus de quatre-vingt-dix mille tonnes et il lui fallait du temps pour accélérer. A moins de deux milles de là, l’Enterprise était plus long à la détente : il venait tout juste d’amorcer son virage. Oh, merde... « Attention ! Attention ! Dispersez les Nixie ! » lança la voix de l’officier de quart dans les haut-parleurs. Les trois torpilles anti-sous-marins Mark 50 qui fonçaient vers le Stennis étaient des petits instruments de destruction intelligents conçus avant tout pour infliger des blessures fatales aux sous-marins en transperçant leur coque. Leur capacité de destruction contre un bâtiment de quatre-vingt-dix mille tonnes était à vrai dire limitée, mais il était possible de choisir quel genre de dégâts elles allaient occasionner. Se suivant avec un écart d’une centaine de mètres, elles filaient soixante noeuds, guidées chacune par un mince fil isolé. Leur avantage de vitesse sur la cible et la portée réduite garantissaient presque un coup au but, et le brusque virage de bord entrepris par le porte-avions américain n’avait servi qu’à leur offrir un meilleur angle, car toutes étaient ciblées sur les hélices. Au bout de neuf cents mètres de parcours, la tête chercheuse du premier « poisson » entra en activité. Retransmise au PC de combat du Mutsu, l’image sonar qu’elle générait apparaissait comme une cible jaune vif sur le fond noir de l’écran de guidage, et l’officier de tir la dirigea droit dessus, les deux autres torpilles suivant automatiquement. La zone cible se rapprochait. Huit cents mètres, sept cents, six cents... « Vous deux, je vous tiens », dit l’officier. Un instant plus tard, l’image sonar montra le brouillage confus des leurres Nixie, le système américain qui imitait les fréquences ultrasons des torpilles à tête chercheuse. Une récente amélioration du système était d’intégrer un puissant champ magnétique pulsé destiné à neutraliser les mines à influence magnétique mises au point par les Russes. Mais la Mark 50 était une arme à déclenchement par contact, et grâce au guidage par fil, il pouvait les forcer à ignorer les interférences acoustiques. Ce n’était pas juste, ce n’était pas sportif, mais d’un autre côté, qui a dit que la guerre devait l’être ? demanda-t-il à l’écran de direction de tir — sans obtenir de réponse. C’était une étrange sensation de déconnexion de la vue, de l’ouïe et du toucher. Le navire tressaillit à peine quand la première colonne d’eau s’éleva vers le ciel. Le bruit était incontestablement réel et, survenant sans prévenir, il fit sursauter Sanchez, à l’angle bâbord arrière de l’île. Sa première impression fut qu’il n’y avait pas eu trop de bobo, que la torpille avait peut-être explosé dans le sillage du Johnnie Reb. Il se trompait. La version nippone de la Mark 50 était équipée d’une tête à charge réduite, soixante kilos seulement, mais c’était une charge creuse, et la première explosa sur le moyeu de l’hélice numéro deux — l’hélice intérieure gauche. Le choc arracha trois des cinq pales, déséquilibrant une masse qui était en rotation à cent trente tours-minute : les forces en action étaient immenses et firent sauter les paliers et les roulements qui maintenaient l’ensemble du train de propulsion. En un instant, la section postérieure du puits d’arbre de transmission était inondée, et l’eau se mit à pénétrer dans la coque par le point le plus vulnérable. Ce qui se passait plus en avant était encore pire. Comme la plupart des grands bâtiments de guerre, le John Stennis était propulsé par des turbines à vapeur. Dans son cas, c’étaient deux réacteurs nucléaires qui produisaient celle-ci par vaporisation directe dans un circuit primaire. Cette vapeur entrait dans un échangeur pour transmettre sa chaleur (mais pas sa radioactivité) à l’eau d’un circuit secondaire, dont la vapeur allait à l’arrière alimenter une turbine à haute pression. La vapeur frappait les pales de la turbine, qui tournait un peu comme les ailes d’un moulin à vent ; à la sortie de cet étage primaire, la pression résiduelle de vapeur alimentait un second étage de turbine à basse pression. Ces turbines avaient leur meilleur rendement pour un régime de rotation élevé, bien supérieur à celui que pouvaient atteindre les hélices ; aussi, pour permettre à l’arbre de transmission de tourner à un régime compatible avec la propulsion d’un navire, on intercalait un ensemble motoréducteur — en gros, la version embarquée d’une boite de vitesses automobile. Les pignons hélicoïdaux finement usinés de ce chef-d’oeuvre de mécanique marine étaient l’élément le plus délicat de la chaîne de transmission du navire, et l’onde de choc de l’explosion avait remonté l’arbre jusqu’à l’entrée du réducteur, grippant des pignons qui n’avaient jamais été conçus pour absorber une telle énergie. Cela, plus les vibrations dues à l’asymétrie de l’arbre déséquilibré, acheva de détruire l’ensemble du train réducteur numéro deux. Le bruit fit sursauter les matelots avant même que la seconde charge ait fait mouche sur le numéro trois. Cette explosion se produisit à l’angle extérieur de l’hélice intérieure droite, et les dégâts secondaires arrachèrent la moitié d’une pale de la numéro quatre. Les dégâts sur l’arbre numéro trois étaient identiques à ceux subis par le deux. Le quatre eut plus de chance : les mécaniciens de cette salle des machines renversèrent la vapeur au premier signe de vibrations. Des soupapes de régulation s’ouvrirent aussitôt : des jets de vapeur vinrent frapper la face opposée des pales de turbine, arrêtant l’arbre avant que les dégâts ne se transmettent au train réducteur, au moment précis où la troisième torpille achevait de détruire l’hélice extérieure droite. La sonnerie d’arrêt complet retentit aussitôt, et les mécaniciens des trois autres salles des machines lancèrent à leur tour la procédure entamée par leurs collègues de tribord quelques instants plus tôt. D’autres alarmes résonnaient. Les équipes d’inspection des dégâts foncèrent évaluer l’ampleur de l’inondation à l’arrière de la coque, tandis que le porte-avions poursuivait sur son erre, glissant par le travers avant de s’arrêter enfin. L’un de ses gouvernails avait été également endommagé. « Merde, mais qu’est-ce qui s’est passé ? demanda l’un des mécaniciens à son voisin. — Mon Dieu », murmura Sanchez, sur le pont supérieur. Apparemment, l’Enterprise, deux milles plus loin, avait subi des dégâts encore plus graves. Divers signaux d’alarme retentissaient encore et, en dessous, sur la passerelle de navigation, des voix criaient si fort pour réclamer des informations que les circuits d’interphone semblaient superflus. Tous les bâtiments de la formation avaient entamé des manoeuvres radicales : le Fife, un des navires d’escorte, avait changé de cap pour dégager au plus vite, son capitaine redoutant à l’évidence la présence d’autres torpilles. Quelque part, Sanchez savait qu’il n’y en aurait pas. Il avait vu trois explosions à l’arrière du Johnnie Reb et trois autres sous la poupe de l’Enterprise. « Smithers, venez avec moi. — Monsieur, mon poste de combat... — Ils pourront se passer de vous, et il n’y a pas grand-chose à inspecter pour le moment. Nous n’allons pas bouger d’ici un bout de temps. Vous allez parler au capitaine. — Mon Dieu ! » C’était moins une exclamation qu’une prière pour qu’on lui épargne cette épreuve. Le CAG se retourna. « Respirez un grand coup et écoutez-moi bien : vous pourriez bien être la seule et unique personne sur ce sacré putain de rafiot à avoir fait convenablement son boulot au cours des dix dernières minutes. Suivez-moi, Smithers. — Les arbres deux et trois ont sauté, commandant », apprirent-ils une minute plus tard en arrivant sur la passerelle. Le CO du navire se tenait en plein milieu du compartiment et ressemblait à la victime d’un accident de la route. « L’arbre quatre est également endommagé... le un parait intact, pour le moment. — Parfait », grommela le capitaine, avant d’ajouter, pour personne en particulier : « Bon Dieu, mais qu’est-ce qui... — Nous avons pris trois torpilles ASW, monsieur, répondit Sanchez. Le matelot Smithers, ici présent, les a vu lancer. — Est-ce une certitude ? » Le CO toisa la jeune femme en uniforme. « Mademoiselle, vous allez vous asseoir dans mon fauteuil. Quand j’aurai terminé de maintenir à flot mon bateau, je veux vous parler. » Puis vint la partie délicate. Le capitaine de l’USS John Stennis se tourna vers son officier de transmissions et rédigea rapidement un message destiné au CincPacFlt, le commandant en chef de la flotte du Pacifique. Il porterait l’indicatif BLEU MARINE. « Contrôle, ici sonar, détection torpille, relèvement deux-huit zéro, on dirait une de leurs type 89 », annonça Laval Junior, sans affolement particulier. Les sous-marins se faisaient régulièrement tirer dessus par des amis. « Machines, en avant toute ! » ordonna le capitaine Kennedy. Exercice ou pas, il s’agissait d’une torpille, et ce n’était pas une chose à prendre à la légère. « Profondeur six cents pieds. — Six cents pieds, paré, confirma l’homme de barre, à son poste d’officier de plongée. Barres de plongée à moins dix degrés. » Le timonier poussa la barre, inclinant l’USS Asheville pour descendre vers le fond et passer sous la thermocline. « Estimation de la portée du poisson ? demanda le capitaine. — Trois mille mètres. — Contrôle, ici sonar, nous l’avons semée en changeant de couche. Signal toujours présent en mode recherche, vitesse estimée quarante à quarante-cinq noeuds. — On coupe l’augmenteur, monsieur ? » demanda le second. Kennedy fut tenté de répondre par l’affirmative, histoire de connaître avec précision la qualité de cette torpille japonaise. À sa connaissance, aucun submersible américain n’avait encore été confronté à ce modèle-ci en exercice. On supposait qu’il s’agissait de la version nippone de la Mark 48 américaine. « La voilà, annonça le sonar. Elle vient de passer sous la couche de surface. Relèvement stable au deux-huit-zéro, force du signal approchant les valeurs d’acquisition. — Barre à droite vingt degrés, ordonna Kennedy. Chambre du cinq-pouces, soyez prêts. — Vitesse trente noeuds dépassée, annonça un matelot tandis que l’Asheville prenait de la vitesse. — Barre à droite vingt degrés, oui, pas d’indication de nouveau cap. — Très bien, confirma Kennedy. Chambre du cinq-pouces largage des leurres, top, top top ! Timonier, remontez-nous à deux cents ! — Oui, commandant. Barres de plongée à plus dix ! — On leur donne du fil à retordre ? demanda le second. — Pas de cadeau. » Un conteneur fut éjecté du compartiment du lance-leurres, appelé chambre du cinq-pouces à cause du diamètre de celui-ci. Le récipient se mit aussitôt à dégager des bulles comme un comprimé d’Alka-Seltzer, engendrant un nouvel écho, immobile celui-ci, pour le sonar de guidage de la torpille. Et le brusque changement de cap du submersible avait créé dans l’eau une turbulence de cavitation, un « doigt de gant », pour perturber un peu plus les détecteurs du type 89. « Couche traversée, cria le technicien au bathythermographe. — Annoncez votre cap ! lança Kennedy. — Arrive au un-neuf-zéro, ma barre est à vingt-droite. — Redressez la barre, prenez le deux-zéro-zéro. — Barre redressée, cap deux-zéro-zéro. — En avant, machines un tiers. — En avant, machines un tiers, oui. » Le transmetteur d’ordres changea de position et le sous-marin ralentit, maintenant qu’il était remonté à deux cents pieds au-dessus de la thermocline, en laissant derrière lui une cible superbe, quoique fausse. « Parfait. » Kennedy sourit. « On va voir maintenant si elle est si maligne. — Contrôle, ici sonar, la torpille vient de traverser le doigt de gant. » Il y avait un rien d’inquiétude dans le ton, crut noter Kennedy. « Oh ? » Le commandant fit quelque pas pour gagner le poste du sonar. « Un problème ? — Commandant, cette torpille vient de traverser le doigt de gant comme si de rien n’était. — C’est censé être un modèle intelligent. Vous croyez qu’elle ignore les leurres, comme la version ADCAP ? » Il faisait allusion aux derniers modèles à capacités améliorées. « Montée du Doppler, annonça un autre technicien sonar. Le rythme des tops vient d’accélérer... un changement de fréquence, elle pourrait bien nous avoir, commandant. — À travers la thermocline ? Habile. » Les événements commençaient à se précipiter, au goût de Kennedy, comme en situation de combat véritable, même. La nouvelle torpille japonaise était-elle si perfectionnée qu’elle ait réussi à ignorer leurre et cavitation ? « On enregistre toute la séquence ? — Absolument, commandant. » Et l’opérateur sonar de première classe Laval leva la main pour donner une tape sur le magnétoscope. Une cassette neuve était dedans ; un autre système vidéo enregistrait déjà les écrans à cascade. « Ça, c’est les moteurs, montée en régime. Changement d’aspect... elle nous a accrochés ! Aspect zéro sur l’image acoustique, extinction du bruit d’hélice. » Ce qui signifiait que le bruit de propulsion de la torpille était à présent bloqué par le corps même de l’engin elle fonçait droit sur eux. Kennedy tourna la tête vers l’équipe de détection. « Distance du poisson ? — Moins de deux mille, commandant, en approche rapide, estimation vitesse : soixante noeuds. — Deux minutes pour nous rattraper, à cette vitesse-là. — Regardez ça, commandant. » Laval tapota l’affichage en cascade. Il montrait la trajectoire de la torpille, ainsi que les dernières traces de bruit du leurre, qui terminait de larguer ses bulles. La type 89 avait traversé le nuage en plein milieu. « Qu’est-ce que c’était que ça ? » demanda Laval en scrutant l’écran. Un important bruit à basse fréquence venait de s’y inscrire, au trois-zéro-cinq. « On aurait dit une explosion, très loin, c’était un signal par CZ, pas par transmission directe. » Un signal par zone de convergence signifiait qu’il provenait de fort loin, plus de trente milles. À cette nouvelle, Kennedy sentit son sang se glacer dans ses veines. Il tourna de nouveau la tête vers le PC de combat. « Où sont le Charlotte et l’autre sous-marin japonais ? — Au nord-ouest, commandant, soixante à soixante-dix milles. — Machines, en avant toute ! » Kennedy avait lancé l’ordre automatiquement. Lui-même n’aurait su dire pourquoi. « Machines, en avant toute, oui ! » confirma le timonier en tournant le cadran du transmetteur. Pas à dire, ces exercices étaient excitants. Sans attendre confirmation des machines, le capitaine avait repris son communicateur : « Salle du cinq-pouces, lancement tube deux, top, top, top ! » Le sonar d’acquisition de cible d’une torpille en fin de course émet à une fréquence bien trop élevée pour être audible par l’oreille humaine. Kennedy savait que l’énergie sonore frappait son sous-marin et se réfléchissait sur la coque, car les fréquences ultrasons étaient arrêtées par l’interface air-acier et rebondissaient en direction de la source qui les avait émises. Ça ne pouvait pas être possible. Sinon, d’autres l’auraient remarqué, non ? Il regarda autour de lui. Les hommes étaient à leur poste de combat. Toutes les portes étanches étaient fermées et verrouillées, comme en situation de combat. Le Kurushio avait lancé une torpille d’exercice, en tous points identique à un modèle opérationnel, excepté la charge militaire, remplacée par une loge d’équipements. Elles étaient également conçues pour ne pas toucher leur cible, mais pour s’en détourner, parce qu’un contact métal contre métal risquait toujours de provoquer des dégâts, et réparer ce genre d’avarie pouvait s’avérer coûteux. « Elle ne nous lâche pas, monsieur. » Mais la torpille avait traversé en plein milieu la turbulence de cavitation. « En plongée immédiate ! » ordonna Kennedy, conscient qu’il était déjà trop tard. L’USS Asheville piqua du nez aussitôt, avec un angle de vingt degrés, repassant au-dessus des trente noeuds. La chambre des leurres lâcha un autre conteneur à bulles. L’accroissement de la vitesse dégradait les performances du sonar, mais il était clair, à voir l’écran, que la type 89 avait une fois encore traversé tout droit l’image artificielle d’une cible et continuait d’approcher. « Distance inférieure à cinq cents », annonça la détection. L’un des hommes nota que le capitaine était pâle et se demandait pourquoi. Ma foi, personne n’aime perdre, même lors d’un exercice. Kennedy essayait d’imaginer d’autres manoeuvres alors que l’Asheville repassait encore une fois sous la thermocline. La torpille allait le rattraper. Elle pouvait le rattraper, et toutes les tentatives de brouillage avaient échoué. Il était à court d’idées. Il n’avait pas le temps d’y réfléchir plus. « Bon Dieu ! » Laval ôta ses écouteurs. La type 89 était maintenant parvenue à hauteur du sonar de trame du sous-marin, et le bruit était passé largement au-dessus de l’échelle. « Elle devrait tourner d’une seconde à l’autre, à présent... » Le capitaine resta figé, regardant autour de lui. Était-il fou ? Était-il le seul à imaginer que... À la dernière seconde, l’opérateur sonar de première classe Laval se retourna pour regarder son supérieur. « Commandant, elle n’a pas tourné ! » 21 Bleu Marine AIR FORCE ONE décolla avec quelques minutes d’avance, encore pressé par l’heure matinale. Le VC-25B n’avait pas atteint son altitude de croisière que les journalistes avaient déjà quitté leur siège pour se rendre à l’avant afin de réclamer au Président une déclaration expliquant ce départ prématuré. Abréger un voyage officiel traduisait plus ou moins une réaction de panique, non ? Tish Brown s’occupa de la presse, expliquant que les malheureux développements survenus à Wall Street exigeaient un retour rapide pour que le Président puisse rassurer le peuple américain... et ainsi de suite. Pour le moment, poursuivit-elle, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée que chacun rattrape son retard de sommeil. Après tout, il y avait quatorze heures de vol pour regagner Washington, avec les vents dominants qui soufflaient sur l’Atlantique à cette période de l’année, et Roger Durling avait besoin de dormir, lui aussi. L’astuce marcha pour plusieurs raisons, et la moindre n’était pas que tous ces reporters souffraient de l’excès d’alcool et du manque de sommeil, comme tout le monde à bord — excepté l’équipage, espéraient-ils tous. De toute manière, des agents du Service secret et des personnels armés de l’Air Force faisaient barrage devant les appartements présidentiels. Le bon sens reprit bien vite le dessus et chacun s’en retourna vers son siège. Bientôt, le calme était revenu et presque tous les passagers à bord soit étaient endormis, soit feignaient le sommeil. Et ceux-là regrettaient de ne pas pouvoir dormir. Aux termes d’une loi fédérale, l’officier commandant le Johnnie Reb était un aviateur. La disposition, qui remontait aux années trente, avait été prise pour empêcher les officiers de la marine de guerre classique de s’accaparer la nouvelle branche convoitée de l’aéronavale. À ce titre, il avait plus l’expérience du pilotage des avions que de la manoeuvre des navires, et puisqu’il n’avait jamais eu encore de commandement en mer, sa connaissance des systèmes embarqués s’était plus nourrie d’éléments grappillés ici ou là que d’une étude systématique et de l’expérience. Par chance, son chef mécanicien avait fait ses classes sur un destroyer et il avait déjà un commandement à son actif. Son supérieur savait tout de même que l’eau était censée se trouver à l’extérieur de la coque, pas à l’intérieur. « C’est grave, chef mec ? — Grave, commandant. » Il indiqua le platelage du pont, encore recouvert de trois centimètres d’eau que les pompes chassaient progressivement par-dessus bord. Au moins, les voies d’eau étaient-elles colmatées. Cela avait pris trois heures. « Les arbres d’hélice deux et trois sont complètement bousillés. Roulements fusillés, axe vrillé et fendu, pignons de réduction bons pour la casse — totalement irrécupérables. Les turbines sont okay. Les réducteurs ont encaissé tout le choc. L’arbre numéro un est okay. Quelques dégâts mineurs aux roulements arrière. Ça, je peux réparer. Le gouvernail tribord est bloqué, mais ça aussi, je peux l’arranger, encore une heure de boulot, et il sera calé dans l’axe. Il faudra peut-être le remplacer, tout va dépendre de l’étendue des dégâts. On se trouve réduits à un arbre et une hélice. On peut filer dix, douze noeuds, et on peut manoeuvrer, mais mal. — Délai de réparation ? — Des mois — quatre ou cinq, c’est ma meilleure estimation, pour l’instant, monsieur. » Quatre ou cinq mois, le commandant le savait, qui exigeraient sa présence, afin de superviser le travail des ouvriers du chantier naval qui devraient quasiment reconstruire la moitié, sinon les trois quarts de la transmission du bâtiment. Il n’avait pas encore entièrement évalué les dégâts occasionnés à l’hélice quatre. C’est à ce moment que le capitaine perdit réellement patience. Il était temps, estima le chef mec. « Si je pouvais lancer une frappe aérienne, je coulerais ces fils de pute ! » Mais lancer quoi que ce soit en tablant sur la seule vitesse fournie par une seule hélice était une idée hasardeuse. Par ailleurs, il s’était agi d’un accident, et le capitaine ne pensait pas vraiment ce qu’il venait de dire. « Je partage votre opinion, commandant », lui assura le chef mec, sans vraiment le penser, lui non plus, car il ajouta aussitôt « Peut-être qu’ils auront l’élégance de payer les réparations. » Un hochement de tête accueillit son observation. « Nous allons pouvoir repartir ? — L’arbre numéro un a été légèrement voilé, mais je peux vivre avec, oui, commandant. — Parfait. Soyez prêt à répondre au signal. Je m’en vais ramener à Pearl cette barge de luxe. — À vos ordres, commandant. » L’amiral Mancuso avait regagné son bureau pour analyser les résultats préliminaires de l’exercice quand son enseigne entra avec une dépêche télégraphique. « Amiral, il semblerait que deux porte-avions aient des ennuis. — Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Ils se sont rentré dedans ? demanda Jones qui, assis dans un coin, examinait d’autres données. — Pire », dit au civil l’enseigne. Le ComSubPac parcourut la dépêche. « Oh, manquait plus que ça. » Puis son téléphone se mit à sonner ; c’était une ligne protégée en liaison directe avec le commandement opérationnel de la flotte du Pacifique. « Ici l’amiral Mancuso. — Amiral, ici le lieutenant de vaisseau Copps, aux transmissions de la flotte. J’ai une balise de détresse de sous-marin, position approximative 31-nord, 175-est. Nous sommes en train d’affiner la position. Le numéro de code correspond à l’Asheville, monsieur. Aucune transmission vocale, juste la balise. Je viens de lancer les opérations de recherche SUB DISPARU/SUB COULÉ. Les appareils de l’aéronavale les plus proches disponibles sont ceux des deux porte-avions... — Bon Dieu. » La marine américaine n’avait plus perdu de submersible depuis le Scorpion, et il était au lycée à l’époque. Mancuso secoua la tête. Il avait du pain sur la planche. « Ces deux unités sont probablement hors service, amiral. — Oh ? » Assez curieusement, le lieutenant Copps n’avait pas encore appris la nouvelle. « Demandez les P-3. J’ai du boulot à leur confier. — À vos ordres, amiral. » Mancuso n’avait pas besoin de consulter de carte. Il y avait quatre mille cinq cents mètres de fond dans cette partie du Pacifique, et aucun sous-marin militaire existant ne pouvait résister au tiers de cette profondeur. S’il y avait eu un accident, et s’il y avait des survivants, les secours devraient être sur place en quelques heures, sinon le froid de l’eau en surface les tuerait. « Ron, nous venons de recevoir un signal. L’Asheville pourrait avoir été touché. — Touché ? » Ce n’était pas le genre de terme qu’un sous-marinier aimait entendre, même s’il était moins brutal que coulé. « Le gosse de Frenchy... — Et cent autres avec lui. — Que puis-je faire, commandant ? — Filer au SOSUS et consulter les données. — À vos ordres, amiral. » Jones sortit en hâte tandis que le SubPac décrochait son téléphone et se mettait à presser les touches. Il savait déjà la futilité de son geste. Tous les submersibles de la flotte du Pacifique étaient désormais équipés d’une balise de détresse AN/BST-3, réglée pour se détacher de la coque dès qu’ils franchissaient la profondeur de rupture de la coque, ou bien si le maître de manoeuvre de quart négligeait d’en remonter le mécanisme d’horlogerie. Cette dernière possibilité, toutefois, était improbable. Avant que les boulons explosifs ne sautent, la BST déclenchait en effet un raffut de tous les diables pour secouer les puces du matelot négligent... Non, l’Asheville était presque certainement perdu, et pourtant, il devait aller jusqu’au bout, dans l’espoir d’un miracle. Quelques hommes auraient peut-être réussi à s’en tirer. Malgré l’avis de Mancuso, le groupe de porte-avions ne reçut jamais le message. Une frégate, l’USS Gary, s’était aussi détournée vers le nord pour faire route à toute vapeur vers l’endroit où l’on avait repéré la balise, répondant comme l’exigeaient les lois de la mer. Dans un délai de quatre-vingt-dix minutes, elle serait à même de faire décoller son hélicoptère pour effectuer une recherche en surface et servir ensuite de base de relais aux autres hélicos chargés de la poursuite des opérations si nécessaire. Le John Stennis vira lentement face au vent et réussit à catapulter un unique S-3 Viking ASW, dont l’équipement de bord en instruments de lutte anti-sous-marine pourrait être utile à une recherche en surface. Le Viking était sur site en moins d’une heure. Il n’y avait rien à voir au radar, hormis une vedette des gardes-côtes japonais, en route également vers la balise, à dix milles environ. Le contact fut établi, et la vedette blanche confirma sa détection de l’alerte radio et son intention de participer à la recherche des survivants. Le Viking se mit à survoler la balise. Seule une tache de kérosène signalait la disparition du bateau, avec quelques fragments de débris flottants, mais malgré des passages répétés à basse altitude et quatre paires d’yeux, il fut impossible de repérer le moindre survivant. Le préfixe « Bleu Marine » sur un signal dénotait une information susceptible d’intéresser l’ensemble de la flotte, éventuellement sensible, plus rarement classée Secret défense ; en l’occurrence, la nouvelle était trop grosse pour demeurer secrète. Deux des quatre porte-avions de la flotte du Pacifique étaient hors service pour une période indéterminée. Les deux autres bâtiments, l’Eisenhower et le Lincoln, étaient dans l’océan indien, et sans doute allaient-ils y rester. Il n’y a guère de secrets à bord d’un navire, et avant même que l’amiral Dubro n’ait entre les mains sa copie de la dépêche, la nouvelle se répandait déjà dans toutes les coursives de son vaisseau-amiral. Aucun officier ne jura plus grossièrement que le commandant de la force de combat, lui qui avait déjà pas mal de soucis de son côté. La même réaction accueillit les personnels des transmissions qui informèrent les amiraux de service au Pentagone. À l’instar de la plupart des agents en mission à l’étranger en période de tension, Clark et Chavez n’étaient pas prévenus. S’ils l’avaient été, ils auraient sans doute pris le premier avion, quelle que soit sa destination. Les espions n’ont jamais été populaires, et la Convention de Genève se contentait d’indiquer une règle valable en temps de guerre qui stipulait qu’après leur arrestation on pouvait les exécuter par tous moyens appropriés — en général, c’était le peloton d’exécution. Les usages en temps de paix étaient un petit peu plus civilisés, mais ils aboutissaient généralement au même résultat. Ce n’était pas un point sur lequel s’attardait la CIA lors des entretiens d’embauche. Les règles de l’espionnage international tenaient compte de ce fait malencontreux en procurant dans la mesure du possible une couverture diplomatique, assortie de l’immunité, à leurs agents sur le terrain. Ces derniers étaient qualifiés d’agents « officiels », et ils étaient protégés par les traités internationaux comme s’ils étaient les authentiques diplomates que leur passeport prétendait qu’ils étaient. Clark et Chavez étaient des « clandestins », et ils ne bénéficiaient pas de la même protection — en fait, John Clark n’avait jamais bénéficié une seule fois d’une couverture légale. L’importance de ce fait devint manifeste quand ils durent quitter leur hôtel miteux pour se rendre à un rendez-vous avec Isamu Kimura. C’eût été un après-midi agréable, sans les regards que leur valait leur statut de gaijin : terminé, ce mélange de curiosité et de dégoût, c’était désormais une franche hostilité. Concrètement, l’atmosphère avait changé depuis leur arrivée dans le pays, même si, détail remarquable, elle devenait beaucoup plus cordiale dès qu’ils se présentaient comme des citoyens russes, ce qui poussa Ding à envisager un moyen de rendre leur identité d’emprunt plus évidente pour les passants. Les vêtements civils, hélas, n’offraient pas cette possibilité, et il leur fallait donc supporter les regards et se sentir en gros comme des Américains perdus dans un quartier à forte criminalité. Kimura les attendait à l’endroit convenu, un modeste bistrot. Il avait déjà quelques verres derrière la cravate. « Bon après-midi », lança Clark aimablement, en anglais. Une pause. « Des ennuis ? — Je ne sais pas », répondit Kimura quand leurs consommations arrivèrent. Il y avait bien des façons d’énoncer cette phrase. Celle-ci révélait qu’il savait quelque chose. « Goto vient de convoquer un Conseil des ministres extraordinaire. Il dure déjà depuis des heures. Un de mes amis à la Défense n’a plus quitté son bureau depuis jeudi soir. — Da... et alors ? — Vous ne l’avez pas vu, n’est-ce pas ? La façon dont il a parlé de l’Amérique... » Le fonctionnaire du MITI vida son verre, puis leva la main pour renouveler sa commande. Comme de juste, le service était rapide. Ils auraient pu répondre qu’ils avaient assisté à son premier discours, mais à la place, « Klerk » demanda à Kimura son analyse de la situation. « Je ne sais pas », répéta l’homme, mais ses yeux et son intonation contredisaient quelque peu sa réponse. « Je n’ai jamais rien vu de semblable. Cette — quel est le mot ? — cette rhétorique. Au ministère, on attend les instructions depuis le début de la semaine. Il faudrait qu’on rouvre les négociations commerciales avec les Américains, qu’on parvienne à un accord, mais on n’a aucune instruction. Nos délégués à Washington restent les bras croisés. Goto a passé l’essentiel de son temps en réunions avec la Défense, ou avec ses amis des zaibatsu. Ce n’est plus du tout comme d’habitude. — Mon ami, sourit Clark qui n’avait plus touché son verre après la première gorgée, à vous entendre, on dirait qu’il se trame quelque chose. — Vous ne comprenez pas. Il ne se trame rien du tout. Quoi qu’il se passe, le MITI n’y participe pas. — Et ? — Dans ce pays, le MITI fourre son nez partout. Mon ministre a fini par être convoqué, mais il ne nous a rien dit. » Kimura marqua un temps. Ces deux-là n’étaient-ils donc au courant de rien ? « Qui fait notre politique étrangère, ici, à votre avis ? Ces balourds du ministère ? C’est à nous qu’ils viennent rendre compte. Et le ministère de la Défense, qui se soucie de son opinion sur quoi que ce soit ? Non, c’est nous qui modelons la politique de notre pays. On collabore avec les zaibatsu, on coordonne, on... représente le milieu des affaires dans le cadre des relations avec les pays tiers et leurs marchés, on rédige les prises de position que fera connaître le Premier ministre. C’a été la raison première de mon entrée au ministère. — Mais plus maintenant ? demanda Clark. — Maintenant ? Goto les rencontre lui-même, et il passe le reste de son temps avec des sous-fifres, et ce n’est que maintenant qu’il daigne convoquer mon ministre — enfin, il la convoqué hier, rectifia Kimura. Et il est toujours là-bas. » L’homme semblait terriblement désemparé par ce qui n’était aux yeux de Chavez qu’une banale histoire de rivalité bureaucratique. Le ministre du Commerce international et de l’Industrie était en train de se faire doubler. Bon, et après ? « Ça vous embête que les dirigeants de l’industrie rencontrent directement votre Premier ministre ? — Si souvent, et si longtemps, oui. Ils sont censés passer par nous, mais Goto a toujours été le petit chien de Yamata. » Kimura haussa les épaules. « Peut-être qu’ils veulent décider directement de la politique, désormais, mais comment pourront ils y arriver sans nous ? » Entendez sans moi, pensa Chavez avec un sourire. Crétin de bureaucrate. La CIA aussi en était pleine. Cela n’avait pas été calculé délibérément, ce genre de chose ne l’était d’ailleurs jamais. La plupart des touristes qui visitaient Saipan étaient japonais, mais pas tous. L’île du Pacifique offrait tout un éventail d’activités. L’une d’elles était la pêche au gros et la mer, ici, n’était pas aussi embouteillée qu’au large de la Floride et du golfe de Californie. Pete Burroughs était bronzé, crevé, et totalement satisfait de sa sortie de onze heures en mer. C’était vraiment l’idéal, se dit l’ingénieur informaticien en sirotant une bière, assis dans son siège de combat, pour vous changer les idées après un divorce. Il avait passé les deux premières heures à gagner le large, puis les trois suivantes à pêcher à la cuiller, et quatre enfin à se battre contre le plus gros thon albacore qu’il ait vu de toute sa putain de vie. Le vrai problème serait de convaincre ses collègues de bureau que ce n’était pas un mensonge. Le monstre était trop gros pour trôner au-dessus du manteau ; de toute façon, c’est son ex qui avait gardé la maison et la cheminée. Il devrait se contenter d’une photo, et tout le monde connaissait les histoires qui couraient là-dessus, merde. La technique du fond bleu avait touché même les pêcheurs. Grâce à la palette électronique, vous pouviez pour vingt sacs vous choisir la prise monstrueuse à incruster, pendue par la queue, derrière vous. Bon, s’il avait capturé un requin, il aurait toujours pu ramener la mâchoire et les dents, mais un albacore, si magnifique soit-il, n’était jamais qu’un thon. Et puis merde, sa femme n’avait pas cru non plus à ses histoires de soirées de travail à rallonge. La salope. Enfin, à quelque chose malheur est bon : elle n’aimait pas non plus la pêche et, à présent, il pouvait pêcher tout son soûl. Qui sait, même se pêcher une nouvelle fille. Il ouvrit une autre boîte de bière. La marina n’avait pas l’air trop active pour un week-end. En revanche, la zone portuaire principale, si, avec trois gros cargos — des machins hideux, même s’il ne reconnut pas au premier abord ce qu’ils pouvaient transporter. Sa boîte était établie en Californie, assez loin de la mer, et il pêchait surtout en eau douce. Ce voyage concrétisait l’ambition de toute une vie. Demain, peut-être, il prendrait autre chose. En attendant il contempla l’albacore, sur sa gauche. Il devait bien faire ses sept cents livres. Bien loin du record, certes, mais sacrément plus gros que le saumon géant pris l’année précédente avec sa fidèle canne à moulinet Ted Williams. L’air vibra encore une fois, le dérangeant dans sa contemplation. L’ombre au-dessus de lui annonçait le décollage d’un autre de ces putains de 747. Il ne faudrait pas longtemps pour que ce coin soit gâché à son tour. Merde, il l’était déjà. La seule bonne nouvelle, à peu près, c’était que les Japonais venus s’éclater ici et sauter les barmaids philippines n’appréciaient pas spécialement le poisson. Le chef de bord manoeuvrait avec dextérité. Il s’appelait Oreza et c’était un major honoraire, retraité des gardes-côtes des États-Unis. Burroughs quitta son fauteuil tournant et monta sur la passerelle de navigation s’asseoir à côté de lui. « Fatigué de causer avec votre poisson ? — Et j’aime pas non plus boire tout seul. » Oreza secoua la tête. « Jamais quand je barre. — Les mauvaises habitudes de l’ancien temps ? — Je suppose, ouais. Mais je vous paie quand même un coup au club, tout à l’heure. Belle prise, en tout cas. Et c’est la première fois, vous dites ? — La première dans le grand bleu, oui, confirma Burroughs, fièrement. — Je l’aurais deviné, monsieur Burroughs. — Pete, corrigea l’ingénieur. — Pete, confirma Oreza. Et moi, c’est Portagee. — Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? — Originaire de New Bedford, Massachusetts. Mais les hivers là-bas sont trop froids. J’ai eu l’occasion de servir par ici, dans le temps. Il y avait un poste de gardes-côtes à Punta Arenas, fermé aujourd’hui. Ma femme et moi, on aimait bien le climat, on aimait bien les gens, et puis, bon sang, il y a trop de compétition maintenant pour ce genre de boulot, expliqua Oreza. Et puis, les gosses sont grands, aujourd’hui, alors en fin de compte, on a échoué ici. — En tout cas, vous savez manier un bateau. » Portagee hocha la tête. « Fallait bien. J’ai fait ça pendant trente-cinq ans, sans compter les sorties avec mon vieux... » Il appuya sur bâbord pour contourner l’île de Mañagaha. « Et puis la pêche au large de New Bedford, c’est plus ça non plus. — C’est quoi, ces trucs ? demanda Burroughs en désignant le port commercial. — Des cargos transports de voitures. Quand je suis arrivé, ce matin, ils étaient en train de débarquer des jeeps de celui-ci. » Le chef de bord haussa les épaules. « Toujours plus de ces putains de bagnoles. Vous savez, quand je suis venu m’installer ici, c’était un peu comme le Cap Cod en hiver. Maintenant, ce serait plutôt le cap en plein été. Pare-chocs contre pare-chocs. » Portagee haussa les épaules. Plus de touristes, cela voulait dire davantage d’embouteillages, davantage de pollution dans l’île, mais aussi davantage de boulot. « La vie est chère, dans le coin ? — Ça en prend le chemin », confirma Oreza. Un autre 747 décolla de l’île. « Tiens, c’est marrant... — Quoi donc ? — Celui-ci ne venait pas de l’aéroport. — Comment ça ? — Il venait de Kobler. C’est un ancien terrain du SAC. Une piste pour BUFF. — Les BUFF ? — Les Big Ugly Fat Fucker », expliqua Portagee en traduisant le sobriquet donné aux bombardiers géants américains, « Gros Salauds Moches ». « Les B-52. Il y a cinq ou six pistes dans les îles en mesure d’accueillir les gros porteurs, des terrains dispersés qui datent des mauvais jours. Kobler est situé juste à côté de mon ancienne station de LORAN. Je suis étonné qu’ils le maintiennent encore en service. Merde, je savais même pas qu’ils l’avaient gardé. — Je ne comprends pas. — Il y avait une base du Strategic Air Command à Guam, dans le temps. Vous savez, les bombes atomiques, tout ça ? En cas de grabuge, ils avaient prévu de disperser les effectifs de la base d’Andersen, pour ne pas risquer d’être détruits d’un seul coup au but. Il y a deux pistes pour gros porteurs à Saipan : l’aéroport et Kobler, deux autres sur Tinian, des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, et encore deux à Guam. — Elles sont toujours utilisables ? — Pas de raison que non. » Oreza tourna la tête. « On n’a pas trop de grosses gelées par ici pour tout bousiller. » Le 747 suivant avait décollé de Saipan International, et dans l’air limpide du soir, ils en voyaient déjà un autre en provenance de la côte est de l’île. « Il y a toujours autant de trafic dans le coin ? — Non, jamais. Putain, les hôtels doivent être bondés. » Portagee haussa encore les épaules. « Ma foi, ça veut dire aussi que vous trouverez acheteur pour votre pêche. — À combien ? — Assez pour rembourser la location, Pete. C’est une sacrée pièce que vous avez ramenée là. Mais demain, faudra avoir autant de chance. — Hé, vous m’en retrouvez un pareil, et je ne regarderai pas au prix de la location. — J’adore quand les clients me disent ça. » Oreza réduisit les gaz à l’approche de la marina. Il se dirigea vers le quai principal. Ils auraient besoin du treuil pour hisser le poisson. L’albacore était le troisième en taille de tous ceux qu’il avait ramenés, et ce Burroughs était loin d’être un mauvais bougre. « Vous arrivez à gagner votre vie avec ça ? » Portagee acquiesça. « Avec ma retraite, ouais, j’ai pas à me plaindre. Une trentaine d’années à piloter les bateaux de l’Oncle Sam, et maintenant, je peux piloter le mien — et en plus, on me paie. » Burroughs était en train d’examiner les cargos. Il saisit les jumelles du skipper. « Vous permettez ? — Passez la courroie autour du cou, si ça ne vous dérange pas. » Incroyable le nombre de gens qui devaient prendre ça pour un truc décoratif. « Bien sûr. » Burroughs obtempéra, puis régla la mise au point pour examiner l’Orchid Ace. « Quelles horreurs, ces trucs... — Sont pas faits pour être beaux. Mais pour transporter des voitures. » Oreza entamait la manoeuvre d’accostage. « C’est pas une voiture. On dirait plutôt un engin de travaux publics, une espèce de bulldozer... — Oh ? » Portagee appela son mousse, un petit gars du coin, pour qu’il monte sur le pont s’occuper des aussières. Un brave gamin, d’une quinzaine d’années ; ça vaudrait le coup qu’il tente d’entrer dans les gardes-côtes et passe quelques années à apprendre correctement le métier. Oreza y travaillait. « L’armée de terre a une base, ici ? — Négatif. L’aviation et la marine entretiennent encore quelques effectifs du côté de Guam, et encore, même là-bas, il ne reste plus grand monde. Là... » Il coupa les gaz et le Springer dériva jusqu’à l’arrêt. Parfait. Une fois de plus, songea Oreza, comme toujours ravi de bien faire son boulot de marin. Sur le quai, un homme fit pivoter la grue pour amener le palan au-dessus du plat-bord arrière, et il leva le pouce quand il vit la taille du poisson. Après avoir vérifié que le bateau était convenablement amarré, Oreza se rassit, arrêta les moteurs et put enfin envisager sa première bière de la soirée. « Hé, regardez voir. » Burroughs lui tendit les jumelles. Portagee fit pivoter son siège et régla les jumelles à sa vue tout en les braquant sur le porte-voitures, plus loin sur la côte. Il savait comment ces navires étaient disposés. Il y avait effectué des inspections de sécurité quand il était de service à terre. En fait, il avait même inspecté justement celui-ci, l’un des premiers transbordeurs spécialisés dans le transport d’automobiles, conçus pour transporter aussi bien des véhicules légers que des camions ou autres engins lourds. On avait prévu certains des ponts avec une garde au toit élevée. « Quoi ? — Vous savez ce que c’est ? — Non. » C’était un engin chenillé. Il était dans l’ombre, à cause du soleil bas, mais sa peinture était incontestablement foncée, et l’on distinguait comme une espèce de grosse caisse sur la plate-forme arrière. Puis un déclic se produisit : c’était un genre de lance-missiles. Oreza se rappelait en avoir vu à la télé pendant la guerre du Golfe, juste avant son départ à la retraite. Il se leva pour avoir une meilleure vue. Il y en avait deux autres sur le parking... « Oh, ça y est, j’ai pigé... ça doit être des mangeures militaires, dit Burroughs en descendant l’échelle pour regagner le pont. Regardez, c’est un chasseur, là-bas. Mon cousin pilotait le même avant d’entrer chez American Airlines. C’est un F-15 Eagle, un zinc de l’Air Force. » Oreza fit tourner ses jumelles et saisit le chasseur en train de survoler l’île. Pas de doute, il y en avait deux, en formation serrée, des F-15 Eagle, tournant autour du centre de l’île, dans une manoeuvre classique de protection de leur sol natal... à un détail près. La cocarde nationale sur les ailes était un simple cercle rouge. Encore une fois, Jones préférait les sorties d’imprimante à l’affichage sur écran. Ce dernier était préférable pour l’action en direct, mais le défilement en accéléré fatiguait trop vite les yeux et c’était un boulot qui exigeait du soin. Des vies pouvaient en dépendre, se dit-il, déjà convaincu que c’était un mensonge. Deux maîtres principaux océanographes épluchaient les pages avec lui. Ils commencèrent à minuit, et ils devaient vérifier scrupuleusement. La zone de manoeuvres des sous-marins au large de l’atoll de Kure avait été choisie pour sa proximité d’une série d’hydrophones appartenant au système SOSUS de surveillance du Pacifique. Le réseau voisin était l’un des derniers à avoir été installés au fond, et il avait la dimension d’un garage ou d’un abri de jardin. Intégré en fait à un méga-réseau, il était en liaison électronique avec une installation similaire située à cinquante nautiques, mais celle-ci était plus ancienne, plus petite et moins performante. Un câble les reliait, rejoignant d’abord Kure, puis Midway, d’où partait une liaison montante satellite pour dédoubler le câble qui continuait jusqu’à Pearl Harbor. Pendant un bon bout de temps durant la guerre froide, la marine américaine en avait posé presque autant que la Bell Téléphone, au point qu’il lui était arrivé parfois de louer ses navires-câbliers. — » Bien, là, c’est le Kurushio qui renifle, dit Jones en entourant en rouge les marques noires. — Merde, comment vous faites pour arriver même à déjouer Masker ? demanda l’un des sous-officiers. — Eh bien, c’est un bon système, mais vous l’avez déjà vraiment écouté ? — J’ai passé dix ans en mer, répondit le plus haut gradé, un maître principal. — Quand j’étais sur le Dallas, on a passé une semaine à jouer avec le Moosbrugger ; à l’époque, je bossais pour l’AUTEC, dans les Bahamas. — Le Moose a une sacrée réputation… — Et elle n’est pas usurpée. On arrivait pas à l’accrocher, il arrivait pas à nous accrocher, le vrai cirque. » Jones poursuivit l’évocation de ses souvenirs au Centre d’essais et d’évaluation de sous-marins dans l’Atlantique : ce n’était plus désormais le fournisseur de l’armée titulaire d’un doctorat qui s’exprimait, mais le fier opérateur sonar qu’il avait été et qu’il restait toujours, se rendit-il compte. « Et ils avaient un pilote d’hélico qui nous a fait piquer de ces crises. Enfin bref… » Il feuilleta une autre page. « Puis j’ai fini par piger. Le Masker évoque des gouttes de pluie crépitant à la surface, comme une averse de printemps. Pas aussi bruyant, mais la bande de fréquences est caractéristique, on peut aisément la repérer. Alors, je me suis rendu compte que tout ce que j’avais à faire, c’était de vérifier quelle était la météo en surface ! Si le ciel est bleu et que vous entendez la pluie tomber au zéro-vingt, c’est votre gars. C’était manifeste, hier, au nord-ouest de Kure. J’ai vérifié avec la météo marine avant de venir. » Le maître principal hocha la tête avec un sourire. « Je tâcherai de m’en souvenir, monsieur. — Bien. Donc nous avons notre Jap, ici, à minuit. À présent, voyons voir ce qu’on peut trouver d’autre. » Il déplia la page-accordéon suivante. En d’autres circonstances, il aurait pu y voir une de ces ribambelles en papier découpé qui étaient la distraction préférée de son jeune fils. « Ça, ça devrait être l’Asheville, en train de filer pour rejouer le scénario. Il est bien équipé d’une hélice de vitesse, n’est-ce pas ? — Je n’en sais rien. — Moi, si. Je ne crois pas qu’on aurait réussi autant de relevés s’il avait eu une hélice de patrouille. Reconstituons sa trajectoire. — C’est en cours, j’en ai déjà une partie », annonça un autre officier marinier. Le processus était largement assisté par ordinateur, désormais. Dans le temps, c’était réellement un art ésotérique. « Position ? » Jones releva la tête. « Juste ici, comme la balise, enfin presque, monsieur, poursuivit l’officier-marinier avec patience, en inscrivant une marque noire sur la carte murale plastifiée, nous savons où il se trouve, je veux dire, les équipes de sauvetage... — Il n’y aura pas de sauvetage. » Jones tendit la main pour piquer une cigarette à un matelot qui passait. Et voilà, je l’ai finalement dit tout haut. « On n’a pas le droit de fumer ici, dit l’un des maîtres. Il faut qu’on sorte... — Donnez-moi plutôt du feu et faites comme moi », ordonna Jones. Il avança d’une page, scrutant toujours la bande des soixante hertz. « Rien... rien de rien. Ces diesels sont sacrément efficaces... mais s’ils sont silencieux, c’est qu’ils ne respirent pas, et s’ils ne respirent pas, ils ne peuvent pas aller bien loin... l’Asheville filait dans cette direction, et c’est sans doute à ce moment qu’il est revenu... » Nouvelle page. « Pas de sauvetage, monsieur ? » Il avait fallu une bonne demi-minute pour que quelqu’un se décide à poser la question. « Vous avez vu la profondeur ? — Je sais bien, mais les caissons de sauvetage... je veux dire, j’ai bien vu, il y en a trois. » Jones ne leva même pas la tête, en tirant sur sa première cigarette depuis des années. « Mouais, la couvée de maman{17}, comme on disait sur le Dallas. « Tu vois, m’man, si jamais y a un problème, on pourra toujours se planquer au nid. » Chef, on se tire jamais d’un piège de ce genre, d’accord ? Jamais. Ce bateau est perdu, et son équipage aussi. Je veux savoir pourquoi. — Mais on a déjà les bruits d’écrasement. — Je sais. Je sais aussi que deux de nos porte-avions ont eu un petit accident aujourd’hui. » Ces bruits étaient également sur les relevés du réseau d’hydrophones. « Qu’est-ce que vous racontez ? — Je ne raconte rien du tout. » Encore une page. Au pied de celle-ci, il y avait une large tache noire, le bruit intense qui marquait la fin de l’USS Asheville et de tout son... « Voyez, encore un autre. — Le Charlotte ? » C’est à ce moment que Jones sentit le froid le gagner un peu plus. La cigarette lui donnait un léger vertige, et il se rappela pourquoi il avait cessé de fumer. La même signature sur le papier : un submersible diesel remonté respirer et, un peu plus tard, un classe 688 qui détale. Les sons étaient si proches, quasiment identiques, et cette coïncidence des relevés par le nouveau réseau d’hydrophones sous-marins aurait pu conduire presque tout le monde à penser... « Appelez l’amiral Mancuso et vérifiez si le Charlotte s’est signalé. — Mais... — Immédiatement, maître principal ! » Le Dr Ron Jones se leva et regarda autour de lui. C’était pareil qu’avant, ou presque. Les hommes étaient les mêmes, ils accomplissaient un travail identique, ils faisaient preuve de la même compétence, mais il manquait quelque chose. Ce qui n’était plus pareil, c’était... quoi ? Dans la grande salle, une immense carte de l’océan Pacifique était accrochée au mur du fond. Naguère, cette carte était piquetée de symboles rouges, repérant les diverses classes de submersibles soviétiques, lanceurs d’engin et sous-marins d’attaque, souvent accompagnés d’une autre silhouette, noire, pour montrer que le réseau SOSUS du Pacifique repérait les subs « ennemis », qu’il les faisait marquer par des sous-marins d’attaque américains, qu’il guidait dessus des P-3C Orion de lutte anti-sous-marine chargés de les filer, et éventuellement de les harceler et de leur lancer des coups de semonce, histoire de leur faire comprendre qui était le patron sur les océans du globe. Aujourd’hui, les marques sur la carte murale représentaient des baleines, certaines identifiées par des noms, comme les subs russes, mais ces noms étaient du genre « Moby et Mabel », pour qualifier telle ou telle balise attachée à un couple particulier. Il n’y avait plus d’ennemi désormais, et l’état d’urgence avait disparu. Ces hommes n’avaient plus le même état d’esprit que lui, quand il fonçait « plein nord » à bord du Dallas, pour traquer des gars qu’un jour peut-être il aurait à tuer. Jones n’avait jamais réellement escompté en venir là, pas vraiment-vraiment, mais c’était une éventualité qu’il ne s’était jamais permis d’oublier. Ces hommes et ces femmes, en revanche, si. Il le voyait bien, et il en avait une autre preuve en écoutant le ton employé au téléphone par l’officier marinier pour s’adresser au commandant de la flotte du Pacifique. Jones traversa la salle et s’empara simplement du combiné. « Bart ? C’est Ron. Est-ce que le Charlotte s’est manifesté ? — On essaie de le contacter. — Je ne crois pas que vous y arriverez, commandant, observa sombrement le civil. — Que voulez-vous dire ? » La repartie était éloquente. Les deux hommes avaient toujours su communiquer à un niveau non verbal. « Bart, vous feriez mieux de venir ici. Je ne plaisante pas, chef. — Dix minutes », promit Mancuso. Jones écrasa son mégot et le jeta dans une poubelle métallique avant de retourner à ses listings. La tâche n’avait rien de facile pour lui, mais il feuilleta la liasse pour retrouver les pages où il s’était arrêté. Les tracés étaient faits par des stylets fixés sur des barrettes métalliques oscillantes : chacune correspondait à une bande de fréquence précise, classées de gauche à droite des plus basses aux plus élevées. Toute variation du tracé dans une bande de fréquences dénotait un changement de cap. Les tracés décrivaient des méandres, et ressemblaient à s’y méprendre à des photos aériennes de dunes de sable dans quelque désert sans piste, mais si vous saviez quoi chercher, la moindre patte-de-mouche, la moindre sinuosité avait sa signification. Jones décida de prendre son temps pour examiner jusqu’au plus infime écho relevé sur le graphique qu’il scrutait de gauche à droite, cochant et notant à mesure. Les officiers mariniers chargés de l’assister se tenaient maintenant en retrait : ils avaient compris qu’un expert était à l’oeuvre, capable de discerner des choses qu’ils auraient dû voir, mais n’avaient pas vues, et compris pourquoi un homme plus jeune qu’eux appelait un amiral par son prénom. « Garde à vous ! venait d’annoncer une voix. Le commandant des forces sous-marines du Pacifique sur la passerelle ! » Mancuso arriva, accompagné du capitaine de frégate Chambers, son officier responsable des opérations, et d’un aide de camp qui restait en retrait. L’amiral se contenta de dévisager Jones. « Vous avez pu contacter le Charlotte, Bart ? — Non. — Venez par ici. — Qu’est-ce que vous cherchez à me dire, Jonesy ? » Jones cocha le bas de la page au feutre rouge. « Voilà l’écrasement, c’est la coque qui cède. » Mancuso hocha la tête, soupira. « Je sais, Ron. — Regardez là. Ça, c’est une manoeuvre à grande vitesse... — Un truc cloche, alors on met toute la sauce en essayant de regagner la surface », observa le capitaine Chambers, qui n’avait pas encore vu le graphique — ou plutôt, préférait ne pas le voir, pensa Jones. Enfin, M. Chambers avait toujours été un officier fort aimable quand il s’agissait de travailler pour lui. « Mais il ne remontait pas droit vers la surface, commandant Chambers. L’aspect change, ici, et ici », dit Jones en déplaçant son feutre vers le haut sur la page imprimée, remontant dans le temps, cochant les endroits où la largeur des traces variait ; le relèvement changeait de manière subtile. « Et il virait de bord en même temps, machines à fond sur l’hélice de vitesse. Là, c’est probablement une signature de leurre. Et ceci... » Sa main fila tout à droite du graphique. « C’est une torpille. Silencieuse, mais regardez la fréquence des changements de cap. Elle a viré, elle aussi, sur les trousses de l’Asheville, et ça nous donne ces traces-là, qu’on peut faire remonter jusqu’à cet instant précis. » Ron entoura les deux tracés ; bien que séparés sur le papier par trente-cinq centimètres, la succession de leurs courbes et contre-courbes était presque identique. Le feutre reprit sa danse, cette fois vers le haut de la feuille, avant de filer vers une autre bande de fréquences. Il poursuivit : « Jusqu’à un pic transitoire... un lancement. Pile là. — Bordel », souffla Chambers. Mancuso se pencha sur la feuille, à côté de Jones ; tout était limpide, maintenant. « Et ceci ? — Probablement le Charlotte, en train de manoeuvrer rapidement, lui aussi. Regardez, là et là, sur ces traces : m’est avis que ce sont des changements d’aspect. Pas de transitoires, le signal vient sans doute de trop loin, ce qui explique aussi pourquoi on n’a pas de relevé de la torpille. » Jones ramena son crayon vers la trace de l’USS Asheville. « Et ici. C’est ce diesel japonais qui l’a lancée. Là. L’Asheville a voulu l’esquiver, en vain. Voici la première explosion, correspondant à la charge de la torpille. Les bruits de moteur cessent ici — le sub a pris le coup par l’arrière. Là, c’est la coque qui cède. Monsieur, l’Asheville a été coulé par une torpille, probablement un type 89, à peu près au moment précis où nos deux porte-avions subissaient leur petite avarie. — Ce n’est pas possible », fit Chambers. Quand Jones tourna la tête, ses yeux ressemblaient à ceux d’une poupée en Celluloïd. « Parfait, monsieur, alors dites-moi ce que traduisent ces signaux. » Quelqu’un devait bien le forcer à voir la réalité. « Mon Dieu, Ron ! — Du calme, Wally », dit tranquillement le ComSubPac, tout en examinant les données, à la recherche d’une autre interprétation plausible. Il fallait qu’il regarde, même s’il savait qu’il n’y avait pas d’autre conclusion possible. « Vous perdez votre temps, chef. » Jones tapota la trace de l’USS Gary. « Mieux vaudrait avertir cette frégate qu’elle n’est pas sur une mission de sauvetage. Elle est en train de foncer vers les ennuis. Il y a deux SSK dans le coin, armé de torpilles, et ils en ont déjà tiré deux. » Jones se dirigea vers la carte murale. Il chercha autour de lui un feutre rouge, le prit et traça deux cercles, tous deux d’environ trente milles de diamètre. « Ils sont quelque part dans le secteur. On aura une meilleure estimation dès qu’ils remonteront en immersion périscopique. Cette trace en surface, là, c’est qui, au fait ? — Apparemment une de leurs vedettes garde-côtes se portant sur les lieux pour le sauvetage, répondit l’amiral. — Il faudra peut-être envisager de nous couler ça », suggéra Jones, et il cocha également ce contact en rouge avant de reposer le stylo-feutre. Il venait d’accomplir le dernier pas : le bâtiment de surface dont il venait de marquer la position était devenu « ça » : un objet ennemi. Une cible. « Il va falloir aviser le CINCPAC », nota Mancuso. Jones acquiesça. « Oui, monsieur, c’est bien mon avis. » 22 La dimension globale LA bombe était impressionnante. Elle explosa devant le Trincomalee Alizé, un hôtel de luxe flambant neuf, bâti avec une majorité de capitaux indiens. Quelques passants, tous situés à plus d’un demi-pâté de maisons, devaient se souvenir du véhicule, une fourgonnette blanche assez grande pour contenir cinq cents kilos d’AMFO, un explosif composé d’un mélange d’engrais azoté et de gazole. La mixture était facile à préparer dans une baignoire ou une simple lessiveuse, et dans ce cas précis, suffisante pour défoncer la façade d’un hôtel de dix étages, tuer vingt-sept personnes et en blesser une centaine d’autres. Le bruit de la déflagration roulait encore que le téléphone sonnait au bureau local de l’agence Reuters. « La phase finale de la libération a commencé », dit la voix, lisant sans doute une déclaration rédigée à l’avance, comme souvent avec les terroristes. « Les Tigres tamouls obtiendront leur patrie et leur autonomie, ou il n’y aura plus de paix au Sri Lanka. Ce n’est que le début de la fin de notre lutte. Nous ferons sauter une bombe par jour jusqu’à ce que nous ayons atteint notre objectif. » Clic. Depuis plus d’un siècle, Reuters était l’une des agences de presse les plus efficaces de la planète, et le bureau de Colombo ne faisait pas exception, même un week-end. En dix minutes, la dépêche était câblée — transmise par satellite, aujourd’hui — au siège londonien de l’agence, d’où elle fut instantanément répercutée sur le réseau d’informations planétaire, sous la forme d’un « flash spécial ». Bon nombre d’agences de presse américaines surveillent systématiquement tous les réseaux d’informations, y compris les divers services de renseignements, le FBI, le Service secret et le Pentagone. C’était également vrai du service des transmissions de la Maison-Blanche : moins de vingt-cinq minutes après l’explosion de la bombe, une femme sergent de l’armée de l’air posa sa main sur l’épaule de Jack Ryan. Le chef du Conseil national de sécurité ouvrit les yeux et découvrit un doigt pointé vers le pont supérieur du Boeing présidentiel. « Dépêche urgente, monsieur », chuchota la voix. Ryan hocha la tête, l’air endormi, puis il détacha sa ceinture en remerciant le ciel de n’avoir pas trop bu à Moscou. Dans la pénombre de la cabine, tout le monde était avachi, ratiboisé. Pour ne pas réveiller sa femme, il dut enjamber la tablette. Il manqua se casser la figure, mais la femme sergent le rattrapa par le bras. « Merci, m’dame. — De rien, monsieur. » Ryan la suivit dans l’escalier en spirale pour gagner la zone des transmissions au pont supérieur. « Qu’est-ce qui se passe ? » Il résista à la tentation de demander l’heure. On lui aurait répondu par une autre question : l’heure à Washington, l’heure à bord de l’avion, ou l’heure d’émission de la dépêche ? Encore un signe de progrès, se dit Ryan en s’approchant de l’imprimante thermique : vous étiez obligé de demander quand se trouvait « maintenant ». L’officier de transmissions de quart était une jeune lieutenant d’aviation, noire, mince et jolie. « Bonjour, Dr Ryan. Le bureau du Conseil national de sécurité a dit de vous transmettre ceci. » Elle tendit à Jack le papier luisant qu’il détestait. Les imprimantes thermiques étaient malgré tout silencieuses, et comme toutes les salles des transmissions, celle-ci était déjà bien assez bruyante. Jack lut la dépêche de Reuters, encore trop récente pour avoir été analysée par la CIA ou un autre service. « C’est le signal que nous cherchions. Parfait, donnez-moi une ligne téléphonique protégée. — Ça aussi, on vient de le recevoir, intervint un aviateur en lui tendant d’autres papiers. La marine semble avoir eu une sale journée. — Oh ? » Ryan s’assit dans un fauteuil capitonné et alluma urne lampe de lecture. « Oh, merde, s’exclama-t-il aussitôt, avant de lever les yeux. Un café, voulez-vous, lieutenant ? » L’officier envoya un simple soldat lui chercher une tasse. « Le premier appel ? — Du NMCC, l’officier de garde. » Un message du National Military Command Center, le Commandement militaire national. Le chef du Conseil national de sécurité consulta sa montre, fit le calcul, et estima qu’il avait dû réussir à dormir cinq heures au total. Apparemment, il avait peu de chances de pouvoir finir sa nuit entre ici — où que ce puisse être — et la capitale. « Ligne trois, Dr Ryan. Vous avez l’amiral Jackson au bout du fil. — Ici FINE LAME », dit Ryan, employant son nom de code officiel pour le Service secret. Ils avaient essayé de lui flanquer un FINE GCHETTE, en hommage équivoque à ses exploits passés. « Ici STANDARD. Alors, on apprécie le vol, Jack ? » La qualité de transmission sur ces lignes numériques codées était pour Ryan une surprise sans cesse renouvelée. Il reconnaissait sans peine la voix de son ami, et même l’humour de son ton. Il pouvait même déceler qu’il était légèrement forcé. « Ces chauffeurs de l’Air Force sont des as. Tu devrais peut-être songer à leur demander des leçons. Bon, alors, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu fous à la boutique ? — La flotte du Pacifique a eu un petit incident il y a quelques heures. — C’est ce que je vois. Mais le Sri Lanka d’abord, ordonna FINE LAME. — Pas grand-chose de plus que la dépêche d’agence. On a aussi quelques photos, et on espère des images vidéo d’ici une grosse demi-heure. On vient d’avoir le consulat de Trincomalee. Ils confirment l’incident. Un citoyen américain blessé, pensent-ils, un seul, et pas trop grièvement, mais le gars demande son évacuation en urgence. Mike se retrouve coincé là-bas. Il va tenter une manoeuvre pour s’en sortir à la faveur de la nuit. Il semblerait que nos amis commencent à devenir sérieusement nerveux. Leurs amphibies sont toujours près de la côte, mais nous avons perdu la trace de cette brigade. Le secteur qu’ils avaient choisi pour effectuer leurs manoeuvres parait désert. Nos dernières vues aériennes datent de trois heures, or le champ est vide. » Ryan secoua la tête. Il fit coulisser le rideau de plastique masquant le hublot près de son fauteuil. Dehors, il faisait noir. Pas une lumière n’était visible. Soit ils étaient déjà au-dessus de l’océan, soit il y avait des nuages. Tout ce qu’il distinguait, c’était le feu clignotant en bout d’aile. « Des risques immédiats ? — Négatif, répondit l’amiral Jackson, après réflexion. Nous estimons le délai à une semaine, minimum, avant une action concrète, mais nous estimons également qu’une telle action est désormais probable. Les gars sur l’autre rive sont d’accord avec nous. Jack, ajouta Robby, l’amiral Dubro a besoin d’instructions sur la conduite qu’il doit tenir et il en a besoin au plus vite. — Compris. » Ryan prenait des notes sur un calepin aux armes de l’avion présidentiel que les journalistes n’avaient pas encore réussi à piquer. « Ne quitte pas. » Il leva les yeux vers le lieutenant. « Heure prévue d’arrivée à Andrews ? — Dans sept heures et demie, monsieur. Les vents sont assez forts. Nous approchons de la côte islandaise. » Jack acquiesça. « Merci... Robby, on est au bercail dans sept heures et demie. Je vais en toucher un mot au patron d’ici là. Vois si tu peux organiser une réunion deux heures après notre atterrissage. — Compris. — Parfait. Bon, alors qu’est-ce qui leur est arrivé, à ces porte-avions ? — Il semblerait qu’un des rafiots japonais ait eu un petit pépin technique et qu’il ait balancé ses Mark 50. Nos deux bâtiments se les sont prises dans le cul. L’Enterprise a ses quatre hélices endommagées. Le Stennis en a trois H-S. Pas de victimes, juste quelques blessés légers. — Robby, comment bon Dieu... — Hé, FINE LAME, moi je fais que bosser ici, souviens-toi. — Délai d’immobilisation ? — Quatre à six mois pour procéder à la remise en état, c’est l’estimation actuelle. Attends, Jack, ne quitte pas... » La voix se tut et Jack crut percevoir des murmures, un froissement de papier. « Attends une minute — un autre truc vient d’arriver. — Je ne quitte pas. » Ryan but une gorgée de café et tenta une nouvelle fois d’estimer l’heure actuelle. Jack, un gros pépin. On a un avis SUB DISPARU/SUB COULÉ pour la flotte du Pacifique. — Qu’est-ce que tu me racontes ? — L’USS Asheville, c’est un 688 tout neuf, sa BST-3 vient de se mettre à gueuler. Le Stennis a fait décoller un zinc pour aller y jeter un oeil, et on a également une unité qui se rend sur zone. Mais, ça s’annonce plutôt mal. — Combien d’hommes d’équipage ? Une centaine ? — Plus, dans les cent vingt, cent trente. Oh, merde. La dernière fois que ça s’est produit, j’étais cadet... — Ils participaient à un exercice, n’est-ce pas ? — PARTENAIRES, oui. Il venait de s’achever hier. Jusqu’à ces deux dernières heures, tout semblait s’être bien passé. Et puis, d’un seul coup, le merdier... » La voix de Jackson s’éteignit. « Encore un signal. Premier rapport, le Stennis a lancé un Hoover... — Un quoi ? — Un S-3 Viking, un zinc de lutte anti-sous-marine. Quadriplace. Ils ne signalent aucun survivant. Merde, ajouta Jackson, comme si ce n’était pas vraiment une surprise. Jack, je vais avoir du boulot, ici, d’accord ? — Pigé. Tiens-moi au courant. — Sans problème. Terminé. » La ligne devint muette. Ryan termina son café et jeta le gobelet de plastique dans une corbeille boulonnée au plancher de l’avion. Il était inutile de réveiller déjà le Président. Durling allait avoir besoin de sommeil. Il rentrait chez lui pour trouver une crise financière, des bruits de guerre dans l’océan Indien, et maintenant, les relations avec le Japon qui ne pourraient que s’envenimer après ce putain de stupide accident dans le Pacifique. Durling avait bien le droit de profiter de ce bref répit, non ? Coïncidence, le véhicule personnel d’Oreza était un Toyota Land Cruiser blanc, un 4 x 4 fort répandu sur l’île. Son client et lui s’apprêtaient à y monter quand deux de ses sosies entrèrent dans le parking du port de plaisance. Six individus en sortirent qui se dirigèrent droit sur eux. L’ancien maître de manoeuvre principal, major de réserve s’immobilisa aussitôt. Il avait quitté Saipan juste avant l’aube, après être allé prendre Burroughs directement à son hôtel, pour avoir de meilleures chances d’attraper les thons en quête de nourriture au petit matin. Même si la circulation sur la route du port avait été... eh bien, un peu plus dense que d’habitude, le reste de son univers avait gardé jusqu’ici son apparence habituelle. Mais plus maintenant. Maintenant, il y avait des chasseurs japonais qui survolaient l’île, maintenant il y avait six bonshommes en treillis, pistolet à la ceinture, qui se dirigeaient vers eux. Il avait l’impression de se retrouver dans un téléfilm, une de ces miniséries débiles du temps où les Russes jouaient les méchants. « Bonjour, alors, bonne pêche ? » demanda l’homme. Il avait le grade de capitaine, nota Oreza, et un insigne de parachutiste ornait sa poche de poitrine gauche. Souriant, le mec, tout ce qu’il y avait d’amical. « Je me suis fait un putain d’albacore », dit Pète Burroughs, son orgueil encore amplifié par les quatre bières qu’il avait absorbées en cours de route. Le sourire s’agrandit. « Ah ! Puis-je le voir ? — Bien sûr ! » Burroughs fit demi-tour pour les ramener vers le quai où sa prise était toujours suspendue par la queue au palan. « C’est votre bateau, capitaine Oreza ? » demanda le soldat. Un seul autre homme avait suivi leur capitaine sur le quai. Les autres restaient en retrait, l’air faussement dégagé, comme s’ils avaient reçu l’ordre de ne pas se montrer trop... trop quelque chose. Portagee nota également que cet officier avait pris la peine d’apprendre son nom. « C’est exact. Ça vous dit, une petite partie de pêche ? demanda-t-il avec un sourire innocent. — Mon grand-père était pêcheur », lui confia l’Ishii. Portagee hocha la tête et sourit. « Comme le mien. Tradition de famille. — Longue, la tradition ? » Oreza acquiesça tandis qu’ils approchaient du Springer. « Plus de cent ans. — Ah, c’est un bien beau bateau que vous avez là. Vous permettez que j’y jette un oeil ? — Bien sûr. Montez. » Portagee passa le premier et lui fit signe de le suivre. Il nota que le sergent qui avait accompagné le capitaine et restait sur le quai avec M. Burroughs prenait soin de garder la distance réglementaire de six pieds. Il y avait un pistolet dans son étui, un SIG P220, l’arme de service classique des militaires nippons. Dès lors, toute une série d’alarmes se mirent à clignoter dans la tête d’Oreza. « Que veut dire « Springer » ? — C’est une race de chien de chasse. — Ah, oui, très bien. » L’officier regarda autour de lui » Quel genre d’équipement radio vous faut-il sur un bateau pareil ? Du matériel coûteux ? — Je vais vous montrer. » Oreza le conduisit au salon. « Tout vient de chez vous, capitaine : c’est du NEC. Une radio VHF marine classique, plus une autre en secours. Là, c’est mon système de navigation par GPS, le profondimètre, le sonar de pêche, le radar... » Il tapota chaque appareil. En fait, ils étaient tous de fabrication japonaise : qualité élevée, prix raisonnable, et une fiabilité à toute épreuve. « Vous avez des armes à bord ? » Oh oh. « Des armes ? Pour quoi faire ? — N’y a-t-il pas beaucoup d’insulaires qui sont armés ? — Pas que je sache. » Oreza secoua la tête. « En tout cas, jamais aucun poisson ne m’a agressé. Non, je n’en ai pas, pas même à la maison. » À l’évidence, la nouvelle ravissait l’officier japonais. « Oreza, quel genre de nom est-ce là ? » Pour le capitaine, il avait une consonance autochtone. « Comme origine, vous voulez dire ? Il y a très longtemps, ma famille est venue du Portugal. — Votre famille est installée ici depuis longtemps ? » Oreza acquiesça. « Je veux. » Cinq ans, ça faisait longtemps, non ? Et deux époux, ça constituait une famille, pas vrai ? La radio, une VHF, dites-vous ? À courte portée ? » L’homme scrutait la cabine, cherchant des yeux d’autres appareils, mais à l’évidence il n’y en avait pas. « Visuelle, oui, tout au plus. — À la bonne heure. » Le capitaine était satisfait. « Merci. Magnifique bateau. Vous en êtes très fier, n’est-ce pas ? — Oui monsieur, certainement. — Merci pour la visite. Eh bien, vous pouvez disposer », conclut l’homme, sans trop se rendre compte de l’incongruité de cette dernière phrase. Oreza l’escorta jusqu’au quai et le regarda partir pour rejoindre ses hommes sans un mot de plus. « Qu’est-ce que... — Pete, voulez-vous la boucler une minute ? » Portagee avait pris son ton d’officier-marinier, avec l’effet désiré. Ils regagnèrent sa voiture, laissant les autres se retirer en bon ordre, au rythme régulier de cent vingt pas à la minute, le sergent, un rang sur la gauche de son capitaine et un demi-rang en arrière, marchant exactement au même pas. Le temps d’arriver à la hauteur de son 4 x 4, le pêcheur s’avisa qu’un autre Land Cruiser était venu se garer à l’entrée du parking de la marina. À l’intérieur, trois hommes en uniforme, impassibles. Un exercice ? Des manoeuvres militaires ? Enfin, qu’est-ce qui se passe ? demanda Burroughs, dès qu’ils furent montés en voiture. — Franchement, ça me dépasse, Pete. » Oreza démarra et prit à droite à la sortie du parking, vers le sud, la route de la plage. Au bout de quelques minutes, ils longeaient le port de commerce. Portagee prenait tout son temps, respectant le code et les limitations de vitesse, et remerciant sa bonne étoile d’avoir une voiture du même modèle et de la même couleur que celles utilisées par les soldats. Ou presque. Les véhicules déchargés de l’Orchid Ace étaient à présent surtout vert olive. Un flot continu de bus d’aéroport débarquaient leurs passagers vêtus d’uniforme de la même couleur. Ils se rassemblaient apparemment en un point central, avant de se disperser, soit vers les véhicules militaires garés, soit vers le bateau, peut-être pour y décharger le matériel qui leur était attribué. « C’est quoi, ces espèces de grosses caisses ? — Ça s’appelle des MLRS, Multiple-Launch Rocket System. Des systèmes de missiles à lancement multiple. » Oreza vit qu’il y en avait maintenant six. « À quoi ça sert ? — À tuer des gens », répondit Oreza, sèchement. Alors qu’ils passaient devant la route d’accès aux entrepôts, un soldat leur adressa des signes frénétiques. Encore des camions, des deux tonnés cinq. Encore des soldats, peut-être cinq ou six cents en tout. Oreza poursuivit vers le sud. À chaque carrefour important, un Land Cruiser avait pris position, avec jamais moins de trois soldats, certains le pistolet à la ceinture, d’autres, parfois, le fusil à l’épaule. Il lui fallut plusieurs minutes pour se rendre compte qu’il n’y avait pas une seule voiture de police en vue. Il prit à gauche la grand-route, Wallace Highway. « Mon hôtel ? — Qu’est-ce que vous diriez de dîner chez moi ce soir ? » Oreza gravit la colline, passa devant l’hôpital et tourna enfin à gauche dans son lotissement. Bien que marin, il préférait habiter sur les hauteurs. Cela lui offrait en outre une jolie vue sur la partie méridionale de l’île. Sa maison, de taille modeste, était pleine de fenêtres. Son épouse Isabel travaillait au service administratif à l’hôpital, et leur domicile en était assez proche pour qu’elle puisse se rendre au travail à pied si l’envie lui en prenait. L’ambiance, ce soir, n’était pas à la rigolade. À peine avait-il arrêté sa voiture dans l’allée que sa femme apparut sur le pas de la porte. « Manni, qu’est-ce qui se passe ? » C’était le sang qui parlait. Petite, boulotte et basanée, elle était maintenant livide. « Retournons à l’intérieur, veux-tu ? Chérie, je te présente Pete Burroughs. Nous sommes sortis pêcher aujourd’hui. » Sa voix était calme, mais ses yeux scrutaient les alentours. Les feux d’atterrissage de quatre avions étaient visibles dans le ciel à l’est ; espacés de quelques kilomètres, ils se présentaient dans l’alignement des deux grandes pistes de l’île. Dès qu’ils furent entrés tous les trois et que l’on eut refermé la porte, la conversation put commencer. « Le téléphone est coupé. J’ai voulu appeler Rachel et je suis tombée sur un disque. Les lignes transocéaniques sont en dérangement. Quand je me suis rendue à la galerie marchande... — Des soldats ? l’interrompit Portagee. — Des tas, des tas... et c’est tous des... — Japs, acheva l’ex-maître de manoeuvre principal Manuel Oreza, des gardes-côtes des États-Unis, aujourd’hui en retraite. — Hé, c’est pas une façon polie de... — Une invasion non plus, monsieur Burroughs. — Quoi ? » Oreza décrocha le téléphone de la cuisine et pressa la touche mémoire du numéro personnel de sa fille, dans sa maison du Massachusetts. « Nous vous prions de nous excuser, mais une avarie de crible a temporairement interrompu les liaisons transpacifiques. Nos personnels travaillent à réparer la panne. Merci de votre compréhension... » « Mon cul ! dit Oreza à l’enregistrement. Le câble, ben merde ! Et les paraboles satellite, c’est pour les chiens ? — Impossible d’avoir l’inter ? » Burroughs était long à la détente, mais ça au moins, c’était dans ses cordes. « Non, apparemment. — Essayez voir avec ça. » L’ingénieur informaticien sortit de sa poche son téléphone cellulaire. « J’en ai un, dit Isabel. Il ne marche pas non plus. Je veux dire, pas de problème pour les appels locaux, mais... — Quel numéro ? — L’indicatif est le 617, dit Portagee avant de donner le reste du numéro. — Attendez, j’ai besoin du préfixe des États-Unis. — Ça marchera pas, s’entêtait Mme Oreza. — Vous n’avez pas encore de téléphone par satellite dans le coin, hein ? » Burroughs sourit. « Ma boîte vient tout juste de nous en fournir. Je peux le brancher sur mon portatif, envoyer des fax avec, tout le tremblement. Tenez... » Il lui tendit l’appareil. « Ça sonne. » Le système était tout nouveau, et l’on n’en avait pas encore vendu un seul exemplaire dans les îles, détail que les militaires nippons avaient pris la peine de vérifier au cours de la semaine écoulée, mais la couverture du service était mondiale, même si les commerciaux n’avaient pas encore entamé les ventes sur place. Le signal émis par le petit appareil monta vers l’un des trente-cinq satellites à défilement en orbite basse qui le renvoya à la station au sol la plus proche. C’était Manille, battant Tokyo d’une petite cinquantaine de kilomètres, mais un seul kilomètre d’écart aurait suffi pour le programme routeur qui gérait le système. La station réceptrice de Luçon (mise en service depuis huit semaines à peine) relaya l’appel vers un autre satellite, celui-ci, construit par Hughes, et placé en orbite géosynchrone au-dessus du Pacifique, qui le renvoya sur une station de réception en Californie, d’où il repartit enfin, par fibres optiques, jusqu’à Cambridge, Massachusetts. « Allô ? dit la voix, un rien irritée — il faut dire qu’il était cinq heures du matin, heure de la côte Est. — Rachel ? — Papa ? — Ouais, mon chou. — Tout va bien, chez vous ? demanda sa fille, inquiète. — Comment ça ? — J’ai voulu appeler maman, mais je suis tombée sur un enregistrement qui disait que vous aviez une grosse tempête et que les lignes étaient coupées. — Il n’y a pas eu la moindre tempête, Rach, dit Oreza, sans réfléchir plus avant. — Mais alors, qu’est-ce qui se passe ? » Bon Dieu, par où je commence ? se demanda Portagee. Et si personne n’était... était-ce possible ? « Euh... Portagee, dit Burroughs. — Qu’y a-t-il ? demanda Oreza. — Quoi, qu’y a-t-il ? fit sa fille en écho. — Attends une minute, chou. Qu’y a-t-il, Pete ? » Il plaqua la main sur le micro. « Vous voulez dire, comme une invasion, une guerre, un putsch, ce genre de truc ? » Portagee acquiesça. « Oui, monsieur, c’est bien à cela que ça ressemble. — Raccrochez, tout de suite ! » Le ton d’urgence était sans équivoque. Aucun n’y avait encore entièrement réfléchi, et l’un et l’autre étaient parvenus à la même conclusion par des voies et à des vitesses différentes. « Ma chérie, je te rappelle, d’accord ? Tout le monde va bien. Allez, au revoir. » Oreza pressa la touche CLEAR. « Quel est le problème, Pete ? — C’est pas une blague, hein ? Vous êtes pas en train de me monter un coup, genre numéro pour touriste, tout le bazar, n’est-ce pas ? — Seigneur, je crois que j’ai besoin d’une bière. » Oreza ouvrit la porte du frigo. Qu’elle soit japonaise n’importait guère pour le moment. Il en lança également une à son hôte. « Pete, c’est pas du cinéma, d’accord ? Au cas où vous n’auriez pas remarqué, on a vu au moins l’équivalent d’un bataillon d’hommes, des engins mécanisés, des chasseurs à réaction. Et l’autre connard au port avait l’air vachement intéressé par ma radio de bord. — D’accord. » Burroughs ouvrit sa bière et en but une grande lampée. « Bon, on va dire que c’est pas de la connerie. Le problème avec ces joujoux, c’est qu’on peut les repérer par RG. — Par ergé ? C’est quoi ça ? » Une pause, juste le temps de dépoussiérer quelques vieux souvenirs. RG... radiogoniométrie. « Oh... vu. » Il régnait une activité fébrile au quartier général du commandant en chef de la flotte du Pacifique. Le CINCPAC était un officier général appartenant à la Navy, une tradition qui remontait à l’amiral Chester Nimitz. Pour l’heure, tout le monde s’affairait. Presque tous ces hommes étaient en uniforme. Les employés civils étaient rarement là le week-end, et de toute façon il était trop tard pour eux. Dès qu’il eut franchi le barrage de sécurité, Mancuso sentit l’ambiance générale : les gens, tête basse, sourcils froncés, qui s’agitaient comme pour mieux s’évader du climat pesant d’un service en complet désarroi. Personne n’avait envie de se retrouver pris dans la tempête. « Où est l’amiral Seaton ? » demanda le ComSubPac au premier sous-officier qu’il rencontra. Ce dernier lui indiqua le bureau privé. Mancuso y guida les deux autres. « Bon Dieu, où étiez-vous passé ? demanda le CINCPAC lorsqu’ils entrèrent. — Au SOSUS, monsieur. Amiral, vous connaissez déjà le capitaine de vaisseau Chambers, mon officier d’opérations. Je vous présente le Dr Ron Jones... — L’opérateur sonar dont vous m’avez toujours dit monts et merveilles ? » L’amiral David Seaton s’accorda un petit instant de plaisir. Il ne dura pas. « Tout à fait, monsieur. Nous étions à côté, au SOSUS, à vérifier les données concernant... — Aucun survivant, Bart. Désolé, mais l’équipage du S-3 dit que... — Monsieur, ils ont été tués », l’interrompit Jones, fatigué par ces préliminaires. Sa déclaration jeta un froid. « Que voulez-vous dire, Dr Jones ? demanda le commandant en chef après un silence qui s’éternisa bien une bonne seconde. — Je veux dire que l’Asheville et le Charlotte ont été torpillés et coulés par des sous-marins japonais, amiral. — Bon, attendez une minute, fiston. Vous me dites que le Charlotte aussi ? » Seaton tourna la tête. « Bart, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Le SubPac n’eut pas le loisir de répondre. « Je peux vous le prouver, amiral. » Jones brandit la liasse de papiers qu’il gardait sous le bras. « J’aurais besoin d’une table bien éclairée. » Le visage de Mancuso était figé. « Amiral, Jonesy m’a tout l’air d’avoir raison. Ce n’étaient pas des accidents. — Messieurs, j’ai quinze officiers japonais au PC opérationnel, ils sont en ce moment même en train d’essayer d’expliquer le fonctionnement de la conduite de tir sur leurs rafiots et ils... — Vous avez des Marines, n’est-ce pas ? demanda Jones, froidement. Et ils sont armés ? — Montrez-moi ce que vous avez là. » Dave Seaton indiqua son bureau. Jones déchiffra les sorties imprimante pour le CINCPAC, et si l’amiral n’était pas l’auditeur idéal, au moins était-il silencieux. Un examen plus attentif du graphique SOSUS permettait même de détecter les bâtiments de surface et la torpille anti-sous-marins Mark 50 qui venait de désemparer la moitié de la flotte de porte-avions du Pacifique. Le nouveau réseau installé au large de Kure était vraiment quelque chose, se dit Jones. « Regardez l’heure, monsieur. Tout cela s’est produit dans un intervalle de combien... ? Une vingtaine de minutes, à tout casser. Vous vous retrouvez avec un total de deux cent cinquante marins tués, et c’est tout sauf accidentel. » Seaton secoua la tête comme un cheval chassant des insectes importuns. « Attendez une minute, on ne m’a prévenu d’aucun... je veux dire, il n’y a aucune menace déclarée. Il n’y a pas la moindre indication de... — Maintenant, il y en a une, monsieur. » Jones ne cédait pas d’un pouce. « Mais... — Bordel de merde, amiral ! s’emporta Jones. Vous l’avez là, votre menace, noir sur blanc, d’accord ? On en a d’autres copies dans le bâtiment du SOSUS, il y a un enregistrement sur bande, et je peux même vous l’afficher sur un putain d’écran de télé. Vous voulez peut-être que vos experts aillent vérifier sur place, enfin merde, vous avez toutes les preuves ici, sous les yeux, d’accord ? » Le fournisseur de l’armée indiqua Mancuso et Chambers. « Nous avons été attaqués, monsieur. — Quelles sont les chances qu’il puisse s’agir d’une erreur quelconque ? » demanda Seaton. Son visage était aussi pâle que le tissu blanc cassé de sa chemise d’uniforme. « À peu près égales à zéro. Bien sûr, vous pouvez toujours attendre qu’ils se paient une page de publicité dans le New York Times, si vous voulez une confirmation supplémentaire. » La diplomatie n’avait jamais été son fort, et Jones était de toute façon trop furieux pour de telles considérations. « Écoutez, mon ami..., commença Seaton, avant de se mordre les lèvres et de lever les yeux vers son homologue. Bart ? — Je ne peux guère contester les données, amiral. S’il y avait eu la moindre éventualité, Wally et moi, nous l’aurions trouvée. Les gens du SOSUS partagent son avis. J’ai du mal à le croire, moi aussi, avoua Mancuso en conclusion. Le Charlotte n’a plus donné signe de vie et... — Sa balise ne s’est donc pas déclenchée ? — Le gadget est fixé sur la coque, à l’arrière. Certains de mes skippers les ont fait souder. Vous vous souvenez de la résistance des commandants de SMA à leur installation, l’an dernier ? D’ailleurs, la torpille peut fort bien avoir détruit la BST, ou il est également possible qu’elle ne se soit pas déployée normalement. Nous avons ce signal de bruit, à la position approximative du Charlotte, et il n’a pas réagi à un ordre exprès d’entrer en communication avec nous. Non, amiral, rien ne nous permet de supposer qu’il soit encore en vie. « Et voilà, Mancuso l’avait dit, c’était officiel. Il restait encore une chose à ajouter. « Vous êtes en train de m’expliquer que nous sommes en guerre. » La phrase avait été prononcée sur un ton d’un calme inquiétant. Le ComSubPac acquiesça. « Oui, monsieur, absolument. — Je n’ai reçu aucun avertissement, objecta Seaton. — Ouais, de ce côté, on est bien obligés d’admirer leur sens des traditions, n’est-ce pas ? » observa Jones, oubliant que, la dernière fois, ils avaient eu tous les avertissements imaginables, qui tous étaient passés inaperçus. Pete Burroughs ne termina pas sa cinquième bière de la journée. La nuit ne lui avait pas apporté l’apaisement. Même si le ciel était clair et constellé d’étoiles, des feux plus brillants continuaient d’approcher de Saipan par l’est, tirant parti des alizés pour arrondir leur approche sur les aérodromes de l’île construits par les Américains. Chaque jumbo-jet devait transporter au moins deux si ce n’est trois cents soldats. D’ici, ils pouvaient voir les deux terrains. Les jumelles d’Oreza étaient parfaites pour repérer les avions et les camions-citernes qui faisaient d’incessantes navettes pour ravitailler les jets dès leur arrivée pour leur permettre de redécoller au plus vite chercher une nouvelle fournée de soldats. Aucun des deux hommes n’eut l’idée d’en tenir le compte avant qu’il ne soit déjà trop tard. « Une bagnole dans l’allée ! » avertit Burroughs, alerté par la lueur de phares qui venaient de tourner. Oreza et lui reculèrent à l’angle du pignon, espérant se noyer dans l’ombre. Le véhicule était encore un Toyota Land Cruiser qui s’engagea dans leur allée de desserte, fit demi-tour au bout de l’impasse et repartit vers la sortie du lotissement après avoir tout au plus vaguement inspecté les lieux, peut-être pour comptabiliser les voitures garées dans les allées, plus probablement pour voir s’il n’y avait pas d’attroupement inopportun. Burroughs se tourna vers Oreza dès que la jeep fut partie : « Vous avez une idée de ce qu’on peut faire ? — Eh, j’étais dans les gardes-côtes, moi, rappelez-vous. Ce genre de merdier, c’est pour la Navy... non, pour les Marines, même. — En tout cas, pour un beau merdier, c’est un beau merdier. Vous pensez que quelqu’un est au courant ? — Il faut bien. Obligé, dit Portagee en abaissant ses jumelles pour regagner la maison. On pourra surveiller de l’intérieur, depuis la chambre. Je laisse toujours ouvertes les fenêtres, de toute manière. » La douceur des soirées, toujours agréables et vivifiantes grâce aux brises océaniques, avait également joué dans sa décision de venir s’installer à Saipan. « C’est quoi votre métier au juste, Pete ? — Je bosse dans l’informatique... En fait, je fais plusieurs choses à la fois. Je suis ingénieur électricien. Mais ma véritable spécialité, c’est les communications, les protocoles de dialogue entre ordinateurs. J’ai déjà fait deux ou trois petits boulots pour le gouvernement. Ma boîte travaille beaucoup avec eux, mais c’est surtout une autre branche. » Burroughs parcourut du regard la cuisine. Mme Oreza avait préparé un dîner léger, qui paraissait succulent, même s’il était en train de refroidir. « Vous redoutiez que quelqu’un localise votre téléphone ? — C’est peut-être juste de la parano, mais ma boîte fabrique les puces des scanners que l’armée utilise précisément à cette fin. » Oreza s’assit et commença à remplir son assiette de petite friture. « Je n’ai plus l’impression que quoi que ce soit relève de la parano, mon gars. — Je vous comprends, chef. » Burroughs décida de l’imiter et considéra les plats avec approbation. « Hé, vous cherchez à perdre du poids ? » Oreza grommela. « Ça nous ferait pas de mal, Izzy et moi. Elle suit des cours de diététique. » Burroughs regarda autour de lui. Leur maison possédait une salle à manger, mais à l’instar de bien des couples de retraités (c’est ainsi qu’il les voyait, même si manifestement, ce n’était pas le cas), ils préféraient manger autour d’une petite table dans la cuisine. L’évier et la paillasse étaient impeccablement rangés et l’ingénieur avisa le service à salade en inox. L’acier étincelait. Isabel Oreza, elle aussi, menait sa barque d’une main ferme, et il n’y avait aucun doute à avoir sur qui tenait la barre à la maison. « Est-ce que je vais travailler demain ? demanda-t-elle, songeuse, essayant encore d’appréhender ce changement dans la vie locale. — Je n’en sais rien, ma chérie », répondit son époux, soudain interdit par cette question. Et lui, qu’allait-il faire ? Retourner à la pêche comme si de rien n’était ? « Attendez une minute », dit Pete, qui fixait toujours les jattes en inox. Il se leva, fit deux pas pour rejoindre la paillasse et prit la plus grande, un saladier de quarante centimètres de diamètre et presque quinze de haut. Le fond en était plat, avec un diamètre de six ou sept centimètres, mais la courbure des flancs était sphérique, presque parabolique. Pete sortit de sa poche de chemise son téléphone satellite. Il n’avait jamais mesuré la longueur de l’antenne, mais en la déployant, il put constater qu’elle faisait moins de dix centimètres de long. Il se retourna vers Oreza. « Vous avez une perceuse ? — Ouais, pourquoi ? — La RG, merde ! J’ai trouvé la parade ! — Là, je suis largué, Pete. — On perce un trou dans le fond, on y glisse l’antenne. Le saladier est en acier. Il réfléchit les ondes radio aussi bien qu’une antenne micro-ondes. Tout le faisceau se retrouve concentré vers le haut, sans lobes de dispersion latérale. Merde, ça devrait même améliorer le rendement. — Vous voulez dire comme pour « E. T. téléphoner maison » ? — Pas loin, chef. Imaginez que personne ne téléphone à la maison, ce coup-ci ? » Burroughs essayait toujours d’analyser la situation, et découvrait peu à peu ce qu’elle avait de terrifiant. « Invasion » signifiait « guerre ». Et cette guerre, en l’occurrence, était entre l’Amérique et le Japon... Si bizarre que ça puisse paraître, c’était également la seule explication aux événements qu’il avait vus aujourd’hui. S’ils étaient en guerre, alors il était un ressortissant ennemi. Tout comme ses hôtes. Pourtant il avait vu Oreza jouer un drôle de petit jeu avec les soldats, au port. « Attendez que j’aille récupérer ma perceuse. Il vous faut un trou de combien ? » Burroughs lui tendit le téléphone. Il avait failli le lui lancer, mais s’était retenu en se rendant compte que c’était désormais peut-être leur bien le plus précieux. Oreza mesura le diamètre du petit bouton à l’extrémité du mince fouet métallique et fila chercher sa caisse à outils. « Allô ? — Rachel ? C’est papa. — T’es sûr que tout va bien ? Je peux vous rappeler, maintenant ? — Chérie, on va tous très bien, mais il y a un léger problème, ici... « Merde, comment lui expliquer ça ? Rachel Oreza Chandler était avocat général à Boston ; elle cherchait en fait à quitter le parquet pour ouvrir un cabinet dans le privé : les satisfactions professionnelles y étaient plus rares, mais les revenus, comme les horaires, bien plus intéressants. À l’approche de la trentaine, elle était parvenue au stade où c’était elle qui se faisait du souci pour ses parents, un peu comme jadis ils s’en étaient fait pour elle. Son père décida qu’il était inutile de l’inquiéter pour l’instant. « Pourrais-tu me trouver un numéro de téléphone ? — Bien sûr, lequel ? — Le quartier général des gardes-côtes. Dans le district de Columbia, à Buzzard’s Point. Je veux le centre de surveillance. Je vais attendre. » L’avocate mit la ligne en attente et appela les renseignements du district fédéral. Une minute après, elle donnait le numéro à son père qu’elle entendit lui répéter pour confirmation. « C’est bien cela. T’es sûr que tout va bien ? Tu as une voix un peu crispée... — Je t’assure que ta mère et moi nous allons bien, franchement, mon bébé. » Elle avait horreur qu’il l’appelle « mon bébé », mais il était sans doute trop tard pour le changer. Papa ne pourrait jamais faire un bon conseiller juridique. « D’accord, puisque tu le dis. Il paraît que vous avez eu une sacrée tempête. Le courant est rétabli ? demanda-t-elle, en oubliant qu’il n’y avait jamais eu la moindre tempête. — Pas encore, chou, mais ça ne devrait plus tarder, mentit-il. À plus tard, mon bébé. » « Gardes-côtes, centre de surveillance, maître principal Obrecki à l’appareil, cette ligne n’est pas protégée, annonça l’homme, le plus vite possible, pour empêcher la personne à l’autre bout du fil de saisir un traître mot. — Est-ce que t’es en train de me dire que le gamin presque imberbe qui naviguait sur le Panache a réussi à décrocher ses galons de maître principal ? » C’était bien trop tentant de pouvoir surprendre son interlocuteur, et sa réaction était bien compréhensible. « Vous parlez au chef Obrecki. Qui est à l’appareil ? — Major Oreza, s’entendit-il répondre. — Ben merde alors, comment ça va, Portagee ? J’ai appris que vous étiez parti à la retraite. » L’officier marinier de garde se cala dans son fauteuil. Maintenant qu’il avait pris du galon, il pouvait se permettre d’appeler par son prénom l’homme qu’il avait au bout du fil. « Je me suis retiré à Saipan. Bon, écoute-moi bien, gamin passe-moi fissa ton officier de quart. — Qu’est-ce qui se passe, major ? — Pas le temps, vu ? Fonce. — D’accord. » Obrecki mit la communication en attente. « Commandant, vous pouvez prendre un appel, m’dame ? » « NMCC, ici le contre-amiral Jackson », fit Robby, la voix lasse, et de fort méchante humeur. Ce n’est qu’à contrecoeur qu’il avait décroché le combiné, poussé par un jeune commandant d’aviation. « Amiral, ici le capitaine de corvette Powers, des gardes-côtes, à Buzzard’s Point, dit une voix féminine. J’ai un appel en provenance de Saipan. Le correspondant est un major à la retraite. Un des nôtres. » Sapristi, j’ai déjà sur le dos deux groupes de porte-avions en rade, pesta mentalement Jackson. « C’est parfait, capitaine. Vous voulez m’informer rapidement ? On est pas mal occupés, ici. — Monsieur, il indique la présence de nombreuses troupes japonaises sur l’île de Saipan. » Jackson quitta des yeux les dépêches amoncelées sur son bureau. « Quoi ? — Je peux vous basculer son appel, amiral. — D’accord, fit Robby, méfiant. — Qui est à l’appareil ? » intervint une autre voix, âgée, bourrue. Une voix de sous-off, songea Robby. « Je suis le contre-amiral Jackson, au Commandement militaire national. » Il n’avait pas besoin d’ordonner qu’on enregistre la communication. Elles l’étaient toutes. « Amiral, je suis le major Manuel Oreza, gardes-côtes des États-Unis, retraité, matricule 3286-14030. J’ai pris ma retraite il y a cinq ans pour aller m’installer à Saipan. J’y exploite un bateau de pêche. Amiral, il y a sur ce bout de caillou toute une quantité — et quand je dis ça, je veux dire une sacrée polymégachiée — de soldats japonais, en uniforme et portant des armes, ici même, en ce moment, amiral. » Jackson plaqua la main sur le combiné et fit signe à un autre officier de décrocher. « Major, j’espère que vous comprenez que je trouve tout cela assez difficile à croire, n’est-ce pas ? — Merde, amiral, vous devriez voir ça d’ici. Je suis en train de regarder de ma fenêtre. J’ai vue jusqu’à l’aéroport et à l’aérodrome militaire de Kobler. Je compte un total de six jumbo-jets, quatre à l’aéroport et deux à Kobler. J’ai observé deux F-15 Eagle à cocardes hamburger saignant qui tournaient autour de l’île il y a quelques heures. Question : est-ce qu’il y aurait des manoeuvres conjointes prévues en ce moment dans le secteur ? » demanda la voix. Elle était parfaitement sobre, estima Jackson. Sûr que c’était une voix de major. Le commandant d’aviation à l’écoute à cinq mètres de là était en train de griffonner des notes, même si une invitation à Jurassic Park ne lui aurait pas semblé plus irréaliste. « Nous venons effectivement de conclure des manoeuvres conjointes, mais Saipan n’était absolument pas concernée. — Alors amiral, c’est pas un putain d’exercice. Il y a trois cargos porte-autos à quai au port de commerce, un peu plus haut sur la côte. L’un d’eux est l’Orchid Ace. J’ai personnellement pu observer des véhicules de type militaire, je pense qu’il s’agit de MLRS— Mike Lima Romeo Sierra — dont six sont actuellement garés sur l’aire de stationnement du port de commerce. Amiral, vous pouvez vérifier auprès des gardes-côtes mes états de service. J’ai passé trente ans sous l’uniforme. Je déconne pas. Vérifiez par vous-même : les lignes téléphoniques avec le caillou sont coupées. Paraît qu’on aurait eu une grosse tempête, qui aurait tout fichu en l’air. On n’a pas eu un poil de vent. Amiral, je suis sorti pêcher en mer toute la journée, vu ? Z’avez qu’à contrôler avec vos pontes de la météo, ça aussi, ils vous le confirmeront. Il y a des troupes japonaises sur cette île, en treillis et en armes. — Vous les avez comptées, major ? » La meilleure confirmation de cette histoire abracadabrante, estima Robby, était le ton embarrassé de la réponse à sa question : « Non, désolé, monsieur, je n’ai pas pensé à compter les avions : Je dirais qu’il y a eu de trois à six atterrissages à l’heure, du moins au cours des six dernières heures, sans doute plus, mais ce n’est qu’une estimation. Attendez... à Kobler, un des zincs a bougé, comme s’il allait décoller. C’est un 747, mais je n’arrive pas à distinguer son immatriculation. — Attendez voir... si le téléphone est coupé, comment se fait-il que vous me parliez ? » Oreza lui expliqua, avant de lui donner un numéro à rappeler. « D’accord, major. Je m’en vais effectuer de mon côté quelques vérifications. Je vous recontacte d’ici une heure. Ça vous va ? — Oui, amiral, je suppose qu’on a fait notre boulot. » La communication fut coupée. « Commandant ! » cria Jackson sans lever la tête. Quand il la releva, il vit que l’homme était déjà là. « Monsieur, je sais qu’il avait l’air parfaitement normal, mais... — Mais appelez la base d’Andersen, immédiatement. — À vos ordres. » Le jeune pilote retourna à son bureau et ouvrit son répertoire à commutation électronique. Trente secondes plus tard, il levait les yeux et secouait la tête. Il faisait un drôle d’air. Jackson leva les yeux au ciel. « Est-ce que quelqu’un cherche à me faire comprendre qu’une base aérienne de l’US Air Force vient de décrocher aujourd’hui du réseau et que personne ne l’a remarqué ? — Amiral, le CINCPAC sur votre ligne protégée. La communication a le code CRITIQUE. » CRITIQUE était un ordre de priorité encore supérieur à FLASH et le préfixe n’était pas souvent utilisé, même par un commandant en chef sur le théâtre d’opérations. Merde, pensa Jackson, pourquoi ne pas demander ? « Amiral Seaton, Robby Jackson à l’appareil. Dites-moi, est-ce que nous sommes en guerre ? » Son rôle dans l’exercice avait été relativement facile, estima Jang Han San. Rien qu’un vol vers une certaine destination, pour s’entretenir d’abord avec une certaine personne, puis avec une autre, et tout s’était déroulé encore plus facilement que prévu. Enfin, il n’aurait pas dû être surpris, en regagnant l’aéroport à l’arrière de la voiture de l’ambassade. La Corée allait se trouver isolée, durant plusieurs mois à coup sûr, et peut-être indéfiniment. Agir autrement aurait fait courir de grands dangers à un pays dont les forces armées avaient été réduites, alors que son plus proche voisin était la nation possédant la plus grande armée de la planète, et qui plus est, un ennemi historique. Han n’avait même pas eu à évoquer cette idée malséante. Il s’était contenté de livrer une observation. Il semblait y avoir des difficultés entre l’Amérique et le Japon. Ces difficultés ne concernaient pas directement la république de Corée. Et il n’était pas si évident que la Corée ait un moyen direct d’aplanir ces divergences, hormis peut-être en proposant ses services pour le jour où s’ouvriraient des négociations diplomatiques : à ce moment-là, les bons offices de la république de Corée seraient les bienvenus pour les deux parties en présence, et certainement pour le Japon. Il n’avait pas tiré de plaisir particulier de la gêne que ses paroles modérées avaient suscitée chez ses hôtes. Il y avait bien des traits admirables chez les Coréens, estimait Jang, un fait qui échappait aux Japonais, aveuglés par leur racisme. Avec un peu de chance, il pourrait renforcer les relations commerciales entre la république populaire de Chine et la république de Corée : leurs deux pays profiteraient également de l’objectif ultime — après tout, pourquoi pas ? Les Coréens n’avaient aucune raison d’aimer les Russes, et moins encore les Japonais. Il leur suffisait simplement de surmonter leur regrettable amitié avec l’Amérique pour s’intégrer à une réalité nouvelle. Pour l’heure, c’était déjà bien qu’ils aient effectivement partagé ses vues, et que le dernier allié de l’Amérique dans cette partie du monde se retrouve en dehors du coup, maintenant que leur président et leur Premier ministre avaient vu la lumière de la raison. Et la chance aidant, la guerre, si même on pouvait parler de guerre, pouvait bien être déjà terminée. « Mesdames et messieurs. » La voix venait du séjour, où Mme Oreza avait laissé la télé en marche. « Dans dix minutes, vous sera diffusé un message spécial. Veuillez rester à l’écoute. — Manni ? — J’ai entendu, chérie. — Vous avez une cassette vierge pour votre scope ? » demanda Burroughs. 23 Rattrapage POUR Robby Jackson, la journée avait plutôt mal commencé. Il en avait déjà connu de mauvaises, y compris celle, alors qu’il était capitaine de corvette au centre d’essais en vol de la base aéronavale de Patuxent River, Maryland, où un instructeur avait décidé sans crier gare de les expédier, lui et son siège éjectable, à travers la bulle de l’habitacle, ce qui lui avait valu une fracture de la jambe et plusieurs mois d’inaptitude au vol. Il avait vu des amis mourir dans des accidents divers et, plus souvent encore, participé à des recherches de disparus qu’il avait rarement retrouvés en vie : en général, il n’arrivait qu’à localiser une tache de kérosène, voire quelques débris. Au titre de chef d’escadrille, puis ensuite de chef des opérations navales c’était lui qui était chargé d’écrire les lettres aux parents et aux veuves, pour leur annoncer que leur gars — et plus récemment, leur gamine — était mort au service de son pays, et chaque fois il se demandait ce qu’il aurait dû faire pour éviter d’en arriver là. La vie d’un aviateur de la marine était faite de telles journées. Mais cette fois-ci, c’était pire, et sa seule consolation était d’être sous-directeur du J-3, c’est-à-dire responsable de la mise en oeuvre des plans opérationnels stratégiques de son pays. S’il avait appartenu au J-2, le Renseignement, son sentiment d’échec aurait été total. « C’est confirmé, monsieur. Yakota, Misawa et Kadena ont décroché du réseau. Personne ne répond. — Ça représente combien d’hommes ? — Au total, deux mille, essentiellement des mécaniciens, des contrôleurs radar, des routeurs, ce genre de poste. Peut-être un ou deux appareils bloqués en transit, mais sans doute pas plus. Je suis en train de faire vérifier, répondit le commandant. Et du côté de la marine ? — Nous avons des hommes à Andersen, dans l’île de Guam, ils partagent votre base. Le port, également, peut-être un millier d’hommes au total. Bien moins que dans le temps. » Jackson décrocha le téléphone STU à ligne cryptée et composa le numéro du CINCPAC. « Amiral Seaton ? C’est encore Jackson. Du nouveau ? — On n’arrive plus à contacter personne à l’ouest de Midway, Rob. Ça commence à devenir sérieux. » « Comment marche ce truc ? demanda Oreza. — J’avoue à ma grande honte que je n’en sais trop rien. Je n’ai pas pris la peine de lire la notice », admit Burroughs. Le téléphone satellite était posé sur la table basse, son antenne déployée passait par le trou percé au fond du saladier en inox, lui-même posé en équilibre sur deux piles de bouquins. « Je ne sais pas s’il transmet ou non périodiquement sa position aux satellites. » Raison pour laquelle ils avaient cru nécessaire de recourir à ce bricolage comique. « Le mien reste en veille tant qu’on n’a pas rétracté l’antenne », observa Isabel Oreza. Les deux hommes se tournèrent vers elle. « Vous feriez peut-être mieux d’ôter les piles, non ? — Merde. » Burroughs fut le premier à le dire, mais de justesse. Il saisit le saladier, rentra la petite antenne, puis souleva le couvercle et retira les deux piles A4. Le téléphone était dorénavant complètement éteint. « M’dame, le jour où vous voulez vous inscrire en maîtrise à Stanford, recommandez-vous de moi, d’accord ? » « Mesdames et messieurs... » Dans le séjour, trois têtes se tournèrent avec ensemble pour découvrir sur l’écran de télé un homme souriant, vêtu d’un treillis vert. Son anglais était impeccable. « Je suis le général Tokikichi Arima, des forces terrestres d’autodéfense japonaises. Permettez-moi de vous expliquer ce qui s’est passé aujourd’hui. « Avant tout, laissez-moi d’abord vous rassurer entièrement. Il s’est produit une malencontreuse fusillade devant le poste de Police adjacent à votre parlement régional, mais les deux policiers blessés au cours de l’incident ont été transportés à l’hôpital de votre ville, et leurs jours ne sont pas en danger. Si vous avez entendu parler de morts ou de violences, ces rumeurs ne sont pas fondées, assura le général aux vingt-neuf mille citoyens de Saipan. « Mais vous voulez sans doute savoir ce qui s’est passé, poursuivit-il. Tôt aujourd’hui, des forces placées sous mon commandement ont commencé d’arriver à Saipan et à Guam. Comme vous l’ont appris vos livres d’histoire, et comme s’en souviennent sûrement les plus anciens des citoyens résidant sur cette île, jusqu’en 1944 les îles Mariannes étaient une possession japonaise. Certains d’entre vous seront peut-être surpris d’apprendre que, depuis la décision de justice d’il y a quelques années autorisant les citoyens japonais à acheter des biens immobiliers sur les îles, la majorité des terres de Saipan et de Guam est détenue par mes compatriotes. Vous connaissez également notre amour et notre affection pour ces îles et les gens qui vivent ici. Nous y avons investi des milliards de dollars et suscité la renaissance de l’économie locale après des années d’abandon honteux par le gouvernement américain. Par conséquent, nous ne sommes pas franchement des étrangers ici, n’est-ce pas ? « Vous savez sans doute également que sont apparues de grandes difficultés entre le Japon et l’Amérique. Ces difficultés ont forcé mon pays à réviser ses priorités en matière de défense. Nous avons, par conséquent, décidé de rétablir notre souveraineté sur les îles Mariannes, une mesure purement défensive destinée à protéger nos propres côtes contre toute éventualité d’intervention américaine. En d’autres termes, il nous est nécessaire de maintenir ici des forces de défense, et par conséquent de ramener les Mariannes dans le giron de notre pays. « Maintenant, poursuivit le général Arima, tout sourire, qu’est-ce que cela signifie pour vous, citoyens de Saipan ? « À vrai dire absolument rien. Tous les commerces resteront ouverts. Nous aussi, nous croyons aux vertus de la libre entreprise. Vous pourrez continuer à gérer vos affaires par l’entremise de vos élus locaux, avec l’avantage supplémentaire que vous aurez désormais le statut de quarante-huitième préfecture du Japon, avec une représentation pleine et entière à la Diète. Ce à quoi vous n’avez jamais eu droit au titre de Commonwealth américain — ce n’est jamais qu’un autre terme pour colonie, n’est-ce pas ? Vous bénéficierez de la double nationalité{18}. Nous respecterons votre culture et votre langue. Votre liberté de déplacements ne sera pas entravée. Vous bénéficierez des mêmes libertés que tous les autres citoyens japonais : liberté d’expression et de réunion, liberté de la presse, liberté de culte resteront strictement identiques à celles dont vous jouissez à l’heure actuelle. En bref, vous ne constaterez absolument aucun changement dans votre vie quotidienne. » Nouveau sourire enjôleur. « Pour dire vrai, vous tirerez grand profit de ce changement de statut. En tant que membres de la nation japonaise, vous participerez en outre à l’économie la plus dynamique, la plus bouillonnante de la planète. Votre île recevra encore plus d’argent qu’aujourd’hui. Vous connaîtrez une prospérité inespérée. Les seuls changements que vous connaîtrez seront positifs. De cela, vous avez ma parole et la parole de mon gouvernement. « Peut-être allez-vous dire que ce sont de belles paroles, et vous aurez raison. C’est pour cela que, dès demain, vous verrez dans les rues et sur les routes de Saipan travailler des techniciens, des géomètres et des enquêteurs qui interrogeront la population. Notre première tâche d’envergure sera d’améliorer le réseau routier de votre île, ce qu’ont toujours négligé de faire les Américains. Nous voulons avoir votre avis sur la meilleure façon d’y parvenir. En fait, nous accueillerons volontiers votre aide et votre participation à toutes nos actions. « À présent (et Arima se pencha légèrement vers la caméra), je sais que certains parmi vous sont mécontents de cette situation, et je tiens ici à leur présenter sincèrement mes excuses. Nous n’avons aucun désir de nuire à quiconque, mais vous devez comprendre que toute agression contre l’un de mes hommes ou contre tout citoyen japonais sera considérée comme un délit grave. J’ai également pour charge de prendre un certain nombre de mesures destinées à protéger mes troupes, ainsi qu’à mettre la législation locale en conformité avec la législation japonaise. « Toutes les armes à feu détenues par des particuliers sur Saipan, devront être remises aux autorités dans les prochains jours. Vous pourrez les rapporter dans les commissariats. Si vous avez la facture de ces armes, ou si vous pouvez prouver leur valeur commerciale, nous vous les rembourserons en espèces. De même, nous devons demander à tous les cibistes et radioamateurs de nous confier leur matériel, à titre temporaire, et dans l’intervalle, de s’abstenir de les utiliser. Là encore, nous vous dédommagerons en espèces pour la valeur de vos biens, et dans le cas des émetteurs radio, lorsque nous vous les restituerons, vous pourrez garder cet argent à titre de gratification pour votre coopération. Ces points mis à part (il eut un nouveau sourire), c’est à peine si vous noterez notre présence. Mes troupes ont reçu l’ordre strict de traiter tous les résidents de cette île comme des concitoyens. Si vous êtes la victime, ou simplement le témoin d’un seul cas de manque de respect d’un soldat japonais envers un citoyen local, je vous demanderai de venir le signaler à mon quartier général. Comme vous le voyez, nos lois s’appliquent également à nous. « Pour l’heure, vous pouvez continuer de vaquer normalement à vos occupations. » Un numéro apparut sur l’écran. « Si vous avez la moindre question précise, appelez ce numéro ou n’hésitez pas à venir à mon quartier général, installé dans votre bâtiment parlementaire. Nous serons heureux de vous aider dans la mesure du possible. Merci de votre attention. Bonne nuit. » « Ce message sera répété tous les quarts d’heure sur le canal six, la chaîne d’informations locales », annonça une autre voix. « Le fils de pute, grommela Oreza. — Je me demande quelle est leur agence de pub, nota Burroughs en se levant pour presser la touche rembobinage du magnétoscope. — Est-ce qu’il faut y croire ? demanda Isabel. — Qui sait ? Vous avez des armes ? » Signe de dénégation de Portagee. « Non pas. J’sais même pas si l’on doit légalement en déclarer le port sur ce caillou. De toute façon, faudrait être cinglé pour descendre des soldats, non ? — Oui, mais ça leur facilite bougrement la tâche s’ils n’ont pas à surveiller leurs arrières en permanence. » Burroughs entreprit de remettre les piles de son téléphone satellite. « Vous avez le numéro de cet amiral ? » « Jackson. — Major Oreza, monsieur. Vous avez un magnéto qui tourne ? — Oui. Qu’est-ce que vous avez trouvé ? — Eh bien, c’est officiel, amiral, annonça sèchement Oreza. Ils viennent de faire la déclaration à la télé. Nous l’avons enregistrée. Je mets la cassette en route. Je vais coller le combiné contre le haut-parleur. » Le général Tokikichi Arima, nota Jackson sur un calepin qu’il tendit à un sergent de l’armée. « Filez-ça au Renseignement, qu’ils m’identifient ce bonhomme. — À vos ordres, amiral ! » Le sergent s’éclipsa aussitôt. « Commandant ! lança ensuite Robby. — Oui, amiral ? — La qualité sonore m’a l’air excellente. Vous allez me transmettre une copie de cette bande aux barbouzes pour qu’ils passent la voix à l’analyseur de stress. Ensuite, j’en veux illico une transcription dactylographiée pour qu’on puisse en faxer un peu partout. — D’accord. » Cela fait, Jackson se contenta d’écouter, îlot de calme dans un océan de folie, du moins en apparence. « Et voilà, dit Oreza à la fin de la cassette. Vous voulez le numéro pour me rappeler, amiral ? — Non, pas pour l’instant. Bon boulot, major. Autre chose à signaler ? — Le pont aérien continue. J’ai compté quatorze appareils depuis notre dernière conversation. — OK. » Robby nota les éléments. « Vous estimez courir un danger particulier ? — Je ne vois personne courir en tous sens avec des fusils, amiral. Vous avez remarqué qu’ils n’ont rien dit concernant les ressortissants américains résidant sur l’île ? — Non, effectivement. Un bon point. » Ouille. « Tout ça ne me dit rien qui vaille, monsieur. » Et Oreza lui fit un bref résumé de l’incident sur son bateau. « Je serais le dernier à vous le reprocher, major. Votre pays s’attelle au problème, d’accord ? — Si vous le dites, amiral. Je vais cesser de communiquer pendant un certain temps. — . Parfait. Tenez bon », ordonna Jackson. C’était une directive bien creuse, et les deux hommes en étaient conscients. « Bien compris. Terminé. » Robby reposa le combiné sur sa fourche. « Opinions ? — En dehors de : « C’est du délire complet » ? demanda une femme, officier d’état-major. — C’est peut-être du délire pour nous, mais ça doit bien être bougrement logique pour quelqu’un. » Il était inutile de l’engueuler pour sa remarque, Jackson le savait. Il allait falloir un peu plus de temps pour qu’ils appréhendent réellement la situation. « Y a-t-il encore quelqu’un ici pour douter des éléments dont nous disposons désormais ? » Il jeta un regard circulaire. Sept officiers étaient là, et les membres du NMCC n’étaient pas choisis pour leur stupidité. « Ça peut paraître incroyable, amiral, mais on retrouve partout le même scénario : aucun des postes que nous avons tenté de contacter n’est accessible. Ils sont tous censés avoir des officiers de quart, mais personne ne répond au téléphone. Les liaisons satellite sont coupées. Nous avons perdu le contact avec quatre bases aériennes et un poste de l’armée. C’est pour de bon, monsieur. » La jeune femme se rachetait en lui donnant cet état de la situation. « Des nouvelles des Affaires étrangères ? Et du côté du Renseignement ? — Rien, dit un colonel du J-2. Je peux vous fournir un passage satellite sur les Mariannes d’ici une heure à peu près. J’ai déjà informé le contrôle aérien tactique du caractère prioritaire de la tâche. — Un KH-11 ? — Oui, monsieur, et toutes ses caméras sont opérationnelles. Le temps est clair. Nous aurons de bons clichés de survol, lui garantit l’officier de renseignements. — Pas de tempête signalée dans le secteur, hier ? — Négatif, annonça un autre officier. Aucune raison d’avoir une coupure des télécommunications. Ils ont un câble Transpac, et une station montante satellite. J’ai appelé l’opérateur qui gère les faisceaux. Ils n’ont reçu aucun avertissement ; ils ont essayé de leur côté de contacter leurs agents pour avoir des infos. Pas de réponse. » Jackson hocha la tête. Il avait attendu tout ce temps, rien que pour avoir la confirmation dont il avait besoin pour passer à l’étape suivante. « Bien, préparons un signal d’alerte, à distribuer à tous les commandements intégrés. Alertez le ministre de la Défense et les chefs d’état-major. J’appelle tout de suite le Président. « Dr Ryan, le NMCC sur le STU, code CRITIQUE. Encore l’amiral Robert Jackson. » L’énoncé du mot CRITIQUE fit tourner un certain nombre de têtes, tandis que Ryan décrochait le téléphone à ligne protégée. « Robby ? C’est Jack. Qu’est-ce qui se passe ? » Dans la salle de transmissions, tout le monde vit le chef du Conseil national de sécurité blêmir. « Robby, t’es sérieux ? » Il jeta un oeil sur l’officier de quart. « Où sommes-nous en ce moment ? — On approche de Goose Bay, sur la côte du Labrador, monsieur. Environ trois heures de l’arrivée. — Allez me chercher l’agent spécial D’Agustino, voulez-vous ? » Ryan retira sa main du micro. « Robby, j’aurais besoin de documents écrits... d’accord... non, il doit encore dormir. Laisse-moi une demi-heure pour organiser tout ça. Rappelle-moi si t’as besoin. » Jack quitta son siège pour se rendre aux toilettes situées juste derrière le poste de pilotage. Il réussit à ne pas se regarder dans la glace en se lavant les mains. L’agent du Service secret l’attendait à la sortie. « Pas trop dormi, n’est-ce pas ? — Le patron est déjà levé ? — Monsieur, il a laissé des instructions pour qu’on ne le réveille qu’une heure avant l’atterrissage. Je viens de me renseigner auprès du pilote et... — Secouez-le, Daga, et tout de suite. Et réveillez aussi les ministres, Hanson et Fiedler, tant que vous y serez. Et aussi Arnie. — Qu’est-ce qui se passe, monsieur ? — Vous serez là pour l’apprendre. » Ryan prit la bande de papier issue du fax à ligne cryptée et se mit à lire. Puis, il leva les yeux. « Je ne plaisante pas, Daga. Tout de suite. — Il y a un risque pour le Président ? — On va faire comme si », répondit Jack. Il réfléchit un instant. « Où se trouve la base de chasseurs la plus proche, lieutenant ? » L’étonnement se lisait sur ses traits avec éloquence. « Eh bien, il y a des F-15 à Otis, sur le Cap Cod, et des F-16 à Burlington, Vermont. Ce sont deux escadrilles de la garde nationale, chargées de la défense territoriale. — Appelez-les et dites-leur que le Président aimerait être entouré d’une compagnie amicale, fissa. » L’avantage, avec les lieutenants, c’est qu’ils n’avaient pas coutume de discuter les ordres, même quand ils n’avaient pas de raison évidente. Avec le Service secret, c’était une autre paire de manches. « Doc, si vous devez faire ça, alors j’ai besoin de savoir, moi aussi, au plus vite. — Ouais, Daga, je m’en doute. » Ryan déchira la première page de papier thermique quand le fax commença d’imprimer le deuxième feuillet de la transmission. « Bordel de merde, dit tout haut l’agent, en lui rendant le feuillet. Je m’en vais réveiller le Président. Il faudra que vous préveniez le pilote. Leurs procédures changent légèrement dans ce genre de circonstances... — Tout à fait. Quinze minutes, Daga, c’est bon ? — Oui, monsieur. » Elle redescendit l’escalier en colimaçon tandis que Jack se dirigeait vers le poste de pilotage. « Encore cent soixante minutes, Dr Ryan. Ça a été long, ce coup-ci, pas vrai ? » lança le pilote, un colonel, sur un ton enjoué. Le sourire s’effaça instantanément de ses traits. C’est le pur hasard qui les fit passer devant l’ambassade des États-Unis. Peut-être avait-il juste voulu revoir le drapeau, se dit Clark. C’était toujours une vision rassurante en terre étrangère, même s’il flottait au-dessus d’un bâtiment dessiné par un bureaucrate doué d’un sens artistique de... « Quelqu’un a l’air de faire une fixation sur la sécurité, nota Chavez. — Evgueni Pavlovitch, je sais que ton anglais est bon. Inutile de t’exercer sur moi. — Pardon. Les Japonais redoutent une émeute, Vania ? Cet incident mis à part, il n’y pas eu beaucoup de hooliganisme... » Sa voix s’éteignit. On voyait deux escouades de fantassins déployés autour de l’immeuble. Franchement bizarre. D’habitude dans ce pays, songea Ding, un ou deux agents de police semblaient suffire à assurer... « Iob’tvoïou mat. » Clark se sentit tout d’un coup très fier du gamin. Si grossière que soit l’imprécation, c’était précisément celle qu’aurait choisie un Russe. Et pour une raison manifeste : les gardes autour du périmètre de l’ambassade regardaient tout autant vers l’intérieur que vers l’extérieur, et les Marines demeuraient invisibles. « Ivan Sergueïevitch, il y a quelque chose de bizarre, ici. — Assurément, Evgueni Pavlovitch », assura Clark sur un ton égal. Il ne ralentit pas, en espérant que les troupes massées sur le trottoir ne remarqueraient pas les deux gaijin passant en voiture et n’auraient pas l’idée de relever le numéro. Ce serait peut-être une bonne idée de changer de voiture de location. « L’homme s’appelle Arima, prénom Tokikichi, amiral. Général de corps d’armée, cinquante-trois ans. » Le sergent de l’armée de terre était un spécialiste du Renseignement. « Diplômé de leur académie militaire, il a commencé comme simple fantassin, puis est monté en grade, toujours bien noté. Il a le brevet de para. Il est venu faire un stage de perfectionnement à Carlisle, il y a huit ans. Excellents résultats. « De l’astuce politique », note son dossier. De bonnes relations. Il est général en chef de leur armée de l’est, en gros l’équivalent d’un corps d’armée chez nous, mais avec moins de matériel lourd, en particulier pour l’artillerie. Cela fait deux divisions d’infanterie, la 1re et la 12e, leur 1re brigade aéroportée, la 1re brigade du génie, le 2nd groupe antiaérien, plus les personnels administratifs. » Le sergent lui tendit le dossier, complété par deux photos. L’ennemi a un visage, maintenant, pensa Jackson. Au moins un visage. Jackson l’examina quelques secondes, puis il referma la chemise. Au Pentagone, on n’allait pas tarder à passer en phase FRÉNÉTIQUE. Le premier des chefs d’état-major interarmes était déjà arrivé au parking, et ce serait lui qui s’y collerait pour leur annoncer la nouvelle, en définitive. Jackson rassembla les documents et se dirigea vers la Cuve, une salle agréable au demeurant, située à l’extérieur de l’aile E du bâtiment. Chet Nomuri avait passé sa journée à rencontrer trois de ses contacts hors des heures régulières, sans apprendre grand-chose, sinon qu’il se tramait un truc fort bizarre, même si personne n’aurait su dire quoi. Il décida que le mieux était de retourner aux bains, en espérant que Kazuo Taoka s’y montrerait. Ce fut le cas, mais dans l’intervalle, Nomuri était resté si longtemps à mariner dans l’eau bouillante qu’il se sentait comme un plat de nouilles oublié depuis un mois dans une casserole. « Je te raconte pas la journée que j’ai passée, réussit-il à dire avec un sourire en coin. — Alors, elle était comment, la tienne ? » demanda Kazuo. Son sourire était las, mais enthousiaste. « Imagine une jolie fille dans un certain bar. Trois mois que je la travaille au corps, mais on a passé un après-midi... vigoureux. » Nomuri glissa la main sous la surface de l’eau, feignant un type de courbature particulièrement éloquent. « D’ici qu’elle n’arrive plus à servir... — Je regrette que cette Américaine ne soit plus là », observa Taoka en se laissant à son tour glisser dans le bassin avec un Ahhhhh prolongé. » Je me sens prêt pour ce genre de fille, maintenant. — Elle est partie ? demanda innocemment Nomuri. — Morte, répondit l’employé, maîtrisant sans grand mal son sentiment de perte. — Que s’est-il passé ? — Ils devaient la renvoyer chez elle. Yamata a chargé Kaneda, son homme de main, de régler cette affaire. Mais il semblerait qu’elle faisait usage de drogue, et on l’a retrouvée morte d’une overdose. C’est bien regrettable, observa Taoka, comme s’il évoquait la disparition du chat de la voisine. Mais il y en a d’autres comme elle dans son pays. » Nomuri se contenta de hocher la tête avec une impassibilité un peu lasse, remarquant pour lui-même que cet aspect du personnage était encore inédit pour lui. Kazuo était le cadre japonais typique. Il était entré dans son entreprise dès la sortie de l’université, débutant à un poste tout juste supérieur à celui d’un employé aux écritures. Au bout de cinq ans d’activité, on l’avait envoyé dans une école de commerce, qui dans ce pays était l’équivalent d’un pénitencier avec un côté camp de concentration. Il y avait quelque chose de scandaleux dans le fonctionnement de ce pays. Nomuri aurait voulu qu’il en aille autrement. C’était un pays étranger, après tout, et chaque pays avait sa spécificité, ce qui en soi était une bonne chose, l’Amérique en était la preuve. L’Amérique faisait son miel de la diversité qui parvenait sur ses côtes, chaque communauté ethnique ajoutant son ingrédient à la soupe nationale, créant une mixture souvent explosive, mais toujours originale et inventive. Pourtant, ce n’est que maintenant qu’il saisissait pleinement pourquoi tout ce monde venait aux États-Unis, et en particulier les gens de ce pays. Le Japon exigeait beaucoup de ses citoyens — ou plus exactement, sa culture. Le chef avait toujours raison. Un bon employé était un employé qui faisait ce qu’on lui disait. Pour progresser, il fallait lécher quantité de culs, chanter l’hymne de la compagnie, s’entraîner tous les matins comme un légionnaire dans un putain de camp, se pointer au boulot avec une heure d’avance pour montrer son dévouement au travail. Le plus incroyable avec de telles méthodes, c’était qu’ils arrivaient encore à être créatifs. Sans doute les meilleurs éléments réussissaient-ils à se frayer un chemin jusqu’au sommet, en dépit de tous ces obstacles, à moins qu’ils n’aient l’intelligence de dissimuler leurs sentiments jusqu’à ce qu’ils aient atteint un poste de réelle autorité. Mais quand enfin ils y étaient parvenus, ils devaient avoir accumulé tellement de Haine en eux qu’en comparaison Hitler aurait eu l’air d’un joyeux drille. Dans l’intervalle, ils faisaient passer la pilule avec des cuites et des séances de débauche comme celles qu’il entendait narrer dans ces bains brûlants. Les histoires de virées en Thaïlande, à Taiwan, ou plus récemment aux Mariannes, étaient particulièrement intéressantes ; des trucs à faire rougir ses copines de fac à l’université de Los Angeles. Tous ces éléments étaient symptomatiques d’une société qui cultivait la répression psychologique, dont l’aimable façade de courtoisie et de chaleur humaine était comme un barrage retenant des monceaux de rage contenue et de frustration. Ce barrage fuyait parfois, le plus souvent de manière ordonnée, maîtrisée, mais la pression n’en était pas libérée pour autant, et cette tension se révélait, en particulier, à certaine façon de regarder les autres, surtout les gaijin, que Nomuri ressentait comme une insulte et un affront aux conceptions égalitaristes que lui avait inculquées sa culture américaine. Il ne faudrait pas longtemps, se rendit-il compte, pour qu’il se mette à détester cet endroit. Ce serait malsain et non professionnel, jugea l’agent de la CU qui se souvenait des leçons serinées à la Ferme : un bon espion était celui qui s’identifiait le plus à la culture qu’il attaquait. Or, il était en train de glisser dans la direction opposée, et le plus ironique était que la raison fondamentale à cette antipathie croissante venait de ce que ses racines plongeaient dans cette terre même. « Tu en veux vraiment d’autres comme elle ? demanda Nomuri, les yeux clos. — Oh, que oui. Baiser tout ce qui est américain va bientôt devenir notre sport national. » Taoka étouffa un rire. « On s’est bien éclatés ces deux derniers jours. Et j’étais placé aux premières loges », conclut-il, la voix empreinte d’une terreur respectueuse. Cela avait valu le coup d’attendre. Vingt années d’humiliation et de patience pour connaître enfin la récompense de se trouver au PC de guerre, de pouvoir tout écouter, tout suivre, et ainsi voir l’histoire s’écrire sous ses yeux. Le modeste employé avait laissé sa marque et, plus important encore, il avait été remarqué. Par Yamata-san en personne. « Eh bien, quelles grandes prouesses se sont donc accomplies pendant que je réalisais les miennes, hein ? demanda Nomuri, rouvrant les yeux avec un sourire narquois. — Nous venons de déclencher la guerre contre l’Amérique et nous avons gagné ! proclama Taoka. — La guerre ? Nan ja ? Nous avons réussi à leur racheter la Général Motors, c’est cela ? — Non, une vraie guerre, mon ami. Nous avons gravement endommagé leur flotte du Pacifique et les Mariannes sont de nouveau japonaises ! — Mon ami, l’abus d’alcool ne te vaut rien, lança Nomuri, qui croyait réellement ce qu’il venait de dire à ce vantard. — Je n’ai pas bu un verre depuis quatre jours ! protesta Taoka. Ce que je t’ai dit est vrai ! — Kazuo, dit Cher, sur le ton patient qu’on adopte pour raisonner avec un gamin capricieux, tu sais raconter des histoires mieux que personne. Tes descriptions de femmes me font autant d’effet que si j’y étais moi-même. » Nomuri sourit. « Mais là, tu exagères. — Pas cette fois, mon ami. Vraiment. » Taoka voulait réellement être cru, aussi se mit-il à lui fournir des détails. Nomuri n’avait pas vraiment de formation militaire. L’essentiel de ses connaissances en ce domaine provenait de ses lectures et des films qu’il avait vus. Ses instructions pour opérer au Japon ne concernaient en rien la collecte de renseignements sur les forces nippones d’autodéfense, mais plutôt le commerce et les affaires étrangères. Mais Kazuo Taoka était effectivement un bon conteur, avec un sens aigu du détail, et il ne fallut pas trois minutes pour que Nomuri doive à nouveau clore les yeux, un sourire aux lèvres. Deux gestes qui résultaient de son entraînement à Yorktown, Virginie, tout comme l’entraînement de sa mémoire, qui tâcHait en ce moment précis d’emmagasiner mot après mot ces informations, tandis qu’une autre partie de son esprit se demandait comment diable il allait s’y prendre pour les faire sortir du pays. Son autre réaction était de celles que Taoka ne pourrait jamais voir ou entendre, la quintessence de l’américanisme, énoncée du tréfonds de son âme d’agent de la CIA : You motherfuckers ! Bande d’enculés... « Parfait, SAUTEUR est levé et à peu près en forme, annonça Helen D’Agustino. JASMIN (c’était le nom de code d’Anne Durling) sera dans une autre cabine. Les ministres de la Défense et du Trésor sont debout également, ils boivent leur café. Arnie van Damm est sans doute en meilleure forme que n’importe qui à bord. En piste ! Et les chasseurs ? — Ils nous rejoindront d’ici une vingtaine de minutes. Nous avons pris les F-15 basés à Otis : meilleur rayon d’action, ils pourront nous accompagner jusqu’au bout. Je deviens vraiment parano, pas vrai ? » Les yeux de Daga trahissaient une froide ironie, toute professionnelle. « Vous savez ce que j’ai toujours apprécié chez vous, Dr Ryan ? — Quoi donc ? — Je n’ai pas besoin de vous expliquer les problèmes de sécurité comme je suis obligée avec tous les autres. Vous pensez corme moi. ». C’était un sacré aveu pour un agent du Service secret. « Le Président vous attend, monsieur. » Elle le précéda dans l’escalier. Ryan se cogna contre sa femme en se dirigeant vers l’avant. Comme toujours aussi jolie, elle n’avait apparemment pas souffert de la soirée précédente, en dépit des avertissements de son mari, et en voyant Jack, ce fut elle qui faillit se moquer de son époux avec son air de... « Que se passe-t-il ? — Le boulot, Cathy. — Grave ? » Son mari se contenta de hocher la tête et poursuivit son chemin, passant devant un agent du Service secret et un garde armé de la police militaire de l’Air Force. Les deux canapés-lits avaient été repliés. Le Président Durling était assis, en pantalon et chemise blanche. Sa cravate et son veston n’étaient pas encore visibles à cette heure matinale. Une cafetière en argent était posée sur la table basse. Ryan pouvait voir dehors, par les hublots de part et d’autre de la cabine située dans le nez du jumbo-jet. Ils volaient à un millier de mètres au-dessus de cumulus moutonnants. « J’ai appris que vous êtes resté debout toute la nuit, Jack, observa Durling. — Depuis avant l’Islande, en tout cas, je ne sais pas quand c’était, monsieur le président », lui dit Ryan. Il ne s’était ni lavé ni rasé, et ses cheveux devaient ressembler à ceux de Cathy après un long séjour sous son bonnet de chirurgien. Mais le pire, c’était son regard, alors qu’il s’apprêtait à lui annoncer la plus sinistre des nouvelles. « Vous avez un air épouvantable. Quel est le problème ? — Monsieur le président, d’après les informations reçues au cours des dernières heures, tout me porte à croire que les États-Unis d’Amérique sont en guerre avec le Japon. » « Tout ce qu’il vous faut, c’est un bon chef de bord sur qui vous reposer, observa Jones. — Ron, encore une comme ça, et je vous balance par-dessus bord, vu ? Vous vous êtes suffisamment fait remarquer pour aujourd’hui, d’accord ? rétorqua Mancuso d’une voix lasse. Tous ces hommes étaient sous mes ordres, vous vous souvenez ? — Ai-je été odieux à ce point ? — Ouais, Jonesy, absolument. » C’est Chambers qui lui avait soufflé la réponse. « Peut-être que Seaton avait besoin de se faire remonter les bretelles, mais vous en avez un peu trop fait. Et ce dont on a besoin maintenant, c’est de solutions, pas de conneries d’un monsieur je-sais-tout. » Jones hocha la tête, mais il n’en pensait pas moins. « Très bien, monsieur. Quelles sont les forces en présence ? — Meilleure estimation, ils peuvent déployer dix-huit bateaux. Deux sont en radoub et seront sans doute indisponibles pendant au moins plusieurs mois, répondit Chambers, commençant par l’ennemi. Avec le Charlotte et l’Asheville rayés de la partie, nous avons de notre côté un total de dix-sept. Quatre sont en cale sèche pour révision et donc indisponibles. Quatre autres sont en refonte, à quai ici ou à Dago. Quatre encore croisent dans l’océan Indien. On pourra peut-être les récupérer, mais pas sûr. Restent cinq. Trois accompagnent les porte-avions pour ce fameux « exercice », un autre est là, en bas, à quai. Enfin, le dernier est en mer, quelque part tout là-haut dans le golfe d’Alaska, en mission d’entraînement. Il a un nouveau commandant — ça fait quoi, trois semaines, qu’il a son affectation ? — Correct, confirma Mancuso. Il apprend le métier. — Bon Dieu, on est donc démunis à ce point ? » Jones regrettait à présent ses remarques sur la nécessité d’un bon chef de bord. La puissante flotte du Pacifique de la marine des États-Unis, naguère encore — cinq ans à peine — la plus formidable armada de l’histoire de la civilisation, était désormais réduite à une marine de frégates. « Cinq contre dix-huit, et tous équipés pour la vitesse. Ils se sont entraînés sans discontinuer depuis deux mois. » Chambers considéra la carte murale et fronça les sourcils. « C’est un putain de vaste océan, Jonesy. » C’était le ton de cette dernière remarque qui préoccupa le civil. « Les quatre en refonte ? — L’ordre est parti : » Prenez la mer dès que disponible ». Et cela porte le chiffre à neuf, d’ici une quinzaine, et si on a de la chance. — Monsieur Chambers, amiral ? » Chambers se retourna. « Ouais, premier maître Jones ? — Vous vous souvenez du temps où on fonçait vers le nord, livrés à nous-mêmes, et qu’on traquait quatre ou cinq méchants en même temps ? » L’officier acquiesça sobrement, presque avec nostalgie. 5a réponse fut tranquille : « Cela fait bien longtemps, Jonesy. On affronte des SSK, aujourd’hui, sur leur propre terrain, et... — Est-ce que vous avez revendu vos couilles pour vous payer ce quatrième galon sur vos épaulettes ? » Chambers fit volte-face, blême de rage. « Bon, écoutez-moi bien, mon garçon, je... » Mais Ron Jones poursuivit, sur le même ton. « Je quoi ?... Merde, dans le temps, vous étiez un putain d’emmerdeur d’officier ! Je comptais sur vous pour savoir exploiter les données que je vous fournissais, comme je comptais sur lui... » Jones désigna l’amiral Mancuso. « Quand je naviguais avec vous, les gars, on était le dessus du panier. Et si vous avez toujours fait correctement votre boulot de commandant, et si vous, surtout, vous avez fait correctement votre boulot de chef d’état-major, Bart, eh bien, pour tous ces petits gars, en mer, c’est pareil. Bordel de merde ! Quand j’ai balancé mon barda par l’écoutille du Dallas, la première fois, je comptais sur vous, les mecs, pour faire votre putain de boulot. Me serais-je trompé, messieurs ? Vous vous souvenez de la devise du Dallas ? Toujours premiers face au danger ! Bordel, qu’est-ce qui se passe ici ? » La question demeura en suspens plusieurs secondes. Chambers était trop furieux pour réagir. Pas le SubPac. « On a l’air si nuls ? demanda Mancuso. — Ça, certainement, amiral. Bon, d’accord, on s’est fait avoir par ces salauds. S’rait peut-être temps de songer à reprendre le dessus. L’université, c’est nous, non ? Qui est mieux placé que nous pour donner des leçons ? — Jones, vous avez toujours eu une grande gueule, observa Chambers avant de se retourner vers la carte. Mais j’imagine qu’il est peut-être temps de se mettre au boulot. » Un maître principal passa la tête à la porte. « Amiral, le Pasadena vient de se signaler. Paré à plonger, le commandant attend ses ordres. — Son armement ? » répondit Mancuso, conscient que s’il avait fait correctement son boulot ces derniers jours, la question n’aurait pas été nécessaire. « Vingt-deux DCAP, six Harpoon, et douze TLAM-C. Que des armes de guerre, monsieur, répondit l’officier marinier. Il est paré à foncer dans le tas, amiral. » Le ComSubPac opina. « Dites-lui d’être prêt à recevoir son ordre de mission. — A vos ordres, amiral. — Bon skipper ? demanda Jones. — Il a acquis l’échelon E l’an dernier, dit Chambers. Tim Parry. Il était mon second sur le Key West. Il fera l’affaire. — Donc, maintenant, tout ce qu’il lui faut, c’est du boulot. » Mancuso décrocha le téléphone crypte pour appeler le CINCPAC. « Ouais. » « Signal des Affaires étrangères, annonça l’officier de transmissions en entrant dans la pièce. L’ambassadeur du Japon demande d’urgence une entrevue avec le Président. — Brett ? — Voyons ce qu’il aura à dire », répondit le ministre des Affaires étrangères. Ryan acquiesça. « Une chance quelconque qu’il y ait pu avoir erreur ? demanda Durling. — Nous attendons d’un instant à l’autre des informations concrètes depuis un passage satellite à la verticale des Mariannes. Il fait nuit, là-bas, mais peu importe. » Ryan avait terminé son exposé, et les données qu’il avait réussi à fournir paraissaient bien minces, en définitive. La vérité vraie était que ce qui venait à l’évidence de se produire dépassait tellement les limites de la raison qu’il ne serait pas lui-même entièrement satisfait tant qu’il n’aurait pas vu de ses propres yeux les dépêches. « Si c’est vrai, alors quoi ? — Ça va prendre un petit moment, admit Ryan. On aurait intérêt à écouter ce que leur ambassadeur a à nous dire. — Qu’est-ce qu’ils nous mijotent ? demanda Fiedler, le ministre des Finances. — Mystère, monsieur. Chercher à nous harceler serait un mauvais calcul : on a des ogives nucléaires. Pas eux. C’est complètement dingue..., observa calmement Ryan. Ça ne tient pas debout. » Puis il se souvint qu’en 1939 le premier partenaire commercial de l’Allemagne était... la France. La leçon la plus souvent donnée par l’histoire était que la logique n’était pas le moteur essentiel du comportement des nations. Mais l’étude de l’histoire n’était pas toujours bilatérale. Et les enseignements qu’on pouvait en tirer dépendaient de la qualité de l’étudiant. C’était toujours utile de s’en souvenir, estima Jack, vu que le mec en face pouvait l’avoir oublié. « Il doit y avoir eu erreur quelque part, annonça Hanson. Deux accidents. Peut-être que nos deux subs sont entrés en collision sous l’eau, et peut-être que nous avons des gens un peu trop émotifs à Saipan. Je veux dire... rien de tout ça ne tient debout. — Je suis bien d’accord, les renseignements ne composent pas une image cohérente, chaque pièce du puzzle, en revanche... enfin, merde, je connais bien Robby Jackson, je connais bien Bart Mancuso. — Qui est-ce. ? — Le ComSubPac. Il a sous ses ordres tous nos subs dans le secteur. J’ai déjà navigué avec lui. Jackson est J-3 adjoint et nous sommes amis depuis l’époque où nous enseignions tous les deux à Annapolis. » Dieu, tant d’années déjà... « D’accord, dit Durling. Vous nous avez dit tout ce que vous saviez ? — Oui, monsieur le président. Mot pour mot, sans aucune analyse. — Vous voulez dire que vous n’en avez pas ? » La critique était cuisante, mais l’heure n’était pas à la dentelle. Ryan acquiesça. « Correct, monsieur le président. — Donc pour l’instant, on attend. Combien de temps d’ici Andrews ? » Fiedler regarda par le hublot. « C’est la baie de Chesapeake que j’aperçois, là en dessous. On ne doit plus être trop loin. — Des journalistes à l’aéroport ? demanda-t-il en se tournant vers Arnie van Damm. — Juste ceux qui sont à l’arrière, monsieur. — Ryan ? — Nous essayons de confirmer nos informations au plus vite. Tous les services sont en alerte. — Qu’est-ce que ces chasseurs viennent foutre ici ? » demanda Fiedler. Ils volaient désormais de conserve avec Air Force One, deux appareils en formation serrée à quinze cents mètres environ, et leurs pilotes s’interrogeaient sur la raison de cet exercice. Ryan se demanda si les journalistes allaient le remarquer. Mouais, combien de temps allaient-ils pouvoir garder le secret sur cette affaire ? « Une idée à moi, Buzz », dit Ryan. Autant qu’il en assume la responsabilité. « Un peu mélodramatique, non ? observa le ministre des Affaires d’étrangères. — On ne s’attendait pas non plus à voir attaquer notre flotte, monsieur. — Mesdames et messieurs, ici le colonel Evans. Nous approchons maintenant de la base aérienne d’Andrews. Nous espérons que vous aurez apprécié le vol. Veuillez redresser vos sièges et... » A l’arrière, les jeunes cadres de la Maison-Blanche refusèrent ostensiblement d’attacher leur ceinture. Le personnel de cabine fit bien sûr ce qu’il était censé faire. Ryan sentit le train principal toucher la piste zéro-un droite. Pour la majorité des passagers, à savoir les journalistes, c’était la fin du voyage. Pour lui, ce n’était que le début. Le premier signe était le contingent de forces de sécurité plus important que d’habitude qui les attendait au terminal, et surtout un certain nombre de membres du Service secret particulièrement nerveux. Dans un sens, le chef du Conseil national de sécurité qu’il était se sentait presque soulagé. Presque plus personne ne croyait encore à une erreur, mais c’eût été tellement mieux, songea Ryan, s’il avait pu se tromper, rien qu’une fois. Sinon, ils étaient confrontés à la crise la plus complexe dans toute l’histoire de son pays. Tom Clancy DETTE D’HONNEUR Deuxième Volume 24 Mise en place S’IL y avait une sensation pire que celle-ci, Clark ignorait laquelle. Leur mission au Japon aurait dû, normalement, ne pas soulever de difficulté : évacuer une ressortissante américaine qui se trouvait en situation critique, puis évaluer la possibilité de réactiver un ancien réseau de renseignements passablement poussiéreux. Bon, c’était l’idée de départ, se dit l’agent en regagnant leur chambre. Chavez était en train de garer la voiture. Ils avaient décidé d’en louer une autre et, cette fois encore, l’employé au guichet avait changé d’expression en découvrant que leur carte de crédit était imprimée en caractères romains et cyrilliques. C’était une expérience si neuve pour eux qu’elle était absolument sans précédent. Même au plus fort (ou au plus profond) de la guerre froide, les Russes avaient toujours traité les citoyens américains avec plus de déférence que leurs propres compatriotes, et que ce fût dû ou non à la curiosité, le privilège d’être un Américain avait toujours été un avantage déterminant lorsqu’on se retrouvait isolé en pays hostile. Jamais Clark ne s’était senti terrifié à ce point, et c’était une mince consolation que Ding Chavez n’ait pas assez d’expérience pour se rendre compte du caractère incongru et malsain de leur situation. Ce fut par conséquent un soulagement de découvrir le bout de scotch fixé sous le bouton de porte. Peut-être Nomuri pourrait-il leur fournir d’utiles renseignements. Clark entra dans la chambre, juste le temps de filer aux toilettes et d’en ressortir aussitôt. Il avisa Chavez dans le hall, lui adressa le signe convenu : Bouge pas. Il nota avec un sourire que son jeune collègue s’était arrêté à un kiosque pour acheter un journal russe, qu’il exhibait ostensiblement, comme une sorte de mesure défensive. Deux minutes plus tard, Clark se retrouvait devant la vitrine de la boutique photo-vidéo. Il n’y avait pas grand monde dans la rue. Alors qu’il était en train de contempler la dernière merveille automatique de chez Nikon, il sentit quelqu’un le bousculer. « Regardez où vous allez », dit une voix bourrue, en anglais, puis l’homme poursuivit son chemin. Clark attendit quelques secondes avant de partir dans la direction opposée, tourner à l’angle et s’enfoncer dans une ruelle. Une minute plus tard, ayant trouvé un coin sombre, il attendit. Nomuri le rejoignit rapidement. « C’est dangereux, petit. — À votre avis, pourquoi vous ai-je adressé le signal ? » La voix de Nomuri était basse et tremblante. On eût dit une scène de mauvaise série télévisée, à peu près aussi réaliste que l’évocation de deux ados fumant une clope en douce dans les chiottes du lycée. Le plus bizarre était que, si important que puisse être le message de Nomuri, il ne prit qu’une minute. Tout le reste du temps avait été consacré à des questions de procédure. « Parfait, en premier lieu, aucun contact avec tes informateurs habituels. Même s’ils ont le droit de circuler librement, tu ne les connais pas. Tu ne les approches pas. Tes points de contact ont disparu, petit, pigé ? » Clark réfléchissait à la vitesse de la lumière, sans objectif précis pour le moment, mais la priorité la plus immédiate était leur survie. Il fallait être en vie pour accomplir quoi que ce soit, et Nomuri, tout comme Chavez et lui, était un « clandestin » : ils ne devaient pas espérer bénéficier de la moindre clémence en cas d’arrestation, ou du moindre soutien de la part de leur hiérarchie. Chet Nomuri hocha la tête. « Ne resterait donc que vous. — Exact, et si tu nous perds, tu reprends ta couverture et tu ne fais rien. Pigé ? Rien du tout. Tu es un citoyen japonais loyal, et tu restes planqué dans ton trou. — Mais... — Mais rien, petit. Tu es sous mes ordres, dorénavant, et si tu les enfreins, c’est à moi que tu en rendras compte ! » Le ton de Clark se radoucit. « Ta priorité essentielle est toujours la survie. Chez nous, pas de comprimés de cyanure ou autres conneries de cinéma. Un agent mort est un agent idiot. » Bigre, se dit Clark, si la mission s’était déroulée autrement depuis le début, ils auraient pu instaurer une routine — des boîtes aux lettres, toute une série de signaux, d’échappatoires —, mais ils n’avaient plus le temps, et tandis qu’ils discutaient dans l’ombre, ils couraient à tout instant le risque de voir un habitant du quartier ouvrir pour laisser sortir son chat, remarquer un Japonais en conversation avec un gaijin et les dénoncer. La courbe de paranoïa était montée en flèche ces derniers temps, et ça ne ferait qu’empirer. « D’accord, si vous le dites. — Et tâche de pas l’oublier. Cantonne-toi à suivre ta routine habituelle. N’y change strictement rien, sinon pour être encore plus discret. Fonds-toi dans le moule. Agis comme tout le monde. Le clou qui dépasse, on tape dessus. Et les coups de marteau, ça fait mal, petit. Bon, alors voilà ce que je veux que tu fasses. » Clark passa une minute à s’expliquer. « Pigé ? — Oui, monsieur. — File. » Clark se dirigea vers le bout de la ruelle et réintégra son hôtel par la porte de service, par chance non gardée à cette heure tardive. Il remercia le ciel que Tokyo ait un taux de criminalité aussi faible. L’équivalent américain aurait été verrouillé, avec alarme ou vigile armé en patrouille. Même en guerre, Tokyo restait un endroit plus sûr que la capitale des États-Unis. « Ce serait pas plus simple d’acheter une bouteille au lieu de descendre boire, camarade ? lança Chekov, et pas pour la première fois, à son entrée dans la chambre. — C’est peut-être ce que je devrais faire. » Réponse qui amena le jeune agent à quitter brusquement des yeux son journal et ses exercices de russe. Clark indiqua la télé, l’alluma et trouva CNN Headline News, en anglais. À présent, bonjour l’astuce. Comment je me débrouille, moi, pour faire passer l’info ? Il n’osait pas recourir au télécopieur avec l’Amérique. Même le bureau d’Interfax à Washington était trop risqué, celui de Moscou n’avait pas le matériel de cryptage nécessaire, et il ne pouvait pas non plus passer par le canal de la CIA à l’ambassade. Les règles, lorsqu’on opérait en pays ami, ne s’appliquaient pas en territoire ennemi, et personne n’avait imaginé que les règles à l’origine de ces règles puissent changer sans avertissement. Clark était un espion expérimenté, et le fait que lui et ses collègues de la CIA auraient dû être les premiers à signaler l’imminence du risque le mettait d’autant plus en rogne. Les débats au Congrès à l’issue de cette affaire promettaient d’être distrayants — s’il arrivait à survivre pour en profiter. La seule bonne nouvelle était qu’il tenait le nom d’un suspect pour le meurtre de Kimberly Norton. Voilà qui lui donnait au moins une raison de fantasmer, et son esprit n’avait guère d’autre tâche utile à accomplir pour le moment. À la demie, il apparut manifeste que même CNN n’était pas au courant de ce qui se passait, et si CNN ne l’était pas, alors personne ne l’était. N’était-ce pas farce, se dit Clark ? C’était comme la légende de Cassandre, la fille de Priam, roi de Troie, qui savait toujours ce qui se passait et dont on ignorait toujours les avertissements. Seulement, Clark n’avait aucun moyen de faire passer le message... à moins que ? Je me demande, si... ? Non. Il secoua la tête. C’était trop délirant. « En avant toute, dit le CO, l’officier commandant de l’Eisenhower. — En avant toute, compris », répéta le maître de manoeuvre en poussant à fond la commande du transmetteur d’ordres. Un instant après, la flèche intérieure du cadran vint se positionner au même endroit. « Commandant, les machines confirment en avant toute. — Très bien. » Le commandant se tourna vers l’amiral Dubro. « Vous voulez évaluer nos chances, amiral ? » Leur meilleure information, assez bizarrement, provenait du sonar. Deux des bâtiments d’escorte du groupe de combat avaient déployé leurs sonars de traîne, et leurs données, combinées avec celles des deux sous-marins nucléaires situés à tribord, indiquaient que la formation indienne était nettement plus au sud. C’était un de ces curieux exemples, plus fréquents qu’on ne pourrait l’imaginer, où le sonar surpassait de loin les performances du radar, dont les ondes électroniques étaient limitées par la courbure de la Terre, alors que les ondes acoustiques se propageaient sans obstacle dans les profondeurs. La flotte indienne était à plus de cent cinquante nautiques — deux cent quatre-vingts kilomètres — et même si ce n’était qu’un jet de pierre pour un chasseur à réaction, les Indiens surveillaient leur sud, pas le nord, et par ailleurs, il était manifeste que l’amiral Chandraskatta appréciait peu les opérations aériennes de nuit et les risques qu’elles induisaient pour son nombre limité de Harrier. Certes, estimaient les deux hommes, apponter de nuit n’était jamais une partie de rigolade. « Mieux que cinquante-cinquante, estima l’amiral Dubro après quelques secondes d’analyse. — Je pense que vous avez raison. » La formation évoluait en silence radio, disposition qui n’avait rien d’inhabituel pour des bâtiments de guerre : tous les radars étaient coupés et les seules transmissions radio s’opéraient en visibilité directe et par salves, limitées à quelques centièmes de seconde. Car même les faisceaux de liaison satellite généraient des lobes secondaires susceptibles de trahir leur position, et il était essentiel que leur passage au sud du Sri Lanka demeurât caché. « C’était comme ça pendant la guerre », poursuivit le CO, donnant libre cours à sa nervosité. Ils étaient désormais à la merci des seuls sens humains. On avait posté des vigies supplémentaires, équipées à la fois de jumelles classiques et d’« yeux électroniques » de vision nocturne, pour balayer l’horizon à la recherche de silhouettes et de mâtures, tandis que sur les ponts inférieurs, d’autres hommes de quart recherchaient plus spécifiquement le sillage caractéristique trahissant un périscope de submersible. Les Indiens avaient déployé deux sous-marins sur la position desquels Dubro n’avait aucune donnée, même approximative. Ils devaient sans doute patrouiller plus au sud, mais si Chandraskatta était vraiment aussi malin qu’il le redoutait, il en aurait gardé un dans les parages, au cas où. Peut-être... La supercherie de Dubro avait été habilement organisée. « Amiral ? » Il tourna la tête. C’était un radio. « Trafic FLASH du CINCPAC. » Le premier maître lui tendit la planchette en braquant dessus sa torche masquée d’un écran rouge pour permettre au commandant du groupe de combat de lire la dépêche. « Avez-vous accusé réception ? demanda l’amiral avant de commencer sa lecture. — Non, monsieur, vous nous aviez ordonné le silence radio. — Parfait, matelot. » Dubro examina la dépêche. Au bout d’une seconde, il agrippait à la fois la planchette et la torche. « Bordel de merde ! » L’agent spécial Robberton se chargea de raccompagner Cathy à la maison : Ryan avait cessé d’être un humain normal, avec femme et enfants, pour se retrouver fonctionnaire gouvernemental. Il n’y avait que quelques pas à faire pour rejoindre Marine One, dont le rotor tournait déjà. Le Président et madame— SAUTEUR et JASMIN — avaient servi à la presse télévisée les sourires de circonstance, prétextant la longueur du vol pour décliner toutes les questions. Ryan les suivait, tel un écuyer de l’ancien temps. « Prenez une heure pour vous faire mettre au courant, dit Durling, alors que l’hélicoptère se posait sur la pelouse sud de la Maison-Blanche. Quand a-t-on fixé la visite de l’ambassadeur ? — À onze heures trente, répondit Brett Hanson. — Je vous veux avec moi, Arnie, ainsi que Jack, pour cette entrevue. — Bien, monsieur le président », dit le ministre des Affaires étrangères. La troupe habituelle de photographes était là, mais les journalistes accrédités à la Maison-Blanche, ceux qui énervaient tout le monde avec leurs questions, étaient pour la plupart encore à Andrews, attendant de récupérer leurs bagages. Dans le hall du rez-de-chaussée, le contingent du Service secret était plus important que d’habitude. Ryan prit le couloir ouest ; deux minutes après, il était dans son bureau, quittait son pardessus et s’asseyait devant un plan de travail déjà recouvert de messages. Il les ignora momentanément, décrochant d’abord son téléphone pour appeler la CIA. « Le DAO à l’appareil, bienvenue au bercail, Jack », dit Mary Pat Foley. Ryan ne chercha pas à savoir comment elle avait deviné que c’était lui. Ils n’étaient pas si nombreux à avoir son numéro personnel au bureau. « C’est grave ? — Notre personnel diplomatique est sain et sauf. Jusqu’ici, personne n’a pénétré dans l’ambassade, et nous détruisons tous les documents. » Le poste à Tokyo, comme tous ceux de la CIA ces dix dernières années, avait été intégralement informatisé. Détruire les fichiers n’était qu’une question de secondes et ne laissait aucune fumée compromettante. « Ce devrait être fini à l’heure qu’il est. » La procédure était radicale. Toutes les disquettes d’ordinateur étaient effacées, reformatées, effacées de nouveau, puis soumises à un champ magnétique puissant. L’ennui, c’est qu’une partie de ces données étaient irremplaçables, quoique pas autant que ceux qui les avaient collationnées. Il y avait désormais trois agents « clandestins » à Tokyo, qui représentaient l’ensemble des effectifs de contre-espionnage américain dans ce qui était sans doute, désormais, un pays ennemi. « Quoi d’autre ? — Ils laissent nos ressortissants circuler librement entre leur domicile et leur travail, mais sous escorte. À vrai dire, ils se montrent relativement décontractés, dit Mme Foley, sans montrer sa surprise. Toujours est-il que ce n’est pas comme Téhéran en 79. Pour les communications, ils nous laissent jusqu’ici utiliser les liaisons par satellite, mais elles sont sous surveillance électronique. L’ambassade a encore un STU-6 en service. Les autres ont été désactivés. Le dispositif CLAQUETTE reste toutefois opérationnel », acheva-t-elle, évoquant le système de cryptage à clé publique désormais utilisé par toutes les ambassades pour leurs communications avec l’Agence pour la sécurité nationale. « D’autres éléments ? » jargonna Ryan. Même s’il espérait que le cryptage de sa propre ligne n’avait pas été percé, mieux valait malgré tout ne pas courir de risque. « Sans couverture légale, ils sont quasiment isolés. » L’inquiétude dans sa voix était manifeste, et semblait s’accompagner d’une pointe de remords. Il restait encore un certain nombre de pays où l’Agence menait encore des opérations qui n’exigeaient pas franchement la participation du personnel diplomatique. Mais le Japon n’était pas du nombre, et même Mary Pat ne pouvait faire agir ses pressentiments de manière rétroactive. « Sont-ils au moins au courant de ce qui se passe ? » La question était astucieuse, jugea le directeur adjoint des opérations, sentant une nouvelle pique dans sa chair. « Aucune idée, dut admettre Mme Foley. Ils n’ont pas encore donné signe de vie. Soit ils ne savent rien, soit ils ont été compromis. » Ce qui était un euphémisme pour dire arrêtés. « Autres stations ? — Jack, on s’est fait prendre le pantalon baissé, et on ne peut plus rien y faire. » Ryan se rendait bien compte que, quoi qu’elle pût en penser, elle se contentait de rapporter les faits, froidement, comme un chirurgien en salle d’op. Et dire que le Congrès la coulerait impitoyablement pour ce faux pas. « J’ai des gens qui sont en train de battre la campagne à Séoul et à Pékin, mais je ne compte pas en obtenir des retombées avant plusieurs heures. » Ryan fourragea parmi les feuillets roses étalés sur son bureau. « J’ai justement là un message, datant d’une heure, émanant de Golovko... — Merde, rappelez-moi ce salaud, dit aussitôt Mary Pat. Et faites-moi savoir ce qu’il a à nous raconter. — Sans problème. » Jack hocha la tête, en se souvenant du sujet de leur dernière conversation. « Descendez ici en vitesse. Et amenez Ed avec vous. Je veux avoir son opinion instinctive sur un truc, mais pas au téléphone. — Je suis là dans une demi-heure » répondit Mme Foley. Jack étala plusieurs télécopies sur son bureau et les parcourut rapidement. Les gars des opérations du Pentagone avaient été plus rapides que leurs collègues des autres agences, mais la DIA pointait le bout de son nez, suivie de près par les Affaires étrangères. Le gouvernement s’était enfin réveillé — pour ça, rien de tel qu’une fusillade, songea Jack, désabusé — mais les données étaient surtout répétitives : différentes agences apprenaient la même chose à des instants différents et elles s’empressaient d’en rendre compte comme si c’était une information inédite. Il parcourut de nouveau les divers messages d’appels : manifestement, la plupart racontaient plus ou moins la même chose. Ses yeux revinrent à celui du directeur du contre-espionnage russe. Jack décrocha le téléphone et composa le numéro, en se demandant lequel des appareils posés sur le bureau de Golovko allait sonner. Il prit un calepin, nota l’heure. Le service des transmissions la consignerait également, tout comme il enregistrerait la communication, mais il désirait avoir ses notes personnelles. « Allô, Jack. — Votre ligne privée, Sergueï Nikolaïtch ? — Pour un vieil ami, pourquoi pas ? » Le Russe marqua un temps, puis reprit, recouvrant son sérieux : « Je présume que vous êtes au courant. — Oh, ouais. » Ryan réfléchit quelques instants avant de poursuivre. « On s’est fait prendre par surprise », admit-il. Il entendit au bout du fil un grognement compatissant, très russe. « Et nous, donc ! Dans les grandes largeurs. Est-ce que vous savez ce que mijotent ces cinglés ? demanda le directeur du Renseignement russe, d’une voix où se mêlaient l’inquiétude et la colère. — Non, je ne vois absolument aucune explication logique pour le moment. » Et c’était peut-être bien cela le plus préoccupant. « Quels sont vos plans ? — Dans l’immédiat ? Aucun. On doit recevoir leur ambassadeur dans moins d’une heure. — Splendidement minuté de leur part, commenta le Russe. Ils vous ont déjà joué le même coup, si vous vous souvenez bien. — Et à vous aussi », observa Ryan qui se rappelait comment avait débuté la guerre russo-japonaise. Pas à dire, ils y tiennent, à leurs surprises. « Oui, Ryan, à nous aussi. » Et Jack le savait, c’était bien pour ça que Sergueï avait passé le coup de fil et que sa voix trahissait une réelle inquiétude. La peur de l’inconnu n’était pas cantonnée aux enfants, après tout, n’est-ce pas ? « Pouvez-vous me dire le genre d’éléments dont vous disposez pour gérer la crise ? — Je n’ai pas de certitude pour l’instant, Sergueï, mentit Ryan. Si votre rezidentura de Washington fait bien son boulot, vous devez savoir que je viens d’arriver. J’ai besoin d’un peu de temps pour me mettre à jour. Mary Pat s’apprête à descendre me rejoindre dans mon bureau. — Ah », entendit Jack à l’autre bout du fil. Bon, il avait proféré un mensonge manifeste et Sergueï était un vieux pro à qui on ne la faisait pas. « Vous avez été bien imprudents de ne pas réactiver CHARDON plus tôt, mon ami. — Cette ligne n’est pas protégée, Sergueï Nikolaïtch. » Ce qui était partiellement vrai. La communication était routée via l’ambassade des États-Unis à Moscou par un circuit spécial, mais de là,-elle empruntait sans aucun doute une ligne commerciale classique, ce qui rendait une interception toujours possible. « Inutile de vous tracasser outre mesure, Ivan Emmetovitch. Vous rappelez-vous notre conversation dans mon bureau ? » Oh, que oui. Peut-être que les Russes manipulaient bel et bien le chef du contre-espionnage japonais. Si oui, il devait être en mesure de savoir si leur ligne téléphonique était sûre ou pas. Et surtout, cela