À ma femme, Serena Nul Homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve car, la seconde fois, ce n'est plus le même fleuve et ce n'est plus le même homme. HERACLITE. « ... En d'obscurs, en d'anciens lieux du monde ils se meuvent Tels ces marins qui, vifs jadis à la manœuvre, Crevant sur un écueil et ne pouvant admettre La perte de leur nef, l'idée de la quitter, Préfèrent mener leur épave chérie Vers la noirceur d'en bas. Continuant sur les ris, Quoique presque noyés, de jouer pour tenter D'échapper à l'attrait des courants de minuit, Cinglant d'abîme en fosse au bas de parois noires, Poursuivant d'une remontée le vain espoir, Dans ce très lent naufrage à l'envers de la nuit, Tout désir ils perdent pour le jour, pour l'air et Le commerce des vivants. Plutôt qu'un rivage Ils cherchent désormais les plus profonds ombrages Au plus loin d'un soleil déjà presque oublié... » Extrait des « Douze Heures de la Nuit » WILLIAM ASHBLESS LIVRE I Le Visage sous la Fourrure PROLOGUE : 2 FÉVRIER 1802 D'entre deux arbres, à la crête d'une colline, un très vieil homme observait, avec une poignante nostalgie dont il ne se serait plus cru capable, le dernier groupe de pique-niqueurs qui remballaient leurs paniers, grimpaient sur leurs chevaux puis s'éloignaient vers le sud, avec quelque hâte car ils avaient six bons milles à faire pour rentrer à Londres et le soleil rougissant silhouettait déjà les branches des arbres bordant la Brent, à deux milles environ vers l'ouest. Lorsqu'ils eurent disparu, le vieil homme se retourna pour contempler la lente chute de l'astre. La Nef des Millions d'Années, songeait-il, la barque de Râ, le dieu solaire mourant qui s'enfonçait dans le ciel occidental vers la source du fleuve noir qui roulait d'ouest en est dans le monde souterrain tout au long des douze heures de la nuit et à l'extrémité orientale duquel la Nef réapparaissait le lendemain, porteuse d'un soleil encore une fois rempli de jeunesse et d'ardeur nouvelle. Ou, songea-t-il aussi non sans amertume, séparé de nous par une distance que l'univers même ne saurait embrasser, vaste globe immobile de gaz embrasé autour duquel roulait cette petite bille de planète, telle une boulette de crottin poussée par un scarabée képhéra. Fais ton choix, se dit-il alors qu'il amorçait avec lenteur sa redescente vers le bas de la colline… Mais accepte de mourir pour lui. Il lui fallait accorder une extrême attention à ses pas car ses socques japonais lui donnaient une démarche gauche sur ce sol inégal et herbu. Des feux brillaient déjà entre les chariots et les tentes, et la fraîche brise vespérale lui apportait des volutes entremêlées de fortes odeurs : la senteur terreuse des mulets entravés et le fumet d'un hérisson qui rôtissait sur les braises, mets dont son peuple était particulièrement friand. Il avait également l'impression de percevoir un faible relent émanant de la caisse qui était arrivée dans l'après-midi, un arôme pénétrant, pareil à celui d'un mélange d'épices perversement conçu pour exciter le dégoût plutôt que l'appétit, un remugle d'une incongruité presque choquante lorsque porté par la brise qui balayait les landes de Hampstead. A son approche, deux chiens se détachèrent du groupe de tentes pour venir à sa rencontre. Comme toujours, ils s'écartèrent à peine l'eurent-ils reconnu. L'un d'eux s'empressa de rebrousser chemin vers la tente la plus proche tandis que l'autre, avec une visible répugnance, escortait Aménophis Fikee jusqu'à l'intérieur du camp. Alerté par les chiens, un homme au teint basané vêtu d'un manteau de velours à grosses côtes sortit de la tente et s'avança vers Fikee. Comme les chiens, il s'immobilisa sur la prairie à quelque distance du vieil homme. — Bonsoir, rya, dit-il. Voulez-vous manger un morceau ? Il y a du hotchewitchi sur le feu ; ça sent très kuchto. — Aussi kuchto que l'a toujours été du hotchewitchi rôti, je suppose, marmonna distraitement Fikee. Mais je vous remercie, non. Vous allez vous le partager. — Pas moi, rya. Ma Bessie adorait nous faire du hotchewitchi, alors, depuis qu'elle est mullo, je n'en mange plus. Fikee hocha la tête. Manifestement, il n'avait pas écouté. — Parfait, Richard. (Il marqua une pause comme s'il espérait être interrompu mais l'homme brun resta silencieux.) Lorsque le soleil sera couché, dites à quelques chals de transporter cette caisse de la rive jusqu'à la tente du Dr Romany. Le tsigane fourragea dans sa moustache huileuse et eut un mouvement dubitatif. — La caisse que le chal matelot a débarquée aujourd'hui ? — De quelle autre caisse pourrais-je parler, Richard ? Oui, celle-là. — Les chals s'en méfient, rya. Ils disent qu'elle contient quelque chose de mullo dosta berches, de mort depuis beaucoup d'années. Aménophis Fikee fronça les sourcils et resserra son manteau sur ses flancs. Il avait laissé derrière lui, au sommet de la colline, les derniers rayons du soleil et, dans la pénombre croissante, son visage anguleux ne semblait pas plus doté de souffle vital qu'une pierre ou qu'un tronc d'arbre. — Bon, finit-il par dire. Ce qui se trouve dans cette caisse a certainement vu dosta berches, beaucoup, beaucoup d'années. (Sur ce, il décocha au bohémien timoré un sourire pareil à un pan de montagne qui se serait effondré pour révéler la blancheur de la roche à nu.) Mais ça n'est pas mullo, j'en suis… j'espère. Pas tout à fait mullo. Nullement rassuré, le tsigane ouvrit la bouche pour respectueusement proférer une nouvelle objection mais Fikee lui tourna le dos et commença de traverser la clairière vers la berge avec sa cape flottant derrière lui dans le vent tels les élytres de quelque insecte gigantesque. Le rom poussa un soupir et se traîna vers l'une des tentes en affectant un boitement qui, espérait-il, lui vaudrait d'être dispensé de prêter la main au transport du terrifiant colis. Le long de la rivière que gagnaient les ombres, Fikee s'achemina lentement vers la tente du Dr Romany. Si l'on exceptait le chuchotement rauque de la brise, un étrange silence baignait le crépuscule. Paraissant avoir conscience qu'il flottait ce soir quelque chose de crucial dans le vent, les tsiganes vaquaient à leurs occupations avec des mouvements furtifs, sans faire plus de bruit que leurs chiens, et même les lézards avaient cessé de sautiller et de frétiller dans les roseaux de la rive. La tente s'érigeait dans une petite clairière, au point de convergence d'une série de câbles jetés depuis les arbres les plus proches et en nombre suffisant pour donner l'impression d'être le gréement d'un vaisseau de bonne taille. Les cordes, tendues à l'oblique grâce à une douzaine de poteaux verticaux soutenaient une masse de draperies hétéroclites flottant au vent : la tente du Dr Romany. Elle ressemblait, se dit Fikee, à une gigantesque nonne qui eût empilé sur elle des couches de vêtements pour se protéger des rigueurs du froid pendant qu'elle se livrait au bord de la rivière à d'obscures dévotions. Après avoir dû s'accroupir une ou deux fois pour passer sous les cordes, il atteignit l'entrée dont il souleva le rideau et pénétra dans la pièce centrale en plissant les yeux, ébloui qu'il fut par la brillance qu'une douzaine de lampes jetaient sur les tapis juxtaposés constituant les murs, le plafond et le plancher. Romany se leva de devant une table et Fikee se sentit submergé par une violente vague d'envie. Pourquoi, se demanda-t-il avec amertume, n’était-ce pas Romanelli qui avait tiré la paille la plus courte au Caire, en septembre dernier ? Il ôta son vieux manteau décoloré, son chapeau, et les jeta négligemment dans un coin de la pièce. Dans la lumière des lampes, son crâne chauve luisait comme un ivoire au poli défectueux. Romany s'avança vers lui dans la dodelinante et grotesque démarche que lui donnaient les hautes semelles à ressorts de ses chaussures, puis il lui prit la main. — C'est fantastique ce que nous… ce que vous allez tenter ce soir, commença-t-il d'une voix profonde au timbre voilé. Si seulement je pouvais vous assister en personne. Fikee haussa les épaules dans un vague mouvement d'impatience. — Nous sommes tous deux des serviteurs. Mon poste est en Angleterre, le vôtre en Turquie. Je comprends parfaitement que ce soir vous ne puissiez être présent qu'en… (il eut un geste vague…) qu'en réplique. — Inutile de préciser, reprit Romany, que si vous veniez à mourir ce soir, vous seriez embaumé puis inhumé avec le cérémonial et les prières qui s'imposent. — Échouerais-je, répondit Fikee, qu'il n'y aurait personne à qui adresser des prières. — Je n'ai pas parlé d'échouer. Il se pourrait que vous réussissiez à ouvrir les portes mais que vous mourriez au cours de l'opération, souligna Romany, imperturbable. Auquel cas, vous aimeriez certainement que soient accomplis les rituels requis. — Bien, dit Fikee en hochant la tête d'un air las. Un bruit de pas traînants se fit entendre devant l'entrée, puis une voix anxieuse leur parvint. — Rya ? Où désirez-vous que nous déposions la caisse ? Vite, il me semble que des esprits commencent à sortir de la rivière pour voir ce qu'il y a dedans. — Ce n'est pas invraisemblable, marmonna le Dr Romany. Fikee ordonna aux tsiganes de porter leur fardeau jusqu'à l'intérieur de la tente et de le laisser sur le sol. Ce qu'ils firent avant de ressortir avec autant de hâte que le permettait un comportement respectueux. Les deux vieillards restèrent un moment les yeux fixés sur la caisse, puis Fikee rompit le silence. — Pendant mon… absence, mes roms ont la consigne de vous considérer comme leur chef. Romany hocha la tête puis se pencha sur la caisse et entreprit d'en faire sauter le couvercle. Après en avoir sorti plusieurs poignées de papier froissé, il souleva délicatement un coffret fermé par une ficelle et le posa sur la table. Puis il retourna vers la caisse et en dégagea, non sans grogner sous l'effort, un gros paquet enveloppé dans du papier. Il le posa sur le tapis. Il était à peu près carré, d'environ trois pieds sur trois, et devait avoir une épaisseur de six pouces Levant les yeux, il annonça : — Le Livre. Commentaire parfaitement inutile puisque Aménophis Fikee savait déjà ce dont il s'agissait. — Dommage qu'il n'ait pu faire ça au Caire. — Au cœur du royaume britannique, lui rappela le Dr Romany. Mais vous pensez peut-être qu'il aurait pu faire le voyage ?. Fikee fit non de la tête et se baissa pour prendre sous la table une sphère de verre dont une section glissait pour s'ouvrir. Il la posa sur la table puis entreprit de défaire les nœuds autour du petit coffre de bois. Entre-temps, Romany avait sorti de son emballage un second coffre de bois incrusté d'une centaine de hiéroglyphes d'ivoire dans la graphie de l'Ancien Royaume. L'attache de cuir en était si desséchée qu'elle s'effrita lorsque Romany tenta de la défaire. A l'intérieur, se trouvait une cassette d'argent noirci couverte de hiéroglyphes similaires à ceux du boîtier et, lorsqu'il en ouvrit le couvercle, un écrin d'or parut dont les fines ciselures accrochaient la lumière de la lampe. Fikee avait ouvert le petit coffre de bois et en avait sorti le flacon bouché à l'émeri qui reposait sur un lit d'ouate On en vit le contenu, une once peut-être d'un épais fluide. Le Dr Romany inspira profondément puis souleva le couvercle de l'écrin d'or. Il crut tout d'abord que toutes les lampes s'étaient éteintes d'un coup mais lorsqu'il les regarda tour à tour, il s'aperçut que leur flamme était toujours aussi haute. Pourtant, il n'y avait pratiquement plus de lumière; c'était comme s'il voyait la pièce à travers de multiples écrans de verre fumé. Il resserra le col de son manteau. La chaleur avait également diminué. Pour la première fois de la soirée, il sentit la peur. Il s'astreignit à baisser les yeux sur le Livre encore dans son écrin, ce Livre qui avait absorbé la lumière de la pièce et sa chaleur. L'antique papyrus brillait de silhouettes hiéroglyphiques, brillait non de lumière mais d'une noirceur si intense que Romany avait l'impression qu'elle lui suçait l'âme au travers des yeux. Et la signification de ces figures s'imposait avec force à son esprit comme c'eût été le cas même pour quelqu'un qui n'aurait pas été capable de déchiffrer l'écriture des premiers Égyptiens car elles avaient été tracées là-bas dans la jeunesse du monde par le dieu Thot, le père et l'esprit même du langage. Craintivement, il détourna son regard, sentant se poser sur son âme la marque brûlante de ces mots. — Le sang, fit-il d'une voix rauque d'autant plus assourdie que l'air semblait avoir perdu toute capacité de porter les sons. Le sang de notre Maître, répéta-t-il à la silhouette imprécise que constituait Aménophis Fikee. Placez-le dans la sphère. Fikee déplaça du pouce la glissière de la boule de verre, porta le flacon à hauteur de l'ouverture et le déboucha. L'épais fluide noir ruissela et monta jusqu'au sommet du globe. La lune devait être au zénith, se dit Romany. Une goutte de liquide atteignit Fikee à la paume et la sensation dut être celle d'une brûlure car il étouffa un sifflement entre ses dents. — Je vous laisse… à l'œuvre, fit le Dr Romany d'une voix suave. Il bondit hors de la tente et la fraîcheur du soir lui parut moite en comparaison. Il s'éloigna le long de la rivière, par bonds et embardées en raison de la manière particulière dont il était chaussé jusqu'à finir par s'accroupir, pantelant, sur une petite éminence à une cinquantaine de yards en amont, d'où il jeta un regard vers la tente. Alors que son souffle et son cœur reprenaient un rythme plus lent, il se prit à penser au bref regard qu'il avait jeté sur le Livre de Thot et il frissonna. S'il était besoin d'une preuve sur laquelle étayer la théorie d'une régression de la sorcellerie au cours des dix-huit derniers siècles, elle était fournie par ce Livre d'avant l'histoire; Romany, de fait, savait sans l'avoir jamais vu auparavant que lorsque le Prince Setnau Ka-em-Uast était descendu dans la tombe de Ptah-neferka à Memphis pour le récupérer, il avait trouvé la chambre funéraire baignée d'une lumière irradiant du Livre. Et cette incantation précise, se dit-il, cette effarante expérience va être tentée ce soir. Même en ces jours anciens, elle eût été risquée au point qu'on n'aurait osé l'envisager; en ces jours d'avant que le sortilège ne devînt un art de plus en plus difficile, de plus en plus coûteux pour le sorcier et qu'en dépit de toute maîtrise, fût-ce la plus stricte, son résultat demeurait imprévisible et pervers. En ces jours lointains, songeait-il, nul sinon le plus intrépide, le plus transcendantalement compétent des prêtres n'eût osé user des hékaus, des Mots de Pouvoir que, ce soir, Fikee allait proférer : paroles qui étaient une invocation, une invitation à la possession adressée à la déité cynocéphale Anubis – ou à ce que les siècles en avaient laissé demeurer –, lui qui, du temps où l’Égypte était puissante, avait eu pouvoir sur l'en bas et sur les portes menant de ce monde à l'autre. Le regard du Dr Romany délaissa la tente et dériva de l'autre coté de la rivière sur le paysage de landes moutonnant jusqu'à une seconde crête couronnée d'arbres qui agitaient leurs branches émaciées dans la brise. Un paysage septentrional, se dit-il, animé par un vent dont l'âpreté limpide et la senteur de baies évoquaient irrésistiblement des flots de gin. Comme pour lutter contre l'étrangeté de cet environnement, il repensa au voyage qu'ils avaient fait au Caire, lui et Fikee, quatre mois auparavant, lorsque leur Maître avait exigé d'eux assistance face a cette nouvelle crise. Bien qu'un atterrant désordre lui interdît à tout jamais de quitter sa demeure, leur Maître, depuis un certain temps, avait déployé une intense activité – requérant les services d'une armée d'agents secrets et puisant dans une fortune incommensurable. Il s'agissait de purger l’Égypte de toute trace d'Islam et de Christianisme puis, tâche plus ardue, d'évincer le pacha turc et ses mercenaires étrangers. Il fallait restaurer le pays au rang de puissance mondiale indépendante. Quatre ans plus tôt, c'était la bataille des Pyramides qui, tout en ayant sur le moment l'air d'être l'ultime défaite, lui avait fourni la première opportunité réelle de parvenir à ses fins car elle avait permis à la France de prendre pied en Égypte. Les yeux de Romany s'étrécirent cependant qu'il se remémorait le crépitement des mousquets français se répercutant en échos ondoyants sur les eaux du Nil au cours de ce chaud après-midi de juillet, fracas sous-tendu par les roulements de tambour accompagnant la charge de la cavalerie mamelouke… puis, à la tombée de la nuit, les armées des gouverneurs égyptiens Ibrahim et Mourad avaient été enfoncées et les Français, sous les ordres du jeune général Bonaparte, étaient restés maîtres du terrain. Un terrible hurlement de souffrance fit se dresser le Dr Romany. Le bruit se répercute quelques instants dans les arbres de la rive et, lorsqu'il mourut, Romany put entendre un bohémien marmonner d'une voix craintive des formules de protection contre les maléfices. Nul autre son n'émanant de la tente, il cessa de retenir sa respiration et s'accroupit à nouveau. Bonne chance, Amenophis, pensa-t-il. Je devrais dire : que les dieux soient avec vous, mais c'est justement ce dont il est question. La prise de pouvoir par les Français avait paru sonner le glas de tout espoir de restaurer l'ordre antique et leur Maître, par de complexes manipulations magiques des vents et des marées, avait subtilement avantagé l'amiral britannique Nelson lors de son affrontement avec la flotte française moins de deux semaines auparavant. Mais l'occupation française s'était, en fait, révélée profitable au Maître puisqu'elle avait eu pour effet de restreindre l'arrogante puissance des beys mamelouks et, dès 1800, avait réussi a chasser du pays les mercenaires turcs. En outre, le général Kléber à qui Bonaparte avait confié le commandement lorsqu'il avait dû retourner en France n'avait pas tenté de contrecarrer les intrigues politiques du Maître et ses efforts pour ramener la population musulmane et copte vers l'ancien culte panthéiste d'Osiris, d'Isis, d'Horus et de Râ. On avait l'impression que l'occupation française allait accomplir pour l’Égypte ce que, de toute évidence, le vaccin de Jenner faisait à présent pour les humains : il substituait une infection qui pouvait être aisément éliminée au bout d'un certain temps à des germes mortels qui n'auraient pas abandonné leur hôte avant d'avoir perpétré leur œuvre de mort. Puis, comme il se doit, la situation s'était dégradée. Un fanatique venu d'Alep avait poignardé Kléber dans une rue du Caire et l'Angleterre avait profité de la confusion suscitée par cette mort pour reprendre les choses en main. Pas plus tard qu'en septembre 1801, l'incapable qui avait succédé à Kléber capitulait devant lés Anglais au Caire et à Alexandrie. Les Britanniques étaient de nouveau en Égypte et, dans la première semaine, une douzaine des agents du Maître se voyaient arrêtés. Le nouveau gouverneur trouva même une bonne raison pour fermer les temples dédiés aux anciens dieux que le Maître avait fait ériger dans les faubourgs de la ville. En désespoir de cause, le Maître avait mandé ses deux plus anciens et plus compétents lieutenants, Aménophis Fikee d'Angleterre et le Dr Monboddo Romanelli de Turquie pour leur dévoiler ce plan qui, pour extravagant qu'il fut à un degré suggérant que le vieil homme était atteint de sénilité, n'en était pas moins – il avait insisté sur ce point – le seul moyen de rayer l'Angleterre de la carte du monde et de restaurer l’Égypte dans la suprématie qu'elle avait perdue depuis des temps infinis. La rencontre avait eu lieu dans l'immense salle où le Maître vivait dans la seule compagnie de ses ushabtis, quatre statues de cire, modelées grandeur nature à l'image humaine. De son étrange perchoir à proximité du plafond, il avait commencé par mettre en évidence que le Christianisme, cet ardent soleil sous les rayons duquel s'était évaporée la substantifique sève de la sorcellerie au point de n'en laisser à ce jour qu'une écorce vide et racornie, se trouvait à présent voilé par les nuages de doute que suscitaient les écrits de gens tels que Voltaire, Diderot et Godwin. Romanelli, incapable de contenir son impatience devant les métaphores du vieux magicien, lui avait alors coupé la parole pour demander de but en blanc en quoi tout cela pouvait aider à bouter l'Anglais hors d’Égypte. — Il est une opération magique… avait alors commencé de répondre le Maître. — Magique ! avait encore une fois interrompu Romanelli avec autant de mépris dans la voix qu'il s'en trouvait l'audace. Par les temps qui courent, on ne peut guère espérer que des maux de tête et des vertiges, sans parler d'une perte de poids sensible, lorsqu'on tente d'amener par quelque charme une meute de chiens errants à s'écarter de votre chemin ; et même à ce prix, tout va généralement de travers au point que les chiens se contentent de tomber raides morts. En l'occurrence, il est plus simple de leur crier dessus en agitant un bâton. Vous n'avez sans doute pas oublié ce que vous avez enduré après vous être livré à cette manipulation des conditions climatiques dans la baie d'Aboukir, il y a de cela trois ans. Vous aviez les yeux qui pleuraient comme des dattes trop longtemps exposées au soleil, et vos jambes… — En effet, je n'ai pas oublié, avait froidement répondu le Maître en posant le regard de ses yeux mal guéris sur Romanelli qui, comme toujours, n'avait pu se retenir de frissonner devant la haine quasi débile qui brûlait en eux. En l'occurrence, je serai présent par procuration mais c'est l'un de vous qui devra mettre en œuvre le sortilège car il est essentiel que ce soit fait le plus près possible du cœur de l'Empire britannique, ce qui devrait correspondre à la ville de Londres, et mon état m'interdit de voyager. Je vais néanmoins vous donner les plus puissantes sauvegardes et amulettes dont nous disposons encore mais, comme vous le suggérez, cela risque fort d'épuiser l'énergie du sorcier. Vous allez donc choisir des pailles sous la nappe de cette table et celui qui aura tiré la plus courte devra procéder à l'incantation. Fikee et Romanelli avaient alors fixé les deux bouts de paille qui dépassaient au bord du voile avant d'échanger un regard. — De quel sortilège s'agit-il au juste ? s'était enquis Fikee — Vous n'ignorez pas que nos dieux nous ont quittés, qu'ils résident à présent dans le Tuaut, le monde Souterrain, dont les portes sont restées closes depuis dix-huit siècles sous la pression d'une force qui m'échappe en partie mais qui, j'en ai la certitude, n'est pas étrangère au Christianisme. Anubis est le dieu de ce monde et de ces portes mais il ne dispose plus de la moindre forme pour apparaître ici. (Le divan du Maître avait alors oscillé puis ses yeux s'étaient fermés sous la douleur.) Dans le Livre de Thot, avait-il bientôt fini par reprendre d'une voix rauque, il existe une invocation qui s'adresse au dieu Anubis et l'invite à prendre possession du sorcier. Ainsi, la divinité pourra s'incarner sous une apparence physique… la vôtre. Et, cependant que vous prononcerez cette formule, vous en aurez une autre à inscrire aussitôt, un charme que j'ai personnellement conçu et composé pour que s'ouvrent de nouvelles portes entre les deux mondes, portes qui ne feront pas que percer le mur de la mort mais aussi celui du temps car, si notre entreprise réussit, elles s'ouvriront sur le Tuaut d'il y a quarante-trois siècles, lorsque les dieux.. et moi… nous étions dans la fleur de l'âge. Un silence avait suivi, assez long pour que la couche du Maître se déplaçât encore une fois de quelques douloureux centimètres. Fikee finit par le rompre : — Et que se passera-t-il alors ? — Alors, avait répondu le Maître dans un soupir, les dieux de l’Égypte déferleront sur l'Angleterre moderne. Le vivant Osiris et le Râ du ciel matinal détruiront les églises chrétiennes cependant qu'Horus et Khonsou feront cesser les guerres en cours par l'intervention de leur propre armée transcendantale et que les monstres Seth et Sebek dévoreront ceux qui oseront résister ! L’Égypte sera restaurée dans sa suprématie et le monde, une fois de plus, sera pur et neuf. — Quel rôle pourriez-vous… pourrions-nous jouer, avait pensé Romanelli avec amertume, dans un monde pur et neuf ? — Est-ce… avait dit Fikee, hésitant, est-ce encore possible ? En êtes-vous certain ? Après tout, en un temps, le monde a déjà été jeune ainsi et un vieillard ne peut pas plus redevenir jeune homme que le vin ne peut retrouver sa forme première de jus de raisin. (En dépit de la colère qu'il voyait grandir chez le Maître, il avait désespérément poursuivi :) Est-il vraiment hors de question de… de s'adapter aux nouvelles méthodes et aux nouveaux dieux ? Sinon, ne risquons-nous pas de nous embarquer sur un vaisseau prêt à sombrer ? Le Maître était alors entré dans une crise de rage, bavant et bredouillant désespérément tandis que l'un des ushabtis de cire commençait à se tortiller et à manœuvrer ses mâchoires. — S'adapter ? fit la voix du Maître jaillissant du gosier de cire. Vous voulez peut-être vous faire baptiser ? Vous savez l'effet qu'aurait sur vous un baptême chrétien ? Ça vous nierait, vous seriez dissous comme un papillon de nuit dans les flammes. (Sous la violence des paroles, les lèvres de cire se craquelèrent.) Un vaisseau qui sombre ! Espèce de résidu puant et timoré d'une putain malade ! Quelle importance s'il devait sombrer, s'il sombre ou s'il est déjà par le fond ? Nous devons rester à son bord pour l'accompagner dans sa plongée. Je préfère être à la barre de ce vieux vaisseau qui coule que… que dans la cale aux bestiaux du nouveau ! Vais-je avoir à… ack… ack… ka… La langue de la statue s'était rompue puis avait été crachée sous la poussée du souffle qui l'animait encore. Plusieurs minutes s'étaient écoulées pendant que Maître et ushabti émettaient à l'unisson des bruits inarticulés puis le sorcier s'était repris : — Vais-je avoir à vous dégager de vos obligations, Aménophis ? demanda-t-il. Avec une netteté dont il se fût bien passé, Romanelli s'était alors remémoré avoir précédemment vu un très vieux serviteur que le Maître libérait soudain des liens magiques qui l'unissaient à lui. Dans un laps de temps qui n'avait pas excédé quelques minutes, l'homme s'était flétri, brisé, desséché puis fendu avant de se secouer lui-même en poussière mais, pire que le fait de la mort et de la dissolution, Romanelli gardait en mémoire que l'homme était resté conscient d'un bout à l'autre de ce processus… qui avait paru être une torture plus atroce que le bûcher. Dans la vaste salle, le silence s'était éternisé, rompu par le seul clapotis de la langue de l'ushabti sautillant sur les carreaux de céramique du sol. — Non, avait enfin dit Fikee. Non. — Vous faites donc partie de mon équipe et vous m'obéirez. (Le Maître avait agité l'un de ses bras difformes et ligneux.) Choisissez une paille. Fikee avait jeté un bref regard vers Romanelli qui s'était incliné en désignant la table d'un geste signifiant « après vous ». Fikee s'en était approché pour tirer l'une des pailles, la plus courte, évidemment. Le Maître les avait emmenés dans les ruines de Memphis et leur avait fait recopier son vrai nom tel qu'il était inscrit en caractères hiéroglyphiques sur la face cachée d'un bloc de pierre. Là encore, un choc les attendait car, plusieurs siècles auparavant, il leur avait été donné de voir, gravés en ce lieu, les deux symboles constituant ce nom : le feu dans un plat, suivi d'un hibou surmonté d'une croix ansée, ce qui se prononçait : Tchatcha-em-Anhk, les Énergies dans le Vital. Mais cette fois, c'étaient des hiéroglyphe différents qu'ils avaient découverts, ciselés dans la roche millénaire, trois signes en forme de parapluie, un petit oiseau, un hibou, un pied, de nouveau l'oiseau puis un poisson surmontant un lingot. Khabitu-em-Betu-Tuf, avait pu lire Fikee avant d'en donner une traduction mentale : les Ombres de l'Abomination. En dépit de la fournaise qui régnait dans le désert, il avait senti comme un souffle glacial au creux de son estomac mais, se souvenant de cette créature qui s'était tordue de douleur en gémissant avant de retourner à la poussière, il s'était contenté de faire la moue et, docilement, avait recopié les caractères. Après leur retour au Caire, le Maître avait retardé le départ de Romanelli vers la Turquie, le temps d'en façonner un double dans sa cuve fluidique. Ce double animé, ou ka, était manifestement destiné à se rendre en Angleterre avec Fikee et à l'assister lors de la conjuration d'Anubis mais tous trois savaient que sa tâche principale serait de veiller sur Fikee et de prévenir chez lui toute tentative de se soustraire à son devoir. Comme l'étrange couple allait avoir à vivre jusqu'à l'arrivée du Livre et de la fiole contenant le sang du Maître dans la tribu tsigane de Fikee ce dernier avait baptisé le ka « Docteur Romany », d'après le terme dont usaient les bohémiens pour désigner leur langue et leur culture. De la tente en aval jaillit un nouveau cri qui, cette fois, ressemblait plus au bruit que l'on tire de deux lames de métal en les frottant l'une sur l'autre qu'au son que peut émettre une gorge humaine. Et ce grincement de violon monta de volume et de tessiture, l'air se tendit comme la corde d'un arc et, durant un moment, alors que Romany, pesamment, prenait conscience de ce que la rivière s'était figée tel un panneau de verre ondulé, la note atteignit son point culminant, se prolongea et submergea le paysage plongé dans l'ombre. Puis quelque chose parut se briser, comme une vaste bulle qui aurait crevé au-dessus de leur tête en silence mais de tangible manière. Le hurlement, sinistre lui aussi, se brisa et, tandis que les fragments sonores déchiquetés roulaient pêle-mêle dans un sanglot d'une démence désespérée, Romany sentit l'air retrouver sa pression normale ; et, comme si les molécules de sa toile noire relâchaient brusquement leur cohésion, la tente se transforma en vif brasier de flammes claires. En quelques enjambées, Romany retourna jusqu'à la tente et lorsqu'il pénétra dans l'intérieur enfumé, il découvrit Fikee roulé en boule dans un coin et secoué de sanglots. Romany referma le Livre de Thot, le remit dans son écrin d'or qu'il coinça sous son bras avant de ressortir en vacillant. La chaleur commençait juste à se faire moins intense lorsqu'il entendit une sorte de jappement. Il se retourna pour découvrir que Fikee avait rampé hors de la tente et se roulait à présent dans la poussière, vraisemblablement pour éteindre ses vêtements en flammes. — Aménophis ! cria Romany par-dessus le rugissement des flammes. Fikee se releva, posa sur Romany un regard vide puis rejeta la tête en arrière et se mit à hurler à la lune comme un chacal. Aussitôt, Romany plongea les mains sous son manteau et en tira une paire de pistolets. Il en leva un, visa et fit feu. Fikee fut soulevé de terre et retomba à quelque distance du lieu où il se trouvait auparavant mais, un instant plus tard, il détalait dans les ténèbres tantôt sur deux jambes tantôt à quatre pattes. Romany leva le second pistolet, visa de son mieux et tira de nouveau mais la silhouette tressautante ne parut pas s'effondrer et, bientôt, il la perdit de vue. — Bon Dieu, fit-il en un murmure. Allez vous cacher pour mourir, Aménophis. Vous nous devez bien ça. Son regard se porta vers le ciel. Pas la moindre divinité ne semblait en surgir ; il contempla l'horizon ouest assez longtemps pour éprouver avec satisfaction la certitude que le soleil n'allait pas reparaître puis il secoua la tête, accablé par une lassitude incommensurable. Comme la plupart des sortilèges de ces temps modernes, songea-t-il avec amertume, cette opération n'était probablement pas sans avoir eu quelque résultat mais certes pas celui qui était escompté. Il finit par rengainer ses pistolets, ramassa le Livre et retourna en lents soubresauts vers le campement des roms. Les chiens eux-mêmes étaient allés se terrer et il ne rencontra personne tout au long du chemin qui le ramena vers la tente de Fikee. Une fois à l'intérieur, il posa l'écrin d'or, alluma une lampe puis, jusque tard dans la nuit, usant d'un pendule, d'un télescope et d'un diapason, il noircit feuille sur feuille de complexes calculs géométriques et alchimiques, cherchant à déterminer jusqu'à quel point, si c'était le cas, la magie avait été couronnée de succès. 1 Dans ce flot qui ne connaît nul repos, à quel objet ainsi précipité l'homme pourrait-il attacher quelque valeur ? Ce serait comme de tomber amoureux d'une hirondelle qui passe dans le ciel mais qui déjà disparaît à la vue. Marc AURÈLE. Lorsque la BMW prit le virage et que, tout de suite après mais en souplesse, le chauffeur l'immobilisa d'un coup de frein, Brendan Doyle se plia sur la banquette arrière et posa son regard sur le terrain vague ceint d'une clôture devant lequel ils étaient arrivés. De hauts lampadaires le baignaient d'une lumière crue et l'on percevait à proximité le bruit de lourdes machines à l’œuvre. — Pourquoi nous arrêtons-nous ici ? demanda-t-il sans trop d'espoir. Le chauffeur bondit prestement de la voiture pour ouvrir la portière à Doyle. La nuit était assez fraîche. — Mr Darrow est ici, expliqua-t-il. Laissez, je vais la prendre, ajouta-t-il en saisissant la valise de Doyle. Celui-ci n'avait pas desserré les lèvres durant les dix minutes qu'avait duré le trajet depuis l'aéroport d'Heathrow mais à présent sa nervosité triomphait de sa réticence à reconnaître à quel point il ignorait presque tout de sa situation. — J'ai… euh… j'ai cru saisir dans ce que m'ont dit les deux personnes qui sont entrées en contact avec moi à Fullerton, en Californie, que ce travail a quelque chose à voir avec Samuel Taylor Coleridge, fit-il timidement alors qu'ils s'acheminaient vers le portail ménagé dans le grillage. Savez-vous précisément… de quoi il s'agit ? — Mr Darrow vous expliquera tout cela en détail, j'en suis sûr, lui dit le chauffeur visiblement plus détendu maintenant que sa participation à cette course de relais touchait à sa fin. Quelque chose comme une conférence à donner, je crois. Doyle s'immobilisa. — Une conférence ? Il me fait parcourir six mille milles par le premier vol de nuit pour que je vienne à Londres – et il me propose vingt mille dollars, ajouta-t-il mentalement – rien que pour une conférence ? — Je ne suis pas vraiment au courant, Mr Doyle. Comme je vous disais, il va certainement vous expliquer… — Vous ne savez pas si c'est lié à ce poste pour lequel il a récemment engagé Steerforth Benner ? insista Doyle. — Je ne sais rien sur Mr Benner, répondit le chauffeur sur un ton presque enjoué. Maintenant, monsieur, je vous prie de venir. Nous avons un minutage assez strict à respecter. Doyle soupira, se remit à marcher mais ne fut guère rassuré de voir les rouleaux de barbelé qui surmontaient le grillage. En y regardant de plus près, il s'aperçut que des bouts de papiers griffonnés et des brindilles de ce qui semblait être du gui y étaient noués à intervalles réguliers. Les rumeurs qui circulaient à propos du GRID, le Groupement de Recherches Inter-disciplinaires Darrow commençaient à donner l'impression d'être vraies. — Ce n'est probablement pas la première fois que je le signale, dit-il au chauffeur en ne plaisantant qu'à moitié, mais je suis incapable de faire tourner les tables. L'homme posa la valise à terre et enfonça un bouton de sonnette sur le montant du portail. — Je ne pense pas que ce genre de compétence soit nécessaire, monsieur. Dans l'enclos, un garde en uniforme se précipitait vers eux. Bon, se dit Doyle. Tu y es maintenant. Au moins, tu pourras toujours garder les cinq mille dollars d'acompte, quand bien même déclinerais-tu son offre… quelle qu'elle puisse être. Une heure plus tôt, il n'avait pas été fâché que l'hôtesse le réveillât pour lui dire d'attacher sa ceinture car, encore une fois, il ne s'était assoupi que pour revivre la mort de Rebecca. Comme toujours dans la première partie du rêve, il s'était trouvé dans la peau d'un étranger doté de prescience et qui tentait désespérément de trouver Brendan et Rebecca Doyle avant qu'ils n'eussent enfourché leur bécane ou, du moins, avant que Doyle n'eût engagé à pleins gaz la vieille Honda sur la bretelle qui remontait de Beach Boulevard vers la Santa Ana Freeway… et, comme toujours, il avait échoué ; sa voiture n'avait pris le dernier virage dans un hurlement de pneus que pour voir, supplice, la vieille moto accélérer presque à l'horizontale dans la courbe et disparaître derrière le remblai de l'échangeur. A cet instant, d'habitude, il parvenait à se réveiller par un effort de volonté mais, cette fois, avec tous les scotches qu'il avait ingurgités, il n'aurait sans doute pas manqué d'assister à la suite. Il se redressa dans son fauteuil et promena un regard papillotant sur la vaste cabine et sur les autres passagers. Les lampes étaient allumées et on ne distinguait que des ténèbres constellées derrière le hublot, c'était de nouveau la nuit bien qu'il se rappelât n'avoir vu que quelques heures auparavant l'aube se lever sur des plaines de glace. Il trouvait déjà les voyages en avion assez perturbants pour qu'on n'allât pas s'ingénier à sauter par-dessus les pôles en ne vous laissant aucun élément pour deviner quel jour on était. La dernière fois qu'il s'était rendu en Angleterre, il avait fait escale à New York mais, bien entendu, le GRID était bien trop pressé pour ça. Il s'étira de son mieux dans le peu d'espace que lui laissaient les sièges ; un livre et quelques documents glissèrent de la tablette et voltigèrent jusqu'à terre. A l'autre bout de sa travée, une dame s’éleva d'un bond et il s'excusa d'un petit sourire gêné avant de se plier pour ramasser les feuillets. En les reclassant, il remarqua le grand nombre de blancs, de points d'interrogation, et se demanda si même en Angleterre – car il allait certainement tirer parti de ce voyage tous frais payés pour avancer ses recherches personnelles – il serait en mesure de rassembler assez d'informations sur ce poète dont il tentait depuis deux ans d'écrire la biographie définitive. Coleridge ne m'a jamais posé de gros problèmes, se dit-il en replaçant le dossier dans le porte-documents coincé entre ses jambes, mais William Ashbless est un sacré casse-tête. Le livre qui avait accompagné les papiers dans leur chute était la Vie de William Ashbless de James Bailey. Il avait atterri grand ouvert et plusieurs de ses pages jaunies par les ans s'étaient détachées. Il les remit soigneusement en place, referma le livre en douceur et s'épousseta les doigts. Puis ses yeux se fixèrent sur cet ouvrage de référence si peu digne d'un tel nom. On resterait en dessous de la vérité, songea-t-il avec une infinie tristesse, si l'on se contentait de qualifier la vie d'Ashbless de mal connue. William Hazlitt avait dressé en 1825 une brève liste des œuvres du poète en donnant à l'occasion quelques détails sur l'homme, et son meilleur ami, James Bailey, avait écrit cette prudente biographie qui, en l'absence de toute autre source sur le sujet, faisait autorité. Doyle s'était débrouillé pour compléter ce récit par quelques lettres et notes révélatrices ainsi que par des rapports de police mais la vie de l'écrivain restait criblée de périodes obscures. Dans quelle cité virginienne, par exemple, Ashbless avait-il vécu de sa naissance jusqu'en 1810 ? Lui-même avait tour à tour prétendu qu'il s'agissait de Richmond puis de Norfolk mais les archives des deux villes s'obstinaient à rester muettes à son sujet. Doyle avait alors supposé que ce déroutant poète avait changé de nom lors de son arrivée à Londres et il avait en conséquence exhumé ceux de plusieurs Virginiens âgés d'environ vingt-cinq ans et disparus au cours de l'été 1810. Les années qu'Ashbless avait passées à Londres étaient en revanche assez faciles à suivre – bien que la version Bailey, n'étant en fait que celle d'Ashbless restât de valeur douteuse – et son bref voyage au Caire, quoique inexplicable, n'en faisait pas moins l'objet d'une mention. Ce qui manque, se disait Doyle, ce sont tous les détails. Bon nombre de ces secteurs passés sous silence tourmentaient sa curiosité, telle l'éventuelle relation du poète avec ce que, plus tard, Sheridan allait surnommer « la Folie du Bal des Singes », ce nombre surprenant – six selon les plus prudentes estimations et trois cents si l'on en croyait les rumeurs extravagantes – de créatures velues qui s'étaient manifestées l'une après l'autre à Londres et dans ses alentours durant la première décennie du XIXe siècle. Humaines de toute évidence, elles avaient coutume de renchérir sur le choc causé par leur soudaine apparition dans des gesticulations de souffrance en tombant aussitôt à terre pour mourir dans de violentes convulsions. Mme de Staël rapportait que, dans un jour d'ivresse, Ashbless lui avait avoué qu'il en savait plus sur ce fléau qu'il n'eut jamais osé le dire, et il était pratiquement établi qu'une semaine après son arrivée à Londres, il avait tué l'une de ces créatures dans un café voisin de Threadneedle Street… mais là, au grand dam de Doyle, la piste se perdait. Ashbless n'avait apparemment pas assez bu pour raconter à Mme de Staël toute l'histoire – qu'elle n'aurait pas manqué de narrer in extenso, l'eût-elle sue. Bien sûr, la biographie de Bailey restait muette sur cette anecdote. Et qu'en était-il des circonstances précises de sa mort ? Dieu sait, se disait Doyle, combien cet homme a dû se faire d'ennemis au cours de son existence mais lequel, le douze avril 1846 sans doute, a pu finir par mettre la main sur lui ? Son corps n'avait été retrouvé qu'en mai dans les marais et, bien que décomposé, on avait pu l'identifier avec certitude. Avec autant de certitude, on avait établi la cause du décès : un coup d'épée dans le ventre. Mon Dieu ! songea Doyle, contemplant le livre posé sur ses cuisses, on en sait plus concernant la vie de Shakespeare. Et dire qu'Ashbless était le contemporain de personnages comme lord Byron qui avaient tant défrayé la chronique ! Encore heureux que ce fût un poète mineur dont les vers sporadiques et contournés, en l'absence des commentaires dépréciateurs qu'avaient faits à leur propos Hazlitt et Wordsworth, n'auraient jamais été réédités – fût-ce rarement et dans des anthologies particulièrement exhaustives… Quand même il était anormal qu'un homme eût laissé si peu de traces de son existence. De l'autre côté de l'allée centrale, au travers de la rangée de hublots, Doyle vit monter les lumières clignotantes de Londres alors que l'appareil amorçait un virage sur l'aile et il estima que l'hôtesse n'accepterait sans doute pas de lui apporter un verre si peu de temps avant l'atterrissage. Il jeta donc un regard autour de lui puis, subrepticement, sortit sa flasque de Laphroaig de la poche intérieure de son veston et s'en servit un doigt, dans la tasse en plastique qui lui restait de sa dernière consommation. Puis il rangea la petite bouteille et se détendit, regrettant seulement de ne pouvoir également couper et allumer un des Upmanns qu'il avait dans l'autre poche. Il prit une lampée de whisky tiède et sourit. Le Laphroaig était toujours un délice bien que ce ne fût plus tout à fait la merveille qu'il était du temps où on le mettait en bouteille à 45°7 de teneur. En fait, songea-t-il, même ces cigares qu'Upmann fait rouler à Saint-Domingue ne sont plus exactement ceux qui nous venaient des Canaries. Et pas une de ces jeunes femmes que j'ai connues depuis Rebecca ne m'a paru bien intéressante. Il rouvrit négligemment la vieille édition et en examina le frontispice, un portrait gravé d'après le buste exécuté par Thonvaldsen. Le poète étonnamment barbu lui rendit son regard du fond de ces yeux caves et du haut de cette taille imposante qu'avait si bien suggérés le sculpteur. Comment donc étaient les choses en ton temps, William ? songea Doyle. Les cigares, le scotch et les femmes étaient– ils tant soit peu meilleurs ? L'espace d'un instant, il se figura que le sourire légèrement sardonique d'Ashbless lui était directement adressé… Puis, dans un moment de vertige si incoercible qu'il faillit en laisser tomber sa tasse pour s'accrocher aux accoudoirs du siège, il eut réellement l'impression que le poète le fixait au travers de cette image et par-dessus un siècle et demi de distance avec ironie et mépris. Doyle secoua brusquement la tête et referma le livre. Un drôle d'état de fatigue, se dit-il, lorsqu'un type mort depuis plus d'un siècle vous fait des clins d’œil sur son portrait. Avec Coleridge, ça n'est jamais arrivé. Il remit le livre dans sa serviette, à côté de celui qu'il allait présenter comme référence, l'Intime Invité, une biographie de Samuel Taylor Coleridge par Brendan Doyle. Il aurait aimé donner suite à cet ouvrage avec une étude approfondie des poètes lakistes mais les critiques recueillies par l'Invité, ainsi que ses chiffres de vente, avaient fait que son directeur de collection aux Presses Universitaires Devriess lui avait suggéré de s'orienter vers, selon son expression, « des terrains moins cartographiés ». Et il avait ajouté : « J'ai fort admiré les deux articles que vous avez fait paraître dans le PMLA et dans lesquels vous tentiez, non sans succès, de dégager un sens dans les vers brumeux de William Ashbless. Il se pourrait qu'une biographie de ce poète pour le moins bizarre ait de quoi frapper les critiques – et les conservateurs des bibliothèques universitaires ! – en ce qu'elle révélerait un fragment d'inconnu ». Ouais, se dit Doyle en refermant le porte-documents, à moins de verser dans le roman, le fragment d'inconnu promet d'être plutôt réduit. De toute façon, laisse un peu tomber Ashbless. C'est pour Coleridge que Darrow te paye vingt mille dollars. Il s'offrit une autre goulée de scotch et fit avec ferveur le vœu que ce ne soit pas également pour un truc qui ait à voir avec les tables tournantes. Un jour, il était tombé sur une plaquette de poèmes censés avoir été dictés par l'esprit de Shelley à un médium et il soupçonnait vaguement que l'entreprise du GRID put être du même acabit. Il se demandait aussi jusqu'à quel point vingt mille dollars pouvaient être une motivation suffisante pour renoncer à son honnêteté professionnelle et accepter de coopérer. L'avion semblant bien près de se poser, il vida sa tasse d'un trait. Ce n'était certainement qu'une étrange coïncidence s'il entendait tant parler du GRID ces derniers temps. Un mois plus tôt, ils avaient offert un poste à Steerforth Benner, l'étudiant le plus doué que Doyle eût jamais eu dans son cours de littérature anglaise. Il se remémorait avoir été vaguement surpris d'apprendre par Benner que le GRID existait encore. Bien sûr, le nom de cette société ne lui était pas inconnu. Depuis ses débuts discrets dans les années 30, elle était devenue, sous la perspicace direction de son pittoresque fondateur, un des piliers de l'industrie scientifique américaine, la rivale de compagnies telles qu'IBM et Honeywell. Ils avaient joué un rôle de tout premier plan dans le programme spatial et dans l'exploitation des fonds sous-marins et, se souvenait Doyle, c'étaient eux qui, dans les années 60, sponsorisaient la diffusion de pièces de Shakespeare à la télé sans les entrecouper de spots publicitaires. Mais, au cours des années 70, ils s'étaient éloignés de la scène publique et Doyle avait lu quelque part – dans le National Enquirer, si sa mémoire ne lui jouait pas des tours – que J. Cochran Darrow, se sachant atteint d'un cancer et ayant épuisé toutes les ressources de la médecine officielle, avait décidé d'orienter les recherches du GRID vers l'occulte, avec l'espoir de trouver dans les douteuses annales de la magie quelque miraculeuse panacée. Newsweek s'était contenté de noter que le GRID licenciait le plus gros de son personnel et qu'ils fermaient leurs unités de production. Doyle avait souvenir d'un article du Forbes qui avait pour titre quelque chose comme LE GRID SE DÉGRADE et qui traitait de l'écroulement des cours de leurs produits sur le marché. Puis des agents de la compagnie étaient entrés en contact avec Benner et lui avaient offert un gros salaire pour un poste dont ils n'avaient pas précisé la nature. Autour d'une bière, un soir, Benner avait parlé à Doyle des tests dont il devait triompher pour être retenu. Certains contrôlaient sa capacité de rester vigilant malgré la fatigue ou les distractions, d'autres mesuraient sa résistance physique, sa vivacité d'esprit ou son aptitude à saisir rapidement les données de complexes problèmes logiques… d'autres, même que Doyle avait considérés comme passablement répugnants puisque leur but semblait être d'évaluer jusqu'à quel point Benner pouvait être impitoyable et dénué de scrupules. Benner les avait tous passés mais, par la suite, bien qu'il eût informé Doyle qu'il avait été accepté, il avait systématiquement, quoique sans se départir de son amabilité coutumière, éludé toute question concernant le travail en lui-même. Bon, se dit Doyle alors qu'au travers de l'isolation lui parvenait le glapissement lointain des roues sur la piste, peut-être vais-je apprendre ce que Benner n'a pas voulu me dire. Le garde ouvrit le portail et prit la valise de Doyle des mains du chauffeur qui hocha poliment la tête et retourna vers la BMW qui ronronnait au ralenti. Doyle inspira profondément et franchit la grille que le garde reverrouilla derrière lui. — Nous sommes heureux de vous avoir parmi nous, récita l'homme dont la voix monta pour être audible pardessus le rugissement des diesels. Veuillez me suivre. Le terrain était plus vaste qu'on n'aurait pu le croire de la rue et le garde l'entraîna dans un slalom entre des obstacles nettement intimidants. D'énormes bulldozers jaunes cahotaient de place en place, réduisant en poussière sous les meules de leurs roues des blocs de bonne taille et pelletant avec d'effroyables hurlements des tonnes de gravats qu'ils finissaient par pousser quelque part dans les ténèbres. Ces gravats, remarqua Doyle, étaient tout frais et l'âcre odeur de la roche fracassée flottait dans l'air Un peu partout aussi, des ouvriers s'activaient, déroulant d'épais câbles d'alimentation, lorgnant le terrain au travers d'instruments de géomètre et se criant des chiffres par l'entremise de talkies-walkies. Quant au cercle de spots qui dominait la scène, il hérissait tout objet d'une bonne demi-douzaine d'ombres portées. Le garde mesurait plus d'un mètre quatre-vingts et il marchait à grands pas si bien que Doyle, plus petit et astreint de temps à autre à courir pour se maintenir à sa hauteur, fut bientôt hors d'haleine. Bon Dieu, se dit-il avec humeur, qu'est-ce qu'ils ont donc à se presser ! Et, dans le même temps, il se promit de reprendre ses séances de gymnastique matinale. Aux confins de la pénombre, il y avait une vieille caravane en aluminium amarrée à ce débordement d'activité par des câbles et des lignes de téléphone, et elle se révéla être leur destination. Le garde escalada les trois marches qui menaient à la porte, frappa et, lorsqu'à l'intérieur quelqu'un lui répondit « Entrez ! », il redescendit et fit signe à Doyle d'avancer. — Monsieur Darrow va vous recevoir. Doyle grimpa sur le petit perron, ouvrit la porte et pénétra dans la caravane pour y découvrir un intérieur encombré de livres et de cartes, certains paraissant assez anciens pour appartenir à des musées tandis que d'autres avaient sans conteste l'éclat du neuf. Tout servait, de toute évidence ; les cartes étaient couvertes d'annotations à l'encre et piquées d'épingles de couleur, les livres, et même les vieilles éditions fragiles, étaient négligemment retournés à la page voulue avec des paragraphes entiers soulignés au stylo-feutre. Un vieillard se leva de derrière l'une des plus hautes piles de livres et, bien malgré lui, Doyle fut impressionné de reconnaître celui dont, au cours des années, il avait bien vu cent fois le portrait dans les journaux et les magazines : J. Cochran Darrow. Il s'était préparé à se plier aux caprices d'un homme richissime mais malade et vraisemblablement sénile, or toute pensée de ce genre s'évaporait sous l'humour glacial qui brûlait dans ce regard perçant. Bien que les cheveux fussent plus rares et plus blancs, les joues plus creuses que sur les dernières photos parues, Doyle admettait sans peine que cet homme ait pu être un pionnier dans des domaines de recherche scientifique si divers qu'il était incapable d'en faire la liste et que, parti d'une petite usine de tôles dans une bourgade de province, il ait bâti un empire financier auprès duquel la réussite de J. Pierpont Morgan semblait modeste. — C'est vous Doyle, je suppose ? fit cette célèbre voix de basse qui ne s'était pas le moins du monde altérée. — Oui, monsieur. — Bien. (Darrow s'étira en bâillant.) Excusez-moi, ça fait des heures que je suis debout. Asseyez-vous si vous trouvez une place. Cognac ? — Je ne dis pas non. Doyle s'assit à même le sol auprès d'une pile de livres sur laquelle Darrow, un instant plus tard, posa deux tasses en carton et une bouteille piriforme de Hennessy avant de s'asseoir en tailleur de l'autre côté de cette table basse improvisée et Doyle fut mortifié de s'apercevoir que le vieillard n'avait pas besoin de réprimer le moindre grognement pour se baisser jusqu'à terre. Ouais, une sacrée dose de assis/debout dans ma gymnastique matinale, se jura-t-il. — Je suppose que vous vous êtes imaginé pas mal de choses sur la nature de ce job… lança Darrow tout en remplissant les tasses. Je tiens à ce que vous laissiez tomber toutes les conclusions auxquelles vous avez pu aboutir en venant. Ce qui se passe ici n'a strictement rien à voir avec aucune d'entre elles. (Il tendit le cognac à Doyle.) Vous en savez long sur Coleridge, hein ? — Oui, répondit Doyle, prudent. — Et son époque aussi, vous la connaissez ? Ce qui se passait alors à Londres, en Angleterre, dans le monde ? — Assez bien, je pense. — Et par connaître, mon gars, je ne veux pas dire avoir chez soi des livres sur le sujet ou savoir dans quels rayons les chercher à la bibliothèque centrale de L.A.. Je veux dire avoir ça dans la tête, ce qui est quand même plus transportable. Alors, la réponse est toujours oui ? Doyle hocha la tête. — Parlez-moi de Mary Wollstonecraft. La mère, pas celle qui a écrit Frankenstein. — Oui. C'était l'une des premières féministes. Elle a écrit un livre qui s'appelait… attendez… Défense des Droits de la Femme, je crois, et… — Qui a-t-elle épousé ? — Godwin, le beau-père de Shelley. Elle est morte en cou… — Coleridge a-t-il réellement plagié Schlegel ? Doyle cligna des paupières. — Euh… Oui. Manifestement. Mais je crois que Walter Jackson Bate n'a pas tort de porter plus le blâme sur… — Quand s'est-il mis à l'opium ? — Lorsqu'il était à Cambridge, à mon sens. Dans les années 1790 environ. — Qui fut le… commença Darrow avant d'être interrompu par la sonnerie du téléphone. Il lâcha un juron, se leva pour aller décrocher et reprit ce qui d'évidence était une discussion en cours au sujet de particules et de gainage plombé. Tant par politesse que par réel désintérêt pour un tel domaine, Doyle affecta de montrer de la curiosité pour les livres d'une pile voisine. Et, bien vite, ce fut avec un ébahissement sincère qu'il prit délicatement le volume qui se trouvait au sommet. Il l'ouvrit et les soupçons auxquels il n'osait croire se confirmèrent… il s'agissait bien des Chroniques de lord Robb dont il avait vainement mendié au British Museum le prêt d'une microfiche pour un an. Que Darrow pût être en possession de cet ouvrage était pratiquement inconcevable. Bien que n'ayant jamais vu le livre de ses propres yeux, Doyle en avait lu des comptes rendus et en connaissait le contenu. Lord Robb avait fait œuvre de criminologiste amateur et ses écrits constituaient l'unique source de renseignements sur quelques-unes des plus pittoresques - et, fréquemment, des plus invraisemblables - affaires criminelles ayant défrayé la chronique des années 1810 à 1820. Entre les histoires de rats entraînés à tuer, les vengeances d'outre-tombe et la description des diverses fratries de voleurs et de mendiants de l'époque, il donnait la seule relation détaillée de la capture et de l'exécution de Joe Face de Chien, le semi-légendaire meurtrier londonien dans lequel la croyance populaire avait toujours vu un loup-garou et qui était capable de changer de corps avec la personne de son choix sans pour autant jamais pouvoir se débarrasser de sa malédiction de lycanthrope. Doyle aurait aimé pouvoir établir un lien entre cette histoire et la Folie du Bal des Singes, du moins sous forme de note essentiellement destinée à montrer au lecteur le soin pris par l'auteur dans la rédaction de son livre. Lorsque Darrow raccrocha, Doyle referma le précieux volume et le reposa sur la pile en se promettant d'en demander ultérieurement une copie au vieillard. Ce dernier se rassit près des livres sur lesquels étaient posées les tasses et la bouteille et reprit son questionnaire où il l'avait laissé. Pendant les vingt minutes qui suivirent, il bombarda Doyle de colles, sautant d'un sujet à un autre en ne laissant que rarement à sa victime l'occasion de le développer, quoiqu'il lui arrivât d'exiger d'infimes détails sur certains points. L'interrogatoire porta sur les causes et les effets de la Révolution française, sur la vie amoureuse du Régent, sur des subtilités de costume ou d'architecture, sur des différences dans les parlers régionaux. Et tant sa bonne mémoire que ses récentes recherches sur Ashbless permirent à Doyle de répondre à presque toutes les questions. Enfin, Darrow se renversa en arrière pour aller pêcher au fond de sa poche un paquet de cigarettes sans filtre. — Maintenant, dit-il alors qu'il en allumait une et en tirait de longues bouffées, je veux que vous me simuliez une réponse. — Que je vous la simule ? — C'est ça. Vous êtes au milieu d'un tas de gens, mettons, et bon nombre d'entre eux sont probablement plus calés que vous en littérature mais c'est vous qui avez l'étiquette d'expert en la matière et vous ne pouvez faire moins que d'avoir l'air de tout savoir. Alors quelqu'un vous demande… euh… « Mr Doyle, à votre avis, jusqu'à quel point Wordsworth a-t-il été influencé par la philosophie exprimée dans les pièces de… je ne sais pas, moi… Sir Arky Malarkey ? » Allez, vite ! Doyle haussa un sourcil. — Eh bien, j'estime que ce serait une erreur de vouloir simplifier ainsi l'œuvre de Malarkey ; divers courants philosophiques semblent présider à la maturation de sa pensée lorsqu'on la retrace. Seul son ultime aboutissement aurait éventuellement pu séduire Wordsworth et, comme le font remarquer Fletcher et Cunningham dans leur Concordium, il n'existe pas de preuve concrète que Wordsworth ait jamais vraiment lu Malarkey. A mon sens, pour tenter de déterminer quels courants de pensées ont eu sur lui quelque incidence, il serait préférable de considérer… (Il s'arrêta et leva un sourire hésitant vers Darrow.) Arrivé là, je pourrais discourir à l'infini sur le degré d'influence qu'a exercé sur lui la notion des Droits de l'Homme telle qu'elle s'est exprimée pendant la Révolution française. Darrow hocha la tête en clignant des yeux au travers d'un nuage de fumée. — Pas trop mal, concéda-t-il. J'ai vu un gars, cet après- midi… Nostrand, d'Oxford. Il est en train de rééditer les lettres de Coleridge… et la simple idée d'avoir à simuler une réponse lui paraissait insultante. — Nostrand est de toute évidence doué d'un sens éthique supérieur au mien, fit Doyle, non sans raideur. — De toute évidence. Vous considéreriez-vous comme cynique ? — Non. (Doyle commençait à se sentir gêné.) Comprenez, vous me demandez si je peux faire un coup de bluff sur une réponse, alors moi, au débotté, je fais l'essai. Mais ça ne veut pas dire que j'ai l'habitude de prétendre savoir des choses que j'ignore. Dans mes écrits ou dans mes cours, je suis au contraire toujours prêt à reconnaître… Darrow éclata de rire et leva la main. — Calmez-vous, mon gars. C'est pas du tout ce que j'ai voulu dire. Nostrand est un imbécile et j'ai bien aimé votre bluff. La question que je vous posais, c'est : Êtes- vous cynique ? Avez-vous tendance à rejeter des notions nouvelles si elles ressemblent à ce que vous avez d'ores et déjà classé comme des idioties ? Les tables tournantes, pensa Doyle. Nous y voilà. — Non, je ne crois pas, répondit-il avec lenteur. — Quelqu'un prétendrait-il détenir la preuve irréfutable que l'astrologie fonctionne ou qu'il existe un monde oublié au centre de la Terre ou que l'un de ces phénomènes que tout être sensé tient pour impossibles est en fait parfaitement envisageable, consentiriez-vous à l'écouter ? Doyle plissa le front. — Ça dépendrait d'abord de la personne qui me dirait ça mais, au fond, je ne crois pas. Bon, se dit-il. Il me reste toujours cinq mille dollars et mon billet de retour. Darrow hocha la tête. Il avait l'air satisfait. — C'est bien, vous dites ce que vous pensez. L'espèce de charlatan que j'avais hier aurait soutenu que la lune est une balle de golf égarée par Dieu, si je lui avais dit qu'il en était ainsi. Il en bavait devant les vingt tickets, le mec. Bon, je vais vous dire ça tout cru. Le temps presse et je crains que, de tous ceux que nous avons vus, vous soyez ce qu'il y a de plus approchant comme spécialiste de Coleridge. Le vieil homme soupira, se passa les doigts dans sa chevelure clairsemée puis décocha un regard dur à Doyle. — Le temps, reprit-il sur un ton solennel, le temps est comparable à un fleuve qui roule sous une couche de glace. Il nous étire comme si nous étions des plantes aquatiques, de nos racines vers l'extrémité de nos tiges, de notre naissance vers notre mort, et se courbe autour des roches ou des souches qui se présentent au long de son cours ; et nul ne peut échapper à ce fleuve à cause du toit de glace qui le surplombe et nul ne saurait le remonter à contre-courant, ne fût-ce qu'un instant. Il s'interrompit pour écraser sa cigarette sur une vieille reliure de maroquin. Doyle était nettement déçu d'entendre de telles platitudes alors qu'il avait espéré voir son scepticisme réduit à néant par de fantastiques révélations. Apparemment, il y avait quand même quelques rouages de faussés dans le cerveau du vieillard. — Certes, fit-il, sentant bien qu'on attendait une réponse de sa part. C'est un concept qui ne manque pas d'intérêt. — Un concept ? (A présent, c'était Darrow qui avait l'air fâché.) Je ne fricote pas dans les concepts, fils. (Il s'alluma une autre cigarette et gronda tranquillement, comme pour lui-même :) Mon Dieu, commencer par fouiller de fond en comble l'édifice entier de la science moderne - à seule fin de trouver ça ! - puis passer des années à tenter d'extraire quelques gouttes de vérité de… de certains vieux grimoires, et en soumettre à expérience les résultats et en élaborer un système, avoir ensuite à houspiller, à contraindre et même, par deux fois, à faire chanter les gars de mes labos d'études temporelles à Denver ! Ces types de la mécanique quantique qui sont censés être les esprits les plus perceptifs et les plus flexibles de tout le monde scientifique moderne, j'ai dû les forcer à ne fût-ce que se pencher sur des putains d'évidences empiriques et à en élaborer une structure utilisable… ce qu'ils ont finalement réussi à faire après avoir constitué un langage de synthèse complètement neuf en puisant dans la géométrie non-euclidienne, dans le calcul tensoriel et dans les symboles alchimiques… et j'ai fini par obtenir quelque chose, la bon Dieu de merde de découverte la plus importante de ma carrière, si ce n'est pas celle de l'humanité tout court depuis 1916. Et voilà que lorsque je résume le tout en bon anglais sous une forme assimilable par l'universitaire miteux auquel je fais l'honneur de cette révélation, il s'imagine que je viens de dire : « La vie n'est qu'un songe » ou « L'amour vaincra. » Il exhala une longue bouffée de fumée en un sifflement dégoûté. — Je ne voulais pas être impoli, Mr Darrow, et… — Vous aviez raison, Doyle, vous n'êtes pas cynique. Simplement idiot. — Et vous ? fit Doyle d'un ton qu'il s'efforça de garder dans les limites acceptables d'une conversation. Pourquoi n'allez-vous pas vous faire voir et patiner sur votre putain de rivière gelée, hein ? (Il se dressa et reposa son fond de cognac.) Vous pouvez garder vos cinq mille dollars, je me contenterai du billet de retour et du remboursement de mon taxi jusqu'à l'aéroport. (Darrow gardait sa mine renfrognée mais, autour des yeux, sa peau parcheminée commençait à se plisser. Toutefois, Doyle était trop en colère pour songer à se rasseoir.) Allez rechercher le vieux Nostrand et racontez-lui cette histoire de plantes aquatiques et le reste de vos foutaises. Darrow le regarda fixement. — Nostrand aurait la certitude que je suis fou. — Alors faites-le… ce sera bien la première fois qu'il ne se trompera pas sur quelque chose. Le vieillard souriait à présent. — Au fait, il m'avait conseillé de ne pas vous contacter. Il disait que vous étiez juste bon à réarranger les recherches des autres. Doyle ouvrit la bouche dans l'intention de riposter avec véhémence mais il se contenta de soupirer. — Et puis merde ! dit-il. Vous traiter de dingue serait donc son deuxième jugement correct. Darrow partit d'un rire ravi. — Je savais bien que je ne m'étais pas trompé sur vous, Doyle. Rasseyez-vous, je vous en prie. Il eût été de la dernière impolitesse de quitter Darrow maintenant qu'il était en train de lui remplir de nouveau sa tasse ; aussi Doyle s'exécuta-t-il en souriant d'un air vaguement penaud. — Vous avez le don de faire sortir les gens de leurs gonds, fit-il remarquer. — Je suis un vieil homme qui n'a pas dormi depuis trois jours. Il aurait fallu me rencontrer trente ans plus tôt. (Il alluma encore une autre cigarette.) Maintenant, essayez de vous représenter ça : si l'on pouvait arriver à prendre pied hors de ce fleuve du temps, sur une sorte de rive, mettons, et à le voir couler sous la glace, n'aurait-on pas en ce cas la possibilité de remonter le courant et d'aller contempler Rome ou Ninive à l'apogée de leur splendeur ou, au contraire, de le descendre et de savoir ce que l'avenir nous réserve ? Doyle hocha la tête. — Donc, à dix milles en amont, l'on verrait César se faire assassiner et à onze, on assisterait à sa naissance. — Tout juste ! De même qu'en nageant à contre-courant dans un fleuve on rencontre d'abord l'extrémité des algues avant d'atteindre leurs racines. Maintenant, écoutez bien, j'en arrive à l'essentiel… Un jour, il s'est passé quelque chose qui a percé des trous dans cette métaphorique couche de glace. Ne me demandez pas comment ça s'est fait mais, répartie sur grosso modo six cents ans, il y a… comme une série de brèches à l'intérieur desquelles certaines réactions chimiques normales ne se produisent plus et où des machines complexes refusent de fonctionner… alors que ces anciennes techniques que nous appelons magie deviennent opérantes. (Il darda sur Doyle un regard dur.) Faites un effort, Doyle. Un simple effort. — Continuez, fit Doyle en hochant la tête. — Dans l'une de ces brèches, donc, une télévision ne marche pas mais un philtre d'amour correctement concocté a toutes les chances de faire effet. Vous me suivez ? — Oui, parfaitement. Mais de telles trouées n'ont pas dû passer inaperçues. — Bien sûr. Ces dossiers là-bas près de la fenêtre sont bourrés de coupures de presse et d'articles, dont certains remontent à 1624, et qui mentionnent, documents à l'appui, des cas où la magie semble s'être révélée d'une efficacité certaine ; et, depuis le début du siècle, il est souvent question d'une coupure de courant ou d'un brouillage radio dans le même quartier. Il existe par exemple une rue de Soho que certaines personnes appellent encore le Cimetière des Voitures parce qu'en 1954, six jours durant, toute automobile qui s'y engageait tombait en panne et devait être dépannée… par des chevaux… jusqu'à la rue voisine où, immanquablement, son moteur consentait à redémarrer. Et, cette même semaine, un médium amateur de troisième ordre qui habitait ladite rue tint la dernière des séances de spiritisme qu'elle donnait à l'heure du thé le samedi après-midi. Nul ne saura jamais ce qui s'y produisit mais on retrouva ces dames à l'état de cadavres glacés alors que leur mort ne pouvait remonter à plus d'une heure et qu'elles se trouvaient dans une pièce chauffée. L'histoire fut étouffée par les journaux qui attribuèrent les défaillances des voitures à… une accumulation d'électricité statique ! Et je pourrais citer des centaines de cas similaires. » Maintenant, je suis tombé sur ces faits maudits alors que… comment dire… que je tentais de parvenir à un résultat que la science ne m'avait pas permis d'atteindre, que j'essayais de découvrir si, quand et où la magie pouvait se révéler opérante. Je me suis aperçu que ces lieux " magie oui, machine non " étaient tous situés dans Londres ou dans sa périphérie et qu'en relevant le tracé de leur répartition chronologique on obtenait une courbe en cloche culminant approximativement de 1800 à 1805. A cette époque, manifestement, les brèches sont extrêmement fréquentes, quoique fort courtes et limitées dans l'espace. Elles se font plus longues et s'espacent à mesure que l'on s'éloigne du sommet de la courbe. Vous me suivez toujours ? — Oui, fit Doyle, avec sagesse. Et ce phénomène remonte aux années 1600, dites-vous ? Donc, lorsqu'elles sont apparues, ces trouées étaient rares et de longue durée. Puis elles se sont accélérées et raccourcies jusqu'à devenir comparables aux impulsions d'un compteur Geiger en, mettons, 1802. Ensuite, elles se sont de nouveau ralenties, redevenant du même coup plus longues. Semblent-elles disparaître complètement aux deux extrémités de la courbe ? — Bonne question. La réponse est oui. Les équations montrent que la première est survenue en 1504 si bien que la courbe couvre environ trois siècles dans chaque direction, ce qui fait une étendue de six siècles. Toujours est-il que lorsque j'ai remarqué la cohérence de ce schéma, j'en ai presque perdu de vue mon objectif initial tant j'étais fasciné par la chose. J'ai voulu faire travailler mes chercheurs sur le problème. Baste ! A croire qu'ils avaient passé leur temps à guetter le moment où je deviendrais sénile et il y a eu deux ou trois tentatives pour me faire interner. Je suis quand même passé au travers des mailles du filet et je les ai forcés à poursuivre, à programmer leurs ordinateurs sur des principes tirés de Bessonus, de Midorgius et d'Ernestus Burgravius, et j'ai fini par apprendre ce qu'étaient ces brèches. Ce qu'elles sont. Des ouvertures dans le mur du temps. — Des trous dans la glace qui recouvre le fleuve. — C'est ça… des baies dans ce toit de glace. Maintenant, si un moment de votre vie, quelque section de cette plante que vous soyez et qu'étire le courant sur une longueur d'environ soixante-dix ans, se trouve dans l'une de ces trouées il vous est possible en ce point de sortir du cours du temps. — Pour aller où ? s'enquit Doyle sur ses gardes et s'efforçant de ne pas laisser paraître dans sa voix la moindre nuance de pitié ou d'ironie. Oui, où ? pensait-il. A Oz, au ciel, ou dans le Royaume en Pain d’Épice ? — Nulle part, lui répondit Darrow. Tout ce qu'on obtient c'est de repénétrer par une autre brèche. Et débarquer en plein Sénat romain pour assister à l'assassinat de César. Ah non, c'est vrai, les trous ne vont pas au delà de 1500 ! O.K., en revanche, pour voir Londres ravagé par l'incendie de 1666. — Juste… pourvu qu'il existe une brèche à cette date. II n'est pas question de refaire son entrée en un point pris au hasard. On est forcé de passer par un trou déjà créé. Mais il est possible de viser une brèche plutôt qu'une autre. Tout dépend de la masse de… propulsion dont vous vous servez pour échapper à celle que vous quittez. Et il est également possible de localiser précisément les brèches dans le temps et dans l'espace. Elles se déploient selon un schéma mathématiquement prévisible à partir de leur source - quelle qu'elle ait pu être - dans les premiers mois de l'an 1802. Doyle fut gêné de se rendre compte qu'il avait les mains moites. — Et cette propulsion dont vous parlez, dit-il, pensif, vous êtes en mesure de la produire. Darrow eut un sourire féroce. — Oui. Doyle commençait à entrevoir le but de ce chantier de démolition, de cette accumulation de livres et, peut-être même, de sa propre présence. — Vous êtes donc capable de voyager dans le temps, dit-il avec un petit sourire gêné tout en s'efforçant d'imaginer J. Cochran Darrow, même vieux et malade, lâché dans quelque siècle antérieur. Je te crains, vieux marin, ajouta-t-il. — Oui. Et cela nous ramène à Coleridge… et à vous. Avez-vous une idée de l'endroit où se trouvait Coleridge au soir du 1er septembre 1810 ? — Grand Dieu, non ! William Ashbless n'arrivera… qu'une semaine plus tard à Londres. Mais Coleridge ? Il devait habiter Londres à cette époque… — Oui. Et ce soir-là, il a donné une conférence sur l'Areopagitica de Milton à la Crown and Anchor Tavern, sur le Strand. — C'est vrai. Mais n'était-ce pas plutôt sur Lycidas ? — Non. Montagu n'y assistait pas, et il s'est trompé. — Cette conférence n'est pourtant connue que par la lettre de Montagu. (Doyle fit un mouvement de tête.) Enfin, je croyais… Le vieil homme sourit. — Quand le GRID se lance dans un travail de recherche, fils, c'est du sérieux. Deux personnes présentes à cette conférence, un employé d'une maison d'édition et un maître d'école, ont laissé des journaux personnels qui sont tombés entre mes mains. Il s'agissait bien de l'Areopagitica. Mon second témoin a même pris en écriture rapide de larges extraits de la causerie. — Quand avez-vous trouvé ce texte ? s'enquit Doyle aussitôt. Une conférence inédite de Coleridge ! Seigneur, pensa-t-il dans un sursaut d'amère jalousie. En aurais-je eu connaissance il y a deux ans, que mon Invité aurait fait une carrière différente ! — Il doit y avoir environ un mois. C'est en février seulement que mon équipe de Denver m'a transmis des résultats concrets et, depuis, nous avons obtenu toutes les publications disponibles sur le Londres de 1810. — Pourquoi ? s'étonna Doyle. — Parce que l'une de ces brèches temporelles s'ouvre justement sur Kensington, relativement proche du Strand, le soir du premier septembre 1810. Et, à la différence de la plupart de ces trouées proches de 1802, celle-ci dure quatre heures. Doyle se pencha pour se servir une autre tasse de cognac. Il sentait grandir en lui une excitation telle qu'il tenta de se calmer à la pensée que, pour fascinante qu'elle fût, cette discussion traitait de l'impossible. Branche-toi dessus pour les vingt mille dollars et pour l'éventuelle possibilité de mettre la main sur le journal de Robb ou sur le calepin du maître d'école. Mais ne pas se faire d'illusions, se contenter de rester dans le coup. — Et il existe une autre brèche ici et maintenant, je suppose ? demanda-t-il. — Ici, c'est exact. Mais pas tout à fait maintenant. Nous sommes encore… (Darrow regarda sa montre)… à plusieurs heures en amont. Elle est parfaitement typique par sa taille d'une brèche éloignée de sa source. Elle s'ouvrira ce soir pour se refermer après-demain vers l'aube. Dès que Denver m'a communiqué les coordonnées du terrain que devait couvrir le champ de force, j'en ai fait l'acquisition et je me suis activé pour le faire niveler. Comprenez, on n'a pas envie d'emporter avec soi des immeubles. Doyle s'aperçut qu'il avait dû sourire avec un air de conspirateur assez semblable à celui de Darrow. — Non, bien sûr. Darrow eut un sourire satisfait et décrocha juste à l'instant où le téléphone se mettait à sonner. — Oui ? Foutez-moi le camp de cette ligne et passez-moi Lamont. Vite. (Il vida sa tasse et la remplit à nouveau.) Ça fait trois jours que je n'ai pas avalé autre chose que du café, du cognac et des barres de chocolat, fit-il remarquer à Doyle. C'est pas si mal que ça une fois que l'estomac s'y est habitué… Tim ? Lâche ton boulot, Newman et Sandovai s'en occuperont. Contacte Delmotte par radio et dis-lui de faire demi-tour puis raccompagne-le jusqu'à l'aéroport. Nous tenons notre homme pour Coleridge. Il raccrocha. — J'ai vendu dix billets à un million de dollars pièce pour cette conférence de Coleridge. Nous effectuerons le saut demain soir à huit heures. A six heures trente, nous tiendrons une petite réunion d'information pour nos hôtes et, bien sûr, il va nous falloir une autorité sur Coleridge. — Moi… — Oui, vous. Il vous faudra faire un petit speech sur notre auteur et répondre à toutes les questions que nos clients vous poseront sur lui, sur ses contemporains ou sur son temps. Ensuite, vous accompagnerez le groupe en 1810 jusqu'à la Crown and Anchor Tavern - assisté par une équipe de gardes compétents qui veilleront à ce que nulle âme romantique ne soit tentée de manquer à l'appel. Vous prendrez des notes au cours de la causerie puis, à votre retour en 1983, vous la commenterez et répondrez aux nouvelles questions qu'elle aura suscitées. (Il regarda Doyle et haussa un sourcil sévère.) Vous allez être payé vingt mille dollars pour voir et entendre ce pour quoi dix autres auront lâché le million. Vous devez vous estimer heureux que nos efforts pour dégoter la plus incontestable autorité sur Coleridge n'aient pas été couronnés de succès. Le commentaire n'était guère flatteur, songea Doyle qui n'en répondit pas moins : « Oui. » Et, sur ce, une pensée le traversa. — Mais qu'en est-il de votre but initial ? Cette entreprise devant laquelle la science avait échoué, la raison pour laquelle, à l'origine, vous avez découvert ces brèches ? Avez-vous renoncé ? — Non, fit Darrow qui n'avait pas l'air de vouloir en parler. Non, je n'ai pas abandonné les recherches. Je m'y suis remis ces derniers jours en modifiant mon angle d'attaque. Rien à voir toutefois avec le projet qui nous occupe. Doyle hocha la tête avec une expression pensive. — Existe-t-il d'autres brèches… euh… en aval de nous ? Sans que Doyle en pût déceler la raison, le vieillard reprit un ton irrité. — Doyle, je ne vois vraiment pas… oh, et puis merde. Oui. Il y en a une. Elle se situe au cours de l'été 2116, elle dure quarante-sept heures et, chronologiquement, c'est la dernière. — Ah bon ! (Doyle n'avait pas envie de provoquer Darrow mais il voulait savoir pourquoi celui-ci ne semblait pas avoir la moindre intention de tenter ce qui pour Doyle était l'évidence.) Pourtant… cet objectif initial… n'auriez- vous pas plus de chances d'y parvenir à cette époque ? Je m'explique : si en 1983, la science vous a presque permis de l'atteindre, en 2116… — Écoutez, Doyle, c'est déjà assez suant de donner un bref aperçu d'un projet sur lequel vous travaillez depuis longtemps sans qu'en plus la personne à qui vous en parlez vienne vous faire de brillantes suggestions sur des manières de procéder que vous avez en fait considérées puis rejetées depuis belle lurette. (Il souffla de la fumée entre ses dents serrées.) Comment puis-je savoir avant d'y être si le monde en 2116 ne sera pas une énorme braise radioactive ? Hein ? Ou s'il n'y régnera pas quelque atroce état policier ? (La fatigue et le cognac devaient avoir miné un sacré pan de la réserve de Darrow car ce fut avec une flamme dans les yeux qu'il ajouta :) Et quand bien même ils seraient en mesure et accepteraient de résoudre mon problème, qu'iraient-ils penser d'un homme venu de plus d'un siècle dans le passé ? (Il froissa la tasse en carton qu'il tenait et un filet de cognac roula sur son poignet.) Et s'ils me traitaient comme un gosse ? Gêné, Doyle revint à Coleridge pour changer de sujet. Mais, bon sang, se dit-il, c'est ça ! Darrow a trop longtemps été le capitaine de son propre navire et il préférerait couler avec que d'accepter les secours condescendants de quelques bons Samaritains, surtout si leur vaisseau est de plus gros tonnage. Darrow saisit aussitôt la perche tendue et s'empressa de revenir à l'affaire en cours. Le ciel commençait à pâlir à l'est lorsqu'un autre chauffeur conduisit Doyle dans un hôtel voisin où, tard dans l'après-midi, un troisième chauffeur vint le chercher pour le ramener sur le terrain. Celui-ci était à présent parfaitement aplani et l'on n'y voyait plus un seul bull. Plusieurs hommes, en revanche, équipés de balais et de pelles, s'activaient à nettoyer le crottin de cheval dont il était jonché. La caravane était toujours là mais, dépouillée de ses câbles d'alimentation et de téléphone, elle donnait une impression d'abandon. Une autre l'avait rejointe, assez grosse pour mériter le nom de mobil home. En descendant de voiture, Doyle remarqua les poulies et les cordes fixées à intervalles réguliers au sommet du grillage ainsi que la bâche pliée qui attendait à même le sol sur tout le périmètre du terrain. Il sourit. Le vieux n'aime pas trop qu'on le regarde, se dit-il. Un garde vint lui ouvrir la grille et le conduisit jusqu'à la nouvelle caravane dont la porte était ouverte. Doyle entra. A l'autre bout de la pièce aux murs lambrissés de noyer et au sol couvert de tapis, Darrow, dont les traits n'étaient guère plus marqués par la fatigue que la veille, parlait avec un homme blond, de haute taille. L'un comme l'autre étaient vêtus dans le style d'avant la Régence - bottes, pantalon moulant et redingote - et ils portaient ce costume avec un tel naturel qu'un instant, Doyle se sentit ridicule dans son banal petit complet. — Doyle ! dit Darrow. Vous connaissez déjà notre chef de la sécurité, je crois. Le grand blond se retourna et il fallut un moment à Doyle pour reconnaître Steerforth Benner. Taillés courts, les cheveux jadis longs du jeune homme s'étaient mis à boucler et il avait rasé sa moustache qui, de toute manière, n'avait jamais été bien fournie. — Benner, s'exclama-t-il, ravi, en traversant la pièce. Je me disais bien que tu devais être quelque part dans ce projet. Ses liens d'amitié avec le jeune homme s'étaient quelque peu rafraîchis ces deux derniers mois, depuis le recrutement de celui-ci par le GRID, mais il était enchanté de retrouver ici un visage familier. — On est enfin collègues, Brendan, fit Benner avec son large sourire si caractéristique. — On fait le saut dans moins de quatre heures, récapitula Darrow. Et il y a tout un tas de choses à faire d'abord. Doyle, nous avons un costume d'époque pour vous, et ces portes, là-bas, donnent sur des vestiaires. Je crains qu'on ne surveille très strictement votre habillage mais il est essentiel que chacun endosse son rôle à la perfection. — Ne devons-nous pas seulement rester quatre heures là-bas ? fit Doyle. — Dans le domaine du possible, Doyle, il y a toujours l'éventualité que l'un de nos invités nous fausse compagnie en dépit des efforts de Benner et de ses gars. Si l'un d'eux fait ça, je ne tiens pas à ce qu'il trimballe sur lui la preuve qu'il est d'un autre siècle. (Darrow leva brusquement la main comme pour attraper au vol la question suivante de Doyle.) Eh non, fils, notre supposé fuyard n'aurait pas la possibilité matérielle de dire aux gens comment la guerre va tourner ou la manière de s'y prendre pour construire une Cadillac ou un truc du genre. Juste avant le départ, chaque invité absorbera une gélule de ce que je vais baptiser, je crois, de l'ATTIC, de l'Anti Trauma Transchronique. Ce qu'il va prendre, en fait - et je vous en prie, Doyle, attendez pour gueuler - c'est une dose mortelle de strychnine dans une gélule conçue pour se dissoudre au bout de six heures. Maintenant, dès que nous serons de retour, on leur récurera les boyaux de fond en comble avec une bonne solution de charbon activé. (Il eut un sourire glacial.) Le personnel en est exempté, bien sûr, sinon je ne vous raconterais pas tout ça. Ils n'ont rien trouvé à redire à ces conditions et je crois que la plupart d'entre eux ont saisi ce qu'elles impliquaient. Ou peut-être pas, se dit Doyle et, soudain, tout le projet lui étant de nouveau apparu complètement dingue, il se vit dans un tribunal, un jour prochain, en train d'essayer d'expliquer pourquoi il n'avait pas informé la police des intentions de Darrow. — Et ça, c'est le speech que vous aurez à faire lors de la réunion d'information, poursuivit le vieillard en tendant à Doyle un papier. Changez-y ce que vous voulez ou récrivez-le entièrement si ça vous chante mais si vous pouviez l'avoir en tête au moment voulu, je serais très content. Maintenant, j'imagine que vous avez envie de comparer vos notes, vous deux, aussi vais-je aller me trouver des occupations dans ma caravane. Le personnel n'aura pas le droit boire pendant la réunion mais je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous vous en jetiez un ou deux tout de suite. Sur ce, il sourit et sortit à grands pas, beau comme un pirate dans ses vêtements archaïques. Lorsqu'il fut parti, Benner ouvrit un placard qui se révéla être un bar. — Ah, ah ! fit-il. On t'attendait, visiblement. Il exhiba une bouteille de Laphroaig et Doyle, malgré ses soucis, fut heureux de voir qu'il s'agissait de celle en verre blanc, l'ancienne qualité à 45° 7. — Seigneur ! Sers-m'en un. Sec. Benner lui tendit son verre et se concocta un Kahlualait qu'il dégusta en souriant à Doyle. — A mon avis, l'alcool est aussi nécessaire que l'écran plombé. Je n'aurais pas accepté de rester planté sur la trajectoire de toutes ces radiations sans une bonne dose de gnôle dans le ventre. Doyle avait été sur le point de demander un téléphone pour appeler la police mais la remarque de Benner le prit de court. — Maintenant ? — Oui. La conversion tachyonique. Il ne t'a pas expliqué comment on allait sauter jusqu'en 1810 ? Doyle se sentit tout vide. — Non. — Est-ce que tu t'y connais un peu en théorie des quanta ? Ou en physique subatomique ? Sans que ce mouvement résultât d'une volition consciente, la main de Doyle porta le verre à sa bouche et avala une rasade de scotch. — Non. — Mon savoir en la matière est lui-même insuffisant mais, fondamentalement, ce qui va se passer, c'est qu'on va tous nous aligner sur le trajet de radiations d'une fréquence effroyablement haute, bien supérieure à celle des rayons gamma - les photons sont pratiquement dénués de masse, tu comprends, si bien qu'il est possible d'expédier bataillon sur bataillon sans courir le risque de les voir se marcher sur les pieds - et lorsque ces particules nous frapperont, les propriétés particulières de la brèche nous protégeront de ce qui surviendrait en temps ordinaire. Je ne suis d'ailleurs pas très sûr de ce qui se passerait normalement mais j'ai la certitude que nous ne serions pas beaux à voir après. (Il savoura une goulée de son verre.) Quoi qu'il en soit, comme nous serons dans cette trouée, la seule manière dont la nature pourra compenser les anomalies provoquées sera de nous transformer en tachyons honoraires. — Mon Dieu ! s'exclama Doyle d'une voix blanche. Nous allons devenir des fantômes. D'accord, nous allons rencontrer Coleridge, mais c'est au ciel que nous le verrons. (Dans la rue, il entendit klaxonner une voiture et ce bruit lui parut plus lointain qu'il ne pouvait l'être en réalité. Il se demanda vers où se dirigeait cet innocent et quelle triviale difficulté l'avait amené à user de son avertisseur.) Benner, écoute-moi… nous devons nous tirer d'ici en vitesse et avertir la police. Bon sang, mon vieux… — Nous n'avons strictement rien à craindre, l'interrompit Benner qui souriait toujours. — Comment peux-tu en être sûr ? Ce type est probablement fou à lier et… — Calme-toi, Brendan. Est-ce que j'ai l'air normal ? Est-ce que le grillage est toujours debout ? Oui ? Alors cesse de t’inquiéter car, il y a deux heures, j'ai fait un bond en solo dans une petite brèche de l'an 1805. — Tu as vraiment fait ça ? fit Doyle en rivant sur Benner un œil soupçonneux. — Croix de bois, croix de fer… Ils m'ont fait revêtir… oh, imagine-toi un mec du Ku Klux Klan qui aurait un goût pour les tissus métallisés et qui pourrait se passer de trous pour les yeux dans sa cagoule… et puis ils m'ont fait monter sur une plate-forme près de la clôture pendant qu'ils disposaient leur machine infernale juste de l'autre côté. Ensuite, pfuitt ! Une minute avant, j'étais ici et aujourd'hui, la suivante, je me suis retrouvé dans une tente dressée sur une prairie voisine d'Islington, et en 1805. — Dans une tente ? Le sourire de Benner prit un pli perplexe. — Ouais, c'était vraiment bizarre. J'ai atterri dans une sorte de campement tsigane. La première chose que j'ai vue en ôtant la cagoule, c'est cet intérieur de tente tout embrumé de fumées d'encens et encombré de trucs à l'aspect égyptien. Et il y avait un vieux type chauve au teint cadavérique qui braquait sur moi des yeux éberlués. J'ai pris peur et j'ai couru vers la sortie - ce qui n'était pas une mince affaire avec la robe que je portais - et, dehors, je suis tombé sur un paysage de campagne anglaise sans autoroutes ni poteaux télégraphiques, ce qui me fait dire qu'il s'agissait bien de 1805. Tout autour, j'ai vu des tas de chevaux, d'autres tentes et plein de bohémiens qui me regardaient ; puis à cet instant précis, la brèche s'est refermée. Dieu merci, je n'avais pas couru assez loin pour sortir du champ - et le crochet mobile m'a ramené ici et maintenant. (Il eut un petit rire.) Je me demande ce que les romanichels ont pensé lorsque j'ai disparu et que ma robe vide est tombée à terre. Doyle resta plusieurs secondes à fixer Benner. Quoique perpétuellement aimable, le jeune homme n'était pas de ceux que l'on pouvait croire sur parole… Toutefois, ce n'était pas sa manière de mentir. Piètre acteur, il n'aurait su donner à son récit une telle force de conviction et, tout spécialement, cette nuance de perplexité à propos du vieil homme chauve de la tente. Dans un vertige, Doyle s'aperçut qu'il tenait cette histoire pour véridique. — Seigneur, fit-il dans un chuchotement teinté d'envie. Quelle était l'odeur de l'air ? Quelle impression donnait le contact avec le sol ? Benner haussa les épaules. — Ça sentait l'air pur et j'avais de l'herbe sous les pieds. Les chevaux ressemblaient à des chevaux. J'ai trouvé les bohémiens plutôt petits mais peut-être qu'ils sont tous comme ça. (Il gratifia Doyle d'une chaleureuse claque dans le dos.) Allez, ne te fais pas de bile. Le rinçage au charbon les débarrassera de toute toxine et je vais m'arranger pour que pas un seul ne file. Est-ce que tu veux toujours appeler les flics ? — Non. (Non, certainement pas, se répéta Doyle avec insistance. Je veux voir Coleridge.) Excuse-moi, maintenant. Faut que je me mette à ce discours. A six heures vingt, Doyle estima qu'il avait son allocution bien en tête. Il se leva, soupira, traversa le petit bureau dont Darrow lui avait laissé l'usage et ouvrit la porte qui donnait sur la pièce principale. A l'autre bout, il vit quelques personnes bien vêtues qui faisaient les cent pas, séparées de lui par une douzaine de chaises vides autour d'une grande table. Des centaines de bougies brûlaient dans les chandeliers et leur douce lumière jouait sur le bois poli des lambris et sur la rangée de verres qui attendait devant les chaises. Et il perçut vaguement dans l'air le fumet des grillades. — Benner, appela-t-il à voix basse en repérant le jeune homme qui, nonchalamment appuyé contre la paroi près de la table et en parfaite harmonie avec sa mise, ouvrait d'un coup de pouce une tabatière pour porter à ses narines une pincée de poudre brune. Benner leva les yeux. — Bon sang, Brendan… atchoum ! Bon sang de bonsoir ! Tout le personnel est censé être en costume à l'heure qu'il est. Tant pis, les invités sont dans les vestiaires et, d'ici quelques minutes, tu pourras te changer. (Il rangea la tabatière et s'avança vers Doyle en couvant ses vêtements d'un regard sévère.) Ton crochet mobile, au moins, tu l'as ? — Bien sûr. (Doyle retroussa la manche de sa chemise et lui montra, serrée autour de son avant-bras, la bande de cuir avec son système de blocage.) C'est Darrow lui-même qui me l'a mis il y a une heure. Viens donc écouter mon discours. Tu en sais assez sur… — Je n'ai pas le temps, Brendan, mais je suis sûr qu'il est parfait. Ces bon Dieu de gens, chacun d'eux se croit le maharajah de la planète. Un homme se précipita vers eux, vêtu comme Benner à la mode des toutes premières années du XIXe siècle. — C'est encore Treff, chef, dit-il sans s'exciter. On a finalement obtenu qu'il se déshabille mais il se refuse à ôter la bande qu'il a sur la jambe et il est manifeste qu'il y cache quelque chose. — Bordel, je savais bien qu'il y en aurait toujours un pour nous faire ce coup-là. Putains de riches ! Viens, Doyle. De toute façon, c'est ta prochaine étape. Alors qu'ils traversaient la pièce, l'impressionnante silhouette de Darrow fit son entrée par la porte principale et leurs chemins se croisèrent à l'instant même où un homme courtaud et velu qui ne portait rien d'autre qu'une bande élastique autour de la cuisse surgit en vociférant de l'une des cabines d'essayage. — Mr Treff, fit Darrow en haussant ses sourcils blancs et broussailleux tandis que le timbre profond de sa voix imposait le silence à tous les autres. Vous avez de toute évidence mal interprété nos consignes en matière de costume. Plusieurs personnes éclatèrent de rire et, de rouge, le visage de Treff se fit cramoisi. — Darrow, je garde cette bande, c'est compris ? Ordre du médecin ! De toute façon, je vous paye un million de dollars et ce n'est pas un échappé de l'asile qui va… Par le plus grand des hasards, il se trouva que Doyle tourna vers Benner un sourire nerveux et qu'il fut donc le seul à le voir sortir un couteau effilé de sa manche mais, en revanche, tout le monde assista au bond gracieux que fit le jeune homme - tel un escrimeur qui se fend - avant de glisser le plat de sa lame sous le bandage contesté puis, à l'issue d'une pause théâtrale, de faire un brusque mouvement latéral qui cisailla nettement de haut en bas les couches de tissu compressif. Une bonne poignée de lourds objets à l'éclat métallique dégringolèrent sur le tapis. Un bref coup d'œil permit à Doyle de reconnaître dans le tas un briquet Colibri à rayon palpeur, une Seiko à quartz, un minuscule carnet de notes, un automatique de calibre 25 et pour le moins trois plaques d'or massif d'une once. — On pensait pouvoir acheter les indigènes avec de la verroterie, n'est-ce pas ? fit Darrow en remerciant d'un signe de tête Benner qui reprit position près de Doyle et fit disparaître son couteau. Vous n'ignorez pas qu'il s'agit d'une violation des termes de notre contrat. En conséquence, votre billet vous sera remboursé à cinquante pour cent et nos gardes vont immédiatement vous escorter jusqu'à la caravane, à l'extérieur du terrain, où vous jouirez d'une captivité dorée en attendant l'aube. Et, dans un esprit de pure sollicitude amicale, ajouta-t-il avec le sourire le plus glacial que Doyle eût jamais vu, je vous conseille fortement de nous quitter sans esclandre. — Ce qu'il y a de bien dans tout ça, fit Benner à mi-voix tandis que Treff, toujours à poil, était entraîné jusqu'à la porte du mobil home, c'est qu'il y a maintenant une cabine de libre. Profites-en, Brendan. A coups d'« Excusez-moi », Doyle se fraya un chemin jusqu'à la cabine récemment désertée. II y trouva un garde assis sur un tabouret qui parut soulagé de voir que ce n'était pas Treff qui revenait. — C'est vous Doyle ? dit l'homme en se levant. — Oui. — D'accord. Déshabillez-vous. En rentrant légèrement son ventre, Doyle se débarrassa de ses vêtements et accrocha soigneusement son complet sur le cintre qu'on lui tendait. Il y avait une autre porte au fond de la petite pièce et le garde s'y engouffra en emportant les effets de Doyle. Ce dernier s'adossa au mur en espérant qu'on ne l'oublierait pas. Il essaya de se gratter sous la bande de cuir qu'il portait à l'avant-bras mais elle était trop serrée pour que l'on pût même y glisser un doigt. Il renonça et résolut d'ignorer simplement les démangeaisons que lui donnait ce fragment de pierre verte logé sous la bande. Un crochet mobile, c'était ainsi que Darrow avait appelé la chose en permettant à Doyle d'y jeter un coup d'œil avant qu'elle ne fût recouverte par la courroie de cuir. Il avait tourné et retourné entre ses doigts le losange de pierre gravé de signes qui lui avaient paru être un mélange de hiéroglyphes et de symboles astrologiques. — N'ayez pas l'air si dégoûté, Doyle, lui avait dit Darrow. C'est ça qui va vous permettre de revenir en 1983. Lorsque la brèche de 1810 s'achèvera, ce truc rentrera de lui-même dans la trouée dont il vient - c'est-à-dire ici et maintenant - et, du moment que vous serez en contact avec lui, il vous ramènera du même coup. Si vous veniez à le perdre, vous nous verriez tous disparaître alors que vous resteriez échoué en 1810. C'est pourquoi il est indispensable qu'il soit bien calé contre votre peau. — Donc, nous allons simplement disparaître de là-bas au bout de quatre heures ? avait demandé Doyle à Darrow pendant que celui-ci lui savonnait puis lui rasait l'avant-bras. Mais si vous avez mal calculé la longueur de la brèche, ne risquons-nous pas de nous évanouir au beau milieu de la conférence ? — Ça ne peut pas nous arriver, lui avait répondu le vieillard. Il est tout aussi nécessaire de se trouver dans le lieu géographique de la brèche que d'être en contact avec le crochet, or cinq milles séparent cet endroit de la taverne où nous nous rendons. (Il avait alors posé la pierre sur le bras de Doyle et commencé d'enrouler la large bande de cuir.) Mais nous n'avons pas fait d'erreur de calcul et nous disposons d'une confortable marge de temps pour regagner l'emplacement de la brèche après la causerie, d'autant que nous emmenons deux coches, avait-il ajouté en serrant fortement la courroie puis en y appliquant le petit verrou. Ne vous inquiétez pas. Et maintenant, adossé, nu, contre la cloison du salon d'essayage, Doyle se souriait dans la glace. M'inquiéter, moi ? Le garde revint et lui tendit un ensemble qui, vraisemblablement, ne ferait se retourner personne en 1810 ; il lui donna aussi quelques instructions sur la manière de le porter et dut même l'aider à faire son nœud de cravate. — On n'aura pas besoin de vous couper les cheveux, monsieur, la mode est à peu de chose près la même en longueur, mais je vais simplement vous donner un coup de brosse pour les ramener plus en avant. Une légère calvitie n'a rien de ridicule. Précisément, cela vous donne un style à la Brutus. Regardez-vous, maintenant. Doyle se tourna vers la glace, redressa la tête et rit. — Pas mal, fît-il. Il portait une redingote marron fermée par deux rangées de boutons. Devant, elle s'arrêtait à la ceinture pour plonger dans le dos sous forme de basques lui flottant à hauteur des genoux. L'étroit pantalon fauve, les grandes bottes à la Souvarov garnies de glands, la cravate de soie blanche qui jaillissait entre les hauts pans du col, tout cela lui donnait à son sens une allure digne, sinon même une crâne beauté. Ces vêtements n'avaient rien de la raideur d'habits flambant neufs : quoique d'une propreté impeccable, ils avaient de toute évidence été déjà portés. De ce fait, Doyle s'y sentait bien et pas du tout engoncé comme dans quelque costume qu'il aurait exceptionnellement revêtu pour une soirée. Lorsqu'il retourna dans la pièce principale, les invités se rassemblaient avec lenteur autour de la table sur laquelle une profusion haute en couleur de mets et de bouteilles était apparue. Doyle prit une assiette et se la garnit puis, se rappelant qu'il faisait partie du personnel, s'astreignit à détourner les yeux du remarquable choix de vins et de bières pour jeter son dévolu sur une tasse de café. — Mettez-vous là, fit Darrow en lui montrant une chaise vide à proximité de la sienne. Doyle, expliqua-t-il à leurs voisins, est notre spécialiste de Coleridge. Tandis qu'il prenait place, il se vit gratifié de signes de tête et de sourires puis un homme aux cheveux blancs et aux yeux malicieux lui dit : — J'ai beaucoup aimé votre Intime Invité, Mr Doyle. — Je vous remercie, fit Doyle dont le sourire flatté s'évanouit au bout de quelques secondes lorsqu'il reconnut Jim Thibodeau, auteur - en collaboration avec son épouse que Doyle découvrit assise un peu plus loin - d'une monumentale Histoire de l'Humanité en plusieurs volumes et qui, rien que dans le chapitre consacré aux poètes romantiques anglais, avait fait montre d'une aisance de style et d'une profondeur de pensée devant lesquelles Doyle ne pouvait que béer d'admiration et d'envie. Leur présence ici renforçait toutefois le vibrant espoir qu'il nourrissait depuis que Benner lui avait décrit son saut en 1810. Si les Thibodeau prenaient cette histoire au sérieux, c'est qu'il y avait de fortes chances pour que ça marche. On avait débarrassé puis évacué la table avant de redisposer les dix chaises en demi-cercle devant une estrade. Gêné, Doyle requit de Benner qu'il ôte cette dernière et la remplace par le siège que Treff aurait occupé. Il s'y installa et promena son regard sur les invités. Sur les neuf, il en reconnut cinq. Trois, dont les Thibodeau, étaient des historiens de premier plan ; il y avait un célèbre acteur anglais et il était pratiquement sûr d'identifier l'une des femmes comme un médium en renom. Elle avait tout intérêt à contrôler ses dons, se dit-il en se remémorant ce que lui avait raconté Darrow sur l'affaire du Cimetière de Voitures survenue en 1954. II prit sa respiration et commença. — Je ne doute pas que vous soyez familiers de l'œuvre et de la vie de cet homme qui fut le père du mouvement romantique dans la poésie anglaise mais l'excursion que nous allons faire ce soir réclame à coup sûr que nous procédions à un rapide survol de nos connaissances sur le sujet. Né dans le Devonshire, le 21 octobre 1772, Coleridge manifesta très tôt cet éclectisme en matière de lecture qui, entre autres, devait donner à sa conversation un tour des plus fascinants dans une époque qui compta pourtant des personnalités telles que Byron et Sheridan… A mesure qu'il poursuivait, retraçant la carrière universitaire du poète, son accoutumance à l'opium sous forme de laudanum, son mariage malheureux, son amitié pour William et Dorothy Wordsworth ainsi que ses fréquents voyages à l'étranger par suite de l'aversion que lui inspirait son épouse, Doyle observait soigneusement les réactions de son public. Dans l'ensemble, ils semblaient satisfaits, fronçant de temps à autre les sourcils d'un air dubitatif ou hochant la tête, et il se rendit compte que sa présence ici était un luxe raffiné, tout comme la porcelaine de Chine dans laquelle on avait servi la collation alors que des assiettes en papier auraient fait l'affaire. Darrow ne se serait vraisemblablement pas débrouillé plus mal pour parler de Coleridge mais il avait tenu à ce qu'un spécialiste s'en occupât. Au bout d'un quart d'heure environ, il résuma et conclut. Des questions suivirent auxquelles il parvint à répondre sans se départir de son assurance et, pour finir, Darrow se leva, vint se placer près de Doyle et n'eut pas la moindre difficulté à faire converger sur lui tous les regards. Il portait une lanterne qu'il agita en direction de la porte. — Mesdames et messieurs, dit-il. Il est à présent huit heures moins cinq et nos voitures nous attendent dehors. Dans un silence tendu, tout le monde se leva pour revêtir couvre-chefs et manteaux. Cent soixante-dix ans, songea Doyle, c'est la distance à couvrir d'ici jusqu'en 1810. Pourrai-je y arriver avant l'extinction des lumières ? Oui, et en revenir sans doute. Il remarqua, sans y prêter grand intérêt, que son cœur battait à tout rompre et qu'il ne semblait plus capable d'aller jusqu'au bout de ses respirations. Ils sortirent un par un sur le terrain nivelé. Deux coupés, tirés chacun par une paire de chevaux, avaient été amenés à quelques yards de la caravane et, dans la lumière dansante de leurs lanternes, Doyle vit que ces véhicules, tout comme les vêtements d'époque qu'ils portaient, étaient propres et en bon état mais, de toute évidence, loin d'être neufs. — En se tassant un peu, dit Darrow, on peut tenir à cinq dans chaque voiture. Et, puisque Treff n'est plus là, je vais prendre sa place à l'intérieur. Le personnel voyagera sur les banquettes. Benner prit Doyle par le bras cependant qu'à grand renfort de chutes de chapeaux et de glissements de châles, les invités s'installaient dans les coupés. — C'est à l'arrière du deuxième coche que nous allons monter, dit-il. Ils s'acheminèrent vers la voiture la plus éloignée puis grimpèrent sur les deux sièges qui saillaient au-dessus de la malle à la même hauteur que la banquette du cocher. L'air nocturne était glacial et Doyle fut heureux de sentir sous son coude la chaleur que dégageait la lanterne arrière gauche du véhicule. De son perchoir, il vit que l'on amenait d'autres chevaux de l'extrémité nord du terrain. Le coupé tangua sur ses essieux lorsque deux des gardes se hissèrent sur la banquette du cocher et, percevant un cliquetis métallique près de lui, Doyle jeta un coup d'œil vers Benner et vit, dépassant de la pochette de cuir que ce dernier venait de déposer à portée de sa main gauche, les crosses d'une paire de pistolets. Puis il entendit claquer des rênes et crépiter des sabots tandis que le premier attelage s'ébranlait. — Où allons-nous ? demanda-t-il alors que leur propre coupé démarrait à son tour. Spatialement parlant, bien sûr. — Jusqu'à cet endroit près du grillage, là où la bâche est encore à terre. Tu vois cette estrade en planches, presque au ras du sol ? Il y a un camion garé contre la clôture, juste de l'autre côté. — Ah, oui ! fit Doyle, s'efforçant de ne pas trahir par sa voix la nervosité qui était la sienne. Il se retourna et vit que les chevaux qu'il avait aperçus étaient à présent attelés aux caravanes et qu'ils les tiraient toutes deux vers la partie nord de l'enclos. Benner suivit son regard. — Ce terrain, le lieu dans lequel se produit la brèche, doit être débarrassé de tout pour chaque saut, expliqua- t-il. Ce qui viendrait à rester s'en irait avec nous. — Alors, pourquoi tes tentes et tes bohémiens ne sont-ils pas revenus avec toi ? — Au retour, ce n'est pas la même chose, seuls se déplacent les crochets et ce qui est en contact avec eux. Ils jouent le rôle de ces élastiques reliant la balle à sa raquette dans certains jeux. C'est pour lancer la balle qu'on a besoin de déployer une certaine énergie et une mouche viendrait-elle à se mettre en travers qu'elle serait éjectée elle aussi, mais seule, la balle revient. Même ces voitures resteront là-bas, ajouta-t-il, et les lanternes dispensaient assez de lumière pour que Doyle pût le voir sourire. Ma petite balade m'a personnellement appris qu'on y perd même ses vêtements quoique, par quelque miracle, ongles et cheveux réussissent à rester solidaires du corps. Treff a au moins pu assister à ça. (Il éclata de rire.) C'est sans doute pourquoi on ne le rembourse qu'à cinquante pour cent. Maintenant, Doyle était content que le terrain fût protégé des regards indiscrets. Les deux coches atteignirent le grillage et, au travers de ses mailles losangées, Doyle vit le camion avec sa porte coulissante latérale grande ouverte. Une estrade en planches, haute d'un pied tout au plus mais longue d'une bonne douzaine de yards et large d'autant, avait été montée sur la parcelle voisine du camion mais en deçà de la clôture. Elle résonna comme une formation de tambours lorsque les cochers y firent grimper chevaux et voitures. Un petit nombre d'hommes - qui avaient déjà l'air anachroniques dans leur tenue de travail de 1983 - s'empressèrent de dresser des poteaux d'aluminium et d'y draper un tissu raide et manifestement lourd si bien que les deux coupés disparurent bientôt sous une sorte de grande tente cubique. Vu de l'intérieur, à la clarté des lanternes, ce tissu avait un éclat terne et Doyle se pencha sur son siège pour le toucher. C'est une toile de fils d'acier gainés de plomb, dit Benner dont la voix paraissait plus forte dans cet espace clos. Cet après-midi, ma robe et ma cagoule étaient faites de la même matière, ajouta-t-il sur un ton plus calme. Le camion aussi est enveloppé sur trois côtés. Doyle s'efforçait de ne pas laisser Benner s'apercevoir que ses mains tremblaient. — Y a-t-il une explosion réelle ? demanda-t-il en réprimant le tremblement de sa voix. Sentirons-nous une secousse ? — Non. En fait, tu ne sentiras rien. Juste une… dislocation. Dans la voiture en contrebas, Doyle entendait les gens chuchoter et, de l'autre coche, lui parvint le rire de Darrow. Comme en écho, l'un des chevaux se mit à piaffer. — Qu'est-ce qu'on attend maintenant ? murmura Doyle. Il faut laisser aux hommes d'équipe le temps d'atteindre la grille et de sortir de l'enclos. Bien que les voitures fussent à l'arrêt, Doyle continuait d'avoir la nausée, d'autant qu'à l'intérieur de cette tente spéciale régnait une atroce odeur d'huile et de métal. — Je suis au regret d'avouer que cette puanteur… commença-t-il dans un souffle. Brusquement, quelque chose bougea, violemment mais sans le moindre mouvement, et la notion de profondeur et d'espace cessa d'être applicable à ce qu'il voyait, ne laissant sous son regard qu'une morne grisaille éclaboussée de taches lumineuses dénuées de toute signification. La rambarde qu'il étreignait à deux mains devint son seul repère - tout avait disparu, nord, sud, haut, bas, et il se retrouva plongé dans ce cauchemar auquel l'hôtesse l'avait arraché la nuit dernière dans l'avion. Il sentit la vieille Honda déraper sur l'asphalte humide et l'éjecter à l'horizontale à une vitesse insensée cependant que le hurlement terrifié de Rebecca s'interrompit net au moment de l'impact… La plate-forme s'était dérobée sous eux d'une courte distance et elle se fracassa lorsque les quatre chevaux et les lieux voitures y retombèrent. Le sol ayant perdu toute planéité, les poteaux s'infléchirent vers l'intérieur et, bientôt, tout fut enseveli sous les plis lourds du tissu plombé. Ce fut avec soulagement que Doyle accueillit la douleur causée par un poteau qui, après avoir rebondi sur le toit du coche, lui heurta l'épaule car elle attestait l'existence d'un ici et d'un maintenant. S'il avait mal, songea-t-il dans les brumes de son esprit, c'est que ce monde devait être réel et il s'extirpa de cet accident de moto remémoré. Quant à l'odeur qui l'avait incommodé, son intensité n'avait cessé de croître car un pan de la tente effondrée lui maintenait à présent la tête collée contre le toit de la voiture. Et, se dit-il, rien ne vous relie probablement plus à la réalité environnante que la sensation d'écœurement. A l'instant même où il pensait avoir rassemblé assez d'énergie pour lutter contre le malaise, le voile de plomb fut ôté de dessus lui et le fait de se retrouver respirant l'air frais de la nuit ravala l'idée de vomir au rang de simple apitoiement sur soi-même. Il promena son regard sur la prairie bordée de grands arbres et baignée par le clair de lune où les deux coches étaient à l'arrêt. — Ça va, Brendan, lui demanda Benner pour - Doyle en prit soudain conscience - la seconde fois. — Ouais, ça va, je me sens bien. Mon Dieu ! Quel saut ! Comment vont les autres ? Et les chevaux, pas de problème ? Doyle éprouvait une certaine fierté à pouvoir poser au débotté des questions si précises mais il aurait bien aimé être en mesure de le faire sur un ton moins précipité et en cessant de hocher la tête. — Calme-toi, lui dit Benner. Tout se passe à merveille. Tiens… bois. Il dévissa le bouchon d'une flasque et la tendit à Doyle. Quelques secondes plus tard, ce dernier se prit à penser que l'alcool était encore plus efficace que la douleur - et sans doute que le fait de vomir - pour se réconcilier avec la réalité. — Merci, dit-il sur un ton nettement plus serein en rendant le flacon à son propriétaire. Benner hocha la tête, rempocha la flasque et sauta sur l'estrade fracassée pour aller rejoindre quatre des six gardes qui étaient occupés à creuser un trou et à replier de leurs mains gantées la toile plombée. En un temps si court que Doyle eut la certitude qu'ils s'y étaient longuement entraînés auparavant, ils eurent enfoui le ballot et regagné leurs places sur les coches. — Faudrait que tu jettes un coup d’œil sur la plate-forme, lui fit remarquer Benner qui avait à peine l'air d'être essoufflé. On l'a crevée sur trois bons pouces de profondeur en sautant Si on n'avait pas été dessus, les chevaux y auraient perdu leurs sabots et il aurait manqué un sacré bout des roues. Les cochers firent claquer les rênes et les deux attelages s'extirpèrent des planches brisées pour aborder le sol herbu. Puis, au pas, ils commencèrent à traverser le pré. En quelques minutes, ils eurent atteint le rideau de saules qui leur dissimulait la route. L'un des gardes bondit à terre, s'accroupit, jeta un coup d’œil à droite et à gauche puis, d'un geste, leur fit signe de rester à couvert. Peu de temps après, une calèche apparut sur la gauche pour s'enfoncer aussitôt sur la droite en direction de la ville. Doyle la suivit du regard, fasciné à la pensée que ce joyeux couple qu'il venait d'entrevoir entre les branches des saules allait sans nul doute mourir plus d'un siècle avant sa naissance. Dans le claquement des rênes et le tintement des grelots garnissant les harnais, les chevaux s'engagèrent dans le fossé dont ils parvinrent, non sans efforts et maints dérapages, à faire ressortir les coches pour gagner la route. Puis ils virèrent à droite et, une minute plus tard, ils filaient à bonne allure vers l'est en direction de Londres. Les lanternes dont la flamme avait vacillé, au bord de l'extinction, pendant la cahotante traversée du fossé reprenaient à présent, suspendues à leur crochet, la régularité d'un balancement d'arrière en avant et jetaient des reflets jaunes sur le dos des chevaux et sur les dorures des voitures ; encore que leur lumière fût presque éclipsée par le clair de lune qui givrait les arbres et transformait la route en luisante traînée de cendre pâle. Il suffit de chevilles sveltes et légères, pensa Doyle, pour arriver avant l'extinction des lumières. 2 Obscure fut ma naissance et terriblement lointaine… Percy Bysshe SHELLEY. Dominant les trottoirs où se pressait la foule, les hautes croisées des majestueux immeubles à balcons d'Oxford Street brillaient toutes, en cette orée du samedi soir, de l'éclat des lustres illuminés. Partout ce n'étaient qu'hommes et femmes élégamment vêtus qui déambulaient bras dessus bras dessous, découpant leur silhouette contre les vitrines des magasins, contre les porches éclairés, prenant ou quittant les fiacres qui se disputaient les meilleures places sur le bord de la chaussée. L'air vibrait des cris des cochers, du fracas vrombissant des roues qui, par centaines, résonnaient sur le pavé de galets et des clameurs scandées, légèrement plus supportables, par lesquelles les petits marchands ambulants qui avaient dérivé sur les marches occidentales de la foire hebdomadaire de Tottenham Court Road vantaient leurs articles. De son perchoir, Doyle pouvait apprécier les senteurs mêlées de chevaux, de cigares, de saucisses et de parfums dont était chargée la fraîcheur nocturne. Lorsqu'ils tournèrent à droite pour s'engager dans Broad Street, Benner sortit du sac de cuir l'un de ses pistolets - Un modèle à quadruple canon que ses multiples chiens et bassinets dotaient d'un aspect baroque - et, le coude calé contre le toit de la voiture, il le pointa vers le ciel, bien en évidence. Levant les yeux, Doyle s'aperçut que le reste des gardes en avaient fait autant. — Nous pénétrons dans le bas quartier de St. Giles, expliqua Benner. Certains types par ici ne sont guère commodes mais personne n'ira se frotter à une troupe de gens armés. Doyle promena un regard curieux mais néanmoins circonspect sur les venelles et les impasses qui serpentaient à partir de la rue. La plupart étaient noyées dans l'ombre mais quelques-unes étaient vaguement éclairées par les reflets d'une lampe fumeuse suspendue dans un de leurs recoins. Les petits commerces de rue paraissaient être monnaie courante dans le secteur, du moins sur l'artère principale, et les deux attelages passèrent devant des douzaines de cafés en plein air, d'étalages de fripes et de marchandes de quatre saisons dont la plus remarquable fut une terrible vieillarde qui tirait bouffée sur bouffée de sa pipe en terre tout en observant la foule entre des paupières mi-closes. Sur le passage des deux coches, plusieurs personnes crièrent des choses avec un accent si fort que Doyle put à peine saisir de temps à autre un « bordel » ou un « satané » mais le ton lui parut plus railleur que réellement agressif. Il regarda derrière lui et toucha le bras de Benner. — Excuse-moi si je t'ai surpris, s'empressa-t-il de dire, mais ce véhicule… là, derrière le tombereau de pommes de terre… il nous suit depuis Bayswater Road. — Pour l'amour de Dieu, Brendan, nous n'avons pris qu'un virage depuis, fit Benner entre ses dents non sans une pointe d'impatience. (Toutefois, il se retourna.) Bon sang, ce n'est qu'un… (Il parut soudain rongeur.) Je crois que c'est un chariot de bohémiens. — Encore des bohémiens ! fit Doyle. Ils n'avaient pourtant pas l'habitude… enfin, je veux dire qu'il est assez rare de les voir s'aventurer dans les grandes villes, non ? — Je n'en sais rien, répondit Benner avec lenteur. Je ne suis même pas sûr qu'il s'agisse bien d'un chariot de ce type. Mais j'en parlerai quand même à Darrow. La rue se fit plus étroite et plus sombre lorsqu'ils dévalèrent St. Martin's Lane et passèrent devant les hautes tours de la vieille église. Remarquant les petits groupes qui les observaient depuis des porches bas et faiblement éclairés, Doyle fut heureux que Benner eût ses armes. Puis ils retrouvèrent les lumières et la joyeuse animation du samedi soir lorsqu'ils débouchèrent sur ce large boulevard qu'était le Strand. Benner alors rangea son pistolet tarabiscoté. — La Crown and Anchor se trouve juste après le tournant, dit-il. Et cela fait déjà quelque temps que je ne vois plus ton chariot. Entre deux bâtiments, Doyle vit fugitivement luire la Tamise dans le clair de lune. Il lui sembla qu'à cet endroit il manquait un pont par rapport au souvenir qu'il gardait de sa visite à Londres en 1979 mais, avant qu'il n'ait vraiment eu le temps de se repérer, les coches prirent une petite rue latérale et s'immobilisèrent dans un hurlement de freins devant une maison à colombage pourvue d'une enseigne qui se balançait au-dessus de la porte ouverte. The Crown and Anchor, lut Doyle. La Couronne et l'Ancre. Il commençait à tomber quelques gouttes lorsque les invités descendirent des voitures. Darrow, les mains enfouies dans un manchon de fourrure, s'avança vers le seuil. — Vous, dit-il en faisant un signe de tête au cocher du premier coche. Allez garer les voitures. Vous nous retrouverez à l'intérieur. Nous autres, entrons. Et il prit la tête du groupe pour pénétrer dans la chaleur de la taverne. — Dieu Seigneur, monsieur ! s'écria le garçon qui se précipita vers eux. Tout ce monde pour dîner ! Vous auriez dû nous prévenir, on aurait ouvert la salle de banquet du fond. Mais voyons s'il y a assez de chaises pour que vous vous installiez dans la première salle et… — Nous ne sommes pas venus pour dîner, l'interrompit Darrow, mais pour entendre Mr Coleridge. — Ah bon ? (Le garçon se tourna vers un couloir et cria :) Mr Lawrence ! J'ai là tout un tas de gens qui, eux aussi, ont cru que ce poète devait parler chez nous ce samedi-ci ! Toute couleur déserta le visage de Darrow qui, soudain, ne fut plus qu'un très vieil homme affublé de vêtements ridicules. Le manchon lui glissa des mains et atterrit avec un bruit sourd sur le plancher de chêne. Tout le monde gardait le silence quoique Doyle sentît en lui, derrière la surprise et la déception, une crise de rire hystérique qui s'enflait et menaçait d'atteindre un niveau critique. Un homme à l'air débordé surgit du couloir suivi par un autre d'un certain âge, plutôt rondouillard et qui portait de longs cheveux gris. — Je suis Lawrence, le patron de l'établissement, dit-il. Mr Montagu a organisé cette conférence pour samedi prochain, le 8 octobre, et je n'y peux rien si vous êtes tous venus ce soir. Mr Montagu n'est pas là, et il serait fâché de… Doyle n'avait accordé qu'un bref regard au tavernier et fixait à présent le personnage grassouillet et visiblement malade qui ne cessait de battre des paupières avec l'air de s'excuser pendant que Lawrence parlait. Dans son excitation croissante, Doyle leva la main si brusquement que le patron s'arrêta au beau milieu de sa phrase. Puis il se pencha vers l'homme : — Mr Coleridge, je suppose ? — Oui, fit l'homme. Et je vous prie tous d'accepter mes excuses pour… — Un instant (Doyle se tourna vers Lawrence.) Le garçon n'a-t-il pas fait mention d'une salle de banquet inoccupée ? — Euh, oui, c'est exact, mais elle n'est ni balayée ni chauffée… par ailleurs, Mr Montagu… — Montagu n'y trouvera rien à redire. (Il se tourna vers Darrow qui reprenait des couleurs.) Je suis sûr que vous n'avez pas négligé d'emporter quelque argent pour parer à tout imprévu, Mr Darrow. Et j'imagine que si vous rétribuez convenablement ce brave homme, il sera en mesure de nous allumer un feu dans cette salle de banquet et de nous y apporter de quoi boire. Après tout, Mr Coleridge était manifestement persuadé que la conférence aurait lieu ce soir, et nous aussi, alors pourquoi devrions-nous l'écouter, dehors dans la rue quand il se trouve tout autour des tavernes disposant de salles libres ? Je suis certain, ajouta-t-il en se tournant vers Lawrence, que Mr Montagu lui même ne saurait prendre en défaut la logique d'un tel raisonnement. — En ce cas, fit le tavernier sans grand enthousiasme, nous allons devoir détourner de ses tâches une partie de notre personnel… et cela ne manquera pas de nous causer des tracas supplémentaires… — J'offre cent souverains ! beugla Darrow. — C'est d'accord, fit Lawrence d'une voix étranglée. Mais je vous en prie, ne criez pas si fort. Coleridge avait l'air horrifié. — Monsieur, je ne puis permettre… — Je suis odieusement riche, expliqua Darrow qui avait retrouvé sa pondération coutumière. L'argent ne signifie rien pour moi. Benner, retournez donc dans la voiture pour chercher la somme pendant que Mr Lawrence nous montre cette salle de banquet. Puis il se plaça entre Doyle et Coleridge, les prit par l'épaule et les entraîna derrière la silhouette gesticulante et affairée du tavernier. — A votre accent, je présume que vous êtes américains, dit Coleridge, passablement désorienté. Doyle remarqua que le poète prononçait les « r » d'une manière particulière. Ce devait être, se dit-il, un reste d'accent du Devonshire qui avait résisté au passage des années. Pour quelque raison, cela renforçait l'impression de vulnérabilité qui émanait de Coleridge. — Oui, répondit Darrow. Nous sommes de Virginie, de Richmond. — Ah ! J'ai toujours souhaité visiter les États-Unis. En un temps, avec des amis, nous avions fait le projet de nous y rendre. La salle de banquet se trouvait sur l'arrière de la maison. Elle était sombre et particulièrement froide. — Pas la peine de balayer, dit Darrow tout en s'occupant de remettre sur leurs pieds les chaises que l'on avait rangées à l'envers sur la longue table. Il suffira d'un peu plus de lumière, d'un bon feu, d'une généreuse provision de vin et de cognac, et nous nous estimerons comblés. — Tout de suite, Mr Darrow, fit Lawrence en se précipitant hors de la pièce. Coleridge prit encore une gorgée de cognac et se leva. Il promena son regard sur la compagnie qui comptait à présent vingt et un membres car trois personnes qui dînaient dans une autre salle, ayant eu vent de ce qui se passait, avaient décidé de se joindre au groupe. L'un d'eux avait ouvert un carnet et se tenait prêt, le crayon à la main. — Comme vous le savez probablement tout aussi bien que moi, commença le poète, le ton général de la littérature anglaise s'est trouvé modifié, ramené à un mode mineur et plus sombre, lors de la prise de pouvoir, sous la conduite de Cromwell, par les partisans du Parlement, du jour même où ceux que l'on désigne communément par le nom de Têtes Rondes réussirent, en dépit du « droit divin des rois », à faire décapiter Charles Ier. La splendeur athénienne du règne d’Élisabeth - ou plutôt de son ère car ces années furent celles d'une gloire commune à tous les domaines et que notre nation ne connut en nul autre temps - céda la place à l'austérité des Puritains qui renoncèrent conjointement aux extravagances et aux sublimes intuitions de leurs prédécesseurs historiques. Considérons à présent que John Milton avait atteint l'âge de trente-quatre ans lorsque Cromwell parvint au pouvoir et qu'en conséquence, bien qu'il eût soutenu les partisans du Parlement et fort bien accueilli cette nouvelle instauration de la stricte discipline et de la maîtrise de soi, ses modes de pensée ne s'en étaient pas moins constitués durant le crépuscule de la période précédente… Tandis que Coleridge, à mesure qu'il pénétrait dans son sujet, parlait avec plus d'assurance, Doyle se surprit à jeter des coups d’œil sur l'assistance. L'étranger au carnet s'affairait à prendre des notes dans une sorte de sténo et Doyle comprit que ce devait être le maître d'école dont Darrow lui avait parlé la nuit dernière. Ses yeux se rivèrent avec convoitise sur le carnet. Avec un peu de chance, se dit-il, je serai peut-être en mesure de mettre la main dessus dans cent soixante-dix ans. L'homme leva la tête, croisa le regard de Doyle et sourit. Doyle répondit par un petit signe et s'empressa de détourner les yeux. Cesse de regarder en l'air, songea-t-il, furieux, et continue d'écrire. Les yeux mi-clos, les Thibodeau fixaient tous deux Coleridge et, l'espace d'un instant, Doyle craignit que le vieux couple ne fût en train de somnoler ; puis il reconnut dans cette absence d'expression le signe d'une concentration intense et sut qu'ils enregistraient dans leur cerveau la conférence avec autant de précision qu'un magnétoscope. Darrow, lui, contemplait le poète avec un sourire serein et satisfait ; Doyle devina qu'il n'écoutait même pas la causerie mais se réjouissait simplement de ce que sa clientèle parût apprécier le spectacle qu'il leur offrait. Quant à Benner, il ne décollait pas les yeux de ses mains, comme si tout cela n'était qu'un interlude, un temps de repos précédant quelque grand effort à venir. Se pouvait-il, songea Doyle, qu'il se fit du souci à propos de ce quartier mal famé qu'ils allaient devoir retraverser au retour ? Pourtant, à l'aller, il n'avait pas eu l'air de trop s'inquiéter. — Milton, donc, ramène essentiellement la question à un problème de foi, dit Coleridge, amorçant la conclusion de son exposé, d'un type de foi plus indépendant, plus autonome - et en définitive plus solide - que celui recherché par les Puritains. La foi, nous dit-il, n'a rien d'une fleur exotique dont l'acclimatation laborieuse se ferait au détriment des principaux aspects de la vie quotidienne ni d'une illusion précieuse qui devrait être soutenue par des sophismes ou des demi-vérités telles que la croyance enfantine au Père Noël - non pas, somme toute, une prudente et indifférente adhésion à quelque credo constitué mais plutôt la lucide reconnaissance des formes et des tendances qui peuvent être dégagées de chaque parcelle de la structure du monde et qui sont les linéaments de la Divinité. C'est pourquoi la religion ne peut qu'orienter et clarifier et ne saurait en aucun cas véhiculer quelque incitation à la contrainte… car seuls sont susceptibles de louange ou de blâme les actes et les convictions qui sont le résultat d'un choix opéré en toute indépendance. Cela posé, on en vient à considérer comme une restriction criminelle des droits de la personne toute manœuvre volontaire visant à la laisser dans l'ignorance de faits ou d'opinions quels qu'ils soient. Rien ne saurait être rejeté comme inadmissible car plus nombreux sont les fragments de pierre, clairs ou sombres, entrant dans la composition de la mosaïque, plus précise en devient l'image que nous pouvons nous faire de Dieu. Il s'interrompit pour promener son regard sur l'assistance. — Je vous remercie de votre attention, dit-il en s'asseyant. Avez-vous des questions à poser, des points sur lesquels vous voudriez apporter des développements ou exprimer votre désaccord ? Doyle nota que Coleridge, une fois retombée sa fougue oratoire, redevenait le vieux bonhomme humble et grassouillet qui les avait accueillis dans l'entrée de la taverne. Au cours de la conférence, il avait acquis une tout autre envergure. Percy Thibodeau accusa courtoisement Coleridge d'avoir plaqué ses propres convictions sur le texte de Milton et elle lui cita à l'appui de cette thèse de larges extraits de ses essais. Manifestement flatté, le poète lui fit une réponse détaillée, soulignant les nombreux points sur lesquels il différait de Milton. — Toutefois, conclut-il avec un sourire, lorsque j'aborde un personnage de la stature de Milton, la vanité me pousse inévitablement à m'appesantir sur les opinions que je partage avec lui. Darrow plongea les doigts dans son gousset pour en extirper une montre qu'il consulta. — Je crains, dit-il en se levant, que notre groupe n'ait à se mettre en route. Ni le temps ni la marée n 'attendent et nous avons un long voyage à faire. Dans un concert de raclements, les chaises s'écartèrent de la table et tout le monde fut bientôt debout à se débattre avec les manches de son manteau. Presque toute l'assistance - et Doyle fut du nombre - se fit un devoir de serrer la main de Coleridge, et Percy Thibodeau alla jusqu'à l'embrasser sur la joue. — Votre Sara ne saurait se formaliser d'un baiser de la part d'une femme de mon âge, lui dit-elle. Selon toute apparence, celle en qui Doyle flairait une célébrité du monde spirite était entrée dans une sorte de transe. Benner se précipita vers elle en souriant et lui chuchota quelque chose à l'oreille. Elle reprit instantanément ses esprits et se laissa guider par le coude hors de la pièce. — Benner, fit Darrow. Non, excusez-moi, continuez. Mr Doyle… auriez-vous l'obligeance d'aller dire à Clitheroe de ramener les voitures devant l'entrée ? — Certainement. Sur le seuil, Doyle marqua un temps d'arrêt pour jeter un dernier regard sur Coleridge - il craignait de ne s'être pas montré assez attentif, de n'avoir pas tiré de cette soirée autant que, mettons, les Thibodeau - puis il soupira et s'en fut. Le couloir était sombre, son sol inégal, et ni Benner ni le médium n'étaient en vue. A tâtons, il prit un tournant mais, au lieu de se retrouver dans l'entrée, ce fut au pied d'un escalier dont une bougie, dans un renfoncement du mur, éclairait les premières marches. Ce devait être dans l'autre sens, se dit-il, et il fit demi-tour. Il sursauta violemment car un homme de très haute taille se tenait juste derrière lui. Il avait un visage anguleux, creusé de vilaines rides qui semblaient être le résultat d'une longue vie de méchanceté, et son crâne était aussi chauve que celui d'un vautour. — Mon Dieu, vous m'avez fait peur, s'écria Doyle. Excusez-moi, je crois m'être… Avec une surprenante vigueur, l'homme saisit Doyle par la main, le fit pivoter sur lui-même et, d'un violent mouvement de torsion, lui remonta le poignet entre les deux omoplates puis, dans l'instant même où Doyle hoquetait sous la douleur soudaine, un linge humide s'appliqua sur son visage si bien qu'au lieu d'air ce furent d'aromatiques effluves d'éther qu'il inhala. Déséquilibré comme il l'était, il décocha un coup de pied en arrière dans un sursaut de totale panique et sentit le talon de sa botte percuter un os mais les bras puissants qui l'enserraient ne tressaillirent même pas. A se débattre, il ne gagna que d'aspirer toujours plus de vapeurs en dépit des efforts qu'il faisait pour retenir son souffle. Il sentit croître au-dessus de sa nuque la chaude bouffée d'une plongée dans l'inconscience et se demanda désespérément pourquoi quelqu'un - Darrow, Benner, Coleridge même - n'apparaissait pas au tournant du couloir pour donner l'alarme. Cette équipée vespérale, que Richard le Maudit avait d'abord accueillie comme un agréable répit dans le sudorifique labeur de fondre des quantités sans cesse renouvelées d'un stock apparemment inépuisable de cuillères en imitation argent, se voyait à présent gâchée par la description que Wilbur venait de lui faire de la manière dont leur gibier était apparu sur ce pré. — Je me suis faufilé derrière le vieux, lui avait chuchoté Wilbur alors qu'ils attendaient le retour de leur chef sur le banc du cocher, à l'avant du chariot, et je l'ai vu traverser le bois sans se presser, en s'arrêtant à tout bout de champ pour repartir ensuite. Il avait emporté deux de ses joujoux bizarres… cette espèce de cruche en terre, tu sais, pleine d'acide et de plomb, et qui te pique chaque fois que tu touches les deux boutons de métal qui sont au-dessus. Quand il s'arrêtait, d'ailleurs, c'était pour y toucher, le Beng seul sait pourquoi, et, chaque fois, je pouvais voir sa main qui se rejetait en arrière parce que ça le piquait. Il avait aussi son truc à bander qui ressemble à une lorgnette. (Dans cette description, Richard avait reconnu le sextant car Wilbur, incapable de se fourrer dans le crâne que cet instrument ne s'appelait pas le sexcitant, s'était toujours imaginé que le chef regardait des gravures cochonnes lorsqu'il y collait son œil.) Et, pas mal de fois, je l'ai vu s'arrêter pour regarder à l'intérieur - m'est avis que ça lui faisait du bien de se fouetter les sangs. Alors, je suis resté caché derrière un arbre et je l'ai observé quand il a commencé de traverser ce pré tout en regardant ses filles à poil et en se piquant volontairement comme pour se punir. Puis il est arrivé un moment où il a touché sa cruche sans que sa main s'en écarte. Il l'a examinée, l'a secouée, a touché encore une fois les boutons ; ses doigts sont restés dessus et c'est comme ça que j'ai su que son machin était cassé. Tout de suite après, il est revenu en courant vers les arbres, sans s'arrêter cette fois, et je me suis plaqué au sol car j'avais peur qu'il ne m'ait vu. Mais ce n'était pas ça, en fait, car lorsque j'ai risqué un œil, il était caché derrière un tronc à peut-être une cinquantaine de yards de l'endroit où j'étais, et il avait les yeux rivés sur le pré désert. Alors, c'est ce que j'ai fait moi aussi, et je te prie de croire que j'avais la trouille car je me rendais compte que même lui n'avait pas l'air rassuré par ce qu'il était en train de faire. Profitant de ce que Wilbur marquait une pause pour reprendre son souffle, Richard avait plongé la main dans sa chemise pour poser le pouce et l'index sur les oreilles de son petit singe en bois qu'il avait toujours soupçonné d'être facilement bouleversé par les histoires terrifiantes. — Bon, avait repris Wilbur. On est resté comme ça pendant quelques minutes et je n'osais pas partir car j'avais peur d'attirer l'attention du vieux. Et, soudain, il y a eu un grand bruit sourd et une rafale de vent a secoué la cime des arbres, et j'ai regardé dans le pré juste à temps pour voir, au milieu, une grande tente noire qui s'affaissait sur elle-même. (Sur ce, ses doigts s'étaient crispés sur l'épaule de Richard le Maudit.) Et elle n'était pas là deux secondes auparavant lorsque j'avais jeté un coup d'œil ! Elle venait juste d'apparaître, tu comprends ? J'ai fait tous les signes de protection et j'ai répété « Gousse d'ail ! » une bonne douzaine de fois car personne n'aurait pu douter que c'était l'œuvre du Beng. Puis deux chals vêtus comme des gravures de mode se sont extirpés en rampant des plis de cette tente et ont commencé de tirer sur la toile. Et qu'est-ce que tu crois qu'il y avait dessous ? Deux coches ! Avec leurs lanternes allumées, des gens à l'intérieur et des chevaux tout attelés, prêts à partir. Alors, l'un de ces bengo chals a crié très fort : « Quel saut ! Comment vont les autres ? Et les chevaux, pas de problème ? » Un autre l'a vite fait taire puis ils s'y sont mis à quatre ou cinq pour replier la tente et l'enterrer. Ensuite, les deux voitures ont gagné la route et c'est alors que le chef s'est dépêché de rentrer jusqu'au camp - avec moi discrètement sur ses talons - et qu'il nous a dit de prendre cette roulotte pour les suivre. Wilbur s'était à présent retiré à l'arrière du véhicule et, à en juger par son souffle aussi bruyant que ralenti, avait saisi l'occasion de piquer un petit somme. Richard le Maudit lui enviait cette faculté de pouvoir ainsi couper court à toute pensée, si dérangeante fût-elle. Sans pour autant s'en sentir plus à l'aise, le vieux tsigane modifia sa position sur le banc et riva son regard sur la porte arrière de la Crown and Anchor. Le seul fait d'être en ville le rendait déjà nerveux, avec tous ces gadgé qui le dévisageaient et ces prastamengré toujours pressés de coincer un chal romani pour le traîner en prison, et voilà qu'en outre il venait d'apprendre qu'il y avait de la sorcellerie dans l'air si bien que la conscience du danger se traduisait chez lui par un atroce mal de tête. A la différence de la plupart de ses congénères, Richard était doté d'un sens de la durée qui lui permettait de comparer le passé au présent et il regrettait amèrement la disparition, huit ans plus tôt, de leur ancien chef, le vieil Aménophis Fikee. De son temps, les récupérations n'avaient pas été systématiquement dénuées de valeur et l'existence ne s'était pas révélée si chargée d'angoisses. Sa main retourna dans sa chemise et, du pouce, il caressa la tête de son singe pour le rassurer. La porte de service de la taverne s'ouvrit en grinçant et le Dr Romany, un corps inanimé jeté sur son épaule, remonta la ruelle de sa démarche bondissante pour rejoindre le chariot. — Debout, Wilbur, souffla Richard un instant avant que leur chef ne s'encadrât dans l'ouverture arrière du chariot. — Aidez-moi donc à mettre ce type là-dedans, Wilbur, fit Romany à voix basse. — Avo, rya, répondit Wilbur dont le réveil avait été instantané. — Attention, crétin. Ne lui cognez pas la tête… j'ai besoin de ce qu'elle contient. Avo, sur les couvertures, c'est kuchto. Maintenant, ligotez-le et mettez-lui un bâillon. Le vieux chef tira le rideau qui fermait l'arrière du véhicule, le laça puis, avec une agilité surprenante compte tenu des semelles spéciales de ses chaussures, en fit le tour pour grimper sur la banquette aux côtés de Richard. — Ils sont visiblement sur le point de partir, dit-il. J'en ai capturé un mais nous allons tout de même prendre les autres en filature. — Avo, rya, Richard avant de claquer la langue pour donner aux chevaux le signal du départ. Le chariot s'ébranla dans le clapotement de sa bâche sur les hauts arceaux de métal qui oscillaient d'arrière en avant. Ils rejoignirent le Strand, deux pâtés de maisons à l'est de la , taverne, et se garèrent le long du trottoir. Pendant près d'une demi-heure, il leur fallut attendre en supportant la curiosité des passants attirés par les grosses lettres surchargées de fioritures qui, sur les flancs du chariot, proclamaient : EXPOSITION ÉGYPTIENNE ITINÉRANTE DU DR ROMANY. Soudain, Romany plissa les yeux. — Richard, les voilà ! Enfin ! On les suit. Les rênes claquèrent et le chariot se mêla au trafic. Sur le boulevard encombré de berlines et de fiacres, les deux coches prenaient rapidement de l'avance et le vieux rom fut bien vite obligé de se mettre debout sur l'appuie-pieds et de faire appel à toutes les astuces qu'il tirait de sa longue fréquentation des chevaux pour réussir à ne pas perdre de vue ceux qu'ils poursuivaient. Alors que, dans le concert de cris furieux ou affolés des autres cochers, ils se rabattaient brutalement sur leur droite pour prendre St. Martin's Lane, le Dr Romany sortit sa montre, y jeta un bref coup d'œil, la rempocha, et Richard l'entendit marmonner : — Ils doivent probablement s'efforcer d'atteindre la porte avant qu'elle ne se referme. Les trois véhicules lancés à toute vitesse - deux groupés, le troisième à quelque distance derrière - reprirent en sens inverse le chemin qu'ils avaient suivi quelques heures plus tôt et au moment où le pavé d'Oxford Street résonna sous les sabots de leurs chevaux, Richard eut la certitude que l'homme juché à l'arrière du second coche avait remarqué le chariot qui les suivait en se réglant sur leur allure. Et sitôt que Hyde Park eut basculé sur la gauche et qu'ils n'eurent plus autour d'eux que des champs plongés dans l'ombre, un éclair accompagné d'un cognement sourd jaillit de cette seconde voiture et, juste au-dessus de la tête de Richard, une balle de pistolet vint percuter un arceau. — Pré mon dadas mullo ! s'exclama le vieux rom en tirant instinctivement sur les rênes. Cet enfoiré nous tire dessus ! — Qu'il soit damné, votre défunt père ! hurla Romany. Plus vite ! J'ai prononcé un charme pour dévier les balles. Richard grinça des dents puis, abritant d'un bras son pauvre singe en bois, fouetta les chevaux pour leur faire retrouver leur vitesse initiale. Dans cet air humide et glacial, il regrettait amèrement de n'être pas déjà de retour dans sa tente, penché sur la fournaise des creusets. — C'est sûr, maintenant, lui dit Romany. Ils regagnent ce pré qui est entre le bois et la route. Prenez donc le prochain chemin ; nous allons faire le tour pour rentrer au camp. — C'est pour ça que vous nous avez dit de nous installer là, rya ? demanda Richard, tout heureux de pouvoir retenir son attelage et de voir les deux coches s'éloigner sur la route. Vous saviez que ces gens allaient venir ? — Je savais que quelqu'un était susceptible de venir, grogna Romany. Zigzaguant et cahotant, le chariot remonta la piste creusée de fondrières qui s'écartait de la route de Bayswater en contournant le rideau d'arbres par le sud. Près des tentes et des feux mourants, il n'y avait personne qui fût encore debout mais les nouveaux venus furent accueillis par plusieurs chiens qui les observèrent fixement avant de trotter jusqu'aux tentes pour faire savoir à leurs maîtres, par force gambades et remuements de queue, qu'il s'agissait de congénères tsiganes. Quelques instants plus tard, deux hommes se montrèrent et s'approchèrent du véhicule à l'arrêt. Romany bondit à terre et grimaça lorsque les ressorts de ses chaussures se comprimèrent et que le contact du sol lui transperça le corps entier. — Emmenez notre prisonnier dans votre tente, Richard, dit-il. Et faites en sorte qu'il ne lui arrive rien mais qu'il n'ait pas non plus la moindre possibilité de s'échapper. — Avo, rya, cria le vieux bohémien alors que leur chef bondissait déjà de place en place non sans de vertigineuses embardées vers les arbres qui séparaient ce pré de celui où, selon Wilbur, les dangereux étrangers s'étaient matérialisés. Se remémorant la téméraire filature de Wilbur, Richard résolut soudain de ne pas être en reste. — Wilbur, occupe-toi de l'emmener dans ma tente, dit-il. Et ficelle-le comme un saucisson… Je reviens tout de suite. Sur ce, il gratifia son congénère ébahi d'un grand clin d'œil et s'élança sur les traces de Romany. Il prit toutefois légèrement plus à gauche de sorte qu'il atteignit l'orée du petit bois près de cent pieds à l'ouest du point où son chef venait d'y pénétrer - sur sa droite, il pouvait d'ailleurs entendre le vieil homme progresser en silence entre les arbres, quoique avec infiniment moins de discrétion qu'un tsigane - et au moment où Romany prit position derrière un gros tronc en bordure du pré, Richard s'était déjà plaqué au sol à l'abri d'un tertre sans avoir fait le moindre bruit. Les deux coches stationnaient côte à côte au beau milieu du champ et tout le monde en était descendu pour se rassembler quelques yards plus loin. Richard put compter dix-sept personnes dont plusieurs étaient des femmes. — Allez-vous m'écouter ? criait un vieil homme visiblement fâché. Nous ne pouvions pas nous permettre de le chercher plus longtemps. Déjà, nous avons dangereusement rogné sur notre marge de sécurité. Bon Dieu de merde ! Rien que le temps de revenir ici et il ne reste plus que quelques secondes avant la fermeture de la brèche ! De toute évidence, Doyle a décidé… Il y eut un bruit sourd et tous s'affaissèrent à terre. Puis Richard s'aperçut que ces masses informes n'étaient que des tas de vêtements… les gens qui les avaient portés s'étaient volatilisés. Sur ce pré désert éclairé par la lune, il ne restait que des voitures et des chevaux abandonnés. — C'étaient des chals mullo, murmura Richard, horrifié. Des spectres ! Gousse d'ail, gousse d'ail, gousse d'ail ! Dès qu'il vit le Dr Romany se précipiter dans le champ, il se releva et sortit le singe de sa chemise. — Tu n'as même rien besoin de me dire, lui chuchota-t-il. On y va. Et, au plus vite, il rebroussa chemin vers le camp. Bien qu'il fût d'abord incapable de rassembler assez d'énergie pour ouvrir les yeux, Doyle ne douta pas - à cause de l'horrible relent d'antiseptique qui lui imprégnait la tête entière - d'être en train de reprendre conscience dans la salle de repos qui jouxtait le cabinet de son dentiste. Il se passa la langue à l'intérieur de la bouche pour tenter de savoir quelle dent venait cette fois de lui être arrachée. II lui vint alors à l'esprit que la couchette sur laquelle on l'avait fait s'étendre était scandaleusement pleine de bosses… et, songea-t-il avec mauvaise humeur, je me demande ce que peut bien fabriquer l'infirmière avec ma tasse de chocolat ! Il ouvrit les yeux et fut navré de se rendre compte qu'il n'était pas chez son dentiste et qu'en conséquence il était peu probable qu'on lui apportât du chocolat. Il se trouvait dans une tente et la lumière d'une lanterne posée sur une table, non loin, lui permettait de distinguer deux hommes basanés, portant d'épaisses moustaches et des anneaux dans les oreilles, et qui, pour une raison mystérieuse, fixaient sur lui des yeux effarés. L'un d'eux, celui dont les cheveux bouclés se teintaient fortement de gris, avait le souffle court, comme s'il venait de courir sur une longue distance. Doyle n'avait pas davantage l'impression de pouvoir remuer les bras et les jambes. Soudain, il se rappela qu'il était en Angleterre et qu'il y était venu pour donner une conférence sur Coleridge à la requête de ce vieux fou de J. Cochran Darrow. Pourtant, n'a-t-il pas prétendu qu'il me réservait une chambre à l'hôtel ? songea-t-il, furieux. C'est peut-être le nom qu'il donne à cette tente merdique ? Et qui sont ces deux zigotos ? — Où est-ce qu'il est ? grogna-t-il. Où est Darrow ? (Les deux hommes se contentèrent de faire un pas en arrière sans dévier le moins du mondé leur regard insolent. Il était difficilement concevable, qu'ils fussent des employés de Darrow.) Le vieillard avec qui j'étais, précisa-t-il, perdant patience. Où est-il ? — Parti, répondit l'homme qui semblait avoir couru. — Alors, appelez-le, fit Doyle. Vous devez pouvoir trouver son numéro quelque part. Les deux poussèrent un cri et l'un d'eux tira de sa poche un petit singe en bois dont il parut presser la tête entre son pouce et son index. — Jamais nous n'appellerons pour vous l'un de ces fantômes gadgé, chal du Beng ! fit-il d'une voix sifflante. Pour sûr, bien que l'on puisse effectivement trouver le numéro de la bête dans la Bible des gadgé. A cet instant, un chien pénétra dans la tente. Il en fit rapidement le tour la queue entre les jambes, puis ressortit. — Le rya est rentré, dit l'homme au singe. Va-t-en, Wilbur, mais passe par-derrière. — Avo, lança cordialement Wilbur avant d'aller s'aplatir au fond de la tente pour ramper sous la toile. Doyle regardait fixement le rabat de l'entrée. Lorsque le chien l'avait soulevé, il avait entraperçu un paysage nocturne et une bouffée d'air frais lui avait apporté la senteur de l'herbe et des arbres. Sa mémoire avait enfin réussi à s'extirper des vapeurs d'éther pour se remettre à fonctionner et, depuis, il refaisait anxieusement défiler dans sa tête les événements de la soirée. Oui, le saut avait marché, puis il y avait eu la traversée de la ville, ce quartier mal famé, puis, oui, Coleridge ! Et Mrs Thibodeau qui embrassait le poète… Soudain, il sentit un gouffre glacé qui se creusait dans son ventre et des gouttes de sueur froide qui perlaient sur son front car le souvenir de l'homme chauve qui s'était emparé de lui venait de resurgir. Mon Dieu ! se dit-il avec horreur, j'ai manqué le saut de retour. Je n'étais pas dans le pré lorsque la brèche s'est terminée. Le rabat s'écarta brusquement et l'homme chauve qui avait enlevé Doyle à la Crown and Anchor fit irruption dans la tente en rebondissant violemment à chaque pas. Il tira un cigare de sa poche et traversa la pièce pour aller rallumer à la flamme de la lanterne posée sur la table. Puis, gagnant le petit lit, il saisit d'une seule main la tête de Doyle et la maintint dans l'étau de ses doigts pendant qu'il lui approchait de l'œil gauche l'extrémité incandescente de son cigare. Pris de panique, Doyle se cambra, bascula en tous sens ses pieds entravés, mais il eut beau se débattre, sa tête resta bloquée. Au travers de ses paupières crispées, il sentit la chaleur croître sur la surface de son œil qu'un demi-pouce tout au plus devait à présent séparer de la braise. — Mon Dieu, hurla-t-il. Pas ça ! Au secours ! Pas ça ! Faites qu'il cesse ! Au bout d'un moment, la chaleur s'éloigna et la poigne terrible cessa de peser sur sa tête. Il la fit rouler à droite et à gauche en plissant l'œil pour en extirper les larmes. Lorsqu'il retrouva une vision nette des choses, il découvrit l'homme chauve debout près de sa couchette, l'air songeur, tirant bouffée sur bouffée de son cigare. — Je veux tout savoir, fit observer ce dernier. Vous allez me dire d'où vous veniez tous, comment vous avez fait pour voyager grâce aux portes et comment vous les avez trouvées… J'exige de savoir tout ça. Suis-je assez clair ? — Oui, gémit Doyle. (Maudit soit J. Cochran Darrow, gronda-t-il en lui-même, et que son cancer le ronge jusqu'à la moelle. Ce n'était pas mon boulot d'aller chercher les coches !) Oui, je vais tout vous dire. En fait, je vais même faire de vous un homme incommensurablement riche si vous m'accordez une faveur. — Une faveur, répéta le vieillard surpris. — Oui. (Doyle avait la joue qui le démangeait là où avaient roulé les larmes et il était au supplice de ne pouvoir se gratter.) Et lorsque je parle de vous rendre riche, ce ne sont pas des paroles en l'air. Je puis vous indiquer des terres à acquérir, des investissements à faire… Si j'ai le temps d'y réfléchir, je puis même vous dire où trouver des trésors enfouis… de l'or en Californie… la tombe de Toutânkhamon… Agrippant Doyle par ta corde qui s'enroulait autour de sa poitrine, le Dr Romany le souleva en partie du lit et se pencha sur lui jusqu'à ce que leurs deux visages fussent tout proches. — Vous savez ça, vous autres ? fit-il à mi-voix. Où est-ce ? Dans cette position à demi suspendue, Doyle sentait la corde lui mordre si cruellement les épaules et les flancs qu'il eut l'impression d'être sur le point de reperdre conscience. Toutefois, il se rendait bien compte que, d'une façon ou d'une autre, il venait de contrarier ce redoutable vieillard. — Où est quoi ? fît-il d'une voix étranglée. La tombe de Toutânkhamon ? Oui… mais lâchez-moi, je n'arrive plus à respirer. Romany ouvrit la main et Doyle retomba brutalement sur la couche où sa tête, déjà bien embrumée, rebondit lourdement — Alors, où est-elle ? demanda Romany sur un ton dangereusement serein. Doyle jeta autour de lui des regards désespérés mais ne vit personne d'autre dans la tente que le vieux bohémien qui, les yeux remplis de terreur, continuait de le fixer en marmonnant sans cesse les mêmes mots. — Eh bien, commença Doyle d'une voix hésitante, je vais passer un marché avec… Quelques instants plus tard, il comprit que s'il avait des bourdonnements dans l'oreille et si sa joue lui semblait à la fois brûlante et insensible, c'était à la suite d'une claque monumentale que le vieillard venait de lui assener. — Alors, où est-elle ? répéta doucement Romany. — Seigneur ! Calmez-vous ! Il eut soudain la certitude que son bourreau connaissait déjà l'emplacement de cette tombe et qu'il désirait simplement le voir abattre son jeu. Il vit la main de Romany qui remontait. — Dans la Vallée des Rois ! bredouilla-t-il. Sous les huttes des ouvriers qui ont construit la tombe de quelque pharaon ultérieur, Ramsès ou je ne sais quel autre. Le vieil homme fronça les sourcils et, pendant plusieurs secondes interminables, ne fit rien d'autre que tirer des bouffées sur son cigare. Puis il se décida de nouveau à parler. — Vous allez me dire tout, fit-il en prenant une chaise pour s'asseoir mais, à cet instant précis, le chien pénétra à nouveau dans la tente. Cette fois, il resta planté devant l'entrée en grondant. — Des gadgé, murmura le vieux romanichel qui souleva légèrement le rabat pour risquer un œil au-dehors. Duvel nous vienne en aide, rya, ce sont des prastamengré ! Tel un homme qui s'apprête à sauter du haut d'une falaise vertigineuse, Doyle prit une grande inspiration et, avec toute la puissance qu'il était capable d'extraire de ses poumons et de son gosier, hurla : — Au secou-ou-ours ! Instantanément, le vieux bohémien pivota sur lui-même et, dans son élan, renversa d'un coup de pied la lanterne qui se fracassa, éclaboussant d'huile enflammée un pan de la tente. Dans le même temps, Romany avait plaqué sa main sur la bouche de Doyle et lui avait tordu la tête de sorte qu'il avait à présent les yeux fixés sur le sol de terre battue. Puis il entendit le tsigane crier « Au secours ! Au feu ! » une minute avant que le poing du Dr Romany ne s'abattît derrière son oreille gauche, le réexpédiant dans un sommeil sans rêves. Il y avait deux tentes qui brûlaient et ce qui ennuyait Doyle, c'était de ne pouvoir ajuster correctement sa vision. Il aurait bien voulu surseoir à la désagréable impression que lui donnaient le bâillon au goût de laine qu'on lui avait fourré dans la bouche et les cordes qui lui comprimaient les poignets sur les hanches, et ce double incendie promettait d'être une distraction de tout premier ordre à la seule condition qu'il pût s'arranger pour le voir distinctement. II se souvenait vaguement d'avoir été calé en position assise au pied de cet arbre par l'inquiétant vieillard qui, un instant, s'était attardé pour lui prendre le pouls, soulever ses paupières et scruter intensément chaque œil avant de retourner en courant vers l'endroit où se mêlaient flammes et cris. En fait, c'était ça qui l'avait réveillé… le douloureux contact du pouce calleux de l'homme sur sa paupière brûlée. Il rejeta la tête en arrière et fut surpris de voir deux lunes dans le ciel. Quoique sa cervelle ne fonctionnât guère mieux qu'une voiture ayant besoin d'un bon réglage, il n'en parvint pas moins très vite à la conclusion qu'il voyait double et qu'en conséquence une seule tente devait être en feu. Par un effort purement physique, il réussit à fondre les deux lunes en une puis, ramenant la tête à sa position première, il ne vit plus qu'un seul brasier. Une bouffée d'air frais parut entraîner dans son déferlement la brûlante grisaille qui jusqu'alors lui obstruait l'esprit et il fut soudain conscient du monde alentour… de l'herbe et des cailloux sous ses fesses, du tronc rugueux dans son dos et de la pénible étreinte des cordes. Sans le moindre avertissement, un haut-le-cœur lui ramena au fond de la gorge les délicats amuse-gueule de Darrow ; il se raidit pour surmonter ses spasmes nauséeux. Frissonnant dans la brise nocturne devenue glaciale à cause du voile de sueur dont s'étaient soudain couverts son visage et ses mains, il s'astreignit à ne pas penser à ce qui serait arrivé s'il avait vomi pendant son évanouissement avec le bâillon dans la bouche. Il entreprit d'ailleurs de se débarrasser de ce dernier, le poussant avec la langue puis le serrant entre ses dents de sorte que sa langue pût prendre du recul et mieux repartir à l'assaut. Il parvint enfin à le bouter hors de sa bouche et à le faire glisser sous la bande de cuir qui le tenait en place, puis il secoua la tête jusqu'à le voir tomber un peu plus loin sur l'herbe. Alors, bouche ouverte, il respira profondément et s'efforça de rassembler ses pensées. Il lui était impossible de se remettre en mémoire ce qui avait pu l'amener à être abandonné là en spectateur de l'incendie mais il se rappelait fort bien le cigare du vieil homme, et sa joue qui le cuisait restait associée au souvenir d'une gifle reçue. Presque sans en prendre la décision consciente, il s'arracha du tronc auquel il était adossé, retomba à plat sur le sol et commença de s'éloigner en roulant sur lui-même. Le premier résultat de cette manœuvre fut de l'étourdir et de lui faire reperdre cette clarté d'esprit récemment reconquise mais il n'en continua pas moins de progresser ainsi sur l'herbe noire, prenant appui sur un talon pour soulever son corps qu'il basculait alors d'un coup d'épaule et usant de l'élan que lui donnait sa chute pour amorcer le tonneau suivant. Par deux fois, il dut s'arrêter, pris de nausées violentes. Au bout d'un moment, il eut complètement oublié la raison pour laquelle il avait adopté ce mode spécial de locomotion et il s'imagina qu'il était un crayon roulant vers le bord d'un pupitre ou un cigare allumé dévalant sur le bras d'un fauteuil… Non ! Il était hors de question de penser à des cigares ! Soudain, ce fut dans le vide qu'il poursuivit ses tonneaux et il se tendit convulsivement juste avant de plonger dans des flots rapides et glacés. Il rejaillit en surface mais ses poumons, saisis par le froid, se refusèrent à admettre de l'air et, encore une fois, il se retrouva sous l'eau, bras et jambes luttant inutilement contre les cordes. Ça y est, se dit-il, c'est la fin… mais il continua de donner des coups de pieds et, lorsque sa tête creva de nouveau la surface, il aspira une grande bouffée d'air. Une fois revenu de sa panique initiale, il découvrit qu'il n'était pas trop difficile de se laisser porter les pieds en premier par le courant et de remonter d'un coup de reins pour respirer toutes les trente secondes environ. Avant d'atteindre la Tamise, se dit-il, cette rivière devrait connaître des passages moins profonds et quand l'un d'eux se présentera, je pourrai sans doute me débrouiller pour gagner la rive par