lui donnait d’assez jolis atouts à jouer. Lui lançait-il une ouverture ? Réfléchis vite, Jack, se commanda Ryan. D’accord, les Russes ont un autre réseau en activité... « Sergueï, c’est important : vous n’avez reçu aucun avertissement ? — Jack, sur mon honneur d’espion (Ryan entendit presque le sourire en coin qui devait accompagner sa réponse) j’ai dû tout à l’heure avouer à mon président que je m’étais fait surprendre la braguette ouverte, et mon embarras est sans doute encore plus grand que... » Jack ne se fatigua pas à écouter la suite. D’accord. Les Russes avaient donc bien un autre réseau d’espionnage en activité au Japon, mais eux non plus n’avaient sans doute pas reçu d’avertissement. Non, les risques d’un tel double jeu étaient trop grands. Autre fait concret : leur second réseau devait être au coeur même du gouvernement japonais ; forcément, s’ils avaient infiltré leurs services de renseignements. Mais CHARDON restait pour l’essentiel un réseau d’espionnage commercial — il l’avait toujours été ; or, Sergueï venait de lui annoncer que l’Amérique avait eu l’insouciance de ne pas l’activer plus tôt. Ce fait nouveau masquait des implications plus subtiles, liées à l’aveu de son erreur par Moscou. « Sergueï Nikolaïtch, je n’ai pas trop de temps... Vous mijotez quelque chose. C’est quoi ? — Je vous propose une coopération. J’ai le feu vert du président Grouchavoï. » Jack nota qu’il n’avait pas dit pleine coopération, mais l’offre n’en était pas moins surprenante. Jamais, au grand jamais, sinon dans les mauvais films, le KGB et la CIA n’avaient réellement coopéré sur quoi que ce soit d’important. Certes, le monde avait radicalement changé, mais même sous sa nouvelle incarnation, le KGB continuait à travailler à infiltrer les institutions américaines, et il n’avait toujours pas perdu la main. C’était la raison pour laquelle on ne les laissait pas entrer. Pourtant, il avait quand même fait la proposition. Alors, pourquoi ? Les Russes ont la trouille. Mais de quoi ? « Je transmettrai à mon président, une fois que j’aurai consulté Mary Pat. » Ryan ne savait pas trop encore comment il allait présenter la chose. Golovko, toutefois, savait fort bien la valeur de ce qu’il venait d’étaler sur le bureau de l’Américain. Il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer la réponse probable. À nouveau, Ryan devina le sourire. « Je serais fort surpris que Foleïeva ne soit pas d’accord. Je vais encore rester quelques heures à mon bureau. — Moi de même. Merci, Sergueï. — Bonne journée, Dr Ryan. — Ma foi, tout cela m’avait l’air fort intéressant, dit Robby Jackson, la tête passée dans l’embrasure de la porte. On dirait que, pour toi aussi, la nuit a été longue. — Et en avion, en plus. Un café ? » demanda Jack. L’amiral secoua la tête. « Encore une tasse et je crois que je me désintègre. » Il entra et s’assit. « Mauvaises nouvelles ? — Et ça ne fait qu’empirer. Nous essayons encore de comptabiliser combien nous avons d’hommes en uniforme au Japon en ce moment — un certain nombre étaient en transit. Il y a une heure, un C-141 s’est posé à Yakota et on a aussitôt perdu tout contact avec eux. Ce coup-là, c’était gros comme une maison. Enfin, ils ont peut-être eu une panne de radio. Plus probablement, ils n’avaient plus assez de kérosène pour poursuivre leur route, dit Robby. Un équipage de quatre bonshommes, peut-être cinq — j’ai oublié. Les Affaires étrangères essaient de recenser combien d’hommes d’affaires on a là-bas. Ça devrait nous donner un ordre de grandeur, mais il faut également prendre en considération les touristes. — Des otages. » Ryan fronça les sourcils. L’amiral acquiesça. « Mettons dix mille, estimation plancher. — Les deux subs ? » Jackson secoua la tête. « Perdus, aucun survivant. Le Stennis a récupéré son avion et mis le cap sur Pearl. Il fait route à douze noeuds environ. L’Enterprise tente d’avancer sur une seule hélice ; il est en remorque et ne doit pas pouvoir filer plus de six noeuds. Si même il arrive à avancer, vu l’étendue des dégâts mécaniques annoncés par le commandant. On leur a envoyé un remorqueur de haute mer pour leur filer un coup de main. Nous avons fait décoller plusieurs P-3 en direction de Midway pour effectuer des patrouilles anti-sous-marines. Si j’étais dans l’autre camp, j’essaierais de leur porter le coup de grâce. Le Johnnie Reb devrait pouvoir s’en tirer, mais le Big-E fait une putain de cible immobile. Ça inquiète le CINCPAC. Terminés, les rêves de puissance, Jack. — Guam ? — L’ensemble des Mariannes est devenu inaccessible, à une exception près. » Et Jackson d’expliquer l’épisode Oreza. « Tout ce qu’il peut nous dire, c’est à quel point la situation est grave. — Recommandations ? — J’ai des équipes qui explorent un certain nombre d’idées, mais avant tout, on aurait besoin de savoir si le Président en a la volonté politique. À ton avis ? demanda Robby. — Leur ambassadeur sera ici sous peu. — Fort aimable de sa part. Mais vous n’avez pas répondu à ma question, Dr Ryan. — Je n’en sais encore rien. — Eh bien voilà qui est rassurant. » Pour le capitaine de vaisseau Bud Sanchez, l’expérience était unique. Ce n’était pas tout à fait un miracle s’il avait pu récupérer le S-3 Viking sans incident. Le « Hoover » était un appareil docile à l’appontage, et les vingt noeuds de vent balayant le pont avaient bien aidé. Désormais, l’ensemble de son groupe aérien était de retour au bercail, et le porte-avions s’enfuyait. Oui, il s’enfuyait. Plus question de foncer au coeur du danger, credo de la marine des États-Unis, mais de rentrer à Pearl, clopin-clopant. Les cinq escadrilles de chasseurs et d’avions d’attaque étaient alignées comme à la parade sur le pont du John Stennis, prêtes aux opérations de combat, mais sauf urgence extrême, incapables de décoller. C’était une question de vent et de poids. Les porte-avions viraient au vent pour catapulter et récupérer les avions, et il leur fallait des moteurs d’une puissance phénoménale pour créer, par leur vitesse, le maximum de vent relatif. La masse d’air en mouvement s’ajoutait à l’impulsion donnée par les catapultes à vapeur pour renforcer la portance de l’appareil propulsé dans les airs. Leur capacité à décoller dépendait directement de ce flux d’air et, de manière plus significative, d’un point de vue tactique, l’intensité de ce vent relatif déterminait la capacité d’emport des appareils — et donc leur quantité d’armes et de carburant. Dans l’état actuel des choses, il pouvait faire décoller les avions, mais sans le kérosène nécessaire pour rester en vol un temps significatif ou sillonner l’océan à la recherche de cibles, et sans les armes nécessaires pour engager le combat avec celles-ci. Il estimait avoir la possibilité d’utiliser les chasseurs pour défendre sa flottille contre une menace aérienne dans un rayon de peut-être cent milles. Mais il n’y avait pas de menace aérienne, et même s’ils connaissaient la position de la formation japonaise en cours de repli, il était hors d’état de l’atteindre avec ses zincs d’attaque. Mais d’un autre côté, il n’avait pas non plus reçu d’ordres l’y autorisant. La nuit en mer est censée être un spectacle splendide, mais ce n’était pas le cas cette fois-ci. Les étoiles et la lune gibbeuse se reflétaient sur le calme miroir de l’océan, rendant tout le monde nerveux. Il y avait bien assez de lumière pour repérer les navires, black-out ou pas. Les seuls appareils réellement actifs de son groupe aérien étaient les hélicos de lutte anti-sous-marine dont les feux clignotants anticollision étincelaient à l’avant des deux porte-avions. Ils avaient reçu le renfort de ceux d’une partie des navires d’escorte du Johnnie Reb. Le seul avantage de leur faible vitesse d’évolution était d’offrir aux destroyers et aux frégates de meilleures conditions de travail pour leurs sonars dont le réseau d’émetteurs à large ouverture se déployait dans leur sillage. Mais il n’en avait pas de trop. La majeure partie de ses navires d’escorte étaient restés derrière pour attendre l’Enterprise, tournant autour du porte-avions sur deux rangées, comme les gardes du corps d’un chef d’État, tandis qu’une des grosses unités, un croiseur Aegis, tentait de l’aider en le prenant en remorque, ce qui lui avait permis de porter sa vitesse à un bon six noeuds et demi. Sans une tempête pour balayer son pont d’envol, l’Enterprise serait totalement incapable de mener des opérations aériennes. Des sous-marins — de tout temps la menace la plus redoutable pour des porte-avions — pouvaient fort bien rôder dans les parages. Pearl Harbor disait n’avoir pour l’instant décelé aucun contact dans les parages immédiats de l’escadre à présent divisée, mais c’était toujours facile à dire depuis une base à terre. Les opérateurs sonar, pressés de ne rien laisser échapper par des supérieurs nerveux, repéraient au contraire des menaces inexistantes des courants dans l’eau, les échos de conversations de poissons, n’importe quoi. L’état de nervosité du convoi était traduit de manière éloquente par la manoeuvre d’une frégate, qui vira brutalement à bâbord, son sonar ayant indubitablement accroché quelque chose, sans doute rien de plus que le fruit de l’imagination excitée d’un opérateur stagiaire ayant entendu un pet de baleine. Voire deux, estima Sanchez. L’un de ses Seahawk était à présent en vol stationnaire au ras de la surface, trempant au bout d’un filin le dôme de son sonar pour renifler lui aussi la trace. Encore mille trois cents nautiques d’ici jusqu’à Pearl Harbor. À douze noeuds. Cela faisait quatre jours et demi. Et chaque mille parcouru, sous la menace d’une attaque sous-marine. L’autre question était : quel génie avait pu croire que se retirer du Pacifique occidental était une bonne idée ? Les États-Unis étaient une puissance planétaire, oui ou non ? Projeter sa puissance sur l’ensemble de la planète, c’était important, non ? Sans aucun doute dans le temps, songea Sanchez en se rappelant ses cours à l’École de guerre. Newport avait été son dernier « tour » avant son affectation de commandant d’escadre aérienne. La marine américaine avait été l’instrument de l’équilibre des forces dans le monde entier pendant deux générations ; capable d’intimider par sa seule présence, voire par de simples photos dans la dernière édition mise à jour du Jane’s Fighting Ships{19}. On ne pouvait jamais savoir où se trouvaient ses unités. On ne pouvait que compter les cales vides dans les grandes bases navales, et se poser des questions. Eh bien, il n’y en aurait plus guère à se poser, maintenant. Les deux plus grandes cales sèches de Pearl Harbor seraient occupées pendant un certain temps dans les mois à venir, et si les nouvelles en provenance des Mariannes se confirmaient, l’Amérique était désormais dépourvue de la puissance de feu mobile pour les reprendre, même si Mike Dubro décidait de jouer au 7e de cavalerie et de faire sonner la charge. « Bonjour, Chris, merci d’être venu. » L’ambassadeur serait reçu à la Maison-Blanche d’ici quelques minutes. L’horaire était incongru, mais celui qui décidait à Tokyo ne se préoccupait guère du confort de Nagumo, le jeune diplomate en était conscient. Il y avait un autre trait déroutant : Washington était une cité où, en temps normal, on ne prêtait guère attention aux étrangers, mais cela n’allait pas tarder à changer, et aujourd’hui, pour la première fois, Nagumo était un gaijin. « Seiji, enfin, qu’est-ce qui s’est passé là-bas ? » demanda Cook. Les deux hommes étaient membres du Club de l’université, un établissement cossu qui jouxtait l’ambassade de Russie et se vantait d’avoir un des meilleurs gymnases de la capitale, l’endroit idéal pour une bonne séance d’exercice suivie d’un repas sur le pouce. Un homme d’affaires japonais y louait une suite à l’année, et même s’il risquait de ne plus pouvoir l’utiliser à l’avenir pour ses rendez-vous, pour le moment elle lui garantissait l’anonymat. « Que vous ont-ils dit, Chris ? — Qu’un de vos bâtiments de guerre avait eu un petit accident. Bon Dieu, Seiji, les choses ne sont-elles pas bien assez compliquées sans y rajouter ce genre de bourde ? Ça ne suffisait pas avec vos putains de réservoir d’essence ? » Nagumo prit une seconde avant de répondre. Dans un sens, c’était une bonne nouvelle. Les événements principaux restaient plus ou moins secrets, comme il l’avait prédit, et comme l’avait espéré l’ambassadeur. Il était nerveux, maintenant, même si son attitude n’en laissait rien paraitre. « Chris, ce n’était pas un accident. — Que voulez-vous dire ? — je veux dire que c’était une sorte de bataille navale. Je veux dire que mon pays se sentait extrêmement menacé, et que nous avons dû prendre un certain nombre de mesures défensives pour nous protéger. » Chris n’arrivait tout bonnement pas à saisir. Bien qu’un des spécialistes du japon aux Affaires étrangères, il n’avait pas encore été convoqué pour un briefing complet : tout ce qu’il savait, il l’avait appris par son autoradio, et c’était bien mince. Nagumo voyait bien que ça dépassait son entendement que son pays puisse faire l’objet d’une attaque. Après tout, l’Union soviétique avait disparu, non ? C’était réconfortant pour Seiji Nagumo. Bien que terrifié par les risques que le Japon était en train de courir, et bien qu’ignorant leur raison, il restait un patriote. Il aimait son pays, tout autant que n’importe qui. Il était également intégré à sa culture. Il avait des ordres et des instructions. En son for intérieur, il pouvait bien pester contre celles-ci, il avait néanmoins décidé d’agir en bon petit soldat, point final. Et le vrai gaijin, c’était Cook, pas lui. C’est ce qu’il ne cessait de se répéter. « Chris, nos deux pays sont en guerre, si l’on veut. Vous nous avez poussés trop loin. Pardonnez-moi, ça ne me ravit pas, vous devez bien le comprendre. — Attendez une minute. » Chris Cook secoua la tête en affichant une intense perplexité. « Vous avez dit la guerre ? Une vraie guerre ? » Nagumo acquiesça lentement puis s’exprima sur un ton raisonnable et désolé. « Nous avons occupé les Mariannes. Par chance, cela s’est réalisé sans pertes humaines. Le bref contact entre nos deux marines a peut-être été un peu plus sérieux, mais pas tant que cela. L’un et l’autre camps sont actuellement en train de se replier, ce qui est une bonne chose. — Vous avez tué nos compatriotes ? — Oui, je suis au regret de le dire, il est possible qu’il y ait eu des pertes de part et d’autre. » Nagumo marqua une pause et baissa les yeux, incapable de croiser le regard de son ami. Il y avait déjà lu l’émotion à laquelle il s’attendait. « Je vous en prie, ne m’en veuillez pas, Chris, poursuivit-il avec un calme qui était manifestement le fruit de gros efforts. Mais ces événements se sont produits. Je n’y suis pour rien. Personne ne m’a demandé mon opinion. Vous savez ce que j’aurais dit. Vous savez ce que j’aurais conseillé. » Chaque mot était sincère et Cook le savait. « Bon Dieu, Seiji, que pouvons-nous faire ? » La question traduisait son amitié et son soutien, et comme telle, elle était fort prévisible. Et, bien entendu, elle offrit à Nagumo l’ouverture qu’il attendait et dont il avait besoin. « Nous devons trouver le moyen de rester maîtres de la situation. Je n’ai pas envie de voir mon pays encore une fois détruit. Nous devons arrêter ça, et vite. » Ce qui était l’objectif de sa patrie, et donc le sien. « Il n’y a pas place dans le monde pour ce... pour cette abomination. Il y a chez moi des gens plus raisonnables que Goto. C’est un imbécile. Voilà... » Nagumo leva les mains en l’air. « Ça y est, je l’ai dit. Un imbécile. Allons-nous laisser nos deux pays s’infliger mutuellement des dommages irréparables par la faute d’imbéciles ? Parlons-en... avec votre Congrès, et ce cinglé de Trent avec sa loi sur la réforme du commerce extérieur. Regardez où nous ont menés ses prétendues réformes ! » Nagumo était vraiment remonté. Capable, en bon diplomate, de masquer ses sentiments personnels, il se découvrait à présent des talents d’acteur d’autant plus efficaces qu’il croyait vraiment à ce qu’il disait. Il regarda son ami, les larmes aux yeux. « Chris, si les gens comme nous ne reprennent pas en main la situation, mon Dieu, alors qu’est-ce qui va se passer ? L’oeuvre de plusieurs générations... détruite. Votre pays et le mien, cruellement touchés, des morts de part et d’autre, un trait tiré sur le progrès. Et tout cela pourquoi ? Parce que des imbéciles, dans mon pays et le vôtre, n’ont pas réussi à surmonter des difficultés commerciales ? Christopher, vous devez m’aider à stopper cette folie. Il le faut ! » Mercenaire et traître ou pas, Christopher Cook était un diplomate, et le credo de sa profession était d’éliminer la guerre. Il devait réagir, et c’est ce qu’il fit. « Mais qu’est-ce que vous pouvez faire, concrètement ? — Chris, vous savez que ma position est bien plus importante que le laisserait entendre mon titre officiel, fit remarquer Nagumo. Comment, sinon, aurais-je pu faire pour vous tout ce qui a permis à notre amitié d’être ce qu’elle est aujourd’hui ? » Cook opina. Il l’avait senti venir. « J’ai des amis, de l’influence à Tokyo. Il me faut du temps. Une marge de manoeuvre pour négocier. Cela fait, je serai en mesure d’infléchir notre position, d’offrir du concret aux adversaires politiques de Goto. Nous devons renvoyer ce type à l’asile d’où il n’aurait jamais dû sortir — ou alors, chargez-vous de le descendre. Ce cinglé risque de détruire mon pays, Chris ! Pour l’amour du ciel, il faut m’aider à l’arrêter. » Cette dernière phrase avait jailli comme un cri du coeur. Bon Dieu, mais qu’est-ce que je peux faire, Seiji ? Je ne suis jamais que sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères, ne l’oubliez pas. Un petit papoose, et il y a des flopées de grands sachems... — Vous êtes un des rares à votre ministère qui sache nous comprendre. Ils viendront vous demander conseil. » Un peu de flatterie ne nuisait pas. Cook acquiesça. « Sans doute. S’ils sont malins, ajouta-t-il. Scott Adler me connaît. On se parle. — Si vous pouvez me dire ce que veulent vos diplomates, je pourrai répercuter cette information à Tokyo. Avec un peu de chance, je pourrai demander à mes amis au ministère des Affaires étrangères de l’examiner aussitôt. Si déjà nous pouvons réussir ça, vos idées auront alors l’air d’être les nôtres, et nous pourrons plus aisément accéder à vos souhaits. » On appelait ça le judo, la « voie de la souplesse », un art qui se résumait à exploiter la force et les mouvements de l’adversaire pour les retourner contre lui. Nagumo était convaincu d’en user avec un art consommé. Il convenait de faire appel à la vanité de Cook, le convaincre qu’avec son talent, il pouvait à lui seul influer sur la politique étrangère de son pays. Nagumo n’était pas mécontent d’avoir ourdi un aussi beau coup. Cook grimaça de nouveau, incrédule. « Bon Dieu, mais si nous sommes en guerre, comment compte-t-il... — Goto n’est pas complètement cinglé. Nous laisserons ouvertes nos ambassades pour maintenir une ligne de communication. Nous vous proposerons une restitution des Mariannes. Je doute que l’offre soit parfaitement sincère, mais elle sera mise sur la table en signe de bonne foi. Et voilà, conclut Seiji. Je viens de trahir mon pays. » Comme prévu. « Quelle option votre gouvernement serait-il prêt à accepter pour mettre fin à la partie ? — Selon moi ? L’indépendance totale des Mariannes du Nord ; la fin de leur statut de Commonwealth. Pour des raisons géographiques et économiques, elles retomberont de toute manière dans notre sphère d’influence. Je crois que c’est un compromis équitable. Au surplus, nous y possédons la majorité des terres, rappela Nagumo à son hôte. Ce n’est qu’une hypothèse personnelle, mais je la crois bonne. — Et Guam ? — Pourvu que l’île soit démilitarisée, elle reste territoire américain. Encore une hypothèse, mais jouable également. Il faudra du temps pour résoudre l’ensemble du contentieux, mais je crois que nous pouvons arrêter cette guerre avant qu’elle ne dégénère. — Et si nous ne tombons pas d’accord ? — Alors, beaucoup de gens vont mourir. Nous sommes diplomates, Chris. Notre mission vitale est de l’empêcher. » Il insista : « Si vous pouvez m’aider, rien qu’en nous faisant part de ce que vous voulez de nous, pour que je puisse amener mon camp à évoluer dans cette direction, alors vous et moi pourrons arrêter une guerre, Chris. Je vous en prie, pouvez-vous m’aider ? — Je ne demanderai pas d’argent pour ça, Seiji », fut tout ce qu’il trouva à répondre. Incroyable. Le bonhomme avait des principes, en fin de compte. Encore heureux qu’il n’ait pas autant de jugeote. L’ambassadeur du Japon se présenta, conformément aux instructions, à l’entrée de l’aile est. Un huissier de la Maison-Blanche ouvrit la portière de la limousine Lexus, et le Marine à la porte salua, n’ayant pas reçu de contrordre. Le diplomate entra seul, sans garde du corps, et passa sans encombre sous le portique détecteur de métaux, puis il tourna vers l’ouest, empruntant un long couloir qui desservait, entre autres, la salle de cinéma privée du Président. Le corridor était décoré de portraits d’autres présidents américains, de sculptures de Fréderic Remington et d’autres souvenirs datant de la conquête de l’Ouest. Le parcours était censé faire sentir au visiteur la dimension du pays devant lequel il représentait le sien. Un trio d’agents du Service secret l’escorta jusqu’à l’étage des Affaires étrangères, un endroit qu’il connaissait bien, puis ils s’enfoncèrent un peu plus vers l’ouest du bâtiment, jusqu’à l’aile d’où les États-Unis étaient gouvernés. Il nota que les regards n’étaient pas inamicaux, simplement corrects, mais bien loin de la cordialité qu’il rencontrait d’habitude en ces murs. Comme pour mieux enfoncer le clou, la rencontre avait lieu dans le salon Roosevelt. Celui-ci abritait le prix Nobel décerné à Théodore pour avoir négocié la fin de la guerre russo-japonaise. Si tout ce décorum avait été conçu pour l’impressionner, alors cette dernière touche allait à l’encontre de l’effet escompté. Les Américains, comme tant d’autres, avaient toujours eu ce penchant ridicule pour le mélodrame. La salle du traité indien, sise dans l’ancien bâtiment de l’exécutif, tout à côté, avait été conçue jadis pour épater les sauvages. Ce salon-ci lui rappelait le premier grand conflit qu’avait connu son pays, et qui avait haussé le Japon au rang des grandes nations après sa victoire contre un autre membre du club, la Russie tsariste, un pays bien moins grand qu’il n’en donnait l’apparence, pourri de l’intérieur, déchiré par les dissensions, mais enclin à poser et fanfaronner. Tout à fait comme l’Amérique, en définitive, s’avisa l’ambassadeur. C’était ce genre de réflexion qui l’aidait à empêcher ses genoux de trembler. Le Président Durling s’était levé pour l’accueillir, et lui tendre la main. « Monsieur l’ambassadeur, vous connaissez tout le monde ici. Je vous en prie, asseyez-vous. — Merci, monsieur le président, et merci d’avoir accepté de me recevoir aussi vite. » Il parcourut du regard la table de conférence, tandis que Durling allait s’installer à l’autre bout, et salua de la tête chacun des participants. Il y avait là Brett Hanson, ministre des Affaires étrangères ; Arnold van Damm, secrétaire de la Maison-Blanche ; John Ryan, chef du Conseil national de sécurité. Le ministre de la Défense était également dans les murs, il le savait, mais pas ici. Révélateur. L’ambassadeur avait servi de nombreuses années à Washington et il connaissait bien les Américains. Il lisait de la colère sur les visages des hommes assis ; même si le Président dominait admirablement ses émotions, tout comme les agents de la Sécurité postés aux portes, son regard était celui d’un soldat. Chez Hanson, la colère était scandalisée. Il n’arrivait pas à croire qu’on puisse être stupide au point de menacer son pays d’une manière quelconque ; l’homme évoquait un enfant gâté fâché d’avoir été mal noté par un examinateur juste et scrupuleux. Van Damm : un politicien qui le considérait comme un gaijin — un drôle de petit bonhomme, en vérité. C’était encore Ryan qui semblait se dominer le plus, même si la colère était bien là, trahie plus par la main crispée sur le stylo que par le regard impavide de ses yeux bleus de chat. L’ambassadeur n’avait encore jamais eu l’occasion de rencontrer Ryan, en dehors de rares circonstances officielles. La même chose était vraie de la majorité des personnels d’ambassade, et même si le passé de cet homme n’était pas un secret pour les gens bien informés de la capitale, Ryan avait une réputation de spécialiste de l’Europe, par conséquent peu au fait des moeurs japonaises. C’était parfait, estima l’ambassadeur. Mieux informé, il aurait pu constituer un dangereux ennemi. « Monsieur l’ambassadeur, c’est vous qui avez sollicité cette entrevue, dit Hanson. Nous vous laissons la parole. » Ryan dut supporter la déclaration liminaire. Elle était interminable, préparée et prévisible : ce qu’aurait pu dire n’importe quel pays en de telles circonstances, épicé d’un grain d’orgueil national. Ce n’était pas de leur faute ; on les avait poussés à bout, traités comme des vassaux indignes, en dépit de longues années d’amitié fidèle et fructueuse. Eux aussi, ils regrettaient la situation. Et ainsi de suite. Ce n’était que du blabla diplomatique, et Jack laissa ses yeux faire le boulot tandis que ses oreilles filtraient le bruit ambiant. Plus intéressante était l’attitude de l’orateur : quand l’atmosphère est détendue, les diplomates ont tendance à être lyriques, lorsqu’elle est hostile, ils marmonnent, comme gênés de débiter leur discours. Pas cette fois. L’ambassadeur du Japon manifestait une superbe révélant la fierté pour sa patrie et pour ses actes. Sans défi, mais sans embarras non plus. Même l’ambassadeur d’Allemagne qui avait annoncé l’invasion à Molotov avait exprimé des regrets, se souvint Jack. Pour sa part, le Président écoutait, impassible, laissant Arnie manifester la colère, et Hanson, la surprise, nota Jack. Un bon point pour lui. « Monsieur l’ambassadeur, une guerre avec les États-Unis d’Amérique n’est pas une bagatelle », commença le ministre des Affaires étrangères, à l’issue de la déclaration liminaire. L’ambassadeur ne broncha pas. « Ce ne sera une guerre que si vous le voulez bien. Nous n’avons nul désir de détruire votre pays, mais nous devons veiller à nos intérêts de sécurité. » Il poursuivit en énonçant la position de son pays sur les Mariannes. Elles avaient naguère fait partie du territoire nippon et lui revenaient à nouveau. Son pays était en droit d’avoir son propre périmètre défensif. Et voilà, expliqua-t-il, il ne fallait pas chercher plus loin. « Vous êtes bien conscient, dit Hanson, que nous avons la capacité de détruire votre pays ? — Certes. » Il hocha la tête. « Je le sais. Nous n’avons certainement pas oublié votre recours aux armes nucléaires contre notre territoire national. » La réponse fit tiquer Jack. Il nota sur son calepin : Engins nucléaires ? « Vous avez autre chose à nous dire, observa Durling, en intervenant dans la conversation. — Monsieur le président... mon pays dispose également d’armes nucléaires. — Et vous les expédiez comment ? » ricana Arnie. Ryan le remercia en silence pour cette question. Il y avait des moments ou les cons avaient leur place. « Mon pays possède un certain nombre de missiles intercontinentaux munis de têtes nucléaires. Vos compatriotes ont pu visiter l’usine d’intégration. Vous pourrez vérifier auprès de la NASA, si vous voulez. » D’une voix neutre, l’ambassadeur cita des noms, des dates, et remarqua que Ryan les notait scrupuleusement, en bon fonctionnaire. Le silence était devenu tel qu’il pouvait entendre gratter la pointe du stylo. Mais le plus intéressant, c’était les regards qu’il lisait chez les autres. « Nous menacez-vous ? » demanda calmement Durling. De l’autre bout de la table, l’ambassadeur le fixa droit dans les yeux. « Non, monsieur le président, absolument pas. J’énonce juste un fait. Je le répète : ce ne sera une guerre que si tel est votre désir. Oui, nous savons que vous pouvez nous détruire si vous le voulez, et nous ne pouvons pas vous détruire, même si nous pouvons vous infliger de graves dégâts. Et pour quoi, monsieur le président ? Quelques îles qui, de toute façon, nous reviennent historiquement ? Depuis déjà plusieurs années, elles n’ont plus d’américain que le nom. — Et les gens que vous avez tués ? intervint van Damm. — Je le regrette sincèrement. Nous proposerons bien sûr de dédommager les familles. Nous avons l’espoir d’aboutir à un arrangement. Nous n’inquiéterons pas votre ambassade ou son personnel, et nous espérons que vous manifesterez la même courtoisie à notre égard, afin de maintenir le contact entre nos deux gouvernements. Est-il si difficile, poursuivit-il, de nous considérer comme des égaux ? Pourquoi éprouvez-vous le besoin de nous nuire ? Dois-je vous rappeler qu’un banal accident d’avion, imputable à une erreur de vos ingénieurs de chez Boeing, a fait naguère plus de victimes parmi mes concitoyens que vous n’avez perdu de marins dans le Pacifique. Avons-nous alors manifesté notre colère ? Avons-nous menacé votre sécurité économique, la survie même de votre nation ? Non. Rien de tel. L’heure est venue pour mon pays de trouver sa place dans le concert des nations. Nous nous sommes retirés du Pacifique occidental. Nous devons désormais veiller à assurer notre propre défense. Et pour cela, il n’y a pas de demi-mesures. Comment, alors que vous avez déjà économiquement mutilé notre pays, pourrions-nous avoir l’assurance que vous n’allez pas chercher par la suite à nous détruire physiquement ? — Jamais nous ne ferions une chose pareille ! objecta Hanson. — Facile à dire, monsieur le ministre. Vous l’avez bien déjà fait une fois et, comme vous l’avez vous-même remarqué il y a un instant, vous en avez toujours la capacité. — Ce n’est pas nous qui avons commencé cette guerre, souligna van Damm. — Non ? demanda l’ambassadeur. En nous privant de pétrole et de débouchés commerciaux, vous nous avez acculés à la ruine, et une guerre en a résulté. Pas plus tard que le mois dernier, vous avez plongé notre économie dans le chaos en espérant que nous ne réagirions pas — parce que nous n’avions pas la capacité de nous défendre. Eh bien, nous l’avons. Peut-être que nous allons maintenant pouvoir traiter en égaux. « Pour ce qui concerne mon gouvernement, le conflit est terminé. Nous n’effectuerons aucune autre action contre les Américains. Vos compatriotes sont les bienvenus dans mon pays. Nous modifierons nos pratiques commerciales pour nous conformer à vos lois. Toute cette crise pourrait être présentée à votre public comme un malheureux accident, et nous pourrions aboutir à un accord sur les Mariannes. Nous sommes prêts à négocier un règlement conforme aux exigences de votre pays et du mien. T’elle, est la position de mon gouvernement. » Sur quoi, l’ambassadeur ouvrit sa serviette et en sortit la « note » qu’exigeaient les règles de la diplomatie internationale. Il se leva et la donna au ministre des Affaires étrangères. « Si vous avez besoin de ma présence, je reste à votre service. Messieurs, je vous salue. » Il regagna la porte, passa devant le chef du Conseil national de sécurité, qui ne le suivit pas des yeux comme tous les autres. Ryan n’avait pas ouvert la bouche. De la part d’un japonais, cela aurait pu être troublant, mais pas chez un Américain. Il n’avait simplement rien à dire. Enfin, c’était un spécialiste de l’Europe, après tout, non ? La porte se referma et Ryan attendit encore quelques secondes avant de parler. « Eh bien, c’était intéressant, observa-t-il en consultant sa page de notes. Il ne nous a donné qu’une information vraiment importante. — Que voulez-vous dire ? demanda Hanson. — Les armes nucléaires et leurs vecteurs. Le reste n’était que du baratin, destiné en fait à un tout autre auditoire. Nous ne savons toujours pas ce qu’ils manigancent au juste. » 25 Tous les chevaux du roi LES médias ne le savaient pas encore, mais ça n’allait pas durer. Le FBI était déjà à la recherche de Chuck Searls. Ils savaient que ce ne serait pas facile, et le fond du problème, c’est que compte tenu des éléments à leur disposition, ils devraient se contenter de l’interroger. Les six programmeurs qui avaient à divers titres contribué à la conception d’ELECTRA-CLERCK 2.4.0 avaient tous été interrogés, et tous avaient nié avoir eu connaissance de ce qu’ils appelaient l’OEuf de Pâques, en exprimant à chaque fois un mélange d’indignation pour les résultats, et d’admiration pour la méthode employée : rien que trois malheureuses lignes de code disséminées dans le programme, qu’il leur avait fallu vingt-sept heures à eux six pour dénicher. Et c’est là qu’était apparu le plus grave : outre Searls, ces six hommes avaient eu accès au code-source du programme. Ils étaient, après tout, les principaux programmeurs de la boite et, bénéficiant tous du même niveau d’autorisation, ils pouvaient tous y accéder chaque fois qu’ils le désiraient, jusqu’au moment où le programme finalisé quittait le bureau, chargé sur le disque dur amovible. Au surplus, alors qu’il n’y avait aucun enregistrement des accès, chacun d’eux avait la possibilité de bidouiller la programmation du serveur, afin soit d’effacer les journaux consignant les temps de connexion, soit de les cumuler avec d’autres. De sorte que l’OEuf de Pâques pouvait avoir résidé là durant les plusieurs mois nécessaires à le peaufiner, tant il paraissait soigneusement conçu. En définitive, admit sans trop se faire prier l’un des informaticiens, n’importe lequel aurait pu le faire. Il n’y avait pas d’empreintes digitales sur les logiciels. Et plus important encore pour le moment, il n’y avait aucun moyen de défaire ce qu’ELECTRA-CLERCK 2.4.0 avait fait. Et ce qu’il avait fait était suffisamment terrifiant pour que les agents du FBI chargés de l’enquête se permettent de l’humour noir en remarquant que l’installation de fenêtres blindées isolantes dans les immeubles de Wall Street avait sans doute sauvé plusieurs milliers de vies humaines. La dernière transaction identifiable avait été enregistrée à 12 :00 :00 et à partir de 12 :00 :01, tous les enregistrements étaient du charabia. Des milliards, en fait des centaines de milliards de dollars de transactions avaient disparu, perdus dans les enregistrements sur bandes informatiques de la DTC, la Compagnie fiduciaire de dépôt. La nouvelle n’avait pas encore été ébruitée. L’événement était encore tenu secret, une tactique suggérée à l’origine par les dirigeants de la DTC, et jusqu’ici approuvée par les responsables tant de la Commission des opérations de Bourse que par ceux de la Bourse de New York. Ils avaient dû s’en expliquer au FBI. En plus des sommes perdues dans le krach survenu ce vendredi, il fallait compter l’argent gagné sur ce que les professionnels américains appellent des « puts », les options de vente, une technique à laquelle avaient recours de nombreux agents de change afin de se garantir, et qui était un moyen de faire des profits sur un marché en baisse. En outre, chaque société de Bourse tenait ses propres archives des transactions : il était donc en théorie tout à fait possible, avec du temps, de reconstituer l’ensemble des données effacées par l’OEuf de Pâques. Mais si jamais la nouvelle du désastre à la DTC devenait publique, le risque existait que certains courtiers indélicats, ou simplement poussés par le désespoir, soient tentés de trafiquer leurs propres archives. C’était improbable dans le cas des charges importantes, mais à peu près inévitable avec les plus petites, et ce genre de malversation était quasiment impossible à prouver — le classique dilemme de la parole d’un individu contre celle d’un autre, l’hypothèse la pire en matière d’enquête criminelle. Même dans les plus grandes et les plus honorables des sociétés de Bourse, il y avait toujours des scélérats, réels ou potentiels. Les sommes en jeu étaient tout simplement trop colossales, une situation compliquée encore par l’éthique professionnelle des courtiers qui était de sauvegarder en toutes circonstances l’argent de leurs clients. Pour cette raison, c’était plus de deux cents agents fédéraux qui s’étaient rendus au bureau et au domicile personnel des dirigeants de toutes les sociétés de Bourse et d’investissement dans un rayon de cent cinquante kilomètres autour de New York. La tâche s’avéra bien plus aisée que d’aucuns auraient pu le craindre, car la majorité de ces cadres profitaient du week-end pour mettre les bouchées doubles et dans la plupart des cas, ils acceptèrent de coopérer en fournissant leurs fichiers informatiques. On estima que quatre-vingts pour cent des transactions intervenues après midi le vendredi étaient désormais en possession des autorités fédérales. C’était le plus facile. Le plus délicat, apprirent bientôt les agents du FBI, ce serait d’analyser ces données, d’associer chaque transaction effectuée par telle maison avec son pendant dans toutes les autres. Ironie de la situation, un programmeur de chez Searls avait, sans y être invité, défini la configuration minimale pour s’acquitter de la tâche : une station de travail haut de gamme par répertoire de fichiers pour chaque compagnie, toutes ces machines étant connectées en réseau, géré par un serveur au moins aussi puissant qu’un super-ordinateur Cray Y-MP (il y en avait un à la CIA et trois autres à la NSA, leur apprit-il), et piloté par un programme spécifique passablement complexe. Car il y avait des milliers de courtiers et d’institutions, et certaines avaient effectué des millions de transactions. Les permutations, expliqua-t-il aux deux agents encore capables de suivre son discours débité à toute vitesse, étaient sans doute de l’ordre de dix puissance seize... voire dix-huit. Ce dernier nombre, dut-il leur préciser, représentait mille millions de milliards. Bref, un très très gros chiffre. Oh, et encore une chose : ils avaient intérêt à être parfaitement certains de détenir toutes les archives de toutes les firmes et toutes les charges, ou sinon tout le bel édifice risquait de s’effondrer. Le temps nécessaire pour effectuer cette péréquation ? Il préférait ne pas s’avancer, ce qui ne ravit pas spécialement les policiers obligés de retourner au siège de l’agence fédérale pour expliquer tout ça à leur patron, un homme qui ne voulait même pas entendre parler d’utiliser son ordinateur de bureau pour taper le courrier. Le titre Mission : Impossible leur vint à l’esprit sur le chemin du retour. Et pourtant, il faudrait bien en passer par là. Il ne s’agissait pas simplement d’une affaire de cotation boursière, après tout. Chaque transaction représentait également une valeur monétaire, de l’argent bien concret qui avait changé de main en passant d’un compte à l’autre ; et même s’ils étaient électroniques, ces mouvements monétaires complexes devaient être comptabilisés. Et jusqu’à ce que toutes les transactions soient réglées, le montant des sommes disponibles sur les comptes de toutes les sociétés de Bourse, de toutes les banques, et en définitive de tous les particuliers en Amérique — même ceux qui n’avaient pas de portefeuille — ce montant restait impossible à chiffrer. Non seulement Wall Street était paralysé, mais tout le système bancaire américain était désormais figé sur place, une conclusion à laquelle on avait abouti à peu près au moment où les roues du train d’Air Force One touchaient la piste de la base aérienne d’Andrews. « Et merde », commenta le sous-directeur de la division opérations de New York du FBI. Pour ça, il était plus loquace que ces collègues des autres agences fédérales qui avaient réquisitionné son bureau à l’angle nord-ouest du bâtiment pour en faire une salle de conférence. Les autres se contentèrent de baisser le nez vers la moquette bon marché et de se racler la gorge. La situation risquait d’empirer, et ça ne rata pas. L’un des employés de la DTC raconta la chose à un voisin, qui était avocat, qui le répéta à un autre, qui était journaliste, qui passa deux ou trois coups de fil et prépara un papier pour le New York Times. La rédaction appela le ministre des Finances qui, à peine rentré de Moscou et pas encore informé de la gravité de la situation, se refusa à tout commentaire, mais omit de demander au quotidien d’y aller avec des pincettes. Avant qu’il ait pu rectifier son erreur, l’article était prêt à rouler. Le ministre des Finances Bosley Fiedler parcourut quasiment au pas de course le tunnel reliant son ministère à la Maison-Blanche. Guère habitué à l’exercice physique, c’est soufflant comme un phoque qu’il entra dans le salon Roosevelt, ratant de peu le départ de l’ambassadeur nippon. « Qu’est-ce qui se passe, Buzz ? » demanda le Président Durling. Fiedler prit sa respiration et donna en cinq minutes un résumé de ce qu’il venait d’apprendre via téléconférence avec New York. « Nous ne pouvons pas laisser les marchés ouvrir, conclut-il. Je veux dire, c’est matériellement impossible. Personne ne peut négocier. Personne ne sait de combien d’argent il dispose. Personne ne sait qui détient quoi. Quant aux banques... monsieur le président, nous avons là un gros problème. On n’a jamais rien connu même de vaguement approchant dans le passé. — Buzz, ce n’est jamais qu’une question d’argent, non ? intervint Arnie van Damm, qui se demandait pour quelle raison il fallait que tout ça se produise en un seul jour, après une période de plusieurs mois somme toute agréable. — Non, ce n’est pas qu’une question d’argent. » Toutes les têtes se tournèrent, car c’était Ryan qui avait répondu à la question. « C’est une question de confiance. Notre ami Buzz a écrit un livre là-dessus, au temps où je travaillais pour Merrill Lynch. » Peut-être qu’une référence amicale l’aiderait à retrouver son calme. « Merci, Jack. » Fiedler s’assit et but une gorgée d’eau. « Prenez le krach de 1929, par exemple. En réalité, quelle fut l’étendue des pertes ? En termes monétaires, elle a été nulle. Bon nombre d’investisseurs y ont perdu leur chemise, et la couverture des options a encore aggravé les choses, mais ce que les gens ont souvent du mal à saisir est que cet argent qu’ils ont perdu était de l’argent déjà donné à d’autres. — Je ne saisis pas. » C’était Arnie van Damm. « À vrai dire, tu n’es pas le seul. Cela fait partie de ces trucs qui sont trop simples. Pour la majorité des gens, le marché monétaire est synonyme de complexité, mais ils oublient que la forêt est composée d’arbres. Chaque investisseur qui a perdu de l’argent l’avait auparavant donné à un courtier, en échange de quoi il avait reçu un certificat d’action. Il a donc troqué son argent contre quelque chose de valeur, mais la valeur de ce quelque chose a chuté, et le krach, ce n’est rien d’autre. En revanche, le premier type, celui qui a donné le titre et récupéré l’argent avant le krach, celui-là, fondamentalement, a fait la bonne opération, et il n’a rien perdu, d’accord ? Par conséquent, la quantité d’argent circulant dans l’économie en 1929 n’a strictement pas changé. — L’argent ne s’évapore pas comme ça, Arnie, expliqua Ryan. Il va d’un endroit à un autre. Il ne disparaît pas. La Banque fédérale de réserve y veille. » Il était toutefois manifeste que van Damm ne comprenait toujours pas. Mais alors, bon Dieu, pourquoi la Grande Dépression s’est-elle produite ? — La confiance, répondit Fiedler. Un grand nombre de gens se sont fait réellement étendre en 29 par le jeu de la couverture des options. Ils se sont portés acquéreurs d’actions avec un apport d’un montant inférieur à la valeur de la transaction réelle. Aujourd’hui, on pratique plutôt la réactualisation des couvertures. Et par la suite, ils se sont trouvés incapables d’honorer leurs engagements quand ils ont dû revendre. Les banques et les autres institutions ont pris une sévère raclée parce qu’elles étaient obligées de couvrir les marges. On s’est retrouvé avec d’un côté une quantité de petits porteurs qui n’avaient plus que des dettes qu’ils étaient dans l’impossibilité de commencer à rembourser, et de l’autre, des banques à court de liquidités. Dans ce genre de circonstances, les gens ne font plus rien. Ils ont peur de risquer le peu qui leur reste. Ceux qui se sont retirés à temps et qui ont donc encore de l’argent — en fait, ceux qui n’ont pas vraiment souffert —, ceux-là voient dans quel état se trouve le reste de l’économie et ils ne font rien non plus, ils préfèrent attendre, tant ce qui se passe leur flanque la trouille. Voilà quel est le problème, Arnie. « Voyez-vous, ce qui bâtit une économie, ce n’est pas la richesse, mais l’usage qu’on en fait, toutes les transactions qui se produisent chaque jour, du gamin qui tond votre pelouse pour un dollar au rachat d’une grande entreprise. Si ça s’arrête, tout s’arrête. » Ryan regarda Fiedler en marquant son approbation. C’était un superbe abrégé de cours magistral. « Je ne suis toujours pas certain d’avoir saisi, dit le secrétaire de la Maison-Blanche. » Le Président écoutait toujours, sans un mot. À mon tour. Ryan secoua la tête. « Il n’y pas tant de monde qui comprenne. Comme vient de le dire Buzz, c’est trop simple. On considère l’activité économique, pas l’inactivité, pour mesurer une tendance, mais c’est l’inactivité qui est le véritable danger dans le cas présent. Si j’opte pour une position attentiste, mon argent ne circule pas. Je n’achète pas de biens et les gens qui fabriquent les objets que j’aurais pu acheter se retrouvent sans travail. Perspective terrible pour eux et leurs voisins. Les voisins ont tellement peur qu’ils s’accrochent à leur argent — pourquoi le dépenser, alors qu’ils pourraient en avoir besoin, si jamais ils se retrouvaient au chômage eux aussi. Et ainsi de suite. Non, nous avons vraiment un gros problème sur les bras, messieurs, conclut Jack. Lundi matin, les banquiers vont s’apercevoir à leur tour qu’ils ne savent plus ce qu’ils possèdent. La crise bancaire n’avait vraiment commencé qu’en 1932, bien après la reprise du marché boursier. Ce ne sera pas le cas ce coup-ci. — C’est si grave ? » La question venait du Président. « Je n’en sais rien, répondit Fiedler. Ça ne s’est encore jamais produit. — » Je n’en sais rien », ça ne résout pas le problème, Buzz, observa Durling. — Vous préféreriez un mensonge ? rétorqua le ministre des Finances. Il faudrait qu’on ait avec nous le gouverneur de la Réserve fédérale. Nous sommes confrontés à quantité de problèmes. Le plus gros étant une crise de liquidités d’une ampleur sans précédent. — Sans oublier un conflit armé, rappela Ryan, à l’intention de ceux qui auraient oublié. — Des deux crises, quelle est la plus sérieuse ? » demanda le Président Durling. Ryan réfléchit une seconde. « En termes de dégâts concrets pour notre pays ? Nous avons eu deux sous-marins coulés, mettons dans les deux cent cinquante marins perdus. Deux porte-avions endommagés. Ils sont réparables. Les Mariannes ont changé de souveraineté. Ce sont certes de mauvaises nouvelles, conclut Jack, sur un ton mesuré, réfléchissant tout en parlant. Mais elles n’affectent pas en profondeur notre sécurité nationale parce qu’elles ne touchent pas à la vraie force de notre pays. L’Amérique, c’est une idée partagée. Nous sommes un peuple qui pense d’une certaine manière, qui croit pouvoir réaliser ce qu’il a envie de faire. Tout le reste en découle. Cela s’appelle la confiance, l’optimisme : tout ce que les autres pays trouvent si bizarre chez nous. Supprimez ça, et nous ne sommes plus différents de n’importe qui. Pour répondre en deux mots à votre question, monsieur le président, le problème économique est bien plus dangereux que les revers que viennent de nous infliger les Japonais. — Vous me surprenez, Jack. — Monsieur, pour paraphraser Buzz, vous préférez que je vous mente ? » « Bon Dieu, quel est le problème ? » demanda Ron Jones. Le soleil était déjà levé, et l’USS Pasadena était visible, encore amarré à quai, le pavillon national pendant, inerte, dans l’air calme. Un bâtiment de guerre de la marine des États-Unis restait là sans rien faire, alors que le fils de son mentor venait de mourir, tué par l’ennemi. Pourquoi est-ce que personne ne réagissait ? « Il n’a pas reçu d’instructions, expliqua Mancuso, parce que je n’ai pas reçu d’instructions, parce que le CINCPAC n’a pas reçu d’instructions, parce que l’Autorité nationale de commandement n’a émis aucune instruction. — Ils sont réveillés, là-haut ? — Paraît que le ministre de la Défense serait en ce moment à la Maison-Blanche. Le Président aura dû être informé, à l’heure qu’il est, estima le ComSubPac. — Mais il n’arrive pas à se décider, observa Jones. — C’est le Président, Ron. On fera ce qu’il dira. — Ouais, comme avec Johnson qui a expédié mon vieux chez les Viêts. » Il se tourna vers la carte murale. D’ici la fin de la journée, les bâtiments de surface japonais seraient hors de portée des porte-avions, qui étaient de toute façon incapables de lancer des frappes. L’USS Gary avait interrompu sa recherche de survivants, surtout par peur de tomber sur un des sous-marins japonais en patrouille, mais la frégate donnait surtout l’impression d’avoir été chassée de la zone par une vedette garde-côtes. Les renseignements dont ils disposaient étaient fondés sur des données satellitaires parce qu’il n’avait pas été jugé prudent d’envoyer ne fût-ce qu’un P-3C surveiller les bâtiments de surface — sans parler d’aller traquer les contacts sous-marins. « Toujours les premiers à se tirer du danger, hein ? » Mancuso décida cette fois de ne pas relever. Il était officier général et payé pour penser en officier général. « Chaque chose en son temps. Nos principales forces en danger pour l’instant sont ces deux porte-avions. Nous devons les rapatrier, et ensuite les faire réparer. Wally est en train de planifier les opérations. Nous devons recueillir des renseignements, les analyser, réfléchir, et ensuite, décider de ce qu’on pourra faire. — Et ensuite encore, voir s’il sera d’accord ? » Mancuso acquiesça. « C’est ainsi que marche le système. — Super. » L’aube était bien agréable. Installé au pont supérieur du 747, Yamata avait choisi un siège près d’un hublot à gauche, et il regardait dehors, ignorant le murmure des conversations autour de lui. Il avait à peine dormi ces trois derniers jours, et la nervosité et le soulagement inondaient encore ses veines. Ce vol était le dernier des vols prévus. Emportant pour l’essentiel du personnel administratif, ainsi que quelques ingénieurs et civils pour commencer à mettre en place le nouveau gouvernement. Les bureaucrates chargés de cette tâche étaient plutôt des malins dans leur genre. Bien entendu, tous les gens de Saipan auraient le droit de vote, et les élections seraient soumises à un contrôle international, c’était une nécessité politique. Il y avait environ vingt-neuf mille résidents sur l’île, mais c’était sans compter les Japonais, dont bon nombre y possédaient désormais des terres, des maisons et des entreprises commerciales. C’était également sans compter les soldats et les clients des hôtels. Les hôtels — les plus grands appartenaient à des Japonais, bien sûr — seraient considérés comme des résidences d’habitation, et tous leurs clients, comme des locataires domiciliés sur place. En tant que citoyens japonais, ils avaient le droit de vote. Les soldats étaient également des citoyens, avec les mêmes droits, et comme leur statut de garnison restait indéterminé, ils étaient également domiciliés sur place. Entre les soldats et les civils, cela faisait plus de trente et un mille Japonais sur l’île et, le jour du scrutin, ses concitoyens mettraient sans aucun doute un point d’honneur à exercer leurs droits civiques. Le contrôle international songea-t-il, le regard perdu vers le levant, mon cul ! C’était particulièrement plaisant d’observer depuis une altitude de trente-sept mille pieds l’apparition des premières lueurs pâles à l’horizon, draperies décoratives pour un bouquet d’étoiles encore visibles. La lueur grandit, s’éclaircit, d’abord du pourpre du rouge profond, puis au rose, à l’orangé, pour enfin laisser place au premier éclat de disque solaire, pas encore visible sur la mer plongée dans le noir en dessous, et c’était comme s’il avait l’aube pour lui tout seul, songea Yamata, bien avant que le bas peuple ait l’occasion de la goûter et la savourer. L’appareil vira légèrement sur la droite pour entamer son approche. La descente dans l’air matinal était parfaitement synchronisée, comme pour maintenir tout du long le soleil immobile, rien que ce mince arc jaune-blanc, prolongeant l’instant magique plusieurs minutes encore. La pure splendeur de la scène l’émut presque aux larmes. Il se souvenait encore des visages de ses parents, de leur modeste demeure à Saipan. Son père tenait un petit commerce guère prospère, se contentant de vendre des babioles et des articles de mercerie aux soldats en garnison sur l’île. Il avait toujours été très poli avec eux, se souvenait Yamata, souriant, s’inclinant, acceptant leurs blagues brutales sur sa jambe estropiée par la polio. Le garçon qui assistait à cela croyait qu’il était normal d’être respectueux envers des hommes armés et revêtus de l’uniforme de son pays. Il avait appris depuis à réviser son jugement, bien sûr. Ils n’étaient que des serviteurs. Qu’ils soient ou non les héritiers de la tradition samouraï — ce mot même de samouraï était dérivé du verbe « servir », se rappela-t-il, ce qui impliquait à l’évidence un maître, non ?, c’étaient eux qui devaient surveiller et protéger leurs supérieurs, et c’étaient leurs supérieurs qui les engageaient, les payaient et leur donnaient les ordres. Il était nécessaire de les traiter avec plus de respect qu’ils n’en méritaient en fait, mais le plus étrange, toutefois, restait que plus ils avaient un grade élevé, plus ils étaient conscients de leur vraie place. « Nous atterrissons dans cinq minutes, lui dit un colonel. — Dozo. » Un simple signe de tête, parce qu’il était assis, mais même cette inclinaison de la tête était mesurée : c’était précisément le signe qu’on adresse à un subordonné, manifestant à la fois politesse et supériorité dans le même geste courtois. En son temps, si ce colonel était un élément de valeur et gagnait ses galons de général, le signe de tête changerait imperceptiblement, et s’il allait encore plus loin, alors un jour, s’il avait de la chance, Yamata-san pourrait même l’appeler amicalement par son prénom, le gratifier d’un sourire et d’une plaisanterie, l’inviter à boire un verre et, à mesure qu’il progresserait vers les échelons du haut commandement, lui apprendre qui était vraiment le maître. Le colonel visait sans doute cet objectif. Yamata boucla sa ceinture et lissa ses cheveux. Le capitaine Sato était vidé. Il était resté trop longtemps en vol, ne se contentant pas d’enfreindre, mais de piétiner les règlements de sécurité des personnels navigants, mais lui non plus, il ne pouvait esquiver son devoir. Il jeta un coup d’oeil à gauche et vit dans le ciel matinal les feux clignotants de deux chasseurs, sans doute des F-15 — l’un deux peut-être piloté par son fils — qui survolaient l’île pour protéger le sol de ce qui était redevenu sa patrie. Doucement, se dit-il. Il avait la responsabilité de soldats de son pays, et ils méritaient les meilleurs égards. Une main sur les gaz, l’autre sur le volant de manche, il guida le Boeing le long d’un rail descendant invisible, en direction d’un point que ses yeux avaient déjà choisi. À son signal, le copilote sortit entièrement les aérofreins. Sato tira légèrement le manche en arrière, redressant le nez et cabrant l’appareil pour venir mourir en douceur, jusqu’à ce que seul le crissement des pneus leur indique qu’ils avaient touché le sol. « Vous êtes un poète », dit le copilote, une fois encore impressionné par les talents du bonhomme. Sato se permit un sourire, tandis qu’il inversait la poussée. « Vous nous le garez. » Puis il pressa la touche de l’interphone de cabine. « Bienvenue au Japon », dit-il à ses passagers. Si Yamata ne poussa pas un cri de joie, c’est uniquement parce que la remarque du commandant le surprit lui aussi. Il n’attendit pas l’arrêt de l’avion pour détacher sa ceinture. La porte de cabine était devant lui, et il fallait qu’il dise quelque chose. « Commandant. — Oui, Yamata-san ? — Vous comprenez, n’est-ce pas ? » Le hochement de tête du pilote était celui d’un pro rempli d’orgueil et, en cet instant, fort proche du zaibatsu. « Hai. » Sa récompense fut un autre signe de tête, de la plus exquise sincérité, et cette marque de respect lui réchauffa le coeur. L’homme d’affaires n’était pas pressé. Plus maintenant. Les bureaucrates civils et militaires descendirent de l’avion pour gagner les autobus qui les conduiraient à l’hôtel Nikko Saipan, vaste, établissement moderne situé au milieu de la côte ouest de l’île, qui servirait de siège administratif provisoire à l’occup... — au nouveau gouvernement, se corrigea-t-il. Il ne leur fallut que cinq minutes pour tous débarquer, après quoi il se dirigea de son côté vers un autre Toyota Land Cruiser dont le chauffeur était, cette fois, l’un de ses employés, un homme qui savait quoi faire sans qu’on ait à lui dire, et qui savait surtout que, pour son patron, ce moment était de ceux qu’on aime savourer en silence. Yamata remarqua à peine l’activité alentour. Même s’il en était l’instigateur, le plus important avait été l’attente de ces instants. Oh, peut-être un bref sourire en découvrant les véhicules militaires, mais son épuisement était bien réel, ses paupières si lourdes, malgré une volonté de fer pour leur ordonner de rester grandes ouvertes. Son chauffeur avait établi l’itinéraire avec soin, et il réussit à éviter la majorité des embouteillages. Bientôt, ils repassaient devant le country-club des Mariannes, et bien que le soleil fût levé, aucun golfeur n’était visible. Aucune présence militaire non plus, hormis deux camions-relais satellite à l’entrée du parking, repeint en gris après avoir été réquisitionnés par la NHK. Non, pas question de toucher au terrain de golf, devenu sans nul doute le bien immobilier le plus précieux de toute l’île. Ce devait être à peu près ici, estima Yamata en retrouvant le contour des collines. La modeste échoppe de son père était située près de l’aérodrome nord, et il se souvenait des chasseurs A6M3 Zéro, des aviateurs qui se pavanaient, et des soldats bien souvent arrogants. De l’autre côté, c’était la sucrerie de Nanyo Kohatsu Kaisha qui se dressait, et il se souvenait encore des petits bouts de canne qu’il volait pour les mastiquer. Et comme la brise matinale était douce, en ce temps-là... Bientôt, ils arrivaient sur son terrain. Yamata se força à nettoyer son esprit de toutes ces toiles d’araignée, et il descendit de voiture pour continuer, à pied, vers le nord. C’est sans doute ainsi que son père, sa mère et son frère s’étaient approchés, et il s’imaginait voir son père, claudiquant sur sa jambe invalide, luttant pour retrouver la dignité qui lui avait toujours été refusée par les séquelles de sa maladie. Avait-il bien servi les soldats, en ces derniers jours, pour leur fournir tous les articles utiles dont il disposait ? Et en ces derniers jours, les soldats avaient-ils mis de côté leurs insultes grossières pour le remercier avec la sincérité d’hommes pour qui l’approche de la mort était désormais une perspective bien concrète ? Yamata choisit de le croire. Ainsi avaient-ils dû descendre à la rencontre de la mort, protégés dans leur retraite par l’ultime action d’arrière-garde de soldats vivant leur ultime instant de perfection. L’endroit avait été baptisé falaise Banzaï par les autochtones, falaise des Suicidés pour les moins racistes. Yamata nota de demander à ses spécialistes des relations publiques de trouver pour le site un nom plus respectueux. Le 9 juillet 1944, le jour où s’était achevée la résistance organisée. Le jour où les Américains avaient déclaré que l’île de Saipan était désormais « sûre ». Il y avait en réalité deux falaises, incurvées et refermées comme un amphithéâtre ; la plus haute dominait de deux cent quarante mètres la surface attirante de l’océan. L’endroit était marqué par des colonnes de marbre, édifiées des années plus tôt par des étudiants. Elles étaient taillées pour représenter des enfants en prière, agenouillés. Et c’est là qu’ils avaient dû s’approcher du bord, en se tenant par la main. Il se rappelait encore la poigne vigoureuse de son père. Son frère et sa sueur avaient-ils eu peur ? Sans doute étaient-ils plus désorientés que terrifiés, après vingt et un jour de fracas, d’horreur et d’incompréhension. Sa mère avait regardé son père. Une petite femme boulotte et chaleureuse, dont il entendait à nouveau le rire enjoué et musical résonner à ses oreilles. Les soldats avaient été parfois brusques avec son père, mais jamais avec elle. Et jamais avec les enfants. Et l’ultime service qu’ils avaient rendu à ses parents avait été de tenir éloignés les Américains en ces derniers instants, quand ils avaient sauté de la falaise. Main dans la main, voulut-il croire, chacun tenant un enfant en une ultime étreinte affectueuse, refusant avec orgueil d’être soumis à la captivité par des barbares, et faisant un orphelin de leur autre fils. Yamata n’avait qu’à fermer les yeux pour tout revoir, et pour la première fois, le souvenir réel et la vision imaginée le faisaient trembler d’émotion. Il ne s’était jamais permis d’autre sentiment que la rage, chaque fois qu’il était revenu ici, tout au long de ces années, mais aujourd’hui, il pouvait enfin se permettre d’épancher ses sentiments et de pleurer sans honte, car il avait payé sa dette d’honneur envers ceux qui lui avaient donné le jour, et sa dette d’honneur envers ceux qui leur avaient donné la mort. Intégralement. Cent mètres en retrait, le chauffeur observait la scène. Sans en connaître les détails, il comprenait, car il connaissait l’histoire de ces lieux, et lui aussi se sentait ému aux larmes, tandis que ce sexagénaire tremblant claquait les mains pour attirer l’attention de ses deux endormis. Il nota ses épaules secouées de sanglots, et bientôt il vit Yamata s’allonger sur le flanc, dans son costume trois-pièces, et s’endormir. Peut-être allait-il rêver d’eux. Peut-être que ces esprits, où qu’ils soient, viendraient le visiter dans son sommeil et lui dire ce qu’il avait besoin d’entendre. Mais le plus surprenant, songea le chauffeur, c’était que ce vieux salaud ait finalement une âme. Peut-être avait-il méjugé de son patron. « On peut pas dire qu’ils sont pas organisés », remarqua Oreza qui observait aux jumelles, avec le modèle bon marché qu’il gardait toujours à la maison. La fenêtre du séjour permettait de surveiller les deux aérodromes, celle de la cuisine donnait sur le port. L’Orchid Ace avait appareillé depuis longtemps, et un autre car-ferry avait mouillé à sa place. Il s’agissait du Century Highway n°5, qui était en train de décharger des jeeps et des camions. Portagee était complètement vanné, car il s’était forcé à veiller toute la nuit. Il en était maintenant à trente-sept heures sans sommeil, dont une partie passée à se battre sur les eaux à l’ouest de l’île. Il était trop vieux pour ce genre d’activité. Burroughs, pourtant plus jeune et plus en forme, ronflait comme un bienheureux, roulé en boule sur le tapis du salon. Pour la première fois depuis des années, Oreza avait envie d’une cigarette. Ça aidait à se tenir éveillé. L’idéal en ce moment. La cigarette était l’amie du guerrier — en tout cas, c’est ce que proclamaient tous les films sur la Seconde Guerre mondiale. Mais ce n’était pas la Seconde Guerre mondiale, et il n’était pas un guerrier. Marré trente années passées sous l’uniforme des gardes-côtes des États-Unis, il n’avait jamais tiré un seul coup de feu sous l’empire de la colère, même durant son séjour au Viêtnam. C’était toujours un autre qui s’était trouvé derrière le viseur. Il ne savait même pas se battre. « Pas couché de la nuit ? » demanda Isabel, qui était prête à partir au boulot. On était lundi, de ce côté de la ligne de changement de date, et c’était un jour de travail. Baissant les yeux, elle remarqua que le carnet qui servait d’habitude à noter les messages au téléphone était noirci de chiffres et d’annotations. « Ça sert à quelque chose ? — Je n’en sais rien, Izz. — Je prépare le petit déjeuner ? — Ça peut pas faire de mal, dit en s’étirant Pete Burroughs, qui venait d’entrer dans la cuisine. J’ai dû décrocher sur le coup de trois heures du mat. » Il réfléchit un instant. « Je me sens comme... enfin, pas terrible, conclut-il, par respect pour la dame qui était dans la pièce. — Bon, moi, il faut que je sois au bureau d’ici une heure », observa Mme Oreza, en ouvrant la porte du réfrigérateur. Burroughs nota que chez les Oreza, le petit déjeuner consistait en un assortiment de céréales avec du lait écrémé, accompagné de tranches de pain grillé. Un verre de jus de fruits en plus, et il aurait pu se croire de retour à San Jose. Il sentait déjà la bonne odeur du café. Il prit une tasse et se servit. « Il y a quelqu’un ici qui sait le préparer. — C’est Manni », dit Isabel. Oreza sourit, pour la première fois depuis des heures. « Je l’ai appris de mon premier bosco. Le bon mélange, les bonnes proportions, et une pincée de sel. » Et sans doute à la nouvelle lune et après avoir sacrifié un bouc, songea Burroughs. Si oui, le bouc était mort pour une noble cause. Il but une longue gorgée, puis s’approcha pour examiner le décompte effectué par Oreza. « Tant que ça ? — Minimum. Le Japon est à deux heures de vol d’ici. Soit quatre heures par tournée. Soyons généreux et mettons quatre-vingt-dix minutes d’escale à chaque bout. Quatre plus trois : un cycle de sept heures. Trois rotations et demie par avion et par jour. À chaque vol, trois cents à trois cent cinquante soldats. Cela veut dire que chaque avion amène mille hommes. Quinze appareils en opération sur une journée : une division entière. Vous pensez que les Japs ont plus de quinze 747 ? demanda Portagee. Comme j’ai dit, c’est un minimum. À présent, il ne leur reste plus qu’à transborder leur équipement mobile. — Combien de bâtiments pour ça ? » Oreza plissa le front. « Je ne suis pas sûr. Durant la guerre du Golfe. — j’étais là-bas, à l’époque, pour assurer la sécurité portuaire... Bigre, ça dépend du genre de bâtiment utilisé et de la façon de les charger. Là encore, estimation pessimiste : disons vingt gros cargos rien que pour transporter le matériel. Des camions, des jeeps, tout un tas de trucs dont vous n’auriez même pas idée. Ça équivaut à déménager toute une petite ville. Ils ont besoin de stocks de carburant. Et il n’y pas assez de cultures sur ce caillou : le ravitaillement aussi doit arriver par bateau, et la population locale vient d’être multipliée par deux. Il risque d’y avoir également des problèmes d’approvisionnement en eau potable. » Oreza consigna le fait sur son calepin. « Quoi qu’il en soit, ils sont là pour y rester. Ça, c’est sûr », conclut-il en se dirigeant vers la table du petit déjeuner et la boîte de Spécial K, en regrettant les trois neufs au bacon, le pain de mie grillé et beurré, les croissants et tout le cholestérol qui allait avec. Putain, dure la cinquantaine ! « Et moi, dans tout ça ? demanda l’ingénieur. Je vous ai vu vous faire passer pour un autochtone. Avec moi, ça risque pas. — Pete, vous êtes mon passager, et je suis le capitaine, d’accord ? Je suis responsable de votre sécurité. C’est la loi de la mer, monsieur. — Oui, mais nous ne sommes plus en mer. » La vérité de cette observation perturba Oreza. « L’avocate, c’est ma fille. J’essaie de garder les choses simples. Avalez votre petit déjeuner. J’ai besoin de dormir un peu et vous allez devoir prendre le quart pour la matinée. — Et moi, alors ? demanda Mme Oreza. — Si jamais tu ne te pointes pas au travail... — ... quelqu’un se posera des questions. — Ce serait sympa de savoir s’ils ont dit la vérité au sujet des flics qui se sont fait tirer dessus, poursuivit son mari. J’ai veillé toute la nuit, Izz. Je n’ai pas entendu un seul coup de feu. Il y a apparemment des hommes à chaque carrefour, mais ils se gardent de faire quoi que ce soit. » Il marqua un temps. « Moi non plus, tout ça ne me plaît pas. Mais l’un dans l’autre, faut bien faire avec. » « Tu l’as fait, oui ou non, Ed ? » demanda Durling, sans ambages, rivant ses yeux dans ceux de son Vice-président. Il maudissait cet homme de le forcer à affronter un autre problème, en plus de toutes les crises qui menaçaient désormais sa fonction. Mais l’article du Post ne lui laissait guère le choix. « Pourquoi me mets-tu ainsi en première ligne ? Tu aurais pu au moins m’avertir, non ? » Le Président embrassa du geste le Bureau Ovale. « On peut faire ici quantité de choses, mais quand même pas tout. Par exemple, s’ingérer dans une enquête criminelle. — À d’autres ! Ce ne serait pas la première fois que... — Oui, et tous l’ont chèrement payé. » C’est pas à moi de sauver ma peau, s’abstint d’ajouter Durling. Et je ne vais pas risquer la mienne pour toi. « Tu n’as pas répondu à ma question. — Écoute, Roger ! » aboya Kealty. Le Président le fit taire d’un geste de la main, expliquant d’une voix calme : « Ed, j’ai une économie qui part à vau-l’eau. J’ai des marins qui viennent de mourir dans le Pacifique. Je ne peux pas consacrer mon énergie à cette histoire. Je ne peux pas dilapider mon capital politique. Dilapider mon temps. Réponds à ma question. » Le Vice-président rougit, tourna brutalement la tête sur le côté avant de parler. « D’accord, j’aime les femmes. Je ne l’ai jamais caché. Ma femme et moi, nous avons un arrangement. » Il redressa la tête. « Mais je n’ai jamais, tu entends, jamais molesté, agressé, violé ou assailli qui que ce soit dans toute ma putain de vie. Jamais. Je n’ai pas besoin, en fait. — Lisa Beringer ? insista Durling, en consultant ses notes. — Une fille sympa, très intelligente, très sincère et c’est elle qui m’a supplié de... enfin, tu peux imaginer. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas. Je devais préparer ma réélection cette année, et en plus, elle était trop jeune. Elle méritait d’épouser quelqu’un de son âge, qui lui donne des enfants et une existence décente. Elle l’a mal pris, elle s’est mise à boire — et peut-être pire, mais je ne pense pas. Quoi qu’il en soit, un soir, elle a pris le périphérique et elle s’est envoyée en l’air avec sa bagnole, Roger. J’étais là aux obsèques. Je vois encore ses parents... Enfin, reprit Kealty, pas ces temps derniers, j’avoue. — Elle a laissé un billet, une lettre. — Pas qu’une. » Kealty glissa la main dans sa poche de pardessus et lui tendit deux enveloppes. « Je suis surpris que personne n’ait relevé la date de la lettre détenue par le FBI. Dix jours avant sa mort. Celle-ci date d’une semaine après, et celle-là du jour même où elle s’est tuée. Mes collaborateurs ont mis la main dessus. Je suppose que Barbara Linders aura retrouvé l’autre. Aucune n’avait été postée. Je pense que tu découvriras un certain nombre de différences de l’une à l’autre, en fait. — Cette Barbara Linders affirme que tu l’as... — Droguée ? » Kealty secoua la tête. « Tu connais mon problème avec la boisson, tu le connaissais déjà quand tu m’as demandé de te rejoindre. Ouais, je suis un alcoolique, mais je n’ai plus touché un verre depuis deux ans. » Il eut un sourire torve. « Et ma vie sexuelle est encore plus stricte... Mais revenons à Barbara. Elle était patraque, ce jour-là, grippée. Elle était allée à la pharmacie pour avoir des médicaments et... — Comment sais-tu tout cela ? — Peut-être que je tiens un journal. Peut-être que j’ai simplement bonne mémoire. En tous les cas, je sais à quelle date cela s’est produit. Peut-être qu’un de mes collaborateurs a vérifié les registres de la pharmacie, peut-être que le flacon de cachets portait une mention déconseillant l’absorption d’alcool pendant la durée du traitement. Je n’en sais rien, Roger. Quand j’ai la grippe — enfin, dans le temps en tout cas, je me soignais au cognac. Merde, reconnut Kealty, je recourais à la gnôle sous tout un tas de prétextes. Alors, je lui en ai donné un peu, et elle s’est montrée soudain très coopérative. Un peu trop même, je suppose, mais j’étais à moitié parti moi aussi, et sur le coup, j’ai mis ça sur le compte de mon charme bien connu. — Dis donc, t’es en train de me raconter quoi, là ? Que tu n’es pas coupable ? — Tu veux quoi, au juste ? Que je te dise que je suis un chaud lapin ? Que je me laisse mener par la queue ? Ouais, je suppose que c’est vrai. J’ai consulté des prêtres, des médecins, je me suis même fait hospitaliser — pour le planquer, ça n’a pas été de la tarte. Au bout du compte, je suis allé voir le patron du service neurologique de la faculté de médecine de Harvard. Ils pensent qu’on a dans le cerveau une zone qui régule nos pulsions, ce n’est qu’une théorie, mais elle est sérieuse. C’est lié à l’hyperactivité. J’étais un gosse hyperactif. Aujourd’hui encore, je ne dors pas plus de six heures par nuit. Roger, je suis tout ce que tu voudras, mais je ne suis pas un violeur. » Et voilà, pensa Durling. Sans être lui-même avocat, il en avait engagé, consulté et entendu en nombre suffisant pour reconnaître ce qu’il venait d’entendre. Kealty pouvait adopter deux lignes de défense : soit les preuves réunies contre lui étaient plus douteuses que ne l’avaient imaginé les enquêteurs, soit il n’était pas réellement responsable. Le Président se demanda laquelle était la bonne. Aucune ? Une seule ? Les deux ? « Bon, alors qu’est-ce que tu comptes faire ? » demanda-t-il au Vice-président, en adoptant presque le même ton que quelques heures plus tôt avec l’ambassadeur du Japon. Malgré lui, il éprouvait une sympathie grandissante pour l’homme assis en face de lui. Et si ce gars était vraiment sincère ? Comment pouvait-il savoir... Après tout, c’était au jury d’en décider, si l’affaire devait aller jusque-là, et si un jury était de cet avis, à quoi ressembleraient alors les auditions ? Kealty avait encore pas mal de liens sur la Colline. « J’ai comme dans l’idée que l’été prochain, personne ne va imprimer des autocollants de pare-chocs avec DURLING/KEALTY. Je me trompe ? » La question s’accompagnait plus ou moins d’un sourire. « Pas si j’ai mon mot à dire, en effet », confirma le Président, retrouvant sa froideur. L’heure n’était pas à l’humour. « Je ne veux pas te nuire, Roger. Je te l’ai dit avant-hier. Si tu m’avais prévenu, je t’aurais révélé tout ça beaucoup plus tôt, et ça nous aurait à tous épargné bien du temps et bien des tracas. Y compris à Barbara. J’ai perdu sa trace. Elle est excellente en matière de droits civiques, elle a de la cervelle, et un coeur gros comme ça. Il n’y a eu que cette seule fois, tu sais. Et elle est restée à mon service ensuite, fit remarquer Kealty. — On a couvert ce scandale, Éd. Dis-moi ce que tu veux exactement. — Je m’en irai. Je démissionnerai. Je ne veux pas être poursuivi. — Ce n’est pas suffisant, fit Durling, sur un ton neutre. — Oh, je reconnaîtrai mes faiblesses. Je te présenterai mes excuses, à toi l’honorable serviteur de l’État, pour tout le mal que j’aurais pu te faire durant ta présidence. Mes avocats rencontreront les tiens, et nous négocierons un dédommagement. Je quitterai la vie publique. — Et si ce n’est pas encore suffisant ? — Il faudra bien, rétorqua Kealty, sûr de lui. Je ne peux pas être jugé avant l’achèvement de la procédure constitutionnelle. Il y en a pour des mois, Roger. Ce qui nous amène sans doute à l’été prochain, voire à la date de la convention. Tu ne peux pas te permettre ça. J’imagine que le pire scénario pour toi, ce serait que la commission judiciaire propose ma destitution à la Chambre des représentants, mais que celle-ci vote contre, ou bien l’accepte, mais de justesse, et qu’ensuite la procédure sénatoriale ne parvienne pas à aboutir, faute de majorité dans le jury. As-tu une idée du nombre de services que j’ai pu rendre à la Chambre ou au Sénat ? » Kealty secoua la tête. « Non, politiquement, pour toi, ça ne vaut pas le risque, et en plus, ça vous distrait, le Congrès et toi, des tâches gouvernementales. Tu as besoin de tout ton temps. Merde, et même encore plus. » Kealty se leva et se dirigea vers la porte située sur la droite du Président, celle qui s’intégrait si parfaitement à la courbure des murs blanc cassé à moulures dorées. Il termina, sans se retourner : « De toute façon, c’est à toi de décider. » Cela mit en rogne le Président Durling qu’au bout du compte, le meilleur moyen de s’en tirer soit justement de se tirer — mais personne n’en saurait jamais rien. Tout ce qu’ils sauraient, c’est que sa dernière mesure politique avait été expéditive, en un moment où l’histoire exigeait des mesures expéditives. Une économie potentiellement en ruine, une guerre qui venait de commencer — il n’avait pas de temps à perdre avec ça. Une jeune femme était morte. D’autres prétendaient avoir subi des sévices. Oui, mais si la victime était morte pour d’autres raisons que celles invoquées, et si... Bordel de merde, jura-t-il mentalement. C’était à un jury d’en décider. Mais il fallait en passer par trois procédures légales distinctes avant qu’un jury ait à se prononcer, et à ce moment, n’importe quel avocat doté d’un minimum de jugeote pourrait toujours soutenir qu’un procès équitable était impossible alors que C-SPAN aurait fait de son mieux pour étaler publiquement toutes les preuves, donner un éclairage partial à l’ensemble de l’affaire, bref, refuser à Kealty son droit constitutionnel à bénéficier d’une justice équitable et sereine devant un jury non influencé. C’était à peu près couru d’avance devant une cour de district fédéral, et plus encore en appel — et les victimes n’auraient rien à y gagner. Oui, mais si le salaud était réellement, juridiquement parlant, innocent de tout crime ? Une braguette ouverte, après tout, si dégoûtant que ce soit, ça ne constituait pas un crime. Et ni son pays ni lui n’avaient besoin de ce genre de distraction. Roger Durling sonna sa secrétaire. « Oui, monsieur le président ? — Appelez-moi le garde des Sceaux. » Il s’était trompé, se ravisa-t-il. Bien sûr qu’il pouvait s’immiscer dans une affaire criminelle. Il y était forcé. Et c’était si facile. Bigre. 26 Jonction « IL a vraiment dit ça ? » Ed Foley se pencha en avant. C’était plus facile à saisir pour Mary Pat que pour son mari. « Bien sûr, et c’est tout à son honneur en tant qu’espion, confirma Jack, en citant les paroles du Russe. — J’ai toujours apprécié son sens de l’humour, nota la DAO, ce qui lui valut son premier rire de la journée, et sans doute le dernier. Il nous a étudiés avec un tel zèle qu’il est maintenant plus américain que russe. » Oh, se dit Jack, c’est donc ça. Cela expliquait Éd. La réciproque était tout aussi vraie dans son cas. Spécialiste de l’Union soviétique quasiment depuis le début de sa carrière, il était plus russe qu’américain. Cela le fit sourire. « Vos réflexions ? demanda le chef du Conseil national de sécurité. — Jack, cela leur livre l’identité des trois seuls éléments qu’il nous reste sur le terrain là-bas. Mauvais calcul, mon vieux. — C’est à prendre en considération, approuva son épouse. Mais il y a un autre élément. Ces trois agents sont isolés. À moins que nous puissions communiquer avec eux, ils pourraient aussi bien ne pas exister. Jack, quelle est la gravité de la situation ? — Pratiquement, nous sommes en guerre, MP. » Jack leur avait déjà rapporté l’essentiel de l’entrevue avec l’ambassadeur, y compris son ultime remarque. Mary Pat hocha la tête. « D’accord, donc ils nous proposent la guerre. Est-ce qu’on les suit ? — Je n’en sais rien, admit Ryan. Nous avons eu des morts. Nous avons un territoire américain sur lequel en ce moment même hotte un drapeau étranger. Mais notre capacité de riposte efficace a été sévèrement compromise — sans parler du petit problème que nous avons ici. Demain matin, les marchés et le système bancaire vont devoir affronter un certain nombre de réalités désagréables. — Coïncidence intéressante », nota Éd. Il avait trop d’expérience dans le domaine du Renseignement pour croire encore aux coïncidences. « Qu’est-ce que va donner cette histoire, Jack ? Vous en connaissez un rayon. — Je n’ai pas la moindre idée. Ça va être grave, mais jusqu’à quel point, et de quelle façon, personne n’a encore connu ça. Je suppose que l’avantage, c’est qu’on ne peut pas tomber plus bas. L’inconvénient, c’est que l’état d’esprit qu’entraîne la situation est celui d’un individu coincé dans un immeuble en flammes on est peut-être en sécurité là où on est, mais on ne peut pas non plus en sortir. — Quelles agences bossent sur la question ? demanda Ed Foley. — . Quasiment toutes. Le Bureau chapeaute l’ensemble. C’est eux qui ont le plus d’enquêteurs disponibles. En fait, c’est un boulot pour la COB, mais ils n’ont pas assez d’effectifs pour un truc de cette ampleur. — Jack, dans un laps de temps de moins de vingt-quatre heures, quelqu’un a organisé la fuite sur le Vice-président » — qui se trouvait en cet instant au Bureau ovale, ils le savaient —, « le marché est parti à vau-l’eau, on a attaqué notre flotte du Pacifique, et vous venez nous dire que le plus grand danger pour notre pays est cette crise boursière. À votre place, mon ami... — J’admets votre argument », dit Ryan, coupant Ed avant qu’il puisse lui livrer sa vision complète des événements. Il prit quelques notes, en se demandant comment diable il allait pouvoir leur démontrer quoi que ce soit, vu la complexité de la situation boursière. « Quelqu’un serait-il futé à ce point ? — Les petits futés, c’est pas ce qui manque, Jack. Tous n’ont pas nos scrupules. » On aurait vraiment cru entendre Sergueï Nikolaïtch, jugea Ryan ; et comme Golovko, Ed Foley était un vrai pro, pour qui la paranoïa était en permanence un mode de vie et bien souvent une réalité tangible. « Mais nous avons d’abord un souci immédiat... — Ce sont trois bons éléments, intervint Mary Pat, saisissant la balle au bond. Nomuri a fait un beau boulot pour se fondre dans leur société : il a pris son temps, établi un solide réseau de contacts. Clark et Chavez constituent le meilleur couple d’agents dont nous disposions. Ils ont une excellente couverture et devraient être relativement en sûreté. — À un détail près, nota Jack. — Lequel ? demanda Ed Foley, coupant la parole à son épouse. — La DESP sait qu’ils travaillent. — Golovko ? » demanda Mary Pat. Jack acquiesça sobrement. Elle poursuivit : « Ce fils de pute. Vous savez, ce sont toujours eux les meilleurs. » Ce qui était un autre aveu pas franchement agréable pour madame le directeur adjoint des opérations de la CIA. « Ne me dis qu’ils ont pris le contrôle de la tête du contre-espionnage japonais ? demanda délicatement son mari. — Pourquoi pas, chéri ? Ils font ça à tout le monde. » Ce qui était la stricte vérité. « Tu sais, des fois je me dis qu’on devrait engager certains de leurs gars, rien que pour nous donner des cours. » Elle marqua un temps. « Nous n’avons pas le choix. — Sergueï n’est pas venu me le dire comme ça, mais franchement, je ne vois pas par quel autre moyen il aurait pu le savoir. Non, admit Jack avec la DAO, nous n’avons pas vraiment le choix. » Même Ed le voyait à présent, ce qui ne voulait pas dire qu’il appréciait la chose. « Et qu’est-ce qu’ils nous demandent, ce coup-ci ? — Ils veulent tout ce que nous fournira CHARDON. La situation les inquiète un tantinet. Ils ont été pris par surprise, eux aussi, à ce que m’a avoué Sergueï. — Mais ils ont déjà un autre réseau en activité sur place. Il vous l’a également révélé, observa MP. Et il faut que ce soit un bon. — Leur refiler notre butin avec CHARDON contre la seule garantie qu’on nous fichera la paix, c’est quand même pas rien, reprit Éd. Non, ça nous entraîne trop loin. Avez-vous songé à toutes les implications, Jack ? Cela revient à admettre que ce sont eux qui dirigent nos gars à notre place. » Et ça, Ed n’appréciait pas du tout, mais après quelques secondes de réflexion supplémentaire, il apparut évident qu’il ne voyait pas d’autre choix. « Les circonstances sont intéressantes, mais Sergueï avoue s’être fait piéger, lui aussi. Ça se tient. » Ryan haussa les épaules, en se demandant une fois encore comment il était possible que trois des meilleurs pros du Renseignement de son pays ne soient pas capables de saisir ce qui se passait. « Il aurait menti ? s’interrogea Éd. Franchement, ça ne tient pas vraiment debout. — Mentir non plus, observa Mary Pat. Oh, j’adore ces énigmes en poupées russes. Bon, au moins on sait déjà qu’il y a des points qu’ils ignorent encore. Cela veut dire qu’il nous reste un tas de trucs à découvrir, et le plus tôt sera le mieux. Si on laisse le Renseignement russe diriger nos gars... c’est risqué, Jack, mais... et merde, je ne crois pas que nous ayons le choix. — Alors, je lui dis oui ? » demanda Jack. Il devrait également obtenir l’accord du Président, mais ce serait plus facile que d’avoir eu le leur. Les Foley échangèrent un regard et firent oui de la tête. Un hélicoptère parvint à localiser un remorqueur de haute mer à cinquante nautiques du groupe de l’Enterprise et, grâce à cet heureux concours de circonstances, la frégate Gary prit en charge la barge et dépêcha le remorqueur vers le porte-avions, où il put relayer le croiseur Aegis et, au passage, accroître la vitesse du Big-E à neuf noeuds. Le patron du remorqueur calculait déjà le montant de la prime qu’il allait se ramasser aux termes du contrat de la Lloyds sur le sauvetage des navires en détresse, contrat que le CO du bâtiment de guerre avait signé avant de le lui restituer par l’hélico. Le montant admis par la jurisprudence était de dix à quinze pour cent de la valeur du bien sauvé. Un porte-avions, un groupe aérien et six mille hommes, estimait-on à bord du remorqueur. Dix pour cent de trois milliards de dollars, ça faisait combien ? Peut-être qu’ils se montreraient bons princes et transigeraient à cinq. C’était à la fois très simple et très compliqué, comme toujours. Midway leur avait envoyé en renfort des P-3C Orion qui patrouillaient autour du convoi en retraite. Il avait fallu une journée entière pour remettre en service les installations de l’atoll perdu au milieu de l’océan, et encore, cela n’avait été possible que parce que s’y trouvait une équipe d’ornithologues étudiant les albatros. Les Orion étaient à leur tour soutenus par des C-130 de la garde nationale aérienne de Hawaï. Toujours est-il que l’amiral dont le pavillon personnel flottait toujours sur le porte-avions désemparé pouvait enfin contempler sur son image radar quatre appareils de lutte anti-sous-marine déployés autour de sa flotte, et commencer à se sentir un peu plus soulagé. Sa couronne extérieure de navires d’escorte scrutait les fonds avec ses sonars et, après une période initiale de quasi-panique, n’avait plus rien décelé d’inquiétant. Il aurait rallié Pearl Harbor d’ici vendredi soir et peut-être qu’avec un poil de vent, il parviendrait à faire décoller ses avions et renforcer ainsi leur sécurité. L’équipage avait maintenant le sourire, nota l’amiral Sato en parcourant la coursive. L’avant-veille encore, ils se montraient gênés et honteux de l’« erreur » commise par leur unité. Mais plus maintenant. Il avait pris l’hélicoptère pour aller en personne donner les instructions aux quatre Kongo. À deux jours de navigation des Mariannes, ils connaissaient désormais la teneur de leur exploit. Ou, du moins, en partie. La nouvelle des incidents avec les sous-marins n’était pas encore diffusée. Pour l’heure, tout ce qu’ils savaient, c’est qu’ils avaient vengé un grand tort commis contre leur pays, qu’ils l’avaient fait avec beaucoup d’habileté, en permettant au Japon de récupérer des terres qui lui revenaient de droit — et, croyaient-ils, sans effusion de sang. La réaction première avait été la stupéfaction. Entrer en guerre contre l’Amérique ? L’amiral leur avait expliqué que non, ce n’était pas réellement une guerre, sauf si les Américains décidaient d’en découdre, ce qu’il estimait improbable, mais qui restait une éventualité, les prévint-il, à laquelle ils devaient se préparer. La formation était maintenant déployée, trois mille mètres d’écart entre les bâtiments qui fonçaient vers l’ouest de toute la vitesse de leurs machines. Leur consommation de mazout était dangereusement élevée, mais il y aurait un pétrolier à Guam pour les ravitailler, et Sato voulait être au plus tôt sous son propre parapluie de matériel ASW. Une fois à Guam, il pourrait envisager la suite des opérations. La première s’était déroulée avec succès. Avec de la chance, il n’y aurait même pas besoin d’une seconde, mais si c’était le cas, il avait quantité de détails à envisager. « Contacts ? demanda l’amiral, en entrant au PC de combat. — Que du trafic civil sur les ondes, répondit l’officier de veille aérienne. — Tous les appareils militaires sont équipés de transpondeurs, lui rappela Sato. Et tous fonctionnent de manière identique. — Aucun contact en approche. » La formation suivait un itinéraire délibérément écarté des couloirs aériens réservés normalement aux vols commerciaux, et un coup d’oeil sur le graphique permit à l’amiral de constater que tout le trafic y était cantonné. Certes, un avion de surveillance militaire pourrait toujours les détecter depuis l’un de ces corridors civils, mais les Américains avaient des satellites qui étaient presque aussi bons pour ça. Ses estimations s’étaient jusqu’ici révélées exactes. La seule menace qui le préoccupait vraiment venait des sous-marins, et celle-ci était gérable. Les missiles Harpoon et Tomahawk lancés de sous-marins constituaient un danger qu’il était prêt à affronter. Chaque destroyer avait allumé son radar SPY-1D et scrutait la surface. Tous les directeurs de tir étaient à leur poste. Tout missile de croisière lancé sur eux serait immédiatement détecté et engagé, d’abord par ses missiles SM2MR de fabrication américaine (mais améliorés au Japon), puis relayé par les canons Gatling de ses systèmes de défense rapprochée. Ils pourraient arrêter la majorité des « vampires » — c’était le terme générique employé pour désigner les missiles de croisière. Certes, un sous-marin pouvait s’approcher et lancer des torpilles, et une seule charge, pour les plus grosses, pouvait couler n’importe quel bâtiment de sa formation. Mais ils l’entendraient arriver et ses hélicoptères de lutte anti-sous-marine feraient leur possible pour harceler le submersible attaquant, l’empêcher de poursuivre l’engagement, voire simplement le couler. Les Américains n’avaient pas une telle quantité de sous-marins et, par conséquent, leurs commandants feraient montre de prudence, surtout si de son côté il réussissait à en ajouter un troisième à leur tableau de chasse. Que feraient les Américains ? Eh bien, que pouvaient-ils faire, en vérité, maintenant ? se demanda-t-il. Ils avaient par trop réduit leurs forces. Ils comptaient sur leur capacité de dissuasion, oubliant que celle-ci s’articulait sur la crédibilité de leur capacité à agir en cas d’échec de la dissuasion : toujours la même vieille équation du « je veux pas, mais je pourrais ». Malheureusement pour eux, les Américains avaient un peu trop compté sur le premier terme en négligeant le second et, selon toutes les règles connues de Sato, le temps qu’ils puissent de nouveau, leur adversaire serait en mesure de les stopper. Le plan stratégique d’ensemble qu’il avait contribué à exécuter n’avait rien d’inédit — il avait simplement été mieux exécuté que la première fois, estima-t-il, en contemplant le triptyque d’affichage sur lequel les symboles radar des appareils civils progressaient le long de leurs itinéraires définis, preuve tangible que le monde reprenait son visage normal, sans même une ride. Le plus dur semblait toujours intervenir une fois les décisions prises, Ryan le savait. Le plus éprouvant en effet était moins de les prendre que d’avoir ensuite à vivre avec. Avait-il fait ce qu’il fallait ? Il n’y avait aucun critère de jugement, sinon la vision rétrospective, qui venait certes trop tard. Pis, celle-ci était toujours négative, car il était rare qu’on réexamine après coup ce qui s’était bien passé. À un certain niveau, les événements cessaient d’avoir des contours définis. On soupesait les options, on soupesait les facteurs, mais bien souvent, on s’apercevait que quelle que soit la solution adoptée, quelqu’un allait en souffrir. Dans ces cas-là, l’idée était de provoquer le moins de dégâts possibles aux biens et aux personnes, mais même ainsi, des personnes en chair et en os allaient souffrir, qui sinon n’auraient pas souffert, et c’était en définitive vous qui choisissiez ceux qui seraient blessés — ou perdus —, tel quelque dieu indifférent de la mythologie. C’était encore pire si vous connaissiez certains des acteurs, parce que vous pouviez alors imaginer leur visage, entendre leur voix. La capacité à prendre de telles décisions était baptisée courage moral par ceux qui n’avaient pas à l’exercer, et stress par ceux qui y étaient contraints. Et pourtant, il devait en prendre. Il avait accepté cette fonction en sachant pertinemment qu’il connaîtrait de tels moments. Il avait déjà mis Clark et Chavez en situation périlleuse dans le désert d’Afrique orientale, et il se souvenait confusément de son inquiétude à l’époque, mais la mission s’était bien déroulée, et par la suite, cela ne lui avait paru qu’un simple jeu, digne des tours pendables joués par les enfants pour Halloween, un habile petit chantage exercé par une nation contre une autre. Et même si un être humain bien réel, en la personne de Mohammed Abdul Corp, y avait perdu la vie... eh bien, il était toujours facile de dire, a posteriori, qu’il avait mérité son sort. Ryan s’était permis de classer ce souvenir dans quelque tiroir caché, quitte à l’exhumer dans les années futures, le jour où il succomberait au besoin d’écrire ses Mémoires. Mais pour l’heure, le souvenir était revenu, tiré des archives par la nécessité de risquer à nouveau des vies humaines. Jack mit sous clé ses dossiers confidentiels avant de se rendre au Bureau Ovale. « Je file voir le patron », dit-il à l’agent du Service secret posté dans le couloir nord-sud. « FINE LAME vers SAUTEUR », annonça-t-il dans son micro, car pour ceux qui étaient chargés de protéger tout le monde dans ce qu’ils appelaient entre eux la « maison », ils étaient moins des hommes que des symboles, des désignations, en fait, correspondant à leur fonction. Mais je ne suis pas un symbole, avait envie de lui dire Jack. Je suis un homme, un homme avec ses doutes. En chemin, il passa devant quatre autres agents et déchiffra leurs regards ; il y vit confiance et respect, vit qu’ils comptaient sur lui pour savoir quoi faire, quoi dire au patron, comme s’il leur était, quelque part, supérieur, alors que lui seul savait qu’il n’en était rien. Il avait simplement commis l’erreur d’accepter un boulot dont les responsabilités dépassaient les leurs, dépassaient ce qu’il avait pu désirer. « Pas marrant, hein ? fit Durling quand Jack entra dans le bureau. — Non, pas trop. » Il s’assit. Le Président lut simultanément sur le visage et dans les pensées de son conseiller et il sourit. « Voyons voir. Je suis censé vous conseiller de vous détendre, et vous êtes censé me conseiller la même chose, c’est ça ? — Difficile de prendre une décision correcte quand on est surstressé, reconnut Ryan. — Ouais, à une exception. Si vous n’êtes pas stressé, votre décision n’a plus grand intérêt, et elle sera prise à un niveau inférieur. Les décisions graves, c’est d’ici qu’elles émanent. Quantité de gens ont commenté ce fait », nota le Président. C’était une observation remarquablement généreuse, se dit Jack, car elle ôtait délibérément une partie du fardeau de ses épaules pour lui rappeler qu’au bout du compte, il ne faisait que conseiller le Président. Il y avait de la grandeur chez cet homme assis derrière le vieux bureau de chêne. Jack se demanda si ce fardeau était lourd à supporter, et si sa découverte avait été pour lui une surprise — ou bien s’il n’y avait vu qu’une nécessité de plus à laquelle il devait s’atteler. « D’accord, que voulez-vous ? — J’ai besoin de votre autorisation pour une chose. » Ryan expliqua les offres de Golovko — la première faite à Moscou, la seconde à peine quelques heures plus tôt — et leurs implications. « Est-ce que cela peut élargir notre perspective ? — Possible, mais on n’en sait pas encore suffisamment pour juger. — Et ? — Ce genre de décision remonte toujours à votre niveau, observa Ryan. — Pourquoi dois-je... — Monsieur, elle révèle à la fois l’identité de nos agents et leurs méthodes d’action. Je suppose que, techniquement, votre décision ne s’impose pas, mais il fallait tout de même vous en informer. — Vous recommandez l’approbation. La question ne se posait pas. — Oui, monsieur. — On peut faire confiance aux Russes ? — Je n’ai pas parlé de confiance, monsieur le président. Ce que nous avons là est une convergence de besoins et de capacités, avec éventuellement une petite possibilité de chantage. — Allez-y », dit le Président, sans trop y réfléchir. C’était peut-être moins une façon de lui marquer sa confiance que de redonner le fardeau des responsabilités à son visiteur. Durling marqua un temps de quelques secondes avant de poser la question suivante. « Qu’est-ce qu’ils mijotent, Jack ? — Les Japonais ? En fait, objectivement, ça ne tient pas debout. Les questions que je n’arrête pas de me poser, c’est pourquoi avoir coulé les sous-marins ? Pourquoi avoir délibérément choisi de tuer ? Franchement, je ne vois pas l’intérêt d’une telle escalade. — Et surtout, pourquoi infliger ça à son principal partenaire économique ? ajouta Durling, énonçant l’évidence. On ne risquait certainement pas d’être préparés à un coup pareil. » Ryan hocha la tête. « Effectivement, tout nous est tombé dessus d’un seul coup. Et encore, on ne sait même pas ce qu’on ne sait pas. » Le Président Durling inclina légèrement la tête. « Quoi ? » Jack esquissa un sourire. « C’est un truc que ma femme dit toujours, à propos de la médecine : toujours savoir ce que l’on ne sait pas. On doit d’abord discerner quelles sont les questions avant de pouvoir se mettre à chercher des réponses. — Et comment faites-vous ça ? — Mary Pat envoie les gars poser les questions. On épluche toutes les informations dont on dispose. On essaie alors de déduire à partir de ce qu’on sait, d’établir des connexions. Ce que tente de faire l’adversaire, sa façon de procéder peuvent être fort révélatrices. Ma question primordiale, pour l’instant, c’est pourquoi ont-ils coulé les deux sous-marins ? » Le regard de Ryan se perdit, au-delà du Président, vers la fenêtre et le Monument à Washington, ce grand obélisque de marbre blanc. « Ils l’ont fait d’une manière qui, pensent-ils, nous offre une issue honorable. Nous pourrions toujours prétendre qu’il y a eu une collision ou un accident quelconque... — Est-ce qu’ils pensent réellement nous voir accepter sans broncher les morts et... — Ils nous ont tendu cette perche. Peut-être qu’ils ne pensent pas nous voir la saisir, mais ça reste une possibilité. » Ryan demeura silencieux une trentaine de secondes. « Non. Non, ils ne pourraient pas se tromper à ce point sur notre compte. — Continuez de réfléchir tout haut, commanda Durling. — Nous avons par trop réduit notre flotte... — Je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle », lui répondit-on avec une pointe d’agacement. Ryan hocha la tête en élevant la main. « De toute façon, il est trop tard pour se lamenter sur le pourquoi ou le comment, je le sais. Mais l’important, c’est qu’ils le savent eux aussi. Tout le monde sait de quoi nous disposons et de quoi nous ne disposons plus ; et avec les connaissances et la formation adéquates, on peut en déduire de quoi nous sommes capables. Ne reste plus dès lors qu’à organiser vos opérations en combinant ce dont vous êtes capable, et ce dont l’adversaire est capable pour vous en empêcher. — Ça paraît logique. D’accord, continuez. — Avec la disparition de la menace russe, la flotte de sous-marins n’a pratiquement plus de raison d’être. C’est parce qu’un sous-marin n’est bon qu’à deux choses, en fait. Tactiquement, c’est l’arme idéale pour couler d’autres sous-marins. Mais stratégiquement, ils sont limités. Ils ne peuvent contrôler la mer avec la même efficacité que les bâtiments de surface. Ils ne peuvent pas déployer leur puissance. Ils ne peuvent pas transporter de troupes ou de matériel d’un endroit à un autre, or c’est précisément ce que signifie la maîtrise des mers. » Jack fit claquer ses doigts. « En revanche, ils peuvent interdire la mer aux autres, et le Japon est une nation insulaire. Donc, ils redoutent l’interdiction des mers. » Ou, ajouta mentalement Jack, ils ont simplement fait ce dont ils étaient capables. Ils ont endommagé les porte-avions parce qu’ils ne pouvaient guère faire plus. Ou le pouvaient-ils ? Bigre, c’était encore trop compliqué. « Donc, on pourrait les étrangler avec nos sous-marins demanda Durling. — Peut-être. On l’a déjà fait. Le problème, c’est qu’on n’en a plus beaucoup, ce qui leur facilite bougrement la tâche. Mais leur atout ultime contre une telle manoeuvre de notre part est leur capacité nucléaire. Ils répondent à une menace stratégique dirigée contre eux par une menace stratégique dirigée contre nous, une dimension dont ils ne disposaient pas en 1941. Il y a un élément qui nous échappe, monsieur. » Ryan hocha la tête, fixant toujours le monument derrière les vitres épaisses à l’épreuve des balles. « Il y a un truc énorme qui nous échappe. — Le pourquoi ? — Ce pourrait être le pourquoi. Mais d’abord, je veux savoir le quoi. Ils veulent quoi, au juste ? Quel est leur objectif final ? — Et vous ne vous demandez pas pourquoi ils font ça ? » Ryan tourna la tête, croisa le regard du Président. « Monsieur, la décision de déclencher une guerre n’est presque jamais rationnelle. La Première Guerre mondiale : conséquence de l’assassinat d’un imbécile par un autre imbécile, un événement qui fut adroitement manipulé par Léopold je ne sais plus qui, « Poli », comme ils disaient, le ministre des Affaires étrangères autrichien. Un manipulateur habile, mais qui avait oublié de tenir compte d’un simple facteur : que son pays n’avait pas les moyens de parvenir à ses fins. L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ont déclenché la guerre. Elles l’ont perdue toutes deux. La Seconde Guerre mondiale : Allemagne et Japon affrontent le monde entier, sans s’imaginer un seul instant que le reste du monde pourrait être plus fort qu’eux. » Ryan poursuivit. « C’est particulièrement vrai du Japon : ils n’ont jamais réellement eu de plan pour nous défaire. Réfléchissez bien. La guerre de Sécession, déclenchée par les sudistes. Les sudistes ont perdu. La guerre franco-prussienne de 1870, déclenchée par la France. La France a perdu. Presque tous les conflits, depuis le début de la révolution industrielle, ont été déclenchés par le camp qui s’est retrouvé finalement vaincu. CQFD : faire la guerre n’est pas un acte rationnel. Par conséquent, l’idée sous-jacente, c’est que le pourquoi n’a pas forcément d’importance, puisque, de toute façon, ces raisons seront probablement fallacieuses. — Je n’y avais jamais songé, Jack. » Ryan haussa les épaules. « Certains trucs sont trop évidents, comme l’a fait remarquer ce matin Buzz Fiedler. — Mais si le pourquoi n’a pas d’importance, le quoi n’en a pas non plus... — Si, au contraire, parce qu’il permet de discerner l’objectif si l’on peut cerner ce qu’ils veulent, alors on peut leur en interdire l’accès. C’est ainsi qu’on commence à vaincre un ennemi. Et puis, vous savez, l’autre finit par s’intéresser tellement à ce qu’il veut, à se polariser tellement sur l’importance de son objectif, qu’il finit par oublier qu’un autre pourrait tenter de l’empêcher d’y parvenir. — Comme un malfrat qui ne pense qu’à attaquer un marchand de liqueurs ? demanda Durling, à la fois amusé et impressionné par l’exposé de Ryan. — La guerre est le parangon de l’acte criminel suprême, c’est du vol à main armée sur une grande échelle. Et qui se ramène toujours à une histoire de convoitise. Il s’agit toujours d’une nation voulant s’approprier le bien d’une autre. Pour la vaincre, il suffit de discerner ce qu’elle veut et de lui en interdire l’accès. Les germes de sa défaite se trouvent généralement dans ceux de son désir. — Le Japon ? La Seconde Guerre mondiale ? — Ils voulaient un véritable empire. En gros, ils voulaient précisément ce qu’avaient les Britanniques. Ils s’y sont pris simplement un siècle trop tard. Ils n’avaient jamais prévu de nous battre, tout au plus de... » Il se tut soudain, une idée se formait. « Tout au plus de parvenir à leurs fins en nous contraignant à l’accepter. Bon Dieu, fit Ryan dans un souffle. C’est ça ! C’est la même histoire qui recommence. La même méthode. Le même objectif ? » s’interrogea-t-il, tout haut. C’est là, se dit le chef du Conseil national de sécurité. Là, tout près. Si tu peux le découvrir. Le découvrir entièrement. « Mais nous avons un premier objectif de notre côté, remarqua le Président. — Je sais. » George Winston se disait qu’il était comme un vieux cheval tirant une pompe à incendie : il fallait qu’il réponde dès que sonnaient les cloches. Sa femme et ses enfants étaient restés dans le Colorado, et lui se retrouvait au-dessus de l’Ohio, assis à l’arrière de son Gulfstream, contemplant en dessous de lui le rond de lumières d’une ville. Cincinnati, sans doute, même s’il n’avait pas demandé aux pilotes leur plan de vol pour rallier Newark. Sa motivation était en partie intéressée. Sa fortune personnelle avait durement souffert des événements du vendredi précédent cela se chiffrait par centaines de millions. La nature de l’incident, son choix de répartir ses investissements sur plusieurs institutions avaient entraîné des pertes considérables, car cela l’avait rendu vulnérable à toutes les variantes de programmes boursiers informatisés. Mais ce n’était pas qu’une question d’argent. D’accord, se disait-il, bon, j’ai perdu deux cents bâtons. Il m’en reste encore pas mal quand même... Le plus grave, c’étaient les dégâts occasionnés au système entier, et tout particulièrement au Groupe Columbus. Son bébé avait encaissé le choc de plein fouet, et tel un père retournant auprès de sa fille mariée en période de crise conjugale, il se rendait compte que son enfant lui appartiendrait toujours. J’aurais dû être là, se reprocha-t-il. J’aurais pu le voir et l’arrêter. Dans le pire des cas, protéger mes investisseurs. La totalité des effets ne s’était pas encore fait sentir, mais ils étaient si graves qu’ils dépassaient presque l’entendement. Winston devait faire quelque chose, il devait proposer son expérience, ses conseils. Il se sentait toujours responsable de ses investisseurs. Le vol jusqu’à Newark se déroula sans encombre. Le Gulfstream se posa en douceur et roula jusqu’au terminal d’aviation générale, où une voiture l’attendait, conduite par un de ses anciens collaborateurs. L’homme ne portait pas de cravate, ce qui était inhabituel pour un ancien de Wharton. Mark Gant n’avait pas dormi depuis cinquante heures et il s’appuyait contre la carrosserie, car il avait l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds, au rythme d’une migraine qui pouvait se mesurer sur l’échelle de Richter. Malgré tout, il était content d’être ici. Si quelqu’un était capable de les tirer de ce pétrin, c’était bien son ancien patron. Sitôt qu’il vit son jet privé s’immobiliser, il se précipita pour l’accueillir au bas de l’échelle. « Grave ? » fut le premier mot de George Winston. Il y avait de la chaleur entre les deux hommes, mais les affaires passaient d’abord. « On ne sait pas encore, dit Gant en le conduisant à la voiture. — Vous ne savez pas ? » L’explication devrait attendre qu’ils soient à l’intérieur. Sans un mot, Gant lui tendit le premier cahier du Times. « C’est pour de bon ? » Lecteur rapide, Winston parcourut rapidement les deux colonnes de présentation, et fila à la page vingt et un lire la fin du papier encadré par des publicités pour de la lingerie féminine. La seconde révélation de Gant fut que le nouveau directeur installé par Raizo Yamata avait disparu. « Il a repris un avion pour le Japon vendredi soir. Il disait que c’était pour presser Yamata-san de venir à New York aider à redresser la situation. À moins qu’il ne veuille se faire hara-kiri devant son patron. Merde, qui peut le dire ? — Bon Dieu, Mark, qui est responsable, ici ? — Personne. Et c’est pareil pour tout le reste. — Bordel de merde, Mark, il faut bien quelqu’un pour donner des ordres ! — Nous n’avons pas les moindres instructions, répondit le cadre dirigeant. J’ai appelé le mec. Il n’est pas au bureau — et pourtant, j’ai laissé des messages, j’ai essayé de le contacter chez lui, chez Yamata, merde, j’ai essayé de les avoir tous, que ce soit à leur bureau, à leur domicile. Nada, George. Tout le monde a filé se planquer. Bon Dieu, pour autant que je sache, l’enculé a aussi bien pu se jeter par la fenêtre. — Bon, tu me files un bureau et toutes les données dont tu disposes, dit Winston. — Les données, quelles données ? On a peau de balle. Tout le système s’est crashé, je te signale. — T’as quand même les enregistrements de nos transactions, non ? — Ma foi, ouais, j’ai nos bandes — enfin, une copie, en tout cas, se reprit Gant. Le FBI a embarqué les originaux. » Technicien brillant, il avait toujours gardé un faible pour les mathématiques. Vous lui donniez les instructions idoines et il vous manipulait le marché comme un habile tricheur de cartes. Mais à l’instar de la plupart de ses collègues de Wall Street, il avait besoin d’un autre pour l’aider à décider. Enfin, tout homme avait ses limites, et il fallait lui rendre cette justice qu’il était intelligent, honnête, et surtout, conscient de ses limites. Il savait quand il devait réclamer un coup de main. Cette dernière qualité le plaçait dans la tranche supérieure des trois ou quatre pour cent. Donc, il a dû se rabattre sur Yamata et son second pour leur demander conseil... « Au moment du plongeon, quelles instructions avais-tu ? — Des instructions ? » Gant massa son visage mal rasé et secoua la tête. « Merde, on s’est cassé le cul pour tâcher d’éviter le plus gros du choc. Si la DTC arrive à recoller les morceaux, on devrait s’en tirer avec un minimum de pertes. J’ai posé une méga-option sur la Général Motors et fait une vraie razzia sur les placements en or, et... — Ce n’est pas ce que je veux dire. — Il a dit de saisir la balle au bond. Il nous avait fait dégager des valeurs bancaires en quatrième vitesse, Dieu merci. À croire qu’il l’avait senti venir. On était plutôt bien placés avant que tout s’effondre. S’il n’y avait pas eu cette débandade générale — je veux dire, merde, George, ça a fini par arriver, tu sais... Les coups de téléphone paniqués... Merde, si seulement les gens avaient pu garder la tête froide. » Un soupir. « Mais non, et maintenant, avec ce bordel à la DTC... George, je ne sais pas ce que ça va donner à l’ouverture, demain matin. Si c’est vrai, s’ils arrivent à tout reconstituer d’ici là, hé, mec, non, j’en sais rien, franchement, j’en sais rien », conclut Gant, alors qu’ils entraient dans le tunnel de Lincoln. Toute l’histoire de Wall Street résumée en un paragraphe, se dit Winston, en contemplant le carrelage brillant qui recouvrait les parois. C’était comme ce tunnel, en fait : on pouvait voir devant, on pouvait voir derrière, mais on ne voyait rien sur les côtés. Impossible de voir au-delà d’une perspective limitée. Et pourtant, il fallait. « Mark, je siège toujours au conseil de la boîte. — Ouais, et alors ? — Et toi aussi, souligna Winston. — Je sais bien, mais... — À nous deux, on peut demander la convocation d’un conseil d’administration. Commence à passer les coups de fil, ordonna George Winston. Dès qu’on sera sortis de ce foutu trou à rats. — Pour quand ? — Pour tout de suite, bordel de merde ! jura Winston. Ceux qui ne sont pas en ville, j’enverrai mon avion les chercher. — La plupart sont au bureau. » C’était à peu près la seule bonne nouvelle qu’il avait entendue depuis vendredi après-midi, nota George, et il fit signe à son ancien employé de poursuivre. « Je suppose que la plupart des autres boîtes sont fermées. » Ils ressortirent du tunnel à cet instant. Winston décrocha le téléphone cellulaire et le tendit à son collaborateur. « Vas-y, commence. » Winston se demanda si Gant savait ce qu’il allait indiquer comme ordre du jour. Sans doute pas. Le gars était valable dans les tunnels, mais il n’avait jamais su outrepasser ses limites. Mon Dieu, quelle mouche m’a piqué de filer ? se demanda Winston. Ça ne donnait rien de bon de laisser l’économie américaine aux mains d’individus qui ne savaient même pas comment elle fonctionnait. « Eh bien, ça a marché », dit l’amiral Dubro. La vitesse de la flotte redescendit à vingt noeuds. Ils étaient à présent à deux cents milles plein est du cap de Dondra. Il leur fallait plus de place pour évoluer, mais parvenir jusqu’ici était déjà un beau succès. Les deux porte-avions s’écartèrent, leurs groupes respectifs se divisant pour former un anneau protecteur autour des bâtiments amiraux de la flotte, l’Abraham Lincoln et le Dwight D. Eisenhower. D’ici une heure, les deux formations auraient perdu le contact visuel, ce qui était parfait, mais cette course à grande vitesse avait vidé les cuves, et c’était fort ennuyeux. Rançon du progrès, les porte-avions nucléaires se retrouvaient paradoxalement à jouer les pétroliers. Ils transportaient dans leurs soutes des tonnes de mazout pour leurs navires d’escorte à propulsion classique, ce qui leur permettait de les ravitailler quand le besoin s’en faisait sentir. Ce qui n’allait pas tarder. Les pétroliers de la flotte, le Yukon et le Rappahannock, étaient partis de Diego Garcia avec quatre-vingt mille tonnes de mazout à eux deux, mais la partie devenait de plus en plus serrée. L’éventualité d’une confrontation obligeait Dubro à garder en permanence ses soutes pleines à ras bord. Confrontation signifiait possibilité de bataille navale, et toute bataille exigeait de la vitesse, pour se jeter dedans, mais surtout pour dégager au plus vite par la suite. « Toujours pas de nouvelles de Washington ? » demanda-t-il au capitaine de frégate Harrison. Ce dernier secoua la tête. « Non, amiral. — Bien », répondit le commandant du groupe de combat, avec un calme dangereux. Puis il se dirigea vers la salle des transmissions. Pour le moment, il avait déjà réussi à résoudre un problème opérationnel majeur, il pouvait à présent se défouler en allant engueuler quelqu’un. 27 Accumulation PARTOUT, les retards s’accumulaient, se multipliaient en cascade par vagues successives : on n’allait nulle part, mais on y allait à la vitesse grand V. Ville d’ordinaire habituée à gérer et canaliser les fuites, Washington, avec ses cohortes de fonctionnaires, était trop débordée par ces quatre crises simultanées pour répondre efficacement à l’une ou l’autre. Rien de tout cela n’était inhabituel — constat qui aurait pu paraître déprimant pour les acteurs du drame, mais bien sûr, ils n’avaient guère de temps à perdre en digressions de ce genre. La seule bonne nouvelle, estima Ryan, c’est que l’affaire la plus grave ne s’était pas encore ébruitée. Pas encore. « Scott, quels sont tes meilleurs spécialistes du Japon ? » Adler fumait toujours et il avait pris avec lui ses réserves. Ryan dut faire appel à tout ce qui lui restait de volonté pour ne pas lui réclamer une cigarette, mais il ne pouvait pas non plus demander à ses hôtes de s’abstenir de fumer. Il fallait bien qu’ils gèrent leur stress comme ils pouvaient. Le fait que Scott emploie la même méthode que lui naguère n’était qu’un désagrément supplémentaire dans un week-end devenu infernal encore plus vite qu’il ne l’aurait cru possible. « Je peux réunir un groupe de travail. Qui le dirige ? — Toi, dit Jack. — Que va dire Brett ? — Il dira « Bien, monsieur », quand le Président le lui annoncera, répondit Ryan, trop crevé pour être poli. — Ils nous tiennent par la peau des couilles, Jack. — Combien d’otages potentiels ? » Il ne s’agissait pas seulement des quelques derniers soldats en garnison. Il devait y avoir des milliers de touristes, d’hommes d’affaires, de journalistes, d’étudiants... « Nous n’avons aucun moyen de l’établir, Jack. Aucun, admit Adler. Un bon point, c’est qu’on n’a aucune indication de mauvais traitements. On n’est plus en 1941, enfin, je ne crois pas. — Si jamais ça recommence... » La plupart des Américains avaient oublié les traitements infligés aux prisonniers étrangers. Pas Ryan. « Cette fois, on se fâchera vraiment. Il faut qu’ils le sachent. — Ils nous connaissent bien mieux qu’ils ne nous connaissaient à l’époque. Nos échanges se sont tellement multipliés. En outre, nous aussi, on a pas mal de leurs ressortissants chez nous. — N’oublie pas, Scott, que leur culture est fondamentalement différente de la nôtre. Leur religion est différente. Leur vision de la place de l’homme dans la nature est différente. La valeur qu’ils attribuent à la vie humaine est différente, remarqua sombrement le chef du Conseil national de sécurité. — Il ne s’agit pas de tomber dans le racisme, Jack, observa Adler, pincé. — Ce sont simplement des faits. Je n’ai pas dit qu’ils nous étaient inférieurs. J’ai dit que nous n’allions pas commettre l’erreur d’imaginer que leurs motivations sont identiques aux nôtres — d’accord ? — Ce n’est pas faux, je suppose, concéda le secrétaire d’État aux Affaires étrangères. — Par conséquent, je veux avoir sous la main des gens qui comprennent réellement leur culture afin de me conseiller. Je veux des gens qui pensent comme eux. » Le plus dur, ce sera de leur trouver de la place, mais il y a des bureaux en dessous dont on pourra vider les occupants, même s’ils doivent râler en invoquant le protocole et leur poids politique. — Je peux t’en dénicher quelques-uns, promit Adler. — Qu’est-ce que ça donne, du côté des ambassades ? — Personne ne sait grand-chose jusqu’à présent. Il y a toutefois un développement intéressant en Corée. — Quoi donc ? — Notre attaché militaire à Séoul est allé rendre visite à des amis pour demander que certaines bases soient mises en état d’alerte. Ils ont poliment refusé. C’est la première fois que les Coréens nous disent non. Je suppose que leur gouvernement essaie encore de trouver le fin mot de l’histoire. — De toute façon, c’est un peu tôt pour se lancer là-dedans. — Est-ce qu’on va se décider à agir ? » Ryan secoua la tête. « Je n’en sais encore rien. » Puis le téléphone sonna. « Le NMCC sur le STU, Dr Ryan. — Ryan, dit Jack en allant décrocher le téléphone crypté. Oui, passez-le-moi. Merde..., fit-il si doucement qu’Adler l’entendit à peine. Amiral, je vous recontacte un peu plus tard dans la journée. — Allons bon, quoi encore ? — Les Indiens », lui dit Ryan. « Je déclare la séance ouverte », dit Mark Gant en tapant sur la table avec son stylo. Seuls la moitié des sièges plus deux étaient occupés, mais le quorum était atteint. « George, tu as la parole. » Ce que lisait George Winston dans leurs regards le troublait. D’abord, tous ces hommes et femmes qui décidaient de la politique du Groupe Columbus étaient physiquement épuisés. Ensuite, ils étaient paniqués. Mais surtout, ce qui lui faisait le plus de peine, c’était l’espoir qu’ils montraient en sa présence, comme s’il était Jésus venu chasser les marchands du Temple. Ce n’était pas sain. Nul homme n’était censé détenir un tel pouvoir. L’économie américaine était trop vaste. Trop de gens en dépendaient. Et, par-dessus tout, elle était trop complexe pour être embrassée par un seul homme, voire dix ou vingt. C’était là le problème des modèles sur lesquels tout le monde s’appuyait. Tôt ou tard, on finissait par vouloir évaluer, mesurer et réguler ce qui simplement existait, marchait, fonctionnait. Les gens le réclamaient, mais personne ne pouvait réellement fournir une explication. Les marxistes avaient cru la détenir, et cette illusion avait été leur erreur fondamentale. Les Soviétiques avaient passé trois générations à vouloir orienter de force l’économie, au lieu de la laisser livrée à elle-même, et ils avaient fini à l’état de mendiants dans le pays le plus riche du monde. Et ce n’était guère différent ici. Au lieu de chercher à contrôler l’économie, on essayait d’en tirer profit, mais dans l’un et l’autre cas, il fallait laisser croire qu’on en saisissait les mécanismes. Et personne n’en était capable, sinon dans les grandes lignes. Fondamentalement, tout se résumait à des besoins et à du temps. Les hommes ont des besoins, le vivre et le couvert étant les deux premiers. Certains doivent donc se charger de cultiver et de bâtir. Ces deux activités réclament également du temps, et puisque le temps est pour l’homme son bien le plus précieux, il faut le dédommager de son utilisation. Prenons l’exemple d’une voiture — on a également besoin d’être transporté. Quand on achète une voiture, on paie pour le temps passé à son montage, pour le temps passé à en fabriquer toutes les pièces ; au bout du compte, on paie les mineurs pour le temps passé à extraire du sol le minerai de fer et la bauxite. Jusque-là, tout est relativement simple. La difficulté surgit avec les options potentielles. On peut conduire plus d’un modèle de voiture. Chaque fournisseur de biens et de services impliqué dans le processus a le choix entre diverses sources d’approvisionnement, et puisque le temps est précieux, celui qui l’utilise le plus efficacement prend un avantage supplémentaire. Ça s’appelle la compétition, et la compétition est une course sans fin de chacun contre tout le monde. Fondamentalement, chaque entreprise et, en un sens, chaque individu contribuant à l’économie américaine entrent en compétition avec tous les autres. Tout le monde est producteur. Tout le monde est également consommateur. Chacun a quelque chose à fournir aux autres. Chacun choisit produits et services dans le vaste menu que propose l’économie. C’est l’idée de base. La véritable complexité provenait de toutes les possibilités d’interactions. Qui achète quoi à qui. Qui gagne en efficacité, sachant le mieux gérer son temps, au profit des consommateurs et au sien propre. Avec tous ces participants, on est comme devant une foule immense où tout le monde parlerait en même temps. Il devient tout bonnement impossible de suivre toutes les conversations. Et pourtant, Wall Street entretenait l’illusion d’en être capable, d’avoir des modèles informatiques en mesure de prédire dans les grandes lignes ce qui se passait, jour après jour. Or, c’était impossible. On pouvait analyser les entreprises une à une, jauger plus ou moins de la qualité de leur gestion. Dans une mesure limitée, l’une ou l’autre de ces analyses permettait de discerner des tendances et d’en tirer parti. Mais le recours à l’ordinateur et aux techniques de modélisation était allé trop loin : les extrapolations s’étaient de plus en plus éloignées de la réalité concrète, et si la méthode avait apparemment fonctionné pendant des années, elle n’avait fait qu’amplifier l’illusion. Avec l’effondrement du vendredi précédent, cette illusion s’était brisée, et aujourd’hui, ils n’avaient plus rien à quoi se raccrocher. Rien, sinon moi, songea George Winston, en déchiffrant leurs visages. L’ancien président du Groupe Columbus était conscient de ses limites. Il savait jusqu’à quel point il comprenait le système, et savait en gros où s’arrêtait cette compréhension. Il savait que personne ne pouvait réellement faire marcher tout le bazar, et pour l’heure, il n’avait pas besoin d’en savoir plus en cette sombre nuit new-yorkaise. « Vous m’avez l’air de ne plus avoir de chef, ici. Qu’est-ce qui nous attend demain, selon vous ? » demanda-t-il, et tous les « astro-scientifiques » détournèrent les yeux, fixant la table ou échangeant un regard avec leur vis-à-vis. Trois jours plus tôt à peine, quelqu’un aurait pris la parole, émis son avis avec plus ou moins de confiance. Mais pas maintenant, parce que personne ne savait. Personne n’avait la moindre idée. Et personne n’ouvrit la bouche. « Vous avez un président. Est-ce qu’il vous a dit quelque chose ? » insista Winston. Signes de dénégation. Comme il l’avait prévu, ce fut évidemment Mark Gant qui souleva la question : « Mesdames et messieurs, c’est le conseil d’administration qui choisit notre président et notre directeur général, n’est-ce pas ? Eh bien, nous avons besoin d’un dirigeant, maintenant. — George, intervint un autre homme. Est-ce que vous êtes avec nous ? — Apparemment, ou alors je suis le maître incontesté du déplacement astral. » La blague n’était pas terrible, mais elle réussit néanmoins à susciter quelques sourires, à leur redonner un début d’entrain. « Dans ce cas, je soumets la motion que l’on considère comme vacants les postes de président et de directeur général. — Motion soutenue ! — Une motion est mise aux voix, annonça Mark Gant sur un ; ton un peu plus assuré. Qui est d’accord ? » Il y eut un choeur de « pour ». « Des voix contre ? » Silence. « Motion adoptée. La présidence du Groupe Columbus est désormais vacante. Y a-t-il une autre motion à soumettre ? — Je propose George Winston aux postes de directeur général et de président, dit une autre voix. — Motion soutenue. — Qui est pour ? » demanda Gant. Le vote fut identique, sinon encore plus enthousiaste. « George, bienvenue parmi nous. » Il y eut des applaudissements discrets. « D’accord. » Winston se leva. Il avait repris les rênes. Puis il nota, mine de rien : « Il faudrait peut-être que quelqu’un prévienne Yamata. » Il se mit à arpenter la salle. « Bon, première chose : je veux voir tout ce que nous avons sur les transactions de vendredi. Avant de commencer à réfléchir au meilleur moyen de réparer ce putain de truc, il faut d’abord savoir comment il a lâché. La semaine va être longue, les gars, mais on a tous ceux qui nous ont fait confiance à protéger. » Cette première tâche serait particulièrement difficile, Winston en était conscient. Il ignorait si quelqu’un serait en mesure de réparer le système, mais il leur fallait commencer par examiner ce qui avait bien pu clocher. Il sentait qu’il touchait du doigt quelque chose. Il éprouvait cette sensation irritante qui accompagne toujours les renseignements fragmentaires sur un problème particulier. C’était en partie son instinct, il s’appuyait dessus, mais dans le même temps s’en méfiait, jusqu’à ce qu’il parvienne à effacer ce doute avec des faits concrets. Il y avait toutefois autre chose, mais il ignorait quoi. Sa seule certitude était qu’il devait absolument le trouver. Même les bonnes nouvelles pouvaient être lourdes de menaces. Le général Arima passait une bonne partie de son temps devant les caméras de télé, et il finissait par y prendre goût. Sa dernière annonce était que tout citoyen désireux de quitter Saipan se verrait accorder un billet gratuit de retour aux États-Unis via Tokyo. Mais en gros, ce qu’il disait, c’est que rien de fondamental n’avait changé. « Mon cul, oui, grommela Pète Burroughs à l’adresse du visage souriant sur le tube cathodique. — Vous savez, j’arrive toujours pas à y croire, dit Oreza, à nouveau debout après cinq heures de sommeil. — Moi, si. Jetez donc un oeil sur la colline, au sud-est d’ici. » Portagee caressa sa joue mal rasée et obéit. À huit cents mètres de là, sur une éminence récemment déblayée pour la construction d’un nouveau complexe hôtelier (il n’y avait plus de plages disponibles sur l’île), une petite centaine d’hommes étaient en train de déployer une batterie de missiles Patriot. Les radars à antenne plate étaient déjà dressés, et alors qu’il regardait, les hommes mettaient en place le premier des quatre conteneurs parallélépipédiques. « Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda l’ingénieur. — Eh, je pilote des bateaux, moi, vous vous souvenez ? — Mais vous portiez l’uniforme, dans le temps, non ? — De garde-côtes, précisa Oreza. J’ai jamais tué personne. Quant à ce truc... (Il indiqua le site de missiles), merde, vous devez vous y connaître plus que moi. — Ils sont fabriqués dans le Massachusetts. Chez Raytheon, je crois. Ma boîte leur fournit des puces. » C’était en gros tout ce qu’il savait. « Ils ont l’intention de rester, n’est-ce pas ? — Ouais. » Oreza saisit ses jumelles et reprit son observation à la fenêtre. Il pouvait distinguer six carrefours. Chacun était surveillé par une dizaine d’hommes — une escouade ; il connaissait le terme — avec jeeps ou Land Cruiser. Même si bon nombre d’entre eux avaient le pistolet à la ceinture, aucune arme automatique n’était visible, comme s’ils ne voulaient pas évoquer une junte sud-américaine de la bonne époque. Tous les véhicules qui passaient — apparemment, ils n’en arrêtaient aucun — avaient même droit à un salut amical. Les relations publiques, songea Oreza. Pas à dire, ils ont chiadé leur coup. « Un putain de numéro de séduction », commenta l’ex-major. Et ça n’aurait pas été possible s’ils n’avaient pas été super confiants. Même les servants des missiles sur la colline voisine. Aucune précipitation : ils faisaient leur boulot tranquilles, bien peinards, en vrais pros. Sauf que, lorsqu’on comptait utiliser ce genre de matériel, on était un peu plus nerveux. On avait beau dire que l’entraînement était censé gommer les différences, il y avait une marge entre l’activité en temps de paix et celle en temps de guerre. Oreza reporta son attention sur les carrefours proches. Là non plus, les soldats n’étaient pas le moins du monde crispés. Ils ressemblaient à des soldats, agissaient comme des soldats, mais on ne les voyait pas tourner la tête pour scruter les alentours comme il était de mise en terrain hostile. Cela aurait pu être rassurant. Pas d’arrestations de masse et de détentions arbitraires, lot habituel des invasions. Pas de déploiement de force outrancier, hormis une simple présence. On les aurait à peine remarqués, et pourtant ils étaient là et bien là, se dit Portagee. Avec la ferme intention de rester. Et ils paraissaient convaincus que personne n’allait leur disputer ce fait. Et ce n’était certainement pas lui qui serait en position de les faire changer d’avis. « D’accord, donc, voilà les premiers rapports préliminaires, dit Jackson. On n’a pas trop de temps pour tout voir en détail, mais... — Mais on va le faire quand même, acheva Ryan. J’ai toujours ma carte d’officier de renseignements gouvernemental, tu te souviens ? Je suis capable d’analyser les données brutes. — J’ai le feu vert pour être mis au courant ? s’enquit Adler. — Vous l’avez maintenant. » Ryan alluma la lampe du bureau et Robby composa la combinaison sur le verrou de sa mallette. « Quand doit se produire le prochain passage sur le Japon ? — À peu près en ce moment, mais presque toutes les îles sont sous les nuages. — On traque la bombinette ? » demanda Adler. L’amiral Jackson lui tendit la réponse. « Vous l’avez dit, monsieur. » Il étala la première photo de Saipan. On distinguait deux barges porte-autos à quai. Le parc de stationnement voisin était rempli de rangées régulières de véhicules militaires, en majorité des camions. « Meilleure estimation ? demanda Ryan. — Une grosse division. » Son crayon effleura un groupe de véhicules. « ça, c’est une batterie de Patriot. Là, de l’artillerie tractée. Et là, apparemment, un gros radar de défense aérienne qu’on a démonté pour le transport. Le point culminant de ce caillou est une colline de quatre cents mètres, de quoi lui donner une portée intéressante : de là-haut, l’horizon visuel est bien à quatre-vingts kilomètres. » Une autre photo. « Les aéroports. Ce sont cinq chasseurs F-15 et, si vous regardez bien, on a réussi à saisir deux de leurs F-3 en vol, en approche finale. — Des F-3 ? demanda Adler. — La version de production du FS-X, expliqua Jackson. De bonnes capacités, en fait, un F-16 retravaillé. Les Eagle, c’est pour la défense aérienne. Ce petit zinc est un bon appareil d’attaque. — Il nous faut d’autres passes », dit Ryan, d’une voix soudain devenue grave. Quelque part, la crise était devenue réelle. Réellement réelle, comme il se plaisait à le dire. Métaphysiquement réelle. Ce n’étaient plus des résultats d’analyses ou de comptes rendus oraux. Désormais, il avait des preuves photographiques. Son pays était en guerre, plus aucun doute. Jackson acquiesça. « Ce qu’il nous faut surtout, c’est des pros pour analyser ces photos aériennes, mais ouais, on aura quatre passages par jour, si le temps le permet, et il faudra qu’on examine chaque centimètre carré de ce rocher, mais aussi Tinian, Rota, Guam et tous les îlots. — Bon Dieu, Robby, est-ce qu’on en est capable ? » demanda Jack. Bien que posée dans les termes les plus simples, la question avait des implications que même lui n’était pas encore en mesure d’apprécier. L’amiral Jackson mit du temps à quitter des yeux les photos satellitaires, et sa voix perdit soudain sa rage, laissant place au jugement professionnel de l’officier de marine. « Je n’en sais encore rien. » Il marqua un temps, puis posa à son tour une question. « Est-ce qu’on va tenter le coup ? — Ça non plus, je n’en sais rien, lui dit le chef du Conseil national de sécurité. Robby ? — Ouais, Jack ? — Avant qu’on décide de se lancer, il faut qu’on sache si on en est capables. » L’amiral Jackson acquiesça. « À vos ordres, chef. » Il avait passé une bonne partie de la nuit à entendre ronfler son, partenaire. Ce gars était incroyable, se dit Chavez, à moitié dans les vapes. Merde, comment arrivait-il à dormir ? Le soleil était déjà levé, la frénésie matinale de Tokyo traversait portes et fenêtres avec son vacarme assourdissant, et monsieur roupillait toujours ! Eh bien, se dit son cadet, c’était un vieux, et il lui fallait peut-être son compte de sommeil. C’est alors que se produisit l’événement le plus incroyable depuis le début de leur séjour : le téléphone sonna. John ouvrit aussitôt les yeux, mais Ding avait été le premier à réagir. « Tovarichtchii, dit une voix. Alors comme ça, depuis le temps qu’on est dans le pays, on ne pense même pas à m’appeler ? — Qui est à l’appareil ? » demanda Chavez. Il avait beau avoir studieusement travaillé son russe, l’entendre parler ici et maintenant au téléphone lui faisait l’effet d’entendre un martien. Il n’avait pas eu de mal à feindre le sommeil. Mais il n’eut soudain nul besoin de feindre la surprise. Un rire jovial qui devait partir du coeur avait retenti à l’autre bout de la ligne. « Voyons, Evgueni Pavlovitch, qui donc, à votre avis ? Allez, rasez-vous la barbe et retrouvez-moi pour le petit déjeuner. J’attends en bas. » Domingo Chavez sentit son coeur s’arrêter. Pas seulement manquer un battement : il aurait juré qu’il s’était réellement arrêté, jusqu’à ce qu’il lui commande de redémarrer, et quand il redémarra, ce fut avec un coefficient de distorsion trois. « Euh... laissez-nous quelques minutes... — Ivan Sergueïevitch a encore trop bu, da ? demanda la voix dans un nouveau rire. Dites-lui qu’il est devenu trop vieux pour ce genre de bêtise. Fort bien, je vais commander du thé et attendre. » Durant tout cet échange, Clark avait gardé les yeux rivés sur Chavez, du moins les premières secondes. Puis il se mit à scruter la chambre, guettant d’éventuelles menaces, tant le visage de son partenaire avait pâli. Domingo n’était pas du genre à se laisser facilement effrayer, John le savait, mais quoi qu’il ait pu entendre au téléphone, ça l’avait paniqué. Allons bon. John se leva et mit la télé. S’il y avait un danger quelconque derrière la porte, il était trop tard. La fenêtre n’offrait aucune issue. Le couloir pouvait très bien être bourré de policiers en armes, sa première réaction fut de se rendre à la salle de bains. Clark s’examina dans la glace après avoir tiré la chasse d’eau. Chavez était derrière lui avant que le levier soit remonté. « Je ne sais pas qui c’était, mais il m’a appelé « Evgueni ». Il a dit qu’il attendait en bas. — Son origine, à ton avis ? — Russe : le bon accent, la bonne syntaxe. » L’eau finit de couler et ils se retrouvèrent à nouveau dans l’impossibilité de parler librement. Merde, pensa Clark en cherchant une réponse dans la glace, mais pour n’y trouver que deux visages bien perplexes. Bon. L’agent de renseignements entreprit de se débarbouiller tout en envisageant les possibilités. Réfléchis. S’il s’était agi de la police japonaise, auraient-ils pris la peine de... ? Non. Peu probable. Tout le monde considérait les espions comme des personnages dangereux, méprisables, un préjugé curieux hérité des films de James Bond. On avait à peu près autant de chances de voir des agents de renseignements déclencher une fusillade que de leur voir pousser des ailes et s’envoler. Leurs principales qualités physiques étaient de savoir courir et se planquer, mais personne n’avait l’air d’avoir bien saisi ce fait, et si les flics locaux en avaient eu après eux, eh bien... eh bien, il se serait réveillé avec un pistolet sous le nez. Et ce n’avait pas été le cas, n’est-ce pas ? Bien. Donc, pas de danger immédiat. Probablement. Chavez ne fut pas peu surpris de voir Clark prendre son temps pour se laver les mains et la figure, se raser avec soin, et se brosser les dents avant de quitter la salle de bains. Il souriait même quand il eut terminé, parce que l’expression devait accompagner le ton de sa voix. « Evgueni Pavlovitch, nous devons apparaître kulturnii aux yeux de notre ami, pas vrai ? Cela fait tant de mois. » Cinq minutes plus tard, ils avaient quitté la chambre. Les dons de comédien ne sont pas moins importants chez les espions que chez les vrais acteurs de théâtre, car dans le monde du Renseignement comme sur les planches, on a rarement l’occasion de faire une nouvelle prise. Le commandant Boris Ilitch Cherenko était le rezident adjoint de l’antenne du RVS à Tokyo. Quatre heures auparavant, il avait été réveillé par un appel, apparemment anodin, de son ambassade. Sous la couverture d’attaché culturel, il avait été récemment chargé de mettre la dernière main à l’organisation d’une tournée au Japon du Ballet de Saint-Pétersbourg. Quinze ans durant officier à la Première division extérieure du KGB, il remplissait désormais les mêmes fonctions au sein du même organisme, de moindre envergure, qui lui avait succédé. Son boulot n’en était que plus important aujourd’hui, estimait Cherenko. Puisque sa nation était bien moins armée pour affronter les menaces extérieures, elle avait plus que jamais besoin d’obtenir des renseignements de valeur. Peut-être était-ce la raison de ce plan délirant. À moins que les responsables à Moscou soient devenus complètement cinglés. Difficile à dire. En tout cas, le thé était bon. À l’ambassade l’avait attendu un message chiffré du central de Moscou — de ce côté, rien n’avait changé — avec des noms et des descriptions détaillées. Cela rendait l’identification facile. Plus facile que de comprendre les ordres qu’on lui avait donnés. « Vania ! » Cherenko bascula presque pour saisir la main de l’aîné des deux hommes et la lui serrer chaleureusement, mais en lui épargnant le fameux baiser à la Russe. C’était en partie pour éviter de froisser la sensibilité nippone et en partie parce que l’Américain risquait de lui loger un pruneau tellement ces gens étaient froids. En tout cas, folie ou pas, c’était un moment à savourer. Il avait devant lui deux agents de la CIA, et les voir tirer un nez long comme ça en public... la situation n’était pas dénuée d’humour. « Cela fait si longtemps ! » Cherenko nota que le plus jeune faisait de son mieux pour dissimuler ses sentiments, mais sans trop de succès. Le KGB/RVS ne savait rien de lui. Son agence connaissait en revanche le nom de John Clark. Ce n’était qu’un nom et un bref signalement qui aurait pu convenir à un individu à peau blanche et de sexe masculin de n’importe quelle nationalité. Un mètre quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix. Quatre-vingt-dix kilos. Cheveux bruns. Bonne forme physique. À quoi Cherenko pouvait ajouter : yeux bleus, poigne ferme. Des nerfs solides. Très solides, même, estima le commandant. « Eh oui... Et comment va la famille, mon ami ? » Et parlant un russe excellent, avec ça, releva Cherenko, en notant l’accent de Saint-Pétersbourg. Alors qu’il faisait l’inventaire des caractéristiques physiques de l’Américain, il réalisa que deux paires d’yeux, une bleue, une noire, lui rendaient la pareille. « Natalia s’ennuie de vous. Venez ! J’ai faim ! À table ! » Il ramena les deux autres vers sa table à l’angle de la salle. CLARK JOHN (pas de deuxième prénom ?), tel était l’en-tête du mince dossier à Moscou. Un nom si anonyme qu’on ne lui connaissait pas d’autres identités d’emprunt et qu’on ne lui en avait peut-être jamais attribué. Agent de terrain, formation paramilitaire, aurait accompli des missions secrètes spéciales. Une brève affectation comme agent de sécurité et de protection rapprochée, période durant laquelle personne n’avait jugé utile de le photographier. Typique, songea Cherenko. Il contemplait à présent l’individu installé en face de lui et vit un homme détendu, relaxé, en compagnie du vieil ami qu’il avait rencontré pour la première fois deux minutes plus tôt, au grand maximum. Eh bien, il avait toujours su que la CIA employait des éléments de valeur. « Ici, nous pouvons parler librement, dit Cherenko, plus doucement, toujours en russe. — Est-il vrai que... ? — Cherenko, Boris Ilitch, commandant, rezident adjoint », dit-il enfin pour se présenter. Puis il salua de la tête chacun de ses hôtes. « Vous êtes John Clark... et Domingo Chavez. — Et on est dans la putain de Quatrième Dimension, grommela Ding. — « Les fleurs du prunier s’épanouissent, et les femmes de plaisir achètent des foulards neufs dans une chambre de bordel. » Pas précisément du Pouchkine, n’est-ce pas ? Pas même du Pasternak. Les petits barbares arrogants. » Il était au Japon depuis trois ans. Arrivé avec l’idée de découvrir un endroit agréable, intéressant pour travailler, il avait fini par détester de nombreux aspects de la culture nippone, et en particulier la supériorité professée par les autochtones vis-à-vis de tout le reste du monde, attitude particulièrement vexante pour un Russe qui éprouvait exactement le même sentiment. « Auriez-vous l’amabilité de nous dire de quoi il retourne, camarade commandant ? » demanda Clark. Cherenko reprit, plus calme. L’humour de la situation était désormais derrière eux, même si les Américains ne l’avaient pas vraiment goûté. « Votre Maria Patricia Foleïeva a téléphoné à notre Sergueï Nikolaïevitch Golovko, pour requérir notre assistance. Je sais que vous dirigez un autre agent ici même à Tokyo, mais j’ignore son nom. J’ai également reçu instruction de vous dire, camarade Klerk, que votre femme et vos filles vont bien. Votre cadette est cette année encore parmi les meilleures étudiantes de sa promotion, et elle a de bonnes chances d’entrer en fac de médecine. S’il vous faut encore des preuves de ma bonne foi, j’ai bien peur de ne pas pouvoir vous aider. » Le commandant nota la discrète marque de plaisir sur les traits du plus jeune des deux Américains et s’interrogea sur ses raisons. Eh bien, voilà qui résout la question, se dit John. Enfin, presque. « Ma foi, Boris, vous vous y entendez comme un chef pour captiver l’attention. Alors, maintenant, s’agirait de nous expliquer ce qui se passe. — On ne l’a pas vu venir, nous non plus », commença Cherenko, et il en vint à l’essentiel. Clark nota que ses informations étaient légèrement meilleures que celles fournies par Chet Nomuri, mais qu’il ne savait pas non plus tout. Le Renseignement, c’est comme ça. On n’a jamais un tableau complet, et les éléments qui manquent sont toujours importants. « Comment savez-vous que nous pouvons opérer sans risque ? — Vous savez bien que je ne peux pas... — Boris Ilitch, ma vie est entre vos mains. Vous savez que j’ai une femme et deux filles. Je tiens à la vie, pour moi, mais aussi pour elles », expliqua John sur un ton raisonnable, renforçant encore son image aux yeux du pro assis en face de lui. Ce n’était pas qu’une question de trouille. John se savait un agent de terrain capable, et Cherenko lui faisait la même impression. La « confiance » était un concept à la fois essentiel et étranger aux opérations de renseignements. Vous deviez faire confiance à vos hommes et, dans le même temps, vous ne pouviez jamais leur faire entièrement confiance dans un métier où le dédoublement était un mode de vie. « Votre couverture est plus efficace que vous ne l’imaginez. Les Japonais vous prennent pour des Russes. Cela étant, ils ne vous tracasseront pas. Nous sommes là pour y veiller, lui dit avec confiance le rezident adjoint. — Pour combien de temps ? demanda Clark — non sans une certaine malice, estima Cherenko. — Certes, la question se pose toujours, n’est-ce pas ? — Comment fait-on pour communiquer ? — Je crois savoir que vous avez besoin d’une ligne téléphonique de haute qualité. » Cherenko lui glissa une carte sous la table. « Tout le réseau téléphonique de Tokyo est désormais en fibres optiques. Nous avons plusieurs lignes similaires à Moscou. Votre matériel de communication spécial y est en cours d’acheminement, au moment où nous parlons. Je me suis laissé dire qu’il était excellent. J’aimerais bien le voir, ajouta Boris, haussant le sourcil. — Ce n’est jamais qu’une puce-mémoire, mon vieux, lui dit Chavez. Je saurais même pas vous dire laquelle c’est. — Habile, commenta Cherenko. — Quelle est la gravité de leur menace ? reprit Chavez. — Ils semblent avoir transporté un total de trois divisions sur les Mariannes. Leur marine a attaqué la vôtre. » Cherenko leur fournit tous les détails en sa possession. « Je dois vous dire que, selon nos estimations, vous risquez de connaître de sérieuses difficultés pour récupérer vos îles. — Sérieuses comment ? » demanda Clark. Le Russe haussa les épaules, non sans une certaine sympathie. « Moscou juge l’éventualité improbable. Vos capacités sont devenues presque aussi ridicules que les nôtres. » Et c’est bien pour ça qu’on en est arrivé là, décida aussitôt Clark. Et pour ça qu’il se retrouvait avec un nouvel ami dans un pays étranger. Il l’avait dit à Chavez, quasiment à leur première rencontre, citant Henry Kissinger : « Même les paranoïaques ont des ennemis. » Il se demandait parfois pourquoi les Russes ne frappaient pas cette devise sur leur monnaie, à l’instar du E pluribus unum des Américains. Et le comble, c’est qu’ils avaient leur histoire entière pour le démontrer. Idem d’ailleurs pour les Américains. « Continuez. — Nous avons complètement infiltré leurs services de renseignements, y compris ceux de l’armée, mais CHARDON est un réseau commercial, et j’ai cru comprendre que vous aviez obtenu de meilleures informations que moi. Je ne suis pas sûr de ce que cela signifie. » Ce qui n’était pas strictement exact, mais Cherenko faisait le distinguo entre ses renseignements et ses opinions ; et en bon espion, il n’exprimait que les premiers. « Donc, en résumé, on a tous les deux du pain sur la planche. » Cherenko acquiesça. « N’hésitez pas à passer à la chancellerie. — Prévenez-moi quand le matériel de communications sera parvenu à Moscou. » Clark aurait pu poursuivre, mais il se retint. Il ne serait vraiment sûr de son coup que lorsqu’il aurait reçu le visa électronique adéquat. C’était si étrange qu’il en ait besoin, mais si Cherenko disait vrai sur le degré d’infiltration du gouvernement japonais, alors il pouvait fort bien avoir été « retourné » lui aussi. Dans ce milieu, les vieilles habitudes avaient toujours la vie dure. Le seul fait réconfortant était que son interlocuteur était conscient de ses hésitations et ne semblait pas, pour l’heure, s’en formaliser. « Entendu. » Il ne fallait pas grand monde pour encombrer le Bureau Ovale. Le centre névralgique de ce que Ryan espérait toujours être la nation la plus puissante de la planète était en fait plus petit que le bureau qu’il avait occupé durant sa période de retour au monde de la finance — plus petit même que son actuel bureau d’angle dans l’aile ouest, s’aperçut-il pour la première fois. Ils étaient tous crevés. Brett Hanson était particulièrement hagard. Seul Arnie van Damm avait l’air à peu près normal, mais d’un autre côté, Arnie donnait toujours l’impression de relever d’une cuite. Buzz Fiedler semblait au bord du désespoir. Malgré tout, c’était le ministre de la Défense qui paraissait le plus abattu. C’était lui qui avait supervisé la réduction des armements de son pays, lui qui, presque chaque semaine, avait répété au Congrès que nos capacités surpassaient de loin nos besoins. Ryan se souvenait des interventions télévisées, des rapports internes remontant à plusieurs années, des objections désespérées des chefs d’état-major qu’on avait scrupuleusement omis d’ébruiter dans les médias. Il n’était pas difficile de deviner les sentiments du ministre de la Défense. Ce brillant bureaucrate, si confiant dans sa vision et son jugement, venait de percuter ce mur rigide et impitoyable qui s’appelait la réalité. « Le problème économique lança le Président Durling, au grand soulagement de son ministre de la Défense. — Le plus délicat, c’est les banques. Elles vont rester planquées, mortes de trouille, tant qu’on n’aura pas rectifié la situation de la DTC. Elles sont tellement nombreuses de nos jours à s’être lancées dans l’investissement sur le marché boursier qu’elles ne savent même plus le montant de leurs réserves. Les clients vont vouloir récupérer l’argent de leurs fonds communs de placement gérés par ces banques. Le gouverneur de la Réserve fédérale a déjà commencé à leur remonter le moral. — En leur disant quoi ? demanda Jack. — En leur disant qu’elles avaient une ligne de crédit illimitée. Que les réserves en liquidités suffiraient à couvrir leurs besoins. Qu’ils pouvaient emprunter tout l’argent qu’ils voulaient. — Politique inflationniste, observa van Damm. Très dangereux. — Pas vraiment, objecta Ryan. À court terme, l’inflation est comme un mauvais rhume, qu’on soigne avec deux aspirines et un bouillon Kub. Ce qui s’est passé vendredi est l’équivalent d’un infarctus. Il faut le traiter d’urgence. Si les banques n’ouvrent pas à l’heure habituelle... La confiance, voilà le maître mot, Buzz a raison. » Une fois encore, Roger Durling remercia le ciel que son départ du gouvernement ait amené Ryan à réintégrer les milieux financiers. « Et les marchés ? demanda le Président à son ministre des Finances. — Fermés. J’ai discuté avec toutes les places. Tant que les archives de la DTC ne seront pas reconstituées, aucune transaction n’aura lieu. — Ce qui veut dire ? » intervint Hanson. Ryan nota que le ministre de la Défense restait muet. D’habitude, le gars était pétant de confiance, lui aussi, toujours prêt à fournir son opinion sur tout. En d’autres circonstances, il aurait jugé fort bienvenue cette réticence inédite. « Vous n’êtes plus obligé de négocier les actions au parquet de Wall Street, expliqua Fiedler. Vous pouvez très bien le faire dans les toilettes du country-club si ça vous chante. — Et les gens ne s’en priveront pas, ajouta Ryan. Pas des masses, mais il y en aura. — Est-ce que cela va jouer ? Et les places étrangères ? demanda Durling. Nos valeurs se négocient dans le monde entier. — Pas assez de liquidités à l’étranger, répondit Fiedler. Oh, il y en a bien quelques-unes, mais ce sont les Bourses de New York qui déterminent la cote que tout le monde utilise, et sans elles, personne ne peut estimer la valeur réelle des titres. — Ils ont bien des enregistrements des transactions, non ? intervint van Damm. — Bien sûr, mais les enregistrements sont altérés et on ne joue pas des millions sur une information douteuse. D’accord, ce n’est pas une si mauvaise chose qu’il y ait eu des fuites. Ça nous donne une couverture qui pourra toujours nous servir un jour ou deux. Les gens peuvent encore admettre qu’une défaillance du système ait tout flanqué par terre. Cela les empêchera pour un temps de céder entièrement à la panique. Mais combien de temps faudra-t-il pour récupérer les archives ? — Ils n’en savent toujours rien, admit Fiedler. Ils essaient encore de reconstituer les fichiers. — Dans ce cas, nous en avons sans doute jusqu’à mercredi. » Ryan se massa les paupières. Il avait envie de se lever et d’arpenter la pièce, juste pour faire circuler le sang, mais, dans le Bureau Ovale, c’était un privilège exclusivement réservé au Président. « J’ai fait convoquer une conférence avec tous les dirigeants des Bourses. Ils ont demandé à tout leur personnel de venir travailler, comme pour une journée normale. Ils feront de la paperasse, histoire d’avoir l’air affairés devant les caméras de télévision. — Excellente idée, Buzz », réussit à dire le Président. Ryan regarda le ministre des Finances et leva le pouce. « Il faut qu’on trouve au plus vite une solution quelconque, poursuivit Fiedler. Jack a probablement raison. D’ici mercredi soir, ce sera la panique complète, et je ne peux pas dire ce qui arrivera », termina-t-il, sobrement. Mais les nouvelles n’étaient pas mauvaises pour ce soir. Ils avaient une légère marge de manoeuvre, et ils auraient le temps de souffler. « Point suivant, dit van Damm, prenant le relais de son patron. Ed Kealty ne va pas faire de remous. Il est en train de négocier un arrangement avec la justice. A priori, cela nous fait une casserole en moins à traîner. Bien entendu « (et le secrétaire général de la Maison-Blanche se tourna vers le Président), il nous faudra bientôt lui trouver un remplaçant. — Ça peut attendre, dit Durling. Brett... L’Inde ? — Williams, notre ambassadeur, a entendu un certain nombre de rumeurs inquiétantes. Les analyses de la marine sont probablement exactes. Il semblerait que les Indiens envisageraient sérieusement un débarquement au Sri Lanka. — Ils ont bien choisi leur moment, entendit Ryan, qui baissa les yeux avant de reprendre la parole. — La Marine voudrait des instructions opérationnelles. Nous avons deux porte-avions avec leurs groupes de combat en manoeuvre dans le secteur. S’il faut en venir à l’épreuve de force, nos hommes doivent savoir jusqu’où ils peuvent aller. » Il avait dû le dire à cause de sa promesse à Robby Jackson, mais il connaissait fort bien la réponse. Ce problème-là n’était pas encore sur le feu. « On a déjà du pain sur la planche. On verra cela plus tard, dit le Président. Brett, dites à Dave Williams de rencontrer leur Premier ministre et de bien lui faire comprendre que les États-Unis voient d’un très mauvais oeil les actes d’agression, où qu’ils se produisent dans le monde. Pas de fanfaronnade. Juste une déclaration claire et nette, et qu’il attende sa réponse. — Cela fait un bail qu’on ne leur a plus adressé la parole, avertit Hanson. — L’heure est venue de le faire, Brett, indiqua tranquillement Durling. — Oui, monsieur le président. » Et maintenant, pensa Ryan, celui que l’on attend tous. Les yeux se tournèrent vers le ministre de la Défense. Il parla d’une voix mécanique, quasiment sans lever les yeux de ses notes. « Les deux porte-avions seront de retour à Pearl Harbor pour vendredi. Il y a deux cales sèches pour les réparations, mais les rendre à nouveau opérationnels va exiger des mois. Les deux sous-marins sont perdus, vous le savez. La flotte japonaise se retire vers les Mariannes. Il n’y a pas eu d’autres contacts hostiles entre unités des deux flottes. « Nous estimons qu’environ trois divisions ont été transportées par air aux Mariannes. L’une est à Saipan, l’essentiel des deux autres sur Guam. Ils bénéficient des installations aériennes que nous y avons construites et entretenues... » Il poursuivit d’une voix ronronnante, fournissant des détails déjà connus de Ryan, et s’avançant vers une conclusion qu’il redoutait à l’avance. Tout était trop étriqué. La marine américaine avait été réduite de moitié par rapport à ce qu’elle était dix ans auparavant. Elle n’était plus capable que de transporter une seule division armée, dans l’hypothèse d’un débarquement. Et encore, il faudrait pour cela rapatrier l’ensemble de la flotte de l’Atlantique par le canal de Panama, et rappeler d’autres bâtiments répartis sur tous les océans du monde. Débarquer de tels effectifs exigeait un soutien tactique, mais la frégate standard de la marine américaine n’était équipée que d’un canon de 75. Destroyers et croiseurs n’avaient que deux canons de 125 chacun ; on était loin de la puissance de feu de l’ensemble de la flotte de combat qu’il avait fallu rassembler pour récupérer les Mariannes en 1944. Quant aux porte-avions, aucun n’était immédiatement disponible, les deux plus proches se trouvaient dans l’océan Indien, et même réunis, ils ne pouvaient pas rivaliser avec les forces aériennes dont disposait aujourd’hui le Japon à Saipan et à Guam. Pour la première fois, Ryan sentit la colère le gagner. Il lui avait fallu du temps pour surmonter son incrédulité, se dit-il. « Je ne crois pas que nous pourrons y arriver », conclut le ministre de la Défense, et c’était un jugement que personne ne se sentait prêt à discuter. Ils étaient las des récriminations. Le Président Durling remercia chacun de son avis et remonta dans sa chambre, espérant pouvoir dormir un peu avant de devoir affronter les médias dans la matinée. Il prit l’escalier au lieu de l’ascenseur, et réfléchit en gravissant les marches, sous le regard vigilant des agents du Service secret, postés au sommet et au bas de celles-ci. Quelle honte d’achever son mandat dans ces conditions. Même s’il ne l’avait jamais vraiment désiré, il avait essayé de le remplir de son mieux, et jusqu’à ces derniers jours, il n’y avait pas trop mal réussi. 