des sauts de carpe. Son talon heurta un obstacle et il fut dévié latéralement de sorte que son épaule donna sur un rocher, lui arrachant un cri de douleur. L'écueil suivant le retint par le milieu du corps et il contracta ses abdominaux pour y rester accroché le temps de reprendre souffle. Quoique le courant dans son dos l'aidât en le plaquant contre la roche, il se sentit glisser… les ongles de la seule main dont il pût disposer raclèrent inefficacement la pierre humide… et, d'un seul coup, il perdit toute confiance dans son aptitude à gagner la rive par ses propres moyens. — Au secou-ou-ours ! hurla-t-il dans un effort qui eut le double effet de lui faire relâcher sa prise sur le rocher et de le ramener à cet autre moment de la nuit quand il avait poussé le même cri. Duvel nous vienne en aide, rya, ce sont des prastamengré ! Telle fut la phrase qui lui tourna dans la tête alors que, de nouveau, mais presque à bout de forces cette fois, il était repris par le courant qui l'entraînait en aval. Deux fois encore, il hurla pour demander de l'aide tandis que, ballotté en tous sens, il se voyait désormais emporté aussi souvent la tête la première que les pieds devant ; à son grand désespoir, il prit alors conscience qu'il était trop épuisé pour que son prochain appel ne fût pas le dernier et il se mit en conséquence à marsouiner pour mieux, remplir ses poumons et donner le maximum de puissance à ce cri décisif mais, alors qu'il s'apprêtait à le pousser, quelque chose de froid et de pointu s'accrocha dans le tissu de son manteau et le ramena contre le sens du courant. Sous le coup de la surprise, il expulsa dans un hurlement inhumain l'air qu'il avait emmagasiné. — Dieu du ciel ! s'exclama une voix toute proche dans laquelle on percevait un étonnement similaire. Arrêtez de brailler, on est là pour vous sauver ! — Tu as dû lui rompre l'échine, papa, fit une voix de jeune fille. — Rassieds-toi, Sheila, je n'ai rien fait de tel. Non ! Là-bas, à l'autre bout ! Je ne tiens pas à ce que la barque chavire lorsque nous allons hisser ce pauvre diable à bord. Tandis qu'on le tirait en arrière par à-coups, Doyle jeta un œil par-dessus son épaule et découvrit une embarcation pansue avec à son bord plusieurs personnes dont un homme d'âge mûr qui ramenait à lui la longue gaffe dont il s'était servi pour l'atteindre. S'abandonnant au croc salvateur, il se détendit complètement, le visage à fleur d'eau, les yeux fixés sur la lune, et laissa librement pénétrer dans ses poumons l'air frais de la nuit. — Mon Dieu, Meg, regarde un peu ça, fit la voix de l'homme dans le claquement de la perche sur les fargues alors que deux mains s'agrippaient aux épaules de Doyle. Ton bonhomme est ficelé comme une putain de toupie avant qu'on la lance. Une femme marmonna quelque réponse que Doyle ne put saisir. — Ouais, reprit l'homme, on peut tout de même plus se contenter de lui faire un petit bonjour et de le laisser poursuivre sa route, tu crois pas ? D'ailleurs, j'ai la certitude qu'il ne restera pas insensible au fait que nous sommes de pauvres marchands qui nous tuons à la tâche et que même ce petit retard pour jouer les bons Samaritains nous coûte de l'argent. Bon, trêve de discours. (On perçut le clic d'un cran d'arrêt puis, avec souplesse et précision, une lame se mit à taillader et à cisailler les cordes.) Ça y est. Les pieds maintenant pendant que nous y sommes. Parfait, à présent… Bon sang, Sheila, je croyais t'avoir dit de t'asseoir au bout. — Je voulais seulement voir si on l'avait torturé, dit la fille. — M'est avis que c'est une torture suffisante d'être jeté pieds et poings liés dans la Chelsea et de n'en être repêché que pour devoir subir le caquet d'une petite idiote. Va te rasseoir en vitesse ! D'une main, l'homme souleva Doyle par le col de sa redingote puis, de l'autre, il en écarta les basques détrempées pour lui saisir la ceinture du pantalon, le hisser pardessus le bordage et le déposer sur le traversin à l'avant de la barque. Doyle s'efforça de participer mais il était trop exténué pour faire plus qu'agripper le plat-bord lorsqu'il le sentit sous ses mains. Puis il resta étendu sur le traversin, absorbé dans la jouissance de pouvoir se détendre et respirer. — Merci, parvint-il à hoqueter. Je n'aurais… jamais pu… surnager… soixante secondes de plus. — Mon mari vous a sauvé la vie, lui fit observer d'un ton revêche une vieille femme dont la face de pomme de terre venait d'apparaître dans son champ de vision. — Ça va, Meg, il le sait aussi bien que toi, et je suis certain qu'il saura élégamment nous exprimer sa gratitude. Maintenant, je vais devoir retourner à la manœuvre, nous sommes en train de dériver vers la rive. (Il s'installa sur le banc central et, lorsqu'il reprit les rames, Doyle entendit ces dernières cogner dans les fourches.) J'ai intérêt à souquer ferme si je veux avoir une chance de rattraper le temps perdu, Meg, ajouta-t-il plus fort qu'il n'était nécessaire. De toute façon, nous arriverons sans doute trop tard à Billingsgate pour occuper notre place habituelle. Il laissa planer un silence puis se plia en avant et, lorsqu'il se redressa, la barque s'ébranla. Avec curiosité, la jeune Sheila se pencha vers Doyle. — C'étaient des beaux habits de monsieur, ça, avant qu'ils ne soient abîmés, fit-elle remarquer. Doyle fit oui de la tête. — Ce soir, c'était la première fois que je les portais, dit-il d'une voix rauque. — Qui c'est qui vous a ligoté comme ça et qui vous a jeté - •dans la rivière ? Ayant retrouvé son souffle et quelque peu de son énergie, Doyle se redressa. Toutefois, il se sentait encore étourdi. — Des bohémiens, répondit-il à la fille. En plus, ils m'ont… euh… tout volé. Ils ne m'ont pas laissé un cent… je veux dire, la moindre pièce de six pence. — Seigneur, Chris, s'écria la vieille. Il dit qu'il n'a pas un sou. Et il a un drôle d'accent, comme si c'était un étranger. Le clapotis rythmé des rames s'interrompit. — D'où êtes-vous, monsieur ? demanda Chris. — De Calif… euh, je viens d'Amérique. Le vent qui s'engouffrait dans ses vêtements mouillés le faisait trembler de froid et il était obligé de serrer les dents pour les empêcher de claquer. — Réfléchis un peu, Meg. Il lui a fallu de l'argent pour faire un tel voyage. Où se trouve votre hôtel, monsieur ? — A vrai dire, je… bon sang, il gèle. Est-ce que vous n'auriez pas quelque chose dans lequel je puisse m'envelopper ? En fait, je viens juste d'arriver. Et ils m'ont tout pris, mon argent, mes bagages, mon… euh… mon passeport… — En d'autres termes, fit Meg, péremptoire, c'est un miséreux qui grelotte. (Elle tourna vers Doyle un regard de dame patronnesse.) Et comment comptez-vous nous rétribuer le service que nous vous avons rendu en vous sauvant la vie ? Doyle se mit en colère. — Pourquoi ne m'avez-vous pas donné vos tarifs avant de me sortir de l'eau ? J'aurais pu vous dire que c'était au-dessus de mes moyens et vous n'auriez plus eu qu'à poursuivre votre route en quête d'une personne plus rentable à sauver. Je crois que la dernière partie de la parabole m'a toujours échappé, celle où le prospère Samaritain présente ensuite au pauvre diable une facture à rallonges. — Meg, fit Chris, ce pauvre homme a raison, et même s'il lui restait quelque argent, nous ne l'accepterions pas. Je sais qu'il aura plaisir à rembourser sa dette - car vous ne l'ignorez pas, monsieur, c'est ce dont il s'agit au regard de Dieu et des hommes - en nous aidant à nous installer au marché et en portant les paniers lorsque Sheila fera ses tournées. (Son regard se posa sur le manteau de Doyle et sur ses bottes.) Et maintenant, trouve-lui une couverture pour qu'il puisse retirer dessous ses vêtements mouillés. On peut lui donner une vieille tenue de travail de Patrick en échange de ce que nous ne pourrons jamais vendre autrement que comme chiffons. Doyle reçut une couverture qui puait l'oignon et, d'une sorte de coffre à l'avant de la barque, Meg exhuma un lourd manteau et une paire de pantalons, tous deux de gros velours sombre, usés jusqu'à la corde et maintes fois rapiécés, une chemise jadis blanche et une paire de vieilles bottes qui pouvaient avoir honoré les pieds du vieux Chris au temps où il avait l'âge de Doyle. — Ah ! s'exclama-t-elle en exhibant enfin une cravate d'un blanc sale. Celle-là, Patrick la mettait pour les grands jours. Doyle avait si froid qu'il était pressé de revêtir ces nippes qui avaient du moins le mérite d'être sèches et, lorsqu'après avoir ôté ses vêtements mouillés il les repoussa du pied hors de la couverture, Meg les ramassa puis les rangea avec un tel soin qu'il n'eut pas le moindre doute sur leur espoir d'en tirer un bon prix. Il parvint à se sécher correctement les cheveux avec la couverture et, ayant ainsi retrouvé chaleur et bien-être, il se déplaça jusqu'au bout du banc, loin de la mare qui s'était formée sous ses fesses. A présent, il ne manquait plus à son bonheur qu'une pipe, un cigare ou même une cigarette. La barque, remarqua-t-il alors, était pleine de baquets fermés par un couvercle et de sacs de toile bosselés. — Ça sent l'oignon et… ? — La soupe de pois cassés, compléta la jeune Sheila, Les pêcheurs et les poissonniers ont tellement froid à Billingsgate qu'ils se fendent volontiers de deux pennies pour en avoir une assiette. De trois même, en hiver. — Mais notre vrai… commerce… ce sont les oignons, fit Chris d'une voix entrecoupée. La soupe, c'est une simple gracieuseté… car c'est à peine si on y gagne ce qu'elle nous coûte. Ça me ferait mal, songea Doyle avec aigreur. Bas sur l'horizon, une lune énorme et dorée, cernée d'un halo, parait les ondulations de l'eau, les arbres et les champs d'une radiance féerique qui se vit estompée lorsque Meg se pencha pour décrocher la lanterne de la proue puis battit le briquet pour l'allumer avant de la replacer sur son crochet. La rivière s'évasa et Chris fit virer la barque à gauche. — A présent, annonça-t-il calmement, nous sommes sur la Tamise. Sur le large ruban du fleuve, on distinguait deux autres embarcations qui progressaient amarrées l'une à l'autre, lourdes masses flottant presque à fleur d'eau et que surmontait, sous l'enchevêtrement des haubans, le cube proéminent de leur chargement bâché. — Des chalands de fourrage, expliqua Sheila, accroupie aux pieds de Doyle. Une fois, nous en avons vu un qui brûlait et il y avait des hommes en flammes qui se jetaient à l'eau du haut des balles. Ça c'était du spectacle… meilleur que celui des bouis-bouis, et gratuit en plus. — J'espère que les… acteurs s'amusaient aussi, fit Doyle. Il se prit à penser que ce petit voyage serait une anecdote intéressante à raconter un jour autour d'un bon cognac au Boodles ou au White's Club, une fois qu'il aurait fait fortune. Car il n'avait pas le moindre doute là-dessus. Les quelques premiers jours seraient à coup sûr difficiles mais toutes ses connaissances d'homme du xxe siècle ne manqueraient pas de faire pencher la balance en sa faveur. Il pourrait, par exemple, trouver du travail dans un journal et faire un certain nombre d'époustouflantes prédictions concernant l'issue de la guerre ou l'orientation des courants littéraires. Par ailleurs, d'ici environ une semaine, Ashbless devait arriver à Londres et il lui serait probablement aisé de se lier d'amitié avec lui, puis, dans deux ans, lorsque Byron reviendrait en Angleterre, il n'aurait plus qu'à se débrouiller pour lui être présenté avant que Childe Harold n'en fasse une superstar. Bon sang, se dit-il, je puis aussi faire des inventions… l'éclairage électrique, le moteur à combustion interne, l'introduction du tabac de Lattakieh, les W.C. à chasse d'eau… Non, mieux vaut ne pas toucher au cours connu de l'histoire, toute altération risquerait de compromettre le voyage par lequel je suis là ou même les circonstances dans lesquelles mon père et ma mère se sont rencontrés. Je vais devoir être prudent… mais je suppose qu'il me sera quand même possible de faire discrètement quelques suggestions à Faraday, à Pasteur et à toute la clique. Hé, hé ! Le souvenir lui revint d'avoir demandé au portrait de William Ashbless si les femmes, le scotch et les cigares avaient été meilleurs en son temps. Eh bien, tu vas le savoir, se dit-il, puis il bâilla et se renversa confortablement contre un sac d'oignons. — Réveillez-moi quand nous serons en ville, dit-il avant de se laisser conduire au sommeil par le bercement de la barque. 3 Tout intimidé, il descendit en ville Mais n'y rencontra qu'un clown horrible et vil. Ballade ancienne. Quoique le marché au poisson de Billingsgate proprement dit n'eût lieu que dans la grande halle située en bordure du fleuve sur Lower Thames Street, les carrioles des marchands ambulants débordantes de navets, de choux, de carottes et d'oignons se tassaient, moyeu contre moyeu, sur toute la longueur de Thames Street depuis les Tower Stairs, à l'est, au pied du blanc château médiéval avec ses étendards qui flottaient au sommet des quatre tours, remontant vers l'ouest devant la façade gréco-romaine de la Customs House, puis au delà des huit appontements bondés qui desservaient Billingsgate Market, et au delà encore pour ne cesser que juste après London Bridge. Et cette retentissante et tourbillonnante animation mercantile remplissait la rue entière depuis les venelles la bordant au nord jusqu'au point où la chaussée basculait brutalement vers le fleuve dix pieds plus bas, sans compter que les barques des huîtriers amarrées côte à côte aux pilotis du débarcadère constituaient, avec les planches posées en travers de leurs plats-bords, un étroit passage branlant que les marchands ambulants avaient surnommé Oyster Street. Adossé contre un angle de la halle au poisson, Doyle avait la certitude qu'au cours de la matinée ses pas l'avaient porté dans chaque point du marché. Il jeta un regard dégoûté sur son panier d'oignons rabougris et, une fois de plus, regretta d'avoir tenté de tromper sa faim en en mangeant un. Puis il tâta sa poche pour s'assurer qu'elle contenait toujours les quatre pennies qu'il avait jusqu'alors tirés de son commerce. « Au delà d'un shilling, tout ce que vous gagnerez sera pour vous », lui avait dit Chris la dernière fois qu'il était repassé avec Sheila près de la barque. « A présent, vous devez savoir comment vous y prendre et vous pouvez faire une ou deux tournées tout seul. » Sur ce, il avait tendu à Doyle un panier rempli de ce qui devait être un choix des plus vilains oignons de tout le chargement, puis il l'avait expédié dans une direction et Sheila dans une autre. La morbide jeune fille n'aurait certes pas constitué la plus agréable des compagnies mais maintenant, elle lui manquait. Et un shilling, ça fait quand même douze pence, songea-t-il avec désespoir. Je n'arriverai jamais à tirer une telle somme de ces avortons de légumes, et encore moins le supplément que je suis censé garder. Il s'arracha le dos du mur de planches et se traîna une fois de plus en direction de la Tour en tenant son panier devant lui. — Oignons ! cria-t-il sans grande conviction. Qui va m'acheter mes beaux oignons ? C'était Sheila qui lui avait appris la litanie. Une charrette au plateau vide s'approcha dans un bruit de tonnerre et quand les yeux du vieux marchand manifestement prospère qui la conduisait tombèrent sur Doyle, il éclata de rire. — C'est ça que tu appelles des oignons, collègue ? Pour moi, c'est de la crotte de rat. Ces paroles eurent pour effet de déclencher l'hilarité de la foule qui se trouvait directement autour de Doyle et un gamin au visage dur se précipita pour, d'un coup de pied, faire sauter le panier de ses mains si bien que les susdits légumes volèrent en tous sens et que l'un d'eux lui heurta même le nez, ce qui fit redoubler les rires. Le marchand prit un air dédaigneux comme s'il n'était pour rien dans tout ça. — C'est vraiment toi le roi des cons, hein ? lança-t-il à Doyle qui restait planté là, fixant d'un regard ahuri le match de football que les gosses des rues commençaient à disputer avec les oignons. Tiens… prends… c'est deux fois ce qu'ils valent. Hé, merde, réveille-toi ! Il laissa tomber deux pennies dans la main que Doyle avait automatiquement tendue et fit redémarrer son cheval. Doyle empocha les pièces et promena son regard sur la foule. Plus personne ne s'intéressait à lui et les oignons - le panier y compris - avaient disparu. Pas la peine de continuer, se dit-il, et il commença de rebrousser chemin vers le fleuve. — Hé, ça serait pas l'un des Frères Pleure-Misère que je vois là ? pépia une voix haut perchée à la Mickey. Voilà qu'il vient de verser par erreur ses oignons dans la soupe aux pavés, c'est-y pas ça, m'sieur ? Surpris et confus, Doyle leva les yeux et vit qu'il se faisait apostropher par une marionnette aux couleurs criardes penchée sur le rebord d'un grand castelet lui-même décoré de dragons et de petits bonshommes encore plus criards. Elle ne bénéficiait que d'un public clairsemé de gosses en haillons ponctué de quelques vieux clochards mais tous éclatèrent de rire lorsqu'ils la virent faire signe à Doyle de s'approcher. — Oui, venez, couina-t-elle. Venez que le vieux Polichinelle vous console. (Doyle, rougissant, fit non de la tête et poursuivit son chemin mais la marionnette ajouta :) Peut-être puis-je vous indiquer comment gagner réellement quelque argent. Doyle s'arrêta net. L'espèce de cristal brillant dont étaient faits les yeux de la marionnette lui donnait l'impression qu'elle le regardait vraiment. Elle lui fit de nouveau signe. — Qu'avez-vous à perdre, Votre Seigneurie ? On s'est déjà fichu de vous… et Polichinelle ne tente jamais de réitérer l'effet que quelqu'un d'autre vient juste de produire. Tout en prenant soin de figer ses traits dans une expression sceptique, Doyle s'approcha d'un pas décidé. Il ne pouvait se permettre de passer son chemin sans vérifier si le marionnettiste invisible avait réellement un emploi à lui offrir. Il se planta, bras croisés, à quelques yards du petit théâtre. — Qu'est-ce que tu mijotes, Polichinelle ? demanda-t-il à voix haute. — Ah ! s'exclama la marionnette en faisant applaudir ses mains de bois. Vous êtes étranger ! Superbe ! Mais il n'est pas possible de parler à Polichinelle pendant la durée du spectacle. Veuillez vous asseoir, Votre Seigneurie. (Elle montra d'un geste le pavé.) Nous avons réservé une loge pour vous et votre compagne. Doyle regarda autour de lui. — Ma compagne ? s'étonna-t-il avec la nette impression d'être le faire-valoir d'un numéro comique. — Oui, pépia le pantin. N'est-ce pas Lady Ruine que je remarque à vos côtés ? Doyle haussa les épaules et s'assit en baissant sur les yeux la visière de sa casquette. Et puis merde, je ne suis pas censé retourner à la barque avant onze heures et il ne doit pas être plus de dix heures et demie. — Parfait ! s'exclama la marionnette en se redressant pour darder son regard étonnamment vivant sur son maigre public de loqueteux. A présent que Sa Seigneurie a enfin cessé de se faire attendre, nous allons pouvoir commencer la représentation de l'Empire du Charme Secret ou Nouvel Opéra de Polichinelle. Des profondeurs de l'étroit castelet monta la plainte poussive entrecoupée de cliquetis d'un orgue de Barbarie interprétant sur le mode tortueux ce qui, en un temps, avait dû être un air de danse enjoué. Perplexe, Doyle se demanda s'ils n'étaient pas plusieurs à l'intérieur car une deuxième marionnette venait d'apparaître et il fallait bien qu'une main tournât la manivelle de l'orgue. La nouvelle était, comme de bien entendu, l'épouse de Polichinelle, et Doyle, abruti par la fatigue et par la faim, les vit tour à tour tomber dans les bras l'un de l'autre ou s'assener des coups de trique. Il se demanda d'ailleurs pourquoi ce spectacle avait reçu le nom de Nouvel Opéra de Polichinelle car son argument ne semblait en rien différer des vieux poncifs… Polichinelle à qui l'on avait confié le bébé en pleurs commençait par lui chanter une berceuse puis finissait par lui fracasser la tête contre le mur et se débarrassait du corps en le jetant par la petite fenêtre ménagée dans le décor. Il avouait ensuite à sa femme ce qu'il venait de faire puis la tuait dès qu'elle faisait mine de le frapper. Pris de bâillements incoercibles, Doyle espéra que le spectacle n'allait pas durer trop longtemps. Le soleil avait fini par crever la chape de grisaille et ses rayons commençaient à recuire la vieille odeur de poisson que recelait son manteau de velours luisant d'usure. Puis une troisième marionnette fit son entrée, Joe le Clown - quoiqu'il portât dans cette version un nom que Doyle ne put saisir mais qui ressemblait à « horrible » et qu'il fût juché sur des échasses. Allusion manifeste à une célébrité locale, songea Doyle qui, au cours de la matinée, avait à maintes reprises remarqué un clown qui arpentait le marché sur ses échasses, et cette marionnette était l'exacte reproduction de ce personnage jusqu'aux dessins quelque peu cauchemardesques du maquillage. Avec une expression d'une sévérité outrancière, elle demandait à Polichinelle ce qu'il comptait faire à propos du meurtre de sa pauvre épouse et de son enfant. — Eh bien, lui répondait tristement Polichinelle, je crois que je vais aller trouver un officier de police pour me constituer prisonnier. Un ignoble meurtrier tel que moi ne saurait qu'être pendu. Tiens, tiens, se dit Doyle. Un Polichinelle doué de morale ! Ça, c'est une innovation. — En quel honneur ? se récria le bouffon, réussissant à lâcher une de ses échasses pour tendre un bras vers Polichinelle. Qui vous dit que vous devez être pendu ? La police ? Seriez-vous un amant trop brutal ? (Polichinelle fit non de la tête.) Les juges ? Sont-ils plus qu'un ramassis de vieux fous bien nourris qui veulent empêcher les gens de prendre du bon temps ? (A la réflexion, Polichinelle dut admettre qu'ils n'étaient pas autre chose.) Est-ce Dieu, alors ? Quelque géant barbu qui aurait sa demeure dans les nuages ? Vous est-il arrivé de le voir ? Ou de l'entendre vous dire que vous n'avez pas le droit de faire ce qui vous plaît ? — Euh… non. — En ce cas, venez avec moi. Les deux marionnettes se mirent à marcher sur place et, au bout d'un moment, apparut un personnage en uniforme annonçant qu'il avait un mandat « pour se saisir de Monsieur Polichinelle ». Ce dernier parut consterné mais le clown sortit un couteau de sa manche et en plongea la lame dans l'œil du policier. Lorsque le représentant des forces de l'ordre tomba, les gosses assis autour de Doyle manifestèrent bruyamment leur joie. Tout heureux, Polichinelle se mit à danser. — Monsieur Horrabin, dit-il au clown, pouvez-vous nous procurer un bon dîner ? Le spectacle retourna au scénario classique tandis que Polichinelle et le bouffon dérobaient un chapelet de saucisses et une poêle à frire dans une gargote, quoique Doyle ne se souvînt pas d'avoir jamais vu l'aubergiste se faire réellement assassiner dans l'affaire. Polichinelle, ragaillardi, entamait une gigue endiablée avec les saucisses lorsqu'une marionnette sans tête fit son entrée, dansant elle aussi, de sorte que le moignon de son cou ne cessait de bondir au rythme accéléré de l'orgue. Cette apparition terrifia Polichinelle jusqu'au moment où Horrabin lui expliqua qu'il ne s'agissait que de son compère Scaramouche, « et qu'y a-t-il de plus drôle que d'être l'ami de ce qui fait peur à tout le monde ? » Polichinelle y réfléchit, le poing sous le menton, puis éclata de rire et reprit ses gambades. La marionnette Horrabin s'était, elle aussi, mise à danser sur ses échasses et Doyle fut frappé d'admiration à la pensée des contorsions auxquelles devait se livrer le marionnettiste pour animer trois pantins tout en continuant de tourner la manivelle de son orgue. Puis un quatrième pantin virevolta sur scène, une femme dont les formes exagérément rebondies évoquaient les dessins que de très jeunes enfants font à la craie sur les murs, mais son visage livide, ses yeux cernés de noir et les longs voiles blancs qu'elle portait montraient à l'évidence qu'il s'agissait d'un fantôme. — Mon amour, ma douce ! s'exclama Polichinelle, reconnaissant son épouse. Tu es encore plus belle maintenant ! Sa danse l'entraîna sur le devant de la scène et, tout d'un coup, la musique cessa tandis qu'un rideau tombait derrière lui, l'isolant des autres. Il fît encore quelques pas de plus en plus hésitants puis s'arrêta car une nouvelle marionnette venait d'apparaître, une sombre silhouette dont le visage était dissimulé par une cagoule noire. Et elle poussait devant elle une potence à laquelle se balançait un petit nœud coulant. — Jack Ketch ! fit Polichinelle. — Oui-da, Jack Ketch, répondit le nouveau venu. Ou Monsieur Tout-Emporte, ou le Sinistre Moissonneur. Peu me chaut le nom que vous me donnez, Polichinelle, je suis venu procéder à votre exécution sur ordre de la Justice. Des coulisses, on vit surgir la tête d'Horrabin. — Trouvez donc un moyen de le tuer, fit-elle avant de redisparaître. Polichinelle applaudit puis, avec force paroles ambiguës, persuada Jack Ketch de se passer lui-même la corde autour du cou, rien que pour lui montrer comment faire ; il tira alors sur l'autre bout, hissant le bourreau dont les jambes fouettèrent l'air avec réalisme. Riant aux éclats, Polichinelle se tourna vers son public, les bras grands ouverts. — Hourra ! cria-t-il avec sa voix de personnage de dessin animé. A présent, la Mort est morte, et nous pouvons tous faire ce que bon nous semble ! Derrière lui, le rideau se releva et, dans un vacarme épouvantable, la musique redémarra sur un rythme infernal. Les marionnettes au grand complet se mirent à danser autour de la potence et Polichinelle prit le fantôme de son épouse par la main. Dans le public, deux enfants se levèrent et s'éloignèrent, suivis par l'un de leurs aînés qui hochait la tête d'un air dégoûté. Polichinelle et sa femme avancèrent au premier plan si bien que lorsque le rideau tomba de nouveau et que la musique cessa, ils se retrouvèrent seuls sur le devant de la scène. — Mesdames et Messieurs, pépia Polichinelle, nous venons de vous présenter le Nouvel Opéra de Polichinelle, revu et corrigé. (Il promena son regard sur l'assistance, désormais réduite à deux vagabonds, trois gosses et Doyle, puis battit un entrechat en pinçant d'obscène manière sa compagne fantôme.) Horrabin vient de rendre à votre humble serviteur de fieffés services, ajouta-t-il. Et quiconque est intéressé peut venir me parler plus longuement dans les coulisses. Sur ce, il riva sur Doyle un regard étonnamment intense pour des yeux de verre, puis les rideaux extérieurs se refermèrent. Le spectacle était terminé. Ils ne furent que trois à contourner l'étroit théâtre, un clochard, un gamin et Doyle. La marionnette de Polichinelle - toute petite maintenant qu'elle ne s'inscrivait plus dans le cadre de la scène - les accueillit en leur faisant signe par-dessus le rideau qui faisait office d'entrée des artistes. — Mes admirateurs ! couina-t-elle. Un par un, s'il vous plaît… et le Seigneur Étranger en dernier. Avec le net sentiment d'avoir l'air idiot, Doyle resta derrière le garçon visiblement retardé tandis que le vieillard pénétrait à pas lents dans le petit théâtre. C'est comme si nous faisions la queue devant un confessionnal, songea-t-il, maussade, comparaison qui se vit renforcée par les questions et les réponses chuchotées qu'il perçut en provenance de l'intérieur. Il ne tarda pas à se rendre compte qu'un certain nombre de gens dans la foule le dévisageaient, chacun à sa manière. Un homme bien vêtu qui tenait un enfant par la main lui jetait des regards chargés d'un mélange de mépris et de pitié tandis qu'un autre, vieux et obèse, le contemplait avec envie. Remarquant également, non sans inquiétude, le policier qui le fixait en se mordillant les lèvres comme s'il avait à demi résolu de l'arrêter, Doyle s'absorba dans l'examen des chaussures informes qu'il avait reçues de Meg et de Chris en échange de ses bottes élégantes. Quoi qu'il en soit, se dit-il, pour peu qu'il y ait quelque argent à la clé sans trop sortir de la légalité, je suis partant… pour un temps du moins, jusqu'à ce que j'aie réussi à prendre pied dans cette maudite époque. Le vieillard écarta le rideau puis s'éloigna sans un regard pour le garçon ni pour Doyle qui le suivit des yeux alors qu'il disparaissait dans la foule. Entre-temps, le gamin était entré dans le castelet et on l'entendait rire aux éclats. Presque aussitôt, il ressortit et s'éloigna en sautillant avec un shilling flambant neuf dans la main et, remarqua Doyle certain de ne pas l'avoir vue avant, une croix inscrite dans un cercle et tracée à la craie sur le dos de son manteau trois fois trop grand. Son regard revint sur le petit théâtre pour y croiser l'ingénieuse vivacité de celui d'une marionnette, la voluptueuse épouse de Polichinelle qui avait écarté le rideau pour l'observer. — Viens me mettre ton petit doigt dans le dé à coudre, lui sussura-t-elle avec un clin d'œil racoleur. Le gosse a eu son shilling, se rappela-t-il… et je n'aurai qu'à vérifier après si j'ai des marques dans le dos. La marionnette disparut un instant avant que Doyle ne soulevât le rideau pour pénétrer dans le castelet. Il y faisait très sombre mais il y vit un petit tabouret sur lequel il se laissa choir. A un ou deux pieds de lui, il réussit à distinguer les contours d'une tête que coiffait un haut chapeau pointu et de la partie supérieure d'un torse vêtu d'un manteau aux épaules rembourrées de manière grotesque. La forme se déplaça, se pencha en avant, et Doyle sut qu'il s'agissait de son hôte. — A présent, notre étranger ruiné, fit une voix flûtée. Celui qui tente d'avoir l'air à son aise sur une terre inconnue. D'où venez-vous ? — Euh… d'Amérique. Et je suis fauché… sans le sou. Donc, si vous avez l'amabilité de me proposer un travail, je… ahhh ! Le volet coulissant d'une lanterne sourde venait d'être levé si bien que la silhouette s'était brusquement révélée être celle d'un clown au visage hideusement bariolé de rouge, de vert et de blanc, avec d'immenses yeux injectés de sang qui louchaient et une langue d'une longueur surprenante surgissant entre des joues boursouflées. Il s'agissait du même pitre que Doyle avait précédemment vu arpenter le marché sur ses échasses, le modèle de la marionnette nommée Horrabin. La langue se rétracta et le visage se détendit mais, même au repos, son expression restait indéchiffrable à cause du maquillage outrancier. Bien plus, c'était à peine si l'on en devinait la forme. Il était juché en tailleur sur un tabouret légèrement plus haut que celui de Doyle. — Je perçois, dit-il, que vous avez presque épuisé votre provision de bois et que vous êtes sur le point de précipiter vos chaises, vos rideaux et même vos livres dans la cheminée. C'est une chance que vous m'ayez croisé aujourd'hui sur votre chemin car demain, ou le jour d'après, je ne crois pas qu'il serait resté grand-chose de vous. Doyle ferma les yeux et laissa les battements de son cœur se ralentir. Avec inquiétude, il nota que même cette sympathie moqueuse le mettait à deux doigts de fondre en larmes. Il exhala un gros soupir puis rouvrit les yeux. — Si vous avez une offre à me faire, dit-il d'une voix calme, allez-y. Le clown sourit, révélant une rangée de dents jaunâtres qui pointaient dans tous les sens, telles les pierres tombales d'un très vieux cimetière soumis à des glissements de terrain. — On n'a pas encore arraché tout le plancher, fit-il remarquer d'un ton approbateur. C'est bien. Vous avez, milord, un visage intelligent et sensible ; il est clair que, vous avez de l'éducation et que ces frusques immondes ne sont pas le genre de vêtements que vous avez coutume de porter. Avez-vous jamais éprouvé quelque intérêt pour les arts du spectacle ? — Euh… non, pas particulièrement. J'ai joué dans une pièce ou deux au cours de ma scolarité, c'est tout. — Vous croyez-vous capable d'apprendre un rôle, de sentir un public et de modifier votre jeu en fonction de ses goûts, de devenir le personnage vers lequel tend naturellement sa sympathie ? Décontenancé mais avec un timide espoir, Doyle répondit : — Oui, je suppose. A condition qu'auparavant j'aie pu bénéficier d'un repas et d'un lit. En tout cas, je sais que je n'ai pas le trac sur scène car… — La question… interrompit le pitre, est de savoir si vous êtes susceptible d'avoir le trac dans la rue. Je ne parle pas de faire des cabrioles dans un théâtre. — Ah bon ? Il s'agit de spectacle en plein air ? — Oui. Et du plus subtil qui soit… la mendicité. Nous nous chargeons de vous écrire un rôle et, ensuite, selon les… sacrifices auxquels vous saurez consentir, vous pourrez gagner jusqu'à une livre par jour. Comprenant que ce qu'il avait pris pour un compliment n'était que l'évaluation clinique de son aptitude à susciter la pitié, Doyle eut l'impression de recevoir une gifle en pleine figure. — Mendier ? (La colère lui donnait des vertiges.) Je vous remercie, fît-il avec raideur en se relevant. J'ai déjà un travail… et honnête. Vendre des oignons. — Oui, je sais. A votre guise, donc… mais si vous veniez à changer d'avis, demandez à n'importe qui dans L'East End où se joue le Polichinelle d'Horrabin. — Je ne changerai pas d'avis, fit Doyle en quittant le castelet. Puis il s'éloigna et ne se retourna pas avant d'avoir atteint le bord du long débarcadère parallèle à la rue. Il vit alors Horrabin qui, de nouveau sur ses échasses, partait dans l'autre direction en poussant devant lui une voiture à bras qui n'était apparemment pas autre chose que son théâtre de marionnettes replié. Il haussa les épaules, prit sur sa gauche et remonta vers les quais à la recherche de la barque de Chris et de Meg. Elle était partie. Il n'y avait plus guère d'embarcations le long de ces appontements qui s'avançaient en épi dans le fleuve et bon nombre en revanche ponctuaient les eaux de leur voile, s'éloignant vers l'est ou vers l'ouest. Que se passe-t-il ? s'inquiéta Doyle. Ce ne peut pas être la fin du marché. Il est loin d'être midi. Sur ce, à une centaine de yards, il vit une barque à rames qui pouvait être celle de Chris, de Meg et de Sheila. — Hé ! appela-t-il, aussitôt gêné par le peu de portée de sa voix… même sur le quai d'en face, on n'aurait pu l'entendre. — Eh bien, quel est votre problème ? Doyle se retourna pour découvrir le policier qui, quelques minutes plus tôt, l'avait gratifié d'un regard peu amène. — S'il vous plaît, monsieur, quelle heure est-il ? lui demanda-t-il en s'efforçant d'avaler ses voyelles comme tout le monde. L'officier tira de son gousset une montre fixée au bout d'une chaîne, la consulta en haussant un sourcil puis la remit en place. — Pas loin de onze heures. Pourquoi ? — Pourquoi s'en vont-ils tous ? s'enquit Doyle en agitant la main vers les bateaux éparpillés sur le ruban du fleuve. — Il est presque onze heures, fit l'officier en articulant soigneusement comme s'il croyait Doyle ivre. Et vous serez sans doute intéressé d'apprendre qu'aujourd'hui nous sommes dimanche. — Et le dimanche, le marché ferme à onze heures, c'est ça ? — C'est exactement ça. D'où venez-vous ? Votre accent n'est ni du Sussex ni du Surrey. Doyle soupira. — Je viens d'Amérique… de Virginie. Et quoique je… (Il se passa la main sur le front…) quoique je sois certain de ne plus avoir la moindre difficulté sitôt qu'un de mes amis sera arrivé en ville, je me trouve pour l'instant dans le plus grand dénuement. Pourriez-vous m'indiquer une institution charitable où je puisse trouver lit et couvert jusqu'à ce que… mes affaires soient de nouveau en ordre ? Le policier fronça les sourcils. — Il y a un asile de pauvres dans Whitechapel Street, à côté des abattoirs ; on vous y laissera dormir et manger en échange d'une participation au tannage des peaux et au ramassage des déchets. — Un asile, dites-vous. (Doyle se remémorait la façon dont Dickens avait décrit ces endroits.) Je vous remercie. Il allait s'éloigner lorsque le policier le rappela. — Un instant. Vous avez de l'argent sur vous ? Faites-moi voir. Doyle plongea la main dans sa poche et la ressortit avec les six pennies bien en évidence. — Ça va. Pour le moment, je ne peux pas vous arrêter pour vagabondage. Mais peut-être nous reverrons-nous cet après-midi ? (Il porta la main à son casque.) Bonne journée. Doyle remonta sur Thames Street et dépensa la moitié de sa fortune pour une assiette de soupe aux légumes assortie d'une platée de purée. Le goût lui en parut sublime mais cette ration l'ayant laissé sur sa faim, il sacrifia ses trois dernières pièces pour s'en offrir une deuxième. Le marchand consentit même à lui servir une tasse d'eau fraîche pour se rincer la bouche. Des policiers n'arrêtaient pas de sillonner la rue en criant : « Remballez. C'est le jour du Seigneur. Il est onze heures. Remballez. » Doyle, à présent transformé en vagabond patenté, prit bien soin de les éviter. Apercevant un homme qui avait à peu près son âge avec un sac de poissons sur un bras et une jolie fille accrochée à l'autre, il se répéta : rien que cette fois, et marcha vers lui. — Excusez-moi, monsieur, dit-il en hâte. Je me trouve présentement dans la gêne… — Au fait, mon ami, l'interrompit l'homme avec impatience. Êtes-vous un mendiant ? — Non, mais, la nuit dernière, des voleurs m'ont laissé sans un penny et… je suis américain et mes bagages ainsi que mes papiers ont disparu. Aussi… aimerais-je solliciter quelque emploi ou le prêt d'une petite somme d'argent. La jeune fille parut émue. — Charles, pourquoi ne pas donner quelque chose à ce pauvre homme ? dit-elle. D'autant que nous n'allons pas à la messe. — Par quel navire êtes-vous arrivé, s'enquit Charles, sceptique. Jamais je n'ai connu d'Américain qui ait ce genre d'accent. — Par le… euh… l'Enterprise, répondit Doyle. Dans sa panique, il avait failli dire L'Astronef Enterprise. — Voyez-vous, ma chère, c'est un imposteur, dit Charles en se rengorgeant. Il se peut qu'il existe un Enterprise mais nul vaisseau de ce nom n'a mouillé dans le port de Londres ces derniers temps. Certes, il pourrait s'agir d'un Yankee n'ayant pas rejoint à temps le Blaylock qui a fait escale ici la semaine dernière mais en ce cas… (Il se tourna vers Doyle avec un sourire radieux.) Je ne crois pas vous avoir entendu mentionner le nom du Blaylock, n'est-ce pas ? Vous ne devriez pas tenter ce genre de bluff avec quelqu'un qui, précisément, s'occupe de fret maritime. (Il promena son regard sur la foule qui s'amenuisait.) Je vois un certain nombre d'officiers de police dans le coin, et j'ai bien envie de vous diriger sur eux. — Laissez-le, soupira la jeune fille. Nous sommes en retard de toute façon, et cet homme a manifestement des problèmes. Doyle la remercia d'un hochement de tête et s'empressa de déguerpir. La personne qu'il aborda ensuite était un vieillard et il prit soin de préciser qu'il était arrivé par le Blaylock. Le vieil homme lui donna un shilling en lui enjoignant de se montrer d'une générosité similaire envers les mendiants s'il venait à s'enrichir. Doyle lui assura qu'il n'y manquerait pas. Un peu plus tard, alors que Doyle, adossé contre le mur de brique d'un café, débattait avec lui-même pour savoir s'il noierait ou non sa gêne et ses appréhensions en consacrant une part de son capital récemment acquis à l'achat d'un verre de bière, il eut la surprise de sentir un tiraillement sur sa jambe de pantalon ; puis il eut peine à réprimer un cri lorsque, baissant les yeux, il découvrit un cul-de-jatte au visage férocement barbu qui le regardait en contre-plongée de son petit chariot. — C'est quoi ton truc, et avec qui es-tu ? lui demanda l'homme d'une voix de basse digne d'un chanteur d'opéra. Doyle testa de s'éloigner mais, l'homme s'accrochant au velours de son pantalon, les quelques pas qu'il fit eurent pour effet de lui faire traîner le chariot en remorque et, lorsqu'il s'arrêta - car tout le monde les regardait - l'homme réitéra sa question. — Je ne pratique aucun truc et je ne suis avec personne, souffla Doyle, furieux, et si vous ne me lâchez pas, je continue jusqu'au bout du quai et je saute dans le fleuve. Le barbu éclata de rire. — Vas-y, mon gars, je suis sûr que je nage plus loin que toi. (Mesurant du regard les larges épaules de l'homme sous le manteau noir, Doyle se dit qu'il y avait fort à parier pour que ce fût vrai.) Bon, maintenant je t'ai vu accoster deux types et tirer quelque chose du dernier. Alors, soit tu es une nouvelle recrue du Capitaine Jack, soit tu fais partie de l'équipe d'Horrabin, soit tu travailles en indépendant. Choisis ! — Je ne sais pas de quoi vous parlez… Laissez-moi tranquille ou j'appelle un agent. (De nouveau, il se sentit sur le point de fondre en larmes à la pensée que cette créature pourrait ne jamais le lâcher mais continuer de rouler derrière lui jusqu'à la fin de ses jours.) Je ne suis avec personne ! — C'est bien ce que je pensais. Apparemment, tu es tout neuf à la ville, alors je vais simplement te donner un bon conseil. Les mendiants qui sont à leur compte peuvent tenter leur chance à l'est et au nord d'ici mais Billingsgate, Thames Street et Cheapside sont chasse gardée pour les gars de Copenhagen Jack ou pour la vermine qui grouille dans l'ombre d'Horrabin. Et à l'ouest de St. Paul, tu retrouves le même genre de partage. Maintenant, Benjamin la Roulette t'a prévenu, et si on te revoit pratiquer en solo dans les rues passantes de l'East End, tu peux être sûr… je te le dis en toute franchise, mon gars… qu'on te rendra inapte à tout emploi hormis celui de mendiant. Alors file. J'ai vu briller une pièce d'argent et je devrais te la prendre - et si tu prétends que je n'en suis pas capable, je serai forcé de te prouver le contraire - mais tu as l'air d'en avoir besoin. Maintenant, file ! Doyle se rua vers l'ouest, vers le Strand, priant le ciel pour que les bureaux des journaux n'eussent pas le mauvais goût dé fermer d'aussi bonne heure que le marché de Billingsgate. Il souhaitait que l'un d'entre eux eût un poste libre et qu'il fût lui-même capable de se comporter sans trop de fébrilité afin de convaincre un directeur qu'il avait des lettres et de l'éducation. Il se passa la main sur les joues… pas de problème puisqu'il s'était rasé moins de vingt-quatre heures auparavant. Un peigne, en revanche, n'aurait pas été du luxe. Au diable les apparences, se dit-il dans un léger délire. Ma belle situation, je ne vais ta devoir qu'à mon éloquence et à la puissance de ma personnalité. Sur ce, il redressa les épaules et mit un peu plus d'allant dans sa démarche. 4 Le fruit porté par cet Arbre du Mal devoit estre gros pour ce qu'il estoit festin nouvellement servi à la table de Don Lucifer lors que d'autres viandes - encore qu'elles l'engraissoyent - il n'estoit plus alléché. Thomas DECKER. C'était une grotte souterraine issue de l'effondrement, Dieu sait en quelle époque reculée, d'environ douze niveaux d'égouts dont les débris depuis lors s'étaient vus emportés par les récupérateurs et les crues d'autres temps. Elle formait une énorme salle dont les poutres massives supportant le pavé de Bainbridge Street constituaient le plafond - l'affaissement n'étant pas tout à fait remonté jusqu'en surface - et qui avait pour sol les vastes dalles des jours anciens où Londinium était un poste militaire romain avancé dans les sauvages et hostiles profondeurs des pays celtes. A diverses hauteurs dans cette pénombre de cathédrale, on distinguait des hamacs suspendus à de longs cordages et, déjà, des hommes en haillons qui, telles des araignées le long de leur fil, grimpaient s'y installer confortablement. Commençaient également de se multiplier les flammes rouges et fumeuses des lampes à huile accrochées aux tronçons de charpente saillant de la paroi près des nombreux collecteurs interrompus qui la perçaient. De l'un de ces dégorgeoirs, dans la partie supérieure de la salle, jaillissait une mince et régulière cascade dont l'arche fine se faisait plus diffuse à mesure qu'elle descendait vers la gerbe d'éclaboussures montant à sa rencontre depuis l'eau noire d'un bassin. Une longue table se dressait sur le dallage et, perché sur la pointe des pieds, un nain chenu et difforme y disposait sur une nappe de lin la porcelaine et l'argent d'un couvert raffiné, non sans grommeler de temps à autre lorsque la netteté de son travail se voyait gâchée par les rognures de cuir ou par les gouttes d'alcool que les seigneurs mendiants laissaient respectivement choir de leurs chaussures et de leurs flasques. Deux rangées de chaises flanquaient cette table dont une extrémité se voyait occupée par une chaise haute - comme destinée à quelque monstrueux bébé - tandis que l'autre - vers laquelle le nain ne cessait de jeter des regards effarés - ne comportait nul siège, à moins de considérer comme tel l'espèce de harnais qui se balançait à six pieds du sol au bout d'une longue corde suspendue au point culminant du plafond. Les seigneurs larrons pénétraient à présent dans la salle, plaquant sur le décor la note macabre de leur extravagante élégance. Chacun gagna sa place et, ce faisant, l'un d'eux bouscula d'une taloche le nain hors de son chemin. — Cette table est mise, lui dit-il sans paraître s'adresser à personne. Crois-en celui qui est à même d'en voir le dessus. Cours nous chercher les plats ! — Et le vin, Rase-Crotte ! fit un autre. Plus vite que ça ! Le nain s'engouffra dans une galerie, manifestement heureux d'avoir une excuse pour quitter la salle, ne fût-ce que pour quelques instants. Les seigneurs larrons exhibèrent alors pipes en terre et briquets si bien qu'un nuage d'opium et de tabac ne tarda pas à dérouler ses volutes pour le plus grand délice des seigneurs gueux qui animèrent les hamacs d'un vaste mouvement de bascule au-dessus de l'abîme afin d'inhaler au mieux les vapeurs qui montaient vers eux. L'espace libre autour de la table commençait également à se remplir d'hommes et de garçons piètrement vêtus qui se lançaient l'un à l'autre de joyeux saluts. Derrière cette foule, et soigneusement ignorés par elle, d'autres hommes, considérablement plus avancés dans la misère et dans la déchéance physique et morale, étaient assis à même les dalles dans les recoins obscurs, chacun seul en dépit de la promiscuité, marmonnant et faisant des signes par pure habitude plutôt que par réel désir de communiquer. Le nain réapparut, courbé sous le poids d'un plein filet de bouteilles. Il déposa son fardeau à terre et entreprit de jouer du tire-bouchon. Dans l'une des galeries les plus larges, un claquement régulier devint audible et à mesure que le son s'amplifia, se rapprocha, la cadence de travail du nain sur les goulots s'accéléra. — Pourquoi cette hâte, Rase-Crotte ? s'enquit l'un des seigneurs larrons, témoin du rythme infernal sur lequel sautaient les bouchons. Serait-on intimidé de rencontrer notre hôte ? — Sûr que non, monsieur, fit le vieux Rase-Crotte d'une voix entrecoupée alors qu'il suait sur l'ouverture de la dernière bouteille. Simplement qu'il exige de moi une certaine diligence. Le martèlement qui s'était fait retentissant cessa et deux mains fardées de blanc parurent, agrippées au sommet de l'arche de pierre qui cernait le trou noir de la galerie et suivies, un moment plus tard, par un visage bariolé qui dodelina juste à l'aplomb de la clé de voûte, une douzaine de pieds au-dessus des anciennes dalles. Horrabin sourit, et même les arrogants seigneurs larrons, mal à l'aise, regardèrent ailleurs. — Encore en retard, Rase-Crotte ? pépia gaiement le clown. A pareille heure, plus rien n'est censé manquer sur la table. — C… certes, monsieur, fit le nain, lâchant presque sa bouteille. C'est… c'est simplement que j'ai de plus en plus de mal, monsieur. Mes vieux os… — … finiront un de ces jours par être donnés en pâture aux chiens, acheva Horrabin en se propulsant habilement dans la salle sur ses échasses. (Son chapeau conique et les épaulettes relevées en pointe de son manteau multicolore donnaient à la scène un air de carnaval.) Mes propres os quelque peu plus jeunes ne sont guère en meilleur état, si ça t'intéresse de le savoir. (Il s'arrêta, vacillant, devant le harnais.) Mes échasses ! ordonna-t-il. Rase-Crotte se précipita pour tenir les échasses, permettant à Horrabin de passer les bras dans les courroies du harnais puis de lancer les jambes pour les introduire dans les boucles du bas. Il courut ensuite les ranger debout contre la paroi la plus proche pendant que le clown se balançait sur son élan. — Ah ! ça va mieux, soupira Horrabin. Je crois qu'au bout de quelques heures des vibrations malignes remontent le long des perches. Et c'est pire par temps humide, bien sûr. La rançon du succès ! (Il bâilla, creusant un trou rouge et béant dans la surface colorée de son visage.) Bon, pour te faire pardonner par cette noble assemblée le peu d'empressement que tu mets à lui servir son dîner, peut-être vas-tu nous interpréter une petite chanson ? Le nain tressaillit. — Je vous en prie, monsieur… le costume et la perruque sont en bas dans ma cellule. Ça me prendrait trop de… — Foin des accessoires ! s'écria le clown, grandiloquent. Sommes-nous à cheval sur l'étiquette ? Ce soir, tu peux chanter sans costume. (Il leva les yeux vers le plafond.) Musique ! Les seigneurs gueux sortirent des sacs de toile accrochés au flanc des hamacs toute une gamme d'instruments allant du kazoo et de la guimbarde aux violons dans deux cas, et ils se lancèrent dans un tintamarre qui, sans être mélodieux, n'était pas dénué d'un certain rythme. L'écho fournit un contrepoint et les mendiants jeunes et vieux vautrés sur le dallage autour de la table commencèrent à battre des mains pour marquer le tempo. — Qu'on mette un terme à ces bêtises, fit une voix nouvelle sur un timbre si grave qu'elle s'imposa dans la cacophonie. Musique et claquements de mains vacillèrent puis cessèrent à mesure que l'attention générale convergeait sur l'homme chauve de très haute taille qui, drapé dans sa cape, pénétrait à présent dans la salle par bonds prodigieux comme s'il marchait sur un trampoline et non sur de solides dalles de pierre. — Ah ! s'exclama Horrabin dont le ton, du moins, trahissait la joie - l'expression du visage restant comme toujours indéchiffrable sous le maquillage. Notre chef nomade ! Enfin une réunion où votre fauteuil honorifique ne restera pas vide ! Le nouveau venu hocha la tête, ôta sa cape en un mouvement tourbillonnaire puis la lança vers Rase-Crotte qui la rattrapa et, pétri de gratitude, s'empressa de quitter la salle. L'homme s'avança ensuite vers la gigantesque chaise de bébé, tout un chacun pouvant alors constater, en l'absence du manteau, que son étrange démarche était due aux ressorts de ses chaussures. — Mes seigneurs des deux ordres et mes gens du commun, entonna Horrabin, tel un maître de manège, je vous présente notre suzerain, le Roi des Bohémiens, le Dr Romany ! (Quelques acclamations fusèrent, plus ou moins spontanées.) Quelle affaire nous vaut l'honneur de vous avoir à notre table, Majesté ? Romany s'abstint de répondre jusqu'à ce qu'il eût escaladé la chaise et, avec un soupir de soulagement, retiré ses chaussures. — Divers motifs m'ont poussé vers votre Cour du Cloaque, Horrabin. D'abord, je viens personnellement vous porter la cargaison des pièces du mois - des souverains d'or répartis en sacs de cinquante livres qui vous attendent dans le couloir, tout chauds sortis du moule, je pense. (Cette annonce suscita dans la congrégation un concert de vivats nettement plus sincères.) Ensuite, quelque extension nouvelle de notre entreprise de chasse à l'homme. (Il accepta le verre de vin rouge que lui tendait l'un des seigneurs larrons.) Apparemment, vous ne m'avez pas encore retrouvé celui que vous nommez Joe Face de Chien. — Mettre la main sur un satané loup-garou n'est pas sans danger, l'ami, lança une voix qui recueillit un murmure approbateur. — Ce n'est pas un loup-garou, dit le Dr Romany sans prendre la peine de vérifier d'où était venue la remarque. Mais je vous accorde qu'il est très dangereux. C'est pourquoi j'ai offert une si forte récompense pour sa capture en vous conseillant de me le ramener plutôt mort que vivant. Quoi qu'il en soit, la récompense est à présent portée à dix mille livres cash plus un passage sur l'un de mes navires marchands vers n'importe quel point du globe. En outre, il y a maintenant un autre homme que je vous demande de trouver - et celui-là, il faudra me l'amener vivant et en parfait état de santé. Pour sa capture, je fixe une récompense de vingt mille livres, plus une femme correspondant à la description que vous m'en ferez et dont je vous garantirai l'affection, plus, bien sûr, un passage pour l'endroit qui vous plaira. (Un remous parcourut l'assistance et des chuchotements s'échangèrent. Jusqu'à une ou deux des épaves, qui n'avaient pris position au bas des marches qu'en vue de la traditionnelle ruée finale sur la nourriture, et qui parurent intéressées.) J'ignore le nom de cet homme, reprit Romany, mais il a dans les trente-cinq ans, des cheveux bruns qu'il commence à perdre, une tendance à s'épaissir au niveau de la taille, le teint pâle, et une espèce d'accent colonial. Je l'ai perdu la nuit dernière, dans un pré proche de Kensington au bord de la Chelsea. Il était correctement ligoté, mais apparemment… (Il s'interrompit car Horrabin s'était mis à se balancer dans son harnais, l'air tout excité.) Qu'y a-t-il, Horrabin ? — Était-il vêtu comme un marchand de légumes ? demanda le clown. — Pas la dernière fois que je l'ai vu. Mais s'il s'est échappé par la rivière, comme c'est mon idée, il a fort bien pu changer de vêtements. Vous l'avez vu ? Où ? Quand ? — L'homme correspondait exactement à votre description mais il portait un vieil ensemble de velours côtelé et il tentait d'écouler ses oignons à Billingsgate, ce matin, juste avant la fermeture du marché. Il a regardé mon spectacle et, après, je lui ai proposé une place de mendiant mais il a pris la mouche et il est parti. C'est un Américain, m'a-t-il dit. Moi, je lui ai précisé que s'il changeait d'avis — et je ne le vois vraiment pas capable de se débrouiller tout seul - il n'aurait qu'à demander où se joue le Polichinelle d'Horrabin. — C'est probablement lui, fit le Dr Romany, refrénant l'émotion qui perçait dans sa voix. Anubis merci ! J'avais peur qu'il ne se fût noyé. Billingsgate, dites-vous ? Bien, je veux que vos hommes passent au peigne fin tout le secteur à l'est de St. Paul et de Blackfriars Bridge jusqu'aux bas quartiers de London Dock et au nord du fleuve jusqu'à Christ's Hospital, London Wall et Long Alley. Celui qui me le ramènera vivant est assuré de finir ses jours dans le luxe. (Cette fois, Romany daigna se tourner vers l'assistance et promena même sur elle son regard glacial.) Mais si l'un d'entre vous le tue, son sort sera tel… (Il parut chercher une image appropriée…) qu'il ne cessera d'envier amèrement le vieux Rase-Crotte. Une rumeur parcourut la foule, tendant à considérer qu'il y avait pire mode de subsistance que de dresser le couvert et d'exécuter des danses bouffonnes, mais ceux qui étaient autour de la table - dont plusieurs qui avaient eu le privilège d'y siéger du temps où Rase-Crotte était leur chef - froncèrent les sourcils d'un air dubitatif comme s'ils se demandaient si la capture de ce fugitif valait qu'on prît un tel risque. — Nos affaires internationales, poursuivit Romany, sont toujours en bonne voie et l'on devrait en attendre quelques résultats spectaculaires d'ici environ un mois si tout continue d'aller bien. (Il se permit un bref sourire.) N'aurais-je pas la certitude que ce soit reçu comme une folle hyperbole, je vous ferais remarquer que ce présent parlement souterrain pourrait bien être, avant que l'hiver ne s'installe, le Parlement qui préside aux destinées de cette île. Un éclat de rire démentiel jaillit soudain de l'un des ramassis d'épaves tapies dans les coins sombres et une créature qui, de toute évidence, n'était autre qu'un très vieil homme sautilla jusqu'en pleine lumière avec une souplesse d'insecte. Son visage avait dû souffrir jadis de quelque terrible blessure si bien qu'il lui manquait un œil, le nez et toute une moitié des mâchoires ; quant à ses vêtements informes, ils étaient si flottants qu'on avait l'impression qu'ils ne contenaient pas de corps. — Reste pas grand-chose, hoqueta-t-il, s'efforçant de maîtriser les spasmes du rire qui le secouait. Reste pas grand-chose de moi, mais assez pour te dire, oui, dire au crétin suffisant que tu es, ce que vaut ton hyper-bolée… Hé, patate ! Sur ce, il rota, effort qui le renversa presque et déclencha l'hilarité de la foule. — Ne peut-on mettre un terme à ses misères, Horrabin ? s'enquit Romany d'une voix des plus calmes bien qu'il foudroyât du regard le catastrophique intrus. — On peut pas parce que t'as pas ! caqueta la ruine humaine. — Avec votre permission, monsieur, fît Horrabin, nous allons simplement le faire sortir. Nous l'avons toujours connu parmi nous et les mendiants du Surrey le considèrent comme leur mascotte. Il est rare qu'il parle, et quand ça se produit, ça n'a généralement pas plus de sens que le bavardage d'un perroquet. — D'accord, mais faites vite, bougonna Romany. Horrabin hocha la tête et l'un des hommes qui avait ri s'approcha de la Mascotte du Surrey qu'il souleva, manifestement surpris de trouver le vieillard si léger. Tandis qu'avec célérité, on procédait à son expulsion, l'ancêtre se tourna vers Romany pour cligner de son œil unique. — Cherche-moi plus tard en d'autres circonstances, lui souffla-t-il en aparté avant d'être encore une fois saisi d'un fou rire dont l'écho alla diminuant à mesure que son transporteur s'enfonçait dans l'une des galeries. — Drôle d'invité, grogna Romany en remettant ses chaussures. Horrabin haussa les épaules, mouvement spectaculaire compte tenu du rembourrage proéminent de son manteau à cet endroit. — Personne ne s'est jamais vu refuser l'entrée de ces lieux, dit-il. Il en est qui n'ont jamais le droit d'en sortir, ou seulement par le fleuve, mais tout le monde est le bienvenu ici. Comment ? Vous nous quittez déjà ? Avant le repas ? — Oui, et par les escaliers, si ça ne vous fait rien. J'ai pas mal de choses à faire… Il faut que je contacte la police et qu'à eux aussi j'offre une grosse récompense pour la capture de cet homme. En outre, je n'ai jamais beaucoup apprécié… le genre de porc que l'on sert à cette table. L'expression qui parut sur le visage du clown pouvait être interprétée comme une mise en garde. Romany sourit puis se laissa tomber au bas de la chaise et grimaça légèrement lorsque ses étranges chaussures entrèrent en contact avec les dalles. Rase-Crotte se précipita pour lui apporter sa cape qu'il déplia puis jeta sur ses épaules. Juste avant de s'enfoncer dans l'une des galeries, il se retourna et promena sur l'assemblée inhabituellement silencieuse un regard auquel personne n'échappa. — Trouvez-moi cet Américain, fit-il d'une voix tranquille. Pour l'instant, laissez tomber Joe Face de Chien… mais je veux l'Américain, et vivant. Avec le dôme de St. Paul qui se profilait derrière lui contre un soleil bas, Doyle redescendait d'un pas traînant Thames Street en direction de Billingsgate. La pinte de bière qu'il s'était offerte dix minutes plus tôt avait pratiquement fait disparaître le désagréable arrière-goût dans sa bouche et quelque peu atténué son effroyable gêne. Quoique sans comparaison possible avec la foule du matin, la rue restait fort animée. Des enfants y jouaient au ballon, un attelage passait de temps à autre dans un vacarme effarant et il était fréquent que les piétons dussent contourner un chariot dont on déchargeait des tonneaux. Doyle regardait les passants. Au bout de quelques minutes, il vit un homme qui venait à sa rencontre en sifflotant et, avec quelque lassitude car c'était la quatrième personne qu'il abordait ainsi, il lui demanda : — Excusez-moi, monsieur, pourriez-vous m'indiquer où se joue ce soir le Polichinelle d'Horrabin ? L'homme l'inspecta de haut en bas et secoua la tête, songeur. — Vous en êtes là ? En fait, l'ami, je ne l'ai jamais vu donner son spectacle le soir mais n'importe quel mendiant devrait être en mesure de vous conduire à lui. Sûr, le dimanche à pareille heure, ils sont plutôt rares dans le coin mais je crois tout de même en avoir aperçu un ou deux plus bas, près de Billingsgate. — Merci. La vermine qui grouille dans l'ombre d'Horrabin, songea-t-il alors qu'il se remettait en marche, d'un pas légèrement plus vif à présent. Et, d'autre part : Jusqu'à une livre par jour si vous consentez à certains sacrifices. Quel genre de sacrifices ? Je me le demande. Son entrevue avec le rédacteur en chef du Morning Post lui revint à l'esprit, puis il s'astreignit à n'y plus penser. Un vieillard était assis contre un mur au carrefour de St. Mary-at-Hill et Doyle, arrivant à sa hauteur, vit la pancarte suspendue à son cou. J'ÉTAIS TAILLEUR ET VAILLANT À L'OUVRAGE, lut-il. MA CÉCITÉ M'INTERDISANT DÉSORMAIS D'EXERCER CE MÉTIER, JE DOIS VENDRE DES PASTILLES DE MENTHE POUR ASSURER LA SUBSISTANCE DE MA FEMME ET DE MON ENFANT MALADE. CHRÉTIENS, SOYEZ GÉNÉREUX. Il tenait un plateau garni de pastilles douteuses qu'il tendit à bout de bras lorsque Doyle approcha de sorte que si ce dernier ne s'était pas arrêté à temps, il l'aurait à coup sûr renversé. Le vieillard parut d'ailleurs déçu que la catastrophe ne se fût pas produite et Doyle, regardant autour de lui, devina pourquoi. En ce début de soirée, la rue se remplissait de gens bien habillés qui n'auraient pas manqué de prendre en pitié un vieil homme dont le fonds de commerce se voyait malencontreusement éparpillé sur le trottoir. — Pouvez-vous acheter à un pauvre aveugle quelques–uns de ses délicieux bonbons à la menthe ? gémit-il en roulant des yeux suppliants vers le ciel. — Non, merci, fit Doyle, j'ai besoin de trouver Horrabin. Horrabin, répéta-t-il lorsque le mendiant rejeta la tête en arrière dans une mimique interrogative. Ce doit être le patron d'une organisation de mendiants. — J'ai mes pastilles à vendre, monsieur, lui fit remarquer l'aveugle, et je ne puis me détourner de mon négoce pour renseigner les gens sans un petit penny en compensation du temps perdu. Doyle serra les dents mais lâcha le penny demandé dans la main du vieillard. Il allait faire nuit et il avait désespérément besoin d'un endroit où dormir. — Horrabin ? reprit le gueux, plus calme. Oui, je le connais. Et comme nous sommes dimanche soir, il doit être au parlement. — Le parlement ? Que voulez-vous dire ? — Je pourrais vous y conduire, monsieur, mais cela m'amènerait à perdre pour le moins un shilling sur mes ventes. — Un shilling ? fit Doyle, consterné. Je n'ai que dix pence ! — Vous m'en devrez deux, fit le mendiant, main tendue. — Sera-t-il en mesure de m'assurer le gîte et le couvert ? — Certes ! La porte d'Horrabin n'est fermée pour personne. Doyle soupira puis extirpa de sa poche sa pièce de six pence et ses quatre pennies qu'il déposa soigneusement dans la paume grande ouverte et tremblante que le vieillard s'obstinait à tendre. — Euh… montrez-moi le chemin. Le mendiant fourra pièces et pastilles de menthe dans une poche, fit disparaître le plateau sous son manteau puis ramassa le bâton posé derrière lui sur le trottoir et se hissa debout. — Allons-y, dit-il avant de remonter vers l'ouest sur le chemin que Doyle venait de parcourir, agitant devant lui le bâton sur un mode presque superfétatoire tant il marchait vite. Doyle fut d'ailleurs contraint d'allonger le pas pour ne pas être semé. Étourdi par la faim – car il avait vomi sa soupe et sa purée dans les bureaux du Morning Post – Doyle plissait les yeux pour se protéger de l'éclat du soleil couchant et se concentrait sur la silhouette de l'aveugle si bien que, tout en étant vaguement conscient d'un bruit de roues derrière lui, il ne prêta pas la moindre attention à l'individu qui s'attachait à ses pas jusqu'à ce que la sensation d'une main qui s'accrochait à la jambe de son pantalon réveillât en lui un souvenir. Il perdit aussitôt l'équilibre et se retrouva douloureusement à quatre pattes sur le pavé. Il se retourna, furieux, et découvrit au-dessus de lui le visage barbu de Benjamin la Roulette. — Bon sang ! grogna Doyle. Laissez-moi. Je ne suis pas en train de mendier et il ne faut pas que je perde de vue cet… — Pas avec Horrabin, lui chuchota La Roulette avec une évidente insistance dans la voix. Vous n'êtes pas assez mauvais pour réussir avec ces gens-là. Venez plutôt avec… L'aveugle avait fait volte-face et revenait sur ses pas, le regard braqué sur La Roulette avec une telle précision que Doyle comprit enfin que l'infirmité du vieillard était une imposture. — De quoi tu te mêles, Benjamin ? Le Capitaine Jack éprouverait-il le besoin de recruter du monde ces derniers temps ? — Laisse tomber, Bugs. Ce type-là n'est pas votre genre. De toute façon, voilà ta prime de découverte, pure gracieuseté de Copenhagen Jack. Il extirpa deux pièces de six pence de son gousset pour les jeter en l'air. Bugs les rattrapa au vol d'une seule main. — Très bien, dit-il en leur faisant rejoindre les pastilles de menthe. Dans de telles conditions, tu peux te mêler de mes affaires aussi souvent qu'il te plaira. Sur ce, il reprit le chemin de Billingsgate en ricanant et ne recommença de balancer sa canne devant lui qu'au bout d'une centaine de pas. Doyle se releva. — Avant qu'il ne disparaisse, dit-il à La Roulette, mieux vaudrait me préciser si votre Copenhagen Jack peut également m'assurer gîte et couvert. — Oui, et d'une qualité nettement supérieure à ce qu'on vous aurait donné avec Horrabin. Mon Dieu, vous êtes vraiment désemparé, n'est-ce pas ? Venez, c'est par ici. La salle à manger de la maison des gueux de Pye Street s'étirait en longueur et l'interminable mur donnant sur la rue était percé à intervalles réguliers de huit grandes fenêtres dont les petits carreaux de verre cul-de-bouteille formaient un damier serti de plomb. Un lampadaire extérieur accrochait des gouttes de lumière dans la masse tournoyante des petites vitres mais l'éclairage de la pièce provenait essentiellement de brillantes lampes à pétrole suspendues au plafond par des chaînes et de seize chandeliers, un à chaque bout des huit longues tables dressées en travers de la salle. L'étroite extrémité orientale de cette dernière était surélevée de quatre pieds et on y accédait par une volée de marches centrales. De part et d'autre de ce court escalier courait une rambarde qui donnait à la pièce l'aspect d'un pont de navire dont la partie exhaussée eût été le gaillard d'avant. Les mendiants qui étaient assemblés autour des tables présentaient une parodie de la mode contemporaine : on y remarquait les frocs et les gants blancs de la Noblesse déchue, gueux qui suscitaient la pitié en prétendant, à juste titre parfois, être des gentilshommes de bonne naissance ruinés par des revers boursiers ou par l'alcool ; les bleus, la ceinture de corde et le noir chapeau de toile à bâche portant encore en lettres d'or à demi effacées le nom de quelque vaisseau des Loups de Mer Échoués qui ne cessaient d'émailler leur conversation de termes de marine appris dans les beuglants ; le fatras de turbans, de boucles d'oreilles et de sandales des Hindous Miséreux ; les visages noirs des mineurs censément réduits à l'invalidité par des coups de grisou ; et, bien sûr, les haillons indifférenciés des généralistes de la mendicité. Alors qu'il prenait place au bout d'un banc, Doyle remarqua qu'il n'était d'ailleurs pas le seul à être vêtu comme un marchand de légumes. La plus impressionnante figure de l'assemblée restait toutefois le grand moustachu blond-roux de l'estrade qui venait de quitter sa pose nonchalante sur une chaise à haut dossier pour aller s'accouder à la rambarde et promener son regard sur la compagnie. Il était habillé avec extravagance – mais sans vraiment verser dans le ridicule – d'un froc de satin vert dont le col et les poignets bouillonnaient de dentelle et d'une culotte moulante de satin blanc que prolongeaient des bas de soie blanche et de fines chaussures qui, débarrassées de leur boucle dorée, eussent ressemblé à des ballerines. Lorsque cet homme s'était levé, la rumeur des conversations s'était tue. — C'est Copenhagen Jack, murmura fièrement La Roulette qui avait immobilisé son chariot sur le sol aux côtés de Doyle. Le capitaine des mendiants de Pye Street. Doyle hocha distraitement la tête, toute son attention soudain captée par l'odeur de dinde rôtie qui flottait dans l'air. — Bonsoir, mes amis, fit le capitaine en faisant tourner entre ses doigts un verre à long pied. — 'Soir, capitaine, répondit en chœur la compagnie. Sans cesser de fixer les yeux sur la salle, il tendit latéralement son verre et un jeune garçon vêtu d'une redingote rouge et chaussé de hautes bottes se précipita, carafe à la main, pour le remplir. Le capitaine goûta le vin couleur de rubis puis marqua son accord d'un simple signe de tête. — Médoc pour le roastbeef, annonça-t-il alors que le garçon s'esquivait. Et avec la volaille, je crois que nous allons épuiser le sauternes qui est arrivé la semaine dernière. La compagnie applaudit, et Doyle avec non moins d'énergie que les autres. — Les problèmes touchant à la discipline et à l'admission de nouveaux membres seront traités après le dîner. Cette dernière annonce parut également ravir les mendiants et, à peine le capitaine se fut-il réinstallé à sa propre table sur l'estrade que la porte des cuisines s'ouvrit sur le passage de neuf hommes qui, chacun, portait une dinde rôtie sur un grand plat. Chaque table en reçut une accompagnée des instruments nécessaires pour que celui qui était en bout pût procéder à son découpage. Il se trouva que Doyle occupait une telle place et, faisant appel à l'expérience acquise lors des Noëls et des Thanksgivings, il réussit à s'acquitter correctement de sa tâche. Puis, lorsqu'il eut garni d'un morceau de dinde chacune des assiettes qui se tendaient vers lui, y compris celle que La Roulette lui présentait au ras de la table, il se servit et se mit à l'œuvre avec vigueur, arrosant libéralement chaque bouchée de sauternes bien frais qu'un bataillon de commis de cuisine versaient dans les verres dès qu'ils étaient à moitié vides. Après la dinde, ce fut le roastbeef, croquant sous la dent aux extrémités, juteux à souhait au centre, et accompagné d'une réserve apparemment inépuisable de petits pains chauds, de beurre frais et d'une théorie de bouteilles dont Doyle dut admettre qu'il s'agissait d'un bordeaux extraordinairement bien charpenté. Pour le dessert, il y eut du pudding et une crème de xérès. Lorsque les tables eurent été débarrassées et que la plupart des dîneurs, sous l'œil envieux de Doyle, sortaient des pipes en terre et les allumaient avec dextérité aux chandeliers, Copenhagen Jack traîna sa chaise jusque sur le devant de l'estrade et claqua des mains pour retenir l'attention. — Boulot, boulot, maintenant. Où est Beau Gosse ? La porte qui donnait sur la rue s'ouvrit et un jeune homme se précipita dans la salle et, l'espace d'un instant, Doyle crut que c'était lui Beau Gosse mais un homme au visage rébarbatif et mal rasé venait de se lever de l'une des tables du fond pour dire : « Je suis là, monsieur. » Quant au garçon qui venait d'entrer, il dénoua son écharpe, traversa la pièce et alla s'asseoir sur les marches de l'estrade. Le capitaine salua le nouveau venu d'un signe de tête puis son regard revint sur Beau Gosse qui tortillait nerveusement sa vieille casquette. — On t'a vu en train de cacher cinq shillings dans un tuyau de gouttière, ce matin, Beau Gosse. L'homme gardait la tête basse mais regardait Copenhagen Jack au travers de ses sourcils épais. — Allons, nies-tu les avoir cachés ? Beau Gosse réfléchit un instant. — Euh… non, monsieur. Seulement, je ne… ce n'était pas pour les cacher à Marko mais à ces gosses qui m'embêtaient ; ça, j'avais peur qu'ils ne me les volent. — Alors pourquoi as-tu dit à Marko lorsqu'il est passé à une heure que tu n'avais fait que quelques pennies ? — J'avais complètement oublié ces shillings, dit Beau Gosse. Le jeune homme perché sur les marches scrutait l'assemblée comme s'il devait y rencontrer quelqu'un. Doyle se demandait qui c'était. Il n'avait pas l'air bien vieux, moins de vingt ans en dépit de sa petite moustache et Doyle se dit que le propriétaire initial du manteau qu'il portait, mort depuis vraisemblablement plus de vingt ans, avait dû être nettement plus gros. — Tu n'es pas le seul à être oublieux, Beau Gosse, dit gentiment le capitaine. D'ailleurs, il me semble avoir accepté d'oublier deux offenses similaires de ta part ces derniers mois. Le regard du jeune homme sur les marches s'était arrêté sur Doyle et restait fixé sur lui, songeur, avec de temps à autre quelque chose comme de l'inquiétude. Et juste à l'instant où Doyle commençait à trouver cette insistance pénible, le garçon détourna les yeux. — J'ai bien peur, poursuivit Copenhagen Jack, que nous ne soyons contraints d'oublier beaucoup d'autres choses. Que tu étais membre de notre compagnie, par exemple, et tu m'obligerais en oubliant le chemin de ma maison. — Mais Cap… glapit Beau Gosse. Je ne voulais pas… vous pouvez les prendre, ces cinq shillings… — Garde-les. Tu en auras besoin. Va-t-en maintenant. (Beau Gosse quitta la salle si promptement que Doyle eut la certitude que le capitaine disposait d'une autre méthode – plus vive – pour éjecter ceux qui refusaient de partir lorsqu'on le leur demandait.) A présent, fit le Capitaine Jack en souriant, passons à des tâches plus plaisantes. Postule-t-on pour être admis parmi nous ? La Roulette agita le bras aussi haut qu'il put, ce qui ne dépassait guère le niveau du chandelier en bout de table. — J'ai amené un gars, capitaine, rugit-il, et la voix compensa largement l'insuffisance du geste. Les yeux du capitaine parcoururent avec curiosité la table. — Qu'il se lève. Doyle se dressa et se tourna vers Copenhagen Jack. — Effectivement, La Roulette, il fait pitié à voir. Comment vous appelez-vous ? — Brendan Doyle, monsieur. A peine eut-il proféré deux syllabes de sa réponse que, là-bas sur les marches, le jeune homme pivotait sur lui–même, bondissait sur l'estrade et allait murmurer quelque chose au capitaine. Ce dernier se pencha, l'oreille tendue, puis se redressa pour fixer un œil incrédule sur Doyle puis, à son tour, chuchota au garçon quelques mots qui, pour être inaudibles, n'en signifiaient pas moins, de toute évidence : « Vous êtes sûr ? » Le jeune homme hocha vigoureusement la tête et lui fournit plus d'explications. Doyle observait la scène avec une inquiétude croissante. Il se demandait si le jeune moustachu ne travaillait pas pour le chef tsigane au crâne chauve. Il jeta un œil sur la sortie et vit que la porte était restée entrouverte. Bon, se dit-il, si on tente de s'emparer de moi, je pourrai être dehors avant que les petits gars ne se soient levés de table. Le capitaine haussa les épaules et se tourna vers les dîneurs intrigués. — Le jeune Jacky me disait que notre nouvel ami, Brendan Doyle, arrive juste de Bristol où il a fait merveille dans le passé comme simple d'esprit sourd et muet. Sous le nom de… Tom le Muet, c'est ça ? Il a su capter ces cinq–dernières années la sympathie des gens de Bristol mais il a dû fuir cette ville à cause de… qu'est-ce qui lui est arrivé, Jacky ? Ah, oui… Il a vu un ami à lui qui sortait d'un bordel et, juste au-dessus, à la fenêtre, la fille avec laquelle ce gars-là était monté qui s'apprêtait à lui balancer sur le crâne un… un gros pot de chambre en marbre. Il devait y avoir eu quelque contestation sur le petit cadeau et la fille s'estimait blousée. Toujours est-il que, depuis l'autre trottoir, Doyle a crié à son copain : « Attention ! Recule ! La salope, elle va t'écrabouiller la cervelle ! » L'ami fut sauvé, mais, dans la rue, ils avaient tous entendu Doyle et, en un rien de temps, la nouvelle s'est répandue qu'il parlait comme tout le monde, et il a dû quitter la ville. Les mendiants qui étaient autour de Doyle le félicitèrent. — Tu aurais dû me raconter ton histoire ce matin, fit La Roulette. Dissimulant surprise et soupçons, Doyle s'apprêtait à lui répondre quand le capitaine leva soudain la main et tous les yeux retournèrent sur lui. Doyle referma la bouche. — Et Jacky me fait remarquer à juste titre que si Doyle espère se tailler une place à Londres et s'il a si bien prospéré quand il ne parlait pas pour être contraint à l'exil par ses premières paroles, il lui faut reprendre au plus vite cette habitude de communiquer par gestes. Vous avez besoin de retravailler votre personnage de Tom le Muet, Mr Doyle. N'êtes-vous pas d'accord ? Alors que tout le monde se tournait encore une fois vers lui, Doyle vit une paupière du capitaine frémir légèrement. En fait, ceci doit être destiné à dissimuler mon accent, comprit-il. Mais pourquoi ? Et comment ce garçon a-t-il pu savoir que j'en avais un ? Il eut un sourire hésitant et hocha la tête. — Vous êtes un sage, Tom, fit Copenhagen Jack. Maintenant, Jacky me dit qu'en un temps, vous étiez bons copains tous les deux à Bristol. Aussi vais-je le laisser vous arracher à nous un petit moment pour qu'il vous explique nos coutumes. Dans l'intervalle, je vais examiner les autres candidatures. Levez-vous, ceux qui veulent entrer dans notre compagnie. Alors qu'un vieillard aux yeux larmoyants se levait à une table voisine, Jacky descendit de l'estrade et courut vers Doyle, les pans de son manteau trop large flottant autour de sa mince silhouette comme les ailes d'un grand oiseau. Toujours inquiet, Doyle recula et jeta un nouveau regard vers la porte. — Allez, Brendan, viens, fit Jacky. Tu sais bien que je ne suis pas le type à garder rancune… d'ailleurs, elle t'a plaqué pour un autre la semaine suivante. La Roulette gloussa dans les graves et Jacky articula une phrase muette qui pouvait vouloir dire : « Faites-moi confiance ». Doyle se détendit. Après tout, il faut bien se fier à quelqu'un, et ces gens au moins savent apprécier un bon bordeaux. Beau Gosse referma silencieusement la porte puis resta un moment troublé par ses pensées sur le trottoir qui longeait la grande salle à manger. Il commençait à faire frais maintenant que le ciel avait perdu ses derniers reflets gris et il fronça les sourcils… puis le souvenir des cinq shillings cachés dans le tuyau de gouttière ramena le sourire sur son visage car il allait certainement pouvoir se payer deux jours de bonne vie à jouer aux quilles, boire de la bière et se bourrer de tourte au bœuf. Mais… et, de nouveau, son front se plissa – tant parce qu'une telle perspective était abstraite que parce qu'elle était morne – lorsqu'il songea que des jours suivraient la fin de ces cinq shillings. Qu'allait-il faire alors ? Il pourrait toujours demander au capitaine… non, bien sûr, le capitaine venait juste de le flanquer à la porte et c'était pour ça qu'il ne savait plus quoi faire. — Vous saviez que j'avais un accent, fit Doyle en serrant sur lui son manteau de velours car il faisait froid dans cette petite pièce malgré les braises qui rougeoyaient dans l'âtre. — Évidemment, répondit Jacky en empilant des bûches sur le feu mourant de sorte qu'il finit par reprendre. J'ai dit au capitaine qu'il fallait vous empêcher de parler et il a improvisé quelque chose à