28 Transmissions LE 747-400 d’United se posa à l’aéroport Cheremetièvo de Moscou avec trente minutes d’avance. Les courants-jets sur l’Atlantique soufflaient toujours avec force. Le premier à débarquer fut un courrier diplomatique, précédé par un steward. À l’entrée du terminal, il présenta son passeport diplomatique au fonctionnaire des douanes qui l’orienta vers un représentant de l’ambassade américaine. Celui-ci lui serra la main et l’invita à le suivre. « Venez. Nous avons même droit à une escorte pour nous conduire en ville. » L’homme sourit : ça devenait dément. « Je ne vous connais pas », dit le courrier, méfiant, et il ralentit le pas. D’ordinaire, sa personne comme sa valise diplomatique étaient inviolables, mais tout dans ce voyage avait été inhabituel, et sa curiosité était totalement éveillée. « Il y a dans votre sacoche un ordinateur portatif. Ceint par un ruban jaune. C’est le seul objet que vous transportez, dit le chef de poste de la CIA à Moscou, ce qui était la raison pour laquelle le courrier ne le connaissait pas. Le nom de code de votre voyage est ROULEAU À VAPEUR. — Rien à dire. » Le courrier hocha la tête, tandis qu’ils se dirigeaient vers la sortie du terminal. Une voiture à plaque diplomatique les attendait — c’était une limousine Lincoln, apparemment le véhicule personnel de l’ambassadeur. Puis arriva une voiture d’escorte qui, sitôt quittées les emprises de l’aéroport, leur ouvrit la voie, gyrophare allumé, afin de leur permettre de gagner plus vite le centre-ville. Dans l’ensemble, le courrier jugeait la procédure peu habile. Mieux aurait valu utiliser un véhicule russe. Ce qui soulevait deux autres questions plus importantes. Pourquoi diable l’avait-on tiré de chez lui sans préavis, pour aller trimbaler à Moscou un putain d’ordinateur portatif ? Si tout était si bougrement secret, pourquoi les Russes étaient-ils dans le coup ? Et si c’était si bougrement important, pourquoi attendre un vol commercial ? Employé de longue date aux Affaires étrangères, il savait qu’il était stupide de mettre en question la logique des opérations officielles. C’est juste qu’il restait quelque part un rien idéaliste. Le reste du trajet se déroula à peu près normalement, jusqu’à l’ambassade, installée en plein coeur de Moscou, près de la rivière. Une fois à l’intérieur, les deux hommes se rendirent à la salle des transmissions, où le courrier ouvrit sa sacoche, livra son contenu, puis ressortit, pour aller prendre une douche et retrouver un lit, certain de ne jamais avoir de réponses à ses questions. Le reste du travail avait été accompli par les Russes à une vitesse remarquable. La ligne téléphonique avec l’agence Interfax rejoignait ensuite le RVS, puis gagnait Vladivostok par une liaison militaire en fibres optiques, et de là, une autre liaison similaire établie par la Nippon Téléphone et Telegraph conduisait à l’île de Honshu. Le portatif était équipé d’une carte-modem, qui fut branchée sur cette nouvelle ligne téléphonique, puis configurée et connectée. Ensuite, et comme toujours, il ne resta plus qu’à attendre, même si tout le reste avait été réalisé avec la célérité maximale. Il était une heure et demie du matin quand Ryan rentra chez lui, à Pérégrine Cliff. Il avait donné congé à son chauffeur officiel, préférant se faire conduire par l’agent spécial Robberton, auquel il indiqua une des chambres d’amis avant de se diriger vers son propre lit. Il ne fut pas surpris de voir Cathy encore éveillée. « Jack, qu’est-ce qui se passe ? — Tu n’as donc pas du boulot, demain ? » demanda-t-il, tentant sa première esquive. Retourner à la maison avait sans doute été une erreur, même si elle était nécessaire. D’abord, il avait besoin de se changer. Une crise, c’était déjà pénible. Mais pour des hauts fonctionnaires de l’État, avoir l’air fripé et complètement décalqué, c’était encore pire, et la presse ne manquerait pas de le relever. Pis que tout, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Le blaireau moyen découvrant le reportage au journal télévisé le remarquerait tout de suite, et des généraux inquiets faisaient des troufions inquiets, c’était le B-A BA des cours enseignés à l’académie de Quantico, se souvenait Ryan. Raison pour laquelle il devait se taper ces deux heures de voiture qu’il lui aurait été plus profitable de passer allongé sur le divan de son bureau. Cathy se massa les paupières dans le noir. « Rien au programme demain matin. Juste une conférence dans l’après-midi, pour présenter le fonctionnement du nouveau système laser à des visiteurs étrangers. — D’où viennent-ils ? — Du Japon et de Taiwan. Nous vendons la licence du système de calibrage que nous avons mis au point et... qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda-t-elle quand son mari tourna brusquement la tête. Ce n’est que de la paranoïa, se dit Ryan. Rien qu’une coïncidence idiote, sans plus. Ça ne peut pas être autre chose. Mais il quitta la chambre sans un mot. Robberton était en train de se déshabiller quand il entra dans la chambre d’amis. L’étui de son pistolet était pendu au montant du lit. L’explication ne dura que quelques secondes, et Robberton prit un téléphone et composa le numéro du centre opérationnel du Service secret, situé à deux rues de la Maison-Blanche. Ryan n’avait même pas su que sa femme avait un nom de code. « CHIRURGIEN (somme toute, c’était évident, non ?) aura besoin d’une amie pour demain... à Johns Hopkins... Oh, ouais, elle sera parfaite. Allez, salut. » Robberton raccrocha. « Un bon élément, cette Andrea Price. Célibataire, mince, cheveux bruns, elle vient d’entrer dans la division, après huit ans à travailler en extérieur. J’ai bossé avec son vieux quand je débutais. Merci de m’avoir prévenu. — Je vous retrouve aux alentours de six heures et demie, Paul. — D’accord. » Robberton s’allongea aussitôt, apparemment, il était du genre à s’endormir sur commande. Un talent bien utile, songea Ryan. « ’Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? » demanda Caroline Ryan quand son mari revint dans la chambre. Jack s’assit sur le lit pour lui expliquer. « Cathy, euh... demain à Hopkins, tu vas avoir quelqu’un avec toi. Elle s’appelle Andrea Price. Elle travaille avec le Service secret. Et elle te suivra partout. — Pourquoi ? — Cathy, nous avons plusieurs problèmes en ce moment. Les Japonais ont attaqué notre marine et ils occupent deux de nos îles. À présent, tu ne peux pas... — Ils ont fait quoi ? — Tu ne peux en parler à personne, poursuivit son mari. Est-ce que tu comprends ? Tu ne peux en parler à personne, mais comme tu vas te retrouver demain avec des Japonais, et compte tenu du poste que j’occupe, les gens du Service secret préfèrent que tu sois accompagné, juste pour être absolument certains que tout baigne. » Ce ne serait pas aussi simple, bien sûr. Le Service avait des effectifs limités et répugnait, pour le moins, à demander de l’aide aux forces de police locale. La police municipale de Baltimore, qui était toujours très présente à Johns Hopkins en toutes circonstances — le complexe hospitalier n’était pas situé dans le meilleur des quartiers —, allait sans aucun doute charger à son tour un de ses inspecteurs de couvrir la môme Price. « Jack, y a-t-il un danger ? » demanda Cathy, se rappelant une époque et des terreurs lointaines, alors qu’elle était enceinte de petit Jack, quand l’Armée de libération irlandaise avait envahi sa demeure{20}. Elle se remémora sa satisfaction, mêlée de honte, quand le dernier d’entre eux avait été exécuté pour meurtres multiples — mettant fin, croyait-elle, au plus pénible, au plus terrifiant épisode de son existence. Pour sa part, Jack réalisa que c’était encore un élément auquel ils n’avaient pas songé. Si l’Amérique était en guerre, il était le chef du Conseil national de sécurité et, à ce titre, il devenait effectivement une cible de choix. Lui, mais aussi sa femme. Et leurs trois enfants. Irrationnel ? Mais avec les guerres, qu’est-ce qui ne l’était pas ? « Je ne pense pas, répondit-il après quelques secondes de réflexion, mais enfin, il se pourrait qu’on ait... eh bien, qu’on ait à loger quelques hôtes supplémentaires. Je ne sais pas. Il faudra que je demande. — Tu as dit qu’ils avaient attaqué notre marine ? — Oui, chérie, mais tu ne peux pas... — Ça veut dire la guerre, n’est-ce pas ? — Je n’en sais rien, chérie. » Il était tellement vanné qu’il dormait quelques secondes à peine après que sa tête eut touché l’oreiller, et sa dernière pensée consciente fut pour reconnaître qu’il en savait bien trop peu pour répondre aux questions de son épouse, comme d’ailleurs aux siennes. Personne ne dormait dans le bas de Manhattan, en tout cas personne parmi ceux qui comptaient. Plus d’un courtier au bord de l’épuisement se fit la réflexion que, pour le coup, tous étaient en train de mériter vraiment leur salaire, mais il fallait bien avouer qu’ils n’aboutissaient pas à grand-chose. Tous très fiers de leurs prérogatives, ils balayaient du regard la salle de transactions bourrée d’ordinateurs dont la valeur cumulée n’était connue que du service comptable, et dont la valeur actuelle était approximativement égale à zéro. Les marchés européens n’allaient pas tarder à ouvrir. Pour faire quoi ? C’était la question que chacun se posait. Il y avait d’habitude une équipe de nuit dont le boulot était de négocier les titres européens, de surveiller les marchés de l’eurodollar, des obligations et des métaux précieux, bref de suivre l’ensemble de l’activité économique sur chaque rive de l’Atlantique. La plupart du temps, cela ressemblait au prologue d’un livre — un avant-goût de l’action véritable, certes intéressant mais pas d’un intérêt vital, sauf peut-être pour le piment, parce que les affaires réelles se traitaient ici même, à New York. Mais rien de tout cela n’était vrai aujourd’hui. Il était impossible de savoir ce qui allait se passer. Aujourd’hui, l’Europe était seule maîtresse d’un jeu dont les règles avaient été bouleversées. Les responsables des ordinateurs durant ce poste nocturne étaient souvent considérés comme des sous-fifres par ceux qui venaient les relayer à huit heures du matin, ce qui était à la fois injuste et faux, mais dans tout groupe il faut bien qu’il y ait une compétition interne. Cette fois, quand ils se pointèrent à cette heure indue qui était leur lot quotidien, ils relevèrent la présence des dirigeants de la boîte et en conçurent un mélange d’inquiétude et de soulagement. C’était l’occasion de se mettre en valeur. Et de foutre le bordel, en direct et en couleurs. Tout commença, pile, à quatre heures du matin, fuseau de la côte Est. « Les bons ! » L’exclamation avait jailli simultanément dans vingt firmes, lorsque les banques européennes, encore largement pourvues en bons du Trésor américains pour se protéger des fluctuations de leurs monnaies et de leur économie vacillante, marquèrent leur intention de s’en dessaisir. D’aucuns auraient pu s’étonner que la nouvelle ait mis tout ce temps à parvenir aux cousins d’Europe le vendredi, mais il en allait en vérité toujours ainsi, et chacun jugea, à New York, que les mouvements à l’ouverture étaient en fait relativement prudents. On comprit bien vite pourquoi. Il y avait beaucoup d’offres, mais guère de demande. Les gens cherchaient à vendre leurs bons du Trésor, mais l’intérêt pour en acheter était bien moins enthousiaste. Conséquence immédiate : des prix qui dégringolaient presque aussi vite que la confiance européenne dans le dollar. « Il y a déjà une affaire à saisir, à trois trente-deuxièmes sous la cote. Qu’est-ce qu’on fait ? » Cette question, elle aussi, fut posée en plus d’une place et reçut chaque fois une réponse identique « Rien. » Chaque fois le mot avait été craché avec dégoût. Et le plus souvent accompagné d’une variante sur le thème de putains d’Européens, au gré des spécificités linguistiques de chacun de ces cadres dirigeants. C’était donc reparti : encore une attaque sur le dollar. Et la meilleure arme de rétorsion des Américains était désormais hors service, par la faute d’un programme informatique auquel tout le monde s’était fié. Dans plusieurs salles de transactions, on avait décidé d’ignorer les panonceaux Défense de fumer. Après tout, peu importait si on foutait des cendres sur le matériel, pas vrai ? Leurs putains d’ordinateurs leur seraient inutiles, aujourd’hui. Comme le confia, narquois, un cadre à un collègue, c’était le moment pour faire de l’entretien sur les systèmes. Par chance, tout le monde ne pensait pas comme lui. « Bon, donc c’est parti de là, c’est ça ? » demanda George Winston. Mark Gant fit courir son doigt jusqu’au bas de l’écran. « La Banque de Chine, la Banque de Hongkong, l’Imperial Cathay Bank. Elles ont acheté ces stocks de bons il y a environ quatre mois, pour se garantir contre le yen, et avec un succès manifeste, apparemment. Or, vendredi, ils ont tout balancé sur le marché pour racheter à la place des monceaux de bons du Trésor japonais. Avec les fluctuations qu’on vient de connaître, cela donne un bénéfice net de vingt-deux pour cent. » Ils étaient les premiers, constata Winston, et ayant anticipé la tendance, ils avaient ramassé gros. Ce genre de coup était d’une envergure propre à susciter plus d’un dîner de luxe à Hongkong, ville propice à de tels excès. « Ça te paraît innocent ? » demanda-t-il à Gant en étouffant un bâillement. Le cadre haussa les épaules. Il était fatigué, mais voir le patron remis en selle redonnait de l’énergie à tout le monde. « Innocent, mon oeil ! Le mouvement est brillant. Ils ont senti venir un truc, j’imagine, ou alors, ils ont eu un sacré coup de bol. » La chance, se dit Winston, encore et toujours. La chance était une donnée bien réelle, n’importe quel ancien dans le métier l’admettra en buvant avec vous, en général après deux ou trois verres, de quoi dépasser le stade habituel du baratin « brillant ». Parfois, on sentait venir le bon coup, alors on se lançait, point final. Si on avait du bol, ça marchait, sinon on tâcHait de limiter les dégâts. « Continue, ordonna-t-il. — Eh bien, les autres banques ont commencé à faire pareil. » Le Groupe Columbus disposait d’un système informatique parmi les plus perfectionnés de Wall Street, capable de sélectionner n’importe quel titre par nom ou par catégorie, dans une période de temps déterminée, et Gant était un as de l’informatique. Bientôt, ils visualisèrent une nouvelle braderie de bons du Trésor par d’autres banques asiatiques. Détail intéressant, les banques nippones étaient plus lentes à réagir qu’il ne l’aurait escompté. Cela n’avait rien de déshonorant d’être un tantinet à la remorque de Hongkong. Les Chinois étaient plutôt doués de ce côté-là, en particulier ceux formés par les Britanniques, qui étaient pratiquement les inventeurs du système bancaire centralisé moderne et qui en demeuraient les spécialistes. Mais les Japonais avaient été plus rapides que les Thaïlandais, estima Winston, en tout cas, ils auraient dû... C’était de nouveau l’instinct, la réaction viscérale du gars qui savait se débrouiller à Wall Street. « Regarde voir les titres du marché monétaire japonais, Mark. » Gant tapa une commande : l’envolée du yen était manifeste — à tel point qu’ils avaient à peine besoin de l’ordinateur pour la suivre. « C’est ce que vous voulez ? » Winston se pencha vers l’écran. « Montre-moi ce qu’a fait la Banque de Chine quand ils ont vendu. — Eh bien, ils se sont dégagés sur le marché de l’eurodollar pour racheter du yen. J’imagine que c’est le choix évident... — Oui, mais regarde plutôt à qui ils ont acheté, suggéra Winston. — Et avec quoi ils l’ont payé... » Gant tourna la tête et regarda son patron. « Tu sais pourquoi j’ai toujours joué franc-jeu, ici, Mark ? Tu sais pourquoi je n’ai jamais traficoté, pas une seule fois, pas une, même quand j’avais des tuyaux absolument increvables ? » demanda George. Il y avait plus d’une raison, bien sûr, mais pourquoi compliquer le raisonnement ? Il appuya le bout de son doigt sur l’écran, laissant même une empreinte sur le verre. Le symbole le fit presque rire. « Voilà pourquoi. — En fait, ça ne veut rien dire. Les Japonais savaient qu’ils pourraient faire monter les enchères et... » Gant n’avait toujours pas entièrement saisi, Winston le voyait bien. Il fallait qu’il entende l’explication de sa propre bouche. « Cherche la tendance, Mark. Cherche la tendance, elle est là... » Et, putain de merde, se dit-il en se dirigeant vers les toilettes, la tendance est mon amie. Puis une autre pensée le traversa : Venir tripatouiller mon marché financier, non, mais ! Ce n’était guère une consolation. Winston réalisa qu’il avait cédé son affaire à un prédateur, et le mal était déjà fait. Ses investisseurs lui avaient accordé leur confiance, et il l’avait trahie. Tout en se lavant les mains, il se contempla dans la glace du lavabo et vit les yeux d’un type qui avait déserté son poste, abandonné ses hommes. Mais tu es de retour, bon Dieu, avec une tonne de boulot devant toi ! Le Pasadena avait finalement appareillé, plus par embarras que pour toute autre raison, estima Jones. Il avait écouté la conversation téléphonique de Bart Mancuso avait le CINCPAC : il avait expliqué que le sous-marin était armé et tellement rempli de vivres que les coursives étaient encombrées de cartons de boîtes de conserve, largement de quoi tenir soixante jours en mer. Mauvais signe, estima Jones qui se rappelait le pas si bon vieux temps des déploiements prolongés. Et c’est ainsi que l’USS Pasadena, bâtiment de guerre de la marine américaine, avait pris la mer, cap à l’ouest à environ vingt noeuds, sans doute propulsé par une hélice silencieuse et non par une hélice de vitesse. Sinon, il aurait risqué de constituer une cible. Le submersible venait de passer à moins de quinze milles nautiques d’une balise SOSUS, l’un des nouveaux modèles capables de déceler le battement de coeur d’un foetus de baleine blanche dans le ventre de sa mère. Le Pasadena n’avait pas encore reçu d’ordres de mission, mais il s’était trouvé au bon endroit au bon moment, avec son équipage soumis à un entraînement constant, pour être le plus vite possible en condition opérationnelle. C’était déjà ça. Quelque part, il aurait bien voulu se retrouver là-bas, mais cela faisait désormais partie de son passé. « Je ne vois rien, monsieur. » Jones cligna les yeux et reporta son attention sur la page qu’il avait sélectionnée sur la liasse accordéon. « Eh bien, vous n’avez plus qu’à chercher ailleurs », répondit Jones. Il ne ressortirait du SOSUS que sous la menace d’un pistolet. Il l’avait bien fait comprendre à l’amiral Mancuso qui n’avait pas manqué d’en informer ses collègues. Il y avait eu une brève discussion pour savoir s’il fallait attribuer à Jones une promotion particulière, peut-être au grade de capitaine de frégate, mais Ron avait lui-même décliné cette idée. Il avait quitté la Navy avec le simple grade d’opérateur sonar première classe et ça lui suffisait amplement. En outre, ce serait mal passé auprès des officiers mariniers qui étaient ici les vrais maîtres des lieux et qui avaient déjà daigné l’accepter parmi eux. Jones s’était vu affecter un aide, en la personne de Mike Boomer, technicien océanographe deuxième classe. Le gamin avait l’étoffe d’un bon étudiant, même s’il avait dû renoncer à l’affectation à bord des P-3 pour cause de mal de l’air chronique. « Tous ces gars utilisent des systèmes Prairie-Masker quand ils remontent en immersion périscopique. Vous savez, le truc qui imite un crépitement de pluie en surface ? La pluie en surface est dans la gamme des mille hertz. Donc, il suffit de chercher de la pluie... (Jones fit glisser sur la table une photo météo), là où il n’y en a pas. Ensuite, on cherche des impacts à soixante hertz, espacés, faibles et brefs, le genre de signaux qu’on néglige en temps normal, et qui se trouveraient superposés à la pluie. Ils utilisent des générateurs et des moteurs électriques à soixante hertz, d’accord ? Puis on essaie de relever des transitoires, de simples pics, comme du bruit de fond, et qui seraient également corrélées à la présence de pluie. Tenez... » Il marqua la feuille au crayon rouge, puis regarda le major commandant la station, qui était penché de l’autre côté de la table, tel un dieu curieux. « J’avais entendu parler de vous quand je bossais au service d’accréditation du ministère de la Défense... je pensais que c’était encore des histoires de marins. — Z’avez une clope ? » demanda le seul civil dans la salle. Le major lui en tendit une. Les écriteaux Défense de fumer avaient disparu et les cendriers étaient de sortie. Le SOSUS était en guerre, et peut-être que le reste de la flotte du Pacifique n’allait pas tarder à suivre le mouvement. Bon Dieu, me voilà de nouveau dans le bain, se dit Jones. « Ma foi, vous connaissez la différence entre une histoire de marins et un conte de fées. — C’est quoi, monsieur ? demanda Boomer. — Un conte de fées, ça commence par « Il était une fois », dit Jones avec un sourire, tout en cochant un autre signal à soixante hertz. — Alors qu’une histoire de marins, ça commence par « Sans déconner », conclut le major. Sauf que, sans déconner, ce mec était à la hauteur de sa réputation. « Je crois que vous avez suffisamment de données pour tracer une route, Dr Jones. — Je crois bien que nous avons repéré un SSK, major. — Dommage qu’on puisse pas le poursuivre. » Ron acquiesça lentement. « Ouais, c’est bien mon avis, moi aussi, mais à présent, on sait au moins qu’on peut les atteindre. Ça restera toujours la merde pour arriver à les localiser avec les P-3. Ce sont de bons bateaux, pas à chier. » Il ne s’agissait pas de se laisser emporter. Tout ce que faisait le SOSUS, c’était de tracer des lignes de relèvement. Si plus d’un hydrophone détectait la même source sonore, on pouvait rapidement délimiter celle-ci par triangulation, mais la zone repérée était un cercle, pas un point, et ces cercles pouvaient faire jusqu’à vingt milles nautiques de diamètre. C’était une simple question de lois physiques, qui n’étaient ni pour ni contre vous. Les sons qui se transmettaient le plus loin étaient les sons à basse fréquence et, quel que soit le type d’onde, plus haute était la fréquence, meilleure était la résolution. « Nous savons également où chercher la prochaine fois qu’il montera respirer. En tout cas, vous pouvez toujours appeler le PC de la flotte et les avertir qu’il n’y a personne à proximité des porte-avions. Là, là et là, ce sont des groupes de surface. » Il fit des marques sur le papier. « Eux aussi font route à bonne vitesse, et sans vraiment chercher à se cacher. Tous les relèvements de cible apparaissent peu à peu. C’est un désengagement complet. Ils ne semblent plus vouloir nous chercher des crosses. — Ça vaut peut-être mieux. » Jones écrasa sa cigarette. « Ouais, major, peut-être bien, si le commandement sait se tenir. » Le plus drôle, c’est que la situation s’était bel et bien calmée. Le reportage sur le krach de Wall Street au journal télévisé du matin était d’une précision clinique, l’analyse scrupuleuse, meilleure sans doute que celle dont bénéficiaient ses compatriotes aux États-Unis, estima Clark, avec tous ces professeurs d’économie appelés à décortiquer l’événement, plus un gros ponte de la finance pour la couleur locale. Peut-être, envisageait un éditorialiste de la presse écrite, l’Amérique allait-elle réviser son attitude vis-à-vis du Japon. N’était-il pas clair en effet que les deux pays avaient réellement besoin l’un de l’autre, en particulier maintenant, et qu’un Japon fort servait les intérêts américains en même temps que les intérêts régionaux ? Le Premier ministre Goto était cité en termes conciliants — même si ce n’était pas devant les caméras : ses propos, franchement inhabituels chez le personnage, étaient abondamment repris dans la presse pour cette raison. « Putain de Quatrième Dimension », observa Chavez, à la faveur d’un moment de silence, enfreignant la couverture de la langue parce qu’il ne pouvait pas se retenir. Et puis merde, ils étaient désormais sous le contrôle opérationnel des Russes, après tout. À quoi bon s’encombrer de règles de conduite ? Et d’abord, lesquelles ? « Po russkiy, remarqua son supérieur, tolérant. — Da, tovarichtch, lui grommela-t-on pour toute réponse. Vous avez une idée de ce qui se passe ? C’est la guerre ou c’est pas la guerre ? — Sûr que les règles sont bizarres », reconnut Clark, en anglais lui aussi, se rendit-il compte. Ça devient contagieux. Il y avait d’autres gaijins dans les rues, des Américains, pour la plupart, semblait-il, et les regards qu’on leur adressait retrouvaient peu à peu la curiosité et la méfiance habituelles : le niveau d’hostilité ambiant était en gros revenu à celui de la semaine précédente. « Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? — On essaie le numéro d’Interfax que nous a donné notre ami. » Clark avait déjà entièrement tapé son rapport. C’était la seule chose qu’il savait pouvoir faire, hormis maintenir actifs ses contacts et pêcher de l’information. Sûr qu’à Washington ils devaient déjà savoir ce qu’il avait à leur dire, se dit-il en regagnant son hôtel. Le réceptionniste leur sourit et s’inclina, un peu plus poliment ce coup-ci, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’ascenseur. Deux minutes plus tard, ils étaient dans la chambre. Clark sortit le portatif de sa housse, inséra le connecteur téléphonique à l’arrière et alluma l’ordinateur. Une minute encore, et le modem interne composait le numéro qu’on lui avait donné au petit déjeuner, le reliant, par une ligne traversant la mer du Japon puis la Sibérie, sans doute à Moscou, supposait-il. Il entendit le trille électronique d’un téléphone qui sonnait et attendit que la connexion s’établisse. Le chef de poste avait réussi à surmonter son irritation à la présence d’un agent russe dans la salle de transmissions de l’ambassade, mais il n’avait pas encore réussi à s’affranchir de ce sentiment d’irréalité. Le bruit de l’ordinateur le fit sursauter. « Technique fort habile, nota le visiteur. — On fait ce qu’on peut. » Quiconque avait déjà utilisé un modem aurait reconnu le bruit, ce friselis d’eau qui coule ou, si l’on veut, ce crépitement de cireuse électrique —, en réalité, le simple chuintement numérique de deux appareils électroniques cherchant à se synchroniser avant de pouvoir échanger des données. Parfois, cela ne prenait que quelques secondes, parfois jusqu’à une dizaine. En fait, la connexion ne mettait qu’une seconde ou deux à s’établir avec ces machines : le reste du bruit correspondait au crépitement pseudo-aléatoire de dix-neuf mille deux cents caractères d’information transitant dans la fibre optique chaque seconde, d’abord dans un sens puis dans l’autre. Une fois transmis le message proprement dit, la connexion officielle s’établit, et le type à l’autre bout de la ligne envoya ses trois mille signes de papier quotidien. Par simple mesure de sécurité, les Russes prendraient soin de faire parvenir l’article à deux journaux différents pour publication dans l’édition du lendemain, mais seulement en page trois. Inutile non plus d’en faire trop. Puis vint la partie délicate pour le chef de poste de la CU. Conformément aux instructions, il imprima deux exemplaires du même rapport, dont l’un était destiné à l’officier de renseignements russe. Mary Pat était frappée par le retour d’âge ou quoi ? « Son russe est très littéraire, presque classique. Qui le lui a enseigné ? — Franchement, je n’en sais rien », mentit le chef de poste, avec succès, en fait. Le comble, c’est que le Russe avait raison. D’où, froncement de sourcils. « Vous voulez un coup de main pour la traduction ? » Merde. L’Américain sourit. « Sûr. Pourquoi pas ? » « Ryan. » Cinq bonnes heures de sommeil, grommela Jack, en décrochant le téléphone de voiture à ligne protégée. Il n’était pas au volant, c’était déjà ça. « Mary Pat. On a quelque chose. Vous le trouverez sur votre bureau à votre arrivée. — C’est bon ? — C’est un début », dit la DAO. Elle était toujours très laconique. Personne ne se fiait trop aux téléphones de voiture, cryptés ou pas. « Bonjour, Dr Ryan. Je suis Andrea Price. » L’agent avait déjà passé une blouse de laboratoire. Elle souleva le badge d’identité pincé au revers. « Mon oncle est toubib ; il est médecin généraliste dans le Wisconsin. Je crois que ça lui plairait de voir ça. » Elle sourit. « Ai-je des raisons de m’inquiéter ? — Je ne crois pas vraiment », dit l’agent Price, sans se départir de son sourire. Les gens protégés préféraient ne pas lire d’inquiétude chez les personnels de sécurité, elle le savait. « Et mes enfants ? — Il y a deux agents à la sortie de leur école, et un troisième est posté dans la maison en face de la crèche, pour le petit dernier, expliqua l’agent. Je vous en prie, pas d’inquiétude. On nous paie pour être paranoïaques, et on se trompe presque tout le temps, mais c’est comme dans votre boulot. Vous aimez mieux jouer la prudence, pas vrai ? — Et mes visiteurs ? demanda Cathy. — Puis-je émettre une suggestion ? — Faites. — Offrez-leur à tous des blouses de l’hôpital, en guise de souvenir, disons. Je les surveillerai pendant qu’ils se changeront. » C’était habile, estima Cathy Ryan. « Vous portez une arme ? — Toujours, confirma Andrea Price. Mais je n’ai jamais eu à m’en servir ou simplement à la sortir, même pas pour une arrestation. Faites comme si je n’étais qu’une mouche sur le mur », conclut-elle. Plutôt un faucon, songea le professeur Ryan. Enfin, apprivoisé, c’était déjà ça. « Et comment est-on censé faire ça, John ? » demanda Chavez en anglais. La douche coulait. Ding s’était assis par terre et John, sur la cuvette des WC. « Ma foi, on les a déjà vus, n’est-ce pas ? fit remarquer son supérieur. — Ouais, dans leur putain d’usine ! — Eh bien, on n’a qu’à trouver où ils les ont emmenés. » Tout bien pesé, c’était assez raisonnable. Il leur suffisait de déterminer combien, où, et (incidemment) s’ils étaient ou non équipés de têtes nucléaires. Une paille. Et tout ce qu’ils savaient, c’est qu’il s’agissait de lanceurs de type SS-19, dans leur nouvelle version améliorée, qui avaient quitté l’usine de montage par le rail. Bien sûr, le pays avait plus de vingt-huit mille kilomètres de voies ferrées. Il faudrait attendre. Les espions avaient souvent des horaires d’employés de banque, et c’était le cas pour eux. Clark décida de passer sous la douche avant d’aller se coucher. Il ne savait pas encore quoi faire, ou comment procéder, mais ce n’était pas en se mettant martel en tête qu’il améliorerait ses chances : il avait depuis longtemps appris qu’il était plus efficace après avoir eu ses huit heures de sommeil, et qu’à l’occasion une bonne douche lui éclaircissait les idées. Tous ces trucs, Ding finirait par les apprendre tôt ou tard, se dit-il en voyant l’expression du gamin. « Salut, Betsy, lança Jack à la femme qui attendait dans l’antichambre de son bureau. Vous êtes bien matinale... Et vous, qui êtes vous ? — Chris Scott. Betsy et moi, on bosse ensemble. » Jack leur fit signe d’entrer, puis alla tout de suite vérifier sur son fax si Mary Pat avait transmis les informations émanant de Clark et Chavez, et constatant que c’était le cas, il décida que ça pourrait attendre. Il avait connu Betsy Fleming quand il était à la CIA. C’était une experte autodidacte dans le domaine des armes stratégiques. Il supposa que Chris Scott était un de ces jeunes, recrutés à l’université avec un diplôme dans la matière que Betsy avait apprise sur le tas. Enfin, le gamin avait eu au moins la délicatesse de dire qu’il travaillait avec Betsy. Comme Ryan, jadis, des années auparavant, lorsqu’il s’occupait des négociations sur la limitation des armements stratégiques. « D’accord, qu’est-ce qu’on a ? — Voici ce qu’ils appellent le lanceur spatial H-11. » Scott ouvrit sa serviette et en sortit des photos. De bonne qualité, nota aussitôt Ryan, prises de près, avec une vraie émulsion argentique, pas ces espèces de clichés électroniques pris à la sauvette par un trou au fond d’une poche. Il n’était pas difficile de faire la différence, et Ryan reconnut aussitôt un vieil ami que, moins d’une semaine auparavant, il avait cru mort et enterré. « Pas de doute, c’est bien le SS-19. Quoique, bien plus joli comme ça. » Une autre photo en révélait tout un alignement dans l’atelier de montage. Jack les compta et fit la grimace. « Quoi d’autre ? — Tenez, dit Betsy. Regardez attentivement la coiffe du lanceur. — M’a l’air normale, observa Ryan. — C’est bien ça, le problème. L’assemblage de la tête est effectivement normal, souligna Scott. Normal pour l’emport d’une charge explosive, mais en aucun cas pour un satellite de communications. On l’avait déjà signalé il y a quelque temps, mais personne n’y a prêté attention, ajouta l’analyste. Le reste du lanceur a été intégralement reconditionné. Nous avons estimé l’amélioration des performances. — En bref ? — En bref, six ou sept MIRV par engin, et une portée dépassant légèrement les dix mille kilomètres, répondit Mad. Fleming. La pire hypothèse, mais réaliste. — Ça fait beaucoup. Le missile a-t-il été certifié, testé ? Saiton s’ils ont procédé à des essais de ce collier d’amarrage ? — Aucun élément. Nous avons des données fragmentaires sur des essais en vol du lanceur par notre réseau de surveillance dans le Pacifique, des signaux interceptés par BOULE D’AMBRE, mais ils restent équivoques sur un certain nombre de paramètres, lui dit Scott. — Combien d’engins modifiés au total ? — Vingt-cinq, à notre connaissance. Bien sûr, trois ont déjà été utilisés pour des essais en vol, et deux autres sont à leur base de lancement, accouplés à une charge utile orbitale. Restent vingt. — C’est quoi, ces charges utiles ? demanda Ryan, presque sur un coup de tête. — Les mecs de la NASA pensent que ce sont des satellites d’observation. Avec des capacités de transmission photographique en temps réel. Ils ont sans doute raison, dit Betsy, sombrement. — Et par conséquent, ils ont sans doute décidé de se lancer à leur tour dans l’espionnage par satellite. Ma foi, ça se tient, non ? » Ryan prit quelques notes. « OK, donc, dans l’hypothèse pessimiste, la menace est de vingt lanceurs, armés chacun d’une tête multiple à sept ogives, soit un total de cent quarante bombes ? — Correct, Dr Ryan. » L’un comme l’autre étaient suffisamment professionnels pour ne pas éprouver le besoin d’épiloguer sur la gravité de la menace. Le Japon avait la capacité théorique d’anéantir cent quarante cités américaines. L’Amérique pouvait de son côté rapidement reconstituer sa capacité à réduire en cendres l’archipel nippon, mais ça leur ferait une belle jambe. Quarante années de doctrine MAD, quarante années d’équilibre de la terreur qu’on avait cru voir s’achever huit jours plus tôt, et voilà qu’elle revenait sur le devant de la scène. N’était-ce pas formidable ? « Savez-vous qui a pris ces photos ? — Jack, dit Betsy, prenant sa voix de maîtresse d’école, vous savez bien que je ne demande jamais. Mais quel qu’en soit l’auteur, elles ont été prises librement. C’est manifeste. Ces clichés n’ont pas été pris avec un Minox. Quelqu’un qui s’est fait passer pour un journaliste, je parie. Ne vous tracassez pas, je ne dirai rien. » Sourire espiègle. Elle était dans le coup depuis trop longtemps pour ne pas connaître tous les trucs. « Il s’agit manifestement de photos de haute qualité », poursuivit Chris Scott qui se demandait comment Betsy pouvait avoir le culot d’appeler cet homme par son prénom. » Émulsion lente, à grain fin, du type employé par les reporters-photographes. Ils ont également autorisé la visite aux gars de la NASA. Ils voulaient qu’on sache. — Aucun doute. » Mad. Fleming hocha vigoureusement la tête. Et les Russes aussi, se souvint Ryan. Pourquoi eux ? » Autre chose ? — Ouais, ceci. » Scott lui tendit deux autres photos. Elles montraient deux wagons plates-formes modifiés. Le premier, équipé d’une grue. Le second révélait les ancrages prévus pour en installer une autre. « À l’évidence, ils transportent les missiles par le rail plutôt que par la route. J’ai fait examiner le wagon par un spécialiste. Apparemment, il est à voie normale. — C’est-à-dire{21} ? — L’écartement des rails. La voie normale est celle qu’on utilisé chez nous et dans la plupart des autres pays. La majeure partie du réseau ferroviaire japonais est à voie métrique. Marrant qu’ils n’aient pas piqué aux Russes les berceaux de transport autotractés qu’ils avaient conçus exprès pour la bête, observa Scott. Peut-être que leurs routes sont trop étroites ou qu’ils préfèrent cette méthode. » Il indiqua la carte. « Il y a une ligne à voie normale d’ici à Yoshinobu. C’est le système d’arrimage qui m’a mis la puce à l’oreille. Les berceaux de fixation installés sur le wagon surbaissé correspondaient à un poil près aux dimensions extérieures du cocon conçu par les Russes pour transporter l’engin. Donc, ils ont tout copié sauf le véhicule de transport. C’est tout ce dont nous disposons, monsieur. — Qui devez-vous voir, ensuite ? — On file sur l’autre rive voir les gars du labo de recherche de la marine, répondit Chris Scott. — Bien », dit Ryan. Il brandit le doigt. « Et dites leur bien que c’est du sérieux. Je veux qu’on me trouve tout ça, et avant-hier sans faute. — Vous savez qu’ils feront leur possible, Jack. Et il se pourrait bien que les autres nous aient rendu service en trimbalant ces engins par rail », nota Betsy Fleming en se levant. Jack reclassa les photos et en demanda un autre jeu complet à ses visiteurs avant de les congédier. Puis il consulta sa montre et appela Moscou. Il se doutait bien que Sergueï devait lui aussi faire des heures supplémentaires. « Pourquoi bon Dieu leur avez-vous fourgué les plans du SS-19 ? » commença-t-il. La réponse fut sèche. Peut-être que Golovko manquait également de sommeil. « Pour l’argent, tiens. La même raison qui vous a conduits à leur vendre le système Aegis, les F-15 et le reste... » Ryan grimaça, piqué par la justesse de la réplique. « Merci, vieux, j’imagine que je l’ai bien mérité. Nous estimons qu’ils en ont vingt opérationnels. — Ça devrait être à peu près le chiffre, mais nous n’avons pas encore pu visiter leur usine. — Nous, si. Vous voulez des photos ? — Bien sûr, Ivan Emmetovitch. — Elles seront sur votre bureau dès demain, promit Jack. J’ai sous les yeux notre estimation. J’aimerais savoir ce qu’en pensent vos spécialistes. » Il marqua un temps avant de poursuivre. « Nous envisageons au pire sept véhicules de rentrée par missile, soit un total de cent quarante. — Largement assez pour nous deux, observa Golovko. Vous vous souvenez de notre première rencontre, pour négocier le retrait de ces saloperies ? » Il entendit Ryan ricaner au téléphone. Il n’entendit pas ce que pensait son collègue. La première fois, j’en étais tout près, à bord de votre sous-marin lance-missiles, Octobre Rouge, ouais, je m’en souviens. Je me souviens d’avoir senti ma peau se hérisser, comme si j’étais en présence de Lucifer en personne. Il n’avait jamais éprouvé le moindre début d’affection pour les armes balistiques. Oh, bien sûr, peut-être avaient-elles préservé la paix durant quatre décennies, peut-être que la seule idée de leur existence avait détourné leurs détenteurs de ces pensées incontrôlées qui avaient rongé les chefs d’État tout au long de l’histoire de l’humanité. Mais il se pouvait aussi bien que l’humanité ait eu simplement de la chance, pour une fois. « Jack, l’affaire devient sérieuse, dit Golovko. À propos, notre agent a rencontré les vôtres. Ils semblent l’avoir favorablement impressionné — et merci, au fait, pour votre copie de leur rapport. Elle comprenait des informations que nous n’avions pas. Pas d’une importance vitale, mais intéressantes malgré tout. Alors, dites-moi, savent-ils où aller chercher ces fusées ? — L’ordre a été transmis, lui assura Ryan. — A mes hommes également, Ivan Emmetovitch. Nous les trouverons, n’ayez crainte », crut-il bon d’ajouter. Il avait dû penser la même chose que lui : que la seule raison qui avait, par le passé, empêché d’utiliser les missiles était que les deux camps les détenaient, car c’était comme de vouloir menacer un miroir. Or, ce n’était plus le cas, bien sûr. D’où la question immédiate de Ryan : « Et maintenant ? demanda-t-il sombrement. Qu’est-ce qu’on fait ? — Ne dites-vous pas dans votre langue « Chaque chose en son temps » ? » N’est-ce pas le comble ? Voilà que c’est un satané Russkof qui essaie de me redonner le moral ! « Merci, Sergueï Nikolaïtch. Peut-être que j’en avais également besoin. » « Alors, pourquoi avons-nous vendu Citibank ? demanda George Winston. — Eh bien, il nous a dit de chercher des établissements bancaires vulnérables aux fluctuations monétaires, répondit Gant. Il avait raison. On s’est retirés juste à temps. Tenez, jugez vous-même. » Le contrepartiste tapa une autre instruction sur le clavier de son terminal et obtint l’affichage graphique de l’évolution du titre de la First National City Bank le vendredi précédent : aucun doute, il avait chuté à pic, et en grande partie à cause de Columbus qui en avait acheté de grandes quantités au cours des cinq semaines précédentes, puis après un temps d’attente, avait revendu, ébranlant sérieusement la confiance dans le titre. « Quoi qu’il en soit, cela a déclenché un signal d’alarme dans notre programme... — Mark, Citibank est l’un des titres témoins du modèle, n’est-ce pas ? » demanda calmement Winston. Il n’avait rien à gagner à harceler ce garçon. « Oh. » Les yeux de ce dernier s’agrandirent légèrement. « Ma foi oui, bien sûr. » C’est à cet instant précis qu’une lampe éblouissante s’alluma dans l’esprit de Winston. On savait mal comment les « systèmes experts » enregistraient l’évolution du marché. Ils fonctionnaient selon plusieurs protocoles interactifs, en surveillant à la fois le marché dans son ensemble, mais également en modélisant plus finement l’évolution de valeurs témoins, considérées comme de bons indicateurs de la tendance. Il s’agissait de titres qui, statistiquement, avaient toujours le mieux reflété son évolution, avec une tendance marquée à la stabilité : des titres qui montaient ou descendaient plus lentement que les valeurs plus spéculatives, bref des « valeurs de père de famille ». Il y avait deux raisons à cela, et une erreur flagrante. Les raisons étaient que si le marché fluctuait d’un jour à l’autre, même dans les circonstances les plus favorables, il s’agissait non seulement d’empocher le gain maximum sur des titres phares, mais également de préserver ses investissements avec des valeurs sûres — même si aucune ne l’était réellement, comme l’avait prouvé l’exemple de vendredi — lorsque s’instaurait une instabilité maximale. En l’occurrence, les bases de calcul de la cote étaient celles qui, au cours du temps, s’étaient avérées des valeurs-refuges. L’erreur, quant à elle, était commune : les dés n’ont pas de mémoire. Ces valeurs témoins l’étaient uniquement parce que les entreprises qu’elles représentaient avaient toujours été bien gérées. Mais la gestion pouvait changer avec le temps. Par conséquent, ce n’étaient pas les titres en eux-mêmes qui étaient stables. C’était leur gestion, et ce n’était qu’une vérité historique, dont la pertinence devait être périodiquement vérifiée — malgré tout, ces titres continuaient à servir d’indicateurs de tendance. Et une tendance n’était une tendance que parce que les gens en étaient convaincus, et par là même lui donnaient réalité. Winston avait toujours considéré les valeurs de la cote comme de simples indices prédictifs de ce que les acteurs du marché allaient faire ; pour lui, les tendances étaient toujours psychologiques, indicatrices de la propension des gens à suivre un modèle artificiel, et non pas des performances du modèle proprement dit. Gant, comprit-il, ne voyait pas tout à fait les choses ainsi, comme d’ailleurs la majorité de ses collègues techniciens. Or, en vendant ses parts de Citibank, Columbus avait activé une alarme dans son propre système de gestion de portefeuille informatisé. Et même un type aussi brillant que Mark avait oublié que Citibank faisait partie du putain de modèle ! « Montre-moi d’autres titres bancaires, ordonna Winston. — Eh bien, Chemical a été le suivant, lui dit Gant, poursuivant également sur cette voie. Ensuite, il y a eu Manny-Hanny, puis d’autres encore. Quoi qu’il en soit, on l’avait vu venir, et l’on s’est rué sur l’or et les métaux précieux. Vous savez, quand tout ça se sera tassé, on verra qu’on s’en est pas trop mal tirés. Sans faire de prouesses, mais sans trop de dégâts non plus », conclut Gant en affichant son programme de gestion d’ensemble des transactions, histoire de lui montrer qu’il avait quand même réussi un truc. « J’ai immédiatement récupéré l’argent d’une vente sur Silicon Alchemy pour prendre cette option sur GM, et ensuite... » Winston lui tapota l’épaule. « Garde ça pour plus tard, Mark. Je peux voir que c’était bien joué. — En tout cas, on a anticipé la tendance de bout en bout. Bon, d’accord, on a légèrement morflé au moment de l’expiration ; quand il a fallu bazarder un stock de valeurs sûres, mais enfin, c’est des choses qui arrivent à tout le monde... — T’as toujours pas vu, n’est-ce pas ? — Vu quoi, George ? — La tendance, c’était nous. » Mark Gant plissa les paupières, et Winston s’en rendit bien compte. Non, il ne l’avait pas vu. 29 Traces écrites LA présentation se déroula fort bien et, à son issue, Cathy L Ryan se vit offrir un cadeau, des mains du professeur de chirurgie ophtalmique de l’université de Chiba, qui dirigeait la délégation japonaise. Elle ouvrit le carton exquisément emballé et découvrit un foulard de soie bleu, brodé de fils d’or. Il semblait avoir plus d’un siècle. « Le bleu va si bien avec vos yeux, professeur Ryan, dit son collègue avec un sourire d’admiration sincère. J’ai peur que ce ne soit pas un cadeau de valeur suffisante pour ce que nous avons appris de vous aujourd’hui. J’ai des centaines de patients diabétiques dans mon hôpital. Avec cette technique, nous pouvons espérer rendre la vue à la majorité d’entre eux. Une percée magnifique, professeur. » Il s’inclina cérémonieusement, avec un respect évident. « Ma foi, les lasers viennent de votre pays », répondit Cathy. Elle ne savait pas trop quelle émotion il convenait de manifester. Le cadeau était incroyable. L’homme était indubitablement sincère, et leurs deux pays étaient peut-être en guerre l’un contre l’autre. Mais dans ce cas, pourquoi n’en parlait-on pas aux infos ? S’ils étaient en guerre, pourquoi cet étranger n’était-il pas en état d’arrestation ? Devait-elle se montrer aimable avec ce distingué collègue, ou bien hostile envers cet ennemi ? Qu’est-ce qui se passait, bon sang ? Elle se tourna vers Andrea Price, qui la regardait, tranquillement appuyée au mur, souriant, les bras croisés. « Mais vous nous avez appris à les utiliser plus efficacement. Un formidable exemple de recherche appliquée. » Le professeur japonais se tourna vers ses collègues et leva les mains. Toute l’assemblée applaudit, et une Caroline Ryan rougissante se mit à songer qu’elle pourrait bien après tout décrocher cette statuette Lasker pour son dessus de cheminée. Tous les invités vinrent lui serrer la main avant d’embarquer dans le car qui attendait pour les ramener à l’hôtel Stouffer, sur Pratt Street. « Puis-je le voir ? demanda l’agent spécial Price, dès qu’elles furent de nouveau seules, à l’abri de la porte close. Magnifique. Vous allez devoir acheter une nouvelle robe assortie. — Vous voyez, il n’y avait donc pas de quoi s’inquiéter », observa le Dr Ryan. De toute façon, au bout de quinze secondes d’exposé, elle avait de toute manière totalement oublié la menace. Intéressant, non ? « Non, je vous l’avais dit. Je n’escomptais aucun incident. » Price lui rendit le foulard, non sans quelque réticence. Le petit professeur avait raison : il était parfaitement assorti à ses yeux. « La femme de Jack Ryan », c’est tout ce qu’elle avait appris d’elle, jusqu’ici. « Depuis combien de temps faites-vous ça ? — La chirurgie rétinienne ? » Cathy referma ses notes. « J’ai débuté par des interventions sur la cornée, jusqu’au moment de la naissance de Jack Junior. Puis j’ai eu ma petite idée sur la fixation naturelle de la rétine au fond de l’oeil et sur la manière de la recoller quand elle se décolle. Ensuite, on a commencé à travailler sur le moyen de réparer les vaisseaux sanguins. Bernie m’a laissé carte blanche, puis j’ai obtenu une subvention de recherches de l’Institut national de la santé, et une chose en entraînant une autre... — Et aujourd’hui, vous êtes la meilleure au monde dans ce domaine, conclut pour elle l’agent Price. — Jusqu’au jour où quelqu’un de plus habile de ses mains apprendra à faire pareil, oui. » Cathy sourit. « Je suppose que c’est vrai, enfin pour quelques mois encore, en tout cas. — Eh bien, comment va notre champion ? » demanda Bernie Katz, entrant dans la pièce et découvrant Price. Le badge sur sa blouse l’emplit de perplexité. « Est-ce que je vous connais ? — Andrea Price. » L’agent procéda à une rapide inspection visuelle de son interlocuteur avant de lui serrer la main. Il se crut flatté jusqu’au moment où elle ajouta : « Du Service secret. — Où étaient les flics dans votre genre quand j’étais gosse ? demanda galamment le chirurgien. — Bernie a été un de mes premiers mentors ici. Il est aujourd’hui directeur du service, expliqua Cathy. — Et en passe, pour le prestige, d’être détrôné par ma collègue. Je viens avec de bonnes nouvelles. J’ai un espion au comité Lasker. Tu es dans la sélection finale, Cathy. — Qu’est-ce qu’un Lasker ? demanda Price. — Il y a un échelon au-dessus du prix Lasker, expliqua Bernie Katz. Il faut aller le chercher à Stockholm. — Bernie, celui-là, je ne l’aurai jamais. Un Lasker, c’est déjà bien assez difficile ! — Eh bien, continue tes recherches, fillette ! » Katz l’étreignit amicalement puis s’en alla. Je le veux, je le veux, je le veux ! se répéta silencieusement Cathy. Elle n’avait pas besoin de le dire à voix haute. C’était clair comme le nez au milieu de la figure pour l’agent spécial Price. Bigre, est-ce que ce n’était pas un boulot encore mieux que de protéger des hommes politiques ? « Pourrai-je assister à une de vos opérations ? — Si vous voulez. En attendant, venez... » Cathy la ramena à son bureau, plus du tout gênée par sa présence, désormais. En chemin, elles traversèrent la clinique, puis l’un des labos. Au beau milieu d’un couloir, Le Dr Ryan s’arrêta pile, glissa la main dans sa poche, en sortit un petit calepin. « Quelque chose m’aurait échappé ? » demanda Price. Elle était consciente de parler trop, mais il fallait du temps pour apprendre les manies de la personne dont on avait la charge. Elle avait également classé Cathy Ryan parmi celles qui n’aimaient pas se sentir protégées, et il convenait donc de la mettre à l’aise. « Vous allez devoir vous y faire, sourit le professeur Ryan, en griffonnant ses notes. Chaque fois qu’il me vient une idée, je la note illico. — Vous ne vous fiez pas à votre mémoire ? — Jamais. On ne se fie pas à sa mémoire pour des choses qui touchent à la vie de ses patients. C’est l’une des premières leçons qu’on vous enseigne en fac de médecine. » Cathy hocha la tête quand elle eut fini d’écrire. « Pas question, dans ce métier. Trop d’occasions de se planter. Si vous ne l’avez pas écrit, alors ça n’a jamais existé. » Ça paraissait une bonne leçon, se dit Andrea Price, en lui emboitant le pas. Son nom de code, CHIRURGIEN, lui allait à merveille. Précise, intelligente, directe. Elle aurait pu faire un bon agent, hormis son malaise manifeste devant les armes. C’était devenu une routine régulière, et par bien des côtés, elle n’était pas neuve. Depuis une génération, la force aérienne d’autodéfense japonaise avait répondu à l’activité des chasseurs russes basés à Dolinsk Sokol — d’abord en coopération avec l’armée de l’air américaine — et la fréquentation de l’une des routes empruntées par l’armée de l’air soviétique lui avait valu le nom de « Tokyo Express », référence sans doute involontaire à un terme inventé en 1942 par les Marines américains à Guadalcanal. Pour des raisons de sécurité, les E-767 étaient basés avec la 6e escadre aérienne à Komatsu, près de Tokyo, mais les deux F-15J qui opéraient sous le contrôle des E-767, volant en cercles en ce moment au-dessus de la ville de Nemuro, à l’extrémité nord-est de l’île d’Hokkaido, étaient en fait basés sur l’île principale de l’archipel, à Chitose. Ils se trouvaient à cent milles au large, et chacun emportait huit missiles, quatre à guidage infrarouge, quatre à guidage radar. Tous étaient désormais armés et n’attendaient plus qu’une cible. Il était minuit passé, heure locale. Reposés, alertes, confortablement harnachés dans leur siège éjectable, les pilotes scrutaient l’obscurité de leurs yeux aiguisés tandis que leurs doigts effectuaient de délicates corrections de trajectoire sur le manche. Leurs propres radars de guidage étaient coupés, et même si leurs feux anticollision clignotaient toujours, on pouvait les éteindre aisément si nécessaire, rendant les appareils virtuellement invisibles. « Eagle un-cinq, annonça la radio numérique au leader de la formation, calez-vous sur un trafic commercial, à cinquante kilomètres au zéro-trois-cinq de votre position, route au deux-un cinq, angle trois-six. — Roger, Kami », répondit le pilote en enclenchant sa radio. Kami, indicatif de l’avion de surveillance, était un mot qui avait de multiples significations, la plupart en rapport avec le surnaturel, comme « âme » ou « esprit ». Et c’est ainsi que ces appareils étaient bien vite devenus les symboles modernes des esprits veillant sur leur pays, tandis que les F-15 étaient les bras vigoureux qui armaient leur volonté. Au signal du leader, les deux chasseurs virèrent à droite et grimpèrent avec une faible incidence, pour économiser le carburant ; au bout de cinq minutes, ils avaient atteint leur altitude de croisière de trente-sept mille pieds — un peu plus de onze mille mètres — et s’éloignaient de leur pays à cinq cents noeuds. Leur radar était toujours coupé, mais son écran était à présent directement alimenté par un signal numérique en provenance du Kami, encore une de ces innovations dont ne disposaient pas les Américains. Le regard du leader de la formation ne cessait de monter et descendre. Dommage que les données ainsi transmises ne soient pas intégrées à son affichage tête haute. Peut-être que la prochaine évolution inclurait cette caractéristique. « Là, dit-il dans sa radio à courte portée. — Je l’ai », confirma son ailier. Les deux chasseurs firent un virage à gauche pour descendre avec lenteur se placer derrière ce qui était apparemment un 767ER d’Air Canada. Oui, la dérive éclairée révélait le sigle à feuille d’érable de la compagnie canadienne. Sans doute le vol transpolaire régulier de Toronto International à Narita. L’horaire correspondait à peu près. Ils approchèrent presque exactement par l’arrière — pas tout à fait dans l’axe pour éviter, avec leur vitesse, les risques de collision — et les fortes turbulences leur confirmèrent qu’ils étaient dans le sillage d’un avion gros porteur. Le leader s’approcha jusqu’à ce que qu’il distingue les hublots éclairés, les deux gros réacteurs sous les ailes, et le nez trapu caractéristique des Boeing. Il ralluma sa radio. « Kami pour Eagle un-cinq. — Eagle. — Identification positive, Air Canada sept-six-sept Écho Romeo, suivant cap et vitesse indiqués. » Détail à noter, l’entraînement au BARCAP — Barrier Combat Air Patrol, la Patrouille aérienne d’interception — exigeait le recours à l’anglais. C’était la langue internationale de l’aviation. Tous leurs pilotes le parlaient et c’était plus pratique pour les communications importantes. « Roger. » Et au top, les deux appareils rompirent pour rejoindre leur zone de patrouille assignée. Le pilote de l’avion de ligne canadien ne saurait jamais que deux chasseurs à réaction armés s’étaient approchés à moins de trois cents mètres de son appareil — mais il n’avait aucune raison non plus d’imaginer une telle éventualité : après tout, le monde était en paix, du moins cette région-ci. Pour leur part, les pilotes de chasse acceptaient leur nouvelle mission avec flegme, en même temps que le bouleversement de leur train-train quotidien. Jusqu’à nouvel ordre, il y aurait en permanence au moins deux chasseurs pour effectuer cette patrouille, et deux autres à Chitose, en alerte à cinq minutes, et quatre encore, en alerte à trente minutes. Leur lieutenant-colonel insistait pour avoir l’autorisation d’accroître encore le degré d’alerte, car malgré ce que disait Tokyo, leur nation était bel et bien en guerre, et c’était ce qu’il avait dit à ses hommes. Les Américains étaient des adversaires formidables, avait-il dit lors de son premier briefing avec ses pilotes et son personnel au sol. Adroits, vicieux, et dangereusement agressifs. Pis encore, au meilleur de leur forme, ils étaient parfaitement imprévisibles, tout l’inverse des Japonais, qui, avait-il poursuivi, tendaient à l’être un peu trop. Peut-être était-ce la raison pour laquelle on lui avait attribué ce commandement, se disaient les pilotes. Si la situation s’aggravait, le premier contact avec des forces américaines hostiles se produirait ici. Il voulait être prêt à cette éventualité, malgré le coût en argent, en carburant et en fatigue nerveuse que cela impliquait. Les pilotes l’approuvaient à cent pour cent. La guerre était une affaire sérieuse, et même s’ils faisaient leurs premières armes, ils étaient prêts à en assumer les responsabilités. Ryan se dit que le facteur temps n’allait pas tarder à constituer sa principale frustration. Tokyo avait quatorze heures d’avance sur Washington. Il faisait déjà nuit là-bas, c’était le lendemain, et quelles que soient les bonnes idées qui pourraient lui venir, il lui faudrait attendre des heures pour les voir mettre en application. La même chose était vraie dans l’océan Indien, mais au moins avait-il une liaison directe avec les bâtiments de guerre de l’amiral Dubro. Communiquer avec Clark et Chavez signifiait transiter par Moscou, et soit confier le message à l’agent russe en poste à Tokyo — mieux valait ne pas le faire trop souvent —, soit le coder sur le signal d’accusé de réception du modem, chaque fois que Clark allumait son ordinateur pour transmettre une dépêche à l’agence Interfax. Quelle que soit la méthode choisie, cela impliquerait obligatoirement un délai, qui pouvait être synonyme de mort d’homme. Tout se ramenait à une question d’information. Il en avait toujours été, et il en serait toujours ainsi. Le truc essentiel, c’était de découvrir ce qui se passait. Que faisait l’autre camp ? Que pensaient-ils ? Où veulent-ils en venir ? se demanda-t-il. La guerre avait toujours une cause économique, l’une des rares choses que Marx avait bien senties. Elle se réduisait au bout du compte à une manifestation de cupidité, avait-il dit au Président, du banditisme à grande échelle. Au niveau de l’État-nation, on formalisait cela en termes de destin national de Lebensraum ou autres slogans politiques destinés à captiver l’attention et mobiliser les masses, mais cela se ramenait en définitive à : Ils en ont. On en veut. Prenons-le. Et pourtant, les Mariannes ne valaient pas ça. Elles ne valaient tout simplement pas le coût économique et politique d’une guerre. Cette affaire allait ipso facto coûter au Japon la perte de son partenaire commercial le plus lucratif. Les positions sur le marché si soigneusement établies et exploitées depuis les années soixante allaient être balayées par ce qu’en termes polis on appelait le ressentiment de l’opinion, mais en fait était beaucoup plus profond. Pour quelle raison un pays à ce point lié à l’idée de commerce pouvait-il tourner le dos à des considérations pratiques ? Mais la guerre n’a jamais été rationnelle, Jack. Tu l’as dit toi-même au Président. « Alors, dites-moi un peu, qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir dans la tête, nom de Dieu ? » demanda-t-il, regrettant aussitôt son juron. Ils étaient dans la salle de conférence au sous-sol. Pour cette première réunion du groupe de travail, Scott Adler était absent, en déplacement avec le ministre Hanson. Étaient présents deux NIO, des agents de la sécurité nationale, ainsi que quatre responsables des Affaires étrangères, et tous avaient l’air aussi intrigués et ébahis que lui, nota Ryan. Un comble. Durant plusieurs secondes, rien ne se passa. Guère étonnant. C’était toujours pour lui un sujet de curiosité presque clinique quand il demandait leur opinion sincère à un groupe de bureaucrates : qui allait dire quoi ? « Ils sont en rogne et terrifiés. » C’était Chris Cook, l’un des spécialistes du commerce aux Affaires étrangères. il avait effectué deux séjours à l’ambassade de Tokyo, parlait relativement bien la langue, et avait eu l’occasion de marquer des points au cours de plusieurs rounds des négociations commerciales — toujours en retrait des principaux négociateurs, même si c’était en général lui qui faisait le vrai boulot. C’était l’usage, et Jack se souvenait encore de son ressentiment en voyant parfois les autres retirer crédit à ses idées. Il hocha la tête, vit que le reste de l’assistance l’imitait et fut reconnaissant qu’un autre que lui ait pris l’initiative. « Je sais pourquoi ils sont en rogne. Expliquez-moi pourquoi ils sont terrifiés. — Eh bien, merde, ils ont toujours les Russes à leurs portes, plus les Chinois, et ce sont deux grandes puissances, alors que nous nous sommes retirés du Pacifique occidental, d’accord ? Dans leur esprit, ils se sentent isolés et vulnérables — et voilà qu’en plus, ils ont l’impression qu’on leur a tourné le dos. Cela fait de nous également des ennemis potentiels, n’est-ce pas ? Où cela les mène-t-il ? Quels alliés réels leur reste-t-il ? — Mais pourquoi s’emparer des Mariannes ? » demanda Jack, en se rappelant qu’aucun des pays susnommés n’avait attaqué le Japon au cours de l’histoire récente, mais qu’en revanche il les avait attaqués tous. Cook avait peut-être involontairement soulevé un lièvre de taille. Comment le Japon réagissait-il aux menaces extérieures ? En attaquant le premier. « Cela leur donne de la profondeur défensive, des bases en dehors de leur archipel. » D’accord, ça se tient, se dit Jack. Des photos satellite datant de moins d’une heure étaient accrochées au mur. On y voyait désormais des chasseurs sur les pistes de Saipan et de Guam, en compagnie des E-2C Hawkeye d’alerte aérienne avancée — les mêmes que ceux qui opéraient au départ des porte-avions américains. Cela créait une barrière défensive qui s’étendait jusqu’à dix-huit cents kilomètres presque plein sud de Tokyo. On pouvait y voir un formidable barrage contre des attaques américaines, en fait une version réduite de la grande stratégie nippone de la Seconde Guerre mondiale. Là encore, Cook avait fait une observation pertinente. « Mais sommes-nous vraiment une menace pour eux ? demanda-t-il. — Aujourd’hui, certainement, oui, répondit Cook. — Parce qu’ils nous y ont forcés », ricana un des NIO, entrant dans la discussion. Cook se pencha vers lui par-dessus la table. « Pourquoi les peuples déclenchent-ils les guerres ? Parce que quelque chose leur fait peur ! Bon Dieu, au cours des cinq dernières années, ils ont connu plus de gouvernements que les Italiens ! Le pays a de réels problèmes d’instabilité politique. Jusqu’à tout récemment, leur monnaie était fragile. Leur marché boursier a plongé à cause de notre législation commerciale, nous les avons confrontés à la ruine financière, et vous me demandez pour quelle raison ils sont devenus légèrement paranos ? S’il nous arrivait la même chose, merde, que ferait-on, à votre avis ? » s’emporta le sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères, réussissant à clore le bec d’un officier de la sécurité nationale, nota Ryan. À la bonne heure. Une discussion animée était en général fructueuse, de même que plus le feu était vif, meilleur était l’acier. « Ma sympathie pour le camp adverse est tempérée par le fait qu’ils ont envahi un territoire américain et violé les droits de l’homme de nos concitoyens. » Il lui sembla déceler une touche de malice dans cette réponse à la tirade de Cook. La réaction était celle d’un chien de chasse sur la piste d’un renard blessé, capable pour une fois de jouer avec le gibier. Un renversement de situation toujours agréable. « Et nous avons déjà mis au chômage deux bonnes centaines de milliers de leurs concitoyens. Que fait-on de leurs droits ? — Leurs droits, mon cul ! Dans quel camp êtes-vous, Cook ? » Le sous-chef de cabinet se cala tranquillement dans son fauteuil et sourit en retournant le couteau dans la plaie. « Je croyais être censé expliquer à tout le monde ce qu’ils pensent. N’est-ce pas le but de notre réunion ? Ce qu’ils pensent, c’est qu’on les a menés en bateau, qu’on les a malmenés, rabaissés, bref, qu’on leur a fait comprendre qu’on les tolérait plus par pitié que par respect, et cela, depuis le jour de ma naissance. Nous ne les avons jamais traités en égaux, ils estiment mériter mieux de notre part, et ça ne leur plaît pas du tout. Et vous savez quoi ? poursuivit Cook. Je serais le dernier à le leur reprocher. Bon, d’accord, ils ont fini par se rebiffer. C’est regrettable, et je le déplore, mais il nous faut reconnaître qu’ils ont essayé de le faire de la manière la moins meurtrière possible, conformément à leurs objectifs stratégiques. C’est un point qui mérite considération, non ? — Leur ambassadeur dit que son pays est prêt à en rester là », leur dit Ryan, qui nota le regard de Cook. Il était clair que l’homme avait réfléchi à la situation, et c’était tant mieux. « Sont-ils sérieux ? » Il avait encore une fois posé une question difficile, du genre de celles que n’appréciaient pas trop les gens réunis autour de la table. Les questions difficiles requéraient des réponses définitives, et il arrivait souvent que ces réponses soient erronées. Mais c’est pour les NIO, les agents de la sécurité nationale que c’était le plus délicat. Les NIO prenaient le pas sur leurs homologues des autres agences fédérales de renseignements, la CIA, la DIA, voire la NSA. Il y en avait toujours un aux côtés du Président pour lui fournir une opinion en cas de crise à évolution rapide. Ils étaient censés être des experts dans leur domaine, et ils l’étaient, au même titre d’ailleurs que Ryan, qui avait lui-même été l’un d’eux. Mais il y avait un problème avec ces fonctionnaires : un NIO était en général un homme — ou une femme — obstiné et sérieux. Ils ne craignaient pas la mort, mais en revanche, ils craignaient plus que tout de se tromper en cas de crise grave. Pour cette raison, même leur plaquer un pistolet sur la tempe ne vous garantissait pas d’obtenir une réponse catégorique à une question difficile. Jack scruta tour à tour chaque visage, vit que Cook faisait de même, et il lut sur ses traits du mépris. « Oui, monsieur, je pense que c’est tout à fait probable. Il est également probable qu’ils nous feront une proposition en échange. Ils savent en plus qu’ils doivent nous laisser un moyen de sauver la face. Nous pouvons compter là-dessus, et cela jouera en notre faveur si nous choisissons de négocier avec eux. — Le recommanderiez-vous ? » Un sourire accompagné d’un signe de tête. « Cela n’a jamais fait de mal à personne de discuter ensemble, quelle que soit la situation, n’est-ce pas ? Mais moi, je ne suis qu’un blanc-bec des Affaires étrangères, ne l’oubliez pas ! Je dois recommander cette option. J’ignore l’aspect militaire de la question. J’ignore si nous avons les moyens de leur apporter la contradiction. Je présume que oui, et qu’ils nous en savent capables, qu’ils sont également conscients de faire un pari, et qu’ils sont encore plus terrifiés que nous. Ça aussi, nous pouvons le faire jouer en notre faveur. — Que pouvons-nous exiger ? demanda Ryan en mâchonnant son stylo. — Le statu quo ante, répondit Cook sans hésiter. Un retrait total des Mariannes, le retour des îles et de leur population sous la législation américaine, des réparations aux familles des victimes, le châtiment des responsables de leur mort. » Même les NIO approuvaient de la tête, nota Ryan. Ce Cook commençait à bien lui plaire. Il disait ce qu’il pensait, et ce qu’il disait avait sa logique. « Et qu’obtiendrons-nous ? » Là encore, la réponse était simple et directe. « Moins. » Où diable Scott Adler avait-il planqué ce gars-la ? se demanda Ryan. On parle le même langage. « Ils devront nous donner quelque chose, mais ils ne nous rendront pas tout. — Et si l’on insiste ? — Si nous voulons tout récupérer, alors il faudra peut-être envisager de nous battre pour ça, répondit Cook. Et si vous voulez mon avis, c’est dangereux. » Ryan excusa la conclusion facile. Après tout, c’était un blanc-bec des Affaires étrangères, et c’était le style maison. « L’ambassadeur aura-t-il assez de poids pour négocier ? — Je crois que oui, répondit Cook après quelques instants de réflexion. Il a une bonne équipe, et c’est un diplomate de grande expérience. Il connaît bien Washington et il sait jouer dans la cour des grands. C’est pour cela qu’ils l’ont nommé ici. » Le laïus vaut toujours mieux crue les canons. Jack se souvenait des paroles de Winston Churchill. Et c’était vrai, si le premier n’excluait pas entièrement la menace des seconds. « OK, dit Ryan. J’ai encore deux ou trois points à régler. Vous, vous restez là. Je veux un rapport écrit. Je veux des propositions. Je veux un catalogue d’ouvertures pour les deux côtés. Je veux des scénarios de fin de partie. Je veux des réponses probables de leur part aux actions militaires théoriques de notre part. Et par-dessus tout, dit-il en s’adressant directement aux agents de renseignements gouvernementaux, je veux une estimation de leur capacité nucléaire, et des conditions dans lesquelles ils pourraient se sentir amenés à en faire usage. — Quel délai d’alerte aurons-nous ? » Surprise, la question venait de Cook. La réponse, autre surprise, vint de l’autre agent gouvernemental qui éprouvait le besoin, à présent, de révéler une partie de ce qu’il savait. « Le radar Cobra Dane de Shemya fonctionne encore. De même que les satellites du réseau DSCS. Nous serons avertis du lancement et aurons une prédiction d’impact si on en arrive là. Dr Ryan, avons-nous fait quoi que ce soit... — L’Air Force a des stocks de missiles de croisière lancés par avions. Ils seraient transportés par des bombardiers B-1. Nous avons également l’option de réarmer des missiles de croisière Tomahawk avec des têtes W-80, pour lancement aussi bien par sous-marins que par navires de surface. Les Russes savent que nous pouvons recourir à cette solution, et ils ne soulèveront pas d’objection tant que nous n’irons pas le clamer sur les toits... — C’est de l’escalade, avertit Cook. Nous devons nous montrer prudents. — Et leurs SS-19, alors ? s’enquit poliment le second NIO. — Ils estiment en avoir besoin. On aura du mal à les convaincre de s’en passer. » Cook parcourut du regard l’assistance. « Nous avons atomisé leur pays, rappelez-vous. C’est un sujet extrêmement sensible, et nous sommes en face d’individus en proie à la paranoïa. Je préconise la plus extrême prudence en cette affaire. — Noté, dit Ryan en se levant. Messieurs, vous savez ce que je veux. Au travail. » C’était assez réconfortant de pouvoir enfin donner un tel ordre, mais ça l’était moins d’avoir à l’exécuter, surtout quand il prévoyait les réponses qu’il obtiendrait à ses questions. Mais il fallait bien commencer par un bout. « Encore une rude journée ? demanda Nomuri. — Je pensais qu’une fois Yamata parti, les choses seraient plus faciles », dit Kazuo. Il hocha la tête, appuyé contre le mince rebord de bois du bassin. « J’avais tort. » Les autres approuvèrent d’un bref hochement de tête la remarque de leur compagnon ; tous à présent regrettaient les histoires salaces de Taoka. Ils avaient besoin de distraction, mais seul Nomuri savait pourquoi elles avaient cessé. « Enfin, qu’est-ce qui se passe ? Voilà que Goto dit qu’on a besoin de l’Amérique. Pas plus tard que la semaine dernière, c’étaient nos ennemis, et maintenant, c’est de nouveau la grande amitié ? Tout cela est bien déroutant pour un être simple comme moi », dit Chet, tout en se massant les paupières. Il se demandait si l’appât allait prendre. Développer ses relations avec ces hommes n’avait pas été chose facile, tant il y avait de différence entre eux, et il fallait s’attendre à ce qu’il envie leur position, et eux la sienne. C’était un entrepreneur, pensaient-ils, qui gérait sa propre affaire, tandis qu’ils étaient des cadres supérieurs, salariés de grosses boîtes. Ils avaient la sécurité. Il avait l’indépendance. Ils étaient, comme de juste, surmenés. Il marchait à son rythme. Ils avaient plus d’argent. Il avait moins de stress. Et maintenant, ils avaient des renseignements, et pas lui. « Nous avons eu une confrontation avec l’Amérique, dit l’un d’eux. — C’est ce que j’ai cru comprendre. N’est-ce pas hautement dangereux ? — À court terme, oui, dit Taoka, laissant l’eau bouillante apaiser ses muscles noués par le stress. Quoique j’aie dans l’idée que nous avons déjà gagné. — Mais gagné quoi, mon ami ? J’ai comme l’impression d’avoir pris une énigme policière en cours de route, et tout ce que j’en sais, c’est qu’une mystérieuse jolie passagère est montée dans le train d’Osaka. » Il faisait allusion à une convention dramatique au Japon : les intrigues basées sur la proverbiale ponctualité des chemins de fer nationaux. « Eh bien, comme dit mon patron, décida d’expliquer un autre cadre dirigeant, cela signifie que notre pays aura enfin vraiment obtenu son indépendance. — Ne l’avons-nous pas déjà ? s’étonna Nomuri, franchement intrigué. Il ne reste plus guère de soldats américains pour nous ennuyer aujourd’hui. Et ces derniers sont sous bonne garde, observa Taoka. Tu ne comprends pas. L’indépendance, cela ne veut pas seulement dire l’indépendance politique. Cela veut dire aussi l’indépendance économique. Cela veut dire ne plus avoir à dépendre des autres pour notre survie. — L’indépendance, cela signifie la Zone de ressources septentrionale, Kazuo, ajouta un autre, allant cette fois trop loin, comme il s’en rendit compte aussitôt en voyant deux paires d’yeux s’ouvrir pour lui lancer un signal d’avertissement. — J’aimerais surtout que ça signifie des journées plus courtes, qu’on puisse rentrer plus tôt chez soi, pour changer, au lieu d’avoir à dormir dans une de ces fichues chambres-cercueils deux ou trois nuits par semaine », indiqua un des plus alertes, histoire de détourner la conversation. Taoka grommela. « Oui, comment veut-on y faire entrer une fille ? » Les rires qui accompagnèrent la remarque étaient forcés, estima Nomuri. « Ah, vous les cadres d’entreprise et vos secrets ! Ha ! cracha l’agent de la CIA. J’espère pour vous que vous vous y prenez mieux avec vos femmes. » Il marqua un temps. « Est-ce que tous ces événements vont affecter mon affaire ? « Pas une mauvaise idée, en définitive, de poser ce genre de question. « Favorablement, d’après moi », répondit Kazuo. Approbation générale. « Mais nous devons tous être patients. Il y aura une période difficile avant le retour des beaux jours. — Mais ils finiront bien par revenir, suggéra un autre, avec confiance. Le plus dur est derrière nous. » Pas si je peux l’empêcher, s’abstint de leur dire Nomuri. Mais que diable voulait dire « Zone de ressources septentrionale » ? C’était si typique du métier d’espion : déceler qu’on a entendu quelque chose d’important, sans réellement savoir de quoi il retourne. Puis il lui fallut se couvrir avec un récit alambiqué sur ses nouvelles relations avec son hôtesse, pour être sûr, une fois encore, qu’ils se souviendraient de cette dernière anecdote, et pas de ses questions. C’était vraiment pas de veine d’arriver de nuit, mais c’était le hasard. La moitié de la flotte avait été déroutée sur Guam, qui disposait d’un port naturel bien meilleur, parce que tous les habitants de ces îles devaient voir la marine japonaise — l’amiral Sato en avait marre de ce terme de « force d’autodéfense ». Il était officier de la Navale, à présent, il commandait une flotte composée de bâtiments de guerre et de combattants qui avaient eu un avant-goût de la bataille, en quelque sorte, et si plus tard des historiens pinaillaient et disaient que leur bataille n’avait pas été une bataille authentique, équitable, que diable, ne soulignait-on pas dans les manuels de guerre la valeur de l’effet de surprise dans les opérations offensives ? Comme s’il ne le savait pas, se dit l’amiral, en découvrant dans ses jumelles l’ombre du mont Takpochao. Un puissant radar était déjà installé au sommet. Monté et pleinement opérationnel, lui avaient annoncé ses techniciens électroniciens une heure auparavant. Encore un élément important dans la défense contre les adversaires de sa terre natale. Il était seul sur l’aile tribord de la passerelle, dans la pénombre d’avant l’aube. Mais cette pénombre n’avait rien de mélancolique. Non. Il en émanait une paix merveilleuse, surtout quand vous étiez seul pour en profiter, l’esprit libre d’évacuer toute distraction. Il percevait au-dessus de lui le faible grésillement de matériel électronique, telle une ruche d’abeilles somnolentes, mais ce bruit s’effaça bientôt. Il y avait également le bourdonnement lointain des systèmes de bord, les moteurs pour l’essentiel, ainsi que la soufflerie de la climatisation, nota-t-il avant de les évacuer à leur tour. Il n’y avait pas le moindre son d’origine humaine pour le distraire. Le commandant du Mutsu tenait à une stricte discipline à bord. Les matelots ne parlaient que s’ils avaient une raison de le faire, pour mieux se concentrer sur leur tâche, comme il était de mise. Un par un, l’amiral Sato élimina tous les bruits extérieurs. Ne restait plus que celui de la mer, le superbe chuintement de la coque d’acier fendant les vagues. Il baissa les yeux pour admirer ce coin d’écume d’une blancheur à la fois éclatante et soyeuse, tandis qu’à l’arrière s’élargissait le sillage d’un joli vert fluorescent dû au brassage du phytoplancton, ces minuscules créatures qui la nuit remontaient à la surface, pour des raisons que Sato n’avait jamais pris la peine de chercher à élucider. Peut-être pour goûter le spectacle de la lune et des étoiles, se dit-il en souriant dans l’obscurité. Droit devant, c’était l’île de Saipan, rien qu’un espace à l’horizon plus noir que les ténèbres elles-mêmes ; c’était parce que sa masse occultait les étoiles à l’horizon ouest, et tout marin savait qu’une absence d’étoiles par une nuit claire signifiait la présence de la terre. Les vigies en poste au sommet de la superstructure avant l’avaient vue depuis longtemps, mais cela ne diminuait en rien le plaisir de sa propre découverte : comme pour tous les marins de toutes les générations, l’accostage revêtait toujours une intensité particulière, parce que chaque voyage s’achevait par une découverte quelconque. Et celui-ci ne faisait pas exception. Il perçut d’autres sons. D’abord, le ronronnement saccadé des moteurs électriques de rotation des radars, puis un bruit nouveau. Il se rendit compte qu’il avait mis du temps à remarquer ce dernier assez loin à tribord, un grondement sourd, comme un crissement d’étoffe qui se déchire, et qui montait rapidement ; bientôt, le doute ne fut plus permis : c’était le grondement d’un avion qui approchait. Il abaissa ses jumelles et scruta l’horizon sur sa droite, sans rien distinguer, jusqu’à ce que ses yeux détectent enfin un mouvement, tout proche, et que deux traits sombres zèbrent le ciel au-dessus de lui. Le Mutsu vibra dans leur sillage, donnant à l’amiral Sato un frisson bientôt suivi d’une bouffée de colère. Il rouvrit brutalement la porte de la timonerie. « Bon Dieu, qu’est-ce que c’était ? — Deux F-3 effectuant un exercice d’attaque, répondit l’officier de pont. Le CIC les avait accrochés depuis plusieurs minutes. Nous avons réussi à les illuminer avec nos guidages de missiles. — Est-ce que quelqu’un va dire à ces Aigles Sauvages qu’à faire du rase-mottes au-dessus d’un bateau dans le noir, ils risquent déjà de nous endommager et qu’eux, ils risquent la mort. — Mais, amiral..., essaya de dire l’ODP. — Mais nous sommes une unité précieuse et je n’ai pas envie qu’un de mes navires passe un mois en radoub à faire remplacer son mât parce qu’un foutu crétin d’aviateur n’aura pas réussi à nous voir dans le noir ! — Hai, je les préviens tout de suite. » Me gâcher ainsi la matinée, fulmina Sato, qui ressortit s’asseoir dans son fauteuil de cuir pour finir sa nuit. Était-il le premier à s’en être rendu compte ? s’étonna Winston. Puis il se demanda pourquoi ça aurait dû le surprendre. Le FBI et les autres agences essayaient à l’évidence de recoller les morceaux, et tous leurs efforts visaient essentiellement à traquer la fraude. Pis, ils étaient en train d’éplucher tous les enregistrements, pas uniquement ceux du Groupe Columbus. Cela devait représenter un véritable océan virtuel de données, et ils ne devaient pas être familiers de ce domaine, mais le moment était particulièrement mal choisi pour une formation sur le tas. La télé l’avait bien expliqué. Le gouverneur de la Banque fédérale de réserve avait participé à toutes les émissions matinales (ce qui avait dû donner pas mal de boulot à son chauffeur), avant de faire une déclaration officielle pleine de fermeté, dans la salle de presse de la Maison-Blanche, suivie d’un long entretien sur CNN. Ça avait l’air de marcher, plus ou moins, et la télévision l’avait montré également. Quantité de clients s’étaient présentés à leur banque avant l’heure du déjeuner, pour y découvrir avec surprise des masses d’argent liquide, transféré la nuit précédente pour ce qu’en termes militaires on appelait une démonstration de force. Bien que le gouverneur de la Réserve fédérale ait manifestement remonté les bretelles de tous les dirigeants des grandes banques du pays, c’était l’attitude inverse pour les caissiers chargés d’accueillir les déposants aux guichets : Oh, vous voulez du liquide ? Mais bien sûr, nous avons tout ce qu’il faut. Dans un nombre non négligeable de cas, à peine étaient-ils rentrés chez eux que tous ces clients furent en proie à une nouvelle forme de paranoïa — quoi ? garder tout cet argent à la maison ? — et dès l’après-midi, certains même étaient venus redéposer leur argent. Ça, ce devait être encore un coup de Buzz Fiedler, et Winston jugea que ce type avait de l’étoffe, pour un universitaire. Le ministre des Finances ne faisait que gagner du temps contre de l’argent, mais la tactique était bonne, suffisamment en tout cas pour confondre le public et l’amener à croire que la situation n’était pas aussi grave qu’il y paraissait. Les investisseurs sérieux n’étaient pas dupes. La situation était grave, très grave, et la manoeuvre avec les banques n’était au mieux qu’une mesure de rafistolage. La Réserve injectait du liquide dans le système. Même si c’était une bonne idée pour un jour ou deux, le résultat net à la fin de la semaine serait d’affaiblir un peu plus le dollar ; or les bons du Trésor américain étaient déjà, sur le marché financier international, aussi populaires que des rats porteurs de la peste. Pis encore, même si Fiedler avait provisoirement empêché une panique bancaire, on ne pouvait l’éviter que pour un temps limité, et tant qu’on ne serait pas parvenu à restaurer la confiance, plus on recourait aux méthodes de rafistolage, et plus la panique serait grave si jamais ces mesures échouaient, car il n’y aurait dès lors plus aucun garde-fou. C’était bien ce à quoi Winston s’attendait. Parce que le noeud gordien serré qui étranglait le système d’investissement n’allait pas tarder à être tranché. Winston avait l’impression d’avoir décodé la cause probable de l’événement, mais il avait découvert en cours de route qu’il risquait de ne pas y avoir de solution. Le sabotage de la DTC avait été un coup de maître. En gros, absolument plus personne ne savait ce qu’il détenait, ce qu’il avait payé et à quel moment, ou ce qui lui restait comme liquidités ; et cette absence de données s’était développée comme une métastase : les investisseurs privés n’en savaient rien. Les institutionnels n’en savaient rien ; les maisons de Bourse n’en savaient rien. Personne n’en savait rien. Comment la véritable panique allait-elle se déclencher ? Pour faire court, les fonds de retraite auraient à rédiger leurs chèques de versements mensuels — mais les banques allaient-elles les honorer ? La Réserve les encouragerait à le faire, mais quelque part en cours de route, il y aurait bien une banque qui ne suivrait pas, pour cause de problèmes propres — rien qu’une seule, ce genre d’incidents en cascade avaient toujours un seul point de départ, après tout — et ce serait reparti pour un tour : la Réserve devrait encore une fois intervenir en injectant des liquidités dans le circuit, et c’est cela qui risquait de déclencher un cycle d’hyperinflation. Le cauchemar ultime. Winston se souvenait parfaitement des effets de l’inflation sur le marché et l’économie du pays à la fin des années soixante-dix, du « malaise » qui avait été bien réel, de cette perte de la confiance nationale qui avait donné des cinglés filant se réfugier dans des cabanes de trappeur au fin fond des montagnes du Nord-Ouest, ou de mauvais films sur la survie après l’apocalypse. Et pourtant, même à cette époque, l’inflation était montée jusqu’à combien ? Treize ou quatorze pour cent. Un crédit à vingt pour cent. Un pays qui s’étouffait, simplement à cause de la méfiance engendrée par les queues aux pompes à essence et par un Président au pouvoir hésitant. Or, il se pouvait bien qu’on repense à cette époque avec nostalgie. Car cette crise allait être bien pire, sans aucun rapport avec celles qu’avait déjà connues l’Amérique. Ce serait plutôt un cauchemar digne de la république de Weimar, de l’Argentine des mauvais jours, ou du Brésil sous la dictature militaire. Et elle n’allait pas s’arrêter à l’Amérique, évidemment. Tout comme en 1929, l’onde de choc allait s’étendre très loin, ruiner les économies sur tout le globe, bien au-delà des capacités de prédiction de Winston. Lui-même ne serait pas trop durement affecté, il le savait. Même une diminution de quatre-vingt-dix pour cent de sa fortune personnelle le laisserait encore à la tête d’une somme plus que confortable — il se garantissait toujours en réinvestissant une partie de ses gains sur des titres en rapport avec des matières concrètes : l’or, le pétrole ; et il avait ses propres réserves de métal jaune, de solides lingots dans un coffre — comme un avare du temps jadis. Et comme les graves dépressions étaient fondamentalement déflationnistes, la valeur relative de ces divers biens s’accroîtrait en fait avec le temps. Il savait que lui et sa famille allaient survivre et même prospérer, mais pour les moins fortunés que lui, le coût de cette crise allait être le chaos économique et social. Et il n’était pas dans les affaires pour lui tout seul, n’est-ce pas ? Avec les années, il en était venu à songer longuement, la nuit, à tous ces petites gens qui avaient vu ses spots publicitaires à la télé et lui avaient confié leurs économies. La confiance, mot magique. Qui voulait dire que vous étiez redevable devant ces gens qui l’avaient placée en vous ; qui voulait dire qu’ils croyaient en votre image, et que vous deviez l’assumer, pas simplement pour eux, mais également pour vous. Parce que, en cas d’échec, c’étaient autant de maisons qu’on n’achèterait pas, de gosses qu’on n’éduquerait pas, de rêves de gens bien réels et pas si différents de vous qui seraient mort-nés. La crise serait déjà dramatique rien qu’en Amérique, songea Winston, mais elle risquait presque à coup sûr de toucher le monde entier. Et il fallait qu’il sache ce que l’autre avait fait. Ce n’était pas un accident. Mais un plan mûrement réfléchi, exécuté avec style. Yamata... Il était malin, le fils de pute. Peut-être le premier investisseur nippon qui ait jamais mérité son respect. Le premier à avoir réellement compris les règles du jeu, tant tactiques que stratégiques. Oui, pas de doute. L’expression de son visage, le renard de ces yeux noirs derrière la flûte de champagne. Pourquoi n’as-tu pas été capable de le voir à ce moment-là ? C’était donc ça, son jeu, en fin de compte ? Mais non. Il ne pouvait se réduire à cela. En partie, peut-être, une tactique de diversion visant à masquer autre chose. Mais quoi ? Qu’est-ce qui pouvait être si important pour justifier que Raizo Yamata soit prêt à renoncer à sa fortune personnelle et, dans le même temps, à détruire le marché international sur lequel reposaient ses propres entreprises et l’économie de son propre pays ? Ce n’était pas le genre d’idée qui venait spontanément à l’esprit d’un homme d’affaires, et encore moins une idée propre à réconforter l’âme d’un aigle de Wall Street. C’était bizarre d’être parvenu à tout démonter, mais sans pour autant comprendre le sens de la machination. Winston regarda par la fenêtre le crépuscule s’étendre au-dessus du port de New York. Il fallait qu’il s’en ouvre à quelqu’un, et ce quelqu’un devrait être capable de comprendre de quoi il retournait. Fiedler ? Peut-être. Mieux valait un homme qui connaissait la Bourse... et d’autres choses, aussi. Mais qui ? « Sont-ils des nôtres ? » Les quatre bâtiments étaient mouillés dans la baie de Laolao. L’un d’eux était bord à bord avec un pétrolier, sans doute pour ravitailler. Oreza fit non de la tête. « La peinture ne correspond pas. La Navy peint ses bateaux plus clair, ce gris-là est plus bleu. — En tout, cas, ils ont l’air imposant. » Burroughs lui rendit les jumelles. « Radars à synthèse d’ouverture, coffrages de lancement vertical pour missiles, hélicoptères anti-sous-marins. Ce sont des Aegis, comme nos classes Burke. Sérieux, pas de doute. La terreur des avions. » Alors que Portagee regardait, un hélicoptère décolla de l’un des bâtiments et mit le cap vers la côte. « On le signale ? — Bonne idée. » Burroughs entra dans le séjour et remit les piles dans le téléphone. L’idée de supprimer entièrement son alimentation était sans doute une précaution inutile, mais c’était plus prudent, et aucun des deux hommes n’était curieux de savoir comment les Japonais traitaient les espions, car c’était bien ce qu’ils étaient. Ça faisait également bizarre de passer l’antenne par le trou au fond du saladier, puis de caler le tout contre son oreille, mais cela donnait une pointe d’humour à l’exercice, et ils avaient besoin d’un motif de sourire. « NMCC, amiral Jackson. — Vous avez repris du service, amiral ? — Ma foi, major, je suppose que c’est le cas pour nous deux. Qu’avez-vous à signaler ? — Quatre destroyers Aegis au large, côte orientale de l’île. L’un est en train de ravitailler auprès d’un des petits pétroliers de la flotte. Ils se sont pointés juste après l’aube. Deux nouveaux porte-véhicules à quai, un autre en partance, à l’horizon. Nous avons compté vingt chasseurs à réaction, un peu plus tôt. Près de la moitié sont des F-15, avec leur double dérive. L’autre moitié des appareils sont à simple dérive, mais j’ignore le type. À part ça, rien de nouveau. » Jackson contemplait une photo satellite prise à peine une heure plus tôt qui montrait quatre bateaux en convoi, et des chasseurs dispersés sur les deux aérodromes. Il inscrivit une note et hocha la tête. « Quel est le climat, là-bas ? demanda Robby. Je veux dire, est-ce qu’ils brutalisent les gens, opèrent des arrestations, ce genre de choses ? » Il entendit renifler à l’autre bout de la ligne. « Négatif, monsieur. Tout le monde est gentil comme tout. Merde, ils sont en permanence à la télé, sur la chaîne câblée d’infos locale, pour nous parler des masses d’argent qu’ils comptent investir ici et de tous les trucs qu’ils vont faire pour nous. » Jackson décela le dégoût dans la voix de son correspondant. « Très bien. Il se peut que je ne sois pas tout le temps ici. Il faut bien que je dorme un peu, mais cette ligne est désormais réservée à votre usage exclusif, d’accord ? — Bien compris, amiral. — Et restez prudent, major. Pas de conneries héroïques, d’accord ? — C’est un jeu d’enfants, monsieur. Je suis pas idiot, lui assura Oreza. — Alors raccrochez, Oreza. Bon boulot. » Jackson entendit le déclic avant même d’avoir reposé le téléphone. « Meilleur de ton côté que du mien, en tout cas », ajouta-t-il pour lui-même. Puis il se tourna vers la console voisine. « J’ai tout sur bande, lui dit un officier de renseignements de l’armée de l’air. Ça confirme nos données satellite. J’ai tendance à croire qu’il n’a toujours rien à craindre. — Eh bien, n’y changeons rien. J’interdis à quiconque de les rappeler sans mon aval, ordonna Jackson. — Bien compris, amiral. » Je crois pas qu’on puisse, de toute façon, s’abstint-il d’ajouter. « Rude journée ? demanda Paul Robberton. — J’ai connu pire », répondit Ryan. Mais cette crise était trop inédite pour autoriser une telle assurance. « Ça ne dérange pas votre femme que... ? — Elle est habituée à mes absences, et nous aurons pris notre train-train d’ici un jour ou deux. » L’agent secret marqua une pause. « Comment s’en tire le patron ? — Comme d’habitude, c’est lui qui se tape le plus dur. Faut dire qu’on se décharge sur lui, pas vrai ? » admit Jack, en regardant par la vitre alors qu’ils quittaient la nationale 50. « C’est un type bien, Paul. — Comme vous, doc. On est tous vachement contents de vous avoir de nouveau... C’est vraiment grave ? » Le Service secret avait l’heureux privilège d’avoir à s’informer sur tout et n’importe quoi, ce qui était aussi bien, puisque de toute façon, ils avaient des oreilles qui traînaient partout. « Ils vous l’ont pas encore dit ? Les Japonais ont fabriqué des bombes atomiques. Et ils ont des missiles intercontinentaux pour les livrer. » Les mains de Paul se crispèrent sur le volant. « Charmant. Mais ils peuvent pas être à ce point cinglés. — Au soir du 7 décembre 1941, l’USS Enterprise a mouillé à Pearl Harbor pour ravitailler en combustible et en munitions. L’amiral Bill Halsey était sur la passerelle, comme d’habitude, et constatant les dégâts de l’attaque survenue le matin, il lança : « Quand cette guerre sera terminée, on n’entendra plus parler japonais qu’en enfer. » Ryan s’était toujours demandé pourquoi il avait pu dire une chose pareille. « C’est dans votre bouquin. Ça devait être pour faire un bon mot devant ses hommes. — Je suppose... Mais si jamais ils utilisent leurs bombes, c’est ce qui leur pend au nez. Ouais, et ils doivent le savoir, dit Ryan, qui était en train de se laisser vaincre par l’épuisement. — Vous auriez besoin de huit bonnes heures de sommeil, Dr Ryan, remarqua Robberton avec à-propos. C’est pour vous comme pour nous. La fatigue finit par vous embrouiller les facultés intellectuelles. Le patron a besoin de vous avoir au top niveau, doc, OK ? — Pas d’objection. Je vais peut-être même me prendre un verre, ce soir », ajouta-t-il, pensant tout haut. Il y avait une autre voiture dans l’allée, et un nouveau visage qui regarda par la fenêtre quand la voiture officielle se gara sur le parking. « C’est Andrea. Je lui ai déjà parlé. À propos, la conférence de votre femme, cet après-midi, s’est très bien passée. — Une veine qu’on ait deux chambres d’amis. » Jack étouffa un rire en se dirigeant vers sa maison. À l’intérieur, l’ambiance paraissait assez détendue, Cathy et l’agent Price semblaient bien s’entendre. Les deux officiers discutèrent tandis que Ryan prenait un dîner léger. « Chéri, qu’est-ce qui se passe ? demanda Cathy. — On est embringués dans une crise grave avec le Japon, en plus de l’histoire de Wall Street. — Mais comment se fait-il... — Tout ce qui s’est passé jusqu’ici a eu lieu en mer. Ça n’a pas encore été annoncé, mais ça va l’être. — C’est la guerre ? » Jack leva la tête, opina. « Peut-être. — Mais les gens à Wilmer, aujourd’hui, ils étaient toujours aussi charmants... tu veux dire qu’ils ne sont pas au courant, eux non plus ? » Signe d’acquiescement. « Exact. — Mais ça ne tient pas debout ! — Non, chérie, tu as tout à fait raison. » Le téléphone sonna à cet instant précis — la ligne normale de la maison. Étant le plus près, Jack décrocha. « Allô ? — Je suis bien chez le Dr John Ryan ? Ouais. Qui est à l’appareil ? — George Winston. Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais nous nous sommes rencontrés l’an dernier au club de Harvard. Je faisais un petit speech sur les dérivées. Vous étiez à la table voisine. Au fait, excellent boulot sur l’OPA de Silicon Alchemy. — Ça me paraît remonter à un siècle, répondit Ryan. Écoutez, je suis pas mal débordé en ce moment, et... — Je veux vous rencontrer. C’est important. — À quel sujet ? — J’ai besoin de dix minutes, un quart d’heure pour l’expliquer. J’ai mon G parqué à Newark. Je peux descendre chez vous quand vous voulez. » Il y eut une pause. « Dr Ryan, je ne vous le demanderais pas si je ne le jugeais pas important. » Jack ne réfléchit qu’une seconde. George Winston était un acteur sérieux. Sa réputation dans le milieu boursier était enviable : un type dur en affaires, rusé, honnête. Et, se rappela Ryan, il avait fourgué le contrôle de sa flotte à un Japonais, un certain Yamata... un nom qui ne lui était pas inconnu. « D’accord. Je tâche de vous coincer quelque part. Appelez mon bureau demain vers huit heures pour prendre rendez-vous. — Eh bien, entendu, à demain. Merci de m’avoir écouté. » On raccrocha. Quand Jack se retourna pour regarder sa femme, elle s’était remise au boulot, transcrivant les notes de son calepin sur son ordinateur portatif, un Apple Powerbook 800. « Je croyais que t’avais une secrétaire pour ça, observa-t-il avec un sourire tolérant. — Elle ne peut pas réfléchir à ce qu’elle écrit en même temps qu’elle reporte mes notes. Moi, si. » Cathy redoutait de relater l’information de Bernie au sujet du prix Lasker. Plusieurs mauvaises habitudes de son époux avaient déteint sur elle. L’une d’elles était cette croyance de paysan irlandais en sa bonne fortune, et au risque de la gâcher si on en parlait. « Il m’est venu une idée intéressante aujourd’hui, juste après la conférence. — Et tu l’as couchée sur le papier », remarqua son mari. Cathy leva la tête et lui adressa son sourire espiègle habituel. « Jack, si tu ne le couches pas sur le papier... — Alors, ce n’est jamais arrivé. » 30 Pourquoi pas ? L’AUBE surgissait comme l’orage dans cette partie du monde, s’il fallait du moins en croire le poète. En tout cas, le soleil était bougrement chaud, se dit l’amiral Dubro. Presque aussi torride que son humeur. Il était d’habitude d’un commerce agréable, mais il macérait depuis trop longtemps dans la chaleur tropicale et l’indifférence bureaucratique. Il supposait que les mauviettes du gouvernement, les mauviettes de l’État-major et les mauviettes de la diplomatie avaient la même vue sur la situation : que lui et son groupe de combat pouvaient tournicoter indéfiniment sans se faire détecter, jouer leur numéro de « SOS Fantômes » et réussir à intimider les Indiens sans avoir besoin d’aller au contact. Un jeu subtil, sans aucun doute, mais qui ne pourrait pas se poursuivre indéfiniment. L’idée était d’approcher assez près sans se faire détecter, et ensuite de frapper l’ennemi sans prévenir. C’était la mission idéale pour un porte-avions nucléaire. On pouvait jouer à ce petit jeu une fois, deux fois, éventuellement trois si le commandant de la flotte avait le cran pour ça, mais on ne pouvait pas le faire éternellement, parce que l’adversaire avait une cervelle, lui aussi, et que tôt ou tard surviendrait un imprévu. En l’occurrence, ce n’étaient pas les acteurs principaux qui s’étaient plantés. Mais un simple porteur d’eau, et encore, cela n’avait pas été franchement une erreur. Comme avaient pu le reconstituer ses responsables des opérations, un unique Sea Harrier indien, parvenu au terme de son circuit de patrouille, avait allumé son radar à balayage vers le bas et accroché l’un des pétroliers de Dubro ; ceux-ci étaient en train de foncer cap au nord-est pour ravitailler ses bâtiments d’escorte dont les soutes étaient presque aux deux tiers vides après leur marche forcée au sud du Sri Lanka. Une heure plus tard, un autre Sea Harrier, sans doute désarmé et n’emportant guère plus que des réservoirs supplémentaires, était passé assez près pour avoir un visu. Le commandant du groupe de ravitaillement avait aussitôt changé de cap, mais les dégâts étaient faits. La disposition des deux pétroliers avec leurs deux frégates d’escorte ne pouvait signifier qu’une chose que Dubro était désormais au sud-est du cap de Dondra. La flotte indienne avait aussitôt viré de bord, indiquaient les photos satellite, pour se séparer en deux groupes et filer également vers le nord-est. Dubro n’avait guère d’autre choix que de laisser ses pétroliers poursuivre leur route prédéfinie. Discrétion ou pas, ses escorteurs étaient dangereusement proches de la panne sèche, et c’était un risque qu’il ne pouvait pas se permettre. Dubro but son café du réveil tandis que ses yeux flamboyaient de colère. Assis de l’autre côté du bureau de l’amiral, le capitaine de frégate Harrison avait le bon sens de rester coi tant que son supérieur ne se décidait pas à parler. « Et quelle est la bonne nouvelle, Ed ? — Nous avons toujours la supériorité tactique, amiral, répondit le responsable des opérations militaires. Peut-être qu’on pourrait en faire la démonstration. » Supériorité tactique ? Certes, c’était vrai, nota Dubro, mais seuls les deux tiers de ses avions étaient pleinement opérationnels à l’heure actuelle. Ils se retrouveraient trop loin de leur base. Ils commençaient à être à court de pièces détachées indispensables à leur maintenance. Dans le hangar de service, des avions étaient garés, trappe de visite ouverte, dans l’attente de pièces désormais indisponibles. Il dépendait des navires ravitailleurs pour les obtenir, et de leur livraison par avion à Diego Garcia depuis la métropole. Trois jours après celle-ci, il serait de nouveau en batterie, si l’on pouvait dire, mais ses hommes étaient vannés. La veille, deux d’entre eux avaient été blessés sur le pont d’envol. Pas par stupidité. Pas par manque d’expérience. Mais parce qu’ils bossaient depuis bougrement trop longtemps et que l’épuisement était encore plus dangereux pour l’esprit que pour le corps, surtout au milieu de la frénésie régnant sur le pont d’envol d’un porte-avions. La même chose valait pour tout le reste de ses équipages, du simple matelot jusqu’à... jusqu’à lui. La tension due à l’exercice continuel des responsabilités commençait à se faire sentir. Et tout ce qu’il pouvait y faire, c’était de passer au déca. « Comment sont les pilotes ? — Monsieur, ils feront ce que vous leur ordonnerez. — Parfait, patrouilles allégées aujourd’hui. Je veux avoir deux Tom dans les airs en permanence, au moins quatre de plus en alerte à plus cinq, entièrement armés pour un engagement air-air. Le cap de la flotte est au un-huit-zéro, vitesse vingt-cinq noeuds. On rejoint le groupe de ravitaillement et tout le monde fait le plein. Sinon, repos. Je veux que tous les hommes récupèrent dans la mesure du possible. Nos amis vont entamer la chasse dès demain, et la partie risque d’être intéressante. — On se prépare à l’affrontement ? — Ouais », confirma Dubro. Il consulta sa montre. C’était la nuit à Washington. Tous ceux qui avaient un minimum de jugeote devaient s’apprêter à se coucher. Il allait bientôt redemander des ordres, et il voulait que les plus malins fassent passer le message, si possible en insistant sur l’urgence de sa situation. Le temps du chantage était largement passé, et tout ce dont il pouvait être sûr maintenant, c’est que le dénouement allait survenir à l’improviste — et ensuite, quoi ? Le Japon ? Harrison et ses hommes passaient déjà la moitié de leur temps à évaluer cette hypothèse. L’ambiance, de nouveau, était du style mauvais feuilleton télé, et la seule consolation était que les Russes pouvaient bien avoir raison. Peut-être Cherenko leur avait-il dit la vérité. Peut-être n’avaient-ils rien de sérieux à craindre de la DESP. L’hypothèse semblait bien risquée pour Clark, dont toute l’éducation l’avait encouragé à faire confiance aux Russes pour jouer de sales tours aux Américains. « Les dés pourraient bien être pipés », se murmura-t-il — en anglais, merde ! En tous les cas, ce qu’ils avaient fait était d’une simplicité biblique. Nomuri avait garé sa voiture au parking de l’agence que l’hôtel réservait à ses clients, et comme il avait maintenant une clé de voiture louée par Clark, il avait déposé une disquette sur le pare-soleil gauche. Clark la récupéra et la tendit à Chavez qui la glissa dans le lecteur de leur portatif. Un carillon électronique annonça la mise en route de la machine, tandis que Clark sortait du garage et s’insérait dans la circulation. Ding recopia le fichier sur le disque dur puis effaça la disquette, qu’il jetterait par la suite. Le rapport était prolixe. Chavez le lut en silence avant d’allumer l’autoradio et d’en résumer les points essentiels à voix basse au milieu du bruit ambiant. « La Zone de ressources septentrionale ? demanda John. — Da. Curieuse expression », admit Ding, pensif. Il se rendit compte que sa diction était meilleure en russe qu’en anglais, peut-être parce qu’il avait appris l’anglais dans la rue, et le russe dans une école convenable, et avec des gens qui avaient un réel amour de cette langue. Le jeune agent de renseignements chassa cette idée avec irritation. La Zone de ressources septentrionale... Pourquoi l’expression lui semblait-elle familière ? Mais ils avaient d’autres soucis en tête, et la situation était passablement tendue. Ding découvrit que, s’il aimait le côté paramilitaire du travail de renseignement, toutes ces histoires d’espion n’étaient pas franchement sa tasse de thé. Trop effrayant, trop paranoïaque. Isamu Kimura était au point de rendez-vous convenu. Par chance, son boulot lui permettait de circuler beaucoup et de côtoyer des étrangers de manière habituelle. Un avantage était qu’il savait repérer les coins sûrs. Celui-ci était situé aux docks, quartier heureusement assez calme à cette heure de la journée, mais en même temps propice à ce genre de rencontres. En outre, l’endroit n’était guère favorable aux écoutes. Il y avait toujours les bruits du port pour couvrir une conversation à voix basse. Clark se sentait encore plus mal à l’aise, si c’était possible. Chaque fois qu’on opérait un recrutement secret, il y avait toujours une période où les contacts à découvert étaient sûrs, mais cette sûreté diminuait de manière linéaire avec le temps, suivant un taux inconnu, mais rapide, et il y avait d’autres points à prendre en considération. Kimura était motivé par — par quoi ? Clark ne savait pas pourquoi Oleg Lyaline avait eu la possibilité de le recruter. Ce n’était pas une question d’argent. Les Russes ne lui avaient pas donné un sou. Ce n’était pas pour l’idéologie. Politiquement, Kimura n’était pas un communiste. Était-ce une question d’ego ? Estimait-il mériter un poste meilleur qu’un autre lui aurait soufflé ? Ou — hypothèse la plus dangereuse de toutes — était-il un patriote, le genre d’excentrique qui jugeait lui-même de ce qui était bon pour son pays ? Ou, comme aurait pu l’observer Ding, s’était-il fait simplement entuber ? L’expression n’était peut-être pas élégante, mais, Clark le savait par expérience, la chose n’avait rien d’exceptionnel. Non, l’explication la plus simple était que Clark n’en savait rien ; pis encore, n’importe quelle bonne raison de trahir justifiait qu’on trahisse son pays au profit d’un autre, et il y avait quelque chose en lui qui lui interdisait de se sentir à l’aise en compagnie de tels individus. Peut-être que les flics n’aimaient pas non plus fréquenter leurs indics, se dit John. Maigre consolation, en vérité. « Qu’y a-t-il de si important ? » demanda Kimura, qui les attendait à mi-distance d’un quai désert. Les navires privés de fret qui encombraient la baie de Tokyo étaient nettement visibles, et il se demanda si le lieu de rendez-vous n’avait pas été choisi exprès pour cette raison. « Votre pays a des armes nucléaires, lui dit simplement Clark. — Quoi ? » D’abord, la tête de son interlocuteur pivota, puis ses pieds s’immobilisèrent, et Clark vit une grande pâleur envahir les traits du japonais. « C’est ce que votre ambassadeur à Washington vient d’annoncer samedi à notre Président. Les Américains sont paniqués. En tout cas, c’est ce que nous a dit Moscou. » Clark sourit, très russe. « Je dois avouer que vous avez droit à toute mon admiration professionnelle pour avoir opéré aussi ouvertement, en particulier en achetant nos propres fusées pour en faire les vecteurs de lancement. Je dois également ajouter que mon gouvernement voit d’un très mauvais oeil un tel développement. — Les fusées pourraient aisément être braquées sur nous, ajouta sèchement Chavez. Cela rend les gens nerveux. — Je n’avais aucune idée... Vous êtes sûr ? » Kimura se remit à marcher, juste pour faire circuler le sang. « Nous avons une source fort bien placée au sein du gouvernement américain. Ce n’est pas une erreur. » La voix de Clarke, nota Ding, était froide et méthodique : Ah, votre voiture a un gnon sur le pare-chocs ? Je connais un bon garagiste qui pourra vous arranger ça. « Donc, c’est pour cette raison qu’ils croient pouvoir s’en tirer ainsi. » Kimura n’avait rien à ajouter : à l’évidence, une nouvelle pièce du puzzle venait de se mettre en place dans son esprit. Il prit deux ou trois grandes inspirations avant de reprendre « C’est de la folie. » Et c’étaient là les mots les plus agréables que John ait entendus depuis ce jour où il avait appelé chez lui de Berlin pour apprendre que sa femme venait d’accoucher sans problème de leur second enfant. Le moment était venu d’engager sérieusement la partie. Il parla sans sourire, tout imbu de son rôle d’officier de renseignements russe, entraîné par le KGB à être l’un des meilleurs au monde : « Oui, mon ami. Chaque fois que vous terrorisez une grande puissance, vous commettez une erreur monumentale. J’ignore quels sont ceux qui jouent à ce petit jeu, mais j’espère qu’ils sont conscients du danger. Je vous en conjure, écoutez-moi, Gospodine Komura. Mon pays est gravement préoccupé. M’entendez-vous ? Gravement préoccupé. Vous nous avez ridiculisés devant l’Amérique et le monde entier. Vous avez des armes qui peuvent menacer mon pays tout aussi aisément qu’elles menacent l’Amérique. Vous avez pris l’initiative d’agresser les États-Unis, et nous n’y voyons aucune raison valable. Cela vous rend imprévisibles à nos yeux, et un pays doté de missiles à têtes nucléaires et en proie à l’instabilité politique n’a rien d’une perspective agréable. Cette crise est appelée à s’étendre, à moins que des gens sensés ne prennent les mesures qui s’imposent. Votre différend commercial avec les Américains ne nous concerne pas ; mais quand l’éventualité d’une guerre est bien réelle, alors nous nous sentons concernés. » Kimura était encore tout pâle à cette perspective. « Quel est votre grade, Klerk-san ? — Je suis colonel à la 7e division, service Plans et ressources, Premier directorat principal du Comité pour la sécurité de l’État. — Je croyais que... — Oui, le nouveau nom, la nouvelle désignation... foutaises, observa Clark, avec un reniflement de mépris. Kimura-san, je suis officier de renseignements. Mon boulot est de protéger mon pays. J’avais cru que ce poste serait simple, agréable, et voilà que je me retrouve... Vous ai-je entretenu de notre projet RYA ? — Vous en avez parlé une fois, mais... — À la suite de l’élection du Président américain Reagan — j’étais capitaine à l’époque, comme notre ami Chekov — nos maîtres politiques examinèrent les croyances idéologiques de l’homme, et redoutèrent qu’il puisse effectivement envisager la possibilité d’une frappe nucléaire contre notre pays. Nous avons aussitôt mis en oeuvre tous les moyens pour évaluer ces risques. Nous avons abouti à la conclusion que c’était une erreur, que ce Reagan, même s’il haïssait l’Union soviétique, n’était pas un imbécile. « Mais aujourd’hui, poursuivit le colonel Klerk, que voit mon pays ? Une nation qui, en secret, met au point des armes nucléaires. Une nation qui, sans raison valable, choisit d’attaquer un pays qui est plus un partenaire commercial qu’un ennemi. Une nation qui a, plus d’une fois dans son histoire, attaqué la Russie. Et donc, les ordres que j’ai reçus ressemblent fort au projet RYAN. Est-ce que vous me comprenez, à présent ? — Que voulez-vous ? demanda Kimura, connaissant déjà la réponse. — Je veux savoir où sont installés ces lanceurs. Ils ont quitté l’usine par rail. Je veux savoir où ils se trouvent en ce moment. — Mais comment voulez-vous que j’arrive... » Clark le fit taire d’un regard. « Comment ? C’est votre problème, mon ami. Je vous ai dit ce qu’il me faut avoir. » Il marqua un temps pour ménager son effet. « Réfléchissez-y, Isamu : les événements de cet ordre acquièrent leur vie propre. Ils en viennent rapidement à dépasser ceux qui les ont déclenchés. Avec l’entrée d’armes nucléaires dans l’équation, les conséquences possibles... par certains côtés, vous les connaissez, et par d’autres, vous en ignorez tout. Moi, je sais, poursuivit le colonel Klerk. J’ai vu des analyses de ce que les Américains étaient en mesure de nous faire subir à une époque, et nous, de leur faire subir réciproquement. Cela faisait partie du projet RYAN, voyez-vous. Terroriser une grande puissance est un acte grave et stupide. — Mais si vous savez où ils sont, que faites-vous ? — Ça, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que mon pays se sentira bien plus en sûreté s’il le sait que s’il l’ignore. Tels sont mes ordres. Puis-je vous forcer à nous aider ? Non. Mais si vous ne nous aidez pas, alors vous contribuez à mettre en danger votre pays. Songez-y », ajouta-t-il avec la froideur d’un officier de police judiciaire. Sur quoi, Clark lui serra la main avec une cordialité délibérée, avant de s’éloigner. « Cinq-sept, cinq-six, cinq-huit pour le juge est-allemand..., commenta Ding, dans un souffle, dès qu’ils furent à distance suffisante. Bon Dieu, John, mais vous êtes un vrai Russe. — Un peu, mon neveu. » Il réussit à sourire. Kimura resta quelques minutes encore sur le dock, à contempler la baie et les navires désoeuvrés. Certains étaient des ferries, d’autres de simples porte-conteneurs, aux lignes plus effilées pour mieux fendre les vagues lorsqu’ils parcouraient les mers, lestés de leur cargaison. Cet aspect apparemment banal de la civilisation était presque une religion personnelle pour Kimura. Le commerce unissait les nations par intérêt, et cet intérêt réciproque leur donnait en définitive une bonne raison de préserver la paix, quels que soient leurs différends par ailleurs. Mais il avait suffisamment de connaissances en histoire pour savoir qu’il n’en allait pas toujours forcément ainsi. Tu es en train d’enfreindre la loi. De couvrir de honte ton nom et ta famille. De déshonorer tes amis et collègues. De trahir ton pays. Mais bon Dieu, quel pays en fait ? Le peuple élisait les membres de la Diète, et ces élus choisissaient à leur tour le Premier ministre — mais le peuple n’avait pas vraiment son mot à dire. Pas plus d’ailleurs que le ministre ou la Diète : ils n’étaient que simples spectateurs. On leur mentait. Son pays était en guerre, et les gens ne le savaient même pas ! Son pays avait pris la peine de fabriquer des armes nucléaires, et personne n’en savait rien ! Qui avait donné l’ordre ? Le gouvernement ? Le gouvernement venait de changer — encore une fois — et la coïncidence devait certainement signifier quelque chose... mais quoi ? Kimura l’ignorait. Il savait que le Russe avait raison, jusqu’à un certain point en tout cas. Les risques encourus étaient difficilement prévisibles. Jamais de sa vie il n’avait vu son pays courir un tel danger. Sa patrie était en train de sombrer dans la folie, il n’y avait aucun médecin pour diagnostiquer le problème, et sa seule certitude, c’était que tout ça le dépassait tellement qu’il ne savait ni où ni de quelle manière commencer. Mais il fallait pourtant que quelqu’un agisse. À quel stade, se demanda Kimura, un traître devient-il un patriote, et un patriote un traitre ? Il aurait dû être amer, se dit Cook en allant enfin se coucher. Mais non. Tout bien considéré, la journée s’était passée exceptionnellement bien. Les autres priaient pour qu’il s’emmêle les pinceaux. C’était flagrant, surtout de la part des deux NIO. Ils étaient si bougrement futés — croyaient-ils, songea Cook, fixant le plafond avec un grand sourire. Mais ils ne savaient rien de rien. Savaient-ils même qu’ils ne savaient rien ? Sans doute pas. Ils prenaient toujours des airs supérieurs, mais quand arrivait l’instant critique et qu’on leur balançait une question —, eh bien, c’était toujours d’un côté, monsieur, suivi de, mais de l’autre. Merde, comment voulait-on faire de la politique sur de telles bases ? D’un autre côté, Cook savait, lui, et cela, ajouté au fait que Ryan s’en était vite rendu compte, l’avait instantanément propulsé de facto à la tête du groupe de travail, ce qui n’avait pas manqué d’engendrer un mélange de jalousie et de soulagement chez ses partenaires autour de la table. Très bien, devaient-ils se dire à présent, puisqu’il y tient, qu’il prenne les risques, lui. Dans l’ensemble, il s’était plutôt bien débrouillé. Les autres allaient à la fois le soutenir et garder leurs distances, faisant valoir leur opinion afin de se couvrir si jamais les choses tournaient mal (comme ils l’espéraient en secret), tout en se conformant à la position générale du groupe pour profiter de l’éclat du succès dans l’hypothèse inverse. Qu’ils espéraient également, mais pas autant, en bons bureaucrates qu’ils étaient. Donc, les préliminaires étaient réglés. Les positions d’ouverture établies. Adler dirigerait le groupe de négociation. Cook le seconderait. L’ambassadeur nippon serait leur vis-à-vis, secondé par Seiji Nagumo. Les négociations se dérouleraient selon un plan aussi structuré et stylisé que le théâtre kabuki. Les deux camps réunis autour de la table prendraient des poses, et le travail véritable se passerait durant les pauses thé ou café, quand chaque délégué discuterait tranquillement avec son vis-à-vis. Cela permettrait à Chris et Seiji d’échanger des informations, et peut-être ; qui sait, d’empêcher cette situation complètement délirante de s’aggraver encore. Ils vont te donner de l’argent en échange d’informations, persistait la petite voix intérieure. Certes, mais Seiji allait lui en fournir, lui aussi, et tout l’intérêt de la chose était de désamorcer la crise et de sauver des vies ! rétorqua-t-il mentalement. Le but ultime de la diplomatie était le maintien de la paix, cela voulait dire sauver des vies dans le contexte global, comme des médecins, mais avec plus d’efficacité encore, et les médecins étaient bien payés, non ? Personne ne leur reprochait l’argent qu’ils gagnaient. Cette noble profession en blouse blanche, opposée aux godelureaux de la politique. Qu’est-ce qu’ils avaient de si particulier ? Merde, il s’agit de rétablir la paix, rien que ça ! Le fric n’a rien à y voir. C’était une considération annexe. Et puisque c’était une considération annexe, il le méritait, ce fric, non ? Bien sûr qu’il le méritait, décida Cook, fermant enfin les yeux. Les ingénieurs bossaient dur, nota Sanchez qui avait retrouvé son fauteuil. Ils avaient refourbi et réaligné deux des roulements de l’arbre d’hélice, retenu en choeur leur respiration, puis donné un peu plus de gaz sur le numéro un. Onze noeuds, presque douze, de quoi catapulter un avion vers Pearl Harbor et en ramener toute une flopée d’ingénieurs pour aider son chef mécanicien à évaluer la situation. Étant l’un des officiers généraux, Sanchez aurait droit à leur compte rendu pendant le déjeuner. Il aurait pu gagner terre avec le premier groupe de chasse, mais sa place était à bord. L’Enterprise était à présent loin derrière, protégé par des P-3 opérant depuis Midway, et le Renseignement de la flotte affirmait, avec de plus en plus d’assurance, qu’il n’y avait aucune menace hostile à proximité, à tel point que Sanchez commençait à les croire. Du reste, les avions anti-sous-marins avaient largué assez de sono bouées pour constituer une entrave à la navigation. Les hommes d’équipage étaient debout, encore un brin perplexes et toujours en rogne. Ils étaient debout parce qu’ils savaient qu’ils arriveraient bientôt à Pearl Harbor et ils étaient sans aucun doute soulagés de voir s’éloigner un éventuel danger. Ils étaient perplexes, car ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Et ils étaient en rogne parce que leur bateau avait été touché, et à l’heure qu’il était, ils devaient savoir que deux sous-marins avaient été perdus, car même si les hauts responsables avaient fait de leur mieux pour dissimuler la nature des pertes, les secrets se gardaient mal à bord d’un navire. Les radios avaient capté les messages, les enseignes les avaient transmis, et les stewards écoutaient les conversations des officiers. Il y avait pas loin de six milles hommes à bord du Johnnie Reb, et les faits réels avaient beau se diluer plus ou moins dans les rumeurs, tôt ou tard la vérité allait se faire jour. Et le résultat serait prévisible : la rage. Elle était inhérente au métier des armes. Les marins des porte-avions avaient beau décrier leurs collègues postés à terre, ils avaient beau être rivaux, c’étaient également des frères (et des sueurs maintenant), des camarades à qui l’on devait fidélité. Mais comment ? Quels seraient les ordres ? Les demandes réitérées adressées au CINCPAC étaient restées sans réponse. Le 3e groupe de porte-avions de Mike Dubro n’avait toujours pas reçu l’ordre de regagner au plus vite le Pacifique Ouest, et cela ne tenait pas debout. Était-on en guerre, oui ou non ? se demanda Sanchez en fixant le soleil couchant. « Eh bien, d’où tenez-vous cela ? » demanda Mogataru Koga. Détail inhabituel, l’ancien Premier ministre était vêtu du kimono traditionnel, à présent qu’il était déchargé de toute fonction, pour la première fois depuis trente ans. Mais il avait répondu au coup de fil de son interlocuteur, il l’avait invité sans tarder, et c’est dans le plus grand silence qu’il l’avait écouté pendant dix minutes. Kimura baissa les yeux. « J’ai de nombreux contacts, Koga-san. À mon poste, c’est obligatoire. — Moi de même. Pourquoi ne m’en a-t-on rien dit ? — Même au sein du gouvernement, le secret a été bien gardé. — Vous ne me dites pas tout. » Kimura se demanda comment Koga en était si sûr, sans se rendre compte qu’il lui aurait suffi de se regarder dans la glace. Tout l’après-midi durant, à son bureau, il avait fait semblant de travailler, regardant sans les voir les papiers étalés devant lui, et à présent, il était incapable de se souvenir d’un seul de ces documents. Uniquement des questions : que faire ? À qui à en parler ? Auprès de qui demander conseil ? « J’ai des sources d’information que je ne puis pas révéler, Koga-san. » Pour l’heure, son hôte accepta la réponse avec un signe de tête. « Ainsi, vous êtes en train de me dire que nous avons attaqué l’Amérique et que nous avons fabriqué des armes nucléaires ? » Hochement de tête affirmatif. « Hai. — Je savais que Goto était un imbécile, mais je ne le croyais pas fou. » Koga soupesa quelques instants sa remarque. « Non, il n’a pas assez d’imagination pour être fou. Il a toujours été le pantin de Yamata, n’est-ce pas ? — Raizo Yamata a toujours été son... son... — Patron ? lança Koga, caustique. C’est le terme poli pour la chose. » Puis il renifla et détourna les yeux ; sa colère avait désormais une cible. Exactement ce que t’avais essayé d’empêcher. Mais sans y réussir, bien entendu. Koga eut un sourire ironique et resservit du thé à son hôte. « Vous pourriez dire la même chose de moi, Kimura-san. Mais vous n’avez toujours pas répondu à l’une de mes questions. J’ai gardé, moi aussi, certains contacts. J’ai été mis au courant des mesures prises contre la marine américaine la semaine dernière... après coup. Mais on ne m’a pas encore parlé des armes nucléaires. » Le simple énoncé de ces deux mots donnait le frisson aux deux hommes, et Kimura s’étonna que l’homme politique puisse poursuivre d’une voix égale. « Notre ambassadeur à Washington l’a dit aux Américains, et un ami au ministère des Affaires étrangères... — J’ai moi aussi des amis aux Affaires étrangères, l’interrompit Koga en buvant une gorgée de thé. — Je ne puis en dire plus. » La question fut prononcée avec une douceur surprenante « Avez-vous parlé à des Américains ? » Kimura secoua la tête. « Non. » La journée débutait normalement à six heures, mais ce n’était pas plus facile pour autant, songea Jack. Paul Robberton était allé chercher les journaux et il avait mis en route le café. Andrea Price était apparue également, pour aider Cathy à s’occuper des gosses. Ryan s’en étonna, jusqu’à ce qu’il avise une autre voiture garée dans l’allée. Donc, le Service secret estimait qu’on était en guerre. Sa première tâche fut d’appeler le bureau et, une minute plus tard, sa STU-6 se mit à imprimer les fax du matin. Le premier élément était non confidentiel, mais sans importance : les Européens essayaient de se débarrasser de leurs bons du Trésor américains, et ils n’arrivaient toujours pas à trouver preneur. Une seule journée de cet ordre pouvait être considérée comme une aberration. Ce n’en était plus une si elle se reproduisait. Buzz Fiedler et le gouverneur de la Réserve allaient encore avoir du pain sur la planche, et le boursier qui dormait en Ryan s’inquiétait. C’était comme l’histoire du petit Hollandais avec son doigt dans le trou de la digue. Que se passait-il quand il avisait une nouvelle fuite ? Et même s’il pouvait l’atteindre, quid d’une troisième ? Les nouvelles en provenance du Pacifique restaient inchangées, mais elles prenaient de la consistance. Le John Stennis devrait rallier Pearl Harbor avec de l’avance, mais l’Enterprise arriverait plus tard que prévu. Pas trace de poursuite par les Japonais. Parfait. La chasse aux bombes était en cours, toujours sans résultat, ce qui n’avait rien de surprenant. Ryan n’était jamais allé au Japon, un point faible regrettable. Ses connaissances actuelles provenaient de photos aériennes. Au cours des mois d’hiver, profitant d’un ciel d’une clarté exceptionnelle, le NRO — le Service national de reconnaissance aérienne — s’était en fait servi du Japon pour étalonner ses caméras en orbite, et il gardait le souvenir de l’élégance des jardins traditionnels. Le reste de ce qu’il savait du pays venait des archives historiques. Mais quelle pouvait être aujourd’hui la validité de telles connaissances ? L’histoire et l’économie formaient un couple parfois bien étrange. Après les bises habituelles, Cathy et les enfants s’en allèrent et, bientôt, Jack se retrouvait dans sa voiture de fonction, destination Washington. Sa seule consolation était que le trajet était plus court que celui pour Langley. « Vous devriez quand même vous reposer », observa Robberton. Il n’avait jamais osé parler autant avec un personnage officiel, mais quelque part, il se sentait bien plus détendu avec ce bonhomme. Il n’y avait rien de pompeux chez Ryan. « Je suppose. Mais les problèmes sont toujours là. — Wall Street a toujours la priorité numéro un ? — Ouais. » Ryan contempla le paysage après avoir mis en sûreté les documents confidentiels. « Je suis juste en train de réaliser que cette histoire pourrait ruiner la planète entière. Les Européens essayent toujours de vendre leurs valeurs du Trésor. Sans trouver acheteur. La panique boursière pourrait bien partir d’ici aujourd’hui. Nos liquidités sont bloquées, et une bonne partie des leurs sont placées dans nos bons du Trésor. — Liquidités, ça veut dire l’argent liquide ? » Robberton déboîta et appuya sur l’accélérateur. Sa plaque d’immatriculation indiquait à la police de la route de le laisser tranquille. « C’est ça. Bien pratique, l’argent liquide. Bien pratique quand on devient nerveux... et ne plus pouvoir en disposer, c’est justement ce qui rend les gens nerveux. — Vous voulez dire, comme en 1929, Dr Ryan ? Je veux dire... aussi grave ? » Jack considéra son chauffeur-garde du corps. « Bien possible. À moins qu’ils n’arrivent à débrouiller les archives à New York — c’est comme si vous aviez les mains ligotées pendant une bagarre, comme si vous vous retrouviez à une table de jeu sans argent : faute de pouvoir jouer, vous restez planté là. Merde... » Ryan secoua la tête. « Ça n’est encore jamais arrivé, et les boursiers n’apprécient pas trop non plus. — Comment des gens si intelligents peuvent-ils paniquer à ce point ? — Que voulez-vous dire ? — Est-ce que quelqu’un a piqué quoi que ce soit ? Personne n’a fait sauter la monnaie nationale (il renifla), ça aurait été notre boulot, autrement ! » Ryan réussit à sourire. « Vous voulez un cours détaillé ? » Les mains de Paul s’écartèrent du volant. « J’ai une licence de psycho, pas d’économie. » La réponse le surprit. « Parfait. Ça va simplifier. » Le même souci occupait l’Europe. Juste avant midi, la réunion d’une conférence des banques centrales d’Allemagne, d’Angleterre et de France n’aboutit qu’à une confusion multilingue sur les mesures à prendre. Les dernières années de reconstruction des pays d’Europe de l’Est avaient mis à rude épreuve les économies des puissances d’Europe occidentale, qui, en gros, devaient régler la note de quarante ans de chaos économique. Pour se prémunir contre les faiblesses consécutives de leurs monnaies, elles avaient acheté du dollar et des bons du Trésor américains. Les événements incroyables survenus aux États-Unis avaient provoqué une journée de légère activité, entièrement orientée à la baisse, mais rien de bien terrible. Tout avait changé, toutefois, après que le dernier acheteur eut ramassé le dernier lot de bons du Trésor bradés — pour certains, l’occasion était vraiment trop bonne — avec l’argent tiré de la liquidation des actions cotées en Bourse. Cet acheteur était d’ailleurs déjà en train de se dire qu’il avait finalement commis une erreur, et il se maudissait d’avoir suivi la tendance au lieu de la précéder. À dix heures trente du matin, heure locale, à l’ouverture, Paris entama une chute précipitée et, en moins d’une heure, les chroniqueurs économiques européens parlaient d’un effet domino, car la même chose était en train d’affecter tous les marchés de toutes les places financières. On notait également que toutes les banques centrales tentaient la même manoeuvre que la Réserve fédérale américaine la veille. En soi, l’idée n’aurait pas été mauvaise. Le seul problème était que ce genre d’initiative ne marchait qu’une seule fois et que les investisseurs européens n’achetaient plus. Au contraire, ils se dégageaient. Ce fut presque un soulagement général quand certains se mirent à rafler des titres à des prix ridiculement bas et, mieux encore, en les payant en yen, qui venait de se raffermir, seule petite lueur d’espoir sur la scène financière internationale. « Vous voulez dire que c’est à ce point la merde ? s’étonna Robberton en ouvrant la porte du sous-sol de l’aile ouest. — Paul, vous vous estimez malin ? » demanda Jack. La question prit l’agent du Service secret légèrement au dépourvu. « Ouais, enfin, je pense. Pourquoi ? — Eh bien, pourquoi supposez-vous que les autres seraient plus malins que vous ? Ils ne le sont pas, poursuivit Ryan. Leur boulot est différent du vôtre, mais ce n’est pas une question de cerveau. C’est une question d’éducation et d’expérience. Ces gens-là ne seraient pas foutus de mener une enquête criminelle. Moi non plus. Chaque boulot délicat exige de la cervelle, Paul. Mais vous ne pouvez pas tout savoir. À fond, en tout cas. D’accord ? Eh bien, ils ne sont pas plus malins que vous, et même peut-être pas autant. C’est simplement que leur boulot à eux est de gérer les marchés financiers, et que le vôtre est différent. — Seigneur », souffla Robberton en abandonnant Ryan à la porte de son bureau. Sa secrétaire lui tendit une poignée de messages téléphoniques. L’un d’eux était marqué urgent et Ryan rappela le numéro. « C’est vous, Ryan ? — Exact, monsieur Winston. Vous désirez me voir. Quand ? demanda Jack, ouvrant sa mallette pour en sortir les documents confidentiels. — Quand vous voulez, laissez-moi seulement quatre-vingt-dix minutes. J’ai une voiture qui attend en bas, un Gulfstream aux moteurs qui tournent, et une autre voiture à D.C. National. » Son ton était éloquent. C’était urgent, et bougrement sérieux. Et, par-dessus tout, il y avait la réputation de Winston. « Je présume que c’est au sujet de vendredi dernier. — Correct. — Pourquoi moi et pas le ministre Fiedler ? — Vous y avez travaillé. Pas lui. Si vous voulez qu’il passe la nuit dessus, parfait. Il finira bien par piger. Je pense que vous y arriverez plus vite. Avez-vous suivi les infos financières ce matin ? — Il semblerait que l’Europe nous emboîte le pas. — Et ça va être encore pire », dit Winston. Sans doute avait-il raison, estima Jack. « Vous savez comment arranger ça ? » C’est tout juste si Ryan n’entendit pas son correspondant hocher la tête, de colère et de dégoût. « Je voudrais bien. Mais peut-être que je pourrai vous expliquer ce qui s’est réellement produit. — Je vais voir ça. Venez ici, aussi vite que possible, lui dit Jack. Dites au chauffeur de prendre l’allée ouest. Les gardes vous attendront à la grille. — Merci de m’avoir écouté, Dr Ryan. » La ligne fut coupée et Jack se demanda depuis combien de temps George Winston n’avait plus dit cela à quelqu’un. Puis il s’attela au travail de la journée. Le seul point positif était que les wagons utilisés pour transporter les lanceurs H-11 de l’usine de montage au site de lancement, où qu’il se trouve, étaient à écartement normal. Les voies normales ne représentaient que huit pour cent du réseau ferré nippon et, qui plus est, elles étaient parfaitement discernables sur les photos satellite. La mission de la CM était d’engranger de l’information, en majeure partie sans aucun intérêt pratique, et cette information, contrairement aux assertions de quantité de livres et de films, provenait pour l’essentiel de sources dans le domaine public. En l’occurrence, il s’agissait simplement de trouver une carte ferroviaire du Japon pour voir où se situaient toutes les lignes à écartement normal, et de partir de là ; mais il y en avait aujourd’hui près de quatre mille kilomètres, le ciel sur l’archipel nippon n’était pas toujours dégagé, et les satellites ne passaient pas toujours pile à la verticale des innombrables vallées sillonnant un pays formé en majorité de chaînes volcaniques, pour permettre de voir jusqu’au fond de celles-ci. C’était toutefois une tâche que connaissait bien l’Agence. Les Russes, avec leur génie et leur manie de tout dissimuler, avaient mis à rude école les analystes de la CIA : toujours rechercher en premier lieu les sites les plus improbables. Une plaine dégagée, par exemple, était un site probable, facile d’accès, facile à aménager, facile à entretenir, et facile à protéger. Les Américains avaient fait ce choix dans les années soixante, tablant à tort sur l’espoir que les missiles ne seraient jamais assez précis pour toucher des cibles aussi réduites, aussi pointues. Le Japon avait dû tirer la leçon de cette erreur. Par conséquent, les analystes devaient chercher les endroits difficiles. Bois, vallées, collines, et l’aspect hautement sélectif de la tâche garantissait qu’elle allait prendre du temps. Deux satellites photographiques KH-11 améliorés étaient en orbite, plus un KH-12 d’imagerie radar. Les premiers étaient capables de résoudre un objet de la taille d’un paquet de cigarettes. Le dernier produisait des images monochromatiques d’une résolution bien moindre, mais il pouvait voir à travers les nuages et, si les circonstances étaient favorables, il était même capable de pénétrer le sol, jusqu’à une profondeur de dix mètres. En fait, on l’avait mis au point pour localiser des silos de missiles soviétiques et d’autres installations camouflées, qui autrement seraient demeurées invisibles. Voilà pour le point positif. Le point négatif était que chaque image devait être examinée par une équipe d’experts une par une ; que chaque irrégularité, chaque curiosité devait être réexaminée et évaluée ; que le temps exigé malgré — ou plutôt à cause de — l’urgence de la tâche était immense. Des analystes de la CIA, du NRO et de l’ITAC, l’Intelligence and Threat Analysis Center, le Centre d’analyse renseignements/menaces, s’étaient regroupés pour la tâche : rechercher vingt trous dans le sol, sans autre indication que leur diamètre, pas moins de cinq mètres. Il pouvait s’agir soit d’un groupe de vingt, soit de vingt trous individuels et largement espacés. Tous s’accordaient à penser que la première tâche était de recueillir des images actualisées de l’ensemble du réseau ferré à voie normale. La météo et l’angle de prise de vue des caméras entravaient en partie la mission, et au troisième jour de la traque, il restait encore vingt pour cent de la cartographie à réaliser. On avait déjà identifié trente sites potentiels, à examiner plus en détail lors de nouveaux passages, avec des angles et des éclairages différents, ce qui permettrait de composer des couples stéréoscopiques et d’améliorer les images par traitement informatique. Certains, dans l’équipe d’analyse, évoquaient déjà la chasse aux Scud de 1991. Ce n’était pas pour eux un souvenir agréable. Bien qu’ils aient appris quantité de leçons, la principale restait celle-ci : il n’était pas bien dur de dissimuler un, dix, vingt, ou même cent objets de taille relativement réduite dans les limites des frontières d’un État, même au relief très plat et très dégagé. Et le Japon n’était rien de tout cela. En l’occurrence, les trouver tous s’avérait une tâche quasiment impossible. Mais ils devaient néanmoins la tenter. Il était onze heures du soir, et il avait pour l’instant rempli ses obligations vis-à-vis de ses ancêtres. Il ne pourrait jamais totalement s’en acquitter, mais les promesses aux esprits qu’il avait faites tant d’années plus tôt étaient dorénavant réalisées. Ce qui avait été sol japonais au temps de sa naissance était de nouveau retourné dans le giron de la patrie. Ce qui avait été la terre de ses ancêtres l’était redevenu aujourd’hui. La nation qui avait humilié sa nation et assassiné sa famille avait à son tour enfin connu l’humiliation, et cette humiliation se prolongerait encore un long, long moment. Suffisamment long pour garantir enfin la place de son pays parmi le concert des autres grandes nations. En fait, l’humiliation était plus grande encore qu’il ne l’avait prévu. Il lui suffisait, pour s’en persuader, de consulter les comptes rendus financiers qui arrivaient par télécopie à sa suite d’hôtel. La panique financière qu’il avait organisée était en train de traverser l’Atlantique. Incroyable qu’il ne l’ait pas anticipée. À la suite de ces manoeuvres financières complexes, banques et entreprises nippones s’étaient soudain retrouvées à la tête de masses de liquidités colossales, et ses collègues zaibatsu avaient sauté sur l’occasion pour acheter des actions européennes, à titre personnel ou pour leurs compagnies. Ils accroissaient la richesse nationale, renforçaient leur position dans les diverses économies nationales en Europe et, aux yeux du public, donnaient l’impression de se précipiter au secours des autres. Yamata jugeait que le Japon consentirait à un minimum d’efforts pour aider l’Europe à sortir de ce mauvais pas. Son pays avait besoin de marchés, après tout, et avec le soudain accroissement des parts japonaises dans le capital de leurs entreprises privées, peut-être que les hommes politiques européens daigneraient enfin prêter à leurs suggestions une oreille un peu plus attentive. Pas certain, mais possible. S’il était un discours qu’ils savaient en tout cas entendre, c’était celui de la force. Le Japon était en train de terrasser l’Amérique. Une Amérique totalement incapable d’affronter son pays, pas avec une économie chamboulée, une armée privée de ses griffes et un président politiquement estropié. Et c’était une année électorale, en plus. La stratégie la plus subtile, songeait Yamata, était de semer la discorde sous le toit de votre ennemi. C’est ce qu’il avait fait, en prenant la seule initiative qui n’était pas venue à l’esprit de ces militaires obtus qui avaient mené son pays à la ruine en 1941. « Eh bien, dit-il à son hôte. En quoi puis-je vous être utile ? — Yamata-san, comme vous le savez, nous allons organiser des élections pour le choix d’un gouverneur local. » Le bureaucrate se versa une bonne rasade d’excellent whisky écossais. « Vous êtes propriétaire terrien, depuis déjà plusieurs mois. Vous avez des intérêts commerciaux ici. Je suggère que vous pourriez être l’homme idéal pour remplir cette tâche. » Pour la première fois depuis des années, Raizo Yamata était ébahi. Dans une autre chambre du même hôtel, un amiral, un commandant de l’armée de l’air et un commandant de bord de la Japan Air Lines tenaient une réunion de famille. « Eh bien, Yusuo, que va-t-il se passer maintenant ? demanda Torajiro. — À mon avis, ce qui va se passer, c’est que tu vas retrouver tes horaires de vol normaux entre ici et l’Amérique, dit l’amiral en finissant son troisième verre. S’ils sont aussi intelligents que je le crois, alors ils se rendront bien compte que la guerre est déjà terminée. — Depuis combien de temps travaillez-vous là-dessus, mon oncle ? » s’enquit Shiro avec une profonde déférence. Ayant maintenant appris ce qu’avait accompli son parent, l’audace de cet homme suscitait chez lui une crainte respectueuse. « Depuis l’époque où, encore Nisa, je supervisais la construction de mon premier futur commandement, dans les chantiers de Yamata-san... Disons, une bonne dizaine d’années. Il est venu me voir, nous avons dîné ensemble et il m’a posé quelques questions théoriques. Yamata apprend vite, pour un civil, opina l’amiral. Et je vais vous dire une chose, je pense qu’il s’en passe plus qu’on ne l’imagine. — Comment cela ? » demanda Torajiro. Yusuo se servit une autre rasade. Sa flotte était en sûreté, et il estimait avoir bien le droit de se détendre un peu, en particulier avec son frère et son neveu, maintenant que le stress était passé. « Nous évoquions de plus en plus souvent le passé, ces dernières années, mais surtout, juste avant qu’il rachète cette société financière américaine. Or, que voyons-nous ? Voilà que ma petite opération se déroule le jour même où s’effondre leur marché boursier... ! Coïncidence intéressante, non ? » Ses yeux pétillaient. « L’une des premières leçons que je lui ai donnée, il y a bien longtemps. En 1941, nous avons attaqué l’Amérique à sa périphérie. Nous avons attaqué les bras, mais pas la tête ou le coeur. Une nation peut faire repousser de nouveaux bras, mais un coeur ou une tête, c’est bien plus difficile. Je suppose qu’il a écouté la leçon. — J’ai survolé leur tête bien souvent », nota le commandant Torajiro Sato. L’un de ses deux vols réguliers atterrissait à Dulles international, l’aéroport de Washington. « Une ville sordide. — Et tu vas recommencer. Si Yamata a fait ce que je pense, alors ils auront de nouveau besoin de nous, et bientôt », dit l’amiral Sato, avec confiance. « Allez-y, laissez-le passer, dit Ryan au téléphone. — Mais... — Mais si ça peut vous rassurer, ouvrez-le et regardez, mais s’il vous dit : « pas de rayons X », vous l’écoutez, vu ? — Mais on nous avait annoncé un seul individu et ils sont deux... — Pas de problème », dit Jack au chef des gardes en uniforme de l’entrée ouest. Le problème avec le renforcement des dispositifs de sécurité en période de crise, c’est qu’il vous empêchait surtout d’accomplir le travail nécessaire pour résoudre celle-ci. « Faites-les monter tous les deux. » Cela prit quatre minutes encore, montre en main. Sans doute avaient-ils ouvert l’arrière de l’ordinateur portatif du gars pour s’assurer qu’il n’y avait pas planqué une bombe. Jack quitta son bureau pour aller accueillir ses hôtes à la porte de l’antichambre. « Désolé pour ces contretemps... Vous vous rappelez cette vieille scie de Broadway : » Le Service secret me rend « nerveux » ? » Ryan leur indiqua son bureau. Il supposa que l’aîné des deux hommes devait être George Winston. Il gardait un vague souvenir de l’allocution au Club de Harvard, mais pas du visage de celui qui l’avait prononcée. « Je vous présente Mark Gant. C’est mon meilleur technicien, et il tenait à venir avec son ordinateur. — C’est plus facile ainsi, expliqua Gant. — Je comprends. Je m’en sers également. Asseyez-vous, je vous en prie. » Jack leur indiqua des sièges. Sa secrétaire apporta un plateau avec du café. Quand ils furent servis, il reprit. « J’ai demandé à un de mes gars de suivre le marché européen. Pas terrible... — C’est un euphémisme, Dr Ryan. Nous pourrions assister au début d’une panique générale, commença Winston. Je ne sais pas si on a touché le fond. — Jusqu’ici, Buzz ne se débrouille pas trop mal », observa Jack, prudemment. Winston leva les yeux de sa tasse. « Ryan, si c’est pour me débiter des craques, j’ai frappé à la mauvaise porte. Je pensais que vous connaissiez la Bourse. L’OPA que vous avez lancée sur Silicon Alchemy était pourtant bien goupillée... alors, c’était vous ou vous avez juste servi de prête-nom ? — Il n’y a que deux personnes qui me parlent sur ce ton. La première, je suis marié avec. La seconde a un bureau à trente mètres d’ici. » Jack indiqua la direction. Puis il sourit. « Votre réputation vous précède, monsieur Winston. Silicon Alchemy, c’était intégralement mon boulot. J’ai dix pour cent des actions dans mon portefeuille personnel. C’est vous dire l’opinion que j’avais de l’opération. Si vous vous renseignez sur ma réputation, vous verrez que je ne suis pas du genre à raconter des histoires. — Alors, vous savez que c’est pour aujourd’hui », dit Winston, qui cherchait toujours à prendre la mesure de son interlocuteur. Jack se mordit la lèvre, puis hocha la tête. « Ouais. J’ai dit la même chose à Buzz, dimanche. Je ne sais pas à quel point en sont les enquêteurs dans leur reconstitution des fichiers. Je travaillais sur autre chose. — D’accord. » Winston se demanda sur quoi d’autre pouvait travailler Ryan, mais il écarta cette idée incongrue. « Je ne peux pas vous dire comment arranger ça, en revanche je peux vous montrer comment la catastrophe s’est produite. » Ryan se tourna une seconde pour regarder son téléviseur. CNN venait d’entamer sa boucle de trente minutes avec un direct du plancher de la Bourse de New York. Le son était complètement baissé, mais le commentateur parlait vite et il n’avait pas l’air souriant. Quand Jack se retourna, Gant avait ouvert son ordinateur portatif et pianotait pour charger des fichiers. « De combien de temps disposons-nous ? demanda Winston. — Ça, c’est mon problème », répondit Jack. 31 Le pourquoi et le comment LE ministre des Finances Bosley Fiedler ne s’était pas accordé trois heures de sommeil d’affilée depuis son retour de Moscou, et le trajet à pied par le tunnel reliant l’immeuble des Finances à la Maison-Blanche était si contourné que ses gardes du corps se demandaient s’il ne lui faudrait pas bientôt un fauteuil roulant. Le gouverneur de la Réserve fédérale n’était guère en meilleur état. Ils étaient encore une fois en conférence tous les deux, dans le bureau du ministre, quand était arrivé le coup de fil — Amenez-vous, toutes affaires cessantes. Le ton était péremptoire, même venant d’un homme comme Ryan, habitué à court-circuiter les instances hiérarchiques. Fiedler avait déjà commencé à parler avant même d’avoir franchi la porte ouverte du bureau. « Jack, dans vingt minutes, nous avons une téléconférence avec les gouverneurs des banques centrales de cinq pays europ... qui est-ce ? demanda le ministre, en s’arrêtant au bout de trois pas. — Permettez-moi de me présenter, je suis George Winston. Président et directeur général de... Plus. Vous avez vendu vos parts, objecta Fiedler. J’ai repris le collier depuis le dernier conseil d’administration. Et voici Mark Gant, un autre de mes directeurs. — Je crois qu’ils ont des choses intéressantes à nous dire, indiqua Ryan aux deux nouveaux arrivants. Monsieur Gant, je vous en prie, reprenez votre numéro de sorcier sioux... — Bon Dieu, Jack, je n’ai que vingt minutes... même pas », dit Fiedler en consultant sa montre. Winston retint un sourire narquois pour s’adresser au ministre comme si c’était un collègue boursier. « Fiedler, pour faire court, voici : les marchés ont été délibérément torpillés par une attaque systématique d’une formidable habileté, et je crois être en mesure de le prouver à votre plus grande satisfaction. Intéressé ? » Le ministre des Finances écarquilla les yeux. « Ma foi... oui. — Mais comment... ? » commença le gouverneur de la Réserve fédérale. « Asseyez-vous et je vais vous montrer », dit Gant. Ryan fit de la place aux deux hauts fonctionnaires qui s’installèrent de chaque côté de l’informaticien derrière son écran. « Tout est parti de Hongkong... » Ryan gagna son bureau, composa le numéro de poste du ministre et prévint sa secrétaire de basculer la téléconférence sur son propre bureau dans l’aile ouest. En parfaite secrétaire de direction, elle gérait les imprévus mieux qu’aurait pu le faire son patron. Gant, nota Jack, était un technicien superbe, et son deuxième laïus explicatif était encore plus efficace que le premier. Le ministre et le gouverneur étaient également de bons auditeurs qui connaissaient le jargon. Les questions n’étaient pas nécessaires. « Je ne pensais pas qu’une telle chose fût possible », dit le gouverneur, au bout de huit minutes d’exposé. Winston se chargea de répondre. « Tous les garde-fous intégrés au système sont conçus pour éviter les accidents et coincer les escrocs. Personne n’aurait imaginé que quelqu’un monterait un coup pareil. Qui voudrait délibérément perdre une telle masse d’argent ? — Quelqu’un qui aurait un plus gros poisson à pêcher, lui dit Ryan. — Qu’est-ce qui pourrait être plus gros que... » Jack le coupa. « Quantité de choses, monsieur Winston. Nous y viendrons plus tard. » Il tourna la tête. « Buzz ? — Je veux confirmer tout ceci avec mes propres données, mais ça m’a l’air assez solide. » Le ministre se tourna vers le banquier. « Vous savez, je ne sais même pas si c’est légalement répréhensible. — Laissez tomber, déclara Winston. Le vrai problème est toujours là. Aujourd’hui, c’est le moment critique. Si l’Europe poursuit sa dégringolade, alors nous sommes bons pour une panique mondiale. Le dollar est en chute libre, les marchés américains ne peuvent pas opérer, la majeure partie de la masse globale de liquidités est paralysée, et tous les petits porteurs qui sont aux aguets vont réagir tout de suite, sitôt que les médias auront enfin saisi de quoi il retourne. Notre seule chance a été que les journalistes financiers n’entravent que dalle au domaine qu’ils couvrent. — Sinon, ils travailleraient pour nous, dit Gant en se joignant à la conversation. Dieu merci, leurs sources ont gardé le silence jusqu’ici, mais je suis étonné que l’affaire n’ait pas encore éclaté au grand jour. » C’était peut-être simplement que les médias ne voulaient pas non plus déclencher la panique. Le téléphone de Ryan sonna alors qu’il s’apprêtait à répondre. « Buzz, c’est votre conférence. » L’état de fatigue du ministre des Finances apparut manifeste quand il se leva : il vacilla et dut saisir le dossier de sa chaise pour garder son équilibre. Le gouverneur n’était qu’à peine plus agile, pourtant les deux hommes étaient encore plus ébranlés par ce qu’ils venaient d’apprendre. Réparer ce qui venait d’être brisé était déjà une tâche délicate. Mais réparer ce qu’on avait détruit de manière délibérée et avec des intentions malveillantes ne risquait pas d’être plus facile. Et il fallait réparer, et vite, sinon tous les pays d’Europe et d’Amérique du Nord allaient plonger ensemble vers le tréfonds d’un canyon obscur. En ressortir allait coûter des années et bien des souffrances, et encore, dans un contexte politique favorable — les répercussions politiques à long terme d’une dislocation économique d’une telle ampleur étaient difficiles à appréhender à ce stade de la crise, même si Ryan en redoutait déjà les perspectives épouvantables. Winston dévisagea le chef du Conseil national de sécurité et n’eut pas de mal à déchiffrer ses pensées. Son soulagement personnel après la découverte de la machination s’était dissipé maintenant qu’il avait transmis l’information aux autres. Il aurait dû avoir autre chose à leur dire : par exemple, comment arranger tout ça. Mais, en définitive, il avait épuisé toute son énergie intellectuelle à instruire son affaire pour la partie civile. Il n’avait pas eu l’occasion d’approfondir son analyse. Ryan le vit et hocha la tête avec un sourire empreint de respect. « Bon boulot. — C’est de ma faute, dit Winston, doucement, pour ne pas déranger la téléconférence qui se déroulait à quelques pas de là. J’aurais dû rester. — Moi aussi, j’ai décidé un jour de retirer mes billes, rappelez-vous. » Ryan alla se rasseoir. « On a tous besoin de changer d’air, de temps en temps. Vous n’aviez pas vu venir la crise. C’est fréquent. Surtout ici. » Winston eut un geste de colère. « Je suppose. Je suis en mesure à présent d’identifier le violeur, mais comment fait-on, bordel, pour vous dévoiler ? Quand le mal est fait, il est fait. Seulement, ce sont mes investisseurs qu’il a baisés. Ces gens-là s’étaient confiés à moi. Ils m’avaient accordé leur confiance. » Ryan admira le raccourci. C’était ainsi que, dans la finance, on vous demandait de penser. « En d’autres termes, que fait-on ? » Gant et Winston échangèrent un regard. « Ça, on n’en sait encore rien. — Enfin, jusqu’ici, vous avez déjà fait mieux que le FBI et la COB. Vous savez, je n’ai même pas pris la peine de vérifier comment s’en était sorti mon portefeuille. — Vos dix pour cent de Silicon Alchemy ne devraient pas vous faire de mal. À long terme, expliqua Winston, les nouveaux gadgets de communication finissent toujours par percer, et je sais qu’ils ont deux ou trois petits bijoux en réserve. — Parfait, pour l’instant c’est arrangé, lança Fiedler en rejoignant leur groupe. Tous les marchés européens sont fermés, comme chez nous, jusqu’à ce qu’on ait trouvé le moyen de remettre de l’ordre. » Winston leva la tête. « En bref, ça veut dire qu’on a une putain d’inondation, et que tout ce que vous avez trouvé à faire, c’est de bâtir une digue de plus en plus haute. Et si vous vous retrouvez à court de sacs de sable avant que le fleuve ne soit à court de liquide, les dégâts alors seront encore pires quand vous perdrez le contrôle de la situation. — Nous sommes ouverts à toutes les suggestions, monsieur Winston », observa Fiedler d’une voix douce. George lui répondit sur le même ton. « Monsieur, si cela peut vous consoler, je pense que vous avez agi comme il fallait, jusqu’à présent... Je ne vois simplement pas d’issue. — Nous non plus », observa le gouverneur de la Réserve fédérale. Ryan se leva. « Pour l’heure, messieurs, je pense que nous devons en informer le Président. » « Quelle idée intéressante », dit Yamata. Il savait qu’il avait trop bu. Il savait qu’il jouissait de la pure satisfaction d’avoir réussi ce qui devait être le gambit financier le plus ambitieux de l’histoire. Il savait que son ego était en train de se gonfler comme jamais depuis — depuis quand d’ailleurs ? Même l’accession au poste de P-DG de son groupe ne lui avait pas procuré une telle satisfaction. Il avait écrabouillé une nation entière, il avait altéré le cours de l’histoire de son pays, et tout cela, sans jamais envisager une seule seconde d’accepter des responsabilités publiques. Et pourquoi pas ? se demanda-t-il. Parce que ça avait toujours été une place pour les sous-fifres. « Provisoirement, Yamata-sari, Saipan aura un gouverneur local. Nous organiserons des élections sous contrôle international. Nous avons besoin d’un candidat, poursuivit le représentant du ministère des Affaires étrangères. Ce doit être quelqu’un d’envergure. Il serait avantageux que ce soit un homme connu et lié à Goto-sari, et un homme qui ait des intérêts sur place. Je vous demande simplement d’étudier la proposition. — C’est ce que je vais faire. » Yamata se leva et se dirigea vers la porte. Allons bon. Il se demanda ce que son père en aurait pensé. Cela voulait dire renoncer à la direction de son entreprise... mais — mais quoi ? Quels empires commerciaux lui restait-il à conquérir ? N’était-il pas temps d’évoluer ? De prendre une retraite honorable, en entrant au service de la nation. Une fois éclairci le problème du gouvernement local... eh bien, quoi ? Entrer à la Diète, couvert de prestige, parce que les initiés seraient au courant, forcément. Hai, ils sauraient sans aucun doute qui avait réellement servi les intérêts du pays, qui, plus que l’Empereur Meiji en personne, avait porté le Japon au premier rang des nations. Depuis quand sa patrie n’avait-elle pas eu — si elle l’avait jamais eu — un chef politique digne de son rang et de son peuple ? Pourquoi devrait-il refuser l’honneur qui lui était fait ? Cela exigerait quelques années en tout, mais ces années, il les avait. Mieux encore, il avait une vision, et le courage de la concrétiser. Aujourd’hui, seuls ses pairs en affaires étaient conscients de sa grandeur, mais cela changerait, et le nom de sa famille serait enfin attaché à autre chose qu’à la construction de bateaux, de téléviseurs et de tout un tas de babioles. Pas une marque : un nom, un héritage. N’y avait-il pas de quoi rendre fier son père ? « Yamata ? demanda Roger Durling. Un magnat de l’industrie, dirigeant d’une grosse boite, c’est ça ? J’ai dû le croiser lors d’une quelconque réception quand j’étais vice-président. — Eh bien, c’est lui, confirma Winston. — Et qu’a-t-il fait, dites-vous ? » Mark Gant installa son ordinateur sur le bureau présidentiel, et aussitôt un agent du Service secret vint se poster derrière lui pour observer ses moindres mouvements ; cette fois, il procéda lentement parce que Roger Durling, au contraire de Ryan, de Fiedler et du gouverneur de la Réserve fédérale, ne comprenait pas vraiment les tenants et les aboutissants de l’affaire. Il se montra toutefois un auditeur attentif, interrompant l’exposé pour poser des questions, prenant des notes, et demandant à trois reprises qu’on lui répète un fragment de la présentation. Finalement, il leva les yeux vers son ministre des Finances. « Buzz ? — Je veux que nos fonctionnaires vérifient cette information de leur côté... — Ça ne devrait pas être bien sorcier, leur dit Winston. Tous les dirigeants des grandes sociétés de Bourse auront des archives à peu près identiques à celles-ci. Mes collaborateurs peuvent vous aider à organiser ça. — Si c’est vrai, Buzz ? — Alors, monsieur le président, la situation relève plus de la responsabilité du Dr Ryan que de la mienne », répondit le ministre des Finances sur un ton égal. Son soulagement était tempéré par sa colère devant l’ampleur du forfait accompli. Les deux étrangers dans le Bureau Ovale ne l’avaient pas encore saisi. Ryan réfléchissait à toute allure. Il avait ignoré la répétition de l’exposé de Gant sur le comment de l’histoire. Même si la présentation au Président avait été encore plus claire et détaillée que les deux premières fois — ce type aurait fait un bon enseignant dans une école de commerce —, les parties essentielles étaient déjà arrêtées dans l’esprit du chef du Conseil national de sécurité. Il tenait maintenant le comment, et le comment lui révélait bien des choses. Ce plan avait été minutieusement ourdi et exécuté. La synchronisation de la chute de Wall Street et de l’attaque contre les bâtiments de la Navy n’était pas un accident. Tout cela faisait partie d’un plan mûrement réfléchi. Malgré tout, c’était également un plan que le réseau d’espionnage russe n’avait pas réussi à démasquer, et c’était ce dernier élément qu’il ne cessait de tourner et retourner dans sa tête. Leur réseau actuel a infiltré le gouvernement japonais. Probablement concentré sur l’appareil de sécurité. Or, ce réseau n’a pas réussi à leur fournir d’alerte stratégique sur l’aspect militaire de l’opération, et Sergueï Nikolaïevitch n’a pas encore fait le rapprochement entre Wall Street et l’action militaire de leur marine. Brise le modèle, Jack. Brise le paradigme. C’est à ce moment que tout s’éclaircit. « C’est pour ça qu’ils n’ont pas saisi », dit Ryan, comme s’il était tout seul. Il avait l’impression de conduire au milieu de nappes de brouillard, quand alternent passages dégagés et purée de pois. « La machination n’émanait pas du tout de leur gouvernement, en fait. Mais bien de Yamata et de ses sbires. C’est pour cela qu’ils veulent réactiver CHARDON. » Personne dans la pièce ne savait de quoi il voulait parler. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » demanda le Président. Jack jeta un coup d’oeil vers Winston et Gant. Son signe de tête était éloquent. Durling acquiesça, mais poursuivit. « Donc, toute cette affaire se rapporte à un seul et même plan d’ensemble ? — Oui, monsieur, mais nous ne savons pas encore tout. — Que voulez-vous dire ? demanda Winston. Ils nous paralysent, déclenchent une panique mondiale, et vous dites que ce n’est pas tout ? — George, combien de fois vous êtes-vous rendu là-bas ? » demanda Ryan ; c’était surtout le moyen de fournir le renseignement aux autres. « Ces cinq dernières années ? Je suppose que ça doit tourner autour d’une fois par mois, en moyenne. Ce seront sans doute mes petits-enfants qui épuiseront mes derniers coupons kilométriques. — Combien de fois avez-vous rencontré là-bas des représentants officiels du gouvernement ? » Winston haussa les épaules. « Il y en a toujours partout. Mais ils n’ont pas grande importance. — Pourquoi ? demanda le Président. — Monsieur, il faut voir les choses ainsi : il y a peut-être vingt ou trente individus qui dirigent réellement les affaires du pays. Yamata est le plus gros poisson dans cette mare. Le ministre du Commerce extérieur et de l’Industrie est l’interface entre les gros bonnets de l’industrie et le gouvernement, sans parler des pots-de-vin pour se mettre des élus dans la poche, et c’est une institution là-bas. C’est l’un des trucs dont Yamata aimait se vanter quand nous étions en négociations pour la reprise de mon groupe. Lors d’une soirée, il y avait deux ministres et une flopée de parlementaires, et vous auriez dû les voir lécher les bottes. » Winston se fit la remarque qu’à l’époque, il avait pensé que c’était une conduite normale pour un élu. À présent, il n’en était plus si sûr. « Est-ce que je peux m’exprimer librement ? demanda Ryan. Je pense que nous pourrions avoir besoin de leurs lumières. » Durling se chargea de régler la question : « Monsieur Winston, savez-vous garder un secret ? » L’investisseur rigola un bon coup. « Aussi longtemps que vous ne parlerez pas de délit d’initié. D’accord ? Je n’ai jamais eu d’ennuis avec la COB et je n’ai pas envie que ça commence. — Toute cette affaire sera couverte par la loi sur l’espionnage. Nous sommes en guerre avec le Japon. Ils ont coulé deux de nos sous-marins et endommagé deux porte-avions, dit Ryan et l’ambiance dans la pièce changea du tout au tout. — Êtes-vous sérieux ? demanda Winston. — Aussi sérieux que deux cent cinquante sous-mariniers tués, les équipages de l’USS Charlotte et de l’USS Asheville. Ils se sont également emparés des Mariannes. Nous ne savons pas encore si nous sommes en mesure de reprendre ces îles. Nous avons peut-être dix mille citoyens américains au Japon qui sont des otages potentiels, plus la population des îles, plus le personnel militaire placé sous bonne garde. — Mais les médias... — N’ont pas encore réagi, détail assez remarquable, expliqua Ryan. Peut-être que c’est trop fou. — Oh... » Winston saisit au bout d’une autre seconde de réflexion. « Ils ruinent notre économie, et nous n’avons pas la volonté politique de... Quelqu’un a-t-il déjà tenté un coup pareil auparavant ? » Le chef du Conseil national de sécurité secoua la tête. « Pas que je sache. — Mais le vrai danger pour nous — c’est ce problème, ici. Ce fils de pute .... observa Winston. — Comment peut-on le régler, monsieur Winston ? demanda le Président Durling. — Je n’en sais rien. L’action de la DTC a été brillante. L’attaque était fort habile, mais monsieur le ministre aurait pu se tirer de ce mauvais pas sans notre aide, ajouta Winston. En revanche, sans archives, tout est paralysé. J’ai un frère toubib, et un jour il m’a expliqué... » La remarque provoqua chez Ryan un déclic si intense qu’il noya le reste de la phrase. Pourquoi était-ce si important ? « L’estimation du délai est arrivée la nuit dernière, était en train d’expliquer le gouverneur de la Réserve fédérale. Ils ont besoin d’une semaine. Mais nous ne disposons pas vraiment d’une semaine. Cet après-midi, nous devons rencontrer tous les dirigeants des grandes maisons de Bourse. Nous allons essayer de... » Le problème est qu’il n’y a pas d’archives, réfléchit Jack. Tout est figé en place parce qu’il n’y a pas d’archives pour dire aux gens ce qu’ils possèdent, combien d’argent ils détien... « ... L’Europe est paralysée également... » Fiedler était parti, maintenant, tandis que Ryan continuait à fixer la moquette. Puis il leva les yeux. « Si ce n’est pas couché sur le papier, alors ça n’a jamais existé. » Le silence se fit dans la pièce, et Jack se rendit compte qu’il aurait aussi bien pu dire : Le pastel est violet. « Quoi ? demanda le gouverneur. — C’est ce que ma femme dit toujours : » Si ce n’est pas couché sur le papier, alors ça n’a jamais existé. » » Il regarda autour de lui. Ils ne pigeaient toujours pas. Ce qui ne le surprenait pas outre mesure, tandis qu’il approfondissait sa réflexion. « Elle est toubib elle aussi, George, à Johns Hopkins, et elle a toujours sur elle ce fichu petit calepin ; elle s’arrête à tout bout de champ pour le sortir et griffonner une note parce qu’elle ne se fie qu’à sa mémoire. — Mon frère est pareil. Lui, il utilise un de ces trucs électroniques », intervint Winston. Puis son regard se perdit dans le vague. « Continuez... — Il n’existe aucun enregistrement, aucun document réellement officiel pour consigner les transactions effectuées, c’est bien ça ? » poursuivit Jack. C’est Fiedler qui répondit. « Non. La Fiduciaire de dépôt s’est plantée pour de bon. Et comme j’ai dit, il faudrait au moins... — Laissez tomber. On n’a pas le temps, de toute manière, n’est-ce pas ? » Nouveau coup de déprime du ministre des Finances. « Non, on ne peut rien y faire. — Bien sûr que si. » Ryan regarda Winston. « Pas vrai ? » Le Président Durling avait suivi cet échange comme le spectateur d’un match de tennis, et le stress de la situation l’avait mis de fort méchante humeur. « Bon Dieu, qu’est-ce que vous êtes en train de raconter ? » Ryan tenait presque la solution. Il se tourna vers son président. « Monsieur, c’est tout simple. Nous allons dire que ça n’a jamais existé. Nous allons dire que passé midi, vendredi dernier, les échanges ont simplement cessé de fonctionner. Et maintenant, est-ce qu’on peut s’en sortir avec ça ? demanda Jack, sans toutefois laisser à quiconque une chance de répondre. Pourquoi pas ? Pourquoi ne pourrait-on pas s’en sortir ? Il n’y a aucun enregistrement pour nous contredire. Absolument personne ne peut faire la preuve d’une seule transaction à partir de midi, n’est-ce pas ? — Avec les masses d’argent que tout le monde a perdues, dit Winston, qui avait vite fait le point, l’idée sera loin de paraître déplaisante. Vous dites qu’on repartirait... mettons, vendredi, vendredi à midi... en effaçant purement et simplement la semaine écoulée depuis, c’est ça ? — Mais personne ne marchera, observa le gouverneur de la Réserve fédérale. — Faux. » Winston secoua la tête. « Ryan tient une idée. D’abord, ils seront bien obligés de marcher. Vous ne pouvez pas opérer de transaction — je veux dire, l’exécuter sans enregistrement écrit. Donc, nul ne peut prouver quoi que ce soit sans attendre la reconstitution des archives de la Fiduciaire de dépôt. En second lieu, la majorité des gens se sont retrouvés nettoyés — institutions, banques, particuliers — et tous voudront avoir une seconde chance. Oh, mais si, ils marcheront, vous verrez. Mark ? — Monter dans la machine à remonter le temps et revivre vendredi depuis le début ? » Le rire de Gant était surtout désabusé. Puis il changea de ton. « Où est-ce qu’on signe ? — On ne peut pas le faire pour tout, l’appliquer à toutes les transactions, objecta le gouverneur de la Réserve. — Non, certes, reconnut Winston. Les transactions internationales sur les bons du Trésor échappent à notre contrôle. En revanche, monsieur, on peut toujours conférer avec les banques centrales européennes, leur montrer ce qui s’est passé, et en collaboration avec elles... » Fiedler reprit la balle au bond : « Mais oui ! Ils fourguent leur yen et rachètent du dollar. Notre monnaie retrouve sa position et la leur chute. Les autres banques asiatiques envisageront alors de renverser leur position. À mon avis, les banques centrales européennes joueront le jeu. — Vous allez devoir maintenir un taux de base élevé, observa Winston. Ça va en défriser plus d’un, mais des deux choix possibles, c’est de loin le meilleur. Vous gardez un taux d’escompte élevé pour que les gens cessent de bazarder leurs bons du Trésor. Ce qu’il faut, c’est provoquer un mouvement général de retrait par rapport au yen, exactement comme ce qu’ils nous ont fait. Ça plaira aux Européens parce que ça limitera la capacité des Japs à razzier leurs marchés boursiers comme ils ont commencé à le faire hier. » Winston quitta son siège et se mit à arpenter la pièce, comme c’était sa manie, ignorant qu’il enfreignait ainsi le protocole de la Maison-Blanche, mais le Président lui-même ne voulut pas interrompre le boursier, même si les deux agents du Service secret ne le quittaient pas des yeux. À l’évidence, il était en train de rejouer mentalement le scénario, d’y chercher les trous, d’en traquer les failles. Cela lui prit peut-être deux minutes, et chacun attendit le résultat de son évaluation. Puis il releva la tête. « Dr Ryan, si jamais vous décidez de retourner dans le privé, il faudra qu’on parle. Messieurs, ce plan va marcher. C’est sacrément gonflé, mais c’est peut-être justement ça qui va jouer en notre faveur. — Donc, que se passera-t-il, vendredi ? » demanda Jack. Ce fut Gant qui prit la parole : « Le marché va chuter comme une pierre. — Qu’y a-t-il de si merveilleux là-dedans ? s’étonna le Président. — Eh bien, monsieur, c’est parce qu’il va rebondir aux alentours de deux cents points de chute, et se ressaisir pour clore sur une baisse... oh, disons de cent points, peut-être même pas... Le lundi suivant, tout le monde retient son souffle. Certains recherchent le bon coup. La plupart des acteurs sont encore nerveux. Le marché reprend sa chute et finit en gros par stagner, cinquante points plus bas au maximum. Le reste de la semaine, les choses vont se tasser. Vous pouvez tabler, vendredi prochain, sur un marché de nouveau stabilisé, aux alentours de cent, cent cinquante points sous son niveau de vendredi dernier à midi. La chute est inévitable à cause de la position que doit prendre la Réserve fédérale sur le taux d’escompte, mais cela, on y est habitué, à Wall Street. » Seul Winston goûtait entièrement l’ironie du fait que Gant avait presque entièrement raison. Lui-même aurait difficilement pu faire mieux. « En résumé, c’est un énorme hoquet, mais rien de plus. — L’Europe ? demanda Ryan. — Ce sera plus dur chez eux, parce qu’ils ne sont pas aussi bien organisés ; en revanche, leurs banques centrales ont un peu plus de pouvoir, expliqua Gant. En outre, leurs gouvernements sont plus à même d’intervenir sur le marché boursier. C’est à la fois un avantage et un inconvénient. Mais le résultat final sera en gros identique. C’est obligé, si nous ne voulons pas tous signer le même pacte suicidaire. Et ça ne se fait pas, dans le métier. » C’était au tour de Fiedler d’intervenir : « Comment allons-nous leur vendre l’idée ? — On réunit dès que possible les dirigeants des grandes institutions financières, répondit Winston. Je peux vous donner un coup de main, si vous voulez. Ensuite, ils m’écouteront. — Jack ? demanda le Président en se tournant vers son conseiller. — Je suis d’accord, monsieur. Et on le fait tout de suite. » Roger Durling ne s’accorda que quelques secondes de réflexion avant de se tourner vers l’homme du Service secret posté près de son bureau. « Dites aux Marines de faire venir mon hélico. Dites à l’aviation de tenir à New York un appareil prêt à décoller. — Monsieur le président, j’ai le mien » objecta Winston. Ryan intervint : « George, les gars de l’Air Force sont meilleurs. Faites-moi confiance. » Durling se leva, serra les mains à la ronde, avant que les agents du Service secret ne reconduisent tout le monde au rez-de-chaussée, puis sur la pelouse sud pour y attendre l’hélicoptère qui les ramènerait à Andrews. Ryan resta auprès du Président. Celui-ci reprit : « Est-ce que ça va vraiment marcher ? Peut-on vraiment tout réparer aussi facilement ? » L’homme politique en lui se méfiait des solutions miracles. Ryan vit ses doutes et en tint compte dans sa réponse. « Ça doit marcher. Ils ont besoin de quelque chose à quoi se raccrocher, et ils voudront sûrement que ça marche. Le point crucial, c’est de les informer que le krach était un acte délibéré. Dès lors, cela en fait un incident artificiel, et s’ils croient qu’il est artificiel, il leur sera toujours plus facile d’accepter une mesure irrégulière pour sa rectification. — On verra bien, j’imagine. » Durling marqua un temps. « Bien, et qu’est-ce que tout ceci nous révèle sur le Japon ? — Cela nous révèle que leur gouvernement n’est pas le principal instigateur de cette crise. Il y a à la fois du bon et du moins bon. Le bon, c’est que l’effort de guerre sera mal coordonné, que le peuple japonais est déconnecté de cet effort, et qu’il pourrait y avoir au sein du gouvernement des éléments que toute cette entreprise met fort mal à l’aise. — Le mauvais ? — Nous ignorons toujours quel est leur objectif ultime. Le gouvernement fait à l’évidence ce qu’on lui dicte. Il détient une solide position stratégique dans le Pacifique Ouest, et nous ne savons toujours pas quoi faire à ce sujet. Mais le plus important reste... — Les bombes, le coupa Durling en hochant la tête. C’est leur atout. Nous n’avons jamais été en guerre contre un adversaire doté d’armes nucléaires, n’est-ce pas ? — Non, monsieur le président. Ça aussi, c’est de l’inédit. » La transmission suivante de Clark et Chavez eut lieu juste après minuit, heure de Tokyo. Cette fois, c’était à Ding de s’y coller. John était à court d’idées intéressantes sur le Japon. Chavez, étant plus jeune, rédigea un article plus léger, sur la jeunesse et ses tendances. Ce n’était qu’une couverture, mais il fallait toujours la soigner, et il s’avéra que Ding, tout compte fait, avait appris à écrire de manière cohérente à l’université George Mason. « Zone de ressources septentrionale ? » demanda John, en tapant la question sur l’écran de l’ordinateur. Puis il fit pivoter la machine sur la table basse. J’aurais dû le voir plus tôt. C’est dans un des bouquins qu’on a laissés à Séoul, Mano. L’Indonésie, au temps où elle était encore possession hollandaise, formait la Zone de ressources méridionale, à l’époque où ils ont déclenché la Grosse Erreur numéro deux. Une idée maintenant de ce que pourrait être la Zone septentrionale ? Clark n’eut qu’à jeter un coup d’oeil à l’écran avant de le retourner vers son binôme. « Evgueni Pavlovitch, vas-y, expédie-le. » Ding effaça le dialogue à l’écran, établit la connexion par modem. La dépêche partait une seconde après. Puis les deux officiers échangèrent un regard. La journée avait été fructueuse, en définitive. L’horaire, pour une fois, n’aurait pas pu tomber mieux : 00 :08 à Tokyo correspondait à 18 :08 à Moscou et 10 :08, tant à Langley qu’à la Maison-Blanche, et Jack venait de réintégrer son bureau, de retour de sa réunion dans l’angle opposé de l’aile ouest quand son téléphone STU-6 se mit à sonner. « Ouais ? — On a des nouvelles importantes de nos gars infiltrés. Le fax vient d’arriver. Une copie en est également adressée à Sergueï. — D’accord, j’attends. » Ryan bascula la touche idoine et entendit le télécopieur commencer à imprimer son exemplaire. Winston n’était pas un homme facile à impressionner. Il nota que la version C-20 du jet d’affaires Gulfstream-III était aussi confortablement aménagée que son avion personnel — les sièges et la moquette n’étaient pas aussi épais, mais l’équipement de communications était fabuleux... en tout cas suffisant, estima-t-il, pour faire le bonheur d’un fondu de technologie comme Mark. Leurs deux aînés profitèrent de l’occasion pour rattraper quelques heures de sommeil tandis qu’il observait l’équipage de l’armée de l’air en train d’effectuer sa préparation prévol. La procédure n’était pas foncièrement différente de celle qu’effectuaient ses pilotes personnels, pourtant Ryan avait raison. Cela faisait une certaine différence de voir des insignes militaires sur leurs épaules. Trois minutes plus tard, l’avion d’affaires avait décollé et mis le cap sur l’aéroport La Guardia de New York, avec l’avantage supplémentaire qu’on leur avait déjà réservé une approche prioritaire, ce qui leur ferait gagner quinze minutes sur la fin du parcours. Alors qu’il prêtait l’oreille, le sergent installé devant la baie de communications était en train de demander à une voiture du FBI de les retrouver au terminal d’aviation générale ; manifestement, le Bureau était en train de battre le rappel de tous les personnages influents sur le marché pour une réunion à son quartier général de New York. Comme il était remarquable de voir le gouvernement agir aussi efficacement. Quel dommage qu’il n’en soit pas toujours ainsi. Mark Gant ne prêtait guère attention à tous ces détails. Penché sur son ordinateur, il était en train de préparer ce qu’il appelait son réquisitoire. Il lui faudrait une vingtaine de minutes pour tirer ses graphiques sur transparent — le FBI avait dû préparer un rétroprojecteur, espéraient-ils l’un et l’autre. À partir de là... qui allait se charger de l’explication ? Sans doute moi, se dit Winston. Il laisserait Fiedler et le gouverneur de la Réserve proposer la solution, ce qui n’était que justice. Après tout, c’était un type du gouvernement qui avait trouvé l’idée. Brillante, se dit George Winston en étouffant un petit rire admiratif. Pourquoi n’y ai-je donc pas pensé ? Quoi d’autre encore... ? — Mark, note ça. Amener ici par avion les p’tits gars des banques, centrales européennes pour leur faire ce topo. Je ne crois pas qu’une téléconférence puisse suffire à les convaincre. » Gant consulta sa montre. « Il faudra qu’on appelle juste après notre arrivée, George, mais si on calcule bien notre coup, ça devrait marcher impec. Les vols du soir pour New York — ouais, ça les fera débarquer dans la matinée, et on pourrait sans doute coordonner l’ensemble pour un redémarrage vendredi. » Coup d’oeil de Winston derrière lui. « On les préviendra à l’arrivée. Pour l’instant, je crois qu’ils ont surtout besoin d’en écraser. » Gant acquiesça. « Ça va marcher, George. Il est loin d’être con, ce Ryan, non ? » Il convenait à présent d’agir avec prudence, se dit Jack. Il était presque surpris que son téléphone n’ait pas encore sonné, mais réflexion faite, il réalisa que Golovko lisait le même rapport que lui, qu’il consultait la même carte murale, et qu’il devait lui aussi considérer l’affaire avec le même luxe de précautions, du moins autant que le permettaient les circonstances. Le tableau commençait à devenir cohérent. Enfin, presque. La « Zone de ressources septentrionale » devait désigner la Sibérie orientale. Le terme « Zone de ressources méridionale », comme l’avait noté Chavez dans son rapport, avait été celui employé par le gouvernement nippon en 1941 pour identifier les Indes hollandaises, quand leur principal objectif stratégique était le pétrole ; à l’époque, ressource essentielle pour approvisionner une marine de guerre, il restait, aujourd’hui encore, une ressource indispensable à toute nation industrielle pour alimenter son économie. Le Japon était le plus gros importateur mondial de pétrole, malgré de sérieux efforts pour passer à l’électronucléaire. Et le Japon devait importer quantité d’autres matières premières ; il n’y avait que le charbon dont il disposait en abondance. Les superpétroliers étaient pour l’essentiel une invention japonaise c’était le moyen le plus efficace de transporter le brut des champs du golfe Persique aux raffineries nippones. Mais le Japon n’avait pas besoin que de pétrole, et étant une nation insulaire, tous ces produits devaient arriver par mer. Or la marine japonaise était trop réduite, bien trop réduite pour protéger les routes maritimes du pays. D’un autre côté, la Sibérie orientale était le plus vaste territoire encore inexploité de la planète, et c’était le Japon qui était en train d’en assurer la prospection, quant aux routes maritimes entre le continent eurasiatique et les iles... Bon Dieu, et pourquoi pas adopter la solution de facilité et creuser simplement un tunnel ferroviaire ? se demanda Ryan. À un détail près. Le Japon déployait des efforts considérables pour réaliser ce qu’il avait déjà réussi, même si c’était contre une Amérique aux forces militaires gravement diminuées avec, au surplus, le tampon de huit mille kilomètres d’océan entre le continent américain et ses iles. La capacité militaire russe était encore plus réduite que celle des Américains, mais une invasion représentait plus qu’un acte politique. C’était un acte contre un peuple, et les Russes n’avaient pas perdu leur fierté. Ils se battraient, et leur pays restait considérablement plus vaste que le Japon. Les Japonais avaient des armes nucléaires montées sur des missiles balistiques, alors que les Russes, comme les Américains, n’en avaient plus — en revanche, les Russes avaient toujours des bombardiers stratégiques, des chasseurs-bombardiers, des missiles de croisière — tous avec capacité nucléaire —, ils avaient des bases proches du Japon, et la volonté politique d’en faire usage si nécessaire. Non, il devait y avoir un autre élément. Jack se cala dans son fauteuil, contempla sa carte murale. Puis il décrocha son téléphone et pressa la touche mémoire d’une ligne directe. « L’amiral Jackson. — Robby ? C’est Jack. J’ai une question. — Cause. — Tu disais qu’un de nos attachés d’ambassade à Séoul avait eu une petite conversation avec... — Ouais. Ils lui ont dit d’attendre sans broncher, rapporta Jackson. — Qu’ont dit précisément les Coréens ? — Ils ont dit... attends une minute. Ça ne prend qu’une demi-page, mais je l’ai ici. Quitte pas. » Jack entendit s’ouvrir un tiroir, sans doute muni d’une serrure. « D’accord... je te résume, ce genre de décision est politique et pas militaire, de nombreux éléments doivent entrer en considération... crainte de voir les Japonais fermer leurs ports au commerce, crainte d’une invasion, d’être isolés de nous, bref, ils tergiversent. Nous ne les avons pas encore recontactés, conclut Robby. — OrBat pour leurs militaires ? » demanda Jack. Il voulait dire « ordre de bataille » — en gros, un état des effectifs. « J’en ai une copie sous la main... — Tu me la fais courte, ordonna Ryan. — Forces un peu supérieures à celles du Japon. Ils les ont réduites depuis la réunification, mais ce qui leur reste est top niveau. En gros, matériel et doctrine US. Leur aviation est excellente. J’ai manoeuvré avec eux et... — Si tu étais un général coréen, comment évaluerais-tu la menace japonaise ? — Je serais prudent, répondit l’amiral Jackson. Pas inquiet, mais prudent. Ils ne s’aiment pas trop, n’oublie pas. — Je sais. Envoie-moi des copies de ce rapport de l’attaché d’ambassade et de ton OrBat des Coréens. — Bien, chef. » Jackson raccrocha. Ryan appela ensuite la CIA. Mary Pat n’était toujours pas libre et c’est son mari qui prit la communication. Ryan ne s’embarrassa pas de préliminaires. « Ed, a-t-on des infos de notre poste à Séoul ? — Les Coréens semblent très nerveux. Pas trop coopératifs. On a pas mal d’amis à la KCIA, mais ils la bouclent, faute de ligne politique pour l’instant. — Ils ont relevé un changement de climat sur place ? — Ma foi, oui, répondit Ed Foley. On note une certaine activité de leur aviation. Tu sais qu’ils ont instauré un vaste champ de manoeuvre dans le nord du pays, et il ne fait pas de doute qu’ils sont en train d’effectuer des manoeuvres combinées imprévues. Nous en avons quelques vues aériennes. — Pékin, maintenant ? demanda Ryan. — On s’y agite beaucoup pour pas grand-chose. La Chine veut rester en dehors de cette affaire. Ils disent qu’ils n’y ont aucun intérêt et que cela ne les concerne pas. — Réfléchis un peu à ça, ordonna Jack. — Bon d’accord, ça les concerne effectivement... oh... » La manoeuvre était injuste et Ryan en était conscient. Il disposait désormais de davantage d’informations que quiconque, et d’une bonne avance sur l’analyse de la situation. « Nous venons de développer un certain nombre d’informations. Je te les fais parvenir sitôt que le rapport est tapé. Je veux te voir ici à quatorze heures trente pour une session de remue-méninges. — On y sera », promit le presque sous-directeur des opérations. Et toutes les données étaient là, visibles sur la carte. Il suffisait de disposer de l’information pertinente, et d’un minimum de temps. La Corée n’était pas du genre à se laisser intimider par le Japon. Ce dernier pays avait dominé la Corée durant près de cinquante années au début de ce siècle et les Coréens n’avaient pas gardé un excellent souvenir de cette occupation. Ils avaient été ravalés au rang de serfs par leurs occupants et, aujourd’hui encore, traiter de Jap un citoyen coréen était une injure mortelle. L’antipathie entre les deux peuples était réelle et, avec l’expansion économique de la Corée, qui en faisait désormais un rival du Japon, le ressentiment était devenu bilatéral. Le point essentiel demeurait toutefois l’élément racial. Bien que Coréens et Japonais soient issus de la même souche génétique, ces derniers voyaient les premiers à peu près comme Hitler voyait jadis les Polonais. Les Coréens avaient en outre leur propre tradition guerrière. Ils avaient envoyé deux divisions armées au Viêt-Nam et avaient bâti un formidable arsenal pour se défendre contre les fous de l’ex-Nord, aujourd’hui disparus. Autrefois colonie vaincue du Japon, ils étaient aujourd’hui forts, tenaces et d’un orgueil extrêmement chatouilleux. Alors, qu’est-ce qui aurait pu les empêcher d’honorer leurs engagements avec l’Amérique ? Sûrement pas le Japon. La Corée craignait peu une attaque directe, et les Japonais pouvaient difficilement recourir contre eux à l’arme nucléaire. La circulation des vents dans la région risquait de ramener les éventuelles retombées radioactives directement à l’expéditeur. En revanche, immédiatement au nord de la Corée se trouvait le pays le plus peuplé de la planète, avec la plus grande armée du monde, et ces données suffisaient amplement à effrayer la République de Corée, comme elles auraient effrayé n’importe qui. Pour le Japon, un accès direct aux ressources naturelles était indispensable et constituait sans aucun doute un objectif prioritaire : Le pays disposait de bases économiques solides et parfaitement développées, d’une main-d’oeuvre hautement qualifiée et de toutes sortes d’atouts technologiques. Mais il avait également une population relativement réduite, compte tenu de sa puissance économique. La Chine, au contraire, avait une vaste population, mais pas aussi bien formée, et une économie en croissance rapide, mais avec encore quelques faiblesses en technologies de pointe. Et comme le Japon, la Chine avait besoin d’un meilleur accès aux ressources. Or, juste au nord à la fois de la Chine et du Japon se trouvait le dernier grenier au trésor encore inexploité de la planète. S’emparer des Mariannes empêcherait, ou du moins retarderait, que le bras stratégique essentiel de l’Amérique, à savoir sa marine, n’approche de trop près cette zone d’intérêts. Le seul autre moyen d’accès à la Sibérie était par l’ouest, à travers toute la Russie. Ce qui voulait dire concrètement que la région était désormais coupée de toute aide extérieure. La Chine avait sa propre force de dissuasion contre la Russie, et une armée de terre supérieure en nombre pour défendre sa conquête. C’était assurément un pari formidable, mais avec l’Europe et l’Amérique confrontées au désordre économique et incapables d’aider la Russie, oui, le choix stratégique s’avérait cohérent. Lancer une guerre mondiale à crédit... En outre, l’aspect opérationnel n’avait rien de neuf, loin de là. D’abord paralyser l’adversaire le plus fort, puis engloutir le plus faible. Exactement comme ce qu’ils avaient tenté en 1941-1942. Le concept stratégique des Japonais n’avait jamais été de conquérir les États-Unis, mais de les paralyser au point de les contraindre à accepter leurs conquêtes au sud par nécessité politique. C’était tout bête, en vérité, se dit Ryan. Il suffisait de briser le code. C’est à cet instant que le téléphone sonna. C’était sur sa ligne numéro quatre. « Allô Sergueï, dit Ryan. — Comment avez-vous deviné ? » demanda Golovko. Jack aurait pu lui répondre que la ligne était séparée pour permettre une communication directe avec le Russe, mais il s’en abstint. « Parce que vous venez de lire la même chose que moi. — Dites-moi ce que vous en pensez ? — J’en pense que vous êtes leur objectif, Sergueï Nikolaïtch. Sans doute d’ici l’an prochain. » Ryan parlait d’un ton léger, encore sous le coup de la découverte, ce qui était toujours agréable, nonobstant la nature de celle-ci. « Plus tôt, même. À l’automne, je dirais. La météo sera plus en leur faveur. » Puis il y eut une brève pause. « Pouvez-vous nous aider, Ivan Emmetovitch ? Non, mauvaise question. Allez-vous nous aider ? — Les alliances, comme l’amitié, sont toujours bilatérales, remarqua Jack. Vous avez un président à informer. Moi aussi. » 32 Édition spéciale EN officier qui avait naguère espéré commander un navire tel que celui-ci, le capitaine de vaisseau Sanchez était heureux d’avoir choisi de rester à bord au lieu de s’envoler avec son chasseur pour rejoindre la base aéronavale de Barbers Point. Ce n’étaient pas moins de six gros remorqueurs gris qui avaient fait rentrer l’USS John Stennis en cale de radoub. Il y avait à présent plus d’une centaine d’ingénieurs à bord, dont cinquante nouveaux arrivants des chantiers navals de Newport News, qui tous étaient descendus au pont inférieur examiner les machines. Une longue file de camions était garée sur le périmètre de la cale de réparation, et avec eux plusieurs centaines de marins et d’ouvriers du chantier naval, comme autant de médecins légistes, imaginait Bud, prêts à autopsier et désosser. Sous les yeux du capitaine Sanchez, une grue était en train de hisser les premiers éléments d’échafaudage de transbordement, tandis qu’une seconde se mettait à pivoter pour hisser ce qui ressemblait à une caravane de chantier, sans doute pour la déposer sur le pont d’envol. Il nota qu’on n’avait même pas encore refermé les grilles du chantier. Manifestement, quelqu’un devait être très pressé. « Commandant Sanchez ? » Bud se retourna et découvrit un caporal des Marines. Après l’avoir salué, celui-ci lui tendit un message. « On vous demande au PC opérationnel du CincPacFlt, commandant. » « C’est complètement fou », dit le président de la Bourse de New York à Wall Street, réussissant à prendre le premier la parole. La grande salle de conférence du siège new-yorkais du FBI ressemblait à un prétoire, avec des sièges pour accueillir plus d’une centaine de personnes. Ils étaient pour l’heure à moitié occupés, et la majorité de l’assistance était composée de fonctionnaires de divers services gouvernementaux, à commencer par les policiers du FBI et les agents de la SEC, l’équivalent de la COB, la Commission des opérations de Bourse, qui collaboraient depuis le vendredi soir sur l’affaire de démolition du système boursier. Mais le premier rang était entièrement occupé par les dirigeants des principales sociétés de Bourse, les gouverneurs des banques et institutions financières. George venait de leur exposer sa version des faits de la semaine écoulée ; il s’était servi d’un rétroprojecteur pour leur présenter graphiques et tendances et avait procédé lentement, conscient de la fatigue qui devait affecter le jugement de tous ceux qui essayaient de comprendre ce qu’il racontait. Le gouverneur de la Réserve fédérale venait d’entrer dans la salle, après avoir passé ses coups de fil en Europe. Il regarda Winston et Fiedler en levant le pouce, puis s’assit provisoirement au fond de la salle. « Ça paraît peut-être dingue, mais c’est ce qui est arrivé. » Le patron de Wall Street réfléchit quelques instants. « Tout cela est bel et bon », observa-t-il au bout de quelques secondes, et tout le monde comprit que ce n’était ni l’un ni l’autre. « Mais on se retrouve coincés au milieu d’un marécage, et les alligators commencent à se rapprocher. Je doute qu’on arrive à les contenir bien longtemps. » Approbation générale. Tous les invités du premier rang furent surpris de voir sourire leur ancien collègue. Winston se tourna vers le ministre des Finances. « Buzz, et si vous nous donniez la bonne nouvelle ? — Mesdames et messieurs, il existe une issue », dit avec confiance le ministre. Les soixante secondes que dura son intervention furent accueillies par un silence incrédule. Les intermédiaires boursiers n’eurent même pas la présence d’esprit de s’entre-regarder. Mais s’ils ne hochèrent pas la tête en signe d’approbation, aucun toutefois ne souleva d’objection, même après ce qui parut un interminable délai de réflexion. Le premier à prendre la parole était, comme on pouvait le prévoir, le directeur général de Cummings, Carter & Cantor. La CC & C était morte aux alentours de quinze heures quinze le vendredi précédent, prise à contre-pied, vidée de ses réserves de liquidités, et après un refus d’aide de Merrill Lynch, ce qu’en toute bonne foi le directeur général ne pouvait leur reprocher. « Est-ce légal ? demanda-t-il. — Ni le ministère de la justice, ni la Commission des opérations de Bourse ne considéreront en aucun cas votre collaboration comme une infraction. J’ajouterai même, indiqua Fiedler, que toute tentative d’exploiter la situation sera traitée avec la sévérité qui s’impose — mais si nous collaborons tous, loi antitrust et dispositions analogues seront mises de côté dans l’intérêt de la sécurité nationale. La procédure est irrégulière, mais elle est désormais officiellement consignée et vous avez tous été témoins de mes paroles. Mesdames et messieurs, c’est là l’intention et la voix du gouvernement des États-Unis. » Eh bien, bigre, se dirent les auditeurs. En particulier, les représentants de la loi. « Bon, vous savez tous ce qui nous est arrivé à la Triple-C », reprit le directeur ; il regarda autour de lui et son scepticisme naturel fut tempéré par un début de réel soulagement. « Je n’ai pas le choix, cette fois-ci. Je suis bien obligé de marcher dans la combine. — J’aurai quelque chose à ajouter. » Ce fut au tour du gouverneur de la Réserve fédérale de gagner le devant de la salle. « Je viens d’avoir au téléphone les gouverneurs des banques centrales d’Angleterre, de France, d’Allemagne, de Suisse, de Belgique et des Pays-Bas. Tous viennent par l’avion du soir. Nous nous réunirons ici même dès demain matin pour mettre sur pied un système leur permettant de collaborer également à cet effort. Nous allons réussir à stabiliser le dollar. Réussir à redresser le marché des bons du Trésor. Il n’est pas question de laisser s’effondrer le système bancaire américain. Je m’en vais proposer à la Commission du marché libre que toute personne qui conservera ses titres du Trésor — disons, pour une durée de trois à six mois renouvelables — obtiendra un bonus de cinquante points sur le taux de base, à titre de dédommagement du gouvernement américain pour nous avoir aidé à traverser cette crise. Nous accorderons également une prime identique à toute personne qui achètera des bons du Trésor dans les dix jours suivants la réouverture des marchés. » Habile, songea Winston. Très habile. Cela attirerait les devises étrangères en Amérique, les détournerait du Japon et contribuerait grandement à raffermir le dollar — tout en attaquant le yen. Les banques asiatiques qui avaient bazardé le dollar en seraient pour leurs frais. Mine de rien, on pouvait jouer à deux, non ? « Vous aurez besoin d’une législation pour ça, objecta un expert boursier. — Nous l’aurons, écrite noir sur blanc d’ici vendredi en huit. Pour l’heure, c’est la politique de la Réserve fédérale, approuvée et soutenue par le président des États-Unis, ajouta le gouverneur. — Messieurs, ils sont en train de nous ressusciter, lança Winston, qui s’était remis à arpenter la salle devant la balustrade de bois. Nous avons été attaqués, oui, attaqués, par des gens qui voulaient nous abattre. Ils voulaient nous arracher le coeur. Eh bien, il semblerait que nous ayons d’excellents médecins. Nous allons être patraques un petit moment, mais d’ici la fin de la semaine prochaine, tout le monde sera de nouveau sur pied. — Vendredi midi ? demanda Wall Street. — Correct », répondit Fiedler, fixant le directeur de la place boursière new-yorkaise et attendant sa réponse. Ce dernier s’accorda encore quelques secondes de réflexion, puis il se leva. « Vous aurez la coopération pleine et entière de la Bourse de New York. » Et le prestige du NYSE suffisait à balayer les derniers doutes. Une coopération totale était inévitable, mais la vitesse du processus de décision était primordiale : dix secondes encore, et tous les professionnels du marché étaient debout, souriants, et envisageaient déjà le moyen de rouvrir leurs boutiques. « Il n’y aura aucune transaction informatisée jusqu’à nouvel ordre, indiqua Fiedler. Ces « systèmes-experts » ont failli nous tuer. La journée de vendredi s’annonce agitée dans le meilleur des cas. Nous voulons que les gens utilisent leur cervelle, pas leur console Nintendo. — Entièrement d’accord dit le représentant du NASDAQ, parlant pour tous les autres. — Il faudra de toute façon repenser tout ce système, remarqua, songeur, Merrill Lynch. — La coordination sera assurée par l’entremise de ce bureau. Réfléchissez bien, reprit le gouverneur de la Réserve fédérale. Si vous avez des idées sur la meilleure façon de faciliter la transition, faites-le-nous savoir. Nous nous réunirons de nouveau à six heures. Mesdames et messieurs, nous sommes ensemble dans cette affaire. Pendant les huit ou dix prochains jours, nous ne sommes plus des concurrents. Nous sommes des coéquipiers. — J’ai près d’un million de petits porteurs qui ont fait confiance à ma maison, leur rappela Winston. Certains parmi vous en ont encore plus. Tâchons de ne pas l’oublier. » Il n’y avait rien de tel qu’un appel à l’honneur. L’honneur était une vertu reconnue par tous, même de ceux qui en étaient dépourvus. Foncièrement, l’honneur était une dette, un code de bonne conduite, une promesse, une qualité intérieure qui vous rendait redevable vis-à-vis de ceux qui le reconnaissaient en vous. Chacun des participants désirait qu’en le regardant, ses collègues voient en lui un individu digne de respect, de confiance et d’honneur. Un concept dans l’ensemble bien utile, songea Winston, tout spécialement en période de crise. Et maintenant, passons aux choses sérieuses..., se dit Ryan. Apparemment, quand on arrivait à ce niveau, il fallait s’occuper d’abord des problèmes mineurs et garder pour la fin les affaires vraiment sérieuses. La mission désormais était plus de prévenir une guerre que de la faire, mais ce dernier choix était inclus dans le premier. Le contrôle de la Sibérie orientale par la Chine et le Japon aurait pour effet de créer, sinon un nouvel axe, du moins un nouveau pôle économique mondial, rival des États-Unis dans tous les domaines. Il allait donner à ces deux pays un énorme avantage en termes de compétition économique. L’ambition, en soi, n’était pas malveillante. Mais la méthode, si. Le monde avait jadis fonctionné selon des règles aussi simples que la loi de la jungle. Si vous étiez le premier à mettre la main sur une chose, elle était à vous — mais uniquement si vous étiez assez fort pour la garder. Pas terriblement élégant, surtout selon les critères contemporains, mais les règles devaient être acceptées parce que les nations les plus fortes offraient en général à leurs citoyens la stabilité politique en échange de leur loyauté, et que cela constituait usuellement la première étape dans la croissance d’une nation. Au bout d’un moment, toutefois, le besoin humain de paix et de sécurité avait donné naissance à une autre politique — un désir de participer au gouvernement de son pays. De l’an 1789, année où l’Amérique avait ratifié sa Constitution, à l’an 1989, année où l’Europe de l’Est s’était effondrée, deux siècles à peine, un concept nouveau s’était fait jour dans l’inconscient collectif de l’humanité. On le connaissait sous bien des noms — démocratie, droits de l’homme, autodétermination — mais c’était foncièrement la reconnaissance que la volonté humaine avait sa propre force, pour l’essentiel orientée vers le bien. Le plan japonais cherchait à réfuter cette force. Mais le temps des règles d’antan était passé, se dit Jack. Les hommes présents dans cette pièce auraient à y veiller. « En résumé, dit-il pour conclure, telle est la situation générale dans le Pacifique. » La salle du conseil était pleine ; le seul absent était le ministre des Finances dont le siège était occupé par son principal collaborateur. Autour de la table en forme de losange étaient réunis les chefs des diverses branches de l’exécutif. Présidents de commissions du Congrès et chefs d’état-major militaires avaient des sièges disposés le long des murs. Le ministre de la Défense devait prendre la parole ensuite. Au lieu de se lever et gagner le pupitre, tandis que Ryan retournait s’asseoir, il resta à sa place, ouvrit simplement le dossier posé devant lui et commença sa lecture, levant à peine la tête. « J’ignore si nous sommes en mesure de le faire », commença le ministre, et en entendant ces mots, hommes et femmes du cabinet gouvernemental se trémoussèrent, gênés, sur leur siège. « Le problème est avant tout technique. Nous ne sommes pas en état de déployer suffisamment nos forces pour... — Attendez une minute, l’interrompit Ryan. Je veux d’abord qu’un certain nombre de points soient bien clairs pour tout le monde, d’accord ? » Nul ne souleva d’objection. Même le ministre de la Défense parut soulagé de ne pas avoir à parler. « ’Guam est un territoire américain, il l’est depuis près d’un siècle. Ces gens sont nos concitoyens. Le Japon nous a pris l’île en 1941 et, en 1944, nous l’avons récupérée. Des Américains sont morts pour ça. — Nous pensons pouvoir récupérer Guam par la négociation, intervint le ministre Hanson. — Ravi de l’apprendre, rétorqua Ryan. Et pour le reste des Mariannes ? — Mes collaborateurs estiment improbable qu’on puisse les récupérer par les voies diplomatiques. Nous y travaillons, bien sûr, mais... — Mais quoi ? » insista Jack. Il n’y eut pas de réponse immédiate. « Très bien, mettons autre chose au clair. Les Mariannes du Nord n’ont jamais été une possession légale du Japon, malgré les dires de leur ambassadeur. La Société des Nations leur avait accordé un mandat en 1919, de sorte qu’on ne pouvait en aucun cas les considérer comme un butin de guerre lorsque nous les avons prises en 1944, avec Guam. En 1947, elles sont devenues un territoire placé sous la tutelle des États-Unis. En 1952, le Japon a officiellement renoncé à toute revendication de souveraineté sur les îles{22}. En 1975, ce sont les citoyens des Mariannes du Nord qui ont choisi, par référendum, de devenir un Commonwealth associé aux États-Unis : en 1978, un gouvernement autonome leur est accordé et ils élisent leur premier gouverneur — nous y avons mis le temps, mais nous l’avons fait. En 1986, les Nations unies jugent que nous avons fidèlement rempli nos obligations vis-à-vis des résidents de l’île, et la même année, ceux-ci obtiennent la citoyenneté américaine. Enfin, en 1990, le Conseil de sécurité des Nations unies met un terme définitif au statut d’administration. « Est-ce une chose bien entendue ? Les citoyens de ces îles sont des citoyens américains, porteurs d’un passeport américain — non pas parce que nous les y avons forcés, mais parce qu’ils ont librement choisi de l’être. Cela s’appelle l’autodétermination. Nous avons apporté l’idée sur ces rochers, et les gens de là-bas ont dû estimer que nous parlions sérieusement. — On ne peut pas agir quand on n’en a pas les moyens, objecta Hanson. Nous pouvons négocier... — Négocier, mon cul ! aboya Jack. Qui a dit qu’on n’en avait pas les moyens ? » Le ministre de la Défense leva les yeux de ses notes. « Jack, cela risque de prendre des années pour rebâtir... tout ce que nous avons désactivé. Si vous voulez en rejeter la responsabilité sur quelqu’un, eh bien, rejetez-la sur moi. — Si on n’y arrive pas... quel va en être le coût pour le pays ? s’inquiéta le ministre de la Santé et de l’Action sociale. « Ce n’est pas la tâche qui manque, ici ! — Alors, on va laisser une puissance étrangère dépouiller de leurs droits des citoyens américains, sous prétexte que c’est trop difficile de les défendre ? demanda Ryan, un peu plus calmement. Et ensuite ? Que fera-t-on la prochaine fois que ça arrive ? Dites-moi, quand avons-nous cessé d’être les États-Unis d’Amérique ? C’est une question de volonté politique, uniquement, poursuivit le chef du Conseil national de sécurité. L’avons-nous ? — Dr Ryan, nous vivons dans le monde concret, fit remarquer le ministre de l’Intérieur. Pouvons-nous mettre en danger la vie de tous les habitants de ces îles ? — Nous avions coutume de dire que la liberté avait plus de prix que la vie. Nous avions coutume de dire la même chose de nos principes politiques, rétorqua Ryan. Et le résultat, c’est un monde bâti sur ces principes. Toutes ces valeurs que l’on nomme des droits ne nous sont pas tombées du ciel... Non. Il a fallu se battre pour les obtenir. Certains sont morts pour ça. Les habitants de ces îles sont des citoyens américains. N’avons-nous pas des devoirs envers eux ? » Ce genre de raisonnement mettait mal à l’aise le ministre Hanson. Ses collègues aussi, même s’ils n’étaient pas mécontents de se décharger sur lui. « Nous pouvons négocier à partir d’une position de force — mais il faut y aller avec précaution. — Quel genre de précaution ? s’enquit Ryan, d’une voix douce. — Bon Dieu, Ryan, on ne peut quand même pas risquer une attaque nucléaire pour quelques milliers... — Monsieur le ministre, quel est le chiffre magique, selon tous ? Un million ? Notre place dans le monde s’articule sur quelques idées fort simples... et des tas de gens sont morts pour ces idées. — Là, vous faites de la philosophie, rétorqua Hanson. En attendant, j’ai réuni mon équipe de négociateurs. On va récupérer Guam. — Non, monsieur, on va récupérer toutes les îles. Et je vais vous dire pourquoi. » Légèrement penché, Ryan parcourut du regard toute la table. « Sinon, nous serons incapables d’empêcher une guerre entre la Russie d’un côté, le Japon et la Chine de l’autre. Je crois connaître les Russes. Ils se battront pour défendre la Sibérie. Forcément. Ses ressources minières constituent leur meilleure chance de faire le saut dans le prochain siècle. Cette guerre pourrait bien devenir nucléaire. Le Japon et la Chine ne croient sans doute pas que ça ira aussi loin, mais moi je peux vous dire que si... Et vous savez pourquoi ? « Si nous sommes incapables de traiter efficacement cette crise, qui d’autre pourra le faire ? Les Russes se croiront seuls. Notre influence sur eux sera nulle, ils se retrouveront le dos au mur et, dans ces conditions, ils n’auront qu’une seule riposte possible. Ce sera une boucherie comme le monde n’en a jamais connu et je n’ai pas envie de connaître un nouvel âge de pierre. « Donc, nous n’avons pas vraiment le choix. Vous pourrez imaginer toutes les raisons possibles, mais elles se ramènent en définitive à la même chose : nous avons une dette d’honneur envers les habitants de ces îles qui ont décidé qu’ils voulaient être des Américains. Si nous ne défendons pas ce principe, nous ne défendons plus rien. Et plus personne ne nous fera confiance, plus personne ne nous respectera, pas même nous. Si nous leur tournons le dos, alors nous ne sommes pas ce que nous nous vantons d’être, et tout ce que nous avons pu réaliser n’est que mensonge. » Durant toute cette tirade, le Président Durling était resté assis sans rien dire, scrutant les visages, en particulier ceux de son ministre de la Défense, et derrière lui, le dos au mur, du chef de l’État-major interarmes, l’homme choisi par le ministre en personne pour l’aider à démanteler la puissance militaire des États-Unis. Les deux responsables baissaient les yeux et il était manifeste que l’un comme l’autre n’étaient pas à la hauteur de la situation. Comme il était manifeste que leur pays ne pouvait se le permettre. « Comment faire, Jack ? demanda Roger Durling. — Monsieur le président, je n’en sais encore rien. Avant d’essayer, il faut d’abord décider si on y va ou pas, et ça, monsieur, c’est de votre ressort. » Durling pesa les paroles de Ryan, pesa l’intérêt de mettre aux voix l’opinion de son cabinet, mais les visages de ses ministres ne lui disaient rien qui vaille. Il se souvenait du temps où, soldat au Viêt-Nam, il avait affirmé à ses hommes que tout cela était important, tout en sachant que c’était un mensonge. Il n’avait jamais oublié leurs regards, et même si ce n’était pas de notoriété publique, tous les mois ou presque, désormais, au coeur de la nuit, il descendait au Mémorial du Viêt-Nam. Il connaissait la place exacte des noms de tous les hommes morts sous ses ordres, et il parcourait ces noms un par un, pour leur dire que, oui, cela avait eu son importance, que dans le cours des choses, leur mort n’avait pas été vaine, que le monde avait changé en mieux, trop tard pour eux, certes, mais pas trop tard pour leurs concitoyens. Le Président Durling s’avisa d’un dernier élément : jamais personne encore n’avait conquis de territoire américain. Peut-être que c’était cela l’essentiel. « Brett, nous allons entamer des négociations immédiates. Faites bien comprendre que la situation actuelle dans le Pacifique Ouest n’est en aucun cas acceptable pour le gouvernement des États-Unis. Nous n’accepterons rien de moins qu’un retour intégral des îles Mariannes à leur statut ante bellum. Rien de moins, répéta Durling. — Oui, monsieur le président. — Je veux des plans et des propositions pour le retrait des forces japonaises de ces îles, dans l’hypothèse où les négociations échoueraient », ajouta SAUTEUR pour son ministre de la Défense. Ce dernier approuva de la tête, mais son visage était éloquent. Le ministre de la Défense ne croyait pas la chose possible. L’amiral Chandraskatta jugeait que cela avait assez duré, mais il était patient et savait qu’il pouvait se le permettre. Il se demandait ce qui allait se passer maintenant. Tout aurait pu aller bien plus vite. Il avait mis du temps pour élaborer ses méthodes et fomenter ses plans, car il voulait apprendre les schémas de pensée de son adversaire, le contre-amiral Michael Dubro. C’était un adversaire habile, fin manoeuvrier, et à cause de cette habileté, il avait bien vite eu tendance à croire que l’homme était stupide. Durant une semaine, il était apparu manifeste que la formation américaine restait tapie au sud-ouest et, en se portant vers le sud, l’amiral indien avait poussé Dubro à faire route au nord, puis à l’est. Même si sa supposition avait été erronée, la flotte américaine aurait dû malgré tout faire route vers le même point, à l’est du cap de Dondra, et forcer les pétroliers ravitailleurs à couper au plus court. Tôt ou tard, ils seraient obligés de passer sous le nez des patrouilleurs aériens et, en définitive, c’est ce qui s’était passé. Ils n’avaient désormais plus qu’une chose à faire, les suivre, et Dubro n’avait d’autre choix que de les repousser vers l’est. Or, cela voudrait dire aussi dérouter toute sa flotte dans cette direction, l’éloigner du Sri Lanka, laissant la voie libre à la formation amphibie de Chandraskatta pour embarquer soldats et blindés. La seule autre possibilité offerte aux Américains était la confrontation et l’engagement avec sa flotte. Mais ils ne s’y résoudraient jamais — quand même pas ? Non. La seule solution sensée pour les Américains était de rappeler Dubro et ses deux porte-avions à Pearl Harbor, pour y attendre la décision politique d’affronter ou non le Japon. Ils avaient divisé leur flotte, violant la maxime d’Alfred Thayer Mahan, que Chandraskatta avait apprise à l’École navale de Newport, Rhode Island, avec son camarade de promotion, Yusuo Sato. Cela ne remontait pas à si loin, et il se rappelait leurs discussions quand ils déambulaient sur le front de mer en contemplant les voiliers et en se demandant comment de petites marines pouvaient défaire les grandes. Arrivé à Pearl Harbor, Dubro conférerait avec les responsables des opérations et des renseignements au sein de son état-major de la flotte du Pacifique ; ils feraient leurs additions et se rendraient sans doute compte que la tâche était irréalisable. L’amiral indien s’imaginait leur colère et leur frustration. Mais avant tout, il allait leur donner une leçon. À présent, c’était lui le chasseur. Nonobstant leur vitesse et leur astuce, ils étaient bloqués en un point précis et, dans ces conditions, tôt ou tard la marge de manoeuvre se rétrécissait. Il pouvait bien sûr les débusquer, et ainsi offrir à son pays son premier pas dans sa marche impériale. Un petit pas, certes, presque imperceptible dans l’ensemble de la partie, mais une ouverture digne d’intérêt malgré tout, car elle forcerait les Américains à se retirer et permettrait à son pays de prendre l’initiative, comme venait de le faire le Japon. Le temps pour l’Amérique de reconstituer ses forces, il serait trop tard pour changer les choses. Tout se ramenait à vrai dire à une question d’espace et de temps. L’un et l’autre oeuvraient contre un pays affaibli par ses difficultés intérieures et dès lors privé de dessein. C’est ce que le Japon avait eu l’intelligence de discerner. « Cela s’est passé mieux que je l’aurais escompté », dit Durling. Il avait raccompagné Ryan à son bureau pour bavarder avec lui, une première pour les deux hommes. « Vous le croyez vraiment ? demanda Jack, surpris. — Souvenez-vous, j’ai hérité l’essentiel de mon cabinet de Bob. » Le Président s’assit. « Ils ne voient que l’aspect politique intérieur. C’est bien mon problème depuis le début. — Il vous faut un nouveau ministre de la Défense et un nouveau chef d’état-major, observa froidement le chef du Conseil national de sécurité. — Je le sais, mais le moment est mal venu. » Durling sourit. « Vous, vous avez une marge de manoeuvre un peu plus large, Jack. Mais j’ai d’abord une question à vous poser. — Je ne sais pas si nous pouvons faire l’impasse sur ce problème, remarqua Ryan en griffonnant sur son calepin. — Nous devons d’abord éliminer ces missiles. — Oui, monsieur, je le sais. Nous les trouverons. En tout cas, je l’espère, d’une manière ou de l’autre. Les autres jokers sont les otages et notre capacité à frapper les îles. Cette guerre, si c’en est bien une, obéit à des règles nouvelles. Je ne suis pas encore sûr de bien les cerner. » Ryan continuait à réfléchir au problème de l’impact sur l’opinion publique. Comment réagirait le peuple américain ? Et le peuple japonais ? « Vous voulez un bon tuyau de votre commandant en chef ? » demanda Durling. Cela suffit à susciter chez Ryan un nouveau sourire. « Un peu, oui... — J’ai combattu dans une guerre où les règles étaient édictées par le camp adverse, observa alors Durling. Ça n’a pas donné des résultats fameux. — Ce qui m’amène à une question... — Posez-la. — Jusqu’où pouvons-nous aller ? » Le Président réfléchit. « Précisez votre pensée. — D’habitude, le commandement ennemi constitue une cible légitime, mais jusqu’ici, ces gens-là portaient l’uniforme. — Vous voulez dire qu’on devrait s’en prendre au zaibatsu ? — Oui, monsieur. Il semblerait a priori que ce sont eux qui donnent les ordres. Mais ce sont des civils, et s’en prendre directement à eux aurait toutes les apparences d’un assassinat. — Nous aurons peut-être à sauter le pas s’il faut en venir là, Jack. » Le Président se leva pour prendre congé, ayant dit ce qu’il avait à dire. « Fort juste. » Une marge de manoeuvre un peu plus large, songea Ryan. Cela pouvait signifier bien des choses. En gros, qu’il avait tout le loisir de coller à l’action, mais seul, sans protection aucune. Eh bien, songea Jack, ce n’est pas nouveau pour toi. « Qu’avons-nous fait ? demanda Koga. Que les avons-nous laissé faire ? — Simplement suivre leur pente naturelle », répondit un conseiller politique de longue date. Il n’avait pas besoin de préciser à qui il faisait allusion. « Nous ne sommes pas capables d’établir seuls notre pouvoir ; jouant sur nos divisions, il leur est facile de nous mener dans la direction qu’ils veulent, et avec le temps... » L’homme haussa les épaules. « Avec le temps, on en est venu à ce que la politique de notre pays soit décidée par vingt ou trente individus élus simplement par leur conseil d’administration. Mais qu’on en arrive à ce point. À ce point... — Nous sommes ce que nous sommes. Vaudrait-il mieux se boucher les yeux ? — Mais qui protège le peuple, désormais ? » demanda l’ex Premier ministre — un titre qui lui paraissait bien dérisoire, conscient qu’il était de n’avoir plus aucune prise sur la situation. « Mais Goto, bien sûr. — On ne peut pas laisser faire ça. Vous savez ce qui le mène... » Le conseiller de Koga acquiesça et il aurait souri, n’eût été la gravité du moment. « Dites-moi, reprit Mogataru Koga. Qu’est-ce que l’honneur ? Que nous dicte-t-il, aujourd’hui ? — Notre devoir, monsieur le ministre, est envers le peuple », répondit cet homme dont l’amitié pour le dirigeant politique datait de leurs années à l’université de Tokyo. Puis lui revint une citation d’un Occidental— Cicéron, lui semblait-il. « Le bien du peuple est la loi suprême. » Et cela résumait tout, pensa Koga. Il se demanda si la trahison débutait toujours ainsi. La nuit portait conseil, même s’il savait qu’il ne fermerait pas l’oeil ce soir. Ce matin, rectifia-t-il en grommelant, après un coup d’oeil à sa montre. « Il est absolument certain qu’il s’agit d’une voie normale ? — Vous pouvez ré éplucher les photos vous-mêmes », lui dit Betsy Fleming. Ils étaient revenus au QG du service de reconnaissance aérienne du Pentagone. « Le wagon plate-forme qu’ont vu nos gars est à écartement normal. — De l’intox, peut-être ? suggéra l’analyste. — Le SS-19 a un diamètre de deux mètres quatre-vingt, répondit Chris Scott en lui tendant un fax venu de Russie. Ajoutez-y deux cent soixante-dix millimètres pour le conteneur de transport. J’ai fait le calcul moi-même. Le gabarit de ces lignes à voie métrique est trop limité pour un objet de cette dimension. C’est possible, mais improbable. — Vous devez bien comprendre, insista Betsy, qu’ils ne veulent pas courir trop de risques. Du reste, les Russes avaient également envisagé un transport ferroviaire pour leur modèle 4 du lanceur, ils l’avaient même modifié en ce sens, or l’écartement des voies en Russie... — Ouais, j’avais oublié. Elles sont plus larges que les nôtres, n’est-ce pas{23} ? » Acquiescement de l’analyste. « Parfait. Voilà qui nous facilite la tâche. « Il se retourna vers son ordinateur et lança une séquence d’instructions qu’il avait élaborées quelques heures auparavant. À chaque passe au-dessus du Japon, les caméras à haute résolution et champ étroit se braqueraient vers des coordonnées précises. Détail intéressant, c’était l’AMTRAK qui disposait des informations les plus à jour sur les chemins de fer nippons, et à cette heure encore, on était en train d’informer leurs cadres sur la réglementation afférente à l’imagerie aérienne. Réglementation qui n’avait rien de bien sorcier, à vrai dire : racontez à qui que ce soit ce crue vous avez vu, et vous pouvez prévoir des vacances prolongées au pénitencier de Marion, Illinois. La séquence d’instructions programmée fut transmise à Sunnyvale, Californie, d’où elle monta vers un satellite militaire de communications, puis vers les deux KH-11 de surveillance, dont l’un allait survoler le Japon dans cinquante minutes, et le second dix minutes après. Les trois techniciens présents dans la salle s’interrogeaient sur les capacités des Japonais en matière de camouflage. Le pire c’est qu’ils pouvaient fort bien ne jamais avoir la réponse. En fait, leur seul choix était d’attendre. Ils examineraient les images en temps réel, mais à moins de tomber sur des signes manifestes de ce qu’ils recherchaient, le véritable boulot allait exiger des heures, sinon des jours. S’ils avaient de la chance... Le Kurushio était en surface, et ça ne faisait jamais la joie d’un commandant de sous-marin. Il n’y resterait pas longtemps toutefois. Le carburant arrivait à bord par deux conduites de gros diamètre, tandis que le reste du ravitaillement, des vivres surtout, était descendu par grue aux hommes d’équipage attendant sur le pont. Sa marine ne possédait pas de navires avitailleurs dévolus spécifiquement aux submersibles, le capitaine de frégate Ugaki le savait. Ils devaient en général recourir à des pétroliers, mais ceux-ci étaient pris ailleurs, occupés à d’autres tâches, et il avait hérité d’un cargo dont l’équipage était peu familiarisé avec la tâche, même s’il s’en acquittait avec enthousiasme. Son bateau était le dernier encore mouillé dans le port d’Agana, car c’était celui qui se trouvait le plus éloigné des Mariannes au début de l’occupation. Il n’avait tiré qu’une seule torpille et avait eu le plaisir de constater l’efficacité du type 89. C’était parfait. Certes, il ne fallait pas compter sur la marine marchande pour le réarmer, mais il avait encore de quoi faire quinze autres torpilles, plus quatre missiles Harpoon, et si les Américains lui offraient autant de cibles, eh bien tant mieux. Les matelots qui n’étaient pas affectés à la manutention du ravitaillement sur le pont arrière s’étaient regroupés à l’avant et prenaient le soleil, comme le font souvent les sous-mariniers — et d’ailleurs aussi leur capitaine : torse nu sur le kiosque, il buvait du thé en adressant de grands sourires à tout le monde. Sa prochaine mission était de patrouiller le secteur à l’ouest de l’archipel des Bonin1{24} afin d’y intercepter tout bâtiment américain — sans doute un submersible — qui tenterait de s’approcher des îles métropolitaines. Cela promettait d’être une mission de routine, estima Ugaki : morne, mais exigeante. Il faudrait qu’il en explique l’importance à son équipage. « Alors, où se trouve la ligne de patrouille à l’heure qu’il est ? demanda Jones en repoussant encore une fois l’enveloppe. — Le long du 165e est, pour le moment, répondit l’amiral Mancuso en indiquant la carte. Nous jouons serré, Jonesy. Avant de les engager au combat, je veux qu’ils se fassent à cette idée. Je veux que les officiers préparent leurs hommes à fond. On n’est jamais assez prêt, Ron. Jamais. — Exact », concéda le civil. Il était arrivé avec ses listings sous le bras pour démontrer que tous les contacts de sous-marins relevés avaient disparu des écrans. Deux batteries d’hydrophones opérant depuis l’île de Guam n’étaient désormais plus accessibles. Bien que reliées par câble sous-marin au reste du réseau, on les avait manifestement coupées depuis le central de surveillance de Guam, et personne à Pearl n’avait encore réussi à trouver le moyen de les remettre en service. Consolation : le réseau de secours opérant depuis Samar aux Philippines était encore opérationnel, mais il était incapable de détecter les SSK nippons que les images satellite montraient en cours de ravitaillement au large d’Agana. Ils avaient même réussi à en avoir un décompte précis. Il faut dire, songea Mancuso, que les Japonais continuaient à peindre le numéro de leurs unités sur les coques, et ceux-ci étaient parfaitement lisibles par les caméras des satellites. À moins qu’à l’instar des Russes — et maintenant des Américains — les Japs n’aient appris à piéger les services de reconnaissance en s’amusant à modifier les numéros — voire à les effacer purement et simplement. « Ce serait sympa d’avoir quelques sous-marins d’attaque de rab, pas vrai ? observa Jones après avoir contemplé la carte pendant une minute. — Sans aucun doute. Peut-être que si on parvient à avoir des instructions de Washington... » Il laissa sa phrase en suspens et Mancuso poursuivit sa réflexion. La position de l’ensemble des submersibles placés sous sa responsabilité était repérée par une étiquette noire, même ceux qui étaient en réparation. Ces derniers portaient une marque blanche, sur laquelle était inscrite leur date de disponibilité, ce qui lui faisait une belle jambe. Mais il y en avait quand même cinq indiqués à Bremerton, non ? Le même bandeau Bulletin spécial apparut sur tous les grands réseaux télévisés. Chaque fois, la voix assourdie d’un présentateur annonça que le programme en cours allait être interrompu pour laisser place à une allocation du Président sur la crise économique à laquelle était confronté son gouvernement depuis le week-end précédent. Puis apparut sur l’écran le sceau présidentiel. Ceux qui avaient suivi l’actualité depuis le début durent être surpris de voir le Président sourire. « Bonsoir... Mes chers compatriotes, la semaine dernière, nous avons vu se produire un grave événement au sein du système financier de notre pays. Je veux tout d’abord vous assurer que l’économie américaine est forte. Certes (il sourit), cela peut vous paraître une affirmation bien étrange après tout ce que vous avez pu entendre dans les médias ou ailleurs. Mais laissez-moi vous expliquer pourquoi il en est ainsi. Je commencerai par une question. « Bonsoir... Mes chers compatriotes, la semaine dernière, nous avons vu se produire un grave événement au sein du système financier de notre pays. Je veux tout d’abord vous assurer que l’économie américaine est forte. Certes (il sourit), cela peut vous paraître une affirmation bien étrange après tout ce que vous avez pu entendre dans les médias ou ailleurs. Mais laissez-moi vous expliquer pourquoi il en est ainsi. Je commencerai par une question. « Qu’y a-t-il de changé ? Des ouvriers américains continuent de fabriquer des voitures à Detroit et dans les autres villes. Des ouvriers américains continuent de couler de l’acier. Les fermiers du Kansas ont rentré leur blé d’hiver et préparent les nouveaux labours. On continue de produire des ordinateurs dans la Silicon Valley. De fabriquer des pneus à Akron. Boeing n’a pas arrêté de construire des avions. On extrait toujours autant de pétrole du sous-sol au Texas et en Alaska. On extrait toujours du charbon en Virginie occidentale. Toutes ces activités que vous remplissiez la semaine dernière, vous continuez de les accomplir. Alors, qu’est-ce qui a donc changé ? « Ce qui a changé, c’est ceci : quelques paquets d’électrons ont voyagé sur des fils de cuivre, des fils téléphoniques comme celui-ci (le Président saisit un cordon téléphonique, puis le jeta négligemment sur son bureau, avant de poursuivre, de cette bonne voix du voisin serviable qui vient vous donner un conseil avisé), et voilà tout. Pas un individu n’a perdu la vie. Pas une entreprise n’a perdu un bâtiment. La richesse du pays n’a pas été entamée. Rien n’a disparu. Et pourtant, mes chers compatriotes, nous avons failli céder à la panique... Pour quelle raison ? « Ces quatre derniers jours, nous avons acquis la conviction qu’on avait délibérément tenté de toucher aux marchés financiers des États-Unis. Le ministre de la justice, aidé par un certain nombre d’honnêtes citoyens travaillant sur ces marchés, est, à l’heure où je vous parle, en train d’instruire une enquête criminelle contre les responsables de ces malversations. Je ne puis vous en dire plus pour le moment, car même votre Président n’a pas le droit d’interférer avec le droit de toute personne à bénéficier d’une justice sereine et impartiale. Mais nous savons désormais avec certitude ce qui s’est produit, et nous savons avec certitude que ce qui s’est produit était entièrement artificiel. « Et maintenant, qu’allons-nous décider ? demanda Roger Durling. Les marchés financiers ont été fermés toute cette semaine. Ils rouvriront vendredi à midi et... » 33 Points de rebroussement JAMAIS ça ne marchera, dit Kozo Matsuda, couvrant la voix de la traduction simultanée. Le plan de Raizo était parfait — mieux que parfait », poursuivit-il, autant pour lui que pour le combiné téléphonique. Avant le krach, il avait travaillé en collaboration avec un associé banquier pour saisir l’occasion et tirer profit des transactions sur les bons du Trésor, ce qui n’avait pas été du luxe pour recapitaliser son conglomérat en fâcheuse posture. Cela avait également lesté en yen son compte bancaire, face au marché international. Mais ce n’était pas vraiment un problème. Pas avec la bonne santé retrouvée de la devise nationale et la faiblesse concomitante du dollar américain. Il pourrait même s’avérer intéressant, en fin de compte, de racheter des titres américains en passant par des intermédiaires — une habile manoeuvre stratégique, dès que le marché des valeurs de New York aurait repris sa chute libre. « Quand les marchés européens ouvrent-ils ? » Avec toute cette excitation, il avait fini par oublier. « Londres a neuf heures de décalage avec nous. L’Allemagne et les Pays-Bas, huit. À quatre heures cet après-midi, lui indiqua son correspondant. Nos hommes ont leurs instructions. » Et celles-ci étaient claires : profiter de la vigueur retrouvée du yen pour acheter au plus vite le maximum possible de titres européens ainsi, lorsque la panique financière serait retombée — d’ici deux ou trois ans —, le Japon se retrouverait si étroitement intégré à cette économie multinationale qu’il en serait indissociable ; devenu tellement indispensable à leur survie que toute séparation raviverait le spectre d’une déroute financière. Et ils ne voudraient pas prendre un tel risque, pas après s’être remis de la pire crise économique depuis trois générations, et certainement pas après avoir vu le Japon tenir un rôle aussi important, et si désintéressé, dans la restauration de la prospérité pour trois cents millions d’Européens. C’était déroutant que les Américains puissent suspecter que tous ces événements soient dus à un acte de malveillance, toutefois Yamata-san leur avait assuré qu’ils ne disposaient d’aucun moyen de récupérer les données perdues — n’était-ce pas là le coup de maître : la suppression de toutes les archives et leur remplacement par un total chaos ? Le monde des affaires ne pouvait fonctionner sans une comptabilité précise de toutes les transactions effectuées et, en leur absence, toutes les affaires s’interrompaient, purement et simplement. Reconstituer ces archives allait exiger des semaines, pour ne pas dire des mois, Matsuda en était sûr, durant lesquels la paralysie permettrait au Japon — plus précisément à ses collègues du zaibatsu — de faire des profits, en sus des brillantes manoeuvres stratégiques exécutées par Yamata par l’entremise de leurs agences gouvernementales. C’était la nature intégrée de ce plan qui avait convaincu ses compagnons de le suivre. « Ça n’a franchement aucune importance, Kozo. Nous avons également terrassé l’Europe, et les seules liquidités qui restent disponibles sur le marché international sont les nôtres. » « Bien parlé, patron, dit Ryan, appuyé contre l’encadrement de la porte. — On a encore du pain sur la planche », observa Durling, qui quitta son fauteuil et sortit du Bureau Ovale avant de poursuivre. Le Président et le chef du Conseil national de sécurité réintégrèrent la Maison-Blanche proprement dite, passant devant les techniciens qui seuls avaient été admis à l’intérieur. L’heure n’était pas encore venue d’affronter la presse. « Étonnant comme cette histoire peut être morale, observa Jack alors qu’ils entraient dans l’ascenseur pour gagner les appartements privés. — On fait de la métaphysique, hein ? Vous êtes allé à l’école chez les jésuites, n’est-ce pas ? — J’en ai même fait trois. Qu’est-ce que le réel ? » La question était toute rhétorique. « Le réel, pour eux, c’est des électrons et des écrans d’ordinateur, et si j’ai pu apprendre une chose à Wall Street, c’est qu’ils ne pigent que dalle aux investissements. Excepté Yamata, je suppose... — Ma foi, il s’est plutôt bien débrouillé, non ? — Il n’aurait pas dû toucher aux archives. S’il nous avait laissés dégringoler sans intervenir... (Ryan haussa les épaules), la chute libre aurait fort bien pu continuer. Il ne lui est simplement pas venu à l’esprit qu’on pouvait jouer selon d’autres règles que lui. » Et c’est cela, estimait Jack, qui serait la clé de tout. L’allocution présidentielle avait su habilement mêler le dit et le non-dit, et sa cible avait été parfaitement définie. Il s’agissait en fait de la première action psychologique d’une guerre. « La presse ne peut pas rester éternellement muette. — Je sais. » Ryan savait même d’où partirait la fuite, que seule l’action du FBI avait pu l’empêcher jusqu’ici. « Mais il faut arriver à garder le secret encore un tout petit moment. » Cela démarra en douceur, pas vraiment comme le lancement d’un plan opérationnel, tout au plus comme ses prémices. Quatre bombardiers B-1B Lancer décollèrent de la base aérienne d’Elmendorf en Alaska, suivis de deux ravitailleurs KC-10. La latitude élevée combinée à la période de l’année garantissait une obscurité totale. Les soutes des bombardiers étaient garnies de réservoirs supplémentaires au lieu d’armes. Chaque appareil avait un équipage de quatre hommes, un pilote, un copilote et deux opérateurs électroniciens. Le Lancer était un avion agile, un bombardier équipé d’un mini-manche à balai de chasseur à la place de commandes plus traditionnelles, et tous ceux qui avaient pu piloter l’un et l’autre appareil affirmaient que le B-1B offrait des sensations analogues à celles d’un F-4 Phantom, en un peu plus lourd, sa masse et ses dimensions lui procurant une plus grande stabilité et — jusqu’ici du moins — un confort supérieur. Pour l’heure, les six appareils volaient en formation échelonnée sur la route internationale R-220, en maintenant l’espacement latéral requis pour un trafic aérien commercial. Après dix-huit cents kilomètres et deux heures de vol, alors que l’escadrille avait doublé Shemya et venait de sortir de la couverture radar au sol, les six avions obliquèrent momentanément vers le nord. Les ravitailleurs maintinrent leur cap tandis que les bombardiers passaient successivement derrière eux pour s’approvisionner en kérosène, manoeuvre qui prit une vingtaine de minutes pour chaque appareil. Cela fait, les bombardiers poursuivirent leur route au sud-ouest tandis que les ravitailleurs viraient pour se poser à Shemya, où ils referaient le plein à leur tour. Les quatre bombardiers descendirent jusqu’à vingt-cinq mille pieds : à sept mille cinq cents mètres d’altitude, ils se retrouvaient sous le flot du trafic commercial régulier, ce qui leur donnait une plus grande marge de manoeuvre. Ils continuèrent à suivre de près la R-220, la route aérienne commerciale située le plus à l’ouest, en rasant la péninsule du Kamtchatka. À l’arrière, on activa les systèmes de détection. Bien que conçu à l’origine comme un bombardier de pénétration, le B-1B remplissait de nombreux rôles, dont le renseignement électronique. La cellule de n’importe quel appareil militaire est toujours hérissée de toutes sortes de petites excroissances qui évoquent tout à fait des nageoires de poisson. Ces objets sont immanquablement diverses sortes d’antennes, et leur profilage élégant n’a d’autre but que d’en réduire la traînée aérodynamique. Le Lancer en était pourvu en abondance, conçues pour recueillir les diverses fréquences radio et radar et les transmettre à l’équipement électronique chargé de les analyser. Une partie du travail était effectuée en temps réel par l’équipage. Le principe était que le bombardier repère tout radar hostile, pour mieux éviter une éventuelle détection et ainsi pouvoir larguer ses bombes. Au dernier point de contact, à environ trois cents milles des limites de la Zone d’identification de la défense aérienne nippone, les bombardiers rompirent pour adopter une formation de patrouille, à cinquante nautiques d’écart, et descendirent à l’altitude de dix mille pieds. Les hommes se frottèrent les mains, resserrèrent d’un cran leur harnais et commencèrent à se concentrer. Les conversations dans l’habitacle se réduisirent au niveau requis pour la mission, et l’on mit en route les enregistreurs à bandes. Les satellites qui les survolaient leur indiquaient que l’aviation japonaise avait placé ses avions d’alerte avancée, des E-767, quasiment en veille continue, et c’étaient ces éléments défensifs que redoutaient le plus les équipages des bombardiers. Volant à haute altitude, les E-767 étaient capables de voir loin. Mobiles, ils pouvaient se porter au-devant des menaces afin de les traiter avec le maximum d’efficacité. Le plus grave était qu’ils opéraient en conjonction avec des chasseurs, et les chasseurs étaient dotés d’yeux, et derrière ces yeux il y avait des cerveaux, et de toutes les armes, les plus redoutables étaient celles qui étaient servies par des cerveaux. « Parfait, voilà le premier », annonça l’un des opérateurs. Ce n’était pas réellement le cas. Pour s’entraîner, ils avaient calibré leur équipement sur les radars de défense aérienne russes, mais pour la première fois dans la mémoire collective de ces seize aviateurs, ce n’étaient pas des radars et des chasseurs russes qui les préoccupaient. « Basse fréquence, fixe, position relevée. » Ils recevaient ce que souvent les opérateurs appelaient du « fuzz » — un signal flou, brumeux, révélateur d’un radar situé sous l’horizon et trop éloigné pour détecter leur appareil à demi furtif. De même qu’on aperçoit la lueur d’une lampe torche bien avant que son éclat ne révèle la présence de celui qui la porte, de même le radar était trahi par son faisceau. Le puissant transmetteur servait aussi bien de balise d’alarme pour les hôtes indésirables que de vigie pour ses propriétaires. La position, la fréquence, le taux de répétition des pulses, et la puissance estimée du radar furent notés et consignés. Au pupitre de l’officier de guerre électronique, un écran indiquait la couverture de ce radar. L’image était répétée sur la console du pilote, la zone dangereuse marquée en rouge. Il comptait bien passer au large de celle-ci. « Suivant, dit l’officier d’alerte avancée. Waouh ! Tu parles d’une puissance... celui-ci est embarqué. Ça doit encore être un de leurs nouveaux. Déplacement sud-nord manifeste, gisement deux-zéro-deux. — Bien copié », répondit le pilote d’une voix calme, sans cesser de scruter les ténèbres alentour. Le Lancer volait en fait en pilotage automatique, mais sa main droite n’était qu’à quelques centimètres du manche, prête à faire basculer le bombardier sur la gauche, en piqué avec la post-combustion. Il y avait des chasseurs quelque part sur sa droite, deux F-15 sans doute, mais ils devaient sans doute rester à proximité des E-767. « Encore un, au un-neuf-cinq, vient d’apparaître... fréquence différente et — un instant, dit l’officier électronicien. Bon, changement de fréquence radical. Il est sans doute passé à présent en mode supra-horizon. — Est-ce qu’il pourrait nous accrocher ? » demanda le pilote, en jetant un nouveau coup d’oeil à son écran de contrôle. À l’extérieur de la zone rouge interdite, il y avait un secteur orangé que le pilote considérait comme « peut-être » à risque. Ils n’étaient qu’à quelques minutes de l’entrée dans cette zone et ce « peut-être » semblait une notion passablement préoccupante dans les circonstances actuelles, à près de cinq mille kilomètres de la base aérienne d’Elmendorf « Pas sûr. Mais possible. Recommande approche par la gauche », conseilla judicieusement l’officier. Aussitôt, il sentit l’appareil s’incliner de cinq degrés. Pas question de courir de risque. La mission était de recueillir des renseignements, tout comme un joueur professionnel observe une table avant de s’asseoir et de placer ses jetons. « Je crois qu’il y a quelqu’un dans le secteur, annonça l’un des opérateurs du E-767. Zéro-un-cinq, se dirigeant au sud-ouest. Difficile à garder. » Le radôme tournant au sommet du E-767 avait peu d’équivalents dans le monde, et tous les autres exemplaires étaient japonais. Trois d’entre eux opéraient sur la façade orientale de leur pays. Capables de rayonner chacun jusqu’à trois mégawatts d’énergie électrique, ils avaient quatre fois la puissance de leurs homologues embarqués sur les avions américains, mais la véritable complexité du système résidait moins dans sa puissance que dans son mode d’émission. Il s’agissait en gros d’une version réduite du radar SPY embarqué sur les destroyers de la classe Kongo : composé d’une batterie de milliers de diodes électroniques capables d’assurer un balayage à la fois électronique et mécanique, avec la possibilité de changer de gamme de fréquences à la demande. Pour la détection lointaine, le mieux était une fréquence relativement basse. Toutefois, les ondes s’incurvaient toujours légèrement autour de l’horizon visible, au détriment de la résolution. L’opérateur n’accrochait son contact qu’une fois tous les trois passages du faisceau environ. Le logiciel d’analyse n’avait pis encore appris à distinguer le bruit de fond de l’activité délibérée d’un esprit humain, du moins pas dans tous les cas, et malheureusement pas dans cette gamme de fréquences... « Vous êtes sûr ? » demanda le chef contrôleur à l’interphone. Il venait de basculer l’affichage sur son écran et n’avait encore rien noté de particulier. « Ici. » Le premier homme déplaça son curseur et marqua le contact lorsqu’il réapparut. Ah, s’il avait pu améliorer ce programme. « Attendez ! Regardez ici ! » Il sélectionna un autre bip qu’il marqua également. Ce dernier disparut presque aussitôt mais revint au bout de quinze secondes. « Vous voyez, cap au sud... vitesse cinq cents noeuds. — Excellent. » Le chef-contrôleur activa le micro et informa par radio sa station au sol que les défenses aériennes nippones étaient pour la première fois mises à l’épreuve. La seule surprise, en fait, était qu’il leur ait fallu si longtemps. C’est là que ça commence à devenir intéressant, songea-t-il en se demandant ce qui allait suivre, maintenant que la partie avait commencé pour de bon. « Pas d’autres E ? demanda le pilote. — Non, rien que ces ceux-ci. J’ai cru déceler un peu de fuzz il y a une minute, répondit le radariste, mais le brouillage a disparu. » Il n’avait pas besoin d’expliquer qu’avec la sensibilité de ses instruments, il devait sans doute capter les émissions des télécommandes de portails électriques... Peu après, il repéra un autre radar au sol. La patrouille aérienne rebroussa chemin vers l’ouest, recoupant la zone de couverture des deux E-767, qui continuaient pour leur part de suivre un axe nord-est/sud-ouest, et ils se trouvaient désormais à mi-distance de la principale île métropolitaine, Honshu, encore à plus de trois cents nautiques sur leur droite. À bord de chacun des quatre appareils américains, les copilotes ne regardaient dorénavant plus que vers l’ouest, tandis que leur commandant scrutait l’apparition d’un éventuel trafic aérien dans leur axe de vol. L’ambiance à bord était tendue, mais c’était la routine, un peu comme lorsqu’on traverse en voiture un quartier où on n’aimerait pas habiter : tant que vous avez les feux verts, vous ne vous faites pas trop de souci — même si vous n’appréciez pas trop les regards que suscite votre véhicule. L’équipage du troisième E-767 était inquiet — et ses chasseurs d’escorte plus encore. Une formation d’appareils ennemis était en train de lorgner leur côte, et même s’ils en étaient encore distants de six cents kilomètres, ils n’avaient rien à faire dans le secteur. Mais ils mirent tous leurs systèmes radar en alerte. Sans doute des EC-135 — des avions de surveillance — préparant l’ordre de bataille électronique pour leur pays. Et si la mission américaine était de recueillir des renseignements, alors le mieux à faire était de les en empêcher. Et c’était enfantin — en tout cas, c’est ce que se dirent les opérateurs radar japonais. On s’approchera un peu plus la prochaine fois, se dit le chef de mission. Pour commencer, il faudrait que les experts en électronique épluchent les données recueillies pour tenter de déterminer ce qui était sûr ou ne l’était pas, mettant en jeu la vie de leurs collègues aviateurs avec leurs conclusions. C’était une pensée réconfortante. L’équipage se relaxa, bâilla et se remit à bavarder, avant tout de la mission et de ce qu’elle leur avait appris. Quatre heures et demie de vol pour retourner à Elmendorf, puis une bonne douche et un repos bien mérité. Les contrôleurs japonais n’avaient toujours pas l’assurance formelle d’avoir obtenu des contacts, mais l’examen des bandes embarquées lèverait les doutes. Leur mission de patrouille reprit sa surveillance normale du trafic aérien commercial ; certains s’étonnèrent que celui-ci se poursuive toujours. Les réponses étaient en général des haussements d’épaules ou de sourcils, d’où une incertitude plus grande encore qu’au moment où ils avaient cru repérer des contacts hostiles. Cela devait tenir à l’observation continue d’un écran radar plusieurs heures d’affilée. Tôt ou tard, l’imagination reprenait le dessus, et plus on cherchait à se raisonner, plus cela empirait. Mais cela, ils le savaient, valait aussi pour le camp adverse. Les dirigeants des banques centrales étaient habitués à être traités comme des personnages officiels. Tous leurs vols étaient arrivés à l’aéroport international John F. Kennedy en l’espace d’une heure. Chacun d’eux fut reçu par un haut diplomate de la délégation de son pays à l’ONU, qui le dispensa des formalités de douane et le ramena en ville dans une voiture à plaque diplomatique. Leur destination commune fut une surprise pour tous, mais le gouverneur de la Réserve fédérale leur expliqua que, pour des raisons pratiques, le siège new-yorkais du FBI permettait de mieux coordonner l’action que la branche locale de la Réserve fédérale, d’autant plus que le bâtiment était assez vaste pour accueillir tous les directeurs des principales maisons de Bourse — puisque la réglementation anti-trust était provisoirement suspendue dans l’intérêt de la sécurité nationale du pays. L’annonce ébahit les visiteurs européens. Ainsi donc, pensèrent-ils tous, l’Amérique avait fini par saisir les implications entre la finance et la sûreté de l’État. Il leur avait fallu le temps. George Winston et Mark Gant entamèrent leur compte rendu final des événements de la semaine écoulée, après une introduction par le gouverneur et le ministre Fiedler pour mettre tout le monde dans le bain. « Sacrément habile, confia le chef de la banque d’Angleterre à son homologue allemand. — Jawohl, murmura ce dernier. — Comment comptez-vous prévenir la répétition d’un tel événement ? demanda tout haut l’un des invités. — Pour commencer, en améliorant les systèmes d’archivage des transactions, répondit Fiedler, d’un ton alerte, après avoir enfin presque connu une nuit de sommeil décente. En dehors de cela... ? Eh bien, c’est une question qui mérite encore examen. L’essentiel, pour l’heure, ce sont les mesures à envisager pour remédier à la situation présente. — Le yen devrait en souffrir, observa aussitôt le gouverneur de la Banque de France. Et nous devons vous aider à protéger le dollar dans l’intérêt de nos propres devises. — Oui, acquiesça aussitôt le gouverneur de la Réserve. Jean-Jacques, je suis ravi de constater que vous partagez notre point de vue. — Et pour sauver votre marché boursier, que comptez-vous faire ? s’enquit le chef de la Bundesbank. — Cela va peut-être vous paraître complètement fou, mais nous pensons que ça devrait marcher », commença le ministre des Finances, avant de leur résumer les dispositions que le Président Durling s’était bien abstenu de révéler dans son discours, et dont l’exécution dépendait dans une large mesure de la coopération de leurs partenaires européens. Les visiteurs échangèrent un même regard, d’incrédulité d’abord, puis d’assentiment. Fiedler sourit. « Puis-je suggérer que nous coordonnions nos efforts vendredi ? » Neuf heures du matin était considéré comme une heure indue pour entamer des négociations diplomatiques, ce qui leur rendait bien service. La délégation américaine se rendit à l’ambassade du Japon sise sur Massachusetts Avenue, Nord-Ouest, à bord de voitures banalisées, pour mieux dissimuler la situation. Les consignes avaient été scrupuleusement respectées. La salle de conférence était vaste, et dotée d’une table en proportion. Les Américains prirent place d’un côté, les Japonais de l’autre. On échangea des poignées de main parce que ces hommes étaient des diplomates et que c’était la tradition. Il y avait du thé et du café, mais la plupart se contentèrent d’eau glacée servie dans des verres de cristal. Au grand désagrément des Américains, certains des Japonais fumaient. Scott Adler se demanda si ce n’était pas uniquement pour les déstabiliser ; aussi, désireux de rompre la glace, demanda-t-il lui aussi une cigarette au premier secrétaire d’ambassade qui la lui offrit volontiers. « Merci de bien vouloir nous accueillir, commença-t-il d’une voix mesurée. — Bienvenue une fois encore en nos murs, lui répondit l’ambassadeur nippon, avec un signe de tête amical quoique las. — Voulez-vous que nous commencions ? — Je vous en prie. » L’ambassadeur se cala dans son siège en adoptant une pose détendue pour montrer qu’il était à l’aise et prêt à écouter poliment le discours qui s’annonçait. « Les États-Unis sont gravement préoccupés par l’évolution de la situation dans le Pacifique Ouest », commença Scott Adler. Gravement préoccupé était l’expression adéquate. Quand des nations se montraient gravement préoccupées, cela voulait dire en général qu’elles envisageaient une action violente. « Comme vous le savez, les habitants des Mariannes ont la citoyenneté américaine, et cela, de leur propre volonté ainsi qu’ils l’ont librement exprimé lors d’un suffrage il y a près de vingt ans. Pour cette raison, les États-Unis d’Amérique ne toléreront en aucune circonstance une occupation japonaise de ces îles, et nous récla... non, se reprit Adler, nous exigeons sur-le-champ le retour de ces îles sous souveraineté américaine, et le retrait immédiat et total des forces armées japonaises des territoires en question. Nous exigeons également la libération immédiate de tous les ressortissants américains qui pourraient être détenus par votre gouvernement. Tout refus d’obtempérer à ces exigences ne pourra qu’entraîner les conséquences les plus graves. » Chacun dans l’assistance estima que la déclaration liminaire était sans équivoque. Au plus pouvait-on la juger un peu trop ferme, estimèrent les diplomates nippons, même ceux qui jugeaient que l’initiative de leur pays était de la folie. « Je regrette personnellement le ton de votre déclaration, répondit l’ambassadeur, ce qui était une gifle diplomatique pour Adler. Sur les points concrets, nous prêterons une oreille attentive à votre position et confronterons ses mérites avec les intérêts de notre sécurité. » C’était une façon diplomatique d’indiquer à Adler de s’abstenir de réitérer son point de vue — en l’accentuant. On lui réclamait implicitement une autre ouverture, celle-ci avec des concessions, en échange de quoi on sous-entendait la promesse éventuelle de concessions réciproques de la part de son gouvernement. « Peut-être ne me suis-je pas fait suffisamment comprendre, reprit Adler après avoir bu une gorgée d’eau. Votre pays a commis un acte de guerre contre les États-Unis d’Amérique. Les conséquences de tels actes sont des plus graves. Nous offrons à votre pays la possibilité de réparer ces actes sans nouvelles effusions de sang. » Les autres Américains assis à la table des négociations communiquaient sans regards ni paroles : Ça ne rigole pas. La délégation américaine n’avait guère eu le temps de mettre au point ses réflexions et sa tactique, et Adler était allé plus loin qu’ils n’avaient envisagé. « Une fois encore, répondit l’ambassadeur après un bref instant de réflexion, je juge personnellement votre ton regrettable. Comme vous le savez, mon pays a des intérêts de sécurité légitimes, et s’est trouvé être la victime d’agissements légaux malencontreux qui ont eu pour tout effet de nuire gravement à notre économie et notre sécurité physique. Par son article 51, la charte des Nations unies reconnaît expressément le droit de tout État souverain à des mesures d’autodéfense. Nous n’avons rien fait de plus. » C’était une parade habile, même les Américains durent l’admettre, et cette insistance à réclamer plus de civilité devait être prise comme une ouverture au dialogue. Les échanges préliminaires se poursuivirent encore durant quatre-vingt-dix minutes, sans qu’aucun des camps ne cède d’un pouce : chacun se contentait de se répéter, presque mot pour mot. Puis vint le moment d’une pause. Les personnels de sécurité ouvrirent les portes-fenêtres donnant sur l’élégant jardin de l’ambassade, et tout le monde sortit, prétendument pour prendre l’air, en vérité pour poursuivre les travaux : les jardins étaient trop vastes pour des micros-espions, sans parler du bruissement du vent dans les arbres. « Eh bien, Chris, c’est déjà un début », commença Seiji Nagumo entre deux gorgées de café — c’était sa façon d’indiquer qu’il comprenait la position américaine ; pour la même raison, Christopher Cook avait choisi du thé. « Qu’attendiez-vous de notre part ? demanda le sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères. — Votre position d’ouverture n’a rien de surprenant », concéda Nagumo. Cook détourna les yeux et fixa le mur d’enceinte du jardin. Il parla d’une voix calme. « Qu’êtes-vous prêts à céder ? — Guam, sans aucun doute, mais l’île devra être démilitarisée, répondit Nagumo sur le même ton. Et vous ? — Pour l’instant, rien. — Vous devez me donner quelque chose à nous mettre sous la dent, Chris, observa Nagumo. — Nous n’avons rien à offrir, hormis peut-être une cessation des hostilités — avant qu’elles ne débutent pour de bon. — Et ce serait prévu pour quand ? — Pas dans l’immédiat, Dieu merci. Cela nous laisse du temps pour agir. Sachons le mettre à profit, ajouta Cook. — Je transmettrai. Merci. » Nagumo rejoignit d’un pas nonchalant le reste de sa délégation. Cook en fit de même, pour se retrouver trois minutes plus tard avec Scott Adler. « Guam démilitarisée. Ça, c’est sûr. Peut-être plus. Ça, c’est moins sûr. — Intéressant. Donc, vous aviez raison de suggérer qu’ils nous laisseraient une chance de sauver la face. Bien joué, Chris. — Que leur offrirons-nous en retour ? — Gornisch » — des clopinettes, répondit froidement, en yiddish, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Il songeait à son père, au tatouage sur son avant-bras, aux circonstances dans lesquelles il avait appris qu’un 9 était un 6 retourné, au fait que la liberté de son père lui avait été confisquée par un pays qui avait été jadis l’allié des propriétaires de cette ambassade au jardin délicieux quoique froid. C’était une réaction assez peu professionnelle, et Adler en était conscient. Durant ces années noires, le Japon avait offert un havre de sécurité à quelques juifs européens chanceux, dont l’un était entré au cabinet de Jimmy Carter. Peut-être que si son père avait eu la chance d’être du nombre, l’attitude de Scott aurait été différente, mais ça n’avait pas été le cas, d’où sa réaction. « On va commencer par rester fermes avec eux, et voir ce qui se passe. — Je pense que c’est une erreur, dit Cook après quelques instants. — Peut-être, concéda Adler. Mais ce sont eux qui l’ont commise en premier. » Les militaires n’appréciaient pas du tout. Ça embêtait les civils, qui avaient installé le site à peu près cinq fois plus vite que n’auraient pu le faire ces crétins en uniforme, sans parler du fait que l’opération avait été menée dans le plus grand secret et à moindre coût. « L’idée ne vous est jamais venue de dissimuler le site ? demanda le général nippon. — Comment pourrait-on retrouver un endroit pareil ? rétorqua l’ingénieur en chef du tac au tac. — Ils ont des caméras en orbite qui sont capables de discerner un paquet de cigarettes sur une pelouse. — Et un pays entier à arpenter. » L’ingénieur haussa les épaules. « En plus, nous sommes au fond d’une vallée aux parois si escarpées qu’aucun missile balistique ne pourrait l’atteindre sans heurter d’abord ces crêtes. » L’homme indiqua les sommets alentour, avant d’ajouter : « Et aujourd’hui, ils n’ont même plus les missiles nécessaires pour le faire. » Le général avait ordre d’être patient, et il l’était, malgré son éclat initial. Ce site était désormais placé sous son commandement. « Le principe premier est d’interdire toute information au camp adverse. — Donc, on le cache, c’est ça ? demanda poliment l’ingénieur. — Oui. — Un filet de camouflage sur des poteaux de caténaires ? » C’est ce qu’ils avaient déjà fait durant la phase de construction. « Si vous en avez, ce sera un bon début. Par la suite, on pourra envisager des mesures plus permanentes. » « Par rail, hein ? » nota le fonctionnaire de l’AMTRAK, à l’issue du briefing. « J’ai débuté dans le métier en bossant au Great Northern. À l’époque, l’armée de l’air est venue nous voir une demi-douzaine de fois pour nous demander le moyen de transporter des missiles par voie ferrée. En définitive, ça s’est conclu par des livraisons de tonnes de béton. — Donc, vous avez eu l’occasion de réfléchir plus d’une fois à la question ? intervint Betsy Fleming. — Ça, oui. » Le fonctionnaire marqua un temps. « Puis-je voir les photos, à présent ? » Leur satané briefing de sécurité avait pris des heures, des heures de menaces inutiles, après quoi on l’avait renvoyé à son hôtel éplucher les formulaires — pour laisser sans doute le temps au FBI d’effectuer une brève enquête de routine, il en était sûr. Chris Scott mit en route le projecteur de diapositives. Fleming et lui n’avaient pas attendu pour procéder à leur propre analyse, mais tout l’intérêt du recours à un consultant extérieur était d’obtenir un avis neuf et indépendant. Le premier cliché était celui du missile, histoire de lui donner un aperçu des dimensions de l’engin. Puis ils passèrent à celui du wagon. « D’accord, sûr que ça ressemble à un wagon surbaissé, un peu plus long que la normale, sans doute fabriqué exprès. Châssis en acier. Les Japonais sont de bons ingénieurs ferroviaires. Je vois une grue de levage. Quel est le poids de ces monstres ? — Dans les cent tonnes pour le missile proprement dit, répondit Betsy. Rajoutez-en une vingtaine pour le conteneur de transport. — C’est relativement lourd pour un objet unique, mais ce n’est pas la mer à boire. En tout cas, tout à fait dans les tolérances pour le matériel roulant et l’assise de la voie. » Il réfléchit quelques instants. « Je ne vois aucune connexion électronique particulière, juste la ligne de train normale et les raccords de conduite de freinage. Vous pensez que le lancement s’effectue depuis le wagon ? — Sans doute pas. À votre avis ? ajouta Chris Scott. — Je vous dirai ce que j’ai déjà dit aux gars de l’Air Force il y a une vingtaine d’années à propos du MX. Ouais, vous pourrez les faire circuler tant que vous voudrez, ça ne les rendra pas plus difficiles à détecter, à moins de vous résoudre à fabriquer une flopée de wagons porteurs tous identiques — et même, ce serait comme avec la ligne principale du Northern, vous auriez une jolie cible toute tracée. Une belle ligne droite, longue et fine... et vous savez quoi ? Rien que notre ligne principale de Minneapolis à Seattle était encore plus longue que toutes leurs lignes à voie normale mises bout à bout. — Donc ? demanda Fleming. — Donc, ce n’est pas une plate-forme de lancement. C’est un banal wagon de transport. Vous aviez pas besoin de moi pour vous le dire. » Non, mais ça fait du bien de l’entendre de quelqu’un d’autre, songea Betsy. « Autre chose ? — Les gars de l’armée de l’air n’arrêtaient pas de me bassiner avec la fragilité de ces satanés trucs. Ils n’apprécient pas les secousses. Aux vitesses normales de circulation, vous encaissez dans les trois G d’accélération latérale et un demi-G d’accélération verticale. Pas bon du tout pour le missile. L’autre problème est l’encombrement. Ce wagon fait près de trente mètres de long, et la longueur moyenne d’un wagon plat sur leur réseau ferré est de vingt mètres maxi. Leur réseau est pour l’essentiel à voie métrique{25}. Vous savez pourquoi ? — Je supposais simplement qu’ils avaient choisi... — Simple question de génie civil, expliqua l’ingénieur de l’AMTRAK. Une ligne à voie métrique vous offre la possibilité de vous faufiler dans des passages plus exigus, de réduire le rayon des courbes, bref, de tout faire en plus petit. Mais ils sont passés à l’écartement normal pour leur Shinkansen, c’était nécessaire pour accroître vitesse et stabilité. La longueur du chargement et celle, concomitante, du wagon de transport font que, dans les courbes, la charge engage le gabarit ou, si vous préférez, mord sur le volume réservé à la voie parallèle : pour éviter tout risque de collision, vous êtes obligé d’interrompre le trafic venant en sens inverse chaque fois que vous avez à déplacer ces engins. C’est la raison pour laquelle le missile se trouve sur une voie légèrement à l’écart de celle du Shinkansen. Obligé. Autre point, le transport de la charge utile. Là, ça aurait foutu un merdier général... — Poursuivez, dit Betsy Fleming. — Vu la fragilité de ces missiles, on aurait été contraints de les transporter à vitesse réduite — et de bouleverser nos horaires et notre régulation. C’était exclu. Les dédommagements qu’on nous proposait étaient généreux, mais ça nous aurait sans doute porté tort à long terme. Ce doit être pareil chez eux, j’imagine. Et même pire. La ligne du Shinkansen est une ligne à grande vitesse. Ils doivent respecter des horaires draconiens, et je doute qu’ils apprécient des trucs qui foutent le bordel. » Il marqua un temps. « Vous voulez mon avis ? Ils se sont servis de ces wagons pour transporter ces engins de l’atelier de montage à un autre endroit, point final. Et je suis prêt à parier qu’ils ont fait tout ça de nuit, en plus. À votre place, j’essaierais de traquer ces wagons, avec de bonnes chances de les retrouver abandonnés quelque part sur un faisceau de voies de garage. Ensuite, je me mettrais à la recherche d’un embranchement sur la ligne principale qui n’aboutirait nulle part. » Scott changea de vue. « Vous connaissez bien leurs chemins de fer ? — J’ai fait pas mal de voyages là-bas. C’est même pour ça qu’on a dû vous suggérer de venir me chercher. — Eh bien, vous allez me dire ce que vous pensez de ça... » Scott indiqua l’écran. « Sacré putain de radar », observa un technicien. La semi-remorque avait été transportée par avion à Elmendorf en soutien à la mission des B-1. Les équipages des bombardiers dormaient à présent, et les experts en radar, officiers et soldats, étaient en train d’éplucher les bandes recueillies durant le vol-espion. « Un radar à synthèse d’ouverture embarqué ? demanda un commandant. — Ça m’en a tout l’air. Et ce truc n’a plus grand-chose à voir avec l’APY-1 qu’on leur a vendu il y a dix ans. Avec cette puissance qui dépasse les deux mégawatts et ces sautes de puissance du signal. Vous savez ce qu’on a là ? Un dôme rotatif, sans doute avec une antenne plate unique en dessous, indiqua le sergent-chef. Certes, elle tourne, mais en plus, ils peuvent l’orienter électroniquement. — À la fois balayage et suivi{26} ? — Pourquoi pas ? Il est multifréquence. Merde, j’aimerais bien qu’on ait le même, mon commandant. » Le sergent saisit un cliché de l’appareil. « Ce truc va nous poser un problème. Une telle puissance... Il y a de quoi se demander s’ils auraient pu nous accrocher. S’ils n’auraient pas suivi nos B1. — De si loin ? » Le B-1B n’était pas à proprement parler un avion furtif. Certes, de face, il avait une signature radar réduite. Mais latéralement, celle-ci était bien plus large, quoique notablement plus faible que celle d’un appareil classique de dimensions équivalentes. « Oui, mon commandant. Il faut que je retravaille sur ces bandes. — Pour y chercher quoi ? — Le radôme doit tourner aux alentours de six tours-minute. Les pulses que nous avons enregistrés devraient avoir cet espacement. Dans le cas contraire, c’est qu’ils auront braqué leur faisceau sur nous. — Bien vu, sergent. Repassez la bande. » 34 Tout le monde sur le pont YAMAHA était embêté de se retrouver à Tokyo. En trente ans de métier dans les affaires, sa méthode avait toujours été de fournir les grandes orientations, puis de laisser une équipe de subordonnés régler le détail des opérations, tandis qu’il se consacrait à de nouveaux problèmes stratégiques. Et en l’occurrence, il avait espéré voir la situation se clarifier plutôt que l’inverse. Après tout, les vingt plus importants zaibatsu se retrouvaient désormais intégrés à son équipe. Même si, personnellement, ils ne voyaient pas la chose ainsi. Yamata-san sourit tout seul. C’était une pensée enivrante. Mener le gouvernement à la baguette avait été un jeu d’enfants. Embarquer ces hommes dans son aventure avait exigé des années de cajolerie. Mais ils avaient fini par danser en mesure, et il suffisait que le maître de musique repasse de temps en temps pour leur redonner le ton. C’est pourquoi il rentrait au pays dans cet avion presque vide afin d’apaiser leurs craintes. « Ce n’est pas possible, leur dit-il.— Mais il a bien dit... — Kozo, le Président Durling peut dire ce qu’il veut. Moi, ce que je vous dis, c’est qu’il leur est impossible de reconstituer leurs archives avant au moins plusieurs semaines. S’ils tentent de rouvrir leurs marchés aujourd’hui, le seul résultat sera le chaos. Et le chaos, leur rappela-t-il, travaille pour nous. — Et les Européens ? demanda Tanzan Itagake. — Ils vont se réveiller à la fin de la semaine prochaine et découvrir que nous avons racheté leur continent. D’ici cinq ans, l’Amérique sera notre épicier et l’Europe notre boutique. Dans l’intervalle, le yen sera devenu la devise la plus forte de la planète. Dans l’intervalle, nous aurons une économie nationale parfaitement intégrée et un puissant allié sur le continent. À nous deux, nous serons autosuffisants pour toutes les matières premières. Nos femmes n’auront plus besoin de recourir à l’avortement pour éviter la surpopulation de nos îles métropolitaines. Et, ajouta Yamata, nous aurons un pouvoir politique enfin digne de notre grandeur nationale. Ceci, mes amis, constitue notre prochaine étape. » Vraiment, songea Binichi Murakami, le visage impassible. Il se souvenait d’avoir accepté ce marché en partie à la suite de l’agression par ce mendiant ivre dans les rues de Washington. Comment se pouvait-il qu’un homme intelligent comme lui se laisse influencer par un accès de colère mesquine ? Et pourtant, c’était bien ce qui s’était produit, et il se retrouvait à présent coincé avec le reste de la bande. L’industriel sirota son saké sans broncher, tandis que Yamata-san continuait à délirer sur l’avenir de leur pays. C’était de son avenir personnel qu’il parlait, bien sûr, et Murakami se demanda combien ils étaient autour de cette table à vraiment s’en rendre compte. Les imbéciles. Mais ce n’était que justice, n’est-ce pas ? Après tout, il faisait partie du lot. Le commandant Boris Cherenko n’avait pas moins de onze agents placés à des postes élevés au sein du gouvernement japonais ; l’un d’eux était même directeur adjoint de la DESP, un homme qu’il avait compromis quelques années plus tôt alors à l’occasion d’une virée à Taiwan pour jouer et voir des filles. C’était l’élément idéal à avoir sous son contrôle — il avait de bonnes chances de parvenir un jour à la tête de l’agence, ce qui permettrait à la rezidentura de Tokyo de chapeauter et d’orienter les activités de contre-espionnage dans tout le pays. Ce qui rendait perplexe l’agent de renseignements russe, c’était qu’aucun de ses hommes jusqu’ici ne lui avait été d’un grand secours. Puis il y avait ce problème de la collaboration avec les Américains. Compte tenu de sa formation professionnelle et de son expérience, c’était comme s’il se retrouvait à la tête du comité d’accueil d’une mission diplomatique venue de la planète Mars. La dépêche de Moscou avait aidé à faire avaler la pilule. Plus ou moins. Il semblait que les Japonais se préparaient à priver son pays de ses plus précieuses réserves minières, conjointement avec la Chine, ce qui leur permettrait de devenir la première puissance du globe. Et le plus incroyable était que, pour Cherenko, ce plan n’avait rien d’insensé. Puis était arrivé l’ordre de mission. Vingt missiles. Voilà bien un domaine dont il ne s’était jamais préoccupé. Après tout, c’était Moscou qui leur avait fourgué les engins. Ils avaient bien dû envisager l’éventualité que ces missiles soient utilisés pour... Mais non, bien sûr que non, jamais ils n’auraient envisagé une chose pareille. Cherenko se promit d’en discuter avec ce Clark, un homme d’expérience. Une fois rompue la glace après quelques verres, il faudrait qu’il lui demande, avec tact, si la direction politique américaine était aussi obtuse que celle dont il recevait les ordres, indépendamment des hommes qui composaient le gouvernement. Peut-être que l’Américain aurait des révélations intéressantes à lui faire. Après tout, eux, ils changeaient d’équipe tous les quatre ou huit ans. Peut-être qu’ils en avaient l’habitude. Vingt missiles, se répéta-t-il. Vingt. Avec six têtes nucléaires chacun. À une époque, il avait paru normal d’envisager des missiles déployés par milliers, et l’un et l’autre camps avaient été assez insensés pour juger que ça allait de soi. Mais aujourd’hui, cette possibilité de dix ou vingt engins seulement... Sur qui étaient-ils braqués en réalité ? Les Américains seraient-ils prêts à soutenir leurs nouveaux... Que fallait-il dire ? Amis ? Alliés ? Associés ? Ou n’étaient-ils que d’anciens ennemis dont le nouveau statut n’avait pas encore été fixé dans les hautes sphères de Washington ? Aideraient-ils son pays face à cette renaissance d’un danger ancien ? Sans cesse lui revenait comme une rengaine ces vingt missiles multipliés par six têtes nucléaires. Leurs cibles devaient être également réparties, sans nul doute pour détruire son pays. Et si c’était le cas, il leur en restait certainement assez pour dissuader les Américains d’intervenir. Eh bien, Moscou a donc raison, jugea Cherenko. Une coopération totale était désormais le seul moyen d’éviter la crise. L’Amérique voulait une localisation précise des missiles, sans doute dans l’intention de les détruire. Et s’ils ne le font pas, c’est nous qui le ferons. Le commandant était personnellement responsable de trois des agents. Ses subordonnés s’occupaient des autres et, sous ses ordres, on prépara des messages à distribuer dans les diverses planques de la capitale. Que savez-vous au sujet de... Combien répondraient à sa demande de renseignements ? Le risque n’était pas que les hommes qu’il contrôlait ne détiennent pas l’information, mais que l’un ou l’autre en profite pour s’en ouvrir à son gouvernement. En leur demandant un renseignement de cette importance, il courait le risque de fournir à ses agents un prétexte de se racheter en virant patriotes, de révéler les ordres qu’ils avaient reçus et de s’absoudre ainsi de toute culpabilité. Mais cela faisait partie des risques à courir. Passé minuit, il sortit faire un tour, choisissant les zones fréquentées pour déposer ses messages, accompagnés des signaux d’alerte adéquats pour prévenir ses hommes. Il espérait que la moitié de la DESP qu’il contrôlait était celle qui couvrait ce secteur. Il le pensait, mais on ne pouvait jamais être sûr de rien, n’est-ce pas ? Kimura savait qu’il courait des risques, mais c’était devenu le cadet de ses soucis. Son seul espoir désormais était qu’on considère qu’il avait agi en patriote et, que d’une façon ou de l’autre, les gens le comprendraient et rendraient honneur à ce fait après qu’on l’aurait exécuté pour haute trahison. Son autre consolation était qu’il ne mourrait pas seul. « Je peux organiser une rencontre avec l’ancien Premier ministre Koga », dit-il simplement. Oh merde, se dit aussitôt Clark. Je suis un espion, bordel, avait-il envie de lui répondre, pas un de ces putains de fonctionnaires des Affaires étrangères. Le seul point positif pour l’instant était que Chavez s’était abstenu de toute réaction. Son coeur avait sans doute cessé de battre, se dit John. Comme le tien à l’instant. « Dans quel but ? — La situation est grave, n’est-ce pas ? Or, Koga-san n’y est pour rien. Et c’est un homme qui jouit encore d’un crédit politique considérable. Son point de vue devrait intéresser votre gouvernement. » Ouais, ça tu peux le dire. Mais Koga était également un politicien mis sur la touche, et peut-être désireux de troquer la vie de quelques étrangers contre sa réintégration dans le gouvernement ; où simplement un homme qui plaçait la patrie au-dessus des avantages personnels — dernière éventualité qui pouvait ouvrir bien des portes, imagina Clark. « Avant de pouvoir m’engager plus avant, j’ai besoin d’en référer à mon gouvernement », dit John. Il était rare qu’il temporise, mais cette fois-ci, cela dépassait de loin ses compétences. « Alors, je vous suggérerais de le faire, et vite, ajouta Kimura en se levant pour partir. — Je m’étais toujours demandé si ma maîtrise en relations internationales me servirait un jour, observa Chavez, en lorgnant son verre à moitié vide. Évidemment, il faudrait que je vive assez longtemps pour décrocher ma peau d’âne. » Ça serait sympa de se marier, de s’installer, d’avoir des gosses, et peut-être de connaître même une existence normale un jour, s’abstint-il d’ajouter. « Ça fait toujours plaisir de voir que tu n’as pas perdu ton sens de l’humour, Evgueni Pavlovitch. — Ils vont nous dire d’y aller, vous le savez. — Da. » Clark acquiesça, sans se départir de sa couverture, et cherchant même à présent à se mettre dans la peau d’un Russe. Y avait-il un chapitre envisageant cette situation dans le manuel du KGB ? En tout cas, dans celui de la CIA, sûrement pas. Comme toujours, les données livrées par les bandes étaient encore plus incontestables que l’analyse en temps réel des opérateurs. C’étaient trois, voire quatre appareils qui sondaient le dispositif de défense aérienne nippon ; plus probablement quatre, vu le schéma opérationnel adopté par les Américains, admit l’officier de renseignements ; avec une certitude, en tout cas : ce n’étaient pas des EC-135. Ceux-ci étaient extrapolés de modèles datant de près d’un demi-siècle, ils étaient hérissés de suffisamment d’antennes pour espionner tous les signaux TV de l’hémisphère, et ils auraient engendré un écho bien plus intense. D’ailleurs, les Américains ne devaient même plus en avoir encore quatre en service. Donc, il s’agissait d’un autre appareil, sans doute leur B-1B, estimèrent les spécialistes du Renseignement. Et le B-1B était un bombardier, dont la mission était bien plus sinistre que la collecte de signaux électroniques. Ainsi les Américains considéraient-ils le Japon comme un ennemi dont il fallait pénétrer les défenses pour accomplir leur oeuvre de mort, une notion qui n’avait rien d’inédit pour aucun des deux camps engagés dans cette guerre — s’il s’agissait bien d’une guerre, s’empressaient d’ajouter ceux qui gardaient la tête froide. Mais de quoi pouvait-il s’agir d’autre ? insista la majorité des analystes, donnant le ton des prochaines missions nocturnes. Trois E-767 avaient repris l’air pour opérer de nouveau, une fois encore avec deux appareils en service et le troisième en veille, embusqué. Cette fois, les radars travaillaient au maximum de leur puissance, et l’on avait modifié les paramètres du programme de traitement des signaux pour permettre d’affiner la détection d’une cible furtive à grande distance. Ils étaient tributaires de contraintes physiques. La taille de l’antenne, combinée avec la puissance du signal et la fréquence des micro-ondes émises, permettait de détecter quasiment n’importe quel objet. C’était à la fois un avantage et un inconvénient, estimaient les opérateurs, qui recevaient à présent toutes sortes de signaux. Il y avait néanmoins un changement. Dès qu’ils estimaient avoir détecté l’écho faible d’un objet en mouvement à grande distance, ils orientaient leurs chasseurs dans cette direction. Les Eagle ne s’approchèrent jamais à moins de cent milles. Les échos semblaient toujours se dissiper quand l’E-767 changeait de fréquence pour passer de l’acquisition à longue distance au suivi en ondes courtes, et cela ne présageait rien de bon des résultats en bande Ku, nécessaires pour l’acquisition de la cible. Cela leur révélait en tout cas que les Américains continuaient à les sonder et qu’ils s’étaient peut-être rendu compte qu’on les avait accrochés. Les techniciens conclurent que, faute de mieux, cela ferait toujours un bon exercice pour les chasseurs. S’il s’agissait réellement d’une guerre, se disaient tous les acteurs, alors elle devenait d’heure en heure plus réelle. « À d’autres ! s’exclama le colonel. — Mon colonel, d’après moi, ils vous avaient repéré. Leur faisceau vous balayait à une fréquence double de celle que pourrait justifier la rotation de leur dôme. Leur radar est entièrement électronique. Ils sont capables d’en diriger le faisceau et c’est bel et bien ce qu’ils faisaient. » Le ton du sergent était respectueux et mesuré, même si l’officier qui avait commandé la première incursion se montrait un peu trop orgueilleux et guère enclin à écouter. Il avait vaguement prêté l’oreille à ce qu’on venait de lui dire, mais à présent, il préférait nier l’évidence. « D’accord, ils nous ont peut-être accrochés deux ou trois fois. Nous leur présentions notre flanc, avec notre signature la plus défavorable. La prochaine fois, on se déploiera de plus loin pour effectuer une pénétration directe. Cela devrait passablement réduire notre signature radar. Il faudra qu’on les titille un peu, histoire de voir comment ils réagissent. » J’aimerais pas être à ta place, vieux, pensa le sergent. Il regarda par la fenêtre. Située en Alaska, la base aérienne d’Elmendorf était soumise en hiver à des conditions météo épouvantables — le pire ennemi de tout engin mécanique. C’est pourquoi les B-1 étaient rangés dans les hangars, à l’abri des regards du satellite-espion que les Japonais avaient peut-être mis en oeuvre. Même si l’on n’avait aucune certitude à ce sujet. « Mon colonel, je ne suis qu’un petit sergent qui tripote ses oscillos, mais à votre place je serais prudent. Je ne connais pas assez ce radar pour vous préciser avec certitude ses caractéristiques. Mais mon instinct me dit qu’il doit être sacrément bon. — On sera prudents, promit le colonel. Demain soir, on vous rapportera de meilleures bandes. — Bien compris, mon colonel. » Non, j’aimerais pas être à ta place, vieux, se répéta le sous-officier. L’USS Pasadena avait atteint l’extrémité nord de sa ligne de patrouille, à l’ouest de Midway. Les sous-marins avaient la possibilité de communiquer par radio satellite sans révéler leur position, hormis au commandement intégré de la flotte du Pacifique. « Pas terrible, cette ligne », observa Jones en examinant la carte. Il venait d’arriver pour discuter des relevés du SOSUS sur les mouvements des bâtiments nippons, restés jusqu’ici discrets. La meilleure nouvelle pour l’instant restait que, même avec son logiciel de détection amélioré, le SOSUS ne décelait toujours rien du côté de l’Olympia, de l’Helena, de l’Honolulu, du Chicago et du Pasadena. « Dans le temps, on en avait un peu plus, rien que pour boucher ces trous. — C’est tout ce qu’il nous reste comme sous-marins nucléaires, Ron, répondit Chambers. Et c’est vrai, ça ne fait pas grand-chose. Mais s’ils s’avisent de déployer leurs diesels, ils auraient intérêt à faire gaffe. » C’était tout ce que Washington leur avait donné comme instructions. Aucun mouvement vers l’est des bâtiments de guerre nippons ne saurait être toléré, et l’élimination de l’un de leurs submersibles serait sans doute approuvée en haut lieu. Le seul problème était que l’unité ayant établi le contact devrait d’abord appeler pour obtenir le feu vert des politiques. Ça, Mancuso et Chambers s’étaient abstenus de le dire à Jones. Inutile de le mettre encore en rogne. « On a quand même un paquet de SSN en réserve... — Dix-sept sur la côte Ouest, pour être précis, dit Chambers. Et six mois minimum pour les réactiver, sans compter l’entrainement des équipages. » Mancuso leva les yeux. « Minute... Et mes 726, alors ? » Jones leva les yeux. « Je croyais qu’on les avait désactivés. » Le SubPac hocha la tête. « Les écolos ne m’ont pas laissé faire. Ils sont arrivés à placer des équipes de surveillance à bord. — Les cinq unités, ajouta tranquillement Chambers. Le Nevada, le Tennessee, le West Virginia, le Pennsylvania et le Maryland. Ça vaudrait le coup d’appeler Washington. — Mais oui », renchérit Jones. Les sous-marins classe 726, plus connus sous le nom générique du premier de la série, l’Ohio, aujourd’hui débité en lames de rasoir de haute qualité, étaient bien plus lents, bien moins manoeuvrables que les sous-marins d’attaque de la classe 688, plus petits. Mais s’ils naviguaient dix noeuds moins vite, ils étaient également silencieux. Mieux, même, ils servaient d’étalon en matière de silence. « Wally, vous pensez qu’on pourrait leur réquisitionner des équipages ? — Je ne vois pas ce qui l’empêcherait, amiral. On pourrait les mettre en état d’appareiller d’ici une semaine dix jours maxi, si — si — on arrive à trouver les hommes qui conviennent. — Ça, c’est peut-être dans mes cordes. » Mancuso décrocha son téléphone pour appeler Washington. La journée boursière s’ouvrait en Europe continentale à dix heures, heure locale, soit neuf heures à Londres et quatre heures du matin à New York. Cela correspondait à dix-huit heures à Tokyo, pour clore une semaine d’abord passionnante, puis bien morne, ce qui avait laissé le temps aux acteurs du massacre de goûter leur exploit. Les cambistes de la capitale nippone furent surpris de voir la journée débuter tout à fait normalement. Les marchés avaient ouvert dans un climat évoquant celui d’un grand magasin le jour des soldes. On avait clamé partout qu’il en serait ainsi. Le seul problème était que personne ici n’y avait vraiment cru. Comme un seul homme, les cambistes se ruèrent sur leurs téléphones pour demander des instructions à leurs supérieurs, qui apprirent avec surprise ces nouvelles en provenance de Berlin et des autres places européennes. Au siège new-yorkais du FBI, les ordinateurs reliés au réseau international de transactions boursières affichaient la même chose que toutes les autres machines sur la planète. Le gouverneur de la Réserve fédérale et le ministre des Finances fixaient l’écran. Les deux hommes étaient au téléphone, raccordés par ligne cryptée pour une téléconférence avec leurs homologues européens. L’initiative vint de la Bundesbank qui troqua cinq cents milliards de yen contre leur équivalent en dollar à la Banque de Hongkong, transaction fort prudente, pour tâter le terrain. Hongkong suivit sans broncher, voyant même un profit marginal dans cette erreur des Allemands. La Bundesbank était assez stupide pour croire que la réouverture du marché boursier de New York allait donner un coup de fouet au dollar. La transaction se passa sans problème, nota Fiedler. Il se tourna vers le gouverneur et lui adressa un clin d’oeil. Le mouvement suivant vint des Suisses et, cette fois, ce fut un trillion de yen qu’ils jetèrent sur le marché en échange des dernières valeurs du Trésor américain encore détenues par Hongkong. Là aussi, la transaction s’effectua en moins d’une minute. La suivante fut plus directe. La Banque commerciale de Berne racheta à une banque nippone des francs suisses contre des yens, encore un mouvement douteux suscité par un coup de fil du gouvernement helvétique. L’ouverture des marchés boursiers européens vit s’effectuer d’autres transactions. Les banques et autres institutions monétaires qui avaient effectué une manoeuvre stratégique en achetant des titres nippons pour contrebalancer les acquisitions japonaises sur les marchés européens se mettaient à présent à les revendre et convertissaient aussitôt leurs yens en d’autres devises. C’est à cet instant qu’un signal d’alarme se déclencha à Tokyo. Les opérations européennes auraient pu passer pour de simples prises de bénéfice, mais les conversions de devises étaient révélatrices d’une spéculation sur une chute du yen, et une chute rapide ; or on était vendredi soir à Tokyo, et les marchés étaient fermés, hormis pour les cambistes opérant sur les devises ou les agents en relation avec les places européennes. « Ils devraient commencer à être nerveux, observa Fiedler. — Je le serais, à leur place », reconnut Jean-Jacques à Paris. Ce que personne n’osait vraiment encore dire, c’est que la première guerre économique mondiale venait tout simplement de commencer. La situation avait quelque chose d’excitant, même si elle allait à l’encontre de tout ce que leur dictaient leur instinct et leur expérience. « Vous savez, je n’ai aucun modèle prédictif qui s’applique ici », nota Gant, assis à quelques mètres des deux représentants du gouvernement. Les initiatives des Européens, si utiles soient-elles, confondaient tous les préjugés et tous les modèles informatiques. « Ma foi, bonhomme, c’est bien pour ça qu’on a une cervelle et des tripes, répondit George Winston, pince-sans-rire. — Mais comment vont réagir nos marchés ? » Sourire de Winston. « Sûr qu’on finira par le savoir, oh, d’ici sept heures et demie. Et gratis, en plus. Alors, on aurait perdu le goût de l’aventure ? — Je suis content de voir que ça fait plaisir à quelqu’un. » Le marché monétaire obéissait à des règles internationales. Les transactions étaient suspendues dès qu’une devise avait chuté d’un certain pourcentage, mais ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Tous les gouvernements européens ouvrirent la trappe sous les pieds du yen, les transactions se poursuivirent et la devise japonaise poursuivit sa dégringolade. « Ils peuvent pas faire une chose pareille ! » s’exclama quelqu’un à Tokyo. Et pourtant si, et l’homme saisit un téléphone, sachant déjà quelles seraient les instructions. On attaquait le yen. Ils devaient le défendre, et le seul moyen était de vendre leurs stocks de devises étrangères pour rapatrier leurs avoirs en yen afin de les mettre à l’abri de la spéculation internationale. Mais le pire était que ces mouvements étaient totalement injustifiés : le yen était solide, en particulier vis-à-vis du dollar. Il n’allait pas tarder à le remplacer comme devise-étalon internationale, surtout si les financiers américains faisaient la bêtise de rouvrir un peu plus tard dans la journée. Les Européens faisaient un pari d’une stupidité qui dépassait l’entendement, et puisque la manoeuvre ne tenait pas debout, la seule issue pour les agents japonais était d’appliquer leur expérience à la situation et d’agir en conséquence. L’ironie de la chose aurait été délicieuse, s’ils avaient été en mesure de l’apprécier. Leur réaction fut quasiment automatique : on déboursa donc en vastes quantités francs français et francs suisses, livres britanniques, deutsche mark, florins néerlandais et couronnes danoises pour racheter du yen dont la valeur relative, tout le monde à Tokyo en était persuadé, ne pouvait que remonter, surtout si les Européens troquaient leurs devises contre des dollars. Il y avait une certaine nervosité dans l’air, mais ils se conformèrent aux instructions de leurs supérieurs, qui à cet instant même quittaient leur domicile pour prendre leur voiture ou leur train et gagner les divers immeubles de bureaux où se traitait le commerce international. On négociait également des titres boursiers en Europe, en convertissant en yen les devises locales. Là encore, chacun tablait sur le fait que dès la reprise de la chute du dollar, les monnaies européennes suivraient le même chemin, entraînant avec elles les actions cotées en Bourse. Le Japon pourrait alors racheter en encore plus vastes quantités des titres de sociétés européennes. Les manoeuvres des Européens étaient un regrettable exemple de loyauté mal placée — ou de confiance, les spécialistes japonais n’auraient su dire ; mais regrettable ou pas, il jouait en leur faveur. Et c’était absolument parfait. Dès midi, heure de Londres, un mouvement général s’était déclenché. Voyant ce qui s’était produit, petits porteurs et institutions modestes avaient emboîté le pas — stupidement, constatèrent avec plaisir les Japonais. Midi à Londres correspondait à sept heures du matin sur la côte Est des États-Unis. « Mes chers compatriotes », commença le Président Durling sur toutes les chaînes de télévision. Il était exactement sept heures cinq du matin. « Mercredi soir, je vous avais annoncé pour aujourd’hui la réouverture des marchés financiers... » « Et c’est parti, dit Kozo Matsuda, qui venait de rentrer dans son bureau et avait mis CNN. Il va leur annoncer qu’il ne peut pas, et l’Europe va être prise de panique. Splendide... », dit-il à ses collaborateurs avant de se retourner vers la télé. Le président américain souriait, l’air confiant. Ma foi, un politicien devait savoir jouer la comédie, pour mieux mentir à ses concitoyens. « Le problème qu’a connu le marché la semaine dernière provenait d’une agression délibérée contre l’économie américaine. Rien de tel ne s’était produit jusqu’ici, et je m’en vais vous décrire ce qui s’est réellement produit, de quelle manière on a procédé, et pour quelle raison. Nous avons consacré une semaine entière à recueillir ces informations, et à l’heure où je vous parle, le ministre des Finances et le gouverneur de la Réserve fédérale se trouvent à New York et travaillent avec les responsables des plus grandes institutions financières pour redresser la situation. « J’ai également le plaisir de vous annoncer que nous avons eu le temps de consulter nos amis européens, et que nos alliés historiques ont choisi, en ces moments difficiles, de nous épauler avec la même fidélité que celle qu’ils ont déjà manifestée en d’autres occasions. « Mais que s’est-il donc passé vendredi dernier ? » demanda Roger Durling. Matsuda reposa son verre sur le bureau lorsqu’il vit le premier graphique apparaître à l’écran. Jack le regarda développer son argumentation. L’astuce, comme toujours, était de simplifier une histoire complexe, et la tâche avait mobilisé deux professeurs d’économie, la moitié des collaborateurs personnels de Fiedler et l’un des gouverneurs de la Commission des opérations de Bourse, qui tous avaient travaillé en coordination avec les meilleurs rédacteurs des discours présidentiels. Malgré tout, il fallut quand même vingt-cinq minutes, six tableaux graphiques, sans parler de l’équipe de porte-parole gouvernementaux qui étaient en ce moment même en train de fournir des éclaircissements à la presse qu’on avait convoquée dès six heures trente. « Je vous avais dit mercredi soir que rien, j’insiste, rien de grave ne nous était arrivé. Pas le moindre bien n’avait été affecté. Pas un fermier n’avait perdu quoi que ce soit. Chacun de vous était resté le même que la semaine précédente, avec les mêmes capacités, le même logis, le même emploi, la même famille, les mêmes amis. L’attaque lancée vendredi dernier ne visait pas à ruiner notre pays, mais à saper la confiance de la nation. Mais notre confiance est une cible plus dure et plus résistante que d’aucuns l’imaginent, et c’est ce que nous allons leur démontrer aujourd’hui. » Les professionnels de la finance étaient, en majorité, sur le chemin de leur bureau et ils manquèrent le discours, mais leurs employés l’avaient tous enregistré, sans oublier les copies papier déposés sur tous les bureaux et près de tous les terminaux d’ordinateurs. En outre, la journée boursière n’allait pas commencer avant midi, et partout on avait prévu des réunions stratégiques, même si personne ne savait trop quoi faire. La réponse la plus évidente l’était en fait tellement que personne n’osait vraiment se lancer. « Ils vont nous faire ça, dit Matsuda, les yeux fixés sur ses écrans. Qu’est-ce qu’on peut faire pour les arrêter ? — Tout dépendra de la réaction de leur marché boursier », rétorqua son principal collaborateur, sans trop savoir quoi dire, et sans non plus trop savoir à quoi s’attendre. « Croyez-vous que ça va marcher, Jack ? » demanda Durling. Il avait deux discours, rangés dans des chemises sur son bureau, et ne savait pas encore lequel il allait prononcer ce soir. Le chef du Conseil national de sécurité haussa les épaules. « Je n’en sais rien. Ça leur offre une porte de sortie. Savoir s’ils l’utiliseront ou non... ça... — Donc, en résumé, on n’a plus qu’à attendre ? — En gros, oui, monsieur le président. » La seconde session se tint au Département d’État. Le ministre Hanson reçut en privé Scott Adler qui rencontra ensuite en petit comité l’équipe de négociateurs, puis tout le monde attendit. La délégation japonaise arriva à neuf heures quarante-cinq. « Bonjour, dit Adler, aimablement. — Ravi de vous revoir », répondit l’ambassadeur en lui serrant la main, mais pas avec autant d’assurance que la veille. Évidemment, il n’avait pas eu le temps de recevoir d’instructions détaillées de Tokyo. Adler s’était plus ou moins attendu à un report de la session, mais non, cela eût été un signe de faiblesse trop manifeste, de sorte que l’ambassadeur, homme habile et rempli d’expérience, se retrouva dans la situation la plus précaire que puisse connaître un diplomate : obligé de représenter son gouvernement sans autre position de repli que les éléments en sa possession et sa jugeote. Adler l’invita à s’asseoir avant de regagner sa place à l’autre bout de la table. Puisque c’était l’Amérique qui recevait aujourd’hui, c’était au Japon d’ouvrir les débats. Adler avait fait un pari avec son ministre sur la teneur de la déclaration liminaire de l’ambassadeur japonais. « Avant toute chose, je tiens à dire ici que mon gouvernement proteste avec la plus extrême vigueur contre l’attaque ourdie contre notre monnaie par les États-Unis... » Ça fera dix sacs pour moi, monsieur le Ministre, songea Adler sans se départir de son masque impassible. « Monsieur l’ambassadeur, répondit-il, nous pourrions vous dire exactement la même chose. En fait, voici l’ensemble des éléments que nous avons recueillis concernant les événements de la semaine écoulée. » Des classeurs apparurent sur la table et furent aussitôt glissés à la délégation japonaise. « Je dois d’abord vous dire que nous sommes en train de diligenter une enquête, qui pourrait fort bien mener à l’inculpation de Raizo Yamata pour délit d’initié et fraude informatique. » C’était un coup hardi pour quantité de raisons. Il révélait tout ce que les Américains savaient au sujet de l’attaque sur Wall Street tout en dévoilant les éléments encore dans l’ombre. À ce titre, il pouvait avoir pour seul effet de réduire à néant toute action judiciaire contre Yamata et ses alliés, si jamais il fallait en arriver là. Mais c’était une question secondaire. Adler avait une guerre à arrêter, et vite. Le reste, ce serait aux petits gars de la justice de s’en occuper. « Bien sûr, il vaudrait mieux que ce soit votre pays qui se charge de cet homme et de ses agissements », proposa ensuite Adler, laissant ainsi, bon prince, une marge de manoeuvre à l’ambassadeur et à son gouvernement. » Il semblerait en définitive que tout ce qu’il y aura gagné, comme on pourra sans doute le constater aujourd’hui, aura été d’engendrer de plus grandes difficultés pour votre pays que pour le nôtre. Cela dit, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais que nous revenions à la question des îles Mariannes. » Ce double uppercut avait bien évidemment ébranlé la délégation nippone. Comme souvent, presque tout restait inexprimé : Nous savons ce que vous avez fait. Nous savons comment vous l’avez fait. Et nous sommes prêts à régler la question. La méthode, brutale et directe, était destinée à dissimuler le véritable problème des Américains : leur incapacité à mettre en oeuvre une riposte militaire immédiate — mais elle fournissait en outre au gouvernement nippon la possibilité de se désolidariser des agissements de certains de ses ressortissants. Et cela, avaient décidé Ryan et Adler la nuit précédente, était encore le meilleur moyen de régler la crise vite et bien. Mais pour cela, il fallait leur offrir un appât alléchant. « Les États-Unis réclament plus qu’un simple retour aux relations normales. L’évacuation immédiate des Mariannes nous permettra d’envisager un assouplissement à l’application de la loi sur la réforme du commerce extérieur. Et ceci constitue un élément que nous désirons mettre sur la table des négociations. » C’était sans doute une erreur de lui balancer cela tout de go, estima Adler, mais l’alternative était un nouveau bain de sang. À l’issue de ce premier round de négociations officielles, un fait remarquable était intervenu toutefois : aucun des deux camps n’avait répété sa position. Au contraire, on avait assisté à ce qu’en termes diplomatiques, on appelle un échange de points de vue librement exprimés — et dont bien peu avaient été mûrement réfléchis. « Chris, murmura Adler en se levant. Tâchez de me découvrir le fond de leur pensée. — Vu », répondit Cook. Il alla se chercher une tasse de café et se dirigea vers la terrasse au bout de laquelle Nagumo s’était accoudé pour contempler le Mémorial de Lincoln. « C’est une issue élégante, Seiji, hasarda Cook. — Vous nous poussez à bout, répondit Nagumo sans se retourner. — Si vous voulez avoir une chance de mettre fin à cette crise sans de nouvelles effusions de sang, c’est sans doute la meilleure. — Pour vous peut-être. Et nos intérêts, là-dedans ? — Nous trouverons un accord sur le commerce. » Cook n’y pigeait rien. Inculte en matière financière, il n’était toujours pas au courant de ce qui se déroulait sur ce front. Pour lui, la santé recouvrée du dollar et la protection de l’économie nationale étaient des actes isolés. Nagumo n’était pas dupe. L’attaque lancée par son pays ne pouvait que susciter une contre-attaque. Et son effet ne serait pas une restauration du statu quo ante, mais bien plutôt de sérieux dégâts à l’économie de son propre pays, pour couronner ceux déjà infligés par la loi sur la réforme du commerce extérieur. En cela, Nagumo savait une chose qu’ignorait encore Cook : à moins que l’Amérique n’accède aux exigences nippones de gain territorial, la guerre était bel et bien engagée. « Il faut nous laisser du temps, Christopher. — Seiji, on n’a plus le temps. Écoutez, les médias n’ont pas encore saisi l’ampleur de la crise. Cela peut changer du jour au lendemain. Si le public a vent de l’affaire, la note risque d’être salée. » Parce que Cook avait raison : il avait offert à Nagumo une ouverture. « Oui, c’est bien possible, Chris. Mais moi, je suis protégé par mon immunité diplomatique, et pas vous. Il n’avait pas besoin d’en dire plus. — Bon, attendez voir une minute, Seiji... — Mon pays a besoin de plus que ce que vous nous offrez, poursuivit Nagumo, glacial. — Nous vous offrons une porte de sortie. — Il nous faut plus. » Il n’y avait plus moyen de faire machine arrière, désormais, n’est-ce pas ? Nagumo se demanda si l’ambassadeur s’en était rendu compte. Sans doute pas, à en juger par le regard que lui adressait son supérieur. Tout devenait soudain limpide. Yamata et ses alliés avaient engagé son pays dans une voie sans retour, et il n’aurait su dire s’ils en avaient ou non été conscients dès le début. Mais peu importait à présent. « Il nous faut quelque chose, insista-t-il, en réponse à nos initiatives. » C’est à peu près à ce moment que Cook réalisa sa lenteur à saisir. Regardant Nagumo au fond des yeux, il comprenait enfin tout : il y lisait moins de la cruauté que de la résolution. Le sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères songea à l’argent déposé sur un compte numéroté, aux questions qu’on ne manquerait pas de lui poser, et aux explications qu’il aurait sans doute à fournir. On aurait cru entendre sonner la cloche d’une école d’autrefois quand la pendule à affichage numérique passa de 11 :59 :59 à 12 :00 :00. « Merci, H.G. Wells », murmura un cambiste, sur le parquet de bois de la Bourse de Wall Street. La machine à remonter le temps était en route. Pour la première fois à sa souvenance à cette heure de la journée, le parquet était impeccable. Pas un seul bout de papier par terre. En regardant autour d’eux, tous les négociants postés à leur kiosque ne découvraient que des signes révélateurs de normalité. L’affichage défilant de l’indicateur de tendance fonctionnait depuis déjà une demi-heure, montrant les mêmes chiffres que la semaine précédente à la même heure : un bon moyen de se resynchroniser mentalement avec cette nouvelle journée. Tout le monde s’en servait comme d’une pierre de touche, d’un contact personnel avec une réalité à la fois présente et fugace. C’était un sacré putain de discours qu’avait prononcé le Président cinq heures plus tôt. Tous ceux qui étaient là l’avaient vu au moins une fois déjà, la plupart dans cette salle même ; l’allocution avait été suivie par un speech du patron de la Bourse de Wall Street qui aurait sans aucun doute fait la fierté d’un Knute Rockne{27}. Ils avaient une mission à remplir aujourd’hui, une mission qui était plus importante que leur bien-être individuel, et qui, une fois accomplie, contribuerait à leur sécurité à long terme comme à celle de l’ensemble du pays. Ils avaient passé la journée à reconstituer leurs activités du vendredi précédent, au point que chaque intermédiaire boursier connaissait maintenant avec précision la quantité d’actions qu’il ou elle détenait, ainsi que la position de chacun. Certains se rappelaient même les mouvements qu’ils s’apprêtaient à réaliser, mais la plupart avaient été à la hausse plutôt qu’à la baisse, et leur mémoire collective leur interdirait de les suivre jusqu’au bout. En contrepartie, tous se souvenaient parfaitement de la panique née en cet après-midi de la semaine précédente et, sachant désormais qu’elle avait été artificielle et préméditée, nul n’avait le désir de la déclencher à nouveau. Par ailleurs, l’Europe avait manifesté sa confiance dans le dollar en termes non équivoques. Les marchés obligataires étaient solides comme le roc et la tendance à l’ouverture avait été aux achats de valeurs du Trésor américain, pour tirer parti des conditions époustouflantes proposées par le gouverneur de la Réserve fédérale. Et c’était là le meilleur indicateur de confiance qu’ils aient jamais constaté. Durant plus de quatre-vingt-dix secondes, montre en main, il ne se passa strictement rien au parquet de la Bourse des valeurs. L’indicateur de tendance n’indiquait rien du tout. Le phénomène provoqua des ricanements incrédules chez des hommes dont l’esprit tournait à toute vitesse pour saisir ce qui se passait. Pendant ce temps, sans s’être donné le mot, les petits porteurs s’étaient précipités sur leur téléphone pour s’entendre répondre par leur agent de change de rester calmes et de voir venir. Et, en majorité, c’est ce qu’ils firent. Ceux qui confirmèrent malgré tout leurs ordres de vente virent ceux-ci traités en interne par leur société de Bourse à partir du volant de titres disponibles qui leur restait de la semaine écoulée. Mais les grosses firmes ne bougeaient pas, elles non plus. Chacune attendait que la voisine se décide. Cette inactivité d’une minute et demie parut une éternité pour tous ces traders habitués à une activité frénétique, et quand intervint enfin le premier mouvement d’envergure, ce fut comme une délivrance. Le premier mouvement d’importance de la journée émana, comme c’était prévisible, du Groupe Columbus. C’était un achat massif de titres Citibank. Quelques secondes plus tard, Merrill Lynch pressait le bouton pour effectuer le même genre d’acquisition sur Chemical Bank. « Ouais », lancèrent quelques voix au parquet. C’était logique, non ? Citibank était vulnérable en cas de chute du dollar, mais les Européens avaient veillé à ce que la devise américaine se redresse, et cela faisait de la First National City Bank une bonne valeur spéculative. Conséquence immédiate, la première tendance de l’indice moyen Dow Jones des valeurs industrielles était à la hausse, démentant toutes les simulations informatiques. « Ouais, on peut le faire, observa un autre contrepartiste. Je prends cent Manny-Hanny à six », annonça-t-il. Ce serait la seconde banque à bénéficier de cette tendance au raffermissement du dollar, et il voulait un stock de titres qu’il pourrait écouler à six un quart. Les valeurs qui avaient entraîné la dégringolade la semaine précédente étaient désormais en tête de la hausse, et pour les mêmes raisons. Aussi fou que cela puisse paraître, c’était parfaitement logique, se rendirent-ils tous compte. Et dès que le reste du marché l’aurait compris, ils pourraient tous en tirer parti. Le journal mural lumineux s’était remis à défiler et offrait une sélection des principales dépêches d’agence. On annonçait que Général Motors réembaucHait vingt mille ouvriers pour ses usines de la région de Detroit en prévision d’une reprise des ventes automobiles. La dépêche oubliait de signaler que l’opération allait s’étaler sur neuf mois et qu’elle était la conséquence de coups de fil du ministre du Travail et de son collègue du Commerce, mais cela suffit à susciter l’intérêt pour les valeurs de l’industrie automobile, et par voie de conséquence pour celles des machines-outils. Quand la pendule afficha 12 :05 :30, le Dow Jones avait grimpé de cinq points. À peine un hoquet après le vertigineux plongeon de cinq cents points de la semaine précédente, mais vu du parquet de la Bourse de Wall Street, ça ressemblait à l’Everest par un jour de beau temps. « J’y crois pas, observa Mark Gant, à quelques rues de là, dans l’immeuble fédéral Javits. — Merde, où est-il écrit que les ordinateurs ont toujours raison ? » remarqua George Winston avec un nouveau sourire forcé. Il avait eu sa part de soucis. Acheter du Citibank n’était pas sans risques, mais il put constater que son initiative avait eu l’effet voulu sur le titre. Dès qu’il fut monté de trois points, il le remit en douceur sur le marché afin d’encaisser son bénéfice, maintenant que d’autres gérants de portefeuilles lui avaient emboité le pas pour suivre la tendance. Ma foi, c’était prévisible, non ? Le troupeau avait besoin d’un guide, voilà tout. Montrez-leur une tendance et attendez qu’ils la suivent, et si elle va à contre-courant, c’est encore mieux. « À première vue, ça marche », annonça le gouverneur de la Réserve fédérale à ses collègues européens. Toutes les théories le proclamaient, mais les théories semblaient bien fragiles en des moments pareils. Fiedler et lui regardaient Winston, bien calé dans son fauteuil, mâchonnant un crayon et parlant tranquillement au téléphone. Ils entendaient parfaitement ce qu’il disait. En fait, la voix seule était calme, car tout son corps était tendu, comme celui d’un lutteur au moment du combat. Mais en moins de cinq minutes, ils le virent se détendre, sourire, se tourner pour dire quelque chose à Gant, qui hocha simplement la tête, incrédule devant ce qu’était en train de lui afficher son écran d’ordinateur. « Eh bien, qu’en dites-vous ? fit Ryan. — C’est bon signe ? demanda le Président Durling. — Présentons les choses ainsi : si j’étais à votre place, j’offrirais une douzaine de roses à la rédactrice de mes discours, en lui proposant de rempiler pour quatre ans. — Il est encore trop tôt pour ça, Jack », maugréa le Président. Ryan hocha la tête. « Oui, monsieur, je sais. Ce que je voulais vous dire, c’est que vous avez réussi. Bon, il se peut que le marché... disons, fluctue encore jusqu’à la fin de la journée, mais il n’y aura pas de chute à pic comment on aurait pu l’envisager. C’est une question de confiance, chef. Vous l’avez restaurée, c’est indéniable. — Et pour le reste ? — On leur offre une chance de repli. On saura d’ici ce soir s’ils la saisissent. — Et sinon ? » Le chef du Conseil national de sécurité réfléchit à la question. « Alors, il nous faudra trouver un moyen de les combattre sans trop les amocher. Il faut absolument localiser leurs têtes nucléaires et régler ce problème avant qu’il nous échappe complètement. — Est-ce possible ? » Ryan indiqua l’écran. « Ça non plus, on ne l’aurait pas cru possible. » 35 Conséquences CELA se produisit dans l’Idaho, dans une commune proche de la base aérienne de Mountain Home. On avait envoyé un sergent à la BA d’Andersen, sur l’ile de Guam, pour y travailler sur les radars de contrôle d’approche. Sa femme avait accouché une semaine après son départ, et le soir même, alors qu’elle essayait de l’appeler pour lui annoncer la naissance de sa fille, elle s’entendit répondre que les lignes étaient coupées pour cause de tempête. gée de vingt ans et sans grande instruction, la jeune femme avait accepté la nouvelle, dépitée. Les liaisons téléphoniques militaires étaient surchargées, lui avait dit un officier, sur un ton si convaincant qu’elle était rentrée chez elle, sans insister, les larmes aux yeux. Le lendemain, elle s’en était ouverte à sa mère qui avait ainsi découvert, ébahie, que son gendre n’était pas encore au courant de la naissance de sa fille. Même en temps de guerre, se dit la mère, ce genre de nouvelle arrivait toujours à passer — et quelle tempête pouvait être pire qu’une guerre ? Elle appela donc la station de télé locale en demandant le spécialiste météo, un quinquagénaire sagace qui excellait à prédire les tornades qui ravageaient la région chaque printemps, et qui, de l’avis général, sauvait une dizaine de vies chaque année, par la précision de son analyse du cheminement de ces tourbillons destructeurs. Le spécialiste météo, qui appréciait les démonstrations amicales d’admirateurs lorsqu’il faisait ses courses au supermarché, vit dans cette demande un nouvel hommage à son professionnalisme ; par ailleurs, il n’avait jamais eu l’occasion d’étudier l’océan Pacifique. Mais ce n’était pas un problème. Il se connecta au réseau satellite du NOAA et pianota sur son ordinateur pour Balayer à rebours les cartes météo de ces derniers jours et voir quel genre de tempête avait frappé ces îles récemment. Il savait qu’à cette époque de l’année, il n’y avait aucun risque de typhon, mais l’archipel était en plein océan et les tempêtes y étaient constantes. Mais pas cette année, et pas en ce moment. Les photos satellite révélaient quelques nuages moutonnants, mais à part ça, le temps était calme. Durant quelques minutes, il se demanda si l’océan Pacifique ne pourrait pas être, comme l’Arkansas, sujet à des vents en rafale par temps clair, mais non, c’était peu probable, car ce genre de tempête adiabatique était essentiellement dû aux écarts de température et d’altitude, alors qu’un océan était plat avec des écarts de température modérés. Il consulta un collègue, ancien météorologue de la marine, qui lui confirma le fait, et se retrouva donc avec un mystère sur les bras. S’avisant alors que l’information qu’on lui avait donnée pouvait être erronée, il compulsa son annuaire et composa le 011-671-555-1212, numéro des renseignements gratuit. Il tomba sur un message enregistré qui lui apprit qu’il y avait eu une tempête. Sauf qu’il n’y avait jamais eu de tempête. Était-il le premier à s’en apercevoir ? Il décida alors de se rendre au service infos. En l’espace de quelques minutes, une demande de renseignements était lancée sur le service d’une agence de presse. « Ryan. — Bob Holtzman, Jack. J’ai une question pour vous. — J’espère que ce n’est pas sur Wall Street, répondit Jack en prenant un ton le plus détaché possible. — Non. Sur Guam. Pourquoi les liaisons téléphoniques avec l’île sont-elles interrompues ? — Bob, vous vous êtes renseigné auprès de la compagnie du téléphone ? hasarda Ryan. — Ouais. Et ils m’ont répondu qu’une tempête a coupé un paquet de lignes. Sauf qu’il y a deux ou trois détails qui clochent. Un, il n’y a jamais eu de tempête. Deux, il y a un câble sous-marin, plus une liaison satellite. Trois, une semaine, ça fait long. Qu’est-ce qui se passe ? demanda le journaliste. — Combien de gens se posent la question ? — Pour l’instant, il n’y a que moi et une station de télé locale, à Little Rock, qui a envoyé une demande via Associated Press. D’ici une demi-heure, il va y en avoir un morceau. Qu’est-ce qui se passe ? C’est encore ces manoeuv... — Bob, qu’est-ce que vous diriez de passer me voir ? » suggéra Ryan. Bon, ce n’est pas comme si t’avais cru que ça durerait toujours. Puis il appela le bureau de Scott Adler. Mais ça aurait quand même pu attendre vingt-quatre heures de plus, non ? Le Yukon était en train de ravitailler la seconde partie de la flotte. L’urgence de la situation obligeait le pétrolier à servir deux escorteurs à la fois, un de chaque côté, tandis que son hélico faisait des navettes entre les divers bâtiments pour livrer le reste de l’approvisionnement — dont plus de la moitié consistait en pièces détachées pour remettre en état de combat les avions de l’Ike. Le soleil allait se coucher d’ici une demi-heure et les opérations de ravitaillement se poursuivraient de nuit. La force de combat de Dubro avait filé vers l’est à toute vapeur, pour s’éloigner le plus possible de la formation indienne, et s’était remise en statut EMCON, tous les radars coupés et les avions de surveillance disposés pour tromper l’ennemi. Mais ils avaient perdu la trace des deux porte-avions indiens, et Dubro commençait à se faire du souci, tandis que les Hawkeye continuaient de scruter la zone avec précaution. « Vigies signalent appareil non identifié en approche au deux-un-cinq », annonça le haut-parleur. L’amiral jura en silence, saisit ses jumelles, se tourna vers le sud-ouest. Là-bas. Deux Sea Harrier. Prudents, eux aussi. Ils volaient à cinq mille pieds à peu près, en formation de combat tactique ou de démonstration aérienne, de front et à la même altitude, en prenant garde à ne survoler aucun bateau. Avant même qu’ils n’aient dépassé le premier rideau d’escorteurs, deux Tomcat étaient venus se placer derrière eux, un peu au-dessus, prêts à les abattre en l’affaire de quelques secondes s’ils manifestaient la moindre intention hostile. Mais manifester une intention hostile signifiait perdre une arme, et en cette ère de progrès, perdre une arme signifiait presque inévitablement un coup au but, nonobstant le sort ultérieur de l’avion qui l’aurait lancée. Les Harrier ne firent qu’un passage. Ils semblaient être équipés de réservoirs supplémentaires, voire d’une nacelle de détection, mais n’étaient pas armés — pas cette fois-ci. L’amiral Chandraskatta n’était pas un imbécile, mais Dubro n’avait jamais imaginé qu’il l’était. Son adversaire avait joué patiemment, attaché à remplir sa mission en prenant tout son temps pour apprendre tous les trucs montrés par les Américains. Ce n’était pas ça qui allait consoler le commandant américain. « On les raccompagne ? » demanda le capitaine de frégate Harrison, sans émotion. Mike Dubro hocha la tête. « Rapprochez un des Hummer, qu’il les suive au radar. » Mais quand bon Dieu Washington se rendrait-il compte de l’imminence d’une confrontation ? « Monsieur l’ambassadeur, dit Scott Adler en repliant le billet que venait de lui transmettre un collaborateur. Il est probable que d’ici vingt-quatre heures, votre occupation des Mariannes sera de notoriété publique. Dès lors, la situation nous échappera totalement. Vous avez tous pouvoirs pour résoudre cette affaire avant que... » Mais il ne les avait pas, comme Adler commençait à le soupçonner, malgré les dénégations de son interlocuteur. Comme il s’avisa qu’il l’avait sans doute poussé à bout un peu trop vivement. Même s’il n’avait guère le choix en l’occurrence. Toute cette affaire avait débuté depuis une semaine à peine. Selon les usages diplomatiques habituels, c’était à peu près le temps qu’il fallait pour choisir le genre de chaises sur lesquelles s’installeraient les négociateurs. De ce côté, tout s’était mal goupillé depuis le début, mais Adler était un diplomate de métier qui ne voulait jamais perdre espoir. Même maintenant, alors qu’il concluait sa déclaration finale, il cherchait au fond des yeux de son interlocuteur la trace d’une lueur dont il pourrait rendre compte à la Maison-Blanche. « Tout au long de nos discussions, nous avons entendu citer les exigences de l’Amérique, mais nous n’avons pas entendu un seul mot concernant les légitimes intérêts de sécurité de mon pays. Aujourd’hui encore, vous avez mené une attaque systématique contre les fondements mêmes de notre système économique et financier, et... » Adler se pencha en avant. « Monsieur l’ambassadeur ! Il y a une semaine, votre pays nous a fait subir la même chose, comme le démontrent les éléments placés devant vous. Il y a une semaine, votre pays a lancé une attaque contre la marine des États-Unis. En toute équité, monsieur, vous êtes bien mal placé pour critiquer nos efforts pour restaurer notre stabilité économique. » Il marqua un temps d’arrêt, se reprochant son langage qui était tout sauf diplomatique, mais vu la gravité des événements, les bonnes manières étaient superflues — ou elles le seraient bientôt. « Nous vous avions offert l’occasion de renégocier de bonne foi une interprétation de la loi de réforme du commerce extérieur qui serait acceptable pour les deux parties. Nous sommes prêts à accepter des excuses et des réparations pour les pertes subies par notre marine. Nous exigeons d’autre part l’évacuation immédiate des iles Mariannes par les forces armées japonaises. » Mais les choses étaient allées désormais trop loin, chacun autour de la table en était conscient. Ils étaient pris de court. Adler sentait peser le terrible fardeau de l’inéluctable. Tous ses talents étaient désormais inutiles. D’autres événements, d’autres acteurs avaient pris sa place — comme ils avaient pris celle de l’ambassadeur. L’expression qu’il lut sur les traits de l’homme était sans doute le reflet de la sienne. Quand celui-ci s’exprima, ce fut d’une voix mécanique. « Avant de pouvoir vous répondre, je dois en référer à mon gouvernement. Je vous propose d’ajourner la conférence, afin de pouvoir procéder à ces consultations. » Adler acquiesça, moins fâché qu’attristé. « Comme vous voudrez, monsieur l’ambassadeur. Si vous avez besoin de nous, nous restons à votre disposition. » « Mon Dieu, vous avez réussi à taire un truc pareil ? Mais enfin comment ? insista Holtzman, abasourdi. — Parce que vous étiez tous occupés à regarder de l’autre côté, répondit Jack, sans ménagements. De toute façon, vous avez toujours trop compté sur nous pour obtenir des informations. » Il regretta aussitôt ses paroles. Elles avaient par trop un accent de défi. Le stress, Jack. « Mais vous nous avez menti au sujet des porte-avions, et pour les sous-marins, vous avez gardé un silence complet ! — Nous faisons notre possible pour arrêter cette spirale avant que la situation n’empire, intervint le Président Durling. En ce moment même, nous sommes en pourparlers avec eux au Département d’État... — Vous avez eu une sacrée semaine, reconnut le journaliste. Kealty est hors-jeu ? » Le Président acquiesça. « Il est en train de discuter avec les représentants du ministère de la justice et avec les victimes. — Le plus important était de remettre en ordre les marchés, dit Ryan. C’était le véritable... — Qu’est-ce que vous racontez ? Ils ont quand même tué des gens ! objecta Holtzman. — Bob, pourquoi n’avez-vous pas cessé de marteler cette histoire de Wall Street tout au long de la semaine ? Merde, ce qu’il y avait de plus terrifiant dans cette attaque menée contre nous, c’était leur habileté à ruiner les marchés financiers et démolir le dollar. C’est cela qu’il fallait régler au plus vite. » Bob Holtzman concéda le point. « Merde, mais comment avez-vous réussi à nous sortir de là ? » « Bon Dieu, qui aurait pu penser une chose pareille ? » demanda Mark Gant. La cloche venait de retentir pour annoncer la clôture de la journée boursière écourtée. Le Dow était descendu de quatre points un quart, avec quatre cents millions de titres échangés. Le S&P 500 des valeurs industrielles était même monté d’une fraction de point, de même que le NASDAQ, parce que les blue chips, les trente valeurs-phares servant au calcul du Dow Jones, avaient plus souffert de la tempête que le menu fretin. Mais c’était le marché des titres du Trésor qui avait le mieux résisté, et le dollar était ferme. En revanche, le yen avait pris une terrible raclée face aux devises occidentales. « La confiance retrouvée sur le marché obligataire entraînera une nouvelle chute des actions d’ici la semaine prochaine », dit Winston en se massant le visage, remerciant le ciel de sa bonne fortune. Les derniers soubresauts du marché encourageraient les investisseurs à rechercher des placements plus sûrs, même si la solidité du dollar devrait rapidement freiner la baisse. « D’ici la fin de la semaine ? s’étonna Gant. Peut-être. Je n’en suis pas aussi sûr. Il y a encore un bon paquet de titres qui restent sous-évalués. — Votre mouvement sur Citibank était brillant, commenta le gouverneur de la Réserve fédérale en venant s’asseoir à côté des deux financiers. — Ils ne méritaient pas la dégelée qu’ils se sont prise vendredi dernier et tout le monde le savait très bien. J’ai simplement été le premier à acheter, répondit tranquillement Winston. D’ailleurs, on s’est retirés avant les autres. » Il essayait de ne pas avoir le triomphe trop facile. À vrai dire, cela n’avait jamais été qu’un nouvel exercice de psychologie ; il avait agi de manière à la fois logique et inattendue, pour déclencher une tendance momentanée, avant de prendre son bénéfice en vitesse. Le bizness, comme d’habitude. « Une idée des résultats de Columbus aujourd’hui ? s’enquit le ministre Fiedler. — Environ dix de mieux » répondit aussitôt Gant — soit dix millions de dollars, une assez bonne journée, compte tenu des circonstances. « On fera mieux la semaine prochaine. » Un agent du FBI arriva. « Un coup de fil de la Fiduciaire de dépôt. D’après eux, toutes les opérations se sont déroulées normalement. Cette partie du système semble avoir retrouvé un fonctionnement normal. — Du nouveau du côté de Chuck Searls ? demanda Winston. — Eh bien, on a complètement retourné son appartement. Vous savez quoi ? On a retrouvé chez lui deux dépliants sur la Nouvelle-Calédonie... C’est un territoire qui appartient à la France, et on a demandé aux Français de le rechercher. — Vous voulez un bon conseil ? — Monsieur Winston, nous sommes toujours demandeurs de conseils », répondit l’agent avec un sourire. L’ambiance qui régnait dans la pièce était contagieuse. « Regardez également dans d’autres directions. — On contrôle tout. » « Ouais, Buzz », dit le Président en décrochant son téléphone. Ryari, Holtzman et deux agents du Service secret virent SAUTEUR fermer les yeux et pousser un long soupir. Il avait reçu tout l’après-midi des rapports de Wall Street, mais pour lui, la nouvelle ne fut officielle que lorsqu’il l’eut entendue de la bouche de son ministre des Finances. « Merci, mon ami. S’il vous plaît, faites savoir à tout le monde que je... bien, merci. À ce soir. » Il raccrocha. « Jack, vous êtes un homme précieux dans la tempête. — Il en reste encore une. — Donc, la question est réglée ? » demanda Holtzman, sans vraiment comprendre de quoi venait de parler Durling. Ryan se chargea de répondre. « Nous n’en savons rien encore. — Mais... — Mais on pourra faire passer l’incident avec les deux porte-avions pour une fausse manoeuvre, un malencontreux accident, et nous ne pourrons savoir ce qui est arrivé aux sous-marins tant qu’on n’aura pas examiné les épaves. Or, elles gisent par cinq mille mètres de fond », expliqua Jack, en se reprochant de devoir lui parler de la sorte. Mais c’était la guerre, et la guerre, on faisait tout pour l’éviter. Si possible. » Il reste aux uns et aux autres une chance de faire machine arrière, de faire passer ça pour un malentendu, pour l’initiative de quelques individus échappant à toute autorité ; si on parvenait à les mettre hors d’état de nuire, on n’aurait plus d’autres morts à déplorer. — Et vous me racontez tout ça ? — Ça vous en bouche un coin, pas vrai ? fit Jack. Si les pourparlers au Département d’État débouchent, alors vous avez le choix, Bob : soit, vous nous aidez à calmer le jeu, soit vous pouvez vous retrouver avec un règlement de comptes armé sur la conscience. Bienvenue au club, monsieur Holtzman. — Écoutez, Ryan, vous ne pouvez pas me... — Bien sûr que si. Ce ne sera pas la première fois. » Jack nota que le Président restait assis dans son coin à les écouter sans rien dire. À la fois pour prendre ses distances vis-à-vis des manoeuvres de Ryan, mais aussi, peut-être, pour goûter le spectacle. Et Holtzman jouait le jeu. « Alors, enfin, qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda Goto. — Cela veut dire qu’ils vont fanfaronner », lui dit Yamata. Ça veut dire que notre pays a besoin d’un chef, mais ça, il ne pouvait pas l’avouer. « Ils sont incapables de récupérer les îles. Ils n’ont pas les moyens matériels de nous attaquer. Ils ont peut-être réussi à colmater provisoirement les brèches dans leurs marchés financiers, mais l’Europe et l’Amérique ne pourront pas survivre indéfiniment sans nous, et d’ici qu’ils s’en rendent compte, nous n’aurons plus autant besoin d’eux que maintenant. Vous ne voyez donc pas ? Notre problème a toujours été de gagner notre indépendance ! Quand nous y serons parvenus, tout changera. — Et d’ici là ? — Aucun changement. Les nouvelles lois commerciales américaines équivaudraient à un déclenchement des hostilités. Au moins, nous y gagnons au change, avec une chance d’être enfin maîtres chez nous. » C’était bien là le fond du problème, le seul élément que personne à part lui n’avait vraiment réussi à discerner. Le Japon pouvait fabriquer des produits et les vendre, mais tant qu’il aurait besoin de marchés plus que les marchés n’avaient besoin de lui, les lois commerciales pourraient le paralyser sans le moindre recours. Les Américains, encore et toujours. Eux qui avaient poussé à une fin prématurée de la guerre entre Russes et Japonais, nié leurs ambitions impériales, les autorisant juste à rebâtir leur économie, avant de leur couper l’herbe sous le pied. Trois fois déjà, ils l’avaient fait, ceux-là mêmes qui avaient tué toute sa famille. Étaient-ils donc aveugles ? Aujourd’hui, le Japon avait enfin riposté, mais la timidité aveuglait ses concitoyens. Yamata devait prendre sur lui pour maîtriser sa colère contre cet imbécile sans envergure. Il avait toutefois besoin de Goto, même si le Premier ministre était trop stupide pour se rendre compte qu’il n’y avait plus moyen de faire machine arrière. — Vous êtes sûr qu’ils ne peuvent pas... répliquer à nos actions ? demanda Goto après une petite minute de réflexion. — Hiroshi, je me tue à vous le répéter depuis des mois. Nous ne pouvons pas manquer de gagner — sauf à refuser d’essayer. » « Bigre, j’aimerais bien pouvoir utiliser ces joujoux pour faire nos relevés. » La vraie magie de l’imagerie par satellite résidait moins dans les photographies individuelles que dans les couples photogrammétriques, pris en général à quelques secondes d’intervalle par le même appareil, puis transmis aux stations au sol de Sunnyvale et de Fort Belvoir. L’imagerie en temps réel, c’était parfait pour exciter l’imagination des parlementaires initiés à ces domaines, ou pour comptabiliser rapidement des données. Mais pour un travail sérieux, on recourait aux clichés imprimés, assortis par paires et visionnés à l’aide d’un stéréoscope, plus efficace que l’oeil humain pour donner aux photos un véritable relief tridimensionnel. C’était presque aussi bien que de survoler le terrain en hélicoptère. Peut-être même mieux, estima le fonctionnaire de l’AMTRAK, parce qu’on peut aller en arrière comme en avant. « Les satellites, ça coûte un paquet, observa Betsy Fleming. — Ouais, l’équivalent de notre budget de fonctionnement annuel. Ah, celle-ci est intéressante... » Une équipe de spécialistes de la photo-interprétation avait analysé les clichés un par un, bien sûr, mais il fallait bien avouer que la CIA et le NRO avaient depuis plusieurs dizaines d’années cessé de s’intéresser aux aspects techniques du tracé et de la construction des voies ferrées. Repérer des trains transportant des chars ou des missiles était une chose. Mais là, c’était une autre paire de manches. « Comment cela ? — La ligne du Shinkansen est une ligne commerciale. Cet embranchement ne va pas leur rapporter grand-chose. Ils pourraient éventuellement creuser un tunnel par ici, poursuivit-il en manipulant les photos. Peut-être qu’ils envisagent de desservir cette ville — mais à leur place, j’aurais pris par l’autre côté pour économiser sur le génie civil. Évidemment, ça pourrait être une simple bretelle de service pour l’entretien de la ligne. — Hein ? » Il répondit sans lever les yeux du stéréoscope. « Une voie de garage pour entreposer du matériel d’entretien : wagons-ateliers, chasse-neige, et ainsi de suite. L’endroit est bien situé. Le seul hic est qu’on n’y voit pas un seul wagon. » La résolution des clichés était proprement fantastique. Ils avaient été pris aux alentours de midi, heure locale, et l’on voyait nettement les reflets du soleil sur les rails de la ligne principale, comme de l’embranchement. Il estima que l’écartement de la voie devait correspondre à peu près à la résolution maximale de l’objectif, un détail intéressant, mais qu’il ne pouvait transmettre à personne. Les traverses étaient en béton, comme sur l’ensemble du réseau à grande vitesse japonais, et la qualité de construction et de pose de la voie était... eh bien, il l’avait toujours enviée. L’ingénieur des chemins de fer leva les yeux à regret. « C’est tout sauf une ligne commerciale. Les courbes sont trop serrées. Pas question de circuler sur cette voie à plus de cinquante à l’heure, alors que les trains qui empruntent ce tronçon de la ligne principale foncent à plus de cent soixante. Ce qui est marrant, c’est qu’elle disparait tout d’un coup... — Oh ? fit Betsy. — Voyez vous-même. » L’ingénieur se leva pour s’étirer, cédant sa place à Mad. Fleming devant la visionneuse. Il s’empara d’une carte à grande échelle de la vallée pour avoir un aperçu de la topographie des lieux. « Vous savez, quand Hill et Stevens ont construit la ligne du Great Northern... » Betsy n’était pas intéressée. « Chris, regardez plutôt ça... » Leur visiteur quitta des yeux sa carte. « Oh. Le wagon ? Je ne sais pas de quelle couleur ils peignent leur matériel roul... — Pas en vert. » Le temps jouait en général en faveur de la diplomatie, mais pas dans le cas présent, songea Adler en pénétrant dans la Maison-Blanche. Il connaissait le chemin, et il avait droit à un agent du Service secret pour le guider au cas où il se perdrait. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères fut surpris de découvrir un journaliste lorsqu’il entra dans le Bureau Ovale, et plus surpris encore de constater qu’on l’autorisait à rester. « Vous pouvez parler », l’informa Ryan. Scott Adler inspira un grand coup et entama son compte rendu. « Ils ne cèdent sur rien. La situation met l’ambassadeur mal à l’aise et ça se voit. Je ne crois pas qu’il ait reçu d’instructions particulières de Tokyo, et c’est ce qui m’inquiète. Chris Cook pense qu’ils sont prêts à nous la démilitariser, mais ils veulent restituer Guam à condition de la démilitariser, mais ils veulent garder le reste des îles. Je leur ai brandi sous le nez la LRCE, mais sans obtenir de réponse substantielle. » Il marqua un temps d’arrêt. « Ça ne marchera jamais. On pourra s’acharner une semaine ou un mois, on n’aboutira jamais à rien. Fondamentalement, ils ne savent pas dans quoi ils se sont embringués. Pour eux il y a continuité entre crise économique et crise militaire. Ils ne voient pas la limite tracée entre les deux. Ne se rendant pas compte qu’ils l’ont franchie, ils n’éprouvent pas le besoin de la repasser dans l’autre sens. — Vous êtes en train de nous dire qu’on est en guerre », observa Holtzman, pour mettre les choses au clair. Il se faisait l’effet d’être un imbécile à poser une telle question. Il n’avait pas noté que le même climat d’irréalité baignait tous les participants à la réunion. Adler acquiesça. « J’en ai bien peur. — Alors, qu’est-ce qu’on compte faire ? — À votre avis ? » demanda le Président Durling. Le capitaine de frégate Dutch Claggett n’aurait jamais imaginé se retrouver dans une telle situation. L’homme avait connu une carrière fulgurante depuis sa sortie de l’École navale, vingt-trois ans plus tôt, qui avait connu un arrêt brutal à bord de l’USS Maine, quand, au titre d’officier de commandement, il avait assumé la responsabilité du seul sous-marin lanceur d’engins perdu par la flotte américaine. L’ironie était qu’il avait toujours eu l’ambition de commander un sous-marin nucléaire ; or commander le Tennessee ne signifiait absolument plus rien aujourd’hui. Ce n’était plus qu’une ligne sur son curriculum quand il se recyclerait dans le civil. Ce bateau avait été conçu pour emporter des missiles balistiques Trident-II, mais les missiles avaient disparu et si on l’avait maintenu en service, c’était uniquement parce que le mouvement écologique de la région avait protesté contre son désarmement devant le tribunal d’instance et que le juge, membre de longue date du Sierra Club{28}, avait admis les arguments — l’affaire était à présent aux mains de la cour d’appel fédérale. Claggett commandait le Tennessee depuis neuf mois maintenant, mais la seule fois où il avait appareillé, ça avait été pour changer de quai. Pas franchement ce qu’il avait rêvé pour sa carrière. Ce pourrait être pire, se dit-il dans l’intimité de sa cabine. Il aurait pu être mort, avec tant d’autres de ses compagnons de l’USS Maine. Mais il avait le Tennessee pour lui tout seul — il n’en partageait même pas le commandement avec un second — et, techniquement parlant, il restait toujours un officier commandant un bâtiment de guerre : son équipage réduit à quatre-vingt-cinq hommes continuait à s’entraîner tous les jours parce que telle était la vie en mer, même quand on restait à quai. On allumait le réacteur de propulsion nucléaire, que ses mécaniciens avaient baptisé la « Compagnie électrique du Tennessee », au moins une fois par semaine. Les opérateurs sonar s’exerçaient à la détection et à l’acquisition de cibles avec des bandes audio, et les autres techniciens manoeuvraient tous les systèmes embarqués, allant jusqu’à bidouiller leur unique torpille Mark 48. Il fallait bien. Le reste de l’équipage n’était pas en voie de démobilisation, après tout, et son devoir était d’entretenir leur niveau de qualification, en prévision du transfert, qu’ils attendaient tous, à bord d’une unité qui appareillerait vraiment. « Message du SubPac, commandant », dit un matelot, en lui tendant une planchette porte-papiers. Claggett la prit et signa d’abord le reçu. Signalez quel est votre délai minimal pour appareiller. « Bon sang ! » s’exclama le capitaine Claggett, en fixant la paroi de sa cabine. Puis il réalisa que le message aurait au moins dû transiter d’abord par le groupe, et non lui parvenir directement de Pearl. Il décrocha son téléphone et composa de mémoire le numéro du commandement de la flotte sous-marine du Pacifique. « L’amiral Mancuso, je vous prie. De la part du Tennessee. — Dutch ? Quelle est votre condition matérielle ? demanda Bart sans préambule. — Tous les systèmes sont opérationnels, amiral. On a même subi notre ISR il y a quinze jours, et on a décroché la note maximale. » Claggett faisait référence à l’Inspection de sécurité du réacteur, qui demeurait le Saint Graal de la marine nucléaire, même pour les équipages les mieux affûtés. « Je sais. Quel délai ? » demanda Mancuso. La sécheresse de la question était comme un rappel du bon vieux temps. « Il faut que je m’approvisionne en vivres et en torpilles, et il me faut trente hommes. — Vos points faibles ? » Claggett réfléchit quelques instants. Ses officiers étaient un peu jeunes, mais ça ne le dérangeait pas, d’autant qu’il avait un solide encadrement d’officiers mariniers. « Aucun, à vrai dire. Je les fais bosser dur. — Bien, parfait. Dutch, je compte sur vous pour être prêt à appareiller ASAP. Le groupe est en train de se mettre en branle. Je veux vous voir en mer le plus vite possible. Les ordres de mission sont déjà partis. Soyez prêts pour une mission de quatre-vingt-dix jours. — À vos ordres, amiral. » Claggett entendit raccrocher. Un instant après, il redécrocha son téléphone pour demander à tous ses techniciens et officiers mariniers de le retrouver au carré. La réunion n’avait pas encore débuté que le téléphone sonnait de nouveau. C’était un coup de fil du groupe demandant à Claggett ses exigences précises en effectifs. « Votre maison dispose d’une jolie vue. Elle est à vendre ? » Signe de dénégation d’Oreza. « Non. Absolument pas, dit-il à l’homme sur le seuil. — Vous y réfléchirez peut-être. Vous êtes pêcheur, n’est-ce pas ? — Oui monsieur, tout à fait. Je loue un bateau... — Oui, je sais. » L’homme regarda autour de lui, admirant à l’évidence la taille et l’emplacement de ce qui n’était pourtant en fait qu’un banal pavillon de lotissement selon les critères américains. Manuel et Isabel Oreza l’avaient acheté cinq ans plus tôt, devançant de peu le boom immobilier à Saipan. « Je serais prêt à vous payer une grosse somme. — Mais où irais-je vivre, moi ? demanda Portagee. — Plus d’un million de dollars américains », persista l’homme. Assez bizarrement, l’offre suscita chez Oreza un éclair de colère. Il avait encore son emprunt logement à finir de rembourser ; il réglait les traites tous les mois — enfin, c’était sa femme, mais là n’était pas la question. Le rituel typiquement américain de détacher la quittance du carnet à souche, de remplir le chèque, de fourrer les deux dans l’enveloppe pré-imprimée et de glisser celle-ci dans la boîte le premier du mois — tout ce rituel était pour eux la preuve tangible qu’ils étaient enfin propriétaires de leur maison après trente-cinq ans et plus à avoir bourlingué au service de l’État. « Monsieur, cette maison m’appartient, vu ? Je vis ici. Je m’y plais. » L’homme était un parangon de courtoisie, en sus d’être collant comme une teigne. Il tendit une carte de visite. « Je sais. Je vous prie d’excuser mon intrusion. J’aimerais avoir de vos nouvelles, une fois que vous aurez pris le temps de réexaminer mon offre. » Sur quoi, il prit congé pour se diriger vers la maison suivante du lotissement. « C’est quoi, cette histoire ? grommela Portagee en refermant la porte. — Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Pete Burroughs. — Me filer un million de dollars pour la maison. — Elle est bien située, observa Burroughs. Sur la côte californienne, vous en tireriez un bon prix. Mais quand même pas autant. C’est incroyable, le niveau qu’atteint le prix de l’immobilier au Japon. — Mais un million ? » Et ce n’était que son offre de départ. L’homme avait garé son Toyota Land Cruiser au fond de l’impasse, et il faisait manifestement toutes les maisons une par une, pour voir qui était intéressé. Oh, il pourrait la revendre pour bien plus, et même, s’il est malin, se contenter de la louer. — Mais nous alors, où est-ce qu’on irait vivre ? — Nulle part, répondit Burroughs. Combien êtes-vous prêt à parier qu’ils vous offriront en prime un billet de première, direction la métropole. Réfléchissez-y », suggéra l’ingénieur. Ma foi, c’est intéressant, estima Robby Jackson. À part ça, du nouveau ? — Les pétroliers qu’on avait vus précédemment sont repartis. La situation est en train... merde, on peut dire que la situation est redevenue normale, hormis tous ces soldats. — Des difficultés ? — Non, amiral, aucune. Les mêmes bateaux arrivent toujours, avec l’approvisionnement, le carburant, tout le reste. Le trafic aérien a considérablement diminué. Les soldats se sont plus ou moins retranchés, mais ils l’ont fait avec discrétion. On ne voit plus grand-chose. Il reste encore pas mal de coins sauvages dans l’île. Je suppose qu’ils sont tous allés se planquer là-bas. J’y suis pas allé voir, vous savez ! l’entendit dire Jackson. — C’est très bien, major, gardez votre calme. Excellent rapport. Donnez-moi le temps de digérer tout ça. — D’accord, amiral. » Jackson prit ses notes. Il aurait dû en fait transmettre tout ce dossier à quelqu’un d’autre, mais le major Oreza avait envie d’entendre une voix familière à l’autre bout du fil et, de toute façon, toutes leurs conversations étaient enregistrées par les gars du Renseignement. Mais il avait d’autres soucis en tête. L’aviation devait sonder une nouvelle fois ce soir les défenses aériennes japonaises. La ligne de patrouille des SSN progresserait encore de cent milles vers l’ouest, et les techniciens recueilleraient encore quantité d’informations, en grande partie grâce aux satellites. L’Enterprise devait avoir rallié Pearl Harbor dans la journée. Il y aurait deux escadrilles complètes à la base aéronavale de Barbers Point, mais aucun porte-avions pour les accueillir. La 25e division d’infanterie légère était toujours basée au camp de Schofield, à quelques kilomètres de là, mais il n’y avait pas non plus de navires pour l’embarquer. Il en allait de même pour la 1e division d’Infanterie de marine de Camp Pendleton, Californie. La dernière fois que les Américains avaient débarqué aux Mariannes, le 15 juin 1944, avec l’opération FORAGER — il avait pris la peine de faire les recherches —, on avait utilisé 535 bateaux et 127 571 hommes. Même en ajoutant à la marine de guerre des États-Unis l’ensemble des navires marchands battant pavillon américain, on n’approchait pas, et de loin, le premier chiffre ; l’armée de terre et le corps des Marines réunis auraient eu du mal à recruter un nombre de fantassins comparable au second. La VIe flotte de l’amiral Ray Spruance — aujourd’hui démantelée — était formée de pas moins de quinze porte-avions rapides. La flotte du Pacifique en avait aujourd’hui zéro. On avait assigné cinq divisions à la reconquête des îles, avec le soutien de plus de mille avions tactiques et de plus de cinq cents bâtiments de guerre, porte-avions, croiseurs et destroyers... Et tu es l’heureux fils de pute chargé de pondre un plan stratégique pour récupérer les Mariannes. Et avec quoi ? On n’était pas en mesure de les affronter sur un pied d’égalité. Ils tenaient les îles, et leur armement, pour l’essentiel de conception américaine, était formidable. Mais la pire difficulté restait le nombre de civils. Les « autochtones », presque tous citoyens américains, étaient près de cinquante mille, la majorité vivaient sur Saipan et tout plan d’attaque qui prélèverait un trop lourd tribut sur ces vies humaines au nom de la libération serait un poids que sa conscience n’était pas prête à assumer. Il s’agissait là d’une guerre d’un genre complètement inédit, avec des règles entièrement nouvelles, dont une bonne partie lui échappaient encore. Mais les enjeux principaux restaient les mêmes. L’ennemi s’est approprié notre bien et nous devons le reprendre, ou alors l’Amérique n’est plus une grande puissance. Jackson n’avait pas passé toute sa vie sous l’uniforme pour être le témoin et l’acteur d’une telle page d’histoire. En outre, que dirait-il au major Oreza ? Pas question de les affronter sur un pied d’égalité. L’Amérique n’était plus en mesure d’opérer des mouvements de troupes de grande ampleur, sinon pour les transférer d’une base à une autre. Il n’y avait à vrai dire aucune troupe digne de ce nom à déplacer, et aucune marine digne de ce nom pour effectuer le transport. Ils n’avaient aucune base avancée pour soutenir une invasion. À moins que... ? L’Amérique détenait encore la majeure partie des îles du Pacifique Ouest, et toutes étaient équipées d’une piste ou d’un aérodrome. Les avions avaient une autonomie plus grande aujourd’hui, et ils pouvaient ravitailler en vol. Les navires pouvaient rester en mer presque indéfiniment, une technique inventée par la marine américaine quatre-vingts ans plus tôt et facilitée encore par l’avènement de la propulsion nucléaire. Plus important, la technologie des armements s’était améliorée. On était passé du gourdin à la rapière. Et à l’imagerie par satellite. Saipan. C’était là que se déciderait l’issue du combat. Saipan était la clé de l’archipel. Jackson décrocha son téléphone. « Ryan. — Robby. Jack, quelle est notre marge de manoeuvre, au juste ? — Pas d’hécatombe. On n’est plus en 1945. Et ils ont des missiles nucléaires. — Ouais. Bon, on les cherche toujours, enfin, c’est ce qu’on me dit, et je sais que ce sera notre première cible si on arrive à les trouver. Et si on n’y arrive pas ? — Il le faudra », répondit Ryan. Vraiment ? D’après les meilleurs renseignements dont il disposait, le commandement et le contrôle de ces missiles étaient aux mains d’Hiroshi Goto, un homme à l’intelligence limitée qui nourrissait une franche antipathie à l’égard des États-Unis. Un problème plus critique pour Ryan était qu’il n’avait aucune confiance dans la capacité de son pays à prédire les actes de cet individu. Ce qui pouvait lui sembler irrationnel pouvait être parfaitement raisonnable pour Goto — et pour tous les hommes auprès de qui il prenait conseil, en tête desquels se trouvait Raizo Yamata, qui était à l’origine de toute cette affaire et dont les motivations personnelles demeuraient mystérieuses. « Robby, il faut qu’on les mette hors-jeu, et pour y parvenir... c’est d’accord, tu as carte blanche. Je réglerai ça avec la NCA. » À savoir l’Autorité nationale de commandement — en jargon du Pentagone : le Président. « Jusqu’au nucléaire ? » demanda Jackson. Sa fonction exigeait qu’il pose la question, Ryan le savait, si horribles que soient le terme et ses implications. « Rob, on ne veut pas en arriver là, sauf si on n’a plus le choix, mais tu es autorisé à envisager l’éventualité et à la préparer. — Je viens d’avoir un coup de fil de notre ami à Saipan. Il semble que quelqu’un serait prêt à lui racheter sa maison contre un bon paquet de dollars. — On pense qu’ils pourraient songer à organiser des élections — un référendum sur la souveraineté de l’île. S’ils réussissent à en faire déguerpir les habitants actuels, c’est toujours ça de gagné pour eux, non ? — Et il n’est pas question de les laisser faire, c’est ça ? — Non, il n’en est pas question. J’ai besoin d’un plan, Rob. — On va t’en trouver un », promit le J-3 adjoint. Durling fit une nouvelle apparition télévisée à vingt et une heures ce soir-là, heure de la côte Est. Les présentateurs avaient entrelardé leur récit des récents développements à Wall Street, d’allusions confuses à l’accident de porte-avions de la semaine précédente et à l’existence de négociations précipitées entre les États-Unis et le Japon concernant les Mariannes où, notaient-ils par ailleurs, les communications étaient rompues à la suite d’une tempête qui pouvait bien n’avoir jamais eu lieu. Il leur était toujours désagréable d’être contraints d’avouer leur ignorance. Tous les correspondants de presse à Washington s’étaient mis aussitôt à échanger leurs informations et leurs sources, abasourdis d’avoir raté un événement de cette ampleur. Cet ahurissement se mua bientôt en rage contre un gouvernement qui leur avait dissimulé une situation d’une telle gravité. Les points de presse qui avaient débuté dès vingt heures avaient contribué à apaiser la grogne générale. Oui, Wall Street était la nouvelle la plus importante. Oui, c’était autrement vital pour le bien-être de l’Amérique tout entière que des îles perdues qu’ils n’auraient pas été fichus de situer sur une carte. Mais non, bon sang, le gouvernement n’avait absolument pas le droit de cacher aux médias ce qui se passait. Certains, malgré tout, s’avisèrent que le premier amendement leur garantissait la liberté de découvrir eux-mêmes les informations, pas celle d’exiger qu’on la leur livre. D’autres se rendirent compte que le gouvernement essayait de régler l’affaire sans effusion de sang, ce qui les calma un peu. Mais pas entièrement. « Mes chers compatriotes », commença Durling, pour la deuxième fois de la journée, et il devint aussitôt manifeste que, pour satisfaisants qu’aient été les événements de l’après-midi, les nouvelles de ce soir seraient mauvaises. Et elles le furent. La nature humaine se révolte toujours devant l’inéluctable. L’homme se nourrit d’espoir et d’invention, qui l’un et l’autre démentent cette idée que rien ne peut jamais changer. Mais l’homme est également enclin à l’erreur, et parfois, cela rend inévitable ce qu’il cherche si souvent à éviter. Les quatre bombardiers Lancer B-1B étaient maintenant à cinq cents milles nautiques de la côte, déployés sur une ligne dont l’axe passait à l’est de Tokyo. Cette fois, ils virèrent franchement au cap deux cent soixante-dix et descendirent pour effectuer une pénétration à basse altitude. À bord de chaque appareil, les spécialistes de la guerre électronique en savaient plus que l’avant-veille au soir. À présent, ils étaient en mesure de poser les bonnes questions. Les satellites avaient fourni des compléments d’information permettant de situer tous les sites de défense aérienne radar du pays et ils savaient qu’ils pouvaient les déjouer. La phase importante de cette mission nocturne était de tester les capacités des E-767, et cela exigeait plus de circonspection. Le B-1B avait été plusieurs fois modifié depuis le début des années soixante-dix. En fait, il était même devenu plus lent, mais également plus furtif. Tout particulièrement de face, où il avait la surface équivalente radar — la SER — d’un gros volatile, à comparer au B-2A qui, lui, avait la SER d’un moineau se faisant tout petit pour échapper à un faucon. Il était également agile à basse altitude, ce qui valait toujours mieux pour éviter l’engagement en cas d’attaque, ce que les équipages préféraient toujours. La mission de ce soir était de « titiller » les avions d’alerte avancée japonais, d’attendre qu’ils réagissent électroniquement, puis de faire demi-tour et regagner fissa Elmendorf, en possession de données meilleures que celles déjà recueillies et analysées, et à partir desquelles on pourrait formuler un véritable plan d’attaque. Les équipages n’avaient oublié qu’un détail. La température de l’air était de -0,5 °C d’un côté du fuselage, et de +1,5 °C de l’autre. Le Kami-Deux volait à cent milles à l’est de Köchi, en suivant rigoureusement une trajectoire nord-sud à la vitesse de quatre cents noeuds. Tous les quarts d’heure l’appareil faisait demi-tour. Il était en patrouille depuis sept heures, et devait être relevé à l’aube. L’équipage était fatigué, mais toujours alerte, pas encore victime de la routine ronronnante de sa mission. Le vrai problème était technique et il affectait sérieusement les opérateurs. Leur radar avait beau être sophistiqué, il ne leur faisait aucun cadeau. Conçu pour détecter les avions les plus furtifs, il était parvenu à son objectif, sans doute — ils n’en avaient pas encore la certitude — grâce à toute une série d’améliorations successives de ses performances. Le radar lui-même était extrêmement puissant, et son électronique entièrement intégrée le rendait à la fois fiable et précis. Les améliorations internes incluaient un équipement de réception refroidi à l’azote liquide pour accroître la sensibilité d’un facteur quatre, et un logiciel de traitement des signaux qui ne laissait quasiment rien passer. Et c’était bien là le problème. Les écrans d’affichage étaient des tubes cathodiques qui présentaient une image calculée par ordinateur sous la forme d’une grille orthogonale, remplaçant l’affichage analogique circulaire en usage depuis l’invention du radar dans les années trente. Le logiciel était calibré pour détecter tout ce qui générait un écho, et avec sa puissance d’émission et sa sensibilité de détection, il affichait des objets qui n’étaient pas vraiment là. Des oiseaux migrateurs, par exemple. Les ingénieurs informaticiens avaient programmé un seuil de vitesse minimal afin d’ignorer tout ce qui évoluait à moins de cent trente kilomètres-heure, sinon ils auraient détecté les voitures roulant sur les autoroutes à l’ouest de leur trajectoire, mais le logiciel traitait tous les échos reçus avant de décider de les afficher ou non à l’opérateur, et si jamais deux objets se trouvaient franchir les bornes de détection dans une fourchette de quelques secondes, ils étaient automatiquement définis comme le signal possible d’un appareil en mouvement. C’est ainsi que deux albatros séparés de quelques milliers de mètres devenaient un avion aux yeux de l’ordinateur embarqué. De quoi rendre dingues les opérateurs, et avec eux les pilotes des deux chasseurs Eagle qui les escortaient à trente kilomètres de distance. Ce problème logiciel provoquait une irritation qui altérait déjà leurs facultés de jugement. De surcroît, l’ensemble du système était d’une telle sensibilité que le flot toujours actif des vols commerciaux évoquait en tous points une succession d’escadrilles de bombardiers ; seul point positif, c’était le Kami-Un, en vol au nord de leur position, qui se chargeait de les classer et les mettre de côté. « Contact au un-zéro-un, quatre cents kilomètres, annonça dans l’interphone un capitaine opérant derrière l’une des consoles. Altitude trois mille mètres... en descente. Vitesse, cinq cents noeuds. — Encore un albatros ? demanda, vachard, le colonel commandant la mission. — Pas ce coup-ci... le contact se renforce. » Un autre aviateur, colonel lui aussi, poussa le manche pour faire descendre son bombardier. Le pilote automatique était désormais coupé. Entrer et sortir, se dit-il en scrutant le ciel devant lui. « Voilà notre ami, annonça un des opérateurs de veille. Relèvement deux-huit-un. » Avec un bel ensemble, pilote et copilote tournèrent la tête à droite. Évidemment, sans rien voir. Le copilote reporta son attention sur le tableau. La nuit, il fallait toujours garder un oeil sur les instruments. Le manque de références extérieures fiables accroissait les risques de vertige et de désorientation tant redoutés de tous les aviateurs. Il semblait qu’ils se rapprochaient d’une couche de stratus. Le copilote vérifia la température extérieure. Plus deux. Bien. Deux ou trois degrés de moins et on courait le risque de givrage, or le B-1, comme la majorité des appareils militaires, n’était pas équipé de dégivreurs. Enfin, la mission était électronique, pas visuelle, et les nuages n’avaient guère d’incidence sur la transmission des signaux radar. Mais qui dit nuages dit humidité, et le copilote se laissa aller à oublier que la sonde de température était placée dans le nez de l’appareil, alors que sa queue était située nettement plus haut. La température à cet endroit n’était plus que de -1 °C, et de la glace avait déjà commencé de se former sur la dérive du bombardier. Pas encore assez pour vraiment dégrader ses caractéristiques de manoeuvrabilité. Mais suffisante pour modifier subtilement la silhouette de l’appareil dont la surface équivalente radar jouait sur des écarts chiffrés en millimètres. « Contact confirmé », annonça le capitaine à bord du Kami-Deux. Il pianota sur ses commandes pour verrouiller l’acquisition, puis bascula le contact sur l’écran de contrôle du colonel. « Peut-être même un second... — Je l’ai. » Le contact, il le voyait maintenant, arrondissait pour voler en palier et filait droit sur Tokyo. Ce ne pouvait pas être un avion de ligne. Pas de répéteur de bord. Le plan de vol ne collait pas. L’altitude ne collait pas. La vitesse de pénétration ne collait pas. Ce devait être un ennemi. Obligé. Sachant cela, il ordonna à ses deux chasseurs de foncer dessus. « Je pense que je peux maintenant réinterroger... — Non », coupa le colonel, dans l’interphone. Les deux F-15J venaient de ravitailler en vol et ils étaient idéalement placés pour l’interception. Les symboles alphanumériques sur les écrans du Kami montraient qu’ils se rapprochaient et, à bord des chasseurs, les pilotes avaient sous les yeux le même écran, ce qui leur évitait d’allumer leur propre radar d’acquisition de tir. Avec leurs cinq cents noeuds, et la cible venant en sens inverse à la même vitesse, ce ne serait pas long. Au même instant, une liaison avait été établie avec le QG régional de la défense aérienne et, bientôt, de nombreux témoins assistaient en direct au drame électronique. Trois appareils en approche s’inscrivaient maintenant sur les écrans, espacés comme en formation d’attaque. Si c’étaient des bombardiers B-1, chacun savait qu’ils pouvaient emporter de vraies bombes ou des missiles de croisière, et ils se trouvaient désormais à bonne distance de lancement de ces derniers. Cela soulevait un problème pour le commandant de la défense aérienne, et l’heure tardive n’améliorait pas la situation. Ses ordres précis ne l’étaient pas encore assez, et il n’avait aucun supérieur à qui référer en ce moment même à Tokyo. Cela dit, les intrus étaient nettement à l’intérieur de la Zone d’identification de la défense aérienne, c’étaient sans doute des bombardiers et — et quoi ? se demanda le général. En attendant, il ordonna à ses chasseurs de rompre pour se diriger chacun sur une cible. Tout se passait trop vite. Il aurait dû prévoir, mais on ne pouvait pas tout prévoir, et c’étaient des bombardiers, et ils étaient trop près, et ils approchaient très vite. « A-t-on d’autres échos ? » demanda le commandant de bord. Il ne comptait pas s’approcher à moins de cent nautiques du radar aéroporté et il avait déjà en tête la procédure de dégagement. « Négatif, monsieur. Je relève un balayage toutes les six secondes, mais toujours pas de faisceau électronique braqué sur nous. — Je ne crois pas qu’ils puissent nous détecter ainsi, dit le pilote, réfléchissant tout haut. — Sinon, on aurait intérêt à dégager en vitesse. » Son copilote fit jouer ses phalanges avec nervosité ; il espérait que cette confiance n’était pas déplacée. Il n’y aurait pas à crier taïaut. Les chasseurs étaient au-dessus du plafond nuageux. Dans les circonstances actuelles, traverser la couche de nuages serait risqué. Les ordres arrivèrent un peu comme une douche froide après toutes ces heures d’entrainement et d’exercices, et une longue et morne nuit de patrouille. Kami-Deux changea de fréquence de travail et se mit à focaliser électroniquement son faisceau sur les trois contacts en approche. « Ils nous ont accrochés ! signala aussitôt l’officier d’alerte. Changement de fréquence, pulses violents en bande Ku. — Sans doute viennent-ils juste de nous découvrir. » Logique, non ? Une fois qu’ils avaient repéré un écho en approche, ils devaient chercher à confirmer le contact. Ça leur laissait un petit répit. Le colonel estima qu’ils pouvaient encore continuer deux ou trois minutes, et voir venir. « Il ne vire pas », dit le capitaine. Il aurait dû, immédiatement, non ? Tout le monde à bord s’interrogea. Il ne pouvait y avoir qu’une seule raison de n’en rien faire, et l’ordre consécutif était évident. Kami-Deux changea de nouveau de fréquence pour passer en mode conduite de tir, et l’un des Eagle largua deux missiles à guidage radar. Plus au nord, un autre Eagle était encore hors de portée de la cible qu’on venait de lui assigner. Son pilote enclencha la post-combustion pour y remédier. « Verrouillage ! Quelqu’un s’est verrouillé sur nous ! — Dégagement à gauche ! » Le colonel bascula le manche et poussa les gaz pour plonger vers le sommet des vagues. Une série de fusées éclairantes accompagnées d’un nuage de paillettes jaillit de la queue du bombardier. Les leurres ralentirent presque aussitôt dans l’air glacial pour flotter, presque immobiles. Le radar perfectionné embarqué sur l’E-767 identifia aussitôt les nuages de paillettes métalliques et, automatiquement, il les ignora pour guider son faisceau mince comme un crayon sur le bombardier qui progressait toujours. Le missile n’avait qu’à le suivre. Toutes ces années d’élaboration portaient enfin leurs fruits, et les contrôleurs à bord de l’avion-radar commentaient mentalement ce revirement de situation inattendu. Le système avait été conçu pour les protéger des Russes, pas des Américains. Remarquable, non ? « Impossible de décrocher ! » L’officier d’alerte avancée avait bien essayé d’enclencher le brouillage actif, mais l’étroit pinceau qui martelait la cellule d’aluminium de leur Lancer avait une puissance de deux millions de watts : ses brouilleurs n’avaient pas la moindre de chance de le contrer. L’appareil décrivit de brusques écarts. Ils ne savaient pas où se trouvaient les missiles et ils ne pouvaient que suivre les consignes du manuel, mais le manuel, ils s’en rendaient compte un peu tard, n’avait pas prévu ce genre d’adversaire. Quand le premier missile explosa au contact de l’aile droite, ils étaient trop bas pour que les sièges éjectables leur soient d’une utilité quelconque. Le second B-1 eut un peu plus de chance. Il encaissa un coup au but qui détruisit deux réacteurs ; pourtant, même avec une puissance réduite de moitié, il réussit à dégager trop vite pour être rattrapé par le chasseur japonais, mais l’équipage se demandait s’ils parviendraient à rallier Shemya avant qu’une autre pièce essentielle se détache de leur zinc à cent millions de dollars pièce. Le reste de l’escadrille battit également en retraite, et chaque homme espérait que quelqu’un serait fichu de leur expliquer ce qui avait pu clocher. À ce moment crucial, un autre acte d’hostilité venait d’être commis, quatre hommes de plus avaient perdu la vie : désormais, l’un et l’autre camp auraient de plus en plus de mal à faire machine arrière dans cette guerre qui n’avait pas vraiment de règles discernables. 36 Considération CE n’était pas vraiment une surprise, se dit Ryan, mais ce serait une piètre consolation pour les familles des quatre officiers de l’Air Force. Il aurait dû s’agir d’une mission simple, sans problème, et le seul — et bien sinistre — point positif est qu’elle avait à coup sûr été riche d’enseignements. Le Japon disposait de la meilleure escadrille de défense aérienne au monde. Il faudrait l’anéantir s’ils voulaient réussir à éliminer leurs missiles intercontinentaux — or, ils devaient obligatoirement les éliminer. Une pile considérable de documents était posée sur son bureau. Rapports de la NASA sur le SS-19 japonais. Comptes rendus des observations de tirs d’essai des engins. Évaluations des capacités des missiles. Estimations de leur charge utile. Car il ne s’agissait toujours que d’estimations, en fait. Il lui fallait plus, mais telle était la nature des informations fournies par le Renseignement. On n’en avait jamais suffisamment pour prendre une décision circonstanciée, et donc il fallait se résoudre à prendre une décision non circonstanciée en espérant avoir eu des intuitions justes. La sonnerie du STU-6 fut un soulagement, car elle le distrayait du souci de savoir ce qu’il allait pouvoir dire au Président sur ce qu’il ne savait pas. « Salut, MP. Du nouveau ? — Koga veut rencontrer des gens de chez nous, répondit aussitôt Mme Foley. À première vue, il n’est pas ravi du tour pris par la situation. Mais c’est un risque », ajouta-t-elle. Ce serait tellement plus facile si je ne connaissais pas ces deux-là, songea Ryan. « Approuvé, répondit-il. On aura besoin du maximum d’informations disponibles. Il faut qu’on sache qui prend réellement les décisions là-bas. — Ce n’est pas le gouvernement. Pas vraiment. Toutes les données convergent. C’est la seule raison pour laquelle le Renseignement russe n’a rien vu venir. Donc, la question évidente est... — Et la réponse à cette question est oui, Mary Pat. — Il faudra que quelqu’un en assume la responsabilité, Jack, nota d’un ton égal le sous-directeur des opérations. — Et quelqu’un l’assumera », promit le chef du Conseil national de sécurité. Il était sous-attaché commercial adjoint. Jeune diplomate de vingt-cinq ans à peine, il était rarement invité à des manifestations importantes, et quand il l’était, il traînait ses basques comme un page d’une ère révolue, toujours aux petits soins pour ses supérieurs, allant leur chercher à boire, bref passant tout à fait inaperçu. Mais il était aussi officier de renseignements, bien sûr, domaine où il faisait également ses premières armes. Lorsqu’il rejoignait son poste à l’ambassade, sa tâche était de récupérer les messages dans les boîtes aux lettres chaque fois qu’il repérait les signaux convenus, comme justement ce dimanche matin à Tokyo. Cette tâche était un défi à sa créativité, car il devait donner au planifié les apparences de l’aléatoire, et procéder d’une manière différente à chaque fois, mais pas au point d’éveiller la curiosité. C’était sa deuxième année d’agent sur le terrain, mais il en était déjà à se demander comment ces diables d’hommes arrivaient à faire carrière sans finir complètement cinglés. Là, il y était : une boîte de soda — un bidon rouge de Coca, en l’occurrence — oubliée dans le caniveau entre la roue arrière gauche d’une berline Nissan et le trottoir, vingt mètres devant lui, à l’endroit convenu. Elle ne devait pas y être depuis bien longtemps. Sinon, quelqu’un l’aurait ramassée pour la jeter dans la première poubelle. Il admirait la propreté de Tokyo et le civisme qu’il représentait. En fait, il admirait quasiment tout chez ce peuple poli et industrieux, mais cela ne faisait que renforcer ses inquiétudes sur l’intelligence et l’efficacité de leurs services de contre-espionnage. Certes, il avait sa couverture de diplomate, et n’avait rien de plus à redouter qu’une tache dans une carrière qu’il pourrait toujours réorienter — ses activités parallèles lui avaient enseigné pas mal de choses sur la finance et les affaires, si jamais il devait quitter la fonction publique, se répétait-il sans cesse. Avançant sur le trottoir encombré par la foule matinale, il se pencha et ramassa la boîte de soda. Le fond en était serti en retrait pour faciliter l’empilage, et d’une main preste, il détacha le sachet qu’on y avait scotché, puis jeta tranquillement la boîte dans la corbeille au coin de la rue avant de tourner à gauche pour rejoindre l’ambassade. Encore une mission importante d’accomplie, même si elle s’était réduite, en apparence, à ramasser un détritus dans une rue de cette cité d’une propreté méticuleuse. Deux ans d’instruction, se dit-il, pour jouer les éboueurs. Peut-être que d’ici quelques années il commencerait à recruter lui-même son réseau. Au moins, comme ça, on gardait les mains propres. Sitôt entré dans l’ambassade, il se dirigea vers le bureau du commandant Cherenko et déposa le paquet récupéré avant de rejoindre son bureau personnel et sa brève matinée de travail. Boris Cherenko, quant à lui, avait autant de boulot qu’il aurait pu l’espérer. Son poste était censé être une sinécure : une banale mission d’espionnage commercial, afin de recueillir les techniques industrielles susceptibles d’être aisément dupliquées par son pays. Bref, plus une tâche d’homme d’affaires que d’espion pur et dur. La perte du réseau CHARDON d’Oleg Lyaline avait été une catastrophe professionnelle qu’il s’était pendant un certain temps efforcé de réparer sans grand succès. Ce traître de Lyaline s’était révélé maître dans l’art de s’insinuer dans les opérations commerciales. Pour sa part, il s’était efforcé de réussir une pénétration plus classique des organes du pouvoir nippon, et ses tentatives pour rééditer les succès de son prédécesseur commençaient tout juste à porter leurs fruits quand on lui avait de nouveau assigné une mission complètement différente. Sans aucun doute était-elle aussi surprenante pour lui que l’était la situation actuelle pour les Américains, si durement touchés par leurs alliés de naguère. Encore un truisme qu’ils s’étaient permis d’oublier : ne jamais se fier à personne. Le colis qu’on venait de déposer sur son bureau était en tout cas facile à traiter : deux images extraites d’une pellicule trente-cinq millimètres, en noir et blanc, déjà développées sous forme de négatif. Il suffisait d’en détacher le ruban gris et de dérouler le film, une tâche qui lui prit quelques minutes. Si perfectionnée que soit son agence, le travail concret d’espionnage était souvent aussi fastidieux que le montage des cadeaux d’anniversaire d’un enfant. Dans ce cas précis, il dut allumer une lampe puissante et se servir d’un canif pour détacher le film, et il manqua se couper dans l’opération. Puis il plaça les deux négatifs dans des caches en carton qu’il glissa tour à tour dans une visionneuse. La phase suivante était de retranscrire les données sur un calepin — encore un autre pensum. Mais cela valait le coup, il s’en rendit compte aussitôt. Les données devraient être confirmées par d’autres sources, mais c’était une bonne nouvelle. « Les voilà, vos deux wagons » annonça l’ingénieur de l’AMTRAK. L’emplacement était tellement évident qu’il leur avait fallu une journée pour avoir l’idée d’aller chercher de ce côté. Deux longs wagons surbaissés étaient garés sur le faisceau de voies de la base de lancement de Yoshinobu, avec à côté, trois conteneurs de transports pour le missile SS-19/H-11, en attente sur le quai de chargement. « Et peut-être même un autre, qui dépasse, là, du bâtiment. — Ils en ont sûrement plus de deux, non ? remarqua Chris Scott. — J’imagine, répondit Betsy Fleming. Mais ce pourrait être simplement une voie de garage pour les wagons. C’est un emplacement logique. — Ici, ou à l’usine de montage », admit Scott en hochant la tête. Ce qu’ils attendaient surtout, à présent, c’étaient des données autres que visuelles. Le seul satellite KH-12 en orbite approchait du Japon et on l’avait déjà programmé pour observer un tronçon de vallée bien précis. L’information visuelle leur avait fourni un indice fort utile. Cinquante mètres supplémentaires d’embranchement avaient disparu entre deux passages successifs d’un KH-11. Les photos montraient les pylônes de caténaires d’une ligne électrifiée, mais aucun fil de contact n’était tendu entre eux. On les avait peut-être installés pour donner un aspect normal à l’embranchement aux yeux des voyageurs qui passaient sur la ligne à grande vitesse, encore une façon de masquer l’évidence. Vous savez, s’ils n’y avaient pas touché..., observa le gars de l’AMTRAK, en contemplant de nouveau les vues aériennes. — Oui, mais, ils l’ont fait », répondit Betsy en consultant l’horloge. Quelqu’un était en train de déployer un filet de camouflage sur les poteaux de caténaires, juste après le premier coude de la vallée. Les voyageurs sur la ligne principale ne remarqueraient rien et, avec une meilleure synchronisation, eux trois non plus n’auraient rien vu. « Si vous étiez à leur place, que feriez-vous à présent ? — Pour ne pas que vous le remarquiez ? Facile, répondit l’ingénieur. J’y garerais des wagons de service. Comme ça, l’embranchement aurait l’air tout ce qu’il y a d’ordinaire, et ce n’est pas la place qui leur manque. C’est même ce qu’ils auraient dû faire dès le début. Vous commettez tout le temps ce genre d’erreur ? — Ce ne serait pas la première, observa Scott. — Et maintenant, qu’est-ce que vous attendez ? — Vous verrez bien. » Largué huit ans plus tôt par la navette spatiale Atlantis, le satellite KH-12 construit par TRW avait en fait largement dépassé sa durée de vie nominale, mais comme avec bon nombre de produits fabriqués par cette entreprise — à l’Air Force, on l’appelait la « TR-Wonderful » — il continuait de tourner comme une horloge. Le satellite de reconnaissance radar avait toutefois entièrement épuisé ses réserves d’ergols pour les manoeuvres, ce qui voulait dire qu’il fallait attendre qu’il ait atteint la position qu’on recherchait, avec l’espoir qu’il se trouverait alors à l’altitude requise pour la mission prescrite. C’était un gros vaisseau cylindrique, long de près de dix mètres et doté d’ailes immenses : les panneaux solaires alimentant son radar en bande Ku. Les cellules photo réceptrices s’étaient dégradées avec les années dans ce milieu soumis à des radiations intenses, n’autorisant que quelques minutes de fonctionnement par orbite. Les contrôleurs au sol avaient, semblait-il, dû attendre longtemps que se présente cette occasion favorable. L’orientation de l’orbite était nord-ouest/sud-est et passait à moins de six degrés de la verticale du site, assez près pour voir jusqu’au fond de la vallée. Ils en savaient déjà pas mal. Le passé géologique de la zone était clair. Une rivière aujourd’hui barrée par une retenue hydro-électrique avait profondément creusé cette gorge. C’était plus un canyon qu’une vallée à cet endroit, et ses flancs escarpés avaient été le facteur décisif pour y installer les lanceurs. Ces derniers pouvaient être lancés à la verticale, alors que des missiles hostiles seraient bloqués par les montagnes de chaque côté. Peu importait leur provenance. La configuration du site aurait le même effet sur les véhicules de rentrée, qu’ils soient russes ou américains. L’ultime trait de génie avait été que la vallée soit creusée dans la roche dure. Chaque silo avait ainsi une armure naturelle. Toutes raisons pour lesquelles Scott et Fleming avaient misé leur réputation professionnelle sur la mission dévolue au KH-12. « C’est à peu près l’heure, Betsy, annonça Scott en consultant la pendule murale. — Qu’allez-vous voir au juste ? — S’ils sont là-bas, on le saura. Vous suivez la technologie spatiale ? demanda Fleming. — Vous parlez à un authentique fan de Star Trek. — Au début des années quatre-vingt, la NASA a lancé un satellite d’observation photographique et le premier cliché qu’il retransmit était une vue du delta du Nil, révélant les nappes aquifères alimentées par la Méditerranée. On en a fait le relevé. — C’est le même satellite qui a repéré au Mexique le tracé des anciens canaux d’irrigation creusés par les Mayas, je crois. Que cherchez-vous à me dire ? demanda le responsable de l’AMTRAK. — Que c’était une mission à nous, pas un projet de la NASA. Le moyen de signaler aux Russes qu’ils ne pouvaient plus cacher leurs silos à nos satellites. Ils ont bien reçu le message », expliqua Mme Fleming. À peu près au même moment, le fax à ligne cryptée se mit à crépiter. Le signal transmis par le KH-11 avait été transmis à un satellite géostationnaire en orbite au-dessus de l’océan Indien, et de là renvoyé vers le continent américain. Ces premiers signaux n’étaient pas traités, mais ils espéraient qu’ils seraient suffisamment lisibles pour permettre une analyse rapide. Scott sortit la première image de la machine et la posa sur la table sous une lampe puissante, juste à côté d’une carte du même endroit. « Dites-moi ce que vous voyez. — Bon, voilà la ligne principale... oh... ce truc arrive à détecter les traverses. Les rails sont trop étroits, c’est ça ? — Correct. » Betsy repéra l’embranchement. Les traverses en béton, larges de quinze centimètres, engendraient un écho radar parfaitement net traduit sur l’image par une ligne tiretée. « Elle remonte assez haut dans la vallée, non ? » Le nez sur la feuille de papier, le gars de l’AMTRAK suivait le tracé au crayon. « Une courbe... une autre... C’est quoi, ça ? » dit-il en indiquant de la pointe une série de cercles blancs. Scott plaça sur la feuille un double décimètre. « Betsy ? — Et bien regroupés, en plus. Bigre, c’est-y pas astucieux, tout ça... Ça a dû leur coûter une fortune. — Beau travail », murmura Scott. L’embranchement ferroviaire décrivait une série de courbes et de contre-courbes, et tous les deux cents mètres se trouvait un silo, à trois mètres à peine du bord des traverses. « Il a vraiment fallu qu’ils se creusent la cervelle. — Là, je suis largué. — Le regroupement, expliqua Mad. Fleming. Ça veut dire que si vous tentez de frapper le site de missiles, votre première charge va projeter dans les airs une telle quantité de débris qu’ils vont cribler les suivantes. — Cela signifie qu’on ne peut pas recourir à l’arme nucléaire pour éliminer ces joujoux — ça complique leur emploi, en tout cas, poursuivit Scott. Faites-moi un récapitulatif général, ordonna-t-il. — On a une ligne ferroviaire sans aucune justification commerciale. N’allant nulle part, elle ne sert à rien du point de vue rentabilité. Ce n’est pas non plus une voie de service : trop longue. Elle est à écartement normal, sans doute à cause des dimensions de la charge à transporter. — Et ils déploient au-dessus des filets de camouflage », enchaîna Betsy pour conclure l’évaluation ; elle tenait déjà les grandes lignes du rapport sur la sécurité nationale qu’ils auraient à pondre ce soir. « Chris, c’est notre site. — Mais je ne compte que dix silos. Il y en a encore dix à trouver. » Ce n’était pas facile d’y voir un avantage, mais la réduction de taille de la marine avait dégagé des surplus de personnel, de sorte qu’il n’avait pas été bien sorcier de trouver trente-sept hommes de plus. Cela portait l’effectif du Tennessee à cent vingt, trente-sept de moins que la taille normale de l’équipage d’un classe Ohio, un chiffre que Dutch Claggett estimait acceptable. Il n’avait pas besoin des techniciens de missiles, après tout. Son équipage aurait une forte proportion d’officiers mariniers, encore un fardeau qu’il supportait sans trop de mal, estima-t-il en regardant, depuis le kiosque, ses hommes charger les provisions à la lueur des projecteurs. Le réacteur était allumé et en chauffe. En ce moment même, son chef mécanicien exécutait un exercice. Tout à l’avant, le cylindre vert d’une torpille ADCAP Mark 48 glissait dans l’écoutille de chargement des munitions sous l’oeil attentif d’un maître torpilleur. Il n’en restait que seize de ce modèle en stock, mais il n’escomptait pas avoir besoin d’autant pour sa mission. L’Asheville, le Charlotte. Il avait connu des hommes à bord des deux bateaux, et si jamais Washington venait à dire « pouce », peut-être alors devrait-il aviser... Une voiture s’immobilisa sur l’appontement, un premier maître en descendit, portant une mallette métallique. Il monta à bord, évitant les matelots chargés de cartons, puis descendit par une écoutille. « C’est la mise à jour du logiciel pour les systèmes sonar, expliqua le second. Celui qui leur sert à traquer les baleines. — Combien de temps pour l’installer ? — Normalement, quelques minutes. — Je veux qu’on ait appareillé avant l’aube. — Sans problème. Première escale, Pearl ? » Claggett acquiesça, en indiquant les autres classes Ohio, eux aussi en cours de chargement. « Et je ne veux pas voir un de ceux-là venir nous battre sur le fil. » La vision n’avait rien de rassurant, mais elle était spectaculaire. Le Johnnie Reb reposait sur des rangées de billes de bois, dominant le fond de la cale sèche comme un gigantesque immeuble. Le capitaine Sanchez avait décidé de venir y jeter un oeil et il se retrouvait aux côtés du commandant du bâtiment. Devant eux, un pont roulant était en train de retirer les restes de l’hélice numéro trois. Ouvriers et ingénieurs coiffés de leurs casques protecteurs multicolores s’étaient écartés et convergeaient maintenant vers le talon de la quille pour évaluer l’étendue des dégâts. Une autre grue mobile s’avança pour procéder à l’extraction de l’arbre de sortie numéro quatre. Il allait falloir l’extraire longitudinalement ; à l’intérieur, le cardan de raccordement côté moteur avait été déjà démonté. « Les salauds, murmura le skipper. — Tout cela est réparable, observa tranquillement Sanchez. — Quatre mois. Si on a de la chance », ajouta le capitaine. Ils manquaient tout simplement de pièces pour aller plus vite. La pierre d’achoppement était le train réducteur. Rien d’étonnant : il allait falloir usiner six jeux complets d’engrenages et cela prenait du temps. La transmission de l’Enterprise avait été entièrement détruite et les efforts pour rapatrier au plus vite le bateau vers des eaux plus tranquilles avaient achevé l’unique train réducteur qui aurait encore pu être réparable. Six mois pour ce deuxième bâtiment, et encore, à condition qu’on arrive à presser le fournisseur et le convaincre de faire les trois-huit pour tenir les délais. Le reste des réparations ne posaient aucun problème. « Quel délai pour remettre en service l’hélice numéro un ? » demanda Sanchez. Le capitaine haussa les épaules. « Deux ou trois jours. Pour ce que ça nous avancera... » Sanchez hésita avant de poser la question suivante. Il aurait dû savoir la réponse et il avait peur de passer pour un bel idiot — oh, et puis merde ! Il fallait de toute façon qu’il retourne à Barbers Point. Et les seules questions idiotes, n’arrêtait-il pas de répéter depuis des années, étaient celles qu’on s’abstenait de poser. « Commandant, je ne voudrais pas paraitre idiot, mais quelle vitesse peut-il atteindre rien qu’avec deux hélices ? » Ryan se surprit à regretter que la Société de la Terre plate{29} n’ait pas raison. Dans ce cas, le monde n’aurait connu qu’un seul fuseau horaire — quand les Mariannes avaient quinze heures de décalage avec le continent, le Japon quatorze et Moscou huit. Les principales places financières d’Europe occidentale avaient cinq ou six heures d’avance, selon les pays. Hawaï, cinq de retard. Il avait des contacts dans ces différents endroits, qui bien évidemment travaillaient en se conformant à l’heure locale, et les écarts étaient tels que l’essentiel de ses pensées était occupé à calculer qui dormait sûrement et qui était sans doute endormi. Il grommelait tout seul dans son lit, en se remémorant la confusion dont il souffrait toujours lors des vols intercontinentaux. Même à cette heure-ci, des gens travaillaient encore dans certains de ces endroits, et il ne pouvait rien y faire ; et il savait pourtant qu’il devait dormir s’il voulait être en état d’agir quand le soleil reviendrait éclairer la ville où il vivait et travaillait. Mais le sommeil ne voulait pas venir et il restait là à contempler la frisette de pin qui recouvrait le plafond de sa chambre. « À quoi tu penses ? » demanda Cathy. Jack grommela. « Je regrette d’avoir quitté la banque. — Et dans ce cas, qui réglerait les problèmes ? » Long soupir. « Un autre. — Pas aussi bien, Jack, suggéra son épouse. — Exact, admit-il en fixant le plafond. — Comment vont réagir les gens, à ton avis ? — Je n’en sais rien. Je ne sais pas trop moi-même comment je réagis, admit Jack. Rien ne se passe vraiment comme prévu. Nous sommes en guerre, mais une guerre qui n’a aucun sens. On vient de se débarrasser, il y a dix jours à peine, des derniers missiles nucléaires, et on les retrouve braqués sur nous, sans aucun moyen de riposter, et si l’on n’y met pas rapidement le holà... franchement, je n’en sais rien, Cathy. — Ne pas dormir n’améliorera pas les choses. — Dieu merci, j’ai épousé un toubib. » Il réussit à sourire. « Eh bien, chérie, tu nous as déjà permis de régler un problème. — Comment cela ? — En étant futée. » En faisant constamment travailler ton cerveau, poursuivit-il mentalement. Sa femme ne faisait jamais rien sans y avoir d’abord réfléchi à fond. Elle travaillait avec une relative lenteur selon les critères de sa profession. C’était peut-être une attitude normale pour qui reculait les limites, passait son temps à peser, évaluer et planifier — comme un bon agent de renseignements, en fait — et puis, une fois que tout avait été revu et calculé, chlak ! Un coup de laser. Ouais, c’était une bonne façon d’opérer, non ? « Eh bien, je pense que nous avons appris une leçon », dit Yamata. Un appareil de sauvetage avait récupéré les corps et quelques débris du bombardier américain flottant à la surface. Les corps seraient traités avec dignité, avait-il été décidé. On avait déjà transmis par télex les noms à Washington, via l’ambassade, et en temps opportun les dépouilles seraient rapatriées. Il convenait de faire preuve de miséricorde, et ce pour bien des raisons. Un jour, l’Amérique et le Japon se réconcilieraient, et il ne voulait pas gâcher cette possibilité. C’était également mauvais pour les affaires. « L’ambassadeur signale qu’ils ne nous proposent toujours rien, répondit Goto au bout d’un moment. — Ils n’ont pas encore procédé à l’évaluation de leur position et de la nôtre. — Vont-ils réussir à réparer leur système financier ? » Yamata fronça les sourcils. « Peut-être. Mais ils connaissent encore de grosses difficultés. Ils ont toujours besoin de nous comme fournisseurs et comme clients — et ils sont incapables de nous frapper efficacement comme quatre de leurs aviateurs, et peut-être même huit, l’ont appris à leurs dépens. » Les choses ne s’étaient pas vraiment déroulées selon ses plans, mais bon, l’avaient-elles jamais fait ? « Ce qu’il faut maintenant, c’est leur montrer que les gens de Saipan préfèrent notre autorité à la leur. Dès lors, l’opinion internationale penchera en notre faveur, ce qui contribuera grandement à désamorcer la crise. » Et d’ici là, pensait Yamata, tout se déroulait au mieux. Les Américains ne seraient pas de sitôt en mesure d’espionner le territoire de son pays. Ils n’avaient pas les moyens matériels de reconquérir les îles, et lorsqu’ils les auraient, eh bien le Japon aurait un nouvel allié, voire une nouvelle direction politique, qui sait... « Non, je ne suis pas surveillé, lui assura Koga. — En tant que reporter... non, vous n’êtes pas dupe, n’est-ce pas ? demanda Clark. — Je sais que vous êtes officier de renseignements. Je sais que notre ami Kimura a été en contact avec vous. » Ils se trouvaient dans une maison de thé confortable, près des rives de l’Ara. Non loin de là, il y avait le plan d’eau olympique aménagé pour les Jeux de 1964. L’endroit avait également l’avantage d’être situé à proximité d’un commissariat de police, se remémora John. Pourquoi, se demandait-il, avait-il toujours redouté la curiosité de la police ? Dans les circonstances actuelles, le mieux pour lui était semblait-il d’admettre les faits. « Dans ce cas, Koga-san, je suis à votre merci. — Je présume que votre gouvernement sait désormais ce qui se passe. Tout ce qui se passe, poursuivit Koga avec dédain. J’ai également parlé avec mes contacts personnels. — La Sibérie, dit simplement Clark. — Oui. C’est un des volets du plan. La Haine de l’Amérique que nourrit Yamata-san en est un autre, mais en résumé, c’est de la folie pure. — La réaction des Américains n’est pas vraiment mon souci immédiat, mais je puis vous garantir que mon pays ne se soumettra pas docilement à une invasion de notre sol, dit calmement John. — Même si la Chine est impliquée ? intervint Kimura. — Surtout si la Chine est impliquée, dit Chavez, histoire de rappeler sa présence. Je présume que vous aussi, vous avez étudié l’histoire. — J’ai peur pour mon pays. Le temps est révolu pour de telles aventures, mais les individus qui... est-ce que vous connaissez réellement le mécanisme des décisions politiques chez nous ? La volonté du peuple n’a aucun poids. J’ai essayé de changer cet état de fait. J’ai essayé de mettre un terme à la corruption. » Clark réfléchissait à toute vitesse, cherchant à décider si l’homme était ou non sincère. « Nous sommes confrontés à des problèmes analogues, comme vous l’avez sans doute appris. La question reste : que faisons-nous maintenant ? » Le tourment se lisait sur les traits de son interlocuteur. « Je n’en sais rien. J’ai voulu cette rencontre avec l’espoir de faire comprendre à votre gouvernement que tout le monde ici n’est pas devenu fou. — Vous ne devez pas vous considérer comme un traître, Koga-san, dit Clark après quelques instants de réflexion. Sincèrement, vous ne l’êtes pas. Que doit faire un homme quand il sent que son gouvernement prend des décisions erronées ? Et vous avez raison d’estimer que les conséquences de la politique actuellement suivie pourraient être extrêmement graves. Mon pays n’a ni temps ni énergie à perdre dans un conflit, mais si l’on nous y contraint, eh bien, nous serons bien forcés de réagir. Cela dit, je dois vous poser une question. — Je sais laquelle. » Koga baissa les yeux vers la table. Il aurait bien saisi son verre, mais il redoutait que sa main ne tremble. « Seriez-vous prêt à travailler avec nous pour empêcher une telle éventualité ? » Ce n’est pas à un sous-fifre comme moi de poser une telle question, se dit John, mais c’est lui qui était là, pas les grands pontes. « Comment ? — Je n’ai pas autorité pour vous donner des directives précises, mais je peux vous répercuter les requêtes de mon gouvernement. À tout le moins, nous vous demanderons de nous fournir des informations, et peut-être de faire jouer votre influence. On vous respecte toujours dans les cercles gouvernementaux. Vous avez encore des amis et des alliés à la Diète. Nous ne vous demanderons pas de compromettre ces éléments. Ils sont trop précieux pour qu’on les gâche. — Je peux me prononcer contre cette folie. Je peux... — Vous pouvez faire bien des choses, Koga-san, mais je vous en conjure, pour l’amour de votre pays et du mien, ne prenez aucune initiative sans avoir au préalable pesé les effets possibles de votre action. » Ma prochaine reconversion, songea Clark. Conseiller politique. « Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, sur le fait que l’objectif essentiel est d’éviter un conflit majeur ? — Hai. — N’importe quel imbécile peut déclencher une guerre, annonça Chavez, remerciant la providence pour ses cours de maîtrise. Il faut avoir une autre envergure pour l’empêcher, et cela exige d’y réfléchir avec soin. — J’écouterai votre conseil. Je ne vous promets pas que je le suivrai. Mais je vais l’écouter. » Clark hocha la tête. « C’est tout ce que nous pouvons demander. » Le reste de la réunion s’attacha aux formalités. Un autre rendez-vous analogue eût été trop dangereux. Kimura se chargerait dorénavant de transmettre des messages. Clark et Chavez partirent les premiers, regagnant leur hôtel à pied. C’était une tout autre affaire que d’enlever Mohammed Abdul Corp. Koga était un homme respectable, intelligent, et qui voulait agir pour le bien public, même au prix d’une trahison. Mais John se rendit compte que les paroles qu’il avait adressées à cet homme n’avaient été qu’un élément du rituel de séduction. A partir d’un certain échelon, la raison d’État devenait une affaire de conscience, et il était reconnaissant à cet homme d’en avoir apparemment une. « Écoutilles fermées », annonça le maître principal depuis son poste à l’angle bâbord avant du centre d’opérations tactiques. Comme toujours, le plus élevé en grade des officiers mariniers était l’officier de plongée. Toutes les ouvertures dans la coque du bateau avaient été hermétiquement fermées et les cercles rouges sur le tableau de plongée étaient à présent remplacés par des barres horizontales rouges. « Pressurisation de la coque. — Tous les systèmes calibrés et vérifiés. La compensation est entrée. Parés à plonger, annonça l’ODP. — Parfait. Descendons. En plongée ! Profondeur cent pieds. » Claggett parcourut des yeux le compartiment, vérifiant d’abord les cadrans, puis inspectant du regard ses hommes. Le Tennessee n’avait plus navigué en immersion depuis plus d’un an. Aucun de ces hommes non plus, et il guettait les signes de malaises nerveux, tandis que l’officier de pont donnait les ordres pour la manoeuvre. Il était normal que certains, parmi les plus jeunes, hochent la tête en se répétant qu’ils étaient après tout des sous-mariniers, censés avoir l’habitude. Le bruit de l’air qui s’échappait ne laissait aucun doute. L’avant du Tennessee s’inclina doucement de cinq degrés vers le bas. Les prochaines minutes allaient être occupées à contrôler son assiette pour voir si le bateau était convenablement équilibré et vérifier si tous les systèmes de bord fonctionnaient normalement, comme tous les tests et inspections préalables avaient déjà permis de s’en assurer. L’ensemble du processus prit une demi-heure. Claggett aurait volontiers accéléré la manoeuvre, et la prochaine fois, il ne s’en priverait pas, mais pour le moment, il s’agissait surtout de remettre tout le monde dans le bain. « Monsieur Shaw, barre à gauche au nouveau cap deux-un-zéro. — Entendu, passerelle, gouvernail à gauche dix degrés, nouveau cap deux-zéro-dix, répondit scrupuleusement le timonier, amenant le sous-marin sur son nouveau cap. — En avant toute, ordonna Claggett. — En avant toute, oui. » À plein régime, le Tennessee pouvait filer vingt-six noeuds. Ils avaient même encore une marge de quatre noeuds supplémentaires en surrégime. Le fait était méconnu, mais une erreur de conception touchait les submersibles de la classe Ohio, prévus à l’origine pour une vitesse limite d’un peu plus de vingt-six noeuds. Or, dès ses premiers essais à pleine puissance, le prototype de la série avait allégrement dépassé les vingt-neuf et les modèles suivants s’étaient même révélés un poil plus rapides. Enfin, songea Claggett avec un sourire, la marine américaine n’avait jamais été particulièrement intéressée par les bâtiments lents ; ils avaient moins de chances de se sortir à temps du danger. « Jusqu’ici, tout baigne », observa Claggett pour son officier de plongée. L’enseigne de vaisseau Shaw acquiesça. À deux doigts lui aussi d’être démobilisé, il avait été assigné au poste de navigateur, et ayant déjà eu l’occasion de servir sous les ordres de Dutch Claggett, il n’avait pas vu d’objection à remettre ça pour un tour. « On monte gentiment en vitesse, cap’taine. — On a eu le temps d’économiser des neutrons, ces temps derniers. — Quelle est la mission ? — Pas encore définie avec certitude, mais je veux être pendu si nous ne sommes pas le plus rapide des sous-marins d’attaque jamais construits, observa Claggett. — Il est temps de déployer. — Eh bien, faites, monsieur Shaw. » Une minute plus tard, le long câble du sonar de traîne était déployé à l’arrière, guidé dans le sillage du submersible via la barre de plongée tribord. Même aux allures rapides, le mince réseau formé par les hydrophones fixés au câble livra aussitôt un flot de données aux opérateurs situés à l’avant au centre tactique. Le Tennessee filait à présent à pleine vitesse, s’enfonçant un peu plus, jusqu’à huit cents pieds. L’accroissement de la pression hydrostatique éliminait tout risque de cavitation due aux hélices au profil complexe. Le réacteur à circulation naturelle n’émettait aucun bruit de pompe. Les lignes profilées de la coque n’engendraient aucun bruit de turbulence. À l’intérieur, les hommes portaient des chaussures à semelles caoutchoutées. Et les turbines étaient montées sur des platines reliées à la coque par des ressorts pour les isoler et supprimer tout couplage acoustique avec le bruit des moteurs. Conçu pour n’émettre aucun bruit et connus dans la communauté des sous-marins d’attaque sous le nom de « trou noir », le classe Ohio était sans aucun doute l’engin le plus silencieux que l’homme ait jamais fait naviguer. Avec leurs dimensions imposantes, et malgré leur vitesse et leur manoeuvrabilité bien inférieures à celles des sous-marins d’attaque de taille plus réduite, le Tennessee et ses semblables gardaient une confortable avance dans le domaine de performances le plus important. Même des baleines auraient eu du mal à entendre un. À égalité de force, se répéta Robby Jackson. Si ce n’était pas possible, alors quoi ? « Ma foi, si l’on ne peut pas jouer ça comme un match de championnat, on n’a qu’à le jouer comme une partie de cartes », se dit-il, seul dans son bureau. Il leva les yeux, surpris, et se rendit compte qu’il venait de s’entendre parler tout haut. Pas très professionnel de se mettre en colère, mais le contre-amiral Jackson se permit momentanément cet écart. L’ennemi — c’était désormais le terme qu’il employait — assumait que lui et ses collègues du commandement intégré ne seraient pas capables d’élaborer une réponse efficace à leurs actions. Pour eux, c’était une question d’espace, de temps et de force. L’espace se mesurait en milliers de milles. Le temps s’évaluait en mois et en années. La force, en divisions et en flottes. Et s’ils se trompaient ? se demanda Jackson. De Shemya à Tokyo, il y avait deux mille milles. D’Elmendorf à Tokyo, mille de plus. Mais l’espace en fait était le temps. Le temps, pour eux, était le nombre de mois et d’années nécessaires pour rebâtir une marine capable de rééditer ses prouesses de 1944 ; or ça, ce n’était pas dans les cartes, donc le problème était ailleurs. Et la force n’était pas tout. La force était ce qu’on réussissait à déployer à l’endroit précis où il fallait frapper. Tout le reste n’était que vaine dépense d’énergie. Le plus important toutefois restait la perception. Ses adversaires percevaient que leurs propres facteurs limitatifs s’appliquaient également aux autres. Ils définissaient la compétition selon leurs propres critères, et si l’Amérique choisissait de jouer ainsi, alors l’Amérique allait perdre. Donc, estima l’amiral Jackson, sa tâche primordiale était d’élaborer sa propre règle du jeu. Et c’est bien ce qu’il comptait faire. C’est par là qu’il commença, sur une feuille vierge de papier blanc non réglé, en consultant fréquemment la carte du monde au mur de son bureau. Quel que soit celui qui avait élaboré les tours de veille à la CIA, c’était un homme intelligent, songea Ryan. En tout cas, assez intelligent pour savoir qu’une information reçue à trois heures du matin pouvait bien attendre six heures, ce qui trahissait un degré de jugement fort rare dans le milieu du Renseignement, et dont il lui savait gré. Les Russes avaient transmis la dépêche à la rezidentura de Washington, et de là, ils étaient venus la remettre en main propre à la CIA. Jack se demanda ce que les gardes en uniforme de la maison avaient pensé en laissant les barbouzes russes passer la grille. Ensuite, le rapport avait été répercuté sur la Maison-Blanche, et l’estafette attendait dans l’antichambre quand Ryan se présenta à son bureau. « Les sources rapportent un total de neuf (9) fusées type H-11 à Yoshinobu. Un autre missile est à l’usine de montage et sert de banc d’essai au sol pour un projet d’amélioration structurelle. Cela laisse dix (10) ou onze (11) fusées non comptabilisées, plus probablement le premier chiffre, établies sur un site non encore défini. Bonne nouvelle, Ivan Emmetovitch. Je présume que vos spécialistes de l’observation par satellite sont pas mal occupés. Les nôtres aussi. Golovko. » « Ça oui, ils le sont, Sergueï Nikolaïevitch, murmura Ryan en ouvrant la seconde chemise apportée par l’estafette, ça ne fait aucun doute. » On est là à tourner en rond, se disait Sanchez. L’AirPac, le commandant de l’aéronavale pour la zone Pacifique, était un vice-amiral, et il était d’une humeur aussi massacrante que le reste des officiers présents sur la base aéronavale de Pearl Harbor. Responsable de tous les appareils et tous les ponts d’envol à l’ouest du Nevada, son PC aurait dû être le GQG d’une guerre qui n’avait débuté que depuis quelques jours ; or, non seulement il était incapable de dire ce qu’il voulait à ses deux seuls porte-avions en opérations dans l’océan Indien, mais il avait sous les yeux ses deux autres unités, bord à bord, en cale sèche. Et qui risquaient fort d’y rester plusieurs mois, comme les équipes de CNN l’expliquaient à l’envi aux téléspectateurs de la planète entière. « Bon, alors, c’est quoi encore ? demanda-t-il à ses visiteurs. — Avons-nous des plans pour visiter le WestPac ? demanda Sanchez. — Pas dans l’immédiat. — Je peux être prêt à appareiller dans moins de dix jours, annonça le commandant du Johnnie Reb. — Sûr ? demanda aigrement l’AirPac. — L’arbre numéro un est OK. Si on répare le quatre, je peux filer vingt-neuf, trente noeuds. Sans doute plus. Les essais effectués sur deux moteurs avaient été réalisés avec les quatre hélices posées. En gagnant sur la traînée des hélices démontées, on doit pouvoir arriver à trente-deux. — Continuez... — Donc, la première mission doit être d’éliminer leurs avions, d’accord ? Pour ça, je peux me passer des Hoover et des Intruder. Le Johnnie Reb peut se contenter de quatre escadrilles de Tom, quatre autres de Plastic Bugs, avec un détachement de Robber pour le brouillage, et quelques Hummer en réserve. Et devinez quoi ? » L’AirPac hocha la tête et termina pour lui : « C’est en gros l’équivalent de la force aérienne qu’ils ont basée sur Guam et Saipan. » C’était gonflé. Un seul porte-avions contre deux bases insulaires importantes, ce n’était pas précisément... oui, mais, voilà, les deux îles étaient très espacées. Le Japon avait d’autres bâtiments qui croisaient dans les parages, plus des sous-marins, et c’était ce qu’il redoutait le plus. « C’est un début, peut-être... — Il nous faudrait un certain nombre d’autres éléments, reconnut Sanchez. Est-ce qu’on risque d’essuyer un refus si on les demande ? — Pas pour ça », promit l’amiral après quelques instants de réflexion. La journaliste de CNN avait effectué son premier direct depuis le bord de la cale sèche ; on y voyait en arrière-plan les deux porte-avions à propulsion nucléaire posés sur leurs cales, tels deux bébés jumeaux dans leurs berceaux côte à côte. Un des responsables du CINCPAC avait dû entre-temps se faire remonter les bretelles pour l’avoir laissée entrer, car le deuxième reportage était émis de bien plus loin : les porte-avions étaient à peine discernables dans le port, derrière son dos, alors qu’elle répétait en gros la même chose, ajoutant simplement qu’elle tenait (de source bien informée) qu’il faudrait peut-être six mois avant que le Stennis et l’Enterprise puissent reprendre la mer. « Si c’est pas magnifique », grommela Jack dans sa barbe. L’estimation de la journaliste était aussi bonne que celle posée sur son bureau dans une chemise barrée du tampon Secret Défense en grosses lettres rouges. Voire meilleure, même, car sa source était sans doute un ouvrier du chantier naval qui devait avoir l’habitude de cet atelier de carrosserie géant. Suivit le commentaire d’un spécialiste — ce coup-ci, un amiral en retraite reconverti dans une boîte de conseil à Washington — qui expliqua que la reconquête des Mariannes serait une tâche extrêmement difficile, dans le meilleur des cas. Le problème d’une presse libre, c’est qu’elle divulguait l’information à tout le monde ; or, depuis une vingtaine d’années, elle était devenue une si bonne source d’informations que les services de renseignements de son propre pays y avaient bien souvent recours sitôt que le facteur temps était critique. En outre, le public se montrant de plus en plus exigeant et cultivé, les grands réseaux avaient réagi en renforçant à la fois l’éventail des informations et leur analyse. Évidemment, la presse avait ses faiblesses. Pour l’obtention de tuyaux sérieux, elle dépendait trop des fuites et pas assez des milieux bien informés, surtout à Washington, et pour ce qui était de l’analyse, elle choisissait bien souvent des individus moins motivés par la réalité des faits que par des visées personnelles. En revanche, lorsqu’il s’agissait de données concrètes et manifestes, la presse travaillait souvent mieux que les pros du Renseignement payés par le contribuable. Le camp adverse comptait dessus également, songea Jack. Tout comme lui dans son bureau, d’autres aussi regardaient la télé, sur toute la planète... « Tu m’as l’air occupé, nota l’amiral Jackson, sur le pas de la porte. — J’essaie de patienter aussi vite que possible. » Ryan l’invita à s’asseoir. « CNN vient de passer un reportage sur les porte-avions. — Bien, dit Robby. — Bien ? — On devrait pouvoir faire appareiller le Stennis d’ici huit à dix jours. Un de mes vieux potes, Bud Sanchez, est son chef d’escadre aérienne, et il a un certain nombre d’idées qui me plaisent bien. Idem pour l’AirPac. — Une semaine ? Attends voir une minute. » Un autre effet des informations télévisées était que les gens les confondaient souvent avec les communiqués officiels, même si en l’occurrence, les données confidentielles corroboraient celles-ci... Il en restait trois dans le Connecticut, et les trois autres subissaient des essais dans le Nevada. Tout ce qui les concernait sortait de la norme. L’atelier de montage, par exemple, ressemblait plus à une boutique de tailleur qu’à une usine d’aviation. La matière première des cellules arrivait par bobines dévidées sur une longue table étroite pour que des lasers pilotés par ordinateur les découpent selon des patrons. Les feuilles ainsi découpées étaient ensuite plaquées et cuites au four jusqu’à ce que la couche de fibre de carbone forme un sandwich plus solide que l’acier, mais bien plus léger — et, au contraire de l’acier, transparent aux rayonnements électromagnétiques. C’était la somme de près de vingt années de recherche technologique, et le mince recueil de stipulations techniques initiales avait fini par grossir pour atteindre la taille d’une encyclopédie en plusieurs volumes. Typique de tous les programmes du Pentagone, celui-ci avait duré trop longtemps et coûté trop d’argent, mais le produit fini, même s’il ne répondait pas exactement à une aussi longue attente, valait néanmoins largement le coup, même à vingt millions de dollars pièce, ou, pour reprendre la formule de ses équipages, à dix millions de dollars la place. Les trois appareils basés dans le Connecticut étaient garés dans un hangar ouvert quand arrivèrent les employés de chez Sikorsky. Les systèmes embarqués étaient parfaitement opérationnels et ils avaient été pris en main juste assez longtemps par les pilotes d’essai de la société pour qu’on puisse en garantir les qualités de vol. Tous les équipements avaient subi avec succès le diagnostic de l’ordinateur de contrôle embarqué, lequel, bien évidemment, avait au préalable effectué son autodiagnostic. Le plein fait, les trois appareils furent roulés à l’extérieur et décollèrent à la nuit tombée vers le nord, direction la base de Westover, dans l’ouest du Massachusetts, d’où ils seraient chargés à bord d’un cargo Galaxy du 327e escadron de transport militaire, pour gagner un site au nord-est de Las Vegas qui n’était consigné sur aucune carte officielle, même si son existence était un secret de polichinelle. À leur point de départ, dans le Connecticut, trois répliques en bois des appareils furent installées dans le hangar dont le côté ouvert était visible depuis la zone pavillonnaire et la route nationale passant trois cents mètres plus haut. On pourrait même voir des ouvriers travailler dessus toute la semaine. Même si vous ne connaissiez pas encore vraiment le but de la mission, les procédures restaient en gros toujours les mêmes. Parvenu à cinq cents nautiques de la côte, le Tennessee réduisit sa vitesse à vingt noeuds. « La chambre des machines confirme tous les moteurs en avant deux tiers, commandant. — Parfait, répondit le capitaine Claggett. Barre à gauche vingt degrés, nouveau cap zéro-trois-zéro. » Le timonier répéta l’ordre et l’instruction suivante de Claggett fut : « Paré à faire ultra silence. » Il avait beau connaître les caractéristiques physiques de sa manoeuvre, il se dirigea malgré tout vers la table des cartes, à l’arrière, pour vérifier une nouvelle fois le mouvement tournant du bateau. D’ailleurs, le commandant devait toujours tout vérifier. Partout à bord, on éteignit tous les appareils inutiles, et les matelots qui n’étaient pas de quart s’allongèrent sur leur couchette alors que leur bâtiment virait de bord. L’équipage, nota Claggett, avait déjà pris le pli. Filant à l’arrière du Tennessee, au bout d’un filin de mille mètres, le sonar de traîne, lui-même long de mille mètres, était entièrement déployé. Au bout d’une minute, le sous-marin se retrouva, tel un chien qui court après sa queue, quelques centaines de mètres derrière l’extrémité du sonar, filant toujours ses vingt noeuds, tandis que les opérateurs écoutaient attentivement pour détecter les bruits éventuels émis par leur propre navire. L’arrêt suivant de Claggett fut à la chambre du sonar, afin d’observer de visu les écrans de contrôle. Cela relevait en quelque sorte de l’inceste électronique : le meilleur appareillage sonar jamais fabriqué cherchant à localiser le bateau le plus silencieux jamais construit. « C’est nous, là, commandant. » Le chef sonar marqua son écran au crayon gras. Le capitaine chercha à masquer sa légère déception. Le Tennessee filait vingt noeuds et le réseau d’hydrophones n’était qu’à mille mètres de distance durant les quelques secondes nécessaires pour effectuer la détection. « Personne n’est à ce point invisible, commandant, observa l’enseigne Shaw. — Reprenez notre course d’origine. On refera un essai à quinze noeuds. » Puis, pour le chef sonar : « Mettez un de vos meilleurs gars sur l’analyse des bandes. On va bien finir par le localiser, ce cliquetis à l’arrière, non ? » Dix minutes plus tard, le Tennessee entamait un nouvel autodiagnostic de bruit. « Tout cela est réglé comme du papier à musique, Jack. Au moment où je lis ces lignes, le temps travaille pour eux, pas pour nous. » Ce n’était pas ce qui plaisait le plus à l’amiral Jackson. Mais il ne semblait pas y avoir d’autre solution, et cette guerre s’annonçait de plus en plus comme livrée à l’improvisation effrénée, en dehors de toutes règles. « Tu pourrais bien avoir raison pour ce qui est de l’aspect politique. Ils veulent organiser les élections au plus vite, et ils me semblent bougrement sûrs d’eux... — Tu n’es pas au courant ? Ils amènent des civils par charters entiers, lui dit Jackson. Et pourquoi, à ton avis ? Je pense qu’ils vont être illico bombardés résidents, et tous ces braves pékins s’en vont voter jà à l’Anschluss. Nos amis à l’autre bout du fil ont une vue imprenable sur l’aéroport. Les rotations ont certes un peu ralenti, mais vise plutôt les chiffres. Il doit bien y avoir désormais quinze mille soldats sur l’île. Et tous ont le droit de vote. Ajoutes-y les touristes japonais déjà présents, plus ceux qu’ils ont ramenés par avion, et le résultat est couru d’avance. » Grimace du chef du Conseil national de sécurité. « Bête comme chou, non ? — Je me rappelle encore quand la loi sur les droits civiques est passée. Eh bien, d’un coup, ça a fait une sacrée différence dans le Mississippi, quand j’étais gosse. Tu trouves pas ça chouette, cette façon qu’ont les gens de tourner la loi à leur avantage ? — Pas de doute, c’est une guerre civilisée. » Personne nia dit qu’ils seraient idiots, se rappela Jack. Les résultats de l’élection seraient bidon, mais tout ce qu’il leur fallait, c’était réussir à brouiller les cartes. Le recours à la force exigeait d’avoir une cause clairement définie. Donc, les négociations faisaient partie des manoeuvres dilatoires. C’était toujours l’autre camp qui décidait des règles du jeu. L’Amérique n’avait pas encore défini de stratégie d’action. « C’est cela qu’il faut changer. — Comment ? » Jackson lui tendit une chemise. « Voilà l’information dont j’ai besoin. » Le Mutsu avait des capacités de communication par satellite, y compris une liaison vidéo qui pouvait être retransmise depuis le quartier général de la hotte à Yokohama. L’amiral Sato appréciait particulièrement le spectacle, et il savait gré à CNN d’avoir la bonté de le lui offrir. L’Enterprise : trois hélices détruites et la quatrième manifestement en triste état. Le John Stennis : deux arbres de transmission déjà démontés et un troisième visiblement irréparable ; le quatrième, hélas, semblait intact. Ce qui restait invisible, c’étaient les dégâts internes. Alors qu’il regardait la retransmission, on était en train de hisser avec une grue l’une des énormes hélices en bronze manganèse du second bâtiment, tandis qu’un autre engin de levage approchait, sans doute, observa le chef mécanicien du destroyer, pour extraire un tronçon de l’arbre de transmission tribord. « Cinq mois », diagnostiqua-t-il, juste avant que la journaliste annonce un délai d’immobilisation probable de six mois, chiffre qu’elle devait tenir d’un ouvrier du chantier naval en mal de confidences. « C’est l’estimation du QG. — Ils ne peuvent pas nous vaincre rien qu’avec des destroyers et des croiseurs, observa le commandant du Mutsu. Mais vont-ils rapatrier leurs deux autres porte-avions de l’océan Indien ? — Pas si nos amis continuent à maintenir sur eux la pression. Du reste, poursuivit tranquillement Sato, deux porte-avions, ce n’est pas suffisant, pas contre cent avions de chasse basés à Guam et Saipan — et plus encore si je le demande, comme je vais le faire sans doute. C’est vraiment un exercice de stratégie politique, désormais. — Et leurs sous-marins ? » insista le commandant du destroyer, passablement nerveux. « Alors, pourquoi ne peut-on pas ? demanda Jones. — La guerre totale est exclue, répondit le SubPac. — Ça nous a déjà réussi. — Ils n’avaient pas l’arme nucléaire, à l’époque, observa le capitaine Chambers. — Oh. C’était vrai, dut admettre Jones. Est-ce qu’on a déjà un plan de prévu ? — Pour l’instant, il s’agit de les tenir à distance », dit Mancuso. Ce n’était pas précisément une mission à faire frémir un Chester Nimitz, mais enfin, il fallait bien un début à tout. « Qu’est-ce que vous m’avez trouvé ? — J’ai deux échos de submersibles en immersion périscopique, à l’est des îles. Pas suffisamment affirmés pour déclencher une chasse, mais de toute façon, je ne pense pas qu’on va y envoyer des P-3. Cela dit, les hommes du SOSUS sont sur le pied de guerre. Rien ne pourra passer entre nos mailles. » Il marqua un temps. « Encore une chose... j’ai eu un contact « — un contact était moins ferme qu’un écho — » avec un objet au large des côtes de l’Oregon. » — Le Tennessee, fit Chambers. C’est Dutch Claggett. Il doit arriver ici à deux heures zéro-zéro vendredi. » Jones était impressionné par leur performance. « Bigre, un écho sur un Ohio. Combien d’autres ? — Quatre, le dernier appareille d’ici une heure environ. » Mancuso indiqua sa carte murale. J’ai dit à chacun d’eux de passer au-dessus de ce réseau d’hydrophones du SOSUS pour un test de bruit. Je savais bien que vous traîneriez dans le coin à renifler leur trace. Ne triomphez pas trop. Ils foncent sur Pearl de toute la puissance de leurs machines. » Jones acquiesça, tourna la tête. « Bien joué, patron. — Nous n’avons pas encore entièrement perdu la partie, Dr Jones. » « Bon Dieu de merde, chef ! jura le commandant Claggett. — C’est de ma faute, monsieur. Entièrement. » Il ne se défila pas. C’était une caisse à outils. On l’avait trouvée coincée entre une conduite d’eau de mer et la coque, et les infimes vibrations du pont suspendu sur ressorts avaient mis en branle les clés rangées à l’intérieur, juste assez pour que le sonar de traîne ait détecté le bruit. « Ce n’est pas une à nous, sans doute un ouvrier du chantier qui l’aura oubliée à bord. » Trois autres maîtres principaux étaient là pour profiter de la leçon. Cela aurait pu arriver à n’importe qui. Ils savaient également ce qui les attendait. Leur capitaine inspira un grand coup avant de poursuivre. Un bon coup de sang, il n’y avait que ça de vrai, même avec ses officiers mariniers. « Le moindre centimètre de cette coque, de l’étrave à l’axe d’hélice. Le moindre écrou en vadrouille, le moindre boulon, le moindre tournevis. Tout ce qui traîne par terre, vous me le ramassez. Tout ce qui a du jeu, vous me le resserrez. Et pas question d’arrêter tant que ce sera pas fini. Je veux que ce rafiot soit si silencieux que je puisse entendre vos blagues idiotes quand vous pensez à moi. — Ce sera fait, amiral », dit le maître d’équipage. Autant s’habituer tout de suite à ne plus fermer l’oeil ajouta-t-il, sans le dire. « Vous avez tout compris, chef. Et pas question de fermer l’oeil tant que cette coquille de noix ne sera pas plus silencieuse qu’une tombe. » Réflexion faite, Claggett se dit qu’il aurait peut-être pu choisir une autre métaphore. Le commandant regagna l’avant et se promit de remercier personnellement son chef sonar d’avoir su isoler la source du bruit. Mieux valait l’avoir trouvée dès le premier jour de navigation, et il fallait qu’il en fasse tout un bataclan. C’était la règle. Il avait du mal à ne pas sourire. Après tout, le commandant était censé se comporter en salopard inflexible — enfin, quand il trouvait un truc qui clochait, et d’ici quelques minutes, les sous-offs s’empresseraient de répercuter son ire aux matelots, tout en gardant pour eux des sentiments analogues. Les choses avaient déjà pas mal changé, nota-t-il en passant devant la chambre des machines. Comme des chirurgiens en salle d’opération, les mécaniciens de quart se tenaient à leur poste ; la plupart se contentaient d’observer, en prenant des notes aux moments opportuns. On était en mer depuis moins d’une journée, et il y avait déjà des photocopies marquées « Pensez en silence ! » scotchées des deux côtés de toutes les portes étanches. Les quelques matelots qu’il croisa dans les coursives s’effacèrent sur son passage, souvent avec un bref signe de tête plein d’orgueil. Ouais, on est des pros, nous aussi, commandant. Deux hommes joggaient dans la chambre des missiles, long compartiment désormais inutilisé, et Claggett, comme le requérait l’étiquette de service, s’effaça à son tour, et faillit encore une fois laisser échapper un sourire. « Une boîte à outils, hein ? demanda le second, quand le patron eut réintégré le poste de commandement. La même chose m’est arrivée sur le Hampton, après notre première refonte. — Ouais, opina Claggett. Au prochain quart, on se tape une inspection de fond en comble. — Ça aurait pu être pire, commandant. Un jour, après une révision, j’en connais qui ont dû retourner en cale sèche. Ils avaient trouvé rien de moins qu’une putain d’échelle télescopique dans le réservoir de ballast avant. » C’était le genre d’histoires qui faisaient frémir tous les sous-mariniers. « Une caisse à outils ? » s’enquit le chef sonar. Cette fois, il pouvait sourire. Claggett s’appuya contre l’encadrement de la porte et, tout en opinant, il sortit de sa poche un billet de cinq dollars. « Bien vu, chef. — Ce n’était pas bien sorcier. » Mais le maître principal empocha malgré tout le billet. À bord du Tennessee, comme à bord de quantité d’autres submersibles, tous les outils qu’on embarquait subissaient un traitement préalable : on trempait leur poignée dans le vinyle liquide, ce qui leur donnait à la fois une meilleure prise, surtout avec une main moite, tout en réduisant fortement les risques de cliquetis. « Encore un connard du chantier, je parie, ajouta-t-il avec un clin d’oeil. — Je ne paie qu’une fois, observa Claggett. De nouveaux contacts ? — Un bâtiment de surface, diesel lent, une seule hélice, relèvement trois-quatre-un, très loin. C’est un signal CZ, désignation du contact Sierra-Trente. Les gars sont en train de calculer sa route, monsieur. » Il marqua une pause, puis reprit, sur un tout autre ton. « Commandant ? — Quoi donc, chef ? — L’Asheville et le Charlotte... c’est vrai ? » Le capitaine Claggett opina de nouveau. « C’est effectivement ce qu’on m’a dit. — On égalisera la marque, commandant. » Roger Durling saisit la feuille. Elle était manuscrite, ce qui n’était pas fréquent. « C’est plutôt mince, amiral. — Monsieur le président, vous n’allez pas autoriser une attaque systématique sur leur pays, n’est-ce pas ? » demanda Jackson. Durling hocha la tête. « Non, je n’en demande pas tant. La mission est de récupérer les Mariannes et de les empêcher de mener à bien la deuxième phase de leur plan. » Robby prit une ample inspiration. C’était ce à quoi il s’était préparé. « Il y a une phase trois, également », annonça Jackson. Les deux autres hommes se figèrent. « Comment ça, Rob ? demanda Ryan, après quelques instants. — On vient tout juste de le découvrir, Jack. Le commandant de l’escadre indienne, vous savez ? Ce Chandraskatta... Eh bien, il est passé par Newport, dans le temps. Et devinez qui était avec lui dans sa promotion ? » Il marqua un temps d’arrêt. « Un certain amiral japonais du nom de Sato. » Ryan ferma les yeux. Pourquoi personne n’avait-il découvert ça plus tôt ? « Résumons : trois pays aux ambitions impérialistes... — Effectivement, ça m’en a tout l’air, Jack. Tu te souviens de la « Sphère de coprospérité du grand Est asiatique » ? Les bonnes idées reviennent toujours. Il faut qu’on y mette le holà, dit avec vigueur l’amiral Jackson. J’ai passé une bonne vingtaine d’années à m’entraîner pour une guerre que personne ne voulait faire — contre les Russes. J’aimerais mieux m’entraîner au maintien de la paix. Et cela veut dire arrêter ces gars-là tout de suite. — Est-ce que ça va marcher ? demanda le Président. — Aucune garantie, monsieur. Jack me dit que l’ensemble de l’opération suit un calendrier politique et diplomatique bien précis. Ce n’est pas l’Irak. Si l’on obtient un consensus international, ce ne sera jamais qu’avec les Européens, et ils ne vont pas nous suivre éternellement. — Jack ? — S’il faut en passer par là, monsieur le président, c’est probablement la méthode. — Risqué. — Monsieur le président, oui, c’est risqué, confirma Robby Jackson. Si vous pensez que la diplomatie nous permettra de récupérer les Mariannes, à la bonne heure. Je n’ai pas spécialement envie de tuer qui que ce soit. Mais si j’étais à leur place, je ne restituerais pas ces îles. Ils en ont besoin pour leur phase deux, et si jamais ça se produit, et même si les Russes échappent au feu nucléaire... » Un grand pas... en arrière, songea Ryan. Un nouvel Axe, en quelque sorte, qui s’étendrait du cercle arctique à l’Australie. Trois puissances nucléaires, un immense gisement de ressources, des économies solides, et la volonté politique de recourir à la violence pour parvenir à leurs fins. Retour au XIXe siècle, mais sur une plus vaste échelle. La compétition économique soutenue par la force, formule classique pour une guerre interminable. « Jack ? » insista le Président. Ryan hocha lentement la tête. « Je crois qu’on y est bien obligés. Vous avez le choix des motifs. Le résultat sera le même. — Approuvé. » 37 En plongée « NORMALITÉ » était le mot qui revenait constamment à la bouche des commentateurs, en général assorti d’épithètes comme « inquiétante » et/ou « rassurante », pour décrire le déroulement de cette semaine. À gauche, on se félicitait de voir le gouvernement recourir à la diplomatie pour résoudre la crise, tandis qu’à droite, on pestait de voir la Maison-Blanche décidée à jouer en mineur. En vérité c’était l’absence de direction et l’absence de véritables déclarations politiques qui révélèrent à tout le monde que Roger Durling était un président de politique intérieure qui ne savait pas trop comment gérer les crises internationales. La critique finit par rejaillir sur le chef du Conseil national de sécurité, John P. Ryan, qui, même s’il était censé avoir fait ses armes dans le Renseignement, n’avait jamais réellement eu l’occasion de révéler ses talents en matière de sécurité nationale stricto sensu, et dont on ne pouvait pas non plus dire qu’il adoptait une attitude ferme. D’autres, en revanche, admiraient sa circonspection. La réduction de l’arsenal américain, observaient les spécialistes, compliquait, pour le moins, une riposte efficace, et même si l’on voyait des fenêtres illuminées toutes les nuits au Pentagone, on n’avait manifestement trouvé aucun moyen de régler la crise des Mariannes. En conséquence, d’autres observateurs s’empressaient, dès qu’ils voyaient tourner une caméra, d’expliquer que le gouvernement faisait son possible pour se montrer ferme et calme tout en continuant à agir au mieux des intérêts du pays. D’où cette illusion de normalité pour dissimuler la faiblesse inhérente de la position américaine. « Vous ne nous demandez rien ? demanda Golovko, exaspéré. — Ce combat est le nôtre. Si vous bougez trop vite, ça alertera la Chine, et donc le Japon. » Du reste, mais ça, Ryan ne pouvait pas le dire, que pouvez-vous donc faire ? L’armée russe était dans une situation bien pire que celle des États-Unis. Ils pouvaient bien sûr transférer des renforts aériens en Sibérie orientale. Mais déplacer des fantassins pour soutenir les garnisons légères de gardes-frontières risquait de déclencher une réaction des Chinois. « Vos satellites vous disent la même chose que les nôtres, Sergueï. La Chine ne mobilise pas. — Pas encore. » La remarque était acerbe. « Exact. Pas encore. Et si nous jouons bien notre carte, cela n’arrivera pas. » Ryan marqua une pause. « D’autres informations sur les missiles ? — Nous avons plusieurs sites sous surveillance, rapporta Golovko. Nous avons pu confirmer que les fusées de Yoshinobu sont utilisées à des fins civiles. C’est sans doute une couverture pour des essais militaires, mais rien de plus. Mes techniciens m’en ont donné l’assurance. — Ne comptez pas trop non plus sur leurs certitudes, observa Ryan. — Que comptez-vous faire, à présent, Jack ? demanda sans ambages le directeur du Renseignement russe. — À l’heure où je vous parle, Sergueï Nikolaïtch, nous sommes en train de leur dire que l’occupation des îles est inacceptable. » Jack marqua une pause pour reprendre son souffle et se rappeler que, qu’il le veuille ou non, il devait continuer de faire confiance à cet homme. « Et que s’ils ne les quittent pas de leur plein gré, nous trouverons le moyen de les en chasser de force. — Mais enfin comment ? insista l’homme, tout en consultant les estimations préparées par ses experts militaires du ministère de la Défense tout proche. — Il y a dix ou quinze ans, avez-vous dit à vos maîtres au Kremlin qu’ils avaient raison de nous craindre ? — Comme vous l’avez fait à notre égard, confirma Golovko. — Nous avons plus de chance aujourd’hui. Nous ne leur faisons pas peur. Ils croient qu’ils ont déjà gagné. Je ne peux pas en dire plus pour le moment. D’ici demain, peut-être ». Jack réfléchit. « Pour l’instant, des instructions vont vous parvenir, retransmettre à nos hommes. — Ce sera fait », promit Sergueï. « Mon gouvernement honorera les souhaits de la population sur toutes les îles », répéta l’ambassadeur, puis il ajouta un autre préalable. « Nous pourrions également envisager de discuter de la différence de statut entre Guam et le reste des îles de l’archipel des Mariannes. Les intérêts américains y remontent à moins d’un siècle », fit-il remarquer ; c’était une première. Adler accepta la déclaration sans broncher, comme l’exigeait le protocole diplomatique. « Monsieur l’ambassadeur, les habitants de ces îles sont des citoyens américains. Ils le sont de leur propre choix. — Et ils auront de nouveau l’occasion de l’exprimer. Est-ce la position de votre gouvernement de n’ouvrir droit à l’autodétermination qu’une seule et unique fois ? demanda-t-il en guise de réponse. Voilà qui paraît bien étrange pour un pays habitué de longue date à l’immigration, mais aussi à l’émigration. Comme je l’ai déclaré plus tôt, nous accepterons volontiers la double nationalité pour les autochtones qui préféreront garder leur passeport américain. Nous les dédommagerons de leur propriété si jamais ils décidaient de partir et... » Le reste de la déclaration était identique. Adler nota que, comme souvent dans le cadre des négociations auxquelles il avait assisté ou participé, le dialogue diplomatique combinait les pires aspects de l’explication de texte pour débile mental et du bavardage avec belle-maman : morne. Lassant. Exaspérant. Et nécessaire. Un instant plus tôt, le Japon avait concédé quelque chose. Cela n’avait pas été vraiment une surprise. Cook avait réussi à tirer l’information de Nagumo la semaine précédente, mais à présent elle était sur la table. C’était l’avantage. L’inconvénient était qu’on attendait désormais de lui qu’il offre quelque chose en échange. Les règles de la négociation diplomatique se fondaient sur le compromis. Vous n’obteniez jamais tout ce que vous désiriez, et vous n’offriez jamais à l’autre tout ce qu’il vous demandait. Le problème était que la diplomatie faisait l’hypothèse qu’aucun des deux camps n’en viendrait à devoir céder un quelconque élément d’un intérêt vital pour lui — et que l’une et l’autre parties savaient discerner ces intérêts. Mais bien souvent ce n’était pas le cas, et la diplomatie dès lors était vouée à l’échec, au grand dam de tous ceux qui s’imaginent à tort que les guerres sont toujours causées par des diplomates ineptes. Alors que, bien plus souvent, elles sont la conséquence d’intérêts nationaux si incompatibles que tout compromis s’avère simplement impossible. Et c’est pourquoi l’ambassadeur espérait voir Adler lui céder un minimum de terrain. « Parlant en mon nom propre, je suis heureux que vous reconnaissiez les droits inaliénables des habitants de Guam à rester des citoyens américains. Je suis par ailleurs ravi de noter que votre pays laisse le peuple des Mariannes du Nord libre de choisir son destin. M’assurez-vous que votre pays se pliera aux résultats de l’élection ? — Je pense l’avoir exprimé clairement, répondit l’ambassadeur qui se demandait s’il venait ou non de remporter un point. — Et les élections seront ouvertes à... — Tous les résidents de l’île, bien entendu. Mon pays croit au suffrage universel, comme le vôtre. En fait, ajouta-t-il, nous allons faire une concession supplémentaire. Au Japon, la majorité électorale est à vingt ans, mais dans le cadre de cette consultation, nous l’abaisserons à dix-huit. Nous ne voulons pas qu’on vienne dire que ce plébiscite est biaisé d’une manière quelconque. » Habile, mon salaud, songea Adler. Et si logique, d’ailleurs. Tous les soldats occupants pourraient désormais voter, alors que votre initiative aurait l’allure d’une concession pour les observateurs internationaux. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères hocha la tête, comme s’il était surpris, et nota quelque chose sur son calepin. De l’autre côté de la table, l’ambassadeur se dit quant à lui qu’il venait enfin de marquer un point. Pas trop tôt. « C’est vraiment tout simple, dit le chef du Conseil national de sécurité. Voulez-vous nous aider ? » Les règles de la réunion n’avaient pas été prévues pour ravir qui que ce soit. Elle avait débuté par l’exposé d’une avocate du ministère de la Justice, qui leur expliqua comment la loi sur l’espionnage, titre 10 du Code civil des Mats-Unis, section 793E, s’appliquait à tous les citoyens américains, et pourquoi la liberté d’expression comme la liberté de la presse n’allaient pas jusqu’à permettre la violation de ce statut. « Bref, vous nous demandez de vous aider à mentir, objecta l’un des journalistes les plus en vue. — Tout à fait exact, répondit Ryan. — Nous avons une obligation professionnelle... — Vous êtes citoyens américains, leur rappela Jack. Tout comme les habitants de ces îles. Mon boulot n’est pas d’exercer les droits auxquels vous songez en ce moment. Mon boulot est de garantir ces droits, pour vous comme pour tout le monde dans ce pays. Soit vous nous aidez, soit vous refusez. Si vous acceptez, alors nous pourrons plus aisément accomplir notre tâche, à moindre coût, avec le minimum d’effusions de sang. Sinon, eh bien, ce sera sans doute encore un certain nombre d’hommes qui devront en payer le prix. — Je doute que Madison et les autres aient jamais envisagé que la presse américaine aide un ennemi en temps de guerre, observa la représentante de la Chancellerie. — Jamais nous ne ferions une chose pareille, protesta le représentant de la chaîne NBC. Mais agir en sens inverse... — Mesdames et messieurs, je n’ai pas le temps de vous faire un exposé de droit constitutionnel. Il s’agit ici, au sens propre, d’une question de vie ou de mort. Votre gouvernement vous demande votre aide. Si vous nous la refusez, nous aurons tôt ou tard à en expliquer les raisons au peuple américain. » Jack se demanda si quelqu’un avait déjà osé les menacer de telle façon. Il supposait qu’une volte-face n’aurait rien d’une déchéance, même s’il n’escomptait pas les voir envisager les choses sous le même jour. Le moment était venu de leur tendre un rameau d’olivier. « C’est moi qui en assumerai l’entière responsabilité. Si vous nous aidez à nous en sortir, je resterai muet comme une tombe. — À d’autres ! Ça finira par s’ébruiter, protesta CNN. Alors, il faudra que vous expliquiez au peuple américain que vous avez agi en patriotes. — Ce n’est pas ce que je voulais dire, Dr Ryan ! — Moi, si, rétorqua Jack, tout sourire. Réfléchissez-y. Quel tort cela vous fera-t-il ? Du reste, comment l’affaire sortirait-elle ? Qui d’autre que vous pourrait en parler ? » Les journalistes étaient assez cyniques — c’était presque une obligation dans ce métier — pour voir l’humour de la remarque, mais c’était la déclaration précédente de Ryan qui avait fait mouche. Ils se trouvaient pris dans un cruel dilemme professionnel, et la réaction naturelle était de l’esquiver en pensant selon d’autres critères. En l’espèce, la rentabilité commerciale. Refuser de soutenir leur pays, quelles que soient leurs pétitions de principe et de déontologie... même si on pouvait le regretter, le problème était que ces critères ronflants n’impressionnaient pas vraiment le téléspectateur moyen. En outre, Ryan ne leur demandait quand même pas un si gros sacrifice. Juste un truc, et s’ils s’y prenaient bien, il y avait de bonnes chances que jamais personne ne s’en aperçoive. Les responsables de chaînes auraient préféré quitter la salle pour discuter entre eux de sa requête, mais personne ne le leur proposa, et aucun n’eut le culot de le demander. Ils s’entre-regardèrent donc, et tous finirent par acquiescer. Toi, tu nous le payeras un de ces quatre, lui disaient leurs regards. C’était toutefois un défi qu’il était prêt à relever. « Merci. » Quand ils furent sortis, Ryan se dirigea vers le Bureau Ovale. « On y est arrivés, dit-il au Président. — Désolé de ne pas avoir pu vous apporter mon soutien. — C’est une année électorale », reconnut Jack. Les primaires de l’Iowa étaient dans quinze jours, puis ce serait le New Hampshire, et même si Durling n’avait pas d’opposition au sein de son parti, il aurait dans l’ensemble préféré être ailleurs. Il ne pouvait pas se permettre de braquer les médias. Mais c’était bien pour ça qu’il avait un chef du Conseil national de sécurité. Les hauts fonctionnaires, on pouvait toujours les remplacer. « Quand tout ceci sera fini... — Vous reprendrez le golf ? Moi aussi, je manque d’entraînement. » Encore un truc qu’il aimait bien chez Ryan : Il ne dédaignait pas sortir une blague de temps en temps, même quand il avait comme lui des valises sous les yeux. Durling y trouvait une raison supplémentaire de remercier Bob Fowler pour son refus, et peut-être aussi de regretter le choix de couleur politique fait par Ryan. « Il désire nous aider, dit Kimura. — La meilleure façon pour lui, répondit Clark, c’est de se comporter normalement. C’est un homme respecté. Votre pays a besoin d’entendre la voix de la modération. » Ce n’était pas exactement les instructions qu’il avait escomptées, et il se prit à espérer qu’à Washington ils savaient ce qu’ils étaient en train de faire. Les ordres émanaient du bureau de Ryan, ce qui était plus ou moins une consolation. En tout cas, son agent sur le terrain était soulagé. « Merci. Je n’ai pas envie de mettre sa vie en danger. — Il a trop de valeur pour qu’on risque une chose pareille. Peut-être que l’Amérique et le Japon parviendront à aboutir à une solution négociée. » Clark n’y croyait pas trop, mais c’était une formule qui réconfortait toujours les diplomates. « En ce cas, le gouvernement de Goto tombera, et Koga-san a une chance de retrouver son portefeuille. — Mais d’après ce que j’ai entendu, Goto refusera de céder. — Je l’ai entendu moi aussi, mais ça peut changer. En tout cas, telle est notre requête pour Koga. Un nouveau contact direct serait risqué, poursuivit « Klerk ». Merci pour votre assistance. Si nous avons de nouveau besoin de vous, nous vous contacterons par les canaux habituels. » De gratitude, Kimura régla la note avant de sortir. « Alors c’est tout, hein ? demanda Ding. — C’est ce qu’on a décidé en haut lieu, et puis on a d’autres trucs à faire. » Et c’est reparti pour un tour, se dit Chavez. Mais au moins avaient-ils à présent des ordres, si incompréhensibles soient-ils. Il était dix heures du matin, heure locale, et ils se séparèrent avant de rejoindre la rue ; puis ils consacrèrent les heures suivantes à l’achat de téléphones cellulaires, trois exemplaires chacun du tout dernier modèle numérique, avant de se retrouver. Les appareils étaient si compacts qu’ils tenaient dans une poche de chemise. Même dans leur emballage, ils étaient tout petits, et aucun des deux agents n’eut le moindre mal à les dissimuler. Chet Nomuri avait déjà fait la même chose de son côté, en donnant comme adresse personnelle un appartement à Hamamatsu — une couverture préparée à l’avance, assortie d’une carte de crédit et d’un permis de conduire. Quelle que soit la tournure que prendraient les événements, il avait moins de trente jours sur place pour parvenir à ses fins. Sa tâche suivante était de retourner une dernière fois aux bains avant de disparaître de la surface de la terre. « Une question », dit Ryan d’une voix calme. Son regard mit Trent et Fellows mal à l’aise. « Vas-tu nous contraindre à attendre jusque-là ? demanda Sam. — Vous connaissez l’un et l’autre les limitations auxquelles nous sommes confrontés dans le Pacifique. » Trent se dandina sur son siège. « Si vous voulez dire que nous n’avons pas les moyens pour... — Tout dépend de ceux qu’on décidera d’employer », rétorqua Jack. Les deux initiés soupesèrent la remarque. « Sans y mettre de gants ? » demanda Al Trent. Ryan confirma d’un signe de tête. « Absolument. Vous allez nous coller aux basques avec ça ? — Tout dépend de ce que tu entends par là. Explique », ordonna Fellows. Ryan s’exécuta. « Vous êtes réellement prêts à brandir le bâton aussi loin ? demanda Trent. — Nous n’avons pas le choix. Je suppose qu’il serait réconfortant de régler tout ça une bonne fois pour toutes à coups de charges de cavalerie sur le champ d’honneur et tout le bataclan, mais on manque de chevaux, au cas où vous auriez oublié... Le Président a besoin de savoir si le Congrès est prêt à nous soutenir. Vous seuls serez au courant de l’envers du décor. Si vous nous soutenez, le reste des parlementaires suivra le mouvement. — Et si ça ne marche pas ? demanda Fellows. — Alors, c’est la pendaison à la grande vergue pour tout le monde. Vous compris, ajouta Ryan. — On va déjà mettre au pas le comité, promit Trent. Vous savez que vous jouez gros, mon ami... — Tout à fait », reconnut Jack qui songeait aux vies en jeu. Il savait également qu’Al Trent n’évoquait là que l’aspect politique des choses, mais Ryan s’était obligé à mettre de côté ces réflexions. Il ne pouvait pas le dire, évidemment. Trent y aurait vu une faiblesse. Le nombre de leurs points de désaccord était vraiment remarquable. L’important, toutefois, c’est qu’on pouvait compter sur la parole de Trent. « Vous nous tenez au courant ? — En conformité avec la loi. », répondit avec un sourire le chef du Conseil national de sécurité. La loi exigeait que le Congrès soit informé des opérations « noires » après leur exécution. « Et l’ordonnance Ford ? » Un décret-loi remontant au gouvernement Ford interdisait aux organismes de renseignements d’État de recourir à la pratique de l’assassinat. « On a trouvé une Conclusion, rétorqua Ryan. Le texte ne s’applique pas en cas de guerre. » La procédure de Conclusion se ramenait à un décret présidentiel privilégiant l’interprétation présidentielle du texte. En bref, tout ce que Ryan venait de proposer avait désormais, juridiquement parlant, force de loi, aussi longtemps que le Congrès l’approuvait. C’était une façon plutôt tortueuse de mener la barque de l’État, mais c’était le lot de toutes les démocraties. « Bon, je vois que vous avez mis les points sur les i », observa Trent. Fellows l’approuva d’un signe de tête. Les deux parlementaires virent leur hôte décrocher un téléphone et composer un numéro mis en mémoire. « C’est Ryan. Allez-y. » La phase initiale était électronique. Malgré les protestations outrées du CINCPAC, trois équipes de télévision installèrent leurs caméras de part et d’autre de la cale sèche qui accueillait désormais l’Enterprise et le John Stennis. « Nous ne sommes pas autorisés à vous montrer les dégâts subis à la quille des deux bateaux, mais selon des sources bien informées, ce serait encore pire que les apparences », indiquèrent tous les journalistes, à quelques nuances près. Une fois transmis les reportages en direct, on déplaça les caméras pour montrer les porte-avions sous un autre angle, et pour avoir une vue du port, depuis l’autre côté. Il s’agissait surtout d’enregistrer des fonds, comme pour des images d’archives, avec uniquement les deux navires et le chantier naval, sans aucun journaliste au premier plan. Ces bandes furent transmises à une autre équipe et numérisées en vue d’un réemploi ultérieur. « Ils les ont sacrément arrangés », observa Oreza, laconique. Chacun d’eux représentait plus que le tonnage réuni de toute la flotte de garde-côtes de la marine américaine, et les gars de la Navy avaient beau être malins, ils avaient quand même réussi à s’en prendre plein le cul. Le major en retraite sentit monter sa tension. « Faudra combien de temps pour les retaper ? demanda Burroughs. — Des mois. Ce sera long. Six peut-être... Ça nous amène en pleine saison des typhons » réalisa Portagee avec un malaise accru. Qui ne fit qu’empirer lorsqu’il envisagea d’autres considérations : il goûtait modérément la perspective de se retrouver sur une île assiégée par des Marines. Quand sa maison était située sur une éminence, à portée de vue de batteries de missiles sol-air qui ne manqueraient pas d’attirer le feu des assaillants. Peut-être que la leur fourguer pour un million de dollars n’était pas une si mauvaise idée, somme toute. Ça lui permettrait de s’acheter un autre bateau, une autre maison, et d’aller pratiquer la pêche au large des îles de Floride. « Vous savez, vous pouvez toujours filer d’ici par le premier avion, si vous voulez. — Oh, rien ne presse, non ? » Les affiches électorales étaient déjà imprimées et collées. Le canal d’informations publiques du réseau câblé de l’île diffusait à heures fixes des bulletins expliquant les derniers plans pour Saipan. Le climat semblait toujours plus détendu. Les touristes nippons étaient d’une politesse inaccoutumée, et la majorité des soldats étaient à présent désarmés. On avait réquisitionné les véhicules militaires pour les chantiers de voirie. Des soldats effectuaient des visites amicales dans les écoles. L’occupant avait créé deux nouveaux terrains de base-ball, quasiment du jour au lendemain, et organisé un nouveau championnat. On évoquait la possibilité que deux équipes japonaises de division nationale commencent leur entraînement de début de saison à Saipan ; il faudrait à cet effet construire un stade, et l’on murmurait déjà que Saipan aurait peut-être bientôt sa propre équipe. Ce qui était logique en fin de compte, supposa Oreza. Saipan était plus près de Tokyo que Kansas City l’était de New York. Pour autant, les résidents n’étaient pas ravis de cette occupation. Mais n’y voyant d’autre alternative, comme souvent en pareil cas, ils apprenaient à vivre avec. Les Japonais se décarcassaient vraiment pour adoucir au mieux le processus de transition. La première semaine, on vit des protestations quotidiennes. Mais le commandant des forces nippones, le général Arima, avait fait l’effort de rencontrer chacun de ces groupes sous l’oeil complaisant des caméras, et d’inviter les meneurs à discuter dans son bureau, pour un entretien souvent télévisé en direct. Puis ce furent des réponses plus élaborées. Au cours d’une interminable conférence de presse, hommes d’affaires et fonctionnaires gouvernementaux vinrent justifier en détail les sommes d’argent qu’ils avaient investies dans file, présentant sous forme graphique les avantages induits pour l’économie locale, et promettant de faire encore mieux. Il s’agissait moins d’éliminer le ressentiment que de l’accepter avec tolérance, et de promettre à tout bout de champ de se conformer aux résultats des élections imminentes. Nous aussi, nous vivons ici, ne cessaient-ils de dire. Nous aussi. Il fallait entretenir l’espoir. Quinze jours demain, se dit Oreza, et la seule chose dont ils entendaient parler, c’était de ces putains de négociations. Depuis quand l’Amérique se mettait-elle à négocier ce genre de choses ? Justement, peut-être : ce signe évident de faiblesse était peut-être la cause de ce désespoir. Personne ne résistait. Assurez-nous que le gouvernement fait quand même quelque chose, avait-il envie de dire à l’amiral à l’autre bout de la liaison téléphonique par satellite... « Oh, et puis merde. » Oreza retourna dans le séjour, replaça les piles dans le téléphone, inséra l’antenne par le fond du saladier en inox et composa le numéro. « L’amiral Jackson, entendit-il. — Oreza. — Du nouveau ? — Ouais, amiral. Concernant le déroulement des élections. — Je ne saisis pas, major. — Je vois CNN nous raconter que nous avons deux porte-avions désemparés et des gens qui nous répètent qu’on ne peut rien y faire, monsieur. Bon Dieu, amiral, même quand les Argentins ont piqué les Falkland, les Angliches ont dit qu’ils les reprendraient. Je n’ai rien entendu de tel. Qu’est-ce que vous voulez qu’on en pense, merde ? » Jackson prit son temps pour peser sa réponse. « Je n’ai pas besoin de vous rappeler les règles concernant la divulgation du détail des opérations. Votre boulot est de me fournir des renseignements, vous vous souvenez ? — Tout ce dont on entend parler, c’est de l’organisation des élections, d’accord ? Le site de missiles à l’est d’ici est maintenant camouflé... — Je le sais. Et le radar installé au sommet du mont Takpochao est en service, et il y a une quarantaine de chasseurs basés à l’aéroport et à Kobler. Nous en comptons soixante de plus à Andersen, sur Guam. Il y a huit bâtiments qui croisent au large sur la côte est, et un groupe de pétroliers qui s’en approche pour les ravitailler. Vous voulez savoir autre chose ? » Même si Oreza était « compromis », euphémisme pour dire arrêté, ce dont doutait Jackson, il n’y avait là aucun secret. Tout le monde savait que l’Amérique avait des satellites de reconnaissance. En revanche, Oreza avait besoin de savoir que Jackson était au fait de la situation et, plus important encore, qu’il ne s’en désintéressait pas. L’amiral eut un peu honte de ce qu’il dut ajouter ensuite. « Major, j’espérais mieux d’un type comme vous. » La réponse qu’il reçut, toutefois, le rasséréna. «C’est ce que j’avais besoin d’entendre, amiral. — Si vous avez du nouveau, prévenez-nous. — A vos ordres, monsieur. » Jackson coupa, puis saisit le rapport sur le Johnnie Reb qui venait de lui parvenir. « Bientôt, major », murmura-t-il. Puis ce fut le moment de rencontrer les gens de la base de MacDill qui, détail pervers, portaient tous l’uniforme vert de l’armée. Il ignorait encore qu’ils allaient lui remettre en mémoire un détail vu quelques mois plus tôt. Tous les hommes devaient être hispanophones et paraître espagnols. Par chance, ce n’était pas bien difficile. Un expert ès documents se rendit par avion de Langley à Fort Stewart, Géorgie ; muni de tout le matériel nécessaire, dont dix passeports vierges. Pour simplifier, ils utiliseraient leurs vrais noms. Le sergent-chef Julio Vega s’assit devant l’appareil photo, vêtu de son plus beau costume. « Ne souriez pas, lui dit le technicien de la CIA. Les Européens ne sourient pas sur les passeports. — Bien, monsieur. » Son surnom dans le service était Oso, « Ours », mais seuls ses pairs l’appelaient ainsi maintenant. Pour le reste des Rangers de la compagnie Renard, 2e bataillon, 175e régiment, son seul nom était « sergent-chef », et il avait la réputation d’un sous-officier d’expérience, apte à soutenir son capitaine dans le cadre de la mission pour laquelle il venait de se porter volontaire. « Faudra également être habillé mieux que ça. — Qui va payer ? » demanda Vega, souriant maintenant, même si le cliché révélerait le visage dur qu’il réservait à ceux de ses hommes qu’il estimait ne pas être à la hauteur. Ce ne serait pas le cas ici, jugea-t-il. Huit parachutistes confirmés (comme l’étaient tous les Rangers), qui tous avaient vu le combat ici ou là — et, détail inhabituel pour des membres du 175e, aucun ne s’était rasé le crâne à la mode des Indiens Mohawks. Vega se remémora un autre groupe analogue, et son sourire se figea. Tous n’avaient pas réussi à sortir de Colombie{30}. Hispanophones, songea-t-il en quittant la pièce. On parlait sans doute espagnol aux Mariannes. Comme la plupart des sous-officiers de métier dans l’armée de terre, il avait décroché sa licence en suivant les cours du soir. Il avait pris comme spécialité l’histoire militaire — ça semblait un choix logique vu sa profession ; d’ailleurs, c’était l’armée qui payait ses études. Si l’espagnol était la langue en usage sur ces cailloux, alors cela lui donnait une raison supplémentaire d’envisager la mission avec optimisme. Le nom de l’opération, qu’il avait surpris lors d’une brève conversation avec le capitaine Diego Checa, semblait également révélateur. On l’avait baptisée ZORRO, ce qui avait suffisamment amusé le capitaine pour qu’il en fasse la confidence à son sergent-chef. Le « vrai » Zorro s’appelait Don Diego, après tout, non ? Il avait oublié le nom de famille du bandit masqué, mais pas son sous-officier. Quand on s’appelait Vega, comment pouvait-on refuser une telle mission ? C’était une chance qu’il soit en forme, estima Nomuri. Simplement respirer était déjà bien assez difficile. La plupart des visiteurs occidentaux au Japon résidaient dans les grandes villes et n’avaient jamais l’occasion de s’apercevoir que le pays était aussi montagneux que le Colorado. Tochimoto était une petite bourgade de piémont qui se languissait l’hiver et s’animait l’été, quand les citadins las de la monotonie surpeuplée des villes quittaient celles-ci pour aller explorer la campagne. Dans le hameau, situé à l’extrémité de la nationale 140, tout était pratiquement fermé en cette saison, mais Cher réussit néanmoins à trouver un endroit où louer un quad, un petit quadricycle tout-terrain, et il prévint le gérant qu’il n’avait besoin que de quelques heures d’évasion. En lui remettant les clés, l’homme lui avait conseillé, avec politesse, mais insistance, de ne jamais quitter la piste et de rester prudent ; après l’avoir remercié, Cher s’en était allé pour gagner la montagne en remontant la rivière Taki — plus un torrent qu’une rivière, en fait. Au bout d’une heure et d’une douzaine de kilomètres, d’après son estimation, il coupa le moteur, ôta ses protège-tympans et s’arrêta pour tendre l’oreille. Rien. Il n’avait pas vu la moindre trace sur le sentier boueux et caillouteux qui longeait le torrent, pas le moindre signe de vie dans les quelques cabanons dépassés depuis le départ, et maintenant, il avait beau tendre l’oreille, il n’entendait que le vent. Sa carte indiquait un gué, trois kilomètres plus haut, qui se révéla effectivement balisé et praticable, et lui permit de poursuivre sa route vers l’est et le Shiraishi-san. Comme la plupart des montagnes, le temps et l’érosion avaient creusé les flancs du mont Shiraishi d’innombrables vallées en cul-de-sac, dont une, particulièrement pittoresque, encore vierge de tout chalet ou habitation. Peut-être que des scouts venaient ici camper l’été pour communier avec la nature que le reste de leur pays avait consciencieusement oeuvré à détruire. Plus probablement, le site était dépourvu de ressources minières justifiant l’existence d’une route ou d’une voie ferrée. La vallée était également située à cent cinquante kilomètres de Tokyo à vol d’oiseau, mais en définitive, elle aurait aussi bien pu être située en Antarctique. Nomuri obliqua au sud, puis grimpa, par sa partie la plus accessible, la pente menant à la crête sud. Il avait envie de faire une nouvelle halte au sommet pour observer les alentours, guetter de nouveau les bruits, et s’il repéra une seule bâtisse en construction quelques kilomètres en contrebas, il ne vit aucune colonne de fumée montant d’un tas de bois, aucun panache de vapeur trahissant un bain chaud, et il ne décela aucun bruit qui ne fût d’origine naturelle. Nomuri passa une demi-heure à scruter le secteur à l’aide d’une paire de jumelles compactes, en prenant son temps pour lever tous ses doutes, puis il pivota vers le nord-ouest où il releva la même absence remarquable de toute présence humaine. Finalement satisfait, il rejoignit le torrent et reprit le sentier pour retourner en ville. « On ne voit plus personne, en cette saison », lui confia le loueur, quand Nomuri eut ramené l’engin à l’agence, juste après le coucher du soleil. « Puis-je vous offrir une tasse de thé ? — Dozo », dit l’agent de la CIA. Il accepta le thé d’un signe de tête amical. « Votre région est magnifique. — Vous faites bien de venir à cette période de l’année. » Plus que tout, l’homme voulait faire la causette. « L’été, les arbres épanouis sont superbes, mais le bruit de ces engins (il indiqua les rangées de motos) gâche la paix de ces montagnes. Mais enfin, ça m’aide à vivre, admit-il. — Il faudra que je revienne. Il y a une telle pression, au bureau. Ah, venir ici et goûter le silence ! — Vous pourriez peut-être en parler à des amis », suggéra l’homme. Manifestement, il avait besoin d’argent pour tenir à la saison creuse. « Oui, très certainement », lui assura Nomuri. Il s’éclipsa après un salut courtois, puis reprit sa voiture pour regagner Tokyo. Trois heures de route, en se demandant toujours pourquoi l’Agence lui avait confié une tâche destinée à lui faire envisager sa mission sous un jour favorable. « Franchement, les gars, ça vous pose pas de problème ? » demanda Jackson en s’adressant aux hommes réunis au Centre de contrôle des opérations par satellite. « Drôle de moment pour avoir des scrupules, Robby, observa l’officier général. S’ils sont assez cons pour laisser des civils américains musarder à travers leur pays, eh bien profitons-en. — Cette opération me tracasse malgré tout », nota le représentant de l’armée de l’air, dont le regard passait des cartes de navigation aérienne aux photos satellite. « Nous avons un bon point d’insertion — bigre, les références de navigation sont excellentes —, mais pour que ça marche, il faudra d’abord que quelqu’un se charge de ces AWACS. — C’est prévu, lui garantit le colonel du PC de combat. On va leur illuminer le ciel, et vous, il faudra que vous profitiez de cette faille. » Il pointa sa règle sur la troisième carte. « Les équipages des hélicos ? demanda Robby. — Ils sont en train de répéter sur leurs simulateurs. S’ils ont de la veine, ils pourront voler les yeux fermés. » Le simulateur de mission était réaliste au point de tromper l’oreille interne de Sandy Richter. La machine était à mi-chemin entre le nouveau système à réalité virtuelle Nintendo de son petit dernier, et un simulateur de vol classique ; son casque surdimensionné était identique à celui qu’il utilisait aux commandes de son Comanche, mais infiniment plus complexe. Ce qui n’était au début qu’un affichage monoculaire sur l’AH-64 Apache ressemblait à présent à une représentation du monde en cinéma total digne d’une salle I-MAX qu’on se trimbalerait sur la tête. Il y avait encore des progrès à faire, mais cela lui permettait déjà d’avoir une vue du terrain en image de synthèse, sur laquelle se superposaient toutes ses données de vol, tandis que, les mains sur le manche et la manette des gaz d’un autre hélicoptère virtuel, il s’approchait des falaises en survolant la mer en rase-mottes, approchant du point d’insertion. « On arrive au PI », dit-il à son mitrailleur, assis non pas derrière, mais à côté de lui, car le simulateur pouvait se passer de ce genre de fidélité. Dans cet univers artificiel, ce qu’ils voyaient était indépendant de leur position réelle dans l’espace, même si son compagnon avait en fait deux instruments de plus devant les yeux : Ce qu’ils contemplaient était le résultat de six heures de calcul de super-ordinateur. Un ensemble de photos satellite prises au cours des trois derniers jours avaient été analysées, fusionnées, modélisées et triturées pour composer une image tridimensionnelle à l’aspect de vidéo légèrement granuleuse. « Centre urbain sur la gauche. — Roger, je le vois. » Ce qu’il voyait, c’était une tache bleue fluorescente, qui en réalité aurait brillé du jaune orangé des lampes à quartz, et pour en tenir compte, il accrut l’altitude de cinquante pieds qu’il avait suivie depuis deux heures. Il bascula imperceptiblement le manche, et dans la pénombre de la salle, ceux qui observaient les pilotes furent frappés de voir les deux corps s’incliner pour compenser l’accélération centrifuge d’un virage qui n’existait que dans la mémoire de l’ordinateur gérant la simulation. Ils auraient pu en rire, hormis que Sandy Richter n’était pas le genre d’homme dont on riait. Il venait d’aborder la côte virtuelle et grimpa vers une crête qu’il se mit à longer. L’idée était de lui. Il y avait des routes et des habitations dans les vallées fluviales qui débouchaient sur la mer du Japon. Et le pilote avait estimé qu’il valait mieux rester le plus longtemps possible silencieux et de courir le risque de s’en remettre à ses capacités de visée vers le bas. S’il y avait eu une justice en ce bas monde, il aurait dû pouvoir traiter cette menace lors du trajet aller, mais la justice n’était pas vraiment de ce monde. « Chasseurs au-dessus, avertit une voix féminine, exactement comme lors de la mission réelle. — Je redescends d’un poil, répondit Richter à la voix de l’ordinateur, en se glissant sous la ligne de crête à droite. Si tu me trouves cinquante pieds de décalage par rapport au sol, je suis foutu, ma poule. — J’espère que ce bidule furtif est vraiment efficace. » Les premiers rapports d’analyse sur le radar équipant les F-15 japonais étaient alarmants. Il leur avait quand même permis d’abattre un B-1 et d’endommager gravement un autre, et personne ne savait au juste comment c’était arrivé. « On va pas tarder à le savoir. » Que pouvait dire d’autre le pilote ? Dans ce cas précis, l’ordinateur décida que oui, leur bidule furtif était vraiment efficace. La dernière heure de vol virtuel se résuma à une séance de rase-mottes, routinière, mais suffisamment stressante pour que, lorsqu’il eut posé son Comanche, Richter éprouve le besoin de prendre une douche — douche dont il devrait sûrement se passer à leur destination. Une paire de skis, en revanche, risquait de leur être utile. « Et si jamais les autres... — Eh bien, je suppose qu’on apprendra à aimer le riz. » On ne pouvait pas s’en faire pour tout. La lumière se ralluma, on ôta les casques, et Richter se retrouva assis dans une pièce de dimensions moyennes. « Insertion réussie, décida le commandant qui notait l’exercice. Alors, messieurs, prêts pour un petit voyage ? » Richter alla chercher un verre d’eau glacé sur la table au fond de la pièce. « Vous savez, je ne pensais pas que je pourrais pousser un serpent aussi loin. — Et pour le reste du matos ? désirait savoir son mitrailleur. — Il sera chargé à votre arrivée sur zone. — Et comment on ressort ? » demanda Richter. Il aurait préféré qu’on le mette déjà au courant. « Vous aurez le choix entre deux options. Peut-être trois. Nous n’avons pas encore décidé. On examine la question », lui assura l’officier responsable du PC. L’avantage, c’est qu’apparemment tous logeaient dans des appartements en terrasse. Prévisible, estima Ding Chavez. Les mecs friqués comme ces salauds pouvaient se payer tout le dernier étage de n’importe quel immeuble. Sans doute que ces gens là, ça les aidait à se sentir importants, de pouvoir ainsi regarder tout le monde de haut — comme les habitants des tours de Los Angeles regardaient les Barrios de son enfance. Aucun n’avait été soldat, toutefois. Jamais un soldat n’aurait voulu s’exposer ainsi. Mieux valait se planquer au ras du sol, avec les souris et les péons. Enfin, chacun avait ses limites. Tout le problème, donc, était de trouver un endroit situé en hauteur. Pas difficile. Encore une fois, le caractère paisible de la cité joua en leur faveur. Il leur suffit de choisir l’immeuble convenable, d’y entrer, de monter en ascenseur au dernier étage et, de là ; d’emprunter l’escalier d’accès au toit. Chavez posa son appareil sur un trépied, choisit son plus gros téléobjectif et commença à mitrailler. Même opérer ainsi en plein jour ne devait pas soulever de difficulté, leur avait-on indiqué, et les dieux de la météo étaient avec eux, avec cet après-midi au ciel gris et couvert. Ding prit dix vues de chaque immeuble, rembobina et éjecta les pellicules qui réintégrèrent leurs boites pour être étiquetées. L’ensemble de l’opération prit une demi-heure. « Vous avez fini par faire confiance à ce mec ? demanda Chavez, une fois transmis le matériel. — Ding, j’ai bien fini par te faire confiance », répondit tranquillement Clark, ce qui détendit l’atmosphère. 38 Le Rubicon « ALORS ? » Ryan prit son temps pour soupeser la réponse. Adler méritait de savoir quelque chose. L’honneur faisait normalement partie des négociations. On ne disait jamais totalement la vérité, mais on n’était pas non plus censé mentir. « Alors, continuez comme avant, dit le chef du Conseil national de sécurité. — On est en train de mijoter quelque chose. Ce n’était pas une question. — Nous ne restons pas les bras ballants, Scott. Ils ne vont pas camper sur leurs positions, n’est-ce pas ? » Adler fit non de la tête. « Sans doute pas. — Encouragez-les à réviser leur point de vue », suggéra Jack. Ça ne les avançait guère, mais c’était toujours ça. « Cook estime que des forces politiques sont à l’oeuvre là-bas pour calmer le jeu. Son homologue dans le camp d’en face lui fournit des informations encourageantes. — Scott, nous avons deux agents de la CIA qui opèrent là-bas, en se faisant passer pour des journalistes russes. Ils ont pris contact avec Koga. Il n’est pas ravi de l’évolution de la situation. Nous leur avons dit de se comporter normalement. Il serait idiot de toucher au bonhomme, mais si jamais... Le mieux encore, ce serait que vous demandiez à Cook de sonder le gars, qu’il nous dise au juste quels sont les éléments d’opposition dans leur gouvernement, et quel pouvoir réel ils pourraient avoir. Il ne doit surtout pas révéler avec qui nous sommes en contact. — D’accord. Je transmettrai. Sinon, on garde la même ligne générale ? demanda Adler. — Ne leur cédez rien d’important. Vous pouvez tergiverser un peu ? — Je pense, oui. » Adler consulta sa montre. « Ça se passe chez nous, aujourd’hui. Il faut que je voie Brett avant qu’on commence. — Tenez-moi au courant. — Sans problème », promit Adler. Le soleil n’était pas encore levé au-dessus de Groom Lake. Deux cargos C-5B roulèrent jusqu’en début de piste puis décollèrent. Ils n’étaient que modérément chargés — juste trois hélicoptères chacun avec leur équipement, une paille pour des appareils conçus pour transporter deux chars d’assaut. Mais le vol serait long pour l’un des deux — plus de huit mille kilomètres — et les vents contraires exigeraient deux ravitaillements en vol, eux-mêmes nécessitant un équipage de relève complet pour chacun des cargos. Le dédoublement de l’équipage avait relégué les passagers dans l’espace situé en arrière de l’emplanture des ailes, où les places étaient moins confortables. Richter ôta les accoudoirs du siège à trois places et mit ses boules Quiès. Sitôt que l’appareil eut décollé, il porta machinalement la main à la poche de sa combinaison de vol où il mettait toujours ses cigarettes — enfin, jusqu’à ce qu’il arrête de fumer, quelques mois plus tôt. Merde. Comment vouliez-vous aller vous battre sans une clope ? se demanda-t-il, puis il se cala contre un oreiller et glissa bientôt dans le sommeil. Il ne sentit même pas les turbulences, alors que le Lockheed gagnait l’altitude du courant-jet au-dessus des montagnes du Nevada. Dans le poste de pilotage, on avait mis le cap au nord. Le ciel était noir et le resterait durant presque tout le vol. Leur tâche la plus importante serait de se tenir réveillés et en alerte. Les équipements automatiques allaient se charger de la navigation et, vu l’heure, les vols de nuit intercontinentaux avaient déjà libéré le ciel, tandis que les vols intérieurs de jour venaient tout juste de reprendre. Le ciel leur appartenait entièrement, avec ses nuages effilochés, le froid mordant de l’air par-delà la mince peau d’aluminium de leur appareil, et ils filaient vers la plus fichue saloperie de destination que l’équipage de réserve ait jamais imaginée. Les hommes du second Galaxy étaient plus chanceux : leur appareil vira au sud-ouest, et en moins d’une heure il survolait le Pacifique pour rejoindre une destination plus proche : la base d’Hickam. L’USS Tennessee entra dans Pearl Harbor avec une heure d’avance et se dirigea de lui-même vers un mouillage extérieur, se passant du pilote du port et n’ayant recours qu’à un seul remorqueur de la marine pour la manoeuvre. Il n’y avait aucun éclairage, et celle-ci se déroula à la seule lueur des autres quais éclairés. Le seul détail vraiment surprenant était la présence sur le quai d’un gros camion-citerne. La voiture officielle et l’amiral debout à côté étaient en revanche attendus, estima le capitaine de frégate Claggett. La passerelle fut rapidement arrimée et le ComSubPac monta à bord avant même que l’enseigne ait eu le temps de la fixer à l’arrière du kiosque. Il se retourna malgré tout pour saluer. « Bienvenue à bord, amiral », dit le commandant, depuis son poste de contrôle, puis il descendit l’échelle pour conduire l’amiral à sa cabine personnelle. « Dutch, je suis heureux que vous ayez réussi à faire bouger la belle, dit Mancuso avec un sourire toutefois tempéré par la gravité de la situation. — Et moi donc, croyez que suis ravi d’avoir enfin pu l’inviter à danser... », répondit Claggett sur le même ton, avant d’ajouter, plus sérieux : « J’ai tout ce qu’il faut, côté mazout, monsieur. — On va devoir vidanger une de vos soutes. » Vu sa taille, le Tennessee disposait de plusieurs soutes pour son moteur diesel auxiliaire. « Pour quoi faire, amiral ? — Pour y mettre du JP-5... » Mancuso ouvrit sa mallette et sortit l’ordre de mission. L’encre était à peine sèche. « Commandant, vous allez faire vos débuts dans les opérations spéciales. » Le premier réflexe de Claggett fut de demander Pourquoi moi ? mais il se contint. Au lieu de cela, il tourna rapidement la page de couverture et vérifia l’itinéraire qu’on lui avait assigné. « Je risque d’avoir du pain sur la planche, là-bas, amiral. — L’idée est de rester discret, mais cela dit, la règle courante continue de s’appliquer. » La règle courante était que Claggett aurait toujours la faculté d’exercer sa liberté de jugement. « Attention, attention, annonça l’interphone à tout l’équipage. Le voyant Autorisation de fumer est éteint dans tous les compartiments. Le voyant Autorisation de fumer est éteint dans tous les compartiments. » « Vous laissez les hommes fumer à bord ? » s’étonna le ComSubPac. Une bonne partie de ses officiers de commandement l’interdisaient. « La liberté de jugement, souvenez-vous... » À dix mètres de là, dans la salle de sonar, Ron Jones sortit de sa poche une disquette. « On a déjà reçu la mise à jour, lui indiqua le maître principal. — Celle-ci est la toute dernière. » Le fournisseur civil la glissa dans la fente du lecteur de l’ordinateur de secours. « J’ai accroché votre écho dès votre premier soir en mer, alors que vous passiez au-dessus du réseau SOSUS d’Oregon. Vous aviez un truc qui se baladait à bord ? — Une caisse à outils. C’est réglé. On en a doublé encore deux autres ensuite, fit remarquer l’officier marinier. — Rapidement ? — La seconde, on est passés juste à la verticale et on s’est amusés à zigzaguer au-dessus. — J’ai capté un vague tressaillement, sans plus, et encore, c’était avec la version du logiciel que je viens de vous charger. Vous avez un bateau sacrément silencieux, chef. Vous vous êtes fait sonner les cloches ? — Ouais. Le patron a déchiré quelques épaulettes, mais ce coup-ci, y a plus rien qui se balade à bord... à moins que vous comptiez l’extrémité des rouleaux de PQ. » Jones s’installa dans un des sièges et contempla l’espace de travail encombré. Il se sentait chez lui. Il n’avait qu’une vague idée de leur ordre de mission — Mancuso lui avait demandé son avis sur les conditions hydrologiques et il avait manifesté ses craintes que les Japonais se soient emparés de la station SOSUS de la marine américaine installée à Honshu. En fait, il ne lui avait pas fallu plus pour deviner qu’il allait y avoir du grabuge et que leur sous-marin était bien le premier de la flotte du Pacifique à se jeter dans la mêlée. Bon Dieu et un nucléaire en plus, songea-t-il. Gros et lent. Une main se tendit et effleura le coffret de la station de travail. « Je sais qui vous êtes, Dr Jones, dit l’officier marinier, lisant dans ses pensées. Et je connais aussi mon boulot, d’accord ? — Les autres, quand ils remontent renifler... — On mate la ligne des mille hertz. On a le programme de suivi version 5 avec toutes les mises à jour. Y compris la vôtre, je suppose. » Le chef prit sa tasse de café, puis se ravisant, en servit une également à son visiteur. « Merci. — L’Asheville et le Charlotte ? » Jones hocha la tête, le nez dans sa tasse. « Vous connaissez Frenchy Laval ? — C’était un de mes instructeurs à l’École navale... ça fait un bail. — Frenchy était mon chef sur le Dallas, sous les ordres de l’amiral Mancuso. Son fils était à bord de l’Asheville. Je le connaissais. J’en fais une affaire personnelle. — Pigé. » Le maître principal n’avait rien à ajouter. « Les États-Unis d’Amérique jugent la situation actuelle intolérable, monsieur l’ambassadeur. Je pensais m’être bien fait comprendre », conclut Adler à l’issue de deux heures de séance. En fait, il s’était fait comprendre au moins huit fois par jour depuis le début des négociations. « Monsieur Adler, à moins que votre pays ne désire poursuivre cette guerre, ce qui ne profitera à personne, vous n’avez qu’une chose à faire, c’est entériner les élections que nous comptons organiser — sous le contrôle d’observateurs internationaux. » Quelque part en Californie, se souvint Adler, une station de radio s’était amusée dans le temps à diffuser, pendant plusieurs semaines, toutes les versions répertoriées de Louie Louie. Peut-être que le ministère des Affaires étrangères aurait dû faire pareil dans le bâtiment en guise de musique d’ambiance. Ça leur aurait fait un entraînement parfait pour ce genre de séance. L’ambassadeur nippon attendait une réponse américaine au geste de son pays : restituer Guam — comme s’ils ne l’avaient pas d’abord prise de force — et il manifestait à présent son exaspération de voir Adler ne rien lui concéder en échange de ce geste amical. Avait-il une autre carte à jouer ? Si oui, il ne l’abattrait pas avant qu’Adler lui ait montré quelque chose. « Bien entendu, nous nous félicitons que votre pays accepte un contrôle international des élections, et nous notons avec satisfaction votre promesse solennelle de vous conformer à ses résultats, mais cela ne change rien au fait que nous sommes en train de parler d’un territoire national souverain dont la population a déjà librement choisi un statut d’association avec les États-Unis. Et malheureusement, notre capacité à prendre cette promesse pour argent comptant se trouve sérieusement entachée par la situation même qui y a conduit. » L’ambassadeur éleva les mains, désemparé par cette façon diplomatique de se faire traiter de menteur. « Comment pourrions-nous être plus explicites ? — En évacuant immédiatement les îles, bien sûr », répondit Adler. Mais d’une certaine manière, il avait déjà fait une concession : en avouant que l’Amérique n’était pas franchement mécontente de la promesse japonaise d’organiser des élections, il avait fourni à l’ambassadeur un début de réponse. Ce n’était pas grand-chose, et certainement pas autant que ce qu’il voulait — accepter l’idée que les élections déterminent le destin des îles — mais c’était déjà ça. L’une et l’autre partie reformulèrent leurs positions avant que la suspension de séance matinale offre à chacun l’occasion de se dérouiller les membres. Un vent froid balayait la terrasse, et comme chaque fois, Adler et l’ambassadeur nippon se retirèrent aux angles opposés de la galerie qui servait l’été aux dîners en plein air, tandis que les membres de leurs équipes se réunissaient pour explorer les options que leurs chefs de délégation respectifs ne pouvaient se permettre d’évoquer directement. « Pas terrible, comme concession, observa Nagumo en sirotant son thé. — Estimez-vous déjà heureux, mais enfin, nous savons que l’action que vous avez entreprise est loin de recueillir l’unanimité au sein de votre gouvernement. — Certes, répondit Seiji. C’est moi qui vous l’ai dit. » Chris Cook se retint de chercher autour de lui la présence d’oreilles indiscrètes. C’eût été par trop mélodramatique. Il se contenta de boire une gorgée de thé en regardant au loin, vers le sud-ouest, le Kennedy Center. « Il y a eu des contacts officieux... — Avec qui ? — Koga », dit placidement Cook. Si Adler n’était pas fichu de jouer convenablement le jeu, il pouvait du moins s’en charger, lui. « Ah. Oui, bien sûr, c’est l’interlocuteur logique. — Seiji, si on s’y prend bien tous les deux, on pourrait ressortir de cette histoire en héros. » Ce qui serait la solution idéale pour tout le monde, non ? « Quel genre de contacts ? Insista Nagumo. — Tout ce que j’en sais, c’est que c’est très irrégulier. À présent, je dois savoir, Seiji : est-ce Koga qui dirige l’opposition à laquelle vous rendez compte ? — Il en fait partie, bien sûr », répondit Nagumo. C’était en fait pour lui l’élément d’information idéal. Les Américains concédaient fort peu, et pour une raison désormais évidente : ils espéraient que la fragile coalition parlementaire de Goto finirait par s’effondrer, minée à la fois par le temps et l’incertitude. Tout ce qu’il avait à faire, c’était briser l’enthousiasme des Américains et ainsi renforcer la position de son pays... oui, c’était élégant. Et la prédiction de Chris sur une fin de partie héroïque se vérifierait somme toute à moitié, non ? « Y en a-t-il d’autres ? » demanda Cook. La réponse était prévisible et fut automatique. « Évidemment qu’il y en a d’autres, mais je n’ose pas vous révéler leurs noms. » Nagumo était déjà en train d’élaborer le scénario. Si les Américains soutenaient la subversion politique dans son pays, cela trahissait la faiblesse de leurs options militaires. Quelle splendide nouvelle, assurément ! Le premier ravitailleur KC-10 décolla d’Elmendorf et rejoignit le C-SA juste à l’est de Nome. Il fallut quelques minutes pour trouver une couche d’air suffisamment stable permettant la manoeuvre et, même ainsi, cela restait toujours une acrobatie risquée que d’accomplir l’acte le moins naturel qui soit : faire se rencontrer dans les airs deux monstres de plusieurs centaines de tonnes pour qu’ils s’accouplent comme des phalènes. C’était d’autant plus dangereux que le pilote du C-5A ne voyait guère plus que le nez du ravitailleur placé au-dessus de lui et qu’ils devaient maintenir ce vol en formation serrée durant vingt-cinq minutes. Pis encore, avec ses trois réacteurs montés sur la queue, les tuyères de sortie du KC-10 expédiaient leur air chaud directement sur la dérive arrière en T du Galaxy, créant un puissant flux de turbulence qui exigeait de constantes corrections d’assiette. C’est sans doute pour ça qu’on nous paie autant, se dit le pilote, en nage dans sa combinaison de vol. Finalement, le plein effectué, les deux avions se séparèrent, le Galaxy plongeant légèrement tandis que le ravitailleur virait sur la droite. À bord de l’avion-cargo, les gorges se dénouèrent tandis qu’ils reprenaient leur cap vers l’ouest pour franchir le détroit de Béring. Un second ravitailleur allait bientôt décoller de Shemya et pénétrer à son tour dans l’espace aérien russe. À leur insu, un autre appareil avait déjà fait de même, ouvrant leur procession secrète jusqu’à un site identifié sur les cartes de navigation aérienne américaine sous le nom de Verino, une ville créée sur la ligne du Transsibérien au début du siècle. Le nouvel arbre de sortie était enfin installé, à l’issue d’un travail de réparation parmi les plus longs et les plus assommants qu’on ait connus de mémoire de capitaine. À l’intérieur de la coque, on avait rééquipé les paliers de roulements neufs et refait les joints tout au long de l’arbre. Cent ouvriers des deux sexes se consacraient à cette seule tâche. Les mécaniciens avaient travaillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à peine plus que ce qu’on avait exigé — et obtenu — des ouvriers civils du chantier qui conduisaient les énormes engins de levage évoluant autour de l’énorme caisson bétonné. On allait bientôt entamer la dernière phase de la réparation. Déjà, l’immense pont roulant venait mettre en place une hélice neuve à l’extrémité de l’arbre. D’ici deux heures, cette pièce de fonderie resplendissante d’un diamètre de neuf mètres, équilibrée avec précision, se retrouverait fixée à ce qui n’allait pas tarder à devenir le navire à deux hélices le plus cher du monde. Le reportage de CNN coïncidait avec l’aube sur place. Ryan nota que la vue était prise de l’autre côté du port, avec la journaliste au premier plan, le micro en main, et une mention Live inscrite à l’angle inférieur droit de l’écran. Il n’y avait rien de nouveau à Pearl Harbor, expliquait-elle. « Comme vous pouvez le constater derrière moi, l’USS Enterprise et l’USS John Stennis sont toujours en cale sèche. Deux des bâtiments de guerre les plus coûteux jamais construits sont désormais tributaires d’une armada d’ouvriers pour retrouver leur état d’origine, un effort qui va exiger... — Plusieurs mois, intervint Ryan, terminant la phrase. Continue de leur raconter ça. » Les journaux des autres chaînes ne tarderaient pas à reprendre la même information, mais c’était sur CNN qu’il comptait. L’informateur de toute la planète. Le Tennessee venait de passer en plongée, après avoir doublé la balise flottante quelques minutes plus tôt. Deux hélicos de lutte anti-sous-marine volaient sur ses traces, et un destroyer classe Spruance était également visible ; à bord de ce dernier, on s’agitait avec frénésie, réclamant par signaux lumineux au sous-marin qu’il vienne les longer pour un bref exercice de repérage. Cinq hommes de l’armée de terre étaient montés à bord juste avant l’appareillage. On leur avait attribué des couchettes en fonction de leur rang. L’officier, qui avait le grade de lieutenant, eut droit à une couchette qui aurait dû revenir à un officier de missiles si le submersible en avait été doté. Le plus haut gradé des sous-officiers ayant le rang E-7 avait les attributions d’un maître principal, ce qui lui donnait droit à une place au placard des officiers mariniers. Les trois autres étaient logés avec les hommes d’équipage. La première tâche fut de leur donner des chaussures neuves à semelles de caoutchouc, assorties d’instructions sur l’importance primordiale de garder le silence. « Mais pourquoi ? Pourquoi en faire tout un plat ? » demanda le sous-off, qui considérait sa couchette dans le quartier des officiers mariniers en se demandant si un cercueil ne serait pas plus confortable, pour peu qu’il vive assez longtemps pour en avoir un. Ba-Wouah ! « Voilà pourquoi », répondit un quartier-maître électricien. Il né frissonna pas, mais ajouta : « Je n’ai jamais réussi à me faire à ce bruit. — Bon Dieu ! Mais qu’est-ce que c’était ? — Ça, c’est un sonar SQS-53 qui se réverbère sur une coque. Et si vous l’entendez aussi fort, c’est qu’ils savent qu’on est ici. Les Japs ont les mêmes, sergent. — Faites comme si de rien n’était », dit le chef sonar à son poste à l’avant. Debout derrière un nouvel opérateur, il surveillait l’écran par-dessus son épaule. Aucun doute, la nouvelle version du programme rendait le système Prairie/Masker beaucoup plus facile à analyser, surtout quand vous saviez qu’il y avait un grand ciel bleu au-dessus de vous et aucune raison d’imaginer qu’une averse criblait la surface. « Il nous a chopés vite fait, chef. — Uniquement parce que le capiston leur a dit qu’ils pouvaient s’exercer sur nous un petit moment. Mais à présent, les cadeaux, c’est fini. » Verino n’était jamais qu’une ancienne base de Mig avec suffisamment de terrain pour en garer des douzaines. Ce que les Russes avaient précisément toujours redouté était en train d’arriver. Depuis cette base, songea le pilote, ils auraient pu frapper le Japon ou la Chine, ou se défendre contre une attaque venue d’un côté ou de l’autre, en fonction du niveau de paranoïa ou d’exaspération de l’un ou l’autre camp à un moment politique précis. Il n’avait encore jamais fréquenté ces parages, et même avec les changements des relations entre les deux pays, il n’avait espéré, au mieux, qu’une éventuelle visite amicale en Russie d’Europe, comme en faisait périodiquement l’US Air Force. À présent, il y avait un intercepteur Sukhoi-27 à mille mètres de lui à deux heures, avec de vrais missiles accrochés sous ses ailes, et sans doute quelques idées tordues dans l’esprit de son pilote. Bon sang, quelle belle cible ! Les deux appareils disparates s’étaient retrouvés une heure auparavant, parce qu’on n’avait pas eu le temps de dénicher un officier russophone pour la mission et qu’on ne voulait pas prendre le risque de dialoguer en anglais sur les fréquences aviation. C’est pourquoi le cargo suivait le chasseur, comme un gros chien de berger filant docilement un fox-terrier. « Piste en vue », annonça le pilote d’une voix lasse. Il y avait les turbulences de basse altitude habituelles, encore accrues avec la descente des volets et du train qui perturbaient l’écoulement de l’air. Sinon, l’atterrissage fut de routine, jusqu’au moment où, juste avant de toucher, le pilote nota deux C-17 garés en bout de piste. Donc, ils n’étaient pas le premier appareil américain à visiter les lieux. Peut-être que les deux autres équipages pourraient lui indiquer un bon coin pour récupérer. Le JAL-747 décolla, sans un siège vide, et mit le cap à l’ouest, dans les vents dominants, pour traverser le Pacifique, laissant le Canada derrière lui. Le commandant Sato ne savait trop que penser. Certes, il était ravi, comme toujours, de ramener au pays un si grand nombre de compatriotes, mais il avait également quelque part le sentiment qu’ils fuyaient l’Amérique, et il n’était pas sûr d’apprécier. Son fils lui avait parlé des B-1 abattus, et si son pays était capable d’endommager deux porte-avions américains, détruire deux de leurs sous-marins prétendument invincibles, avant de descendre un, sinon deux de leurs bombardiers stratégiques tant vantés, qu’avaient-ils donc à craindre de ces gens-là ? La seule chose à faire était de se montrer patient avec eux, estima-t-il. À sa droite, il devina la silhouette d’un autre 747, celui-ci arborant la livrée de Northwest/KLM, de retour du Japon, sans nul doute bourré d’hommes d’affaires américains en fuite, eux. Même s’ils n’avaient aucune raison d’avoir peur. Honte, peut-être. L’idée lui plaisait et le fit sourire. Le reste du trajet était de la routine. Quatre mille six cents milles nautiques, une durée de vol de neuf heures trente s’il avait bien lu les prévisions météo, et les trois cent soixante-six passagers sous sa responsabilité retrouveraient une patrie ressuscitée, gardée par son frère et son fils. Ils retourneraient en Amérique du Nord, l’heure venue, le dos plus droit, l’allure plus fière, comme, à ses yeux, il se devait pour des représentants de sa nation. Il regrettait d’avoir quitté cette armée qui était aujourd’hui à l’origine de ce regain d’orgueil, mais l’erreur datait de trop longtemps pour être rectifiée. Il devrait donc se contenter de jouer son petit rôle dans le grand bouleversement historique, en conduisant de son mieux son autobus. La nouvelle parvint à Yamata en début de matinée, le jour même où il avait prévu de retourner à Saipan afin d’entamer sa campagne pour briguer le poste de gouverneur de l’île. Lui et ses collègues avaient réussi à l’apprendre via les services du gouvernement. Désormais, tout ce qui parvenait à Goto et à son ministre des Affaires étrangères leur parvenait également. Ce n’était pas bien sorcier. Le pays changeait, et il était temps que ceux qui exerçaient réellement le pouvoir soient traités conformément à leur valeur réelle. L’heure venue, ce serait bien plus évident pour M. Tout-le-Monde, et à ce moment-là, chacun saurait reconnaître qui jouait un rôle essentiel dans le pays, à l’instar de ces bureaucrates qui en faisaient, en ce moment même, un peu tardivement, la découverte. Koga, espèce de traître, se dit l’industriel. Ce n’était pas vraiment une surprise. L’ancien Premier ministre entretenait ce genre d’idées imbéciles sur la pureté des mécanismes gouvernementaux, et l’obligation de quémander l’approbation des masses ouvrières — pas étonnant qu’il ressente quelque stupide nostalgie pour une notion qui n’avait en fait jamais eu d’existence réelle. Évidemment que les personnalités politiques avaient besoin d’être guidées et soutenues par les gens comme lui. Évidemment qu’il était normal pour eux de manifester une obéissance digne et convenue envers leurs maîtres. Que faisaient-ils, en vérité, sinon s’évertuer à préserver la prospérité que d’autres, comme Yamata et ses pairs, s’étaient échinés à apporter à leur pays ? Si le Japon avait dû compter sur son gouvernement pour s’occuper des petites gens, où en serait-on aujourd’hui ? Mais les Koga et consorts n’avaient que des idéaux qui menaient nulle part. Les petites gens — que savaient-ils vraiment, eux ? Que faisaient-ils, en vérité ? Ils savaient et ils faisaient ce que leurs disaient leurs supérieurs. Et parce qu’ils avaient admis implicitement leur position sociale en accomplissant la tâche qui leur était assignée, ils avaient amélioré leur existence et celle de leur pays. Ce n’était pas plus compliqué. Ce n’était pas comme si l’on était encore à la période classique, quand le pays était dirigé par une noblesse héréditaire. Ce système de gouvernement avait pu convenir pendant deux millénaires, mais il n’était plus adapté à l’ère industrielle. Les lignées nobles s’étiolaient sous le poids accumulé de leur arrogance. Non, le groupe de ses pairs était formé d’hommes qui avaient acquis leur position et leur puissance, d’abord en servant les autres à des postes subalternes, puis, grâce à leur travail et leur intelligence — grâce à la chance, aussi, dut-il bien admettre —, ils avaient réussi à s’élever pour exercer un pouvoir acquis au mérite. C’étaient eux qui avaient fait du Japon ce qu’il était aujourd’hui. Eux qui avaient fait renaître de ses cendres et des ruines un petit archipel pour l’amener au premier rang des nations industrielles. Eux qui avaient humilié l’une des « grandes » puissances internationales, et qui allaient bientôt en humilier une autre, et porter ainsi leur pays à la tête de l’ordre mondial, bref, accomplissant tout ce dont s’étaient montrés incapables ces abrutis de militaires comme Tojo. Manifestement, Koga n’avait d’autre choix que se retirer ou obéir, comme Goto avait appris à le faire. Mais il ne faisait ni l’un ni l’autre. Or voilà qu’il complotait à dénier à son pays l’occasion historique d’accéder à la vraie grandeur. Et pourquoi ? Parce que cela ne convenait pas à son esthétique imbécile du bien et du mal — ou parce que c’était dangereux, comme si les réussites authentiques n’allaient pas sans un minimum de danger. Eh bien, il n’allait pas les laisser faire, se dit Yamata en décrochant son téléphone pour appeler Kameda. Même Goto serait bien obligé de céder. Mieux valait régler cette affaire en famille. Autant qu’il commence à s’habituer à l’exercice du pouvoir personnel. À l’usine Northrop, l’appareil avait été surnommé le « tatou ». Même si sa ligne élancée aurait pu être donnée par la nature à quelque grand oiseau de mer, il ne fallait pas entièrement se fier aux apparences. Les matériaux composites gris ardoise qui formaient la surface visible de la cellule du B-2A n’étaient qu’un des éléments de la technologie furtive intégrée à l’appareil. La structure métallique interne était irrégulière et segmentée comme l’oeil d’un insecte, pour mieux disperser l’énergie des ondes du radar qu’il espérait déjouer. Les courbes gracieuses de l’enveloppe extérieure visaient avant tout à réduire la traînée aérodynamique, et accroître ainsi l’autonomie en réduisant la consommation. Avec une parfaite efficacité. À la base aérienne de Whiteman, dans le Missouri, le 509e groupe de bombardiers menait depuis des années une existence bien tranquille, ponctuée de missions d’entraînement effectuées sans fanfare. Initialement conçus pour pénétrer les défenses aériennes soviétiques et repérer les missiles intercontinentaux montés sur plates-formes mobiles, en vue de leur destruction sélective — toutes tâches irréalistes, comme le savaient les équipages —, ces bombardiers avaient en revanche bel et bien la capacité de traverser sans être vus quasiment toutes les défenses. C’est du moins, jusqu’à une période récente, ce que tout le monde avait cru. « Il est gros, puissant, et il nous a descendu un B-1, expliqua un officier au chef d’opérations. On a finalement réussi à trouver : c’est un radar à rideau de phase, agile en fréquence, et capable d’opérer en mode contrôle de tir. Quant au zinc qui a réussi tant bien que mal à regagner Shemya » — où il était toujours, ornement de l’unique piste de l’île, tandis que des techniciens s’employaient à le remettre suffisamment en état pour lui faire regagner les côtes d’Alaska —, « le missile qui l’a touché provenait d’une direction, mais les impulsions radar d’une autre. — Astucieux », observa le colonel Mike Zacharias. Ce fut aussitôt limpide : les Japonais avaient piqué aux Russes une idée en la menant une étape technologique plus loin. Là où les Soviétiques avaient conçu un chasseur contrôlé en fait par des stations au sol, le Japon avait mis au point une technique permettant aux chasseurs de rester toujours planqués, même lorsqu’ils lançaient leurs missiles. C’était un problème, même pour le B-2, dont la furtivité visait à déjouer les radars de détection travaillant en ondes longues, comme les radars embarqués de poursuite et de guidage de tir. La furtivité était une technologie ; elle n’était pas magique. Un radar embarqué d’une telle puissance et qui serait agile en fréquence pouvait fort bien obtenir un écho suffisant d’un B-2 pour que la mission projetée devienne suicidaire. Le B-2 avait beau être maniable et fuselé, il restait un bombardier, pas un chasseur, et une cible énorme pour n’importe quel intercepteur moderne. « Bien, alors qu’est-ce que vous nous apportez comme bonne nouvelle ? demanda Zacharias. — On va s’amuser un peu avec eux, histoire de mieux cerner leurs capacités. — Mon vieux avait l’habitude de faire ça avec les SAM vietnamiens. Ça a fini par lui valoir un séjour au prolongé au Nord{31}. — Enfin, eux aussi, ils doivent travailler sur un plan de rechange », nota l’agent de renseignements. « Ah, c’est chouette, dit Chavez. — C’est pas toi qui détestes jouer les espions ? demanda Clark, en refermant son portable après avoir effacé l’ordre de mission. Je croyais que tu voulais rempiler dans les commandos. — Moi et ma grande gueule. » Ding se tortilla sur leur banc public. « Excusez-moi », intervint une troisième voix. Les deux agents de la CIA levèrent la tête pour découvrir un agent de police, le pistolet réglementaire rangé dans son étui de ceinture. « Salut, dit John avec un sourire. Belle matinée, n’est-ce pas ? — Oui, effectivement, répondit le policier. Est-ce que Tokyo est très différent de l’Amérique ? — Il est surtout très différent de Moscou à cette époque de l’année. — De Moscou ? » Clark glissa la main dans sa poche et sortit son passeport. « Nous sommes des journalistes russes. » Le flic examina le livret avant de le rendre. « Il fait bien plus froid à Moscou en cette saison ? — Bien plus », confirma Clark avec un signe de tête. L’agent s’éloigna, ayant assouvi sa poussée de curiosité quotidienne. « Pas si sûr, Ivan Sergueïevitch observa Ding après son départ. Ça peut sacrément pincer, ici aussi. — Je suppose que tu pourras toujours décrocher un autre boulot. — Et rater le plus amusant ? » Les deux hommes se levèrent pour rejoindre leur voiture garée au bord du trottoir. Il y avait une carte dans la boîte à gants. Le personnel de l’armée de l’air russe à Verino avait une curiosité bien naturelle, mais les Américains ne lui facilitaient pas la tâche. Il y avait à présent plus de cent Américains sur leur base, casernés dans les quartiers les plus confortables. On avait roulé les trois hélicos et les deux semi-remorques sous les hangars construits à l’origine pour des chasseurs Mig-25. Les avions-cargos étaient bien sûr trop encombrants pour ça et on les avait introduits tant bien que mal avec la queue dépassant à l’extérieur, mais on aurait tout aussi bien pu les confondre avec des I1-86 qui faisaient épisodiquement escale ici. Les militaires russes établirent un périmètre de sécurité qui interdisait tout contact physique entre les deux groupes d’aviateurs, au grand dépit des Russes. Les deux remorques garées dans le hangar situé le plus à l’est étaient reliées électroniquement par un gros câble coaxial noir. Un autre câble filait dehors jusqu’à une antenne satellite portable, tout aussi bien gardée. « Bien, faisons-la pivoter », dit un sergent. Un officier russe observait — le protocole exigeait que les Américains admettent un de leurs hôtes ; celui-ci devait être un agent de renseignements —, tandis que l’image fil de fer sur l’écran d’ordinateur se mettait à pivoter comme sur un plateau de tourne-disque. Puis l’image se déplaça selon un axe vertical, pour glisser au-dessus de l’image précédente figée. « On le tient », observa le sergent, qui referma la fenêtre à l’écran et cliqua sur CHARGEMENT pour transmettre les données aux trois hélicoptères. « Qu’est-ce que vous venez de faire, si vous permettez ? s’enquit le Russe. — Monsieur, nous venons d’apprendre aux ordinateurs ce qu’ils devaient chercher. » Pour le Russe, c’était de l’hébreu, même si c’était l’exacte vérité. L’activité dans le second camion était plus explicite. Les photos haute définition de plusieurs immeubles de grande hauteur étaient passées au scanner et numérisées, leur position programmée avec une tolérance de quelques mètres à peine, puis comparée à d’autres clichés pris sous un angle très élevé trahissant des vues prises depuis un satellite d’observation. L’officier russe se pencha pour mieux apprécier le piqué des images, ce qui eut le don d’irriter le responsable américain, qui avait toutefois reçu l’ordre de ne faire aucun geste susceptible de braquer leurs hôtes. « On dirait un immeuble d’habitation, non ? nota le Russe avec une curiosité sincère. — Oui, effectivement », répondit l’officier américain, qui commençait à s’énerver malgré l’hospitalité dont tous avaient bénéficié depuis leur arrivée ici. Ordres ou pas, c’était un crime fédéral majeur de montrer ce genre d’élément à quiconque n’avait pas l’accréditation adéquate, même un Américain. « Qui est-ce qui y loge ? — Je n’en sais rien. » Ce mec pourrait pas se tirer, une bonne fois pour toutes ? Le soir venu, le reste des Américains étaient debout et en action. Avec leur tignasse incroyable, pas du tout une dégaine de soldats, ils se mirent à courir en longeant le périmètre de la piste principale. Quelques Russes se joignirent à eux, et une course informelle s’instaura entre les deux pelotons. La rivalité amicale du début se mua bientôt en compétition acharnée. Il apparut bientôt manifeste que les Américains étaient des soldats d’élite qui n’avaient pas l’habitude de se faire dominer, alors que les Russes avaient l’avantage du terrain et d’une meilleure acclimatation. Spetznats{32}, les Russes s’entre-regardaient en haletant, et parce que les distractions manquaient dans cette base et que leur commandant était une vieille ganache, ils étaient en assez bonne forme physique pour arriver à tenir le rythme même au bout de dix kilomètres. Par la suite, les deux groupes se mêlèrent suffisamment pour se rendre compte que la barrière de la langue entravait passablement les efforts de dialogue, même si la tension visible chez les visiteurs n’avait pas besoin de mots pour s’exprimer. « Drôles de trucs, observa Chavez. — Encore heureux pour nous qu’ils aient choisi cet endroit. » Toujours les mêmes raisons de sécurité, songea John, celles qui, à Pearl Harbor, avaient amené à regrouper tous les chasseurs et bombardiers, pour les protéger du sabotage ou autres balivernes, suite à une erreur d’évaluation du contre-espionnage. Un autre facteur aurait pu être que le regroupement sur un seul site facilitait les opérations d’entretien mécanique, mais ils n’avaient pas été assignés d’origine à cette base, aussi les hangars étaient-ils trop petits. C’est pourquoi l’on voyait six E-767 garés à ciel ouvert, à trois kilomètres de là, facilement reconnaissables à leur silhouette si caractéristique. Mieux encore, le pays était trop densément peuplé pour que la base soit réellement isolée. Les mêmes facteurs qui avaient conduit à l’urbanisation des plaines avaient conduit à installer au même endroit les aérodromes, mais les villes s’étaient développées d’abord. On voyait des ateliers d’industrie légère tout autour, et le terrain grossièrement rectangulaire de la base aérienne était longé de tous côtés par des routes. Leur tâche suivante fut d’examiner les arbres pour relever la direction du vent. Nord-ouest. Les avions se présenteraient donc à l’atterrissage par le sud-est. Cela réglé, il leur fallait à présent se trouver un perchoir. On avait désormais mobilisé tous les moyens. Les satellites-espions en orbite basse recueillaient également des signaux, déterminaient les cycles de patrouille des avions-radars d’alerte avancée, peut-être pas aussi finement que les avions de surveillance électronique, mais avec bien moins de risques. L’étape suivante serait d’engager les sous-marins, mais cela risquait de prendre du temps, leur avait-on expliqué. On n’en avait plus tant que ça, et ceux qui restaient avaient déjà du boulot. Pas vraiment une révélation. L’ordre de bataille électronique s’organisait, et même si ce que découvraient les techniciens du Renseignement électronique n’avait rien de bien réjouissant, au moins ces données allaient-elles permettre aux spécialistes des opérations de formuler un plan. Pour l’heure, on avait déjà réussi à définir avec certitude le tracé des circuits décrits par les trois E-767. Ils semblaient se reproduire à peu près à l’identique d’un jour sur l’autre. Les infimes variations quotidiennes provenaient sans doute des vents locaux plus que d’autres choses, ce qui les obligeait à retransmettre les données à leurs postes de contrôle au sol. Et cela aussi, c’était une bonne nouvelle pour les Américains. L’hôtel cossu était un peu au-dessus de leurs moyens habituels, mais en dehors de ça, il était situé pile dans l’axe de l’itinéraire d’approche vers la piste 32 gauche de la base aérienne voisine. Peut-être que le bruit était si normal pour les gens d’ici qu’ils le filtraient machinalement, se dit Chavez qui se remémorait le vacarme incessant de la rue durant leur séjour hôtelier à Tokyo. L’arrière bien sûr était plus calme, leur assura le réceptionniste, mais la mieux qu’il pouvait leur offrir, c’était une chambre d’angle. Le bruit le plus insupportable venait en fait de devant : la piste se terminait à cinq cents mètres seulement du porche de l’hôtel. C’étaient surtout les décollages qui étaient décoiffants. On arrivait encore à dormir avec les atterrissages. « Je suis pas trop sûr d’apprécier, observa Ding en entrant dans la chambre. — Qui a dit qu’on était censés aimer ça ? » John approcha une chaise de la fenêtre et prit le premier quart. « C’est du meurtre, John. — Ouais, je suppose. » Le pire, c’est que Ding avait raison, mais un autre avait dit que non et c’était ce qui comptait. Plus ou moins. Pas d’autres options ? s’enquit le Président Durling. — Non, monsieur, pas que je sache. » C’était une première pour Ryan. Il avait réussi à stopper une guerre, quasiment. Il avait mis fin à une opération « noire » qui aurait sans doute causé un grand tort politique à son pays. Et voilà qu’il s’apprêtait à en déclencher une autre — enfin, non, pas exactement, se corrigea-t-il. Ce n’était pas lui qui l’avait déclenchée, mais si justes qu’en soient les raisons, il n’appréciait pas particulièrement ce qu’il s’apprêtait à faire. « Ils ne céderont pas. — À aucun moment, nous ne l’avons vu venir, observa tranquillement Durling, sachant qu’il était trop tard pour ce genre de réflexion. — Et c’est peut-être de ma faute », répondit Ryan, sentant qu’il était de son devoir d’en assumer la responsabilité. Après tout, la sécurité nationale était son boulot. Des gens allaient mourir par suite de décisions erronées de sa part, mais d’autres également à la suite de décisions peut-être justes. Peu importait l’étendue du pouvoir exercé depuis cette pièce, ils n’avaient pas vraiment le choix, en définitive. « Est-ce que ça va marcher ? — Ça, monsieur, on ne pourra le voir que sur le terrain. » Cela s’avéra plus facile que prévu. Trois des biréacteurs patauds se dirigèrent à la file vers le bout de la piste ; tour à tour ils virèrent pour se présenter face au vent du nord-est, firent un point fixe, réacteurs à fond, réduisant ensuite pour vérifier que les moteurs ne s’étouffaient pas, et satisfaits du résultat, ils remirent les gaz, cette fois en relâchant les freins, accélérant pour le roulage de départ. Clark consulta sa montre et déplia une carte routière de Honshu. Il suffisait d’un simple coup de fil. Le groupe commercial de la compagnie Boeing émit une directive urgente de navigabilité baptisée E-AD, d’après ses initiales anglaises — Emergency Air-Worthirtess Directive —, concernant le système d’atterrissage automatique équipant ses 767 civils. Une défaillance d’origine inconnue avait affecté l’approche d’un appareil de la TWA en finale sur Saint-Louis, et jusqu’à ce qu’on ait déterminé la nature de la défaillance, il était vivement conseillé aux opérateurs de désactiver jusqu’à nouvel ordre ce dispositif de contrôle de vol. La directive fut transmise par courrier électronique, télex, fax et courrier recommandé à tous les opérateurs de 767. 