cet effet. Est-ce que vous pouvez fermer ces fenêtres… puis vous asseoir. — Et comment le saviez-vous ? demanda Doyle en s'occupant des fenêtres. Et pourquoi ne fallait-il pas qu'on m'entende ? Il y avait deux chaises de part et d'autre de la petite table, il prit celle qui était la plus proche de la porte. Entre-temps, ayant obtenu satisfaction avec le feu, Jacky s'était relevé pour se diriger vers un placard. — Je vous le dirai dès que vous aurez répondu à quelques-unes de mes questions. Doyle plissa les yeux de s'entendre parler sur un ton si péremptoire par un gosse plus jeune que la majeure partie de ses étudiants… et ce ressentiment persista même après qu'il eut aperçu la bouteille que le jeune homme sortait du placard. Un vacarme étouffé d'applaudissements et de sifflets monta du rez-de-chaussée mais ni l'un ni l'autre n'y prêta attention. Jacky s'assit et posa sur Doyle un regard à la fois perplexe et sérieux tout en versant du cognac dans deux petits verres avant d'en pousser un en travers de la table. — Merci, dit Doyle qui prit le verre pour le faire tourner sous son nez. (Il avait un des meilleurs arômes qu'il eût jamais sentis.) Vraiment, vos amis savent vivre, dut-il admettre. Jacky haussa ses étroites épaules. — La mendicité n'est pas un commerce différent des autres, fit-il avec quelque impatience. Et Copenhagen Jack en a la bosse. (Il sirota son verre.) Dites-moi la vérité maintenant, Doyle. Qu'avez-vous fait pour que le Dr Romany ait un tel désir de remettre la main sur vous ? — Qui est le Dr Romany ? — C'est le chef d'une des plus puissantes bandes de bohémiens d'Angleterre. Doyle eut l'impression que des doigts lui couraient sur la nuque. — Un grand type, vieux et chauve, qui porte des chaussures à ressorts ? — Oui, c'est ça. Il a lancé tous les mendiants et les voleurs de la horde d'Horrabin à la recherche… d'un homme dont la description vous correspond parfaitement et qui aurait un accent étranger, américain peut-être. Il a offert une grosse récompense pour votre capture. — Horrabin ? Le clown ? Mon Dieu, je l'ai rencontré ce matin mais il n'avait pas l'air de… — Non, il ne l'a appris que cet après-midi lorsque Romany leur a demandé de vous chercher… Horrabin lui a dit qu'il vous avait vu à Billingsgate. Doyle resta un moment silencieux, s'efforçant de dégager ce qu'il pouvait tirer de tout ça. Il ne lui aurait pas déplu de conclure une trêve avec Romany et de s'entretenir avec cet homme qui, de toute évidence, en savait long sur les brèches. En se débrouillant pour connaître l'emplacement et la date d'une trouée, il n'aurait plus qu'à s'y trouver avant qu'elle ne prît fin pour réapparaître dans le terrain londonien de 1983. Il commençait à éprouver le mal du pays lorsqu'il pensait à la Californie et à ses recherches sur Ashbless… D'autre part, ce Romany ne lui avait pas donné l'impression d'être des plus accommodants, avec son cigare et le reste. Quant à l'intérêt de ce jeune homme dans l'affaire ? La grosse récompense, sans doute. Doyle dut poser sur Jacky un regard circonspect car celui-ci dit en secouant la tête d'un air dégoûté : — Non, non ! Je ne songe pas un instant à prévenir Romany. Je me refuserais même à livrer un chien enragé à cette créature… quand bien même il tiendrait parole pour sa récompense, ce qui est hautement invraisemblable. La seule récompense serait probablement d'aller chercher des pièces perdues au fond de la Tamise. — Excusez-moi, fit Doyle en portant le cognac à ses lèvres. Mais c'est comme si vous aviez assisté à leur réunion. — J'y étais. Le Capitaine Jack me paye pour aller ici et là glaner des renseignements sur… le point où en est la compétition. Horrabin tient ses assemblées dans un égout sous Bainbridge Street et je suis un habitué de l'endroit. Mais cessez d'éluder la question fondamentale : Que vous veut-il ? — Eh bien… (Doyle leva son verre et contempla les flammes au travers de la topaze sombre de l'alcool.) Je n'en suis pas tout à fait sûr mais je crois qu'il espère apprendre quelque chose de moi. (Il prit alors conscience de l'ivresse qui montait en lui.) Il désire savoir comment je suis arrivé dans un champ près de Kensington. — Ah bon ? Comment y êtes-vous arrivé ? En quoi cela le concerne-t-il ? — Je vais vous dire la vérité, Jacky, j'ai voyagé par magie. — Je me doutais bien qu'il s'agissait de ça. Quelle sorte de magie ? Et d'où venez-vous ? — Comment ? Vous n'avez pas de mal à le croire ? — Ce que j'aurais eu du mal à croire, c'est que le Dr Romany pût s'intéresser à quelque chose qui n'aurait rien à voir avec la magie. Et je ne suis pas… inexpérimenté au point de prétendre que la magie n'existe pas. (Il sourit avec une telle amertume que Doyle se demanda ce dont le garçon avait pu être témoin.) Quelle sorte de magie ? — En fait, je n'en sais rien. Je faisais partie d'un groupe et ce n'était pas moi qui m'occupais de la partie technique ou magique, comme vous voulez. Mais il s'agissait d'une incantation ou de quelque chose du genre qui nous a permis de sauter d'un… point à un autre sans avoir à parcourir la distance qui les séparait. — Et, comme ça, vous êtes venu d'un bond d'Amérique ? Pourquoi pas ? se dit Doyle. — Précisément. Et ce Dr Romany doit nous avoir vus surgir dans le pré… Je pense même qu'il nous y guettait car, voyez-vous, on ne peut sauter comme on veut d'un point à un autre ; il faut décoller et atterrir en des lieux précis, ce que le responsable de notre groupe nommait des brèches ; or, à mon sens, Romany sait où elles se trouvent. Il n'a pas dû cesser de nous suivre pour s'être emparé ainsi de moi en profitant d'un moment où j'étais séparé des autres. Ensuite, il m'a emmené dans un camp tsigane. Sur ce, Doyle s'octroya une goulée de cognac car le fait de raconter son histoire venait de le replonger dans la terreur que lui inspirait l'homme chauve. — Et que sont devenus les autres, ceux qui vous accompagnaient ? — Je n'en sais rien. Je pense qu'ils ont dû regagner la brèche et effectuer leur saut de retour vers l'Amérique. — Pourquoi êtes-vous venus, tous ? Doyle éclata de rire. — Ça, c'est une longue histoire, mais le motif principal était d'assister à une conférence. Jacky haussa un sourcil. — Une conférence ? Que voulez-vous dire ? — Avez-vous déjà entendu parler de Samuel Taylor Coleridge ? — Bien sûr. Il doit même faire une causerie sur Milton samedi prochain, à la Crown and Anchor. La surprise se peignit sur le visage de Doyle. Ce jeune mendiant commençait à l'impressionner. — Exact. Mais il s'est trompé de jour et il était là-bas hier soir. Comme nous étions tous là, il a quand même donné sa conférence. C'était très intéressant d'ailleurs. — Ah bon ? (Jacky vida son cognac et, songeur, s'en resservit un doigt.) Et comment saviez-vous qu'il se tromperait de date ? — Le responsable du groupe le savait. Jacky resta quelques instants silencieux à se gratter sous la moustache puis il leva les yeux et sourit. — Étiez-vous seulement un employé, engagé pour vous occuper des chevaux ou je ne sais quoi, ou la conférence vous intéressait-elle au premier chef ? Doyle fut tenté de dire à cet arrogant jeune homme qu'il avait à son actif une biographie de Coleridge mais il se contenta de répondre sur son ton le plus digne : — On avait requis mes services pour expliquer aux invités qui… est Coleridge et pour répondre à leurs questions après notre retour. Jacky partit d'un rire ravi. — Vous vous intéressez donc à la poésie moderne ! Il y a autre chose chez vous, Doyle, que ce qui frappe au premier coup d'œil. Dans son dos, Doyle entendit la porte s'ouvrir et Copenhagen Jack entra, paraissant encore plus grand et mieux bâti étant donné l'exiguïté de la pièce. — Deux nouvelles recrues, dit-il en se perchant sur le coin de la table et en y ramassant la bouteille de cognac. Un bon Noble Déchu et le meilleur épileptique que j'aie vu depuis des années. Ah ! vous auriez dû voir la crise qu'il nous a montrée comme exemple de son style. Étonnant. Et comment va Tom le Muet ? Doyle fit la grimace. — Ai-je vraiment cette étiquette collée sur le dos ? — Si vous devez rester parmi nous, oui. De quoi s'agit-il avec Horrabin ? demanda le capitaine qui s'offrit directement au goulot une généreuse rasade d'alcool. Jacky répondit pour Doyle. — En fait, c'est le maître d'Horrabin, le Dr Romany, qui le recherche. Il pense, à tort, que Tom connaît un tas de choses en sorcellerie et il a offert une grosse récompense pour sa capture si bien que tous ces salopards du nid à rats d'Horrabin sont après lui. (Il se tourna vers Doyle.) Faut vous y faire, mon vieux, votre survie dépend de ce rôle de muet. — Et encore heureux pour lui que je ne dirige pas mon affaire à la manière du père d'Horrabin, fit le capitaine en riant. Jacky rit aussi et, devant l'incompréhension de Doyle, expliqua : — Le père du clown était également maître-gueux dans le quartier de St.Giles et il n'aurait jamais accepté de travailler avec des simulateurs… tous ses aveugles étaient réellement aveugles et ses gamins estropiés ne se traînaient pas sur des béquilles simplement pour faire vrai. Tout à son honneur, diriez-vous jusqu'à ce qu'on vous apprenne qu'il recrutait du personnel en bonne santé et le modifiait ensuite en fonction du type de mendicité pratiquée. Quelque part sous Londres, il avait créé une clinique à l'envers où il mettait au point des techniques pour transformer des hommes, des femmes et des enfants robustes en créatures conçues pour susciter l'horreur et la pitié. Au cours du récit, le sourire de Jacky s'était effacé. — Donc, reprit le capitaine, si le vieux Théobaldo Horrabin avait décidé que vous étiez Tom le Muet, il vous aurait d'abord coupé la langue puis, à titre d'expérience, il vous aurait authentiquement rendu idiot en vous frappant le crâne en un point précis ou en vous étouffant assez longtemps pour entraîner la mort de votre cerveau. (Il se reprit une goulée de cognac au goulot.) On dit même qu'il s'est exercé sur son propre fils et que c'est la raison pour laquelle Horrabin porte des vêtements si lâches et dissimule sous un maquillage le visage difforme qu'il doit à son père. Doyle frissonna en se remémorant la surprenante apparence du clown tel qu'il l'avait vu dans le théâtre de marionnettes. — Et qu'est devenu Horrabin Père ? — C'était d'avant mon temps, fit Jacky, haussant les épaules. — Selon certains, il est mort et Horrabin Fils lui a succédé, expliqua le capitaine. D'autres prétendent que ce dernier a tué son père pour hâter la succession. J'ai même entendu dire que le vieux Théobaldo serait encore vivant quelque part là-dessous… mais je ne suis pas sûr dans ce cas qu'il ne préférerait pas être mort. (Il surprit le regard interrogateur de Doyle.) Oui, le vieil Horrabin était très grand et il ne supportait pas les espaces clos, pas même un couloir tant soit peu bondé. — Une chose que nous allons perdre en faisant de ce gars-là un muet, dit Jacky en soustrayant assez longtemps la bouteille au capitaine pour remplir les deux verres, c'est qu'il sait lire. Le regard que le capitaine jeta sur Doyle trahit un intérêt tel qu'il n'en avait manifesté à aucun moment au cours de la soirée. — Vraiment ? Vous savez lire ? En courant ? Comprenant qu'il voulait dire couramment, Doyle hocha la tête. — Parfait ! Vous allez me faire la lecture. La littérature est peut-être ma passion majeure dans l'existence quoique je ne sois pas fichu de trouver le moindre sens aux signes qui sont dans les livres. Connaissez-vous des poèmes par cœur ? — Oh, bien sûr ! — Dites-nous-en un. — Euh… oui. (Il s'éclaircit la gorge et commença :) Le couvre-feu sonne le glas du jour qui passe, Dans la plaine serpente un troupeau mugissant, Le laboureur lassé revient à pas pesants, Abandonnant le monde à moi comme aux ténèbres… Captivés, le capitaine et Jacky écoutèrent Doyle réciter entièrement l’Élégie de Gray puis, lorsque ce fut fini, Copenhagen Jack applaudit et se lança lui-même dans un fragment de Samson Agonistes. Puis ce fut au tour de Jacky. — Dites-moi ce que vous en pensez, fit-il avant de réciter : Ce froid lacis de rues, qu'en un temps animèrent Le rire et la lumière, à présent de mes pas Seul résonne. Et le vent de la nuit trace au ras Des pièces poussiéreuses sa voie solitaire, Transportant dans la rue par leurs vitres brisées Des sédiments de pensées et de souvenirs. Jacky marqua un temps d'arrêt et Doyle compléta l'octain. Qu'il est loin cet enfant qui se vit les nourrir Et quel vide en son âme leur fuite a laissé. Après coup, Doyle se demanda d'où il tenait la connaissance de ces vers. Il les avait lus dans la biographie d'Ashbless quoiqu'ils ne fussent pas de ce dernier. J'y suis, se dit-il, c'est l'une des rares œuvres de Colin Lepovre qui était fiancé à Elizabeth Tichy avant qu'elle ne devînt l'épouse de William Ashbless. Lepovre avait disparu envoyons… 1809, c'est ça, quelques mois avant la date prévue pour le mariage. Il avait alors vingt ans et ne laissait derrière lui qu'une mince plaquette de poèmes n'ayant recueilli que de rares et peu favorables critiques. Ses yeux revinrent sur Jacky et il vit que le jeune homme le regardait avec ébahissement et, pour la première fois, avec quelque chose qui ressemblait à du respect. — Mon Dieu, Doyle. Vous avez lu Lepovre ? — Eh oui, fit Doyle d'un ton dégagé. Sa disparition remonte à… l'année dernière, n'est-ce pas ? Jacky s'assombrit. — Oui, c'est la version officielle. En fait, il a été assassiné. Je le connaissais personnellement, vous savez ? — Vraiment ? (Doyle eut soudain l'intuition que, s'il retournait en 1983, cette histoire pourrait constituer une bonne note en bas de page pour sa biographie d'Ashbless.) Assassiné comment ? Le jeune homme vida son cognac d'un trait et s'en resservit aussitôt un autre. — Un de ces jours, peut-être, je vous connaîtrai assez pour vous le dire. S'obstinant à tirer du garçon quelque chose de publiable, Doyle lui demanda s'il avait également connu Elizabeth Tichy. — Comment pouvez-vous savoir tout ça si vous venez d'Amérique ? Doyle chercha une réponse plausible puis, n'en trouvant pas, se rabattit sur : — Un de ces jours, Jacky, c'est vous que je connaîtrai peut-être assez pour le dire. Jacky haussa les sourcils, semblant se demander s'il fallait prendre mal cette réponse. Puis il sourit. — J'en reste à ce que je disais tout à l'heure, Doyle. Il y a plus chez vous que ce qui frappe au premier regard. Oui, j'ai bien connu Beth Tichy. Nous étions même amis bien avant qu'elle ne rencontrât Lepovre. Et nous sommes restés en contact. — Apparemment, j'étais presque dans le vrai en affirmant que vous étiez des vieux copains, vous deux, fit Copenhagen Jack. Doyle, vous allez venir avec moi. J'en suis déjà à la moitié de l'Audrey de Dallas mais le vieux Stikeleather me le lit avec une telle lenteur que nous ne risquons pas de l'avoir terminé avant l'année prochaine. Voyons si vous saurez aller un peu plus vite. La cuisine basse de plafond du Beggar in the Bush était noire de monde mais la plupart des gens restaient accrochés autour de la table où se disputait une partie de cartes et Beau Gosse, qui berçait son verre de gin dans un coin sombre, avait largement la place de s'adosser au mur de brique et d'allonger les jambes sur son banc. Depuis longtemps, il avait appris à ne pas se risquer au jeu car il était incapable d'en comprendre les règles et, quelles qu'eussent été les cartes distribuées, il se serait toujours trouvé quelqu'un pour lui prendre son argent en lui disant qu'il avait perdu. Il n'avait pris qu'un seul des shillings cachés dans le tuyau de gouttière de ce passage donnant sur Fleet Street car il avait fini par concevoir un plan : il allait se joindre à la troupe de mendiants d'Horrabin et garder les shillings pour des occasions spéciales telles qu'un peu de viande, du gin, de la bière et – pensée sur laquelle il portait automatiquement le verre à ses lèvres – une fille de temps à autre. Son gin éclusé, il décida de ne pas s'en offrir un autre, car s'il n'allait pas dès ce soir trouver l'histrion aux échasses, il lui faudrait prélever un peu plus sur sa fortune pour s'assurer simplement un toit et cela n'était pas dans ses plans. Il se leva et fendit la foule beuglante et rigolarde pour gagner la sortie et se retrouver sur le trottoir. La clarté dansante du lampadaire paraissait mettre quelque réticence à éclairer les façades en encorbellement de Buckeridge Street et ne brossait çà et là que de vagues touches de lumière sur le noir tissu de la nuit… ici le rebord d'une fenêtre sous le trou noir d'une pièce plongée dans l'ombre, là l'entrée d'un passage dans les profondeurs duquel d'autres lampes n'existaient que par leur reflet jaunâtre sur les galets du pavé, telle une procession de crapauds, surprise au cours de sa lente traversée de la rue ; là encore, des toits déchiquetés, des pans de murs en zigzag qui, de temps à autre, apparaissaient lorsque la brise activait la flamme du lampadaire. Beau Gosse traversa la rue pour en prendre une autre dans laquelle il entendit des ronflements au travers des planches clouées sur les fenêtres sans vitres du dortoir de la Mère Dowling et il eut un reniflement de mépris pour ces dormeurs qui, il le savait d'expérience, avaient payé chacun trois pence pour partager leur lit avec deux ou trois personnes et leur chambre avec une bonne douzaine d'autres. Payer pour être serrés comme des sardines, merci ! J'ai un meilleur plan. Quelques instants plus tard, toutefois, il se demandait, mal à l'aise, dans quelles conditions Horrabin allait le faire dormir. Ce clown était terrifiant ; parfaitement capable de coucher les gens dans des cercueils, ou tout comme. A cette pensée, Beau Gosse étouffa un cri, s'immobilisa et se signa. Puis il se remit en tête qu'il était tard et que, quoi qu'il fallût faire, il devait s'y mettre au plus vite. Au moins, se dit-il, tout le monde est le bienvenu chez Horrabin. A pareille heure, le parlement de l'égout devait avoir vu sa séance levée ; aussi ne prit-il pas à droite sur Maynard pour rejoindre Bainbridge Street mais continua-t-il de suivre le mur que rasait son épaule gauche, même lorsqu'il fit un angle vers le nord où, à l'autre bout d'Ivy Lane, s'érigeait la sombre bâtisse connue dans le voisinage sous le nom d'Hôtel Horrabin ou de Château du Rat. Maintenant, il en était à se demander avec inquiétude s'ils n'allaient pas le refuser. Après tout, il n'était pas très malin. Il se rassura en se répétant qu'il était un bon mendiant et qu'en l'occurrence, ce n'était pas un point négligeable. Il lui vint aussi à l'esprit qu'Horrabin pourrait être intéressé d'apprendre que le nouveau sourd-muet recruté par Copenhagen. Jack n'en était pas un et qu'on pourrait lui tendre un piège pour le faire parler. Oui, conclut Beau Gosse, il va falloir que je raconte tout ça au clown pour qu'il m'ait à la bonne. Jacky resta encore un long moment derrière la fenêtre que Doyle avait refermée, contemplant simplement les toits indistincts ponctués çà et là par la minuscule rougeur fumeuse d'une lanterne ou le quadrilatère ambré d'une fenêtre sans rideau. Je me demande ce qu'il fait en cet instant précis, se disait Jacky. Quelle impasse obscure traverse-t-il à pas feutrés, dans quel bouge offre-t-il un gin à quelque pauvre diable sans méfiance ? A moins qu'il ne dorme, là, dans l'une de ces soupentes… et quelle sorte de rêve peut-il faire ? Les vole-t-il aussi ? Jacky se détourna de la fenêtre et alla s'asseoir à la table où encre, plume et papier attendaient. Des doigts minces saisirent la plume, en trempèrent la pointe dans l'encre et, après un temps d'hésitation, commencèrent à écrire : 2 septembre 1810 Ma chère mère, Tant que je ne suis pas en mesure de vous donner une adresse où il soit possible de me joindre, je tiens à vous assurer que je vais bien et mange à ma faim et dors avec un toit au-dessus de la tête. Je sais que vous n'y voyez qu'une dangereuse lubie mais je fais quelques progrès dans la recherche de cet homme – si je puis lui donner ce nom – qui a tué Colin. Et bien que vous m'ayez à maintes reprises répété que c'était le travail de la police, je vous demanderai une fois de plus de me croire lorsque je prétends que la police n'est pas équipée – quand bien même accepterait-elle l'hypothèse de son existence – pour s'occuper de cette sorte d'individu. Mon intention est de le tuer avec le minimum de risques pour moi-même dès que ce sera faisable puis de rentrer à la maison où j'ai la ferme espérance que mon retour sera encore accueilli par des paroles de bienvenue. Dans l'intervalle, je vis au milieu d'amis et je cours bien moins de périls que, vraisemblablement, vous ne l'imaginez. Et si vous acceptez, en dépit de ma présente et très regrettable désobéissance, de me conserver la tendresse et l'amour dont vous m'avez si généreusement fait don par le passé, vous aurez en moi la plus reconnaissante des filles, Elizabeth Jacqueline TICHY. Jacky agita la lettre jusqu'à ce que l'encre eût séché puis elle la plia, inscrivit l'adresse et versa une goutte de cire de bougie pour la sceller. Puis elle verrouilla sa porte, ôta ses vêtements informes et, juste avant d'ouvrir le lit rabattable, se débarrassa de sa moustache, se gratta vigoureusement la lèvre supérieure et colla sur le mur la bande de toile gommée garnie de poils. 5 La plupart des gens froissent la coquille de l'œuf qu'ils viennent de manger. Cette pratique avait à l'origine pour but d'éviter qu'elle ne servît de barque aux sorcières. Francis GROSE. Covent Garden, le samedi soir, présentait un visage radicalement différent de celui qu'il avait à l'aube. La foule était toujours aussi dense, le vacarme d'une intensité comparable, mais là où, douze heures plus tôt, des files de chariots avaient bordé les trottoirs, on assistait maintenant au gracieux défilé des plus élégants phaétons tirés par des poneys soigneusement appariés en taille et en nuance de robe, l'aristocratie du West End descendait de ses demeures de Jermyn Street et de St. James pour se rendre au théâtre. Le pavé se voyait à présent, toutes les deux minutes, frénétiquement débarrassé de sa poussière par un corps de balayeurs en guenilles qui, chacun, travaillait jalousement sur sa portion de trottoir durement conquise devant les pas des dames et des messieurs susceptibles de leur donner un pourboire avec, pour toile de fond, la colonnade dorique de Covent Garden, récemment reconstruit après avoir brûlé de fond en comble en 1808, et dont la grandiose architecture, dans la clarté des lampadaires et dans la lumière dorée de ses lustres intérieurs, se parait d'une autre élégance que sous le dur éclat du soleil. Alors que les balayeurs faisaient au moins l'effort de paraître offrir un service en échange des pennies et des shillings qu'ils recevaient, bon nombre d'individus se contentaient de mendier. Parmi ces derniers, celui qui avait incontestablement le plus grand succès se trouvait être un malheureux tuberculeux qui titubait de place en place sans jamais solliciter l'aumône mais en rongeant désespérément un quignon de pain rassis souillé de boue dès que quiconque posait les yeux sur lui. Et si quelque dame frappée de pitié incitait son cavalier à demander à cet infortuné de quel mal il était affligé, la misérable créature aux yeux caves se bornait à toucher sa bouche et son oreille, impliquant ainsi qu'elle ne pouvait ni parler ni entendre, puis reportait toute son attention sur son immonde provende. Sa triste condition gagnant apparemment en authenticité de n'être ni étalée ni exprimée, il récoltait tant de pièces – y compris une certaine quantité de couronnes et même un exceptionnel souverain – que, toutes les dix ou vingt minutes, il était obligé d'aller vider ses poches dans le sac de Marko. — Encore toi, Tom ! s'exclama ce dernier à mi-voix lorsqu'une fois de plus il vit Doyle s'engager dans l'impasse où il attendait. (Il tendit son sac et Doyle y déversa des poignées de monnaie.) Tu te débrouilles vraiment comme un chef, mon gars. Maintenant, écoute, je vais aller me placer dans Mark Alley sur Bedford Street et j'y resterai une demi-heure. Vu ? Doyle hocha la tête. — Continue comme ça. Et n'oublie pas de tousser. Tes quintes sont stupéfiantes. Doyle fît encore une fois oui de la tête, battit des paupières et retourna dans la rue. Cela faisait six jours qu'il mendiait et il n'était pas encore revenu de la surprise de se découvrir si doué ainsi que de constater à quel point c'était un mode de vie détendu. Il en arrivait même à se faire à l'idée de se lever à l'aube et de se taper une bonne douzaine de milles par jour en couvrant le fleuve sur ses deux rives à l'ouest du Pont de Londres, car l'appétit qui ne manquait pas de sanctionner un tel parcours ne manquait pas non plus d'être chaque soir satisfait par les plantureux dîners qu'offrait Copenhagen Jack dans sa demeure de Pye Street, d'autant que ce dernier ne voyait nulle objection à ce que ses gueux fissent quelques pauses dans les pubs ou s'octroyassent un court roupillon dans des passages couverts peu fréquentés ou dans l'ombre des péniches de charbon à quai aux abords de Blackfriars Bridge. Toutefois, ce maquillage autour des yeux allait avoir un effet catastrophique sur sa peau. C'était à Jacky que l'on devait l'idée d'accentuer le teint déjà pâle de Doyle au point de lui donner celui d'un homme proche de la consomption en lui nouant autour de la tête un linge blanc comme un bandeau contre le mal de dents et en lui faisant porter une casquette noire assortie d'un foulard rouge de manière à bien faire ressortir la nuance cadavérique de son visage avec un cerne de fard rose autour des yeux pour compléter le contraste. — Ça vous donne l'air d'en être au stade final, lui avait dit Jacky en lui tartinant les orbites de pommade odorante. Et si vous tombez sur Horrabin, espérons que ça l'empêchera de vous reconnaître. Doyle ne savait que penser de Jacky. Le garçon le frappait par son efféminement dans certains gestes spontanés et dans le choix de ses mots et son intérêt pour les dames était apparemment fort réduit ; et vendredi après le dîner, lorsqu'un Noble Déchu outrageusement bien fait de sa personne avait coincé Jacky dans un angle du couloir en l'appelant son petit croissant chaud et en cherchant à l'embrasser, le jouvenceau n'avait pas seulement réagi par un ferme refus mais par une telle grimace de dégoût qu'il avait paru considérer comme répugnant tout contact de ce genre. Par ailleurs, Doyle ne pouvait comprendre qu'un jeune homme de l'intelligence de Jacky eût choisi la mendicité comme gagne-pain même si la pratique en était relativement agréable dans une entreprise comme celle du Capitaine Jack. Doyle n'avait personnellement pas l'intention de s'y attarder. Pas plus tard que dans trois jours, le mardi onze septembre, William Ashbless allait arriver à Londres et Doyle avait résolu de le rencontrer, de se lier d'amitié avec lui puis d'amener par quelque moyen le poète – qui n'avait jamais eu la réputation de courir après l'argent – à l'aider dans sa quête d'un travail décent. Il savait que l'homme allait toucher le port de Londres à bord de la frégate Sandoval à neuf heures du matin et qu'à dix heures trente, il écrirait le premier jet de son poème le plus connu, Les Douze Heures de la Nuit, dans la grande salle de la Jamaica Coffee House. Doyle comptait épargner quelque argent, se payer un costume convenable et aller attendre son homme dans ladite taverne. Il avait passé tant d'heures à étudier sa vie qu'il estimait déjà bien le connaître ; il ne lui venait pas une seule seconde à l'esprit qu'Ashbless pût ne pas pouvoir ou ne pas vouloir l'aider. — Mon Dieu, Stanley, vous avez vu cette pauvre créature ? s'écria une dame en descendant d'un fiacre. Donnez-lui un shilling. Comme s'il n'avait rien entendu, Doyle se réattaqua au quignon grisâtre dont le Capitaine Jack l'avait équipé six jours auparavant. Entre-temps, Stanley gémissait que s'il donnait un shilling à Doyle il n'aurait plus assez d'argent pour prendre un verre avant le spectacle. — Boire est donc plus important que le salut de votre âme ? Vous m'écœurez. Hé ! Vous, avec le pain ou je ne sais quoi ! Prenez ça et payez-vous un vrai repas. Doyle eut grand soin d'attendre avant d'approcher comme par hasard, de lever sur le couple des yeux surpris puis de montrer sa bouche et son oreille. La dame lui tendait un bracelet. Oh, Stanley, regardez ! Il ne peut rien dire, rien entendre. Il est plus à plaindre qu'un chien, ce pauvre homme. Avec un sourire de gratitude, Doyle finit par prendre le bracelet qu'elle lui agitait sous le nez puis l'homme et la femme s'éloignèrent vers le théâtre. Alors qu'il enfournait le bijou dans sa poche, Doyle entendit Stanley grommeler. Ensuite, songea-t-il pendant qu'il recommençait à tituber sur le trottoir, une fois qu'Ashbless m'aura aidé à prendre pied dans cette époque, si je décide – comme cela me semble probable – de retourner chez moi en un temps où existent les anesthésiques, les visites médicales, les cinémas, les toilettes à chasse d'eau et les téléphones, je me mettrai prudemment en rapport avec le terrifiant Dr Romany et je trouverai bien le moyen de conclure avec lui un marché de sorte qu'il me donne les coordonnées d'une brèche située dans le proche avenir et il ne me restera plus qu'à lui jouer un tour pour me trouver au dit endroit lorsque la trouée prendra fin ! Évidemment, il me faudra faire en sorte qu'il ne puisse mettre la main sur mon crochet mobile ! Depuis quelques minutes, il sentait empirer le picotement dans sa gorge et il profita de ce qu'un couple élégamment vêtu approchait d'un pas nonchalant pour se livrer à son numéro de cracheur de poumons qui suscitait l'admiration générale. En fait, il ne pouvait se permettre de l'exécuter trop souvent car, de simulée, la quinte de toux se transformait bien vite en un véritable supplice qui n'avait fait qu'empirer ces derniers jours. A l'origine de ces crises passablement inquiétantes, il soupçonnait le bain de minuit pris dans la Chelsea la semaine précédente. — Sainte Mère de Dieu, James ! Ce cadavre ambulant va nous cracher tripes et boyaux sur le pavé. Donnez-lui donc quelque chose qu'il aille se rincer la gorge. — Ce serait du gaspillage. Ce crétin sera mort avant l'aube. — Euh… peut-être n'avez-vous pas tort. Oui, James, vous avez certainement raison. Deux hommes étaient appuyés contre les barreaux de la grille flanquant les ailes du théâtre. L'un d'eux tapota son cigare pour en faire tomber la cendre puis en tira une bouffée, accrochant un point rouge dans les ténèbres. — Je me suis renseigné, chuchota-t-il à son compagnon. Il est connu sous le nom de Tom le Muet. Tu es sûr que c'est notre homme ? — Le patron en est sûr. Les yeux du premier homme se fixèrent, au delà de la chaussée, sur Doyle qui avait repris son action érosive sur le pain. — Il n'a vraiment pas l'air d'être une grosse menace. — C'est seulement son existence qui en est une, Kaggs. Il ne devrait pas être là. — Je comprends bien, fit Kaggs en glissant hors de sa manche un long couteau effilé. (Il en caressa le tranchant d'un air distrait.) Comment veux-tu qu'on procède ? L'autre homme réfléchit un instant. — Ça ne devrait pas être dur. Je vais le bousculer pour le faire tomber et tu vas faire semblant de lui venir en aide. Tu laisseras pendre ton manteau de sorte que personne ne puisse voir et tu lui planteras le couteau jusqu'à la garde derrière la clavicule, la lame perpendiculaire à l'os ; ensuite, tu fouilleras un peu dans la plaie, il y a là une grosse artère, et tu ne peux pas la manquer. Il sera mort en quelques secondes. — Parfait. Allons-y. Le premier homme jeta son cigare et tous deux s'arrachèrent à la grille pour emboiter le pas à Doyle. Il faut que je retourne en 1983 avant que cette toux ne m'achève, songeait Doyle. Une injection de pénicilline ou d'un truc de même genre en viendrait à bout en deux jours mais si je vais voir un docteur ici, ce salopard me prescrira probablement des sangsues. Il sentit le picotement remonter dans sa gorge mais banda toute son énergie pour y résister. Je me demande si ça n'a pas déjà tourné à la pneumonie. Et, par-dessus le marché, ça ne semble même plus être bon pour le boulot. Personne n'ira donner quelque chose à un mendiant qui semble devoir mourir dans les dix minutes. Peut-être le capitaine… Une jambe se tendit en travers de son chemin et, avant qu'il ait pu l'esquiver, une épaule lui heurta brutalement le dos si bien qu'il partit en avant et se râpa les mains sur les pavés. L'individu responsable de sa chute ne daigna pas s'arrêter mais un second passant s'accroupit à ses côtés. — Vous ne vous êtes pas fait mal ? lui demanda-t-il. Encore étourdi, Doyle se lançait dans sa gestuelle de sourd-muet lorsqu'une main se crispa sur son visage, lui bloquant les mâchoires, tandis qu'une autre descendait vers son épaule. Percevant dans le mouvement de cette dernière le reflet d'une lame, il se rejeta en arrière et le couteau, après avoir percé le tissu du manteau et mordu dans la peau, glissa sur l'os et se trouva dévié vers l'extérieur. Doyle voulut crier mais la paume plaquée sur ses lèvres ne lui permit d'émettre qu'un bourdonnement sourd. Son bras libre se vit maintenu sous le genou de son agresseur dont le couteau se releva pour une deuxième tentative. Soudain, quelque chose heurta violemment par-derrière l'homme qui fit ouf et bascula en avant tandis que l'arme rebondissait sur le pavé. Il y avait à présent trois hommes au-dessus de Doyle et des mains se nouèrent sous ses aisselles pour le relever. — Semble que tu nous doives la vie, Tommy, fit l'un de ses sauveteurs. Allez, maintenant, viens avec nous. Doyle se laissa ramener au petit trot vers l'endroit d'où il venait, présumant que c'étaient des mendiants de Copenhagen Jack qui étaient venus à sa rescousse ; puis il découvrit au bout de la venelle la haute silhouette de sauterelle d'Horrabin et comprit que le Dr Romany avait fini par le retrouver. Son bras gauche se tendit puis se rétracta et son coude s'enfonça dans l'estomac de l'homme qui le tenait. Celui-ci se plia en deux et le poing libéré parut rebondir sur la droite où il rencontra le gosier du deuxième membre de l'escorte qui à son tour s'écroula. Doyle bondit alors vers le sud, porté par des ailes de pure panique au souvenir du cigare de Romany, souvenir si vif qu'il sentait presque la brûlure sur son œil. Il entendait aussi le troisième homme courir à ses trousses. Il avait à présent quitté la rue principale et dévalait une ruelle dans laquelle les pas de son poursuivant se répercutaient de plus en plus proches si bien que, voyant en équilibre instable contre le mur une pile de caisses remplies d'épluchures, il en agrippa une au passage et renversa le tout derrière lui. Dévié par sa manœuvre, il dérapa et tomba lourdement, se cognant d'abord la hanche puis l'épaule, mais l'homme d'Horrabin, lui, s'empêtra dans les épluchures et termina sa course par un plat sonore sur les pavés. Il resta immobile, le visage contre terre, assommé, mort peut-être. Doyle se releva, gémissant, et boita aussi vite qu'il put vers le bas de la ruelle. Cette dernière traversa deux rues, guère plus larges qu'elle, puis déboucha sur le trottoir éclaboussé de lumière du Strand, quelques pâtés d'immeubles à l'est de la Crown and Anchor. La poursuite avait réveillé la toux de Doyle et, le temps qu'il parvînt à la maîtriser, il récolta un shilling et quatre pence de la part de passants impressionnés. Lorsqu'il retrouva son souffle, il remonta le Strand vers l'ouest car il venait de lui resurgir en tête qu'on était le samedi soir initialement prévu pour la conférence de Coleridge et que ce dernier – quoique nullement en position d'offrir un appui substantiel à quiconque – pouvait toutefois l'aider à regagner discrètement la demeure du Capitaine Jack. Bon sang, se disait Doyle, peut-être même se souviendra-t-il de moi au bout d'une semaine ? Indifférent aux vitrines des magasins et des restaurants qu'il longeait, il pressa le pas, plié en deux pour atténuer les élancements de son point de côté. Il vit une femme s'écarter de sa route dans un mouvement de réelle terreur et prit conscience de l'apparence que devaient lui donner son maquillage et ses loques ajoutés à sa démarche de cafard estropié. Il se redressa et modéra quelque peu son allure. La foule qui se fendait en hâte devant lui ne semblait pas plus composée d'individus qu'un décor de théâtre en contre-plaqué représentant une queue devant un arrêt d'autobus, mais il n'en remarqua pas moins la silhouette étonnamment haute qui surgissait d'une venelle pour lui barrer le chemin. Un chapeau blanc conique surmontait une tête décorée comme un œuf de Pâques. Doyle étouffa un cri, fit volte-face et repartit en sens inverse, poursuivi par le claquement des échasses. Zigzaguant avec aisance entre les passants, Horrabin courait par enjambées de dix pieds en émettant une série de sifflements tour à tour aigus ou graves qui rappelaient à Doyle affolé les sirènes de la Gestapo dans les vieux films sur la Deuxième Guerre mondiale. Ce signal se révéla destiné à des mendiants qui débouchèrent des ruelles et des porches, silencieuse armée dont les membres s'ébranlèrent à la rencontre de Doyle cependant qu'un troisième quittait le trottoir d'en face dans la même intention. Jetant un œil par-dessus son épaule, Doyle fut glacé d'horreur à la vue de la longiligne silhouette dont ne le séparait plus qu'un pas de géant, du visage grimaçant qui la dominait et de la serre blanche qui se tendait vers lui. Il bondit sur la chaussée, tomba, roula sur lui-même, évitant de justesse les sabots d'un cheval, puis se releva et sauta sur le marchepied d'un cab, une main accrochée au rebord découvrait Adelphi Terrace brillamment illuminée, pareille à quelque féerique bateau de plaisance vu depuis la surface des flots, et d'où, de temps à autre, le vent lui portait des bribes de musique. Il sentit monter dans sa poitrine et dans sa gorge une nouvelle crise de toux mais la peur lui donna l'énergie nécessaire pour la réprimer lorsqu'il perçut un lourd et lent cognement qui se rapprochait sur les planches derrière lui. Jacky n'était pas mécontente que le courant fût assez fort dans le canal souterrain pour condamner d'avance toute manœuvre du gouvernail qui, basculé complètement sur tribord, n'eût pas manqué de lui écraser la tête ; elle se rendait également compte que la même violence des flots, interdisant à ceux qui étaient à bord de l'embarcation d'exercer sur celle-ci plus de contrôle qu'en la maintenant à égale distance des parois grâce à de longues perches, les empêchait du même coup de sentir le poids clandestin qu'ils traînaient en remorque. L'eau qui se creusait en tourbillons autour de son cou devenant de plus en plus froide à mesure qu'ils se rapprochaient du fleuve, Jacky avait fort à faire pour se retenir de claquer des dents et il lui fallait en outre veiller à garder la tête en surface car elle avait glissé dans les plis de son turban un petit pistolet dont elle tenait à conserver le chien au sec. A l'avant et à l'arrière de la barque des torches vacillaient dans l'air chargé d'émanations sulfureuses, leur flamme parfois réduite à une vague lueur rouge qui s'embrasait soudain pour jeter une lumière crue sur chaque pierre de la voûte qui défilait à courte distance au-dessus des têtes. Cinq minutes auparavant, Jacky était encore au sec et au chaud, occupée à se griller une pleine poêle de saucisses dans la cuisine du Château du Rat, le repaire d'Horrabin sur Maynard Street. Elle avait revêtu pour la circonstance son costume d'Ahmed le Mendiant Hindou – soit un turban, des sandales et une robe taillée dans le chintz d'un dessus-de-lit, le tout assorti d'une couche de brou de noix sur le visage et sur les mains ainsi que d'une barbe postiche en complément de son habituelle fausse moustache. Ayant, en effet, aperçu Beau Gosse aux abords du Château, elle ne tenait pas à être reconnue comme membre de la compagnie du Capitaine Jack. Une demi-heure plus tôt, elle avait assisté à l'arrivée du Dr Romany qui s'était perché dans l'une des balançoires d'Horrabin, avait retiré ses étranges chaussures et s'était plongé dans des bordereaux de transbordement. Puis l'un des gueux du clown, un vieux type rougeaud, avait fait irruption, hors d'haleine d'avoir couru mais se débrouillant tout de même pour débiter son message d'une voix entrecoupée presque avant d'avoir pénétré dans la pièce. — Docteur Romany… vite… sur le Strand… et puis vers le sud… vers le fleuve… on a tiré sur un homme… — Qui ? Sur qui a-t-on tiré ? (Sans prendre le temps de se rechausser, Romany avait sauté à terre et ses traits s'étaient tordus de douleur. Il s'était alors empressé de regagner son perchoir pour réparer sa négligence.) Hein, sur qui ? — Je n'en sais rien… c'est Simmons qui a tout vu… et il m'a envoyé vous chercher. Il m'a dit qu'il s'agissait de l'homme pour lequel… vous avez offert une récompense. Entre-temps, Romany avait remis ses chaussures, les avait lacées, puis il était redescendu de la balançoire pour se mettre à parcourir la pièce par bonds puissants. — Lequel ? Ouais, ce ne peut être que Joe Face de Chien. Jamais ils n'auraient osé tirer sur l'Américain. Bon, où est-il ? Sur le Strand, dites-vous ? — Oui, monsieur. Et il s'est enfui vers le sud, du côté des Adelphi. Le plus rapide, Votre Honneur, serait de prendre une barque pour descendre directement jusqu'aux Arches par le canal souterrain. Avec les pluies de ces derniers jours, le courant est particulièrement fort sur toutes les voies de ruissellement. Allez, montrez-moi le chemin… et vite. Cela fait des années que je connais le vieux Joe, et s'ils ne l'ont pas tué sur le coup, il va probablement leur échapper. Lorsque les deux hommes avaient dévalé l'escalier de la cave, Ahmed le Mendiant Hindou, ses saucisses oubliées, n'était qu'à quelques pas derrière eux. Cette fois, on dirait que c'est la bonne, s'était dit Jacky, le cœur battant, tout en s'efforçant de rester à bonne distance de sorte qu'il leur fût impossible d'entendre ou de voir qu'on les suivait. Mon Dieu, faites qu'il soit encore vivant. Et faites que je puisse m'approcher assez pour être en mesure de lui faire sauter moi-même la cervelle. Et si je pouvais disposer d'un petit moment pour lui chuchoter auparavant quelque chose à l'oreille, pour lui expliquer qui je suis et pourquoi je le tue… j'aurais enfin, avait-elle songé, déchirée par la nostalgie, la possibilité de rentrer à la maison. Lorsqu'ils eurent atteint l'antique quai de pierre du second sous-sol, il y eut un moment où deux mendiants s'occupèrent de dénouer les amarres de la barque et d'allumer les torches pendant que le Dr Romany fixait avec impatience le trou de ténèbres du tunnel et Jacky en avait alors profité pour passer dans leur dos à pas de velours et pour se glisser sans bruit dans l'eau noire et glacée. La barque que les deux hommes avaient rangée le long du quai pour que Romany pût y prendre place était munie tout autour de son bordage d'une série d'anneaux permettant de la bâcher. Jacky n'avait eu qu'à s'accrocher par deux doigts à l'un d'entre eux puis à se laisser remorquer lorsque l'embarcation avait été poussée, à la gaffe, au milieu du courant. — Ha ! ha ! pépia la voix d'oiseau suraiguë du clown. Où a bien pu se cacher mon vieux copain Tom ? On percevait un cognement régulier de bois sur du bois tandis qu'Horrabin arpentait de long en large le plancher du wharf, les seuls autres bruits étant celui du vent capricieux dans les haubans des bateaux de pêche amarrés non loin et le clapotis de l'eau contre les pierres de l'appontement. A l'extrémité de celui-ci, derrière sa caisse, Doyle n'osait pas même respirer et se demandait combien de temps il pourrait encore tenir avant de surgir comme un diable de sa boîte et de crier : « Allez, finissons-en. Je suis là, et vous le savez très bien. » Car il y avait une nuance taquine dans la voix du clown comme si, effectivement, il savait très bien où Doyle se cachait. D'autres séquences de lents martèlements lui parvinrent, plus ou moins fortes selon qu'Horrabin allait dans un sens ou dans l'autre. Mon Dieu, pensa Doyle, si ce monstre s'avise de venir par ici, je serai dans le fleuve en train de nager vers Lambeth avant même qu'il ait fait trois pas. Puis il s'imagina le clown se glissant derrière lui dans l'eau noire ; il eut une vision de lui-même découvrant à chaque brasse par-dessus son épaule blessée le visage aux peintures grimaçantes qui se rapprochait à une effroyable vitesse. En cet instant, les battements de son cœur lui évoquèrent l'image d'une boule de démolition fracassant inlassablement un vieil immeuble. — Horrabin ! entendit-il crier sur sa droite. Où est-il ? Avec horreur, il reconnut la voix du Dr Romany. Le clown ricana, bruit semblable à des centaines de criquets déchaînés, puis il cria : « Là ! » Et le cognement des échasses monta vers le bout du wharf. Avec un hurlement strident qui le terrifia lui-même, Doyle se jeta dans le fleuve sans presque avoir pris le temps de respirer. Il pataugea pour remonter à la surface et se lança dans une nage frénétique. — Qu'est-ce que c'était ? (La voix de Romany portait distinctement sur l'eau.) Qu'est-ce qui se passe ? Horrabin avait atteint l'extrémité de l'appontement. — Il s'est jeté à l'eau. Je vais vous montrer l'endroit. Il siffla, un signal plus aigu et plus complexe que celui par lequel il avait appelé ses mendiants sur le Strand, puis il attendit, scrutant la rive du fleuve autour de lui. Sitôt la barque sortie du tunnel et juste avant qu'elle n'eût franchi les Adelphi Arches pour déboucher sur la Tamise, Jacky avait libéré ses doigts gourds de l'anneau et laissé l'embarcation s'éloigner dans la nuit. Il était temps, avait-elle songé en voyant quelques instants plus tard l'un des mendiants passer à l'arrière pour prendre la barre tandis que l'autre tirait du fond de la barque une paire de rames et commençait de les ajuster dans les fourches. Le Dr Romany avait lancé une question et Jacky avait cru entendre une réponse mais, comme elle progressait alors en partie sous l'eau, elle n'en avait pas compris le sens. Puis il y avait eu un cri, bref mais si puissant que personne à moins d'un mille n'avait pu manquer de le percevoir. Ensuite, elle avait reconnu la voix lointaine d'Horrabin qui disait : « Il s'est jeté à l'eau. Je vais vous montrer l'endroit. » Et le clapotis régulier des rames avait commencé de rompre le silence juste à l'instant où elle prenait pied sur la rive. À une dizaine de brasses au large, Doyle se calma et adopta une nage de chien plus silencieuse. Si quoi que ce soit m'approche, bateau ou nageur, je plonge et je nage aussi loin que possible sous l'eau puis j'essaye de remonter en douceur et de ne pas faire de bruit en reprenant mon souffle. Bon sang, avec un peu de chance, je dois être en mesure de ne pas me faire repérer et, avec encore plus de chance, de gagner un point de la rive avant que mes forces ne m'abandonnent. Le courant l'entraînait en effet sur sa gauche, loin du Dr Romany. Il perçut un nouveau bruit… des rames qui, derrière lui, sur sa droite, frappaient l'eau avec régularité. Horrabin sourit car, sur sa gauche, une faible lueur venait d'apparaître sous le tablier de l'appontement voisin et, à mesure qu'elle s'en dégageait, on pouvait y distinguer deux douzaines de petites lumières en formation dispersée qui tournoyaient sur la surface de l'eau noire. Le clown montra du doigt l'endroit où il avait entendu pour la dernière fois Doyle patauger et le groupe de points lumineux se déporta vers le centre du fleuve aussi vite que les pétales emportés par le vent de quelque étrange fleur phosphorescente. — Suivez les lumières, docteur Romany, cria joyeusement le clown. Quelles lumières ? se demandait Doyle. Les plus proches étaient de l'autre côté de la Tamise. C'est ça, Dr Romany, suivez les lumières pendant que je dérive vers l'est. Il repoussait tranquillement l'eau avec ses jambes et son bras droit, laissant à son épaule gauche un peu de répit. Rester en surface n'était pas un problème ; il avait découvert qu'en alternant sa nage de chien, la planche et de lents mouvements de pédalage dans l'eau, il était en mesure de garder le visage émergé sans avoir à forcer sur l'un ou l'autre de ses muscles. Le courant l'emportait vers Blackfriars Bridge et il se jugeait capable d'en escalader une des piles puis d'attendre qu'on l'ait cru noyé pour gagner la rive en fragmentant son trajet d'arche en arche. Voyant venir vers lui ce qui lui parut être une vingtaine de petites bougies flottant sur l'eau noire, il comprit soudain de quelles lumières Horrabin avait voulu parler. Aussitôt, il se laissa couler, sans omettre de crever d'un coup de pied la surface pour marquer l'endroit où il s'était trouvé, puis il nagea sous l'eau perpendiculairement à la direction suivie par les petites lumières. La relative confiance qu'il avait eue en lui venait de s'effondrer. Tout ça puait la sorcellerie ! Jacky ne lui avait-elle pas parlé du Dr Romany comme d'un magicien ? De toute évidence, Horrabin en était un autre. Il avait l'impression d'être un homme qui se prépare à vider une querelle à mains nues et voit son adversaire vérifier le chargeur de son revolver. Il parcourut la plus longue distance possible sous l'eau et réussit toutefois à ne pas aspirer bruyamment l'air lorsque son visage creva de nouveau la surface. De la main, il repoussa la mèche plaquée sut ses yeux. Un moment, il resta bouche bée au ras de l'eau car les lumières l'avaient suivi – elles le cernaient même – et le regard qu'il fixait sur les plus proches lui révélait des demi-coquilles d'œuf équipées de torches minuscules, d'un brin de paille pour mât et d'un bout de papier en guise de voile et – alors que pas une seconde il ne lui venait à l'esprit d'attribuer cette vision au délire de la fièvre – une miniature d'homme, un être gros comme le petit doigt, qui, accroupi dans chacune, inclinait avec dextérité son modèle réduit de mât dans la brise pour diriger son embarcation naine. Doyle hurla, balaya l'eau du bras dans l'espoir de les faire chavirer puis, sans attendre le résultat de sa manœuvre, prit de l'air dans un sanglot et replongea. Lorsque la pression de ses poumons contre son gosier crispé se fit insoutenable et qu'il se jugea sur le point d'aller se fracasser le crâne sur une pile du pont, Doyle se laissa remonter pour découvrir de nouveau les petits skippers en coquille d'œuf en cercle autour de lui, à distance respectable cette fois. En dépit du clapotis toujours plus net qui rythmait l'approche du Dr Romany, il s'arrêta, pédala faiblement dans l'eau et reprit son souffle. Quelque chose ricocha sur la surface à moins d'un pouce de sa joue gauche, projetant des éclaboussures qui lui picotèrent l'œil. Une fraction de seconde plus tard, il entendit rouler sur le fleuve la déflagration d'un coup de feu tiré de la rive, immédiatement suivi par un deuxième, parti de la barque de Romany. Toutefois, la mobilité de cette dernière avait interdit toute visée précise si bien que la balle souleva une gerbe d'écume au milieu des coquilles de lumière et en fit même voler une en l'air. Mon Dieu, voilà qu'on me tire dessus de tous les côtés, pensa Doyle au désespoir alors qu'encore une fois, il remplissait ses poumons pour redisparaître sous l'eau. Et ils n'ont même plus l'air de tenir à m'attraper vivant. Horrabin, qui avait baissé les yeux sur les bateaux de pêche amarrés sur sa gauche lorsqu'un coup de feu en était parti, redressa brusquement la tête en voyant jaillir de la barque du Dr Romany un minuscule éclair qui plongea vers la surface pour s'y éteindre. Le clown comprit alors que le chef des bohémiens tirait sur l'homme qui était dans l'eau. — Je croyais que vous le vouliez vivant, cria-t-il, les mains en porte-voix autour de ses lèvres peintes. Il y eut un moment de silence puis la voix de Romany roula sur l'eau. — Comment ? Ce n'est pas Joe Face de Chien ? — Non, c'est l'Américain. — Qu'Apep me dévore ! En quel honneur avez-vous tiré sur lui, sinistre imbécile ? Jacky avait déjà transféré un filet de pêche à petites mailles d'une embarcation voisine dans le canot qu'elle s'était choisi et qu'elle poussait à présent à flot lorsqu'elle entendit Horrabin crier d'une voix que la terreur rendait encore plus stridente. — Ce n'était pas moi, Votre Seigneurie. Bon sang, je vous le jure ! Il y avait quelqu'un, là, entre les barques. Il est parti, maintenant, à bord d'un canot… et il se dirige vers vous. Jacky maniait sa rame unique avec grâce et célérité, propulsant l'étroite embarcation vers le cercle de petites lumières qui continuait de dériver vers le pont. Mon Dieu, songeait-elle, haletant sous l'effort. Je suis désolée, Tom… je veux dire Doyle. C'est que j'étais si pressée de tuer Joe Face de Chien. Je suis vraiment désolée. Ne mourez pas, je vous en prie… Toutefois, un gouffre d'horreur se creusait en elle car son tir avait été bien ajusté, droit au centre de la tête qu'elle avait vaguement vue dépasser de l'eau. Son canot étant nettement plus rapide que la barque à fond plat du Dr Romany et son point de départ situé beaucoup plus en aval sur la rive, elle eut presque une centaine de yards d'avance sur le chef tsigane lorsque, encore une fois, la tête de Doyle émergea au centre de l'infaillible cercle de lumières. — Doyle ! appela-t-elle, soulagée de le découvrir en vie. C'est moi, Jacky ! J'arrive. L'épuisement de Doyle était tel qu'il fut ennuyé d'entendre la voix de Jacky. Il s'était résigné à sa capture et cette tentative de sauvetage ne lui faisait entrevoir qu'un surcroît de fatigue dont le principal effet serait de porter à son comble la colère du terrifiant Dr Romany. — Laissez-vous couler à la verticale aussi profond que possible puis remontez, fit la voix de Jacky, plus proche encore. Doyle tourna la tête et, dans la clarté des torches de son escorte lilliputienne, vit un homme barbu dans un canot. Ses yeux s'écarquillèrent mais, avant qu'il n'ait pu replonger, l'étrange silhouette arracha sa barbe et cria : — Attendez, Doyle, c'est bien moi. Faites ce que je vous ai dit, et vite. Bon, ça va, tu peux te détendre, songea Doyle, cédant à sa lassitude et s'enfonçant de nouveau sous la surface en laissant monter de ses narines une partie de l'air sous forme d'un long cordon de bulles de manière à couler plus aisément. Puis, alors qu'il stoppait sa descente par un ciseau de jambes, il prit conscience qu'il ne disposerait pas d'un fond sur lequel taper du pied pour remonter en chandelle. Et si je m'étais trop enfoncé ? se dit-il avec angoisse. Si je n'arrivais pas à regagner l'air libre avant que la révolte de mes poumons ne m'amène à respirer de l'eau ? Immédiatement, il se concentra sur cette nécessité de remonter et, un instant avant de crever la surface, il sentit une corde lui effleurer la main. Il émergea dans un vacarme de pépiements effrénés qui lui firent penser à une volière. Jacky, penchée au bord du canot, achevait de fermer un filet de pêche dans les mailles duquel brûlaient encore quelques petites flammes. — Montez, fit Jacky. Par là pendant que j'équilibre à l'arrière. Et restez loin du filet… ces petits salopards ont des couteaux. Vite, vite ! Doyle prit toutefois le temps de regarder en amont et vit la barque du Dr Romany, distante tout au plus d'une cinquantaine de yards. Puis il se hissa hors de l'eau et roula dans le canot tandis que Jacky, accroupie à l'arrière, maintenait son aviron à la verticale. Sitôt que le mince esquif eut cessé de balloter, Doyle, hors d'haleine, parvint à dire : — Pleins gaz, maintenant. Jacky pesa désespérément sur sa rame mais le canot, stoppé dans son élan et doté d'une charge supplémentaire, n'avait pas l'air très chaud pour repartir. — Je dispose encore d'un pistolet chargé, hurla le Dr Romany. Lâchez cette rame et je ne tirerai pas. — Il n'osera jamais, fit Jacky dont les bras tremblaient sous l'effort de tirer la rame contre ce bloc d'eau immuable. C'est vivant qu'il vous veut. — Plus tellement, maintenant, lui répondit Doyle en se redressant avec prudence. Il y a encore une minute, c'était à qui tirerait le premier. — Ils vous prenaient… pour un autre. Le canot avait fini par s'ébranler mais il était encore très lent. Dans la barque que le courant portait sur eux, Doyle distingua les contours de trois têtes. — Y a-t-il une autre rame ? s'inquiéta-t-il. — Vous avez déjà fait du canot ? — Non. — Alors taisez-vous. A cet instant, Doyle remarqua une longue déchirure dans la cuisse gauche du pantalon de Jacky et, tout de suite après, un trou rond dans la toile à l'arrière du canot. — Mon Dieu, Jacky, vous avez été touché. — Je sais. Même dans la faible clarté du croissant de lune qui se levait, on ne pouvait manquer de remarquer le visage de Jacky, rougi par l'effort et luisant de sueur ; néanmoins, le canot rivalisait à présent de vitesse avec la barque de Romany. Une minute environ, les deux embarcations fendirent le fleuve dans un même rythme qui alla jusqu'à se confondre avec la respiration haletante de Jacky, puis à mesure que le canot prit de l'élan, l'écart se creusa entre lui et la barque plus lourde. Blackfriars Bridge montait à présent vers eux et Jacky, estimant qu'ils avaient correctement distancé leurs poursuivants, s'accorda le temps de regarder les arches de pierre. — Par le nord de l'arche centrale, dit-elle en plantant sa rame à droite. Le canot pivota autour de l'aviron et poursuivit sur sa lancée vers le centre du fleuve. Puis, lorsqu'ils furent presque à la hauteur de l'arche qu'elle visait, elle extirpa la rame de l'eau pour la replonger tout aussi verticalement de l'autre côté. L'embarcation se redressa et il y eut un court moment fait de ténèbres, d'eau rugissante et de la sensation que, de tous côtés, défilaient des parois de pierre… puis un brusque soulèvement fut suivi d'une chute qui faillit précipiter Doyle par-dessus bord… et, de nouveau, ils furent en eau libre, à l'est du pont, avec Jacky renversée sur le dos, les yeux clos, les bras ballants de part et d'autre du canot, consacrant toute son énergie à reprendre son souffle alors que, peu à peu, le courant se faisait moins fort. Jetant un regard derrière eux, Doyle comprit que le Dr Romany ne pourrait reproduire leur brusque détour par l'arche centrale et qu'il n'oserait certainement pas s'engager dans celle plus étroite qui lui faisait face. S'il tenait à les poursuivre, il lui faudrait stopper sa barque puis faire le détour à la rame. — Vous les avez semés, Jacky, dit-il émerveillé. Seigneur Dieu, ils sont loin derrière. — J'ai grandi… au bord d'une rivière, lui répondit au bout d'un moment Jacky entre deux halètements. Je croyais vraiment que ces Petits Poucets n'étaient qu'une légende, ajouta-t-elle et Doyle comprit qu'elle parlait des petits marins. — Vous en aviez déjà entendu parler ? — Bien sûr. Il existe même une chanson sur eux : « Et les Petits Poucets ont volé tous les jouets de la maison d'poupée pendant qu' le chat dormait. Ensuite ils sont allés dans leurs coquilles voguer dessus les eaux usées vers leur monde enterré. » Et ainsi de suite en énumérant tous les méfaits qu'on leur reproche. Certains prétendent qu'ils sont une création d'Horrabin… ce soir, d'ailleurs, ils semblaient lui obéir, marquant en permanence votre emplacement. On dit aussi qu'il a fait un pacte avec le diable pour avoir ce genre de pouvoir. Doyle écarquilla les yeux sous le coup d'une pensée qui venait de lui traverser l'esprit. — Vous avez déjà vu son spectacle de Polichinelle ? — Évidemment. Il est même sacrément ad… Bon sang, oui, tout à parier que vous êtes dans le vrai ! Dieu Seigneur ! Toutefois, les marionnettes de son spectacle sont plus grandes. — Oui. Le modèle au-dessus. — Quand je pense que j'étais en admiration devant sa dextérité ! (Jacky reprit l'aviron et se remit à ramer.) Mieux vaut s'en aller… ils sont décidés à vous attraper. — Si j'en juge par leur façon de me – de nous – tirer dessus, c'est plutôt ma mort qu'ils veulent. Je vous dois la vie. Comment va votre jambe ? — Oh ! ça me cuit un peu mais ce n'est qu'une blessure superficielle. Il a tiré trois fois sur moi pendant que vous étiez sous l'eau et que je m'occupais de prendre au filet votre petite escorte. C'est la première fois que j'entends des balles siffler autour de moi et je n'aime pas ça du tout. — Moi non plus, je n'aime pas ça, constata Doyle par– couru d'un frisson rétroactif. La balle d'Horrabin ne m'est vraiment pas passée loin de l'œil. — Mouais… c'est pour ça que j'ai sauté dans le canot pour aller vous chercher. Ce n'est pas Horrabin qui a tiré sur vous. Lui, il savait qui vous étiez. C'est moi qui ai tiré. La première réaction de Doyle, de pure colère, ne persista pas devant la blessure de Jacky. — Et pour qui me preniez-vous… vous et le Dr Romany, je suppose. Jacky rama un moment sans mot dire puis finit par répondre, comme à contrecœur : — Au point où nous en sommes, je crois que vous êtes en droit de connaître toute l'histoire. Nous vous prenions pour Joe Face de Chien. II… — Joe Face de Chien ? Ce meurtrier que l'on pense être un loup-garou ? — Il s'aperçut que Jacky le regardait avec des yeux ronds. — Qui a bien pu vous parler de lui ? Personne. J'ai simplement les oreilles qui traînent. Qu'avez-vous contre lui, vous et Romany ? — J'avais un ami et il l'a tué. Ou plutôt… zut, après tout… j'ai tué cet ami par sa faute. II… vous savez, Doyle, je n'ai jamais raconté ça à personne… pas cette partie de l'histoire… oh, et puis, qu'importe ! Vous avez lu les poèmes de Colin Lepovre, n'est-ce pas ? Eh bien, Colin était – un ami intime et… mais vous ne savez sans doute pas comment Joe Face de Chien s'y prend pour rester en vie ? — Si. Je me suis laissé dire qu'il changeait de corps. — Décidément, Doyle, vous connaissez plus de choses que vous n'en avez l'air. Je n'aurais jamais pensé qu'il pût y avoir dans tout Londres plus d'une demi-douzaine de personnes qui fussent au courant d'un tel détail. Oui, c'est bien ainsi qu'il procède. Je ne sais pas comment il fait mais il lui suffit de passer un moment avec quelqu'un pour troquer son apparence contre celle de sa victime. Et il est obligé de changer souvent car aussitôt qu'il est dans un nouveau corps, celui-ci commence à se couvrir de poils si bien qu'au bout de quelques jours, il n'a plus d'autre choix que de se raser entièrement ou d'aller se chercher un corps frais. (Jacky prit une profonde inspiration.) L'an dernier, il s'est emparé de celui de Colin… après avoir, je crois, empoisonné celui qu'il laissait en échange. Colin est venu me voir, désespéré de toute évidence… (Jacky, manifestement, ne contrôlait sa voix qu'au prix d'un immense effort et, bien qu'il fixât les yeux sur le dôme de St. Paul, Doyle n'était pas sans percevoir aux limites de son champ de vision le reflet des larmes qui roulaient sur le visage juvénile.) Il devait être autour de minuit, j'étais chez mes parents et je lisais ; la porte s'est ouverte et il s'est précipité sur moi en grognant comme, je ne sais pas, moi, un gros chien ou quelque chose du genre… et il saignait atrocement de la bouche. Bon Dieu, Doyle, il était là dans ce corps au rebut, dans cette dépouille que Joe venait d'évacuer parce qu'elle était velue, comme celle d'un singe. Comprenez-moi ! Au beau milieu de la nuit ! Comment aurais-je pu… savoir… que c'était Colin ? Bon Dieu de bon Dieu ! — Jacky, fit Doyle, bouleversé par l'authenticité de cette souffrance en dépit de la perplexité dans laquelle le jetait cet incroyable récit. Je comprends. Vous ne pouviez pas savoir. Un demi-mille à peine les séparait de London Bridge et, sur sa droite, Doyle découvrait un paysage de barges charbonnières à l'échouage sur la rive du Surrey vers laquelle Jacky manœuvrait à présent le canot. — Posée sur la cheminée, reprit-elle, il y avait une arme – ce pistolet à silex qui est là, près de votre pied – et lorsque ce monstre a fait irruption dans la maison, je me suis précipitée sur cette arme et j'ai tiré, sans viser, en pleine poitrine. La créature s'est effondrée, en sang, et elle… elle m'a regardée un moment avant d'être parcourue par des sortes de frissons puis de se figer dans la mort. C'était horrible à voir mais, lorsqu'il m'a regardée, je l'ai reconnu… j'ai su que c'était Colin. La couleur des yeux n'était pas la même, bien sûr, mais j'ai reconnu… non, pas vraiment son expression… c'est lui tout entier que j'ai vu dans ce regard. (Juste en aval des chalands, il y avait un petit débarcadère que surplombait une maison où brillait de la lumière et vers laquelle Jacky semblait diriger le canot. Ses petites fenêtres éclairées jetaient de chaudes flaques d'or sur l'eau d'huile noire.) Après ça, j'ai dormi pendant deux semaines et j'étais bien la seule à pouvoir le faire dans la maison car, jour et nuit, je poussais des hurlements, rejetais toute nourriture et débitais de telles obscénités que ma mère, innocente comme elle est, n'a pas dû en comprendre le quart… et tout ça en dormant. Ensuite, quand je suis sortie de cette transe, j'ai résolu de tuer Joe Face de Chien avec l'arme même qui avait tué… avec laquelle j'avais tué Colin. (Elle eut un sourire amer.) Ça va ? Vous avez pu me suivre ? — Oui. (Doyle se demandait quelle était la proportion de vérité dans cette fantastique histoire à la Lovecraft – se pouvait-il que l'une des mystérieuses créatures du Bal des Singes eût fait irruption chez Jacky grosso modo à l'époque même où Lepovre avait choisi de s'évanouir dans la nature – et il s'interrogeait également sur la douleur du jeune homme qui lui semblait de loin plus dévastatrice que celle qu'on éprouve d'ordinaire à la mort d'un ami, fût-il intime. Sa première impression sur Jacky aurait-elle été la bonne ?) J'ai conscience de dire un lieu commun, Jacky, mais… sincèrement… je suis désolé pour vous. — Merci. (Laissant traîner la rame, Jacky avait ralenti le canot qui se rangeait à présent sur sa lancée le long du débarcadère où elle l'immobilisa complètement en s'accrochant à une corde qui pendait entre deux piles.) Là, de votre côté, Doyle, vous avez une échelle juste au-dessus de vous. Lorsqu'ils eurent tous deux pris pied sur l'étroite plateforme, Jacky reprit : — Maintenant, il va falloir trouver une solution en ce qui vous concerne. Vous ne pouvez retourner chez Copenhagen Jack où vous attendent la bonne douzaine d'espions qu'Horrabin ne va pas manquer d'y placer. (Ils s'acheminaient lentement vers la bâtisse qui semblait être une auberge en bordure du fleuve et Jacky, pieds nus, avait à faire attention en marchant sur ces vieilles planches pleines d'échardes.) Quand votre ami doit-il arriver en ville ? Comment s'appelle-t-il déjà ? Ashbin ? — Non, Ashbless. Je dois le rencontrer mardi. — Bon. En attendant, il y a une écurie dans cette auberge et le vieux Kusiak a toujours besoin d'aide pour s'en occuper. Êtes-vous capable de pelleter du crottin de cheval ? — S'il existe des gens qui en soient incapables, je n'aimerais pas penser que je suis du nombre. Jacky ouvrit la porte arrière de l'auberge et ils pénétrèrent dans une petite pièce pourvue d'une cheminée vers laquelle Doyle se précipita aussitôt. Une fille en tablier apparut et son sourire de bienvenue résista mal à la vue de ces deux clients tout droit sortis du fleuve et, qui plus est, de la mare qui s'élargissait même sous l'un d'eux. — Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, fit Jacky. Nous ne nous assoirons pas. Auriez-vous l'obligeance d'aller dire à Kusiak que c'est Jacky de l'autre rive accompagné d'un ami. Nous aimerions prendre un bain chaud… dans des pièces séparées… (Doyle sourit. Un petit gars pudique, ce Jacky…) et disposer de vêtements secs quels qu'ils soient. Ensuite, je pense que nous apprécierions un grand bol de votre succulente soupe de poissons, et, en attendant, un café chaud arrosé de rhum nous ferait le plus grand bien. La serveuse hocha la tête et courut prévenir son patron tandis que Jacky rejoignait Doyle accroupi devant le feu. — Vous avez l'air d'être sûr que ce type, Ashbin, va vous tirer d'affaire. Doyle n'était sûr de rien et, plus que Jacky, ce fut lui–même qu'il tenta de convaincre lorsqu'il répondit, vaguement sur la défensive : — D'après moi, il n'a jamais manqué d'argent. Et c'est vraiment une vieille connaissance. Et, ajouta-t-il intérieurement, il a des amis et de l'influence. Il lui sera probablement possible de m'arranger une entrevue – dans une immunité totale ! – avec le vieux Romany de sorte que je passe avec lui un marché dont je fixerai les conditions. Je lui livrerai quelques informations tronquées… ou plutôt mensongères, c'est plus sûr… en échange des coordonnées d'une brèche. Si j'ai de bons amis pour m'attendre devant sa tente, il n'osera certainement pas réitérer des coups comme celui du cigare. Inutile d'espérer jouir par mes propres moyens d'une telle position pour discuter avant des mois, peut-être même des années, or je sais par Darrow que la fréquence des brèches décroît à partir de 1802 et, de toute façon, je ne crois même pas disposer de plusieurs mois. Cette toux me tuait déjà avant la baignade de ce soir et j'ai lieu de craindre qu'elle ne tourne à la pneumonie. Il me faut absolument retourner au plus vite dans un monde où les hôpitaux ne sont pas trop rares. Par ailleurs, Doyle voulait interroger Ashbless sur sa jeunesse et déposer les données recueillies en un lieu où elles resteraient intactes jusqu'au jour où il les « découvrirait » après son retour en 1983. Schliemann et Troie, songea-t-il, bouffi d'orgueil. George Smith et Gilgamesh, Doyle et les documents Ashbless. — Parfait. Je vous souhaite bonne chance avec lui. Peut-être que le mois prochain, à cette même heure, vous aurez un emploi à la Bourse et un appartement dans St. James et que vous n'aurez plus qu'un vague souvenir de vos jours comme mendiant ou comme garçon d'écurie, et de ce matin où vous n'étiez même pas un marchand de quatre saisons content d'avoir bien vendu… Et qu'avez– vous fait d'autre ? Sur ce, leur café au rhum arriva, et le sourire de la fille ainsi que l'assurance qu'elle leur donna que leurs baignoires seraient bientôt prêtes révélèrent que Jacky n'était pas un inconnu pour Kusiak et qu'il jouissait même d'un bon crédit dans la maison. Et ce fut avec une infinie gratitude que Doyle porta le café à ses lèvres et répondit à Jacky : — Rien d'autre. La bâtisse connue dans tout l'îlot de St. Giles sous le nom de Château du Rat avait été construite sur les fondations et autour des ruines d'un hôpital du XIIe siècle dont le beffroi survivant s'était vu, au cours des siècles et au gré des diverses affectations que lui donnaient les propriétaires des lieux, élargi en entrepôt par l'adjonction de planchers et de murs qui l'entouraient si bien qu'à présent ses croisées gothiques ne donnaient plus sur la ville mais sur d'étroites pièces plaquées contre elles et accrochées à leurs saillies. De cette ancienne tour, seule l'extrémité jaillissait à l'air libre mais il était difficile de la distinguer dans l'enchevêtrement des cheminées, des puits d'air et de l'architecture biscornue des toits. Quant aux cloches, leurs cordes avaient pourri depuis longtemps et les poulies s'étaient fracassées au sol d'où elles étaient rapidement parties pour la ferraille mais l'ancienne charpente qui les avait supportées enjambait toujours l'abîme du beffroi et de nouvelles cordes avaient été passées sur les énormes solives dans le but de soutenir Horrabin et le Dr Romany à quelque cinquante pieds de hauteur dans le quart supérieur de la tour enclose. Pareille disposition leur permettant de converser à distance confortable du sol, c'était leur salle de conférences favorite. Des lampes à pétrole posées sur l'appui des plus hautes fenêtres éclairaient donc ce concile vespéral auquel assistait Richard le Maudit, assis sur le rebord d'une baie un niveau plus bas que celui des lampes, ce qui le situait à guère plus d'un ou deux pieds au-dessus des têtes oscillantes de ses chefs. — Je n'ai pas la moindre idée de ce que sont ces deux hommes, disait Horrabin dont la voix déjà terrifiante au naturel devenait, répercutée dans ce puits de pierre, un ululement cauchemardesque. En tout cas, ils ne font pas partie de ma bande. — Et ils ont réellement voulu le tuer. — Pour ça, oui. Dennessen dit que lorsqu'il est intervenu, le deuxième homme avait déjà porté un coup de poignard à l'Américain et s'apprêtait à recommencer. Le Dr Romany s'imprima pendant quelques instants un balancement méditatif en se repoussant doucement du pied contre la paroi incurvée. — Je n'arrive pas à comprendre de qui il peut s'agir. De gens qui travaillent contre moi, de toute évidence, et qui soit savent ce que l'Américain a à dire… soit ne tiennent simplement pas à ce que je l'apprenne. Ça ne peut être ceux qui sont venus avec lui car je les ai tous vus disparaître lorsque la porte s'est refermée. Or, depuis, j'ai personnellement veillé sur toutes les autres portes sans avoir jamais vu personne les emprunter. Quant à la Confrérie d'Antée, cela fait plus d'un siècle qu'elle ne constitue plus pour nous une menace. — Certes, acquiesça Horrabin. C'est un ramassis de vieillards qui a tout oublié de ses objectifs d'origine. — Bon, dites à votre Dennessen que s'il peut reconnaître l'homme qui a tenté de tuer l'Américain et me l'amener vivant, la récompense sera la même que s'il avait tué Joe Face de Chien. (Il battit des bras pour faire cesser le mouvement de bascule.) Et pour le barbu qui a tiré sur notre proie avant d'aller la repêcher, il pourrait bien faire partie du même groupe. Vous dites que vous avez reconnu cet audacieux canoteur ? Je le crois, Révéré Seigneur. Il ne portait pas le même turban que d'habitude mais il ressemblait à un mendiant qui traîne de temps à autre par ici, Ahmed, un faux Hindou. J'ai donné des ordres avec récompense à la clé pour sa capture. — Parfait. Nous finirons bien par extraire toute l'histoire de l'un de ces oiseaux-là, grâce à Seth, quand bien même il nous faudrait l'éplucher jusqu'à ne lui laisser qu'une langue, des poumons et un cerveau. Richard le Maudit tendit aussitôt la main vers son singe qu'il avait installé sur le rebord de la fenêtre afin qu'il pût assister au prodige d'une paire de sorciers suspendus comme des jambons au fumage, et lui boucha les oreilles entre le pouce et l'index car les paroles violentes avaient tendance à le contrarier. Richard lui-même n'était pas des plus joyeux. Cela faisait une semaine tout rond qu'il était en ville, confiné dans le Château du Rat ou dans la grande salle sous Bainbridge Street alors que le Dr Romany, lui, avec ses visites d'inspection aux portes, pouvait au moins s'accorder de fréquents voyages à la campagne. — Je ne puis m'empêcher de penser… de me demander si je ne dois pas ces ingérences à mon… partenaire turc, disait Romany. — Il est vrai que personne n'est au courant de ses activités, fit observer Horrabin qui baissa le ton pour ajouter : moi-même que sais-je ? Que votre jumeau a déniché un jeune lord anglais séjournant à l'étranger dont vous semblez tous deux estimer qu'il pourrait être utile. Vous devriez, je crois, me tenir moins à l'écart de vos projets. Sans avoir paru l'entendre, Romany reprit, pensif : — Il n'a pas pu y avoir la moindre indiscrétion à ce bout de la chaîne puisque j'y suis le seul à connaître ce qui est important ; en revanche, je ne sais pratiquement rien de ce que fait le Dr Romanelli dans son secteur, en Turquie. J'ai cru comprendre que ce jeune lord était féru de correspondance et j'espère seulement que mon frère n'a pas permis à une information essentielle de se frayer un chemin discret vers certaines personnes de cette île par l'entremise d'une lettre. — Où se trouve cet ennuyeux jeune pair, m'avez-vous dit ? — A quelques jours d'Athènes, rentrant docilement sur Patras par le golfe de Corinthe. Il se trouve que milord est particulièrement vulnérable lorsqu'il est dans ce secteur de Patras, de son golfe et de Missolonghi, aussi, la dernière fois qu'il y est passé, en juillet, Romanelli a fait en sorte que le Consul impérial – qui est à sa solde – plongeât milord dans un profond sommeil en lui demandant de se concentrer sur le tintement d'une horloge. Dès qu'il fut endormi, mon frère lui a implanté dans le cerveau – sous le niveau de la conscience de sorte qu'il ne pût le saisir en tant que tel – l'ordre de retourner sur Patras vers la mi-septembre, ce qui nous donnait le temps de réactiver le feu en Angleterre afin que tout vînt à ébullition en même temps. Milord est donc en train d'exécuter cet ordre en croyant sincèrement sienne la décision de retourner à Patras. Horrabin n'avait cessé de hocher la tête. — Si je vous posais la question : pour qu'une lettre ait pu influencer les choses ici, il aurait fallu qu'elle ait été envoyée… quand ? Il y a plusieurs mois, je suppose. D'autant qu'elle a dû traverser une bonne douzaine de pays en guerre. Donc, même écrite lors de son premier passage à Patras, sa lettre n'a peut-être même pas atteint son destinataire et ce dernier n'a certainement pas eu le temps de découvrir ce que vous êtes et ce que vous faites. Romany haussa un sourcil puis acquiesça. — Vous avez raison… je n'avais pas tenu compte de la lenteur du courrier international. (Il se rembrunit.) Mais bon sang, qui peuvent être ces gens ? Pourquoi me mettent-ils des bâtons dans les roues ? — Ça, je ne saurais dire, commença le clown en s'étirant avec lenteur, fléchissant et tendant ses membres à l'instar de quelque monstrueuse araignée bariolée si bien que Richard le Maudit voila de sa main les yeux de son singe. Mais c'est aussi dans mes roues qu'ils mettent des bâtons. Mes petits homoncules ont péri par douzaines, noyés par ce maudit Hindou. Vous allez devoir demander à votre Maître de nous envoyer du Caire un peu de cette matière– comment appelez-vous ça déjà ? — Du paut, répondit Romany. Le problème est que, de nos jours, il est difficile d'en obtenir compte tenu des restrictions de tout ordre qui limitent le champ d'action de la magie. Le visage peint du clown se crispa dans une expression vraisemblablement maussade mais son propriétaire n'en poursuivit pas moins ses exercices d'assouplissement. — Il est indispensable – et ce pour les besoins de votre service – que je refasse des homoncules, dit-il sur un ton anodin. En ce qui concerne les nains et autres créatures de ce genre, je puis les obtenir en modifiant des humains mais pour avoir des gars aptes à surprendre une conversation en se cachant dans une tasse de thé ou à suivre un homme en se tapissant dans les plis de son chapeau ou… (et le clown haussa la voix)… à se glisser dans une banque par la tuyauterie afin de remplacer de bons souverains sonnants et trébuchants par votre or de Bohême. Ou bien encore, ajouta-t-il en se penchant de telle sorte que sa tête toucha presque celle de Romany alors que ses pieds partaient dans la direction contraire, si vous désirez que l'on pénètre dans la chambre d'un monarque sous l'apparence d'une infirmière, qu'on lui verse dans sa soupe quelque drogue qui lui ramollira le cerveau puis que, sous n'importe quel autre déguisement, des petites bestioles aux douze apôtres, on se mette à danser sur une table hors de sa portée, rien que pour donner un peu de couleur à son délire… eh bien, pour de telles missions, vous avez besoin de mes Petits Poucets. — Si tout marche comme prévu à Patras, nous n'aurons plus longtemps recours à ce genre de pratiques, dit Romany. Mais je dois reconnaître que vos créatures ne sont pas dépourvues d'utilité. Je vais expliquer la situation à mon Maître et, demain, je vous ferai connaître sa réponse. — Vous êtes donc en mesure de communiquer avec lui plus vite que par la poste, remarqua le clown dont les sourcils firent la moitié du trajet les séparant du chapeau conique. — Évidemment, fit Romany, minimisant l'exploit d'un haussement d'épaules. Par sortilège, mes collègues et moi pouvons converser n'importe quand, sur n'importe quelle distance. Nous sommes même capables de nous expédier des objets instantanément à travers l'espace. C'est à cette perfection dans les transmissions que nos coups doivent d'être imparables car tout est préparé, minuté, avec une coordination impeccable. (Il s'autorisa un sourire.) Dans notre jeu, nous avons le Roi de Sorcellerie et cette carte bat toutes celles que John Bull pourrait avoir en main. Richard le Maudit se tourna vers son singe en levant les yeux au ciel. Tu as vu, singe ? pensa-t-il. Ce vieux fou n'a tout simplement pas envie que le clown sache à quel point il a besoin de lui. Combien de fois l'avons-nous vu, toi et moi, brailler pendant des heures devant sa ridicule bougie couverte de dessins égyptiens sans autre résultat qu'un filet de voix surgissant de la flamme ronde pour dire : « Quoi ? Quoi ? » Et toutes ces tentatives qu'il a faites pour envoyer quelque chose à ses collègues de pays lointains ? Et tu te rappelles, singe, quand son Maître a voulu lui faire parvenir une statuette et que nous n'avons rien reçu d'autre qu'une poignée de graviers chauffés à blanc. Tiens, voilà comme je la traite, moi, la sorcellerie. Et il cracha d'un air dégoûté, suscitant un grondement de colère de la part du Dr Romany. — Excusez-moi, rya, fit Richard en hâte avant de poser un œil sévère sur le singe. Tu vois, avec tes façons de me faire parler… tu vas finir par me faire avoir des ennuis. — Quoi qu'il en soit, poursuivit Romany en essuyant le cuir non chevelu de son crâne, nous avons débusqué cet Américain et je veux que les recherches continuent sérieusement car il doit toujours être en train de courir en proie à la panique. Bon, maintenant, nous sommes trois… Richard, vous m'écoutez ? C'est bien… Nous sommes donc trois ici qui le connaissons de vue et nous allons chacun prendre une équipe de recherche. Horrabin, vous allez mobiliser vos miséreux et fouiller le secteur compris entre St. Martin's Lane et St. Paul… il faudra interroger tous les logeurs, visiter chaque pub, examiner de près chaque mendiant. Vous, Richard, vous allez ratisser la rive sud, de Blackfriars jusqu'aux greniers situés sous Wapping. Moi, je vais prendre les gars des docks pour passer au peigne fin tout le sud-est de St. Paul… Clare Market, la Tour, les Docks et Whitechapel. En fait, c'est là que j'espère le trouver. Il n'a pu se faire des amis que sur la rive nord et, la dernière fois que nous l'avons vu, il allait vers l'est, s'écartant de votre secteur, Horrabin. Deux heures avant l'aube, Richard le Maudit revint au Château du Rat et, croyant le singe endormi dans sa poche, évita bien qu'exténué d'en regrimper les marches à pas lourds. Lorsqu'il se laissa choir sur son rebord de fenêtre, les deux sorciers avaient déjà regagné leur perchoir mais le balancement du Dr Romany trahissait, dans son cas, une réinstallation des plus récentes. Je présume, dit le chef tsigane en levant vers Richard des traits ravagés par la fatigue, que vous n'avez pas eu plus de chance dans le Surrey que nous sur la rive nord ? — Kek, rya. — Ça veut dire non, expliqua Romany à Horrabin. Il manquait une grosse pierre dans la croisée d'ogives du beffroi et, tandis qu'une tache de soleil filtrant par ce trou descendait petit à petit le long de la paroi et que l'on percevait, étouffés, les cris des marchands de quatre saisons d'Holborn Street vantant les vertus de leurs légumes, les deux sorciers parlèrent stratégie pendant que, dans le plus ténu des murmures, Richard le Maudit conversait avec le singe qu'à son réveil il avait blotti dans le col de sa chemise. 6 L'autre nuit en descendant, J'ai croisé un homme absent… Anonyme. Le mardi matin, deux jours plus tard, le ciel était couvert, la pluie menaçait, mais dans les cafés autour du Royal Exchange, courtiers et commissaires-priseurs s'adonnaient à leurs activités coutumières avec autant de vigueur que d'habitude. Doyle, abruti par le manque de sommeil et par la faim, vautré dans un coin de la Jamaica Coffee House, contemplait fixement la douzaine de négociants qui se disputaient une cargaison de tabac récupérée à bord d'un navire ayant eu l'idée saugrenue de sombrer dans la Tamise. Les enchères se faisaient à la chandelle, c'est-à-dire que le lot se verrait adjugé au dernier qui proposerait un prix juste avant que la petite bougie ne s'éteignît ; or, la flamme était à présent vraiment très basse, si bien que les enchères s'accéléraient dans un vacarme croissant. Encore une fois, Doyle trempa les lèvres dans son café tiède, s'efforçant d'en boire le moins possible car s'il finissait celui-là, il serait forcé d'en reprendre un autre pour garder sa table et l'achat des vêtements qu'il portait – des pantalons marron, une chemise blanche et des bottines noires, le tout d'occasion mais propre et en bon état – ne lui avait laissé qu'un shilling en poche. Or, à l'arrivée d'Ashbless, il voulait être en mesure de lui payer une tasse de café. Son épaule lui cuisait atrocement et il craignait que ce cognac dont il avait imbibé son pansement ne fût resté sans effet sur l'infection. J'aurais mieux fait de le boire, se dit-il, tandis que son nez recommençait à le picoter alors que son corps semblait avoir oublié comment on éternuait. Dépêche-toi, William, ton biographe est manifestement à l'article de la mort. Il se pencha pour voir la pendule sur le mur. Dix heures vingt. Dans dix minutes, Ashbless devait pousser la porte. Au moins, se dit-il, je suis arrivé jusqu'ici vivant. Car je ne compte pas les fois où cette simple performance m'a paru douteuse… poignardé, tiré comme un lapin, pratiquement noyé, le tout en un seul samedi soir puis, pour couronner les choses, rattrapé plus tard dans la nuit par ce bohémien. Le souvenir de cette rencontre suscita chez lui un petit sourire encore éberlué. Il avait remercié Jacky et lui avait dit au revoir après avoir arrêté pour le vendredi suivant un rendez-vous sur London Bridge, et on le présentait au maître-palefrenier de Kusiak lorsque le romanichel était entré en demandant l'échange de ses trois chevaux fourbus contre deux frais. L'homme de Kusiak avait alors refusé mais il s'était laissé convaincre lorsque le bohémien, à bout de patience, avait sorti une poignée de souverains de sa poche pour les laisser tomber par terre. Le vague intérêt de Doyle pour la scène s'était alors mué en panique quand il avait reconnu l'homme qui, une semaine auparavant, avait assisté au supplice du cigare sans manifester la moindre compassion. Il s'était aussitôt reculé hors du cercle éclairé par la lanterne et s'était efforcé de quitter discrètement les lieux mais, le temps qu'il eût atteint la petite porte, la reconnaissance avait été mutuelle. Doyle s'était évidemment précipité dehors et avait filé vers l'est en direction de London Bridge mais le vieux tsigane n'était pas du genre à se laisser semer. Très vite, Doyle avait entendu les pas résonner derrière lui, de plus en plus forts, puis une main l'avait agrippé par le col de sa veste pour le jeter à terre. — Articule la première syllabe d'un maléfice, chien du Beng, et je t'envoie la tête rouler sur le trottoir, avait dit le vieux romanichel à peine essoufflé en s'accroupissant près de Doyle. — Seigneur ! avait tout de suite glapi ce dernier. Pourquoi ne me laisse-t-on pas tranquille ? Si je pouvais jeter des sorts, est-ce que j'aurais couru ? Non, je me serais empressé de faire apparaître un bordel de chariot volant ou je ne sais quoi. Et je vous aurais expédié à coup de pelle dans le tombereau à fumier. À la grande surprise de Doyle, le tsigane avait souri. — Tu entends ça, singe, il veut nous transformer en fumier ? La plupart des chals qui donnent dans la magie essayent de faire de l'or mais notre vieux soufflet crevé vise apparemment plus bas. (Et, d'une seule main, il avait relevé Doyle.) Maintenant, bengo, venez. Il y a quelqu'un qui veut vous parler. Comme des gens étaient apparus sur le seuil des portes et que l'un d'eux commençait à demander d'une voix menaçante ce qui se passait, le vieux romanichel avait poussé Doyle dans une rue s'écartant du fleuve puis l'avait fait tourner à droite vers l'entrée principale de chez Kusiak. Le bohémien sur ses talons, Doyle était passé devant la porte ouverte d'un pub, deux blocs de maisons avant l'auberge, et il s'était arrêté. — Si vous êtes décidé à me ramener dans les pattes de l'autre fou qui a voulu me brûler l'œil, avait-il dit d'une voix mal assurée, j'ai besoin de deux bières avant. Oui, d'au moins deux. Et puisque vous avez de l'or, c'est vous qui allez me les payer. Derrière lui, le bohémien avait marqué un long silence avant de répondre : — C'est une idée kuchto. Adri ? Ils avaient franchi le seuil et traversé la salle basse de plafond du bar pour atteindre par deux marches la petite pièce garnie de tables éparpillées n'importe comment. Finalement, le tsigane avait porté son choix sur l'une d'elles, située dans un coin. Doyle était allé s'y asseoir et se réchauffer les mains à la chandelle disposée sur le plateau. Lorsqu'une fille était venue prendre leur commande – bière pour Doyle, vin pour le vieux rom – ce dernier avait rouvert la bouche. — On m'appelle Richard le Maudit. — Ah ? Enchanté… Non en fait ! Moi, c'est Brendan Doyle. — Et voici mon associé. (L'homme avait sorti de sa poche un singe taillé dans un morceau de bois et Doyle s'était rappelé avoir déjà vu la statuette le samedi précédent.) Singe, je te présente Doyle. C'est le gadjo que le rya est si impatient de retrouver. Le rya sera content de nous pour lui avoir mis la main dessus. (Il avait alors tourné vers Doyle un sourire chaleureux.) Et cette fois, nous vous emmènerons dans un endroit où il n'y aura pas de prastamengré pour vous entendre crier. — Écoutez… Maudit, si vous faites semblant de ne pas m'avoir trouvé, je vous rendrai riche, je vous en donne ma parole. Il avait à peine eu le temps de se rejeter en arrière pour éviter le poing du vieux bohémien. — Vous êtes tous pareils, vous les gadjés, vous prenez vraiment les roms pour des imbéciles. Sur ce, la bière et le vin étant arrivés, Doyle avait fait attendre la serveuse pour, en deux longs traits, vider son verre et lui commander une autre pinte d'une voix éraillée. Tout ce temps, Richard ne l'avait pas quitté des yeux. — Je ne crois pas que ce soit trop grave si je vous ramène ivre, avait-il dit en suivant la fille d'un regard vaguement nostalgique. Après cette poursuite, une bonne bière ce ne doit pas être mal. Et, sans grand enthousiasme, il avait bu une gorgée de son vin. — Effectivement, ce n'est pas mauvais. Vous en prenez une ? — Non, la bière était la boisson préférée de ma Bessy et, depuis qu'elle est mulli, je n'en bois plus une goutte. Il n'avait alors fait qu'une lampée de son verre et en avait recommandé un autre quand la fille était venue apporter la deuxième bière à un Doyle pensif qui n'avait fait qu'y tremper les lèvres. — Ma Rebecca, répondit Doyle, aimait presque tous les alcools et, depuis qu'elle est… mulli, j'en ai largement bu pour deux. Après quelques instants de réflexion, Richard avait hoché la tête. — C'est la même idée. Un moyen de ne pas les oublier. A sa troisième apparition, la serveuse leur avait demandé quelque argent qu'elle avait obtenu puis elle était repartie en laissant sur la table une bouteille et un pichet. Perdus dans leurs pensées, les deux hommes avaient rempli leurs verres. — Aux dames mortes, avait dit Richard en levant le sien et, après que Doyle eut fait de même, il y avait eu un temps de silence entrecoupé de glouglous à l'issue duquel les culs des verres avait heurté la table à l'unisson, à la suite de quoi tous deux s'étaient vus de nouveau consciencieusement remplis. — Depuis combien de temps Bessie est-elle morte ? Richard avait bu la moitié de son vin avant de répondre : — Voilà dix-sept ans. Elle a fait une chute de cheval près de Crofton Wood. Elle était très kuchto avec les chevaux mais, une nuit que nous étions poursuivis par des prastamengré, sa monture s'est pris le sabot dans une ornière et Bessie s'est fracassé le crâne en tombant. Doyle s'était resservi une bière puis avait pris la bouteille pour remplir le verre du tsigane. — Aux dames mortes, avait-il dit à mi-voix et, de nouveau, ils avaient fait cul sec puis remis ça. Doyle s'était alors aperçu qu'il pouvait encore avoir une relative clarté d'élocution s'il prenait soin de parler lentement et de choisir ses mots comme un joueur de golf sélectionne un club ou un autre en fonction de la difficulté du coup. — Rebecca aussi s'est fracassé le crâne. Malgré le casque… elle s'est broyé la tête contre un pilier d'autoroute. C'est moi qui conduisais, elle était derrière. (Le vieux romanichel fit signe qu'il comprenait.) C'était une vieille Honda 450 et les routes étaient trop glissantes pour qu'il fût prudent d'être à deux sur une moto. Je le savais mais nous étions pressés… et puis, merde, elle avait son casque et moi, c'était loin d'être ma première virée en bécane. Donc, j'étais en train de changer de couloir car lorsqu'on remonte de Beach Boulevard vers la Santa Ana Freeway, on se retrouve automatiquement sur la voie rapide et moi, je voulais être prêt à me rabattre sur la plus lente. Soudain, alors que je pesais sur la droite pour me faufiler entre deux plots de la ligne de séparation des voies, j'ai senti la moto déraper. Horrible sensation. Un peu celle d'un tremblement de terre. Le mouvement inattendu, la promesse du pire. Et la vieille Honda avec ses cylindres en tête et son centre de gravité trop haut placé s'est couchée. (Il se prit une grande goulée de bière.) Rebecca a été éjectée sur la droite et j'ai fait une telle glissade sur l'asphalte que le flanc de mon cuir en est resté mince comme du papier à rouler et s'il n'avait pas plu, je crois que j'aurais terminé raboté jusqu'aux côtes. Les voitures m'ont évité par miracle et j'ai réussi à me relever. J'ai bondi, avec une cheville cassée entre autres bobos, vers l'endroit où gisait Rebecca. Elle avait… la tête… Doyle avait été tiré du passé par le tintement du pichet sur le bord de son verre. — Pas la peine d'en dire plus. (Richard n'avait pas redressé le pichet avant que le verre ne fût plein à ras bord.) Je sais ce que vous avez vu. (Il avait levé son propre verre.) A Rebecca et à Bessie. — Paix à leur âme. Puis la table avait de nouveau résonné sous le cul des verres et Richard le Maudit avait rivé son regard dans celui de Doyle. — Vous n'êtes pas sorcier, n'est-ce pas ? — Hélas, non ! — Toutefois, l'un de ceux qui vous accompagnait devait l'être. J'ai vu les deux coches disparaître de sur ce pré comme des puces de sur le dos de la main. — Oui, avait soupiré Doyle. Ils sont partis sans moi. Le bohémien s'était levé en jetant un souverain sur la table. — Prenez ça. Je vais leur dire que je me suis lancé à la poursuite d'un chal qui vous ressemblait et qu'après l'avoir assommé, m'apercevant de mon erreur, j'ai été obligé de lui payer un verre pour ne pas être traîné chez les prastamengré. Sur ce, il avait tourné le dos à Doyle pour quitter la taverne. — Vous… avait bafouillé Doyle et le rom s'était retourné pour lui lancer un regard indéchiffrable. Vous me laissez alors que nous avons simplement bu quelques verres ensemble ? (Tout en sachant qu'il eût mieux valu la boucler, il avait cédé à la crainte de ne pouvoir vivre avec un tel mystère.) Vous pensiez donc que je bluffais en proposant de faire votre fortune ? — Les imbéciles, c'est vous les gadjé, avait conclu Richard le Maudit avant de sourire et de quitter la salle. La flamme de la chandelle tremblota puis s'éteignit dans une mare de cire fondue et le nouveau propriétaire de la cargaison de tabac se leva pour aller remplir la paperasse, manifestement plus surpris que satisfait d'avoir été le dernier à faire enchère. Doyle jeta un œil sur la pendule et se sentit la poitrine parcourue d'un petit frisson… Dix heures trente-cinq. Il promena son regard sur la salle et n'y vit pas le moindre géant blond portant ou non cette barbe fournie qui n'avait jamais dû être en contact avec un rasoir. Le con, se dit-il, il est en retard. A moins qu'il soit entré tout à l'heure sans que je l'aie vu. Non. Il n'est pas censé faire une brève intrusion dans ce café mais s'y installer pour écrire les quelque deux cents vers des Douze Heures de la Nuit. Pris de bouffées de chaleur, la bouche fiévreuse, Doyle réfléchit qu'il devait à tout prix éviter de tourner de l'œil et commanda une pinte de stout, sacrifiant ainsi deux de ses précieux pennies. Lorsque sa consommation arriva, la pendule marquait onze heures moins vingt et, bien qu'il se fût efforcé de la boire comme un reconstituant, par petites gorgées, il se retrouva devant un verre vide lorsque le carillon de moins le quart sonna. L'alcool palpitant contre les parois de son crâne, il constata qu'Ashbless n'était toujours pas là. Du nerf, se dit-il. Du café, mais plus de bière. Donc, il a du retard. Mais les renseignements que tu as sur son arrivée remontent à plus d'un siècle et ils sont fondés sur les souvenirs d'Ashbless tels qu'ils furent notés par Bailey en 1830. Une légère inexactitude n'a rien de surprenant. On peut penser qu'il s'agissait de la demie de onze heures et non de celle de dix. Oui, c'est ça, Ashbless est arrivé à onze heures et demie. Il se réinstalla dans l'attente et, trois tasses de café longuement bercées plus tard, la pendule égrena sa demie de onze heures sans qu'Ashbless ait montré le bout de son nez. Le négoce maritime, lui, ne s'était pas relâché. Un gentleman de belle prestance qui venait de faire un énorme bénéfice sur la vente d'une plantation aux Bahamas offrit même une tournée générale de rhum et ce fut avec reconnaissance que Doyle accueillit cet alcool qui lui dénoua le gosier. Sur ce, il se mit réellement en colère. Cette conduite trahissait chez le poète une coupable désinvolture, un manque total de respect pour son lecteur. Quelle arrogance de prétendre être arrivé à dix heures et demie alors qu'on savait pertinemment bien qu'on ne s'était pas pointé avant… mettons… oui, midi au bas mot. Faire attendre les gens, quelle importance ? Monsieur est un poète ; connu, l'ami de Coleridge et de Byron ! Doyle se le représenta mentalement et fièvre et fatigue s'unirent pour lui en donner une vision d'une netteté quasi hallucinante. De larges épaules, une tête léonine taillée à coups de serpe surgissant d'une barbe de viking. Des traits qu'il avait toujours associés à ceux d'Hemingway et qui, à ses yeux trahissaient un profond sens de l'humour et de la convivialité, le frappaient à présent par leur morgue et leur cruauté. Il est certainement dehors en train d'attendre qui je tombe mort pour entrer. Traversé par une idée, il arrêta le serveur pour lui demander un crayon et quelques feuilles de papier puis lorsque ce matériel arriva, il commença de coucher de mémoire le texte entier des Douze Heures de la Nuit qu'il avait bien lu cent fois entre le moment où il s'était lancé dans la rédaction de son premier article pour le PMLA sur l’œuvre d'Ashbless et celui où il avait décidé de rassembler des documents sur la vie du poète. Il n'eut donc pas la moindre difficulté à transcrire mot pour mot le poème et à midi trente-cinq, en arriva aux huit vers de sa conclusion pour le moins hermétique : Et dans un souffle il murmura : …Il est un fleuve. Qui des cieux au couchant vers ceux du jeune azur Coule et dont la distance en heures se mesure Pour ceux qui sur son flot transnocturne se meuvent. Trop condamnés pour craindre et morts à toute envie, Vite ces passagers repartent en arrière Vers des ténèbres d'éblouissante lumière Au travers des Douze Heures de la Nuit. Voilà, songea-t-il en laissant tomber son crayon qui claqua sur la table. Quand ce salopard va finalement condescendre à honorer ses engagements historiques, je n'aurai plus qu'à lui tendre ces feuilles en lui disant : « Si ces lignes vous inspirent quelque curiosité, monsieur William Putain de Mec Ashbless, vous pouvez me joindre chez Kusiak, Flicking Lane, Southwark. » Ha ha ! Il plia la liasse, prit un air suffisant et se recarra sur sa chaise, tout content maintenant d'attendre. Lorsqu'éclatèrent les cris gargouillants, Jacky piqua un sprint dans l'étroit passage donnant sur Kenyon Court et, dans l'étui suspendu à son épaule, le vieux pistolet à silex battit douloureusement contre son omoplate. Elle poussa un juron, persuadée qu'elle était d'arriver trop tard et, au moment où elle déboucha dans la cour jonchée de détritus, un coup de feu résonna entre les vieux immeubles. Sous le rideau inégal de sa frange, ses yeux fouillèrent les environs pour localiser ceux qui, du bambin à la vieille bonne femme, s'efforçaient de quitter les lieux, surtout s'ils affectaient la plus parfaite innocence, mais la population entière du secteur semblait courir en sens inverse vers la maison d'où avait jailli le coup de feu et allait se coller le nez contre les vitres givrées de crasse en hurlant toutes sortes de questions. Jacky fonça dans la foule agglutinée devant l'entrée de la maison puis, jouant des coudes ou se glissant entre les jambes des gens, atteignit la porte, en bascula la poignée, l'ouvrit, pénétra dans la pièce et tira le verrou derrière elle. — Eh vous ! beugla une voix au bord de l'hystérie. Qu'est-ce que vous venez foutre ici. Un mastodonte en tablier de brasseur était planté sur le premier palier de l'escalier situé à l'autre bout de la pièce et le pistolet qui fumait dans sa main ressemblait – comme il n'en avait sans doute pas conscience – à une moustache barrée d'un trait de moutarde et ne faisait pour l'heure qu'empêcher cette main de gesticuler sans but comme sa partenaire de gauche. — Je sais ce que vous venez de tuer, dit Jacky, essoufflée. J'en ai tué un moi aussi mais ce n'est pas ça l'important. Est-ce qu'un membre quelconque de votre famille a quitté la maison dans les minutes qui viennent de s'écouler ? — Quoi ? Il y a qu'un sacré singe est là-haut et que je viens juste de l'abattre. Seigneur, non ! J'étais seul ici. Qu'en soient remerciés tous les saints ! — Très bien. Qu'est-ce qu'il faisait ce singe lorsque vous lui avez tiré dessus ? — Pourquoi ? C'était le vôtre ? Connard, je vais vous faire foutre en tôle pour laisser courir en liberté des monstres pareils. Et, pesamment, il commença de descendre les marches. — Non, il n'était pas à moi, s'écria Jacky. Mais j'en ai déjà vu un comme ça. Que faisait-il ? L'homme battit des bras et son arme alla cogner contre le mur. — Seigneur ! Il hurlait comme un cochon qu'on égorge et il avait la bouche qui pissait le sang et il essayait de grimper dans le lit de mon fils Kenny. Et merde, il y est toujours… le matelas va être complètement… — Et Kenny, où il est pour l'instant ? coupa Jacky. — Il ne va pas rentrer tout de suite. J'ai le temps de… — Bon Dieu ! Où est Kenny ? Il court un terrible danger ! L'armoire à glace regarda Jacky bouche bée. — Comment ? Les singes en veulent à Kenny ? Je savais bien que ça finirait comme ça. (Voyant Jacky rouvrir la bouche pour un autre coup de gueule, il s'empressa d'ajouter :) Au Barking Ahab, juste un peu plus loin sur les Minories. Tandis que Jacky retraversait la cour pour se ruer de nouveau dans le passage, elle se disait : Mon pauvre gars, c'est une bénédiction pour toi que tu n'apprennes sans doute jamais que c'est ton Kenny que tu viens d'abattre alors que, coincé dans un corps étranger couvert de poils et bourré de poison, il cherchait simplement à regagner son lit. Les Minories étaient bloquées par une file de chariots remontant de London Dock chargés de vêtements acquis sur le Carreau de la Halle aux Fripes. Jacky grimpa sur le marchepied du plus proche et, de son poste d'observation, inspecta les deux côtés de la rue. Voyant sur une enseigne un personnage de l'Ancien Testament, la tête rejetée en arrière comme un chien qui hurle à la lune, elle bondit à terre à l'instant même où le conducteur du chariot suivant se mettait à crier au voleur et se glissa entre les véhicules jusqu'au Barking Ahab. Bien que la porte fût ouverte et qu'un courant d'air agitât les rideaux des fenêtres jaunis par la fumée, l'endroit empestait le mauvais gin et la bière de malt. Derrière le comptoir, le patron leva un regard noir sur l'intrus qui, hors d'haleine, les yeux exorbités, pénétrait dans son établissement et son expression hostile se mua en sourire indécis lorsque Jacky fit claquer une demi-couronne sur le bois poli. — Y a-t-il là un gars nommé Kenny ? demanda-t-elle d'une voix entrecoupée. Il habite un peu plus loin dans Kenyon Court. Je t'en prie, Joe. Sois encore là. Une voix s'éleva derrière elle : — Ça va, la mouche ? Elle se retourna et découvrit quatre jeunes types mal vêtus autour d'une table. — Est-ce que j'ai l'air d'une mouche ? Ça n'a rien à voir avec la loi, mec, c'est seulement son père qui a un problème et qui m'envoie le chercher. — Ah bon ! On a dû le dire à Kenny car il s'est levé pour filer d'ici comme s'il avait oublié quelque chose sur le feu. — Ouais, dit un autre. J'entrais et il m'a bousculé pour sortir sans un salut, sans même un regard, pour un type avec qui il est pote depuis plus d'une semaine. Jacky s'effondra. — Cinq minutes ? Il pouvait être n'importe où dans un cercle d'un demi-mille à présent, et Jacky doutait d'obtenir une assez bonne description de Kenny pour être sûre de le reconnaître, quand bien même elle tomberait dessus. Et serais-je même sûre de le trouver que je ne pourrais plus le tuer sur la seule certitude que le véritable Kenny vient d'être abattu dans son lit et que celui qui occupe son corps est en fait Joe Face de Chien. Maintenant, il me faudrait l'interroger, l'amener à se trahir lui-même. Peut-être ai-je pu, en un temps, tirer sans être effleurée par le doute, mais c'est fini… pas après avoir failli trouer le crâne de ce pauvre Doyle. Toutefois, elle se fit décrire Kenny – petit, rouquin et grassouillet – avant de quitter les lieux. Bon, c'est à ça qu'il va ressembler pendant une semaine ou deux. Si j'en juge par les coins que fréquentent les singes, il aime l'East End. Normal, les disparitions y sont plus fréquentes et il n'a aucun mal à s'échapper de ce dédale de ruelles, de cours et de passages d'immeuble à immeuble, d'autant que toute histoire échevelée sortant de ce secteur se voit d'office mise sur le compte de l'alcool, de l'opium ou de la folie pure et simple. Donc, dans la quinzaine qui vient, je vais avoir à fouiller tous les garnis de Whitechapel, de Shoreditch et de Goodman's Fields à la recherche d'un petit rouquin dodu qui vit seul, est un peu simple d'esprit, ne cesse de raccrocher les gens pour leur parler de l'immortalité et qui pourrait bien avoir besoin de se raser le front et les mains… car il est établi qu'une véritable toison commence à lui pousser sur tout le corps dès qu'il en prend un neuf. Je me demande quel genre de créature c'est… et d'où elle vient ? Parcourue de frissons, elle s'enfonça vers l'est pour gagner un pub de Crutchedfriars Road où elle avait ses habitudes et où elle savait pouvoir s'installer tranquille devant un double cognac car, cette fois, elle n'avait manqué sa proie que de peu et le spectacle du pauvre père de Kenny l'avait ramenée à elle-même lors de sa première rencontre avec un corps abandonné par Joe Face de Chien. Celui-là aussi saignait de la bouche. Le font-ils tous ? Et si oui, pourquoi ? Elle se figea et pâlit. Bien sûr, le vieux Joe ne tient pas à ce que l'individu qu'il expédie dans sa défroque s'amuse à bavasser avant que le poison n'ait eu raison de lui. Alors, juste avant de sortir d'un corps, outre l'absorption d'une dose mortelle de poison, il doit se mâcher consciencieusement la langue pour que le nouveau propriétaire ne puisse plus s'en servir. Jacky avait lu et admiré Mary Wollstonecraft ; la mode des vapeurs féminines lui faisait horreur ; mais, malgré qu'elle en eût, elle se sentit défaillir. La Jamaica Coffee House fermait à cinq heures et Doyle se retrouva dehors sans avoir constaté de grandes démonstrations de politesse à son égard. Il se traîna sans but jusqu'au bout de la ruelle et resta debout sur le trottoir de Threadneedle Street, ses pages manuscrites flottant au vent de sa main. Son regard absent posé sur la façade de la Bank of England de l'autre côté du perpétuel encombrement de la chaussée. Ashbless ne s'était pas montré. Cent fois au cours de cette interminable journée d'attente, Doyle avait passé en revue toutes les sources alimentant sa certitude quant à la venue d'Ashbless. Noir sur blanc dans la biographie de Bailey, Ashbless entrait dans la Jamaica Coffee House à dix heures trente, le matin du mardi onze septembre 1810… évidemment, la biographie de Bailey ne se fondait que sur les vieux souvenirs d'Ashbless mais, pas plus tard que début octobre de la même année, ce dernier avait soumis son poème au Courier et Doyle avait non seulement lu mais tenu en main la lettre de présentation dans laquelle l'auteur écrivait : « J'ai composé Les Douze Heures de la Nuit le mardi onze du mois dernier à la Jamaica, dans l'angle d'Exchange Alley, puisant mon inspiration dans le long voyage que je venais de faire. » Bon Dieu, se dit Doyle. Il aurait pu se tromper sur la date dix ou vingt ans plus tard, mais pas au bout d'une vingtaine de jours. Surtout lorsqu'on a le souci d'indiquer la date et le jour avec une telle précision. Comme un jeune homme roux et grassouillet le regardait fixement depuis l'angle de la Bourse du Commerce, Doyle, qui avait développé une méfiance extrême à l'égard des regards étrangers, s'éloigna consciencieusement vers l'est en direction de Gracechurch Street qui l'amènerait à London Bridge qu'il pourrait emprunter pour franchir le fleuve et rentrer chez Kusiak. Ashbless aurait-il délibérément menti ? Mais pourquoi ? Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule mais le rouquin ne l'avait pas suivi. Relax, arrête de voir partout des agents d'Horrabin ! Bon, se dit-il, revenons à l'essentiel. Le prochain événement dont je sois certain dans la chronologie d'Ashbless, c'est qu'il a vu tuer l'une des créatures du Bal des Singes dans l'un des cafés d'Exchange Alley, le samedi vingt-deux de ce mois, mais il n'est pas question que je puisse attendre une semaine et demie. D'ici là, ma pneumonie risque d'être devenue incurable, même pour la médecine du vingtième siècle. Je vais donc devoir – Dieu me préserve – affronter directement le Dr Romany. La simple idée m'en rend malade. Peut-être que si… je ne sais pas… si je m'accrochais un pistolet au cou et que je garde le doigt sur la gâchette en lui disant : « Voilà, ou on passe un marché ou je me fais sauter la cervelle et vous ne saurez jamais rien. » Marchera-t-il dans mon bluff ? Oserai-je tenir le bluff ? Alors qu'il longeait une ruelle au sortir d'Aldgate, quelqu'un emprunta au-dessus de lui l'une des passerelles jetées d'un immeuble à l'autre. L'homme sifflait et Doyle ralentit le pas pour écouter. C'était un air connu, si plein de mélancolie et de nostalgie qu'il semblait l'accompagnement naturel de sa solitaire marche vespérale. Qu'est-ce que c'est déjà ? se demanda-t-il distraitement en poursuivant sa route. Pas Greensleeves, pas non plus Londonderry Air… Il s'immobilisa et ses yeux s'écarquillèrent de stupeur. C'était Yesterday, la chanson de Lennon et McCartney. Il resta un moment pétrifié, tel Robinson découvrant des traces de pas humains dans le sable. Puis il revint sur ses pas en courant. — Hé ! hurla-t-il quand il fut au bas du petit pont quoiqu'il n'y eût probablement plus personne pour l'entendre. Hé ! revenez, moi aussi je suis du xxe siècle. (Les rares passants lui décochèrent ce regard prudemment amusé que l'on tient en réserve pour les fous qui s'exhibent en public mais personne ne se pencha par-dessus le parapet du passage.) Bordel, cria Doyle au désespoir. Coca-Cola, Clint Eastwood, Cadillac ! Il s'engouffra dans un immeuble, grimpa les escaliers quatre à quatre et parvint à dénicher la porte donnant sur le passage. Il l'ouvrit et, bien entendu, ne vit personne sur la passerelle qu'il franchit pour redescendre par l'escalier de l'autre immeuble, hors d'haleine mais se débrouillant tout de même pour beugler Yesterday à tue-tête, recueillant des plaintes sans nombre mais nulle qui semblât être un reproche sur sa manière d'estropier un air connu. — Là où je vais t'envoyer, galopin, tu pourras brailler à ton aise, lui hurla un vieillard furieux, persuadé que Doyle faisait ça pour l'embêter. Fiche le camp ou gare ! Il dévala une dernière volée de marches et ouvrit la porte donnant sur la rue. Lorsqu'il la referma derrière lui, il n'était plus aussi sûr d'avoir entendu Yesterday. Sans doute n'était-ce qu'une mélodie vaguement semblable, se dit-il, et mon désir de croire que quelqu'un d'autre ait pu retourner en 1810 m'a convaincu d'y reconnaître la chanson des Beatles. Par-dessus les toits, la flaque de luminescence grise du ciel s'assombrissait et Doyle pressa l'allure en direction de London Bridge. Je n'ai pas envie d'être en retard pour la reprise de six heures trente à l'écurie de Kusiak, songea– t-il avec lassitude. Qu'est-ce que je deviendrais si je perdais ce travail ? Sur les arbres de Bloomsbury Square, les dernières feuilles éclataient d'or et de rouge dans le soleil de ce mardi après-midi lorsque Ahmed le Mendiant Hindou, sortant du Paddy Corvan, s'abandonna quelques instants au mal du pays qui l'assaillait à la vue de cette herbe et de ces arbres puis s'essuya soigneusement barbe et moustache de toute trace de bière et descendit d'un pas résolu Buckbridge en direction de Maynard Street. Le vent soufflant de face, depuis le cœur du bas quartier de St. Giles, le charme sylvestre du square ne résista pas longtemps aux remugles mêlés des égouts et des aliments qui, au lieu d'y avoir été jetés, cuisaient sur des feux de bois malodorants. Jacky n'avait pas remis les pieds dans le Château du Rat depuis le soir où elle avait dévalé derrière le Dr Romany les marches menant à la cave dans la ferme intention de tuer Joe Face de Chien et elle s'y rendait présentement afin de voir si l'on y avait fait des progrès dans la quête du transformiste velu. Lorsqu'elle prit à droite dans la faille noire et étroite de Maynard Street, un jeune garçon se pencha entre les planches disjointes d'une lucarne au troisième étage du magasin désaffecté qui faisait le coin. Sous un tricorne piratesque et démesuré, les yeux de merlan frit du gamin suivirent la silhouette dégingandée d'Ahmed le Mendiant Hindou et sa bouche presque édentée s'ouvrit pour un sourire. — Ahmed, se chuchota-t-il. C'est moi qui t'aurai. Devant cette lucarne pendait toujours une corde passée dans une poulie rouillée, trop loin du mur pour avoir jamais pu être retirée par quelqu'un penché à l'une ou l'autre des baies qu'elle desservait et trop loin du sol pour qu'un homme juché sur les épaules d'un autre pût l'atteindre. Mais, appâté par l'énorme récompense promise, le garnement bondit de la planche sur laquelle n'avaient reposé que ses mains qui franchirent les deux yards les séparant de la corde et se refermèrent sur elle. La rouille ayant complètement grippé la poulie, la corde resta par bonheur coincée si bien qu'en dépit d'une collision brutale avec le mur au cours de sa dégringolade, le gamin ne se brisa pas les deux jambes en atterrissant sur le pavé trois étages plus bas. Il se retrouva le cul par terre avec la corde pleuvant sur lui par paquets et lui enfonçant le tricorne toujours plus bas sur les yeux. Puis il se releva d'un bond et s'élança derrière Ahmed à l'instant où un trio de vieilles surgissait d'une cave pour se disputer la récupération de la corde. Le Mendiant Hindou s'esquiva le long d'un muret sur lequel le petit garçon grimpa et courut avant de sauter sur le dos de sa victime en braillant comme un singe : — J'tiens l'Ahmid ! Prévenez vite Horr'bin ! Attirés par le vacarme, plusieurs hommes apparurent sous les porches du Château du Rat et restèrent un moment à contempler le prodige de cet Hindou titubant sous l'étreinte d'un gosse hurleur accroché à sa gorge. Deux s'ébranlèrent enfin et vinrent prendre chacun Jacky par un bras. — Ahmed, s'exclama l'un d'eux sur un ton enjoué. Le clown est si pressé de faire un brin de causette avec toi ! Ils tentèrent de faire lâcher prise au gosse qui ne fit qu'enfoncer plus profond les ongles dans la gorge de sa proie sans omettre de mordre toute main qui passait à portée de ses dents. — Bon Dieu, Sam, finit par dire quelqu'un, sois raisonnable. Horrabin ne donnera jamais la récompense à un gamin. Jacky s'efforça de ne pas céder à la panique. Si j'arrive à me libérer une main pour attraper mon pistolet, je devrais pouvoir en tuer un et me débarrasser de ce cauchemar d'enfant. La masse humaine n'était plus qu'à quelques pas de l'entrée du Château lorsque la jeune fille réussit à mettre son projet à exécution. Sa main trouva la crosse de l'arme dans les plis du turban mais ceux-ci restèrent accrochés au canon lorsqu'elle tira le pistolet, le braqua contre l'homme à sa droite et pressa la détente. Le chien se referma sur un pan de tissu et, si le bassinet s'ouvrit, nulle étincelle n'en jaillit. Elle arracha le malencontreux bout de turban tandis que l'homme criait. — Seigneur ! Il a un pistolet. Attrapez-le ! D'une main, elle réarma et pressa de nouveau sur la détente mais la poudre s'était répandue hors du bassinet et rien ne se produisit… à part qu'un instant plus tard un poing s'abattit au creux de son estomac tandis que la pointe d'une botte lui faisait voler l'arme des doigts. Sur ce, l'horrible gosse, sautant sur l'occasion de ne pas rester bredouille, quitta le dos de sa victime, bondit sur le pavé, s'empara du pistolet et décampa tandis que les deux hommes se baissaient pour ramasser l'Hindou recroquevillé. — Le bougre, il ne pèse pas lourd, fît remarquer l'un d'eux alors qu'ils entraînaient Jacky à l'intérieur. Horrabin n'était pas rentré depuis plus de cinq minutes et il commençait à peine à se délasser sur sa balançoire pendant que Rase-Crotte rangeait le petit théâtre lorsqu'on lui amena le prisonnier. — Ah ! s'écria-t-il, notre Hindou fugitif ! Bon travail, les gars. (Ces derniers déposèrent leur léger fardeau juste sous la balançoire et Horrabin se pencha, les lèvres tordues par un rictus mauvais.) Alors, où as-tu emmené cet Américain, samedi ? Jacky ne put articuler que des grognements indistincts. — C'est qu'il braquait une arme sur nous, Votre Seigneurie, expliqua l'un des hommes. Alors je lui ai flanqué mon poing dans le bide. — Je vois. Parfait. Qu'on… Rase-Crotte, mes échasses… qu'on l'enferme dans un cachot. C'est le Dr Romany qui a le plus de questions à lui poser et… ajouta le clown avec un petit rire… la façon la plus motivante de les poser. Ce fut une étrange petite troupe que l'on vit descendre les quatre volées de marches et longer les cent yards d'un souterrain qui devait dater d'avant les Romains. Rase-Crotte, le nain, se dandinait à l'avant, éclairant de la torche qu'il tenait à bout de bras au-dessus de lui le chemin des deux hommes qui entraînaient dans une course à l'échalotte le Mendiant Hindou dont le visage, sous la fausse barbe, la fausse moustache et le faux teint mat, était vert de frousse cependant qu'Horrabin fermait la marche, penché en avant sur ses échasses pour ne pas accrocher la voûte de pierre avec la pointe de son chapeau. Ils débouchèrent dans une salle et la torche du nain éclaira les blocs suintants d'humidité du mur que perçait l'arche qu'ils venaient de franchir tandis que celui d'en face, s'il en existait un, demeurait plongé dans l'ombre. A en juger par l'écho, cette salle était particulièrement vaste et le cortège n'y fit que quelques pas avant de s'arrêter. Jacky perçut le bruissement d'un cours d'eau et celui, plus étouffé, de murmures excités. — Rase-Crotte, dit Horrabin d'une voix qui trahit le malaise que lui-même ressentait dans cet endroit, va soulever la trappe de la plus proche chambre d'hôte. Et dépêche-toi ! Le nain s'ébranla, laissant les autres dans l'ombre, et clopina sur une dizaine de pas avant de s'arrêter pour soulever une petite plaque de métal puis tenter le tour de force d'en approcher à la fois sa tête et la torche sans mettre le feu à sa tignasse graisseuse. — Personne, dit-il et, coinçant la torche dans une fente du dallage, il saisit à pleines mains une barre de fer encastrée dans le sol, redisposa correctement ses pieds, s'arc-bouta et tira. La dalle entière se souleva, de toute évidence sur des charnières, révélant un trou circulaire d'environ trois pieds de diamètre. Le couvercle de pierre s'immobilisa dans un angle légèrement supérieur à 90° et Rase-Crotte se recula en s'épongeant le front. — Tes appartements t'attendent, Ahmed, dit Horrabin. Tu n'as qu'à te pendre par les mains au rebord puis te lâcher ; le sol doit être à six pieds. Si tu ne veux pas le faire seul, on peut te pousser. Les gardes de Jacky la conduisirent jusqu'au bord de l'ouverture puis reculèrent. Elle se contraignit à sourire. — A quelle heure dîne-t-on ? Dois-je prévoir une tenue spéciale ? — Fais à ta guise : Rase-Crotte te jettera ton dîner vers six heures. Maintenant, saute. Elle se retourna vers les deux hommes qui l'avaient escortée, calculant si elle avait une chance de passer entre eux, mais ils captèrent son regard et firent encore un pas en arrière tout en se rapprochant l'un de l'autre, bras écartés. Elle reporta son attention sur le trou noir qui s'ouvrait à ses pieds. A sa grande honte, elle sentit monter ses larmes. — Y a-t-il… des rats, là, en bas… ou des serpents ? « Je ne suis qu'une fille ! » avait-elle envie de hurler mais elle se tut, consciente du déluge d'épreuves qu'une telle révélation eût entraîné pour l'avenir. — Non, non, lui assura Horrabin. Ni rat ni serpent ne s'aventurent en bas de peur d'être la proie d'autres créatures. Il n'a pas l'air de vouloir descendre seul, Sam. Pousse-le. — Attendez ! (Jacky s'assit au bord du trou, laissant ses sandales pendre au bout de ses pieds dans les ténèbres, espérant que les autres ne voyaient pas à quel point ses jambes tremblaient sous le chintz de sa robe.) Je vais y aller. Je puis me passer de… votre aide gracieuse. Elle se plia, posa les mains sur le bord opposé, marqua un temps d'arrêt pour prendre son souffle puis décolla ses fesses et se retrouva suspendue dans le noir. Elle baissa les yeux et ne vit rien. Le sol pouvait être à trois pouces sous ses orteils comme à trois cents pieds. — Écrasez-lui les pognes ! dit Horrabin. Elle lâcha sans attendre que l'ordre fût exécuté. A l'issue d'une longue seconde de chute libre, elle atterrit en flexion sur le sol boueux et réussit à s'asseoir sans se flanquer les genoux dans le menton. Quelque chose détala dans la gadoue. Elle leva les yeux et, l'espace d'un instant, vit la partie inférieure de la dalle éclairée de reflets rougeâtres puis, dans un vacarme assourdissant, celle-ci retomba et il ne resta plus qu'un carré de lumière qui, un moment plus tard, disparut lorsque quelqu'un referma la trappe de métal du regard. Quoique tendue comme un ressort d'horloge remonté à bloc, elle ne bougea pas, respira la bouche ouverte pour ne pas faire de bruit et se fit tout ouïe. Lors de sa chute, l'écho de ses pieds touchant le sol lui avait donné la conviction que la largeur du cachot ne devait pas excéder quinze pieds mais après un bon millier d'inspirations et d'expirations silencieuses, elle acquit la certitude que cette basse-fosse était beaucoup plus vaste, que ce n'était peut-être pas une salle mais une immense plaine souterraine. Elle croyait entendre le vent souffler au loin dans des arbres et, de temps à autre, lui parvenait l'écho d'un chant, comme la mélopée de quelque funèbre cortège errant dans les profondeurs de ces ténèbres sans limites. Le souvenir du plafond de pierre au-dessus de sa tête se fit douteux… peut-être n'y avait-il qu'un éternel ciel noir dans lequel les étoiles n'étaient – n'avaient éventuellement pas été autre chose que des impressions purement rétiniennes, des phosphènes dénués de sens… Elle en était à se demander si l'espèce de houle qu'elle avait faiblement perçue n'avait pas été simplement l'écho de son propre souffle renvoyé par une eau mouvante et elle prenait conscience de glisser peu à peu vers des doutes et des manques plus radicaux lorsqu'un bruit bien réel l'arracha de cette spirale introspective où elle sombrait. Ce n'était certes qu'un grattement assorti d'un tintement mais dans cet abîme de silence absolu, sa résonance était extraordinaire et elle ramena la dimension de sa cellule aux quinze pieds de diamètre d'origine. Le bruit aurait pu être celui de la plaque de métal couvrant le regard qu'on aurait ôtée mais, lorsque Jacky leva les yeux, elle fut incapable de rien distinguer, pas même un carré de ténèbres moins opaques. Au bout d'un moment, toutefois, elle perçut un souffle au-dessus d'elle, puis un murmure indistinct. — Qui est-ce ? demanda-t-elle d'une voix hésitante en se répétant : Ce doit être Rase-Crotte avec mon dîner. Le murmure se fit chuintements calmes et petits rires étouffés. — Laisse-nous entrer, chérie, fit la voix. Laisse-nous entrer ma sœur et moi. En larmes, Jacky se traîna jusqu'au mur et s'y adossa. — Non, gémit-elle. Non. Laissez-moi. — Nous avons des cadeaux pour toi, chérie. De l'or et des diamants que les gens perdent et qui échouent dans les égouts. Ils seront à toi en échange de deux choses dont tu n'auras plus jamais besoin, comme de tes poupées lorsque tu es devenue jeune fille. — Tes yeux, fit une seconde voix, plus rauque. — Oui, reprit la première, rien que tes yeux, de sorte que ma sœur et moi nous en ayons un chacune et que nous puissions monter toutes les marches qui se présenteront, prendre un bateau pour Haymarket et y danser sous le soleil. — Bientôt, sussura l'autre voix. — Oui, bientôt, chérie, car les Ténèbres s'épaississent, les Ténèbres se font boue, et nous ne voulons plus être ici quand elles se feront pierre. — Plus dedans, précisa l'autre voix. — Non, plus dedans. Nous ne devons pas, ma sœur et moi, nous laisser prendre dans ses blocs de nuit pétrifiée. Ouvre-nous. Jacky, terrée dans son coin, sanglotait presque en silence, priant pour que la dalle ait été correctement remise en place et n'offrît pas de prise. Puis on entendit un bruit de pas au loin et les deux voix se mirent à pépier de consternation. — C'est l'un de tes frères, fit la première, mais nous reviendrons… bientôt. — Bientôt, confirma l'autre voix dans son registre rocailleux. Puis ce fut un bruissement pareil à celui de feuilles mortes qu'on aurait balayées sur les dalles et, tandis que dans le regard que ne couvrait plus nulle plaque de tôle Jacky voyait paraître une lueur rougeâtre, elle reconnut Rase-Crotte à l'air qu'il sifflait sur le mode crispé, une chanson débile qu'Horrabin avait inscrite à son répertoire. Au bout d'un moment, la torche et le visage ravagé du nain s'encadrèrent dans la petite ouverture. — Comment avez-vous fait pour ouvrir la trappe ? — Oh, Rase-Crotte ! (Elle se leva et bondit se placer juste sous le carré de lumière, bénissant toute présence humaine, quelle qu'elle fût.) Ce n'est pas moi. Deux créatures qui se prétendaient sœurs sont venues m'offrir des trésors en échange de mes yeux. Elle vit le nain se raidir et regarder nerveusement autour de lui. Au souvenir des dimensions de la salle, elle se dit qu'une telle inspection n'avait pas de grandes chances d'être efficace. — Ouais, fit Rase-Crotte. Il y a des choses comme ça qui traînent par ici ? Des expériences ratées d'Horrabin… et, bon sang, il doit bien en rester quelques-unes des miennes. (Son regard revint sur le trou noir du cachot.) Horrabin et Romany pensent que vous faites partie d'un groupe qui travaille contre eux. Est-ce vrai ? — Non. — C'est bien ce que je pensais. Mais l'important, c'est qu'Horrabin en soit persuadé. (Le nain hésita.) Si… si je vous laisse sortir, m'aiderez-vous à tuer Horrabin ? — Avec plaisir, Rase-Crotte, répondit Jacky du fond du cœur. — Promis ? Le nain aurait pu demander n'importe quel prix, Jacky eût payé cash. — Juré. — Bien. Maintenant, si nous devons travailler ensemble, il va falloir que vous cessiez de m'appeler Rase-Crotte. Mon nom c'est Théobaldo. Vous n'aurez qu'à dire Théo. Le visage du nain disparut et elle l'entendit grogner sous l'effort pendant que la dalle se soulevait. Puis elle le vit reparaître sur le bord de l'ouverture circulaire avec un gros bâton au milieu duquel était nouée une corde dont l'extrémité restait invisible. — J'espère que vous savez grimper à ça, dit Théobaldo. — Évidemment, dit Jacky. C'est ce qu'on va voir, pensa-t-elle. Le nain posa le bâton en travers du trou et poussa du pied le restant de la corde dont la longueur en excès enroula ses boucles sur le sol gras devant Jacky. Elle prit une inspiration profonde, s'avança vers la corde, serra ses mains le plus haut possible et commença de s'élever de prise en prise. Deux secondes plus tard, elle avait une première main qui se verrouillait sur le bâton puis, l'instant d'après, l'autre. — Accrochez-vous aux dalles, dit Théo. Je vais enlever le bâton et vous pourrez vous hisser à la force des bras. Jacky s'aperçut qu'à la force des bras, elle pouvait amener son menton au niveau du sol puis se sortir du trou sans avoir de prise pour les pieds. Lorsqu'elle fut debout au bord de l'oubliette, elle posa un regard sombre sur son sauveteur car elle se souvenait maintenant où elle avait entendu le nom de Théobaldo. — Dans le temps, c'était vous le chef ici ? Le vieux nain lui lança un drôle de regard puis continua de remonter la corde en la réenroulant sur son bras. — Voilà. — Je croyais… on m'avait dit que vous étiez grand. Le nain posa le rouleau de corde et resta au bord du trou, le regard fixé sur l'énorme dalle, à s'échauffer les muscles. Enfin comme à contrecœur, il dit à Jacky : — Vous allez la pousser vers moi, d'accord ? Et je vais essayer de bien la rattraper pour la poser en douceur. Vous comprenez, je suis censé vous avoir jeté votre repas par le regard et s'ils entendent la dalle retomber, ils vont rappliquer vite fait. Jacky cala ses pieds entre deux dalles, s'arc-bouta au bloc et poussa. La dalle bascula vers le nain qui la reçut au creux des bras et s'accroupit pour suivre le mouvement, puis il la resouleva un peu, se dégagea d'en dessous et fit glisser ses mains jusqu'au bord. Un terrible rictus lui déforma les lèvres et la sueur perla sur son front tandis que l'énorme meule descendait lentement au bout de ses bras tremblants. Puis il lâcha le disque de pierre et se rejeta en arrière. — C'est… fait, dit-il en s'écroulant exténué sur les dalles. Personne n'a pu entendre. (Il se releva péniblement.) Oui, en un temps, j'étais grand. (Il leva la torche et regarda Jacky.) Vous faites de la magie ? — J'ai bien peur que non. — Tant pis, nous l'aurons par la ruse. Je vais remonter et lui dire que vous voulez lui parler… à lui, pas au Dr Romany qui ne veut que vous tuer. Je vais lui raconter que vous voulez échanger votre liberté contre certaines révélations qui feront de lui l'égal de Romany… et puis merde, qui le rendront supérieur. Vous allez lui donner les Mots de Pouvoir, vais-je lui dire. Depuis huit ans qu'Horrabin est le bras droit de Romany, il est devenu un bon magicien mais il ne cesse de tarabuster le vieillard pour qu'il lui communique un ou deux Mots de Pouvoir. Nous allons également prétendre que votre groupe en sait long sur les activités de Romany en Turquie car une autre chose qui hérisse Horrabin, c'est que le cher docteur ne lui dit rien de plus que le strict nécessaire pour gérer les affaires londoniennes. Ouais, fit le nain sans grand enthousiasme, il va mordre à l'hameçon. Mais il va me demander pourquoi on a pu vous capturer si vous êtes un si grand sorcier et je vais lui répondre… oui… que, pour l'instant, les étoiles vous sont contraires. Ça ira, non ? — Je crois. Mais pourquoi une histoire si compliquée ? demanda Jacky, anxieuse et souhaitant déjà n'avoir rien promis. — Pour qu'il descende seul, répondit Théo, catégorique. Il ne voudrait pas que des gardes puissent entendre les Mots de Pouvoir ou même le surprendre en train de traiter avec les adversaires de Romany. — Et que ferons-nous lorsqu'il sera en bas ? Le tuer, tout simplement ? (Elle était sortie du cachot mais pas de cette atmosphère de cauchemar.) Vous avez un pistolet ? — Non, mais ça ne servirait à rien contre lui. Romany lui a donné la formule d'un talisman qui dévie les balles. J'ai vu quelqu'un lui décharger un pistolet en pleine poitrine et la balle est allée briser une fenêtre sur sa gauche. A deux reprises j'ai vu des coups de couteau rebondir à quelques pouces de lui et des lames se briser comme si elles avaient rencontré une armure de verre épais. Une seule fois je l'ai vu blessé. C'était il y a environ deux ans, il était allé à Hampstead Heath pour expliquer aux bohémiens les manières de la ville – à cette époque, Romany et lui s'étaient mis en tête de transformer les chapardages des nomades en cambriole organisée – et l'un des tsiganes qui n'appréciait pas le projet a dit qu'Horrabin était le Beng – le Diable. Puis le tsigane s'est dressé d'un bond, a déterré un piquet de tente et l'a planté dans la cuisse du clown. Oui, il l'a planté, car la pointe n'a été ni déviée ni bloquée… elle a pénétré droit dans les chairs et Horrabin saignait comme un bœuf ; il en est presque tombé de ses échasses. Et si le romanichel avait eu le temps de porter un second coup, c'en était fini du clown. Jacky hocha la tête, perplexe. — Mais qu'avait-il de spécial ce piquet ? — La terre, voyons, fit Théo. Avant que Romany n'en fit un magicien, le clown n'avait pas besoin de se promener continuellement sur des échasses. Mais lorsqu'on s'occupe un peu trop de magie, on renonce à ce qui vous relie au sol, à la terre. Son contact devient un supplice et c'est pourquoi le docteur porte des chaussures à ressorts, pourquoi Horrabin se balade toujours sur des échasses. En présence de l'élément terre, leur magie ne marche pas et voilà pourquoi ce piquet plein de boue a triomphé de leurs charmes, les transperçant comme des toiles d'araignée. (Il sortit un poignard de sous son manteau informe et le tendit à Jacky.) Il y a de la boue entre ces dalles. Vous n'aurez qu'à bien enduire la lame et vous tapir dans l'ombre. Quand il va se pencher pour regarder dans le cachot, je vais l'assommer et il vous suffira de finir le travail. Le quai souterrain est là, derrière cette arche. Nous fuirons par le fleuve. — Et pourquoi ne pas le faire tout de suite ? fit Jacky avec un pauvre sourire. Je veux dire, pourquoi se risquer à vouloir le tuer ? Là, Théo le prit franchement mal. — Bon, d'abord parce que vous avez promis… mais ça ne m'empêchera pas de vous donner d'autres raisons tout aussi bonnes. Il y a vingt minutes de trajet entre ici et la Tamise par le canal souterrain et si je ne suis pas de retour là-haut dans peu de temps, il va envoyer des hommes pour voir ce qui se passe et s'il apprend que nous ne sommes plus là, il va en dépêcher d'autres qui courront jusqu'à des bouches d'égout plus au sud pour nous intercepter… tandis que si nous le tuons – tout particulièrement s'il a donné l'ordre de ne pas être dérangé – et si nous cachons le corps, on peut être sûr que, des heures durant, personne ne se plaindra de son absence. Jacky acquiesça, la mort dans l'âme, et s'accroupit pour prendre une noix de boue dont elle tartina consciencieusement les deux côtés de la lame. — Très bien, allez vous mettre là-bas maintenant. (Avec répugnance, Jacky se déplaça sur le sol inégal jusqu'à ce qu'une certaine distance la séparât du nain.) Non, je vous vois toujours. Plus loin. Oui, derrière encore. Ça devrait aller. Jacky tremblait de tous ses membres, jetant des regards effarés dans l'ombre qui la cernait, et, lorsque Théo se tourna pour quitter la salle, ce fut presque un cri qu'elle poussa. — Attendez ! Vous ne comptez pas me laisser la torche ? Le nain fit signe que non. — Ça paraîtrait suspect. Je suis désolé. Mais je n'en ai que pour quelques minutes et vous avez le poignard. Il franchit le seuil et disparut. Figée par la terreur, elle l'entendit s'éloigner dans le couloir tandis que les ténèbres de la salle grignotaient l'arc de lumière qui en marquait encore l'entrée. Quelques secondes plus tard, ce fut le noir absolu, et les murmures reprirent, tout proches. — Pourquoi est-elle seule ? Puis un bruit se fit de plus en plus net, tel celui de longues jupes empesées traînant sur les dalles. Jacky étouffa un cri et se précipita vers l'endroit où elle pensait trouver le passage voûté menant au canal souterrain mais à peine eut-elle fait une dizaine d'enjambées qu'elle rebondit sur un mur de briques et, bien que le choc initial eût porté sur son genou et sur son épaule, elle s'était ensuite cogné le front si bien qu'elle se retrouva par terre à demi assommée. Elle secoua la tête pour s'éclaircir les idées et faire cesser le bourdonnement dans ses oreilles, consciente d'avoir couru dans la mauvaise direction mais incapable de juger si le passage donnant sur le quai s'ouvrait à présent sur sa droite ou sur sa gauche. Avait-elle fait un demi-tour ou un tour complet sur elle-même lorsqu'elle avait rebondi sur le mur ? Celui-ci était-il à un yard en face d'elle ? A deux ? Derrière elle ? Ou sur le côté ? Soudain, quelque chose lui toucha l'œil et, dans un sanglot, elle se fendit en avant, le poignard tendu. Elle en sentit la pointe crever un corps qui avait l'élasticité d'un ballon et un liquide froid se répandit sur sa main et sur son bras. Puis il y eut un petit cri perçant, un hurlement chuchoté, avant que l'air humide ne fût secoué d'une vibration pareille à celle des élytres de quelque gigantesque insecte. D'un bond, Jacky se releva et courut droit devant elle, trébuchant sur les dalles disjointes, se rattrapant toujours au dernier moment, tailladant de son poignard les ténèbres dans sa course. Brusquement, le sol s'inclina sous ses pas et, bien qu'elle réussît quelque temps à garder l'équilibre sur la pointe des pieds, elle finit par basculer, tomba, et se retrouva à quatre pattes, mains et genoux écorchés mais les doigts toujours crispés sur le manche du poignard. Parfait, venez maintenant, se dit– elle. Au moins, je sais qu'on peut vous blesser. J'ai dû sortir de la grande salle et prendre une galerie où jamais ne pénétra le moindre rai de lumière mais avant que vous ne me tuiez, monstres, je vous découperai en morceaux. Des bruissements circonspects résonnèrent non loin. Une voix chuchotante marmonna quelque chose dans laquelle Jacky ne reconnut que les mots : « … l'a tuée… » Puis une autre voix dit : — Les yeux sont encore là… Je sens l'air qu'ils déplacent en clignant… — Prenez les yeux, geignit une troisième voix pareille à celle d'une très vieille femme. Mais gardez le sang pour mes enfants. Jacky reconnut soudain l'odeur de l'eau et, faiblement, elle perçut son clapotis sur les berges de pierre. Ça semblait venir de derrière, aussi se retourna-t-elle… et eut-elle la surprise de découvrir qu'elle voyait. Pas exactement, car pour voir, il faut de la lumière. Dans les ténèbres, ses yeux n'étaient conscients que d'une masse de ténèbres plus intense, d'une noirceur dont le rayonnement était celui de l'absence, de la négation même de la lumière, et elle savait que si cet objet qui approchait sur la rivière devait jamais surgir sous les cieux, le soleil le plus éclatant se verrait englouti et occulté dans la noire implosion de cette ombre dans laquelle elle finit par reconnaître un bateau. Une autre tranche de ténèbres positives se profilait derrière l'embarcation, définissant la rive opposée. Elle semblait avoir la forme d'un immense serpent et Jacky put entendre sur le cours des eaux rouler des échos métalliques lorsque la créature de légende déroula ses anneaux avec lenteur. Autour de Jacky fusèrent des pépiements terrifiés. — Apep ! C'est Apep qui se réveille ! Et Jacky perçut la galopade effrénée de ceux qui l'avaient poursuivie, d'autant qu'elle courait juste derrière eux. Une lumière se répandit – orange et bien réelle – lorsque le sol remonta vers la salle principale et Jacky vit le clown et le nain s'encadrer dans l'arche de clarté, une centaine de pieds devant elle. Les deux silhouettes, l'étrangement haute et l'étrangement courte, s'arrêtèrent et regardèrent dans la direction de Jacky. Elle se baissa, bien qu'elle sût pertinemment qu'ils ne pouvaient la voir si loin dans l'ombre. — Je me demande ce qui les énerve, dit Horrabin. — Toi et tes saletés d'erreurs… fit Théo, mal à l'aise. L'Hindou s'est plaint de ce qu'elles lui ont parlé par le regard. Horrabin éclata de rire mais sa gaieté paraissait forcée. — Tu as quelque chose contre la compagnie, Ahmed ? Sois-nous plutôt reconnaissant de ne pas t'avoir rendu incapable de déceler sa présence. Horrabin et Théo firent de nouveau quelques pas et, lorsqu'ils s'arrêtèrent, Jacky comprit qu'ils étaient arrivés devant la dalle sous laquelle elle avait été incarcérée. Elle resserra sa prise sur le manche du poignard et avança prudemment. Elle avait perdu ses sandales et ses pieds nus ne faisaient pas le moindre bruit sur la pierre. Lorsqu'elle ne fut plus qu'à cinquante pieds d'Horrabin et qu'un liséré de lumière orange commença de teinter les dalles qu'elle foulait, elle vit le clown se pencher en avant – étrange spectacle car il lui fallait pour ce faire incliner fortement les échasses en arrière – et elle l'entendit qui disait : — Sors en pleine lumière, Ahmed, et fais ton offre. Sur ce, le nain se signa, posa les mains sur les échasses et poussa. Avec un cri terrifiant, le clown bascula en avant, tenta de retrouver son équilibre sur les perches, échoua et s'écrasa par terre alors que Jacky, en un rien de temps, franchissait la courte distance qui les séparait encore. Horrabin se retourna sur le dos puis creusa les reins, le visage néanmoins tordu par une grimace de souffrance qui révélait ses chicots jaunis. Jacky lui bondit sur le ventre et abattit le poignard sur la gorge largement offerte et badigeonnée de blanc. Comme si elle avait tenté de pénétrer un bloc de pierre, la lame cassa net au niveau du manche et, tandis qu'elle ricochait en tintant sur les dalles, les yeux injectés de sang du clown se fixèrent sur Jacky par-delà le blanc sommet de son menton et, bien que ses dents dénudées fussent maculées de sang, que du sang ruisselât de ses oreilles bariolées, sa bouche s'incurva en ce qui était sans conteste un sourire. — Contemplez donc ce que vous tenez en main, Votre Seigneurie. Jacky sentit quelque chose se débattre violemment dans son poing droit et, d'un geste convulsif, elle jeta ce qui aurait dû être le manche de son arme inutile. Mais lorsqu'elle ouvrit la main, il s'en échappa un agrégat de grosses abeilles noires dont une la piqua tandis que les autres montaient tournoyer et bourdonner autour de sa tête, l'accompagnant lorsqu'elle lâcha le clown pour fuir en titubant. Sur le seuil du passage menant au quai, Théo lui cria : — Vite, par ici, avant qu'il ne se relève ! Jacky se précipita vers la courte galerie, s'y engouffra, poursuivie par les abeilles, et rejoignit le nain au bout du quai. Dans leur dos, ils entendirent Horrabin crier : — Je te revaudrai ça, Père, et je te transformerai de telle manière que tu seras obligé de vivre dans une citerne ! Les deux fugitifs ne tardèrent pas à trouver un radeau sur lequel ils s'embarquèrent et qu'ils poussèrent au milieu du canal. — Comment se fait-il qu'il n'y avait plus de boue sur la lame ? s'enquit Théo sur un ton qui ne trahissait guère de curiosité. — J'ai dû me défendre contre l'une de ces créatures qui traînent par ici, expliqua Jacky en écrasant une abeille opiniâtre sur le bois du radeau. On dirait qu'elles ont de l'eau froide en guise de sang ; c'est ça qui a dû laver la lame. — Tant pis. Au moins, nous avons essayé. Le nain ouvrit une petite bourse suspendue à sa ceinture et y prit une pilule qu'il avala. Il frissonna, en sortit une deuxième et la tendit à Jacky. — Qu'est-ce que c'est ? — Du poison, répondit Théo. Prenez-la. C'est une mort plus douce que lorsqu'on tombe vivant entre ses mains. — Non ! s'écria Jacky, horrifiée. Et vous n'auriez jamais dû faire ça. Il est peut-être encore temps de vomir. Je crois… Théo coinça la torche entre deux troncs du radeau, s'étendit à même le bois grossièrement équarri et regarda défiler la voûte. — Ce matin, j'ai décidé de mourir. Il m'a dit de me préparer pour ce soir à faire mon grand numéro avec tout le bataclan : jupe, perruque et vernis à ongles… alors, j'ai tout bonnement décidé– non, c'est fini, je ne peux plus… j'ai donc décidé de faire une tentative pour le tuer. De toute manière, je serais mort, vous savez. Il y a quatre ans, il a créé entre nous… comment a-t-il appelé ça déjà ? Un lien de survie unilatéral, voilà. C'est un terme de magie. Ça veut dire que s'il meurt, je meurs aussi. Il a cru être ainsi protégé de moi. Et ça aurait pu marcher s'il ne m'avait pas fait chanter toutes ces idioties. Bon Dieu, qu'est-ce que j'ai sommeil. (Il eut un sourire paisible.) Et je n'aurais certes jamais pu rêver d'une manière aussi délicieuse de passer mes derniers instants qu'au fil de l'eau en compagnie d'une charmante jeune fille. — Com… comment ? Vous savez ? — Je l'ai toujours su, ma petite. Et vous êtes aussi le jeune Jacky avec sa moustache postiche. Ne dites pas non. Il ferma les yeux et Jacky, horrifiée, fascinée, fixa ce visage silencieux tandis que le radeau virevoltait dans le courant. Lorsqu'elle le jugea mort, elle dit tout bas : — Vous étiez réellement son père. — Oui, ma fille, eut-elle la surprise d'entendre le nain lui répondre d'une voix presque éteinte. Et je ne peux vraiment pas lui reprocher la manière dont il me traite. Je n'ai pas mérité autre chose. Tout homme qui va jusqu'à mutiler son propre fils rien que pour en faire un mendiant efficace… Ah ! tout est de ma faute, à coup sûr. (Un faible sourire passa sur ses lèvres.) Et il me l'a fait payer au centuple, le p'tit gars ! Il m'a pris mon armée de gueux… et puis, il m'a fait passer par cette clinique du sous-sol… je ne sais combien de fois. Oui, j'étais grand dans le temps… Il soupira et son talon gauche frappa trois coups sur le bois du radeau. Pour la deuxième fois, Jacky venait d'assister à la mort d'un être humain. Elle se souvint de ce qu'avait dit Théo à propos d'une vraisemblable interception par les bouches d'égout situées plus au sud et elle n'attendit pas que le radeau rencontrât les autres quais en aval pour se mettre à l'eau. Elle la trouva froide mais il ne s'agissait plus comme samedi dernier d'un torrent débordant et glacial. Elle resta un moment accrochée au radeau. Repose en paix, Théobaldo, dit-elle avant de se rejeter loin de l'esquif funèbre. Une fois qu'elle se fut dépouillée de l'ample robe d'Ahmed, elle n'eut pas la moindre difficulté à nager à contre-courant. Bien vite, radeau et torche disparurent loin derrière et elle continua de s'enfoncer dans les ténèbres. Toutefois, ces dernières n'avaient plus rien de menaçant. D'instinct, Jacky savait que l'autre cours d'eau plus vaste sur lequel elle avait vu passer le bateau n'était pas relié au canal… ni peut-être à la Tamise. Des voix roulèrent au-dessus d'elle. — Il a dit que c'était qui ? — Le vieux Rase-Crotte et cet Hindou. — Pas la peine de s'affoler, les gars de Pete vont les coincer au niveau du quai à l'aplomb de Covent Garden. Elle vit des reflets jaunes commencer à danser sur l'eau et sur la voûte puis, alors que sa silencieuse nage de chien l'amenait à la fin d'un tournant, elle découvrit au loin le quai d'où elle était partie avec le nain. Il était plein d'hommes équipés de torches mais Horrabin ne semblait pas être du nombre. — Ils sont fous, fit une voix portée par l'extraordinaire acoustique du tunnel. A moins qu'ils ne considèrent l'Hindou comme un meilleur magicien. Ça va être intéressant de les entendre… Aïe ! Comment se fait-il qu'il y ait une abeille ici ? — Seigneur, une autre ! Venez, ce n'est plus la peine de traîner ici. On va tranquillement attendre là-haut qu'ils se ramènent. Ça va être chouette… le clown a fait rouvrir la clinique. Les hommes s'éloignèrent en hâte et l'obscurité revint dans le tunnel. L'espace d'un instant, une lueur orange marqua l'emplacement de la galerie qu'ils avaient empruntée puis cette clarté faiblit et finit par s'éteindre. Jacky progressa sans bruit vers la post-image de l'arche sur sa rétine, attentive à ne pas tourner la tête même lorsqu'elle sentit sa barbe postiche se détacher et glisser le long de son épaule. Au bout de quelques minutes, elle se cogna la main sur le pilotis du quai. Elle s'y hissa et resta un long moment à reprendre son souffle. Pour tout vêtement, elle ne portait qu'un caleçon et lorsqu'elle leva la main pour rabattre ses cheveux trempés en arrière, elle s'aperçut que la moustache avait subi le même sort que la barbe. Ce n'est pas le costume rêvé, se dit-elle, pour sortir discrètement d'un endroit tel que le Château du Rat. Elle remonta jusqu'à l'entrée de la vaste salle, regrettant de ne plus avoir le poignard, et, dans le silence, elle put entendre une abeille bourdonner. Le long corridor était manifestement vide et elle s'y engagea, non sans faire de fréquents arrêts pour écouter d'éventuels bruits de poursuite. Un court escalier l'amena sur ce qui lui parut être un palier et, alors qu'elle cherchait à tâtons la volée de marches suivante, sa main effleura la surface veinée d'une porte. Nul rai de lumière n'apparaissant au niveau du chambranle ou des dalles, elle en conclut que cette porte était particulièrement jointive ou qu'elle donnait sur une pièce plongée dans l'ombre. Elle en tourna la poignée puis, s'apercevant qu'elle n'était pas fermée à clé, l'entrouvrit. Aucune clarté ne se répandit sur le palier. Elle entra dans la pièce et referma soigneusement la porte derrière elle. Ne disposant d'aucun moyen pour s'éclairer – eût-elle même osé le faire –, elle explora les lieux par le seul sens du toucher, longeant les quatre murs de la pièce jusqu'à ce qu'elle retrouvât la porte puis en risquant une prudente traversée diagonale. Elle découvrit un petit lit impeccablement fait, un buffet sur lequel étaient rangés quelques livres, une table où ses mains suivirent les contours d'une bouteille et d'un gobelet dont émanait une odeur de gin et, dans un coin, une chaise sur laquelle, remerciant le ciel, elle reconnut une robe courte, une perruque, une trousse à maquillage et une paire d'escarpins vernis. C'est un miracle, se dit-elle, de trouver ça sur mon chemin. Puis elle se remémora le numéro en costume que le vieux Théobaldo aurait dû faire ce soir. Ce devait être sa chambre. Et, quoique n'y voyant goutte, elle promena autour d'elle un regard curieux en regrettant de ne pouvoir lire le titre des livres. Len Carrington s'affala dans un coin de l'entrée, sortit une flasque et s'offrit une longue rasade de gnôle sans s'inquiéter qu'on pût le voir. Il aurait donné cher pour savoir à quoi il devait de se retrouver chef par intérim avec la charge simultanée de calmer l'irascible Romany, d'apprécier les comptes rendus peu satisfaisants qui lui arrivaient toutes les cinq ou dix minutes sur l'état des recherches et d'aller continuellement certifier à un Horrabin au comble de la rage et geignant dans le creux d'un hamac avec d'évidentes brûlures sur tout le corps que tout était mis en œuvre pour porter remède à la situation. Carrington ne comprenait même pas quelle était précisément la situation. On lui avait dit que le vieux nain servant de bouffon au clown avait tenté de tuer ce dernier avant de s'enfuir par la rivière souterraine avec un Hindou. Seigneur ! Mais si c'était ça, pourquoi le Dr Romany n'était-il pressé que de parler à l'Hindou ? Entendant quelqu'un remonter du sous-sol, Carrington envisagea puis rejeta l'idée de se lever. Et, contre toute attente, ce fut une femme qu'il vit surgir de l'escalier. Sa chevelure évoquait le nid de quelque rongeur et sa robe lui allait comme une bâche à un portemanteau mais, sous le plâtras de rouge et de poudre, elle avait une jolie frimousse. — On m'a dit qu'Horrabin était en bas et je n'ai vu personne, dit-elle comme si la présence d'une femme au Château du Rat n'était pas un événement sans précédent, du même genre que l'entrée d'un cheval dans la cathédrale de Westminster. — Non, fit Carrington en se levant d'un bond. Il est… il est mal fichu. Mais qu'est-ce que vous foutez là, merde ? — C'est Katie Dunnigan qui m'envoie. Elle tient toutes les maisons de tolérance autour de Piccadilly et elle m'a chargée d'arranger les choses pour une réunion… Apparemment, cet Horrabin compte investir dans nos affaires. Carrington marqua le coup. Jusqu'à présent, il n'avait pas soupçonné que le clown pût s'intéresser à la prostitution mais, après tout, c'était bien dans son genre. De toute manière, il était inconcevable qu'une jeune fille se présentât ici sans une bonne raison de cette sorte. Il se détendit. Elle n'avait certainement rien à voir avec les fugitifs. — J'ai bien peur qu'il ne soit impossible de le voir maintenant. Vous feriez mieux de vous en aller… et de dire à cette Dunnigan d'envoyer un homme la prochaine fois ! Si vous réussissez à sortir d'ici sans vous être au moins fait violer une bonne douzaine de fois, c'est que vous aurez de la chance ! — Alors, donne-moi ton couteau. — Pour… pourquoi ça ? Jacky lui fit de l'œil. — Ça t'arrive d'aller faire un tour à Piccadilly ? Un sourire s'épanouit lentement sur le visage de Carrington qui prit Jacky par la taille. — Non, non, pas moi. Je… euh… j'ai une maladie. Mais ce n'est pas les filles sûres qui manquent à Piccadilly. — Est-ce que tu veux le mot de passe pour en avoir une gratuite ? Oui ou non ? Carrington qui s'était brusquement reculé farfouillait à présent sous son manteau et en sortait un poignard gainé. — Tiens. Alors, tu me le donnes ce mot de passe ? Jacky lui cita l'insulte la plus ordurière qu'elle ait jamais entendue. — Je sais, ça paraît dingue, mais c'est comme ça. Maintenant, quand tu iras te promener là-bas, il te suffira d'aller voir un des costauds qui sont toujours devant les portes et tu lui souffleras ça dans le creux de l'oreille. Et, sans se presser, Jacky sortit du Château du Rat en se curant ostensiblement les ongles avec le poignard. 