39 Les yeux d’abord LA fermeture des consulats nippons d’Honolulu, San Francisco, New York et Seattle ne fut pas réellement une surprise. Des agents du FBI s’y présentèrent simultanément en expliquant aux personnels qu’ils devaient vider les lieux sur-le-champ. Après quelques protestations de principe, écoutées avec une attention polie, mais impassible, le personnel diplomatique ferma le bâtiment et, sous bonne escorte — surtout pour le protéger des menées éventuelles d’agitateurs, de toute façon surveillés par la police locale —, monta dans des bus, direction l’aéroport le plus proche pour gagner en avion Vancouver, Colombie-Britannique. Dans le cas spécifique d’Honolulu, la route passait si près de la base navale de Pearl Harbor que les fonctionnaires purent jeter un dernier regard sur les porte-avions dans leur cale de radoub, et le consul ne manqua pas d’immortaliser la scène depuis sa place avec son appareil photo. Aucun des agents du FBI assis à l’avant du car ne réagit pour l’en empêcher, ce qui ne l’étonna pas. Après tout, les médias américains diffusaient absolument tout, comme on pouvait s’y attendre. Tous les passagers notèrent toutefois que la procédure d’évacuation était menée avec une minutie toute professionnelle. On radiographia leurs sacs à la recherche d’armes et d’explosifs — personne n’aurait commis une telle bêtise, bien sûr — mais sans les ouvrir, car il s’agissait de personnel diplomatique bénéficiant d’une immunité garantie par traité. Les États-Unis leur avaient affrété un avion, un 737 d’United, qui sitôt qu’il eut décollé, s’arrangea une fois encore pour survoler la base navale, permettant au diplomate japonais de prendre encore cinq photos derrière la double vitre du hublot, depuis une altitude de quinze cents mètres. Le consul se félicita d’avoir eu la présence d’esprit de garder son appareil à portée de main. Puis il s’assoupit et dormit presque sans interruption durant les cinq heures de vol pour rallier le Canada. « La un et la quatre sont comme neuves, cap’taine, annonça le chef mécano au commandant du Johnnie Reb. On peut vous assurer à tout moment trente, peut-être trente-deux noeuds. » On avait démonté les arbres deux et trois, situés le plus à l’intérieur, puis soudé leurs passages dans la coque, et avec leur disparition, le John Stennis avait perdu les quinze noeuds supplémentaires de vitesse maximale, mais la dépose des hélices avait également diminué la traînée, d’où ces performances somme toute honorables. De toute façon, il faudrait s’en contenter. La phase la plus délicate avait été de remonter le train propulseur numéro quatre, dont chaque élément — réducteur, arbre et hélice — devait être équilibré encore plus précisément qu’une roue de Formule 1, sous peine d’exploser au régime de rotation maximal. Le test s’était déroulé de la manière habituelle, en faisant tourner les hélices et en vérifiant chacun des roulements de cet arbre de transmission d’une longueur interminable. Les essais étaient à présent achevés et la cale sèche pourrait être remise en eau dès ce soir. Le commandant gravit d’un pas lourd les marches de l’escalier de béton menant au sommet de l’immense canyon creusé de main d’homme, et de là, il regagna le bord. C’était une belle grimpette pour rejoindre sa cabine juste derrière la passerelle, d’où il passa un coup de téléphone. Pile à l’heure, ou presque. Clark regardait vers le sud-est, par la fenêtre à l’arrière de leur chambre. L’air froid était clair et sec, avec au loin quelques légers nuages blancs, encore illuminés par le soleil alors qu’au sol la nuit tombait déjà. « Prêt ? — Un peu, oui. » Par terre, la mallette de reporter métallique de Ding était ouverte. Son contenu avait passé les douanes sans encombre quelques semaines plus tôt, et n’avait apparemment rien de remarquable : c’était l’attirail classique de tout photographe de presse, quelque peu allégé tout au plus. L’intérieur garni de mousse était creusé d’alvéoles pour recevoir trois boîtiers et un assortiment d’objectifs ; des emplacements supplémentaires étaient réservés aux flashes, torches et autres accessoires d’aspect, là aussi, tout à fait ordinaire, mais il ne fallait pas se fier aux apparences. Les seules armes en leur possession ne ressemblaient en rien à des armes, une technique qui leur avait plutôt réussi en Afrique orientale. Chavez saisit l’un de ces appareils, vérifia le niveau de son accu et décida de le brancher sur la prise murale. Il bascula l’interrupteur sur la position veille et entendit aussitôt le sifflement électronique aigu des condensateurs de charge. « Cette fois, c’est parti », dit tranquillement John quand il vit les lumières qui approchaient ; il n’appréciait pas plus ce boulot que son partenaire. Mais on ne leur demandait pas de l’apprécier, pas vrai ? L’E-767 en approche avait allumé ses feux de position en passant sous le niveau des dix mille pieds, et il venait de sortir le train. Le « marker » de la balise d’atterrissage extérieure venait de s’allumer au tableau. À cinq milles de l’entrée de piste et deux mille pieds au-dessus de la zone industrielle entourant la base, le pilote aperçut les feux de piste et se força à rester concentré après les longues heures d’ennui du vol de patrouille. « Volets vingt-cinq degrés. — Volets vingt-cinq degrés », confirma le copilote, en basculant la manette qui déployait les volets hypersustentateurs situés au bord de fuite des ailes, et les becs de bord d’attaque situés à l’avant, qui servaient à accroître portance et manoeuvrabilité aux basses vitesses. « Kami-Trois en finale, piste en vue », annonça dans son micro le pilote, pour le contrôleur d’approche qui l’avait guidé, sans grande nécessité, jusqu’ici. La tour accusa réception et le pilote empoigna un peu plus fermement ses commandes, agissant presque imperceptiblement sur celles-ci pour compenser les vents de basse altitude, tout en guettant dans l’espace aérien proche la présence toujours possible d’un appareil non signalé. Il savait que la majorité des accidents d’avion se produisaient à l’atterrissage, raison pour laquelle l’équipage devait redoubler de vigilance. « Je l’ai », dit Chavez, d’une voix totalement dénuée d’émotion. Il avait fait taire ses scrupules. Son pays était en guerre. Les occupants de cet avion portaient l’uniforme, ce qui en faisait de plein droit des cibles. Point final. Simplement, c’était trop bougrement facile, même s’il n’avait toujours pas oublié la première fois qu’il avait tué : rétrospectivement, là aussi, cela lui avait paru si facile que cela relevait du meurtre. Sur le coup, il en avait même éprouvé du soulagement, se souvint-il avec une bouffée de honte. « J’ai envie d’un bain brûlant et d’un massage », dit le copilote, se permettant une pensée personnelle, tout en continuant de scruter le ciel, à deux milles du seuil de piste. « Rien à droite. Piste dégagée. » Le pilote acquiesça et, de la main droite, ramena légèrement la manette des gaz, laissant le frottement de l’air ralentir un peu plus l’appareil pour parvenir à leur vitesse d’atterrissage de cent quarante-cinq noeuds, une vitesse relativement élevée, due au poids des réserves de carburant supplémentaires que le Kami devait toujours emporter. Ils volaient toujours presque à pleine charge. « Deux kilomètres, tout est normal », dit le copilote. « Maintenant », murmura Chavez. Il avait calé le canon prolongateur de sa torche sur son épaule, braqué presque comme un fusil, ou plus exactement comme un lance-roquettes antichar, droit sur le nez de l’appareil en approche. Puis son index s’approcha du bouton. La « magie » qu’ils avaient déjà fait opérer en Afrique n’était jamais qu’un flash survitaminé, mais celui-ci était équipé d’une lampe à arc au xénon d’une intensité lumineuse de trois millions de candelas. La partie la plus coûteuse du montage était le réflecteur, une pièce en alliage d’acier usinée avec précision qui confinait le faisceau lumineux dans un diamètre d’une douzaine de mètres à une distance d’un kilomètre et demi. On pouvait sans peine lire son journal sous l’éclairage fourni à cette distance, mais regardé directement, même d’aussi loin, l’éclat aveuglait instantanément. L’arme étant conçue et fabriquée pour être non létale, on avait pourvu son ampoule d’un filtre ultraviolet, ces rayons pouvant provoquer des dégâts irrémédiables à la rétine. Cette réflexion traversa fugitivement l’esprit de Ding Chavez au moment où il pressait le déclencheur. Non létale. Mon oeil. L’intensité de l’arc blanc bleuté brûla les yeux du pilote. C’était comme s’il avait fixé le soleil, mais en pire : la douleur lui fit lâcher les commandes pour porter les mains à son visage, et il hurla dans le micro de son casque. Le copilote regardait à cet instant sur le côté, mais l’oeil humain est attiré par la lumière, surtout dans le noir, et son esprit n’eut pas le temps de le prévenir contre cette réaction parfaitement normale. Les deux aviateurs étaient aveuglés et souffraient le martyre, alors que leur appareil n’était qu’à deux cent cinquante mètres du sol et quinze cents mètres des feux de seuil de piste. Tous deux étaient des pilotes super entraînés, parfaitement expérimentés. Les yeux toujours fermés de douleur, le pilote tâtonna pour retrouver le manche et tenter de stabiliser leur appareil. Le copilote fit exactement la même chose, mais leurs mouvements n’étaient pas coordonnés, et en un instant, ils luttaient l’un contre l’autre plutôt que contre l’avion. En outre, tous deux manquaient de repères visuels, et cette désorientation instantanée provoquait chez eux des phénomènes de vertige aux effets nécessairement divergents. L’un des aviateurs croyait que leur appareil déviait dans une direction, son collègue essayait de ramener les commandes pour corriger un mouvement inverse, et avec seulement deux cent cinquante mètres d’air au-dessous d’eux, il n’était plus temps de décider qui des deux avait raison : le seul résultat de cette lutte pour la maîtrise du manche étant que lorsque le plus fort prendrait le dessus, ce serait pour les perdre tous. L’E-767 bascula de quatre-vingt-dix degrés sur la droite, vira au nord, droit sur des bâtiments industriels vides, tout en perdant rapidement de l’altitude. Les contrôleurs de la tour hurlèrent dans la radio, mais les aviateurs n’entendirent même pas leurs avertissements. Le dernier geste du pilote fut de chercher à pousser à fond la manette des gaz dans une tentative désespérée pour faire regagner à son zinc la sécurité du ciel. Sa main l’avait à peine trouvée quand ses sens lui dirent, avec une seconde d’avance, que sa vie s’achevait. Son ultime pensée consciente fut qu’une bombe nucléaire venait une fois encore d’éclater au-dessus de son pays. « Jesucristo », murmura Chavez. Rien qu’une seconde, même pas. Le nez de l’appareil s’était illuminé dans le ciel, comme sous l’effet d’une espèce d’explosion, et puis tout de suite après, il avait dévié vers le nord, tel un grand oiseau blessé. Ding se força à détourner les yeux de la zone d’impact. Il ne voulait ni voir ni savoir où il allait toucher. Non pas que cela eût de l’importance. La boule de feu qui s’éleva du point d’impact illumina toute la zone comme une décharge de foudre. Ce fut pour Ding comme un direct à l’estomac lorsqu’il réalisa ce qu’il venait de faire, puis lui vint aussitôt une envie de vomir. Kami-Cinq aperçut l’éclair, dix milles derrière, la répugnante boule de feu jaune au niveau du sol, juste à droite de la piste, et qui ne pouvait signifier qu’une chose. Les aviateurs sont gens disciplinés. Pour le pilote et le copilote du E-767 suivant, il y eut aussi un brusque vide au creux de l’estomac, une contraction de tous les muscles. Déjà ils se demandaient lesquels de leurs copains d’escadrille venaient de se viander au sol, quelles familles recevraient bientôt des visiteurs indésirables, quels visages ils ne reverraient plus, quelles voix ils cesseraient d’entendre, et ils se reprochèrent de n’avoir pas prêté plus attention à la radio, comme si cela aurait pu changer quoi que ce soit. Instinctivement, les deux hommes vérifièrent leurs instruments pour déceler une irrégularité quelconque. Moteurs : okay. Électronique : okay. Hydraulique : okay. Quel qu’ait été l’incident qui avait frappé l’autre appareil, le leur marchait impec. « Tour pour cinq, que s’est-il passé ? À vous. — Cinq, la tour. Le trois vient d’aller au tapis. On ne sait pas pourquoi. La piste est dégagée. — Ici cinq, roger, poursuivons l’approche, piste en vue. » Le pilote ôta le doigt du bouton de la radio avant de pouvoir ajouter quoi que ce soit. Les deux hommes échangèrent un regard. Kami-Trois. Des potes. Disparus. Une attaque ennemie aurait été plus facile à accepter qu’un truc aussi banal qu’un crash à l’atterrissage, quelle qu’en soit la cause. Mais bien vite, ils reportèrent leur attention sur leur trajectoire. Ils avaient une mission à finir, et vingt-cinq hommes d’équipage derrière eux à ramener au sol en toute sécurité en dépit de leur chagrin. « Tu veux que je te relaie ? demanda John. — C’est mon boulot, mec. » Ding vérifia une nouvelle fois la charge des condensateurs, puis il s’épongea le visage. Il serrait le poing pour empêcher le léger tremblement qu’il venait de noter, avec un mélange de honte et de soulagement. Les feux d’atterrissage largement espacés lui indiquaient l’arrivée d’une autre cible, et il était au service de son pays, comme ils étaient au service du leur, point final. Mais il aurait mieux valu le faire avec une arme convenable. Il se prit à songer que les fins bretteurs avaient sans doute ressenti la même chose à l’avènement du mousquet. Chavez secoua la tête une dernière fois pour s’éclaircir les idées, puis il braqua sa torche par la fenêtre ouverte, en s’écartant de l’ouverture en même temps qu’il alignait le biréacteur en approche. Les redents de la façade évitaient à d’éventuels témoins extérieurs de voir l’éclair, mais il préférait ne pas prendre plus de risques que nécessaire ... ... il y était presque ... ... maintenant... Il pressa de nouveau le bouton, et de nouveau, la peau d’aluminium entourant la cabine de l’avion s’illumina fugitivement, durant une seconde ou deux. Loin sur la gauche, il distinguait les ululements stridents des voitures de pompiers, se ruant sans aucun doute vers les lieux du premier crash. Une pensée déplacée lui traversa l’esprit : Pas les mêmes sirènes que chez nous. L’E-767 ne bougea pas, au début, et il se demanda pendant une seconde s’il avait bien visé. Puis l’appareil piqua légèrement du nez, mais sans virer du tout. Son taux de descente s’accentua simplement. Peut-être allait-il les percuter dans leur chambre d’hôtel. Il était trop tard pour fuir, et c’était peut-être Dieu qui les châtiait ainsi pour avoir tué cinquante personnes. Il hocha la tête et entreprit de démonter la torche — l’attente était facilitée par la concentration sur une tâche mécanique. Clark l’avait vu, lui aussi, comme il savait qu’il était inutile de sortir de la chambre en courant. L’avion aurait dû maintenant reprendre de l’altitude... peut-être que le pilote s’en rendit compte à son tour. Le nez se releva et le Boeing vrombissant frôla le toit de l’hôtel avec une marge de dix mètres peut-être. John se précipita vers les fenêtres latérales pour voir juste passer le bout d’aile, qui déjà pivotait vers le haut. L’appareil se mit à grimper, du moins il essaya, sans doute pour recommencer une approche, mais il n’avait plus assez de puissance et s’abattit, en perte de vitesse, à mi-piste, alors qu’il était peut-être à cent cinquante mètres d’altitude : décrochant brutalement de l’aile gauche, il amorça une spirale et s’écrasa dans une nouvelle boule de feu. Ni lui ni Ding ne remercièrent Dieu pour une délivrance que, de toute façon, ils risquaient fort de pas avoir méritée. « Remballe la torche et sors ton appareil photo, ordonna Clark. — Pourquoi ? — On est des reporters, tu te souviens ? » dit-il, cette fois en russe. Ding avait les mains qui tremblaient tellement qu’il eut du mal à démonter la torche. John ne fit pas un geste pour l’aider. Il fallait du temps pour absorber un choc pareil. Ils n’avaient pas tué des êtres nuisibles méritant la mort, après tout. Ils avaient annihilé la vie de gens guère différents d’eux, simplement maudits pour avoir juré fidélité à un homme indigne de leur loyauté. Finalement, Chavez sortit un boitier Nikon F5, choisit un objectif 100 mm et suivit son chef à l’extérieur. La foule avait envahi le hall exigu de l’hôtel, une foule presque exclusivement composée de Japonais. « Klerk » et « Chekov » fendirent la cohue, sortirent et traversèrent au pas de course la route nationale pour s’approcher du grillage entourant la base. Aussitôt Ding se mit à prendre des photos. La situation était tellement confuse qu’il s’écoula dix bonnes minutes avant l’arrivée d’un agent de police. « Que faites-vous ? » Moins une question qu’une accusation. « Nous sommes reporters, répondit « Klerk » en exhibant sa carte. — Cessez immédiatement ! ordonna aussitôt le flic. — Avons-nous enfreint la loi ? Nous étions à l’hôtel de l’autre côté de la route quand ça s’est produit. » Ivan Sergueïevitch se retourna, toisa le policier. Il marqua une pause. « Oh ! Les Américains vous auraient-ils attaqués ? Voulez-vous notre film ? — Oui ! » dit l’agent, réalisant soudain. Il tendit la main, ravi de les voir coopérer au premier signe d’autorité officielle. « Evgueni, remets tout de suite ton film à cet homme. » « Chekov » rembobina la pellicule, l’éjecta, la remit. « Regagnez votre hôtel, s’il vous plaît. On vous contactera si nécessaire. » Je veux, mon neveu. » Chambre quatre cent seize, lui indiqua Clark. C’est une catastrophe. Y a-t-il des survivants ? — Je n’en sais rien. Circulez, s’il vous plaît, dit le policier en leur faisant signe de retraverser la route. — Dieu ait pitié d’eux », dit Chavez en anglais. Et il le pensait. Deux heures plus tard, un satellite KH-11 survolait la zone et ses caméras infrarouges balayèrent toute la région de Tokyo, entre autres. Les experts en reconnaissance photographique américains notèrent aussitôt les deux incendies qui faisaient rage, ainsi que les débris d’avion jonchant les alentours. Deux E-767 avaient mordu la poussière, se dirent-ils non sans plaisir. Presque tous appartenaient à l’armée de l’air, et quand on était comme eux loin des lieux du carnage, tout ce qu’on y voyait c’étaient deux cibles au tapis. L’ensemble de ces images étaient retransmises en direct à plusieurs autres destinations. Au Pentagone, les responsables du J-3 décidèrent que la première phase de l’opération ZORRO s’était déroulée selon leurs plans. Ils auraient pu dire selon leurs espoirs, mais cela aurait risqué de leur porter la guigne. Eh bien, se dirent-ils, la CIA n’était pas totalement inutile. Il faisait nuit à Pearl Harbor. Le remplissage de la cale sèche avait pris dix heures, ce qui avait quelque peu bousculé l’horaire et les normes de sécurité prévues pour ce genre d’opération, mais en temps de guerre, on appliquait d’autres règles. Une fois ouvertes les portes de la cale, le John Stennis en sortit, tiré par deux gros remorqueurs, laissant derrière lui l’Enterprise. Le pilote réussit à sortir le bâtiment du port en un temps record, avant d’être ramené à terre par hélicoptère. Avant minuit, le Johnnie Reb était en haute mer, loin des routes commerciales habituelles, et mettait le cap à l’ouest. L’équipe d’enquêteurs débarqua presque aussitôt de son quartier général de Tokyo. Groupe mixte formé de personnels civils et militaires, c’étaient ces derniers qui avaient le plus de compétence, car il s’agissait en l’occurrence d’un appareil civil modifié pour un usage militaire. La « boîte noire » — en vérité peinte en orange fluo — de l’enregistreur de vol du Kami-Cinq fut récupérée au bout de quelques minutes, même si celle du Kami-Trois s’avéra plus difficile à retrouver. On les rapatria à Tokyo pour les analyser en laboratoire. Le problème auquel étaient confrontés les militaires japonais était un peu plus difficile. Deux de leurs dix précieux E-767 venaient de disparaître, et un autre était dans son hangar de service pour révision et remise à niveau de ses systèmes radar. Il en restait donc sept, trop peu pour en maintenir trois en service permanent. C’était de la simple arithmétique : chaque avion devait passer en entretien et les équipages devaient se reposer. Même avec neuf appareils opérationnels, en maintenir trois en vol, avec trois autres en révision et trois autres prêts à décoller, se révélait terriblement destructeur pour les hommes et le matériel. Il y avait en outre une question de sécurité aérienne. Un des enquêteurs avait découvert la directive de navigabilité émise pour le 767 et estimé qu’elle s’appliquait au modèle que les Japonais avaient converti en avion-radar. Immédiatement, on décida de neutraliser les systèmes d’atterrissage automatique, et la première conclusion naturelle des enquêteurs civils fut que les équipages, sans doute épuisés au terme d’un long vol de patrouille, l’avaient mis en service pour effectuer leur approche. L’officier le plus gradé fut tenté d’accepter l’hypothèse, à un détail près : les aviateurs n’aimaient pas trop les systèmes d’atterrissage automatique, et les pilotes militaires étaient les moins disposés à confier leur appareil et leur existence à un dispositif qui reposait sur des puces électroniques et des logiciels. Cela dit, on avait effectivement retrouvé le corps du pilote du numéro trois, la main posée sur la manette des gaz. Cela ne tenait pas debout, mais les soupçons se confirmaient. Un conflit au niveau du programme, peut-être, une bogue quelque part dans le système — une cause stupide, rageante, qui avait entraîné la perte de deux avions hors de prix, même si ce n’était pas sans précédent à l’ère du vol contrôlé par ordinateur. Pour l’heure, la réalité des faits était qu’ils ne pouvaient plus maintenir que deux appareils en patrouille constante, quoiqu’avec un troisième toujours prêt à décoller à la première alerte. Les satellites de reconnaissance électronique survolant le Japon notèrent que les patrouilles de trois E-767 se poursuivaient toujours, et certains techniciens des services de renseignements de l’Air Force et de la NSA, l’Agence pour la sécurité nationale, se demandèrent, inquiets, si l’armée de l’air nippone n’allait pas tenter d’enfreindre toutes les règles de la sécurité aérienne. Ils consultèrent leur montre et comprirent qu’il leur faudrait attendre encore six heures pour avoir la réponse, tandis que les satellites continuaient, à chaque passage, de détecter et d’enregistrer les émissions électroniques. Pour l’heure, Jackson s’occupait d’un autre type d’informations satellitaires. On estimait à quarante-huit le nombre de chasseurs basés à Saipan, plus soixante-quatre autres à Guam, sur l’ancienne BA d’Andersen, qui, grâce à ses deux pistes de grande largeur et ses importantes réserves de kérosène stockées dans de vastes réservoirs enterrés, avait pu sans problème accueillir tous ces appareils. Les deux îles étaient séparées d’environ deux cent trente kilomètres. Il devait également prendre en compte les installations de rabattement que le SAC avait essaimées dans toute la région pendant la guerre froide. Le terrain, aujourd’hui fermé, de Guam Nord-Ouest possédait deux pistes parallèles, toutes deux utilisables, et il y avait également l’aéroport international d’Agana, situé au milieu de l’île. On comptait en outre un aérodrome commercial sur Rota, une autre base abandonnée sur Tinian, et la base de Kobler sur Saipan, en sus de l’aéroport commercial en service. Curieusement, les Japonais avaient négligé toutes ces installations secondaires en dehors du terrain de Kobler. En fait, les données satellites révélaient que Tinian n’étaient absolument pas occupée — du moins les photos aériennes ne révélaient-elles la présence d’aucun véhicule militaire lourd. Il devait logiquement y avoir toutefois un minimum de forces légères, sans doute avec un soutien logistique par hélicoptère depuis Saipan — les deux îles n’étant séparées que par un étroit chenal. Mais c’étaient ces cent vingt chasseurs qui restaient le souci premier de l’amiral Jackson. Il fallait y rajouter le soutien d’avions E-2 d’alerte radar, plus la flotte habituelle d’hélicoptères que toutes les armées du monde amenaient où qu’elles aillent. Des F-15 et des F-3, soutenus à leur tour par des missiles SAM et de l’artillerie anti-aérienne. C’était une sacrée tâche pour un seul porte-avions, même avec l’idée de Bud Sanchez pour le rendre plus formidable encore. L’idée-force, toutefois, était de ne pas affronter l’ennemi au niveau des armes. Mais à celui du moral, une constante dans toutes les guerres, que les gens toutefois passaient leur temps à oublier et redécouvrir de siècle en siècle. Il espérait ne pas s’être trompé. Malgré tout, ce fut un autre événement qui survint en premier. La police ne se manifesta pas, ce qui étonna un peu Clark. Peut-être avaient-ils trouvé leurs photos utiles, mais il en doutait. En tout cas, ils ne s’attardèrent pas pour en savoir plus. Ils montaient dans leur voiture de location et jetaient un ultime regard sur l’épave carbonisée en bout de piste quand le premier des trois avions d’alerte avancée se posa sur la base, sans encombre, au soulagement général. Une heure auparavant, il avait noté que deux E-767 avaient décollé au lieu des trois habituels, signe — espérait-il — que leur sordide mission avait en quelque sorte porté ses fruits. Le fait avait déjà reçu confirmation par satellite, donnant le feu vert pour une autre mission dont aucun des deux agents de la CIA n’avait la moindre idée. Le plus difficile était encore d’y croire. Le journal en anglais qu’ils avaient acheté dans le hall de l’hôtel au petit déjeuner faisait sa une avec des titres pas foncièrement différents de ceux qu’ils avaient pu lire à leur arrivée au Japon. Il y avait deux articles sur les Mariannes et deux dépêches de Washington, mais le reste de la une était consacré surtout aux informations économiques, ainsi qu’à un éditorial sur la nécessité de rétablir des relations normales avec l’Amérique, même au prix de concessions raisonnables autour de la table des négociations. Peut-être la réalité de la situation était-elle trop bizarre pour que les gens l’acceptent, même si un élément essentiel de cette réalité était un contrôle étroit de la presse. Il n’y avait pas un mot, par exemple, sur les missiles nucléaires planqués quelque part dans le pays. Quelqu’un se montrait soit très malin soit parfaitement insensé — voir les deux à la fois, selon la tournure que prendrait la situation. John et Ding en revinrent à la proposition que rien de tout ceci ne tenait debout, mais que ce serait une piètre consolation pour les familles des victimes dans chaque camp. Même lors d’un conflit passionné comme la guerre des Malouines, on avait déjà connu des délires de rhétorique enflammée pour exciter les masses, mais dans le cas présent, c’était comme si l’on avait récrit Clausewitz pour lui faire dire que la guerre était un prolongement de l’économie plutôt que de la politique ; et la finance, même si elle était le terrain de luttes acharnées, restait une forme d’activité plus civilisée que celle qui s’exerçait sur la scène politique. Or, la preuve de la folie était sous ses yeux. Les routes étaient encombrées de gens vaquant à leurs occupations quotidiennes, avec tout au plus un vague regard pour les épaves en feu sur la base aérienne, et face à un monde qui semblait marcher sur la tête, le citoyen moyen se raccrochait au peu de réalité qu’il appréhendait, reléguant la gestion de ce qu’il ignorait à d’autres, étonnés quant à eux d’être les seuls à avoir remarqué quelque chose. Clark s’étonna de sa position paradoxale : espion étranger, sous couvert de l’identité d’un pays tiers, commettant des actes en contravention avec les accords de Genève sur la guerre civilisée. Il avait contribué à tuer cinquante personnes moins de douze heures plus tôt, et pourtant, il retournait dans la capitale ennemie au volant d’une voiture de location, et son seul souci immédiat était de ne pas oublier de bien tenir sa gauche pour ne pas entrer en collision avec tous ces banlieusards pour qui laisser plus de trois mètres d’écart avec l’automobiliste précédent révélait une incapacité à suivre le flot. Tout cela changea à trois rues de leur hôtel à Tokyo, quand Ding repéra une voiture garée du mauvais côté de la chaussée. Le pare-soleil côté passager était baissé : c’était le signe que Kimura avait besoin de les voir toutes affaires cessantes. L’urgence même du signal semblait confirmer que tout cela n’était pas un rêve tordu. Le danger était revenu. Enfin, ils touchaient de nouveau le réel. Les opérations aériennes avaient commencé juste après le lever du soleil. Quatre escadrilles complètes de F-14 Tomcat et quatre autres de F/A-18 Hornet étaient maintenant à bord, accompagnées de quatre E-2C Hawkeye. Les escadrilles de soutien étaient pour le moment toujours basées à Midway, et l’escadre réduite à un unique porte-avions allait utiliser les îles du Pacifique comme bases de soutien logistique annexe pour la phase initiale de son mouvement vers l’ouest. La tâche première était de s’entraîner au ravitaillement en vol avec les appareils de l’Air Force qui allaient également accompagner la flotte. Sitôt dépassé Midway, on instaura une patrouille de quatre appareils en rotation, quoique sans le soutien habituel par les Hawkeye. Le E-2C émettait un bruit électronique important, or le souci premier de ce semblant d’escadre était la discrétion, même si dans le cas du Johnnie Reb, cela exigeait de rendre invisible un objet de la taille d’une petite île. Sanchez était descendu au PC d’opérations aériennes. Sa mission était, à partir d’un combat en apparence parfaitement équilibré, de le faire tourner à leur avantage exclusif. La notion de combat équitable lui était étrangère comme à tous ses collègues en uniforme. Il n’y avait qu’à regarder autour de soi pour le comprendre. Il connaissait personnellement les hommes qui travaillaient avec lui. Il ne connaissait pas ces aviateurs, là-bas sur les îles, et ce n’était pas son problème. Ils pouvaient bien être des êtres humains. Ils pouvaient bien avoir femme et enfants, posséder maison, voiture, et tous les autres trucs que possédaient ses petits gars de la marine, peu importait pour le chef d’escadre. Jamais Sanchez n’ordonnerait ou laisserait faire des stupidités hollywoodiennes comme gâcher des balles sur des parachutistes — c’étaient de toute façon des cibles trop difficiles —, mieux valait descendre directement leurs avions, et à l’ère des missiles, cela voulait dire que le pilote n’aurait sans doute même pas le temps de s’éjecter. Par chance, il était passablement difficile, en cette ère moderne, de voir sa cible autrement que sous l’aspect d’un point à cerner dans l’affichage tête haute du système de conduite de tir. Cela facilitait bougrement les choses, et si un parachute émergeait des débris de l’appareil, eh bien, il ne voyait pas d’inconvénient à mobiliser l’hélico de sauvetage pour récupérer un collègue aviateur, une fois ce dernier devenu incapable de nuire à l’un des siens. « Koga a disparu, leur annonça Kimura, la voix pressante et le visage blême. — Arrêté ? demanda Clark. — Je n’en sais rien. Avons-nous un homme infiltré dans votre organisation ? » John se raidit. « Vous savez ce qu’on fait aux traîtres ? » Tout le monde le savait. « Mon pays compte sur cet homme, également. Nous allons étudier la question. Et maintenant, filez. » Chavez attendit qu’il se soit éloigné pour remarquer : « Une fuite ? — Possible. Comme il est possible que les gars qui mènent le jeu n’aient pas envie de voir des dirigeants de l’opposition venir foutre le bordel en ce moment. » Voilà que je me prends pour un analyste politique, se dit John. Après tout, il était journaliste accrédité de l’agence de presse Interfax. « Que dirais-tu d’aller rendre visite à notre ambassade, Evgueni ? » Cherenko s’apprêtait à sortir pour se rendre lui aussi à un rendez-vous quand deux individus se présentèrent à la porte de son bureau. N’était-ce pas inhabituel, songea-t-il fugitivement, de voir ainsi deux agents de la CIA pénétrer dans l’ambassade russe pour une réunion d’affaires avec leurs homologues du RVS ? Puis il se demanda ce qui pouvait les y amener. « Que se passe-t-il ? » fit-il et John Clark lui fournit la réponse : « Koga a disparu. » Le commandant Cherenko se rassit, et convia ses visiteurs à faire de même. Il n’eut pas à leur demander de refermer la porte. « Est-ce, que cela aurait pu se produire tout seul, demanda Clark, ou bien y’a-t-il eu une fuite ? — Je ne crois pas que la DESP ait pu faire une chose pareille. Même sur ordre de Goto. C’est une décision trop politique sans la moindre preuve manifeste. La situation politique de ce pays est... qu’en savez-vous au juste ? — Mettez-nous au fait, dit Clark. — Le gouvernement est extrêmement perplexe. Goto tient les rênes du pouvoir, mais il ne partage pas l’information avec grand monde. Sa coalition reste fragile. Koga est trop respecté pour subir l’affront d’une arrestation publique. » Enfin, je crois, évita d’ajouter Cherenko. Ce qui aurait pu être affirmé avec confiance quinze jours plus tôt relevait désormais beaucoup plus de la spéculation. C’était en vérité logique pour les Américains. Clark réfléchit une seconde avant de parler. « Vous feriez mieux de secouer le cocotier, Boris Ilitch. Vous comme nous, nous avons besoin de cet homme. — L’avez-vous compromis ? demanda le Russe. — Non, absolument pas. Nous lui avons dit de se comporter le plus naturellement possible — du reste, il nous croit russes. Je n’ai pas d’autres ordres que de le sonder ; chercher à diriger un bonhomme de cette envergure est par trop risqué. Il pourrait tout aussi bien virer sa cuti patriotique et nous envoyer promener. Ce genre de personnage, mieux vaut lui laisser la bride sur le cou. » Cherenko put une nouvelle fois constater l’exactitude de la fiche signalétique sur son interlocuteur au central de Moscou. Clark avait toutes les qualités d’instinct pour faire un bon agent opérationnel. Il acquiesça et lui fit signe de poursuivre. « Si vous contrôlez la DESP, nous devons savoir immédiatement s’ils détiennent cet homme. — Et si c’est le cas ? » Clark haussa les épaules. « Alors, c’est à vous de décider si vous pouvez le laisser sortir. Cette phase du plan vous regarde. Je ne peux pas prendre cette responsabilité pour vous. Mais s’il a été enlevé par quelqu’un d’autre, alors on devrait pouvoir agir. — Il faut que j’en avise Moscou. — On s’en doute bien. Simplement, rappelez-vous : Koga est notre meilleure chance de résoudre politiquement ce merdier. Dans la foulée, prévenez Washington. — Ce sera fait, promit Cherenko. J’ai une question à vous poser... les deux appareils qui se sont écrasés hier soir ? » Clark et Chavez étaient déjà presque à la porte. Ce fut le cadet qui répondit sans se retourner. « Un tragique accident, n’est-ce pas ? » « Vous êtes fou, dit Mogataru Koga. — Je suis un patriote, rétorqua Raizo Yamata. Je vais donner à notre pays une véritable indépendance. Je vais rendre au Japon sa grandeur. » Leurs regards se croisèrent ; chacun était installé à un bout de la grande table, dans l’appartement en terrasse de Yamata. Les gorilles de l’homme d’affaires étaient en faction à la porte. Cet échange ne regardait que les deux hommes et eux seuls. « Vous avez rejeté notre principal allié et partenaire commercial. Vous êtes en train de nous conduire à la ruine économique. Vous avez fait tuer des hommes. Vous avez suborné le gouvernement du pays et son armée. » Yamata hocha la tête, comme pour valider l’acquisition d’un bien. « Hai, je l’ai fait, ce n’était pas bien difficile. Dites-moi, Koga, est-ce vraiment si compliqué de pousser un politicien à faire tout ce qu’on veut ? — Et vos amis, Matsuda et toute la bande ? — Tout le monde a besoin d’être guidé, de temps en temps. » Presque tout le monde, s’abstint d’ajouter Yamata. « À l’issue de cette opération, nous aurons une économie entièrement intégrée, deux alliés fermes et puissants, et en temps opportun, nous reprendrons nos échanges, parce que le reste du monde a besoin de nous. » Ce politicien ne le voyait-il donc pas ? Était-il incapable de comprendre ? « Comprenez-vous donc si mal l’Amérique ? Nos difficultés actuelles ont débuté simplement à cause d’une malheureuse famille brûlée vive. Ils ne sont pas comme nous. Ils pensent autrement. Leur religion est différente. Ils ont la culture la plus violente du monde, pourtant ils révèrent la justice. Ils vénèrent la réussite financière, mais plongent leurs racines dans les idéaux. Vous n’arrivez donc pas à saisir ça ? Jamais, au grand jamais, ils ne toléreront ce que vous avez fait ! » Koga marqua une pause. « Et votre plan pour la Russie — est-ce que vous croyez réellement que... — Avec la Chine pour nous épauler ? » Yamata sourit. « À nous deux, nous pouvons nous charger de la Russie. — Et la Chine restera notre alliée ? Nous avons tué vingt millions de Chinois durant la Seconde Guerre mondiale, et leurs dirigeants politiques ne l’ont pas oublié. — Ils ont besoin de nous, et ils en sont conscients. Et ensemble... — Yamata-san, l’interrompit Koga d’une voix douce, polie, parce que c’était sa nature, vous ne comprenez pas la politique aussi bien que les affaires. Ce sera votre perte. — Et la trahison sera la vôtre, répondit Yamata sur le même ton. Je sais que vous avez des contacts avec les Américains. — Ce n’est pas le cas. Je n’ai pas échangé un mot avec un ressortissant américain depuis des semaines. » Une réponse indignée n’aurait pas eu la force de cette repartie énoncée d’un ton neutre. « Eh bien, quoi qu’il en soit, vous allez rester mon hôte ici jusqu’à nouvel ordre, lui dit Raizo. Nous verrons si je suis aussi ignare en matière politique. D’ici deux ans, je serai Premier ministre, Koga-san. D’ici deux ans, nous serons une superpuissance. » Yamata se leva. Son appartement occupait tout le quarantième et dernier étage de l’immeuble, et ce panorama olympien le ravissait. L’industriel se leva et gagna les hautes baies vitrées pour contempler la cité qui serait bientôt sa capitale. Quelle pitié que Koga ne saisisse pas le mécanisme des choses. Mais pour l’heure, il devait retourner à Saipan, pour entamer son ascension politique. Il se retourna. « Vous verrez... D’ici là, vous êtes mon hôte. Tenez-vous bien, et vous serez bien traité. Tentez de vous échapper, et on retrouvera votre corps en pièces détachées au bord d’une voie ferrée, accompagné d’un billet pour regretter vos échecs politiques. — Je ne vous laisserai pas ce plaisir », répondit, glacial, l’ancien Premier ministre. 40 Chiens et renards CHERENKO avait prévu de se charger personnellement de la rencontre, mais une affaire urgente l’en avait empêché. Cela se révéla une chance, en définitive. Le message, délivré sous forme de disquette, émanait de son principal agent infiltré, qui n’était autre que le sous-directeur de la DESP. Quelles que soient ses manies personnelles, l’homme était un fin observateur politique, malgré une certaine tendance au verbiage dans ses rapports et ses évaluations. Les militaires japonais, disait-il, étaient loin d’être mécontents de leurs perspectives immédiates. Frustrés depuis des années d’être étiquetés « force d’autodéfense », relégués dans la conscience populaire au rang d’empêcheurs de tourner en rond pour Godzilla ou autres monstres improbables (en général pour le malheur de ces derniers), ils se considéraient toujours comme les gardiens d’une fière tradition guerrière, et avec une direction politique enfin digne de leur ardeur, leur état-major se délectait à la perspective de faire ses preuves. Presque tous issus d’une formation par des instructeurs américains, les officiers généraux avaient évalué la situation et annoncé à qui voulait l’entendre qu’ils pouvaient remporter et remporteraient sans aucun doute cette confrontation limitée — et, poursuivit le directeur de la DESP, ils estimaient excellentes leurs chances de conquérir la Sibérie. Cette évaluation, ainsi que le rapport des deux agents de la CIA furent aussitôt répercutés à Moscou. Donc il y avait du tirage au sein du gouvernement japonais, et une de ses branches au moins semblait avoir un minimum de prise sur la réalité. C’était réconfortant pour le Russe, mais il n’oubliait pas qu’un chef du Renseignement allemand du nom de Canaris avait réussi à peu près la même chose en 1939, mais sans pour autant aboutir à des résultats concrets. Un modèle historique qu’il entendait bien démentir. L’essentiel, avec les conflits, c’était d’empêcher leur extension. Cherenko ne faisait pas sienne la thèse selon laquelle la diplomatie pouvait empêcher leur déclenchement, mais il était en revanche convaincu que de bons renseignements et des mesures fermes pouvaient les empêcher d’aller trop loin — à condition d’avoir la volonté politique d’agir en conséquence. Ce qui le chagrinait, toutefois, c’était que cette volonté eût été manifestée d’abord par des Américains. « Le nom de l’opération est ZORRO, monsieur le président », dit Robby Jackson en dépliant le premier graphique. Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense étaient réunis dans la salle d’état-major, de même que Ryan et Arnie van Damm. Les deux ministres semblaient plutôt mal à l’aise, mais le chef adjoint de la défense intégrée ne paraissait guère plus détendu. Ryan lui fit signe de poursuivre. « La mission est de briser la chaîne de commandement du camp adverse en ciblant très précisément les individus qui... — Vous voulez dire les assassiner ? » demanda Brett Hanson. Il regarda le ministre de la Défense, qui ne broncha pas. « Monsieur le ministre, nous ne voulons pas toucher leur population civile. Cela veut dire que nous ne pouvons pas attaquer leur économie. Nous ne pouvons pas faire sauter les ponts de leurs villes. Leurs installations militaires sont trop décentralisées pour... — Nous ne pouvons pas faire une chose pareille, l’interrompit de nouveau Hanson. — Monsieur le ministre, intervint Ryan, froidement, pouvons-nous au moins entendre en quoi consiste le plan avant de décider de ce que nous avons ou non le droit de faire ? » Hanson acquiesça en maugréant, et Jackson poursuivit son exposé. « L’essentiel des éléments, conclut-il, est maintenant en place. Nous avons éliminé deux de leurs équipements de surveillance aéroportée... — Quand cela s’est-il produit ? Comment a-t-on fait ? — Cela s’est produit hier soir, répondit Ryan. Quant à la méthode employée, cela ne vous regarde pas, monsieur. — Qui a donné l’ordre ? » La question venait du Président Durling. « Moi, monsieur. Le secret était bien gardé et l’opération s’est déroulée sans anicroche. » Du regard, Durling fit encore une fois comprendre à Ryan qu’il le poussait à bout. « Combien de personnes ont trouvé la mort ? demanda le ministre des Affaires étrangères. — Une cinquantaine, et cela fait toujours deux cents de moins que ceux des nôtres qu’ils ont tués, monsieur le ministre. — Écoutez, nous pouvons les convaincre d’abandonner les iles à condition d’y mettre le temps », dit le ministre des Affaires étrangères, et cette fois, l’argument était devenu bilatéral, les autres étant là pour compter les points. « Ce n’est pas l’opinion d’Adler. — Chris Cook le pense, et il a un gars au sein de leur délégation. » Durling observait, impassible, laissant une fois encore ses collaborateurs — c’est ainsi qu’il les considérait — régler cette discussion. Il avait d’autres soucis en tête. La politique politicienne allait encore une fois montrer son masque hideux. S’il ne réussissait pas à résoudre la crise, alors il était fini. Un autre que lui serait président, un autre se retrouverait, dans un an, confronté, dans le meilleur des cas, à une crise encore plus vaste. Et pire, même, si les estimations du Renseignement russe étaient correctes : que le Japon et la Chine s’attaquent à la Sibérie dès l’automne, et une autre crise, bien plus grave, allait éclater en pleine campagne électorale aux États-Unis, ce qui entraverait sérieusement la capacité de son pays à réagir ; tout deviendrait débat politique, alors que leur économie chercherait encore à se remettre d’un déficit de cent milliards de dollars de sa balance commerciale. « Si nous n’agissons pas maintenant, monsieur le ministre, nul ne peut dire jusqu’où l’on pourrait aller, était en train d’expliquer Ryan. — On peut régler cela par la voie diplomatique, insista Hanson. — Et sinon ? insista Durling. — Eh bien, en temps opportun, nous pourrions envisager une réponse militaire limitée. » La confiance du ministre des Affaires étrangères n’était pas partagée par son collègue de la Défense. « Vous avez quelque chose à ajouter ? lui demanda le Président. — Il faudra un certain temps... plusieurs années... avant que nous puissions réunir les forces nécessaires à... — Nous n’avons pas des années, coupa sèchement Ryan. — Non, certes, observa Durling. Amiral, est-ce que ça va marcher ? — Je le pense, monsieur. Nous avons besoin de réaliser quelques avancées pour progresser, mais nous avons accompli la plus importante la nuit dernière. — Nous ne disposons pas des forces nécessaires pour garantir le succès, protesta le ministre de la Défense. Le commandant de l’escadre vient de transmettre ses estimations et... — Je les ai vues, coupa Jackson, qui avait du mal à dissimuler sa gêne face aux vérités énoncées dans ce rapport. Mais je connais bien le commandant d’escadre aérienne, le capitaine Bud Sanchez. Je le connais depuis des années, lui dit que c’est faisable, et je le crois. Monsieur le président, ne vous laissez pas obnubiler par les chiffres. On n’en est plus là. Il s’agit désormais de faire la guerre, et nous avons plus d’expérience qu’eux en ce domaine. Il s’agit de faire preuve de psychologie, et de faire jouer nos atouts plutôt que les leurs. La guerre n’est plus ce qu’elle était. Dans le temps, on avait besoin de forces gigantesques pour neutraliser la capacité de combat de l’ennemi, et sa capacité à coordonner et commander ses troupes. Certes, il y a cinquante ans, il fallait mobiliser d’énormes moyens pour y parvenir, mais de nos jours, la taille des cibles à frapper est extrêmement réduite, et si l’on réussit à les atteindre, on parvient au même résultat aujourd’hui qu’avec un million d’hommes auparavant. — C’est du meurtre de sang-froid, aboya Hanson. Voilà ce que c’est. » Debout au pupitre, Jackson se retourna. « Oui, monsieur, c’est exactement à cela que se réduit la guerre, mais en procédant ainsi, on évite de tuer le pauvre couillon de dix-neuf ans qui s’est engagé parce qu’il aimait l’uniforme. On va tuer plutôt le salopard qui l’a envoyé au casse-pipe sans même savoir son nom. Sauf votre respect, monsieur, j’ai tué des gens, et je sais parfaitement quel effet ça fait. Une fois, rien qu’une fois, j’aimerais mettre la main sur les types qui donnent les ordres, au lieu de frapper les pauvres bougres qui se trouvent obligés de les exécuter. » Durling faillit sourire à cette remarque, en se souvenant de tous les fantasmes analogues, et même d’une publicité télévisée, où l’on voyait la différence que cela ferait si les présidents, Premiers ministres et autres hauts responsables qui expédiaient les gens sur les champs de bataille se rencontraient pour en découdre personnellement. « Vous allez quand même devoir tuer un tas de gosses », dit le Président. L’amiral Jackson ravala sa colère avant de répondre. « Je le sais, monsieur, mais avec de la chance, beaucoup moins. — Quand devez-vous savoir ? — Les éléments sont déjà presque tous en place maintenant. Nous pouvons déclencher l’opération dans moins de cinq heures. Après, nous sommes limités par la venue du jour. Ensuite, ce seront des fenêtres de vingt-quatre heures. — Merci, amiral Jackson. Pouvez-vous tous m’excuser quelques minutes ? » Les hommes sortaient à la file quand Durling se ravisa. « Jack ? Pouvez-vous rester une minute ? » Ryan se retourna et se rassit. « Il fallait le faire, monsieur. D’une manière ou de l’autre, si nous voulons éliminer ces ogives nucléaires... — Je sais. » Le Président baissa les yeux vers son bureau. Tous les documents, cartes et graphiques y étaient étalés. Toutes les consignes de bataille. Au moins lui avait-on épargné les estimations de pertes, sans doute à la demande de Ryan. Après une seconde, ils entendirent la porte se refermer. Ryan prit le premier la parole. « Monsieur, il y a encore un point. L’ancien Premier ministre Koga a été arrêté — excusez-moi, nous savons juste qu’il aurait, apparemment, disparu. — Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ne pas en avoir parlé tout à l’heure ? — L’arrestation s’est produite moins de vingt-quatre heures après que j’ai prévenu Scott Adler que Koga avait été contacté. Je ne lui ai même pas révélé avec qui il avait été en contact. Cela dit, il pourrait s’agir d’une coïncidence. Goto et son maître pourraient désirer éviter tout remous politique, le temps de mener à bien leurs plans. Cela pourrait révéler aussi qu’il existe une fuite quelque part. — Chez nous, qui est au courant ? — Ed et Mary Pat à la CIA. Moi. Vous. Scott Adler et ce type dont Scott a parlé. — Mais nous ne savons pas avec certitude s’il y a une fuite. — Non, monsieur, effectivement. Mais c’est extrêmement probable. — Laissons ça de côté pour l’instant. Supposons que nous ne fassions rien ? — Nous sommes obligés, monsieur. Sinon, dans un avenir plus ou moins proche, nous pouvons nous attendre à une guerre entre la Russie d’un côté, le Japon et la Chine de l’autre, avec nous ne sachant trop quoi faire entre les deux. La CIA en est encore au stade des estimations, mais je ne vois pas comment la situation pourrait manquer de dégénérer en guerre nucléaire. ZORRO n’est peut-être pas ce qu’on aura tenté de plus joli-joli, mais c’est notre meilleure chance. Les risques diplomatiques sont secondaires, poursuivit Ryan. Les enjeux sont bien plus considérables désormais. Mais si nous arrivons à tuer les types qui ont déclenché ce merdier, alors nous pouvons entraîner la chute du gouvernement de Goto. Dès lors, il serait possible de reprendre plus ou moins le contrôle de la situation. » Le plus étrange réalisa Durling, c’était ce marchandage pour savoir de quel côté il fallait faire jouer telle ou telle forme de modération. Hanson et le ministre de la Défense adoptaient la ligne diplomatique classique — ils voulaient prendre le temps de s’assurer de l’impossibilité de résoudre la crise par des moyens pacifiques, mais si la diplomatie échouait, la porte s’ouvrait dès lors pour un conflit bien plus large et sanglant. Ryan et Jackson penchaient pour un recours immédiat à la violence dans l’espoir d’éviter une violence plus grande par la suite. Le pire était que l’un et l’autre partis pouvaient avoir raison ou tort, et que le seul moyen de les départager serait de consulter les livres d’histoire dans vingt ans. Si le plan ne marche pas... — Alors, nous aurons fait tuer pour rien un certain nombre de nos compatriotes, avoua honnêtement Jack. Vous-même aurez à en payer chèrement le prix, monsieur. — Et le commandant de la flotte... enfin, je veux dire le gars qui commande l’escadre. Qu’est-ce qu’il vaut ? — S’il coince, toute l’opération tombe à l’eau. — Remplacez-le. La mission est approuvée », conclut le Président. Il restait encore un point à discuter. Ryan en informa également Durling, avant de quitter la pièce et de donner ses coups de téléphone. La mission aérienne idéale, se plaisaient à dire les aviateurs, était dirigée par un simple capitaine. Celle-ci était commandée sur place par un colonel des opérations spéciales, mais au moins était-il récemment passé à côté d’une promotion ; un fait qui lui attirait la sympathie de ses subordonnés, qui savaient pourquoi on lui avait refusé les galons de général. C’est que les gars des opérations spéciales n’entraient pas dans le moule service-service des officiers d’état-major. Ils étaient par trop... excentriques. Les ultimes consignes concernant la mission dérivaient d’informations transmises par liaison télématique directe entre Fort Meade, Maryland, et Verino, et les Américains avaient toujours une certaine réticence à voir les Russes apprendre toutes sortes de détails sur leurs méthodes de collecte et d’analyse de données électroniques transmises par satellite ou d’autres moyens — après tout, ces capacités avaient été mises au point pour être utilisées contre eux. Les positions exactes des deux E-767 en activité étaient relevées avec précision. L’analyse des photos satellite avait permis de compter les avions de chasse — du moins ceux qui n’étaient pas abrités sous des hangars — et lors de sa dernière passe, le KH-12 avait compté et localisé les appareils en vol. Le colonel commandant le détachement étudia l’itinéraire de pénétration qu’il avait personnellement élaboré avec les équipages, et même s’il demeurait certaines inquiétudes, les deux jeunes capitaines qui piloteraient le cargo C-17 finirent par approuver d’un signe de tête après avoir mastiqué songeusement leur chewing-gum. L’un d’eux remarqua même qu’il était temps qu’une « benne à ordures » mérite enfin un peu de respect. Les Russes avaient leur rôle à jouer, eux aussi. À Ioujno-Sakhalinsk, près de la pointe sud de la péninsule du Kamtchatka, huit intercepteurs Mig-31 décollèrent pour un exercice de défense, accompagnés par un Ilyouchine-86 Mainstay d’alerte avancée à grande distance. Quatre chasseurs Sukhoi décollaient de Sokol dix minutes plus tard pour tenir le rôle d’agresseurs. Les Sukhoi équipés de réservoirs supplémentaires mirent le cap au sud-est, en se maintenant à bonne distance de l’espace aérien japonais. Les contrôleurs à bord des deux E-767 nippons n’eurent aucune difficulté à reconnaître là un exercice aérien russe parfaitement caractéristique. Il impliquait toutefois des appareils militaires, et cela méritait toute leur attention, d’autant plus qu’il se déroulait le long de l’itinéraire d’approche le plus logique pour les appareils américains comme ces B-1 qui avaient si récemment « titillé » leurs défenses aériennes. L’effet fut de dévier légèrement vers le nord et l’est les deux E-767 et, avec eux, leurs chasseurs d’escorte. L’AWACS de réserve faillit recevoir l’ordre de décoller, mais le commandant au sol de la défense aérienne eut le bon sens de se contenter d’augmenter d’un cran son niveau d’alerte. Le C-17A Globemaster-III était le plus récent et le plus cher des avions de transport qui aient réussi à franchir le barrage de l’appel d’offres du Pentagone. Quiconque avait eu à connaître ce cauchemar bureaucratique aurait préféré affronter la DCA, car au moins les missions de bombardement étaient elles établies pour réussir, tandis que la procédure de soumission semblait le plus souvent promise à l’échec. Que ce ne fût pas toujours le cas était tout à l’honneur de l’ingéniosité de ceux qui se consacraient à vaincre ce barrage. On n’avait pas regardé à la dépense, on en avait même engagé d’inédites, mais le résultat était une « benne à ordures » (le terme le plus souvent utilisé par les pilotes de chasse) qui avait des velléités de grande aventure. L’appareil avait décollé juste après minuit, heure locale, cap sud/sud-ouest, comme un banal vol civil pour Vladivostok. Juste avant cette ville, il se ravitailla auprès d’un KC-135 — le système russe de ravitaillement en vol n’était pas compatible avec le matériel américain — et s’éloigna du continent asiatique pour se diriger vers le sud, en longeant exactement le 138e méridien. Le Globemaster-III était le tout premier avion-cargo conçu dès l’origine dans l’optique d’opérations spéciales. L’équipage normal, pilote et copilote, était complété par deux postes d’observateurs équipés de blocs d’instruments modulaires. En l’occurrence, il s’agissait de deux opérateurs électroniciens qui étaient en train d’effectuer le relevé des innombrables sites de radar de défense aérienne essaimés sur les côtes russe, chinoise, coréenne et nippone, pour permettre aux pilotes de se faufiler au mieux entre les zones de couverture. Ce qui exigea bientôt une descente rapide et un virage à l’est. « C’est-y pas super ? » lança le sergent-chef Vega à l’adresse de son commandant. Les paras étaient juchés sur des strapontins installés dans le compartiment réservé au fret. Ils portaient leur tenue de combat, d’où leur démarche de canard quand ils avaient embarqué une heure plus tôt, sous l’oeil attentif de leur chef de saut. Il était de notoriété publique chez les paras de l’armée que l’Air Force filait des primes à ses équipages s’ils arrivaient à faire gerber leurs passagers, mais dans ce cas précis, il n’y aurait aucune plainte. La phase la plus dangereuse de la mission débutait maintenant, malgré leur parachute — accessoire, détail significatif, dont les aviateurs ne voyaient pas l’intérêt de s’encombrer. Du reste, il serait d’une piètre utilité si jamais un chasseur en goguette se ramenait au-dessus du cargo à peu près à l’instant prévu pour leur saut. Le capitaine Checa se contenta de hocher la tête, en regrettant de ne plus être au sol, qui était la place du fantassin, au lieu de se retrouver ballotté, impuissant comme un foetus dans le ventre d’une mère fan de disco. Dans le compartiment avant, les écrans de surveillance avaient pris des couleurs. Le tube cathodique rectangulaire affichait une image informatisée indiquant toutes les installations radar connues sur les côtes ouest du Japon. L’information n’avait pas été difficile à recueillir, vu qu’ils avaient été, en majorité, installés par les Américains une ou deux générations plus tôt, au temps où le Japon était une gigantesque base insulaire dirigée contre l’Union soviétique, et donc sujette à une éventuelle attaque russe. Les Japonais avaient amélioré les radars dans l’intervalle, mais toute barrière protectrice avait ses failles, dont la plupart étaient déjà connues des Américains, qui avaient eu l’occasion, grâce à leurs satellites-espions, de réévaluer la situation au cours de la semaine écoulée. Le Globemaster se dirigeait à présent vers le sud-est, en palier à deux cents pieds au-dessus des flots, tout en se tramant à trois cent cinquante noeuds, sa vitesse de croisière minimale. Résultat, tout le monde était secoué à bord, ce qui ne gênait pas outre mesure l’équipage, mais certainement le reste des passagers. Le pilote, qui portait des lunettes à amplificateur de lumière, scrutait le ciel alentour, tandis que sa copilote se concentrait sur ses instruments. Celle-ci disposait également d’un affichage tête haute analogue à celui d’un chasseur. Il lui indiquait le cap, l’altitude, le vent relatif, et, symbolisé par un mince trait vert, l’horizon, qu’ils apercevaient de temps à autre, au gré des caprices de la lune et des nuages. « J’ai des feux à éclats très haut à dix heures », signala le pilote. Il devait s’agir de vols civils suivant une route commerciale régulière. « Rien d’autre. » La copilote jeta un nouveau coup d’oeil à son écran. Le spot radar se trouvait exactement à l’endroit programmé, leur vol suivant un très mince corridor noir entre les cercles rouges et jaunes indiquant les zones de couverture des radars de défense et de contrôle aérien. Plus ils volaient bas, plus s’élargissait la zone noire à l’abri des radars, mais ils étaient déjà à l’altitude minimale permise par la sécurité. « Cinquante milles de la côte. — Roger, dit le pilote. Tu tiens le coup ? » demanda-t-il une seconde plus tard. Les pénétrations à basse altitude étaient toujours stressantes pour tout le monde, même quand un pilote automatique guidé par ordinateur se chargeait de tenir le manche. « Sans problème », répondit-elle. Ce n’était pas la stricte vérité, mais c’était ce qu’elle était censée dire. La phase la plus dangereuse arrivait, au franchissement du site radar surélevé d’Aikawa. Le point le plus faible du périmètre de défense à basse altitude japonais était ce passage entre une ile et une péninsule{33}. Les radars situés de part et d’autre couvraient presque l’intervalle de cent trente kilomètres, mais ils commençaient à dater — ils remontaient aux années soixante-dix — et l’on n’avait pas jugé utile de les remettre à niveau, avec la chute du régime communiste en Corée du Nord. « On redescend d’un poil », ajouta-t-elle en rajustant à soixante-dix pieds le seuil d’altitude du pilote automatique. En théorie, ils pouvaient voler sans risque jusqu’à cinquante pieds, une quinzaine de mètres, au-dessus d’une surface étale, mais leur appareil volait à pleine charge et sa main était revenue se poser sur le mini-manche latéral, autre élément propice à entretenir l’illusion de tenir les commandes d’un avion de chasse. Qu’elle entrevoie simplement un bateau de pêche, et elle devrait remonter brutalement par crainte de heurter le sommet d’un mât. « Côte dans cinq milles, annonça l’un des radaristes à l’arrière. Suggère déport à droite au cent soixante-cinq. — Déport à droite. » L’appareil s’inclina légèrement. Il n’y avait que quelques hublots dans le compartiment fret. Le sergent-chef Vega en avait un, et jetant un oeil au-dehors, il vit le bout de l’aile s’incliner vers une surface noire à peine visible parsemée de quelques moutons blancs. La vision le força à détourner le regard. Il n’y pouvait rien de toute façon, et s’ils touchaient et cabriolaient dans la flotte, il n’aurait pas le temps de comprendre ce qui se passait. Enfin, c’est ce qu’on lui avait dit un jour. « J’ai la côte », dit le pilote, apercevant la lueur de l’éclairage grâce à ses lunettes amplificatrices. Il était temps de les couper et de participer à son tour au pilotage. « Je reprends la main. — Appareil au pilote », confirma la copilote, fléchissant les doigts et prenant enfin une profonde inspiration. Ils touchèrent la côte entre Omi et Ichifuri. Dès que la terre fut visible, le pilote reprit de l’altitude. Le système automatique d’évitement de terrain avait trois réglages possibles. Il sélectionna la position DUR, qui mettait à mal la cellule, et plus encore les passagers, mais était en définitive la plus sûre pour tout le monde. « Des nouvelles de leurs AWACS ? demanda-t-il aux opérateurs radar. — Je détecte des émissions sur un des deux, à neuf heures, très faibles. Si on continue à raser les pâquerettes, il devrait pas y avoir de problème. — Pouvez sortir les sacs plastiques, les enfants. » Puis au chef de saut à l’arrière : « Dix minutes. — Dix minutes », annonça le sergent de l’Air Force. Pile à cet, instant, l’appareil remonta brutalement en virant à droite, pour contourner la première chaîne côtière. Puis il redescendit rapidement, comme dans un manège particulièrement désagréable, et Julio Vega se souvint de s’être juré dans le temps qu’on ne le reprendrait plus à s’embarquer dans ce genre de galère. C’était une promesse qu’il avait enfreinte bien souvent, mais là, de nouveau, il y avait des types en bas avec des fusils. Et ce n’étaient pas des trafiquants de drogue colombiens ce coup-ci, mais une armée de métier parfaitement entraînée. « Bon Dieu, j’espère qu’ils nous laisseront deux minutes de vol un peu tranquille avant qu’on saute, dit-il entre deux haut-le-coeur. — Compte là-dessus », railla le capitaine Checa, juste avant de plonger la tête dans son sac. Cela déclencha une réaction contagieuse chez les autres paras. Le truc était de maintenir constamment la crête des montagnes entre eux et les émetteurs radar. Cela obligeait à suivre le fond des vallées. Le Globemaster avait encore ralenti, à peine deux cent trente noeuds de vent relatif, et même avec tous les volets et becquets sortis, et même avec un système de pilotage assisté par ordinateur, cela donnait un vol heurté qui vous ballottait et vous secouait en permanence, avec des changements d’assiette d’une seconde à l’autre. L’affichage tête haute présentait maintenant le couloir montagneux qu’ils survolaient, avec, superposés en rouge, des messages d’alerte indiquant à intervalles réguliers que le pilote automatique maîtrisait parfaitement la situation, merci, mais sans pour autant rassurer entièrement les deux aviateurs cloués sur leur siège. C’est que les aviateurs ne se fiaient jamais à la machine, et tous deux avaient maintenant la main posée sur le manche, prêts à reprendre le contrôle à l’ordinateur, dans une espèce de variante élaborée de jeu du froussard, la machine cherchant à prendre le dessus sur des pilotes entraînés, réduits à se fier aux puces électroniques pour réagir à une vitesse avec laquelle leurs réflexes étaient incapables de rivaliser. Ils contemplaient une succession de lignes vertes déchiquetées qui représentaient de vraies montagnes, par rangées successives, floues sur les bords à cause des arbres garnissant la plupart des sommets, et la majorité de ces lignes étaient situées largement au-dessus de leur ligne de vol jusqu’à la dernière seconde, où le nez de l’appareil pointait brusquement vers le haut, où leurs estomacs tâchaient de suivre le mouvement, avant de replonger presque aussitôt. « Point d’insertion en vue, annonça le pilote pour l’arrière. — Debout ! » cria le chef de saut à ses passagers. L’avion recommençait à piquer du nez, et l’un des paras faillit décoller du sol au moment où il se leva. Tous les hommes se dirigèrent vers la porte arrière gauche qui était maintenant ouverte. Alors qu’ils accrochaient leur mousqueton au rail de largage, la porte arrière de soute se rabattit, et deux soldats de l’Air Force ôtèrent les goupilles de sécurité des palettes qui occupaient le milieu de la soute de vingt mètres. Le Globemaster se remit en palier une dernière fois et, par la porte ouverte, Checa et Vega aperçurent la vallée plongée dans l’ombre qui défilait sous le fuselage, et le flanc de la montagne qui les surplombait sur leur gauche. « Cinq cents pieds, annonça le pilote dans l’interphone. Allons-y. — Les vents paraissent bons, annonça le copilote, en examinant l’ordinateur de contrôle des largages. Moins une. » La lampe verte s’alluma au-dessus de la porte des passagers. Harnais de sécurité bouclé à la taille, le chef de saut se tenait près de la porte, bloquant le passage des paras. Il leur jeta un regard de biais. « Vous tâcherez de faire gaffe, en bas, les mecs, vu ? — Désolé pour le bordel », dit Checa. Sourire du chef de saut. « J’ai déjà nettoyé pire. » De toute façon, il avait un troufion pour se taper la corvée. Il contrôla une dernière fois la zone de largage. Les paras étaient sagement alignés et personne ne se trouvait sur le trajet de roulage du conteneur. Le premier largage serait commandé de l’avant. « Voie libre à l’arrière », transmit-il par l’interphone. Puis il s’écarta de la porte, laissant sa place à Checa qui se posta, une main de chaque côté, le pied gauche juste sur le rebord. « Dix secondes, dit la copilote. — Roger, dix secondes. » Le pilote tendit la main vers la manette de largage, bascula le couvercle de sécurité et posa le pouce sur le bouton. « Cinq. — Cinq. — Trois... deux... un... maintenant ! — Cargaison larguée. » Le pilote avait déjà pressé la touche au moment voulu. À l’arrière, les paras virent les palettes glisser une par une, happées par la porte caverneuse. La queue de l’appareil plongea fortement avant de se redresser à l’horizontale. Une seconde après, la lampe verte au-dessus de la porte se remit à clignoter. « Go go go ! » cria le chef de saut pour couvrir le vacarme. Le capitaine Diego Checa, des Rangers, commandos parachutistes de l’armée des États-Unis, fut le premier Américain à envahir le territoire japonais quand il franchit la porte et plongea dans le noir. Une seconde après, la ligne de sécurité ouvrit son parachute et la corolle de nylon noir s’épanouit à cent mètres à peine au-dessus du sol. Le choc brutal et, comme souvent, douloureux de l’ouverture vint comme un immense soulagement. Quand on sautait de cinq cents pieds, le recours à un parachute ventral relevait de l’extravagance inutile. Checa regarda aussitôt vers le haut sur sa droite pour constater que les autres avaient sauté et que leurs parachutes s’ouvraient normalement comme le sien. Étape suivante, regarder en dessous et aux alentours. Il avisa la clairière et jugea qu’il l’atteindrait sans problème, même s’il tira sur une suspente pour évacuer l’air, dans l’espoir de toucher en plein milieu et d’accroître ainsi une marge de sécurité qui était plus théorique que réelle lors d’un saut de nuit. En dernier lieu, il lâcha son paquetage, qui dégringola cinq mètres sous lui, jusqu’au bout de la ligne de sécurité. Les vingt kilos de barda toucheraient le sol en premier, réduisant d’autant la dureté du contact, pour autant qu’il évite d’atterrir sur le foutu bordel en se cassant quelque chose. Sinon, il eut à peine le temps de réfléchir plus avant que déjà le sol de la vallée surgissait de l’obscurité pour l’accueillir. Garder les pieds joints, les genoux fléchis, le dos droit, rouler au moment du contact, le choc brutal qui vous vide les poumons, et soudain, il se retrouva le nez par terre, à recompter ses os. Quelques secondes plus tard, il entendit les impacts assourdis suivis des ouf ! du reste du détachement qui atterrissait à son tour. Checa s’accorda trois bonnes secondes pour décider s’il était plus ou moins en un seul morceau avant de se lever, déboucler son harnais et courir pour aplatir sa toile de parachute. Cette tâche accomplie, il revint, chaussa ses lunettes amplificatrices et rassembla ses hommes. « Tout le monde est okay ? — Bon saut, chef. » Vega se pointa le premier, avec deux hommes à sa suite. Les autres approchaient eux aussi, traînant leurs parachutes noirs. « Rangers, au boulot. » Le Globemaster poursuivit sa route presque plein sud, pour se « retremper les pieds » juste à l’ouest de Nomazu. Rasant de nouveau la surface des flots, il maintint le plus longtemps possible l’écran d’une péninsule montagneuse entre lui et les lointains E-767, puis vira au sud-ouest pour mettre encore plus de distance jusqu’à ce que, parvenu à deux cents milles des côtes nippones, il puisse sans risque reprendre son altitude de croisière en s’insérant dans la route aérienne commerciale G-223. La seule question pendante était de savoir si le ravitailleur KC-10 censé les retrouver se présenterait au rendez-vous pour leur permettre d’achever leur vol jusqu’à Kwajalein. Ce n’est qu’à ce moment qu’ils pourraient rompre le silence radio. Les Rangers purent le faire un peu plus tôt. Le sergent des transmissions déploya un émetteur satellite, l’orienta convenablement, transmit une salve de cinq lettres et attendit l’accusé de réception. « Ils sont bien arrivés », annonça à Jackson un commandant de l’armée. L’amiral était à son bureau au commandement militaire national. Le vrai problème, ça va être d’arriver à les faire ressortir, s’avisa l’amiral. Mais chaque chose en son temps. Il décrocha son téléphone pour appeler la Maison-Blanche. « Jack, les paras sont sur zone. — Bon point, Rob, dit Ryan. J’aurais besoin de te voir. — Pour quoi faire ? Je suis occupé ici, et... — Immédiatement, Robby. » On raccrocha. Dans immédiat, il s’agissait de déplacer la cargaison. Elle avait atterri à moins de deux cents mètres de la position prévue, et le plan avait autorisé une marge largement supérieure. Deux par deux, les paras se débattirent avec les bâches à carburant vides pour les remonter jusqu’au couvert des arbres qui longeaient la crête et délimitaient une espèce de prairie d’altitude. La tâche accomplie, ils déployèrent un tuyau et dix tonnes de JP-5 furent transvasées d’un gros réservoir de caoutchouc dans six autres vessies, plus petites, disposées par paires à des emplacements définis à l’avance. Cette opération prit une heure ; pendant ce temps, quatre des hommes patrouillaient aux alentours sans détecter de présence humaine, hormis les traces d’un quad, ce qui était prévu. Les opérations de pompage achevées, la bâche vide fut pliée et planquée dans un trou qu’on recouvrit soigneusement d’humus. Ensuite, il fallait manutentionner le reste de la cargaison, la mettre en place et la camoufler sous un filet. Cela requit deux nouvelles heures, poussant les Rangers à leurs limites, avec ce mélange de travail de force et de stress croissant. Le soleil allait bientôt se lever et il ne fallait pas laisser la moindre trace d’une présence humaine. Le sergent-chef Vega supervisa l’opération de camouflage. Quand tout fut terminé, les paras qui se trouvaient encore à découvert remontèrent en file indienne sous le couvert des arbres, le dernier de la file balayant l’herbe pour effacer le mieux possible les traces de leur passage. Ce n’était pas parfait, mais il faudrait faire avec. À l’aube, à l’issue de ce qui avait été pour eux une journée de vingt heures aussi désagréable qu’il se puisse imaginer, ils se retrouvaient en place, hôtes indésirables sur un sol étranger, frissonnant dans le vent glacial, sans possibilité d’allumer un feu pour se réchauffer, et réduits à se nourrir de rations de survie froides. « Jack, j’ai du boulot là-bas, bordel, dit Robby, en franchissant la porte. — Plus maintenant. Le Président et moi, on en a discuté hier soir. — Que veux-tu dire ? — Fais ton barda. Tu files rejoindre l’escadre du Stennis. » Ryan avait envie de sourire à son ami, mais il ne put tout à fait s’y résoudre. Pas quand il l’envoyait au coeur du danger. L’annonce figea l’amiral sur place. « T’es sûr ? — C’est décidé. Le Président a signé l’ordre. Le CINCPAC est au courant. L’amiral Seaton... » Hochement de tête de Robby. « Ouais. J’ai déjà bossé pour lui. — Tu as deux heures. Il y a un Gulfstream qui t’attend à Andrews. On a besoin de quelqu’un qui sache la limite politique à ne pas dépasser dans le cadre de cette mission. Fonce, Rob, mais sans la franchir. Pour s’en sortir, il va falloir jouer serré. — Compris. » Ryan se leva, s’approcha de son ami. « Je ne suis pas sûr d’apprécier ce que je t’ordonne là... — C’est mon boulot, Jack. » Le Tennessee parvint à son poste au large des côtes japonaises et reprit enfin sa vitesse normale de patrouille à cinq noeuds. Le capitaine Claggett prit son temps pour repérer un amer sur un surplomb rocheux que les marins appelaient la Femme de Loth, puis il replongea sous la thermocline, à six cents pieds. Le sonar restait muet pour l’instant, ce qui était curieux pour ces parages normalement sillonnés de routes maritimes, mais après quatre jours et demi de course à une vitesse dangereusement élevée, c’était un soulagement considérable pour tous les hommes à bord. Le personnel de l’armée s’était suffisamment acclimaté pour se joindre aux matelots lors de leurs exercices dans la chambre des missiles. Pour le moment, leur mission ne différait guère de celle assignée normalement à leur submersible : rester indétecté, avec la tâche additionnelle de recueillir un maximum d’informations sur les mouvements ennemis dans les parages. Une mission qui était loin d’être excitante, et dont seul pour l’heure Claggett savait l’importance. La liaison satellite avertit Sandy Richter et ses collègues que la mission avait sans doute reçu le feu vert. Cela signifiait pour eux de nouvelles séances de simulateur, tandis que les équipes au sol préparaient les hélicos. Avec, hélas, à la clé, la fixation d’équipements tout sauf furtifs sous les ailerons latéraux de chaque appareil, en sus des réservoirs supplémentaires, mais cela, il le savait depuis le début, et personne n’avait pris la peine de lui demander son avis. Trois scénarios étaient à présent chargés dans le simulateur, et chacun des équipages les parcourut successivement, le corps ballotté en tous sens, inconscients de ce qu’ils faisaient dans le monde réel tandis que leurs mains et leur esprit jouaient dans l’univers virtuel. « Merde, et comment est-ce qu’on s’y prend ? » grommela Chavez. Jamais des Russes n’auraient discuté les ordres de la sorte, s’avisa Cherenko. « Je ne fais que relayer les instructions de votre propre agence, remarqua-t-il. Je sais en outre que la disparition de Koga n’est pas l’oeuvre d’une quelconque officine gouvernementale. — De Yamata, selon vous ? » demanda Clark. Cet élément d’information réduisait quelque peu les possibilités. Et rendait l’impossible simplement dangereux. « C’est fort probable. Vous savez dans quel immeuble il habite, n’est-ce pas ? — On l’a déjà repéré de loin, confirma Chavez. — Ah oui... vos photos. » Le commandant aurait adoré savoir le fin mot de l’histoire, mais il eût été stupide de poser la question, et du reste, il n’était pas sûr que les Américains auraient pu lui fournir la réponse. « Si vous avez d’autres agents sur le terrain, je vous suggère de les activer. C’est ce que nous faisons de notre côté. Koga est sans doute la solution politique à cette crise. — S’il y en a une », nota Ding. « Quel plaisir de voler de nouveau avec vous, capitaine Sato », dit aimablement Yamata, ravi qu’on l’ait invité dans le poste de pilotage. Le pilote était visiblement un patriote, un homme fier, talentueux, qui comprenait vraiment ce qui se passait. Quel dommage qu’il ait choisi pour sa vie une voie aussi humble. Sato retira son casque et se détendit dans son siège de commandant de bord. « Ça change agréablement des vols vers le Canada. — Comment évolue la situation ? — J’ai pu parler avec des responsables qui rentraient au pays. D’après eux, les Américains paraissent surtout perplexes. — Oui, sourit Yamata. Ils sont vite embarrassés. — Peut-on espérer un règlement diplomatique à cette affaire, Yamata-san ? — Je le crois. Ils n’ont pas les moyens matériels de nous attaquer. — Mon père commandait un destroyer pendant la guerre. Mon frère... — Oui, je le connais bien, capitaine. » Cette remarque, nota-t-il, illumina d’une lueur d’orgueil le regard du pilote. « Et mon fils est pilote de chasse. Sur Eagle. — Eh bien, ils ont fait des étincelles, jusqu’ici. Vous savez qu’ils ont récemment abattu deux bombardiers américains ? Ils voulaient tester nos défenses aériennes, expliqua l’industriel. Eh bien, le test a échoué pour eux. » 41 CTF-77 VOUS êtes revenu ! » s’exclama non sans plaisir le loueur de 4 x 4. Nomuri acquiesça avec un sourire. « Oui. J’ai eu une journée particulièrement bonne hier au bureau. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point une « bonne » journée peut être éprouvante, n’est-ce pas ? » L’homme opina en grommelant. « L’été, mes meilleures journées sont celles où je n’ai pas le temps de dormir. Excusez mon apparence », ajouta-t-il. Il faisait de la mécanique sur une partie de ses engins depuis le début de la matinée, qui pour lui avait commencé dès cinq heures. Pareil pour Nomuri, mais pour d’autres raisons. « Je comprends. Moi aussi, je suis propriétaire de mon affaire, et qui travaille plus dur qu’un homme à son compte, hein ? — Vous croyez que les zaibatsu comprennent ça ? — Pas ceux que j’ai rencontrés. Malgré tout, vous avez quand même de la chance de vivre dans un endroit aussi paisible. — Il ne faut pas se fier aux apparences. L’aviation a dû jouer à la petite guerre, l’autre nuit. Un jet est passé tout près d’ici en rase-mottes. Même que ça m’a réveillé et que je n’ai jamais réussi à me rendormir. » Il s’essuya les mains, puis versa deux tasses de thé, en offrant une à son hôte. « Dozo, dit courtoisement Nomuri. Je crois surtout qu’ils sont en train de jouer un jeu très dangereux, poursuivit-il, en se demandant quelle réaction il allait obtenir. — C’est de la folie, mais qui s’intéresse à mon opinion ? Pas le gouvernement, ça c’est sûr. Les seuls qu’ils écoutent, ce sont les ‘‘gros’’. » Le propriétaire but une gorgée de thé en embrassant du regard sa boutique. « Oui, je me fais du souci, moi aussi. J’espère que Goto pourra trouver un moyen de nous tirer de là avant que la situation échappe à tout contrôle. » Nomuri s’était retourné pour regarder dehors. Le temps devenait gris et menaçant. Il entendit derrière lui un grognement de colère manifeste. « Goto ? Encore un qui ne vaut pas mieux que le reste de la bande. Il se laisse mener par le bout du nez... ou peut-être par une autre partie de son individu, si les rumeurs le concernant sont exactes. » Nomuri rigola. « Oui, je les ai entendues, moi aussi. C’est qu’il est encore vigoureux, le bonhomme, non ? » Il marqua une pause. « Donc, je peux encore vous louer un quad aujourd’hui ? — Prenez donc le six. » L’homme lui indiqua la machine. « Je viens de finir de la réviser. Mais faites attention à la météo... Ils prévoient de la neige ce soir. » Nomuri brandit son sac à dos. « J’ai envie de prendre des photos des sommets dans les nuages, pour mon album. Il règne ici une paix merveilleuse, si propice à la réflexion. — Seulement l’hiver », nota le commerçant en retournant à ses travaux de mécanique. Nomuri connaissait le chemin, à présent, et il remonta le cours de la Taki en suivant une piste recouverte d’une croûte de givre. Il se serait senti plus à l’aise si ce satané engin avait été pourvu d’un silencieux d’échappement plus efficace. Au moins, la densité de l’air froid devait contribuer à étouffer le bruit, enfin c’est ce qu’il espérait, alors qu’il reprenait l’itinéraire emprunté quelques jours auparavant. Il parvint enfin à un point surmontant une prairie d’altitude, et ne remarquant rien de spécial, il se demanda si... Toutes sortes d’éventualité lui traversèrent l’esprit. Et si les soldats étaient tombés dans une embuscade ? Dans ce cas, je suis grillé. Mais il n’était plus question de faire demi-tour. Il se jucha de nouveau sur le 4 x 4 et redescendit le flanc de la colline pour s’arrêter comme convenu au milieu de la clairière. Il rabattit la capuche de son anorak rouge. Un examen plus attentif lui permit de remarquer une zone de terre retournée, et comme une vague trace qui rejoignait les bois. C’est à cet instant qu’une silhouette apparut, lui faisant signe de monter. L’agent de la CIA redémarra et se dirigea dans cette direction. Les deux soldats devant lui ne pointaient aucune arme. C’était inutile. Leur visage maquillé et leur uniforme camouflé lui disaient tout ce qu’il avait besoin de savoir. « Je suis Nomuri, se présenta-t-il. Le mot de passe est Renard. — Capitaine Checa, répondit l’officier en tendant la main. Nous avons déjà travaillé avec l’Agence. C’est vous qui avez choisi cet endroit ? — Non, mais je suis venu l’inspecter avant-hier. — Chouette coin pour construire un refuge, observa Checa. On a même aperçu plusieurs chevreuils, des petits. J’espère qu’on n’est pas en période de chasse. » La remarque prit de court Nomuri. Il n’avait pas envisagé l’éventualité, et d’ailleurs ignorait tout de la chasse au Japon. « Alors, qu’est-ce que vous nous avez apporté ? — Ceci. » Nomuri récupéra son sac à dos et en sortit les téléphones cellulaires. « C’est une blague ? — Les militaires japonais ont un excellent matériel pour intercepter les communications militaires. Merde, c’est quand même eux qui ont inventé une bonne partie de la technologie que nous utilisons. Mais ces trucs... (Nomuri sourit) tout le monde en a, ils sont à codage numérique et leur réseau couvre tout le pays. Même ici. Il y a une tour relais au sommet de cette montagne. Bref, c’est un moyen plus sûr que votre équipement habituel. L’abonnement est souscrit jusqu’à la fin du mois, ajouta-t-il. — Ça serait sympa d’appeler la maison pour dire à ma femme que tout baigne, songea Checa, tout haut. — À votre place, je m’abstiendrais. Voici la liste des numéros que vous pouvez appeler. » Nomuri lui tendit une feuille. « Celui-ci est le mien. Cet autre est celui d’un certain Clark. Et celui-là, d’un autre agent du nom de Chavez... — Ding est ici ? » C’était le sergent-chef Vega. « Vous les connaissez ? — On a fait un truc en Afrique l’automne dernier, répondit Checa. On se tape pas mal de missions « spéciales ». Eh, vous êtes sûr que pouvez nous donner comme ça leurs noms ? — Ils ont une couverture. Vous aurez sans doute intérêt à dialoguer en espagnol. Il n’y a pas grand monde qui parle la langue dans ce pays. Je n’ai pas besoin de vous conseiller de réduire vos communications à l’essentiel », ajouta Nomuri. Il n’avait pas besoin. Checa acquiesça avant de poser la question essentielle. « Et pour l’évacuation ? » Nomuri se retourna pour désigner un détail du relief environnant, mais le détail en question était noyé sous les nuages. « Il y a une passe, là-bas. Vous l’emprunterez, puis vous redescendrez en direction d’une ville appelée Hirose. Là, je vous y récupère, je vous mets dans un train pour Nagoya, et vous filez en avion vers Taiwan ou la Corée. — Tout simplement. » C’était une remarque, pas une question, mais le ton dubitatif était éloquent malgré tout. « Il y a bien là-bas deux cent mille hommes d’affaires étrangers. Vous êtes onze Espagnols qui essaient de vendre du vin, d’accord ? — Je cracherais pas sur une petite sangria, là. » Checa était soulagé d’apprendre que son contact à la CIA avait été affecté à la même mission. Ce n’était pas toujours le cas. « Et maintenant ? — Vous attendez l’arrivée du reste des effectifs. Si jamais il y a un truc qui cloche, vous m’appelez et vous filez. Si je suis inaccessible, vous appelez aux autres numéros. Si tout foire, vous trouvez un autre moyen de déguerpir. Vous devriez avoir des passeports, des vêtements, et... — On les a. — Bien. » Nomuri sortit son appareil du sac à dos et se mit à photographier les montagnes drapées de nuages. « Vous regardez CNN, en direct de Pearl Harbor », conclut le reporter, avant la coupure publicitaire. L’analyste du renseignement rembobina la bande pour la visionner à nouveau. C’était à la fois incroyable et parfaitement banal qu’il ait réussi à recueillir avec une telle facilité des informations aussi vitales. Au fil des ans, il avait appris qu’aux États-Unis, c’étaient vraiment les médias qui dirigeaient le pays, et c’était sans doute fort regrettable. Leur façon de monter en épingle le malheureux incident du sous-main avait précipité tout le pays dans une action irréfléchie, puis poussé son propre pays à l’imiter, et la seule bonne nouvelle était ce qu’il voyait maintenant sur l’écran de télé : deux porte-avions de la flotte américaine toujours en cale sèche, deux autres toujours dans l’océan Indien, d’après les dernières dépêches en provenance de cette partie du monde, et les deux derniers de la flotte du Pacifique étaient à Long Beach, également en cale sèche et donc indisponibles — et cela résumait l’essentiel de la situation, en tout cas pour ce qui concernait les Mariannes. Il devait coucher ses estimations sur quelques feuillets, mais en deux mots, si l’Amérique pouvait peut-être égratigner son pays, sa capacité à projeter une force appréciable n’était plus qu’un souvenir. Ce qui excluait la probabilité d’un affrontement sérieux dans un avenir proche. Jackson ne voyait pas d’inconvénient à être le seul passager du C-20B. On avait vite fait de s’habituer à ce genre de traitement, et il devait admettre que les zincs officiels de l’Air Force étaient supérieurs à ceux de la Navy — à vrai dire, la marine n’en avait pas beaucoup, et il s’agissait presque exclusivement de P-3 Orion modifiés, qui avec leurs turbopropulseurs ne pouvaient guère dépasser la moitié de la vitesse du biréacteur d’affaires. Après une unique brève escale-ravitaillement à la base de Travis, près de San Francisco, il avait rejoint Hawaï en moins de neuf heures, ce qui était en soi réconfortant, jusqu’au moment où l’approche finale sur Hickam lui offrit un panorama sur la base navale, avec l’Enterprise toujours en cale de radoub. Le premier des porte-avions nucléaires, qui arborait fièrement le nom le plus fameux de la marine américaine, allait être hors-jeu pour ce coup-ci. C’était déjà pénible du seul point de vue esthétique. Plus précisément, il aurait mieux valu disposer de deux ponts d’envol au lieu d’un seul. « Tu l’as, ton escadre, mon gars », se murmura Robby. Et c’était celle que convoitait tout officier de l’aéronavale. La Task Force 77, sur le papier la première force aéronavale de la flotte du Pacifique, était désormais à lui, et prête à se jeter dans la bataille. Peut-être qu’il y a cinquante ans encore, il aurait éprouvé une certaine fièvre. Peut-être qu’il y a cinquante ans, quand l’élite de la flotte voguait sous les ordres de Ray Spruance ou de Bill Halsey, les officiers auraient attendu ce moment avec impatience. Enfin, c’est ce que racontaient les films de guerre, ainsi que les journaux de bord, mais dans quelle mesure cela relevait-il de l’affectation, Jackson se le demandait, alors qu’il allait assumer ce commandement à son tour. Est-ce que Spruance et Halsey perdaient le sommeil à l’idée d’envoyer à la mort de jeunes gars, ou le monde était-il simplement différent à l’époque, quand la guerre était considérée comme un événement aussi naturel qu’une épidémie de polio — autre malédiction, elle aussi reléguée dans les souvenirs du passé. Commander la Task Force 77 était l’ambition de sa vie, mais jamais il n’avait réellement voulu faire la guerre — oh, certes, il l’admettait, quand il était enseigne de vaisseau de seconde (et même de première) classe, il avait rêvé de duels aériens, sachant que l’aviation navale américaine était la meilleure du monde, parfaitement entraînée, superbement équipée et brûlant de le prouver un jour. Mais avec le temps, il avait vu trop de copains mourir dans des accidents. Il avait réussi à abattre un zinc lors de la guerre du Golfe, et quatre autres au-dessus de la Méditerranée, par une belle nuit étoilée, mais ces quatre-là avaient été un accident. Il avait tué des hommes sans aucune raison valable, et même s’il n’en avait jamais parlé à personne, pas même à sa femme, cela le rongeait d’avoir été amené par la ruse à tuer ses semblables. Il n’y était pour rien, ce n’avait jamais été qu’une erreur nécessaire. Mais c’était cela, la guerre pour la majorité des combattants : rien qu’une immense erreur, et voilà qu’il devait contribuer à rééditer une erreur analogue, au lieu d’utiliser la TF-77 conformément à sa mission d’origine, à savoir éviter le déclenchement des guerres par sa seule existence. Sa seule consolation, pour l’heure, c’était qu’une fois encore, l’erreur, l’accident n’était pas de son fait. Avec des si, on mettrait Paris en bouteille..., se dit-il alors que l’avion terminait son roulage à l’arrivée. Le steward ouvrit la porte et confia l’unique bagage de Jackson à un autre sergent de l’Air Force, qui conduisit l’amiral vers l’hélicoptère qui devait l’amener auprès du CINCPAC, le commandant en chef de la flotte du Pacifique, l’amiral Dave Seaton. Il était temps pour lui de revêtir son masque professionnel. Abusé ou non, Robby Jackson était un guerrier sur le point d’assumer un commandement. Maintenant qu’il avait récapitulé ses doutes et ses interrogations, il était temps de les mettre de côté. « On va leur devoir une fière chandelle », nota Durling en éteignant le poste avec sa télécommande. Si incroyable que cela puisse paraître, la technologie avait été mise au point pour les publicités lors des matches de base-ball. Adaptation de la technique de l’écran bleu utilisée en trucage vidéo, les superordinateurs avaient permis de l’employer en temps réel, pour que le panneau situé derrière le frappeur sur le marbre donne l’impression d’afficher une publicité pour une banque locale ou un concessionnaire automobile quand il était banalement peint en vert comme sur tous les stades. Dans ce cas précis, un journaliste pouvait faire son reportage en direct de Pearl Harbor — devant la base navale, bien entendu — et l’arrière-plan montrait deux porte-avions, sur fond de mouettes et, pas plus grosses que des fourmis, les silhouettes des ouvriers du chantier naval évoluant dans le lointain ; l’image paraissait aussi véridique que le reste de ce qu’affichait l’écran du téléviseur, qui n’était jamais qu’une collection de points lumineux multicolores. « Ce sont des Américains », nota Jack. Et par ailleurs, c’était lui qui s’était chargé de les en convaincre, réussissant une fois encore à épargner au Président cette tâche politiquement risquée. « Ils sont censés être dans notre camp. Il a suffi de le leur rappeler, c’est tout. — Vous croyez que ça va marcher ? » C’était la question la plus épineuse. « Pas éternellement, mais le temps suffisant, peut-être. C’est un bon plan qu’on a réussi à mettre en place. Il faut qu’on arrive à prendre l’avantage, et de ce côté, on a déjà marqué deux points. L’important, c’est de leur montrer ce à quoi ils s’attendent : à savoir, les deux porte-avions en rade là-bas, et les médias en train de le clamer à tous les vents. Les agents de renseignements ne sont pas différents du commun des mortels, monsieur. Comme tout le monde, ils ont des préjugés, et quand ils les voient matérialisés, ça ne fait que les convaincre de la justesse insigne de leur raisonnement. — Combien de personnes allons-nous devoir tuer ? — Le nombre nécessaire. Impossible encore à chiffrer, et nous allons tout faire pour qu’il reste le plus bas possible... mais, monsieur le président, la mission est de... — Je sais. Je suis au courant des missions, savez-vous ? » Durling ferma les yeux ; lui revenait le souvenir de l’École navale, à Fort Benning, Géorgie, une demi-existence plus tôt. La mission passe d’abord. C’était la seule façon de penser pour un jeune lieutenant d’infanterie, et voilà que pour la première fois, il réalisait qu’un président devait penser de même. Il y avait là quelque chose d’injuste. Ils ne voyaient guère le soleil à cette latitude en cette période de l’année, et cela convenait au colonel Zacharias. Le vol de Whiteman à Elmendorf n’avait pris que cinq heures, intégralement de nuit parce que le B-2A ne volait de jour que pour se montrer, ce qui n’avait jamais été sa destination première. Il volait fort bien, d’ailleurs, preuve a posteriori de l’exactitude des conceptions de Jack Northrop dans les années trente : un appareil qui se réduisait à une aile volante était la forme aérodynamique la plus efficace. Le seul problème était que les systèmes de contrôle de vol nécessaires au fonctionnement d’un tel appareil exigeaient des commandes informatisées pour assurer une stabilité convenable à l’engin, dispositifs qui étaient restés une impossibilité technique jusque peu avant la disparition de l’ingénieur aéronautique. Faute de contempler l’engin réel, au moins avait-il pu en admirer la maquette. Presque tout dans cet appareil respirait l’efficacité. La forme de la cellule facilitait l’entreposage — on pouvait en garer trois dans un hangar conçu pour un avion classique. Il grimpait quasiment comme un ascenseur et, pouvant voler à haute altitude, il consommait le kérosène par tasses plutôt que par barils, du moins s’il fallait en croire le chef d’escadrille. Le B-1B mitraillé était prêt à s’envoler pour rallier Elmendorf Il devrait voler sur trois réacteurs, ce qui n’était pas un gros problème pour un appareil qui n’aurait à emporter que le carburant nécessaire et son équipage. D’autres avions étaient désormais basés à Shemya. Deux E-3B AWACS dépêchés de la base de Tinker dans l’Oklahoma assuraient partiellement des patrouilles d’alerte aérienne, bien que l’ile disposât de ses propres radars de détection — le plus puissant étant le système de détection de missiles Cobra Dane mis en service dans les années soixante-dix. Il restait la possibilité théorique que les Japonais parviennent, en recourant à des ravitailleurs, à venir frapper l’île, rééditant le record de distance établi par les aviateurs israéliens lors d’un raid contre le quartier général de l’OLP en Afrique du Nord, et même improbable, l’éventualité devait être envisagée. La seule parade était le petit groupe de quatre F-22A Rapier de l’Air Force, les premiers authentiques chasseurs furtifs réalisés au monde. On les avait soustraits à leurs essais avancés à la base de Nellis pour les expédier, avec quatre pilotes chevronnés et leurs équipes de mécanos, jusqu’à cette base située au fin fond de l’univers connu. Mais le Rapier — connu de ses pilotes sous le nom que son constructeur, Lockheed, lui avait attribué à l’origine, le Lightning-II{34} — n’avait pas été conçu pour la défense, et maintenant que le soleil s’était recouché après une brève et timide apparition, il était temps qu’il retrouve sa fonction originelle. Comme toujours, le ravitailleur décolla le premier, avant même que les pilotes de chasse ne sortent de la cabane de briefing pour gagner les hangars et entamer leur mission de nuit. « S’il a pris l’avion hier, pourquoi y a-t-il toujours de la lumière ? demanda Chavez, en levant les yeux vers l’appartement en terrasse. — Un minuteur pour déjouer les cambrioleurs ? demanda John, distraitement. — On n’est pas à Los Angeles, mec. — Alors, je suppose qu’il y a du monde là-haut, Evgueni Pavlovitch. » Il tourna dans une autre rue pour garer la voiture. Parfait, donc on sait que Koga n’a pas été arrêté par la police locale. On sait que Yamata est le maître du jeu. On sait que son chef de la sécurité, Kaneda, a sans douté tué Kimberly Norton. On sait que Yamata a quitté la capitale. Et on sait qu’il y a de la lumière chez lui... Clark trouva une place pour garer la voiture. Puis Chavez et lui continuèrent à pied. Avant toute chose, faire le tour du pâté de maisons, pour repérer les habitudes, les détails marquants, suivant un processus appelé reconnaissance, qui commençait dès le rez-de-chaussée et paraissait toujours plus fastidieux qu’il ne l’était réellement. « On est dans le brouillard sur pas mal de points, chef, souffla Chavez. — Je croyais que tu voulais regarder un type au fond des yeux, Domingo », rappela John à son partenaire. Il avait des yeux singulièrement inexpressifs, songea Koga, et qui n’avaient rien d’humain. Sombres et larges, mais comme secs, et ils étaient fixés sur lui — ou peut-être restaient-ils simplement braqués dans sa direction, pour ne plus bouger, se dit l’ancien Premier ministre. Quels qu’ils soient, ils ne révélaient aucun indice sur ce qui se cachait derrière. Il avait certes entendu parler de Kiyoshi Kaneda, et le terme le plus souvent employé pour le décrire était ronin, référence historique à ces guerriers samouraïs qui avaient perdu leur maître sans pouvoir en trouver un autre, ce qui passait pour un grand déshonneur à l’époque. Ils étaient devenus des bandits, ou pis, et ils avaient perdu contact avec le code bushido qui depuis mille ans dictait leur conduite aux éléments de la population nippone en droit de porter et user des armes. Quand enfin ils retrouvaient un nouveau maître à servir, ces hommes devenaient des fanatiques, et ils redoutaient à tel point de retomber dans leur statut antérieur qu’ils étaient prêts à n’importe quelle extrémité pour éviter un tel sort. C’était une rêverie stupide, il le savait, en contemplant le dos de l’homme assis devant la télé. L’ère des samouraïs était révolue, et avec elle celle des seigneurs féodaux qu’ils avaient servis, et pourtant cet homme était là, buvant son thé, l’oeil rivé sur la télé qui diffusait une dramatique de la NHK sur les samouraïs. Il restait impassible, comme hypnotisé par le récit fortement stylisé, qui était en fait l’équivalent nippon des westerns américains des années cinquante, mélodrames simplistes mettant en scène la lutte du bien contre le mal, au détail près que la figure héroïque, toujours laconique, toujours invincible, toujours mystérieuse, se servait d’une épée au lieu d’un six-coups. Et cet imbécile de Kaneda adorait les histoires de ce genre, avait-il pu apprendre au cours des trente-six heures écoulées. Koga se leva pour s’approcher de la bibliothèque, et cela suffit pour que l’homme se retourne et le regarde. Chien de garde, songea Koga sans même se retourner, tandis qu’il choisissait un autre livre. Et un chien de garde formidable, surtout avec ces quatre autres sbires, deux qui dormaient en ce moment, le troisième dans la cuisine et le dernier dehors, devant la porte. Il n’avait pas la moindre chance de s’échapper, c’était évident. Ce type était peut-être un imbécile, mais de ceux que la prudence incitait à redouter. Qui était ce Kaneda, en définitive ? se demanda-t-il. Un ancien Yakuza, sans doute. Il n’arborait aucun des tatouages grotesques qu’affectionnaient les membres de cette subculture, histoire de se différencier radicalement dans un pays qui exigeait le conformisme — mais, dans le même temps, manifestation de leur conformisme dans cette société d’exclus. D’un autre côté, il portait un costume trois-pièces, avec pour seule concession au confort le veston déboutonné. Même assis, le rônin se tenait raide sur son siège, nota Koga en allant se rasseoir avec son livre, mais sans quitter des yeux son ravisseur. Il se savait battu d’avance s’il devait se battre — Koga n’avait jamais cherché à apprendre l’un ou l’autre des arts martiaux que son pays avait contribué à développer, et l’homme avait une force physique formidable. Et il n’était pas seul. C’était bel et bien un chien de garde. Impassible en apparence, il évoquait plutôt un ressort bandé, prêt à se détendre pour frapper ; s’il était civilisé, c’était uniquement dans la mesure où les gens alentour ne faisaient pas mine de l’énerver, ce qu’il exprimait d’une manière si explicite qu’il eût fallu être fou pour prendre un tel risque. Koga avait honte de se laisser aussi aisément intimider, mais c’était pourtant le cas, car en homme intelligent et réfléchi, il ne voulait pas gâcher sa seule et unique chance, s’il pouvait la saisir, à cause d’un geste inconsidéré. Bon nombre d’industriels avaient des hommes de main tel que celui-ci. Certains portaient même une arme à feu, pratique presque impensable au Japon, mais il suffisait de connaître la personne adéquate qui se chargerait de la démarche adéquate auprès du fonctionnaire adéquat pour se voir délivrer un permis tout à fait exceptionnel, et cette possibilité effrayait moins Koga qu’elle ne le révoltait. Bien que détestable, le sabre du rônin n’eût été dans un tel contexte qu’un accessoire de théâtre, quand un pistolet représentait pour Koga le mal absolu, un objet étranger à sa culture, une arme de couard. Et c’était bien ce qu’il avait devant lui : Kaneda devait être un couard, incapable de gouverner sa propre existence, voire d’enfreindre la loi sinon sur l’ordre de tiers, mais une fois l’ordre reçu, il était prêt à tout. Terrible constat sur l’état de son pays ! Les individus de cet acabit étaient employés par leurs maîtres pour tabasser les syndicalistes et les concurrents. Des individus comme Kaneda agressaient des manifestants, parfois au vu de tous, et ils s’en sortaient toujours parce que la police regardait de l’autre côté ou réussissait à se trouver ailleurs, même si la presse, elle, était là pour saisir l’événement du jour. C’étaient ces gens-là et leurs maîtres qui empêchaient son pays d’être une authentique démocratie, et la prise de conscience était d’autant plus amère pour Koga qu’il connaissait cet état de fait depuis des années, qu’il avait voué sa vie à le changer, et qu’il avait échoué ; et il se retrouvait à présent dans l’appartement en terrasse de Yamata, sous bonne garde, attendant sans doute d’être rejeté dans l’oubli, comme l’incongruité politique qu’il était déjà ou n’allait pas tarder à devenir, et de voir, impuissant, son pays entièrement livré à une nouvelle race de maîtres — nouvelle ? Non, une race ancienne, plutôt. Et il ne pourrait rien y faire, et c’était pour cela qu’il était assis, un livre entre les mains, tandis que Kaneda, vissé devant la télé, regardait un acteur anonyme jouer un drame dont le début, le milieu et la fin avaient été déjà récrits mille fois, tout en faisant comme s’il était à la fois réel et nouveau, alors qu’il n’était ni l’un ni l’autre. Les batailles analogues ne s’étaient jouées qu’en simulation, ou peut-être dans les cirques romains d’un passé depuis longtemps révolu. De part et d’autre, on trouvait les avions-radars d’alerte avancée, E-767 côté nippon, E-3B côté américain, si éloignés qu’aucun ne « voyait » réellement l’adversaire sur ses multiples écrans, même si chacun surveillait les signaux de son homologue grâce à sa batterie d’instruments. Entre eux, les gladiateurs, parce que, pour la troisième fois, les Américains testaient les défenses aériennes du Japon, et pour la troisième fois se voyaient mis en échec. Les AWACS américains étaient à six cents milles au large de Hokkaido, tandis que les chasseurs F-22 étaient cent milles devant, pour « sonder » l’adversaire, comme disait le leader, et les F-15 japonais faisaient de même, en s’insinuant sous la couverture radar du réseau de surveillance américain, mais sans pour autant renoncer à leur propre couverture. Au signal, les chasseurs américains rompirent en deux formations de deux appareils. L’élément de tête fonça plein sud, exploitant sa capacité à croiser à plus de seize cents kilomètres-heure, pour s’approcher en oblique du rideau d’appareils japonais. « Ils sont rapides », observa un contrôleur nippon. Pas facile de maintenir le contact. Les appareils américains étaient apparemment furtifs, mais la taille et la puissance de l’antenne des Kami déjouaient une fois encore la technologie de réduction d’image radar, et le contrôleur entreprit bientôt de dévier les Eagle vers le sud pour les guider sur le signal adverse. Et pour mieux faire sentir aux Américains qu’ils étaient repérés, il sélectionna avec soin fréquence et forme d’onde à l’aide de son pointeur électronique, puis régla le radar pour qu’il arrose la cible à intervalles de quelques secondes. Il fallait qu’ils sachent qu’ils étaient suivis en permanence, que leur prétendue technologie d’évasion n’était pas à la hauteur d’un matériel radicalement nouveau. Histoire de mettre un peu de sel, il bascula la fréquence de son émetteur en mode contrôle de tir. Ils étaient bien trop loin en fait pour être à portée de missile, malgré tout, ce serait un moyen supplémentaire de leur prouver qu’on pouvait les illuminer pour un tir même à une telle distance, et ça leur servirait déjà de leçon. Le signal faiblit légèrement au début, disparu presque entièrement, mais bientôt le logiciel réussit à l’extraire du bruit ambiant et renforcer l’écho, lorsque l’opérateur eut concentré son faisceau sur la position des deux chasseurs américains, puisqu’il ne pouvait s’agir que de chasseurs. Le B-1, quoique rapide, n’était pas aussi agile. Oui, c’était la meilleure carte que puissent jouer les Américains, et elle n’était pas suffisante, et peut-être que si la leçon portait, la diplomatie changerait une bonne fois pour toutes, et la paix reviendrait sur le Pacifique Nord. « Regarde comment leurs Eagle évoluent pour se couvrir, observa le chef contrôleur américain devant son écran de supervision. — Ouais, comme s’ils étaient reliés aux ‘‘7’’ par un fil », nota son compagnon. C’était un pilote de chasse qui venait d’arriver de la base de Langley, QG du commandement aérien tactique, où sa tâche était de mettre au point les tactiques de combat aérien. Un autre tableau d’affichage indiquait que trois des E-767 avaient pris l’air. Deux étaient en position avancée, tandis que le troisième tournait à proximité de sa base, juste au large de la côte de Honshu. Cela n’avait rien de surprenant. C’était même la tactique prévisible parce que la plus logique, et les trois appareils de surveillance avaient calé leurs instruments sur ce qui devait être leur puissance maximale, comme de juste pour détecter des avions furtifs. « Maintenant, on sait pourquoi ils ont réussi à toucher nos deux Lancer, observa le pilote. Ils peuvent basculer en haute fréquence et assurer la conduite de tir des Eagle à leur place. Nos gars risquaient pas de se douter qu’ils étaient en train de se faire aligner. Pas con. — Ce serait chouette d’avoir un de ces radars, reconnut le chef contrôleur. — Ouais, mais à présent, on sait comment les déjouer. » L’officier venu de Langley croyait tenir la solution. Le contrôleur n’en était pas aussi certain. « Ça, on le saura d’ici quelques heures. » Sandy Richter volait encore plus bas qu’avait osé descendre le C-17. Il était également plus lent, cent cinquante noeuds, maxi, et déjà fatigué par ce curieux mélange de tension et d’ennui induit par le vol au ras des flots. La nuit précédente, leurs trois hélicos avaient fait escale à Petrovka Ouest, autre base de Mig mise au rancart près de Vladivostok. Ils y avaient connu sans doute leur dernière nuit de sommeil décent d’ici plusieurs jours, avant de redécoller à 22 :00 heures pour se lancer à leur tour dans l’opération ZORRO. Chaque appareil était à présent équipé de pylônes d’ailes, portant chacun deux réservoirs supplémentaires. Même s’ils étaient rendus nécessaires par le rayon d’action exigé, ils restaient décidément bien peu furtifs, malgré leur construction en fibre de verre transparente aux ondes radar, histoire d’améliorer quelque peu la situation. Le pilote portait son équipement habituel, simplement complété d’un gilet de sauvetage. C’était plus une concession aux règlements de survol des étendues maritimes qu’une mesure réellement utile. L’eau qui défilait cinquante pieds au-dessous d’eux était bien trop froide pour qu’on y survive longtemps. Il fit de son mieux pour évacuer cette pensée, se cala dans son siège et se concentra plutôt sur le pilotage, pendant que le mitrailleur à l’arrière s’occupait des instruments. « Toujours OK, Sandy. » L’écran détecteur de menaces restait toujours plus noir que la nuit environnante alors qu’ils mettaient le cap à l’est en direction de Honshu. « Roger. » Derrière eux, espacés de dix milles, les deux autres Comanches suivaient le même cap. Bien que de petite taille, et même si ce n’était jamais qu’un hélicoptère, le RAH-66A était par certains côtés l’appareil le plus perfectionné du monde. Sa coque en matériaux composites abritait les deux ordinateurs embarqués les plus puissants qu’on ait jamais conçus, et le second n’était là qu’en secours en cas de défaillance du premier. Leur tâche principale, pour le moment, était de délimiter la couverture radar qu’il leur faudrait pénétrer, de manière à pouvoir calculer la surface équivalente radar de leur fuselage en fonction des capacités connues ou estimées des yeux électroniques qui balayaient le secteur. Plus ils approchaient du territoire japonais, plus grandissaient les zones jaunes de détection possibles et celles, rouges, de détection certaine. « Phase deux », annonça d’une voix calme l’officier tacticien à bord de l’AWACS. Les F-22 étaient tous équipés de matériel de brouillage pour améliorer leurs capacités furtives, et au signal, ils furent mis en service. « Pas malin », estima le contrôleur japonais. Parfait. Ils doivent savoir qu’on est capables de les repérer. Son écran fut soudain constellé de points, de taches et d’éclairs quand le bruit électronique généré par les chasseurs américains brouilla son image. Il avait deux moyens d’y pallier. Pour commencer, il augmenta la puissance ; cela annihilerait en grande partie les effets de la tentative adverse. Ensuite, il commanda au radar de se mettre à balayer les fréquences au hasard. Il constata que la première mesure était plus efficace que la seconde, car les brouilleurs américains étaient également agiles en fréquence. La mesure était imparfaite, mais restait toutefois gênante. Le logiciel chargé de la poursuite se fondait sur un certain nombre de suppositions. Il partait de la position définie ou estimée des appareils américains, et connaissant leur gamme de performances, il recherchait des échos susceptibles de correspondre aux caractéristiques de cap et de vitesse calculées, une technique qui avait déjà réussi naguère avec les bombardiers qui avaient testé sa ligne de défense. Le problème était qu’avec cette puissance de sortie, il se remettait à détecter les oiseaux et les courants atmosphériques, et qu’en extraire les vrais échos était de plus en plus difficile, jusqu’au moment où il pressa un autre bouton qui déclenchait le suivi des émissions de brouillage dont le signal surpassait en intensité l’écho proprement dit. Grâce à cette vérification supplémentaire, il put rétablir un contact solide avec les deux couples de cibles. Cela n’avait pris que dix secondes, ce qui était relativement rapide. Et pour bien montrer aux Américains qu’il ne s’était pas laissé avoir, il poussa la puissance à fond, puis bascula fugitivement en mode contrôle de tir pour balayer les quatre chasseurs américains : le faisceau radar était d’une telle intensité qu’il avait toutes chances de cramer une partie de leur équipement s’il n’était pas convenablement durci. Ce serait une façon intéressante d’abattre l’adversaire, et il se souvint de l’accident de ces deux Tornado allemands détruits pour être passés trop près d’un émetteur de radio FM. À son grand dépit, les Américains infléchirent simplement leur trajectoire. « Quelqu’un vient de nous balancer un signal de brouillage au nord-est. — Parfait, juste à temps », répondit Richter. Un bref coup d’oeil à l’écran de détection des menaces lui indiqua qu’ils étaient à quelques minutes de l’entrée dans une zone jaune. Il éprouva le besoin de se masser le visage, mais ses deux mains étaient prises. Une vérification des jauges de carburant révélait que ses réservoirs supplémentaires étaient presque vides. « Largage des bidons. — Roger... ça aidera. » Richter ôta le couvercle du bouton d’éjection. C’était un ajout récent au dessin de l’appareil, mais quelqu’un s’était finalement avisé que si l’hélico devait être furtif, il ne serait peut-être pas inutile qu’on puisse éliminer en vol tous les accessoires nuisant à cette furtivité. Richter réduisit légèrement les gaz et pressa le bouton qui déclenchait les boulons explosifs, larguant pylônes et réservoirs dans la mer du Japon. « Séparation réussie », confirma le mitrailleur à l’arrière. L’écran de menaces se modifia, sitôt les réservoirs largués. L’ordinateur de bord tenait scrupuleusement compte des variations du niveau de furtivité de l’appareil. Le Comanche abaissa de nouveau le nez et l’hélicoptère accéléra pour retrouver sa vitesse de croisière initiale. « Ils sont prévisibles, hein ? remarqua le contrôleur japonais à l’adresse de son principal subordonné. — Je pense que la démonstration est faite. Mieux encore, tu viens de leur démontrer ce que nous pouvions faire. » Les deux officiers échangèrent un regard. Tous deux s’étaient inquiétés des capacités du chasseur américain Rapier, et tous deux savaient désormais qu’ils n’avaient plus de souci à se faire. Un appareil certes formidable, et que leurs pilotes d’Eagle devraient traiter avec respect, mais pas invisible. « Réponse prévisible, dit le contrôleur américain. Et ils viennent de nous révéler un truc. Disons que ça fait dans les dix secondes ? — Serré, mais jouable. Ça marchera », estima le colonel venu de Langley en se penchant pour prendre une tasse de café. » À présent, on bosse sur cette idée. « Sur l’écran principal, les F-22 repartirent vers le nord, et en lisière du périmètre de détection des AWACS, les F-15J les imitèrent, calquant la manoeuvre des Américains, comme des voiliers dans une régate au près, cherchant à rester interposés devant leurs inestimables E-767 que les accidents tragiques de quelques jours auparavant avaient rendus d’autant plus précieux. Ils n’étaient pas mécontents de toucher de nouveau terre. Bien plus agile que le cargo la nuit précédente, le Comanche put choisir un site d’abordage absolument dépourvu d’habitations. Aussitôt, il entreprit de se faufiler à basse altitude dans les gorges montagneuses, abrité des lointains avions de surveillance par une épaisse couche de roche impénétrable même pour leurs radars surpuissants. « On a les pieds au sec, dit avec soulagement le passager arrière de Richter. Reste quarante minutes de kérosène. — Tu sais bien voler en agitant les bras ? » rigola le pilote, déjà un peu (un tout petit peu) plus décontracté de se retrouver au-dessus de la terre ferme. Si jamais il y avait un pépin, eh bien, bouffer du riz, ce n’était pas une catastrophe, non ? Son casque à vision infrarouge montrait le sol en ombres vertes, et on n’apercevait aucune lumière d’éclairage public, de phares de véhicules ou d’habitations, et la phase la plus délicate du vol était derrière eux. Quant à leur mission proprement dite, il était arrivé à la mettre de côté. Mieux valait sérier les problèmes. C’était le meilleur moyen de vivre plus longtemps. La dernière crête apparut, pile selon le programme. Richter ralentit, décrivit un cercle pour estimer les vents tout en cherchant du regard le comité d’accueil prévu. Là. Quelqu’un agitait une barrette chimio luminescente dont la lueur verte, dans ses lunettes amplificatrices, brillait comme la pleine lune. « ZORRO leader appelle ZORRO base, à vous. — Leader, ici la base. Authentification Golf Mike Zulu, à vous », répondit la voix, donnant le code « OK » qui avait été convenu. Richter espérait simplement que son interlocuteur n’avait pas un pistolet braqué sur la tempe. « Bien copié. Terminé. » Il décrivit une spirale rapide, et abattit son Comanche pour se poser sur un terrain presque horizontal, tout près de la ligne des arbres. À peine avait-il atterri que trois hommes sortaient de sous le couvert. Ils portaient l’uniforme de l’armée américaine, et Richter se permit de respirer un peu, tandis qu’il laissait refroidir les turbines avant de les couper. Le rotor n’avait pas encore achevé son ultime révolution qu’un tuyau était raccordé à la buse de ravitaillement de l’hélico. « Bienvenue au Japon. Je suis le capitaine Checa. — Sandy Richter, dit le pilote en descendant. — Pas de problèmes pour entrer ? — Plus maintenant. » Merde, apparemment, j’y suis arrivé, non ? avait-il envie de dire, encore sur les nerfs après ses trente-six heures de marathon pour envahir le pays. Envahir ? Onze paras et six aviateurs. Hé, vous ! Vous êtes tous en état d’arrestation ! « V’là le numéro deux..., observa Checa. Silencieux, nos bébés, pas vrai ? — On aime mieux pas se faire remarquer, chef. » C’était peut-être l’aspect le plus surprenant du Comanche. Les ingénieurs de chez Sikorsky savaient depuis longtemps que l’essentiel du bruit émis par un hélicoptère provenait des battements de fréquence entre rotor de queue et rotor principal. Le rotor de queue du RAH-66 était sous carter, et son rotor principal était doté de cinq pales relativement épaisses en matériau composite. Le résultat était un engin dont la signature acoustique était inférieure au tiers de celle de toutes les autres machines à voilure tournante jamais construites. Et le coin facilitait bien les choses, nota Richter en contemplant les alentours. Tous ces arbres, la faible densité de l’air en altitude. L’endroit n’était pas si mal pour la mission, conclut-il alors que le deuxième Comanche se posait à cinquante mètres de là. Les hommes qui avaient ravitaillé sa machine étaient déjà en train de déployer au-dessus leur filet de camouflage, en se servant de piquets taillés dans des branches. « Venez, on vous a préparé à manger. — De la vraie bouffe ou des rations de survie ? demanda l’adjudant-chef, — On ne peut pas tout avoir, monsieur Richter », lui dit Checa. L’aviateur se rappela le temps où les rations C de l’armée comprenaient également des cigarettes. Terminé, avec leur nouvelle armée saine... et des paras, en plus. Inutile de vouloir les taper d’une clope. Putains d’athlètes. Les Rapier firent demi-tour une heure plus tard. Les spécialistes de la défense aérienne japonaise étaient certains de les avoir convaincus de l’impénétrabilité de leur barrage conjoint Kami-Eagle pour garder les abords nord-est des iles. Même les meilleurs appareils américains dotés des meilleurs systèmes électroniques étaient incapables de percer leurs défenses, et c’était une excellente nouvelle. Ils virent les échos s’effacer de leurs écrans, et bientôt les émissions des E-3B disparaissaient à leur tour : l’ensemble de la formation regagnait Shemya pour rendre compte à ses maîtres de son échec. Les Américains étaient réalistes. Courageux au combat, certes — les officiers à bord des E-767 ne commettraient pas l’erreur de leurs parents qui avaient cru les Américains dépourvus de l’ardeur indispensable aux véritables opérations militaires. Cette erreur avait coûté cher à son pays. Mais la guerre était un exercice technique, et ils avaient laissé leur force descendre à un niveau trop bas pour qu’il soit techniquement possible de la reconstituer. Et c’était fort regrettable pour eux. Les Rapier devaient ravitailler sur le chemin du retour et ils s’abstinrent d’utiliser la post-combustion, car il était inutile de gâcher le carburant. Il faisait de nouveau un temps de chien sur Shemya, et les chasseurs eurent recours au contrôle au sol pour atterrir en toute sécurité, puis ils roulèrent vers leurs hangars, désormais bien encombrés après l’arrivée de quatre F-15E Strike Eagle venus de la base de Mountain Home dans l’Idaho. Eux aussi estimaient que leur mission avait été couronnée de succès. « J’ai besoin d’une autorisation avant de pouvoir faire une chose pareille. » Clark acquiesça, en se félicitant d’avoir deviné juste. Il ouvrit son ordinateur portatif. « Idem pour nous. Demandez la vôtre. Je demande la mienne. » 42 Frappes éclairs « VOUS êtes cinglés ? s’étonna Cherenko. — Réfléchissez-y, dit Clark, de retour à l’ambassade russe. On cherche une solution politique à cette crise, non ? Eh bien, Koga reste notre meilleur atout. Vous nous dites que ce n’était pas le gouvernement qui l’a mis à l’ombre. Qui reste en lice ? Il y a toutes les chances qu’il soit là-bas. » Le hasard voulait que l’immeuble soit même visible depuis la fenêtre du bureau de Cherenko. « Est-ce possible ? demanda le Russe, chagriné de voir les Américains venir lui demander une aide qu’il était bien incapable de leur fournir. — Il y a un risque, mais il est peu probable qu’il ait mobilisé là-haut toute une armée. Il n’aurait pas planqué le gars chez lui s’il ne voulait pas rester discret. Comptez cinq ou six mecs maxi. — Et vous êtes deux ! insista Cherenko. — Comme il l’a dit, intervint Ding, sourire radieux, ce n’est pas une bien grande affaire. » Ainsi donc le rapport de l’ex-KGB était exact. Clark n’était pas un véritable agent de renseignements, mais un type des commandos, et il en allait de même pour son jeune partenaire si arrogant qui restait tranquillement planté là, à regarder par la fenêtre. « Je ne peux rien vous offrir comme assistance. — Et pour les armes ? demanda Clark. Vous n’allez pas me faire croire que vous n’avez rien ici pour nous ? Quel genre de rezidentura est-ce là ? » Clark savait que le Russe se sentait obligé de temporiser. Dommage que ces mecs n’aient pas l’habitude de prendre des initiatives. Jones écrasa sa cigarette dans le cendrier en alu typiquement Navy. Le paquet avait été planqué dans un tiroir du bureau, peut-être en prévision d’une occasion analogue. Quand une guerre commençait, les règles valables en temps de paix passaient à la trappe. Les vieilles habitudes, surtout les mauvaises, revenaient au galop — mais enfin, la guerre aussi en était une, non ? Il voyait bien que l’amiral Mancuso était lui aussi sur le point d’en griller une, aussi prit-il soin d’écraser soigneusement son mégot. « Qu’est-ce que ça donne, Ron ? — Suffit d’avoir la patience de faire marcher ce matos et on obtient des résultats. Le sonar et moi, on a passé toute la semaine à triturer ces données. On a commencé avec les bâtiments de surface. » Jones se dirigea vers la carte murale. « On est en train de repérer la position de tous les bâtiments de... — Et tout ça en partant de..., coupa le capitaine Chambers, pour se faire interrompre à son tour. — Du milieu du Pacifique, oui, tout à fait, monsieur. J’ai jonglé entre bande large et bande étroite, en comparant avec la météo, ce qui m’a permis de les localiser. » Jones indiqua les silhouettes épinglées sur la carte. « C’est très bien Ron, mais on a des photos satellite pour ça, fit remarquer le ComSubPac. — Je suis donc tombé juste ? demanda le civil. — Quasiment », dut admettre Mancuso. Puis il désigna les autres formes épinglées au mur. « Ouais, c’est vrai, Bart. Une fois trouvé le moyen de repérer les bâtiments de surface, on s’est mis à bosser sur les sous-marins. Et vous savez quoi ? Je peux encore les coincer, ces salauds, dès qu’ils remontent renifler en immersion périscopique. Tenez, voilà votre ligne de barrage. On les chope à peu près le tiers du temps, d’après mes estimations, et ils maintiennent en gros le même cap. » La carte murale indiquait six contacts fermes. Les silhouettes étaient inscrites dans des cercles de vingt à trente milles de diamètre. Deux autres s’ornaient d’un point d’interrogation. « Ça en laisse encore quelques-uns non repérés », nota Chambers. Jones opina. « Exact. Mais j’en ai six de sûrs, huit peut-être. On ne peut pas avoir de bonnes coupes au large des côtes japonaises. Trop loin. J’arrive à détecter des cargos qui cabotent entre les îles, mais c’est tout, admit-il. J’ai également relevé l’écho d’un gros bâtiment à double hélice en train de faire route vers l’ouest en direction des Marshall, et il m’a bien semblé, en arrivant ce matin, qu’une cale sèche était vide... — C’est un secret, fit remarquer Mancuso avec un sourire. — Eh bien, si j’étais vous, je dirais au Stennis de faire gaffe à cette rangée de SSK, messieurs. Ça pourrait être une bonne idée d’envoyer nos subs en éclaireur, histoire de dégager le passage. — C’est envisageable, mais ce sont surtout les autres qui m’inquiètent », admit Chambers. « Passerelle, pour sonar. — Ici passerelle, parlez. » C’était l’enseigne Ken Shaw qui était de quart. « Contact sonar possible relèvement zéro-six-zéro... sans doute contact en immersion... très faible, commandant », rapporta le chef sonar. La manoeuvre était automatique, après tous les exercices pratiqués depuis le départ de Bremerton, puis de Pearl. L’équipe de suivi et de contrôle de tir calcula immédiatement une route. Un technicien-analyste reprit directement les données recueillies par les sonars pour essayer de calculer la distance probable de l’objectif. L’ordinateur ne mit qu’une seconde. « C’est un signal direct, monsieur. Distance inférieure à vingt mille mètres » Dutch Claggett n’avait pas vraiment dormi. En bon capitaine, il s’était simplement allongé sur sa couchette, les yeux clos — il avait même eu un rêve absurde et confus de pêche au bord de la mer, où c’était le poisson qui s’approchait en rampant sur le sable derrière lui — quand avait retenti l’alerte sonar. Sans trop savoir comment, il s’était retrouvé, parfaitement éveillé, au centre de combat, nu-pieds, en petite tenue. Un rapide coup d’oeil circulaire pour estimer profondeur et cap, et il fonçait au poste du sonar pour consulter lui-même les instruments. « Dites-moi tout, chef. — Pile ici, sur la bande des soixante hertz. » L’officier marinier tapota l’écran avec son crayon gras. Le signal allait et venait sans arrêt, mais il persistait, succession de points qui suintait du sommet de l’écran, tous calés sur la même bande de fréquence. Le relèvement dérivait lentement de droite à gauche. Claggett réfléchit tout haut : « Ils sont en mer depuis plus de trois semaines... — Ça fait long pour un diesel, admit le chef. Peut-être qu’ils rentrent ravitailler ? » Claggett se pencha sur l’écran, comme si la proximité ferait une différence. « Possible. Ou alors, il change simplement de position. Il serait logique qu’ils établissent une ligne de patrouille au large. Tenez-moi au courant. — Bien compris, commandant. — Eh bien ? » Claggett s’était retourné vers le poste de détection. « Première estimation de distance, quatorze mille mètres, orientation générale vers l’ouest, vitesse approximative six noeuds. » Claggett nota que le contact était aisément à la portée de ses torpilles ADCAP. Mais la mission lui interdisait toute initiative de cet ordre. N’était-ce pas formidable ? « Tenez-moi prêtes deux torpilles, dit le capitaine. Dès qu’on a parfaitement défini la route de notre ami, on s’esquive vers le sud. Si jamais il nous file le train, on essaie de le semer, et on ne tire que s’il ne nous laisse pas le choix ». Il n’eut pas besoin de regarder autour de lui pour savoir ce qu’en pensaient ses hommes. Il perçut le changement rien qu’à leur façon de respirer. « Votre avis ? demanda Mary Pat Foley. — Intéressant, commenta Jack après avoir contemplé quelques secondes le fax en provenance de Langley. — C’est une occasion unique, intervint Ed Foley, au téléphone. Mais le pari est sacrément risqué. — Ils ne sont même pas sûrs de sa présence », dit Ryan, en relisant le message. C’était du Clark tout craché : franc. Décidé. Positif. Le bonhomme savait penser concrètement, et il avait beau se trouver souvent au bout de la chaîne alimentaire, il réussissait à avoir une vision parfaitement claire de la situation. « Il faut que je monte là-haut avec ça, les enfants. — Vous prenez pas les pieds dans les tapis », conseilla MP, sourire en coin. C’était encore une béotienne pour ce qui relevait des opérations extérieures. « Je recommanderais un feu vert pour cette mission. — Et vous, Ed ? — C’est un risque, Jack, mais on a parfois intérêt à suivre les conseils du gars sur le terrain. Si l’on veut trouver une solution politique à la crise, eh bien, il faut qu’on ait une personnalité politique sur qui compter. On a besoin de ce bonhomme, et ce pourrait bien être notre seul moyen de lui sauver la vie. » Le chef du Conseil national de sécurité pouvait presque l’entendre grincer des dents à l’autre bout de la ligne protégée. Les deux Foley se conformaient au règlement. Plus important, ils étaient du même avis. « Je vous recontacte dans vingt minutes. » Ryan bascula sur son téléphone normal. « J’ai besoin de voir le patron, immédiatement », dit-il au secrétaire général de la présidence. Le soleil se levait sur une nouvelle journée torride et sans vent. L’amiral Dubro s’aperçut qu’il perdait du poids. Son pantalon kaki commençait à flotter à la taille, et il dut resserrer sa ceinture d’un cran. Ses deux porte-avions étaient désormais en contact régulier avec les Indiens. Parfois, ils étaient assez proches pour être en visibilité directe, mais le plus souvent, un Harrier équipé d’un radar à balayage vers le bas se contentait de prendre un cliché depuis une cinquantaine de milles de distance. Pire encore, il avait ordre de ne rien faire pour se cacher. Enfin, merde, pourquoi ne faisait-il pas immédiatement route vers l’est et le détroit de Malacca ? Il y avait une vraie guerre à faire. Même s’il en était venu à considérer l’invasion possible du Sri Lanka par les Indiens comme une insulte personnelle, le Sri Lanka n’était pas un territoire américain, contrairement aux Mariannes, et ses porte-avions étaient les seuls bâtiments opérationnels à la disposition de Dave Seaton. Bon, d’accord, l’approche ne serait pas franchement discrète. Pour réintégrer l’océan Pacifique, il était obligé de franchir l’un de ces nombreux détroits, aussi encombrés que Times Square à midi. Il y avait même toujours le risque d’y croiser un sous-marin, mais il avait ses escorteurs ASW, et il pourrait malmener tout submersible qui voudrait lui bloquer le passage. Oui, mais voilà, ses ordres étaient de rester dans l’océan Indien, et de tout faire pour que ça se sache. La nouvelle s’était répandue parmi l’équipage, bien sûr. Il n’avait même pas fait d’effort symbolique pour l’empêcher de filtrer. Ça n’aurait pas marché de toute façon, et ses hommes avaient le droit de savoir ce qui se passait, à l’heure de se jeter dans la bagarre. Ils avaient besoin de savoir, de redresser le dos, de se remotiver pour passer d’une mentalité de temps de paix à celle de la guerre ouverte — mais une fois qu’on était prêt, il fallait y aller. Or ils n’y allaient pas... Et le résultat était le même pour lui comme pour tout autre homme ou femme de l’escadre : une amère frustration, de la mauvaise humeur, et surtout une rage grandissante. La veille, l’un de ses pilotes de Tomcat avait réussi à s’infiltrer entre deux Harriers indiens, avec trois mètres d’écart maxi, juste pour leur montrer qui savait vraiment piloter ; la manoeuvre avait peut-être flanqué une trouille bleue à leurs visiteurs, mais elle n’avait rien de franchement professionnel... même si Mike Dubro n’avait pas oublié le temps où il était enseigne de vaisseau de seconde classe et s’imaginait sans peine faisant la même chose. Cela ne lui avait pas facilité leur mise aux arrêts de rigueur. Mais il ne pouvait guère l’éviter, tout en sachant fort bien que l’équipage allait regagner ses quartiers en râlant après le vieux con sur la passerelle qui ne savait même pas quel effet ça faisait de tenir un manche, vu que les Spad sur lesquels il avait appris à voler devait décoller avec un moteur à élastique... « Si c’est eux qui tirent les premiers, on risque de morfler, observa le capitaine de frégate Harrison, après avoir annoncé que leur patrouille matinale s’était pointée pile à l’heure, elle. — S’ils s’avisent de nous balancer un Exocet, on n’aura qu’à gueuler « Accrochez-vous à vos bretelles », Éd. « C’était plutôt nul, comme blague, mais en fait Dubro ne se sentait pas vraiment d’humeur à rire. « Pas s’ils ont du bol et tapent en plein dans un réservoir d’essence aviation. » Allons bon, voilà son officier tactique qui sombrait dans le pessimisme. Mal barré, songea le commandant du groupe de combat. « Montrez-leur qu’on fait gaffe », ordonna Dubro. Quelques instants après, les navires d’escorte allumèrent leurs radars de guidage de tir et les calèrent sur les intrus indiens. Dubro put constater à la jumelle que les rampes de lancement du croiseur Aegis le plus proche étaient armées de missiles blancs, puis les rampes pivotèrent pour se détourner, de même que les faisceaux d’illumination des radars. Le message était clair : Dégagez. Il aurait pu expédier un nouveau télégramme rageur à Pearl Harbor, mais Dave Seaton avait suffisamment de pain sur la planche, et de toute façon, les vraies décisions étaient prises à Washington par des mecs qui n’entravaient rien à la situation. « Ça vaut le coup ? — Oui, monsieur », répondit Ryan, qui était parvenu à sa propre conclusion, le temps de rejoindre le bureau présidentiel. Cela voulait dire faire courir de nouveaux risques à deux amis, mais c’était leur boulot, et puis la responsabilité de la décision lui revenait — enfin, en partie. C’était toujours facile à dire, même si après, ça vous gâchait le sommeil, quand vous arriviez à dormir. « Les raisons sont évidentes. — Et si ça rate ? — Deux de nos hommes seront en grand danger, mais... — Mais c’est à ça qu’ils servent ? » Le ton de Durling n’était pas vraiment amène. « L’un et l’autre sont des amis, monsieur le président. Si vous croyez que ça m’enchante de... — Calmez-vous, dit le Président. Quantité de nos gars sont exposés, et vous savez quoi ? Ne pas les connaître personnellement ne facilite pas la chose, bien au contraire. Je l’ai appris à mes dépens. » Roger Durling baissa les yeux sur son bureau, sur toute cette paperasse administrative et tous ces autres dossiers qui n’avaient pas le moindre rapport avec la crise du Pacifique, mais dont il fallait s’occuper malgré tout. Le gouvernement des États-Unis d’Amérique n’était pas une sinécure, et il ne pouvait en ignorer aucun détail, malgré l’importance soudain prise par certains domaines. Est-ce que Ryan pouvait le comprendre ? Jack voyait l’amoncellement de papiers, lui aussi. Il n’avait pas besoin d’en connaître la teneur exacte. Aucun n’était revêtu du tampon Secret Défense. Ce n’était que la paperasse habituelle, le train-train quotidien dont l’homme avait à s’occuper. Le patron devait cloisonner son cerveau pour gérer une telle masse de travail. Cela paraissait bien injuste, surtout vis-à-vis d’un homme qui n’avait pas particulièrement brigué la charge. Mais tel était son destin, et Durling avait accepté de plein gré le poste de Vice-Président, car il avait un tempérament à rendre service au citoyen, à vrai dire un peu comme Ryan. Oui, ils étaient vraiment spéciaux, tous les deux, se dit Jack. « Monsieur le président, je regrette d’avoir dit ça. J’ai pesé les risques, mais oui, c’est vrai, c’est leur boulot. Qui plus est, c’est John lui-même qui le recommande. Enfin, qui le suggère. C’est un bon agent, conscient à la fois des risques et des avantages potentiels. Ed et Mary Pat partagent son évaluation et recommandent eux aussi le feu vert. La décision finale vous revient de droit, mais enfin, telles sont leurs recommandations. — On n’est pas en train de se raccrocher à un fétu de paille ? » Durling hésitait toujours. « Un fétu, non. Potentiellement, une branche bien solide. — J’espère en tout cas qu’ils seront prudents. » « Oh, c’est vraiment le bouquet », observa Chavez. Le PSM était un pistolet automatique russe de calibre .215, un poil plus petit en diamètre que la 22 long rifle avec laquelle les gamins américains (les gamins politiquement incorrects, en tout cas) apprenaient à tirer chez les scouts. C’était également l’arme de service qui équipait militaires et policiers russes, ce qui expliquait peut-être le mépris de la pègre locale pour les flics du pays. « Ma foi, on a toujours notre arme secrète dans la voiture », observa Clark en soupesant le pistolet. Au moins le silencieux en améliorait-il quelque peu l’équilibre. Cela le confortait dans l’opinion qu’il s’était faite depuis des années : les Européens n’y connaissaient rien en armes de poing. « On va en avoir également besoin. » L’ambassade russe mettait un stand de tir à la disposition de ses agents de sécurité. Chavez accrocha une cible au râtelier et l’expédia tout au bout du stand. « Ôte le silencieux, conseilla John. — Pourquoi ? — Examine-le. » Chavez obéit et vit que la version russe de l’accessoire était garnie de laine d’acier. « Efficacité limitée à cinq ou six coups. » Ils avaient quand même à leur disposition des casques protecteurs. Clark garnit un chargeur de huit balles à col étranglé, visa le fond du stand, tira trois coups. L’arme était plutôt bruyante, mais sa cartouche à forte puissance propulsait le minuscule projectile à une vitesse supraluminique. Il regrettait de ne pas avoir un .22 automatique à silencieux. En tout cas, le flingue était précis. Cherenko les observait sans mot dire, furieux de constater le dégoût des Américains pour les armes maison, mais embarrassé en même temps parce qu’ils n’avaient peut-être pas tort. Il avait appris à tirer bien des années auparavant, et n’y avait pas montré de dispositions particulières. C’était un talent auquel avait rarement recours un agent de renseignements, quoi qu’on en pense à Hollywood. Mais ce n’était manifestement pas le cas des deux Américains qui alignaient les coups dans le mille, à cinq mètres de distance, avec une succession de coups doubles. La série terminée, Clark nettoya son arme, inséra un nouveau chargeur et en prit un second, qu’il regarnit avant de le glisser dans sa poche revolver. Chavez l’imita. « Et si jamais vous venez à Washington, observa Ding, on vous montrera ce dont on se sert. — Et cette fameuse « arme secrète » ? — C’est un secret. » Clark se dirigea vers la porte, Chavez sur les talons. Ils avaient toute la journée pour guetter leur chance — façon de parler — et finir d’avoir les nerfs en pelote. C’était une journée de tempête comme une autre au-dessus de Shemya. L’unique piste de la base était balayée par des rideaux de neige fondue que chassaient des rafales de vent à cinquante noeuds, et le bruit menaçait de troubler le sommeil des pilotes de chasse. Sous les hangars, on avait entassé les huit chasseurs pour les protéger de la furie des éléments. C’était particulièrement nécessaire pour les F-22, car personne n’avait encore estimé l’étendue des dégâts éventuels des intempéries sur leur revêtement lisse, et par conséquent sur leur surface équivalente radar. Il était un peu tard pour les expérimentations. Le gros de la dépression devait passer d’ici quelques heures, annonçaient les p’tits gars de la météo, même si le blizzard pouvait fort bien se prolonger encore un mois. À l’extérieur, les mécanos s’inquiétaient de la solidité des amarres des AWACS et du ravitailleur, et ils se démenaient dans leurs gros anoraks pour s’assurer que tout était bien fixé. Le reste de la sécurité à la base était dévolu au Cobra Dane. Sous ses allures d’écran de drive-in des années cinquante, il s’agissait en fait d’une version géante du radar à rideau de phase utilisé par les E-767 japonais, et d’ailleurs aussi par les croiseurs et destroyers Aegis des deux marines adverses. Installé à l’origine pour surveiller les tests de missiles soviétiques, puis pour les recherches dans le cadre de l’IDS, sa puissance était suffisante pour lui donner une portée de détection de plusieurs milliers de kilomètres dans le vide de l’espace, et de plusieurs centaines dans l’atmosphère. Ses sondes électroniques fonctionnaient désormais en permanence, traquant les intrus, mais ne repérant jusqu’ici que des appareils commerciaux — même si ces derniers étaient surveillés de très près. Un F-15E Strike Eagle armé de missiles air-air pouvait décoller en moins de dix minutes si l’un d’eux manifestait la moindre hostilité. Cette morne routine se prolongea toute la journée. Pendant quelques brèves heures, la lumière grise qui réussit à traverser les nuages put faire croire à l’apparition du soleil, mais quand on réveilla les pilotes, les fenêtres de leurs quartiers auraient aussi bien pu être barbouillées de noir, car même les lumières de la piste étaient éteintes, afin qu’un éventuel intrus n’ait aucun repère visuel pour retrouver la base dans la pénombre. « Des questions ? » L’opération avait été vite montée, mais préparée avec soin : les quatre pilotes leaders avaient participé à sa conception, ils l’avaient testée la nuit précédente, et même s’il y avait encore des risques, eh bien, ils étaient inévitables. « Et avec vos petits Eagle, vous pensez arriver à suivre le train ? » demanda le plus gradé des pilotes. Ses galons de lieutenant-colonel ne le protégèrent pas de la repartie. « Vous en faites pas, chef, et puis vous avez un si joli petit cul mater », lui répondit une femme commandant avant de lui envoyer un baiser. Le lieutenant-colonel — en fait, un ingénieur pilote d’essai détaché d’un travail de mise au point en cours sur les F-22 de la 57e escadrille de chasse basée à Nellis — ne connaissait la « vieille » Air Force qu’à partir des films et des récits du temps où il n’était qu’un jeune blanc-bec, mais il prit la remarque avec l’esprit qu’elle sous-entendait. Les Strike Eagle n’étaient peut-être pas furtifs, mais ils étaient sacrément vicieux. Ces pilotes étaient sur le point de se lancer dans une mission de combat, et les galons importaient moins que la compétence et la confiance. « D’accord, la bande (dans le temps, il aurait dit les gars), ce coup-ci, on joue contre le chrono. Alors, on traîne pas. » Les équipages du ravitailleur rigolaient en coin de ce machisme des pilotes de chasse et de la facilité avec laquelle les gonzesses de l’Air Force avaient pris le pli. Malgré tout, estima l’un des hommes, ce commandant était un joli petit lot. Peut-être que quand elle serait grande, elle se rangerait à son tour pour convoler chez United{35}, confia-t-il au capitaine qui allait être son ailier. « On pourrait trouver pire chez un mec », observa le commandant de Southwest Airlines. Les ravitailleurs devaient décoller dans vingt minutes, suivis de près par un des E-3B. Les chasseurs, comme de juste, partaient les derniers. Tous les équipages avaient revêtu des combinaisons de vol isolantes et suivi les procédures réglementaires concernant l’équipement de survie, une bonne blague en fait quand on survolait le Pacifique Nord à cette époque de l’année, mais le règlement c’est le règlement. En dernier venaient les combinaisons anti-G, toujours aussi inconfortables et contraignantes. En file indienne, les pilotes des Rapier se dirigèrent vers leurs zincs, et les équipages des Eagle, par couples. Le colonel qui dirigeait la mission déchira avec ostentation l’étiquette Rapier scratchée sur sa combinaison pour y substituer celle, officieuse, conçue par les employés de Lockheed : la silhouette du P-38 Lightning originel, sur laquelle se détachait le profil gracieux du nouvel étalon de la firme, le tout zébré d’un éclair blanc-jaune. La tradition, se dit le colonel, même s’il n’était pas né quand le dernier des légendaires bimoteurs avait été mis à la ferraille. Il se souvenait en revanche d’avoir construit des maquettes du premier chasseur à grand rayon d’action de l’aviation américaine, caractéristique qui n’avait été mise à profit qu’une seule fois, et qui avait valu à Tex Lamphier, son pilote, une certaine immortalité. Cette mission-ci n’allait pas être si différente de celle effectuée à l’époque au-dessus des îles Salomon. Les chasseurs devaient être sortis au tracteur, et avant même que les moteurs soient allumés, chacun des hommes put sentir les rafales de vent secouer la cellule de son appareil. C’était l’instant des vérifications de dernière minute, quand on a des picotements au bout des doigts et qu’on se trémousse un peu sur son siège. Puis, l’un après l’autre, les appareils allumèrent leurs réacteurs et roulèrent jusqu’au bout de la piste. Alors on ralluma les feux de balisage, deux bandes parallèles bleues qui s’étiraient dans la pénombre, et les chasseurs décollèrent en rafale, à une minute d’écart, parce que décoller en duo dans de telles conditions météo était trop dangereux et qu’il valait mieux éviter les erreurs inutiles. Trois minutes plus tard, deux groupes de quatre se formaient au-dessus du plafond nuageux, où le ciel était limpide, révélant les étoiles scintillantes et, sur leur droite, le rideau multicolore d’une aurore boréale, draperie ondulante verte et pourpre née du bombardement de la haute atmosphère par les particules chargées du vent solaire. Pour les pilotes de Lightning, la beauté du spectacle avait quelque chose de symbolique. La première heure se déroula sans histoire ; les deux quatuors se dirigeaient vers le sud-ouest, feux anticollision allumés par mesure de sécurité. On vérifia le bon fonctionnement des systèmes, le calibrage des instruments, et chacun se concentra à l’approche du point de ravitaillement en vol. Les équipages des ravitailleurs étaient intégralement formés de réservistes, pilotes de ligne dans le civil. Ils avaient pris soin de repérer les zones de moindre turbulence, ce que les pilotes de chasse apprécièrent, même s’ils s’estimaient au-dessus du lot. Il fallut plus de quarante minutes pour faire le plein de tous les appareils, puis les ravitailleurs reprirent leur vol d’attente, sans doute pour que leurs équipages puissent se replonger peinardement dans leur Wall Street Journal se dirent les pilotes de chasse, en remettant le cap au sud-ouest. Plus question de rigoler maintenant. Il était temps de se mettre au boulot. Leur boulot. Sandy Richter dirigeait la mission parce que cela avait été son idée depuis le début, des mois auparavant à la base aérienne de Nellis. Tout avait bien marché, là-bas, et tout ce qu’il lui restait à vérifier, c’était si ça allait marcher aussi bien ici. C’était sans doute son existence qu’il mettait en jeu. Richter était dans le métier depuis ses dix-sept ans — il avait menti sur son âge, sa carrure le lui permettait. Dans l’intervalle, il avait rectifié son dossier militaire, mais ça lui faisait quand même vingt-neuf ans de service ; bientôt, ce serait la retraite et une vie plus tranquille. Et tout ce temps-là, il avait piloté des serpents et uniquement des serpents. Un hélicoptère sans armes n’avait aucun intérêt pour lui. Il avait débuté sur l’AH-1 HueyCobra, puis avait pris du galon sur l’AH-64 Apache, aux commandes duquel il avait participé à son second conflit, plus bref cette fois, au-dessus du golfe Persique. Ce modèle-ci était sans doute le dernier qu’il piloterait jamais ; il lança les turbines du Comanche et entama la 6751ème heure de vol de l’appareil, s’il fallait en croire son carnet de bord. Le double turbo démarra normalement et le rotor se mit à tourner. Les paras qui tenaient lieu d’équipe au sol couvraient le décollage avec l’unique extincteur à leur disposition. Tout juste assez gros pour éteindre une cigarette, maugréa Richter en poussant les gaz pour décoller. L’air raréfié des montagnes avait un effet négatif sur les performances, mais pas tant que ça, et du reste, il n’allait pas tarder à se retrouver au niveau de la mer. Comme à son habitude, il secoua la tête pour s’assurer de la bonne fixation de son casque, puis mit le cap à l’est, en remontant les pentes boisées du Shiraishi-san. « Les voilà », se dit le leader de l’escadrille de F-22. Le premier signal de détection pépia dans son casque, aussitôt suivi d’informations sur son détecteur de menaces : RADAR DE DÉFENSE AÉRIENNE, AÉROPORTÉ, TYPE J, RELÈVEMENT 213. Suivaient les données retransmises par l’E-3B, qui se trouvait sur zone depuis assez longtemps pour avoir pu calculer sa trajectoire. Cette nuit, le Sentry n’utilisait pas du tout son radar. Après tout, les Japonais leur avaient donné une leçon la veille, de celles qui demandent du temps pour en tirer tous les enseignements... DISTANCE À L’OBJECTIF : 1 456 MILLES. Encore largement sous l’horizon de l’appareil japonais, il lança son premier ordre en vocal de la mission. « De Lightning Leader à l’escadrille. Éclatement de la formation. Top ! » Instantanément, les deux groupes de quatre appareils se divisèrent chacun en deux paires, à deux mille mètres d’écart ; toujours avec le F-22 en tête, tandis que le F-15E le suivait dangereusement près pour masquer son image radar. Le colonel maintenait un cap aussi horizontal et rectiligne que lui permettait son entraînement et il sourit au souvenir de la remarque du commandant. Joli petit cul, hein ? Elle était la première femme à voler avec les Thunderbird. Les appareils éteignirent leurs feux anticollision, et il espéra qu’elle avait un équipement de vision infrarouge en bon état de marche. Ils étaient maintenant à quatre cents milles de l’E-767 situé le plus au nord. Les chasseurs croisaient à cinq cents noeuds, et trente-cinq mille pieds d’altitude pour réduire leur consommation. Les horaires de travail propres aux cadres nippons leur permirent d’entrer plus discrètement que s’ils s’étaient trouvés en Amérique. Il y avait un homme dans le hall, mais il regardait la télé, et Clark et Chavez traversèrent d’un pas décidé, comme s’ils savaient où ils allaient ; de toute façon, la criminalité était un problème inconnu à Tokyo. Le souffle un peu plus court, ils entrèrent dans une cabine d’ascenseur, pressèrent un bouton, puis échangèrent un regard soulagé qui bien vite laissa de nouveau place à l’inquiétude. Ding avait sa mallette. Clark était les mains vides, et tous deux étaient tirés à quatre épingles : en complet, chemise blanche et cravate, ils ressemblaient à des hommes d’affaires se rendant à quelque réunion tardive. L’ascenseur s’arrêta cinq étages avant le sommet, un niveau qu’ils avaient choisi parce qu’ils n’y avaient vu aucune fenêtre éclairée. Clark passa la tête à l’extérieur, conscient que son geste lui donnait l’air louche, mais le couloir était désert. Ils contournèrent d’un pas rapide et silencieux le noyau central de la tour, découvrirent l’escalier d’incendie, commencèrent à le gravir. Ils cherchaient des caméras de sécurité, et une fois encore, grâce à Dieu, il n’y en avait pas à ce niveau. Clark jeta un coup d’oeil vers le haut, vers le bas. À part eux, personne dans la cage. Ils reprirent leur ascension, l’oeil aux aguets, tendant l’oreille avant chaque mouvement. « Nos amis sont de retour, annonça l’un des contrôleurs dans l’interphone de bord. Relèvement zéro-trois-trois, distance quatre cent vingt kilomètres. Un... non, deux contacts, formation serrée, appareils militaires en pénétration, vitesse cinq cents noeuds, conclut-il d’une voix rapide. — Parfait », répondit le chef contrôleur d’une voix égale, tout en sélectionnant le mode d’affichage sur son écran, avant de basculer sur un autre canal de sa liaison d’ordres. « Aucune détection d’activité radar au nord-est ? — Aucune, répondit aussitôt l’officier chargé des contremesures électroniques. Bien sûr, il pourrait être en planque quelque part à nous surveiller. — Wakarémas. » L’étape suivante était de libérer les deux chasseurs qui patrouillaient à l’est du Kami. Les deux F-15J étaient arrivés sur zone depuis peu, et leurs réservoirs étaient pratiquement pleins. Un autre appel ordonna le décollage de deux autres chasseurs de la base de Chitose. Il leur faudrait une quinzaine de minutes pour être en position, mais le chef contrôleur estima que ce n’était pas un problème : il avait le temps. « Calez-vous sur eux », ordonna-t-il à l’opérateur. — Tu nous as déjà accrochés, hein ? se demanda le colonel. Parfait. Il maintint cap et vitesse, pour leur permettre d’avoir une bonne estimation de sa position et de son mouvement. Le reste n’était qu’une question d’arithmétique. Disons que les Eagle sont en ce moment dans les deux cents nautiques d’ici, en approche à une vitesse approximative de mille. Six minutes avant la séparation... Il consulta son chronomètre et scruta le ciel à l’oeil nu, y cherchant un objet un peu trop brillant pour être une étoile. Il y avait une caméra tout en haut des marches. Donc, Yamata était un brin paranoïaque. Mais même les paranoïaques avaient des ennemis, songea Clark, en notant que le boitier de la caméra semblait tourné vers le dernier palier. Dix marches jusqu’à celui-ci, et dix encore jusqu’au suivant, où se trouvait la porte. Il décida de prendre quelques secondes pour y réfléchir. Chavez tourna le bouton de la porte sur leur droite. Apparemment, elle n’était pas verrouillée. Sans doute une question de règlement de sécurité incendie. Clark enregistra l’information dans un coin de sa tête, mais sortit néanmoins son attirail de monte-en-l’air. « Eh bien, qu’est-ce que tu dis de ça ? — Je dis que j’aimerais mieux être ailleurs. » Ding avait la torche électrique à la main tandis que John sortait son pistolet pour visser le silencieux sur le canon. « On fonce ou on y va tranquille ? » Il n’y avait pas vraiment le choix, en fait. Une approche lente, comme s’ils vaquaient tranquillement à leurs affaires, risquait de leur faire perdre pas loin de... non, pas ce coup-ci. Clark leva un doigt, inspira un grand coup, bondit en haut des marches. Quatre secondes après, il tournait la poignée de la porte du haut et l’ouvrait à la volée. Il plongea par terre, le pistolet brandi et braqué sur la cible. D’un bond, Ding passa devant lui, se redressa, braqua lui aussi son arme. Le garde à la porte principale était en train de regarder de l’autre côté quand la porte de service s’ouvrit. Il se retourna, machinalement, et découvrit un type imposant, allongé de biais par terre et sans doute en train de braquer une arme sur lui. Cela l’amena à dégainer la sienne tout en cherchant des yeux d’autres cibles potentielles. Il y avait un deuxième homme qui tenait à la main une espèce de... A cette distance, la lumière avait presque un impact physique. L’énergie de trois millions de candelas faisait de l’univers entier l’équivalent de la surface du soleil, et cette énergie satura le système nerveux central de l’homme en remontant le nerf trijumeau, dont l’une des branches joignait la rétine, par la base du cerveau, au circuit neuronal qui commande les mouvements volontaires. L’effet fut le même qu’avec les gardes en Afrique l’homme s’effondra comme une poupée de chiffon, sa main droite encore agrippée au pistolet, prise de spasmes nerveux. La lumière était si éclatante que Chavez fut légèrement ébloui par son reflet sur les murs peints en blanc ; en revanche, Clark, qui n’avait pas oublié de fermer les yeux, se précipita vers la porte à deux battants qu’il ouvrit d’un coup d’épaule. Il découvrit un homme qui venait de quitter son siège devant la télé, l’air inquiet et surpris de cette irruption. L’heure n’était plus à la miséricorde. Clark leva son arme à deux mains et pressa deux fois la détente ; les deux projectiles atteignirent l’homme en plein front. John sentit la main de Ding sur son épaule, l’incitant à se déplacer vers la droite ; courant presque, il parcourut un corridor, examinant chaque pièce. La cuisine, on trouve toujours du monde à la... effectivement. Celui-ci avait à peu près sa taille, et il avait presque dégainé son pistolet alors qu’il se précipitait vers le couloir tout en lançant un nom et une question, mais lui aussi avait été un peu trop lent : son arme n’était pas encore braquée que son adversaire était déjà prêt à tirer. Ce serait la dernière chose qu’il verrait jamais. Il fallut à Clark une trentaine de secondes encore pour terminer d’inspecter le reste du luxueux appartement, mais toutes les autres pièces étaient vides. « Evgueni Pavlovitch ? — Vania, par ici ! » Clark revint sur ses pas, avec un bref regard sur les deux hommes qu’il avait tués — juste pour vérifier, en fait. Il savait qu’il se souviendrait de ces corps, comme de tous les autres, il savait qu’ils reviendraient le hanter, et qu’il aurait à tenter de justifier leurs morts, comme toutes les autres. Koga était assis dans le salon, les traits remarquablement livides, tandis que Chavez/Chekov terminait d’inspecter la pièce. Le gars devant la télé n’avait pas réussi à sortir entièrement l’arme de son étui d’épaule — sans doute une idée qu’il avait piquée dans un film. Le problème est que ces accessoires étaient à peu près inutilisables quand il fallait dégainer précipitamment. « Voie libre à gauche, dit Chavez, se souvenant de parler russe. — Voie libre à droite. » Clark se força au calme, en contemplant l’homme affalé devant la télé tout en se demandant lequel de ces types avait été responsable de la mort de Kim Norton. En tout cas, sans doute pas celui dehors. « Qui êtes-vous ? » demanda Koga d’une voix où se mêlaient étonnement et colère ; il semblait avoir oublié qu’ils s’étaient déjà vus. Clark prit une inspiration avant de répondre. « Koga-san, nous sommes venus vous sauver. — Vous les avez tués ! » Il pointait un doigt tremblant. « On pourra en discuter plus tard, peut-être. Voulez-vous nous suivre, je vous prie ? Vous ne risquez rien avec nous, monsieur. » Koga n’était pas inhumain. Clark admirait sa sollicitude pour les défunts, même si de toute évidence, il ne les avait pas comptés au nombre de ses amis. Mais il était plus que temps de le sortir d’ici vite fait. « Lequel était Kaneda ? » demanda Chavez. L’ancien Premier ministre indiqua le cadavre dans la pièce. Ding s’avança pour y jeter un dernier coup d’oeil et il réussit à ne rien dire avant de se tourner vers Clark, mais dans ses yeux se lisait une expression qu’eux seuls pouvaient comprendre. « Vania, on dégage. » Son détecteur de menaces commençait légèrement à déconner. L’écran était moucheté de rouge et de jaune, en même temps que la voix féminine lui disait qu’il avait été détecté, mais cette fois, Richter n’était pas dupe des indications de l’ordinateur ; ça faisait toujours plaisir de se rendre compte que le satané bidule ne savait pas toujours tout. La partie pilotage était déjà assez difficile, et même si l’Apache aurait eu l’agilité nécessaire à la mission, il valait quand même mieux être aux commandes du RAH-66. Son corps ne trahissait aucune tension apparente. Rançon de longues années d’entraînement, il était assis confortablement dans son siège blindé, l’avant-bras droit calé dans la gouttière tandis que sa main manoeuvrait le mini-manche latéral. Son regard scrutait régulièrement le ciel autour de lui, et ses yeux comparaient machinalement l’horizon réel à celui généré par le matériel de détection installé dans le nez de l’hélico. La ligne des toits de Tokyo était absolument parfaite pour lui. Tous ces bâtiments engendraient une flopée de signaux parasites pour l’avion-radar vers lequel il se dirigeait, et même les meilleurs ordinateurs n’auraient pu déjouer ce genre de brouillage. Mieux encore, il avait tout le temps devant lui pour faire ça bien. Il n’avait qu’à suivre le cours du Tone pour que le fleuve le conduise presque au but ; longeant sa rive sud, il y avait une ligne de chemin de fer, et sur la ligne, un train en direction de Choshi. Le train roulait à cent soixante kilomètres-heure, et il vint se placer à sa verticale, surveillant d’un oeil la progression du convoi, et de l’autre les évolutions de l’indicateur sur son détecteur de menaces. Il se maintenait à trente mètres au-dessus des poteaux supports de caténaire, alignant précisément sa vitesse sur celle du train, juste à la verticale de la dernière voiture de la rame. « Tiens, c’est marrant... » L’opérateur de Kami-Deux nota un écho, amplifié par l’ordinateur, qui s’approchait de la position de son appareil. « Insertion possible à basse altitude », annonça-t-il en renforçant l’image du contact sur son écran à l’intention du commandant de bord. « C’est un train », répondit l’homme aussitôt, comparant la position avec un relevé cartographique. C’était le problème avec ces satanés trucs quand on volait trop près du sol. Le logiciel de discrimination classique, à l’origine acheté aux Américains, avait été modifié, mais pas dans tous ses détails. Le radar aéroporté était capable de repérer tout ce qui bouge, mais tous les ordinateurs de la planète réunis n’auraient pas suffi à filtrer, classer et afficher tous les contacts engendrés par les voitures et les camions roulant sur les routes que survolait leur appareil. Pour désencombrer les écrans, le système de filtrage logiciel éliminait donc tout objet évoluant à moins de cent cinquante kilomètres-heure, mais même sur terre, ce n’était pas suffisant, pas au-dessus d’un pays possédant les trains parmi les meilleurs du monde. Pour plus de sûreté, le responsable surveilla l’écho durant plusieurs secondes. Effectivement, il suivait la ligne de Tokyo à Choshi. Un appareil à réaction était exclu. Un hélicoptère pouvait théoriquement accomplir ce genre d’acrobatie, mais vu la faiblesse de l’écho, il devait plus probablement correspondre à la diffraction du signal sur le toit métallique de la rame, ajouté à la réflexion par les poteaux supports de caténaire. « Recalez votre seuil de discrimination à deux cents », ordonna-t-il à ses opérateurs. Il leur fallut trois secondes pour modifier le réglage, et effectivement, l’écho longeant la rive sud du fleuve disparut, en même temps que deux autres contacts au sol plus manifestes. Ils avaient des trucs plus intéressants à faire, vu que le Kami-Deux était chargé de corréler les données recueillies par le Quatre et le Six avant de les basculer sur le QG de la défense aérienne dans la banlieue de Tokyo. Les Américains sondaient encore une fois leurs défenses, et sans doute à nouveau avec leurs F-22 perfectionnés, pour voir s’ils étaient capables de déjouer les Kami. Eh bien, ce coup-ci, la réception ne serait pas aussi amicale. Huit intercepteurs F-15 Eagle avaient pris l’air, chaque E-767 en contrôlait quatre. Si les chasseurs américains s’approchaient encore, ils allaient le payer. Il devait risquer une transmission vocale, et même en recourant à une salve cryptée, cela rendait nerveux le colonel, mais le boulot entraînait des risques même dans le meilleur des cas. « De Lightning Leader à ailier. Séparation dans cinq — quatre — trois — deux — une — top ! Séparation ! » Il tira sur le manche, remontant et s’éloignant d’un coup du Strike Eagle qui avait passé les trente dernières minutes dans son sillage. Au même instant, sa main droite coupa la balise radar qu’il avait allumée pour amplifier l’écho renvoyé à l’AEW japonais. Derrière lui et plus bas, le F-15E et son équipage féminin s’apprêtait à plonger légèrement en virant sur la gauche. Le Lightning monta en chandelle, perdant une partie de sa vélocité. Le colonel alluma la post-combustion pour reprendre de la vitesse, et mit à profit la résistance centrifuge de la cellule pour entamer une manoeuvre brutale dans la direction opposée, accélérant ainsi grandement leur séparation. Il y avait une chance sur deux que le radar japonais ait capté un écho de son appareil, le colonel le savait, mais il savait également comment fonctionnait aujourd’hui un système radar : opérant à puissance élevée, il détectait toutes sortes de signaux transitoires que le logiciel d’analyse associé devait filtrer avant de les présenter aux contrôleurs. Sa tâche n’était pas foncièrement différente de celle d’opérateurs humains, sauf qu’il s’en acquittait plus vite et plus efficacement, mais il n’était pas infaillible, comme lui et les trois autres Lightning allaient s’employer à le démontrer. « Ils virent au sud », annonça le contrôleur — commentaire inutile, puisque quatre personnes surveillaient désormais la progression des intrus. Ni lui ni ses camarades ne pouvaient savoir que l’ordinateur avait relevé quatre vagues échos retournant vers le nord, mais ceux-ci étaient encore plus faibles que d’autres signaux éliminés, car n’évoluant pas assez vite. D’ailleurs, ils ne reproduisaient pas non plus la trajectoire habituelle d’un appareil aérien. Puis les choses se compliquèrent. « Détection de signaux de brouillage. » Le Lightning de tête grimpait maintenant presque à la verticale. La manoeuvre était dangereuse, car ainsi, il offrait son profil le moins furtif aux radars du E-767, mais dans le même temps, la composante latérale de la trajectoire était quasiment immobile, de sorte qu’on pouvait la confondre avec un écho fantôme, surtout au milieu du bruit de fond électronique engendré par les puissants brouilleurs des Strike Eagle. Moins de trente secondes après, les Lightning reprenaient leur vol en palier à une altitude de cinquante-cinq mille pieds — seize mille cinq cents mètres. Le colonel prêtait désormais une attention extrême à ses détecteurs de menace. Si les Japonais le repéraient, ils le révéleraient en utilisant leur système de balayage électronique pour arroser son chasseur de salves de micro-ondes... mais ce n’était pas le cas. La furtivité de son appareil lui permettait de se fondre dans les échos parasites. Son système détectait à présent les lobes latéraux. L’E-767 avait basculé sur le mode haute fréquence de contrôle de tir, et le faisceau n’était pas braqué sur lui. Parfait. Il enclencha la post-combustion et le Lightning bondit à seize cents kilomètres-heure tandis que le pilote sélectionnait le mode contrôle de tir sur son affichage tête haute. « À une heure, là, au-dessus. Je l’ai, Sandy, annonça le mitrailleur arrière. Il a même allumé ses feux. » Le train avait fait halte à une gare de banlieue et le Comanche l’avait laissé derrière lui, pour foncer à cent vingt noeuds vers la ville côtière. Richter avait fléchi les doigts une dernière fois, levé les yeux, et découvert, très haut dans le ciel au-dessus de lui, les feux anti-collision de l’appareil japonais. Il était désormais presque à l’aplomb de celui-ci, et si perfectionné que soit leur radar, il était incapable de voir à travers l’épaisseur de la carlingue... effectivement, il y avait maintenant une tache noire au centre de son écran de menace. « Et c’est parti », dit-il dans l’interphone. Sandy mit les gaz à fond, plaçant délibérément les moteurs en surrégime, tout en ramenant sèchement le manche vers lui. Le Comanche bondit vers le haut en décrivant une spirale. Le seul vrai souci était la température des moteurs. Ils étaient conçus pour être maltraités, mais là, il les poussait vraiment à leur extrême limite. Un témoin d’alerte s’alluma sur son affichage de casque, une barre verticale qui se mit à grimper en changeant de couleur presque aussi vite que le défilement de ses chiffres sur l’altimètre numérique. « Waouh », souffla le mitrailleur, puis il baissa les yeux et sélectionna l’affichage des systèmes d’armes, pour gagner du temps, avant de se remettre à surveiller l’extérieur. « Trafic négatif. » Logique, estima Richter. Ils n’avaient sûrement pas envie de voir l’air encombré autour d’un appareil aussi coûteux que cette cible. À la bonne heure. Il l’apercevait à son tour, tandis que son hélicoptère dépassait le palier des dix mille pieds, poursuivant son ascension, pareil à l’avion de chasse qu’il était en réalité, rotor ou pas. Il le voyait maintenant sur son écran de visée, encore trop loin pour être atteint, mais il était bien là, tache lumineuse dans la petite fenêtre au centre de son affichage tête haute. Temps de faire un petit contrôle. Il activa ses systèmes d’illumination de missiles. Le F-22 était équipé d’un radar FPI — à faible probabilité d’interception par la cible. Cela s’annonçait bien. « On vient d’accrocher un écho, annonça l’officier de contremesures. On vient d’accrocher un écho haute fréquence, relèvement indéfini », poursuivit-il, les yeux fixés sur ses instruments pour avoir des données complémentaires. « Sans doute encore un de nos échos parasites », jugea le chef contrôleur, occupé pour l’instant à diriger ses chasseurs sur les contacts qui se rapprochaient toujours. « Non, non, la fréquence ne correspond pas. » L’officier procéda à une nouvelle vérification de ses instruments, mais il ne trouva rien d’autre pour confirmer l’étrange pressentiment qui venait de lui glacer les membres. « Alerte surchauffe moteur. Alerte surchauffe moteur », lui disait la voix, puisqu’il semblait ignorer si délibérément les signaux visuels, estima l’ordinateur de bord. « Je sais, chou », répondit Richter. Au-dessus du désert du Nevada, il avait réussi une montée éclair jusqu’à vingt et un mille pieds, si loin au-delà du domaine de vol normal d’un hélicoptère qu’il s’était réellement flanqué la trouille, mais, se souvint Richter, c’était dans un air relativement chaud, alors qu’ici, il était beaucoup plus froid. Il franchissait le seuil des vingt mille pieds, gardant toujours un taux de montée respectable, quand sa cible changea de cap, s’éloignant de lui. L’appareil semblait voler en cercles à une vitesse approximative de trois cents noeuds, sans doute propulsé par un seul réacteur, l’autre servant à faire tourner les générateurs électriques qui alimentaient son radar. Il n’avait pas eu d’informations techniques à ce sujet, mais la supposition paraissait logique. Le plus important, c’est qu’il devait encore patienter quelques secondes pour l’avoir à portée de tir, mais les deux énormes turboréacteurs de l’avion de ligne modifié étaient des cibles tentantes pour ses Stinger. « Juste à portée, Sandy. — Roger. » De la main gauche, il choisit les missiles sur le panneau de sélection d’armes. Les trappes latérales se déployèrent. Sous chacune étaient fixés trois missiles Stinger. En limite de manoeuvrabilité, il vira en dérapage, souleva le volet de protection du bouton de mise à feu, pressa ce dernier à six reprises. Les six missiles glissèrent sur leurs rails de lancement et filèrent sur une trajectoire parabolique vers leur cible, à deux milles de là. Sitôt après, Richter réduisit les gaz et ramena doucement le manche, pour replonger vers le bas et refroidir ses turbines poussées à bout, fixant le sol devant lui, tandis que son mitrailleur suivait la progression des missiles. Le premier Stinger fit long feu. Les cinq autres eurent plus de succès et même si deux connurent une extinction prématurée avant d’avoir atteint la cible, quatre missiles firent mouche, trois sur le moteur droit, et le dernier sur le gauche. « Frappes, frappes multiples. » Le E-767, à basse vitesse, n’avait guère de chance de s’en tirer. Les Stinger avaient des charges réduites, mais les réacteurs de l’appareil répondaient aux spécifications civiles et ils étaient peu armés pour résister aux dégâts. Les deux moteurs s’arrêtèrent aussitôt, et celui qui servait effectivement à la propulsion se désintégra le premier. Des fragments de pale des turbines explosèrent, traversant le carénage du réacteur, déchirant l’aile droite, sectionnant les commandes de vol, ruinant les performances aérodynamiques. L’avion de ligne modifié bascula instantanément sur la droite, entamant une chute irrécupérable : surpris par ce désastre imprévu, l’équipage était totalement incapable d’y faire face. La moitié de l’aile droite se sépara presque aussitôt du fuselage et, au sol, les contrôleurs du ciel virent sur leur écran alphanumérique la marque affichant la position du Kami-Deux basculer sur le code d’urgence 7711, puis disparaître purement et simplement. « Appareil abattu, Sandy. — Roger. » Le Comanche descendait à toute vitesse pour foncer vers l’abri de la côte. Les moteurs avaient retrouvé une température normale et Richter espérait ne pas avoir occasionné de dégâts irrémédiables. Pour le reste, ce n’était pas la première fois qu’il tuait des gens. « Kami-Deux vient de disparaître des écrans, annonça l’officier de transmissions. — Quoi ? demanda le chef contrôleur, distrait de sa mission d’interception. — Un appel incompréhensible, comme une explosion, et puis plus aucun signal. — Restez à l’écoute, j’ai mes Eagle à diriger. » Le colonel savait que la tâche devait commencer à devenir épineuse pour les 15— Écho. Leur boulot pour l’instant était de servir d’appât, d’attirer les Eagle japonais loin au-dessus de l’eau, pendant que les Lightning suivaient derrière pour fondre sur leurs avions-radars de soutien et refermer le piège. La bonne nouvelle était que le troisième E-767 venait de disparaître des écrans. Donc, la seconde phase de la mission s’était déroulée comme prévu. Voilà qui changeait agréablement. Et donc, pour le reste... « Deux... de Leader, exécution, top ! » Le colonel alluma ses radars d’illumination, à vingt milles de l’avion AEW en patrouille. Puis il ouvrit les volets de ses baies d’armements, pour donner à ses missiles AMRAAM une chance de flairer leur proie. Le Un et le Deux avaient déjà acquis leur cible : il les tira. « Fox-Deux, Fox-Deux sur le Zigue Nord, avec deux Slammer ! » L’ouverture de la baie d’armements rendait les Lightning à peu près aussi furtifs qu’un immeuble. Des échos apparurent tout d’un coup sur cinq écrans différents, accompagnés d’indications complémentaires sur la vitesse et le cap du nouveau contact. Le message d’alerte qu’y ajouta l’officier de contre-mesures résonna comme un glas. « On est illuminé à très courte portée, relèvement zéro-deux-sept ! — Hein ? Quoi ? Qui est-ce ? » Il avait ses problèmes de son côté, avec ses Eagle sur le point de lancer leurs missiles sur les Américains en approche. Kami-Six venait de passer en mode contrôle de tir, pour permettre aux intercepteurs de tirer en aveugle, comme ils l’avaient fait déjà avec les bombardiers B-1. Il ne pouvait plus interrompre la procédure. L’ultime avertissement vint bien trop tard pour permettre une riposte. À huit kilomètres de la cible, les deux missiles passèrent sur leur propre radar de détection. Ils arrivaient à plus de Mach 3, propulsés par leurs moteurs à poudre vers une cible radar gigantesque. Le AIM-120 AMRAAM, connu de ses utilisateurs sous le nom de Slammer, faisait partie de cette nouvelle génération d’armes intelligentes. Enfin averti par le dialogue des opérateurs de contre-mesures, le pilote du 767 fit basculer son appareil sur la gauche, cherchant à déclencher un impossible plongeon en vrille, une manoeuvre désespérée, comprit-il à la dernière seconde en apercevant la lueur jaune de la tuyère du missile. « Dans le mille, murmura Lightning Leader. Escadrille Lightning, ici Leader. Zigue Nord abattu. — Leader pour Trois. Zigue Sud abattu », entendit-il en guise de réponse. Et maintenant, se dit le colonel, recourant à un euphémisme particulièrement cruel en usage dans l’armée de l’air, l’heure était venue d’aller tuer quelques bébés phoques. Les quatre Lightning se trouvaient entre la côte nippone et les huit intercepteurs F-15J Eagle. Pour les flanquer à la baille, les F-15E américains allaient revenir en arrière, radars coupés, avant de lâcher eux aussi leurs AMRAAM. Certains feraient mouche, et les chasseurs japonais survivants n’auraient plus qu’à filer sans demander leur reste, pour se jeter tout droit sur les quatre appareils de son escadrille. Les radars de contrôle au sol ne pouvaient pas voir le combat aérien. Il se déroulait bien trop loin, sous leur horizon visuel. Ce qu’ils virent, c’est un avion qui fonçait vers leur côte — un des leurs, d’après son code transpondeur. Puis il s’immobilisa d’un coup et le signal du répéteur disparut. Au QG de la défense aérienne, les données transmises par les trois avions-radars abattus ne révélaient aucun indice, à un point près : la guerre déclenchée par leur pays était entrée dans une phase concrète, et elle avait pris un tour inattendu. 