7 Jeunesse et Nature et Jupiter Magnanime De ma Lampe de Vie s'étaient faits les champions ; Mais Romanelli qu'un zèle opiniâtre anime L'a soufflée… à tous trois damant d'un coup le pion. Lord BYRON. Lettre de Patras du 3 octobre 1810. Le samedi matin, Doyle se réveilla sur sa paillasse en sachant qu'il avait pris une décision. La perspective de ce qu'il avait l'intention de faire lui desséchait la gorge et lui faisait trembler les mains mais cette saine nervosité devant la difficulté de l'entreprise était un soulagement après une semaine d'indécision. Il se rendait maintenant compte de l'erreur qu'il avait faite en concentrant ses espoirs sur le seul Ashbless. Eût-il même fini par le trouver que c'eût été pure illusion de s'imaginer que le poète ait voulu ou pu faire quelque chose pour l'aider. Le problème était entre lui et Romany et seule une confrontation saurait le régler. Et le plus vite serait le mieux car la santé de Doyle était des plus chancelantes. Il demanda sa journée à Kusiak et le vieil homme sauta sur l'occasion de la lui donner car la toux déchirante de son garçon d'écurie faisait un sale effet sur la clientèle qui semblait craindre en lui le véhicule de quelque infection. Doyle rassembla le maigre pécule qu'il s'était constitué pour le consacrer à l'achat de ce qu'il estimait être une assurance-vie : un vieux pistolet à silex aussi déglingué que rouillé, mais en état de tirer selon le vendeur des stocks de la marine, et avec lequel il comptait menacer de se tuer si Romany faisait mine de porter la main sur lui. Hier, sur London Bridge, Jacky lui avait raconté la tentative d'assassinat ratée sur la personne d'Horrabin et Doyle aurait bien aimé avoir la pilule de poison que le nain avait proposée à Jacky. Il eût été plus pratique de transporter ça entre ses dents que de devoir se trimbaler avec une arme pointée sur le crâne. Conscient que son bras fatiguerait inéluctablement s'il lui fallait rester un certain temps avec ce gros pistolet sur la tempe, il l'avait accroché par le pontet à sa ceinture et s'était passé cette dernière autour du cou. Avec son manteau boutonné jusqu'en haut et sa cravate bouffant pour cacher l'antiquité dont la gueule froide lui rentrait dans les chairs tendres derrière le menton, il n'attirait en rien les regards et maintenait en même temps l'arme dans une position telle qu'il lui suffisait de glisser le pouce entre le deuxième et le troisième bouton du manteau pour faire qu'une balle crève lesdites chairs, lui traverse la bouche, le palais, la cavité nasale et le cerveau pour jaillir en pleine lumière de la mèche de cheveux qui lui restait sur le devant. Dans Bishopsgate Street, il rencontra un mendiant du Capitaine Jack et, après les salutations d'usage, l'homme lui dit que les bohémiens du Dr Romany campaient d'ordinaire sur un pré à l'extrémité nord de Goswell Road où ils disaient la bonne aventure aux aristocrates du West End et vendaient des philtres d'amour ou des poisons aux habitants des bas quartiers de Golden Lane. Doyle le remercia, se rappela au bon souvenir de la compagnie et prit vers l'est par London Wall Street. Il traversait Coleman Street – à juste un pâté de maisons de l'endroit où était né Keats, se remémora-t-il – lorsqu'il entendit, sur le côté nord de la rue, quelqu'un siffler très fort les trois premières notes de Yesterday… puis, tout de suite après, de la même direction mais de l'intérieur de Coleman Street, les neuf notes suivantes dans leur ascension puis leur descente. Cette fois, il n'y avait plus de doute. Il n'était pas le seul homme du xxe siècle en 1810. Le cœur cognant à grands coups, il traversa et resta un moment planté sur le trottoir nord à regarder dans tous les sens, scrutant les visages amusés ou réprobateurs qui se tournaient vers lui à la recherche de quelque anachronisme révélateur mais tous paraissaient d'authentiques indigènes du Londres de l'époque. Il s'engagea d'un pas hésitant dans Coleman Street et remarqua un coche garé le long du trottoir d'en face. Sa vitre latérale était baissée si bien que Doyle distinguait vaguement un passager à l'intérieur. Une seconde avant de sentir ses pieds se dérober sous lui, il vit l'éclair d'une arme à feu dans la voiture mais ce qu'il entendit, ce fut la détonation du pistolet qu'il portait sous sa chemise tandis que la balle faisait exploser le bassinet, le chien et la poudre incandescente. Il avait vivement détourné la tête de sorte que le canon fut contre sa joue et non plus sous son menton quand la boule de plomb chauffée à blanc lui laboura le côté du visage et emporta son oreille droite au lieu de lui faire sauter la cervelle. Il resta roulé en boule à terre sans s'apercevoir que le coche démarrait et passait près de lui, tout à la vague conscience que quelque chose venait d'exploser, qu'il était blessé et qu'il était couvert de sang. Sa poitrine surtout lui faisait mal mais lorsque ses doigts gourds écartèrent les loques roussies de sa chemise et le pistolet déchiqueté encore fumant, Doyle ne constata rien de plus grave qu'un bon nombre de brûlures et d'égratignures. Il avait aussi des bourdonnements dans les oreilles, et dans la droite pire que dans la gauche ; en fait, il avait tout ce côté de la tête anesthésié comme par une injection de novocaïne. Il y porta la main, sentit des giclées de sang chaud, de la chair en bouillie mais plus d'oreille. Au nom du ciel, qu'était-il arrivé ? Il avait alors roulé sur lui-même et tenté de se relever lorsque des âmes compatissantes mais dotées d'une certaine rudesse de manières lui épargnèrent cette peine. Au travers d'un brouillard, il entendit des questions pleuvoir sur lui. — Eh, mon gars, vous n'allez pas nous claquer entre les pattes ? — Pas la peine de lui demander ça, regardez, la balle lui a traversé le crâne. — C'est quelqu'un dans le coche qui a tiré sur lui. — Stupide ! J'ai tout vu… on aurait dit que sa poitrine explosait. Il devait avoir une bombe sur lui. C'est certainement l'un de ces espions français de Leicester Square. Doyle n'avait qu'une idée, partir de là. — Regardez, s'exclama l'un d'eux. Regardez cette vieille ruine de pistolet qu'il portait accrochée au cou. (Il releva brutalement vers lui le visage de Doyle.) Vous êtes dingue de trimbaler une arme à feu de cette manière ! — Euh… je venais juste de l'acheter, marmonna-t-il, et je pensais que c'était une bonne façon de la ramener chez moi. — Cet homme est un imbécile, déclara celui qui questionnait Doyle avant de revenir à son intéressant spécimen. De toute façon, vous n'auriez pu vous en servir. Regardez comme il a volé en éclats du premier coup. Maintenant, venez avec moi. Nous allons trouver un médecin pour panser cette blessure. — Non ! (Doyle était incapable de se rappeler si l'on se servait déjà des antiseptiques en 1810 mais ce dont il était sûr, en revanche, c'est qu'il ne voulait pas crever d'une infection à cause de mains non lavées ou de fil à suture qui aurait traîné au fond d'un tiroir.) Non, donnez-moi simplement du cognac… ou du whisky… quelque chose avec de l'alcool. — Je le savais ! brailla un vieillard qui, de sa place n'avait certainement rien vu. C'est un simulateur ! Il a vraisemblablement perdu son oreille depuis des années mais, depuis, ça doit lui servir à se faire payer à boire partout. — Certainement pas, le contredit un autre. Il y a des bouts d'oreille sur le trottoir. Et il tourne de l'œil ! De fait, Doyle s'évanouissait. Un moment plus tard, toutefois, rassemblant toute son énergie, il se fraya un chemin dans la foule déjà moins dense des âmes charitables. Inattentif aux regards braqués sur lui, il se débarrassa de son manteau, déchira ce qui lui restait de sa chemise, s'en fit un bandage qu'il se noua autour de la tête puis remit son manteau et, abruti par le choc et par la perte de sang, se lança dans la quête zigzagante d'un débit de boissons alcoolisées car, bien qu'il n'eût pour l'heure qu'un minimum de certitudes, il puisait un réconfort extrême dans le fait de n'avoir pas englouti toute sa fortune dans l'achat du pistolet et d'avoir assez pour se payer deux cognacs, un pour imbiber le pansement et un autre, au plus vite, à usage interne. Deux jours plus tard, il entendit de nouveau l'air des Beatles. Lorsqu'il était rentré chez Kusiak, le dimanche après-midi, le vieil aubergiste avait levé les yeux de son livre de comptes et ceux-ci s'étaient d'abord teintés d'inquiétude puis de franche colère. Il avait coupé court aux explications incohérentes de Doyle en donnant l'ordre de lui préparer une chambre et de l'y surveiller « jusqu'à ce que son âme se décide à monter au travers du plafond ou que ses maudits pieds puissent le porter jusqu'à la porte de derrière. » Puis il s'était tourné vers Doyle pour ajouter : — Je me fiche pas mal de la manière dont vous vous y prendrez, Doyle, mais vous allez me débarrasser le plancher au plus vite ! Doyle s'était drapé dans sa dignité pour proférer quelque sublime réponse – dont il devait à jamais rester incapable de se souvenir par la suite – puis, brutalement, il avait tourné de l'œil et, tel un arbre sous le dernier coup de hache, avait basculé à terre. Au bruit de tambour de son corps s'abattant de tout son long sur le plancher avait succédé pendant quelques instants les castagnettes convulsives de ses ongles sur le bois ciré. Avec un soulagement certain, Kusiak avait conclu à une mort subite et avait en conséquence donné l'ordre de le porter derrière en attendant d'appeler la police, mais à peine les garçons de cuisine eurent-ils soulevé le cadavre que celui-ci se redressa, promena des yeux effarés sur les alentours et dit : — Vol 801 pour Londres… Vous devez avoir mon billet… La réservation a été faite par Darrow du GRID. Il y a un problème ? Dégoûté, Kusiak avait quand même trouvé la force de maudire le faux mort et l'absent Jacky puis d'ordonner à ses gars de coller l'hôte indésirable et délirant dans la plus petite des chambres vacantes et de passer de temps en temps vérifier s'il avait fait à son prochain la grâce de rendre à Dieu son âme. Deux jours durant, Doyle reposa sur une étroite couchette dans la petite pièce sans fenêtre et aux formes bizarres ménagée sous l'escalier, nourri de bière brune et de l'extraordinaire soupe de poisson de Kusiak, et dormant les trois quarts du temps. Le mardi, en début de soirée, il se leva, sortit dans le couloir et tomba sur Kusiak qui lui dit que s'il avait eu la force de quitter sa chambre, il devait pouvoir pousser jusqu'à la porte. A peine eut-il enfilé son manteau et fait dehors quelques pas chancelants qu'il entendit quelque chose claquer dans son dos sur les pavés. Se retournant, il vit que Kusiak venait de jeter derrière lui l'épave de son pistolet. Il revint sur ses pas, songeant que l'arme pouvait encore lui rapporter quelques pennies chez l'un ou l'autre brocanteur, car au point où il en était, trois pennies de plus suffisaient à doubler sa fortune. A coup sûr, il est foutu, se dit-il en le ramassant. Il manque le chien, le bassinet, et dans ce qui reste de la monture, on voit encore le cadavre de la balle qui l'a fait éclater. Doyle frissonna en repensant que celle-ci lui aurait percé la poitrine s'il n'y avait pas eu le pistolet pour l'arrêter. Il examina de plus près la torsade de plomb logée dans les échardes. Elle avait une base plate comme les projectiles tirés d'une cartouche. Ce n'était pas la balle ronde de jadis. Tout se confirme, songea-t-il, nerveux. Des balles comme ça n'apparaîtront que vers 1850. Il y a d'autres gens du xxe siècle dans les parages et, pour quelque motif, ils me sont hostiles. Je me demande ce qu'ils ont contre moi ? Et qui cela peut-il bien être ? Il avait atteint Borough High Street. Sur sa droite se dressait la masse sombre de St. Thomas' Hospital et, sur sa gauche, London Bridge prenait son essor dans le crépuscule, enjambant la Tamise dont la houleuse surface gris acier commençait à scintiller sous les premières lueurs du soir. La rive nord paraissant plus prometteuse, Doyle obliqua vers la gauche. Mais pourquoi, se demanda-t-il alors qu'il descendait vers le fleuve, ces voyageurs temporels traînent-ils tous dans le Londres de 1810 ? Et pourquoi veulent-ils me tuer ? Ne serait-il pas plus simple de me ramener ? Croient-ils que j'aie volontairement choisi cette époque ? Une idée le traversa. Peut-être est-ce parce que je cherche Ashbless. Il se peut que celui-ci ait réellement eu l'intention d'entrer à la Jamaica et qu'ils l'en aient détourné. Comme je suis moi-même originaire du futur, j'ai pu remarquer son absence et ils veulent éliminer le témoin gênant que je suis. Au sommet du léger dos d'âne de London Bridge, il s'arrêta et s'accouda au parapet de pierre encore tiède pour contempler les derniers feux du couchant sur lesquels se découpaient, un demi-mille en amont, les cinq arches de Blackfriars. Je crois que je vais devoir persévérer dans ce projet de rencontre avec le Dr Romany. C'est probablement perdu d'avance mais il me faut essayer de retourner en 1983. N'y aurait-il que cette bronchite… cette pneumonie… enfin, cette maladie, je pourrais rester et tenter de guérir puis trouver un moyen de gagner ma vie. Mais avec deux groupes manifestement puissants qui se disputent ma capture, l'un pour me tuer, l'autre simplement pour me torturer, comment pourrais-je espérer garder longtemps un boulot ? Il s'arracha au parapet et descendit la pente nord du pont. Bien sûr, je pourrais simplement quitter la ville. Aller jusqu'à la rive, voler une barque, me laisser porter par le courant jusqu'à Gravesend ou ailleurs et commencer une vie nouvelle. Lorsqu'il émergea de sa rêverie, il n'était plus sur London Bridge mais traversait Thames Street. Il regarda la rue sur toute sa longueur et se remémora comment, une vingtaine de jours auparavant, il s'était presque jeté dans la gueule d'Horrabin en suivant le faux aveugle et comment La Roulette l'avait sauvé. En cette soirée de mardi, il n'y avait que peu de monde dans les rues et si les pubs et les restaurants de Gracechurch Street répandaient leur lumière sur le pavé, ils ne laissaient filtrer presque aucun bruit. De ce fait, Doyle perçut distinctement l'air qu'un homme sifflait au loin. C'était encore Yesterday. Une fois passé le premier instant de panique, il ricana de la réaction pavlovienne que semblait à présent déclencher ce maudit tube des Beatles car, instantanément, il s'était réfugié sous un porche et avait sorti le pistolet de sa poche pour le brandir comme une matraque. Prenant conscience que le siffleur était au moins distant de deux pâtés de maisons, il baissa son arme et se permit de respirer… toutefois, les battements de son cœur ne se ralentirent pas. Il jeta prudemment un coup d'œil hors du renfoncement et vit au bout d'un moment le siffleur déboucher d'Eastcheap et tourner dans Gracechurch, remontant la rue en direction de Doyle mais sur le trottoir d'en face. L'homme était grand et semblait ivre. Il avait rabattu bas sur les yeux son chapeau à large bord et marchait en zigzag bien qu'à une ou deux reprises, il se lançât dans un maladroit numéro de claquettes en accélérant son sifflement pour épouser le rythme. A l'instant précis où il arriva à la hauteur de Doyle, il eut un mouvement de surprise exagéré en remarquant sur sa droite un pub, le Vigilant Rowsby. Il cessa de siffler, tâta sa poche et, rassuré par le tintement des pièces, poussa la porte vitrée et disparut à l'intérieur. Doyle commença par rebrousser chemin d'un pas vif vers le fleuve, destination Gravesend, mais, bien vite, il s'arrêta et se retourna vers le pub. Qu'est-ce qui te prend ? Ce type est seul et, pour le moment, il ne semble pas dangereux. Aussitôt, la part craintive de lui-même objecta : Ne fais pas l'idiot ! Allez, fiche le camp d'ici en quatrième vitesse ! Les deux pulsions restèrent quelques secondes en balance puis, d'un pas hésitant, presque sur la pointe des pieds, il traversa la rue et s'approcha de la porte du Vigilant Rowsby dont l'enseigne grinça doucement au-dessus de sa tête tandis qu'il trouvait en lui-même le cran de poser la main sur la clenche en S mais il n'eut pas a prendre la décision de la tourner car la porte s'ouvrit brusquement de l'intérieur pour livrer passage à un corpulent personnage qui parut presque poussé par une bouffée d'air chaud fleurant le bœuf, la bière et le suif des chandelles. — Qu'y a-t-il, Jack ? s'exclama l'homme. Pas de sous pour se payer une bière ? Allons donc, quand Morningstar boit, tout le monde boit. (Il déversa une pleine poignée de monnaie dans la poche de Doyle.) Par ici, ajouta-t-il en appliquant sa large paume entre les omoplates de Doyle pour le pousser à l'intérieur. Ce dernier longea précipitamment le comptoir en gardant son visage détourné des tables et se fit servir une bière par le type morose qui devait être le patron. Ensuite, il se rabattit ce qui lui restait de cheveux sur le front, porta la chope à ses lèvres et, lorsque ses yeux seuls furent visibles, accepta de tourner le dos au comptoir pour commencer un lent panoramique de la salle tout en buvant une première longue gorgée de bière. A mi-chemin, il se figea et faillit s'étouffer dans la mousse car l'homme qui avait sifflé Yesterday était assis juste en face dans l'un des compartiments bordant le mur du fond. Il avait posé son grand chapeau sur la table près de la chandelle qui éclairait un visage mou aux yeux larmoyants, celui de Steerforth Benner. Dès qu'il se fut convaincu qu'il ne s'agissait pas d'une hallucination ou d'une erreur, Doyle pompa de nouveau sur sa bière. Pourquoi Benner n'était-il pas reparti avec le reste de l'équipe ? Quelqu'un d'autre avait-il manqué le bateau ? Emportant sa chope, Doyle cingla vers Benner et sa main libre se referma dans sa poche sur la crosse du pistolet hors d'usage. Il se planta près du grand jeune homme aux cheveux blond-roux mais comme celui-ci paraissait inconscient de sa présence, il le secoua par l'épaule en levant l'arme dans sa poche jusqu'à ce que le canon dessinât un anneau dans le tissu du manteau. Benner leva les yeux, ses sourcils couleur de blé mûr haussés dans une interrogation coléreuse. — Ouais ? grogna-t-il. (Puis il ajouta, plus doucement :) C'est à quel sujet ? Doyle perdit patience. Pourquoi l'imbécile était-il saoul ? — C'est moi, Steerforth. (Il s'assit en face du jeune homme et fit résonner sur la table le métal de l'arme cachée.) Comme tu vois, c'est un pistolet, et il est braqué sur ton cœur. Maintenant, tu vas répondre à quelques-unes de mes questions. — Seigneur, Brendan, arrête de me torturer. Es-tu réel, je veux dire là, devant moi ? Tu n'es tout de même pas un fantôme, ou une vision due au delirium tremens. Dis quelque chose, bordel ! Doyle secoua la tête d'un air écœuré. — Je devrais te répondre que je suis un fantôme, rien que pour le plaisir de te voir craquer. Allez, reprends-toi, je suis réel. Tu as déjà vu des spectres boire de la bière ? (Et, sans quitter Benner des yeux, Doyle donna la preuve de sa nature corporelle.) De toute évidence, tu sais qu'on m'a tiré dessus dimanche… et tu vas me dire qui et pourquoi. Tu vas me dire aussi combien vous êtes à vous balader dans le coin en sifflant Yesterday. — On est tous là, Brendan, tous les gars de l'équipe dont Darrow s'est entouré pour sauter en 1810, et cet air est notre signe de reconnaissance, un peu comme les trois notes que se sifflent les Jets dans West Side Story. — Darrow ? Il est encore là ? J'étais persuadé que vous n'aviez pas eu de problème pour le retour. — Il n'y en a pas eu. Lors du premier voyage, tout le monde est retourné en 1983, sauf toi. (Son expression se fit pensive.) Je n'ai jamais compris pourquoi tu avais voulu rester, Brendan ? — Mais je ne voulais pas ! J'ai été kidnappé par une espèce de bohémien fou. Mais qu'est-ce que tu me racontes ? Darrow est revenu ? Comment ? A-t-il trouvé de nouvelles brèches ? — Non, ce n'était pas nécessaire. Écoute-moi bien, cette histoire d'assister à une conférence de Coleridge n'était pour Darrow qu'un moyen de financer son projet réel, lequel a toujours été de s'installer en permanence dans ce foutu début dix-neuvième. Il a commencé par s'adjoindre des gars aux idées larges pour en faire sa garde personnelle et c'était ça le boulot dont je ne voulais pas te parler lorsque j'ai été recruté. Il s'est alors aperçu qu'une causerie du vieux Coleridge avait eu lieu dans le laps de temps que durait la brèche et il a sauté sur l'occasion de régler ses problèmes d'argent en proposant à des dingues de culture pleins aux as d'écouter parler le grand poète pour une brique par tête de pipe. C'est là que tu es intervenu car il avait besoin d'un spécialiste, mais son objectif premier restait de s'établir ici avec sa petite équipe triée sur le volet. Donc, à peine l'expédition Coleridge eut-elle regagné 1983 que ses membres payants furent reconduits en voiture à leur hôtel pendant que nous disposions les machines pour un nouveau saut dans la brèche de début septembre 1810. Mais cette fois, nous sommes arrivés au milieu de la trouée, une heure et quelque après que tu… que nous ayons quitté le pré pour gagner la Crown and Anchor. Nous avons dissimulé les traces de notre passage et nous étions partis depuis longtemps lorsque les deux coches sont revenus et que leurs passagers, moins l'expert sur Coleridge, ont attendu la fin de la jonction temporelle. (Benner sourit.) Il aurait été drôle d'aller jusqu'à la taverne pour nous regarder nous-mêmes. Darrow y a songé d'ailleurs mais il a pensé que ce serait prendre le risque de modifier l'Histoire. — Pourquoi Darrow veut-il me tuer ? s'enquit impatiemment Doyle. Et s'il est si soucieux de ne pas violer l'Histoire, pour quel motif a-t-il kidnappé Ashbless ? — Ashbless ? Ce poète bizarre sur lequel tu travailles ? On n'a rien à voir avec lui. Pourquoi ? Tu ne l'as pas vu ? — Non, répondit Doyle, constatant que Benner semblait sincère. Cesse d'éluder la question. Pourquoi Darrow veut-il ma mort ? — Je crois qu'en définitive il veut notre mort à tous, marmonna Benner. Il nous a promis que nous pourrions retourner en 1983 par la brèche de 1810 mais je suis pratiquement sûr qu'il a l'intention de nous éliminer l'un après l'autre dès qu'il pourra se passer de nous. C'est lui qui garde tous nos crochets mobiles et il s'est déjà débarrassé de Bain et de Kaggs, qui étaient censés te tuer il y a une semaine. Et puis, ce matin, je l'ai entendu donner l'ordre de me tirer à vue. J'ai réussi à mettre la main sur une jolie provision de liquide et j'ai pris le large. (Il releva la tête, l'air malheureux.) Tu vois, Brendan, il ne tient pas à ce qu'il y ait ici d'autres gens que lui à connaître les choses du vingtième siècle… radio, pénicilline, photographie, tous ces trucs. Il avait une peur bleue que tu n'aies déposé un brevet pour une machine volante plus lourde que l'air ou publié sous ton nom Dover Beach. Il était vraiment très soulagé quand je… Un silence gêné s'éternisa et Doyle eut un sourire amer. — Quand tu l'as informé que tu m'avais touché en plein cœur. — Seigneur, souffla Benner en fermant les yeux. Ne m'enfonce pas, Brendan. J'étais obligé. Il y allait de ma vie car il m'aurait tué si je ne l'avais pas fait. De toute façon, tu n'es pas mort. (Il rouvrit les yeux.) Où as-tu été touché car je suis sûr de ne pas t'avoir manqué ? — Effectivement, c'était un très bon carton. En plein milieu de la poitrine. Mais je portais quelque chose qui a stoppé la balle. — Ah ! C'est bien. Je suis content. (Benner fit un large sourire et se balança sur sa chaise.) Tu dis donc que tu n'as pas choisi de rester ici. En ce cas, nous pouvons être l'un pour l'autre d'un grand secours. — Comment ? s'enquit Doyle, sceptique. — Est-ce que tu veux retourner en 1983 ? — Euh… oui. — Parfait, moi aussi. Vois-tu, mon vieux, on n'est vraiment pas conscient de ce qu'on a jusqu'à ce qu'on ne l'ait plus. Tu sais ce qui me manque le plus ? Ma chaîne stéréo. Seigneur ! si j'étais chez moi, je me passerais les neuf symphonies de Beethoven d'affilée s'il m'en prenait l'envie et je pourrais recommencer le lendemain avec Tchaïkovski. Ou Wagner ou Gershwin ou Janis Joplin ! Merde, ça a toujours été chouette de faire un tour au Dorothy Chandler pour entendre de la musique en concert mais c'est vraiment la tasse si tu n'as que ce moyen-là d'en écouter. — Alors, ton plan, Benner, c'est quoi ? — Eh bien… tiens, Brendan, prends un cigare. Je commande une autre tournée. (Il fit signe à la serveuse.) Je t'explique ensuite. Doyle prit le cigare, un barreau de chaise à la Churchill sans bande ni cellophane, en mordit l'extrémité puis, toujours sans quitter Benner des yeux, prit la chandelle pour l'allumer. Pas mauvais, songea-t-il après quelques bouffées. — Bon, fit Benner, et il attendit que Doyle eût reposé la bougie pour s'en allumer un. D'abord, ce type est dingue. Bon pour l'asile. Malin comme un singe, d'accord, et un flair phénoménal… mais à part ça, complètement timbré. Tu ne devineras jamais ce qu'il nous fait faire depuis que nous sommes ici alors que nous aurions dû, je ne sais pas moi, retenir notre passage pour les terres de Sutter ou pour le Klondike ? D'abord les démarches pour acheter une putain de boutique sur Leadenhall Street puis son aménagement en salon d'épilation, tu te rends compte ? Là où tu vas te faire enlever tes poils superflus ! Et, depuis, on est toujours deux à y assurer une permanence du matin neuf heures à vingt et une heures trente le soir. — Et… il vous a dit pourquoi ? fit Doyle, songeur. — Sûr. (On leur apporta leur bière et Benner fit largement honneur à la sienne.) Il nous a demandé d'y guetter un gars qui voudrait une épilation générale et aurait, de fait, un voile de fin d'après-midi sur tout le corps. On a pour consigne de lui tirer une capsule de sédatif puis de le ligoter et de l'emmener à l'étage, et surtout de ne pas lui infliger d'autre blessure que celle de la pointe hypodermique de la balle qui, évidemment, fera mieux de ne pas le toucher au visage ou à la gorge. Et là, Brendan, c'est le comble : quand je lui ai demandé à quoi ressemblait le bonhomme à part ses poils, tu sais ce qu'il m'a répondu ? « Je n'en sais rien, et même si je le savais, la description ne serait bonne que pour une semaine ou deux. » Sont-ce là les paroles et les actes d'un homme sensé ? — Peut-être oui, peut-être non, fit Doyle en détachant ses mots et en réfléchissant à quel point il en savait beaucoup plus long que Benner sur les projets de Darrow. Et ton plan, dans tout ça ? — Voilà… dis, tu as toujours ton crochet mobile ? Bien. Darrow connaît la date et l'emplacement de toutes les brèches et, ces temps-ci, elles sont sacrément fréquentes. Celle de 1814 est loin d'être la plus proche. On va donc passer un marché avec lui pour qu'il nous donne les coordonnées d'une trouée puis nous n'aurons plus qu'à nous y tenir lorsqu'elle se refermera… et toc, nous serons de retour dans un terrain vague de notre Londres contemporain. Doyle tira une longue bouffée sur ce qu'il devait reconnaître comme un excellent cigare et l'accompagna d'une gorgée de bière. — Et qu'avons-nous à lui vendre ? — Je ne te l'ai pas dit ? J'ai trouvé son poilu. Hier, il est entré dans la boutique exactement comme le vieux l'avait prédit. Petit, rondouillard, le poil roux et en quantité suffisante pour lui faire un voile de fin d'après-midi sur toutes les parties visibles du corps. Au moment où je tendais la main vers le pistolet à aiguilles, il a pris peur et a détalé mais… je l'ai suivi et j'ai repéré l'endroit où il habitait :. Puis, ce matin, alors que j'écoutais à la porte de la chambre de Darrow pour savoir si le vieux était en humeur d'être approché avec ce genre d'offre : « Vous me redonnez mon crochet avec la position d'une brèche et je vous dis où trouver votre grand singe », je l'ai entendu dire à Clitheroe de passer la consigne à tous les gars de descendre Benner à vue ! Apparemment, il n'avait plus confiance en moi. Alors j'ai vidé une des caisses de liquide et je me suis taillé pour aller parler moi-même au poilu. J'ai déjeuné avec lui tout à l'heure. — Tu as fait ça ! s'exclama Doyle en se disant qu'il aurait préféré manger avec Jack l'Eventreur qu'avec Joe Face de Chien. — Ouais. Ce n'est pas le mauvais bougre, vraiment. Il a le regard un peu fou et il n'arrête pas de parler des dieux égyptiens et de l'immortalité mais il est sacrément cultivé. Je lui ai dit que Darrow était en mesure de le guérir de son hyperpilosité mais qu'il avait aussi quelques questions à lui poser. Puis j'ai laissé entendre que le vieux avait l'intention de le torturer – ce qui, pour ce que j'en sais, n'est sans doute pas faux – et qu'en conséquence il lui fallait un intermédiaire pour traiter avec Darrow. Je lui ai raconté que j'avais travaillé pour ce dernier mais que j'étais parti, outré par les atrocités qu'il comptait commettre à rencontre du pauvre diable. Pigé ? Il n'empêche que l'ordre donné par le vieux de me tuer à la première occasion posait toujours problème. (Benner sourit.) Et c'est là que tu interviens. Tu vas aller voir Darrow, négocier la vente et en partager avec moi le produit, c'est-à-dire un billet retour pour 1983. (Il se redressa sur sa chaise et haussa un sourcil.) Je vois ça comme ça : « Comprenez, Darrow, nous allons dire au vieux King Kong de ne pas se montrer tant qu'il n'aura pas entre les mains une lettre de nous. Et cette lettre, nous la remettrons à une amie – je connais justement une fille qui fera l'affaire – avec la consigne de ne la poster qu'après nous avoir vus disparaître par une brèche. Donc, vous nous donnez un crochet et l'emplacement d'une de ces brèches et si notre fille voit nos vêtements tomber par terre vides – et pour ce faire, elle peut très bien se trouver au sommet d'un arbre ou à une fenêtre si bien qu'il est exclu que vous la trouviez – alors seulement votre poilu viendra voir ce que vous lui voulez. » Doyle s'était efforcé en vain de l'interrompre. — Mais Benner, fit-il dès qu'il en trouva l'occasion, tu oublies que moi aussi je suis sur la liste noire de Darrow. — La différence entre nous c'est que tu as toutes les chances de passer inaperçu. D'abord parce que tout le monde croit que je t'ai descendu et ensuite parce qu'on se souvient de toi comme le gars rondouillard et plutôt bien portant qui a fait le discours sur Coleridge. Est-ce que tu t'es regardé dans une glace, ces derniers temps ? Tu es émacié, aussi cadavérique que les personnages de Fritz Eichenberg. Et tu dois avoir une bonne centaine de rides nouvelles… dois-je continuer ? D'accord… en plus, tu es nettement chauve maintenant et, pour couronner le tout, il te manque une oreille ! Comment c'est arrivé ? L'autre jour, d'ailleurs, j'avais remarqué ta démarche bizarre. Franchement, on te donnerait vingt ans de plus. Personne en te voyant n'ira jamais se dire : « Tiens, tiens, Brendan Doyle ! » Alors, cesse de t'inquiéter. Tu vas juste entrer dans ce salon d'épilation et dire quelque chose comme : « Salut là-dedans, j'ai un ami qui a une véritable toison qui lui pousse partout et je voudrais voir votre patron. » Et dès que tu es en présence de Darrow, tu lui déballes le truc. Il n'osera rien faire contre son seul lien avec l'Abominable Homme des Neiges. — Ce n'est pas un mauvais plan, Benner. Compliqué, mais pas mauvais, fit Doyle. Il était presque sûr de savoir ce que Darrow était en train de faire… et comprenait rétrospectivement pourquoi le vieillard avait un exemplaire du livre de lord Robb. D'accord, son cancer était incurable, mais en acquérant la possibilité de retourner dans les premières années du dix-neuvième, il se trouvait avoir accès à un type capable de changer de corps. Il s'était donc procuré les Chroniques car c'était la seule source donnant avec précision la date, le lieu et les circonstances du lynchage de Joe Face de Chien en 1811. Effectivement, c'était un sacré marché. — Bon sang, Brendan, est-ce que tu m'écoutes ? — Je m'excuse. Quoi ? — C'est important. Aujourd'hui, nous sommes jeudi. Je propose que nous nous rencontrions de nouveau samedi… tu connais Chez Jonathen, dans Exchange Alley, juste en face de la Banque ? Bon, mettons vers midi. J'aurai arrangé cette histoire de lettre avec la fille et avec le velu. Comme ça, tu pourras aller voir Darrow. — Et comment suis-je censé survivre jusqu'à samedi ? En essayant de m'assassiner, tu m'as fait perdre mon travail. — Excuse-moi, tiens ! (Benner fouilla dans sa poche et en sortit cinq billets de cinq livres qu'il jeta sur la table.) Ça va ? — Ça devrait suffire, répondit Doyle en les enfouissant dans sa propre poche. (Il se leva mais lorsque Benner lui tendit la main, il sourit et ajouta :) Non, nous sommes associés pour ce plan, mais je ne serrerai pas la main d'un gars qui a tenté de tuer un vieil ami rien que pour se sortir d'affaire. Benner referma sa main avec un claquement étouffé puis sourit. — Tu me rediras ça lorsque tu te seras retrouvé dans la même situation et que tu auras agi différemment, mon vieux. Alors, peut-être aurai-je honte. Bon, on est d'accord pour samedi ? — D'accord. (Doyle s'apprêtait à partir lorsqu'il se retourna vers Benner.) C'est un bon cigare. Où est-ce que tu l'as déniché ? Je me demandais justement quel goût ils avaient en 1810 et, maintenant que je peux me le permettre… — Désolé, Brendan. C'est un Upmann, millésime 1983. J'en ai pris une boîte à Darrow lorsque je suis parti. Doyle gagna la porte et sortit sur le trottoir. La lune était haut dans le ciel et l'ombre des nuages balayait la rue et les façades des maisons tels des fantômes pressés d'atteindre la Tamise. Au milieu de la chaussée, un vieil homme était penché sur le caniveau central. Il se baissa soudain pour ramasser un mégot. Doyle le rejoignit. — Tenez, lui dit-il en lui tendant son cigare. N'allez pas fumer cette merde. Ça, c'est un mégot d'Upmann. — Hup ma, quoi ? fit le vieillard en lui jetant un regard noir, et, trop las pour s'expliquer, Doyle passa son chemin. Assez riche à présent pour se passer quelques caprices, Doyle se prit une chambre aux Hospitable Squires dans Pancras Lane car toutes les sources se recoupaient pour dire que William Ashbless y avait séjourné durant la première quinzaine qui avait suivi son arrivée à Londres. Passée la surprise qu'il eut d'entendre l'hôtelier lui dire qu'il ne connaissait personne de ce nom et même qu'il n'avait jamais loué de chambre à un grand gaillard blond, barbu ou pas, Doyle s'aperçut que le problème posé par l'absence d'Ashbless perdait pour lui beaucoup d'importance au profit du projet de Benner. Les trois jours suivants, il ne fit que se reposer. Sa toux n'empirait pas et même, contre toute attente, semblait se calmer. Quant à cette fièvre avec laquelle il avait vécu deux semaines, elle n'avait pas résisté au traitement bière et soupe de poisson épicée de Kusiak. Par peur de rencontrer les gens d'Horrabin ou ceux de Darrow, il ne s'éloigna guère de l'auberge mais il y avait un balconnet devant sa fenêtre à partir duquel il découvrit qu'il pouvait grimper sur le toit de l'immeuble et, sur une partie plate entre deux souches de cheminées, il trouva un vieux fauteuil au bois blanchi par des décennies d'intempéries londoniennes. Au cours de longs crépuscules, il s'y installa pour contempler les terrasses successives de Fish Street et de Thames Street descendant vers le fleuve embrumé dont les bateaux louvoyaient avec une apparente sérénité nonchalante. À main gauche, il avait du tabac et un briquet à amadou posé sur le collier de brique de la souche tandis qu'une grande chope de bière fraîche attendait sur le toit près de sa main droite et, tour à tour, il tirait sur la pipe ou aspirait quelques goulées, promenant son regard sur l'enchevêtrement presque byzantin des toits, des tours et des colonnes de fumée que dominait le dôme de St. Paul, à l'autre bout de la ville sur sa droite. Il envisageait, avec le confortable détachement de celui dont on ne requiert nullement une décision immédiate, de ne pas être présent au rendez-vous avec Benner et de vivre son existence dans ce demi-siècle qui allait porter la marque de Napoléon, de Wellington, de Goethe et de Byron. Ses trois journées de détente furent toutefois gâchées par un incident déplaisant. Le jeudi matin, alors qu'il rentrait de chez un libraire de Cheapside, il fut accosté par un vieillard atrocement difforme qui semblait se propulser par des battements de ses mains noueuses plutôt que par l'usage de ses jambes. La tête chauve qui surgissait d'un entassement de vieilles fripes tel un champignon poussant sur du fumier paraissait avoir subi en un temps assez lointain une terrible blessure car la moitié gauche du visage, y compris le nez, avait disparu pour être remplacée par les plis de la chair cicatrisée. Lorsque la ruine ambulante se planta en face de Doyle, celui-ci avait déjà sorti un shilling de sa poche. Mais la créature ne mendiait pas. — Toi, monsieur, caqueta-t-elle, tu ressembles à un homme qui voudrait rentrer chez lui. Et je pense, ajouta– t-elle en clignant de son œil unique, que ce chez toi n'est pas dans une direction facile à montrer du doigt. Doyle jeta autour de lui des regards paniqués mais ne vit personne qui eût l'air d'être de mèche avec ce prodige de décrépitude. Sans doute n'était-ce qu'un fou et son bavardage insensé ne correspondait-il à la situation de Doyle que par le plus grand des hasards. Il avait dû faire allusion au ciel. — Que voulez-vous dire ? lui demanda-t-il. — Alors comme ça, tu crois que ce Dr Romany est le seul à savoir où et quand s'ouvrent les portes d'Anubis ? Détrompe-toi, Colas ! Moi aussi je les connais, et je puis t'en montrer une aujourd'hui même, Anselme ! (Il ricana – bruit surprenant qui évoquait des billes dévalant un escalier de métal.) C'est de l'autre côté du fleuve. Tu veux voir ? Doyle était perplexe. Cet homme connaissait-il vraiment la position d'une brèche ? En tout cas, il était au courant de leur existence. Et, comme aux alentours, à cette époque, elles n'étaient pas rares, il n'était pas invraisemblable qu'il y en eût une là où il disait. Mon Dieu, si je pouvais retourner aujourd'hui en 1983 ! D'accord, ce serait lâcher Benner mais ce salaud n'a rien fait pour mériter des égards. Et si c'est un piège d'Horrabin ou de Darrow, il est plutôt tarabiscoté. — Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il. En quoi cela vous intéresse-t-il que je retrouve le chemin de chez moi ? — Qui je suis ? Juste un très vieil homme qui se trouve avoir quelques connaissances en magie. Quant à la raison pour laquelle je veux te rendre ce service, poursuivit-il en gloussant, c'est que je pourrais ne pas être précisément un ami du Dr Romany. Mettons que je lui doive ceci. (Il montra son visage ravagé.) Alors, ma proposition t'intéresse ? Veux-tu voir la porte qui te ramènera – ou qui t'a ramené ou qui te ramène chez toi ? Légèrement pris de vertige, Doyle acquiesça. — Allons-y, dit la créature qui s'ébranla et parut de nouveau nager plutôt que marcher. Doyle lui emboîta le pas puis s'arrêta soudain en remarquant que les feuilles mortes qui jonchaient la rue ne bruissaient pas sous les pieds du vieillard. S'apercevant que Doyle ne le suivait plus, l'homme dit : — Dépêchons, Jason. Doyle haussa les épaules, réprima l'impulsion de se signer et se remit en route. Ils prirent Blackfriars Bridge pour passer sur l'autre sans se dire grand-chose bien que le vieillard parût aussi ravi qu'un gosse qui, le matin de Noël, lorsque tout le monde est revenu de la messe, se voit enfin autorisé à entrer dans la pièce où se trouvent les cadeaux. Il entraîna Doyle dans Great Surrey Street, le fit tourner à gauche tout l'amener finalement devant un vaste terrain ceinturé : un haut mur de brique que perçait une porte d'apparence massive. Avec un sourire et un horrible haussement de sourcils, il exhiba une grande clé. — La clé du Royaume, dit-il. — Comment ? Cette brèche d'aujourd'hui se trouve être derrière une porte dont vous avez déjà la clé ? — Il y a longtemps que je sais ce qu'est cet endroit, dit le vieillard sur un ton presque solennel. J'ai donc acheté ce terrain, sachant aussi que tu viendrais. — De quoi s'agit-il au juste, demanda Doyle, nerveux. D'une brèche à long terme, c'est ça ? Mais elle ne peut m'être d'aucune utilité jusqu'à ce qu'elle se referme. — Lorsque tu l'atteindras, lui répondit son guide, ce sera sans conteste un passage pour toi. — Vous avez l'air de dire que je vais y mourir. — Non, tu ne mourras pas aujourd'hui, ni dans les jours à venir, répondit l'ancêtre en tournant la clé dans la serrure. — Ah bon, vous croyez ? — Je le sais, affirma la créature en poussant la porte. Quoi que Doyle se fût attendu à voir, ce n'était certainement pas le terrain envahi par les herbes qu'il découvrait à présent depuis le seuil. Le soleil de septembre y accrochait çà et là ses pâles rayons sur des vestiges de bâtiments écroulés depuis longtemps. Le vieillard bondit à l'intérieur et se fraya un chemin entre les monticules de veinure. Doyle prit son courage à deux mains et fit de même avec une telle brusquerie que son guide, surpris, le regarda en clignant de son œil unique. — Referme la porte ! lui dit-il avant de reporter son attention sur la parcelle de sol qu'il s'était mis à fouiller. Doyle ferma la porte sans tirer le verrou puis rejoignit son étrange compagnon. — Où est la brèche ? demanda-t-il avec une pointe d'impatience. — Tu vois ces os ? (Le vieil homme avait retiré le morceau de toile qui recouvrait une pile d'ossements paraissant très anciens, certains même noircis comme par le feu.) Il y a même un crâne, ajouta-t-il en ramassant une sphère ivoirine et cabossée sur laquelle une mâchoire inférieure s'articulait encore. — Mon Dieu, souffla Doyle, quelque peu rebuté par ce spectacle. Mais on s'en fout ! Où est cette putain de brèche ? — Voilà des années que j'ai acheté ce terrain, fit le vieillard qui, perdu dans ses souvenirs, semblait s'adresser au crâne. Oui, rien que pour être en mesure de te montrer ces os. Doyle expira en un long sifflement. — Il n'y a jamais eu de brèche ici, n'est-ce pas ? La ruine ambulante leva les yeux vers lui et, si son hideux visage arbora une expression, celle-ci resta indéchiffrable. — Tu finiras par en trouver une, et je te souhaite d'être alors aussi pressé de la franchir que tu l'es maintenant. Désires-tu emporter ce crâne ? En fait, songea Doyle, ce n'est qu'un fou qui se distingue des autres par sa connaissance du milieu des sorciers londoniens. — Non, merci, dit-il, et il rebroussa chemin vers la porte. — Nous nous retrouverons dans d'autres circonstances, lui cria le vieillard. Lorsque à midi pile, le samedi suivant, Steerforth Benner poussa la porte de la Jonathen's Coffee House, Doyle lui fit un grand signe en montrant la chaise vide de l'autre côté de la table où il était assis depuis une bonne demi-heure. Le jeune homme traversa la salle en traînant les pieds, s'installa et posa sur son vis-à-vis un regard dont agressivité masquait l'incertitude. — Tu étais en avance ou me suis-je mal rappelé l'heure de notre rendez-vous ? — J'étais en avance, répondit Doyle en attirant le regard du serveur pour lui montrer sa tasse puis Benner. Tu as dit midi. (Il examina son contemporain et lui trouva un je ne sais quoi de vague dans le regard.) Tu vas bien ? On dirait que tu as la gueule de bois. — La gueule de bois, dis-tu ? fit l'autre, soupçonneux. — Ouais. Tu as trop bu hier soir ? — Voilà, c'est ça. (Le serveur apporta les deux cafés fumants et Benner commanda deux tourtes aux rognons.) Point de meilleure panacée contre les effets de libations tardives que de s'emplir la panse, n'est-ce pas ? — Pour sûr, fit Doyle sans grand enthousiasme. Tu sais que nous allons avoir à nous réadapter lorsque nous serons rentrés… non seulement tu as attrapé un accent mais tu te sers même de tournures archaïques. Benner éclata d'un rire quelque peu forcé. — Voyons, c'est volontaire… pour avoir l'air d'époque. — Je crois que tu en fais trop, mais qu'importe… est-ce que tu as tout réglé ? — Oui, oui, répondit Benner qui guettait avec impatience le retour du serveur. Pas de problème. Mais, bon sang, que fait ce type avec nos tourtes ! — Tu m'emmerdes avec tes tourtes. Qu'est-ce qui se passe ? Il y a un hic ? Tu as vraiment un comportement bizarre. — Non, non, rien ne cloche. J'ai faim, c'est tout. — Bon, quand vais-je voir Darrow ? Aujourd'hui ? Demain ? — Pas tout de suite. On va encore laisser traîner quelques jours. Ah, voilà nos tourtes ! Merci ! Allons, Doyle, faut pas les laisser refroidir. — Tu peux prendre la mienne, fit Doyle qui n'avait jamais supporté l'idée de manger des rognons. Pourquoi dans quelques jours ? Tu as perdu la trace de ton poilu ? — Tu vas la manger cette tourte ! Je l'ai commandée pour toi. — Arrête de noyer le poisson ! Pourquoi on attend ? — Darrow n'est pas en ville. Il ne reviendra que… mardi soir. Tu aurais peut-être préféré de la soupe ? — Rien du tout. Je te remercie. Donc, mettons que j'aille le voir mercredi matin ? — D'accord. Ah ! j'ai aussi des problèmes avec un type qui semble me suivre – il est plutôt petit et il a une barbe noire. Je crois que j'ai réussi à le semer en venant mais j'aimerais en être sûr. Est-ce que tu peux te lever et aller voir dehors ? Doyle soupira mais se déplaça jusqu'à la porte, sortit sur le trottoir noir de monde de Threadneedle Street et eut beau jouer des coudes et se percher sur la pointe des pieds, il n'aperçut aucun homme qui fût petit et portant une barbe noire. Quelqu'un, en revanche, poussait des cris rauques un peu plus bas dans la rue et tous les regards se tournaient dans cette direction. Pas le moins du monde intéressé, Doyle rentra et retourna s'asseoir. — Je ne l'ai pas vu, dit-il à Benner qui tournait à présent sa cuillère dans une tasse de thé. Ça fait combien de temps qu'il te suit ? — Euh… (Benner prit une gorgée de thé, bruyamment.) Ils ont du bon thé ici. Goûte-le. (Il tendit la tasse à Doyle.) Dehors, le vacarme s'était amplifié au point que Doyle fut obligé de se pencher pour dire à Benner : — Non, merci. Est-ce que tu te décides à me répondre ? — Oui, je vais te répondre. Mais bois une gorgée ; il est vraiment très bon. Je commence à me demander ce qui te pousse à ne pas vouloir manger et boire avec moi ? — Oh ! Pour l'amour du ciel, Benner… Doyle prit la tasse, la porta à ses lèvres et juste au moment où il allait les tremper dans le thé, Benner lui poussa la main si bien qu'il en avala une grosse goulée. Il parvint de justesse à ne pas s'étouffer et, dès qu'elle fut passée, il explosa : — Espèce de connard, tu es complètement dingue ? — J'ai simplement veillé à ce que tu le goûtes réellement, dit Benner, tout content. N'est-il pas délicieux ? Le breuvage était atrocement amer, plein de feuilles et si chargé en tanin qu'il lui laissa les gencives rêches. — Infect. (A cet instant, une idée lui frappa l'esprit.) Tu vas me faire le plaisir d'en boire toi aussi, mon salaud ! Benner mit sa main en cornet autour de l'oreille. — Attends un peu… il me semble que… — Non ! Tout de suite ! hurla presque Doyle pour couvrir les cris qui fusaient à présent juste devant le café. — Tu crois que je veux t'empoisonner ? Regarde. (Au soulagement de Doyle, il vida la tasse sans hésiter.) Tu n'es pas connaisseur en thé, Doyle, c'est l'évidence même. — Sans doute non. Bon Dieu, qu'est-ce qui peut bien se passer dehors ? Mais dis-m'en un peu plus sur ce barbu… Quelques cris de panique jaillirent derrière Doyle, près de la porte et il n'eut même pas le temps de se retourner qu'un fracas de verre et de métal brisé retentit car le vitrail de façade venait d'imploser dans la salle. Le vacarme de la rue doubla de volume. Alors que Doyle s'extirpait de sa chaise, il vit du coin de l'œil Benner faire de même mais avec plus de souplesse et sortir de sous sou manteau un petit pistolet à silex. — Seigneur ! hurlait quelqu'un. Tuez-le. Il est parti vers la cuisine, je crois. Doyle vit un violent tourbillon de foule se former juste devant la baie éventrée puis se hérisser de bouts de chaises fracassées mais, pendant de longues secondes de tension, il ne put distinguer ce qu'il y avait dans l'œil du maelström. Puis un serveur fut projeté en l'air et faucha en retombant une bonne douzaine de gens et, dans le cratère ainsi ménagé au centre de la mêlée, Doyle découvrit un singe à la fourrure fauve. Quoique plus petit que la plupart de ses adversaires, il réussit à se précipiter dans la brèche ouverte par le serveur catapulté pour parcourir ensuite en deux bonds la moitié de la distance le séparant de la table de Doyle et de Benner. Un instant avant que le pistolet de ce dernier ne lui assourdît l'oreille, Doyle eut le temps de remarquer que la toison de la créature était maculée d'un sang qui lui dégoulinait de la bouche. Giflé par le souffle de la détonation, il vit une nouvelle fontaine de sang jaillir de la poitrine du singe que la balle emporta une dizaine de pieds en arrière où il retomba sur les épaules et fit presque le poirier avant de s'affaisser à terre. Dans le moment de silence qui suivit, Benner prit Doyle par le bras et l'entraîna promptement vers la cuisine puis, par la porte de derrière, dans une étroite venelle plongée dans l'ombre. — Vite, fit Benner. Au bout, ça donne sur Cornhill Street. — Attends ! C'était bien l'un des corps de Joe Fa… je veux dire de ton poilu. Pourquoi venait-il droit… — Aucune importance. Tu vas te décider à… — Mais ça signifie qu'il occupe un nouveau corps, maintenant. Tu ne peux pas comprendre mais… — Je comprends mieux que toi, Doyle, crois-moi. Tout se passe pour le mieux et je t'expliquerai plus tard. Maintenant, file. — Mais… Bon, d'accord. Hé, attends'. Quand est-ce que je te revois. Tu as dit mardi ? — Mardi, c'est parfait. Allez, va-t'en maintenant. — Oui mais où ? — Ne t'occupe pas, je te trouverai. Et puis merde, mardi ici même à dix heures du matin. Tu te sens mieux comme ça ? — Oui, mais est-ce que tu peux encore me passer de l'argent ? — Bien sûr. Je ne voudrais pas que tu crèves de faim. Tiens, je ne sais pas combien il y a là-dedans, mais c'est un gros paquet. Mais je t'en prie, fiche le camp. Avec la pleine poubelle de verre brisé qu'il venait de balayer dans la salle et la nappe dont il s'était enturbanné la tête comme bandage, le vieux serveur aux cheveux gris ressemblait à un grand vizir cherchant son sultan pour déposer à ses pieds une jarre de gemmes grossièrement taillées, — Désolé, mon gars, mais tout s'est passé si vite que je n'ai pratiquement rien vu de ce qui se passait. — Mais il se dirigeait vers deux hommes assis à une table ? — Il se dirigeait vers eux, ou plutôt, il s'échappait dans leur direction. — Est-ce que vous pouvez vous souvenir de quelque chose d'autre sur l'homme qui l'a tué ? — Non, rien que ce que je vous ai dit, grand et blond. Et le gars qui était avec lui, brun, décharné, visiblement malade. Sentant qu'elle n'apprendrait rien de plus ici, Jacky remercia l'homme et s'éloigna sur le pavé d'Exchange Alley où un groupe d'hommes s'occupaient à charger dans un tombereau le cadavre velu d'un Kenny déserté une semaine auparavant par le Kenny en question mais aujourd'hui seulement par Joe Face de Chien. Bon Dieu, se dit Jacky. Il a encore déménagé et, cette fois, je n'ai pas la moindre idée du corps dans lequel il peut être. Elle enfouit les mains dans les poches de son manteau trop grand et, contournant la charrette, fendant la foule grossissante des badauds, elle descendit Threadneedle. À mi-chemin sur le trajet qui le ramenait à son hôtel, Doyle se mit à trembler et il lui fallut d'abord atteindre son perchoir et ingurgiter une pleine chope de bière pour être à même de se prendre la tête dans les mains et de faire cesser les spasmes du contrecoup en respirant profondément. C'est donc ça, se dit-il, l'effet produit par l'apparition d'une de ces créatures. Pas étonnant que ce pauvre Jacky en en tuant une ait pu délirer au point de voir l'âme de Colin Lepovre dans les yeux de celle qu'il venait d'abattre. Et peut-être, après tout, n'a-t-il pas déliré ? Il se versa une nouvelle ration de bière et la but. J'espère aussi que Benner sait ce qu'il fait, avec quel genre de feu il joue. Doyle posa la chope et laissa errer son regard sur sa gauche. Je me demande où il est maintenant, et si le poil commence à lui pousser, et s'il est déjà en quête d'un nouveau corps à prendre. Sur le seuil creusé par le temps d'une petite maison blanchie à la chaux, quelque deux mille milles au sud-est du belvédère de Doyle, un vieillard chauve fumait, flegmatique, sa pipe à long tuyau, contemplant devant lui la pente roussie par le soleil qui dévalait vers une plage de galets léchés par la mer. Il soufflait de l'ouest un vent chaud et sec qui suscitait de longues rides sur les eaux calmes du golfe de Patras et, dans l'occasionnel temps mort entre deux rafales, le vieillard percevait parfois les sonnailles des troupeaux de moutons dans les collines de Morée. Pour la troisième fois dans l'après-midi, le gamin prénommé Nicolo bondit comme un fou hors de la maison et, plus excité que jamais, se mit à boxer le bras du médecin qui faillit en lâcher sa pipe. Il ne s'excusa même pas et le docteur, levant sur lui un regard glacial, se promit que toute nouvelle privauté de ce petit giton grec serait sanctionnée par un surcroît d'horreur, de souffrance et de durée dans la mort de son bien-aimé padrone. — Docteur, glapit Nicolo. Il faut venir ! Le padrone, il se tord de douleur et il parle à des gens qui ne sont pas dans la pièce ! Il va mourir, j'en suis sûr. Non, pensa le médecin. Il ne mourra pas tant que je ne l'aurai pas décidé. Son regard se leva vers le ciel et, constatant que le soleil était assez bas sur l'horizon ouest, résolut de se mettre à l'œuvre. Non que l'heure eût une incidence sur la réussite de ce qu'il allait tenter mais les lois antiques gardaient force de superstition et, de même qu'il n'aurait jamais songé à prononcer le nom de Seth le vingt-deuxième jour du mois de Pharmuthi ou vu de gaieté de cœur une souris le douze de Tybi, il lui était impossible d'entreprendre une opération de magie noire alors que Râ, le dieu-soleil, était encore assez haut dans le ciel pour le voir. — Bon, dit-il en posant sa pipe et en se relevant péniblement. Je vais aller à son chevet. — Je vous accompagne. Le ridicule éphèbe avait déjà la main sur la garde du court yatagan dont il ne se séparait jamais, et le médecin dut se retenir pour ne pas éclater de rire. — Si tu insistes… mais il faudra sortir quand je le soignerai. — Pourquoi ? — Parce que ma médecine est magique et qu'en présence d'un tiers les sorts bénéfiques risquent de se transformer en leur contraire. Le garçon se renfrogna mais en resta le bec cloué. Ils pénétrèrent dans la maison et gagnèrent la chambre sans porte qui se trouvait au bout du long couloir et, en dépit de la fraîcheur qu'y conservaient les murs de pierre, trouvèrent le jeune homme aux boucles brunes qui gisait sur l'étroit lit de fer, baignant dans sa sueur. Comme avait dit Nicolo, il se tordait en tous sens et marmonnait, tandis que diverses expressions se succédaient sur son visage aux yeux clos. — Va-t'en maintenant, dit le médecin à l'éphèbe qui commença par obéir mais se retourna sur le seuil de la pièce pour poser un regard méfiant sur l'étrange collection d'instruments dont était garnie la table de chevet : lancette, bol, flacons de liquides colorés et une boucle de métal montée sur un socle et dont le centre s'ornait d'une perle de bois. — Une dernière chose, dit-il. Plusieurs personnes que vous avez soignées pour cette fièvre sont morts. Lundi, cet autre Anglais, George Watson, vous a glissé entre les pattes. Le padrone, ajouta-t-il en montrant l'homme étendu sur le lit, dit que vous constituez un periculo, un fléau plus redoutable que la fièvre. Alors je vous avertis que s'il doit lui aussi être compté au nombre de vos échecs, vous le suivrez dans la mort le jour même. Capich ? Amusement et ennui se peignirent tour à tour sur les traits austères et creusés du médecin. — Laisse-nous, Nicolo. — Attention à ce que vous faites, docteur Romanelli, lança Nicolo avant de disparaître dans le couloir. Le médecin prit de l'eau dans une tasse et y ajouta quelques pincées d'herbes en poudre qu'il préleva dans une pochette de sa ceinture. Il remua le mélange avec l'index puis, glissant le bras sous le dos de son patient, le souleva légèrement pour presser la tasse contre ses lèvres. — Buvez, milord, dit-il en inclinant la tasse. (Par pur réflexe, le jeune homme la vida et lorsque le Dr Romanelli l'éloigna, il toussa et secoua la tête comme un chat assailli par une odeur qui lui déplaît.) N'est-ce pas, milord, c'est amer ? Moi même, il y a huit ans, j'ai dû en boire, et j'ai encore le souvenir de ce goût dans la bouche. Il se redressa et gagna rapidement la table car à présent son temps était compté. Après avoir fait jaillir quelques étincelles d'un briquet et embrasé le petit tas d'amadou préparé à cet effet, il présenta la mèche de sa bougie magique à la flamme jusqu'à ce qu'elle se couronnât de lumière puis il la remit dans son chandelier et la contempla fixement. La flamme ne montait pas comme celle d'une bougie normale mais rayonnait dans toutes les directions, formant une sphère pareille à un petit soleil jaune qui projetait des ondes de chaleur aussi bien vers le haut que vers le bas, donnant l'impression que les hiéroglyphes gravés dans la cire se trémoussaient comme des pur-sang sur la ligne de départ. Maintenant, restait à espérer que le ka londonien se soit correctement acquitté de sa part de travail. — Romany ? dit-il en s'adressant à la flamme. — Ici, tout est prêt, répondit un filet de voix. Le paut est dans la cuve, tiédi à bonne température. — J'y comptais. La route est-elle tracée pour lui ? — Oui. La demande d'audience auprès du roi George a été déposée puis acceptée dans le début de la semaine. — Parfait. Procédons au réglage de ce canal. Romanelli se tourna vers la table, prit une baguette de métal et frappa la boucle, également de métal, fixée sur son socle. Elle produisit un son pur et prolongé, note à laquelle une autre répondit en provenance de la flamme. Cette dernière étant plus haute, il fit coulisser d'un pouce la perle de bois vers le sommet de la boucle et frappa un second coup. Les deux notes étaient les mêmes à présent et, l'espace d'un instant, la boule de feu parut s'éteindre mais elle se ranima lorsque les sons s'estompèrent. — Je crois que nous y sommes. Réessayons. Les deux notes, l'une frappée à Londres, l'autre en Grèce, résonnèrent à nouveau, vraiment très proches – la flamme se réobscurcit, redevint un bouillon de grisaille – et, tandis que le métal continuait à tinter, le docteur poussa délicatement la perle d'un quart de poil. Cette fois, l'unisson fut parfait et là où il y avait eu la flamme s'ouvrait un trou au fond duquel on distinguait une parcelle de plancher poussiéreux. Lorsque la double note s'effaça dans le silence, l'étrange flamme sphérique réapparut. — Ça y est ! s'écria Romanelli, tout excité. J'y vois distinctement au travers. Frappe encore un coup et je te l'envoie. Il prit sa lancette et le bol puis se tourna vers l'homme –conscient dont il saisit la main flasque pour entailler le bout d'un doigt et recueillir le sang dans le récipient. Lorsqu'il en eut environ deux cuillères à soupe, il lâcha main et lancette et fit de nouveau face à sa bougie magique. — Maintenant ! dit-il, et il frappa la boucle avec la baguette. Une fois de plus, les deux notes résonnèrent à l'unisson et lorsque la flamme ronde se fit tunnel, il lâcha la baguette, trempa ses doigts dans le sang et en projeta une dizaine de gouttes par le trou. — Reçu ? demanda-t-il, ses doigts poisseux au-dessus du bol, prêts à répéter l'opération. — Oui, répondit la voix à l'autre bout du tube dont les contours s'estompaient, mangés par la flamme qui reprenait ses droits. Quatre gouttes. Juste dans la cuve. — Excellent. Je le laisserai mourir dès que j'aurai appris qu'il a réussi, dit Romanelli, puis il se pencha sur la chandelle et la souffla. Il s'assit et posa un regard pensif sur le dormeur au sommeil agité. Trouver ce jeune homme avait constitué un réel coup de chance tant il répondait à leur objectif : pair du royaume – mais issu d'une branche obscure et passablement dédorée –, c'était un être introverti, timide même, en raison peut-être de sa claudication. Il avait surtout le mérite d'avoir publié lorsqu'il était à Harrow une satire dont plusieurs personnalités influentes d'Angleterre – au nombre desquelles son protecteur, lord Carlisle – avaient eu le bon goût de prendre ombrage si bien qu'ils croiraient sans difficulté qu'il ait pu commettre le crime dont Romanelli et son ka britannique comptaient lui faire attribuer l'exécution. Le Dr Romany et moi, nous allons vous sortir de l'obscurité, murmura Romanelli. Nous allons immortaliser votre nom, mon cher lord Byron. Sous le sourire extraordinairement serein de Théobaldo dont la tête coupée était exposée dans une niche du mur, Horrabin et le Dr Romany avaient leur regard fixé sur la cuve approximativement comparable à un cercueil par sa forme et ses dimensions où, sur la surface légèrement phosphorescente du paut, les quatre gouttes de sang avaient noirci en se coagulant puis sombré jusqu'à mi-hauteur du fluide pour commencer à développer un réseau de minces filaments rouges entrecroisés. — Dans douze heures, il sera possible d'y reconnaître un homme, murmura Romany, si tendu qu'il en était immobile sur ses chaussures à ressorts. Dans vingt-quatre heures, il sera en mesure de nous parler. Horrabin rectifia la position de ses échasses. — Un lord anglais authentique, fit-il songeur. Le Château du Rat n'est pas sans avoir connu bon nombre de visiteurs distingués, mais le jeune Byron sera sans conteste le premier… pair du royaume. — Je vous ai fait pénétrer dans les hautes sphères, fit remarquer le Dr Romany avec un sourire. Suivit un silence puis Horrabin reprit sur un ton geignard : — Est-il inévitable que nous ayons à passer une nuit blanche demain ? Si je n'ai pas mes dix heures de repos dans un hamac, je suis assailli de terribles douleurs, et depuis que mon satané père m'a fait tomber par terre, c'est deux fois pire. — Nous ferons chacun une veille de quatre heures, lui rappela Romany d'un ton las. Cela devrait vous permettre de rester en vie. C'est plutôt lui qu'il faut plaindre, ajouta-t-il en montrant la cuve du menton, car on va l'empêcher de dormir pendant huit heures en lui gueulant dessus. — Donc, après-demain, ce devrait être terminé ? — En fin de journée seulement. La nuit prochaine nous commencerons à lui bourrer le crâne à tour de rôle et ça devrait nous amener jusqu'en début de soirée le lendemain. Il ne devrait plus alors lui rester le moindre fragment de volonté indépendante. Pendant deux jours, nous l'exhiberons puis nous lui donnerons nos instructions, un pistolet miniature, et nous le lâcherons dans la nature. Puis mes bohémiens et vos mendiants entreront en action et, une heure après environ, l'homme que j'ai aux Finances annoncera que le cinquième des souverains d'or en circulation dans le pays sont faux et mes lieutenants orchestreront une ruée sur les guichets de la Banque d'Angleterre. Et lorsque notre jeune Byron se sera acquitté de sa tâche, le Royaume-Uni sera virtuellement sur les genoux. Je serai très surpris si Napoléon n'est pas à Londres pour Noël, conclut-il avec un sourire satisfait. — Vous… fit Horrabin en dansant d'une échasse sur l'autre. Vous êtes sûr que c'est mieux. Ça ne me gêne pas de fustiger un peu ce pays mais je ne suis toujours pas certain qu'il soit judicieux de l'abattre raide mort. — On s'arrange mieux avec les Français, répondit Romany, péremptoire. Je le sais… j'ai eu affaire à eux au Caire. — Ah bon ! (Horrabin pivota sur lui-même pour sortir de la salle mais s'arrêta sur le seuil et jeta un dernier regard sur la cuve où les filaments rouges ébauchaient à présent la forme d'un squelette.) Seigneur, c'est dégueulasse, fit-il remarquer avant de sortir en dodelinant son masque carnavalesque. Le Dr Romany aussi avait les yeux fixés sur la cuve. — Oh ! il y a des spectacles bien pires, Horrabin. Tu reviendras me voir dans un mois pour me dire si tu n'as pas vu pire. Le matin du mardi 25 septembre, Doyle était arrêté devant les jarres de tabac rangées le long de la Wassard's Tobacconist Shop et tentait d'y trouver un mélange fumable en cette époque d'avant l'humidification et l'introduction du Latakieh lorsqu'il prit lentement conscience d'une conversation voisine. — Sûr que c'est un vrai lord. Il était saoul comme un cochon, m'avez-vous dit ? — Je n'en sais rien. Il avait plutôt l'air malade… ou fou. Oui, fou, c'est ça. — Et il était bien habillé. — Ça oui. C'est justement ce que je voulais dire. Il était vêtu comme un acteur qui joue le lord dans les pièces à quatre sous. Et s'il n'avait pas distribué à la volée des souverains d'or, j'aurais vraiment pris ça pour le numéro d'un de ces rabatteurs de foire. Et vous dites que vous avez déjà entendu parler de ce lord… comment c'est son nom ? Brian ? — Byron. Il a publié une plaquette tournant en dérision tous nos poètes modernes, même Little dont je suis un inconditionnel. Ce Byron est le fidèle reflet de notre jeunesse estudiantine. — Des petits morveux qui se donnent de grands airs. — Exactement. Vous avez vu sa petite moustache ? Doyle, interloqué se pencha vers les deux marchands. — Excusez-moi, vous voulez dire que vous avez vu lord Byron ? Récemment ? — Sûr que oui. Et une bonne moitié des gens qui ont à faire dans ce quartier ont pu le voir au Gimli's Perch dans Lombard Street, honteusement ivre ou en pleine crise de démence, offrir tournée sur tournée à tout le monde. — Ai-je encore le temps d'aller profiter de l'aubaine, fit Doyle avec un sourire. L'un de vous deux a-t-il une montre ? L'un des marchands sortit un oignon de son gousset. — Dix heures et demie, annonça-t-il. — Merci, répondit Doyle avant de s'éloigner à grands pas. Grosso modo, il me reste une heure et demie avant le rendez-vous avec Benner. C'est largement suffisant pour aller voir ce type qui se fait passer pour Byron et peut-être même pour découvrir à quel motif répond cette imposture. Byron n'est d'ailleurs pas une mauvaise identité à usurper en 1810 car il est pratiquement inconnu – il ne sera célèbre que dans deux ans, après la publication de Childe Harold's Pilgrimage – et l'homme de la rue n'a guère de chances de savoir que le véritable Byron voyage pour l'heure en Grèce et en Turquie. Mais quelle sorte d'arnaque peut bien motiver qu'on l'amorce en jetant de l'or à la volée ? Il gagna Lombard Street et n'eut aucun mal à trouver le Gimli's Perch : devant la taverne, une foule considérable bloquait la rue. Doyle s'y joignit et jeta un coup d'œil par-dessus les têtes. — A la queue, comme tout le monde, grogna un gros bonhomme. Doyle s'excusa et alla se coller le nez sur l'une des fenêtres pour tenter de voir ce qui se passait à l'intérieur. La salle était également bondée. Pendant trente secondes, Doyle ne distingua qu'une masse de buveurs braillards occupés à remplir ou à vider leur chope lorsqu'ils ne l'agitaient pas désespérément sous le nez des serveurs. Enfin, une trouée se créa par laquelle il vit un jeune homme aux cheveux noirs et bouclés s'approcher en boitant du comptoir et y déposer une poignée de pièces. Au travers de l'épais vitrage, Doyle perçut le concert d'acclamations que ce geste suscita et perdit aussitôt de vue le jeune homme derrière une forêt de bras levés. S'extirpant de la foule, il alla s'adosser un peu à l'écart contre un réverbère. Le calme qui régnait en surface dans son esprit ne l'empêchait pas de sentir s'enfler dans les profondeurs de son être une impression glaciale dont il ne reconnut pas la nature de pure panique avant qu'elle n'émergeât au niveau de sa conscience. Immédiatement, il la combattit. Byron est quelque part en Grèce ou en Turquie et c'est pure coïncidence si ce gars ressemble – à s'y méprendre – aux portraits qu'on a de lui. Et soit cet imposteur, par le plus grand des hasards, est également un boiteux, soit il a si soigneusement étudié son modèle qu'il va jusqu'à imiter ce détail de la claudication que pourtant, en 1810 presque tout le monde ignore. Mais comment expliquer la moustache ? Byron s'en est effectivement laissé pousser une au cours de son séjour à l'étranger ainsi que l'atteste le portrait peint par Phillips, mais quand bien même un imposteur serait au courant de cette innovation, pourquoi s'en servirait-il pour tromper des gens qui, s'ils avaient jamais vu Byron, avaient gardé le souvenir d'un jeune homme glabre. Et si la moustache est juste une intuition géniale, si ce type ignore que Byron n'en portait pas lorsqu'il était en Angleterre, pourquoi le détail exact de la claudication ? La panique – ou l'émotion quelle qu'elle fût – continuait de croître en lui. Et si c'était bien Byron, s'il n'était pas en Grèce comme le prétendait l'Histoire ? Bordel, qu'est-ce qui se passe ici ? Ashbless est censé y être et il n'y est pas alors que Byron y est alors qu'il ne devrait pas. Est-ce que Darrow ne nous a pas éjectés dans un 1810 parallèle où l'Histoire se développe différemment ? Il se sentait pris de vertige, et bien qu'heureux de sentir dans son dos l'appui du réverbère, il savait qu'il allait devoir entrer dans la taverne et en avoir le cœur net sur ce jeune homme. Il se lança sur le trottoir, fit deux pas et fut frappé par l'idée que cette peur qui grandissait en lui était trop primitive, trop puissante pour être causée par une question aussi abstraite que celle de savoir dans quel courant temporel il se trouvait. Quelque chose se produisait en lui, quelque chose que sa conscience ne pouvait sentir mais qui bouillonnait dans son inconscient comme une bombe qui explose au fond d'un puits. La foule et le bâtiment qui lui faisaient face perdirent soudain toute épaisseur, l'essentiel de leurs couleurs, et devinrent flous au point qu'il eut l'impression d'entrer dans une toile impressionniste traitée dans les jaunes et les bruns. Et il y a quelqu'un qui a sacrément baissé le son, se dit-il. Lorsque son et lumière vacillèrent ensemble au bord de l'extinction et que, sans plus d'appui, Doyle tomba dans l'inconscience comme un homme tombe par la trappe de la potence, il eut le temps de se demander si c'était là l'effet que ça faisait de mourir. A cloche-pied parfois, mais le plus souvent sur trois pattes comme une blatte estropiée parce qu'une articulation nouvelle et atrocement douloureuse s'était créée dans sa jambe gauche, Doyle se traînait à bout de souffle et au bord de la nausée le long du ruban d'asphalte huilé par la pluie. Il ne voyait pas les voitures venant à sa rencontre piquer du nez jusqu'à presque toucher la chaussée de leur calandre dans des hurlements de pneus et de freins. Il ne voyait que la silhouette recroquevillée gisant sur le bas-côté, froissée comme un objet au rebut, et bien qu'il souffrît le supplice pour aller voir si elle n'avait pas de mal, il savait qu'il n'en était rien… car il avait déjà vécu cette scène une fois dans la vie réelle et tant d'autres fois en rêve. Aux côtés de l'angoisse et de l'espoir qui se disputaient ses pensées, il y avait aussi la certitude de ce qu'il allait trouver. Mais cette fois, ça se passa différemment. Au lieu d'une bouillie de sang, de cervelle et de fragments mêlés d'os maculant le pilier de béton et le bord de la voie, il vit une tête entière, toujours attachée aux épaules, et le visage n'était pas celui de Rebecca mais celui de Jacky, le jeune mendiant. De surprise, il s'assit et découvrit – sans plus de surprise alors – qu'il n'était pas sur le bas-côté d'une autoroute mais dans une chambre exiguë dont les rideaux sales claquaient sans relâche contre une fenêtre dépourvue de carreaux. Celle-ci n'arrêtait pas de se modifier dans sa forme, tantôt ronde, s'enflant et se contractant, pareille à quelque étrange sphincter architectural de la dimension d'un judas jusqu'à celle de la rosace de la cathédrale de Chartres, choisissant d'épouser successivement toute une gamme de surfaces approximativement rectangulaires. Le plancher aussi se montrait capricieux, se soulevant parfois au point que Doyle était obligé de s'accroupir pour ne pas se cogner la tête au plafond, pour se creuser ensuite comme un trampoline détendu, le laissant au fond d'un puits où il se dévissait le cou pour voir, là-haut, la fenêtre exécuter sa danse du ventre. Certes, il était difficile de s'ennuyer dans cette chambre. Il avait la bouche engourdie et, bien que le dentiste – dont il ne voyait qu'une paire d'yeux brillants au-dessus des deux masques chirurgicaux superposés – lui eût dit de ne pas toucher, il porta subrepticement à ses lèvres une main gantée de fourrure et fut terrifié de voir les taches de sang rouge vif qui s'arrondirent sur la toison dorée. Oui, c'est un dentiste, se dit-il et bien qu'il réussît à s'extirper de cette vision pour retourner dans la petite chambre, il garda ses gants de fourrure et continua de saigner abondamment de la bouche. Lorsqu'il se plia en deux, terrassé par une nouvelle crampe d'estomac, le sang gicla sur l'assiette, le couteau et la fourchette que quelqu'un avait laissés traîner par terre. Il piqua une colère contre l'imbécile qui n'avait pas ramassé sa vaisselle sale et se souvint alors qu'il s'agissait des reliefs de son propre repas. Était-ce lui qui avait causé l'hémorragie et cette bizarre anesthésie de la bouche ? Peut-être y avait-il du verre pilé dedans ? Il prit la fourchette et retourna les restes du brouet, guettant de petits éclats brillants, mais il finit par conclure qu'il n'y avait pas de verre dans l'assiette. Qu'est-ce que c'était, alors ? Du poison ? On aurait dit une macération de feuilles et de fruits qui ressemblaient à des kiwis mais plus petits et plus durs, avec une écorce couverte d'une toison plus dense. Toison poison. La rime se mit à résonner dans sa tête comme une pièce qui cogne dans le tuyau d'un aspirateur. L'espace d'un moment, l'évidente relation entre les deux mots l'absorba complètement, puis il y eut un déchirement dans son esprit, et il reconnut ces fruits. Il en avait déjà vu au jardin d'acclimatation de Nuuanu, à Hawaii, et il se souvenait même du nom latin de l'arbre qui les portait : Strychnos Nux Vomica. La plus riche source de strychnine à l'état brut. Il avait mangé de la strychnine. Il émanait de l'eau une puanteur terrible, celle d'une morte-eau où des cadavres de poissons morts depuis plusieurs jours se mêlaient aux algues pourrissantes, mais une grande animation régnait sur le trottoir où déambulaient de joyeux vacanciers en maillot et Doyle fut bien content de voir qu'il n'y avait pas la queue devant la baraque du Yo-Ho Snack. Il s'approcha de l'étroit guichet et fit claquer ses vingt-cinq cents sur le comptoir pour attirer l'attention du gargotier. L'homme se retourna et Doyle eut la surprise de découvrir J. Cochran Darrow en tablier et toque de papier blanc. Il a finalement dû se retrouver sur la paille, se dit-il, et il s'est reconverti dans le petit commerce saisonnier. — Je voudrais… commença-t-il. — Aujourd'hui, nous ne servons que des milk-shakes au charbon activé, l'interrompit Darrow. Ne vous l'ai-je pas déjà dit, Doyle ? — Ah oui ! Eh bien, servez-m'en un. — Débrouillez-vous pour vous le préparer. J'ai un bateau à prendre… il doit couler dans dix minutes. Darrow tendit le bras, attrapa Doyle par le col de son manteau et l'attira brutalement dans le guichet jusqu'à ce qu'il y fût coincé au niveau des épaules. Il faisait noir à l'intérieur et un nuage de cendres tourbillonna, l'étouffant ? presque. Il réussit à se dégager et, retombant le cul par terre sur le plancher, s'aperçut qu'il venait en fait de s'introduire la tête dans le petit foyer occupant un coin de la pièce. Mon Dieu ! se dit-il. J'hallucine complètement. Est-ce que la strychnine fait délirer ou ai-je trouvé le moyen d'avaler un cocktail de poisons ? Quoi qu'il en soit, Darrow a raison. J'ai besoin de charbon, d'une dose massive… et vite. Je me rappelle avoir lu l'histoire d'un type qui avait ingéré dix fois la dose mortelle de strychnine et qui s'en est sorti grâce au charbon. Comment s'appelait-il déjà ? Ah oui, Touery. Donc il faut que j'en trouve. Comment ? Je peux toujours appeler la réception et leur demander de me monter quinze cents ruches de ces cigarettes qui ont un filtre au charbon activé. Hé là ! Ne vois-je pas une jolie quantité de ce que je cherche ? Toutes ces bûchettes à demi consumées dans l’âtre ne sont-elles pas du charbon ? Certes, il n'est pas activé mais il n'en possède pas moins des milliards de pores microscopiques… l'idéal pour t'absorber, chère vieille strychnine. Il ne tarda guère à dénicher un bol comme mortier et une petite statuette de dieu égyptien qui, avec sa tête de chien arrondie, pouvait servir de pilon. Ainsi équipé, il entreprit de réduire en poudre les braises refroidies et, ce faisant, remarqua la fourrure jaune tapissant ses mains et ses avant-bras. Non sans une certaine nervosité, il classa le phénomène dans l'ordre des hallucinations. Mais, dans le tréfonds de son esprit, une autre explication attendait patiemment d'être prise en considération. Entre-temps, le sang avait continué de dégouliner de sa bouche et, de temps à autre, quelques gouttes tombaient dans ses charbons broyés mais l'hémorragie semblait se ralentir et, de toute manière, il avait d'autres soucis prioritaires. Comment vais-je faire, se demandait-il en effritant les grains noirs entre ses doigts velus, pour ingurgiter tout ça ? Il commença par avaler tous les morceaux de charbon qui avaient sensiblement la taille d'une pilule puis, trouvant de l'eau dans une bassine, il s'en servit pour confectionner des petites boulettes de poudre et s'en introduisit à la suite plusieurs douzaines dans le gosier. Au bout d'un moment, il s'arrêta d'en manger et, avec celles qui restaient, modela une figurine humaine. Son habileté le surprit et il résolut d'acheter de l'argile dès que l'occasion se présenterait puis de se lancer dans la sculpture. Car, bien qu'il eût seulement roulé des boudins de pâte entre ses doigts pendant quelques instants avant de les coller sur la masse figurant le tronc, il constatait à présent que le galbe de la cuisse ou du biceps, l'angle du coude ou du genou, étaient parfaitement rendus et que les quelques entailles qu'il avait faites sur le devant de la tête avec l'ongle du pouce étaient parvenues à faire apparaître un visage comparable à celui de l'Adam de Michel-Ange au plafond de la Chapelle Sixtine. Il lui fallait garder précieusement cette statuette qui, un jour, au Louvre ou dans quelque autre musée, serait proposée à l'admiration des foules comme la première œuvre de Doyle. Mais comment diable avait-il pu y reconnaître le visage d'Adam ? C'était celui d'un vieillard hideusement vieux. Et ces membres déformés, rabougris, évoquaient ces vers desséchés que l'on trouve sur les trottoirs baignés de soleil après la pluie. Horrifié, il était sur le point de détruire la figurine lorsque celle-ci ouvrit les yeux pour lui adresser un grand sourire. — Ah, Doyle ! croassa-t-elle en un chuchotement guttural et puissant. Nous avons des tas de choses à discuter, vous et moi. Doyle hurla puis s'éloigna frénétiquement de l'horreur jubilante, ce qui ne fut guère aisé car le plancher avait repris son jeu de creux et de bosses. Il perçut, venu de quelque part, un lent roulement de tambour tandis que de grosses gouttes d'acide perlaient sur les murs puis commençaient à ruisseler jusqu'au sol et, trop tard, il comprit que la maison entière n'était qu'un gigantesque organisme vivant qui s'apprêtait à le digérer. Il s'éveilla sur le plancher, profondément exténué, déprimé, contemplant sans nulle curiosité les taches de sang séché qui se trouvaient devant ses yeux. Sa langue l'élançait comme une dent fendue mais il ne pensait pas qu'il fût urgent de s'en occuper. Conscient d'avoir réchappé d'un empoisonnement mortel doublé de délires hallucinatoires, il s'estimait heureux. Son visage le démangeait et il leva la main pour se gratter puis interrompit son geste. Il n'avait plus d'hallucinations mais sa main était toujours couverte d'une toison dorée. Instantanément l'explication – l'explication de tout – celle qui n'avait cessé de se tapir au fond de son esprit – surgit au premier plan et il la reconnut pour vraie. Il en fut encore un peu plus déprimé car c'était la promesse d'une nouvelle série d'efforts à faire une fois qu'il aurait rassemblé assez d'énergie pour se lever et pour commencer à s'occuper de l'avenir. Rien que pour confirmer ses soupçons, il se tâta le visage et sentit du poil dru. Ça tombe bien, se dit-il avec amertume, j'étais en train de me déplumer. Car, de toute évidence, il se trouvait dans le dernier corps abandonné par Joe Face de Chien. Et Joe lui-même était à présent – Dieu sait où dans le corps de Doyle. Et celui que j'habite, à qui l'avait-il volé ? A Steerforth Benner, bien sûr. Il y a une semaine, ne m'a-t-il pas dit qu'il venait de déjeuner avec le vieux Joe ? Celui-ci a dû en profiter pour glisser dans son assiette quelque mixture d'herbes alchimiques destinée à dévisser l'âme du corps des gens et, le samedi suivant, il a opéré la substitution. Mais alors, ce même jour, c'est Joe Face de Chien que j'ai rencontré chez Jonathen dans le corps piraté de Benner. Pas étonnant que ce dernier ne m'ait pas paru… être lui-même. Et ça explique aussi pourquoi il était si pressé de me voir manger ou boire quelque chose. Comme je refusais, il m'a expédié à la recherche d'un personnage fictif, a pu commander une tasse de thé, y verser sa drogue échangiste et, ensuite, il n'a plus eu qu'à me casser les pieds pour me la faire goûter. Tout las qu'il fût, il frissonna en songeant que le singe roux qui avait été abattu ce jour-là était en fait Benner, prisonnier du dernier corps abandonné par Joe Face de Chien. Il s'assit et s'autorisa un grognement… La sensation de sa bouche, de ses narines et de sa gorge obstrués par des caillots de sang séché lui fit comprendre avec une sorte de morne satisfaction que Joe l'Homme-Singe devait se mâcher consciencieusement la langue chaque fois qu'il quittait un corps afin de s'assurer que le nouveau propriétaire n'irait pas mettre à profit le court laps de temps dont il disposait avant d'être terrassé par le poison pour dire quoi que ce fût qui pût faire réfléchir les gens. Il se leva et, légèrement pris de vertige en raison de sa taille inaccoutumée, promena un regard autour de lui. Ce fut sans étonnement qu'il découvrit une paire de ciseaux, une brosse, un rasoir sabre et un pain de savon grisâtre sur une étagère près du lit. Il vit aussi une petite glace qu'il prit et, non sans appréhension, il se regarda. Mon Dieu, songea-t-il, saisi de respect tout autant que de crainte, on dirait un loup-garou… à moins que je ne ressemble au personnage de ce film français, La Belle et la Bête… non, ça y est, j'y suis… au Lion Peureux dans Oz. De lourdes boucles d'or cascadaient en vagues de son menton, montaient à l'assaut de ses joues