43 Et en avant la musique « JE sais que vous n’êtes pas russes », dit Koga. Il était assis à l’arrière avec Chavez. Clark conduisait. « Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda John, l’air innocent. — Le fait que Yamata pense que j’ai eu des contacts avec des Américains. Or, vous êtes les deux seuls gaijins avec qui j’ai parlé depuis le commencement de cette folie. Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? demanda l’homme politique. — Monsieur, ce qui se passe pour le moment, c’est que nous vous avons sorti des griffes d’individus qui préféraient vous voir mort. — Yamata ne serait pas idiot à ce point, rétorqua Koga, qui ne s’était pas encore remis du choc d’avoir découvert la violence hors du cadre d’un écran de télé. — Il a déclenché une guerre, Koga-san. Que pèse en face votre mort ? remarqua délicatement John. — Donc, vous êtes bien des Américains. » Il insistait. Oh, et puis merde, se dit Clark. « Oui, monsieur, c’est exact. — Espions ? — Agents de renseignements, rectifia Chavez. Celui qui vous gardait dans le salon... — Celui que vous avez tué, voulez-vous dire ? Kaneda ? — Lui-même. Il a assassiné une ressortissante américaine, une jeune femme du nom de Kimberly Norton et, à vrai dire, je ne suis pas mécontent de l’avoir abattu. — Qui était-ce ? — La maîtresse de Goto, expliqua Clark. Et quand elle est devenue une menace politique pour votre nouveau Premier ministre, Raizo Yamata a décidé de l’éliminer. Si nous sommes venus dans votre pays, c’était uniquement pour la récupérer », poursuivit Clark. C’était un semi-mensonge. « Rien de tout cela n’était nécessaire, rétorqua Koga. Si votre Congrès m’avait seulement donné une chance de... — Monsieur, répondit Chavez ; vous avez peut-être raison. Personnellement, je n’en sais rien. Mais ça n’a plus grande importance à présent, non ? — Eh bien alors, dites-moi donc ce qui importe ! — C’est de mettre fin à cette putain de saloperie avant qu’elle ne fasse trop de victimes, suggéra Clark. J’ai combattu dans plusieurs guerres, et ce n’est jamais marrant. Des tas de petits gars se font rétamer avant d’avoir eu la chance de se marier et d’avoir des gosses, et ça, c’est moche, d’accord ? » Clark marqua une pause avant de poursuivre. « C’est moche pour mon pays, et ce qui est bougrement sûr, c’est que ça va être pire pour le vôtre. — Yamata pense... — Yamata est un homme d’affaires, intervint Chavez. Monsieur, vous feriez mieux de le comprendre. Il ne sait pas ce qu’il a déclenché. — Oui, pour tuer, vous êtes des champions, vous autres Américains. J’ai encore pu le constater il y a un quart d’heure. — Dans ce cas, monsieur Koga, vous aurez également constaté que nous avons laissé la vie sauve à l’un de ces hommes... » La repartie furieuse de Clark provoqua un silence glacial de plusieurs secondes. Koga mit du temps à réaliser que c’était la vérité. L’homme étendu devant la porte était bien en vie quand ils avaient enjambé son corps : geignant, tremblant, comme secoué de décharges électriques, mais incontestablement en vie. « Pourquoi n’avez-vous pas... ? — Nous n’avions aucune raison de le tuer, expliqua Chavez. Je ne vais pas m’excuser pour ce salaud de Kaneda. Il n’a eu que ce qu’il mérite, et quand je suis entré dans la pièce, il s’apprêtait à dégainer son arme... et ce n’était pas un pistolet à bouchon. Mais on n’est pas au cinéma. On ne tue pas les gens pour le plaisir, et si on est venus vous sauver, c’est parce qu’il faut bien quelqu’un pour arrêter cette putain de guerre, d’accord ? — Quand bien même ce serait vrai... ce qu’a fait votre Congrès... comment mon pays peut-il survivre économiquement à... — Est-ce que ce sera mieux si la guerre continue ? demanda Clark. Si le Japon et la Chine s’en prennent à la Russie, qu’est-ce qui vous arrivera, à votre avis ? Qui, selon vous, va réellement payer le prix de cette erreur ? La Chine ? Je ne pense pas. » Le premier message de Washington vint par satellite. Il se trouva qu’un des « auto-stoppeurs » de surveillance électronique de la NSA était bien placé en orbite pour enregistrer l’arrêt du signal — selon la terminologie de l’Agence pour la sécurité nationale — émanant de chacun des trois avions-radars japonais. D’autres postes d’écoute de l’Agence enregistrèrent des dialogues radio qui se poursuivirent encore plusieurs minutes avant de s’interrompre. Les analystes étaient en ce moment même en train de les dépouiller, annonçait le rapport que Ryan avait entre les mains. Un seul coup au but, se dit le colonel. Enfin, il devrait faire avec. Son ailier avait descendu le dernier des 15J. L’élément sud en avait abattu trois, et les Strike Eagle avaient liquidé les quatre derniers, sitôt que leur soutien radar avait disparu, les laissant soudain vulnérables et désemparés. Il était probable que l’équipe ZORRO avait abattu le troisième E-767. Pas une mauvaise nuit, dans l’ensemble, mais bougrement longue, se dit-il en reformant son escadrille de quatre appareils en vue de leur rendez-vous avec le ravitailleur avant les trois heures de vol pour regagner Shemya. Le plus dur était l’obligation de maintenir le silence radio. Certains de ses gars devaient être surexcités, tout imbus de leur succès, en vrais pilotes de chasse heureux d’avoir accompli leur tâche et d’avoir survécu pour narrer leurs exploits, avec une seule envie : en parler. Mais ça changerait vite, estima-t-il, alors que le silence forcé l’obligeait à repenser au premier avion qu’il ait jamais abattu. Il y avait trente personnes à bord. Merde, il aurait dû en être fier, non ? Alors, pourquoi n’était-ce pas le cas ? Il venait de se produire un truc intéressant, nota Dutch Claggett. Ils continuaient à détecter épisodiquement des échos du SSK évoluant dans leur secteur, mais quel que soit ce bâtiment, il avait viré au nord pour s’éloigner d’eux, permettant au Tennessee de demeurer sur place. Comme tout submersible en patrouille, il était remonté en immersion périscopique pour déployer son antenne de détection électronique afin de suivre les évolutions des avions-radars japonais ces deux derniers jours et recueillir ainsi le maximum de données susceptibles d’être transmises aux autres bâtiments de la flotte. La collecte de renseignements électroniques était déjà une des missions dévolues aux sous-marins, bien avant son entrée à Annapolis, et son équipage comprenait deux électroniciens manifestement doués pour ça. Or, deux des appareils surveillés avaient disparu d’un coup de leurs écrans. Volatilisés. Puis, ils avaient intercepté des conversations radio apparemment affolées, d’après leur ton, et puis ces voix s’étaient éteintes une par une, quelque part au nord de leur position. « Vous pensez qu’on serait revenus à la marque, commandant ? demanda l’enseigne Shaw, comptant sur son supérieur pour être au courant, parce que les commandants étaient censés tout savoir, même si ce n’était pas le cas. — On dirait bien. — Passerelle pour sonar. — Sonar, j’écoute. — Notre copain est remonté renifler, relèvement zéro-zéro-neuf, contact probable, indiqua le chef sonar. — Je trace sa trajectoire », répondit Shaw, en se dirigeant vers la table des cartes à l’arrière. « Alors, que s’est-il passé ? demanda Durling. — On a descendu trois de leurs avions-radars, et notre force d’intervention a anéanti leur escadrille de chasse. » L’heure, toutefois, n’était pas à pavoiser. « C’est maintenant la phase la plus épineuse ? — Oui, monsieur le président, acquiesça Ryan. Il faut qu’on entretienne la confusion encore un petit moment, mais dès à présent, ils se doutent qu’il se passe quelque chose. Ils savent... — Ils savent qu’il pourrait bien s’agir d’une vraie guerre, après tout. Des nouvelles de Koga ? — Pas encore. » Il était quatre heures du matin et les trois hommes en portaient les marques. Koga avait surmonté, pour l’heure, la phase de stress, cherchant à utiliser sa tête plutôt que ses émotions, tandis que ses deux hôtes — c’était ainsi qu’il les considérait maintenant, non sans surprise — le guidaient toujours, tout en se demandant à présent s’ils n’avaient pas commis une erreur en laissant la vie sauve au garde posté à l’extérieur de l’appartement de Yamata. Il devait s’être remis à l’heure qu’il était. Allait-il prévenir les flics ? Ou d’autres ? Sur quoi allait déboucher l’aventure de cette nuit ? « Qu’est-ce qui me prouve que je devrais vous faire confiance ? » demanda Koga après un silence prolongé. Les mains de Clark serrèrent si fort la jante du volant qu’elles laissèrent des marques sur le Skaï. C’était la faute à la télé et au cinéma si les gens posaient ce genre de questions stupides. À la télé comme au cinéma, les espions faisaient toutes sortes de trucs forts compliqués dans l’espoir de déjouer des adversaires aussi intelligents qu’eux. La réalité était différente. Vous tâchiez toujours d’organiser les opérations avec le maximum de simplicité, parce que même les trucs les plus simples pouvaient vous péter à la gueule, et si le mec en face était vraiment si malin, il ne vous laisserait même pas l’occasion de deviner son identité ; par ailleurs, piéger les gens pour les amener à faire ce qu’on désirait ne pouvait marcher qu’à condition de ne leur laisser qu’une seule option, et même ainsi, il arrivait encore plus d’une fois qu’ils réagissent de manière inattendue. « Monsieur, nous n’avons jamais fait que risquer notre vie pour vous, mais bon, d’accord, ne vous fiez pas à nous. Je n’aurai pas la stupidité de vous dicter la conduite à tenir. Je ne connais pas suffisamment la politique de votre pays. Ce que je vais vous dire est tout simple : Nous allons agir — de quelle manière, je n’en sais encore trop rien, donc je ne peux guère vous en dire plus. Nous voulons mettre fin à cette guerre avec le minimum de violence, mais la violence sera inévitable. Vous aussi, vous voulez y mettre fin, n’est-ce pas ? — Évidemment que je veux y mettre fin, grommela Koga, que l’épuisement rendait peu courtois. — Eh bien, monsieur, faites ce que vous dicte votre conscience, d’accord ? Voyez-vous, vous n’êtes pas obligé de nous faire confiance. Nous, en revanche, Nous devons compter sur vous pour agir au mieux des intérêts de votre pays et du nôtre. » Il s’avéra que la remarque de Clark, tout exaspérée qu’elle soit, avait touché un point sensible. « Oh... » L’homme politique réfléchit. « Oui, bien sûr. Alors c’est donc vrai, hein ? — Où peut-on vous déposer ? — Chez Kimura, répondit aussitôt Koga. — Parfait. « Clark dénicha l’adresse et tourna sur la nationale 122 pour s’y rendre. Puis il s’avisa qu’il avait appris un détail de la plus haute importance, cette nuit, et qu’après avoir conduit leur passager dans un endroit relativement sûr, il devait de toute urgence transmettre cette information à Washington. Les rues vides facilitaient la tâche, et même s’il aurait apprécié un café pour se tenir éveillé, il ne lui fallut qu’une petite quarantaine de minutes pour rallier le lotissement aux petites maisons entassées où vivait le fonctionnaire du MITI. Il y avait déjà de la lumière quand ils s’arrêtèrent devant la porte, et ils laissèrent Koga descendre et gagner le perron. Isamu Kimura ouvrit aussitôt et invita son hôte à entrer avec un sourire presque aussi large que la porte de sa demeure. Qui a dit que ces gens ne manifestent aucune émotion ? « D’où vient la fuite, à votre avis ? remarqua Ding, toujours assis sur la banquette arrière. — Brave petit... t’as pigé, toi aussi. — Hé, je suis le seul diplômé d’université dans cette voiture, monsieur C. » Ding ouvrit le portatif et se mit à taper sa dépêche pour Langley — comme toujours via Moscou. « Ils ont fait quoi ? aboya Yamata au téléphone. — C’est sérieux. » Son correspondant était le général Arima qui venait lui-même d’apprendre la nouvelle de Tokyo. « Ils ont pulvérisé nos défenses aériennes et ont pu repartir comme si de rien n’était. Mais comment ? » demanda l’industriel. Ne lui avaient-ils pas seriné que le Kami était un avion invincible ? « On ne sait pas encore, mais je peux vous dire que c’est très sérieux. Ils ont désormais la possibilité de bombarder notre pays. » Réfléchis, se dit Yamata, en secouant la tête pour s’éclaircir les idées. « Général, ils ne peuvent toujours pas débarquer sur nos îles, n’est-ce pas ? Ils peuvent nous harceler, mais pas vraiment nous blesser, aussi longtemps que nous détiendrons l’arme nucléaire... — À moins qu’ils tentent autre chose. Les Américains n’agissent pas comme nous avions été portés à l’envisager... » Cette dernière remarque eut la vertu de piquer au vif le futur gouverneur de Saipan. C’est aujourd’hui qu’aurait dû commencer sa campagne. Oui, c’est vrai, il avait surestimé la portée de son action sur les marchés financiers américains, mais ils avaient quand même réussi à mutiler la flotte américaine, ils avaient quand même réussi à occuper les îles, et l’Amérique n’avait toujours pas les moyens matériels de récupérer ne fût-ce qu’une seule des Mariannes, l’Amérique n’avait pas la volonté politique de lancer une attaque nucléaire sur son pays. Par conséquent, ils gardaient toujours l’avantage. Ne devait-on pas s’attendre à voir les Américains riposter d’une manière ou de l’autre ? Bien sûr que si. Yamata saisit sa télécommande et alluma la télé, prenant le début d’une retransmission de CNN : la correspondante de la chaîne se tenait apparemment près d’une bordure de quai et, derrière elle, on voyait les deux porte-avions américains, toujours en cale sèche, toujours immobilisés. « Que nous dit le Renseignement au sujet de l’océan Indien ? demanda-t-il au général. — Les deux porte-avions américains sont toujours sur zone, lui assura Arima. On a pu confirmer leur présence hier, tant en visuel qu’au radar, à moins de quatre cents kilomètres des côtes du Sri Lanka. — Donc, ils ne peuvent rien contre nous, n’est-ce pas ? — Eh bien, non, certainement pas, admit le général. Mais nous devons prendre d’autres dispositions. — Alors, je vous suggère instamment de les prendre, Arima san », répondit Yamata d’une voix si polie qu’elle en était une insulte cuisante. Le pire était d’ignorer ce qui s’était passé. Toutes les liaisons avec les trois Kami abattus s’étaient interrompues avec l’élimination du Deux. Le reste de leurs informations relevait plus de déductions que de connaissances précises. Les stations de suivi au sol avaient copié les émissions du Quatre et du Six, jusqu’au moment où celles-ci avaient brutalement cessé à la même minute. Il n’y avait eu aucun signe évident d’alerte de la part des trois avions-radars. Ils avaient simplement arrêté d’émettre, ne laissant pour seule trace que quelques débris épars à la surface de l’océan. Quant aux chasseurs, au moins détenaient-ils les enregistrements des conversations radio. Le drame s’était joué en moins de quatre minutes. D’abord les commentaires confiants, laconiques, des pilotes de chasse fondants sur leur cible, puis une série de Quoi ? suivis de cris pour demander instamment qu’on reconnecte leurs radars, puis d’autres cris en découvrant qu’ils étaient illuminés. Un des pilotes annonça un coup au but, avant de disparaître aussitôt des ondes — mais un coup au but par qui, par quoi ? Comment le même appareil qui avait abattu les Kami pouvait-il avoir simultanément descendu les chasseurs ? Les Américains n’avaient que quatre exemplaires de ce tout nouveau et si coûteux F-22. Orles Kami les suivaient au radar. Par quel tour de magie... ? C’était bien là le problème : ils n’en savaient rien. Les spécialistes de la défense aérienne et les ingénieurs, qui avaient mis au point les systèmes de radar embarqués les meilleurs du monde, hochèrent la tête avec un bel ensemble et baissèrent les yeux ; tous éprouvaient une intense humiliation personnelle, mais sans savoir pourquoi. Sur dix avions, cinq étaient détruits, quatre seulement restaient opérationnels, et s’ils avaient une certitude, c’est qu’ils ne pouvaient plus prendre le risque de les engager au-dessus de l’océan. L’ordre fut émis également de déployer les E-2C de réserve, mais ces derniers appareils, d’origine strictement américaine, étaient moins efficaces que les E-767 qui les avaient remplacés. Les officiers devaient se résoudre à la dure réalité des faits : d’une manière ou de l’autre, la défense aérienne de leur pays venait d’être sérieusement compromise. Il était sept heures du soir, et Ryan s’apprêtait à rentrer chez lui quand le fax crypte se mit à bourdonner. Son téléphone sonnait avant même que la feuille imprimée ne commence à sortir. « Vous n’êtes donc pas fichus de garder un secret ? demanda une voix furieuse au fort accent russe. — Sergueï ? Quel est le problème ? — Koga reste notre meilleure chance de mettre fin aux hostilités, et quelqu’un de chez vous est allé dire aux Japonais qu’il est en contact avec vous ! » Golovko criait presque. Il l’avait appelé depuis chez lui (où il était trois heures du matin). « Vous cherchez à le faire tuer ? — Sergueï Nikolaïtch, bordel de merde, est-ce que vous allez vous calmer ? » Jack se rassit dans son fauteuil — entre-temps, sa page de fax avait fini d’arriver. Elle provenait directement des spécialistes des transmissions de l’ambassade à Moscou, sans aucun doute sur ordre de leurs homologues russes. « Oh, merde... D’accord, on a réussi à le tirer d’affaires, pas vrai ? — Vous êtes infiltré à un très haut niveau, Ivan Emmetovitch... — Ma foi, ce n’est pas à vous que j’apprendrai que ça n’a rien de sorcier. — Nous ferons tout pour découvrir de qui il s’agit, je vous le garantis. » Il y avait encore de la colère dans sa voix. Si c’est pas formidable, songea Ryan, fermant ses paupières douloureuses. Le service de contre-espionnage russe appelé à témoigner devant la cour fédérale. « Peu de gens encore sont au courant... Je vous recontacte. — Je suis ravi d’apprendre que vous restreignez la diffusion d’informations sensibles à des individus si dignes de confiance, Jack. » On raccrocha. Ryan bascula l’interrupteur et composa de mémoire un autre numéro. « Murray. — Ryan. Dan, j’aimerais vous voir, au plus vite. » Il appela ensuite Scott Adler. Puis il se rendit à nouveau chez le Président. Il avait l’impression que le point positif de son rapport serait que le camp adverse avait fait un usage maladroit d’informations de premier ordre. Une fois encore, il en était certain, Yamata se comportait en hommes d’affaires plus qu’en espion professionnel. Il n’avait même pas pris la peine de maquiller les renseignements en sa possession, au risque d’en révéler la source. L’homme n’avait pas conscience de ses limites. Tôt ou tard, cette faiblesse allait lui coûter cher. Parmi les dernières instructions de Jackson avant son départ dans le Pacifique, il y avait l’ordre à douze bombardiers B-1 B de la 384e escadre aérienne de décoller de leur base au sud du Kansas, de s’envoler vers l’est, via Laies aux Açores, et de rallier Diego Garcia, dans l’océan Indien. Le vol de seize mille kilomètres prit plus d’une journée, et quand les appareils se posèrent enfin sur la plus lointaine de toutes les bases américaines, leurs équipages étaient complètement vannés. Les trois KC-10 acheminant les mécanos et la logistique atterrirent peu après, et bientôt tout ce petit monde était endormi. « Qu’est-ce que tu me dis là ? » insista Yamata. L’idée le glaçait. Son propre domicile, violé... Mais par qui ? « Ce que je vous dis, c’est que Koga a disparu et que Kaneda est mort. L’un de vos gardes est encore en vie, mais tout ce qu’il a vu, c’est deux ou trois gaijins. Ils l’ont maîtrisé, et il ne sait même pas comment. — Quelles dispositions a-t-on prises ? — L’affaire a été confiée à la police, dit à son patron Kazuo Taoka. Évidemment, je n’ai pas dit un mot au sujet de Koga. — Il faut le retrouver, et vite. » Yamata regarda dehors. La chance lui souriait encore. Après tout, le coup de fil l’avait trouvé chez lui. « Je ne sais pas... — Moi, si. Merci du tuyau. » Yamata raccrocha sèchement, puis donna un autre coup de fil. Murray franchit rapidement les contrôles de la Maison-Blanche il avait laissé dans la voiture son arme de service. Il n’avait pas vécu un mois plus facile que le reste du gouvernement. Il s’était loupé dans l’affaire Linders avec une erreur de débutant. Du cognac mélangé à un médicament antigrippal se répéta-t-il pour la centième fois, en se demandant ce que Ryan et le Président pourraient bien trouver à lui dire. Le dossier criminel volait en éclats, et sa seule satisfaction était de ne pas avoir traîné un innocent devant les tribunaux, plongeant le Bureau dans l’embarras. Qu’Ed Kealty soit ou non réellement coupable de quoi que ce soit était une question secondaire pour le responsable du FBI. Si vous ne pouviez apporter de preuve à un jury, alors l’inculpé était innocent, point final. Et l’homme allait de toute façon bientôt quitter les responsabilités publiques. C’était déjà ça, se dit Murray tandis qu’un agent du Service secret le conduisait non pas vers le bureau de Ryan, mais vers celui situé dans l’angle opposé de l’aile ouest. « Salut, Dan, dit Jack en se levant pour l’accueillir. — Monsieur le président », dit aussitôt Murray. Il ne connaissait pas l’autre homme qui se trouvait dans la pièce. « Bonjour, je suis Scott Adler. — Enchanté. » Murray lui serra la main. Oh, réalisa-t-il, le type qui a mené les négociations avec les Japs. On avait déjà pas mal avancé. Ryan n’arrivait pas à croire qu’Adler soit l’auteur de la fuite. Les seuls autres au courant à part lui étaient le Président, Brett Hanson, Ed et Mary Pat, peut-être quelques secrétaires. Et Christopher Cook. « Ces diplomates japonais sont-ils surveillés de près ? demanda Ryan. — Ils ne vont nulle part sans quelqu’un pour les tenir à l’oeil, lui assura Murray. Vous pensez à une affaire d’espionnage ? — Probable. Il y a eu une fuite très importante. — Ça doit être Cook, dit Adler. Ce ne peut être que lui. — Bien. Mais d’abord, je dois vous apprendre un certain nombre de choses, indiqua le chef du Conseil national de sécurité. Il y a moins de trois heures, nous avons anéanti leurs défenses aériennes. On pense avoir abattu dix ou onze appareils. » Il aurait pu poursuivre, mais s’en abstint. Il restait toujours la possibilité que la fuite vienne d’Adler, après tout, et la phase suivante de l’opération ZORRO devait être une surprise complète. « Ça va les rendre nerveux, et ils ont toujours leurs armes nucléaires. Une combinaison dangereuse, Jack », remarqua le secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Nucléaires ? s’étonna Murray. Bon Dieu. « Ont-ils changé d’attitude dans les négociations ? » demanda le Président. Adler fit un signe de dénégation. « Pas le moins du monde, monsieur. Ils sont prêts à nous restituer Guam, mais ils veulent se garder le reste des Mariannes. Ils ne reculent pas d’un iota, et rien de ce que j’ai pu dire n’a réussi à les ébranler. — Bien. » Ryan se retourna. « Dan, nous avons été en contact avec Mogataru Koga... — C’est l’ex-Premier ministre, n’est-ce pas ? » demanda Dan, qui voulait être sûr de bien suivre le mouvement. Jack acquiesça. « C’est exact. Nous avons infiltré deux agents de la CIA au Japon sous une fausse identité de Russes, et ils ont rencontré Koga sous cette couverture. Mais Koga s’est fait lui-même enlever par le type qui, d’après nous, semblerait mener la danse. Il aurait révélé à Koga qu’il était au courant de ses contacts avec des Américains. — Ce doit être Cook, répéta Adler. Aucun autre membre de la délégation n’est au courant, et Chris se charge de mes contacts officieux avec leur numéro deux, Seiji Nagumo. » Le diplomate marqua un temps d’arrêt, puis laissa éclater sa colère. « C’est vraiment un comble, non ? — On lance une enquête pour espionnage ? » demanda Murray. Détail significatif, nota-t-il, le Président laissa à Ryan le soin de donner la réponse. « Vite fait bien fait, Dan. — Et ensuite ? » Adler voulait savoir. « Si c’est bien lui, on n’a qu’à le retourner, ce salaud. » Murray approuva d’un vigoureux signe de tête l’euphémisme en cours au FBI. « Que voulez-vous dire, Jack ? demanda Durling. — C’est l’occasion ou jamais. Ils pensent avoir une bonne source de renseignements et, à l’évidence, ils cherchent à les exploiter. À la bonne heure, poursuivit Jack. Nous pouvons en tirer avantage. On va leur refiler quelques informations bien juteuses, puis on n’aura plus qu’à les leur foutre dans le cul. » Le plus urgent était d’étayer la défense aérienne des îles métropolitaines. Cette décision ne fut pas sans causer un certain émoi au QG, de la défense nippone, et pour accentuer le malaise, elle se basait sur des informations partielles et non l’ensemble de données précises qui avait servi à préparer le plan stratégique global auquel le haut commandement militaire essayait de se tenir. Le meilleur système d’alerte radar que possédait leur pays était embarqué sur les quatre destroyers Aegis de classe Kongo qui patrouillaient au large des Mariannes du Nord. C’étaient de formidables bâtiments équipés de leur propre système de défense aérienne intégrée. Sans être aussi mobiles que les E-767, ils étaient toutefois plus puissants et pouvaient fonctionner de manière autonome. Aussi, dès avant l’aube, l’escadre reçut-elle l’ordre de remonter à toute vapeur vers le nord pour établir un barrage radar à l’est des iles du Japon. Après tout, la marine américaine ne bougeait pas, et s’ils reconstituaient les défenses du pays, ils avaient encore une bonne chance d’aboutir à une solution diplomatique. Dès que le signal parvint au Mutsu, l’amiral Sato en vit la logique, et ordonna aussitôt à ses bâtiments de faire route à leur vitesse maximale. Il restait malgré tout soucieux. Il savait que son système radar SPY était tout à fait capable de détecter des avions furtifs — les Américains l’avaient démontré avec leur propre version. Il savait également que ses bâtiments étaient suffisamment redoutables pour intimider l’adversaire. Ce qui le tracassait le plus, c’était que, pour la première fois, son pays n’avait pas l’initiative : il n’agissait pas, mais réagissait aux mouvements des Américains. Il osait espérer que c’était temporaire. « Intéressant », observa aussitôt Jones. Les traces ne dataient que de quelques minutes, mais il y en avait deux, représentant sans doute plus de deux unités en formation serrée, bruyantes, et qui venaient d’opérer un léger changement de cap vers le nord. « Bâtiments de surface, aucun doute, annonça l’opérateur sonar deuxième classe. On dirait un bruit de moteur... » Il se tut quand Jones entoura de rouge une autre trace. « Et ça, c’est le battement de l’hélice. Au moins trente noeuds, ça veut dire des bâtiments de guerre rudement pressés. » Jones se dirigea vers le téléphone pour appeler le ComSubPac. « Bart ? Ron ? On a quelque chose, ici. Cette escadre de destroyers qui opérait autour de Pagan... — Oui, eh bien ? demanda Mancuso. — Il semblerait qu’ils foncent vers le nord. On a quelqu’un là-haut pour les réceptionner ? » Puis Jones se souvint de plusieurs coups de sonde dans les eaux autour de Honshu. Mancuso ne leur disait pas tout, comme on pouvait s’y attendre pour des opérations tactiques. Sa façon d’esquiver la question serait une réponse en soi, estima le civil. « Pouvez-vous me tracer une route ? » Bingo. « Laissez-moi un petit peu de temps. Disons une heure, d’accord ? Les données sont encore un rien confuses, patron. » La voix ne semblait pas outre mesure déçue par sa réponse, nota Jones. « À vos ordres, monsieur. On vous tiendra au courant. — Bon travail, Jones. » Il raccrocha, regarda autour de lui. « Chef ? On s’attelle à définir une route pour ces traces. » Quelque part au nord, songeait Jones, quelqu’un était en train d’attendre. Il se demanda qui ça pouvait être, et n’aboutit qu’à une seule réponse. Le temps travaillait dorénavant contre eux. Hiroshi Goto ouvrit le conseil de cabinet à dix heures du matin, heure locale, soit minuit à Washington, où se trouvaient les négociateurs. Il était manifeste que les Américains tenaient à leur apporter la réplique, même si certains n’y voyaient qu’une ruse diplomatique, une démonstration de force obligée, pour mieux se faire entendre à la table des négociations. Certes, ils avaient sérieusement entamé leur défense aérienne, mais ça n’allait pas plus loin. L’Amérique était incapable, et sans doute peu désireuse de lancer une attaque systématique contre le Japon. Trop risqué. Le Japon détenait des missiles à tête nucléaire, pour commencer. En outre, il possédait toujours des défenses aériennes perfectionnées, malgré les événements de la nuit passée, et la situation se ramenait en définitive à un calcul tout simple. De combien de bombardiers disposait l’Amérique ? Combien étaient en état de frapper leur pays, à supposer même qu’ils n’aient rien pour les arrêter ? Combien de temps prendrait une telle campagne de bombardement ? L’Amérique en avait-elle la volonté politique ? Toutes les réponses à toutes ces questions étaient favorables à leur pays, estimaient les ministres, l’oeil toujours fixé sur le but ultime, qui scintillait, tentant, éclatant, devant eux. En outre, tous avaient plus ou moins un protecteur pour s’assurer qu’ils prendraient les bonnes décisions au bon moment. Sauf Goto, bien entendu, dont le protecteur, ils le savaient, était ailleurs en ce moment. En attendant, leur ambassadeur à Washington devait marquer sa ferme opposition à l’attaque américaine contre le Japon, en faisant observer qu’une telle attitude n’arrangeait rien, et qu’il n’y aurait plus aucune concession tant qu’il n’y serait pas mis fin. On ferait également observer que toute attaque directe contre le territoire nippon serait considérée comme une affaire de la plus extrême gravité ; après tout, le Japon n’avait à aucun moment visé directement les intérêts vitaux de l’Amérique... jusqu’ici. Cette menace à peine voilée devrait sans aucun doute suffire à leur faire entendre raison. Goto approuva de la tête les suggestions, regrettant l’absence de son protecteur personnel pour le soutenir, et sachant que Yamata l’avait déjà court-circuité en s’adressant directement à de hauts responsables de la Défense. Il faudrait qu’il s’en ouvre à Raizo. « Et s’ils remettent ça ? demanda-t-il. — Nous allons mettre nos défenses en alerte maximale dès ce soir, et une fois nos destroyers déployés, ils représenteront une menace toujours aussi formidable. D’accord, ils ont fait leur démonstration de force, mais jusqu’ici, ils n’ont même pas encore réussi à simplement survoler notre territoire. — Il faut faire plus, dit Goto, qui se rappelait ses instructions. Nous pouvons accentuer la pression sur les Américains en dévoilant publiquement l’existence de notre arme ultime. — Non ! dit aussitôt un ministre. C’est chez nous que cela risque de provoquer le chaos ! — Chez eux également », répondit Goto, mais sans grande conviction, estimèrent les ministres. Ils constataient une fois encore que c’étaient les idées d’un autre qui s’exprimaient par sa bouche. Et ils savaient qui. « Cela les forcera à changer de ton dans la négociation. — Cela pourrait également les conduire à envisager une attaque d’envergure. — Ils ont bien trop à y perdre, insista Goto. — Et pas nous ? rétorqua le ministre, en se demandant jusqu’où allait sa loyauté envers son chef, et où commençait celle envers ses concitoyens. Et s’ils décident d’une frappe anticipée ? — Impossible. Ils ne sont pas armés pour ça. Nos missiles ont été disposés avec un soin extrême. — Oui, et notre système de défense aérienne est également invincible, railla un autre ministre. — Le mieux serait peut-être une allusion de notre ambassadeur au fait que nous pourrions détenir des armes nucléaires, suggéra un troisième ministre. Peut-être que ce serait suffisant. » Il y eut quelques signes d’assentiment autour de la table, et Goto, malgré ses ordres, approuva la proposition. Le plus dur était de ne pas se laisser gagner par le froid, malgré tout leur équipement polaire. Richter se blottit dans le duvet et céda à un vague accès de culpabilité en songeant aux paras obligés de faire le guet autour du terrain de fortune qu’ils avaient aménagé sur ce flanc de montagne glacial et désertique. Son principal souci était une défaillance technique sur l’un des trois hélicoptères. Malgré les redondances de tous les systèmes, il y avait plusieurs instruments qui seraient irréparables en cas de panne. Les paras savaient ravitailler les zincs en carburant, ils savaient recharger les munitions, mais leurs compétences s’arrêtaient à peu près là. Richter avait déjà décidé de leur confier la sécurité au sol. Il suffisait qu’un malheureux peloton se pointe sur cet alpage pour qu’ils soient tous foutus. Les paras pourraient tuer tous les intrus, alors qu’un seul appel radio suffirait à mobiliser un bataillon entier en l’espace de quelques heures, et ils n’auraient aucune chance de s’en sortir. Les opérations spéciales... C’était parfait tant que tout marchait, comme tout le reste de ce qu’on fait sous l’uniforme, mais la situation actuelle leur laissait une marge de manoeuvre si mince qu’on pouvait voir au travers. Sans parler du problème de l’évacuation, se souvint le pilote. Il aurait mieux fait de s’engager dans la marine. « Chouette baraque. » Les règles étaient différentes en temps de guerre, se dit Murray. Les ordinateurs facilitaient les choses, un fait que le Bureau avait mis du temps à assimiler. Une fois réunie son équipe de jeunes agents, leur première tâche s’était réduite à une banale vérification de compte bancaire, qui leur fournit une adresse. La maison était plutôt haut de gamme, mais quand même (encore) dans les moyens d’un haut fonctionnaire fédéral qui aurait économisé sou par sou pendant des années. Apparemment, c’est ce qu’avait fait Cook. Il faisait toutes ses opérations bancaires à la First Virginia, et un des gars du FBI était capable d’éplucher ses comptes, assez en tout cas pour constater qu’à l’instar de la majorité des gens, Christopher Cook vivait d’une quinzaine sur l’autre avec le chèque de sa paie : il n’avait réussi qu’à économiser quatorze mille dollars en cours de route, sans doute en prévision de l’inscription de ses gosses à l’université, ce qui relevait de l’optimisme béat, estimait Murray, vu le coût des études supérieures en Amérique. Plus intéressant, une fois installé dans ses nouveaux murs, il n’avait plus touché à ses économies. Il avait un emprunt logement, mais d’un montant inférieur à deux cent mille dollars, et avec les cent quatre-vingts tirés de la vente de son ancienne maison, il restait un trou non négligeable que les relevés bancaires ne pouvaient expliquer. D’où tirait-il le reste de ses revenus ? Un coup de fil aux services du fisc, en prétextant une possibilité d’évasion fiscale, avait fourni d’autres archives informatiques qui avaient révélé qu’il n’avait pas d’autres revenus familiaux pour expliquer sa situation financière ; une vérification des antécédents révéla que les parents des deux époux Cook, tous décédés, n’avaient pas laissé de manne à leurs enfants. Une enquête complémentaire révéla que leurs voitures avaient été payées comptant, et que si la première accusait ses quatre ans d’âge, la seconde était une Buick dont la sellerie devait encore sentir le neuf, et qu’en outre elle avait été réglée en liquide. Ils se trouvaient donc en face d’un homme qui vivait largement au-dessus de ses moyens, et si le gouvernement avait souvent omis ce genre de détail dans les affaires d’espionnage, il avait depuis retenu la leçon. « Eh bien ? demanda Murray en se tournant vers ses hommes. — Il n’y a pas encore matière à poursuites, mais sûr qu’on n’en est pas loin, observa son adjoint sur l’enquête. Il faut qu’on rende visite à d’autres banques, qu’on consulte d’autres dossiers. » Ce qui exigeait un mandat officiel, mais ils savaient déjà quel juge accepterait d’instruire l’affaire. Le FBI savait toujours quels juges étaient dociles, et lesquels ne l’étaient pas. On avait bien sûr procédé à des vérifications similaires avec Scott Adler qui, découvrirent-ils, était divorcé, vivait seul dans un appartement de Georgetown, payait pension alimentaire et prestation compensatoire, et possédait une belle voiture, mais sinon, rien d’anormal. Quant au ministre Hanson, ses années d’exercice de la profession d’avocat lui permettaient de vivre dans l’aisance et de rester insensible aux tentatives de corruption. On réexamina leurs dossiers, les enquêtes fouillées préalables à leur entrée au gouvernement et à l’obtention de leur visa de sécurité tout était normal, excepté, pour Cook, cet achat récent d’une maison et d’une voiture. En insistant, ils finiraient bien par tomber sur un chèque annulé servant de justificatif de domicile pour une demande de prêt immobilier. C’était l’avantage des banques. Elles archivaient tout, c’était toujours sur un papier quelconque, et cela laissait toujours une trace. « Bien, on va donc faire comme si c’était notre gars. » Le sous-directeur adjoint embrassa du regard sa troupe de brillants éléments qui, tout comme lui, avaient oublié d’envisager la possibilité que Barbara Linders ait pris un médicament susceptible de réagir avec le cognac qu’à une certaine époque, Ed Kealty gardait toujours à portée de main. Leur embarras collectif valait bien le sien. Et ce n’était pas si mal, estimait Dan. On se démenait toujours pour rétablir sa crédibilité après une boulette. Jackson sentit le choc violent de l’appontage, puis la brusque décélération du brin d’arrêt, qui l’écrasa contre le dossier de son siège installé à contresens. Encore une expérience détestable derrière lui. Il préférait de loin tenir lui-même les commandes pour se poser sur un porte-avions, et appréciait modérément de confier son existence à quelque enseigne de vaisseau boutonneux — en tout cas, c’est ainsi que les voyait tous l’amiral. Il sentit l’appareil virer sur la droite, rouler vers une portion inoccupée du pont d’envol, puis une porte s’ouvrit et il descendit en hâte. Un équipier de pont le salua et l’invita à gagner une porte ouverte au pied de l’îlot. Il avisa la cloche d’annonce et, sitôt qu’il fut entré, un Marine salua au garde-à-vous, tandis qu’un quartier-maître de deuxième classe actionnait le carillon, tout en annonçant dans l’interphone : « Le chef de l’escadre soixante-dix-sept sur le pont. — Bienvenue à bord, amiral, dit Bud Sanchez, tout sourire, très chic dans sa combinaison de vol. Le commandant est sur la passerelle. — Eh bien, dans ce cas, au boulot. — Comment va la jambe, Robby ? demanda le CAG, à mi-hauteur de la troisième échelle. Raide comme du bois, depuis le temps que je suis assis. » Ça avait pris un bout de temps. Le briefing à Pearl Harbor, l’avion de l’Air Force jusqu’à Eniwetok, où il avait attendu que le C-2A daigne bien venir le prendre pour le déposer sur son navire amiral. Jackson ne ressentait même plus le décalage horaire, pressé qu’il était d’agir enfin — c’est qu’il ne devait pas être loin de midi, à voir la hauteur du soleil. « Est-ce que notre bidonnage tient toujours ? s’inquiéta Sanchez. — Impossible à dire, Bud. Tant qu’on ne sera pas sur zone. » Jackson laissa un Marine ouvrir la porte de la timonerie. C’est vrai qu’il avait la jambe raide, comme pour lui rappeler que les opérations aériennes étaient bel et bien finies pour lui. « Bienvenue à bord, amiral », dit le commandant en levant les yeux d’une liasse de dépêches. Des grondements de post-combustion trahissaient que le Johnnie Reb procédait à des opérations de catapultage : effectivement, un coup d’oeil vers l’avant lui montra un Tomcat, propulsé vers le ciel par la catapulte bâbord. Le porte-avions se trouvait environ à mi-distance des Carolines et de Wake. Cette dernière île était plus près des Mariannes, raison pour laquelle on ne l’utilisait pas. Wake possédait un excellent aérodrome, toujours entretenu par l’Air Force. Eniwetok n’était en revanche qu’un terrain de dégagement, connu comme tel, et par conséquent plus apte à accueillir discrètement une escadrille, même s’il était bien moins pratique pour la maintenance. « Bien, alors quoi de neuf depuis que j’ai quitté Pearl ? demanda Jackson. — De bonnes nouvelles. » Le commandant lui tendit l’une des dépêches. « C’est parfaitement net, dit Jones, penché sur les relevés du sonar. — Sûr qu’ils doivent être pressés », reconnut Mancuso, évaluant d’un coup d’oeil la vitesse et la distance ; ce qu’il voyait ne lui plaisait pas du tout, ce qui confirma les expectations de Jones. « Qui doit les attendre ? — Ron, je n’ai pas le droit... — Monsieur, je ne pourrai guère vous aider si je ne sais rien, argumenta Jones. Vous trouvez que je suis un risque pour la sécurité ou quoi ? » Mancuso réfléchit plusieurs secondes avant de répondre. « Le Tennessee se trouve juste à la verticale de la dorsale méridionale de Honshu, en soutien logistique à une opération spéciale qui doit être lancée dans les prochaines vingt-quatre heures. — Et le reste des Ohio ? — Ils viennent de doubler l’atoll d’Ulithi, et poursuivent vers le nord, un peu moins vite à présent. La force de SSN ouvrira la route au porte-avions. Les Ohio ont pour mission de pénétrer en éclaireurs. » Ce qui se tenait, estima Jones. Les sous-marins nucléaires étaient trop lents pour opérer en parallèle avec un porte-avions et son escadre — qu’il avait également suivis grâce au réseau SOSUS —, en revanche, ils étaient parfaits pour s’insérer au milieu d’une ligne de patrouille de sous-marins d’attaque... à condition que leurs skippers sachent y faire. Un point qu’il fallait toujours prendre en considération. « Les destroyers japonais arriveront sur le Tennessee à peu près au moment où... — Je sais. — Qu’est-ce que vous avez d’autre pour moi ? » demanda brusquement le ComSubPac. Jones le conduisit devant la carte murale. Il y avait désormais sept silhouettes de SSK marquées d’un cercle sur le tableau, et une seule était assortie d’un « ? ». Celle-ci correspondait à une position dans le passage entre la plus septentrionale des Mariannes, qui était Maug, et l’archipel des Bonin, dont la plus célèbre était Iwo-Jima. « Nous avons essayé de nous concentrer dessus, expliqua Jones. J’ai bien détecté quelques signaux faibles, mais rien de suffisamment concret pour définir une trajectoire. Si j’étais eux, je couvrirais ce secteur. — Moi de même », confirma Chambers. Un mouvement possible pour les Américains serait de former un barrage de sous-marins en travers du détroit de Luçon, afin d’interdire tout trafic pétrolier vers les iles nippones. C’était toutefois une décision politique. La flotte du Pacifique n’avait pas encore reçu l’autorisation d’attaquer les navires de commerce japonais, et le Renseignement indiquait que, pour le moment, la majeure partie du trafic pétrolier était assurée par des navires battant pavillon de complaisance : les attaquer eût été risquer toutes sortes de complications politiques. On peut pas se permettre d’offenser le Liberia, n’est-ce pas ? songea Mancuso avec une grimace. « Pourquoi ce retour précipité de leurs destroyers ? » demanda Jones. Cela ne paraissait pas très logique. « On a bousillé leurs défenses aéroportées, hier soir. — D’accord, ils filent à l’ouest des Bonin... ce qui veut dire que je ne vais pas tarder à les perdre. Quoi qu’il en soit, ils avancent à trente-deux noeuds, et même si leur route est encore mal définie, ils rentrent au bercail, pas de doute. » Jones marqua un temps. « On commence à bien leur prendre la tête, hein ? » Pour une fois, Mancuso se permit un sourire. « Toujours. » 44 … Par qui connaît la musique… « IL faut absolument en passer par là ? demanda Durling. — On a rejoué la simulation à vingt reprises, dit Ryan, parcourant une fois encore la liasse de données. C’est une certitude, monsieur le président. Il faut les éliminer, toutes. » Le Président examina de nouveau les photos satellite. « On n’a toujours pas de certitude à cent pour cent, n’est-ce pas ? » Jack secoua la tête. « Cent pour cent, non, c’est toujours impossible. Nos données paraissent de bonne qualité — les vues aériennes, s’entend. Les Russes ont recueilli des informations similaires, et ils n’ont pas plus envie que nous de se tromper. Il y a bien dix missiles sur cet emplacement, enterrés à grande profondeur. Le site a semble-t-il était choisi délibérément parce qu’il est relativement protégé des attaques. Tous les indices convergent. Ce n’est pas une opération d’intox. La question maintenant est de s’assurer qu’on pourra les détruire. Et il faudra faire vite. — Pourquoi ? — Parce qu’ils sont en train de rapatrier vers leurs côtes des bâtiments capables, jusqu’à un certain point, de détecter les forces aériennes. — Pas d’autre solution ? — Non, monsieur le président. Si ça doit se faire, c’est cette nuit. » Et, nota Ryan en consultant sa montre, la nuit était déjà tombée à l’autre bout du monde. « Nous protestons avec la plus extrême vigueur contre cette attaque américaine sur notre pays, commença l’ambassadeur. Nous nous sommes, depuis le début, toujours refusés à employer de tels moyens, et nous escomptions une courtoisie similaire de la part des États-Unis. — Monsieur l’ambassadeur, je ne suis pas consulté pour les opérations militaires. Des forces américaines ont-elles frappé votre territoire ? demanda Adler, en guise de réponse. — Vous le savez fort bien, et vous devez également savoir que c’est en prévision d’une attaque de grande envergure. Vous devez bien comprendre, poursuivit le diplomate, qu’une telle attaque pourrait entraîner les plus graves conséquences. » Il laissa sa phrase en suspens, tel un nuage de gaz toxique. Adler prit son temps pour répondre. « Je vous rappellerai tout d’abord que ce n’est pas nous qui avons déclenché ce conflit. Je vous rappellerai également que c’est votre pays qui a mené une attaque délibérée pour paralyser notre économie... — Comme vous l’avez fait vous-même ! rétorqua l’ambassadeur, dont la colère pouvait bien servir à masquer autre chose. — Excusez-moi, monsieur l’ambassadeur, mais je crois que c’est à mon tour de parler. » Adler attendit patiemment que le diplomate ait retrouvé son calme ; à l’évidence, ni l’un ni l’autre n’avait eu son compte de sommeil, la nuit précédente. « je vous rappellerai par ailleurs que votre pays a tué des soldats américains, et que si vous espériez nous voir nous abstenir d’une riposte correspondante, alors vous avez commis sans doute une méprise. — Jamais nous n’avons attaqué d’intérêts vitaux américains. — La liberté et la sécurité des citoyens américains, tel est en dernière analyse le seul et unique intérêt vital de mon pays, monsieur l’ambassadeur. » Le changement brutal de climat était aussi manifeste que les raisons qui le justifiaient. L’Amérique s’apprêtait à avancer un pion, et ce mouvement n’aurait sans doute rien de subtil. La réunion se tenait une fois encore au dernier étage du ministère américain des Affaires étrangères, et les participants, assis de chaque côté de la table, semblaient figés comme des statues de pierre. Nul ne voulait révéler quoi que ce soit, pas même un battement de cils, lors des séances officielles. Quelques têtes se tournaient imperceptiblement quand les chefs de chaque délégation s’exprimaient tour à tour, mais sans plus. Cette absence de toute expression aurait fait l’orgueil de joueurs professionnels — mais c’était précisément le but de la partie en cours, même si elle se jouait sans dés ni cartes. Jusqu’à la première suspension de séance, les discussions continuèrent d’achopper sur le préalable de la restitution des Mariannes. « Bon Dieu, Scott », dit Chris en passant la porte-fenêtre de la terrasse. À voir les cernes sous ses yeux, le chef de délégation avait dû veiller une partie de la nuit, sans doute à la Maison-Blanche. Il fallait y voir la conséquence de l’entrée dans la saison des primaires. Les médias faisaient des gorges chaudes des deux bâtiments de guerre immobilisés à Pearl Harbor, et des reportages télévisés arrivaient maintenant de Saipan et de Guam, livrant les témoignages (visages masqués, voix maquillées) d’insulaires expliquant d’un côté leur profond désir de rester des citoyens américains, et de l’autre exprimant leurs craintes réelles à rester sur les îles en cas de contre-attaque. Cette ambivalence était de nature à entretenir la perplexité de l’opinion, et les sondages étaient partagés : même s’ils révélaient un fort pourcentage de gens scandalisés par les événements récents, une majorité presque aussi forte réclamait une solution négociée. Si possible. Et une forte minorité de quarante-six pour cent, d’après le sondage Washington Post/ABC publié le matin même, ne manifestait guère d’optimisme. Restait un joker, toutefois : la détention d’armes nucléaires par le Japon, qu’aucun des deux pays n’avait osé annoncer jusqu’ici, par peur de déclencher la panique dans sa population. Chacun, depuis le début des pourparlers, avait espéré un règlement pacifique, mais cet espoir venait quasiment de s’évaporer en l’espace d’à peine deux heures. « L’affaire est désormais aux mains des politiques, expliqua Adler, détournant les yeux pour laisser échapper sa tension avec un grand soupir. On n’a pas le choix, Chris. — Mais leurs bombes atomiques ? » Le secrétaire d’État haussa les épaules, gêné. « On ne pense pas qu’ils sont fous à ce point. — Vous ne pensez pas ? Et quel génie est parvenu à cette conclusion ? — Ryan, qui d’autre ? » Adler marqua un temps. « C’est lui qui mène la danse. Il pense que la meilleure option désormais serait le blocus — tout du moins, l’instauration d’une zone d’exclusion maritime, comme les Anglais l’avaient fait aux Malouines. Pour leur couper le pétrole, expliqua Adler. — 1941 bis, c’est ça ? Je croyais que cet abruti était historien ! C’est quand même ce qui a déclenché une guerre mondiale, au cas où tout le monde l’aurait oublié ! — La simple menace... Si Koga a le cran de faire entendre sa voix, on pense que leur coalition gouvernementale pourrait éclater. Aussi, tâchez de voir ce que l’autre camp... enfin, quel est le poids réel de l’opposition chez eux. — On est en train de jouer un jeu dangereux... — Absolument », admit Adler en le fixant sans ciller. Cook se détourna pour gagner l’autre bout de la terrasse. Jusqu’ici, Adler avait toujours estimé que cela faisait partie du processus normal de négociations sérieuses — non sans trouver stupide que les vraies discussions doivent se mener derrière une tasse de thé ou de café avec des petits fours, sous prétexte que les véritables négociateurs ne voulaient pas prendre le risque de déclarations susceptibles de... enfin, bon, c’était la règle. Et le camp d’en face en usait avec une adresse extrême. Il regarda discuter les deux hommes. L’ambassadeur nippon semblait bien plus mal à l’aise que son principal conseiller. Que pensent-ils réellement ? Adler aurait tué pour le savoir. Il était désormais facile de voir en cet homme un ennemi personnel, ce qui eût été une erreur. C’était un professionnel qui servait son pays comme il était payé et assermenté pour le faire. Leurs regards se croisèrent fugitivement — l’un et l’autre faisaient mine d’ignorer Nagumo et Cook —, et le mur de leur impassibilité professionnelle se brisa un bref, un très bref instant, comme si l’un et l’autre se rendaient compte soudain que le vrai sujet du débat concernait la guerre, la vie et la mort, et que la réponse à ces questions leur était imposée de l’extérieur. Ce fut un étrange moment de camaraderie que celui où ces deux hommes se demandèrent comment la situation avait pu dégénérer ainsi, et comment on pouvait gâcher ainsi leurs qualités professionnelles. « Ce serait une initiative bien stupide, dit aimablement Nagumo, avec un sourire forcé. — Si vous avez un moyen d’accéder à Koga, vous feriez bien d’en profiter. — Je l’ai, mais il est encore trop tôt, Christopher. Il nous faut une contrepartie. Est-ce donc si difficile à comprendre ? — Il est hors de question que Durling soit réélu s’il brade l’existence de quelque trente mille citoyens américains. Ce n’est pas plus compliqué. S’il faut pour cela tuer quelques milliers de vos compatriotes, il n’hésitera pas. Et sans doute estime-t-il qu’une menace directe sur votre économie est encore un moindre mal. — Cela changerait si vos concitoyens savaient... — Et comment réagiront les vôtres quand ils l’apprendront ? » Cook connaissait assez bien le Japon pour savoir que là-bas, l’homme de la rue considérait avec horreur les armes nucléaires. Fait intéressant, les Américains étaient parvenus à la même opinion. Peut-être la logique allait-elle finir par triompher, estima le diplomate, mais pas assez vite, et pas dans ce contexte. « Ils comprendront bien que ces armes sont vitales pour nos nouveaux intérêts, répondit rapidement Nagumo, surprenant son interlocuteur. Mais vous avez raison, il est également vital qu’elles ne soient jamais utilisées, aussi devons-nous prendre les devants pour contrer vos efforts visant à étrangler notre économie. Des gens mourront, sinon. — Des gens meurent déjà, Seiji, d’après ce qu’a révélé votre patron, tout à l’heure. » Sur ces mots, chacun des hommes revint auprès de son supérieur. « Eh bien ? demanda Adler. — Il dit qu’il a été en contact avec Koga. » Cette partie du plan était si évidente que le FBI n’y avait même pas pensé — ils avaient même failli piquer une crise quand il la leur avait suggérée — mais Adler connaissait bien Cook. Il aimait cette phase du processus diplomatique, il l’appréciait même un peu trop, il jouissait de l’importance qu’il avait acquise. Même maintenant, Cook ignorait ce qu’il venait de laisser échapper, tout simplement. La malveillance n’était pas encore nettement établie, mais cela suffisait à persuader Adler que Cook était sans doute à l’origine des fuites, or il venait justement de transmettre un nouvel élément d’information, même s’il s’agissait d’un artifice élaboré par Ryan. Adler se remémora les années passées, quand Ryan était un des consultants chargés d’évaluer les procédures de la CIA, et qu’il s’était fait remarquer des hautes sphères du pouvoir en inventant un piège analogue. Eh bien, le piège avait fonctionné de nouveau. Le temps ce matin était si froid que les délégations réintégrèrent prématurément les salons pour reprendre la séance. Peut-être que celle-ci allait finalement aboutir, se dit Adler. Le colonel Michael Zacharias se chargea des dernières instructions avant le vol. C’était une réunion de routine, même si les B-2 n’avaient jusqu’ici jamais été engagés au combat — plus exactement, n’avaient jamais largué de bombe —, mais le principe était le même. Le 59e groupe de bombardement datait de 1944, formé à l’époque sous le commandement du colonel Paul Tibbets, de l’armée de l’air des États-Unis, et basé dans une ville de l’Utah — le colonel y avait vu un signe — d’où sa famille était originaire. Le commandant de l’escadre aérienne, un général de brigade, serait aux commandes de l’avion de tête. Le second piloterait le numéro deux. En tant que chef-adjoint des opérations, il prendrait le numéro trois. C’était la phase la plus déplaisante du boulot, mais elle était suffisamment importante pour qu’il ait pris la peine d’étudier les règles d’éthique en temps de guerre et décidé que les paramètres de la mission entraient dans le cadre défini par les juristes et les philosophes pour les combattants. Il faisait un froid mordant à Elmendorf et c’est en camionnette qu’ils gagnèrent leurs bombardiers. Cette nuit, il y aurait trois hommes à bord de chaque appareil. Le B-2 avait été conçu pour être piloté à deux, mais on avait prévu la place d’un opérateur pour les systèmes de défense, même si le constructeur affirmait que le copilote pouvait tout à fait s’en charger. Mais en situation réelle de combat, on avait toujours besoin d’une marge de sécurité, et avant même que les Spirit n’aient quitté le Missouri, on leur avait ajouté cent cinquante kilos de matériel, en sus des quatre-vingts et quelques de l’opérateur de systèmes de guerre électronique. Ce n’étaient pas les paradoxes qui manquaient avec cet appareil. Traditionnellement, les zincs de l’Air Force portaient un numéro sur la dérive de queue, mais le B-2 n’avait pas de dérive, aussi l’avait-on peint sur la trappe du train avant. C’était un bombardier de pénétration, mais qui volait très haut, comme un avion de ligne, pour économiser le carburant — même si le contrat avait été modifié en cours de définition du prototype pour y rajouter des capacités de pénétration à basse altitude. C’était l’un des appareils les plus coûteux jamais construits, qui alliait l’envergure d’un DC-10 avec une invisibilité quasi parfaite. Bien que peint en gris ardoise pour se fondre dans le ciel nocturne, il brillait maintenant de l’espoir de mettre fin à une guerre. Et bien qu’il s’agisse d’un bombardier, chacun espérait que sa mission se déroulerait le plus paisiblement possible. Tout en se harnachant, Zacharias estimait malgré tout plus facile de l’envisager comme une véritable mission de bombardement. Les quatre réacteurs Général Electric s’allumèrent successivement, les jauges linéaires des compte-tours montèrent jusqu’au régime de ralenti haut — déjà l’appareil biberonnait allégrement le kérosène, au même rythme que s’il volait à peine puissance à son altitude de croisière. Dans le même temps, le copilote et l’opérateur de contre-mesures électroniques vérifiaient leurs systèmes embarqués, vérification qu’ils jugèrent positive. Et puis, en file indienne, les trois bombardiers se mirent à rouler pour gagner la piste d’envol. « Ils nous facilitent la tâche », commenta Jackson, qui avait rejoint le PC de combat, sous le pont d’envol. Il avait certes envisagé une telle éventualité dans son plan de bataille général, mais sans se permettre de l’espérer. Son plus dangereux adversaire était l’escadre de quatre destroyers Aegis que les Japonais avaient expédiés pour protéger les Mariannes. La Navy n’avait pas encore appris à déjouer la combinaison radar-missiles, et il s’attendait à perdre des avions et des hommes, mais une chose restait sûre, l’Amérique avait désormais l’initiative. L’autre camp se portait au-devant de lui pour contrer ses actions éventuelles, et c’était à coup sûr jouer perdant. Robby le sentait maintenant. Le John Stennis filait en avant toute à trente noeuds, cap au nord-ouest. Il consulta sa montre et se demanda si le reste des opérations qu’il avait préparées au Pentagone se déroulait comme prévu. Cette fois, c’était un peu différent. Comme la nuit précédente, Richter lança les turbines de son Comanche, en se demandant s’il allait toujours s’en tirer aussi bien ; c’est qu’il n’oubliait pas cet axiome des opérations militaires : la même action réussissait rarement deux fois de suite. Dommage que le type qui avait concocté ce plan l’ait sans doute oublié, lui. Était-ce ce pilote de chasse de l’aéronavale qu’il avait rencontré à Nellis, plusieurs mois auparavant ? Sans doute pas, estima-t-il. Le mec était trop pro pour ça. Encore une fois, les paras avaient préparé leurs petits extincteurs ridicules, et encore une fois, ceux-ci se révélèrent inutiles, car encore une fois, Richter décolla sans incident, pour remonter aussitôt le long des pentes du Shuraishi-san, à l’est de Tokyo, mais cette fois, deux autres appareils l’accompagnaient. « Il veut voir Durling personnellement, expliqua Adler. Il l’a annoncé à l’issue de la session matinale. — Quoi d’autre ? » demanda Ryan. Comme à son habitude, le diplomate avait d’abord rendu compte de l’affaire en cours. « C’est bien Cook, notre bonhomme. Il m’a révélé que son contact était en liaison avec Koga. — Lui avez-vous... — Oui, je lui ai dit ce que vous vouliez. Et pour l’ambassadeur ? » Ryan jeta un oeil à sa montre. Le minutage était déjà serré, et il n’avait vraiment pas besoin de cette complication, mais il n’avait pas compté non plus sur une collaboration de l’adversaire. « Accordez-moi une heure et demie. Je règle ça avec le patron. » L’opérateur de contre-mesures électroniques avait également la responsabilité de la vérification des systèmes d’armes. Bien que prévues pour quatre-vingts engins de deux cent cinquante kilos, les soutes à bombes ne pouvaient accueillir que huit exemplaires des pénétrateurs d’une tonne, et huit fois trois, ça faisait vingt-quatre. C’était une autre opération arithmétique qui rendait nécessaire la phase ultime de la mission, quand l’emport de charges nucléaires aurait pu définitivement régler le problème, mais les ordres d’en haut avaient formellement exclu cette éventualité, et le colonel Zacharias n’y voyait pas d’objection. Il voulait pouvoir vivre avec sa conscience. « Tous les systèmes au vert, chef », annonça l’OCE. Pas vraiment une surprise, vu que toutes les armes avaient été vérifiées successivement par un sergent-chef fourrier ainsi que par un ingénieur civil du fournisseur, et qu’elles avaient subi chacune une bonne douzaine de simulations, avant d’être transportées avec un luxe de précautions jusque dans la soute à bombes. Il fallait bien, si l’on voulait bénéficier de la garantie de fiabilité à quatre-vingt-quinze pour cent du constructeur, même si ce n’était pas suffisant pour avoir une certitude absolue. Il leur aurait fallu davantage d’appareils pour cette mission, mais c’étaient les seuls disponibles, et guider trois Spirit en simultané n’était déjà pas une mince affaire. « Je commence à détecter de la friture, au deux-deux-cinq », annonça l’OCE. Dix minutes plus tard, il était manifeste que tous les radars au sol du pays étaient allumés à pleine puissance. Enfin, c’était pour ça qu’ils avaient construit le réseau, après tout, se dirent les trois membres d’équipage. « Parfait. Donne-moi un cap, ordonna Zacharias, tout en contrôlant son propre écran. — Le un-neuf-zéro m’a l’air pas mal, pour l’instant. » Les instruments identifiaient tous les radars selon leur type, et le mieux était de tirer parti des plus anciens — par chance, ils étaient de conception américaine et leurs caractéristiques n’avaient aucun secret pour eux. À l’avant des B-2, les Lightning ne chômaient pas non plus cette fois, ils étaient seuls et discrets, approchant Hokkaido par l’est, tandis que les bombardiers derrière eux avaient choisi une route plus méridionale. L’exercice désormais était plus mental que physique. L’un des 767 japonais était en vol, cette fois nettement en retrait au-dessus des terres, et sans doute gardé de près par des chasseurs, tandis que les E-2C, moins puissants, patrouillaient juste au large des côtes. Sans doute allaient-ils faire travailler la chasse au maximum, et effectivement, son détecteur de menaces indiquait que des Eagle étaient en train de balayer le ciel avec leurs radars APG-70. Bon, il était temps de leur faire payer ça. Les deux appareils de sa formation obliquèrent légèrement sur la droite pour se porter au-devant des deux Eagle les plus proches. Deux appareils étaient encore au sol, dont un avec un échafaudage entourant le radôme. Sans doute celui qui était en réparation, estima Richter qui approchait précautionneusement par l’ouest. Il y avait encore des collines pour lui fournir un abri, même si l’une d’elles était surmontée d’un énorme radar, élément du système de défense aérienne. Son ordinateur de bord lui calcula un couloir de sécurité et il descendit pour s’y insérer. Cela le fit déboucher à cinq kilomètres du site du radar, mais en contrebas ; désormais, c’était au Comanche de faire ce pour quoi on l’avait conçu. Richter passa la dernière crête, son radar Longbow balayant la zone devant lui. Son logiciel d’analyse sélectionna les deux E-767 dans sa bibliothèque de formes hostiles et les illumina sur l’écran de guidage des armes. L’écran tactile placé contre le genou gauche de Richter les identifia en leur attribuant les icônes numéros un et deux. Le pilote sélectionna HELLFIRE dans sa brève liste de choix de munitions, les trappes à missiles s’ouvrirent et il pressa deux fois le bouton. Les Hellfire s’élancèrent sur leur rail en grondant, filant au ras de la colline vers la base aérienne, à huit kilomètres de là. L’objectif numéro quatre correspondait à un appartement situé par chance au dernier étage. ZORRO-TROIS avait pénétré dans la ville par le sud et maintenant le pilote faisait progresser son hélico en crabe : il redoutait d’être repéré depuis le sol, mais tenait à découvrir une fenêtre avec la lumière allumée. Là. Non, pas une lampe, estima le pilote. Plutôt un poste de télé. Ce qui ne changeait rien. Il passa en guidage manuel pour verrouiller le tir sur la tache de lumière bleue. Kozo Matsuda se demandait à présent pourquoi diantre il s’était fourré dans un tel pétrin, mais les réponses étaient toujours les mêmes. Il avait par assez développé son entreprise et s’était retrouvé contraint à une alliance avec Yamata — mais où était son ami, en ce moment ? À Saipan ? Pourquoi ? Ils avaient besoin de lui ici. Le cabinet devenait nerveux, et même si Matsuda y avait placé son homme pour répercuter ses instructions, il avait pu constater quelques heures plus tôt que les ministres pensaient désormais tout seuls comme des grands, et ça, c’était très mauvais signe — tout comme d’ailleurs les événements récents. Les Américains, fâcheuse surprise, avaient en partie réussi à percer les défenses de son pays. Ne comprenaient-ils donc pas qu’il fallait mettre fin à la guerre, garder définitivement la main sur les Mariannes et forcer l’Amérique à accepter ces changements ? Il semblait que la seule chose qu’ils sachent comprendre soit la force, mais si Matsuda et ses collègues s’étaient crus aptes à en faire usage, cela n’avait pas intimidé les Américains comme on l’avait prévu. Et si... Et sils ne s’écrasaient pas ? Yamata-san leur avait assuré qu’ils seraient obligés de céder, mais il leur avait également assuré qu’il pourrait engendrer le chaos dans leur système financier, or ces salauds avaient réussi, d’une manière ou de l’autre, à déjouer l’attaque encore plus adroitement que Mushashi dans le duel au sabre du film de ce soir. Il n’y avait plus d’autre issue désormais. Ils devaient aller jusqu’au bout, sinon ils connaîtraient une ruine pire encore que celle que son... erreur de jugement avait déjà infligée à ses entreprises. Erreur de jugement ? Bon, peut-être, admit Matsuda, mais il l’avait tempérée en s’alliant avec Yamata, et si son collègue daignait simplement revenir à Tokyo pour l’aider à remettre au pas le gouvernement, alors peut-être que... La télé changea de chaîne. Bizarre. Matsuda prit sa télécommande et remit le canal précédent. Mais il sauta de nouveau. À quinze secondes de l’objectif, le pilote de ZORRO-TROIS activa le laser infrarouge pour guider le missile antichar en fin de trajectoire. Son Comanche était en vol auto-stable, ce qui lui permettait de guider manuellement le tir. Jamais il n’aurait pu imaginer que le faisceau infrarouge du laser travaillait sur la même fréquence que le boîtier dont se servaient ses gosses à la maison pour zapper de Nickelodeon à Disney Channel... Putain de camelote ! Matsuda appuya une troisième fois sur le bouton, mais le téléviseur revint imperturbablement sur une chaîne d’infos. Dire qu’il n’avait plus revu ce film depuis des années, qu’est-ce qu’elle avait à déconner, cette saloperie de télé ? Même que c’était un modèle grand écran fabriqué par ses usines. L’industriel sortit du lit et s’approcha du poste, en braquant la télécommande droit sur la fenêtre du récepteur infrarouge. Mais la télé zappa de nouveau. « Bakayaro ! » grommela Matsuda et il s’agenouilla devant le poste pour changer de chaîne à la main. Rien à faire, il s’entêtait à revenir sur celle d’infos. Il n’y avait aucune lumière dans la chambre et, à la dernière seconde, Matsuda aperçut une lueur jaune sur la dalle de l’écran. Un reflet ? Mais de quoi ? Il se retourna et découvrit un demi-cercle de flammes qui approchait de sa fenêtre, une seconde peut-être avant que le missile Hellfire ne percute la poutrelle d’acier juste à côté de son lit. ZORRO-TROIS nota l’explosion au dernier étage de l’immeuble d’habitations, vira sec sur la gauche et se dirigea vers l’objectif suivant. C’était vraiment quelque chose, se dit le pilote, encore mieux que son rôle mineur dans la force d’intervention NORMANDY, six ans plus tôt. Il n’avait jamais vraiment voulu être un bouffeur de serpent, et pourtant, il était en train de faire leur boulot... Le deuxième tir fut semblable au premier. Il dut plisser les paupières pour ne pas être ébloui, mais il était certain que dans un rayon de vingt mètres autour de l’impact, aucun témoin n’avait survécu. Le premier Hellfire atteignit l’appareil entouré de mécanos. Miséricordieusement, il avait touché le E-767 en plein nez et Richter estima que l’explosion devait en avoir épargné quelques-uns. Le second missile, lui aussi guidé exclusivement par ordinateur, pulvérisa la queue du deuxième appareil. Le Japon n’en avait plus que deux à présent, sans doute quelque part dans les airs, à l’heure qu’il était : ceux-là, il ne pouvait rien contre eux. Ils ne reviendraient sûrement pas se poser ici, mais pour plus de sûreté, Richter vira, sélectionna le canon et arrosa le site du radar de défense aérienne en repartant. Binichi Murakami venait de quitter l’immeuble après avoir longuement bavardé avec Tanzan Itagake. Demain, il devait retrouver ses amis au conseil de cabinet et leur suggérer d’arrêter cette folie avant qu’il ne soit trop tard. Oui, son pays avait des missiles nucléaires, mais on les avait fabriqués dans l’espoir que leur seule existence suffirait à en interdire l’usage. Le simple fait de révéler leur présence sur sa terre natale (terre qui se trouvait d’ailleurs être de la roche) menaçait de faire éclater la coalition politique mise en place par Goto, et il comprenait maintenant qu’on ne pouvait pas indéfiniment donner des ordres à des hommes politiques sans qu’ils s’avisent un jour qu’ils avaient également leur mot à dire. Un mendiant dans la rue, telle était l’image qui ne cessait de le harceler. Sans elle, peut-être qu’il ne se serait pas laissé ébranler par les arguments de Yamata. Peut-être... c’est ce qu’il voulait croire. Puis le ciel devint tout blanc au-dessus de sa tête. Le garde du corps de Murakami était à côté de lui et il le coucha par terre près de leur voiture, tandis que le verre brisé pleuvait tout autour d’eux. Le bruit de l’explosion s’était à peine éteint qu’il entendit les échos d’une autre à quelques kilomètres de là. « Qu’est-ce que c’était ? » voulut-il demander, mais quand il bougea, il sentit du liquide sur son visage : c’était le sang qui coulait du bras de son employé, tailladé par le verre. L’homme se mordait la lèvre et restait digne, mais il était sérieusement blessé. Murakami l’aida à monter en voiture, puis il ordonna au chauffeur de se rendre à l’hôpital le plus proche. Alors que ce dernier obtempérait avec un signe de tête, un troisième éclair apparut dans le ciel. « Encore deux bébés phoques », murmura doucement le colonel. Il s’était approché à moins de huit kilomètres avant de leur expédier ses Slammer par l’arrière, et un seul des Eagle avait cherché à l’esquiver, mais trop tard, même si le pilote avait eu le temps d’actionner le siège éjectable — il voyait maintenant la corolle descendre vers le sol. Pour l’heure, c’était suffisant. Il fit virer son Lightning au nord-est et fila à Mach 1,5. Sa formation de quatre appareils avait transpercé les défenses de Hokkaido, et derrière eux, l’aviation japonaise allait être obligée de transférer des appareils pour combler la faille, ce qui avait été le but de sa mission de nuit. Depuis des années, le colonel le clamait à qui voulait l’entendre : le combat équitable était une chimère, et il avait rigolé du cruel euphémisme décrivant l’engagement d’un appareil furtif contre un appareil classique : tuer des bébés phoques. Mais ce n’étaient pas des bébés phoques, et l’acte était bien proche d’un meurtre, et l’officier enrageait d’y être contraint. L’opérateur de contre-mesures électroniques les avait insérés entre deux radars de défense aérienne, et à moins de cent cinquante kilomètres d’un E-2C en survol. Il détectait toutes sortes d’échanges radio, tendus et excités, entre des stations au sol et des chasseurs, très loin au nord à présent. Ils avaient abordé le continent au-dessus d’une ville qui s’appelait Arai. À quarante-trois mille pieds d’altitude, le B-2A croisait sans incident à un peu moins de six cents noeuds. Sous la première couche de sa peau tissée de fibre, une résille de cuivre absorbait la majeure partie du rayonnement électromagnétique qui était en train de l’arroser. C’était une partie de la technologie furtive qu’on pouvait trouver dans n’importe quel manuel de physique de lycée. Les filaments de cuivre recueillaient l’essentiel de cette énergie, tout à fait comme une banale antenne de radio, et la convertissaient en chaleur qui se dissipait dans le froid de l’air nocturne. Le reste des signaux atteignait la structure interne qui le dispersait dans d’autres directions, enfin, c’était ce que tout le monde espérait. Ryan accueillit l’ambassadeur et l’escorta dans l’aile ouest, encadré bientôt par cinq agents du Service secret. Il régnait ce qu’en termes diplomatiques on qualifiait un « climat de franchise ». Sans être ouvertement discourtoise, l’atmosphère était tendue, dépourvue des amabilités qui d’habitude émaillent ce genre de rencontres. On n’échangea aucune parole superflue, et lorsqu’ils pénétrèrent dans le Bureau Ovale, la préoccupation essentielle de Jack était la teneur de la menace qu’ils pourraient choisir d’émettre en ce moment particulièrement malvenu. « Monsieur l’ambassadeur, veuillez prendre un siège, je vous prie, commença Durling. — Merci, monsieur le président. » Ryan choisit de s’asseoir entre le diplomate en visite et Roger Durling. C’était un geste machinal pour protéger son Président, mais sans réelle utilité : deux des agents étaient entrés avec eux et ne quitteraient pas la pièce. Le premier s’était posté devant la porte. L’autre se tenait juste derrière l’ambassadeur. « J’ai cru comprendre que vous souhaitiez me dire quelque chose », observa Durling. Le diplomate répondit à l’emporte-pièce : « Mon gouvernement désire vous informer que nous allons sous peu rendre publique notre détention d’armes stratégiques. Nous tenons à vous en prévenir honnêtement. — Cela sera vu comme une menace délibérée contre notre pays, monsieur l’ambassadeur, intervint Ryan, jouant son rôle de bouclier pour éviter au Président la nécessité de parler directement. — Ce n’est une menace que si vous le voulez bien. — Vous avez bien conscience, nota Jack, que nous détenons nous aussi des armes nucléaires qui pourraient frapper votre pays. — Comme vous l’avez déjà fait », répondit l’ambassadeur du tac au tac. Ryan acquiesça. « Oui, dans le cadre d’une autre guerre, également déclenchée par votre pays. — Nous n’arrêtons pas de vous le répéter, ce n’est une guerre que si vous le voulez bien. — Monsieur, attaquer un territoire américain et tuer des soldats américains, c’est cela qui en fait une guerre. » Durling observait cet échange sans autre réaction qu’une inclinaison de la tête ; lui aussi jouait son rôle, comme son chef du Conseil national de sécurité jouait le sien. Il connaissait suffisamment son subordonné pour déceler les signes de tension chez lui cette façon de croiser les pieds sous sa chaise, de tenir les mains croisées discrètement sur les genoux, de se forcer à garder un ton aimable et posé malgré la teneur de la conversation. Bob Fowler avait eu raison de bout en bout, encore plus même que ne l’avaient pressenti l’ancien et (d’ailleurs) l’actuel locataire de la Maison-Blanche. Un homme précieux dans la tempête, se répéta Roger Durling, et même s’il avait son caractère, dans les moments de crise, Ryan retrouvait le calme d’un chirurgien en salle d’opération. Était-ce sa femme qui avait déteint sur lui ? Ou bien avait-il appris cette attitude à la rude école de ces dix ou douze dernières années dans la fonction publique puis dans le privé ? De la cervelle, des réflexes, savoir garder la tête froide quand il le fallait. Quel dommage qu’un tel homme ait fui la politique. Cette seule idée faillit faire sourire Durling, mais le lieu était mal choisi. Non, Ryan ne ferait pas un bon politique. Il était de ceux qui cherchent à aborder les problèmes directement. Même sa subtilité était acérée, et il était cruellement dépourvu de ce talent primordial qui est de savoir mentir efficacement, mais ce point mis à part, c’était l’homme idéal pour gérer une crise. « Nous cherchons une issue pacifique à cette situation, disait maintenant l’ambassadeur. Nous sommes prêts à faire d’importantes concessions. — Nous ne réclamons rien de plus que le retour au statu quo ante », répondit Ryan, prenant un risque qui le mettait mal à l’aise. Il avait horreur de devoir en arriver là, mais il était bien obligé de proposer les idées dont il avait discuté avec le Président, et si jamais l’affaire devait tourner mal, c’est sur lui, non sur Roger Durling qu’on ferait porter la responsabilité de la gaffe. « Et l’élimination de vos armes nucléaires sous contrôle international. — Vous nous forcez à jouer un jeu très dangereux. — Il est de votre fait, monsieur. » Ryan s’obligea à se relaxer. Sa main droite était venue se poser sur son poignet gauche. Il sentait le contact de sa montre, mais n’osait pas baisser les yeux, de peur de révéler qu’une course contre la montre était engagée. « Vous violez déjà le traité de non-dissémination des armes nucléaires. Vous avez violé la charte des Nations unies, que votre gouvernement a pourtant signée. Vous violez également plusieurs accords diplomatiques avec les États-Unis d’Amérique, et vous avez déclenché une guerre d’agression. Croyez-vous vraiment que nous allons accepter tout cela, en plus de l’asservissement de citoyens américains ? Dites-moi, comment réagiront vos compatriotes en apprenant la nouvelle ? » Les événements survenus la nuit précédente au nord du Japon n’avaient pas encore été rendus publics. Leur contrôle sur les médias était d’une autre envergure que la manipulation opérée par Ryan avec les grandes chaînes de télévision américaines, mais ce genre d’attitude soulevait un problème : la vérité finissait toujours par émerger. Ce n’était pas une mauvaise chose quand elle jouait en votre faveur, ça pouvait devenir catastrophique dans le cas inverse. « Vous devez nous offrir quelque chose ! » insistait l’ambassadeur, qui perdait visiblement sa contenance de diplomate. Derrière lui, l’agent du Service secret fit discrètement jouer ses doigts. « Ce que nous vous offrons, c’est une chance de rétablir la paix dans des conditions honorables. — Vétilles ! — C’est un sujet qui concerne plus le secrétaire Adler et sa délégation. Vous connaissez notre position, dit Ryan. Nous ne pouvons pas vous empêcher de rendre publique l’existence de vos armes nucléaires. Mais je vous préviens qu’il s’agirait d’une dangereuse escalade psychologique dont ni votre pays ni le nôtre n’ont besoin. » L’ambassadeur s’était tourné vers Durling, dans l’espoir d’une réaction quelconque. Les primaires de l’Iowa et du New Hampshire étaient proches, et l’homme avait intérêt à prendre un bon départ... était-ce la raison de cette fermeté ? L’ambassadeur était perplexe. Les ordres venus de Tokyo lui dictaient d’obtenir un minimum de marge de manoeuvre pour son pays, mais les Américains se refusaient à jouer le jeu, et le coupable devait en être Ryan. « Est-ce que le Dr Ryan parle au nom des États-Unis ? » Son coeur cessa de battre quand il vit le Président hocher imperceptiblement la tête. « Non, monsieur l’ambassadeur. En vérité, c’est moi qui parle au nom de mon pays. » Durling observa, cruel, un temps d’arrêt avant de poursuivre. » Mais le Dr Ryan, en l’occurrence, parle pour moi. Avez-vous autre chose à nous dire ? — Non, monsieur le président. — En ce cas, nous ne vous retiendrons pas plus longtemps. Nous espérons que votre gouvernement comprendra que nos propositions constituent le meilleur moyen pour lui de sortir d’une telle situation. Les autres hypothèses ne méritent pas l’examen. Monsieur, je vous salue. » Durling ne se leva pas, même si Ryan quitta son siège pour raccompagner dehors le diplomate. Il était de retour au bout de deux minutes. « Quand ? demanda le Président. — D’un instant à l’autre. — Ça a intérêt à marcher. » Le ciel était limpide en dessous d’eux, en dehors des filaments de quelques cirrus à cinquante mille pieds. Malgré tout, le PI — ou point d’insertion — était trop difficile à viser à l’oeil nu. Et pour compliquer le tout, les deux autres appareils de leur formation restaient quasiment invisibles, alors qu’ils ne devaient être qu’à cinq et dix kilomètres devant lui, respectivement. Mike Zacharias pensait à son père, à toutes ses missions de pénétration dans les défenses les plus perfectionnées existant à son époque ; une fois, une seule, il avait échoué, et c’est par miracle qu’il avait survécu à un camp dont on était censé ne jamais revenir{36}. Celle-ci était plus facile, en un sens, mais également plus délicate, car le B-2 était à peu près incapable de manoeuvrer, sinon pour d’infimes ajustements par rapport aux vents. « Batteries de Patriot, droit devant à deux heures, annonça le capitaine chargé de la surveillance électronique. Elle vient de s’éteindre. » Puis Zacharias comprit pourquoi. Il aperçut les premiers éclairs au sol, quelques kilomètres devant lui. Donc les rapports du Renseignement étaient exacts. Les Japonais n’avaient pas un si grand nombre de missiles Patriot, et ils ne s’amuseraient pas à les sortir par plaisir. Et puis, alors qu’il baissait les yeux, il avisa les lumières d’un train à l’entrée de la vallée qu’il s’apprêtait à attaquer. « Interrogation un », ordonna le pilote. C’est maintenant que ça devenait dangereux. Le radar LPI situé sous le nez de l’appareil se braqua automatiquement sur la partie du sol indiquée par son système de navigation par satellite, recalant aussitôt la position du bombardier en fonction d’une référence terrestre connue. L’appareil décrivit alors un virage sur la droite et deux minutes plus tard, la même procédure se répétait... « Alerte lancement de missile ! Patriot en vol — attention, il y en a deux, avertit l’OCE. — Deux, affirmatif. » Ils ont dû nous choper avec les trappes ouvertes. Le bombardier n’était plus furtif quand les soutes à bombes étaient ouvertes, mais cela n’avait pris que quelques secondes avant qu’elles ne... Là. Il vit les Patriot surgir de derrière une crête, bien plus rapides que les SA-2 qu’avait esquivés son père : plus du tout comme des roquettes, mais bien plutôt comme des faisceaux d’énergie dirigés, si rapides que l’oeil pouvait à peine les suivre, si rapides qu’il n’avait guère le temps de réfléchir. Mais les deux missiles, séparés de quelques centaines de mètres, ne dévièrent pas d’un pouce de leur trajectoire, filant vers un point de l’espace, loin au-dessus de son bombardier, pour aller exploser comme un feu d’artifice aux alentours de soixante mille pieds. Parfait, ce bidule furtif marche effectivement contre les Patriot, comme l’affirmaient tous les tests. Les servants au sol devaient être furieux, se dit Zacharias. « Top pour la première passe », annonça-t-il. Dix cibles avaient été définies — des silos de missiles, indiquaient les données du Renseignement, et ça ne déplaisait pas au colonel d’éliminer ces horreurs, même au prix de quelques vies. Ils n’étaient que trois, et son bombardier, comme les deux autres, n’emportait que huit armes. Vingt-quatre au total pour la mission deux pour chaque silo, et les quatre dernières de Zacharias pour la dernière cible. Deux bombes par silo. Chaque bombe avait une probabilité de quatre-vingt-quinze pour cent d’atteindre l’objectif avec un écart circulaire probable de quatre mètres — des chiffres excellents en vérité, le seul problème étant que ce genre de mission ne tolérait aucune marge d’erreur. Même sur le papier, la probabilité d’un double échec était inférieure à un demi pour cent, mais multiplié par dix cibles, cela faisait cinq pour cent de chances qu’un missile survive, et c’était absolument hors de question. L’appareil était désormais contrôlé par ordinateur — le pilote pouvait bien sûr reprendre la main, mais uniquement en cas de défaillance grave. Le colonel lâcha les commandes, évitant de les toucher de peur d’entraver le processus qui exigeait une précision bien supérieure à celle qu’il pourrait assumer. « Systèmes ? demanda-t-il dans l’interphone. — Nominaux », répondit l’OCE d’une voix tendue. Il avait les yeux rivés sur le système de navigation GPS, qui recueillait les signaux émis par quatre horloges atomiques en orbite et s’en servait pour définir précisément la position de l’appareil sur trois axes, en même temps que le cap, la vitesse au sol et le vent relatif étaient calculés par les systèmes embarqués du bombardier. L’information était répercutée sur les bombes, qu’on avait déjà programmées avec la position exacte de leur cible. Le premier bombardier était chargé des objectifs 1 à 8. Le second, des 3 à 10. Quant au sien, il s’occuperait de la deuxième passe sur les 1, 2, 9 et 10. Aucun appareil ne tirant par deux fois sur la même cible, on éliminait théoriquement le risque qu’une défaillance électronique permette la survie d’un des missiles dans son silo. « Cette batterie de Patriot est toujours en recherche. Elle est apparemment installée à l’entrée de la vallée. » Pas de veine pour eux, se dit Zacharias. « Ouverture des soutes à bombes... top ! » annonça le copilote. La réaction du troisième équipier fut immédiate. « Il nous a accrochés — le site de SAM nous tient », annonça l’opérateur à l’instant du largage de la première bombe. « Verrouillage, il nous a verrouillés... lancement lancement lancement ! ! ! — Faut quand même un petit bout de temps, n’oublie pas », répondit Zacharias, sur un ton faussement dégagé. La seconde bombe venait d’être larguée à son tour. Puis il lui vint une nouvelle idée — et si le chef de batterie faisait travailler ses neurones ? S’il avait appris la leçon de sa dernière tentative de tir contre un bombardier ? Bon Dieu, toute la mission pourrait encore capoter, si jamais ils... Deux secondes plus tard, la quatrième bombe était larguée, les trappes de la soute se refermaient, et le B-2 Spirit replongea dans son invisibilité électronique. « C’est un bombardier furtif... obligé, s’écria le contrôleur d’interception. Tenez ! » L’écho intense et tentant qui était soudainement apparu à leur verticale venait de disparaître. Le gros radar d’acquisition à rideau de phase avait annoncé la présence de la cible à la fois visuellement et par un signal sonore, et voilà que l’écran était vide... non, pas entièrement. Quatre objets descendaient à présent, tout comme il y en avait eu huit, à peine une minute plus tôt. Des bombes. Dans son véhicule de lancement, le commandant de la batterie avait senti puis entendu les impacts en haut de la vallée. Le coup d’avant, il avait cherché à atteindre les bombardiers, gâchant ainsi deux précieux missiles ; et les deux qu’il venait de tirer allaient également se perdre... oui, mais... « Réarmez ! Tout de suite ! » hurla-t-il à ses hommes. « Ils ne pointent pas sur nous », dit l’OCE, avec plus d’espoir que de conviction. Le radar de suivi était repassé en balayage, puis il se verrouilla, mais pas sur eux. Pour réduire encore les risques, Zacharias fit tourner l’appareil, ce qui était de toute façon nécessaire pour la deuxième partie de la mission. Cela l’écarterait de la trajectoire programmée des missiles, en évitant le risque d’un contact toujours possible. « Cause-moi ! ordonna le pilote. — Ça y est, ils nous ont dépassés, maintenant... » Ce qui fut confirmé par deux éclairs éblouissants qui illuminèrent coup sur coup les nuages au-dessus de leurs têtes. La lumière fit tressaillir les trois hommes, mais il n’y eut pas un bruit, pas même une secousse, tant les explosions avaient dû se produire loin derrière eux. Très bien... j’espère que ça règle la question. « Il est encore... signal de verrouillage ! hurla l’OCE. Mais... — Sur nous ? — Non, une autre cible... je ne sais pas... — Les bombes ! Nom de Dieu, jura Zacharias. Il est en train d’aligner les bombes ! » Il y en avait quatre, les plus intelligentes parmi les bombes intelligentes, en descente rapide, mais pas aussi rapide qu’un chasseur tactique en piqué. Chacune connaissait sa position dans l’espace et le temps, ainsi que sa destination prévue. Les données transmises par les systèmes de navigation embarqué des B-2 leur avaient dit où elles se trouvaient — coordonnées cartographiques, altitude, vitesse et cap de l’avion — et leurs propres ordinateurs les avaient corrélées avec les coordonnées de la cible programmée dans leur mémoire. Elles tombaient maintenant en reliant un à un cette série de points invisibles dans l’espace tridimensionnel, et il était quasiment impossible qu’elles manquent leur but. Mais les bombes n’étaient pas furtives, parce que personne n’avait songé à les construire ainsi, et en plus, elles constituaient des cibles de taille suffisante pour être accrochées. La batterie de Patriot avait encore des missiles à tirer et un site à défendre, et même si le bombardier avait disparu, il restait malgré tout quatre objets sur l’écran : le radar les voyait sans peine. Automatiquement, les systèmes de guidage se verrouillèrent dessus, tandis que le chef de batterie pestait en se reprochant de ne pas y avoir pensé plus tôt. Son servant obtempéra avec un signe de tête et tourna la clé de mise à feu qui permettait aux systèmes d’opérer de manière autonome. Peu importait pour l’ordinateur de guidage que les cibles en approche ne soient pas des avions. Elles évoluaient dans les airs, elles étaient dans son volume de responsabilité, et les opérateurs humains avaient dit : Tue. Le premier des quatre missiles jaillit de son conteneur parallélépipédique, convertissant le carburant solide de son propulseur en une traînée de vapeur blanche qui raya le ciel nocturne. Le système de guidage suivait la cible via le missile lui-même, et bien que complexe, il était également difficile à brouiller et d’une précision redoutable. Le premier engin fondit sur son objectif, relayant ses signaux au sol et recevant en retour les instructions de trajectoire calculées par les ordinateurs de la batterie. S’il avait été doté d’un cerveau, nul doute qu’il aurait éprouvé une intense satisfaction à se porter vers la cible en chute libre, choisir un point dans l’espace et le temps où tous deux allaient se croiser... « Tue ! » s’écria l’opérateur, et le jour emplit la nuit quand le second SAM fondit sur la bombe suivante. Les lumières en dessous d’eux étaient révélatrices : Zacharias aperçut les éclairs stroboscopiques reflétés sur les contreforts rocheux, bien trop tôt pour des impacts au sol. Donc, quels que soient les auteurs des paramètres de mission, ils n’avaient pas été assez paranoïaques, en fin de compte. « Voilà le PI deux, dit le copilote, ramenant le commandant à sa mission. — Bonne visu au sol », indiqua l’OCE. Zacharias voyait nettement l’objectif ce coup-ci, la large étendue plane de bleu intense, qui ressortait parmi les ombres déchiquetées de ce paysage montagneux, et le mur pâle qui la retenait. On distinguait même les lumières de la centrale. « Ouverture des trappes. » L’appareil remonta de quelques décimètres quand les six engins furent libérés. Les commandes de vol compensèrent, et le bombardier vira de nouveau sur la droite pour repartir vers l’est, tandis que le pilote se sentait déjà rasséréné sur le déroulement de sa mission. Le chef de batterie claqua du plat de la main son tableau de commande en poussant un cri de satisfaction. Il en avait eu trois sur quatre, et la dernière explosion, bien qu’à côté de la cible, avait dû dévier la bombe, même s’il sentit trembler le sol au moment de son impact. Il décrocha son téléphone de campagne pour avoir l’abri du PC de tir des missiles. « Tout va bien ? demanda-t-il, inquiet. — Qu’est-ce qui nous a touchés, bordel ? » s’écria la voix lointaine de l’officier. Le chef de batterie ignora cette question idiote. « Vos missiles ? — Huit sont détruits… mais je pense qu’il m’en reste deux. Il faut que j’appelle Tokyo pour avoir des instructions. » L’officier à l’autre bout du fil était abasourdi, et sa première pensée fut de rendre grâce à ceux qui avaient choisi le site. Ses silos étaient creusés à même la roche, qui avait constitué un excellent blindage pour ses ICBM, en fin de compte. Quels ordres allait-il bien recevoir, maintenant que les Américains avaient tenté de les désarmer, lui et sa nation ? J’espère qu’ils vont t’ordonner de les lancer, mais ça, le chef de batterie n’eut pas vraiment le courage de le dire tout haut. Les quatre dernières bombes du troisième B-2 fondaient sur le barrage hydro-électrique à l’entrée de la vallée. Elles étaient programmées pour percuter de bas en haut la voûte de béton armé : le minutage et emplacement des impacts n’étaient pas moins cruciaux que ceux calculés pour les engins destinés aux silos de missiles. Invisibles et inaudibles, elles descendaient à la file, espacées d’une petite trentaine de mètres à peine. Le barrage faisait cent trente mètres de haut, il était presque aussi épais à la base, mais la structure s’amincissait progressivement pour ne plus faire que dix mètres au niveau du déversoir. L’ouvrage robuste, afin de résister à la masse d’eau qu’il retenait comme aux nombreux séismes qui frappaient le Japon, produisait de l’électricité depuis plus de trente ans. La première bombe le toucha soixante-dix mètres sous le déversoir. Arme lourde dotée d’une épaisse ogive d’acier cémenté, elle s’enfonça de quinze mètres dans la structure avant d’exploser, ouvrant d’abord une caverne miniature dans le béton, puis l’onde de choc se propagea dans toute l’épaisseur de l’immense voûte à l’instant même où le second projectile frappait, cinq mètres environ au-dessus du premier. Un gardien était là, réveillé de sa somnolence par le bruit montant du bas de la vallée, mais il avait raté le spectacle et se demandait de quoi il s’agissait quand il avisa le premier éclair atténué qui semblait émaner de l’intérieur même du barrage. Il entendit l’impact de la deuxième bombe, puis au bout d’une seconde environ, le choc le souleva presque de terre. « Bon Dieu, est-ce qu’on les a tous eus ? » demanda Ryan. En dépit de la croyance populaire, et maintenant en dépit de ses voeux les plus fervents, le Service national de reconnaissance n’avait jamais songé à raccorder la Maison-Blanche à son réseau de communications en temps réel. Il devait compter sur d’autres sources, et c’est pourquoi il regardait la télévision dans un bureau du Pentagone. « Pas certain, monsieur. Presque que des coups au but — presque, car apparemment certains impacts auraient été prématurés... — Ce qui veut dire ? — Il semble que les bombes auraient explosé en altitude... du moins, pour trois d’entre elles, toutes larguées par le dernier bombardier. Nous essayons d’isoler les renseignements sur chaque silo en particulier et... — En reste-t-il d’intacts, oui ou non, merde ? » Leur pari avait-il échoué ? « Un, peut-être deux. On n’a aucune certitude. On vous tient au courant, d’accord ? demanda l’analyste, sur un ton un rien plaintif. On doit avoir un nouveau survol d’ici quelques minutes. » Le barrage aurait pu survivre à deux impacts, mais le troisième, à vingt mètres du déversoir, ouvrit une faille — plus précisément, il délogea un fragment de béton de forme triangulaire. Celui-ci avança avant de se bloquer, retenu par l’immense friction de cette roche conçue de main d’homme, et l’espace d’une seconde, le gardien se demanda si l’ouvrage n’allait pas résister en fin de compte. Mais le quatrième impact se produisit au centre même de cette section et la fit voler en éclats. Le temps que se dissipe le nuage de poussière, il avait été remplacé par un nuage de vapeur et de gouttelettes, tandis que l’eau commençait à s’engouffrer par la brèche de trente mètres creusée dans l’épaisseur du barrage. Cette brèche s’agrandit sous les yeux du gardien et c’est seulement à cet instant qu’il songea à décrocher son téléphone pour avertir les gars dans la vallée. Dans l’intervalle, une rivière ressuscitée après trois décennies de sommeil forcé se ruait à nouveau dans la gorge qu’elle avait creusée pendant des milliers de siècles. « Eh bien ? demanda l’homme à Tokyo. — Un missile semble parfaitement intact. C’est le numéro neuf...Le deux... eh bien, il pourrait avoir subi quelques dégâts mineurs. J’ai envoyé mes hommes les vérifier tous. Quels sont mes ordres ? — Préparez-vous pour un lancement possible et restez en attente. — Hai. » On raccrocha. Bon. Et qu’est-ce que je fais, moi, maintenant ? se demanda l’officier de quart. C’était un bleu dans ce domaine, parfaitement inédit pour lui, de la gestion de l’arme nucléaire ; un job qu’il n’avait pas cherché, mais personne ne lui avait demandé son avis. La procédure à suivre lui revint bien vite et il décrocha un téléphone (un bête combiné noir ; on n’avait pas eu le temps de faire du théâtral à l’américaine) pour contacter le Premier ministre. « Oui, qu’est-ce que c’est ? — Goto-san, c’est le ministère de la Défense. On a attaqué nos missiles. — Quoi ? Quand ça ? demanda le Premier ministre. C’est grave ? — Il reste un missile opérationnel, peut-être deux. Les autres pourraient être détruits. On est en train de les vérifier. » L’officier de quart au QG entendit pester à l’autre bout du fil. « Combien de temps vous faut-il pour les préparer au lancement ? — Plusieurs minutes. J’ai déjà donné l’ordre. » L’officier feuilletait en même temps un manuel d’instructions pour avoir le détail des procédures requises pour le lancement. On lui en avait donné un aperçu, bien sûr, mais là, dans le feu de l’action, il éprouvait le besoin de les voir noir sur blanc, tandis que ses collègues du QG opérationnel s’étaient tournés vers lui et le fixaient dans un silence sinistre. « Je convoque aussitôt le cabinet ! » Et l’on raccrocha. L’officier regarda autour de lui. Il sentit de la colère dans la salle, mais plus encore, de la peur. Ils venaient encore de subir une attaque systématique, et cette fois ils comprenaient l’importance des actions américaines précédentes. D’une manière ou de l’autre, ces derniers avaient réussi à localiser les missiles camouflés, et ils avaient recouru à des attaques graduées contre la défense aérienne nippone pour masquer leur véritable objectif. Alors, qu’allait-on leur ordonner de faire, à présent ? Lancer une attaque nucléaire ? C’eût été de la folie. Le général en était convaincu, et il voyait bien que les moins excités de ses collègues partageaient son sentiment. C’était quasiment un miracle. Le silo du missile numéro neuf était presque intact. Une bombe avait explosé à moins de six mètres, mais la roche alentour... non, nota l’officier, la bombe n’avait pas explosé. Il y avait bien un trou dans le socle rocheux de la vallée, mais en y braquant sa torche, il put voir au milieu des éclats un fragment de l’engin — un aileron, peut-être. Un raté... Une bombe intelligente avec un détonateur qui foire. Quelle dérision. Il ressortit à toute vitesse pour aller voir le numéro deux. C’est alors qu’il entendit résonner au loin un klaxon d’alarme. Il se demanda de quoi il s’agissait. Il courait, terrifié, dans cette vallée, en se demandant pourquoi les Américains n’avaient pas cherché à attaquer le bunker de contrôle. Sur les dix missiles, huit étaient détruits à coup sûr. Les vapeurs de carburant le faisaient suffoquer, même si l’essentiel s’en était déjà volatilisé dans une boule de feu, ne laissant que quelques gaz toxiques que la brise nocturne achevait de disperser. Réflexion faite, il attacha le masque qui lui recouvrit le visage et, fatalement, les oreilles. Une seule bombe avait touché le silo deux — l’avait frôlé, plutôt. L’engin avait manqué le centre de la cible d’une douzaine de mètres, et même si l’explosion avait projeté des tonnes de roche et fissuré le coffrage en béton, il leur suffisait de déblayer les débris et dégager la trappe d’accès pour descendre à l’intérieur voir si le missile était intact. Saloperies d’Amerloques ! Il saisit sa radio portative et appela le PC. Bizarrement, il n’y eut pas de réponse. Puis il remarqua que le sol vibrait, mais se demanda si ce n’était pas plutôt lui qui tremblait. Se forçant au calme, il respira à fond, mais le grondement n’avait pas cessé. Un séisme... et quel était ce mugissement, derrière son masque à gaz ? Quand il en découvrit l’origine, il était trop tard pour se précipiter vers le flanc de la vallée. Les servants de la batterie de Patriot l’entendirent eux aussi, mais ils l’ignorèrent. Installés à l’embranchement de la voie ferrée, ils étaient en train de fixer un nouveau conteneur de quatre missiles quand la muraille blanche explosa au débouché de la vallée. Personne n’entendit leurs hurlements, même si l’un d’eux réussit à se mettre à l’abri avant que la vague de trente mètres n’engloutisse le site. Trois cent vingt kilomètres au-dessus de sa tête, un satellite-espion balayait la vallée du sud-ouest au nord-est, suivant de ses neuf caméras la même déferlante. 45 Ligne de bataille « LES voilà », dit Jones. Sur la liasse accordéon, les pointes traceuses montraient des marques à peu près identiques, les minces lignes sur la bande des 100 Hz révélaient que le système de brouillage Prairie-Masker était en service ; de même, de faibles signaux vers les basses fréquences dénotaient l’utilisation de diesels marins. Il y en avait sept et même si les relèvements n’indiquaient pas de changement notable, ça n’allait pas tarder à changer. Les submersibles Japonais étaient tous remontés maintenant en immersion périscopique, mais le minutage ne correspondait pas. Ils respiraient en général à l’heure pile, typiquement après la première heure de quart, ce qui permettait aux officiers et aux hommes de se réaccoutumer au sortir d’une période de repos, ainsi que de faire un contrôle au sonar avant d’entamer une manoeuvre plus risquée. Mais il était vingt-cinq, et tous s’étaient mis à respirer dans le même intervalle de cinq minutes, et c’était le signe d’évolutions imminentes. Jones décrocha le téléphone et composa le numéro du SubPac. « Jones à l’appareil. — Que se passe-t-il, Ron ? — Je ne sais pas ce que vous leur avez lâché comme appât, monsieur, mais ils viennent de mordre. J’ai sept tracés. Qui est en embuscade ? — Pas au téléphone, Ron, répondit Mancuso. Comment ça se passe, chez vous ? — On maitrise la situation », répondit Jones en regardant la brochette d’officiers mariniers autour de lui. C’étaient déjà des hommes et femmes de valeur, et avec son complément d’instruction, ils étaient désormais pleinement opérationnels. « Et si vous me portiez vos résultats en main propre ? Vous l’avez bien mérité. — J’arrive tout de suite. » « On les a eus, dit Ryan. — Vous êtes sûr ? demanda Durling. — Voyez vous-même, monsieur. » Jack déposa sur le bureau présidentiel trois photos qui venaient d’être transmises par le SNR. « Voilà à quoi ressemblait le site, hier. » Il n’y avait rien à voir, en fait, en dehors de la batterie de missiles Patriot. Le second cliché révélait plus, et même s’il s’agissait d’une image radar en noir et blanc, elle avait été compositée par ordinateur avec une image normale de la même région pour donner une vue plus précise du site de missiles. « Bien, celle-ci date de soixante-dix minutes, expliqua Ryan en désignant la troisième photo. — C’est un lac. » Il leva les yeux, surpris même s’il avait été prévenu. « La région est sous trente mètres d’eau et va le rester encore quelques heures, expliqua Jack. Ces missiles sont anéantis... — Avec combien de personnes ? demanda Durling. — Plus d’une centaine, déclara le chef du Conseil national de sécurité, toute trace d’enthousiasme pour l’opération aussitôt dissipée. Monsieur... il n’y avait pas d’autre moyen. » Le Président acquiesça. « Je sais. Quelle certitude avons-nous que les missiles ont bien été... — Les photos préalables à l’inondation révélaient sept silos touchés à coup sûr et détruits. Un huitième sans doute démoli ; quant aux deux derniers, mystère, mais ils ont incontestablement subi des dégâts. Les joints d’étanchéité des trappes de fermeture sont incapables de résister à la pression d’une telle masse d’eau et les ICBM sont des engins trop délicats pour subir pareil traitement. Ajoutez-y les débris charriés par l’inondation. Les missiles sont aussi anéantis qu’il était possible de le faire en dehors d’une frappe nucléaire directe, et nous avons pu mener à bien la mission sans avoir eu à y recourir. » Jack marqua un temps. « Tout le mérite en revient à Robby Jackson. Merci de m’autoriser à l’en féliciter. — Il est sur le porte-avions en ce moment ? — Oui, monsieur. — Eh bien, il semblerait que c’est l’homme de la situation, n’est-ce pas ? » La question du Président était toute rhétorique ; à l’évidence, il était soulagé par les nouvelles de la soirée. « Et maintenant ? — Et maintenant, monsieur le président, on va essayer de régler toute cette affaire une bonne fois pour toutes. » Le téléphone sonna sur ces entrefaites. Durling décrocha. « Oh. Oui, Tish ? — Le gouvernement japonais vient d’annoncer qu’ils ont des armes nucléaires et ils espèrent... — Non, ils n’en ont plus, dit Durling, coupant sa responsable de la communication. On aurait intérêt à faire nous aussi une annonce. » « Ah, ouais, dit Jones en consultant la carte murale. Vous avez fait sacrément vite, Bart. » La ligne passait à l’ouest des Mariannes. Le Nevada était le plus au nord. Suivait, à trente milles, le West Virginia. Trente milles encore, et c’était le Pennsylvania. Le Maryland était le plus au sud des anciens sous-marins lanceurs d’engin. La ligne de barrage s’étalait donc sur quatre-vingt-dix milles ; en fait, elle se prolongeait théoriquement encore sur trente — quinze au nord et quinze au sud des unités extrêmes, et l’ensemble de la formation se trouvait à deux cent milles à l’ouest des premiers éléments de la ligne de sous-marins d’attaque japonais. Ils venaient d’arriver sur place après avoir été prévenus par Washington que l’information avait d’une manière ou de l’autre filtré dans le camp adverse. « On a déjà connu ça, non ? » demanda Jones, qui se souvenait que ces noms étaient ceux de bâtiments de guerre, et plus encore, les noms de bâtiments surpris à quai un matin de septembre, bien longtemps avant sa naissance. Les titulaires originels avaient été renfloués, puis expédiés pour récupérer les ? les, transportant soldats et Marines sous le commandement de Jessé Oldendorf, et par une nuit sombre, dans le détroit de Surigao... mais l’heure n’était pas aux leçons d’histoire. « Des nouvelles des destroyers ? demanda Chambers. — On les a perdus quand ils sont passés derrière les Bonin, commandant. Vitesse et cap étaient en gros constants. Ils devraient dépasser le Tennessee autour de minuit, heure locale, mais à ce moment-là notre porte-avions... — Vous avez deviné toute l’opération, observa Mancuso. — Amiral, n’oubliez pas que j’ai passé pour vous tout l’océan au peigne fin. Vous vous attendiez à quoi ? » « Mesdames et messieurs », commença le Président, dans salle de presse de la Maison-Blanche. Le chef de l’exécutif était en train d’improviser à partir de vagues notes griffonnées, remarqua Ryan, et ce n’était pas un exercice où l’homme était à l’aise. « Vous avez pu entendre ce soir une déclaration du gouvernement japonais annonçant que leur pays avait construit et déployé des missiles intercontinentaux à ogives nucléaires. « Ce fait était connu de votre gouvernement depuis déjà plusieurs semaines et l’existence de ces armes justifie la prudence et la circonspection manifestées par le gouvernement pour gérer la crise du Pacifique. Comme vous l’imaginerez sans peine, une telle situation a pesé lourdement sur nous, affectant notre réponse à l’agression japonaise contre un territoire et des citoyens américains aux Mariannes. « Je puis maintenant vous dire que ces missiles ont été détruits. Ils n’existent plus, conclut Durling en martelant les mots. — La situation est désormais celle-ci : l’armée nippone tient toujours les îles Mariannes. Cet état de fait est intolérable pour les États-Unis d’Amérique. Les habitants de ces îles sont des citoyens américains, et les forces armées américaines feront tout ce qui sera nécessaire pour leur rendre leur liberté et leurs droits. Je le répète : nous ferons tout ce qui sera nécessaire pour rétablir la souveraineté américaine sur ces îles. « Nous en appelons au Premier ministre Goto pour qu’il annonce dès ce soir sa volonté de retrait immédiat des forces japonaises des Mariannes. Faute de quoi, nous nous verrons contraints d’user de toutes les voies nécessaires pour les en chasser. C’est tout ce que j’ai à dire pour l’instant. Si vous avez des questions à poser sur les événements de la soirée, je vous remets entre les mains de mon chef du Conseil national de sécurité, le Dr John Ryan. » Le Président quitta le pupitre pour se placer près de la porte, ignorant le concert de questions, tandis que des assistants disposaient des chevalets pour la présentation visuelle. Ryan se dirigea vers le pupitre, faisant patienter l’assistance, tout en se forçant à parler d’une voix lente et posée. « Mesdames et messieurs, l’opération dont il s’agit avait été baptisée opération TIBBETS{37}. Tout d’abord, laissez-moi vous montrer quelles étaient les cibles. » Il dévoila la première photo et, pour la première fois, le peuple américain put voir ce dont étaient capables les satellites de reconnaissance de leur pays. Ryan prit sa règle et entreprit de décrire la scène en détail, en laissant tout le temps aux caméras de cadrer dessus. « Nom de Dieu, s’exclama Manuel Oreza, je comprends maintenant pourquoi... — Ça me paraît une assez bonne raison, en effet », observa Pete Burroughs. Puis l’image disparut. « Veuillez nous excuser, mais par suite d’un problème technique, la liaison avec le faisceau satellite de CNN est temporairement interrompue, annonça une voix. — Mon cul, oui ! riposta Portagee. — Ils vont enfin débarquer, n’est-ce pas ? — Pas trop tôt, merde ! grommela Oreza. — Manny, et que fais-tu de ce lance-missiles, sur la colline à côté ? » s’inquiéta son épouse. « Nous allons vous préparer des copies de toutes ces photos. Vous devriez les avoir d’ici une heure environ. Avec nos excuses pour ce retard, leur dit Jack, mais nous avons été assez occupés. « Cela dit, la mission a été effectuée par des bombardiers B-2 basés à Whiteman AFB, Missouri... — Et partis d’où ? demanda un reporter. — Vous savez fort bien que nous n’allons pas en discuter, rétorqua Jack. — Il s’agit d’un vecteur d’armes nucléaires, intervint une autre voix. Est-ce que nous avons... — Non. La frappe a été réalisée à l’aide de munitions classiques guidées avec précision. » Ryan se tourna vers l’assistant « Carte suivante, s’il vous plaît... Comme vous le constatez ici, la vallée est en grande partie intacte... » C’était plus facile qu’il l’avait cru, et peut-être valait-il mieux qu’il n’ait guère eu le temps de s’appesantir sur la question. Lui revint le souvenir de sa première conférence explicative à la Maison-Blanche. Cela avait été bien plus difficile que ce coup-ci, malgré l’éclat des projecteurs de la télévision braqués en ce moment sur son visage. « Vous avez détruit un barrage ? — Oui, tout à fait. Il nous fallait être absolument certains que ces armes étaient détruites et... — Quelles sont les pertes ? — Tous nos appareils sont sur le chemin du retour... ils devraient même être déjà rentrés, mais je n’ai pas... — Je parle des pertes du côté japonais, insista la reporter. — Je n’en ai pas connaissance, répondit Jack, sans broncher. — Ça vous est égal ? continua-t-elle, en se demandant quel genre de réponse elle allait obtenir. — La mission, madame, était d’éliminer des armes nucléaires braquées sur les États-Unis par un pays qui avait déjà attaqué des forces américaines. Avons-nous tué des citoyens japonais lors de cette attaque ? Oui. Combien ? Je l’ignore. Notre préoccupation, dans ce cas précis, était les vies américaines qui étaient en jeu. J’aimerais que vous gardiez à l’esprit que ce n’est pas nous qui avons déclenché cette guerre. Mais le Japon. Quand vous déclenchez une guerre, vous prenez des risques. Ce risque, ils l’ont pris... et dans le cas présent, ils ont perdu. Je suis le chef du Conseil national de sécurité auprès du Président, et le titre même décrit que ma fonction est d’aider le Président Durling à protéger ce pays envers et contre tout. Est-ce clair ? » demanda Ryan. Il avait laissé passer un soupçon de colère dans sa réponse, et le regard indigné de la journaliste n’empêcha pas une bonne partie de ses confrères de marquer d’un signe de tête leur approbation. « Et pourquoi avoir demandé à la presse de mentir afin de... — Stop ! ordonna Ryan, soudain cramoisi. Voulez-vous mettre en jeu la vie de soldats américains ? Pourquoi faire une chose pareille ? Pourquoi bon Dieu feriez-vous une chose pareille ? — Vous avez quand même contraint les chaînes de télévision à… — Cette émission est retransmise dans le monde entier. J’espère que vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ? » Il marqua un temps d’arrêt pour reprendre son souffle. « Mesdames et messieurs, j’aimerais vous rappeler que, pour la majorité d’entre vous, vous êtes des citoyens américains. Je parle maintenant en mon nom (il redoutait de se tourner vers l’endroit où se trouvait le chef de l’exécutif), vous êtes bien conscients que le Président est responsable, devant leurs parents, leurs conjoints et leurs enfants, de tous ceux qui ont revêtu l’uniforme de notre pays pour en assurer la sécurité. Ce sont des hommes en chair et en os qui risquent leur vie aujourd’hui, et j’aimerais que la presse y songe un peu plus de temps en temps. — Seigneur, murmura Tish Brown, derrière Durling. Monsieur le président, il serait peut-être judicieux de... — Non. Il secoua la tête. Laissons-le poursuivre. » Un silence pesant envahit la salle de presse. Quelqu’un murmura une remarque peu amène à la journaliste qui était restée debout et s’assit finalement, cramoisie. « Dr Ryan, Bob Holtzman du Washington Post (comme si on ne l’avait pas reconnu). Quelles sont les chances de mettre un terme au conflit sans violences supplémentaires ? — Monsieur, cela reposera entièrement sur le gouvernement japonais. Les habitants des Mariannes sont, comme l’a souligné le Président, des citoyens américains, et notre pays n’autorise aucune autre nation à modifier cet état de fait. Si le Japon désire retirer ses forces, il pourra le faire pacifiquement. Sinon, d’autres opérations auront lieu. — Merci, Dr Ryan », répondit Holtzman, d’une voix forte, ce qui mit un point final à la conférence de presse. Jack se précipita vers la porte, ignorant les autres questions. « Beau boulot, commenta Durling. Et si vous rentriez chez vous dormir un peu ? » Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda le douanier. Mon matériel photo », répondit Chekov. Il ouvrit la mallette sans se faire prier. Il faisait chaud dans l’aérogare, le soleil tropical de midi frappait les baies vitrées et saturait temporairement la climatisation. Leurs dernières instructions avaient été faciles à mettre en oeuvre. Les Japonais voulaient avoir des journalistes dans les îles, à la fois pour couvrir la campagne électorale et, par leur seule présence, pour leur servir de bouclier contre une attaque américaine. Le douanier regarda les appareils photo, satisfait de voir qu’ils étaient tous de marque japonaise. « Et ceci ? — Mon équipement d’éclairage être russe, expliqua Ding dans un anglais laborieux. Nous fabriquons torches excellentes. Peut-être qu’un jour nous les vendre à votre pays, ajouta-t-il avec un sourire. — Oui, peut-être, dit le douanier, refermant la mallette et la marquant à la craie. Où comptez-vous descendre ? — Nous n’avons pas eu le temps de réserver chambres, répondit « Klerk ». On verra sur place. » Eh bien, bonne chance, s’abstint de remarquer le douanier. L’idée avait été plus ou moins improvisée et toutes les chambres d’hôtel de Saipan, il en était sûr, devaient être déjà prises. Enfin, ce n’était pas son problème. « Pouvons-nous louer une voiture ? — Oui, par ici. » L’homme pointa le doigt. Le plus âgé des deux Russes lui paraissait nerveux. « Vous êtes en retard. — Eh bien, j’en suis désolé, répondit Oreza sèchement. Il ne se passe absolument rien de neuf. Enfin, peut-être un léger surcroît d’activité des chasseurs, mais rien de flagrant, et d’ailleurs, ils bougeaient déjà pas mal ces temps-ci... Vous n’allez pas tarder à avoir de la compagnie, lui annonça le Centre de commandement militaire national. — Qui ça ? — Deux reporters... Ils auront quelques questions à vous poser », entendit-il pour toute réponse, car on redoutait à nouveau qu’Oreza soit démasqué. « Quand ? — D’un moment à l’autre, sans doute aujourd’hui. Pas de problème de votre côté, chef ? » Major, mec, se retint de dire Portagee. « Tout baigne. On a vu une partie de l’allocution présidentielle, et on est un peu préoccupé cause de ce site de missile installé si près de la maison, et... — On vous préviendra assez tôt. Avez-vous une cave, chez vous ? — Non. — Eh bien, c’est parfait. On vous tiendra au courant, d’accord ? — D’accord, monsieur. Terminé. » Avez-vous une cave chez vous ? Non. Eh bien, c’est parfait. Si c’est parfait, pourquoi poser la question, bordel ? Oreza désactiva le téléphone après l’avoir retiré du saladier en inox, puis il s’approcha de la fenêtre. Deux Eagle étaient en train de décoller. C’était devenu de la routine. Quelque chose se préparait. Il ne savait pas quoi. Peut-être que les pilotes non plus, mais ce n’est pas en regardant leur avion qu’on pouvait deviner leurs pensées. Shiro Sato fit décrire à son F-15J un virage à droite pour dégager le couloir réservé au trafic civil. Si les Américains attaquaient, ils procéderaient de la même manière que pour leur raid sur la métropole, à partir de bases éloignées dans les îles du Pacifique, avec ravitaillement en vol. Wake était une possibilité, ainsi que plusieurs autres îlots. Il devrait affronter des appareils pas foncièrement différents du sien. Les autres auraient un soutien radar, comme lui. Ce serait un combat égal, à moins que ces salauds ne se ramènent avec leurs avions furtifs. De belles saloperies ! Capables de déjouer les Kami ! Mais les Américains n’en avaient que quelques exemplaires, et s’ils attaquaient de jour, il était prêt à courir sa chance. Au moins n’y aurait-il pas vraiment de surprises. Il y avait un gros radar de la défense aérienne installé sur le plus haut sommet de l’île, et avec l’escadrille basée à Guam, ce serait un vrai combat aérien, se dit-il en grimpant pour gagner son altitude de patrouille. « Bon, alors où est le problème ? demanda Chavez en tripotant la carte. — Tu le croirais jamais si je te le disais. — En attendant, moi, je crois qu’il faut que vous preniez la prochaine à gauche, après Lizama’s Mobil. » Chavez quitta des yeux la carte. Le coin grouillait de soldats qui étaient tous en train de creuser des tranchées — ils auraient dû s’y prendre plus tôt, estima-t-il. « C’est pas une batterie de Patriot ? — Ça m’en a tout l’air, en effet. » Merde, et comment veulent-ils que je m’y prenne avec un truc pareil ? se demanda Clark ; il tourna au dernier carrefour et s’engagea dans l’impasse. Le numéro était bien celui qu’il avait mémorisé. Il se gara dans l’allée, descendit et se dirigea vers la porte. Oreza était dans la salle de bains ; il finissait de prendre une douche bien méritée, tandis que Burroughs tenait la comptabilité des avions sur la piste de Kobler, quand on sonna à la porte. « Qui êtes-vous ? — Ils vous ont pas prévenus ? » demanda Clark en regardant partout. Bon sang, qui était ce mec ? « Les journalistes, c’est ça ? — Ouais, c’est ça. — OK. » Burroughs ouvrit entièrement la porte après avoir scruté la rue de bout en bout. « Qui êtes-vous, au fait ? Je croyais que c’était la maison de... — Tu es mort ! » Oreza se tenait dans l’entrée, simplement vêtu d’un short kaki, le torse couvert d’une toison aussi épaisse que ce qui restait de jungle sur file. Les poils paraissaient d’autant plus noirs que la peau de l’homme était en train de virer au blanc livide. « Putain, mais tu es mort ! — Salut, Portagee, dit Klerk/Clark/Kelly avec un sourire. Ça fait un bail ! — Eh, mais je vous connais, vous, intervint Chavez. Vous étiez sur le bateau sur lequel s’est posé notre hélico. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous êtes de l’Agence ? » C’était presque trop pour Oreza. Il ne se souvenait plus du tout du petit mec, mais le grand, le vieux, son âge, enfin presque, c’était... ça ne pouvait pas... et pourtant si. Mais ce n’était pas possible. Si ? « John ? » demanda-t-il après encore quelques secondes d’incrédulité. C’en était trop pour l’homme connu jadis sous le nom de John Kelly. Il posa son sac et se précipita pour étreindre cet homme, surpris de sentir qu’il avait les larmes aux yeux. « Ouais, Portagee... c’est bien moi. Comment ça va, vieille branche ? — Mais comment... — Lors des funérailles, est-ce qu’ils ont cité la phrase ‘‘avec le ferme espoir qu’un jour la mer rendra ses morts’’ ? » Il se tut, puis ne put s’empêcher de sourire. « Eh bien, c’est fait ! » Oreza ferma les yeux, remontant plus de vingt ans en arrière. « Ces deux amiraux, hein ? — Tout juste. — Merde alors... mais où étais-tu donc passé ? — La CIA, mec. Ils ont estimé qu’ils avaient besoin de quelqu’un capable de... eh bien... — Ça, je me souviens{38}. » Il n’avait pas changé tant que ça. Plus âgé, mais les mêmes cheveux, les mêmes yeux, ce même regard franc et chaleureux, et caché en dessous toujours cette trace d’autre chose, comme un animal en cage, mais un animal capable de crocheter la serrure quand bon lui semble. « Je me suis laissé dire que tu te débrouillais pas mal pour un vieux caboteur en retraite. — Avec le grade de major, s’il vous plaît. » Portagee secoua la tête. Le passé pouvait attendre. « Qu’est-ce qui se passe ? — Ma foi, on est resté hors circuit pendant quelques heures. T’as du neuf ? — Le Président a fait une allocution télévisée. Ils l’ont coupée, mais... — C’est vrai qu’ils avaient des bombes ? interrogea Burroughs. — » Avaient » ? intervint Ding. On les a eues ? — C’est ce qu’il a dit. Et qui vous êtes, vous, au fait ? voulut savoir Oreza. Domingo Chavez. » Le jeune homme tendit la main. « Je vois que monsieur C. et vous êtes de vieilles connaissances... — Oui, je me fais appeler ‘‘ Clark ’’, à présent », expliqua John. C’est drôle comme ça lui faisait du bien de parler avec un homme qui connaissait sa véritable identité. « Il est au courant ? » John secoua la tête. « Peu de gens sont au courant. La plupart sont morts. Dont l’amiral Maxwell et l’amiral Greer. Trop moche... ils m’avaient sauvé la peau. » Oreza se tourna vers son nouvel hôte. « S’en est fallu d’un cheveu, gamin. Une putain d’histoire de marins. T’aimes toujours la bière, John ? — Surtout si on la lui offre », confirma Chavez. — Vous ne voyez donc pas ? C’est fini, maintenant ! — Qui donc ont-ils eu ? demanda Yamata. — Matsuda, Itagake — ils ont eu les protecteurs de tous les ministères, ils les ont eus tous, sauf vous et moi, dit Murakami, sans ajouter qu’ils avaient bien failli l’avoir, lui aussi. Raizo, il est temps d’arrêter tout ça. Appelez Goto, dites-lui de négocier la paix. — Je refuse ! — Mais vous ne voyez donc pas ? Nos missiles sont détruits et... — Et on peut en fabriquer d’autres. On a les moyens de fabriquer de nouvelles ogives nucléaires, et de toute façon, il reste encore des missiles à Yoshinobu. — Si vous faites une chose pareille, vous savez très bien quelle sera la réaction des Américains, espèce d’imbécile ! — Ils n’oseraient pas. — Vous nous aviez dit qu’ils seraient incapables de réparer les dégâts que vous aviez fait subir à leur système financier. Vous nous aviez dit que notre système de défense aérienne était invincible. Vous nous aviez dit qu’ils seraient incapables de riposter efficacement. » Murakami s’arrêta pour reprendre son souffle. « Vous nous aviez dit tout cela — et vous aviez tort. Je suis maintenant le dernier à qui vous puissiez encore vous adresser, et je ne vous écoute plus. Allez dire vous-même à Goto de faire la paix ! — Jamais ils ne reprendront ces îles ! Jamais ! Ils en sont incapables. — Racontez ce que vous voulez, Raizo-chan. Pour ma part, c’est terminé. — Eh bien, trouvez-vous un bon coin pour vous y planquer ! » Yamata lui aurait volontiers raccroché au nez, mais avec un portatif, c’était impossible. « Des assassins », grommela-t-il. Il lui avait fallu une bonne partie de la matinée pour rassembler toute l’information nécessaire. Quelque part, les Américains avaient réussi à frapper au coeur son conseil de zaibatsu. Comment ? Nul ne savait. Ils avaient pourtant réussi à pénétrer des défenses que tous les spécialistes lui avaient garanties invincibles, au point même de détruire leurs missiles intercontinentaux. « Comment ? demanda-t-il à haute voix. — Il semblerait que nous ayons sous-estimé la qualité de ce qu’il leur reste d’aviation, répondit le général Arima avec un haussement d’épaules. Mais ce n’est pas la fin. Nous avons encore d’autres solutions. — Oh ? » Tout le monde n’a donc pas baissé les bras ? « Ils ne voudront pas réoccuper de force les îles. Leur capacité à effectuer un débarquement est sérieusement compromise par leur manque de navires amphibies, et même s’ils réussissaient à débarquer des troupes... Vous les imaginez se battant au milieu de leurs concitoyens ? Non. Arima secoua la tête. Ils ne prendront pas ce risque. Ils vont chercher une paix négociée. Il reste encore une chance... sinon d’un succès complet, du moins d’une paix négociée qui laisserait nos forces largement intactes. » Yamata l’écouta, mais il n’en pensait pas moins, contemplant par la fenêtre cette île qu’il voulait faire sienne. Il était convaincu que les élections pouvaient encore être remportées. C’était la volonté politique des Américains qu’il fallait toucher, et cela, c’était encore dans ses moyens. Il ne fallut pas longtemps pour retourner le 747, mais la plus grande surprise du capitaine Sato fut que son appareil était à moitié plein pour le vol de retour sur Narita. Trente minutes après le décollage, une hôtesse lui signala par interphone que sur onze passagers qu’elle avait interrogés, deux seulement lui avaient avoué que des affaires pressantes les appelaient en métropole. De quelles affaires pressantes pouvait-il s’agir ? se demanda-t-il, alors que le commerce international de son pays était pour l’essentiel réduit au cabotage entre la Chine et le Japon. « Ça n’a pas l’air de trop bien tourner, observa son copilote au bout d’une heure de vol. Regardez là-dessous. » Les navires étaient aisément repérables de trente mille pieds d’altitude, et ces derniers temps, ils avaient pris l’habitude d’emporter des jumelles pour identifier les bâtiments de surface. Sato prit sa paire et repéra les caractéristiques des destroyers Aegis qui continuaient à faire route vers le nord. Sur un coup de tête, il alluma sa radio pour la régler sur une autre fréquence réservée. « AL 747 appelle Mutsu. À vous. — Qui est là ? répondit instantanément une voix. Libérez de suite cette fréquence ! — Ici le capitaine Torajiro Sato. Allez me chercher le commandant de votre flotte ! » ordonna-t-il de sa voix la plus autoritaire. Cela ne prit qu’une minute. « Petit frère, tu ne devrais pas faire ça », le gronda Yusuo. Le silence radio était une formalité, mais surtout une réelle nécessité militaire. Il savait que les Américains avaient des satellites de reconnaissance, et du reste, tous les radars SPY de son groupe étaient en service et émettaient des ondes électromagnétiques. Si des avions-espions américains croisaient dans les parages, ils sauraient où se trouvait son escadre. Une semaine plus tôt, la chose ne l’aurait pas tracassé outre mesure, mais ce n’était plus le cas à présent. « Je voulais juste exprimer notre confiance en toi et tes hommes. Vous n’avez qu’à nous prendre comme cible d’exercice », ajouta-t-il. Au PC de combat du Mutsu, c’étaient précisément ce que faisaient les servants des missiles, mais il était inutile de le dire, l’amiral le savait. « Ça fait plaisir d’entendre ta voix. À présent, tu dois m’excuser, mais j’ai pas mal de travail ici. — Bien compris, Yusuo. Terminé. » Sato ôta son doigt du bouton de la radio. « Vous voyez, dit-il dans l’interphone. Ils font leur boulot et nous devons faire le nôtre. » Le copilote n’était pas aussi convaincu, mais Sato était le commandant de bord du 747, et il ne répondit rien, se concentrant sur sa tâche de navigation. Comme la majorité des Japonais, toute son éducation lui avait appris à considérer la guerre comme un mal qu’il fallait fuir comme la peste. Il songea à ce conflit avec l’Amérique qui avait éclaté du jour au lendemain... même si pendant un jour ou deux, il avait pu paraître amusant de donner une bonne leçon à ces gaijins arrogants, tout cela relevait du discours fantasmatique, alors que cette guerre-ci était de plus en plus réelle. Puis l’annonce, coup sur coup, que son pays avait déployé des armes nucléaires — c’était déjà de la folie — et, d’après les Américains, que ces armes auraient été détruites... Après tout, leur appareil était américain, c’était un Boeing 747-400PIP, datant de cinq ans, mais en tout point ultramoderne, fiable et sûr. On n’avait pas grand-chose à apprendre aux Américains en matière de construction aéronautique, et si cet appareil était aussi bon qu’il le soupçonnait, alors sa version militaire devait être proprement formidable. Or, les appareils dont était dotée l’armée de l’air de son pays étaient construits sous licence américaine — à l’exception du 767 AEW, dont il avait tellement entendu parler, d’abord pour vanter son invincibilité, et plus récemment, pour expliquer qu’il n’en restait plus que quelques exemplaires. Cette folie devait cesser. Est-ce que personne ne s’en était rendu compte ? Il devait bien y en avoir quelques-uns, sinon son avion ne serait pas à moitié rempli de gens qui n’avaient pas envie de rester à Saipan, malgré leur enthousiasme de naguère. Mais son commandant semblait ne rien voir. Torajiro Sato restait figé, marmoréen, dans le siège de gauche, comme si tout cela était parfaitement normal alors qu’à l’évidence, il n’en était rien. Il lui suffisait de baisser les yeux pour contempler, au soleil du crépuscule, le convoi de destroyers, et que faisaient-ils ? Ils protégeaient les côtes de son pays contre l’éventualité d’une attaque. Était-ce normal ? « Passerelle pour sonar. — Passerelle, j’écoute. » Claggett était de quart à la passerelle pour l’après-midi. Il voulait que l’équipage le voie à l’oeuvre et, plus que cela, il voulait garder le contact avec la navigation de son bateau. « Possibilité de contacts multiples au sud, rapporta le chef sonar. Relèvement un-sept-un. On dirait des bâtiments de surface évoluant à grande vitesse, monsieur, j’ai des bruits de moteur et un battement d’hélice à fréquence très rapide. » Ça correspondait à peu près, estima le capitaine de frégate, en retournant vers la chambre du sonar. Il s’apprêtait à demander qu’on relève une route, mais quand il se retourna pour le faire, il vit que deux maîtres de manoeuvre étaient déjà au travail et que l’analyseur de trajectoire crachait déjà sur imprimante une première estimation de distance. Ses hommes étaient désormais parfaitement rodés, et tout tournait automatiquement, et même encore mieux. Il y avait de la réflexion en plus de l’action. « A priori, ils ne sont pas tout près, mais regardez plutôt tout ça », dit le sonar. C’était effectivement un contact confirmé. Les données apparaissaient sur quatre bandes de fréquences. Puis le chef tendit ses écouteurs. « On dirait bien toute une flopée d’hélices — des tas de claquements, pas mal de cavitation, pour moi, ce sont plusieurs unités, naviguant en convoi. — Et pour notre autre ami ? demanda Claggett. — Le sub ? Il s’est fait discret de nouveau, sans doute qu’il continue sur accus à cinq noeuds maxi. » Ce dernier contact était à vingt bons milles, juste en limite de leur portée de détection habituelle. « Commandant, le premier calcul de distance sur les nouveaux contacts est de cent mille, au moins, contact par zone de convergence, annonça un autre technicien. — Relèvement constant. Pas la moindre déviation. Ils filent droit sur nous, ou presque. Ça cogne dur. Quelles sont les conditions en surface, commandant ? — Houle de deux à trois mètres, chef. » Au moins cent mille yards. Plus de cinquante milles nautiques, songea Claggett. Ils poussaient leurs machines à fond. Droit sur lui, mais il n’était pas censé tirer. Bigre. Il fit les trois pas réglementaires pour regagner le poste de contrôle. « Barre à droite dix degrés, nouvelle route au deux-sept-zéro. » Le Tennessee vira pour prendre une direction générale ouest, et permettre à ses opérateurs sonar de faire une triangulation sur les destroyers en approche. Les derniers renseignements que Claggett avait reçus avaient prédit l’événement et la précision de l’évaluation ne l’en rendait que plus fâcheux. Dans un décor plus théâtral, face aux caméras, l’atmosphère aurait pu être différente, mais même si le décor avait un vague aspect dramatique, pour l’heure, il était surtout froid et misérable. Ces hommes avaient beau représenter la crème des troupes d’élite, il était toujours plus facile de se motiver pour lutter contre un individu que contre des conditions extérieures impitoyables. Vêtus de leur tenue camouflée presque entièrement blanche, les Rangers bougeaient le moins possible, et cette inactivité physique les rendait encore plus vulnérables au froid et à l’ennui, ennemi suprême du soldat. Malgré tout, le capitaine Checa estimait qu’ils n’avaient pas à se plaindre. Pour une malheureuse escouade isolée, perdue à six mille kilomètres de la base américaine la plus proche — et cette base était quand même Fort Wainwright, en Alaska —, il valait infiniment mieux s’emmerder qu’être stimulé par la perspective de se battre sans aucun espoir de soutien extérieur. Ou quelque chose d’équivalent. Checa affrontait le problème de tous les officiers : sujet au même inconfort, à la même détresse que ses hommes, il n’avait pas le droit de râler. De toute façon, il n’avait pas de supérieur auprès de qui se plaindre, et se plaindre devant ses hommes ne valait rien pour le moral, même s’ils auraient été les premiers à le comprendre. « Ça sera chouette de retrouver Fort Stewart, mon capitaine, observa le sergent-chef Vega. Pouvoir lézarder au soleil et pêcher des raies sur la plage. — Et se passer de cette neige superbe et de ce grésil, Oso ? » Au moins le ciel s’était-il dégagé depuis peu. « Affirmat’, mon capitaine. Mais j’en ai eu ma dose quand j’étais gosse à Chicago. » Il se tut, pour reprendre son guet, l’oreille tendue. Les autres paras observaient un silence parfait, et il fallait être extrêmement attentif pour repérer où se trouvaient les guetteurs. « Prêt pour la balade, ce soir ? — Faut espérer que notre copain nous attendra de l’autre côté de c’te colline. — J’en suis persuadé, mentit Checa. — Ouais, chef, moi aussi. » Si tu veux raconter des bobards, on sera deux, se dit Vega. « Est-ce que toute cette opération a réussi ? » Les tueurs de leurs troupes dormaient dans leurs duvets, enfouis dans des trous barricadés de branches de pin et recouverts d’autres branches pour leur donner un peu plus de chaleur. Non seulement les Rangers devaient garder les pilotes, mais en plus ils devaient préserver leur santé, comme s’ils gardaient des bébés — drôle de mission pour des troupes d’élite, mais c’étaient les troupes d’élite qui écopaient des missions les plus bizarres. « Il paraît, répondit Checa, qui consulta sa montre. Dans deux heures, on leur secoue les puces. » Vega acquiesça, en espérant qu’il n’aurait pas les jambes trop raides pour leur randonnée vers le sud. Le schéma de patrouille avait été défini lors de la préparation de mission. Chacun des quatre sous-marins nucléaires avait la responsabilité d’un secteur de trente milles, divisés chacun en trois segments de dix milles. Chaque bâtiment pouvait patrouiller dans la bande centrale, laissant les bandes nord et sud dégagées pour le recours aux armes. Les graphiques de patrouille étaient laissés à l’appréciation de chaque commandant, mais tous opéraient selon le même schéma. Le Pennsylvanie longeait la bande nord, en écoute sonar à cinq noeuds à peine, comme il le faisait du temps de la dissuasion quand il était armé de missiles Trident. Il était si discret qu’une baleine aurait pu venir le heurter sites cétacés avaient fréquenté en cette saison ces parages du Pacifique. Derrière, à l’extrémité d’un long filin, le sonar de traîne. Les évolutions du sous-marin selon un cycle nord-sud de deux heures, avec juste une dizaine de minutes de battement pour le demi-tour à chaque extrémité, permettaient d’optimiser les performances du sonar qui pouvait se déployer derrière lui selon une trajectoire parfaitement rectiligne. Le Pennsylvania évoluait en plongée à six cents pieds, la profondeur idéale pour le sonar compte tenu des conditions hydrologiques du moment. Le soleil venait de se coucher en surface quand la première trace apparut sur les écrans. Ce fut d’abord une série de points, jaunes sur le moniteur vidéo, qui descendaient lentement, avec une légère dérive vers le sud, presque imperceptible. Le chef sonar estima que la cible devait avancer sur accus depuis déjà plusieurs heures, sinon il aurait détecté les signaux bien plus intenses des diesels utilisés pour les recharger, mais le contact était indubitable, comme prévu sur la bande des soixante hertz. Il transmit les données à l’équipe de contrôle de tir. Quelle dérision, songea l’opérateur sonar. Il avait fait toute sa carrière sur des bâtiments lance-missiles, et plus d’une fois détectés des contacts que son unité s’évertuait à éviter, même si les sous-marins lanceurs d’engin se vantaient d’avoir les meilleurs servants de torpilles de toute la flotte. Le Pennsylvanie en emportait quinze — il y avait pénurie de la dernière version de torpille ADCAP, à capacités améliorées — et on avait décidé de ne pas s’encombrer d’un modèle moins perfectionné, compte tenu des circonstances. Il était en outre équipé de trois autres engins analogues à des torpilles, baptisés LEMOSS — Long-Endurance Mobile Submarine Simulator, pour « Simulateur mobile de sous-marin à grande autonomie », bref, des leurres. Comme tout bon commandant de submersible, le capitaine avait informé son équipage de la méthode d’attaque prévue, et tout le monde à bord l’avait approuvée. Les Japonais seraient bien forcés de traverser leurs lignes. Et ils s’étaient déployés de telle manière que franchir sans être détectés leur ligne de bataille, comme avait fini par l’appeler le capitaine, était hautement improbable. « Attention, attention », lança le capitaine dans l’interphone de bord — on avait baissé le volume au minimum, de sorte que le message ressembla à un murmure qui contraignit les hommes à tendre l’oreille. « Nous avons sans doute un contact immergé dans notre zone de frappe. Je vais lancer l’attaque exactement selon notre plan. Branle-bas de combat », conclut-il, de la voix du client d’un café demandant son petit déjeuner. Ce furent alors des bruits si faibles que seul un opérateur sonar expérimenté réussit à les percevoir, et encore, parce qu’il était situé à l’avant du poste de combat. Le changement de quart venait de se produire, de sorte que seuls les hommes (plus une ferme maintenant) les plus confirmés occupaient désormais les consoles de tir. Tous les bleus s’étaient répartis en équipes d’évaluation des dégâts. Des voix annoncèrent au récepteur du PC de combat que chacun était à son poste, puis le bateau devint aussi silencieux qu’un cimetière le jour d’Halloween. « Le contact se confirme nettement, annonça le sonar à l’interphone. Déplacement vers l’ouest, pour nouveau gisement de la cible au zéro-sept-cinq. Détection d’un faible bruit d’hélice, vitesse du contact estimée à dix noeuds. » C’était incontestablement un sous-marin, mais ce n’était pas vraiment une surprise. Le diesel japonais avait son propre sonar de traîne et procédait aux mêmes évolutions qu’eux, alternant marche en avant toute et progression au ralenti pour détecter tout ce que pourrait masquer l’accroissement des turbulences. « Tubes un, trois et quatre en ADCAP, annonça un technicien d’armements. Tube deux en LEMOSS. — Paré à me les inonder », dit le capitaine. La plupart de ses collègues préféraient dire « Mettez-les en chauffe », mais sinon, l’expression pouvait être considérée comme réglementaire. « Distance estimée à vingt-deux mille yards », annonça le responsable de la détection. L’opérateur sonar vit du nouveau sur son écran, puis rajusta son casque. « Transitoires, transitoires, genre décompression de la coque sur Sierra-Dix... Le contact change de profondeur. — Pour remonter, je parie », dit le capitaine, à deux mètres de là. C’est à peu près sûr, se dit le sonar avec un hochement de tête. « Paré à lancer le MOSS. Course initiale au zéro-zéro-zéro. Silence sur les dix mille premiers mètres, puis niveau d’émission normal. — À vos ordres, commandant. » Le technicien tapa les paramètres de réglage sur son tableau de programmation, puis le servant vérifia les instructions et les déclara correctes. « Paré pour le deux. — Contact Sierra-Dix s’affaiblit légèrement, commandant. Il est sans doute repassé au-dessus de la couche. — Trajectoire directe définie sur Sierra-Dix, annonça ensuite le calculateur de trajectoire. Contact confirmé, commandant. — Tube deux inondé, confirma l’officier de tir. — Tirez le deux, ordonna aussitôt le capitaine. Rechargez un autre MOSS. » Le Pennsylvania vibra imperceptiblement quand le LEMOSS fut éjecté dans la mer. Le sonar le détecta aussitôt dès qu’il vira à gauche avant de partir en sens inverse, cap au nord à dix noeuds. Conçu à partir d’un corps de torpille Mark 48 déclassée, le LEMOSS se réduisait à un gros bidon rempli de kérosène OTTO utilisé pour ravitailler les « poissons » américains, muni d’un petit système de propulsion et d’un gros émetteur acoustique qui reproduisait le bruit des machines d’un submersible. Les fréquences émises correspondaient à celles d’un générateur nucléaire, mais le bruit était nettement plus intense que celui d’un classe Ohio. Personne apparemment n’y avait trouvé à redire. Les sous-marins d’attaque se faisaient piéger presque à chaque fois, même les américains qui auraient pourtant dû se méfier. La dernière version rebaptisée avait une autonomie supérieure à quinze heures, et il était vraiment dommage qu’on ne l’ait mise au point que quelques mois avant le désarmement complet de la flotte de sous-marins nucléaires. Il n’y avait plus désormais qu’à prendre patience. Le submersible japonais avait même encore ralenti, sans aucun doute effectuait-il un dernier relevé au sonar avant de rallumer ses diesels pour filer en vitesse vers l’ouest. L’opérateur sonar repéra le LEMOSS au nord. Le signal était sur le point de disparaître complètement, avant la mise en route du générateur acoustique, après cinq milles de parcours. Deux milles plus loin, le leurre franchissait la thermocline — la zone de transition entre les eaux froides du fond et les eaux chaudes de surface : cette fois, la partie avait commencé pour de bon. « Passerelle pour sonar, Sierra-Dix vient de changer de vitesse, changement de fréquence de rotation de l’hélice, il ralentit, monsieur. — Il a un bon sonar », commenta le capitaine, posté juste derrière l’opérateur. Le Pennsylvania était légèrement remonté, pour faire passer le filin du sonar au-dessus de la couche limite, afin de mieux suivre le contact, tandis que la coque du submersible demeurait en dessous. Il se tourna et haussa légèrement la voix. « Les armes ? — Un, trois et quatre parés au lancement, solutions définies sur les quatre tubes. — Quatre paré pour un profil de poursuite, course initiale zéro-deux-zéro. — Entendu. Réglages effectués, commandant. Tube quatre entièrement paré. — Alignez le cap et tirez », ordonna le capitaine depuis la porte de la chambre des sonars, avant d’ajouter : « Rechargez une autre ADCAP. » Le Pennsylvania vibra de nouveau, au moment où l’ultime évolution de la vénérable torpille Mark 48 entrait dans la mer et virait au nord-est, guidée par un fil isolé dévidé à partir de son aileron de queue. Comme un exercice, se dit l’opérateur sonar, mais en plus facile. « D’autres contacts ? demanda le capitaine, revenu se placer derrière lui. — Négatif, commandant. » Le matelot indiqua ses écrans. On n’y relevait qu’un bruit aléatoire, tandis qu’un autre moniteur affichait toutes les dix minutes le résultat d’un diagnostic automatique indiquant que tous les systèmes fonctionnaient convenablement. Il y avait de quoi se bidonner : au bout de presque quarante ans d’opérations avec des bâtiments lance-missiles, et pas loin de cinquante avec des sous-marins nucléaires, le premier torpillage par un bâtiment américain depuis la Seconde Guerre mondiale allait être l’oeuvre d’une unité censément désarmée et promise à la casse. Progressant plus vite que le leurre, la torpille à capacités améliorées était déjà passée au-dessus de la thermocline, légèrement en arrière du contact. Aussitôt, elle mit en route son sonar actif et retransmit par câble l’image reçue au Pennsylvania. « Contact ferme, distance trois milles, proche de la surface. C’est tout bon », dit le sonar. Le même diagnostic parvint du premier maître torpilleur, une femme, qui avait la même lecture. « Bouffe de la merde et crève », murmura l’opérateur sonar en regardant les deux lignes de contact se rapprocher sur son écran. Sierra-Dix mit instantanément en avant toute, redescendant aussitôt sous la couche, mais le niveau de ses batteries devait être un peu faible et il ne filait pas plus de quinze noeuds, quand l’ADCAP fondait sur lui à plus de soixante. La chasse à sens unique n’avait en tout duré que trois minutes trente, pour se conclure sur une tache éblouissante à l’écran et un bruit dans son casque qui lui vrilla les tympans. L’épilogue était classique, le crissement déchirant de l’acier broyé par la pression hydraulique. « C’est un coup au but, monsieur. Je détecte un coup au but manifeste. » Deux minutes plus tard, un écho lointain à basse fréquence leur provenant du nord suggérait que le West Virginia avait abouti à un résultat identique. « Christopher Cook ? demanda Murray. — Lui-même. » C’était effectivement une très chouette baraque, estima le sous-directeur adjoint en dépliant sa carte professionnelle. « FBI ». Nous aimerions nous entretenir avec vous au sujet de vos conversations avec Seiji Nagumo. Pouvez-vous aller chercher un pardessus ? » Le soleil en avait encore pour quelques heures quand les Lancer roulèrent en bout de piste. Rendus furieux par la perte récente de leurs camarades, les équipages avaient la nette impression de se trouver ni au bon endroit, ni dans les bonnes conditions opérationnelles, mais personne n’avait pris la peine de leur demander leur avis, et leur mission était écrite d’avance. Leurs soutes à bombes occupées par des réservoirs supplémentaires, les bombardiers décollèrent l’un après l’autre pour se regrouper à leur altitude de croisière de vingt mille pieds et mettre le cap au nord-est. Encore une de ces fichues démonstrations, se dit Dubro, et il se demanda comment un type comme Robby Jackson avait pu concocter un truc pareil, mais lui aussi, il avait ses ordres, et les deux porte-avions, à cinquante milles d’écart, virèrent de bord de concert pour se placer face au vent et catapulter quarante appareils chacun. Bien que tous soient armés, il leur était formellement interdit de tirer, sauf provocation adverse. 46 Détachement « ON part presque à vide, remarqua le copilote d’une voix 0 impassible, en consultant le manifeste comme toujours avant le décollage. — Mais enfin, quelle mouche les pique ? » grommela le capitaine Sato, regardant le plan de vol et consultant les prévisions météo. Ce fut vite fait. Le temps s’annonçait clair et froid sur tout le parcours, avec un énorme anticyclone dominant l’ensemble du Pacifique Ouest. Hormis quelques vents d’altitude à proximité des îles métropolitaines, le vol jusqu’à Saipan devait se dérouler sans encombre pour ses trente-quatre passagers. Trente-quatre ! ragea-t-il. Dans un avion prévu pour plus de trois cents ! « Commandant, nous allons bientôt abandonner ces îles. Vous le savez. » On ne pouvait pas être plus clair, non ? L’homme de la rue était désormais moins perplexe que terrifié — était-ce même le terme adéquat ? Toujours est-il qu’il n’avait jamais rien vu de tel. Tous ces gens se sentaient pour ainsi dire trahis. On avait pu lire les premiers éditoriaux mettant ouvertement en doute la ligne politique choisie par leur pays, et même si les questions posées n’étaient pas bien méchantes, leur importance n’était pas à négliger. L’illusion se dissipait : la nation n’avait pas été plus préparée à une guerre psychologique qu’à une guerre physique, or la population était en train de prendre conscience de ce qui se passait réellement. Les rumeurs d’assassinat — il n’y avait pas d’autre mot — de plusieurs pontes du zaibatsu avaient provoqué le tumulte au sein du gouvernement. Le Premier ministre Goto ne faisait pas grand-chose ; il ne parlait plus, ne se montrait même plus, sans doute pour ne pas devoir affronter des questions auxquelles il ne saurait répondre. Mais le pilote voyait bien que la foi de son commandant n’était pas le moins du monde ébranlée. « Non, nous ne les abandonnerons pas ! Comment peux-tu dire une chose pareille ? Ces îles nous appartiennent ! — Qui vivra verra », observa le copilote, qui reprit son travail sans poursuivre le débat. Il devait s’acquitter de sa tâche, vérifier une fois encore niveau du carburant, état des vents et autres paramètres techniques indispensables à la réussite du vol d’un avion de ligne, tous ces éléments qui étaient ignorés des passagers, convaincus que l’équipage montait à bord et faisait démarrer son engin comme un vulgaire taxi. « Bien dormi ? — Je veux, mon capitaine. J’ai rêvé d’une journée torride et d’une femme idem. » Richter se leva, et ses mouvements trahirent ce prétendu confort. Je commence vraiment à me faire vieux pour ce putain de métier, songea l’adjudant-chef. Ce n’était jamais que le destin et la chance — façon de parler — qui l’avaient conduit ici. Personne d’autre que ses camarades sous-officiers et lui n’avait autant d’heures de vol sur le Comanche, et quelqu’un avait décidé qu’ils avaient assez de cervelle pour mener cette mission, sans l’aide d’un putain de colonel pour venir foutre le merdier. Et voilà que s’offrait l’occasion de se tirer d’ici. Il leva les yeux et découvrit un ciel limpide. Enfin, on aurait pu rêver mieux. Pour entrer et sortir, mieux valait avoir des nuages. « Le plein est fait. — Je cracherais pas sur un petit café... — Ya qu’à demander, m’sieur Richter. » C’était Vega, le sergent-chef. « Un bon café frappé, comme dans les palaces de Floride. — Oh, super, merci, mec. » Richter prit le gobelet métallique en étouffant un rire. « Rien de spécial sur le chemin du retour ? » Ça s’annonçait mal, songea Claggett. La colonne de destroyers Aegis s’était disloquée et voilà qu’il se retrouvait avec un de ces satanés rafiots à dix milles de lui. Plus grave, peu de temps auparavant, on avait relevé le passage d’un hélicoptère, grâce aux détecteurs électroniques dont il avait pris le risque de déployer brièvement le mât, malgré la proximité du meilleur radar de surveillance au monde. Mais trois hélicoptères de l’armée comptaient sur sa présence ici, et il n’allait pas chercher plus loin. Personne ne lui avait promis que le coeur du danger était un endroit de tout repos. Ni pour lui ni pour eux. « Et notre copain ? » demanda-t-il à son chef sonar. Il reçut pour toute réponse un signe de dénégation. Bientôt confirmé par une phrase : « A nouveau disparu des écrans. » Une brise de trente noeuds soufflait au ras des vagues en leur arrachant des paquets d’écume, ce qui altérait légèrement les performances du sonar. Il devenait même difficile de garder le cap du destroyer, maintenant qu’il avait ralenti à une vitesse de patrouille à peine supérieure à quinze noeuds. Le submersible détecté loin au nord s’était à nouveau évanoui. Peut-être pour de bon, mais il était dangereux de tabler là-dessus. Claggett consulta sa montre. Il avait moins d’une heure pour décider de la conduite à tenir. Ils devraient se résoudre à y aller à l’aveuglette, mais c’était une nécessité embarrassante. D’habitude, ils recueillaient les renseignements par avion-espion, mais l’essentiel était de préserver l’effet de surprise, et il n’était pas question de le compromettre. Le groupe du porte-avions avait scrupuleusement évité les couloirs des lignes aériennes commerciales, s’était planqué sous les nuages, bref, avait fait de son mieux pour se faire oublier depuis plusieurs jours. Jackson était à peu près certain que leur présence n’avait toujours pas été détectée, mais maintenir le secret obligeait à se fier aux rapports fragmentaires des sous-marins sur l’activité électronique autour des iles, or tous ces rapports confirmaient que l’ennemi avait plusieurs E-2C en activité, plus un monstrueux radar de défense aérienne. La bataille se déroulerait dans les airs. Enfin, ils s’y préparaient depuis plusieurs semaines. « OK, dernière vérification, entendit Oreza au téléphone. Kobler est exclusivement réservé au trafic militaire ? — Affirmatif, amiral. Les deux premiers jours exceptés, je n’ai plus vu un seul zinc civil sur cette piste. » Il avait vraiment envie de lui demander à quoi rimaient toutes ces questions, mais il savait qu’il perdrait son temps. Enfin, peut-être, indirectement « Vous voulez qu’on veille toute la nuit ? — À vous de voir, major. À présent, pouvez-vous me passer vos hôtes ? — John ? Téléphone ! lança Portagee, soudain frappé par l’absolue banalité de ce qu’il venait de dire. — Clark, répondit Kelly en prenant l’appareil sans se démonter. Oui monsieur... Bien, monsieur. Ça ira... Autre chose ? Non ? Bon. Terminé. » Il pressa la touche de déconnexion. « Merde, qui a eu l’idée de cette putain de gamelle ? — Moi, dit Burroughs en levant les yeux de la table de jeu. Ça marche, non ? — Je veux, mon neveu, dit John qui revint à la partie, en rajoutant vingt-cinq cents dans le pot. Je vois. — Brelan de dames, annonça l’ingénieur. — Et une veine de cocu, en plus, dit Clark, en s’allongeant. — Tu parles d’une veine ! Ces enculés m’ont gâché la partie de pêche de ma vie ! — John, tu veux que je nous fasse du café pour la nuit ? — Faut bien dire qu’il fait le meilleur café que j’aie jamais bu », nota Burroughs en ramassant la mise. Il avait six dollars d’avance. « Portagee, vieille branche, ça fait un bail. Sûr que tu peux. Du vrai café de marin, Pete. Une vieille tradition expliqua Clark, qui goûtait lui aussi le plaisir de l’inactivité. — John ? » C’était Ding. « Plus tard, fiston. » Il prit les cartes et se mit à les battre en expert. Ça pourrait attendre. « Z’êtes sûrs d’avoir assez de coco ? » demanda Checa. Parmi le matériel largué en même temps que le commando, il y avait des réservoirs auxiliaires, avec leurs pylônes de fixation, mais Richter hocha la tête. « No problemo. On n’est qu’à deux heures du point de ravitaillement. — Où ça ? » Le signal relayé par satellite n’avait rien indiqué de plus que RALLIER PRIMAIRE, quoi que cela ait pu signifier. « À deux heures d’ici, à peu près, dit simplement l’adjudant-chef. La sécurité, mon capitaine, la sécurité. — Vous réalisez qu’on vient d’écrire une petite page d’histoire ? — Moi, tant que je peux survivre pour la raconter... » Richter monta la fermeture à glissière de sa combinaison de vol, noua son foulard, et grimpa à bord. « On dégage ! » Les Rangers se mirent en position une dernière fois. Ils savaient que les extincteurs étaient inutiles, mais quelqu’un avait tenu à les en équiper. L’un après l’autre, les hélicos décollèrent, et leur silhouette verte s’évanouit bientôt dans les ténèbres. Sur quoi, les paras entreprirent d’enterrer le reste du matériel au fond des trous qu’ils avaient creusés dans la journée. Cela leur prit une heure, au bout de laquelle il ne leur restait plus qu’à rallier à pied Hirose. Checa sortit son téléphone cellulaire et composa le numéro qu’il avait mis en mémoire. « Allô ? dit une voix en anglais. — On se voit dans la matinée, j’espère ? » La question était posée en espagnol. « J’y serai, señor. — Montoya, ouvrez la marche », ordonna le capitaine. Ils tâcheraient de longer les arbres le plus longtemps possible. Les hommes empoignèrent leurs fusils jusqu’ici restés inutiles, en espérant bien que ça durerait. « Je recommande deux armes, dit l’enseigne Shaw. Tir divergent d’une dizaine de degrés, puis convergence par le dessous de la couche pour le toucher simultanément devant et derrière. — Ça me plaît bien. » Claggett se dirigea vers le graphique pour examiner une dernière fois la situation tactique. « Établissez la route. — Alors, qu’est-ce que ça donne ? » demanda un des sergents de l’armée, passant la tête à l’entrée du PC tactique. Le problème avec ces putains de sous-marins, c’est qu’on ne pouvait pas rester peinard à attendre que ça se passe. « Pour pouvoir ravitailler vos hélicos, faut d’abord qu’on fasse déguerpir ce rafiot, expliqua un officier marinier, du ton le plus dégagé possible. — Et c’est difficile ? — Je suppose qu’on aimerait mieux le voir ailleurs. Ça nous met en surface à la merci de... enfin, quelqu’un risque de se douter qu’il y a du monde dans le secteur. — Vous êtes inquiet ? — Non », mentit le marin. Puis les deux hommes entendirent la voix du capitaine. « Monsieur Shaw, venez avec moi. Procédure de pointage. » Les Tomcat décollèrent en premier, avec une trentaine de secondes d’écart, et bientôt une escadrille de douze était dans les airs. Suivaient quatre EA-6B de brouillage, sous le commandement de Roberta Peach. Ils se divisèrent en deux paires : chacune allait accompagner un groupe de six Tomcat envoyés en éclaireurs. Le capitaine de vaisseau Bud Sanchez était le leader du premier groupe de quatre ; il n’aurait voulu laisser à personne d’autre la responsabilité de son groupe aérien pour l’attaque. Ils étaient à cinq cents milles de l’objectif, cap au sud-ouest. Par bien des côtés, l’attaque était la répétition d’une action menée au début de 1991, mais avec le désagrément supplémentaire des quelques aérodromes tombés aux mains de l’ennemi, et des résultats fournis par plusieurs semaines d’analyse détaillée des plans opérationnels : les Japonais organisaient leurs patrouilles avec une grande régularité. C’était la conséquence naturelle de l’extrême discipline de la vie militaire, et pour cette raison un piège dans lequel il était dangereux de tomber. Il se retourna pour jeter un dernier coup d’oeil sur les sillages étincelants de la formation avant de se concentrer sur sa mission. « Tubes un et trois, parés. — Calez sur la route définie et tirez », dit calmement Claggett. Le torpilleur tourna la manette à fond vers la gauche, avant de la ramener à droite, puis il répéta la manoeuvre pour le second tube. « Une et trois lancées, commandant. — Une et trois en progression normale, annonça le sonar, un instant après. — Parfait », répondit Claggett. Ce dialogue, il l’avait déjà vécu, lui, à bord d’un autre sous-marin, et ce tir avait manqué sa cible, grâce à quoi il en avait réchappé. Cette fois-ci, ils jouaient plus serré. L’estimation de la position du destroyer n’était pas aussi bonne qu’ils l’auraient voulu, mais ils devraient faire avec. Les deux ADCAP allaient filer relativement lentement sous la thermocline pendant les six premiers milles avant de prendre leur vitesse maximale, qui était de soixante et onze noeuds. Avec un peu de chance, leur cible n’aurait guère de moyen de deviner d’où venait le poisson. « Rechargez les tubes un et trois avec des ADCAP. » Comme toujours, le minutage était crucial. Jackson quitta la passerelle de commandement après le catapultage des chasseurs, pour redescendre au PC de combat d’où il pourrait mieux coordonner une opération déjà calculée à la minute près. La phase suivante était dévolue à ses deux destroyers Spruance, actuellement à trente milles au sud de la flotte du porte-avions. Cela le rendait nerveux. Les Spruance étaient ses meilleurs navires ASM, et même si, d’après le SubPac, le barrage de sous-marins ennemis se retirait vers l’ouest et donc, fallait-il espérer, droit vers leur piège, ce qui l’inquiétait, c’était ce SSK solitaire qui pouvait être resté en arrière pour neutraliser l’ultime porte-avions de la flotte du Pacifique. Il y avait tant de raisons de s’inquiéter, songea-t-il en regardant courir l’aiguille de la pendule murale. À 11 :45 :00 précises, heure locale, les destroyers Cushing et Ingersoll virèrent par le travers du vent pour commencer à lancer leurs Tomahawk, tout en signalant la manoeuvre par une brève transmission satellite. C’est un total de quarante missiles de croisière qui se ruèrent vers le ciel, puis, une fois largué leur propulseur d’appoint à poudre, redescendirent pour raser la surface. À l’issue de cette procédure qui dura six minutes, les destroyers reprirent de la vitesse pour rejoindre le groupe de combat, en se demandant quelle prouesse allaient réaliser leurs missiles. « Je me demande lequel c’est », murmura Sato. Ils en avaient déjà dépassé deux ; les destroyers Aegis étaient désormais tout juste repérables grâce à leur sillage, comme une pointe de flèche à peine visible à l’avant du V d’écume blanche. « Vous les rappelez ? — Ça va mettre en rogne mon frangin, mais on doit se sentir seul, là-dessous. » Une fois encore, Sato changea la fréquence radio, puis pressa la touche d’émission intégrée au volant du manche. « JAL 747 appelle Mutsu. » L’amiral Sato avait envie de bougonner, mais la voix était amicale. Il prit le casque des mains du sous-officier de transmissions et referma les doigts sur l’interrupteur. « Torajiro, si tu étais un ennemi, je t’aurais maintenant. » Il vérifia sur l’écran radar — il n’y avait que des vols commerciaux sur les deux mètres carrés d’écran du moniteur de situation tactique. Le radar SPY-1D affichait absolument tout ce qui se trouvait dans un rayon de plus de cent milles, et l’essentiel dans un rayon de près de trois cents. L’hélicoptère SH-60J venait de ravitailler avant de repartir en patrouille ASM, et même si en temps de guerre, il devait garder le silence radio pendant les opérations, il pouvait quand même se permettre de plaisanter avec son frangin, qui volait là-haut dans sa grosse baignoire en alu, sans aucun doute remplie de compatriotes. « C’est l’heure, commandant », indiqua Shaw en consultant son chronographe électronique. Le capitaine de frégate Claggett acquiesça. « Torpilleur, faites-les remonter et passez en sonar actif. » L’ordre fut transmis aux torpilles, qui se trouvaient à présent à près de deux milles de part et d’autre de l’objectif. La version ADCAP — à « capacités améliorées » — de la Mark 48 était dotée d’un robuste sonar entièrement électronique, intégré dans son nez de cinquante centimètres. L’unité lancée par le tube un était légèrement plus proche de la cible, et son système d’imagerie perfectionné acquit la coque du destroyer dès le second balayage. Aussitôt, la torpille vira à droite pour lui fondre dessus, tout en relayant les images vers son point de lancement. « Effets d’hydrophone, relèvement deux-trois-zéro ! Torpille ennemie par le deux-trois-zéro ! cria un officier sonar. Son chercheur est actif ! » Sato tourna rapidement la tête vers la salle de sonar, et vit aussitôt un nouvel élément s’inscrire sur l’écran tactique. Bigre, et le Kurushio qui leur avait assuré que la zone était sûre. Le SSK n’était qu’à quelques milles de là. « Contre-mesures ! » ordonna aussitôt le commandant du Mutsu. En quelques secondes, le destroyer largua par l’arrière une gerbe de leurres Nixie de conception américaine. « Faites décoller l’hélico, immédiatement ! » « Écoute, frérot, je suis un peu occupé pour l’instant. Bon vol. Et à plus tard. » La communication radio fut coupée. Au début, le capitaine Sato mit la fin brutale de la conversation sur le compte des obligations bien réelles auxquelles était confronté son frère, et puis sous ses yeux, huit mille mètres en dessous, il vit le destroyer virer brusquement sur la gauche, dans une recrudescence de bouillonnements à la poupe, révélatrice d’une accélération soudaine. « On dirait qu’il y a comme un pépin », souffla-t-il dans l’interphone. « On l’a eu, commandant. Une ou deux, annonça le contrôleur de tir. — La cible accélère et vire à tribord, rapporta le sonar. Les deux unités en acquisition se rapprochent. La cible n’a toujours pas réagi. — Unité un, distance à la cible deux mille mètres. Unité trois, à deux mille deux. Les deux unités l’ont bien accrochée, commandant. » Le premier maître avait les yeux rivés sur l’écran du système d’armes, prêt à reprendre le contrôle manuel en cas d’erreur, toujours possible, du guidage automatique. À ce point de sa trajectoire, l’ADCAP n’était pas très différente d’un sous-marin miniature doté de son propre système d’imagerie sonar très précis, qui permettait au sous-officier torpilleur de jouer les kamikazes par procuration — et dans ce cas précis, en se dédoublant, en plus —, ce qui allait bien avec ses talents de joueur confirmé à la console Nintendo du mess. Mais la vraie bonne nouvelle pour Claggett était que l’adversaire ne tentait pas une contre-détection et cherchait plutôt à sauver à tout prix son bâtiment. Parfait, l’heure du jugement n’allait pas tarder à sonner. « Il y en a encore une autre devant nous, relèvement un-quatre-zéro ! — Ils nous tiennent », dit le capitaine, en fixant l’écran. Les torpilles venaient sans doute de deux sous-marins. Il ordonna de mettre la barre à bâbord toute. Déporté par ses superstructures aussi massives que celles de ses cousins Aegis américains, le Mutsu oscilla violemment sur la droite. Sitôt le virage effectué, le capitaine ordonna de renverser la vapeur, en espérant que la torpille leur passerait par le travers avant. Il n’y avait pas d’autre explication. Comme il allait perdre de vue la bataille, Sato coupa le pilote automatique et fit un virage serré sur la gauche, laissant à son copilote le soin d’allumer le signal Attachez vos ceintures pour leurs passagers. Toute la scène lui apparut à la lumière du quartier de lune. Le Mutsu avait complètement viré de bord, avant de repartir à nouveau sur le bord opposé. Il avisa des éclats de lumière à la poupe : l’hélicoptère ASM commençait à faire tourner son rotor, prêt à décoller pour traquer l’ennemi invisible... très certainement un sous-marin, se dit le capitaine Sato, un submersible fourbe et veule qui attaquait le fier et superbe destroyer de son frère. Il vit avec surprise le bâtiment ralentir — s’arrêter presque entièrement, retenu par la poussée inversée de son hélice réversible — et il se demanda la raison de cette manoeuvre. N’était-ce pas comme dans l’aviation, dont la règle se résumait à ce simple axiome : La vitesse, c’est la vie... ? « Bruits de cavitation intense, commandant, peut-être un arrêt d’urgence », dit le chef sonar. Le technicien de systèmes d’armes ne laissa pas à Claggett l’occasion de réagir. « Peu importe. Je le tiens sur les deux, monsieur. Je règle la trois pour une explosion au contact... je détecte des interférences magnétiques... Je parie qu’ils utilisent notre Nixie, non ? — Correct, matelot. — Eh bien, on sait comment marche la bestiole. La une est à cinq cents de la cible, en approche rapide. » Le technicien coupa l’un des ombilicaux, laissant la torpille numéro un poursuivre seule sa route, remonter à trente pieds de profondeur, parfaitement autonome désormais, activer son propre champ magnétique, chercher la signature métallique de la cible, et une fois celle-ci trouvée, la laisser grossir, grossir, grossir... L’hélico venait de décoller et s’éloignait, ses feux anticollision balayant le destroyer à présent immobile. Comme au ralenti, le bâtiment sembla vouloir virer de nouveau, quand un éclair d’un vert intense apparut sous les eaux de part et d’autre de la coque, juste à l’avant de la passerelle, à la verticale des trappes de lancement de ses missiles air-surface. La lueur découpa la silhouette acérée du navire dans un contre-jour sinistre et mortel. L’image n’avait duré qu’un quart de seconde, mais elle s’imprima dans l’esprit de Sato, puis l’un des SAM du destroyer explosa, suivi des quarante autres, et la moitié avant du Mutsu se désintégra. Trois secondes plus tard, une autre explosion se produisit et quand retomba l’immense gerbe d’écume, il ne restait plus en surface qu’une tache de mazout en feu. Comme pour son homonyme dans le port de Nagasaki en 1943... « Commandant ! » Le copilote dut se battre pour reprendre les commandes avant que le Boeing ne se retrouve en perte de vitesse. « Commandant, nous avons des passagers à bord. — C’était mon frère... — Oui, mais nous avons des passagers à bord, bordel ! » Sans résistance, à présent, il ramena le 747 en palier, l’oeil rivé sur le gyrocompas pour retrouver son cap. « Commandant ! » Sato reporta son regard sur les instruments, et perdit de vue le tombeau de son frère alors que l’appareil reprenait son vol vers le sud. « Je suis désolé, capitaine Sato, mais nous aussi, nous avons une tâche à accomplir. » Il remit le pilote automatique avant de poser la main sur le bras de son collègue. « Ça va, à présent ? » Sato fixait le ciel vide droit devant lui. Puis il secoua la tête et se ressaisit. « Oui, ça va très bien. Merci. Je vais tout à fait bien, maintenant », répéta-t-il avec plus d’assurance, car les règles qu’on lui avait inculquées exigeaient que pour l’heure il mette de côté ses émotions. Leur père avait survécu au commandement de son destroyer, et s’était vu confier un croiseur, à bord duquel il était mort, au large de Samar, victime des destroyers américains et de leurs torpilles... et voilà que maintenant, de nouveau... « Bon Dieu, qu’est-ce que c’était ? demanda le capitaine de frégate Ugaki à son chef sonar. — Des torpilles. Deux. Venant du sud, répondit l’enseigne de vaisseau. Elles ont coulé le Mutsu. — Mais enfin, tirées par qui ? insista le capitaine, furieux. — Origine non détectée, commandant, lui répondit la voix, timide. — Barre au sud, à huit noeuds. — Cela va nous conduire en plein dans la perturbation de... — Je le sais parfaitement. Exécution. » « On l’a tué. Certain », annonça le sonar. La signature sur son écran ne laissait aucun doute. « Aucun bruit de moteurs depuis le gisement de la cible, mais des bruits de rupture, et celui-ci correspond à une violente explosion secondaire. On l’a eu, commandant. » Richter repassa au-dessus de la même ville que le C-17 avait survolée quelques jours auparavant, mais même si l’on risquait de l’entendre, il s’en souciait moins à présent. Du reste, la nuit, tous les hélicos sont gris, et il y en avait pas mal dans le coin. Il prit une altitude de croisière de cinquante pieds et mit le cap plein sud, en se répétant tout du long que bien sûr, la Navy serait au rendez-vous, que bien sûr, il réussirait à apponter, que bien sûr, tout marcherait comme sur des roulettes. Il n’était pas mécontent d’avoir le vent pour lui, jusqu’au moment où, arrivant sur la mer, il vit les vagues qu’il soulevait. Et merde... « Monsieur l’ambassadeur, la situation a changé, comme vous le savez », dit Adler d’une voix douce. Le salon n’avait jamais entendu résonner plus d’une voix à la fois, et pourtant, il semblait à présent encore plus silencieux. Assis près de son supérieur, Seiji Nagumo remarqua que le siège voisin d’Adler était occupé par un inconnu, un autre spécialiste du Japon venu des services du troisième étage. Où était passé Chris Cook ? se demanda-t-il tandis que la négociation se poursuivait. Pourquoi n’était-il pas ici — et qu’est-ce que ça signifiait ? « Au moment même où nous parlons, l’aviation américaine est en train d’attaquer les Mariannes. Au moment même où nous parlons, des unités de la flotte américaine engagent des unités de votre flotte. Je dois vous dire que nous avons de bonnes raisons de croire que nos opérations seront couronnées de succès et nous permettront d’isoler les Mariannes du reste du monde. La phase suivante de l’opération, si cela s’avère nécessaire, sera de déclarer une zone d’exclusion maritime autour de vos îles métropolitaines. Nous n’avons aucun désir d’attaquer directement votre pays, mais nous avons la capacité d’interrompre tout votre commerce maritime en l’affaire de quelques jours. « Comme vous pouvez le constater », dit la journaliste de CNN depuis son perchoir à côté de l’USS Enterprise — la caméra panoramiqua sur la droite, révélant une cale vide — « l’USS John Stennis a quitté sa cale sèche. Nous avons appris que ce bâtiment était en ce moment même en train de lancer une frappe contre les Mariannes actuellement détenues par le Japon. On nous avait demandé de coopérer aux opérations d’intoxication lancées par le gouvernement, et après mûre réflexion, nous avons décidé que CNN était après tout un organe d’informations américain... — Les salauds ! » souffla le général Arima, en contemplant le coffrage de béton vide, hormis quelques flaques d’eau et des cales en bois. Puis son téléphone se mit à sonner. Dès qu’ils furent certains d’avoir été repérés par les E-2C japonais, deux AWACS de l’Air Force allumèrent leurs radars. Ils étaient partis d’Hawaï, via Dyess, sur l’atoll de Kwajalein. En termes électroniques, le combat s’annonçait égal, mais les Américains avaient décidé d’avoir l’avantage en nombre, par mesure de garantie. Quatre Eagle japonais étaient en couverture, et leur premier mouvement instinctif fut de virer au nord-est pour se porter au-devant des intrus, et donner ainsi le temps de décoller à leurs camarades en état d’alerte pour se joindre au combat aérien avant que l’adversaire n’ait l’occasion de les clouer au sol. Simultanément, la DCA était prévenue de l’arrivée d’appareils hostiles. Sanchez alluma son radar de guidage quand il vit les chasseurs japonais à moins de cent milles de lui, arrivant sur eux pour lancer leurs missiles. Mais ils étaient armés d’AMRAAM, et lui de Phoenix, dont la portée était presque double. Cherchant un engagement à grande distance, il en lança aussitôt deux, imité par trois autres appareils de sa formation. Les huit missiles décrivirent une trajectoire balistique, grimpant jusqu’à cent mille pieds pour redescendre à Mach 5, leur altitude leur procurant la section radar maximale pour repérer leur cible. Les Eagle détectèrent l’attaque et cherchèrent à se dégager, mais quelques secondes plus tard, deux des F-15J disparaissaient des cieux. La paire survivante s’entêta. La deuxième vague de Phoenix se chargea de régler leur sort. « Allons bon, qu’est-ce que c’est que ça ? » s’étonna Oreza. Le fracas de l’allumage d’un grand nombre de réacteurs interrompit la partie de cartes et les quatre hommes se précipitèrent aussitôt aux fenêtres. Clark eut la présence d’esprit d’éteindre toutes les lumières après s’être emparé de l’unique paire de jumelles— Le premier couple d’appareils décollait du terrain de Kobler juste comme il les portait à ses yeux. C’étaient des mono réacteurs, à en juger par la flamme de leur post-combustion. « Qu’est-ce qui se passe, John ? — Personne ne m’a rien dit, en fait, mais ça ne devrait pas être trop difficile de deviner. » Tout l’aérodrome était éclairé. L’important était de faire décoller les chasseurs au plus vite. La même chose devait se produire sur Guam, mais Guam n’était pas à côté et les deux groupes de chasse allaient engager les Américains séparément, annulant l’avantage numérique des Japonais. « C’est quoi, ça ? » Le commandant Peach avait-elle aussi mis en route ses brouilleurs. Le radar de détection était certes puissant, mais comme tous les appareils de cette catégorie, il émettait également en basse fréquence, et ces ondes étaient faciles à brouiller. L’avalanche de faux échos troublait à la fois leur appréhension des manoeuvres en cours, en même temps qu’elle anéantissait leur capacité à détecter les missiles de croisière, de petite taille certes, mais en aucun cas furtifs. Les chasseurs qui auraient pu tenter de les engager les avaient en fait dépassés, leur laissant le champ libre pour atteindre leurs objectifs sur l’ile. Le radar de détection installé au sommet du Takpochao les détecta à trente milles seulement, au lieu des cent escomptés, alors qu’il essayait en même temps de décompter les chasseurs en approche. Cela donnait aux trois hommes de service une tâche complexe, mais c’étaient des opérateurs chevronnés et tous se plièrent aux exigences du moment, l’un d’eux déclenchant la sirène pour prévenir les batteries de missiles Patriot installées sur File. La première partie de l’opération se déroulait sans anicroche. Le groupe de chasse adverse avait été éliminé sans aucune perte de leur côté, nota Sanchez, en se demandant si c’était l’un de ses missiles qui avait fait mouche. Nul ne le saurait jamais. La tâche suivante était de neutraliser l’avion-radar japonais avant l’arrivée du reste des chasseurs. Pour ce faire, un groupe de quatre Tomcat mit la post-combustion pour filer au-devant d’eux, en lançant tout son stock de missiles. Ils avaient simplement trop de bravoure pour en réchapper, remarqua Sanchez. Les Hawkeye japonais auraient dû se replier, et les Eagle qui les protégeaient auraient dû en faire de même, mais fidèles à l’éthique de pilote de chasse, ils étaient sortis affronter la première vague d’assaillants au lieu de rester en veille. Sans doute parce qu’ils pensaient qu’il s’agissait d’un véritable raid, et non d’un simple survol. La formation latérale de quatre appareils, baptisée « Poseurs d’oeillères », remplit sa mission spécifique qui était de neutraliser les avions-radars d’alerte avancée, puis revint au John Stennis refaire le plein et se réarmer. Désormais, le seul radar aéroporté était américain. Les Japonais arrivaient, cherchant à émousser une attaque qui n’avait pas d’existence réelle, cherchant à engager des cibles dont le seul objectif avait été de détourner l’attention des intercepteurs. Il apparut manifeste aux opérateurs radar que la majorité des missiles étaient pour eux et non pour l’aérodrome. Ils ne perdirent pas de temps à échanger des remarques à ce sujet. Ils assistèrent à la disparition des E-2, trop loin d’eux pour en deviner au juste la raison, mais l’ultime appareil AEW était encore sur la piste de Kobler, d’où les chasseurs décollaient en catastrophe — le premier approchait déjà de l’escadrille américaine qui, étrangement, ne semblait pas suivre la direction prévue. Guam était en fréquence, pour demander des informations tout en annonçant que leurs chasseurs décollaient eux aussi en alerte pour contrer l’attaque. « Deux minutes pour les missiles de croisière, annonça l’un des opérateurs dans l’interphone. — Dites à Kobler de faire décoller son E-2 aussitôt », ordonna de son PC mobile le commandant quand il vit que les deux autres appareils avaient disparu des écrans. Le camion était à cent mètres de l’antenne radar, mais on n’avait pas eu le temps de l’enterrer. C’était prévu pour la semaine suivante. « Waouh ! » s’écria Chavez. Ils étaient dehors, à présent. Un petit malin avait coupé l’électricité dans leur partie de l’île, ce qui leur avait permis de sortir pour mieux profiter du feu d’artifice. À huit cents mètres à l’est de chez eux, le premier Patriot jaillit de son conteneur de lancement. Le missile ne s’éleva que sur deux ou trois cents mètres avant que ses contrôles de poussée vectorielle ne le fassent dévier aussi sèchement qu’une boule de billard contre une bande, pour filer droit sous l’horizon visible. Trois autres engins suivirent à quelques secondes d’écart. « Des missiles de croisière arrivent. C’était Burroughs. Ils sont pour le nord de l’île, on dirait. — Je parie que c’est pour le radar sur cette colline », estima Clark. Suivit une série d’éclairs qui découpèrent les crêtes à l’est. Le tonnerre des explosions leur parvint au bout de quelques secondes. De nouveaux Patriot jaillirent et les civils virent les servants de la batterie dresser un autre conteneur sur sa plateforme motorisée. Ils virent également que la manoeuvre prenait trop longtemps. La première vague de vingt Tomahawk grimpait maintenant. C’est à trois mètres à peine au-dessus de la crête des vagues qu’ils s’étaient dirigés vers les falaises escarpées de la côte orientale de Saipan. Entièrement automatiques, les engins n’avaient pas la capacité d’éviter ou même de détecter le feu dirigé contre eux, et la première vague de douze missiles antimissiles Patriot réussit dix coups au but, mais les dix engins rescapés poursuivirent leur route, tous dirigés sur un seul et même objectif. Quatre autres furent touchés par des SAM et le cinquième tomba en panne et s’écrasa contre la falaise de Laolao Kattan. Les radars des Patriot les perdirent à ce moment-là et les commandants de batterie avertirent aussitôt la station radar, mais il était déjà bien trop tard : l’une après l’autre, cinq têtes chargées de cinq cents kilos d’explosifs détonèrent au sommet du mont Takpochao. « Voilà qui règle la question », observa Clark quand le bruit se fut éteint. Puis il se tut pour tendre l’oreille. Ils n’étaient plus tout seul dehors : des voisins de l’impasse étaient également sortis. Des sifflets de joie se joignirent en un choeur de vivats qui couvrit les cris des servants de la batterie de missiles installée sur la crête à l’est. Les chasseurs continuaient de décoller du terrain de Kobler en contrebas, le plus souvent par paires, parfois isolément. Les flammes bleutées des tuyères en post-combustion tournaient dans le ciel avant de s’éteindre, traçant la trajectoire des appareils nippons se portant au-devant du raid américain. Enfin, Clark et les autres entendirent le bruit de ventilateur électrique de l’ultime Hawkeye survivant qui décollait bon dernier, malgré l’avertissement des opérateurs de la station radar à présent détruite. Le silence retomba momentanément sur l’île, créant un vide étrange tandis que tout le monde reprenait son souffle dans l’attente du second acte de ce drame nocturne. À cinquante milles au large, à peine, l’USS Pasadena et trois autres SNLE remontèrent en immersion périscopique et lancèrent six missiles chacun. Certains étaient destinés à Saipan. Quatre à Tinian. Deux à Rota. Le reste rasa la crête des vagues pour se diriger vers la BA d’Andersen, sur l’île de Guam. « Périscope ! » ordonna Claggett. L’appareil jaillit dans le sifflement des vérins hydrauliques. « Stop ! » s’écria-t-il quand le sommet de l’instrument eut fendu la surface. Il le fit pivoter lentement, guettant des lumières dans le ciel. Rien. « Parfait. L’antenne, maintenant. » Un nouveau sifflement annonça le déploiement de l’antenne-fouet UHF. Sans détacher son oeil de l’oculaire, le capitaine agita la main droite. Il y avait de vagues signaux radar en provenance d’émetteurs lointains, mais rien de susceptible de détecter leur submersible. « INDY CARS, ici les STANDS, à vous », lança au micro l’officier de transmissions. « Dieu merci, s’exclama Richter en pressant la palette du micro. « Les STANDS pour INDY LEADER, authentifiez-vous, à vous. — Foxtrot Whiskey. — Charlie Tango, répondit Richter, en vérifiant les codes radio dans le calepin scratché sur son genou. On est à cinq milles de vous et on boirait bien un petit coup, à vous. — Ne quittez pas », entendit-il. « Émersion ! ordonna Claggett, et il décrocha le micro de l’interphone. Attention, attention, nous allons faire surface, restez aux postes de combat. Personnels de l’armée, tenez-vous prêts. » Tout le matériel nécessaire avait été disposé près du sas d’évacuation central et de l’écoutille de plus grandes dimensions prévue pour la manutention de l’appareillage de guidage des missiles balistiques. L’une des équipes de mécanos du Tennessee se tenait prête à faire passer le matériel, tandis qu’un officier marinier se chargerait de fixer le raccord du tube d’approvisionnement roulé dans son coffrage au-dessus de la chambre des missiles. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda INDY-DEUX par radio. Leader pour Trois, hélico au nord. Je répète : hélico au nord, un gros. — Descendez-le ! » ordonna aussitôt Richter. Il n’y avait pas d’hélico ami dans les parages. Il vira en montant un peu pour s’en assurer de visu. Le mec avait même ses feux anti-collision. « Les STANDS pour INDY LEADER, relevons trafic hélicoptère au nord. Qu’est-ce que ça veut dire ? À vous. » Claggett n’entendit pas. Le kiosque du Tennessee venait de fendre la surface et il se tenait au pied de l’échelle de sortie. Shaw s’empara du micro. « C’est sans doute un hélico ASM du destroyer que l’on vient de couler — abattez-le ! Abattez-le tout de suite ! — Radar aérien au nord ! lança un opérateur ESM une seconde après. Radar hélico à proximité ! » Richter relaya l’ordre : « Deux, descends-le tout de suite ! — C’est parti, Leader », répondit le second Comanche, virant en piquant du nez pour prendre de la vitesse. Quel qu’il soit, ce ne serait pas son jour de chance. Le pilote sélectionna le canon. Sous la coque, le 20 mm émergea de son carénage en forme de canoë et pivota vers l’avant. La cible était à cinq milles et il n’avait pas vu arriver l’hélico d’attaque. Le pilote du Deux reconnut un autre Sikorsky, peut-être assemblé dans la même usine du Connecticut que son Comanche ; c’était un SH-60 la version marine de l’UH-60, une cible de bonne taille. Il fonça droit dessus, en espérant avoir le temps de l’abattre avant qu’il ait pu lancer un message radio. Ce serait juste, et le pilote se maudit de ne pas avoir opté plutôt pour un Stinger, mais il était trop tard désormais pour revenir sur son choix. Son afficheur de casque se verrouilla sur la cible et il tira cinquante balles, dont la majorité alla se loger dans le nez de l’hélicoptère gris qui grossissait devant lui. Le résultat fut instantané. « Abattu, annonça-t-il. Je l’ai eu, Leader. — Roger, quel est ton niveau de carburant ? — Trente minutes. — Tourne en rond et garde l’oeil ouvert. — Roger, Leader. » À peine était-il remonté à trois cents pieds que survint une autre mauvaise surprise. « Leader pour Deux, radar au nord, le système reconnaît un modèle de la Navy. — Super », grommela Richter, qui cerclait à présent au-dessus du sous-marin. Il était assez large pour qu’on puisse se poser dessus, mais la tâche aurait été plus facile si le putain de rafiot ne roulait pas comme un tonneau de bière lors d’une veillée irlandaise. Richter se mit en vol stationnaire, approchant lentement dans l’axe arrière, et il sortit son train pour l’appontage. « Barre à gauche au vent, dit Claggett à l’enseigne Shaw. Il faut qu’on coupe la houle pour qu’ils puissent se poser. — Pigé, skipper. » Shaw transmit les ordres nécessaires, et le Tennessee s’orienta vers un cap nord-ouest « Paré aux écoutilles de sortie ! » ordonna ensuite le commandant. Puis il vit l’hélico approcher lentement, avec précaution ; comme chaque fois, l’appontage d’un hélico sur un navire lui évoquait deux porcs-épics s’apprêtant à faire l’amour. Ce n’était pas la bonne volonté qui manquait ; mais simplement que la moindre erreur ne pardonnait pas. Ils étaient alignés maintenant comme deux armées de chevaliers en armure, se dit Sanchez, avec les Japonais à deux cents milles au large de l’extrémité nord de Saipan, et les Américains cent milles plus loin. L’un et l’autre camp avaient déjà rejoué cette partie bien des fois, et à plusieurs reprises dans les mêmes centres d’entraînement. L’un et l’autre camp avaient mis en oeuvre leurs radars de détection. L’un et l’autre camp étaient désormais en mesure de compter et situer les forces adverses. La seule question était de savoir qui allait faire le premier mouvement. Les Japonais étaient en situation d’infériorité et ils le savaient. Leur dernier E-2C n’était pas encore en position, et pire encore, ils n’étaient pas encore certains de l’identité de l’opposition. Sur l’ordre de Sanchez, les Tomcat décollèrent les premiers, allumant leur post-combustion pour grimper le plus vite possible et lancer leurs derniers missiles Phoenix. Ils tirèrent à une distance de cinquante milles, et c’est plus d’une centaine de ces armes perfectionnées qui formèrent un rideau de flammes jaunes qui monta encore plus haut dans le ciel avant de basculer tandis que les avions qui les avaient lancés faisaient demi-tour pour rentrer au bercail. Ce fut le signal d’une mêlée générale. La situation tactique avait été claire jusqu’ici, mais elle le devint beaucoup moins quand les chasseurs japonais poussèrent également leurs moteurs à fond pour rattraper les Américains, en espérant s’insinuer sous les Phoenix et lancer leurs propres missiles autoguidés. C’était une action qui exigeait un minutage d’une extrême précision, ce qui était difficile à réaliser sans le soutien tactique d’un appareil de commandement et de contrôle, dont ils n’avaient pas attendu l’arrivée. Il n’avait pas été possible d’entraîner les personnels de la Navy à effectuer rapidement la manoeuvre, même si un groupe de matelots maintenait les ailes en position tandis que les mécanos expérimentés de l’armée de terre les fixaient sur les ancrages latéraux du premier Comanche. Puis on fixa les tuyaux aux buses de ravitaillement et les pompes du bateau furent mises à contribution pour remplir les réservoirs le plus vite possible. Un autre marin tendit à Richter un téléphone, bêtement relié à un fil. « Comment ça s’est passé, la piétaille ? demanda Dutch Claggett. — Assez bandant. Z’auriez pas du café chaud, par hasard ? — C’est en route, soldat. » Claggett avait déjà prévenu la cambuse. « D’où venait cet hélico ? demanda Richter, tout en surveillant les opérations de ravitaillement. — On a dû couler un rafiot, il y une heure. Il nous barrait la route. Je suppose qu’il venait de là. Prêt à copier votre destination ? — Ce n’est pas Wake ? — Négatif. Un porte-avions vous attend à vingt-cinq nord, cent cinquante est. Répétez, deux-cinq nord, un-cinq-zéro est. » L’adjudant répéta par deux fois les coordonnées, obtenant une nouvelle confirmation. Tout un porte-avions rien que pour nous ? Bigre..., se dit Richter. « Bien compris. Et merci, monsieur. — Merci d’avoir descendu l’hélico, INDY. » Un matelot s’avança pour frapper le flanc de l’appareil, avant de lever le pouce. Il tendit également une casquette frappée aux armes du Tennessee. Puis Richter avisa la bosse de sa poche de chemise. Fort impoliment, il tendit la main et subtilisa le demi-paquet de cigarettes. Le marin rigola et lui lança même son briquet. « Écarte-toi ! » cria Richter pour couvrir le bruit. Le matelot recula, mais un autre homme jaillit de l’écoutille avec une bouteille isotherme, qu’il lui passa. Sur quoi, la verrière redescendit et Richter remit ses moteurs. Moins d’une minute après, le Comanche décollait et se mettait à survoler le sous-marin, laissant la place au Deux pour ravitailler. Au bout d’une trentaine de secondes, le pilote sirota son café. Il était différent de celui de l’Armée, plus civilisé. Avec un doigt de cognac, c’eût été parfait. « Sandy, gaffe au nord ! » lui dit son mitrailleur, alors que le Deux descendait se poser à son tour sur le pont du submersible. La première salve de missiles avait abattu six des Eagle, les deux derniers, endommagés, battant en retraite, annoncèrent les contrôleurs de l’AWACS. Sanchez qui s’écartait de la trajectoire des-chasseurs ennemis ne put voir les Tomcat céder la place aux Hornet. C’était en train de marcher. Venus de leurs îles à pleine puissance, Les Japonais s’étaient lancés à leur poursuite, croyant chasser les Américains. Son détecteur de menaces lui indiquait la présence de missiles ennemis, mais c’étaient des engins de conception américaine, et il en connaissait les performances. « C’est quoi, ça ? » se demanda Oreza. Au début, rien qu’une ombre. Pour une raison quelconque, les lumières du terrain étaient encore allumées, et ils virent un simple trait blanc traverser l’extrémité de la piste de Kobler. Il vira sèchement au-dessus du seuil de piste pour suivre celle-ci dans l’axe de la bande centrale. Puis l’engin changea de forme, le nez explosa et une averse de petits objets arrosa le béton. Certains explosèrent. Le reste des objets disparurent, trop petits pour être distingués quand ils étaient immobiles. Puis vint un autre missile, et d’autres encore, tous procédant de même, à une exception près qui se dirigea vers la tour et décapita celle-ci, rompant avec l’explosion toute liaison radio avec l’escadrille de chasse. Plus loin vers le sud, le terrain civil était toujours illuminé, lui aussi, et l’on voyait quatre 747 à proximité du terminal ou sur les diverses voies d’accès. Aucun engin ne semblait menacer l’aéroport. À l’est, plusieurs autres lancements de missiles illuminèrent la batterie de Patriot, mais ils avaient déjà tiré leur première salve, et les servants devaient à présent ériger d’autres conteneurs de missiles, puis les raccorder au camion de commandement, et tout cela prenait du temps. Ils réussissaient des interceptions, mais pas en nombre suffisant. « Ce ne sont pas les SAM qu’ils visent », nota Chavez, qui se disait qu’ils auraient quand même mieux fait de se mettre à l’abri... mais tout le monde était dehors pour profiter du spectacle, comme pour un feu d’artifice du 4 Juillet. « Ils évitent les zones civiles, Ding, répondit Clark. — Bien joué. Au fait, c’est quoi, cette histoire de Kelly ? — C’est mon vrai nom, observa son supérieur. — John, combien en as-tu descendu, de ces salauds ? tenait à savoir Oreza. — Hein ? fit Chavez. — Quand on était gosses, tous les deux, votre patron s’est lancé dans une petite traque personnelle... des trafiquants de drogue, si je me souviens bien. — Il ne s’est jamais rien passé, Portagee. Parole. » John secoua la tête et sourit. « Enfin, rien qu’on puisse prouver, ajouta-t-il. Je suis vraiment mort, oublie pas. — Dans ce cas, t’as trouvé le bon jeu d’initiales pour ton nouveau nom, mec. » Oreza marqua une pause. « Bon, et maintenant ? — J’en sais foutre rien, mec. » Oreza n’était pas autorisé à connaître ses nouvelles instructions ; du reste, il ignorait si elles étaient réalisables. Quelques secondes plus tard, quelqu’un s’avisa de couper le courant dans les secteurs encore éclairés du sud de l’île. L’hélicoptère du Mutsu avait annoncé la présence d’un sous-marin en surface, rien de plus. Cela avait amené le Kongo à faire décoller son Seahawk, qui arrivait maintenant par le sud. Deux P-3C Orion ASM approchaient également, mais l’hélicoptère, muni de ses deux torpilles, serait le premier sur place. L’appareil arrivait à deux cents pieds d’altitude, il n’avait pas allumé son radar à visée vers le bas, mais ses feux anti-collision, éblouissants dans la visière à amplification de lumière de Richter. « Sûr qu’il y a de l’animation dans le coin », observa Richter. Il volait à cinq cents pieds, avec une nouvelle cible qui venait d’apparaître à l’horizon. « Les STANDS pour INDY LEAD, on a un nouvel hélico dans le secteur. — Flanquez-le-moi à la baille ! — Bien copié. » Richter accéléra pour procéder à l’interception. Dans la marine, on n’avait aucun problème pour prendre des décisions. La vitesse de rapprochement garantissait une interception rapide. Richter sélectionna un STINGER et tira à huit kilomètres de distance. Qui que soit l’intrus, il n’escomptait pas un appareil hostile dans le secteur, et l’eau froide en dessous offrait un excellent contraste pour le missile à détection infrarouge. Le Seahawk s’était dérouté, ce qui porta Richter à se demander s’il pouvait y avoir des survivants. Mais il n’était pas en mesure d’effectuer un sauvetage, et ne changea pas de cap pour aller y voir. Le Deux avait repris l’air, et se plaça en survol protecteur, permettant au leader de décrocher pour rejoindre le point de rendez-vous. Il fit une dernière passe à basse altitude pour saluer le sous-marin, puis s’éloigna. Il n’avait ni kérosène ni temps à perdre. « Vous vous rendez compte qu’on est un porte-aéronefs ? » demanda Ken Shaw, en regardant les équipes de pont terminer de ravitailler leur troisième et dernier visiteur. « Avec appareils ennemis abattus, et tout le bazar. — Histoire de pouvoir survivre et reprendre notre existence de sous-marin », répondit Claggett d’une voix tendue. Il vit la verrière redescendre et les hommes commencer à déblayer le pont. Deux minutes plus tard, il était presque entièrement dégagé. Un de ses officiers mariniers balança par-dessus bord ce qui restait de matériel superflu, puis agita le bras en direction du kiosque, avant de redescendre par l’écoutille. « Évacuez le pont ! » ordonna Claggett. Encore un coup d’oeil pour vérifier avant de reprendre une dernière fois le micro. « Immersion. — Le pont n’est pas tout à fait dégagé, objecta le chef mécanicien. — Vous avez entendu le capiston ! » rétorqua l’officier de pont. Aussitôt, les trappes s’ouvrirent et les ballasts furent inondés. La trace de l’écoutille supérieure se réduisit d’un cercle à un point, et quelques secondes plus tard, Claggett apparut, refermant l’écoutille inférieure du pont, désormais entièrement dégagé. « Paré à plonger. On se tire ! » « C’est un sous-marin, dit l’enseigne de vaisseau. Il plonge... Il remplit les ballasts. — Distance ? — Il faut que je passe en actif, avertit l’opérateur sonar. — Eh bien, faites ! » siffla Ugaki. « C’est quoi, ces éclairs ? » demanda le copilote. Ils avaient jailli au ras de l’horizon, sur leur gauche, à une distance indéterminée, mais si lointains soient-ils, ils étaient brillants, et l’un d’eux se mua en comète qui plongea dans la mer. D’autres éclairs zébrèrent l’obscurité, des traits jaune-blanc qui allaient en majorité de droite à gauche. Cela expliquait tout. « Oh. — Saipan approche, pour JAL sept-zéro-deux, à deux cents milles. Que se passe-t-il, à vous ? » Pas de réponse. « On retourne à Narita ? demanda le copilote. — Non ! Non, c’est hors de question ! » répondit Torajiro Sato. Seul son professionnalisme lui évita d’être submergé par la rage. Jusqu’ici, il avait réussi à esquiver deux missiles, et le commandant Shiro Sato ne paniqua pas, malgré la malchance qui avait frappé son ailier. Son radar montrait plus de vingt cibles, toutes en limite de portée, et même si certains de ses compagnons d’escadrille avaient déjà tiré leurs AMRAAM, il préférait attendre d’avoir une meilleure chance. Il nota également les multiples signaux radars qui accrochaient son escadrille, mais on n’y pouvait rien. Il poussa son Eagle dans ses derniers retranchements, décrivant une succession de virages secs, post-combustion allumée, en encaissant un nombre respectable de g. Ce qui avait été au début une bataille organisée se transformait en mêlée furieuse, avec des chasseurs entièrement livrés à eux-mêmes, comme des samouraïs luttant dans la nuit. Il vira vers le nord et sélectionna les échos les plus proches. Le système d’identification ami/ennemi les interrogea automatiquement, mais la réponse de l’IFF n’était pas celle escomptée. Sans hésiter, Sato tira ses missiles à guidage automatique, puis vira brutalement et repartit plein sud. Ce n’était pas ce qu’il avait espéré, pas ce duel chevaleresque, opposant deux talents dans un ciel limpide. C’était devenu un affrontement chaotique dans les ténèbres, dont il était incapable de déterminer l’issue. Il ne lui restait plus qu’à fuir. Le courage était une chose, mais les Américains les avaient attirés si loin qu’il lui restait tout juste assez de carburant pour regagner sa base. Il ne saurait jamais si ses missiles avaient fait mouche. Bigre. Il remit une dernière fois la post-combustion, pour dégager au plus vite, virant sec pour s’écarter des chasseurs arrivant par le sud. Ce devaient être ceux de Guam. Il leur souhaitait bonne chance. « DINDON, ici DINDON LEADER. Dégagez. Je répète, dégagez immédiatement ! » Sanchez était nettement en retrait de l’action, maintenant, regrettant de ne pas être aux commandes de son Hornet au lieu de cet encombrant Tomcat. Il reçut enfin des accusés de réception, et même s’il avait perdu plusieurs appareils, même si la bataille ne s’était pas entièrement déroulée à sa guise, il savait néanmoins que c’était un succès. Il mit le cap au nord pour évacuer la zone, en surveillant le niveau de sa jauge. C’est alors qu’il aperçut des feux anti-collision à dix heures et vira dans cette direction pour vérifier. « Bon Dieu, Bud, c’est un civil, indiqua son radariste. Un avion de la JAL. » On reconnaissait nettement la grue rouge stylisée peinte sur la dérive. « Mieux vaudrait le prévenir. » Sanchez alluma ses feux et se rapprocha par bâbord. « JAL 747, JAL 747 pour appareil de l’US Navy sur votre gauche. — Qui êtes-vous ? demanda la voix sur la fréquence réservée. — Nous sommes un appareil de l’US Navy. Attention, des combats se déroulent droit devant. Je vous suggère de rebrousser chemin et retourner à votre point de départ. À vous. — Je n’ai plus assez de carburant. — Dans ce cas, vous pouvez vous dérouter sur Iwo Jima. Il y a un terrain, mais gaffe au pylône radio, au sud-ouest de la piste, à vous. — Merci, lui répondit-on sèchement. Je vais continuer selon mon plan de vol. Terminé. — Connard », dit Sanchez après avoir coupé le micro, mais son équipier était parfaitement d’accord. Dans une vraie guerre, ils l’auraient purement et simplement abattu, mais ce n’était pas une vraie guerre, en tout cas, c’est ce que certains avaient décidé. Sanchez ne saurait jamais l’amplitude de son erreur. « Commandant, c’est trop dangereux ! — Iwo Jima n’est pas éclairé. Nous approcherons par l’ouest en restant sur nos gardes », répondit le capitaine Sato, guère ébranlé par ce qu’il avait entendu. Il obliqua vers l’ouest et son copilote ne broncha pas. « Sonar actif à bâbord, relèvement zéro-un-zéro, basse fréquence, sans doute un sub. » Et ce n’était pas une bonne nouvelle. « Solution ! » ordonna aussitôt Claggett. Il avait entraîné impitoyablement ses hommes à réaliser ce scénario, et les sous-marins nucléaires avaient les meilleurs torpilleurs de la flotte. « Préparation tube quatre », répondit le premier maître torpilleur. À son signal, la torpille fut activée. « Ouverture quatre. Tube quatre inondé. L’arme est prête. — Cap initial zéro-un-zéro », dit l’officier d’armes, en vérifiant la route, ce qui ne lui révéla pas grand-chose. « Coupez les fils, réglez pour passer en actif à mille mètres ! — Réglé ! — Alignez et tirez ! ordonna Claggett. — Tube quatre, paré, feu ! Quatre tiré ! » Le matelot faillit en casser la poignée de largage. « Distance quatre mille mètres, annonça l’officier de sonar. Aspect de la cible révèle un gros sous-marin. Transitoires... il vient de tirer ! — Nous aussi. Torpille un ! Torpille deux ! cria Ugaki. Barre à gauche, toute, ajouta-t-il dès que le deuxième tube fut vidé. Machines avant ! » « Torpille à l’eau. Correction : deux, je dis bien : deux, torpilles à l’eau, gisement zéro-un-zéro. Cliquetis alterné, les torpilles sont en mode recherche ! annonça le sonar. — Et merde... quand c’est fini, ça recommence », nota Shaw, se rappelant une pénible expérience à bord de l’USS Maine. L’officier de l’armée de terre et son sergent-chef venaient d’entrer dans le PC de combat pour remercier le capitaine pour son rôle dans la mission héliportée. Ils s’immobilisèrent, côté bâbord, regardant le compartiment, décelèrent la tension ambiante. « Chambre du six pouces, largage de leurres, top ! — Largage, top » Il y eut un léger bruit une seconde plus tard, juste une secousse d’air comprimé. « On a un MOSS déjà prêt ? demanda Claggett, même s’il avait déjà donné des ordres en ce sens. — Tube deux, monsieur, répondit le technicien de systèmes d’armes. — Faites chauffer. — C’est fait, monsieur. — Parfait. » Le capitaine de frégate Claggett respira un grand coup et se donna un peu de temps pour réfléchir. Il n’en avait pas des masses, mais quand même un peu. Que valait ce poisson japonais ? Était-ce une torpille intelligente ? Le Tennessee filait dix noeuds, sans changement de cap ou de vitesse depuis qu’il était passé en plongée, et il était à trois cents pieds de profondeur. Bien. « Chambre du six pouces, parés à larguer trois bidons à mon signal. — Parés, commandant. — Armements, réglez le MOSS pour trois cents pieds, en virant au plus serré toujours à cette profondeur. Qu’il passe en actif dès sa sortie du tube. — Réglage effectué. Tube inondé. — Larguez. — MOSS largué, commandant. — Six pouces, larguez ! » Le Tennessee vibra une fois encore, avec l’éjection de trois bidons de leurres en même temps que la fausse torpille. La vraie avait désormais une proie fort séduisante à traquer. « Faites surface ! Émersion d’urgence ! — Émersion d’urgence, oui ! répéta le chef barreur, en tendant la main vers la vanne pneumatique. Barres de plongée à plus, toute ! — Barre à plus, toute, oui ! répéta le timonier, en ramenant vers lui la barre de commande. — Passerelle, ici sonar, les torpilles arrivantes sont toujours en émission-réception alternée. Notre unité émet en continu. Elle les a accrochées. — Leur poisson m’a l’air d’être une 48, ancien modèle », dit Claggett. Son calme était feint, mais ses hommes n’étaient pas censés le savoir. « Souvenez-vous des trois règles de fonctionnement d’une Mark 48 : Il lui faut une cible valide, il faut qu’elle soit à plus de huit cents mètres, et qu’elle tienne un cap suivi. Timonier, stoppez les machines. — Machines stoppées, oui. Monsieur, la salle de machines confirme l’arrêt. — Très bien, on va la laisser remonter gentiment », dit le capitaine, histoire de dire quelque chose. Il se tourna vers les gars de l’armée et leur fit un clin d’oeil. Ils avaient l’air plutôt livides. Bon, c’était l’avantage d’être noir, pas vrai ? se dit Claggett. Le Tennessee remonta le nez à près de trente degrés, réduisant fortement sa vitesse, et renversant plusieurs personnes sur la passerelle, tant l’inclinaison avait été brutale. Claggett se rattrapa à la barre de contrôle rouge et blanc du périscope. « Profondeur ? — On vient de faire surface, monsieur ! » annonça le chef de barre. Une seconde plus tard, retentit le fracas du bruit extérieur, puis le bateau se rabattit en tanguant vertigineusement. « Silence complet ! » L’arbre d’hélice était immobilisé maintenant. Le Tennessee ballottait à la surface tandis que quatre-vingt-dix mètres sous sa coque, et huit cents mètres en arrière, le MOSS tournait en rond en traversant régulièrement le nuage de bulles des leurres. Il avait fait son maximum. Un matelot fouilla dans sa poche pour sortir une clope, puis se rendit compte qu’il avait perdu son paquet sur le pont. « Notre unité est en acquisition ! » annonça le sonar. « Droit sur nous ! » dit Ugaki, essayant d’être calme, et y parvenant. Mais la torpille américaine avait traversé le champ de leurres... tout juste comme la sienne, se rappela-t-il. Il parcourut du regard le poste de commandement. Tous les visages étaient tournés vers lui, exactement comme la fois précédente, mais ce coup-ci, l’adversaire avait tiré le premier, malgré son avantage, et il lui suffisait de consulter la table traçante pour voir qu’il ne saurait jamais si sa seconde attaque sous-marine avait été ou non couronnée de succès. « Je suis désolé », dit-il à ses hommes, et quelques-uns eurent le temps de hocher la tête pour accepter ses ultimes et sincères excuses. « Touché ! s’exclama le sonar. — Merci sonar, dit Claggett. — Les poissons ennemis tournent en rond en dessous de nous, monsieur... on dirait que... ouais, ils foncent sur le leurre... on reçoit de la mitraille, mais... — Mais les anciens modèles de Mark 48 ne traquent pas les cibles immobiles en surface, chef », dit tranquillement Claggett. Les deux hommes devaient être les deux seuls à bord à oser encore respirer. Enfin, peut-être aussi Ken Shaw, debout devant le panneau d’armements. Le plus insupportable était que les fréquences ultrasonores d’un sonar de torpille soient inaudibles. « Ces putains de bestioles sont inépuisables. — Ouaip, admit Claggett ». Puis, se ravisant : « Sortez l’ESM. » Le mât détecteur jaillit aussitôt, et le bruit fit sursauter tout le monde. « Euh, commandant... il y a un avion-radar au trois-cinq-zéro. — Intensité du signal ? — Faible, mais il augmente. Sans doute un P-3, monsieur. — Très bien. » C’en était trop pour l’officier de l’armée. « Et on reste plantés là à ne rien faire ? — Tout juste. » Sato guida le 747 largement de mémoire. Il n’y avait plus d’éclairage de piste, mais il avait assez de lune pour voir ce qu’il faisait, et une fois de plus, son copilote admira le talent de l’homme en voyant les feux de leur appareil se refléter à la surface du sol. Sato s’était posé légèrement décalé à droite de l’axe de la piste ; il réussit toutefois à garder l’alignement jusqu’au bout, mais en s’abstenant ce coup-ci d’adresser un dernier regard à son jeune collègue. Il prenait la piste de roulage quand un éclair jaillit au loin. Le commandant Sato était le premier à ramener son Eagle à Kobler — en fait, il avait même doublé deux appareils endommagés sur le chemin du retour. Il y avait de l’activité au sol, mais les seules conversations radio étaient incohérentes. De toute façon, il n’avait guère le choix. Son chasseur ne marchait plus qu’avec des vapeurs de kérosène et des souvenirs, car toutes ses jauges étaient quasiment à zéro... Sans lumière, en plus. Le pilote choisit malgré tout le bon angle de descente et toucha la piste pile au bon endroit. Il ne vit pas la charge, pas plus grosse qu’une balle de base-ball, que toucha son train avant. Le nez de l’appareil s’affaissa et le F-15 partit en dérapage, quittant le bout de piste. Il restait juste assez de vapeur dans les réservoirs pour déclencher un incendie puis une explosion qui éparpilla les débris sur toute l’étendue du tarmac. Un second Eagle, huit cents mètres derrière celui de Sato, trouva une autre mini bombe et explosa. Les vingt chasseurs survivants de l’escadrille dégagèrent, demandant des instructions par radio. Six se détournèrent vers des terrains commerciaux. Le reste tenta une approche sur les deux larges pistes parallèles de Tinian, sans savoir qu’elles aussi avaient été saupoudrées de charges en grappes larguées par une série de missiles Tomahawk. Une petite moitié réussit à survivre à l’atterrissage sans avoir touché quoi que ce soit. Dans son poste de commandement, l’amiral Chandraskatta observait l’écran radar. Il allait bientôt devoir rappeler ses chasseurs. Il n’aimait pas trop risquer ses pilotes dans des opérations de nuit, mais les Américains avaient encore une fois décidé de faire une démonstration de force. Et certes, ils pouvaient sans doute attaquer et détruire sa flotte s’ils le désiraient, mais maintenant ? Avec cette guerre en cours contre les Japonais, l’Amérique choisirait-elle d’ouvrir un second front ? Non. Sa force amphibie avait appareillé, et d’ici deux jours, au coucher du soleil, son heure sonnerait. Jamais les équipages des B-1 n’avaient volé aussi bas sur ces zincs. C’étaient des réservistes, pilotes de ligne en majorité, que dans sa grande munificence (et avec un petit coup de pouce de quelques membres influents du Congrès), le Pentagone avait gratifiés d’un véritable avion de combat, pour la première fois depuis des années. Pour s’entraîner aux missions de bombardement terrestre, ils devaient adopter une altitude de pénétration typique de deux cents pieds — soixante mètres — pas moins, mais c’était plus souvent trois cents, car même au Kansas, les fermes étaient équipées d’éoliennes et les gens avaient la manie d’ériger des pylônes radio dans les coins les plus incroyables — mais en mer, ils n’avaient pas ce problème : ici, ils étaient descendus à cinquante pieds, et ça fumait, remarqua un pilote, en s’en remettant — non sans un rien de nervosité — au système d’évitement de terrain. Son escadrille de huit appareils filait plein sud après avoir doublé le cap de Dondra. Les quatre autres se dirigeaient vers le nord-ouest après s’être calés sur diverses balises de navigation. Il détectait pas mal d’activité électronique droit devant, assez pour le rendre nerveux, même si aucune n’était dirigée sur lui jusqu’ici, et il se laissa aller à goûter ces moments de pur plaisir à voler ainsi à plus de Mach 1 en soulevant un sillage de vapeur original, plutôt similaire à celui d’un off-shore... et sans doute en cuisant quelques poissons au passage. Là. « Contacts à basse altitude venant du nord ! — Quoi ? » L’amiral leva les yeux. « Distance ? — Moins de vingt kilomètres, ils arrivent très vite ! — Des missiles ? — Indéfini, amiral ! » Chandraskatta considéra sa table traçante. Ils étaient donc là, juste dans la direction opposée du porte-avions américain. Ses chasseurs n’étaient pas en position pour... « Avions en visu ! lança bientôt une vigie. — On engage ? demanda le capitaine Mehta. — Tirer les premiers, sans ordres ? » Chandraskatta se rua vers la porte, et émergea sur le pont juste à temps pour voir les traits blancs sur l’eau, avant même l’avion qui les provoquait. « On remonte », dit le pilote, en se dirigeant droit dans l’axe du porte-avions. Il tira sur le manche, et quand il le vit disparaître sous son nez, il vérifia son altimètre. « Redressez ! lui dit l’avertisseur vocal, de sa voix sexy habituelle. — C’est déjà fait, Marilyn. » Pour le pilote de ligne, c’était une voix à la Marilyn. Puis il jeta un oeil sur la vitesse. Presque neuf cents noeuds. Waouh ! le putain de bruit qu’il devait faire... Le bang sonique provoqué par l’énorme appareil ressemblait plutôt à la détonation d’une bombe : il renversa l’amiral, pulvérisa les vitres de la timonerie, au-dessus de sa tête, et détruisit divers éléments sur le pont. Un second bombardier le suivait à quelques secondes, puis l’amiral en entendit d’autres vrombir au-dessus de sa flotte. Il se releva, légèrement désorienté, et alors qu’il reculait pour se mettre à l’abri, il constata que le pont d’envol était jonché d’éclats de verre. Quelque part, il savait que sa place était sur la passerelle. « Deux radars H-S, entendit-il lui dire un maître principal. Le Rajput signale que ses SAM sont touchés. — Amiral, intervint un officier de transmissions en lui tendant un bigophone. — Qui est-ce ? » demanda Chandraskatta. « C’est Mike Dubro. La prochaine fois, on ne jouera plus. Je suis autorisé à vous dire que l’ambassadeur des États-Unis est reçu en ce moment même par votre Premier ministre... » « Il est dans l’intérêt de tous et de chacun que votre flotte mette un terme à ses opérations, dit l’ancien gouverneur de Pennsylvanie après les amabilités d’usage. — Vous n’avez pas d’ordres à nous donner, vous le savez. Ce n’était pas un ordre, madame le Premier ministre. C’était une observation. Je suis également autorisé à vous dire que mon gouvernement a demandé une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations unies pour discuter de vos intentions apparentes d’envahir le Sri Lanka. Nous allons proposer au Conseil de sécurité de mettre notre marine à son service pour protéger la souveraineté de ce pays. Pardonnez-moi la brutalité de mes termes, mais nous n’avons aucune intention de voir qui que ce soit violer la souveraineté de ce pays. Comme je l’ai dit, il est dans l’intérêt de tous d’empêcher une confrontation armée. — Nous n’avons jamais eu de telles intentions, répondit le Premier ministre, complètement interloquée par la franchise de ce message, quand elle avait ignoré le précédent. — Alors, nous sommes d’accord, dit aimablement l’ambassadeur Williams. Et je vais de ce pas en informer mon gouvernement. » Cela prit une éternité, ou presque — en l’occurrence, un petit peu plus d’une demi-heure, pour que la première, puis la seconde torpille cessent d’abord de tourner, puis leur sonar d’émettre. Aucune n’avait jugé le MOSS d’une taille méritant l’engagement, mais aucune n’avait trouvé d’autre cible à se mettre sous la dent. « Intensité de ce radar de P-3 ? demanda Claggett. — Bientôt au niveau de détection, monsieur. — Ramenez-nous en plongée, monsieur Shaw. On repasse sous la couche et on s’éclipse. — À vos ordres, cap’taine. » Shaw transmit les ordres nécessaires. Deux minutes plus tard, l’USS Tennessee replongeait, et cinq minutes encore, il était à six cents pieds de profondeur, et filait dix noeuds, cap au sud-est. Juste après, ils entendirent des impacts à l’arrière, sans doute des sono bouées, mais il fallait du temps à un P-3 pour recueillir suffisamment de données pour lancer une attaque, et le Tennessee n’avait pas l’intention de s’attarder. 47 Coups de torchon « SANS bruit, mais en douceur ? demanda le Président. — En gros, c’est ça », dit Ryan en reposant le téléphone. L’imagerie satellite indiquait que, quelles qu’aient été les pertes durant le combat aérien, les Japonais avaient encore perdu quatorze appareils grâce aux grappes de bombes essaimées sur les pistes. Leurs principaux radars de recherche étaient détruits, et ils avaient tiré une quantité notable de missiles antimissiles. L’étape suivante, évidente, était d’isoler entièrement les îles de tout trafic aérien et maritime, ce qui pouvait être chose faite d’ici la fin de la semaine. Le communiqué de presse était déjà prêt si la nécessité s’en faisait sentir. « On a gagné, dit le chef du Conseil national de sécurité. Il n’y a plus qu’à convaincre l’autre camp. — Vous avez fait du bon boulot, Jack. — Monsieur, si j’avais réussi à faire convenablement mon boulot, cette affaire n’aurait pas commencé », nota Ryan après une seconde de réflexion. Il se souvenait d’avoir tout mis en branle... avec à peu près une semaine de retard. Merde. « Eh bien, il semble que nous y ayons réussi avec l’Inde, à en croire le câble que vient de transmettre Dave Williams. » Le Président se tut un instant. « Et pour cette affaire-ci ? Notre préoccupation première est de mettre fin aux hostilités. — Et ensuite ? — On leur offre une issue honorable. » Réflexion faite, Jack n’était pas mécontent de voir que le patron partageait son avis. Il y aurait encore un détail, s’abstint d’ajouter Durling, mais il devait encore y réfléchir. L’essentiel pour l’heure était que l’Amérique donne l’impression d’avoir gagné cette guerre, cela lui permettrait d’emporter sa réélection en se présentant comme le sauveur de l’économie et le protecteur des droits de citoyens américains. Oui, ce mois avait été bien intéressant, se dit le Président en considérant son vis-à-vis. Il se demandait ce qu’il serait advenu sans lui. Après le départ de Ryan, il passa un coup de fil au Capitole. Un autre avantage des avions-radars était qu’ils facilitaient le décompte des coups. Sans pouvoir à chaque fois définir quel missile avait abattu quel avion, ils indiquaient en revanche sans conteste leur disparition des écrans. « Le Port Royal signale qu’il a récupéré tous les appareils. — Merci », dit Jackson. Il espérait que les aviateurs de l’armée n’étaient pas trop déçus de s’être posés sur un croiseur plutôt que sur le Johnnie Reb, mais il avait besoin d’un pont dégagé. « J’ai compté vingt-sept coups au but », dit Sanchez. Trois de ses chasseurs avaient été abattus, dont un seul pilote avait été récupéré. Les pertes étaient plus légères que prévu, même si cela ne facilitait pas la tâche d’un commandant de flotte quand il s’agissait d’écrire aux familles. « Ma foi, ce n’est pas exactement du tir au pigeon, mais ça ne s’est pas trop mal passé. Ajoutons quatorze autres appareils détruits par les Tomahawk. Cela fait près de la moitié de leur chasse — presque tous leurs F-15 — et il ne leur reste qu’un seul Hummer. Désormais, ils sont au bout du rouleau. » Le commandant consulta le reste des données. Un destroyer coulé, et le reste de leurs bâtiments Aegis mal placés pour intervenir. Huit sous-marins détruits à coup sûr. L’idée maîtresse du plan d’opérations avait été de détacher les armes du corps principal de la force, comme lors de la guerre du Golfe, et il s’était révélé plus facile à mettre en oeuvre sur mer que sur terre. « Bud, si vous commandiez le camp adverse, que tenteriez-vous maintenant ? — On ne peut toujours pas débarquer. » Sanchez marqua un temps. « La partie est perdue pour eux, quel que soit le bout par laquelle vous la preniez, mais la dernière fois il a bien fallu en passer par là... » Il regarda son commandant. « Nous y voilà. Bud, faites préparer un Tom, je monterai à l’arrière. — A vos ordres, monsieur. » Sanchez ressortit. « Vous pensez que je..., demanda le commandant du Stennis, en haussant le sourcil. — Qu’avons-nous à perdre, Phil ? — Un sacré bon amiral, Rob, répondit-il sans se démonter. — Où planquez-vous vos radios sur ce rafiot ? » demanda Jackson avec un clin d’oeil. « Où étiez-vous passé ? demanda Goto surpris. — En planque, après m’être fait enlever par votre patron. » Entré sans s’être fait annoncer, Koga s’assit sans y être invité, bref, montrait une absence totale de manières trahissant son regain de pouvoir. « Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? lança l’ex-Premier ministre à son successeur. — Vous ne pouvez pas me parler sur ce ton. » Mais même l’accent de cette remarque n’était guère convaincu. « N’est-ce pas merveilleux ! Vous conduisez notre pays à la ruine, mais vous tenez à être traité avec déférence par un homme que votre maître a failli tuer. Avec votre assentiment ? demanda Koga sur un ton léger. — Certainement pas... et qui a assassiné... — Qui a assassiné les criminels ? Pas moi, en tout cas. Il reste toutefois une question plus importante : qu’est-ce que vous comptez faire ? — Eh bien, je n’ai pas encore décidé. » Cette manifestation d’assurance tomba largement à plat. « Vous n’en avez pas encore parlé avec Yamata, vous voulez dire. — Je n’ai pas encore personnellement pris ma décision. — Excellent, eh bien, faites. — Vous n’avez pas d’ordre à me donner. — Et pourquoi pas ? J’aurai bientôt retrouvé ce siège. Vous avez le choix. Ou vous donnez votre démission ce matin, ou cet après-midi je prends la parole à la Diète pour demander un vote de confiance. Vous n’y survivrez pas. Dans l’une ou l’autre hypothèse, vous êtes fini. Koga se leva pour repartir. Je vous suggère de le faire honorablement. » La foule se pressait aux guichets, faisant la queue pour prendre des billets de retour, nota le capitaine Sato, en traversant l’aérogare avec le militaire qui l’escortait. Ce n’était qu’un lieutenant parachutiste, visiblement pressé d’en découdre ; on ne pouvait pas en dire autant des autres soldats présents dans l’édifice. La jeep qui les attendait dehors démarra aussitôt pour rejoindre l’aérodrome militaire. Contrairement aux jours précédents, les autochtones étaient tous sortis, et ils brandissaient des pancartes réclamant le départ des « Japs ». Certains auraient mérité d’être fusillés pour leur insolence, estima Sato, qui n’avait pas encore surmonté son chagrin. Dix minutes plus tard, ils arrivaient devant un des hangars de Kobler. Il entendait des chasseurs survoler l’ile, sans doute craignaient-ils de s’éloigner en mer. « Par ici, je vous prie », dit le lieutenant. Il pénétra dans l’édifice avec une dignité consommée, la casquette d’uniforme calée sous le bras gauche, le dos bien droit, le regard obstinément fixé sur le mur opposé, jusqu’à ce que le lieutenant s’arrête et retire le drap de plastique recouvrant le corps. « Oui, c’est bien mon fils. » Il essaya de ne pas regarder ; miséricordieusement, le visage n’avait pas été par trop défiguré, sans doute protégé par le casque, alors que le reste du corps avait été carbonisé, pris au piège dans l’épave du chasseur. Mais quand il fermait les yeux, la seule chose qu’il voyait, c’était son fils unique se débattant dans l’habitacle, moins d’une heure après la noyade de son frère. Le destin pouvait-il être cruel à ce point ? Et comment se faisait-il que ceux qui avaient servi son pays devaient mourir, quand un vulgaire transport de civils était autorisé à franchir le barrage de la chasse américaine avec un souverain mépris ? « Le chef d’escadrille pense qu’il a abattu un chasseur américain avant son retour », hasarda le lieutenant. Il venait de l’inventer, mais il fallait bien qu’il dise quelque chose, n’est-ce pas ? « Merci, lieutenant. À présent, je dois regagner mon appareil. » Plus un mot ne fut échangé sur le chemin de retour à l’aéroport. L’officier de l’armée de terre le laissa avec sa peine et sa dignité. Sato était dans sa cabine vingt minutes plus tard, le 747 avait déjà subi la préparation prévol et, il en était certain, il était bourre de concitoyens rentrant au pays, avec la promesse de libre passage offerte par les Américains. Le tracteur au sol fit reculer le Boeing sur la piste de roulage. Il était conduit par un autochtone, et le geste qu’il adressa à la cabine en se dételant n’était pas franchement amical. Mais l’insulte ultime vint alors qu’il attendait le signal de décollage. Un chasseur se présentait pour atterrir, non pas un Eagle bleu, mais un appareil gris pâle avec la mention NAVY peinte sur les nacelles de réacteurs. « Joliment manoeuvré, Bud ! Comme sur du velours, dit Jackson alors que s’ouvrait la verrière. — Toujours à votre service, amiral », répondit Sanchez, un rien nerveux. Alors qu’il roulait vers la droite, il nota que le comité d’accueil, ou ce qui en tenait lieu, était en treillis vert et armé de fusils. Dès que l’appareil se fut immobilisé, on posa une échelle en alu contre le fuselage. Jackson descendit le premier, et au pied de l’échelle, un sous-off lui fit un salut réglementaire. « C’est un Tomcat, dit Oreza, en tendant les jumelles. Et cet officier n’est pas un Jap. — Ça, c’est sûr », confirma Clark, en regardant l’officier noir monter dans la jeep. En quoi cela allait-il influer sur les ordres qu’on lui avait assignés ? Si séduisante que soit la perspective de mettre la main sur Raizo Yamata, voire de s’en approcher suffisamment pour envisager la possibilité, l’entreprise n’avait rien d’une sinécure. Il avait par ailleurs rendu compte de la situation sur Saipan, et son rapport était plutôt optimiste. Les troupes japonaises qu’il avait pu rencontrer dans la journée n’étaient pas d’humeur à fanfaronner, même si certains officiers, les plus jeunes surtout, semblaient s’enthousiasmer pour leur mission, quoi qu’elle puisse être désormais. Mais on ne pouvait guère attendre moins des lieutenants dans toutes les armées. La maison du gouverneur, située sur la colline du Capitole locale, près du centre des congrès, semblait cossue. Jackson était maintenant en nage. Le soleil tropical était déjà torride et sa combinaison d’aviateur était franchement trop imperméable. À la porte, un colonel le salua et l’invita à entrer. Robby connaissait de vue le général Arima — il se souvenait d’un dossier sur lui au service renseignements du Pentagone. Il constata qu’ils avaient à peu près la même taille et la même carrure. Le général salua. Jackson, qui était tête nue et en mission confidentielle, n’était pas tenu à rendre ce salut aux termes du règlement naval, et les circonstances du reste ne s’y prêtaient pas. Il se contenta de hocher poliment la tête. « Général, pouvons-nous parler en privé ? » Arima acquiesça et invita Jackson dans une pièce qui semblait tenir de l’antre et du bureau. Robby prit un siège et son hôte eut l’amabilité de lui servir un verre d’eau glacée. « Votre fonction... ? — Je suis commandant de l’escadre soixante-dix-sept. Je suppose que vous êtes le commandant des forces japonaises à Saipan. » Robby vida le verre. Ça l’ennuyait beaucoup de transpirer ainsi, mais il n’y pouvait rien. « C’est exact. — En ce cas, monsieur, je suis ici pour vous demander votre reddition. » Il espérait que le général connaissait la différence sémantique entre « demander » et « exiger », verbe traditionnel en la circonstance. « Je ne suis pas autorisé à faire une chose pareille. — Général, ce que je vais vous exposer est la position de mon gouvernement. Vous pouvez quitter librement les îles. Vous pouvez remporter vos armes légères. Équipements lourds et appareils volants resteront sur place en attendant qu’on décide de leur statut. Pour le moment, nous demandons à tous les ressortissants japonais de quitter l’île, jusqu’au rétablissement de relations normales entre nos deux pays. — Je ne suis pas autorisé à... — Je dirai la même chose à Guam dans deux heures, et l’ambassadeur américain à Tokyo demande en ce moment même à être reçu par votre gouvernement. — Vous n’êtes pas en mesure de reprendre cette seule île, et encore moins tout l’archipel. — C’est vrai, concéda Jackson. Comme il est vrai que nous pouvons aisément interdire à tous les navires de rallier ou quitter les ports japonais pendant une durée indéterminée. Nous pouvons de même soumettre cette île à un blocus maritime et aérien. — C’est une menace ! — Oui, monsieur. Tout à fait. À la longue, votre pays finira par mourir de faim. Son économie sera entièrement paralysée. Personne n’y trouvera intérêt. » Jackson marqua un temps d’arrêt. « Jusqu’ici, seuls des militaires ont pris des coups. On nous paie pour ça. Si cela continue, tout le monde va en souffrir, mais en particulier votre pays. Par ailleurs, cela va accroître les rancoeurs de part et d’autre, quand nous devrions tout faire pour rétablir des relations normales aussi vite que le permettent les circonstances. — Je ne suis pas autorisé à... — Général, il y a cinquante ans, vous auriez pu dire ça, et c’était la tradition dans vos armées de vous battre jusqu’au dernier. Comme il était de tradition dans vos armées de traiter les habitants des pays occupés d’une manière que même vous aujourd’hui considérez comme barbare — je me permets de vous le dire parce que vous avez toujours eu un comportement en tout point honorable — si j’en crois du moins mes renseignements. Et je tiens ici, monsieur, à vous en remercier, poursuivit Jackson, sur un ton égal et poli. Nous ne sommes plus dans les années quarante. Je n’étais pas né quand cette guerre a pris fin, et vous-même n’étiez alors qu’un bébé. Ce genre de comportement est dépassé. Il n’a plus sa place dans le monde d’aujourd’hui. — La conduite de mes troupes a été irréprochable, confirma Arima, ne sachant trop que dire en de telles circonstances. — La vie humaine est un bien précieux, général Arima, bien trop précieux pour qu’on la gâche inutilement. Nous avons limité nos actions aux objectifs militaires importants. Nous n’avons pas encore fait souffrir de civils innocents, vous non plus. Mais si cette guerre devait se poursuivre, il en irait autrement, et c’est pour vous que les conséquences seraient les plus dures. Il n’y a nul honneur à en retirer pour aucun des deux camps. Quoi qu’il en soit, je dois maintenant m’envoler pour Guam. Vous savez comment me toucher par radio. » Jackson se leva. « Je dois attendre les ordres de mon gouvernement. — Je comprends », répondit Robby, reconnaissant de voir qu’Arima se disait prêt à suivre ces ordres — pourvu qu’ils émanent de son gouvernement. D’ordinaire, quand Al Trent se rendait à la Maison-Blanche, c’était en compagnie de Sam Fellows, représentant de la minorité à la commission parlementaire, mais pas cette fois-ci, parce que Sam était dans l’autre parti. Un membre de la majorité sénatoriale était également présent. L’heure faisait de cette rencontre une réunion politique : la majeure partie du personnel administratif avait déserté les locaux, et le Président s’accordait une parenthèse à l’écart du stress de sa fonction. « Monsieur le président, j’ai cru comprendre que tout s’était passé au mieux ? » Durling acquiesça, sur ses gardes. « Le Premier ministre Goto n’est pas encore en mesure de recevoir notre ambassadeur. Nous ignorons pourquoi, mais Whiting nous assure qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. L’opinion là-bas est en train de revirer rapidement en notre faveur. » Trent prit le verre proposé par l’ordonnance de la Navy qui servait au Bureau Ovale. Cette section du personnel de la Maison-Blanche devait tenir à jour une liste des boissons favorites des personnages importants. Dans le cas d’Al, il s’agissait d’une vodka-tonic. De l’Absolut, une marque finlandaise ; il y avait pris goût quand il était étudiant à Tufts, dans les années cinquante. « Jack n’a cessé de dire qu’ils ne savaient pas dans quel pétrin ils étaient en train de se fourrer. — Un garçon intelligent, ce Ryan, admit le sénateur. Il vous a rendu un fier service, Roger. » Trent nota avec irritation que ce membre rassis de ce qu’il se plaisait à baptiser la « chambre haute » se sentait le droit d’appeler le Président par son prénom en petit comité. Typique d’un sénateur, estima le membre du Congrès. « Bob Fowler aura également été de bon conseil », se permit d’intervenir Trent. Le Président acquiesça. « Certes, et c’est vous, Al, qui lui aurez mis la puce à l’oreille, n’est-ce pas ? — Je plaide coupable ! » La phrase s’accompagna d’un rire. « Eh bien, j’ai une idée que j’aimerais vous soumettre à tous les deux... », dit Durling. L’escouade de Rangers du capitaine Checa parvint au dernier rideau d’arbres un peu après midi, heure locale, au terme d’un parcours épique dans la neige et la boue. Une route à voie unique passait juste en dessous. Cette partie de la ville devait être une sorte de station estivale, estima le capitaine. Les parkings des hôtels étaient presque tous déserts, même s’il avisa un minibus garé sur une aire de stationnement. Le capitaine sortit de sa poche un téléphone cellulaire et composa le premier numéro mis en mémoire. « Allô ? — Senor Nomuri ? — Ah, Diego ! Ça fait des heures que j’attendais. Comment s’est passée cette randonnée ? » demanda la voix avec un rire. Checa formulait sa réponse quand le minibus fit deux appels de phares. Dix minutes plus tard, tous étaient dans la cabine, où ils trouvèrent des boissons chaudes et purent enfin se changer. Sur le trajet du retour, l’officier de la CIA écouta la radio et les soldats le virent se décrisper un peu. Il leur faudrait du temps avant de pouvoir faire de même. Le capitaine Sato effectua un autre atterrissage impeccable à l’aéroport international de Narita, comme un véritable automate, sans même entendre les félicitations de son copilote lorsqu’il arriva en bout de piste. Parfaitement calme en apparence, Sato n’était plus qu’une coque vide, accomplissant sa tâche habituelle comme un robot. Le copilote n’intervint pas, estimant que la routine aiderait le capitaine à trouver l’apaisement ; il laissa donc Sato rouler jusqu’à la passerelle télescopique, immobilisant comme toujours son 747 avec une précision millimétrique. En moins d’une minute, les portes étaient ouvertes et les passagers descendaient. Derrière les baies de l’aérogare, ils avisèrent une foule compacte aux portes de débarquement, surtout les femmes et les enfants de tous ceux qui avaient pris l’avion pour Saipan afin de s’y installer comme... citoyens autorisés à voter dans cette nouvelle île métropolitaine. Mais ce n’était plus le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, ils rentraient au pays, et ces familles les accueillaient comme des rescapés, enfin revenus en sûreté au bercail. Le copilote hocha la tête en songeant à l’absurdité de toute cette aventure ; il n’avait pas encore remarqué que Sato avait gardé un masque inflexible. Dix minutes plus tard, le personnel de bord descendait à son tour. Un équipage de relève allait se charger de ramener l’appareil à Saipan d’ici quelques heures pour poursuivre l’exode des vols spéciaux. Dans l’aérogare, ils notèrent d’autres voyageurs qui attendaient aux portes, manifestement nerveux, à voir leur expression, même si bon nombre dévoraient les journaux du soir qu’on venait de livrer aux nombreux kiosques et boutiques de l’aéroport. CHUTE DE GOTO, disaient les titres : KOGA APPELÉ À FORMER LE NOUVEAU GOUVERNEMENT. La zone d’embarquement internationale était plutôt moins encombrée que d’habitude. Des hommes d’affaires occidentaux y patientaient — manifestement, ils quittaient le pays, mais ils regardaient maintenant autour d’eux avec curiosité, et bon nombre avaient un petit sourire en contemplant ce spectacle, et surtout la noria d’appareils arrivant de Saipan. On ne pouvait guère se méprendre sur leurs réflexions, en particulier pour les voyageurs attendant des vols transpacifiques. Sato l’avait vu, lui aussi. Il s’arrêta devant un distributeur de journaux, mais il lui suffit de lire le titre pour comprendre. Puis il contempla les étrangers aux portes d’embarquement et grommela : « Gaijin... » C’était la seule parole inutile qu’il ait prononcé en deux heures, et il n’ajouta plus un mot alors qu’il regagnait sa voiture. Peut-être que le sommeil lui ferait du bien, se dit le copilote, en partant de son côté. « Est-ce que nous ne sommes pas censés ressortir et... — Et quoi faire, Ding ? » demanda Clark, mettant dans sa poche les clés de la voiture après avoir passé une demi-heure à sillonner la moitié sud de File. « Parfois, il vaut mieux laisser les choses en l’état. Je crois que c’est le cas maintenant, fils. — Vous pouvez répéter ? » C’était Burroughs. « Ma foi, vous n’avez qu’à regarder autour de vous. » Des chasseurs continuaient à survoler l’île. Des équipes de nettoyage venaient de finir de déblayer les abords du terrain de Kobler, mais les appareils militaires ne s’étaient pas rabattus sur l’aéroport international dont les pistes étaient accaparées par le trafic civil. À l’est du lotissement, les servants de la batterie de missiles Patriot restaient en état d’alerte, mais ceux qui n’étaient pas dans les camions de contrôle se tenaient par petits groupes et discutaient entre eux au lieu de se consacrer à leurs corvées habituelles. Les autochtones manifestaient à présent, certains avec bruit, en plusieurs points de l’île, et personne ne cherchait à les arrêter. Dans certains cas, des officiers aidés de soldats en armes demandaient poliment aux manifestants de se tenir à l’écart des troupes, et chacun se conforma prudemment à ces conseils. En cours de route, Clark et Chavez avaient assisté à une demi-douzaine d’incidents analogues, et chaque fois, c’était la même chose : les soldats étaient moins énervés qu’embarrassés. Ce n’était pas le signe d’une armée prête à se battre, estima John, mais ce qu’il nota surtout, c’est que les officiers tenaient fermement leurs hommes, preuve qu’en haut lieu, on leur avait demandé de calmer le jeu. « Tu crois que c’est fini ? demanda Oreza. — Si on a de la veine, Portagee. » La première décision de Koga après qu’il eut formé son cabinet fut de convoquer l’ambassadeur Charles Whiting. L’homme, nommé pour des raisons politiques, venait de connaître quatre semaines éprouvantes, et la première chose qu’il nota fut que le détachement gardant l’ambassade avait été réduit de moitié. Des motards de la police escortèrent sa voiture jusqu’au bâtiment de la Diète. Des caméras étaient là pour enregistrer son arrivée à l’entrée d’honneur, mais on repoussa la presse et deux ministres nouvellement désignés le conduisirent rapidement à l’intérieur. « Merci d’être venu aussi vite, monsieur Whiting. — Monsieur le Premier ministre, parlant à titre personnel, je suis tout à fait ravi de répondre à votre invitation. » Les deux hommes se serrèrent la main ; désormais, le plus dur était fait, l’un et l’autre le savaient, même si leur entretien allait devoir embrasser quantité de domaines. « Vous êtes bien conscient, j’espère, que je n’ai rien eu à voir avec ces... » Whiting leva simplement la main. « Excusez-moi, monsieur. Oui, bien sûr, j’en suis conscient, et mon gouvernement en est parfaitement conscient lui aussi. Je vous en prie, nous n’avons aucun doute sur votre bonne volonté. Cette rencontre, ajouta l’ambassadeur, bon prince, en est d’ailleurs la preuve manifeste. — Et la position de votre gouvernement... ? » À neuf heures du matin précises, la voiture du Vice-président Edward Kealty pénétrait dans le garage souterrain de l’immeuble du Département d’État. Des agents du Service secret le guidèrent vers l’ascenseur réservé aux personnalités. Au sixième étage, un des collaborateurs personnels de Brett Hanson le conduisit au bureau du ministre des Affaires étrangères. « Bonjour, Ed, dit Hanson en se levant pour accueillir l’homme qu’il connaissait depuis vingt ans, dans la vie politique comme en dehors de celle-ci. — Salut, Brett. » Kealty n’était pas abattu. Les dernières semaines l’avaient amené à prendre son parti d’un certain nombre d’événements. Un peu plus tard dans la journée, il comptait faire une déclaration, pour présenter publiquement ses excuses à Barbara Linders ainsi qu’à plusieurs autres personnes, nominalement. Mais auparavant, il devait se plier aux exigences de la Constitution. Kealty sortit de sa poche de pardessus une enveloppe qu’il tendit au ministre. Hanson la prit et lut les deux brefs paragraphes annonçant que le Vice-président en titre démissionnait de ses fonctions. Il n’y avait pas un mot de plus. Les deux vieux amis se serrèrent la main et Kealty ressortit de l’immeuble. Il devait retourner à la Maison-Blanche, où ses collaborateurs rassemblaient déjà ses affaires personnelles. Dès ce soir, le bureau serait prêt à recevoir un nouvel occupant. « Jack, Chuck Whiting leur transmet nos conditions, et dans leurs grandes lignes, elles correspondent à vos suggestions d’hier soir. — Politiquement, cela pourrait vous attirer certaines critiques », observa Ryan, soulagé intérieurement de voir le Président Durling prêt à courir le risque. L’homme installé derrière le bureau décoré hocha la tête. « Je ne crois pas, mais si tel était le cas, je saurai l’assumer. Je veux que l’on transmette à nos forces l’ordre de suspendre les opérations et de se cantonner à des actions défensives. — Bien. — Il faudra du temps pour que la situation redevienne normale. — Effectivement, reconnut Jack. Mais on peut malgré tout procéder avec le maximum d’humanité. Leurs compatriotes n’ont jamais soutenu cette politique. La plupart des responsables sont déjà morts. Nous devons lever toute ambiguïté à ce propos. Voulez-vous que je m’en occupe ? — Bonne idée. Parlons-en ce soir. Que diriez-vous de venir dîner avec votre épouse ? En toute intimité, pour changer, suggéra le Président avec un sourire. — Je crois que ça ne déplaira pas à Cathy. » Le professeur Caroline Ryan terminait une intervention. L’atmosphère en salle d’opérations n’était pas sans évoquer une usine d’électronique. Elle ne portait même pas de gants chirurgicaux, et les règles d’hygiène n’avaient aucun rapport avec celles en usage en chirurgie classique. Le patient n’avait reçu qu’un sédatif léger tandis que, penchée sur le viseur électronique de son laser, elle traquait le dernier petit vaisseau en mauvais état sur la rétine du vieillard. Elle aligna le réticule avec la précision d’un chasseur tirant un chamois à huit cents mètres, et pressa la détente. Il y eut un bref éclair de lumière verte et la veine fut cautérisée. « C’est fini, monsieur Redding, dit-elle doucement en lui touchant la main. — Merci, docteur », répondit l’homme, d’une voix légèrement pâteuse. Cathy Ryan ferma l’interrupteur du laser, descendit de son tabouret et s’étira. Dans le coin de la salle, l’agent spécial Andrea Price, toujours déguisée en interne, avait assisté à toute la procédure. À la sortie, les deux femmes tombèrent sur le professeur Bernard Katz, l’oeil pétillant au-dessus de ses moustaches à la Bismarck. « Ouais, Bernie ? fit Cathy tout en prenant des notes pour son compte rendu opératoire. — Vous avez un dessus de cheminée, Cath ? » Cette remarque lui fit lever les yeux. Katz lui tendait un télégramme, qui restait le mode de transmission traditionnel de ces nouvelles. « Tu viens de te ramasser un Lasker, ma choute. » Et Katz la prit dans ses bras avec un tel enthousiasme qu’Andrea Price faillit dégainer. « Oh, Bernie ! — Vous l’avez mérité, docteur. Qui sait, cela vous ouvrira peut-être les portes du voyage en Suède... Dix ans de boulot. C’est une sacrée avancée clinique, Cathy. » D’autres collègues se pressaient maintenant, applaudissant, lui serrant la main, et pour Caroline Muller Ryan, docteur en médecine, spécialiste en chirurgie oculaire, c’était un moment comparable à l’arrivée d’un bébé. Enfin, presque, se ravisa-t-elle. L’agent spécial Price entendit retentir son bip ; elle se précipita vers le téléphone le plus proche, nota le message et revint à son poste. « C’est vraiment si chouette que ça ? demanda-t-elle enfin. — Ma foi, c’est sans doute la plus grande distinction médicale américaine », expliqua le chef de service, tandis qu’une Cathy aux anges continuait de recevoir les hommages respectueux de ses collègues. « Vous recevez une jolie statuette, une réplique de la Victoire de Samothrace, je crois, la déesse Niké. Puis de l’argent, aussi. Mais surtout, ce que vous recevez, c’est la certitude d’avoir établi une différence. Oui, c’est un grand toubib. — Eh bien, ça ne pouvait pas tomber mieux. Il faut que je la ramène chez elle, pour qu’elle s’habille, confia Price. — Pour quoi faire ? — Aller dîner à la Maison-Blanche, expliqua l’agent avec un clin d’oeil. Son mari ne s’est pas mal débrouillé, non plus. » Les détails étaient un secret quasiment pour tout le monde, mais pas pour le Service, pour qui il n’y avait aucun secret. « Ambassadeur Whiting, je tiens à présenter mes excuses à votre gouvernement et à votre peuple pour ce qui est arrivé. Je vous fais le serment que cela ne se reproduira plus. Et je vous jure aussi que les responsables en répondront devant nos tribunaux, dit Koga, avec une dignité quelque peu compassée. — Monsieur le Premier ministre, votre parole nous suffit. Nous ferons l’impossible pour rétablir des relations normales entre nos deux pays », promit l’ambassadeur, profondément ému par la sincérité de son hôte, et regrettant, comme d’autres avec lui, que l’Amérique ait choisi de lui rogner les ailes à peine un mois et demi plus tôt. « Je m’en vais de ce pas communiquer vos voeux à mon gouvernement. Je crois que vous accueillerez nos propositions de manière extrêmement favorable. » « J’ai besoin de votre aide, dit Yamata, pressant. — Quel genre d’aide ? » Il lui avait fallu presque toute la journée pour mettre la main sur Jang Han San et maintenant, la voix qu’il entendait était presque aussi froide que le nom de cet homme. « Je peux faire venir mon avion personnel, et m’envoler directement à... — On pourrait y voir un acte hostile contre nos deux pays. Non, je regrette, mais mon gouvernement ne peut accéder à cette demande. » Imbécile, s’abstint-il d’ajouter. Ignores-tu le prix de ce genre d’échec ? « Mais vous... mais nous sommes alliés ! — Alliés en quoi ? » demanda Jang. Vous êtes un homme d’affaires. Je suis un fonctionnaire gouvernemental. » Ce dialogue de sourds aurait pu se poursuivre, mais la porte du bureau de Yamata s’ouvrit brusquement, livrant passage au général Tokichichi Arima, accompagné de deux officiers. Ils n’avaient même pas jugé utile de se faire annoncer par la secrétaire. « J’ai à vous parler, Yamata-san, annonça le général, sur un ton cérémonieux. — Je vous rappelle », dit l’industriel en raccrochant. Il ne savait pas qu’à l’autre bout du fil le fonctionnaire venait de demander qu’à l’avenir on ne lui passe plus ses communications. Peu importait d’ailleurs, désormais. « Oui... de quoi s’agit-il ? » s’enquit Yamata. La réponse était tout aussi glaciale. « J’ai ordre de vous mettre en état d’arrestation. — L’ordre de qui ? — Du Premier ministre Koga. Le motif ? — Trahison. » Yamata plissa les yeux, incrédule. Il regarda les autres hommes, venus se placer aux côtés du général. Il ne lut aucune sympathie dans leurs yeux. Et voilà. Ces automates sans cervelle avaient des ordres, mais pas l’intelligence de les comprendre. Mais peut-être avaient-ils un reste d’honneur. « Avec votre permission, j’aimerais me retirer un moment. » Le sens de la requête était clair. « Mes ordres, répondit Arima, sont de vous ramener à Tokyo vivant. — Mais... — Je suis désolé, Yamata-san, mais vous n’êtes pas autorisé à user de cette forme d’évasion. » Sur quoi, le général fit signe à l’un des officiers qui avança de trois pas et passa les menottes à l’homme d’affaires. Le froid de l’acier fit sursauter l’industriel. « Tokichichi, vous ne pouvez pas... — Je dois. » Cela peinait le général de ne pas pouvoir laisser son... ami ? — non, ils n’avaient pas été amis, pas vraiment —, de ne pas laisser Yamata mettre fin à ses jours en signe d’expiation, mais les ordres du Premier ministre à ce sujet avaient été explicites. Sans un mot de plus, il ressortit de l’immeuble avec l’homme, et se rendit, non loin du quartier général qu’il allait bientôt libérer, au poste de police où deux hommes seraient chargés de surveiller leur prisonnier pour prévenir toute tentative de suicide. Quand le téléphone sonna, cela surprit tout le monde d’entendre le vrai, et non pas l’appareil de communications par satellite. C’est Isabel Oreza qui répondit, s’attendant à un coup de fil de l’hôpital ou d’un voisin. Mais elle se retourna et appela : « Monsieur Clark ? — Merci. » Il prit le combiné. « Oui ? — John ? Mary Pat. Votre mission est terminée. Rentrez. — En maintenant la couverture ? — Affirmatif. Bon boulot, John. Transmettez également à Ding. » On raccrocha. Le DAO avait déjà gravement enfreint les consignes de sécurité, mais la communication n’avait duré que quelques secondes, et le recours à une ligne téléphonique civile lui procurait un sceau encore plus officiel que si elle avait transité par leur moyen de liaison discret. « Que se passe-t-il ? demanda Portagee. — On vient de recevoir l’ordre de rentrer au bercail. — Merde, sans blague ? » C’était Ding. Clark lui tendit le téléphone. « Appelle l’aéroport. Raconte-leur qu’on est des journalistes accrédités, et qu’à ce titre on devrait avoir un passe-droit. Clark se tourna vers son vieux compagnon. Portagee, pourrais-tu me rendre un dernier service en oubliant que tu m’as jamais vu ? » Le signal était bienvenu, quoique surprenant. Le Tennessee mit aussitôt le cap à l’est en poussant les machines à quinze noeuds, sans quitter les eaux profondes. Au carré, les officiers continuaient de mettre en boîte leurs collègues de l’armée — et il en allait de même entre les hommes du rang. « Faut qu’on trouve un balai, dit l’ingénieur mécanicien après mûre réflexion. — Est-ce qu’on a un balai à bord ? demanda l’enseigne Shaw. — Tout sous-marin se voit doter d’un balai, monsieur Shaw. Vous êtes avec nous depuis assez longtemps pour l’avoir constaté, observa le capitaine de frégate Claggett avec un clin d’oeil. — Qu’est-ce que vous êtes en train de me faire, là ? » demanda l’officier de l’armée. Est-ce qu’ils étaient encore en train de lui monter le coup ? « On a tiré deux torpilles, et les deux fois, on a coulé la cible, expliqua l’ingénieur. Ça veut dire qu’on a su faire le ménage, et donc qu’on rentrera à Pearl avec un balai accroché au périscope principal. C’est la tradition. — Vous faites vraiment des trucs pas communs, chez les calmars, observa l’homme au treillis vert. — Est-ce qu’on compte aussi les hélicos ? demanda Shaw à son commandant. — C’est nous qui les avons abattus, objecta le rampant. — Ouais, mais ils ont décollé de notre pont ! remarqua l’enseigne de vaisseau. — Bonté divine ! » Et tout ça au petit déjeuner. Qu’est-ce qu’ils allaient lui trouver pour midi ? Le dîner était sans façons ; servi à l’étage des appartements particuliers de la Maison-Blanche, il se voulait un buffet léger — sauf qu’il avait été préparé par un personnel propre à faire gagner une étoile à n’importe quel restaurant d’Amérique. « Je pense que des congratulations sont de mise, dit Roger Durling. — Hein ? » Le chef du Conseil national de sécurité n’avait pas encore été mis au courant. « Jack, euh... j’ai obtenu le Lasker, dit Cathy, assise de l’autre côté de la table. — Eh bien, ça en fait deux dans la famille qui dépassent du lot, observa Al Trent en levant son verre. — Et ce toast-ci est pour vous, Jack, dit le Président, en levant son verre à son tour. Après tous les reproches que l’on a pu me faire en matière de politique étrangère, vous m’avez sauvé, mais vous avez sauvé bien plus. Bien joué, monsieur Ryan. » Jack inclina la tête, mais cette fois, il avait compris. Il fréquentait Washington depuis assez longtemps pour avoir fini par voir arriver la tuile. Le problème était qu’il ne savait pas pourquoi elle était pour sa tête. « Monsieur le président, ma seule satisfaction... eh bien, c’est simplement de servir, j’imagine. Merci de me faire confiance, et merci de m’avoir suivi quand je... — Ma foi, Jack, sans des gens comme vous, où en serait notre pays ? » Durling se tourna vers l’épouse de Ryan : « Cathy, savez-vous tout ce qu’a fait Jack depuis des années ? — Jack ? Me confier des secrets ? » Cela lui valut des rires. « Al ? — Eh bien, Cathy, il est temps pour vous d’apprendre, observa Trent, et Jack se sentit rapetisser. — Il y a une chose qui m’a toujours turlupinée, embraya-t-elle aussitôt. Je veux dire... vous avez l’air si amis tous les deux, mais la première fois que vous vous êtes rencontrés, il y a bien des années, je... — Vous parlez de ce dîner, avant que Jack s’envole pour Moscou ? » Trent but une gorgée de Chardonnay californien. « C’est à ce moment qu’il a mis au point la défection du chef du KGB. — Quoi ? — Racontez-lui, Al, on a tout notre temps », le pressa Durling. Anne, son épouse, pencha la tête, curieuse d’entendre, elle aussi. Trent passa finalement vingt minutes à leur raconter bien plus que des anecdotes du passé, malgré les regards de Jack. « Voilà le genre de mari que vous avez », Dr Ryan, conclut le Président Durling. Jack fixait Trent, à présent, avec une certaine insistance. Où voulaient-ils tous en venir ? « Jack, votre pays a besoin de vous une dernière fois, et ensuite nous vous rendrons votre liberté, dit le parlementaire. — Qu’est-ce à dire ? » S’il te plaît, pas un poste d’ambassadeur, le billet d’adieu traditionnel pour récompenser un haut fonctionnaire. Durling reposa son verre. « Jack, ma tâche essentielle pour les neuf mois à venir est d’assurer ma réélection. La campagne risque d’être dure, et elle va me bouffer l’essentiel de mon temps, dans le meilleur des cas. J’ai besoin de vous dans mon équipe. — Monsieur, je suis déjà... — Je vous veux comme vice-président », dit tranquillement Durling. Un grand silence se fit. « Le poste est vacant à dater d’aujourd’hui, comme vous le savez. Je n’ai pas encore définitivement arrêté mon choix pour mon second mandat, et tout ce que je vous suggère, c’est d’assurer l’intérim pendant... quoi ? Guère plus de onze mois. Comme l’a fait Rockefeller pour Gerry Ford. Je veux un homme respecté par l’opinion, un homme capable de tenir la boutique en mon absence. J’ai besoin de quelqu’un de solide en matière de relations extérieures. De quelqu’un capable de m’aider à former mon équipe de politique étrangère. Et, ajouta-t-il, je sais que vous voulez vous retirer. Vous en avez fait assez. Or, justement, il ne sera plus question par la suite de vous rappeler à un poste permanent. — Attendez une minute... Je ne suis même pas de votre parti, réussit à dire Jack. — Dans le projet initial de notre Constitution, le Vice-président était censé être le perdant de l’élection générale. James Madison et les autres supposaient que le patriotisme saurait triompher des querelles partisanes. En fait, ils se trompaient. Mais dans le cas présent, Jack, je vous connais. Je ne vais pas vous exploiter de manière politicienne. Pas de discours, de bains de foule et de bébés à embrasser... — Ne jamais prendre un bébé dans ses bras pour l’embrasser, intervint Trent. Ils réussissent toujours à vous chier dessus, et il y a toujours quelqu’un pour prendre une photo. Non, toujours embrasser un marmot dans les bras de sa mère. » Le judicieux conseil politique suffit à détendre un peu l’atmosphère. « Votre tâche sera de veiller à l’organisation de la Maison-Blanche, à gérer les affaires de sécurité nationale, à m’aider surtout à renforcer mon équipe de politique étrangère. Ensuite, je vous libérerai et jamais plus personne ne viendra vous rechercher. Vous serez un homme libre, Jack, promit Durling. Une bonne fois pour toutes. — Mon Dieu, s’étonna Cathy. — C’est ce que vous vouliez, également, n’est-ce pas ? » Caroline acquiesça. « Certes. Mais... je n’y connais rien en politique. Je... — Bienheureuse femme, observa Anne Durling. Vous n’aurez pas besoin de vous y coller. — J’ai mon métier et... — Et vous continuerez à l’exercer. Vous bénéficierez d’une élégante résidence de fonction, poursuivit le Président. Et tout cela ne sera que temporaire. » Il tourna la tête : « Eh bien, Jack ? — Qu’est-ce qui vous porte à croire que je pourrai être confirmé... — Ça, c’est notre affaire, intervint Trent, sur un ton qui laissait clairement entendre que l’affaire avait été déjà réglée. — Vous n’allez pas me demander... — Vous avez ma parole. Vos obligations prendront fin en janvier prochain. — Et si jamais... je veux dire, cela me fait président du Sénat, et dans le cas d’un débat serré... — Je suppose que j’aurai à vous donner des consignes de vote, et je n’y manquerai pas, et j’espère que vous m’écouterez, mais je sais aussi que vous voterez en votre âme et conscience. Je saurai m’en accommoder. À vrai dire, si vous n’étiez pas comme ça, je ne vous aurais pas fait cette proposition. — Du reste, rien dans l’actuelle session parlementaire ne laisse envisager cette hypothèse », lui garantit Trent. Ils avaient également évoqué ce problème la veille. « Je crois que nous devrions porter plus d’attention aux affaires de défense, observa Jack. — Présentez vos recommandations et je les inclurai dans le budget. Vous m’avez donné une leçon en la matière, et il se pourrait que j’aie besoin de vous pour m’aider à les faire passer au Congrès. Ce sera peut-être votre testament politique. — Ils vous écouteront, Jack », lui assura Trent. Bon Dieu, se dit Ryan, en regrettant de ne pas avoir eu la main plus légère sur le vin. Comme de juste, il jeta un coup d’oeil à sa femme. Leurs regards se croisèrent, et elle hocha la tête. Tu es sûre ? demandèrent les yeux de Jack. Elle acquiesça de nouveau. « Monsieur le président, dans les limites de votre offre, et uniquement jusqu’à la fin de votre mandat, oui, j’accepte. » Roger Durling se dirigea vers un agent du Service secret et lui dit de prévenir Tish Brown qu’elle pouvait sortir le communiqué officiel à temps pour la parution des quotidiens matinaux. Oreza s’autorisa à remonter sur son bateau pour la première fois depuis que Burroughs avait pêché son albacore. Ils larguèrent les amarres à l’aube, et au coucher du soleil, l’ingénieur pouvait conclure ses vacances de pêche avec une autre belle pièce, avant de sauter dans un vol Continental pour Honolulu. Il aurait mieux que des histoires de pêche à raconter à ses collègues de boulot, mais il s’abstiendrait d’évoquer l’attirail que le skipper avait jeté par-dessus bord dès que la terre eut disparu à l’horizon. C’était un vrai gâchis de bazarder tout ce matériel photographique coûteux, mais il devait certainement y avoir une bonne raison. Toujours sous leur couverture de journalistes russes, Clark et Chavez réussirent, à l’arraché, à décrocher deux places dans un vol JAL pour Narita. En montant, ils remarquèrent un homme bien mis portant des menottes escorté par des militaires, et à cinq mètres de distance, alors que les soldats le faisaient monter dans la cabine de première, Ding Chavez croisa les yeux de l’homme qui avait commandité la mort de Kimberly Norton. Il regretta brièvement de ne pas avoir sa torche, son arme, ou même simplement un poignard, mais ce n’était pas au programme. Le vol jusqu’au Japon ne prit qu’un peu plus de deux heures, fort ennuyeuses, et les agents traversèrent bientôt l’aérogare internationale. Ils avaient des billets de première sur un autre vol JAL pour Vancouver, d’où ils rallieraient Washington sur une compagnie américaine. « Bonsoir, dit le commandant de bord, d’abord en japonais, puis en anglais. Je suis le capitaine Sato. Nous espérons que vous aurez un vol agréable, et nous avons les vents avec nous. La chance aidant, nous devrions être à Vancouver aux environs de sept heures du matin, heure locale. » La voix paraissait encore plus mécanique que d’habitude dans les haut-parleurs bon marché encastrés au plafond. Mais les pilotes aimaient bien parler comme des robots. « Dieu merci », observa tranquillement Chavez, en anglais. Il fit le calcul mental et estima qu’ils seraient en Virginie aux alentours de neuf ou dix heures du soir. « Bien dit, observa Clark. — Monsieur C., je veux épouser votre fille. Je compte évoquer la question dès notre retour. » Voilà, il avait finalement réussi à le dire. Le regard que lui valut cette remarque en passant lui donna envie de rentrer sous terre. « Un de ces jours, tu apprendras l’effet que de telles paroles peuvent faire sur un homme, Ding. « Mon petit bébé ? Aussi vulnérable que n’importe quel homme, et plus encore, peut-être. « Vous voulez pas d’un basané dans la famille ? — Non, ce n’est pas du tout ça. C’est plutôt... oh, et puis merde, Ding. Si elle n’y voit pas d’inconvénient, je suppose que moi non plus. » Pas plus difficile que ça ? » Je m’attendais à ce que vous m’arrachiez la tête. » Clark se permit un petit rire. « Non. Pour ça, je préfère une arme à feu. Je croyais que tu le savais. » « Le Président n’aurait pas pu faire de meilleur choix », dit Sam Fellows à l’émission Good Morning, America. « Je connais Jack Ryan depuis bientôt huit ans. C’est l’un des meilleurs hauts fonctionnaires du gouvernement. Je puis vous révéler à présent qu’il est l’un des responsables de la rapide conclusion des hostilités avec le Japon, sans oublier son rôle crucial dans le sauvetage des marchés financiers. — On a dit qu’il aurait travaillé pour la CIA... — Vous savez qu’il m’est interdit de dévoiler des informations confidentielles. » D’autres se chargeraient d’organiser ce genre de fuite, et des sénateurs influents de chaque parti seraient mis au courant eux aussi dans la matinée. « Je peux vous dire que le Dr Ryan a servi notre pays avec honneur. Je ne vois pas d’autre fonctionnaire du Renseignement plus digne de confiance et de respect que Jack Ryan. — Mais il y a dix ans — cet incident avec les terroristes. Avons-nous jamais eu un vice-président qui ait... — ... déjà tué ? » Fellows regarda la journaliste en hochant la tête. « Quantité de Présidents et de Vice-présidents ont été soldats. Jack défendait sa famille contre une attaque directe, vicieuse, comme l’aurait fait tout Américain. Je puis vous dire que dans ma région, en Arizona, personne ne lui en ferait reproche. — Merci, Sam », dit Ryan qui regardait la télé dans son bureau. La première vague de reporters devait l’assaillir d’ici trente minutes, et il devait parcourir ses dossiers, plus une liste de directives émanant de Tish Brown. Ne pas parler trop vite. Éviter de répondre directement aux questions politiques directes. « Je suis simplement heureux d’être ici, se répéta Ryan. Je joue chaque partie comme elle se présente. N’est-ce pas ce qu’on conseillait de dire aux joueurs débutants ? » se demanda-t-il tout haut. Le 747 atterrit même encore plus tôt que l’avait promis le commandant de bord, ce qui était parfait, mais pas nécessairement idéal pour la correspondance. En revanche, les passagers de première avaient l’avantage de descendre d’abord, et mieux encore, un représentant du consulat américain vint accueillir Clark et Chavez au débarquement, leur épargnant le passage à la douane. Les deux hommes avaient dormi pendant le vol, mais ils étaient encore décalés par rapport à l’heure locale. Un vieux L-1011 de Delta Airlines décolla deux heures plus tard, à destination de Dulles International. Le capitaine Sato n’avait pas encore quitté son fauteuil de pilote. Le gros problème avec l’aviation civile internationale, c’est que tout se ressemblait partout. Cette aérogare aurait pu se situer n’importe où, mis à part le fait que les visages étaient gaijins. Il allait y avoir une longue escale avant le vol de retour, sans aucun doute à nouveau bourré de cadres japonais en fuite. Et telle était la perspective pour le reste de son existence transbahuter des gens qu’il ne connaissait pas, vers des endroits dont il n’avait rien à cirer. Si seulement il était resté au sein des Forces d’autodéfense — peut-être que cela aurait fait une différence. Il était le meilleur pilote de l’une des meilleures compagnies aériennes de la planète, et ces talents auraient pu être mieux employés si... mais le doute subsisterait toujours. Quelle importance, d’ailleurs, puisqu’il ne serait jamais qu’un commandant de bord parmi d’autres, au service, avec son avion, d’un pays qui avait renié son honneur. Enfin... Il quitta son fauteuil, récupéra ses cartes et son plan de vol, fourra le tout dans son sac de voyage et descendit de l’avion. Il n’y avait plus personne à l’accueil et il put librement déambuler dans le terminal bondé, mais anonyme. Il avisa un numéro de USA Today dans un kiosque, le prit, parcourut la une, vit les photos. Ce soir, vingt et une heures ? Tout se rassembla d’un coup à cet instant, comme une équation liant vitesse et distance. Sato jeta un nouveau regard alentour, puis se dirigea vers les services administratifs de l’aéroport. Il avait besoin d’une carte météo. Il avait déjà le minutage en tête. « Il reste encore un point que j’aimerais régler, dit Jack, plus à l’aise que jamais dans le Bureau Ovale. — Quoi donc ? — Un agent de la CIA. Il a besoin d’une amnistie. — Pour quel motif ? » Durling se demandait s’il n’avait pas non plus une tuile qui lui tombait dessus. « Meurtre, répondit honnêtement Jack. Le hasard fait que mon père a étudié l’affaire à l’époque où j’étais encore à la fac. Les types qu’il a refroidis l’avaient bien cherché. — Une optique discutable. Même si c’était le cas. — C’était le cas. » Le futur Vice-président résuma brièvement l’histoire. Le terme magique était « drogue » et bientôt le Président marquait d’un signe de tête son approbation. « Et depuis ? — C’est l’un de nos meilleurs agents sur le terrain. C’est lui qui a intercepté Qati et Ghosn à Mexico{39}. — C’est ce type-là ? — Oui, monsieur. Il mérite de retrouver son identité. — D’accord. Je passe un coup de fil au ministre de la Justice, voir s’il peut régler ça discrètement. Vous avez d’autres faveurs à demander ? Vous savez, vous avez vite fait de piger les rouages de la politique, pour un amateur. Au fait, bravo pour votre prestation avec les médias, ce matin. » Ryan hocha la tête à ce compliment. « L’amiral Jackson. Il a fait du bon boulot, lui aussi, mais je suppose que la marine saura voir ses mérites. — Un minimum de sollicitude présidentielle n’a jamais nui à la carrière d’un officier. Je tiens à le voir, de toute façon. Mais vous avez raison. Sauter dans un avion pour aller les rencontrer dans les îles, c’est être fin politique. » « Aucune perte », dit Chambers, et quantité de coups au but. Alors, pourquoi cette gêne ? « Les sous-marins qui ont coulé le Charlotte et l’Asheville ? demanda Jones. — On posera la question le moment venu, mais il y en a sans doute au moins un. » Le résultat était statistique, mais probable. « Bon travail, Ron », dit Mancuso. Jones écrasa son mégot. Il allait falloir qu’il reperde l’habitude. En outre, il savait désormais ce qu’était la guerre, et il remerciait le ciel de n’avoir jamais eu à combattre vraiment. C’était peut-être un jeu de gamins attardés. Mais il avait joué son rôle, à présent il savait, et la chance aidant, il n’aurait plus à voir ça. Il restait toujours des baleines à pister. « Merci, commandant. » « Un de nos 747 a subi des avaries mécaniques, expliqua Sato. Il va rester indisponible huit jours. Il faut que j’aille à Heathrow assurer son remplacement. Un autre 747 remplacera le mien sur le vol transpacifique. » Et cela dit, il soumit son plan de vol. Le responsable du contrôle aérien canadien parcourut le document. « Pax{40} ? — Non, aucun passager, mais j’aurai besoin d’un plein complet. — Je suppose que c’est votre compagnie qui paie le kérosène, commandant », observa le contrôleur avec un sourire. Il apposa son visa sur le plan de vol, en conserva une copie pour archives, rendit l’original au pilote. Il jeta un dernier coup d’oeil sur le formulaire. « La route sud ? Ça rallonge le trajet de cinq cents milles. — J’aime pas trop les prévisions de vent », mentit Sato. Pas tant que ça. Les contrôleurs mettaient rarement en doute les pressentiments des pilotes question météo. Celui-ci ne faillit pas à la règle. « Eh bien merci. » Puis le fonctionnaire retourna à sa paperasse. Une heure plus tard, Sato était sous son appareil que l’on avait garé dans un hangar de service d’Air Canada — son emplacement au terminal était à nouveau occupé par un autre long-courrier. Il prit tout son temps pour effectuer la préparation prévol, cherchant du regard une fuite hydraulique, un rivet desserré, un pneu détérioré, bref, tous ces « bobos de hangar », selon le terme consacré. Mais il ne vit rien d’anormal. Son copilote était déjà à bord, contrarié par ce vol imprévu, même s’il signifiait trois ou quatre jours à Londres, une escale appréciée par tous les équipages des lignes aériennes internationales. Sato acheva sa visite puis monta à bord, en faisant d’abord une halte à l’office de la cabine de première. « Tout est prêt ? — La liste de contrôle pré-vol est faite, parés pour la liste de contrôle pré-décollage », dit le copilote juste avant que le couteau à découper pénètre dans sa poitrine. Ses yeux s’agrandirent d’étonnement plus que de douleur. « Je suis extrêmement désolé », lui dit Sato d’une voix douce. Puis il se harnacha tranquillement dans le fauteuil de gauche et entama la séquence de démarrage des réacteurs. L’équipe au sol était trop loin pour voir à l’intérieur de la cabine, et ne put deviner qu’un seul des deux hommes était en vie dans la cabine de pilotage. « Tour de Vancouver, pour vol transit JAL cinq-zéro-zéro, demande autorisation de rouler. — Cinq-zéro-zéro Heavy, Roger, vous êtes autorisé à rouler piste deux-sept gauche. Les vents sont de deux-huit-zéro au quinze. — Merci Vancouver, cinq-zéro-zéro Heavy autorisé pour la deux-sept gauche. » Bientôt, l’appareil se mit à rouler. Il lui fallut dix minutes pour gagner le début de la piste de décollage. Sato dut attendre une minute supplémentaire parce que l’appareil devant lui était un autre 747 qui générait des turbulences dangereuses. Il s’apprêtait à enfreindre une règle cardinale, qui vous enjoint d’assurer un nombre égal de décollages et d’atterrissages, mais d’autres compatriotes l’avaient fait avant lui. Au signal de la tour, Sato poussa les gaz jusqu’à la puissance de décollage, et le Boeing, lesté seulement de son carburant, avala rapidement la piste, quitta le sol avant d’avoir parcouru six mille pieds, et vira aussitôt au nord pour dégager l’espace aérien contrôlé par l’aéroport. Avec sa faible charge, le long-courrier gagna comme une fusée son altitude de croisière de trente-neuf mille pieds, qui correspondait à sa consommation minimale. Son plan de vol allait l’amener à longer la frontière américano-canadienne, puis survoler le Labrador et quitter le continent juste au nord du port de pêche de Hopedale. Peu après, il sortirait de la zone de couverture des stations radar terrestres. Quatre heures, se dit Sato, en buvant son thé, tandis que l’avion poursuivait sa route en pilotage automatique. Il prononça une prière pour l’homme affalé sur le siège de droite, en espérant que l’âme du copilote serait aussi apaisée que la sienne. Le vol sur Delta atterrit à Dulles avec une petite minute de retard. Clark et Chavez découvrirent qu’une Ford officielle les attendait. Ils montèrent et se dirigèrent vers l’Interstate 64, tandis que le chauffeur qui avait amené la voiture rentrait en taxi. « Que va-t-il lui arriver, à votre avis ? — Yamata ? La prison, peut-être pire. T’as acheté un journal ? — Ouais. » Chavez le déplia, parcourut la une. « Nom de Dieu ! — Quoi ? — On dirait que le Dr Ryan a eu de l’avancement... » Mais Chavez avait d’autres soucis en tête pendant la durée du trajet, par exemple, comment il allait s’y prendre pour poser à Patsy la grande question. Et si jamais elle répondait non ? Une session conjointe du Congrès se déroule toujours à la Chambre des représentants : la salle est plus grande, et comme le faisaient remarquer les membres de la chambre dite basse, au Sénat, les sièges étaient attribués nominalement et il était hors de question qu’un de ces salauds puisse prêter sa place. Les mesures de sécurité au Capitole sont en général excellentes ; le bâtiment disposait de sa propre force de police, qui, en la circonstance, travailla main dans la main avec le Service secret. On délimita les couloirs avec des cordons de velours et le peloton d’agents en uniforme était en alerte, mais sans plus. Le Président devait gagner la Colline dans sa limousine officielle, lourdement blindée, accompagnée par plusieurs Chevrolet Suburban encore mieux protégés, tous bourrés d’agents armés comme s’ils devaient affronter une compagnie de Marines. Cela tenait un peu du cirque itinérant, d’ailleurs comme les gens de la balle, ils passaient leur temps à monter et démonter. C’est ainsi que quatre agents avaient installé sur le toit leurs conteneurs de missiles Stinger et vérifié la visibilité des points sensibles habituels en s’assurant que des arbres n’avaient pas trop poussé-on les taillait d’ailleurs régulièrement. Les gars de la brigade antiterroriste avaient également pris position sur le toit du Capitole et des bâtiments avoisinants. Tous ces tireurs d’élite, les meilleurs du pays, avaient sorti de leur étui garni de mousse le fusil 7mm Magnum et scrutaient à la jumelle les toits qu’ils n’occupaient pas. Il n’y en avait pas beaucoup, car d’autres membres du détachement avaient investi ascenseurs et escaliers pour occuper le sommet de tous les immeubles proches de celui que SAUTEUR allait visiter ce soir. Quand la nuit tomba, on sortit les équipements infrarouges, et les boissons chaudes pour se tenir éveillé. Sato remercia la providence pour l’horaire de l’événement et le recours au TCA-S. Même si les routes transatlantiques n’étaient jamais désertes, les horaires des vols entre l’Europe et l’Amérique étaient calculés pour coïncider au mieux avec les périodes de sommeil de la clientèle : à cette heure-ci, il y avait fort peu de vols vers l’ouest. Le TCA-S émettait des signaux réguliers pour l’avertir de la présence d’un appareil à proximité. Pour l’instant, tout était tranquille — l’écran affichait ABSENCE DE CONFLIT, signifiant qu’il n’y avait aucun trafic dans un rayon de quatre-vingts milles nautiques. Cela lui permit de s’insinuer sans peine dans une route aérienne est-ouest, en redescendant la côte, sur les trois cents derniers milles. Le pilote vérifia sa progression par rapport au plan de vol qu’il avait mémorisé. Une fois encore, il avait bien estimé les vents dans les deux directions. Son minutage devait être précis parce que les Américains savaient se montrer fort ponctuels. À 20 :30, il vira vers l’ouest. Il commençait à ressentir la fatigue, après presque vingt-quatre heures de vol ininterrompu. Il pleuvait sur la côte Est des États-Unis, et même si cela risquait de secouer un peu à basse altitude, ce n’était pas pour troubler un pilote expérimenté comme lui. Non, le seul problème était dû aux quantités de thé qu’il avait ingurgitées. Il avait vraiment envie d’aller pisser, mais il ne pouvait quitter la cabine, et puis il ne lui restait qu’une heure à supporter cet inconfort. « Papa, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce qu’on ira toujours à la même école ? » demanda Sally. La petite fille était assise sur le strapontin à contresens. Cathy se chargea de répondre. C’était une question pour les mamans. « Oui, et tu auras même ton chauffeur personnel. — Super ! » dit petit Jack. Leur père commençait à avoir des doutes, comme toujours chez lui après une décision importante, et même s’il savait qu’il était un peu tard. Cathy le regarda, devina ses pensées, lui sourit. « Jack, ce n’est que l’affaire de quelques mois, et ensuite... — Ouais. » Il secoua la tête. « Je pourrai enfin travailler mon golf. — Oui, et tu pourras enfin enseigner. C’est ce que tu as toujours voulu faire. C’est ce qu’il te faut. — Fini, la banque ? — Je suis même surprise que tu aies tenu si longtemps. — Dis donc, t’es chirurgien, toi, pas psy. — On en reparlera », dit le professeur Ryan, en rajustant la robe de Katie. C’était cette période limitée de onze mois qui la séduisait. Une fois terminée, on ne le rappellerait plus au service de l’État. Quel beau cadeau leur avait fait le Président Durling. La voiture officielle s’immobilisa devant l’immeuble de bureaux de Longworth House. Il n’y avait pas foule, même si l’on voyait quelques fonctionnaires du Congrès sortir de l’édifice. Dix agents du Service secret étaient sur le qui-vive, tandis que quatre autres escortèrent les Ryan à l’intérieur. Al Trent se tenait à l’entrée latérale. « Veux-tu m’accompagner ? — Pourquoi... — Une fois confirmée la nomination, on te fait entrer pour la prestation de serment, ensuite tu vas t’asseoir derrière le Président, à côté du Speaker de la Chambre, expliqua Sam Fellows. L’idée est de Tish Brown. Pas mal, je trouve. — Dramaturgie d’année électorale, observa Jack, froidement. — Et nous ? interrogea Cathy. — Joli portrait de famille, estima Al. — Merde, je sais pas pourquoi je suis excité à ce point, grommela Fellows avec sa jovialité coutumière. Ça risque de nous rendre le mois de novembre difficile. J’imagine que ça ne t’est jamais venu à l’esprit ? — Désolé, Sam, mais non, répondit Jack avec un sourire matois. — Cet antre fut mon premier bureau », répondit Trent en ouvrant la porte de la suite de pièces aménagées au rez-de-chaussée qui l’avait accueilli pendant dix trimestres. « Je le garde, comme porte-bonheur. Je t’en prie — assieds-toi, mets-toi à l’aise. » Un de ses collaborateurs entra avec des sodas et de la glace, sous l’oeil vigilant de la garde protectrice de Ryan. Andrea Price se remit à jouer avec ses enfants. Cela ne faisait pas très pro, mais ce n’était qu’une apparence : il fallait que les gosses se sentent à l’aise avec elle, et c’était plutôt bien parti. La limousine présidentielle arriva sans encombre. On l’escorta jusqu’au bureau du speaker adjacent à la chambre, où le Président révisa une dernière fois son discours. JASMIN — Mme Durling — prit l’ascenseur avec sa propre escorte pour s’installer à la galerie officielle. Déjà, la salle était à moitié pleine. Le retard mondain n’était pas de mise en ces lieux — et pour cette occasion sans doute unique dans la vie d’un député. Ceux-ci avaient formé de petits groupes par affinité, avant de gagner leurs sièges, chacun selon son parti, la salle étant divisée par une ligne réelle, quoique invisible. Le reste du gouvernement arriverait plus tard. Les neuf juges de la Cour suprême, tous les membres du cabinet présents dans la capitale (deux étaient en déplacement) et les chefs d’état-major interarmes avec leur uniforme bardé de médailles vinrent occuper le premier rang. Puis venaient les chefs des agences gouvernementales. Bill Shaw de la CIA. Le gouverneur de la Réserve fédérale. Enfin, sous l’oeil nerveux des agents de sécurité et dans le brouhaha habituel du personnel d’encadrement, tout fut prêt, comme de juste, à l’heure dite. Les sept chaînes nationales interrompirent leurs programmes. On annonça à l’antenne que l’allocution présidentielle allait commencer, en brodant suffisamment pour laisser le temps au téléspectateur de filer vers la cuisine préparer des sandwiches sans rien rater de vraiment important. L’huissier de la Chambre, titulaire de l’une des charges les plus convoitées de ce pays — salaire rondelet et faibles responsabilités —, s’avança jusqu’au milieu de l’allée pour accomplir sa fonction en annonçant d’une voix de stentor : « Monsieur le président de la Chambre, le président des États-Unis. » Roger Durling fit son entrée, la démarche décidée, s’arrêtant brièvement pour serrer des mains, son dossier de cuir rouge glissé sous le bras. Il avait toujours une copie papier de son discours, en cas de défaillance du Téléprompteur. L’assistance applaudit à tout rompre. Même les membres de l’opposition reconnaissaient que Durling avait tenu son serment de préserver, protéger et défendre la Constitution des États-Unis, et quelle que soit la force de la politique politicienne, l’honneur et le patriotisme imprégnaient toujours ces lieux, surtout en des périodes telles que celle-ci. Durling arriva au pied de la tribune, puis il en gravit les marches et l’heure sonna pour le Speaker d’accomplir son cérémonial officiel : « Messieurs les députés, j’ai l’insigne privilège et le grand honneur de vous présenter le président des États-Unis. » Les applaudissements redoublèrent. Comme toujours entre les deux partis, ce fut à qui applaudirait le plus fort et le plus longtemps. « Bon. Rappelle-toi la séquence des... — OK, Al ! J’entre, le juge suprême me fait prêter serment, et je vais m’asseoir. Tout ce que j’ai à faire, c’est répéter la formule. » Ryan but son verre de Coca, essuya ses mains moites sur son pantalon. Un agent du Service secret alla lui chercher une serviette. « Washington centre, ici KLM six-cinq-neuf. Nous avons une alerte à bord. » Le ton avait la sécheresse du jargon aviateur, ce ton qu’on emploie quand la catastrophe est imminente. Le contrôleur aérien nota que l’icône alphanumérique venait de tripler de taille sur son scope, et il pressa la palette de son micro. L’écran affichait cap, vitesse et altitude. À première vue, l’appareil lui semblait en descente rapide. « Six-cinq-neuf pour Washington centre. Déclarez vos intentions, monsieur. — Centre pour six-cinq-neuf, le moteur numéro un a explosé, moteurs un et deux perdus. Intégrité structurelle en question. Idem pour les contrôles. Demande vecteur radar direct Baltimore. » Le contrôleur appela d’un geste son superviseur qui arriva aussitôt. « Attends une minute. Qui c’est, celui-là ? » Il interrogea l’ordinateur et ne trouva aucune fiche signalétique pour un vol KLM-659. Le contrôleur prit le micro. « Six-cinq-neuf, identifiez-vous, je vous prie, à vous. » La réponse se fit plus pressante. « Washington centre pour KLM six-cinq-neuf, sommes un 747 charter destination Orlando, trois cents pax à bord. Je répète : nous avons deux moteurs en rideau et des dégâts structurels à l’aile gauche et au fuselage. Je descends à dix mille pieds. Demande vecteur radar immédiat direct Baltimore, à vous ! — Bon, on va pas pinailler, décida le superviseur. Tu le prends. Guide-le. — Très bien, monsieur. Six-cinq-neuf Heavy. Contact radar. Je vous copie quatorze mille en descente, et trois cents noeuds. Recommande virage à gauche au deux-neuf-zéro, continuez la descente et maintenez l’altitude à dix mille. » « Six-cinq-neuf, en descente à dix mille, en virage à gauche au deux-neuf-zéro », répondit Sato. L’Anglais était la langue internationale du trafic aérien, et le sien était excellent. Jusqu’ici, pas de problème. Ses réservoirs étaient encore à moitié pleins, et il était à moins de cent milles du but, d’après son système de navigation par satellite. À l’aéroport international de Baltimore-Washington, le poste de pompiers situé près de l’aérogare principale fut aussitôt placé en état d’alerte. Des employés de l’aéroport chargés d’habitude d’autres tâches s’y rendirent, au pas de course ou en voiture, tandis que les contrôleurs décidaient rapidement quels appareils continuer à faire atterrir, et lesquels mettre en attente d’ici l’arrivée du 747 blessé. La procédure d’urgence était rédigée à l’avance, comme dans tout aéroport important. La police et les autres services furent mis en alerte et ce furent des centaines de personnes qui furent arrachées à leur récepteur de télévision. « Je veux vous raconter l’histoire d’un citoyen américain, le fils d’un agent de police, ancien officier de marine blessé à l’exercice, professeur d’histoire, membre de la communauté financière de ce pays, bon époux et bon père, patriote et serviteur de l’État, authentique héros de l’Amérique », dit le Président à la télé. Ryan était dans ses petits souliers, surtout après les applaudissements qui suivirent. Les caméras se braquèrent sur le ministre des Finances ; Fiedler avait dévoilé à un groupe de journalistes financiers le rôle joué par Jack dans la résolution de la crise de Wall Street. Même Brett Hanson applaudissait, beau joueur. Trent se mit à rire : « C’est toujours embarrassant, Jack... — Nombre d’entre vous le connaissent, nombre d’entre vous ont travaillé avec lui. Je me suis entretenu aujourd’hui avec des membres du Sénat. » Durling indiqua les leaders de la majorité et de l’opposition, qui tous deux sourirent avec un signe de tête pour les caméras de C-SPAN. « Et avec votre approbation, je désire à présent vous soumettre le nom de John Patrick Ryan pour occuper le poste de vice-président des États-Unis. Je demanderai par ailleurs aux membres du Sénat d’entériner dès ce soir cette nomination au vote par acclamation. » « La procédure est tout à fait irrégulière, observa un commentateur tandis que deux sénateurs se levaient pour gagner la tribune. — Le Président Durling a soigneusement étudié la question, répondit l’expert politique. Jack Ryan est sans doute la personnalité la plus consensuelle qu’on puisse trouver aujourd’hui, et d’autre part, la bipolarisation de... » « Monsieur le président, monsieur le speaker, messieurs les sénateurs, amis et collègues de l’Assemblée, commença le dirigeant de la majorité présidentielle. C’est avec une grande satisfaction que le leader de l’opposition et moi-même... » « Vous êtes sûrs que c’est bien légal ? demanda Jack. — La Constitution stipule simplement que le Sénat doit approuver ta nomination. Elle ne précise pas en quels termes », répondit Sam Fellows. « Baltimore approche, ici six-cinq-neuf. J’ai comme un problème. — Six-cinq-neuf Heavy, quel est le problème, monsieur ? » demanda le contrôleur de la tour. Il en discernait déjà une partie sur son scope. Le 747 n’avait pas viré aussi sec qu’il l’aurait dû selon ses instructions données une minute plus tôt. Le contrôleur s’essuya les mains en se demandant s’il parviendrait à faire poser celui-ci. « Mes commandes ne répondent pas bien... pas sûr de pouvoir... Baltimore, je vois les feux de la piste à une heure... Je ne connais pas bien ce secteur... débordé... perte de puissance... » Le contrôle vérifia le vecteur direction sur son écran, le prolongea jusqu’à... « Six-cinq-neuf Heavy, il s’agit de la base d’Andrews. Ils ont deux pistes excellentes. Pouvez-vous virer sur Andrews ? — Six-cinq-neuf, je pense, oui, je pense. — Restez à l’écoute. » Le contrôleur avait une ligne directe avec la base aérienne. « Andrews, est-ce que vous... — Nous vous avons suivis, intervint le responsable de leur tour. Washington Centre nous a prévenus. Avez-vous besoin d’aide ? — Pouvez-vous le prendre en charge ? — Affirmatif. — Six-cinq-neuf Heavy, Baltimore. Je vais vous confier à Andrews approche. Recommande virage à droite au trois-cinq-zéro... pouvez-vous le faire, monsieur ? — Je pense pouvoir. Je pense pouvoir. L’incendie est maitrisé, je crois, mais les circuits hydrauliques sont en train de me lâcher, je crois que le moteur a dû... — KLM six-cinq-neuf Heavy, ici Andrews contrôle d’approche. Contact radar. Deux-cinq milles de la piste, relèvement trois-quatre-zéro, à quatre mille pieds en descente. La piste zéro-un-gauche est libre et nos véhicules d’incendie sont déjà partis », dit le capitaine de l’Air Force. Il avait déjà pressé sur le bouton d’alerte, et ses hommes parfaitement entraînés réagirent avec promptitude. « Recommande virage à droite au zéro-un-zéro et poursuite de la descente. » « Six-cinq-neuf », fut la seule réponse. Sato ne connaîtrait jamais l’ironie de la situation. Bien que quantité de chasseurs soient basés à Andrews, à Langley, au centre d’essais en vol de l’aéronavale de Patuxent, et à Oceana National Airspace, tous situés dans un rayon de cent cinquante kilomètres autour de Washington, personne ne s’était avisé d’envoyer une escadrille survoler la capitale par une nuit comme celle-ci. Il aurait très bien pu s’épargner ses mensonges et manoeuvres élaborés. Il décrivit son virage avec une lenteur extrême pour simuler un jumbo gravement endommagé, guidé pas à pas par un contrôleur américain très professionnel et très préoccupé. Et ça, franchement, c’était regrettable. « Oui ! — Des voix contre ? » Il y eut un grand silence, suivi peu après d’un tonnerre d’applaudissements. Le Speaker se leva. « L’huissier de la Chambre va introduire le Vice-président pour qu’il puisse prêter serment dans les formes. — C’est pour toi. Allez, file », dit Trent, et il se dirigea vers la porte. Les agents du Service secret se déployèrent dans le corridor, ouvrant la procession jusqu’au tunnel reliant l’édifice au Capitole. À son entrée, Ryan leva les yeux pour contempler la voûte, peinte d’un affreux jaune délavé, mais décorée, assez curieusement, de dessins d’écoliers. « Je ne vois aucun problème apparent, ni feu ni fumée. » Le contrôleur de la tour surveillait à la jumelle l’appareil en approche. Il n’était plus qu’à un mille. « Pas de train, pas de train ! — Six-cinq-neuf, votre train est rentré, je répète, votre train est rentré ! » Sato aurait pu répondre, mais il choisit de s’en abstenir. Les dés étaient jetés. Il poussa la manette des gaz, accélérant à partir de sa vitesse d’approche de cent soixante noeuds, tout en maintenant son altitude de mille pieds. L’objectif était en vue maintenant : tout ce qui lui restait à faire était de virer à quarante degrés sur la gauche. Réflexion faite, il illumina son appareil, révélant la grue rouge peinte sur la dérive de queue. « Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il fout ? — Ce n’est pas un KLM ! Regardez ! » Le sous-officier tendit le doigt. Alors qu’il était juste à la verticale du terrain, le 747 s’inclina sur l’aile gauche, manifestement hors de contrôle, dans le gémissement de ses réacteurs poussés à fond. Puis les deux hommes se dévisagèrent, sachant exactement ce qui allait arriver, et sachant aussi qu’ils ne pouvaient rien y faire. Prévenir le commandant de la base n’était qu’une formalité qui n’aurait aucune influence sur les événements. Ils le firent néanmoins, puis alertèrent le 1er escadron d’hélicoptères. Cela fait, à court d’options, ils se tournèrent pour contempler le drame dont ils avaient déjà deviné l’issue. Il ne faudrait guère plus d’une minute. Sato était souvent venu à Washington, et il avait plus d’une fois visité la capitale en touriste, y compris le Capitole. C’était un édifice à l’architecture grotesque, jugea-t-il une fois encore en le voyant grossir devant lui, tandis qu’il rectifiait le cap pour remonter en vrombissant dans l’axe de Pennsylvania Avenue, et traverser l’Anacostia. Le spectacle était si incroyable qu’il paralysa l’agent du Service secret posté sur le toit de la Chambre des représentants, mais l’homme réagit aussitôt même si cette réaction était en fin de compte inutile. Il s’agenouilla précipitamment et bascula le couvercle du gros boîtier de plastique. — Faites évacuer SAUTEUR ! Immédiatement ! hurla l’homme en sortant le Stinger. — On y va ! » S’écria un agent dans son micro, assez fort pour écorcher les oreilles des gorilles postés à l’intérieur de l’édifice. Une phrase toute simple, mais pour les agents du Service secret, elle impliquait d’évacuer le Président au plus vite, où qu’il se trouve. Instantanément, ces agents aussi bien entraînés que des arrières de football se mirent en branle alors même qu’ils ignoraient totalement la nature du danger. Dans la galerie surmontant l’hémicycle, les gardes de la première dame avaient moins de distance à parcourir, et même si l’une des femmes trébucha sur une marche, elle réussit à prendre Anne Durling par le bras pour la traîner dehors. « Quoi ? » Andrea Price fut la seule à parler dans le tunnel. Tous les agents entourant la famille Ryan avaient instantanément dégainé leur pistolet — certains avaient même des pistolets-mitrailleurs. L’arme levée, ils scrutèrent le corridor, cherchant un danger, ne remarquant rien d’anormal. « Dégagez ! — Dégagez ! — Dégagez ! » En bas, six hommes se précipitèrent vers le podium, scrutant également la salle, l’arme levée, en une scène que des millions de téléspectateurs allaient se remémorer toute leur vie. Sincèrement intrigué, le Président Durling regarda le chef de ses agents et l’entendit juste lui hurler de fuir immédiatement. Sur le toit, l’homme au Stinger avait réussi à épauler en un temps record et le bip-bip du système de guidage lui indiqua qu’il avait acquis la cible. Moins d’une seconde plus tard, il tira le missile, sachant déjà que cela ne servirait à rien. Ding Chavez était assis sur le divan, tenant la main de Patsy — celle qui portait la bague, maintenant — jusqu’au moment où il vit les hommes en armes. Le soldat qu’il ne cesserait jamais d’être s’approcha du téléviseur pour discerner la nature du danger, mais il ne vit rien, tout en sachant qu’il devait être là. Le trait de lumière fit tressaillir Sato — moins de surprise que de peur —, puis il vit le missile se diriger droit sur son réacteur intérieur gauche. L’explosion fut assourdissante, et des signaux d’alarme lui indiquèrent que le moteur était totalement détruit, mais il n’était plus qu’à mille mètres à peine de l’édifice blanc. L’appareil piqua en tirant légèrement sur la gauche. Sato compensa machinalement, rajustant les gouvernes pour s’incliner vers l’angle sud du siège du gouvernement américain. C’est là qu’ils devaient tous être assemblés. Le Président, les parlementaires, toute la bande. S’ils pouvaient tuer sa famille et déshonorer son pays, alors il devait leur en faire payer le prix. Son dernier acte volontaire fut de choisir son point d’impact, avec la même délicatesse que s’il s’agissait d’un atterrissage de routine : aux deux tiers des degrés de pierre de la façade. Oui, ce serait absolument parfait... Près de trois cents tonnes d’acier et de kérosène percutèrent la façade est du bâtiment à une vitesse de trois cents noeuds — cinq cent cinquante kilomètres-heure... L’appareil se désintégra sous le choc. Il était à peine moins fragile qu’un oiseau, mais sa masse conjuguée à sa vitesse avait déjà réussi à fragmenter les colonnes du portique extérieur. Bientôt, ce fut le tour du reste de l’édifice. Quand les ailes se détachèrent du fuselage, les réacteurs, qui étaient le seul élément vraiment solide de l’appareil, foncèrent comme des obus : l’un d’eux défonça le mur pour traverser de part en part la Chambre des représentants. Le Capitole n’avait aucune armature métallique, car on l’avait construit à une époque où l’on estimait qu’appareiller des pierres les unes sur les autres était la forme de construction la plus durable. Toute la façade orientale de la partie sud de l’édifice fut pulvérisée et chassée vers l’intérieur — mais la vraie catastrophe ne se déclencha qu’au bout d’une ou deux secondes, alors que la coupole commençait à peine à s’effondrer sur les neuf cents personnes de l’assistance : cent tonnes de kérosène aviation jaillirent des réservoirs déchiquetés, vaporisées par leur passage entre les moellons. Il suffit d’une étincelle pour qu’une seconde plus tard une immense boule de feu engloutisse tout ce qui se trouvait à l’intérieur comme à l’extérieur de l’édifice. Les flammes volcaniques se déployèrent, cherchant l’air, envahissant les couloirs qui le contenaient, provoquant une onde de pression qui parcourut tout le bâtiment, jusqu’aux sous-sols. L’impact initial avait suffi à les jeter tous à terre, et maintenant les agents du Service secret étaient au bord de la panique. Le premier geste inconscient de Ryan fut de saisir sa petite fille, puis il poussa par terre le reste de la famille et se coucha sur eux pour les protéger. Quelque chose le poussa à se retourner vers l’entrée nord du tunnel. Le bruit venait de là et une seconde plus tard, il vit avancer un mur de flammes orange. Trop tard pour lancer un cri : il plaqua la tête de sa femme contre le sol, puis sentit deux autres corps choir sur lui pour le couvrir. Rien d’autre à faire que contempler l’avance de la muraille de flammes ... ... au-dessus d’eux, la boule de feu avait déjà épuisé tout l’oxygène disponible. Le nuage en forme de champignon s’éleva rapidement, créant sa propre mini-tornade en aspirant l’air et les gaz hors de l’édifice dont les occupants avaient été déjà carbonisés par l’explosion ... ... qui s’arrêta, à moins de trente mètres d’eux, pour s’éloigner aussi vite qu’elle avait progressé : instantanément, un ouragan se déversa dans le tunnel, repartant dans l’autre sens. Une porte arrachée de ses gonds glissa vers eux, les manquant de justesse. Sa petite Kate hurlait de terreur et de douleur, écrasée sous leur masse. Les yeux agrandis d’horreur, Cathy fixait son mari. « On fonce ! » s’écria la première Andrea Price ; aussitôt, les agents relevèrent tous les membres de la famille, les tirant et les traînant pour les ramener à l’immeuble Longworth, laissant livrés à eux-mêmes les deux parlementaires. Cela prit moins d’une minute ; une fois encore, l’agent Price fut la première à réagir « Tout va bien, monsieur le président ? — Bon Dieu, qu’est-ce que... » Ryan regarda autour de lui, se précipita vers ses gosses. Leurs vêtements étaient en désordre, mais sinon, ils semblaient indemnes. « Cathy ? — Tout va bien, Jack. » Puis elle examina ses enfants, comme elle l’avait déjà fait à Londres. « Pas de bobo, Jack. Et toi ? » Il y eut un grondement de tonnerre qui fit trembler le sol et Katie Ryan se remit à hurler. « Walker pour Price, dit l’agent dans son micro. Walker pour Price... signalez-vous tous, immédiatement ! — Price, ici FUSIL TROIS, tout est détruit, chef, et le dôme vient de finir de s’effondrer. Est-ce que FINE LAME est okay ? — Qu’est-ce qui s’est passé, bordel ? » haleta Sam Fellows, agenouillé. Price n’eut même pas le temps d’entendre la question. « Affirmatif, affirmatif, FINE LAME, CHIRURGIEN et — merde, on leur a pas encore trouvé de nom — enfin, les gosses, oui, tout le monde est okay, ici. » Même elle se rendait compte que le terme était excessif. L’air continuait de se ruer dans le tunnel pour alimenter les flammes de l’incendie du Capitole. Les agents commençaient à peu près à se ressaisir. Ils avaient toujours l’arme à la main, au point que si un huissier s’était pointé dans le couloir, il aurait bien pu y laisser la vie, mais l’un après l’autre, les hommes inspirèrent profondément, se relaxèrent un tout petit peu, tout en essayant de retrouver les automatismes qu’on leur avait inculqués. « Par ici ! » dit Price, prenant la tête, le pistolet tenu à deux mains. « FUSIL TROIS, amenez une voiture à l’angle sud-est du Longworth — et fissa ! — Compris. — Billy, Frank, faites le guet ! » Jack n’aurait jamais imaginé qu’elle était chef du détachement, mais les deux hommes, sans discuter, filèrent en éclaireurs au bout du couloir. Trent et Fellows regardaient passivement, puis ils firent signe aux autres de les suivre. « La voie est libre ! dit le porteur de l’Uzi. — Vous vous sentez bien, monsieur le président ? — Attendez une minute, et le Président... — SAUTEUR est mort », dit simplement Price. Les autres agents avaient entendu le même dialogue radio et ils avaient formé un cercle infranchissable autour de leur chef. Ryan n’était pas au courant et, toujours désorienté, il essayait de faire le point. « On a un Suburban dehors, lança Frank. Allons-y ! — Parfait. Monsieur, nos instructions sont de vous évacuer au plus vite. Suivez-moi, je vous prie », dit Andrea Price, en rabaissant imperceptiblement son arme. « Bon, attendez, attendez une minute. Qu’est-ce que vous me racontez ? Le Président, Helen... — FUSIL TROIS pour Price. Est-ce que quelqu’un s’en est sorti ? — Pas une chance, Price. Pas une chance, répéta le tireur d’élite. — Monsieur le président, il faut qu’on vous conduise en lieu sûr. Suivez-moi, je vous prie. » Ils avaient finalement récupéré deux des gros breaks tout-terrain. Jack se retrouva de force séparé des siens et poussé à l’intérieur du premier. « Et ma famille ? » demanda-t-il, découvrant dans le même temps le brasier orange qui était encore, quatre minutes plus tôt, la pièce maîtresse du gouvernement américain. « Oh, mon Dieu... — On va les conduire à... à... — Emmenez-les à la caserne à l’angle de la 8e Rue et de la Rue I. Pour le moment, je veux les savoir entourés de Marines, vu ? » Plus tard, Ryan devait se souvenir que son premier ordre présidentiel avait été marqué de l’héritage de son passé. « Bien, monsieur. » Price parla dans le micro. « CHIRURGIEN et les gosses filent à l’angle 8/I. Prévenez les Marines de leur arrivée ! » Leur véhicule était en train de dévaler New Jersey Avenue, pour s’éloigner au plus vite de la Colline ; malgré leur entraînement sophistiqué, les agents de protection se contentaient d’évacuer le secteur au plus vite. « Faites le tour par le nord, leur dit Jack. — Monsieur, la Maison-Blanche... — Trouvez-moi un endroit avec des caméras de télé. Tout de suite. Et je pense qu’on aura également besoin d’un juge. » L’idée lui était venue d’un coup, sans raisonnement ni analyse. Le Chevy Suburban fila vers l’ouest avant de remonter vers le nord en contournant la gare centrale. Les rues étaient à présent sillonnées de voitures de pompiers et de police. Des hélicoptères militaires venus d’Andrews tournaient dans le ciel, sans doute pour tenir à l’écart ceux de la télévision. Ryan descendit de voiture et, étroitement protégé par sa garde, il se dirigea d’un pas décidé vers l’entrée de l’immeuble de la chaîne CNN. Il se trouvait qu’il était le plus proche. D’autres agents venaient d’arriver, assez nombreux pour que Ryan se sente en sécurité, si futile que soit cette impression. On le conduisit à l’étage, dans une pièce annexe, tandis qu’un autre agent arrivait quelques minutes plus tard avec une autre personne. « Je vous présente le juge Peter Johnson, de la cour fédérale du District de Columbia. — Est-ce ce que je redoute ? — J’en ai peur, monsieur. Je ne suis pas juriste. La procédure est-elle légale ? » demanda le Président. À nouveau, ce fut l’agent Price qui intervint : « Le Président Coolidge a prêté serment devant son père, juge de paix de comté. Oui, c’est tout à fait légal », leur assura-t-elle. Une caméra s’approcha. Ryan posa la main sur la Bible, et le juge récita de mémoire : « Moi — énoncez votre nom, je vous prie. — Moi, John Patrick Ryan... — Jure solennellement d’exercer fidèlement la fonction de Président des États-Unis... et de faire de mon mieux pour préserver, protéger et défendre la Constitution des États-Unis, en mon âme et conscience. » Jack termina le serment de mémoire. Il différait peu, en fait, de celui d’officier de marine, et le sens était le même. « Vous n’aviez même pas besoin de moi, dit tranquillement Johnson. Mes félicitations, monsieur le président. » Cela paraissait un peu déplacé, mais Ryan accepta sa poignée de main. « Que Dieu vous garde. » Jack regarda autour de lui. Par les fenêtres, il apercevait l’incendie sur la Colline. Il se tourna ensuite vers la caméra, car derrière il y avait des millions de gens, et que cela lui plaise ou non, ils le regardaient et comptaient sur lui. Ryan prit sa respiration, sans se rendre compte que sa cravate était de travers. « Mesdames et messieurs, ce qui s’est passé ce soir était un attentat visant à détruire le gouvernement des États-Unis. Les terroristes ont tué le Président Durling et je suppose la majorité des membres du Congrès — il est encore trop tôt, je le crains, pour avoir la moindre certitude. « Mais ce dont je suis certain, c’est que l’Amérique est bien plus difficile à détruire que des individus. Mon père était flic, comme vous le savez. Lui et ma mère ont perdu la vie dans un accident d’avion, mais il y a toujours des flics. Des tas de gens bien ont perdu la vie il y a quelques minutes, mais l’Amérique est toujours debout. Nous avons dû faire une autre guerre, et nous l’avons gagnée. Nous avons déjà survécu à une attaque visant notre économie, et nous survivrons à celle-ci. « J’ai bien peur d’être trop neuf dans ce domaine pour m’exprimer convenablement, mais ce qu’on m’a appris à l’école, c’est que l’Amérique était un rêve, qu’elle est formée des idées que nous partageons tous, des notions auxquelles nous croyons tous, et surtout, de tout ce que nous accomplissons, et avec notre façon de l’accomplir. Cela, nul ne pourra jamais le détruire, quoi qu’il fasse. Parce que nous sommes ce que nous avons librement choisi d’être. Et cette idée que nous avons inventée, personne ne pourra la détruire. « Je ne sais pas encore au juste ce que je vais faire dans l’immédiat, sinon m’assurer d’abord que ma femme et mes enfants sont en sécurité, mais maintenant, j’ai ce boulot, et je viens de promettre solennellement de l’accomplir de mon mieux. Pour l’heure, tout ce que vous demande, c’est vos prières et votre aide. Je vous reparlerai dès que j’en saurai un peu plus... Vous pouvez arrêter la caméra », conclut-il. Quand la lampe rouge s’éteignit, il se tourna vers l’agent spécial Price. « Au travail. » {1} Petit instrument utilisé par les golfeurs pour tasser les mottes de gazon (NdT). {2} Voir Danger immédiat, Albin Michel (NdT). {3} Voir La Somme de toutes les peurs, Albin Michel (NdT). {4} Voir Octobre rouge, Albin Michel (NdT). {5} Ancien élève de Yale (NdT). {6} Langley est le siège de la CIA (NdT). {7} En français dans le texte (NdT). {8} Voir La Somme de toutes les peurs, Albin Michel (NdT). {9} Voir Le Cardinal du Kremlin, Albin Michel (NdT). {10} Maskirovka : couverture sous laquelle opéraient les espions soviétiques (NdT). {11} Voir La Somme de toutes les peurs, op. cit. (NdT). {12} Le destin, en espagnol (NdT). {13} Woods Nole Oceanographic Institution : l’Institut de recherches océanographiques de Woods Hole (Massachusetts) est un organisme à but non lucratif fondé en 1930 avec une subvention de la fondation Rockefeller. II travaille essentiellement sous contrat du gouvernement américain pour effectuer des recherches océanographiques et dispose pour ce faire de plusieurs navires de recherche ainsi que d'un sous-marin d'exploration en eaux profondes (NdT). {14} En français (cajun) dans le texte (NdT). {15} Voir Le Cardinal du Kremlin, Albin Michel (NdT). {16} Aux États-Unis, les numéros de téléphone comportant l’indicatif 800 sont des numéros verts – en général utilisés par les services de renseignement ou de publicité. Si l’histoire se déroulait en France, on aurait pu dire : « Faites le 3615-PANIQUE » (NdT). {17} Jeu de mots sur l'anglais hatch qui signifie « couvée » mais aussi « écoutille » (NdT). {18} Rappelons que depuis le changement de statut du 13 novembre 1986, les résidents des Mariannes du Nord bénéficient de la nationalité américaine (NdT). {19} Annuaire illustré des forces militaires terrestres, navales et aériennes des différents pays publié par un éditeur américain (NdT). {20} Voir Jeux de guerre, Albin Michel, 1989 (NdT). {21} Jack Ryan s'y surtout connaît en avions et en sous-marins, mais les chemins de fer ne sont manifestement pas sa spécialité... On l'excusera, cet homme est débordé (NdT). {22} L'année précédente, elles étaient passées du contrôle (militaire) par la marine des États-Unis à une administration civile sous l'égide du ministère américain de l'Intérieur (NdT). {23} 1,435 m d'écartement intérieur pour la voie normale utilisée en Europe et aux États-Unis, 1,524 m pour le réseau de l'ex-URSS (NdT). {24} 1. Situé près du tropique du Cancer, au sud du Japon, ce minuscule archipel volcanique d’à peine plus de 2000 habitants, dont les îles principales sont Chichi, Haha, Ototo, Muko, et Yome avaient été annexés par l’Empire nippon 1876 et rattachés à la préfecture de Tokyo. Placé sous mandat américain après la défaite d’août 1945, il a été restitué au Japon en juin 1968. (NdT). {25} 1,067 m très précisément pour l’essentiel du réseau nippon (NdT). {26} Les radars travaillent selon deux modes principaux : le balayage avec un faisceau large et tournant (c'est le mode de détection traditionnel, par exemple des radars d'aéroport) et le suivi sur une cible précédemment acquise (c'est par exemple le mode des radars de conduite de tir) (NdT). {27} Knute Kenneth Rockne : célèbre joueur de football américain du début du siècle, qui développa la stratégie d'attaque de la passe-avant. Devenu entraîneur, il mena de succès en succès son équipe (celle de l'université Notre-Dame), de 1918 jusqu'à sa mort en 1931 dans un accident d'avion (NdT). {28} Le Sierra Club est une organisation de protection de la nature fondée en 1982 en Californie par l'explorateur et naturaliste John Muir. Le club finance randonnées didactiques, conférences, films, expositions et manifestations diverses ; il publie aussi livres, albums illustrés et divers périodiques. (NdT). {29} Groupe de doux (?) dingues, convaincus que, depuis Galilée, un sombre complot maçonnique veut nous persuader de la rotondité de la Terre. D'après eux, les vols spatiaux seraient depuis le début une vaste entreprise d'intoxication et les photos satellitaires de grossiers trucages (NdT). {30} Voir Danger immédiat, Albin Michel, 1989 (Ndt). {31} Voir Sans aucun remords, Albin Michel, 1994 (NdT). {32} Membres des commandos de choc de l'armée russe (NdT). {33} Respectivement, Sado-Shima (l'île où se trouve la ville d'Aikawa), et Noto-hanto, péninsule saillant au milieu de la côte nord-ouest de l'île de Honshu (NdT). {34} En hommage à son illustrissime devancier, le bimoteur bipoutre P-38 Lightning ; cet « Éclair » fut l'avion américain qui abattit le plus d'appareils japonais pendant la Seconde Guerre mondiale (NdT). {35} Fine allusion au célèbre détournement de slogan de la compagnie aérienne américaine à la fin des années soixante. Le Fly United — « Volez sur United », mais aussi « Volez réunis » — servait de légende à une affiche satirique éloquente qui montrait un couple de canards migrateurs volant en formation… serrée (NdT). {36} Voir Sans aucun remords Albin Michel, 1994 (NdT). {37} Le capitaine Paul Tibbets était le commandant du B-29 « Enola Gay » qui largua la première bombe atomique sur Hiroshima, le 6 août 1945 (NdT). {38} Pour les lecteurs qui ne se souviendraient pas, toute cette scène fait bien sûr référence au passé des deux personnages narré dans Sans aucun remords, op, cit. (NdT). {39} Voir La Somme de toutes les peurs, op. cit. (NdT). {40} Acronyme pour Passengers, passagers, dans le vocabulaire du contrôle aérien (NdT)