en rouflaquettes démesurées puis serpentaient le long du nez pour rejoindre le luxuriant jaillissement de la toison de blés mûrs qui partait des sourcils, se déployait en crinière et redescendait rouler sur de larges épaules. La gorge même disparaissait sous une épaisse fourrure. — Bien, se dit-il en s'emparant des ciseaux pour couper une première mèche sur le front. Autant s'y mettre tout de suite. Voilà, une poignée déjà. J'espère que je n'ai pas trop oublié la façon de se servir de ce genre de rasoir. Une heure plus tard, il s'était rasé le front et, réservant des sourcils, était passé au nez puis aux joues. Maintenant, avant de s'attaquer à la partie de plaisir qu'allait être le rasage des mains, il décida de voir l'effet que ça faisait. Il rectifia l'appui de la glace contre le mur, fit un pas en arrière et regarda de nouveau, le sourcil haussé. Un vide se creusa soudain dans sa poitrine si bien que ses battements de cœur accélérés se mirent à résonner comme des coups de tambour. Passé le choc initial, sa pensée commença d'arpenter le champ des implications et leur cohérence lui arracha presque un rire. Car, bien sûr, je me suis rendu à la Jamaica Coffee House le mardi onze à dix heures trente et j'y ai, de fait, écrit – ou du moins transcrit de mémoire – Les Douze Heures de la Nuit. J'ai également séjourné aux Hospitable Squires dans Paneras Lane et ce corps a bien abattu chez Jonathen, samedi, une créature du Bal des Singes. Ce 1810 n'a jamais cessé d'être conforme à l'Histoire. Car Doyle reconnaissait le visage dans le miroir. C'était celui de Benner, bien sûr, mais avec cette crinière de fauve, cette barbe de prophète, ces rides nouvelles qui creusaient joues et front et ces yeux quelque peu hallucinés, c'était aussi, sans l'ombre d'un doute, le visage de William Ashbless. LIVRE II Les Douze Heures de la Nuit 8 Il me dit qu'en 1810 il avait cru me voir dans St. James Street et que nous nous étions croisés sans nous parler. Comme j'étais alors en Turquie, il avait conclu à une erreur de sa part. Mais deux jours plus tard, il avait montré à son frère quelqu'un sur le trottoir opposé en lui disant : « Tiens, voilà l'homme que j'ai pris pour Byron. » Et son frère lui avait aussitôt répondu : « Mais c'est Byron, et personne d'autre. » Or, ce n'est pas tout… on m'a vu ajouter mon nom de ma propre main à la liste de ceux qui s'enquéraient de la santé du Roi… puis être frappé de démence. Seulement… à cette époque précise, pour autant que je m'en souvienne, j'étais à Patras, terrassé par une fièvre maligne… Lord Byron. Lettre à John Murray du 6 octobre 1820. Quoiqu'il eût été fort difficile de trouver tous les petits moteurs et de les remonter correctement puis d'ajuster les ventilations au-dessus des douzaines de petites chandelles dissimulées dans le décor, le « Village Bavarois » – nom sous lequel M. Didérac avait présenté ce jouet qui valait une petite fortune – paraissait prêt à fonctionner. On n'avait plus besoin que d'allumer les bougies et de basculer vers la droite le cliquet travesti en souche d'arbre miniature. Le Dr Romany se recula sur son siège et considéra le machin d'un œil morose. Richard le Maudit aurait aimé que son singe le vît marcher avant l'arrivée des yags mais, de peur qu'un mécanisme si complexe ne résistât pas au delà du premier essai, Romany avait refusé. Il tendait à présent la main pour effleurer délicatement la tête d'un minuscule bûcheron et la retirait avec un cri de consternation en voyant la figurine avancer de quelques pouces sur son chemin de métal peint en balançant sa petite hache au manche grand comme un cure-dent avec un bruit d'horloge qui se racle la gorge. Qu'Apep me dévore, se morigéna-t-il, j'espère que je n'ai pas tout cassé. Mais aussi, pourquoi sommes-nous dans une telle décadence ? Je me rappelle qu'en un temps les yags demandaient des jeux d'échecs, des sextants, des télescopes comme prix de leurs services… et maintenant, quoi ? Des saletés de joujoux. Et s'ils n'ont jamais eu pour nous le respect qu'on eût aimé en attendre, songea-t-il avec amertume, ils sont de nos jours d'une franche impolitesse. Il se leva, secoua la tête et, en quelques bonds, fendit l'épais brouillard d'encens qui flottait dans la tente pour soulever le rabat, l'accrocher sur le côté puis cligner des yeux dans la soudaine luminosité des landes de bruyère d'Islington. Ce n'est pas très loin d'ici, songea-t-il, que ce pauvre Aménophis Fikee s'est, offert, il y a huit ans, au dieu cynocéphale des portes, perdant pratiquement l'esprit et tous ses pouvoirs magiques – hormis ce maudit sort pour passer d'un corps à un autre – en échange d'une balle de pistolet dans le ventre et de la marque velue d'Anubis tout partout sur lui… pour entamer la douteuse carrière de Joe Face de Chien, le « loup-garou » dont les mères de Londres menacent leurs enfants lorsqu'ils ne sont pas sages… laissant à Romany, un ka qui, depuis longtemps, aurait dû être retiré de la circulation, la charge de gérer une circonscription qui s'étend à tout le Royaume-Uni. Ma foi, se dit Romany avec quelque suffisance, le Maître a manifestement fait du bon travail en créant ce ka. Je doute que Fikee – ou même Romanelli – se soit mieux acquitté de cette tâche de maintenir et de protéger les intérêts du Maître en Grande-Bretagne. Je suppose qu'il va m'accorder cette retraite, me rendre au paut primitif, après l'opération de cette semaine. Je n'en serai pas fâché. Huit ans, c'est bien assez long pour un ka. J'espère tout de même, songea-t-il en plissant ses yeux de prédateur, que je serai parvenu à résoudre le mystère de ce groupe de magiciens dangereusement compétents qui se déplacent en empruntant les hasardeuses portes ouvertes par Fikee. Celui que j'ai eu ne m'a pas paru très dur à faire craquer pour peu qu'on ait le temps de s'occuper de lui. Je me demande vraiment d'où ils sortent. Il haussa un sourcil. Mais, ça ne devrait pas être trop difficile à déterminer. Il suffit de calculer en quel autre point du globe une porte s'est ouverte au même moment que celle de Kensington. Manifestement, il doit s'agir de portes qui vont par paire. Une grande ici et, là-bas, une plus courte qui s'ouvre et se referme dans le temps que dure la grande. Ce n'est pas commun et, dans de tels cas, j'ai toujours choisi de localiser la plus longue, mais ça arrive et, de toute évidence, cette histoire en est un exemple. En attendant, il doit être fort simple de préciser l'endroit où ils ont embarqué, ce qui constituerait une donnée d'importance à léguer à mon successeur. Il retourna s'asseoir à sa table et commença de farfouiller dans les fiches de calcul de coordonnées des portes les plus récentes. II trouva celle du 1er septembre et l'examina les sourcils froncés. Au bout d'un moment, il se mordit la lèvre, biffa tout ensemble de figures et se remit laborieusement à l'œuvre — On ne peut pas exiger d'un ka qu'il brille dans les thématiques de haut niveau, grogna-t-il. C'est déjà bien beau que je ne me sois pas trompé pour celle de Kensington… Il resta toutefois bouche bée devant le résultat de ses efforts car les figures obtenues étaient identiques à celles qu'il avait barrées. Il n'avait pas fait d'erreur… il n'y avait jamais eu qu'une porte ce soir-là. La brèche du 1er septembre n'avait pas été l'une de celles, fort rares, qui fussent jumelées. D'où venaient-ils alors ? Et, devant la rapidité de la réponse, il grimaça, dégoûté de n'y avoir pas pensé plus tôt. Certes, les passagers des deux coches avaient bien sauté d'un seuil à l'autre, mais où avait-il été pêcher que les deux portes devaient être nécessairement simultanées ? Les sorciers de Doyle étaient arrivés le 1er septembre 1810 en provenance d'une porte d'un autre temps. Et s'ils peuvent opérer ce tour de passe-passe, songea Romany tout excité, nous pouvons en faire autant. Fikee, ton sacrifice n'a pas été vain après tout ! Râ et Osiris, qu'allons-nous pouvoir… qu'allons-nous plutôt ne pas pouvoir faire ? Retourner dans le passé pour empêcher les Anglais de prendre Le Caire… ou sauter encore plus loin en arrière et miner l'Angleterre de sorte qu'en ce siècle elle soit une nation sans importance ! Quand je pense que ceux qui ont accompagné Doyle n'ont utilisé ce pouvoir que pour aller écouter la conférence d'un poète ! Nous saurons en faire usage… avec plus de pertinence. Sur ce, un sourire aussi cruel qu'inaccoutumé retroussa ses lèvres minces. En tout cas, se dit-il en prenant la Chandelle du Loin-Parler, il n'est pas question de garder pour moi une nouvelle de cette taille. Il en approcha la mèche de la lampe à pétrole dont la flamme en forme de larme se rétracta lorsque le petit brasier sphérique s'épanouit à l'extrême pointe de la bougie magique. Dans la faible mesure – approximativement celle des réflexes d'un insecte – où le jeune homme pouvait être content de quoi que ce fût, il l'était de ce que la domination du Dr Romany sur sa volonté ne fit pas que le soulager du sensible fardeau du libre arbitre mais lui permît également de faire abstraction de la douleur physique. Il n'avait qu'une lointaine conscience de sa faim, des crampes qui lui vrillaient les pieds, et une plus lointaine encore de la voix qui paraissait hurler d'horreur dans les extrêmes profondeurs de son être car, douché, le brasier de son esprit ne jetait plus de flammes mais dégageait une vapeur telle qu'elle aurait pu communiquer sa puissance à quelque incroyable machine, et les rares braises qui rougeoyaient encore étaient privées de tout sens hormis d'une certaine satisfaction apathique à l'idée que la machine marchât si bien. Tel un cocher qui aurait reçu la consigne de faire encore et encore le tour d'un certain pâté de maisons en attendant que son client, enfin prêt, émergeât de sous un porche et lui fît signe, le souriant jeune homme reprit au début du texte mémorisé. — Bonjour, mon brave, je suis lord Byron. Puis-je vous offrir une pinte de quelque breuvage ? Le jeune homme au perpétuel sourire n'entendit pas vraiment la réponse de celui avec qui il engageait la conversation. Elle lui parvint comme étouffée, déchiffrée de l'autre côté de la partition, mais une part de son cerveau – ou peut-être la machine – y reconnut l'appel à la réplique numéro trois : — Certes, mon ami, je suis bien le sixième baron Byron de Rochdale. J'ai hérité du titre en 1798 à l'âge de dix ans. Vous vous étonnez sans doute qu'un pair du royaume fréquente un lieu pareil et boive avec de simples travailleurs ? C'est que précisément, ces simples travailleurs sont le pays et non ces beaux seigneurs et l'entourage du roi. Je dis… .A ce stade, survint la coutumière interruption qui déclenchait le recours à la phrase numéro un : — Aubergiste, une pinte de ce que monsieur voudra boire ! Mécanique de précision, la main du jeune homme plongea dans son gousset et en tira une pièce qu'elle lança sur la plus proche surface plane, puis ce fut la bouche qui reprit la réponse numéro trois au point exact où elle l'avait laissée. … au diable ces gens qui se permettent de nous gouverner pour la simple raison qu'ils sont sortis de telle ou telle matrice. Je dis que ni le roi, ni vous, ni moi, ni aucun d'entre nous n'est supérieur aux autres et qu'il n'est pas juste de voir certains manger dans de la vaisselle d'argent et ne pas lever le petit doigt de toute leur vie alors que d'autres tout aussi valables s'échinent quotidiennement à travailler et ne mangent peut-être pas même de la viande une fois par semaine. Les Américains se sont débarrassés de ce type de société contre nature et les Français ont essayé ; alors je dis que… Il s'aperçut que l'homme auquel il récitait sa leçon avait disparu. Quand était-il parti ? Qu'importe… un autre n'allait pas tarder à se présenter. Il se recarra sur sa chaise et le sourire absent revint sur son visage tel un cadavre qui remonte à la surface d'un étang. Au bout d'un moment, conscient d'avoir de nouveau quelqu'un d'autre à sa table, il redémarra : — Bonjour, mon brave, je suis lord Byron. Puis-je vous offrir une pinte de quelque breuvage ? Il obtint un type de réponse prévu au programme et, avec une gêne mal définie, donna la réplique numéro huit : — Oui, mon ami. Jusqu'à une date récente, j'étais en voyage à l'étranger. Il m'a fallu rentrer à cause d'une maladie, d'une fièvre cérébrale qui, de temps à autre, continue de m'obscurcir l'esprit. Je vous prie, d'ailleurs, d'excuser certaines absences… nous serions-nous déjà rencontrés ? Après un long silence au cours duquel le souriant jeune homme sentit se préciser en lui cette gêne par procuration, l'homme répondit par la négative. Soulagé, Byron poursuivit : — Vous vous étonnez sans doute qu'un pair du royaume fréquente un lieu pareil et boive avec de simples… Avec horreur, il entendit distinctement la question par laquelle son nouvel interlocuteur interrompait sa tirade : — Où en êtes-vous dans Childe Harold's Pilgrimage ? Excusez-moi, à ce stade, c'est encore Childe Buron's Pilgrimage, n'est-ce pas ? Jadis en l'île d'Albion vivait un jeune homme qui oncques ne goûtait les chemins de Vertu… Comment est-ce ensuite ? Pour quelque obscur motif, cette phrase fit au jeune homme l'effet d'une douche froide et, de même qu'elle avait triomphé de la sourdine placée sur ses perceptions auditives, elle eut un effet comparable sur sa vue. Le confortable environnement de taches imprécises céda la place à des images d'une atroce netteté si bien que, pour la première fois depuis quatre jours, il vit distinctement un visage. Et ce visage – celui de l'homme qui lui parlait – n'était pas de ceux qui risquaient de passer inaperçus. Planté sur des épaules d'une largeur impressionnante au sommet d'un cou musculeux, encadré par une épaisse crinière d'or que complétait une barbe luxuriante, il était creusé de rides et mangé par des yeux fous qui semblaient garder des secrets fabuleux et déchirants. Le jeune homme qui ne souriait plus retrouva en lui les instructions qu'il avait reçues concernant la conduite à tenir en pareille situation. « Si les choses se font plus pressantes, lui avait dit et répété le Dr Romany, si vous sentez se dissiper le protecteur voile de brume dont j'entoure vos sens, retournez immédiatement au camp avant que la rue entière ne se jette sur vous comme sur un chien estropié qui a le malheur de tomber dans un nid de rats… » Mais les mots du géant barbu ayant déclenché en lui quelque chose de plus important que les consignes de Romany, Byron s'entendit dire : — Mais écoulait ses jours en grossières débauches, de cris blessant l'oreille assoupie de la nuit. Cette phrase extraordinairement familière libéra un essaim de souvenirs astringents qui picotaient comme la circulation sanguine lorsqu'elle se rétablit dans un membre qui vient d'être comprimé par un garrot. Il se remémora des scènes à bord du brick Spider en compagnie de Hobhouse et de Fletcher… des Albanais de Tépalin avec leurs fustanelles, leurs capes brodées de fil d'or, leurs ceintures rutilantes de dagues et de pistolets richement ornementés… les collines d'herbe rase et jaunie, le profond ciel bleu du Péloponnèse… et quelque chose à propos d'une fièvre… et d'un médecin. Sur ce, sa mémoire se referma dans un claquement presque audible mais sa voix poursuivit : — En vérité, c'était un être sans vergogne, enraciné dans le vice et dans le blasphème, et chérissant le mal et du bien se gaussant… Il sentit une main qui lui broyait la gorge pour la clore il sut que c'était le Dr Romany. Entre les parois de son crâne, il entendit le médecin chauve lui hurler : — Retour immédiat au camp ! Il se leva, jeta un regard affolé sur la clientèle de la taverne, marmonna quelques excuses, gagna la porte en boitant et sortit dans la rue. Doyle se dressa et, pris encore une fois de vertige à cause de sa haute taille, dut s'appuyer à la table pour ne pas tomber. Mon Dieu ! se dit-il en se lançant à la poursuite du jeune homme, c'est vraiment Byron. Il peut citer Childe Harold que personne en Angleterre ne pourra lire avant deux ans. Mais qu'est-ce qui lui arrive ? Qu'est-ce qui arrive à l'Histoire ? Comment se fait-il qu'il soit là ? Il tituba jusqu'à la porte et s'appuya au chambranle avant de descendre les quelques marches qui menaient au trottoir. Sur sa droite, il avait vu les boucles brunes de Byron danser au-dessus des têtes et il partit lourdement dans cette direction en regrettant d'être incapable de mouvoir ce corps prétendument meilleur avec la même aisance que son précédent propriétaire. Dans la rue, la foule s'empressa de s'écarter du chemin zigzaguant de ce géant au regard fixe et au faciès léonin, si bien qu'il rattrapa Byron devant la taverne suivante. Il le prit par le bras et l'entraîna de force à l'intérieur. — Deux bières pour mon ami et moi, lança-t-il au serveur ébahi. Il conduisit le jeune homme en dépit de sa résistance inefficace vers une table et le fit s'asseoir puis il se pencha vers lui, gardant une main sur le dossier de façon à lui interdire de son bras musclé toute tentative pour s'échapper. — A présent, grogna Doyle, vous allez me dire ce que vous avez ? N'êtes-vous pas curieux de savoir comment je connais ces vers ? — Je… je suis malade… une fièvre cérébrale, dit nerveusement Byron dont le sourire se fit franchement niais maintenant qu'il était couplé à une évidente angoisse. Je… je dois m'en aller, je vous en prie, je… je suis malade… Doyle se rappela soudain où il avait vu ce même sourire sans âme : sur le visage des jeunes gens qui faisaient la manche au profit d'une secte ou d'une autre dans le hall des aéroports ou devant les restaurants de nuit. Bon Dieu ! se dit-il. Byron se comporte comme si on l'avait programmé. — Qu'est-ce que vous pensez de ce temps que nous avons ? lui demanda-t-il. — S'il vous plaît, il faut que je m'en aille. Cette maladie… — Quel jour sommes-nous ? — … une fièvre cérébrale qui, de temps à autre, continue de m'obscurcir… — Comment vous appelez-vous ? Le jeune homme cligna des yeux. — Lord Byron, sixième baron de Rochdale. Puis-je vous offrir une pinte de quelque breuvage ? Doyle s'installa sur la deuxième chaise. — Avec plaisir, merci. Voilà justement la fille qui arrive avec nos consommations. Byron prit une pièce d'or dans son gousset et la donna en payement des deux bières bien qu'il se gardât de toucher à la sienne. — Vous vous étonnez sans doute qu'un pair du royaume… — D'avoir erré dans le dédale du péché fit qu'il ne s'étonna pas de se fourvoyer… l'interrompit Doyle. Qui a écrit ça ? De nouveau, le sourire de Byron s'effaça et il recula sa chaise mais Doyle bondit pour lui barrer la route. — Qui a écrit ça ? répéta-t-il. — Euh… (La sueur perla sur le front pâle de Byron qui finit par répondre en un souffle :) C'est… c'est moi. — Quand ? — L'année dernière, à Tépalin. — Depuis combien de temps êtes-vous en Angleterre ? — Je ne… quatre jours ? J'ai été malade, je crois… — Comment êtes-vous venu ? — Comment je suis… Doyle secoua son chef hirsute. — Oui, venu ici. En bateau ? Quel bateau ? Par voie de terre ? — Ah oui ! bien sûr ! Je suis venu… (Il fronça les sourcils.) Je ne m'en souviens pas. — Vraiment ? Et ça ne vous semble pas bizarre ? Et comment expliquez-vous que je connaisse ces vers de vous ? J'aimerais bien que Ted Patrick soit là, songea-t-il. — Vous avez donc lu ma poésie ? s'exclama Byron dont l'étrange sourire venait de réapparaître. C'est un honneur que vous me faites ; mais je poursuis à présent la poésie de l'action. Le coup d'épée bien placé plutôt que le terme bien choisi. Mon but est de porter l'assaut décisif qui… — Arrêtez, fit Doyle. — … qui brisera les chaînes qui nous restreignent… — Arrêtez ! Écoutez, nous n'avons pas beaucoup de temps devant nous et mon propre cerveau non plus ne pète pas vraiment le feu, mais votre présence ici… j'ai besoin de savoir pourquoi vous êtes ici. Il faut absolument que je sache… et puis merde, des tas de choses encore… (Doyle prit sa chope et sa voix se réduisit à un murmure en aparté.) Que je sache entre autres si c'est bien le vrai 1810 ou celui d'un univers parallèle… Byron resta un moment les yeux fixés sur Doyle puis il saisit sa propre chope pour la porter à ses lèvres mais arrêta son geste à mi-parcours. — Il m'a dit de ne pas boire. — Qu'il aille se faire foutre, grogna Doyle en essuyant la mousse qui gonflait sa moustache déjà fournie. C'est lui qui va vous dire si vous devez ou non boire un coup ? — Qu'il… qu'il aille se faire foutre, répéta Byron avec toutefois de nettes difficultés d'élocution. (Il prit une grande gorgée de bière et lorsqu'il reposa la chope, le flottement dans son regard n'était presque plus sensible.) Oui, se faire foutre. — Qui est-ce ? — Qui ? — Bordel ! Celui qui vous a programmé… excusez-moi, qui vous a collé des œillères et mis une selle sur le dos. (Comme l'expression perplexe qui se peignait sur le visage de Byron s'accompagnait d'un retour en force du trouble dans les yeux, Doyle ajouta :) Bonjour, mon brave, je suis lord Byron. Puis-je vous offrir une pinte de quelque breuvage ? Qui est-ce qui a dit tout ça ? — Moi. — Oui, mais qui est-ce qui vous a dit de le dire ? Qui vous a fait apprendre ces mots par cœur ? Car ils ne sont pas de vous, n'est-ce pas ? Tâchez de vous rappeler qui vous a dit ça. — Je n'arrive pas… — Fermez les yeux. Réécoutez ces mots, mais dits par une voix différente. A quoi ressemble cette voix ? Byron ferma docilement les yeux et, au bout d'un long moment, annonça : — C'est une voix de basse. Celle d'un vieillard. — Que dit-il d'autre ? — « Milord… (Et la voix de Byron chuta d'une octave pour faire cette citation.) Ce jeu de répliques devrait être suffisant pour ces deux jours mais si les choses se font plus pressantes, si vous sentez se dissiper le protecteur voile de brume dont j'entoure vos sens, retournez immédiatement au camp avant que la rue entière ne se jette sur vous comme sur un chien estropié qui a eu le malheur de tomber dans un nid de rats. Maintenant, Richard va vous conduire en ville avec le chariot et il vous reprendra ce soir à six heures au coin de Fish and Bread Street. Vous pouvez entrer, Richard. Vous êtes prêt ? Avo, rya. Rya, ce jouet que le chai étranger vient d'apporter… faites-le marcher. Mon singe aimerait bien voir ça quand ça bouge . Nous en reparlerons plus tard, Richard, si ça ne vous fait rien. Maintenant, vous allez accompagner milord en ville. » (Byron ouvrit des yeux étonnés.) Et après, ajouta-t-il, j'étais dans un chariot. Nulle expression n'était apparue sur le visage de Doyle mais les pensées défilaient à toute vitesse dans son esprit. Dieu nous garde, c'est encore un coup de Romany. Mais qu'est-ce qu'il peut bien mijoter cette fois ? Qu'espère-t-il tirer de Byron en lui lavant le cerveau et en lui faisant tenir des discours subversifs dans les rues ? À coup sûr, il arrange pour le montrer… aujourd'hui, pour le trouver, je n'ai eu qu'à suivre les rumeurs concernant un jeune aristocrate fou qui payait à boire à tout le monde. Romany est-il aussi responsable de sa présence en Angleterre ? Quoi qu'il en soit, je ne dois pas lâcher ce pauvre diable d'une semelle. — Écoutez, dit-il à Byron. Vous avez probablement des souvenirs plus explosifs à ressusciter et, ici, nous n'arriverons à rien. J'ai une chambre pas très loin dont j'ai pour ainsi dire hérité. Dans l'immeuble, les gens ne sont pas enclins à fourrer leur nez dans les affaires des autres. Si nous y allions ? — Oui, je crois que c'est possible, Mr… ? Doyle allait répondre lorsqu'il soupira. — Et puis merde, vous pouvez m'appeler William Ashbless, je pense. Pour l'instant du moins. Mais que le diable m'emporte si je reste Ashbless jusqu'au bout du parcours. Alors d'accord ? — Oui, d'accord, fit Byron, passablement décontenancé. Doyle dut lui rappeler de payer les bières et, durant le court trajet qui les conduisit au garni, Byron ne cessa de se dévisser la tête à regarder les immeubles et les passants. — Incroyable, marmonnait-il. Je suis réellement en Angleterre. Lorsqu'ils eurent atteint la bâtisse lépreuse et grimpé les marches d'un escalier que bon nombre de familles semblaient tenir pour privatif à en juger par les invectives dont furent accablés les jeunes gens tandis que des mains protégeaient jalousement des trognons de nourriture infecte, et qu'ils furent dans cette chambre en un temps occupée par Joe Face de Chien devant deux tasses du café qui restait en permanence au chaud sur les braises du foyer, Byron posa sur Doyle son premier regard vif de la journée. — Quel jour sommes-nous, Mr Ashbless ? — Voyons… le 26. (Et, comme Byron ne changeait pas d'expression, il trempa les lèvres dans son café puis ajouta :) Du mois de septembre. — C'est impossible. J'étais en Grèce… Voilà, je me souviens d'avoir été encore en Grèce le samedi… 22. (Il s'agita sur sa chaise et se baissa soudain pour retirer ses chaussures.) Oh, elles me faisaient horriblement mal, commença-t-il, puis il en ramassa une et la regarda. Où diable ai-je été trouver ça ? Non seulement elles sont trop petites de deux bonnes pointures mais en plus elles sont passées de mode depuis plus d'un siècle. Mais regardez ça, des talons rouges ! Et puis ces boucles ! Mon Dieu, comment ai-je pu enfiler un tel manteau ? (Il lâcha la chaussure et, d'une voix si contrôlée que Doyle sut qu'il était mort de peur, il demanda :) Je vous en prie, Mr Ashbless, dites-moi vraiment quel jour nous sommes, et tout ce que vous pouvez savoir sur ce qui m'est arrivé depuis que j'ai quitté la Grèce. Je suppose que j'ai été très malade… mais pourquoi ne suis-je pas avec mes amis, ou chez ma mère ? — Nous sommes bien le 26 septembre et, sur vous, je sais seulement qu'en deux jours vous avez dû payer a boire à plus de la moitié de la population de Londres. En revanche, je sais qui peut vous expliquer ce qui s'est passé. — Allons tout de suite voir cette personne. Je ne puis supporter ce… — Il est là. C'est vous. Non, écoutez… il y a quelques minutes, vous vous êtes remémoré des fragments de conversation. Recommencez. Écoutez-vous parler Voyons… essayez : « Avo, rya. » Vous vous souvenez… c'était une voix différente. — « Avo, rya, dit Byron dont le visage reprit son masque absent. Avo, rya. Il est très kuchto avec ça. On voit rien qu'il a déjà tenu en main des pistolets. Parfait, Wilbur. Quoiqu'il n'aura guère besoin d'être bon tireur car il ne sera pas à plus de quelques pieds de sa cible lorsqu'il aura à s'en servir. Est-ce qu'il pourra dégainer suffisamment vite ? J'aurais préféré qu'il l'ait dans sa poche mais je crains que même un lord n'ait à passer à la fouille avant d'être admis en présence du roi. Oh, avo, rya. L'étui est juste sous l'aisselle et cela ne lui pose pas de problèmes. Vous devriez voir ça… il l'a dans la main avec la rapidité d'un serpent qui mord. Et il n'hésitera pas avant de tirer ? Il faut que ce soit un automatisme. Avo, il l'a fait si souvent que le mannequin est en loques. » Byron bondit de sa chaise. — Mon Dieu ! s'exclama-t-il de sa propre voix. Je devais assassiner le roi George ! Quelle est cette abomination ? J'étais un pantin, exécutant ces consignes diaboliques aussi… aussi docilement qu'une servante accepte de servir le dîner ! Par Dieu, je vais exiger réparation de ce… de cet affront. Matthews ou Davies se chargera d'aller jeter le gant à… à… (Il se frappa la paume du poing et braqua l'index sur Doyle.) Je pense que vous savez qui. — Oui, fit Doyle. Je pense le savoir. Mais avant de se lancer dans cette histoire bille en tête, mieux vaudrait faire l'inventaire de ce que vous savez. Essayez par exemple : « Oui, Horrabin » avec la même voix qui posait les questions dans la conversation précédente. Le front toujours barré de deux plis verticaux, Byron se rassit. — Oui, Horrabin. (De nouveau, son visage se vida de toute expression.) « Oui, Horrabin, celui-là aussi nous devrons nous en débarrasser. Tout doit marcher comme une mécanique bien huilée et il est concevable qu'il en sache assez pour constituer un grain de sable. Mieux vaut prendre trop de précautions que pas assez, hein ? A propos, est-ce que la Confrérie d'Antée existe toujours ? Je veux dire : est-ce qu'ils continuent de se réunir et tout ça ? Si oui, nous devons également l'anéantir. De toute évidence, en un temps, c'était une sale épine que nous avions dans le pied. Il y a un siècle environ, c'en était une, Votre Seigneurie, mais de nos jours ce n'est plus qu'un club de vieillards. On m'a raconté des anecdotes qui montrent la puissance formidable qu'ils eurent en un temps ; mais à présent, ce ne sont que des reliques et, en les supprimant, nous risquerions seulement d'attirer dangereusement l'attention sur ce qu'ils furent. C'est un point de vue… postez toutefois quelques-uns de vos hommes devant le lieu où se réunissent ces vieux débris… Au bout de Bedford Street, Votre Seigneurie. C'est au-dessus d'une boutique de confiseur… et dites-leur de nous prévenir s'ils voient… oh, et puis pas la peine. Je me bats contre des ombres. Pourquoi n'emmèneriez-vous pas milord faire un tour dehors et réviser ses leçons ? » (La vivacité revint dans le regard de Byron qui, exaspéré, claqua la langue.) Ça ne sert à rien, Ashbless. Je n'obtiens que des dialogues incompréhensibles et je n'arrive toujours pas à me rappeler le moindre détail concernant la façon dont je suis venu de Grèce jusqu'ici. En revanche, je me souviens très bien de la route que j'ai prise pour venir du camp de cet homme et je suis pratiquement sûr de savoir y retourner… mais avec une paire de pistolets. (Il se leva en souplesse et s'approcha de la fenêtre, dont Doyle craignait toujours un peu qu'elle ne reprît ses contorsions, puis y resta planté, bras croisés, fixant un œil vengeur sur l'étendue des toits.) — Cet homme n'a rien d'un gentilhomme, milord. Il relèvera probablement votre défi et fera signe à un de ses gars de vous faire sauter la cervelle par-derrière. Byron se retourna et le regarda en plissant les yeux. — Mais qui est-ce ? Je ne me souviens pas de l'avoir entendu appelé par son nom. A quoi ressemble-t-il ? — Si, vous devez pouvoir vous rappeler. Écoutez sa voix : « Oui, Horrabin, celui-là aussi nous devrons nous en débarrasser. » Mais ne faites pas qu'entendre… essayez de voir aussi. Byron ferma les yeux et, presque aussitôt, dit d'une voix émerveillée : — Je suis dans une tente pleine d'antiquités égyptiennes et le plus horrible clown du monde est assis sur une cage à oiseaux. Il parle avec un vieillard chauve… Dieu du ciel ! C'est mon médecin grec… c'est Romanelli ! — Romany, corrigea Doyle. Il est grec ? — Non, il s'appelle Romanelli. Et je ne crois pas qu'il soit grec… italien plutôt, mais c'est lui qui me soignait à Patras. Comment se fait-il que je ne l'aie pas reconnu jusqu'à maintenant ? Je me demande si nous sommes revenus ensemble… mais pourquoi diable Romanelli veut-il tuer le roi ? Et pourquoi m'a-t-il ramené de Patras pour faire ça ? Il reprit place sur sa chaise et posa un regard presque aggressif sur Doyle.) Sérieusement, l'ami… j'ai besoin de savoir quel jour nous sommes vraiment. — C'est l'une des rares choses dont je sois sûr, lui répondit calmement Doyle. Nous sommes aujourd'hui le vendredi 26 septembre 1810. Et vous dites que vous étiez en Grèce il y a seulement quatre jours ? — Bon Dieu ! fit Byron en un souffle. Je crois que vous ne plaisantez pas. Et moi, je suis pratiquement sûr que mes souvenirs d'homme cloué au lit par la fièvre à Patras ne remontent pas à plus d'une semaine. Oui, j'étais en Grèce samedi dernier et ce gredin de Romanelli aussi. Il y a de la sorcellerie là-dessous, Ashbless ! Même des… canons disposés en relais au travers du continent n'auraient pu m'amener ici à temps pour être en mesure de payer à boire hier aux gens de Londres. Julius Obsequens rapporte des faits de ce genre dans son recueil de prodiges. Manifestement, Romanelli commande aux esprits aériens ! C'est clair comme du jus de boudin, se dit Doyle. — Peut-être, fit-il, prudent. Mais si là-bas, votre médecin était ce Romanelli, alors il… eh bien, je pense qu'il y est toujours. Parce que notre Romany – qui est apparemment son jumeau – n'a pas bougé d'ici, lui. — Des jumeaux ? Il me faudra donc extorquer la vérité à l'exemplaire londonien… si nécessaire en lui collant un pistolet sous le nez. (Il se leva et baissa les yeux sur sa mise et sur ses pieds en chaussettes.) Enfer ! Je ne puis aller défier quiconque ainsi vêtu. Je vais être obligé de passer d'abord chez un tailleur. — Parce que vous comptez menacer un sorcier avec une arme à feu ? ironisa Doyle. Ses… ses esprits aériens s'empresseraient de laisser tomber un seau sur votre tête et vous seriez dans l'incapacité de viser. Je pense que nous devrions d'abord aller faire une petite visite à cette Confrérie d'Antée… S'ils furent en un temps une menace pour Romany et les siens, il se peut qu'ils connaissent encore des moyens efficaces de se défendre contre eux, vous ne pensez pas ? — Vous devez avoir raison. Mais vous avez dit nous ? Auriez-vous aussi un compte à régler avec cet individu ? — Il y a quelque chose qu'il sait, que j'ai besoin de connaître, répondit Doyle en se levant. Et il ne me… le dira pas… de gaieté de cœur. — Parfait. Nous pourrions donc passer voir ces gens pendant qu'on retouche mon habit et mes bottes. La Confrérie d'Antée ? Je suppose qu'ils se baladent toujours pieds nus pour ne pas perdre contact avec la terre. Cette remarque évoqua quelque chose dans l'esprit de Doyle mais avant qu'il ait pu le définir, Byron avait déjà remis ses chaussures et ouvert la porte. — Vous venez ? — Bien sûr, fit Doyle en ramassant le manteau de Benner. Mais n'oublie pas cette histoire de pieds nus et de contact avec la terre, se dit-il. Ça doit être important. Tels de minuscules escargots de cristal, des gouttes de sueur roulaient sur les tempes lisses du Dr Romany dont extrême fatigue finissait par condamner d'avance tout effort de concentration. Il résolut néanmoins d'essayer une fois de plus de contacter le Maître au Caire. Le problème – il s'en rendait bien compte – venait de ce que, pour une fois, l'éther était trop réceptif et que, dans les dix premiers milles sans doute, le faisceau porteur du message évasait au point de gaspiller l'essentiel de son énergie dans un mouvement divergent au lieu de progresser droit vers la chandelle qui brûlait en permanence chez le Maître. Immanquablement, d'ailleurs, il finissait par connaître un point mort et rebondissait alors vers l'émetteur, produisant cet écho amplifié, déformé, qui suscitait la colère de Romany et la terreur des bohémiens du camp. Une fois de plus, il approcha la flamme de la lampe de la noire mèche de la bougie et, comme il s'agissait de la douzième tentative, il sentit nettement en lui la perte d'énergie dont s'accompagna l'apparition de l'étrange flamme ronde. — Maître, est-ce que vous m'entendez ? C'est le ka de Romanelli qui vous appelle d'Angleterre. Il faut absolument que je vous parle. J'ai des nouvelles qui pourront vous amener à reconsidérer la présente entreprise. Je… — Etresse queue viandée ? (Sa propre voix lui revint avec une telle distorsion et une telle force qu'il se rejeta en arrière loin de la chandelle.) Cador minet lipelle dentaire. Ifotab menqueugeu. L'écho débile s'interrompit brusquement pour être remplacé par un son similaire à celui d'un vent lointain perçu au travers d'un rideau qui claque. Romanelli se pencha de nouveau vers la bougie. Il n'y avait là rien de comparable à cette tension de l'atmosphère qui signalait l'établissement du contact mais au moins, c'était autre chose que des vociférations insensées. — Maître ? fit Romany, plein d'espoir. Sans se transformer en voix ou sembler être plus que la rumeur d'espaces illimités, la susurration lointaine se mit à former des mots. — Kes ku sekher ser sat, murmura le vide, tuk kemhu a pet... La boule de feu s'éteignit lorsque la chandelle, propulsée par la main de Romany, fit un bruit sourd en cognant la paroi de la tente. Il se leva et, ruisselant de sueur, tremblant, sortit en pleine lumière par bonds maladroits. — Richard, cria-t-il. Où est-ce que vous êtes encore ? Vite ! — Acaï, rya, fit le romanichel qui surgit au petit trot. Le Dr Romany promena un regard sur les alentours. Le soleil, bas sur l'horizon, projetait de longues ombres sur la lande et, de toute évidence, était trop soucieux de son imminente entrée dans le Tuaut et de sa traversée prochaine au long des douze heures de la nuit pour jeter un regard en arrière sur ce qui se passait dans ce pré. Le tas de bois était étalé sur l'herbe, évoquant une section de pont d'environ vingt pieds, et la puissante odeur d'eau-de-vie qui résistait à la brise du soir apprit à Romany que ses menaces n'avaient pas été vaines et que l'entier contenu du tonnelet avait servi à imprégner le bois et non à étancher la soif des bohémiens. — Quand avez-vous répandu l'alcool ? demanda-t-il. — Ça ne fait pas plus d'une minute et quelque, rya, répondit Richard. Nous tirions justement au sort pour savoir qui irait vous chercher. — Parfait. (Romany ferma les yeux et soupira profondément pour tenter de chasser de ses pensées le chuchotement qu'il avait perçu.) Qu'on m'apporte le brasero et la lancette, dit-il enfin. Nous allons faire un premier essai pour conjurer ces esprits de l'élément feu. — Avo, fit Richard qui s'esquiva promptement en murmurant de manière audible : « Gousse d'ail ». Romany se tourna de nouveau vers l'astre solaire qui était à présent suspendu à l'entrée des ténèbres et, profitant de ce qu'il avait baissé sa garde, les mots qu'il avait entendus redéferlèrent en lui : « Kes ku sekher ser sat, tuk kemhu a pet… Tes os tomberont sur la terre, et tu ne verras pas les cieux… » Derrière lui, dans les hautes herbes, il entendit bruire les pas de Richard et, fataliste, il haussa les épaules avant de commencer à se tâter le bras gauche des doigts griffus de sa main droite à la recherche d'une veine généreuse. J'espère qu'ils accepteront du sang de ka, se dit-il. Dans sa robe de chambre élimée, le très vieil homme fronça ses blancs sourcils tout en écarquillant les yeux dans une expression passablement simiesque d'étonnement désapprobateur lorsque Doyle aventura la main vers la carafe de médiocre xérès pour emplir à nouveau son verre minuscule alors que ce même vieillard avait seulement hoché la tête et dit en souriant : « Faites donc, milord », quand Byron s'était servi pour la troisième fois. — Ah… voyons… où en étions-nous avant cette… chevrota la ruine décrépite. Ah oui, hormis la… euh… confraternité, oui, c'est ça, le fait de promouvoir les… les joies paisibles que l'on puise dans la compagnie des gens sensés, notre objectif premier est de prévenir la… la pollution de l'antique et vénérable souche britannique par des… des apports de sang inférieur. Sa tremblante main droite déposa une imprudente masse de tabac à priser sur les jointures noueuses de son autre main et, lorsque la poudre s'engouffra dans sa narine, le vieillard parut, à Doyle du moins, ne pas devoir survivre aux éternuements qui suivirent. Dans un muet grognement d'exaspération, Byron engloutit son xérès. — Ah Seigneur ! Je… atchoum ! Je vous prie de m'excuser milord, fit le priseur suicidaire en se tamponnant les yeux. — Et que faites vous précisément pour vous opposer à cette pollution, comme vous dites, Mr Moss ? s'enquit Doyle en promenant son regard sur les rideaux poussiéreux, les tapisseries, les toiles et les livres qui isolaient les locaux de la Confrérie d'Antée de la fraîche et pure brise automnale du dehors. Les remugles mêlés de la cire des bougies, du tabac d’Écosse et du cuir en décomposition des reliures et des sièges commençaient à lui porter réellement sur le cœur. — Hein ? Euh… ah… nous écrivons… oui, nous écrivons des lettres aux journaux, protestant contre… le laxisme des lois sur l'immigration et proposant des décrets visant à… bannir les bohémiens, les nègres et aussi les… les Irlandais de nos grandes villes. Nous nous occupons d'imprimer et de distribuer des pamphlets qui… (et il se tourna vers Byron avec une expression mielleuse)… tendent, comme vous l'imaginez sans peine, à dégarnir notre cagno… excusez-moi, notre trésorerie. Nous parrainons aussi des spectacles dont la valeur morale… — Pourquoi Confrérie d'Antée ? l'interrompit Doyle, furieux de voir s'effriter le vague espoir qu'il avait conçu en entendant ce nom. — Comment ? Ah, oui. Eh bien, c'est que nous considérons que la puissance de l'Angleterre – tout comme celle d'Antée dans la mythologie classique – se fonde sur… sur le maintien du contact avec la terre, avec le sol de notre chère vieille… — Grande-Bretagne, conclut Byron qui opina sauvagement du chef, repoussa sa chaise et se leva. Remarquable, Mr Moss. Et merci beaucoup, c'était fort instructif. Vous pouvez rester, Ashbless, et glaner de précieuses informations pour le cas où nous serions agressés par des nègres déchaînés ou par des Irlandais. Je vais de ce pas attendre chez mon tailleur. Là-bas au moins, je ne ferai que m'ennuyer. Il pivota sur ses talons, réprima visiblement une grimace à cause de sa chaussure trop petite et s'éloigna en boitant dans le couloir. Le sourd tic-tac inégal de ses pas résonna dans l'escalier au tapis rapiécé puis on entendit claquer la porte d'entrée. — Je vous prie de l'excuser, fit Doyle à un Moss frappé de stupeur. Lord Byron est un homme aux passions tumultueuses. — Je… oui, la jeunesse, marmonna Moss. — Mais dites-moi, fit Doyle en se penchant en avant sur sa chaise à la grande inquiétude de Moss, est-ce qu'avant, vous n'étiez pas plus… militants ? Je veux dire : il y a une centaine d'années environ, les choses n'étaient-elles pas… je ne sais pas, moi… plus sérieuses dans leurs conséquences qu'une lettre au Times. — Certes, il semble y avoir eu des… excès, oui, c'est ça, des incidents de nature violente, concéda Moss. C'était du temps où la Fraternité tenait ses quartiers sur London Bridge, tout contre le côté Southwark. Il est fait mention dans nos archives… — Des archives ? Pourrais-je les consulter ? Lord Byron désire connaître l'historique de votre confrérie avant d'y demander son admission, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant le froncement simiesque réapparaître sur le visage de Moss. Après tout, il est normal de vérifier avant d'investir sa fortune dans un organisme de cette nature. — Eh ? Oui, bien sûr. C'est contraire aux statuts, vous pensez bien, dit Moss en s'extirpant périlleusement de sa chaise, mais je suppose que dans ce cas nous pouvons faire une exception pour… (Debout enfin, il vacilla jusqu'à a porte du fond.) Si vous voulez bien prendre la lampe et me suivre… Et la référence à une fortune valut quand même à Doyle addition d'un « … monsieur », grommelé mais indéniable. La porte bascula sur ses gonds dans un grincement tel que Doyle sut qu'elle n'avait pas été ouverte depuis un bon bout de temps et il lui suffit d'en franchir le seuil derrière Moss et d'éclairer de sa lampe la pièce exiguë pour comprendre pourquoi. Des piles d'annales aux reliures rongées par les moisissures envahissaient tout l'espace disponible hormis aux endroits où elles s'étaient effondrées, déversant sur le sol humide des torrents de papier jauni et en miettes. Doyle voulut prendre le volume qui coiffait une stalagmite n'arrivant qu'à hauteur de poitrine mais la pluie qui, en un temps, s'était infiltrée dans la pièce l'avait rendu solidaire par fusion ou prolifération cellulaire du restant des dossiers. Son geste n'ayant eu pour résultat que de susciter l'ire d'un peuple d'araignées, il reporta son attention sur une étagère où étaient rangées plusieurs paires de bottes momifiées. Un reflet sur le talon d'une de ces bottes attira son regard et, lorsqu'il se pencha, il découvrit une chaînette d'or d'environ trois pouces de long qui sortait du vieux cuir. En fait, chaque paire avait une chaîne quoique la plupart fussent de cuivre et, de ce fait, indécelables sous le vert-de-gris. — Pourquoi ces chaînes ? — Hein ? Ah oui, c'est… C'était une tradition jadis dans notre ordre d'en porter une au talon de la botte droite. Je ne sais pas quand cette coutume a pris naissance mais ce n'est pas autre chose qu'un signe distinctif comme des boutons de manchettes qui… — Vous allez trouver quelque chose à me dire sur l'origine de cette coutume, gronda Doyle à qui ce détail, tout comme la remarque de Byron sur les pieds nus et sur le contact avec la terre, rappelait quelque chose. Réfléchissez donc pour changer ! — Mais… monsieur… pourquoi hausser le ton ? Il me semble, oui, c'est ça… les membres de la Confrérie ont porté ces chaînes en permanence durant le règne de Charles II et… oui, je me souviens, à cette époque, elles n'étaient pas seulement accrochées au talon de la botte mais pénétraient dans cette dernière et dans les chausses par un trou avant d'être nouées à la cheville. Dieu seul sait pourquoi. Au cours des années, on a simplifié les choses… ça évite de s'écorcher. Doyle avait commencé de démanteler une muraille de journaux à peu près sèche en dépit de son évident grand âge et n'avait pas tardé à y découvrir un semblant d'ordre chronologique sous la forme de couches sédimentaires. Lorsqu'il eut fouillé celle constituée par les volumes du XVIIIe siècle et constaté combien la Confrérie voyait à cette époque diminuer sa participation aux affaires publiques – il y était par exemple question d'un dîner auquel Samuel Johnson, pourtant attendu, ne s'était pas montré au milieu d'un fatras de protestations ou de plaintes contre l'altération des portos ou la mode des galons d'or ou d'argent pour les coiffures masculines –, il atteignit la strate supérieure du XVIIe siècle et là, les choses changèrent. Les notations se firent plus rares, plus hermétiques, et, au lieu d'être portées noir sur blanc dans les livres, elles furent de plus en plus souvent quelques lignes jetées sur des bouts de papier ultérieurement collés ou glissés à la bonne page. Doyle était incapable de s'y reconnaître dans ces listes – fréquemment cryptographiées – ou dans ces cartes aux noms de rues sauvagement abrégés mais il finit par tomber sur un volume qui semblait entièrement consacré aux événements d'une seule nuit, celle du 4 février 1684, et dont les feuillets étaient griffonnés en anglais normal, comme si l'on n'avait pas pris le temps de recourir à un chiffre. Ceux qui avaient pris ces notes semblaient également assurés que le lecteur connaissait parfaitement la situation car ils ne s'étaient intéressés qu'aux détails. « … Lors nous le prysmes en chasse, luy et son infernale suyte, retraversant fort habilement les glaces depuys les degrés de Pork-Chopp Lane jusque sur Southwark », lut Doyle sur l'un des encarts, « nostre compagnie montée dans un Bateau muny de roues et que pilotoyent B. ainsy que nostre anonyme Informateur, et bien que nous eusmes soucy d'éviter tout conflit direct du temps que nous estions sur l'eau, taschant seulement de les bouter vers la rive… la Jonction n'estant de nul usage sur l'eau gelée… s'ensuyvirent des Troubles. » Un autre fragment disait : « … anéantys jusqu'au dernier, leur chef occis d'une balle de pistolet en pleine face… » Et, vers le début du livre, sur une page et d'une écriture plus soignée, on trouvait : « Nous allyons nous attabler devant des saucices que suyvrait la rare aubayne d'une échyne de bœuf lorsqu'il fyt irruption et nous entrayna, las, loyn de ce qui promettoit t'estre un dyner des plus fins. » Et qu'est-ce qui s'est passé après ? demanda mentalement Doyle. « Suite infernale » a des résonances vraiment sinistres… et que voulez-vous dire au juste par « la Jonction » ? Il reparcourut rapidement le volume de bout en bout et là, sur la dernière page, son regard tomba sur une note particulièrement brève. Il la lut et, pour la première fois depuis qu'il était embringué dans ses aventures, il douta vraiment de sa santé mentale. Il y avait écrit : OUCOUCY, ENDANBRY, UTY IGESPY ? et c'était de sa propre main quoique l'encre fût aussi pâlie par les ans que sur toutes les autres pages du journal. Pris de vertige, il se laissa choir sur une pile d'annales qui se désintégra sous son poids, l'emportant à la renverse contre un pilier voisin qui, à son tour, bascula sur lui, le submergeant sous une avalanche de parchemins humides et pulvérulents assortie d'une cavalcade paniquée d'araignées et de scolopendres. Et Moss, figé d'horreur par le cataclysme, résolut de prendre la fuite lorsque, dans des vociférations incohérences, le géant dont les luxuriantes barbe et chevelure étaient à présent truffées de bestioles ou de confettis putréfiés émergea des ruines tel quelque Cinquième Cavalier de l'Apocalypse incarnant la Décrépitude. L'homme qui, pour l'heure, ne savait plus trop s'il était Doyle, Ashbless ou quelque membre depuis longtemps défunt de la Confrérie d'Antée, se remit debout puis, sans cesser de hurler et de se passer les doigts dans la toison pour en extraire tout corps étranger, se rua hors du placard aux archives, traversa le salon en trombe et, avisant un coucou contre le mur du vestibule, céda à l'impulsion d'en attraper au passage le contrepoids de bronze en forme de pomme de pin pour le décrocher de sa chaîne et arracher au passage cette dernière hors du mécanisme avant de dévaler l'escalier, les doigts crispés sur sa prise, laissant derrière lui la pendule marquer à jamais la même heure. Il régnait une chaleur intense autour de la plate-forme embrasée ; aussi, lorsque le Dr Romany se retourna et s'éloigna de quelques pas, la fraîcheur de la nuit saisit-elle son visage en sueur. Il serra le poing puis l'ouvrit et grimaça de se sentir la main poisseuse du sang qui avait ruisselé le long de son bras pendant cette séance d'entailles à la lancette. Il poussa un long soupir et regretta de ne pouvoir s'asseoir sur l'herbe. A cet instant, il lui parut que la liberté de se laisser choir par terre était le plus précieux des innombrables privilèges ordinaires auxquels il lui avait fallu renoncer afin de poursuivre son œuvre de sorcellerie. D'un geste las, sans cesser de fixer par-delà le cercle de reflets rougeâtres les ténèbres auxquelles le reliait son ombre démesurée, il sortit de sa poche la lancette et le bol pour tenter un nouvel essai. Mais avant qu'il ne perçât de nouveau la veine boursouflée de son bras, une voix s'éleva derrière lui, pareille au son que l'archet tire d'une chanterelle de violon pincée sur sa note extrême. — Je vois des chaussures, jubila sauvagement cette voix inhumaine. — Moi aussi, lui répondit sa semblable sur le même ton. Romany exhala un soupir de reconnaissance aux dieux morts puis s'endurcit contre le spectacle toujours déconcertant des yags et se retourna. Les colonnes de flammes conjurées avaient grosso modo assumé une forme humaine si bien que le premier regard découvrait en elles des géants de feu qui agitaient les bras au-dessus d'eux. — Les chaussures nous font face à présent, claironna une autre voix par-dessus le crépitement du brasier. Je crois que ce sont celles de notre indistinct évocateur. Romany se passa la langue sur les lèvres, gêné comme d'habitude de n'être qu'à peine visible pour les yags. — Oui, ces chaussures appartiennent de fait à votre évocateur. — J'entends un chien qui aboie, chanta l'un des géants. — Ah, c'est un chien ? fit Romany, en colère à présent. Parfait, pensez-vous qu'un chien puisse dévoiler le merveilleux cadeau qui vous attend derrière moi ? — Tu as un jouet pour nous ? Qu'est-ce qu'il fait ? — Et le chien ? C'était pour quoi faire ? L'espace de quelques instants, les brillantes silhouettes firent osciller leurs bras sans rien dire puis l'une d'elles reprit : — Pardon, sieur sorcier. Montre-nous le jouet. — Je vais vous le montrer, répondit Romany qui, en quelques bonds, s'approcha de la forme voilée. Mais je ne le mettrai pas en marche tant que vous n'aurez pas promis de faire quelque chose pour moi. (Il ôta le drap de sur le « Village Bavarois » et découvrit avec soulagement que les petites chandelles brillaient toutes à leur place derrière les fenêtres des maisons miniatures.) Comme vous pouvez voir, dit-il en feignant d'être sûr que le jouet allait fonctionner et que les yags étaient capables de tenir une promesse, ça représente un petit village des Alpes. Et lorsqu'il est en marche, tous ces petits personnages marchent et ces traîneaux se déplacent tirés par ces chevaux dont les jambes sont réellement articulées ! Il y a aussi ces filles qui dansent au son d'une… euh… rafraîchissante musique d'accordéon. Les hautes flammes se courbaient à présent vers lui comme sous le souffle d'un grand vent et leurs contours n'étaient plus aussi proches de la forme humaine, indice qu'elles brûlaient d'impatience. — F… fais le m… marcher, bafouilla l'un des yags. Délicatement, le Dr Romany posa son doigt sur le levier. — D'accord, je vais vous montrer un court instant ce que ça donne lorsqu'il fonctionne et, après, nous discuterons de ce que je veux obtenir de vous. Il poussa la manette et la machine inspira bruyamment avant de se mettre à égrener sa mélodie guillerette tandis que les minuscules Figurines commençaient d'évoluer dans le décor. Puis il l'arrêta et leva un regard inquiet sur les yags. Ceux-ci n'étaient plus que des colonnes de flammes qui tourbillonnaient en jetant de temps à autre de longues langues de feu. — Yaaah ! rugissaient certaines. Yaaah ! Yaaaaah ! — Je l'ai arrêté, cria Romany. Regardez, il ne bouge plus. Vous voulez que je le refasse marcher ? Les flammes se calmèrent et reprirent peu à peu une forme approximativement humaine. — Oui. Refais-le marcher, fit l'une d'elles. — Pas avant que vous n'ayez fait ce que je veux, répondit Romany en s'épongeant le front d'un revers de manche. — Et que veux-tu ? — Que vous apparaissiez tous à Londres demain soir – des feux d'eau-de-vie et de sang seront dressés en repère – et que vous vous rappeliez alors ce jouet et que vous vous imaginiez ce que ce sera lorsque vous pourrez le voir marcher à loisir. — À Londres ? Ne nous as-tu pas déjà demandé cela une fois ? — En 1666, oui. Mais à cette époque, ce n'est pas moi qui vous l'ait demandé. C'était Aménophis F… — C'était une paire de chaussures. Comment pourrions-nous faire la différence ? — Je pense que ça n'a pas d'importance, grommela Romany, s'avouant confusément vaincu. Mais c'est pour demain soir. Vous avez bien compris. Si vous faites ça au mauvais moment ou si vous vous trompez d'endroit, vous n'aurez pas ce jouet et même vous ne le verrez plus. Les flammes ondulèrent sans relâche ; les yags n'étaient pas portés sur la ponctualité. — Plus jamais nous ne le verrons ? chanta l'une d'elles sur un ton mi-implorant mi-menaçant. — Plus jamais, affirma Romany. — Nous voulons voir le jouet marcher. — Parfait. Donc, dès que vous prendrez conscience des feux de repère, vous viendrez vite les animer et je veux alors que vous vous déchaîniez. — Nous nous déchaînerons donc, lui fut-il répondu presque en écho par un yag des plus satisfaits. Soulagé, Romany laissa retomber les épaules. Le plus dur était fait. Maintenant, il suffisait d'attendre poliment le départ des yags et le retour des flammes à leur simple nature de feu. Il y eut un long silence qui ne fut troublé eue par le vrombissement du brasier, le claquement occasionnel d'une planche qui se fendait et, lorsque la brise souffla du nord, des bribes assourdies d'une conversation de grenouilles. Puis un cri jaillit des ténèbres qui cernaient le camp. — Où êtes-vous, Romany ou qu'importe votre nom ? Sortez de votre cachette, espèce de salopard, à moins que vous ne vous les soyez coupées pour acquérir vos pouvoirs magiques ! — Yaaah ! s'exclama l'un des yags qui simultanément flamboya et perdit quelque peu de ses contours humains, chaussures se les est coupées ! lança-t-il dans un jet de flammes qui rugit comme un rire. — Ho ho ! s'écria son voisin. Le jeune boucles noires veut éteindre notre hôte. Sentez-vous le goût de sa colère ? — Peut-être acceptera-t-il de faire marcher le jouet pour nous ! fit la voix flûtée d'un troisième, saisi d'un tel émoi que sa forme se dissipa totalement. Le Dr Romany jeta un regard paniqué vers l'intrus toujours invisible, redoutablement conscient de ce que les élémentaux étaient en train d'échapper à tout contrôle. — Richard ! hurla-t-il. Wilbur ! Attrapez ce type au sud camp et faites-le taire ! — Avo, rya, gémit une voix de bohémien consterné dans les ténèbres. — Et vous allez vous calmer, vous ? rugit Romany à l'adresse des yags qui, entre-temps, s'étaient mis à exploser en pseudopodes de feu polydirectionnels. Je vais faire remarcher le jouet. En sus de sa peur, Romany était en rage, et ce n'était pas seulement le fait qu'il y eût un intrus qui le mettait hors de lui mais la certitude que les yags voyaient l'autre homme et peut-être même lisaient ses pensées. — Attendez, commanda l'une des colonnes de flammes aux autres. Chaussures va refaire marcher le jouet. Lentement, à contrecœur, les flammes reprirent forme humaine. Plus aucun cri ne parvenant de la lisière du camp, Romany se détendit un peu, s'abandonnant à l'ivresse de la crise passée. Lorsqu'il se retourna vers le « Village Bavarois », il avait pratiquement retrouvé sa confiance en lui. Il tendait la main vers la petite souche dissimulant la commande lorsque Richard arriva en courant, le visage barré par un rictus de terreur à l'idée d'être si près des yags. — L'homme qui braillait, rya, dit-il à l'oreille de Romany, c'était votre lord gadgo qui revenait trop tôt à la maison. Romany s'effondra, sa mince assurance tout d'un coup diluée comme de l'encre trop fraîche par un verre d'eau renversé. — Byron ? fit-il à mi-voix comme pour se convaincre de la vérité du désastre. — Avo, Byron, marmonna Richard. II est habillé différemment et il a deux pistolets dans un coffret. Il voulait vous provoquer en duel mais nous l'avons ligoté. Le vieux rom s'inclina et retourna précipitamment se fondre dans les ténèbres vers les tentes. C'est le bouquet, se dit Romany, abasourdi mais poursuivant quand même son geste vers la manette du jouet. Il doit avoir rencontré quelqu'un qui connaît le véritable Byron et, du coup, ça l'a réveillé, annulant toutes mes instructions. Il poussa le petit levier en position de marche et le maintint ainsi quelques instants pendant que les personnages évoluaient au son de cette musique qui braillait de manière incongrue dans le silence de la nuit et que les yags commençaient à mugir de joie puis il le remit sur la position d'arrêt. — J'ai changé d'avis, hurla-t-il. J'ai décidé de vous laisser le jouet dès ce soir… pour Londres, ce n'est plus la peine. (Il venait de se souvenir de ce qu'avait dit le Maître à propos de cet incendie de Londres ; s'il n'était pas couplé à l'effondrement de la monnaie britannique et au scandale : un régicide, ce serait au mieux un assaut sans lendemain et de toute manière, le gaspillage de longs préparatifs.) Attendez, mes hommes vont le charger sur un chariot et l'emmener à la lisière des bois. Comme ça, vous pourrez vous amuser avec en ayant… les coudées franches. Maintenant, allez-y doucement pendant que vous êtes dans le camp. Attendez d'être dans les bois… mais écoutez-moi, bon Dieu, sinon vous n'aurez jamais ce jouet. Il me reste tout de même cette possibilité de voyage temporel à explorer, se dit-il alors qu'il s'éloignait à la recherche de Richard et de Wilbur. Au moins, ce ne sera pas un échec total. — Il est trop tard pour les voir, répéta le cocher pour la troisième fois. J'en suis sûr. Mais je peux vous emmener chez une dame de ma connaissance qui sait lire dans les lignes de la main. — Non, merci, lui répondit Doyle en ouvrant la petite portière du cab. Il déplia sa haute stature et mit pied à terre en prenant un maximum de précautions car le cocher à moitié ivre n'avait pas serré le frein. La nuit était fraîche et la vue des flammes qui clignotaient dans le lointain par-delà les tentes sombres des romanichels lui rendit légèrement plus attirante la perspective de pénétrer dans le camp. — De toute façon, monsieur, je ferais mieux de rester, reprit le cocher. Il y a long d'ici à Fleet Street et vous ne trouverez jamais un autre cab dans le coin. Le cheval piaffa d'impatience. — Non, allez-y. Je rentrerai à pied. — Vous êtes sûr ? Alors, bonne nuit. Le cocher fit claquer son long fouet et le fiacre s'éloigna en cahotant. Quelques secondes plus tard, Doyle l'entendit rouler sur le pavé de Hackney Road en direction de l'aura diffuse qui, au sud-ouest, marquait l'emplacement de la cité. Faiblement, il percevait des voix venant des tentes. Byron doit être déjà là, se dit-il. Le tailleur n'avait-il pas précisé que milord avait quitté sa boutique une bonne demi-heure avant l'arrivée de Doyle. Après avoir pris possession de ses bottes et de son habit neuf, il n'y était resté que le temps de demander où se trouvait le plus proche armurier. Chez ce dernier, Doyle apprit que Byron était également parti et qu'il avait consacré quelques souverains d'or de plus à l'achat d'un coffret de duellistes. Puis Doyle avait encore dû demander à un policier de lui indiquer l'emplacement du camp de bohémiens du Dr Romany alors que Byron, lui, connaissait la route. L'imbécile, songeait-il. Je lui ai pourtant dit qu'un pistolet ne servirait à rien contre un adversaire de cet acabit. Il fit deux pas vers les tentes qui se découpaient sur l'éclat des flammes. Qu'est-ce que tu viens faire ici au juste ? Sauver Byron – en admettant qu'il soit encore vivant ? C'est le boulot de la police. Passer tel ou tel marché avec Romany ? Sûr, ce serait chouette de connaître les coordonnées de cette brèche de 1814 par laquelle les employés de Darrow comptent rentrer en 1983 de sorte que je puisse m'y trouver et attraper l'un de ces gars par la main avant que la trouée ne se referme… seulement, si Romany pense que j'ai quelque chose à lui apprendre, il me mettra la main dessus, c'est tout, et pas question d'arrangement. Doyle fit rouler ses épaules en arrière et crispa un poing dans la paume opposée pour sentir travailler ses muscles. La différence, c'est que cette fois il va trouver en face de lui quelqu'un qui lui donnera un peu plus de fil à retordre. Je me demande ce que fabrique Joe Face de Chien avec mon ancien corps. Au moins, il n'a plus de souci à se faire sur son début de calvitie. De nouveau, il sentit revenir le vertige et secoua énergiquement la tête, prit plusieurs bouffées de l'air glacé de la nuit et s'engagea d'un pas résolu dans les hautes herbes. Je n'ai même pas besoin de trop m'approcher des tentes, se dit-il. Il me suffira d'abord de fouiner à la périphérie. Frappé d'une pensée, il s'arrêta net puis eut un sourire sceptique et reprit sa progression, mais un instant plus tard, il s'arrêtait de nouveau. Pourquoi pas ? Il y a assez de trucs dingues qui se révèlent efficaces pour que ça vaille la peine d'être essayé. Il s'assit dans l'herbe, ôta sa botte droite et prit le canif de Joe Face de Chien, ou peut-être celui de Benner, pour cisailler la couture du talon et y ouvrit une fente. Puis il roula sa chaussette, tira de sa poche la chaîne du coucou, la noua autour de sa cheville nue puis remit la botte. Ensuite, il put sans mal en extraire le pouce et demi de chaîne libre pour le laisser traîner derrière lui. Puis il se leva et reprit sa route. Les yags flamboyaient et penchaient vers le sud, vers les tentes. — Regardez cet homme en pleine confusion, carillonna l''un d'entre eux. Il vient ici sans savoir ce qu'il veut. — Ni ce qu'il est, ajouta un autre avec un vif intérêt. Le Dr Romany jeta un bref regard vers le sud où il distingua vaguement Wilbur et Richard qui attelaient un cheval à un chariot. Ce ne sont probablement pas leurs pensées que lisent les yags, se dit-il, plus vraisemblablement celles du ka de Byron avec sa conscience pleine de souvenirs contradictoires. Il continue d'exciter les yags avec ses émotions. Je vais dire à Wilbur de l'assommer… ou peut-être de le tuer. Après tout, il ne nous est plus d'aucune utilité. Doyle percevait les intrusions voltigeantes dont son esprit était le théâtre, comme des mains et des regards enfants qui auraient trouvé la porte de la bibliothèque ouverte et en auraient profité pour s'y introduire, passer la nain sur les reliures et rester bouche bée devant la poussière soulevée. De nouveau, il secoua la tête pour tenter de s'éclaircir les idées. Que faisais-je, déjà ? Ah oui… une reconnaissance dans le camp afin de trouver ce superbe jouet… non, Byron et Romany. Pourquoi diable ai-je pensé à un jouet ? Oui, à un jouet extraordinairement complexe avec des bonshommes et des chevaux qui suivent habilement leur petit sentier… Et, le cœur battant, il se sentait l'envie de faire jaillir des boules de feu dans le paysage nocturne. — Yaaah ! hurla-t-on derrière les tentes d'une étrange voix mugissante tandis que les flammes bondissaient vers le ciel. Puis, de loin, lui parvint un cri plus normal : — Plus vite, Richard ! Je ne sais pas ce qui se passe, songea Doyle, mais tout le monde a l'air occupé à ça. Attentif à rester dans le cône d'ombre, il courut tête baissée vers une tente de bonne largeur et, lorsqu'il s'accroupit derrière elle, il fut heureux de constater qu'il n'était pas hors d'haleine. Les papillonnantes pensées étrangères lui effleurèrent de nouveau l'esprit et il entendit le rugissement qui disait : — Son nouveau corps marche mieux que l'autre ! Seigneur, se dit-il, les mains subitement moites, quelque chose est là en train de lire dans mes pensées. — Ne faites pas attention à lui ! beugla une voix que Doyle identifiait à présent comme différente des autres en ce qu'elle était humaine. On s'en est occupé. Mais si vous voulez ce jouet, vous avez intérêt à vous calmer. — Chaussures n'est vraiment pas drôle, chantonna une autre de ces voix non humaines. Il faut que je fiche le camp d'ici en vitesse, se dit Doyle qui se releva et rebroussa chemin vers la route. — Richard ! appela cette voix qu'il soupçonnait être celle du Dr Romany. Dites à Wilbur de rester avec le… avec Byron et de se tenir prêt à le tuer à mon signal. Doyle hésita. Je ne lui dois rien, après tout… Sûr, il m'a payé un repas et m'a donné quelques-uns de ses souverains… mais d'abord c'étaient ceux de Romany. Pourtant, il n'était pas obligé de m'aider… Et puis je l'ai averti de ne pas retourner ici… Bof ! il ne lui arrivera rien, il ne doit pas mourir avant 1824 ; si mes souvenirs sont bons, ce sera… oui, mais mes souvenirs sont ceux de l'Histoire et, là. Byron n'est pas à Londres en 1810… Bon, je crois que je vais quand même aller jeter un coup d'œil. À quelques pas sur sa droite, un marronnier d'Inde servait d'amarrage à plusieurs câbles de tente et. sur la pointe des pieds, Doyle se dirigea vers lui puis, repérant une branche susceptible de supporter son poids, il bondit et la saisit. La chaîne qui traînait derrière son talon droit se retrouva tout d'un coup suspendue en l'air sans contact avec le sol. — Il a disparu ! s'exclama l'un des yags dans une pointe suraiguë qui trahissait sa surprise. — Wilbur ! cria Romany. Est-ce que Byron est toujours là ? Et conscient ? — Avo, rya. Mais alors, de qui parlent les yags ? Y aurait-il eu un étranger dans les parages ? En ce cas, il doit être parti. Richard venait d'amener le chariot au ras du « Village bavarois » et mettait à présent pied à terre. Il baissa les eux pour ne rien voir des turbulents géants de feu. — Est-ce que vous pourrez le charger tout seul dans le chariot ? lui demanda Romany. — Je cr… crains que… que non, rya. — Il faut tout de suite les entraîner hors du camp. Wilbur ! Éliminez Byron et venez en vitesse ! Richard tressaillit. Plusieurs fois dans sa vie il lui avait fallu tuer un homme mais toujours dans le cadre d'une lutte à mort où les deux adversaires avaient eu des chances relativement égales et seule la pensée que c'était lui ou l'autre l'avait cependant soutenu au cours des crises de tremblements et de nausée qui avaient immanquablement et pendant plusieurs heures suivi ces meurtres. Trancher de sang-froid la gorge à un homme ligoté se trouvait non seulement au delà de ce qu'il pouvait faire mais dépassait même sa capacité d'observateur indifférent. — Attends, Wilbur ! hurla-t-il. Lorsque Romany tourna vers lui un visage déformé par la colère, il allongea sans hésiter le bras vers la manette qui déclenchait les mécanismes du « Village Bavarois », puis s'esquiva sans attendre la suite. Dès qu'il avait entendu le Dr Romany donner l'ordre de tuer Byron, Doyle s'était déplacé jusqu'à une branche voisine, pratiquement horizontale, sur laquelle il avait rampé dans l'espoir de repérer ce Wilbur et, peut-être, de pouvoir intervenir mais, n'ayant pas encore bien conscience du poids de son nouveau corps, il s'était aventuré trop loin sur la branche et celle-ci – qui n'aurait fait que plier sous l'ancien Doyle – n'avait pas tardé à gémir puis à se fendre et enfin à se rompre net au ras du tronc. La lourde ramure et son cavalier plongèrent alors vers la tente qu'ils avaient précédemment surplombée, crevèrent son toit et atterrirent dans un tintamarre effarant au milieu de l'arsenal de marmites, de casseroles et de cuillers à pot qu'elle abritait conformément à sa fonction de cuisine du campement. Très vite, sa toile effondrée prit feu au contact des braseros dont elle était également pourvue. Doyle fit plusieurs tonneaux pour échapper à l'incendie naissant et, lorsqu'il se redressa, son regard tomba sur les hautes flammes qui montaient au-dessus des autres tentes en mugissant, pareilles à des torchères de puits de pétrole, et il se dit qu'il avait dû rêver quand, de son perchoir, il avait cru y reconnaître des formes humaines. À peine son pied droit avait-il touché le sol qu'il avait de nouveau senti les effleurements à l'intérieur de son esprit et, maintenant, il entendait l'une de ces voix non humaines crier : — Le revoilà ! — Salut, Brendan Doyle ! fit une autre voix similaire. Viens voir notre jouet. — Quoi ? Doyle est ici ? entendit-il Romany beugler. — Yaaah ! mugit-on cependant qu'une chenille de flammes s'étirait sur une trentaine de yards pour aller embraser une des tentes et que, par-dessus les hurlements des bohémiens qui en sortaient en toute hâte, Doyle crut entendre les trilles enjoués d'un accordéon et d'un piano. Vif comme une sauterelle, le Dr Romany bondit loin des feux en jetant autour de lui des regards éberlués mais il s'arrêta net lorsqu'il vit Doyle près de la tente en flammes. — Qui êtes-vous ? s'étrangla-t-il avant d'ajouter avec un rictus méprisant : Peu importe. (Et le sorcier pantelant au visage ruisselant de sueur tendit un doigt vers le brasier le plus brillant comme pour y puiser son énergie avant de lancer le doigt correspondant de l'autre main vers Dovle avec cet ordre :) Meurs ! L'intéressé sentit une poigne glaciale s'abattre sur son cœur mais, l'instant d'après, il ne resta rien de l'horrible sensation qui s'était vue drainée vers le sol par l'entremise de sa jambe droite et de son pied sous le regard sidéré de Romany. — Diable ! qui pouvez-vous être ? grogna ce dernier qui recula d'un pas, porta la main à sa ceinture et en tira un pistolet à long canon. Doyle eut l'impression que son corps réagissait de lui– même en bondissant à la verticale pour décocher un violent coup de talon dans la poitrine de Romany qui partit à la renverse et retomba sur le dos un peu plus loin tandis que Doyle se recevait en souplesse et cueillait au passage le pistolet que l'autre avait lâché. — Rya ? fit une voix derrière lui. Dois-je ou non tuer Byron ? Il pivota sur lui-même et découvrit sur le seuil d'une tente voisine un bohémien qui tenait un grand couteau. Lorsque l'homme vit le sorcier qui se roulait sur le sol, il s'empressa de disparaître dans la tente. En deux longues enjambées, Doyle parcourut la distance qui l'en séparait et souleva le rabat juste à temps pour voir le romanichel poser le tranchant de la lame sur la gorge de Byron qui gisait pieds et poings liés sur un grabat. Au travers de son bras, Doyle sentit une secousse avant même qu'il n'eût pris la décision de tirer, et dans le panache de fumée qui se dissipait, il vit le tsigane voltiger vers le fond de la tente avec du sang qui s'échappait à gros bouillons d'un trou à la tempe. Les oreilles encore bourdonnantes de la détonation, Doyle se traîna jusqu'au cadavre, prit le couteau et commença de taillader les cordes qui enserraient les poignets et les chevilles de Byron. Dès qu'il eut une main libre, le jeune lord ôta son bâillon. — Ashbless, je vous dois la vie… — Tenez, fit Doyle en lui posant au creux de la paume le manche du couteau. Faites attention, il y a des trucs plutôt bizarres au programme de la soirée. Puis il bondit hors de la tente dans l'espoir de pouvoir maîtriser Romany pendant que celui était encore à terre... mais le sorcier avait disparu. À présent, le feu semblait avoir gagné presque tout le camp et Doyle hésitait sur la direction à prendre pour en sortir sain et sauf lorsqu'il plissa soudain les yeux pour corriger ce qui ne pouvait être qu'une illusion d'optique. Il venait, en effet, d'apercevoir dans les landes séparant les tentes de la route deux – trois maintenant – personnages entièrement en flammes et d'une hauteur d'au moins trente pieds. La vision persista toutefois dans ses impossibles proportions et fut confirmée quelques secondes plus tard par deux autres formes humaines embrasées qui passèrent si vite que Doyle eut l'impression d'y voir deux comètes. Apparemment, se dit-il, mieux vaut tenter une sortie par le nord du camp. Mais lorsqu'il se retourna dans la direction choisie, il découvrit d'autres géants de feu qui menaient une ronde manifestement joyeuse. Bon Dieu, songea-t-il, je ne sais pas ce que c'est mais en tout cas, ils nous cernent ! Il refit face au sud et ne tarda pas à y voir succéder d'autres créatures ignées sur un rythme si rapide qu'il renonça aussitôt à tout espoir de passer entre les mailles de ce filet de flammes qui se resserrait de seconde en seconde ! C'est Romany qui a évoqué ces monstres, se dit-il, et s'il se trouve qu'il ne peut pas lès renvoyer là d'où ils viennent, ce ne sera pas faute d'y avoir été incité par la torsion correcte que j'aurai su imprimer à son bras… ou à son cou. Il ne peut être que dans l'une de ces tentes. Doyle se rua vers la plus proche avec ses ombres qui dansaient une sarabande effrénée autour de lui. 9 … « par ton bras Triomphèrent jadis les enfants de la Terre ; Maintenant daigne nous admettre où les frimas Figent le Cocyte dans le gel de leurs serres. » Virgile s'adressant à Antée dans L'Enfer de Dante. Le problème de l'énergie requise ne se posera pas… songeait le Dr Romany penché sur ses calculs et tentant d'ignorer les cris des bohémiens prisonniers de l'incendie et le rugissement de la muraille de flammes désormais compacte qui tournoyait autour du camp… et l'angle dans lequel je disposerai les deux tiges de verre va déterminer la longueur de mon saut. Mais comment vais-je faire pour revenir ? J'ai besoin d'un talisman qui soit lié à ce temps-ci… un morceau de schiste vert sur lequel seraient gravées les coordonnées d'aujourd'hui devrait faire l'affaire… Et son regard tomba sur ce qui lui servait de presse-papiers, une statuette d'Anubis précisément sculptée dans cette roche. Dominant le vacarme régnant à l'extérieur, il entendit soudain dans la tente voisine un grand fracas aussitôt suivi par une voix qui hurlait : — Où est-ce qu'il est ce Romany, bordel ? Est-ce que vous ne le cachez pas quelque part chez vous ? Ce doit être ce géant barbu et chevelu qui, pour une raison ou une autre, est immunisé contre mon sortilège réfrigérant, se dit Romany. Il en a visiblement après moi. Je n'ai pas le temps de graver une pierre… il va falloir que je trace les symboles sur du papier et que je vitalise le charme avec mon sang. Alors qu'il couchait en hâte une série de hiéroglyphes de l'Ancien Royaume sur une feuille blanche, il se demanda qui pouvait être cet homme… et où se trouvait Brendan Doyle. Puis sa plume resta suspendue au milieu d'une figure alors qu'une réponse possible s'imposait dans son esprit. Oui, songea-t-il presque avec un respect nuancé de crainte, je parie que c'est ça. Bien sûr… les yags n'ont-ils pas dit que son nouveau corps marchait mieux ? Pourtant, lorsque je l'ai eu sous la main, il m'a vraiment donné l'impression d'être inoffensif. M'a-t-il joué la comédie ? Par Seth, je ne vois pas d'autre explication ! Quiconque peut amener le vieil Aménophis Fikee à lui abandonner un corps supérieur non empoisonné puis non seulement survivre à l'un de mes sorts mortels mais ensuite me désarmer par des moyens physiques n'est certainement pas… inoffensif. Tandis qu'il reprenait le dessin des anciens idéogrammes, Romany essaya de décider dans quelle époque il allait sauter. Quelque part dans le futur ? Non, car cela impliquerait de laisser la débâcle de cette nuit s'inscrire dans l'Histoire. Mieux valait retourner dans le passé pour arranger les choses de sorte que la situation à laquelle la tentative avortée de ce soir était censée porter remède n'eût jamais le moindre motif de s'installer. Quand donc le Maître avait-il commencé d'avoir des ennuis avec l'Angleterre ? se demanda-t-il. Certes bien avant 1798, date de cette bataille navale dans le port d'Aboukir après laquelle il était devenu manifeste pour tout un chacun que les Britanniques avaient pour destin de contrôler l’Égypte ; même si cette bataille avait tourné différemment et si Kléber n'avait pas été assassiné par un fanatique, le Royaume-Uni aurait quand même eu présentement les choses bien en main. Non, du moment qu'il retournerait en arrière, il pouvait aller jusqu'au bout, jusque dans cette lointaine époque où les Anglais avaient pris pied pour la première fois sur le continent africain. Ce devait être aux environs de… oui, de 1660, lorsque Charles II avait été rétabli sur le trône d'Angleterre et marié à une princesse portugaise, Catherine de Bragance qui lui avait apporté en dot la ville de Tanger. Romany fit de rapides calculs… et la grimace lorsqu'il s'aperçut qu'il n'existait pas de brèche aux alentours du mariage de Charles II. Toutefois, il y en avait une en 1684, le… le 4 février, un an avant la mort du roi Charles et lors de la première tentative du Maître cairote pour établir le malléable bâtard de cet énergique souverain, James, duc de Monmouth, dans ses droits de prétendant au trône. Depuis près de vingt ans, Fikee retenait le contrecoup newtonien de la conjuration yag de 1666 et il reçut la consigne de laisser l'équilibre se rétablir sous forme d'une vague d'un froid intense en coordination avec empoisonnement du roi, la confection d'un certificat de mariage « récemment retrouvé » entre Charles Stuart et Lucy Walter, la mère de Monmouth et le retour secret de ce dernier de Hollande. Alors qu'il ressortait encore une fois l'inévitable lancette et cherchait convulsivement une veine praticable, Romany se remit en mémoire ce qui avait cloché. La dose mortelle ce mercure avait fait son œuvre dans l'estomac d'un épagneul du roi… le grand froid qui aurait dû cesser avec arrivée triomphale de Monmouth à Folkestone s'était poursuivi sans fléchir jusqu'en mars… et, pour couronner le tout, le faux document dans son coffret verrouillé s'était perdu. Le Maître n'avait pas trop apprécié. La frénétique farandole des yags portait à l'orange les parois de la tente et de grosses gouttes de sueur se mêlaient au sang épais dont Romany barbouillait les marges de la feuille. Oui, se dit-il en se levant prestement pour aller déplacer les tiges de verre sur son bureau, c'est là… je veux dire à cette date que je vais sauter. Et je vais dire à Fikee et au Maître ce que nous réserve l'avenir afin qu'ils abandonnent le projet de contrôler l'Angleterre pour consacrer route leur énergie à sa destruction : faire en sorte que le grand froid continue et s'intensifie, dresser catholiques contre protestants et chrétiens contre juifs, assassiner tous les grands meneurs d'hommes lorsqu'ils sont encore dans l'enfance… Souriant, il rectifia la position des baguettes de verre jusqu'à les voir former l'angle voulu puis il tendit sa paume grande ouverte vers le cercle de lumière que traçaient les esprits élémentaires dans leur course folle afin d'en tirer l'énergie nécessaire pour effectuer son bond dans le temps. Doyle referma le coffre à vêtements et, sans accorder la moindre attention aux bohémiens terrifiés qui s'étaient plaqués à terre, sortit de la tente. La roue flamboyante qui cernait à présent le camp brillait d'une insoutenable lumière presque aussi blanche que celle du soleil et, dans cet air appauvri, Doyle hoqueta et sentit sa transpiration s'évaporer à mesure qu'elle perlait sur sa peau. Sur la périphérie du camp, il ne restait plus une seule tente qui ne fût la proie des flammes et celles du centre, qu'il explorait présentement, commençaient à fumer. Mon Dieu, s'inquiéta-t-il, pourquoi ne les arrête-t-il pas ? Si la température monte encore de quelques degrés nous allons tous nous embraser comme des allumettes posées sur un gril. Il gagna la tente suivante qui s'ourlait déjà de flammèches bleues lorsqu'il en souleva le rabat et découvrit le Dr Romany, debout devant un bureau, une main tendue vers Doyle et l'autre crispée sur une feuille de papier. Il bondit… … et fut emporté par une bourrasque d'incandescence. Plusieurs secondes durant, il ne fit qu'attendre, roulé en boule en prévision du choc, puis il se sentit tomber en chute libre dans le silence et les ténèbres du vide… jusqu'au moment où, sans crier gare et dans une explosion fracassante, le son et la lumière revinrent. Il n'eut qu'un bref aperçu éberlué d'une grande salle éclairée par des chandeliers de bois brut avant d'être repris par sa chute, dans une atmosphère glaciale à présent. Une seconde plus tard, ses bottes s'abattirent sur une table ; l'une fit exploser un canard farci tandis que l'autre éclaboussait les alentours de presque tout le contenu d'une soupière. Il sentit ses jambes se dérober sous lui et termina son numéro de patinage peu artistique assis dans une couronne de pâté en croûte. Des deux côtés de la table, des dîneurs abondamment maculés d'aliments divers reculèrent vivement leur chaise en poussant un cri de surprise et Doyle découvrit le Dr Romany marinant dans les plats servis sur la table voisine. — Excusez-moi… je vous demande pardon, marmonna Doyle avec gêne tout en descendant de la table. — Dieu me damne ! s'exclama un vieux type aux yeux globuleux qui essuyait sa chemise avec une serviette. Qu'est-ce que c'est que cette farce idiote ! Tous ne semblaient sortir de leur stupeur que pour entrer dans une colère noire et Doyle entendit quelqu'un grogner : — Ça pue la sorcellerie. Qu'on les arrête. Romany aussi s'était extirpé de sa table et il écarta les bras dans un geste si péremptoire que tous ceux qui étaient levés pour lui barrer la route reculèrent docilement. — C'est une explosion, fit-il d'une voix entrecoupée qui n'en gardait pas moins un timbre autoritaire. Écartez-vous de mon chemin. Je dois… Son regard tomba sur Doyle. Bien que totalement désorienté, ce dernier fut surpris et content de voir le sorcier pâlir puis faire brusquement volte-face pour se frayer sans ménagements et avec force jurons un passage vers la plus proche porte qu'il ouvrit. Sur le seuil, il décocha un dernier regard empli de frayeur au mystérieux géant blond qui le traquait et disparut dans la nuit. — Cours après lui, Sammy, et ramène-le, fit une voix calme derrière Doyle qui se tourna et croisa le regard soupçonneux d'un corpulent personnage en tablier dont la main gainait dans un geste expert le manche d'un fendoir. — Je n'ai pas entendu la moindre explosion, expliqua-t-il à Doyle tandis qu'un jeune homme râblé se lançait à la poursuite de Romany. Et vous, je vous demande de rester jusqu'à ce que nous sachions au moins qui va payer la casse. — Non ! s'écria Doyle. (Il s'efforça de maîtriser l'affolement qu'il sentait monter dans sa gorge depuis qu'il avait remarqué les amples cuissardes, les longues vestes et les courtes perruques portées par plusieurs hommes, pris conscience que leur accent lui était presque incompréhensible et sut par déduction ce qui venait d'une manière ou d'une autre de se produire.) Je vais sortir d'ici, vous m'entendez ? Maintenant, vous pouvez essayer de m'en empêcher avec ce truc mais je vous avertis que je suis assez désespéré pour ne pas y aller de main morte en tentant de vous désarmer. J'imagine que nous serions tous deux sérieusement blessés et l'époque ne me semble guère appropriée pour que nous puissions y survivre. Pour appuyer ses dires, il saisit une chope à bière vide sur une table. Benner, se dit-il en la prenant bien en main, j'espère que tu étais capable de faire ça. Et il serra si fort que ses jointures blanchirent. Les conversations s'étaient interrompues et tout le monde, y compris l'aubergiste, posait un regard curieux sur Doyle qui redoubla d'efforts. Il sentit bientôt chaque aspérité du récipient qui lui entrait dans la peau des doigts, la douleur qui lui vrillait le bras jusqu'à l'épaule et le tremblement qui gagnait son corps entier… mais le récipient de terre vernissée résista. Après s'être ainsi échiné en vain pendant plusieurs longues secondes, il relâcha sa pression, reposa la chope et marmonna : — Félicitations pour le potier. C'est du solide. Bon nombre de ceux qui l'entouraient arboraient à présent un large sourire et, des tables du fond, monta un rire sans retenue. Même le visage renfrogné de l'aubergiste commença de s'éclairer et, alors que Doyle se tournait vers la porte, toute l'assemblée se mit à rire si bien que, rouge de confusion mais sans encombre, Doyle gagna la sortie dans l'hilarité générale. Lorsqu'il ouvrit la porte et fit un pas dehors, la brûlure du froid lui engourdit instantanément les mains et le visage. Ses poumons se rétractèrent dès la première inspiration et il crut que le passage de l'air glacé par ses narines venait de lui déclencher un saignement de nez. Seigneur ! hurla-t-il dans son for intérieur alors que derrière lui la porte se refermait en claquant. Qu'est-ce qui se passe ? Ça ne peut pas être l'Angleterre… Cette espèce de crétin nous a expédiés dans quelque putain de bled perdu au fin fond de la Terre de Feu ou je ne sais où. N'y aurait-il pas eu les rires qui continuaient de rouler dans l'auberge qu'il y serait immédiatement retourné mais, les choses étant ce qu'elles étaient, il enfonça dans ses poches des mains qui/le picotaient atrocement et dévala l'étroite ruelle, espérant vaguement rattraper Romany et l'obliger à lui trouver un endroit chauffé où il pourrait s'asseoir quelque temps. Il ne trouva pas Romany, mais Sammy, et Doyle tomba sur ce dernier recroquevillé à l'entrée d'une venelle à moins de deux pâtés de maisons de l'auberge. Dans la clarté cendreuse de la lune, il faillit ne pas le voir mais il entendit ses sanglots désespérés. Ses larmes avaient collé la joue de Sammy au mur de brique et il y eut un petit craquement sec lorsque Doyle, délicatement pourtant, lui souleva la tête. — Sammy ! fit Doyle, assez fort pour franchir les remparts de souffrance obsessionnelle du jeune homme. Par où est-il parti ? (N'obtenant pas de réponse, il secoua le garçon.) Quelle rue a-t-il prise ? — II… hoqueta Sammy… il m'a fait voir… les serpents qui sont en moi. Il m'a dit : « Regarde-toi. » C'est ce que j'ai fait et j'ai vu tous ces serpents. (Il se remit à sangloter.) Je ne peux plus rentrer, ni à l'auberge ni chez moi. Ils pénétreraient dans tout le monde. — Il n'y en a plus, lui affirma Doyle. Tu comprends ? Ils sont partis. Ils ne supportent pas le froid. Je les ai tous vus sortir de toi pour aller crever à l'écart lorsque je suis arrivé. Maintenant, dis-moi où est passé ce salaud. — C'est vrai ? Il n'y en a plus ? fit Sammy en reniflant, lis sont vraiment morts ? C'est sûr ? Il baissa craintivement les yeux sur lui-même. — Oui, puisque je te le dis. Est-ce que tu peux m'indiquer la direction qu'il a prise ? Après avoir tâté ses vêtements sur toutes les coutures avec de moins en moins de prudence, le jeune homme se mit à trembler. — Il f-f-faut que j' rentre, dit-il en se remettant debout avec raideur. Quel froid diabolique ! Ah oui ! Vous vouliez savoir où il est allé ? — Oui, fit Doyle qui, lui aussi, venait d'entamer une danse de Saint-Guy sur le pavé. Il ne sentait plus sa cheville droite et il craignait que la chaîne ne fût à présent solidaire de sa peau. Sammy renifla de nouveau. — Il a bondi par-dessus cette maison pour passer dans la rue voisine. — Quoi ? fit Doyle en se penchant pour mieux entendre. — Oui. Il a sauté par-dessus, comme une sauterelle. Snif. Il avait des boudins de métal sous ses chaussures, ajouta Sammy en guise d'explication. — Ah… très bien. (Apparemment, Romany n'a pas lésiné sur l'hypnotisme. Et il lui a suffi de quelques secondes. Tu aurais peut-être tort de te fier à l'impression qu'il donne de te craindre.) Au fait, dit-il au garçon qui s'éloignait en traînant les pieds. Où sommes-nous ? Je suis perdu. — Dans Borough High Street. Southwark. — À Londres ? fit Doyle, le sourcil interrogateur. — Évidemment, répondit le jeune homme qui dansait impatiemment d'un pied sur l'autre. — Et… euh… en quelle année sommes-nous ? Quel jour ? — Ça, monsieur, je n'en sais rien. Ce qui est sûr c'est que nous sommes en hiver. Sur ce, il s'esquiva en direction de l'auberge. — Qui est notre roi ? cria Doyle derrière lui. — Charles ! répondit le jeune homme sans se retourner. — Charles combien ? s'interrogea Doyle et il cria, plus fort : — Et qui régnait avant lui ? Sammy choisit de ne pas entendre mais, au-dessus d'eux, une fenêtre s'ouvrit en grinçant. — Olivier, notre lord Protecteur, lança une voix courroucée. De son temps, on n'était pas réveillé par un tel tapage ! — Excusez-moi, monsieur, s'empressa de dire Doyle qui offrit ses yeux à la morsure du froid en cherchant à repérer de quelle fenêtre on lui parlait. Je souffre d'une… (pourquoi pas ?) … d'une fièvre cérébrale et j'ai perdu la mémoire. Je n'ai nulle part où aller. Pourriez-vous me laisser dormir jusqu'à l'aube dans votre cuisine ou me lancer un manteau plus chaud… Il entendit la fenêtre se refermer avec violence puis un loquet crisser avant même d'avoir localisé la provenance de la voix. Un Cromwellien typique ! Et il poussa un long soupir qui se détacha de ses lèvres pour s'éloigner comme un petit nuage. Donc, se dit-il en repartant tête baissée dans la froidure, je suis quelque part entre… euh, 1660 et… voyons, Charles II est mort quand ? Vers 1690, je crois. Hou la la ! c'est de pire en pire. En 1810 au moins, j'avais une chance de rencontrer les types de Darrow et de rentrer avec eux ou, à défaut, d'accepter la voie que le destin semblait m'avoir tracée en vivant confortablement jusqu'à a fin de mes jours dans la peau de William Ashbless. Bon Dieu de merde, qu'est-ce qu'il fait froid ! Espèce de crétin, pourquoi tu n'as pas fait ça ? Te contenter de transcrire de mémoire les poèmes d'Ashbless, d'aller faire un tour en Égypte, et laisser venir à toi la modeste fortune, la petite célébrité – le joli brin de femme aussi – de ton personnage historique. Mais non, au lieu de ça tu as préféré aller emmerder des sorciers, ce qui fait que tu prives l'Histoire d'un William Ashbless et que tu te retrouves coincé dans un foutu siècle où personne ne songe à se laver les dents ou à prendre un bain et où, à trente ans, on est déjà bien vieux. Par hasard, il regardait en l'air lorsqu'il vit une étrange silhouette traverser en diagonale l'étroite bande de ciel visible entre l'encorbellement des façades et, un instant, cette ombre se découpa nettement sur la pleine lune. Il bondit aussitôt sur un côté de la ruelle et se plaqua sous un porche – car, même en un laps de temps si court, il avait pu reconnaître dans cette créature volante le Dr Romany avec son crâne chauve, son ample robe qui claquait au vent et la semelle inférieure de chaque chaussure deux bons pieds derrière lui au bout des ressorts à leur maximum d'extension. Alors que son élan ascensionnel disparaissait et qu'il sentait de nouveau la gravité jeter sur lui ses premiers filets pour le ramener vers le sol et tandis que les toits les plus proches amorçaient une remontée, occultant la splendeur glaciaire des hautes maisons de London Bridge enjambant le ruban blanc du fleuve immobile, le Dr Romany prit conscience que ses bonds n'étaient plus aussi puissants que dix minutes auparavant et que la texture de son cocon d'air puisé commençait à se relâcher au point de laisser filtrer jusqu'à ses sens le gel intense de l'atmosphère. En fait, ses pouvoirs n'étaient pas plus grands. L'apparent accroissement provenait seulement de la meilleure conductivité des époques archaïques pour les énergies de type magique… et, déjà, l'accoutumance s'installant, les premiers effets s'amenuisaient. C'est un peu, se dit-il alors qu'il se recevait en souplesse sur le toit d'une lucarne pour effectuer ensuite un lent saut périlleux vers le pavé de la rue, comme un homme qui trouverait son épée habituelle toute légère après s'être entraîné pendant des heures avec une plus lourde. L'arme en fait n'a pas changé de poids et l'illusion de la manier avec plus d'aisance ne tarde jamais à se dissiper. Cette apparente augmentation de mes pouvoirs ne durera certainement pas toute la nuit… et la porte par laquelle nous avons fait irruption dans ce temps doit se refermer aux environs de l'aube. En conséquence, décida-t-il tandis qu'il interrompait sa chute ralentie en enveloppant de son bras l'épaulement d'une enseigne d'auberge représentant un danseur nègre, je vais devoir contacter Fikee et le Maître aussi vite que possible pour leur dire qui je suis et ce que je fais ici. A coup sûr, ce dîner sera des plus fins, se dit Ezra Longwell qui avait toujours apprécié l'excellente nourriture que la Confrérie servait à ses membres. Il reprit la bouteille près du feu pour se servir un autre verre de porto. Par un hiver aussi rude, même le Champagne devait rester une bonne demi-heure dans l'âtre pour être buvable et ce délai devait être porté à une heure et demie pour les bordeaux et les vins capiteux. Tout en dégustant son breuvage encore trop frais, il gagna la fenêtre Tudor que la chaleur de la cuisine avait préservée du givre et en essuya la buée pour regarder dehors. A l'ouest du pont, des lumières clignotaient entre les baraques et les tentes de la fête foraine qui avaient investi le fleuve sur toute sa largeur depuis Temple Stairs jusqu'à la rive du Surrey. Des patineurs virevoltaient joyeusement sur la glace, lanterne à la main, évoquant un ballet d'étoiles filantes et, Longwell, une fois de plus, se félicita d'être a l'abri, bien au chaud et dans l'attente d'un bon repas. Il s'écarta de la fenêtre et coula un dernier regard tendre sur les marmites fumantes. — De la douceur, je vous prie, avec ces admirables saucisses ! lança-t-il à l'imposante matrone qui régnait sur les fourneaux de la Confrérie. Après quoi, il s'engagea dans le couloir menant à la salle à manger, accompagné par le raclement ténu sur le plancher de la chaînette qui pendait à son talon droit. À son entrée, Owen Burghard leva les yeux et sourit. — Alors, Ezra, comment ça se passe aux cuisines ? Le rouge au front, Longwell gagna sa place habituelle, conscient des regards amusés que les autres membres posaient sur lui. — Pas si mal, grogna-t-il dans le gémissement qu'émit sa chaise sous son poids. Mais il fait vraiment trop froid. — Ma foi, cela tempère vos humeurs tant soit peu sanguines, Ezra, fit Burghard avant de retourner à la carte étalée sur la table. Il en tapota le coin droit du fourneau de sa pipe en terre et déclara sur ce ton qu'on ne pouvait pas vraiment qualifier de pédant. — Vous pouvez constater, messieurs, que ces périodes d'activité accrue de Fikee et de sa bande de bohémiens… Et il fut interrompu par un poing qui martelait la porte. Instantanément, ils furent tous debout, la main sur le pommeau de la rapière ou sur la crosse du pistolet, non sans avoir eu le réflexe de lancer le pied droit pour donner jeu à la fine chaîne qui traînait derrière leur talon comme s'ils comptaient autant sur elle que sur leurs armes pour se défendre. Burghard gagna la porte, tira le verrou et recula d'un pas. — C'est ouvert, fit-il, très fort. La porte s'ouvrit et, à l'unanimité, les sourcils se haussèrent devant ce géant qui, sortant apparemment tout droit d'une saga nordique, basculait dans la pièce. D'une taille stupéfiante, plus grand même que le roi, son manteau d'une coupe étrange et d'une finesse déplorablement peu appropriée à la saison ne dissimulait rien de ses larges épaules et de ses bras musculeux que dominait une barbe luxuriante et incrustée de givre qui lui donnait l'air d'un grand ancêtre. — Y a-t-il un feu, de grâce ? croassa dans un accent barbare le bonhomme de glace en reprenant sa progression titubante au point que Longwell craignit fort de le voir faire basculer la bibliothèque entière,… un feu et une boisson chaude, quelle qu'elle soit ? 1 Puis Burghard avait étouffé un cri en montrant du doigt la botte droite de l'intrus d'où sortait une longueur de chaîne garnie de glaçons et avait aussitôt bondi pour le soutenir. — Beasley ! Aidez-moi. Ezra, allez vite chercher du café ! La bouteille de cognac, aussi ! Burghard et Beasley encadrèrent l'homme à demi mort de froid et l'entraînèrent vers le banc placé devant la cheminée. Puis, lorsque Longwell lui apporta un grand bol de café arrosé, le géant inhala longuement la vapeur aromatique et brûlante avant d'y tremper les lèvres. — Ah ! soupira-t-il enfin en posant le café près de lui pour tendre les mains vers les flammes. J'ai cru vraiment que j'allais y rester. Vos hivers sont-ils toujours aussi rudes ? Burghard fronça les sourcils et jeta un regard sur ses compagnons. — Qui êtes-vous, monsieur ? Et comment se fait-il que vous soyez ici ? — J'ai entendu dire que vous teniez vos réunions dans une maison de l'extrémité sud du pont. La première porte où j'ai frappé, ils n'ont pas voulu me laisser entrer mais ils m'ont expliqué comment vous trouver. Quant à vous dire qui je suis, il m'est impossible de vous donner sur l'instant un nom qui conviendrait mais je suis venu… (un sourire fendit son visage égaré) parce que je savais que je le ferais. Je pense que vous êtes les limiers dont j'ai besoin pour traquer mon gibier. Il y a un sorcier qui s'appelle le Dr Romany qui… — Parlez-vous du Dr Romanelli ? s'enquit Burghard. Si oui, nous le connaissons. — Ah bon ? Si loin en arrière ? Dieu du ciel ! Mais passons… Romanelli a un frère jumeau qui s'appelle Romany et qui vient, par des méthodes que je crois pouvoir nommer magiques, de faire un saut dans votre Londres. Il faut absolument l'intercepter et le contraindre à retourner… d'où il vient. Et avec un peu de chance, on devrait pouvoir le convaincre de me remmener avec lui. — Un jumeau ? Vous voulez dire un ka, je gage, intervint Longwell en prenant dans l'âtre une braise qu'il déposa délicatement dans le fourneau de sa pipe préalablement bourrée. Vous voulez fumer ? ajouta-t-il. — Seigneur, oui ! s'exclama Doyle en tendant la main pour prendre la blague et la fragile pipe en terre qu'on lui tendait. Qu'entendez-vous exactement par ka ? Burghard le regarda en plissant les yeux. — Vous êtes un sacré mélange de savoir et d'ignorance, monsieur, et je ne détesterais pas vous entendre raconter votre histoire. Il est étrange, par exemple, que vous portiez une chaîne de jonction sans pour autant sembler connaître grand-chose de plus sur nous. Et vous nous parlez du Dr Romanelli alors que vous ne savez pas ce qu'est un ka ni pourquoi cet hiver-ci est particulièrement sauvage. (Il sourit bien qu'un éclat calculateur demeurât dans son regard trompeusement affable.) Quoi qu'il en soit, un ka est la réplique que l'on obtient d'un être humain dans une cuve remplie d'un liquide spécial à partir de quelques gouttes de son sang. L'opération est-elle correctement menée que le double ressemble non seulement à l'original dans ses moindres détails mais bénéficie en outre de tous ses souvenirs et de l'intégralité de ses connaissances. Doyle avait bourré la pipe de tabac sec et réutilisait à présent la méthode Longwell pour l'allumer. — Oui, je présume que Romany est une créature de ce type, dit-il en tirant bouffée sur bouffée dans l'espoir de faire fondre les stalactites de sa barbe. Je crois connaître un autre ka… le pauvre bougre, il est à cent lieues de s'en douter. — Le nom d'Aménophis Fikee vous dit-il quelque chose ? lui demanda Burghard et il promena son regard sur la compagnie, incertain de ce qu'il pouvait révéler. C'est, ce sera ou ce fut le chef d'une tribu de bohémiens. — C'est précisément ce qu'il est. Pourquoi ces précautions oratoires ? — Pour rien. Donc, messieurs, le ka de ce Dr Romanelli est cette nuit même à Londres et il est armé d'un savoir que nul autre ici ne peut posséder. Il convient donc que nous le trouvions et que nous le renvoyions à son point d'origine. — Et vous désirez repartir avec lui. — Exact. — Mais pourquoi user d'un mode de transport si périlleux encore que rapide ? s'enquit Burghard. Par bateau ou à dos de cheval ou même de mulet, on peut gagner n'importe quel point du globe en six mois. Doyle poussa un soupir. — Je crois comprendre que vous constituez une sorte…de police magique, commença-t-il. Burghard tout à la fois sourit et tressaillit. — Pas exactement, monsieur. Quelques grands seigneurs perspicaces et fortunés nous payent pour prévenir toute manœuvre séditieuse de la part des sorciers. Nous n'usons pas de magie mais de la seule négation de leurs sortilèges. — Je vois, fît Doyle en posant sa pipe auprès des braises. Si je vous raconte toute l'histoire et que, comme moi, vous parvenez à la conclusion que ce Romany constitue une menace… disons d'une puissance inquiétante… pour Londres, l'Angleterre et le monde entier, m'aiderez-vous à le neutraliser sans vous opposer ensuite à mon retour – dans l'éventualité où ce dernier serait possible – vers le monde auquel j'appartiens ? — Vous avez ma parole, répondit Burghard d'une voix sereine. Doyle posa un long regard sur l'homme dans un silence que seuls rompaient les crépitements et les crachotements du feu. — Parfait, dit-il enfin d'une voix sourde. Je vais être bref car nous devons agir sans tarder et je crois savoir où le trouver à peu près dans l'heure qui va suivre. Lui et moi. nous avons, par processus magique ou autre, fait un saut, mais pas depuis un autre point du globe tel que la Turquie ; non, nous sommes venus d'un autre temps. Le dernier matin dont je me souvienne est celui du 26 septembre 1810. Longwell partit d'un grand éclat de rire qui se prolongea jusqu'à ce que Burghard levât la main pour dire : — Continuez. — Voilà, il semble que quelque chose… Et il s'arrêta net en remarquant sur la table un grand livre que sa reliure neuve et l'éclat du 1684 gravé en chiffres d'or sur son dos ne l'empêchèrent pas de reconnaître. Il se leva et, en s'approchant, vit la plume et l'encrier qui attendaient. Il sourit, plongea la plume dans l'encre, ouvrit le volume à la dernière page et, en travers de celle-ci, écrivit : OUCOUCY, ENDANBRY, UTY IGESPY ? — Qu'êtes-vous en train d'écrire ? Doyle éluda la question avec un mouvement d'impatience. — Messieurs, reprit-il, quelque chose a percé des trous dans la structure du temps… Un quart d'heure plus tard au grand maximum, une petite troupe d'une douzaine d'hommes, bardés de multiples épaisseurs de vêtements pour affronter l'extrême rigueur du froid, franchissaient un par un le seuil de la vieille bâtisse pour remonter l'étroite ruelle de London Bridge en direction du Surrey. Bien qu'il y eût assez de place entre les anciennes façades pour marcher à deux de front, ils restèrent en file indienne. Doyle venait en second, juste derrière la silhouette encapuchonnée de Burghard dont il épousait sans trop de peine les grandes enjambées malgré la gêne de cette épée qui ne cessait de lui battre la cuisse. Le mince rai de lumière jaunâtre filant de la lanterne sourde dont s'était équipé Burghard perçait seul les denses ténèbres du défilé quoique, plusieurs étages au-dessus d'eux, la lune baignât de sa clarté glaciaire les toits en dents de scie et l'enchevêtrement des étais empêchant les immeubles vétustés de verser les uns sur les autres. Un profond silence régnait sur le pont, rompu de temps à autre par le cliquetis d'une chaîne sur le pavé ou par les bribes de musique et les éclats de rire assourdis que Doyle percevait sur sa droite. — Par ici, chuchota Burghard en s'engageant dans une venelle pour éclairer une structure de bois dans laquelle Doyle reconnut un escalier descendant vers le fleuve. Il serait absurde d'annoncer notre arrivée en passant par le portail sud. Doyle lui emboîta le pas sur les marches qui s'enfonçaient en colimaçon entre les parois d'un puits ménagé dans la masse même du pont et ils émergèrent au bout d'un certain temps à l'air libre sous la vaste travée. Ce fut alors que, pour la première fois, la Tamise apparut à Doyle sous son aspect d'immobile étendue de glace éclaboussée de blancheur par le clair de lune. Promenant un regard sur cet étonnant spectacle, il aperçut au passage, plus loin, un autre groupe qui traversait le fleuve gelé en direction de la rive nord et, comme ses yeux étaient aussitôt revenus se fixer sur ces silhouettes lointaines, il se demanda ce qu'il leur avait trouvé d'intrigant. Était-ce l'allure gauche et bossue de la plupart ou le pas bondissant de celle qui marchait en tête ? Son énorme main gantée se referma sur l'épaule de Burghard. — Votre longue-vue, fit-il en un grondement presque inaudible alors que Longwell venait buter dans son dos. — Tout de suite, lui répondit Burghard en extirpant de sous les plis de son manteau une lunette rétractable que Doyle prit, déploya sur toute sa longueur et braqua sur l'étrange troupe. Bien que la mise au point restât mauvaise, il reconnut nettement le Dr Romany dans la silhouette exagérément légère alors que les cinq… non, les six autres semblaient être des êtres difformes vêtus d'amples fourrures. — C'est notre homme, dit-il en rendant la longue-vue. — Ah bon ! Mais tant qu'il sera sur la glace, nous ne pouvons nous permettre de l'affronter. — Pourquoi donc ? — La jonction, mon cher. Les chaînes sont inefficaces sur l'eau. — C'est bien vrai, grogna Longwell dans les ténèbres qui surplombaient et suivaient Doyle. Voudrions-nous le combattre sur la glace qu'il lancerait instantanément sur nous tous les diables de l'enfer et nos âmes ne seraient pas chevillées pour résister à l'assaut. Une rafale d'un vent arctique balaya les marches anciennes et fit tanguer le pont comme un vaisseau pris d'assaut. — Néanmoins, fit Burghard, songeur, nous pouvons les suivre jusqu'à l'autre rive pour les y intercepter. Allez, on y va. Ils reprirent leur descente et, un moment plus tard, abordèrent un quai poudré de neige puis s'engagèrent sur la glace. — Les voilà qui obliquent vers l'ouest, derrière cette extension septentrionale de la fête foraine, fit tranquillement remarquer Burghard sans quitter des yeux les sept silhouettes mouvantes. Nous allons sortir par l'ouest du pont, tracer une courbe et les rejoindre sur la rive à la culminante de la circonvolution. Lorsqu'ils émergèrent de sous la vaste voûte, Doyle vit des lumières danser devant eux alors que la musique et les rires se faisaient plus nets. Il y avait là des tentes et des baraques, de grandes balançoires avec des torches à chaque bout et une grosse barque montée sur roues qui oscillait lentement d'arrière en avant sur la glace avec des visages bariolés peints sur sa voile et sur ses roues et des guirlandes qui pendaient de ses haubans. Le silencieux cortège de la Confrérie d'Antée contourna les festivités par l'est en direction du nord. Alors qu'ils étaient encore à une centaine de yards de la rive, ils virent le groupe de Romany surgir de l'ombre du pont à son extrémité nord et s'engager sur l'escalier remontant vers Thames Street. À mi-hauteur des marches, la silhouette du Dr Romany se retourna et ce mouvement n'était pas encore achevé que Burghard avait basculé sur le côté, fait la roue et terminé cette dernière en lançant ses poings joints contre la poitrine de Doyle qui s'était senti déraper et avait atterri les quatre fers en l'air sous le rire tonitruant de Burghard. Entre-temps, Longwell s'était mis a danser un ballet d'une grotesque préciosité et Doyle eut en moment la certitude que le sorcier leur avait jeté un sort et qu'il allait lui-même d'un instant à l'autre se mettre a aboyer ou à manger son chapeau. Alors que Romany reprenait son ascension, un nuage passa devant la lune et voila quelque peu la scène. Burghard et Longwell reprirent aussitôt un comportement normal et aidèrent Doyle à se relever. — Mes excuses, lui dit Burghard. Il fallait absolument qu'il nous prit pour des fêtards. Vite, maintenant. Rattrapons-les. La petite troupe commença de courir sur la glace et Doyle eut tôt fait d'attraper le pas glissé qui convenait pour garder son équilibre. Quelques minutes plus tard, ils grimpaient à leur tour les marches puis remontaient l'étroite venelle menant à Thames Street, marquant une pause lorsqu'ils débouchèrent dans cette voie plus large pour chercher quelque indice sur la direction prise par leur proie évanouie. — Là ! s'écria Burghard en montrant une plaque de neige au milieu de la rue. Ils ont traversé pour prendre cette ruelle. Tout le monde suivit mais Doyle ne comprenait toujours pas comment Burghard avait pu déduire que Romany était passé par là, d'autant qu'il ne vit rien d'autre sur la neige que les traces de deux ou trois très gros chiens. Ils pénétrèrent dans la ruelle et Doyle sentit son corps réagir avant même que son esprit n'eût enregistré le grattement ténu. Sa main gauche alla dégainer la rapière et la tint levée à l'oblique à l'instant même où quelque chose bondit de l'ombre et vint s'empaler sur la pointe. Il recula sous l'impact, entendit un grondement rauque et le bruit de dents qui mordaient l'acier puis, toujours par automatisme, son pied gauche repoussa violemment la créature mourante, dégageant ainsi la lame. — Gardez-vous des monstres ! entendit-il Burghard hurler devant lui avant que la lanterne ne cognât sur le pavé verglacé puis que son volet ne coulissât, éclaboussant de lumière dorée l'étroite ruelle. Goya lui-même ne se serait peut-être jamais décidé à peindre la scène hallucinante à laquelle Doyle se vit confronté. Burghard se tordait à terre, aux prises avec quelque créature d'une puissance musculaire inhumaine qui semblait tenir tout à la fois du loup et de l'homme, et. derrière cette lutte sauvage, on découvrait plusieurs autres monstres prêts à bondir, leurs épaules voûtées comme si le fait de marcher sur leur pattes de derrière était nouveau pour eux, la gueule béante sur des dents qui évoquèrent à Doyle autant de poignards d'ivoire acérés… Mais la flamme de l'intelligence brillait au fond de leurs yeux minuscules et ils reculèrent prudemment lorsque Doyle, sans les quitter du regard, plongea son épée dans le torse de la créature poilue qui luttait à ses pieds avec Burghard. — Sorls, Rowary ! aboya l'un des monstres par-dessus son épaule alors que Burghard rejetait le cadavre de son assaillant. Il se redressa d'un bond en s'essuyant le sang qu'il avait dans les yeux puis dégaina sa rapière après avoir fait passer la dague dans sa main gauche. Les deux corps difformes et couverts d'une épaisse fourrure gisaient à présent immobiles entre les deux groupes. — Longwell, Tyson, passez par-derrière ce pâté de maisons et allez vous poster à l'autre bout de la ruelle, fit Burghard toujours aussi calme et son ordre se vit instantanément exécuté dans un duo pour claquements de bottes et cliquetis de chaînes. Romany s'était retourné, il avait rebroussé chemin en quelques enjambées et, maintenant, il se frayait un passage à coups d'épaule entre ses lieutenants-loups pour faire face à ses opposants. Dans son visage émacié, déformé par la rage tout autant que par la lanterne qui l'éclairait par en dessous, la bouche s'ouvrit pour proférer des syllabes qui faussèrent et racornirent l'air glacé qui les portait – cependant que Doyle sentait autour de sa cheville la chaîne se réchauffer et vibrer. Puis Romany reconnut ce dernier au premier rang de ses adversaires, l'épée sanglante à la main et manifestement immunisé contre ses charmes au point de ne même pas s'en soucier ; l'incantation s'étrangla dans sa gorge mais sa bouche continua de béer de consternation. Doyle se baissa pour ramasser la lanterne puis se redressa, souriant, sa lame pointée sur le sorcier. — Je crains que vous n'ayez à nous suivre, docteur Romany. Le magicien fit un prodigieux bond en arrière par-dessus les têtes de ses hommes-loups puis il s'élança vers le fond de la ruelle et ses créatures refluèrent derrière lui, prudemment suivies par Doyle, Burghard et les autres. Soudain, la détonation d'un pistolet retentit quelque part devant eux et, une seconde plus tard, un hurlement suraigu se répercuta entre les parois rapprochées, vite noyé dans les beuglements d'un Longwell hors d'haleine. — Halte-là, monstres, nous avons assez d'armes chargées pour vous faire retourner séance tenante d'où vous venez ! Doyle qui courait devant Burghard leva sa lanterne juste à temps pour voir une silhouette vêtue d'une ample robe jaillir à la verticale. — Il a sauté sur le toit. Vite. Dégommez-le ! Deux autres coups de feu explosèrent au fond de la ruelle et Doyle vit que leur flamme montait vers le mince ruban de ciel, puis il fut pratiquement assourdi lorsque Burghard tira juste à côté de son oreille. — Ces démons grimpent aux murs comme des araignées, hurla Longwell. Tirez ! Ils vont nous échapper ! Quelque part dans les hauteurs, une fenêtre s'ouvrit en grinçant et ce qui ne pouvait être qu'un pot de chambre se fracassa contre la façade de la maison d'en face, aspergeant de son contenu celui qui, justement, se trouvait en dessous : Doyle. — Arrière, bande d'assassins ! hurla une voix de femme. Détachés par la mitraille, des éclats de pierre commençaient à joncher le sol de la venelle lorsque Burghard, sur un ton qui trahissait sa frustration, donna l'ordre de cesser le feu. — Nous risquerions d'atteindre cette maudite bourgeoise. — Ils ont disparu, chef, cria Longwell en se précipitant vers Burghard et les autres. Ils ont détalé par les toits. — Inutile de s'attarder ici, grogna Burghard. Romany nous a semés… Avec sa façon de sauter par-dessus les bâtiments, il a pu prendre n'importe quelle direction. — Et si nous retournions vers ce dîner si prometteur, suggéra Longwell alors que, lames rengainées et pistolets réenfouis sous les manteaux, ils enjambaient les deux cadavres hirsutes et regagnaient le pavé de Thames Street, luisant sous le clair de lune. Moi, je la connais la direction qu'il a prise, annonça tranquillement Doyle. Il rebrousse chemin vers le point d'où il vient – cette brèche dont je vous ai parlé – car là-bas, ses pouvoirs magiques sont exaltés, et cet endroit correspond à une auberge de Borough High Street. — Je ne suis pas enchanté à l'idée de retraverser le fleuve gelé maintenant qu'il sait que nous le traquons, fit remarquer l'un des membres de la Confrérie, une grande asperge aux cheveux bouclés. S'il devait se retourner contre nous alors… — Cela ne se traduirait pas nécessairement par notre perte, dit Burghard en reprenant la tête de la petite troupe. Ne nous reposons pas exagérément sur notre armure. Pour l'heure, nous allons faire une reconnaissance en évitant tout mouvement inconsidéré. Ils dévalèrent la venelle qui les ramena au sommet des marches descendant vers le fleuve gelé puis scrutèrent attentivement l'étendue de glace, fouillant entre les baraques et les tentes de la fête foraine. — Il y a trop de monde pour que nous puissions les repérer, grommela Longwell. — Peut-être… fit Burghard qui avait ressorti sa lunette pour la promener lentement sur la scène. Je les vois, dit-il enfin. Ils coupent tout droit au travers de la foule, sans se soucier d'éviter les gens… Vous devriez voir la vitesse à laquelle certaines personnes reculent à leur approche. (Il se tourna vers l'imposante silhouette de Doyle.) Quel niveau de puissance atteindra-t-il lorsqu'il sera dans cette auberge ? — Je ne saurais donner de mesure précise, lui répondit Doyle. Disons simplement qu'elle sera considérablement plus grande que maintenant. Il devait même avoir quelque chose de sacrément pressé à faire pour avoir quitté en premier lieu cet endroit. — Je crains que nous n'ayons à le suivre de très près, conclut Burghard en s'engageant avec répugnance sur les marches. Procédons avec diligence, messieurs, nous avons un écart à combler. Précédé par le claquement régulier de socques orientaux sur le pavé verglacé, un troisième groupe tout aussi furtif que les deux autres apparut au coin de Gracechurch Street pour tourner dans Thames Street. Le personnage étrangement chaussé qui venait en tête examina soigneusement la rue déserte puis reprit sa progression du même pas décidé. — Un instant, alchimiste, fit l'un de ceux qui le suivaient. Nous n'irons pas plus loin sans une explication. N'étaient-ce point des coups de feu ? — Oui-da, répondit avec impatience le meneur de la petite troupe, mais vous n'en étiez nullement la cible. — Certes, mais que pouvait être cette cible ? Ce n'est pas un être humain que nous avons entendu crier, reprit l'homme dont la bise rabattait des boucles brunes que n'emprisonnait nulle perruque en travers d'un visage plutôt pétulant et replet. Céans, c'est moi qui commande, quoique sur un mode non officiel comme mon père lorsqu'il était en exil en France. Je dis que nous n'avons nul besoin d'autre chose que de ce que vous portez dans cette cassette… et surtout pas des conseils de quelque autre maudit sorcier. Amenophis Fikee rebroussa chemin jusqu'à l'endroit où était resté l'homme et il n'eut aucune peine à le dominer du regard par la vertu de ses chaussures spéciales. — Écoutez-moi bien, bouffon plein de suffisance, fit-il d'une voix sifflante. Si votre satané postérieur doit jamais reposer sur le trône, ce sera grâce à mes efforts et en dépit des vôtres… à moins que vous n'estimiez que Sidney, Russell et vous ayez montré quelque intelligence dans cette tentative d'assassinat de l'an dernier ? Fi donc, insensés ! Vouloir casser la vitre pour s'emparer d'une friandise ! Vous avez besoin de moi, et de la magie, et d'une sacrée dose de chance ne serait-ce que pour soustraire votre tête à la hache du bourreau, à plus forte raison pour espérer être roi ! Et l'homme qui m'a contacté cette nuit par l'entremise de la chandelle et des très anciens mots de passe est fort d'un pouvoir brut dont j'ai rarement vu le déploiement chez un sorcier depuis… depuis longtemps. Vous étiez là, jeune homme, je n'ai même pas eu besoin d'allumer le cierge pour le recevoir, il s'est contenté de surgir lui-même en flammes ! A présent, il est aux prises avec une difficulté, vraisemblablement avec la Confrérie d'Antée de ce cher Jacques, et amené en conséquence à se rabattre sur un point du Surrey où rayonne l'une de ces inexplicables sources de tolérance dont je vous ai parlé, ces espaces privilégiés où la sorcellerie a les coudées franches. Donc, nous allons nous y rendre pour le rencontrer. Ou peut-être préférez-vous rentrer en Hollande et briguer la couronne sans mon aide, par vos seuls moyens ? (Comme le duc de Monmouth continuait de bouder, Fikee lui agita sous le nez la cassette noire.) Et sans le faux certificat de mariage parfaitement indétectable que je vous ai forgé ? Monmouth tiqua mais finit par hausser les épaules. — Très bien, sorcier, mais bougeons… avant que votre maudite vague de froid ne nous transforme en bloc de glace. La petite troupe reprit sa marche vers le pont. Le bateau avait cinglé au plus près sur la glace, son équipage à moitié ivre braillant chanson sur chanson en agitant des torches plus ou moins en rythme, mais celui qui était à la barre venait de courir trop serré si bien que, maintenant, la voile flottait flasque et vide. L'embarcation perdait de la vitesse et les visages grotesques peints sur ses roues redevenaient distincts à mesure que ces dernières tournaient de plus en plus lentement sur leurs essieux de bois. Dans une ultime embardée, le bateau s'immobilisa sur la glace et commença de repartir à reculons dans le sens où sa voile se gonflait sur un mode encore indécis. Burghard avait entraîné Doyle et les dix membres de la Confrérie d'Antée dans une longue course en arc de cercle par le travers du fleuve gelé derrière l'écran procuré par espèce de char à voile et, à présent, il le rejoignait, grimpait sur le plat-bord et sautait au milieu de la beuverie dont les participants, déjà courroucés d'avoir perdu le vent, tournaient déjà des visages rageurs vers un intrus qui physiquement ne semblait pas faire le poids lorsque la massive silhouette de Doyle apparut au-dessus du bastingage, crinière, barbe et cape au vent. — Nous prenons le commandement de ce vaisseau, s'écria-t-il en s'étranglant de rire à la pensée qu'il avait lu le récit de cette péripétie quelques heures auparavant. Burghard, pouvez-vous faire en sorte que cet engin roule de nouveau ? — Stowell, cria le capitaine de la Confrérie, mettez-vous derrière et poussez puis, dès qu'il sera lancé, vous montez. Tout le monde a l'habitude de voir cette grosse barque évoluer sur la Tamise et nous allons pouvoir le suivre sans qu'il nous remarque. — Vous semblez oublier un détail, objecta un petit bonhomme rondouillard qui venait de se lever à l'arrière. Ce bateau est à moi. Burghard lui tendit quelques pièces. — Tenez. Nous n'abîmerons pas votre bâtiment et nous le laisserons le long de la rive sud. Et puis… (il sortit un peu plus d'argent de sa bourse) ceci est pour vous, si vous pouvez nous laisser en sus vos masques et vos torches. Le propriétaire de l'embarcation mit en balance les pièces et la manifeste détermination de ces généreux corsaires avant d'arrêter son choix par un haussement d'épaules. — Allez, quittez le bord, les gars, et laissez les masques et les lumignons, nous avons de quoi faire la foire pour un bout de temps. Les marins évincés sautèrent joyeusement par-dessus le bordage tandis que les hommes de Burghard poussaient le bateau puis montaient tous à son bord lorsque sa voile se gonfla et qu'il repartit vers le centre du fleuve pris par les glaces. Burghard, arborant un masque de toucan rouge et bleu, manœuvrait habilement la barre de façon à suivre Romany sans le dépasser. Ils n'étaient plus qu'à une trentaine de yards des escaliers de Jeter Lane lorsque, pour la troisième fois, Romany se retourna, mais là, ce regard donna lieu à un arrêt dans ses bonds car il venait d'acquérir la certitude qu'il était suivi. — Il nous a vus ! hurla Doyle. Burghard avait d'ores et déjà basculé la barre complètement sur la gauche et la nef à roues virait de bord en épingle à cheveux dans des gerbes de glace pilée avant de se restabiliser et de foncer non plus sur les marches mais droit sur un long quai en avancée. Doyle se dressa et tira son épée qu'il lâcha instantanément car elle s'était transformée en un serpent d'argent qui relevait déjà la tête pour mordre. L'instant d'après, ce fut sa dague qui se mit à se tordre pour sortir du fourreau et il fut obligé de l'y maintenir des deux mains tandis que ses vêtements s'enflaient, traversés d'ondulations démentes, que le masque commençait de palpiter sur son visage et que sous ses pieds, le fond du bateau se soulevait et retombait pareil au thorax de quelque animal hors d'haleine. Prenant soudain conscience au travers de sa panique d'être au centre d'un assaut de forces magiques, il usa du bombement suivant de la coque pour se catapulter comme d'un tremplin loin de la nef prise de convulsions ; il tendit les mains pour se recevoir sur la glace où il se roula aussitôt en boule et glissa ainsi sur quelques yards avant de s'arrêter une ou deux secondes après que l'engin ensorcelé eut explosé dans un vacarme de bois fracassé contre le môle, éjectant les membres de la compagnie d'Antée dans toutes les directions comme un triangle de quilles sous l'impact d'une boule bien placée. Doyle se rassit, ôta son palpitant masque de chat et l'expédia aussi loin qu'il le pouvait, puis il remarqua sa dague qui avait fini par sortir du fourreau et rampait à présent vers lui pareille à quelque grosse arpenteuse. Il s'en débarrassa d'un coup de pied… pour se sentir aussitôt sombrer dans un abîme de perplexité car cette lame ensorcelée tout en se tortillant comme un tuyau de caoutchouc trouvait le moyen d'avoir le clair tintement du métal lorsqu'elle rebondissait sur la glace. Burghard était déjà debout et bien qu'une grimace de douleur lui tordît les traits, il réussit à brailler d'une voix rauque : – Tous à terre ! Et il s'ébranla pour obéir à l'ordre qu'il venait lui-même de lancer. Les flammes avaient commencé à luire çà et là dans les décombres de la nef à roues. L'une de ces roues, détachée de son essieu, continuait de tracer un cercle lent sur la glace avec sa bouche qui s'ouvrait et se refermait spasmodiquement et ses yeux peints fulgurant d'une énergie démoniaque ; puis, lorsque le feu gagna les bords de la voile, le visage dont elle s'ornait roula des yeux tout en se froissant et la bouche s'ouvrit pour proférer quelque appel obscur. Stowell, empourpré par sa lutte avec la cravate qui s'efforçait de l'étrangler, bouscula Doyle dans sa course désespérée vers la terre ferme et celui-ci, sortant de sa stupeur, reprit son souffle et bondit à sa suite. Il y avait quelque chose de bizarre dans l'air, songea-t-il tout de suite. Ça lui picotait les yeux, les narines et la poitrine et il se sentait brusquement vidé de toute énergie. Un amas de planches et de poutres brisées s'était agglutiné devant les échelons donnant accès au débarcadère et, sans cesser de se tortiller et de danser, il allait cogner les genoux ou rouler sous les bottes de ceux qui tentaient de s'en approcher. Un homme déjà était tombé sous les coups de cette mêlée d'épaves et Burghard l'en avait de justesse arraché vivant. Doyle empoigna donc le chancelant Stowell par le col et par la ceinture puis, après avoir pris de l'élan en lui imprimant deux balancements, usa de ce qui lui restait de forces pour le projeter en l'air. Il s'effondra ensuite sur les genoux et, tandis qu'un voile lui tombait sur les yeux, il eut encore le temps de voir l'homme achever son vol plané par un atterrissage en souplesse sur le sommet du quai. L'air était envahi d'une âcre senteur comparable à celle du soufre ou du chlore et Doyle comprit que même si les planches s'écartaient pour le laisser passer, il n'avait plus assez d'énergie pour songer à se hisser d'un échelon à l'autre, aussi se laissa-t-il tomber sur le flanc avant de rouler sur le dos et de contempler sans une once de curiosité Stowell qui, le visage illuminé par les flammes, se penchait au bord du quai pour tendre son épée nue. Doyle se sentit vaguement jaloux que cette dernière fût droite et solide alors que la sienne s'était transformée en anguille. Puis il cessa de penser à ça, comme à tout le reste, d'ailleurs. Burghard avait on ne sait comment réussi à rester debout mais à présent, il chancelait sous l'assaut d'une forêt de bouts de bois qui lui matraquaient vicieusement l'arrière des genoux quand ils ne lançaient pas des coups en traître dans l'entrejambe ou dans le ventre. Il allait succomber lorsque, dans un effort désespéré, il parvint à saisir la tranchante lame tendue. Instantanément, le tourbillon de bâtons recula en accompagnant sa retraite d'un tohu-bohu de cognements frustrés. — À moi, Antei ! s'exclama joyeusement Burghard. Un bras sur la tête pour se protéger du déluge de planches qui s'abattait sur lui, Longwell rampa vers son chef et referma les doigts sur la chaîne qui traînait derrière sa botte droite. Les décombres en furie s'écartèrent également de lui. Un par un, trois autres réussirent à se traîner jusqu'à cette jonction salvatrice et les fragments de charpente brisée que venaient à tout moment renforcer de nouvelles planches – véritables brandons parfois, crachés par l'épave en flammes – se rabattirent sur Doyle qui n'était pas encore connecté à la terre et sur lequel pleuvaient déjà es morceaux les plus petits. — Vite ! s'écria Burghard. Il faut le raccorder ! L'homme constituant le dernier maillon de la chaîne eut beau tendre à l'extrême son bras, il ne put atteindre Doyle et, jetant un regard par-dessus son épaule, il découvrit que le bataillon des gros madriers n'était plus qu'à quelques yards de distance. Il étouffa un juron puis tira sa dague et s'en servit pour accrocher le pied de Doyle qu'il ramena suffisamment près pour être à même de le transpercer de part en part en arrimant fermement la pointe de sa lame dans la glace. Dans le pied de Doyle, une chaleur se répandit qui détendit ses muscles presque pétrifiés puis finit par remonter jusqu'au cerveau dont elle extirpa la vision de gigantesques cristaux se multipliant à l'infini qui avait retenu jusqu'alors l'attention minimale dont il était capable à 'égard des choses. Il se redressa et, assis sur la glace, assista au retour torrentueux de sa conscience avec, en particulier, celle d'avoir le pied transpercé par une dague et de voir une tornade de longerons détaler pour aller s'abattre sur des formes humaines qui gisaient trop loin, hors d'atteinte de la chaîne antéenne. — Vous ! hurlait Burghard. Oui, vous avec la barbe ! ne libérez surtout pas votre pied avant d'avoir pris la main de Friedman ! Doyle hocha la tête et, pouce par pouce, rampa vers l'homme à la dague dont il finit par saisir la main libre. Friedman dégagea ensuite sa lame de la glace et la tira hors du pied de Doyle puis reprit la main de celui qui, pour la manœuvre, l'avait tenu par sa chaîne de botte. Lorsque Burghard en donna le signal, les cinq hommes se relevèrent et s'acheminèrent péniblement vers l'échelle. Doyle avait toujours l'impression de sentir l'acier dans son pied et, regardant derrière lui, il s'aperçut qu'il laissait sur la glace des traces fumantes et qu'à l'endroit où il avait été cloué une large tache sombre se couvrait déjà d'une pellicule de givre. — Accrochez-vous à celui qui vous précède et ne vous servez de votre pied que pour les premiers barreaux. Ensuite, on vous tirera, lui cria Burghard, debout sur le quai, livide en dépit de l'intense clarté orangée du bateau en flammes. Quelques minutes plus tard, assis sur le débarcadère ou s'obstinant à y tituber, Doyle et les cinq survivants de la Confrérie d'Antée reprenaient leur souffle, s'abandonnant à la chaleur du brasier et à l'énergie bienfaisante qu'ils sentaient remonter en eux par le canal de leur chaîne de jonction, telles de réconfortantes goulées d'eau-de-vie. — II… il a filé… tout de suite après, dit Burghard hors d'haleine en nouant son mouchoir autour de sa main coupée. Nous avons eu de la chance qu'il ait sous-estimé le temps dont il disposait car il nous a simplement jeté le sort d'Animation Maligne. Se serait-il attardé pour entonner l'Aria Fatale que… Il fut interrompu par les cris furieux d'un homme qui traversait le fleuve gelé dans leur direction. — Enfants de putains ! hurlait le grassouillet propriétaire du bateau à roues. Je vous traînerai tous en justice ! Burghard plongea dans sa poche une main valide mais inhabile et la ressortit tenant une bourse qu'il lança vers l'homme. — Avec toutes nos excuses, lui cria-t-il. Vous trouverez là de quoi vous acheter un nouveau bateau et vous dédommager du temps que vous perdrez à le chercher. (Puis il se tourna vers Doyle et les autres.) Nous avons perdu six hommes et les blessures de certains d'entre vous requièrent une attention immédiate – votre pied, monsieur, me semble être du nombre. Par ailleurs, nous ne disposons plus de l'armure qui vient au second rang d'importance après les chaînes : un confortable viatique d'espèces sonnantes et trébuchantes. On ne saurait en conséquence voir une lâcheté dans un éventuel repli vers nos appartements pour y panser nos plaies, nous sustenter de quelque manière et nous octroyer un peu de sommeil avant de reprendre cette affaire demain matin. Doyle, qui avait retiré sa botte pour se nouer autour du pied un morceau de sa cravate imprégné de brandy, la remettait à présent en serrant les dents pour ne pas crier de douleur. — Moi, je dois continuer, dit-il à Burghard lorsqu'il eut terminé. Sinon, ce serait renoncer à rentrer chez moi. Mais vous avez raison. J'estime même que vous en avez fait beaucoup plus que je n'aurais eu le droit de demander. Et je suis sincèrement désolé pour ces six hommes. Il se leva, content maintenant de ce froid intense qui faisait fonction d'analgésique. Longwell secoua la tête d'un air malheureux. — Hélas non ! dit-il. Sur l'autre rive du fleuve, j'aurais plus que volontiers abandonné la poursuite pour retourner a notre traditionnel et succulent dîner, mais à présent que McHugh, Kickham et les autres sont morts, je ne pourrais savourer ce porto en sachant que leur assassin court en liberté… et que, probablement même, il se vante de son acte. — Pour sûr, acquiesça Stowell qui continuait de tripoter sa cravate avec méfiance. Il sera toujours temps de faire ripaille après que nous aurons expédié ce quidam en enfer. Le visage ravagé de Burghard, tel un bois flotté par les vagues dans la lumière orange, se fendit d'un sourire dur. — Qu'il en soit ainsi. Toutefois, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers Doyle, vous ne devez ni vous troubler ni vous flatter de ce que ces hommes sont morts pour vous aider. Telle est la tâche pour laquelle nous sommes payés. Et si vous n'aviez pas lancé Stowell en lieu sûr, nous serions tous étendus morts sur la glace. Vous sentez-vous capable de marcher ? — Je vais marcher. — Fort bien. (Burghard retourna jusqu'au bord du quai.) La somme vous convient-elle ? demanda-t-il au propriétaire du bateau qui s'était accroupi pour regarder brûler son bien. — Oh ! pour sûr, pour sûr ! répondit l'homme en agitant joyeusement le bras pour les saluer. Et je vous laisse libre de me réemprunter mon bateau quand vous voudrez. — En voilà un au moins qui aura tiré profit de la soirée, grommela Burghard avec amertume. La nef de foire – un brasier d'enfer, à présent – bascula sur le flanc et commença de s'enfoncer graduellement dans la glace en fusion puis, au travers d'un nuage de vapeur, on vit les baux se coucher un par un comme les doigts d'une main opérant une soustraction. Les yeux de l'aubergiste se plissèrent de consternation lorsque Doyle plia les genoux pour passer sous le linteau et pénétra dans son établissement puis ils s'écarquillèrent de surprise en découvrant Burghard et ses compagnons qui le suivaient. — Cet individu est avec vous, Owen ? s'enquit-il, dubitatif. — Oui, Boaz, répondit sèchement Burghard. Et la Confrérie payera les dégâts qu'il est susceptible de causer. Avez-vous vu… — L'homme qui est tombé avec moi tout à l'heure, coupa Doyle. Où est-il ? — Celui-là ? Morbleu, il… L'auberge frémit de fond en comble comme si un orgue avait commencé de jouer dans les basses sous le seuil de l'inaudible un hymne funèbre soutenu dans un registre suraigu par les échos lointains d'un chant monotone. Autour de la cheville de Doyle, la chaîne se remit à vibrer. — Où est-il ? beugla Burghard. Soudain se produisirent parallèlement plusieurs phénomènes. Dans leurs candélabres de bois, les chandelles flamboyèrent et se mirent à cracher comme des feux d'artifice lors de la fête nationale, projetant vers le plafond des boules de feu violacées tandis que se répandaient de lourdes volutes d'une fumée malodorante et que, dans un fracas terrible, les tables volaient en éclats, dispersant en tous sens aliments, plats, pichets et gens attablés. Promenant un regard ahuri sur ce brutal pandémonium, Doyle remarqua le long entonnoir blanc comparable à une tornade qui venait d'apparaître au-dessus de la tête de Boaz, l'aubergiste, puis il découvrit bientôt que tous les autres dîneurs éparpillés dans la salle étaient surmontés d'un tourbillon semblable qui ne cessait de s'enfler. Il leva les yeux, saisi d'une brusque terreur, mais ne vit au-dessus de lui nul ectoplasme tournoyant et, un moment plus tard, il acquit la certitude que les têtes de ses compagnons en étaient également vierges. Ce doit être les chaînes qui nous protègent de cette Pentecôte impie, se dit-il et, lorsqu'il baissa les yeux, il vit que sa propre chaîne pétillait d'étincelles dorées et que ses amis semblaient traîner derrière leur botte droite un essaim de feu. D'elles-mêmes, les tables démantelées se reconstituèrent en hâte mais sous une forme vaguement humanoïde et les surfaces polies qui constituaient leur visage se hérissèrent de reliefs similaires à ceux que trace la limaille de fer sur un aimant. Puis elles s'ébranlèrent et titubèrent au sein de la fumée purpurine, heurtant les gens, les murs ou se cognant l'une l'autre de leurs pieds de bois qu'elles agitaient comme des aveugles fous furieux. — Formation circulaire ! hurla Burghard et Doyle se retrouva placé entre Stowell et Longwell dans le cordon que constituèrent immédiatement les membres de la Confrérie d'Antée autour de l'entrée. Rapières et dagues parurent au clair et Doyle se demanda comment des armes si banales pouvaient avoir quelque efficacité contre de tels adversaires. Il se plia toutefois en avant pour tirer de son fourreau l'épée d'un client qui avait été projeté près de la porte par l'explosion. Les trombes spectrales qui n'avaient cessé de s'évaser tout en s'étirant se fondaient à présent en un point du plafond et la douzaine de personnes qui – debout, assises ou couchées – se trouvaient à présent reliées par la tête à cette pieuvre immatérielle et déplaisante suspendirent tout mouvement hormis celui de tourner des regards aussi sereins que vides vers le cercle d'hommes en armes postés devant l'entrée. Les hommes de bois s'arrêtèrent alors comme pour tendre l'oreille puis se remirent en marche, plus du tout à l'aveuglette cette fois mais droit sur la formation de la Confrérie d'Antée. L'une des tables transformées s'immobilisa devant Burghard et leva le pied qui lui servait de bras dans l'intention manifeste de porter un premier coup mais son adversaire se fendit et plongea vivement la pointe de son épée dans ce qui tenait lieu d'épaule à la chose. La pièce de bois constituant le bras cessa d'être solidaire du plateau formant le torse et tomba sur le plancher. Sans s'accorder le temps de réfléchir, Doyle se fendit à son tour pour percer le ventre d'un autre meuble ensorcelé ; la douleur qui lui déchira le pied lui fit monter les larmes aux yeux mais l'hétéroclite agencement ne s'en éparpilla pas moins sur le sol comme un tas de bûches que l'on aurait renversé. Dans la mêlée qui suivit, cette technique se révéla d'ailleurs être la bonne manière de lutter contre les monstres de bois. Certes, Stowell fut rapidement assommé tandis que Doyle restait le bras droit presque paralysé d'un violent coup reçu sur l'épaule mais, au bout de quelques minutes de bonds, de feintes et de fentes, ils eurent réduit toutes les féroces tables vivantes à l'état de petit bois inerte. Toutes sauf une qui, sous la pression de quatre rapières, s'était précipitée dans une remarquable démonstration de panique humaine vers la porte d'entrée restée grande ouverte. — Il est quelque part dans l'établissement, s'écria Burghard hors d'haleine. Allons voir aux cuisines… en restant groupés. — Attendez ! fit un chœur de voix inexpressives qui fut suivi par le raclement de bottes sur le plancher alors que Boaz et ses infortunés clients se redressaient, soulevés par l'ectoplasme émanant de leur tête. Plusieurs d'entre eux exhibèrent épées et dagues tandis que les autres – au nombre desquels on comptait deux matrones – s'armaient de lourds morceaux de bois. Doyle leva les yeux vers la convergence des tourbillons blancs et s'aperçut qu'au plafond la masse avait encore grossi et ressemblait maintenant à un visage sans yeux mais doté d'une bouche béante aux lèvres flasques sortaient les étranges tentacules. — Doyle, entonnèrent à l'unisson l'aubergiste et les dîneurs, regroupez ce qui vous reste d'hommes et tentez de trouver une retraite si obscure que mon courroux ne pourra vous y atteindre. — Bonne idée, Burghard, approuva Doyle en s'efforçant de maîtriser la réaction hystérique qui lui faisait grimper la voix dans les aigus. » Un sorcier poursuivi ne peut que se réfugier dans une cuisine où il est sûr de trouver du feu, de l'eau bouillante et tout le bataclan à sa disposition. Doyle, Burghard, Longwell et l'unique autre membre valide de la Confrérie d'Antée, un petit homme râblé, se précipitèrent vers les cuisines mais se virent aussitôt barrer le chemin par l'aubergiste et sa clientèle. Doyle s'accroupit pour esquiver l'attaque de la grosse dame et réussit à lui faire sauter la planche des mains avec le pommeau de sa rapière une fraction de seconde avant de parer la pointe acérée qui se ruait vers sa poitrine. Par pur réflexe, son corps se fendit pour riposter et il n'en reprit le contrôle qu'au tout dernier instant pour tourner sa lame de sorte que ce fut la garde qui rentra dans le ventre de son pantin d'assaillant et non la pointe mortelle. Entre-temps, la vieille n'avait cessé de trépigner autour de lui et son petit poing noueux venait de lui donner un sale coup dans les reins. Il beugla de douleur, pivota sur lui-même et fit basculer la gêneuse en lui flanquant son pied derrière les genoux puis, tandis qu'elle s'effondrait, trancha d'un moulinet le serpent blanc qui montait de sa tête. Les deux bouts se rétractèrent mais, tel un élastique, le plus long alla claquer contre le plafond avant d'être aspiré comme un spaghetti écœurant par une bouche que tordait maintenant un rictus. Par terre, la vieille dame se mit à ronfler. Tout en menant leurs assauts avec adresse et concentration, les ex-dîneurs marmonnaient comme des somnambules. L'un d'eux, acculant dans un coin par une rapide séquence d'attaques et de feintes un Doyle qui, trouvant automatiquement des parades, remerciait du fond du cœur Benner d'avoir pratiqué l'escrime, n'en continuait pas moins de dire sur le ton de la conversation courante : — Elle aurait quand même pu me demander avant de le jeter, voilà ce que je vois, moi, et il me semble que si l'un de nous deux a le droit de faire la gueule… De faire la gueule, a-t-il dit ? médita Doyle alors qu'il réussissait à lier l'épée de son adversaire et à la lui faire sauter du poing. — C'est tout de même moi, poursuivit tranquillement l'homme en décochant un coup de pied que Doyle esquiva, car enfin, c'était mon pourpoint préféré… Deux autres bavards au visage impassible se ruant vers lui la rapière en avant, et peu enclin à se garder un ennemi dans le dos, Doyle voulut tailler d'un revers le câble d'alimentation de celui qui s'estimait en droit de faire la gueule mais le coup, porté sans force, rebondit sur l'espèce de cordon ombilical. L'homme poussa toutefois un cri perçant, fit des sauts désordonnés comme un lapin blessé puis s'effondra sur le sol. Doyle fit volte-face pour accueillir ses deux nouveaux assaillants. Aussitôt, il se jeta sur la droite afin de parer en quinte l'attaque du premier et, sur son élan, s'accroupit en souplesse, se donnant un troisième point d'appui sur les doigts écartés de sa main droite, puis laissa glisser le long de sa lame le fer adverse tandis que la rapière du second assaillant allait transpercer l'espace où il s'était tenu moins d'une seconde auparavant. Le premier homme avait libéré son arme et s'était reculé d'un pas pour en diriger la pointe vers le visage de Doyle tout en grognant : — Et si cette maudite chatte pouvait seulement se décider sur les moments où elle veut être dedans… (Doyle se redressa, dévia le coup d'estoc, et celui qui portait continua sa phrase) … et ceux où elle préfère sortir… alors que son épée plongeait dans le dos de son compagnon. Le diable t'emporte, Romany, se dit Doyle dont la tension se muait en crispation de rage, tu m'en as fait tuer un ! Il tira le fer du corps de sa malheureuse victime, en frappa du plat la tempe de l'homme qui aurait aimé que sa chatte eût de la suite dans les idées et, tandis que ce dernier basculait à terre, ramassa une lampe à huile éteinte mais intacte et la lança comme un ballon de rugby au travers de la salle d'auberge où les foyers d'incendie commençaient à prendre de l'importance. Atteinte par la lampe, la porte de la cuisine s'ouvrit en explosant sous le choc. Puis il bondit vers le feu le plus proche – lequel grimpait à présent le long d'un mur et léchait le plafond – pour y prendre un brandon qu'il précipita telle une flèche incendiaire par la porte béante. Il entendit le bâton claquer sur les dalles… mais commençait à se dire que sa manœuvre avait échoué quand, dans une déflagration terrible, une flamme orange emplit l'autre pièce alors que les marionnettes de Romany hurlaient à l'unisson comme une douzaine de radios réglées sur un même signal. Elles lâchèrent ensuite leurs armes, promenèrent autour d'elles un regard horrifié puis, à l'exception de Boaz, se ruèrent toutes vers la sortie. Les tentacules ectoplasmiques pendaient à présent dans le vide et, quelques instants plus tard, la masse entière du visage blafard se détacha du plafond dans un retentissant bruit de succion pour traverser l'atmosphère enfumée de la salle et s'aplatir hideusement sur le plancher. Doyle l'enjamba et courut vers la cuisine talonné par Burghard et par un Longwell qui boitait et passait en revue les jurons de son répertoire. Quant à Boaz, il se précipita vers une étagère et balaya les verres qui s'y trouvaient rangés pour prendre, derrière, un paquet emballé dans un linge dans les plis duquel il s'empêtra nerveusement les doigts en voulant l'ôter tout en courant pour rattraper les autres. Doyle franchit le seuil de la cuisine en faisant des grands 8 avec sa rapière mais le Dr Romany n'était plus là. Dans un dérapage contrôlé, il s'immobilisa et inspecta les lieux, d'abord avec prudence, puis avec un franc étonnement car, bien que la pièce fût éclaboussée d'huile encore fumante, il constatait que les étagères, les bancs, les tables et même la dalle de l'âtre se ployaient vers le milieu de la pièce comme un décor peint sur une toile de caoutchouc creusée en son centre. Burghard pila de justesse derrière Doyle mais Longwell et l'aubergiste fou de rage qui jonglait avec le pistolet au canon évasé qu'il avait fini par sortir du linge rentrèrent droit dans Burghard. Boaz en lâcha son arme qui tomba dans des balayures accumulées dans un coin. Guerlay est mort, annonça Burghard, pantelant. Je veux la peau de ce Dr Romany ! Le patron avait récupéré son tromblon miniature tout encrassé de boue et il l'agitait furieusement en demandant à cor et à cri si le duc d'York allait le dédommager du saccage de son auberge. — Morbleu, oui ! gueula Burghard. Il vous en payera même une toute nouvelle à l'emplacement de votre choix. Mais donnez-moi ça avant de tuer quelqu'un, ajouta-t-il en s'emparant du pistolet. Sur quoi donne cette porte ? — Sur un couloir, répondit Boaz de mauvaise grâce. A droite, vers les chambres et, à gauche, sur la cour et les écuries. — Parfait, fouillons d'abord… Brusquement, les flammes se déchaînèrent avec une telle violence qu'elles cédèrent la place à un intense rayonnement de pure énergie statique dont l'éclat monta du jaune orangé vers le blanc et, pour la deuxième fois de la nuit, Doyle fut pris à la gorge par un air surchauffé appauvri en oxygène. — C'est lui qui provoque ça de l'extérieur ! hurla Burghard d'une voix étranglée. Sortons vite ! Il s'engouffra dans le couloir avec Longwell sur ses talons et Doyle s'apprêtait à les suivre lorsqu'il se rappela qu'un de leurs compagnons gisait toujours sans connaissance dans la grande salle qui, elle aussi, s'était transformée en brasier d'enfer. Il s'y rua et trouva Stowell assis sur le sol en train de cligner des yeux dans la lumière aveuglante. Il courut jusqu'à lui, le releva et commença de le pousser vers la porte d'entrée lorsque le linteau consumé de cette dernière céda dans une gerbe d'étincelles et qu'une demi-tonne de maçonnerie et de colombage s'effondra sur le seuil. — Pas par là ! glapit Doyle. On retourne à la cuisine. (Il attrapa Stowell par l'épaule et l'entraîna dans la bonne direction.) Attention, c'est un vrai four là-dedans, ajouta– t-il en se raidissant pour affronter l'incandescence qui emplissait la pièce. Puis ils plongèrent dans la cuisine en se distribuant des claques pour éteindre le feu qui prenait à leurs vêtements ou à la barbe de Doyle et finirent par déboucher dans la relative fraîcheur du couloir qui s'ouvrait au fond. Il devrait y avoir une porte par là, croassa Doyle qui, au même instant, s'aperçut que la partie gauche du couloir n'était plus qu'un talus de braises fumantes. Mon Dieu ! fit-il, désespéré. — Psssit ! Doyle se tourna vers le sifflement et ne fut en l'occurrence pas très surpris de voir la tête massive de l'aubergiste posée sur les dalles et tordue de mimiques expressives. Puis il comprit que l'homme était en fait dans un trou. — Par ici, bande d'idiots ! continua Boaz. Dans la cave ! Elle est reliée à un égout qui donne dans la rue voisine– mais je me demande vraiment pourquoi je m'amuse à sauver deux salopards de cette putain de Confrérie d'Antée ? Doyle s'arracha de sa stupeur et, poussant devant lui un Stowell encore à moitié dans les vapes, se rua vers l'issue miraculeuse. Boaz descendit plus bas sur l'échelle et guida les pieds de Stowell sur les barreaux puis, quand ceux de Doyle apparurent, il dit à ce dernier de refermer la trappe sur eux. Un moment plus tard, ils furent tous trois sur un sol dallé au milieu d'un entassement de tonneaux et de caisses aux contours vaguement dessinés par le scintillement des deux chaînes de jonction. — Du vin de France que je gardais en réserve, soupira le patron en désignant une barrique à l'écart. Venez par ici. Derrière les oignons. Alors qu'ils quittaient la cave et s'engageaient dans un étroit boyau de pierre, Doyle demanda en baissant instinctivement la voix : — Comment se fait-il qu'il y ait une sortie souterraine ? — Ne vous occupez pas de… et puis merde ! Plus loin, égout est assez large pour qu'il soit possible d'y manœuvrer une barque depuis le fleuve. Il est parfois plus prudent de ne pas embêter les douanes avec des marchandises sujettes à des taxes… et par ailleurs, il peut toujours arriver qu'un client de l'auberge ait besoin de partir par une porte dérobée. Pour l'heure, se dit Doyle, c'est par une autre porte dérobée que j'ai besoin de partir. Lorsqu'ils eurent fait une quarantaine de pas dans le tunnel, l'éclat des chaînes diminua puis disparut. — Nous sommes sortis de la sphère magique, marmonna Stowell. — J'ai bien l'impression que ce sont ces foutues chaînes qui ont fichu le feu à mon auberge, grogna Boaz. Mais voilà… nous y sommes… regardez, on voit le ciel à travers la grille. Sous la bouche d'égout, le sol du souterrain se soulevait vers l'ouverture. Doyle grimpa sur le monticule et s'arc-bouta contre la grille. Il jeta un sourire en coin à l'aubergiste. — Espérons que je serai meilleur que pour écraser des chopes. Puis toute autre expression que celle d'un effort gigantesque disparut de ses traits. En fait, songeait le frissonnant duc de Monmouth en se rapprochant du brasier bienvenu de cette auberge en flammes, je n'ai pas réellement besoin de ces sorciers… ou de leur maudit faux certificat. N'ai-je pas dit et répété à Fikee que j'avais toutes les raisons de croire que ce mariage entre ma mère et le roi Charles, célébré à Liège par l'évêque de Lincoln, avait été dûment enregistré ? Mais alors, pourquoi n'essaye-t-il même pas de retrouver le document authentique ? Ses lèvres – qu'il était tout malheureux de sentir déformées par les gerçures – se pincèrent car il connaissait déjà la réponse et ne l'appréciait guère. De toute évidence, Fikee ne le considérait pas comme le légitime successeur du roi Charles sur le trône et, de ce fait, lui apportait son aide en l'absence de toute motivation d'ordre patriotique. Ce vil nécromant ne doit songer qu'aux faveurs qu'il pourra m'extorquer lorsque j'aurais la couronne sur la tête, la principale étant sans doute que l'Angleterre renonce à faire valoir ses droits sur Tanger. Je me demande quand même pourquoi Fikee tient à ce point à ce que nulle puissance européenne ne prenne pied en Afrique… Une fois de plus, il mesura du regard la taille artificiellement imposante du sorcier qui, quelques pas plus loin, errait contre lui le coffret noir abritant le faux. — Qu'attendons-nous, magicien ? — Vous allez la fermer ? répondit sèchement Fikee sans détacher les yeux du brasier sur lequel son doigt se pointa soudain. Ah ! Le voilà ! Une silhouette en flammes venait de surgir au détour des bâtiments incendiés, progressant contre toute vraisemblance par bonds immenses et néanmoins talonnée de près par deux hommes dont les habits paraissaient avoir également pris feu… ou qui, pour le moins, soulevaient des gerbes d'étincelles à chaque pas. Fikee s'ébranlait lorsque l'un de ceux qui couraient derrière la torche vivante se lança sur cette dernière pour la plaquer dans la neige. Quelle bravoure, se dit d'abord Monmouth, puis un cri s étrangla dans sa gorge lorsqu'il vit l'intrépide gaillard enfourcher l'homme qu'il venait de sauver et lui diriger vers le cœur une dague dont la lame effilée se brisa toutefois inexplicablement. Les deux hommes roulèrent dans la neige luttant au corps à corps. Encore quelques pas et j'y suis, se dit Fikee en courant maladroitement sur ses socques vers les deux silhouettes à terre. Les choses peuvent encore tourner à notre avantage. Ce magicien doit certes souffrir mille morts d'être ainsi doué sur ce sol auquel il a renoncé mais ces gêneurs ne sont à coup sûr pas en mesure de le tuer par le feu ou par le fer… ou par le plomb, ajouta-t-il en voyant le second poursuivant sortir de sous son manteau un pistolet au canon évasé. Burghard savait très bien qu'une arme à feu n'aurait pas plus d'effet sur un sorcier que le stupide coup de dague de Longwell – et surtout pas dans une sphère magique – mais il venait de voir le Dr Romany refermer sur la chaîne de son camarade une main – qui grésilla de manière fort audible alors que son propriétaire hurlait de douleur – puis l'arracher d'un coup sec. Il ne restait donc plus qu'une fraction de seconde pour détourner Romany de porter le coup de grâce à un adversaire sans défense et Burghard bondit, le pistolet braqué sur le visage du sorcier qui ouvrit la bouche pour prononcer quelque incantation dévastatrice. Burghard tira. Tel un château de sable sous l'impact d'un coup de pied bien ajusté, le visage du Dr Romany se pulvérisa et le sorcier s'abattit à la renverse sur la neige ensanglantée. Paralysés l'un comme l'autre par la stupeur, Burghard et Aménophis Fikee contemplèrent fixement le corps inerte cependant que le duc de Monmouth, terrifié à l'idée d'être impliqué dans un meurtre alors que son père, le roi, lui avait expressément interdit de mettre les pieds en Angleterre, détalait sans demander son reste. Avec lenteur, Burghard leva le bras et fit sauter la cassette noire des mains de Fikee. Lorsque Doyle en fut à vingt-huit sur le compte de trente secondes par lequel il sonnait intérieurement le glas de sa résistance, les barres de fer entrecroisées qui lui avaient si cruellement mordu les chairs de l'épaule se soulevèrent, brutalement libérées de leur logement dans les galets pavant la chaussée. Il repoussa la grille et se hissa sur le bord de la bouche d'égout. Puis il y replongea la main pour aider l'aubergiste à grimper au niveau de la rue et fit de même pour Stowell. — Y a-t-il eu du bruit pendant que j'étais occupé à ça ? demanda-t-il à ce dernier. Il me semble avoir entendu quelque chose. — Oui-da, répondit Stowell. Un cri et un coup de feu. — Retournons là-bas. Ils revinrent sur leurs pas – à cette différence près qu'ils passaient à présent par la surface – et Doyle ne tarda pas à sentir contre sa cheville la chaîne qui se réchauffait. Avec une infinie lassitude, il dégaina de nouveau sa rapière. Mais une scène des plus banales les attendait derrière le coin de l'auberge en flammes. Assis au beau milieu de la rue, Burghard et Longwell contemplaient l'incendie et le capitaine de la Confrérie d'Antée s'amusait en même temps à jeter en l'air une petite boîte noire pour la rattraper ensuite. Il la laissa toutefois tomber sur le pavé pour se relever d'un bond lorsqu'il vit le trio noir de suie qui s'approchait de lui. — Au nom du ciel, comment avez-vous fait pour sortir ? leur cria-t-il. Nous avons pourtant vu le sorcier bloquer toutes les issues juste après notre passage. — Nous sommes passés par un égout communiquant avec la cave, répondit Doyle d'une voix brisée par l'épuisement qui, tenu en échec tout au long de la soirée, prenait à présent sa revanche. Où est Romany ? — Je ne sais par quel miracle mais j'ai réussi à le tuer, dit Burghard. Apparemment, il avait des complices qui l'attendaient mais ils se sont enfuis dès qu'ils l'ont vu mort. J'ai traîné son cadavre de l'autre côté de la rue, hors de la bulle, et… — Est-ce que vous l'avez fouillé ? l'interrompit Doyle, brusquement inquiet du temps dont il disposait encore avant que la brèche ne se refermât… si ce n'était pas déjà fait. — Il n'avait rien d'autre sur lui que ce papier… Doyle saisit le bout de papier humide et maculé de traces noires que lui tendait Burghard, lui accorda un bref regard puis releva les yeux. — Où avez-vous mis son cadavre ? — Là-bas, près de ce… (Les yeux de Burghard s'écarquillèrent d'horreur.) Mon Dieu ! Il est parti ! J'étais pourtant sûr de lui avoir fait sauter la figure ! Doyle s'effondra. — Il a dû simuler cette mort. Je ne crois pas que l'on puisse tuer ses semblables. Moi non plus je ne croyais pas que ce fût possible, s'écria Burghard, mais j'ai vu de mes propres yeux son visage exploser lorsque j'ai déchargé sur lui le pistolet de Boaz ! Morbleu, je ne suis pas un jouvenceau pour m'enorgueillir d'avoir tué des hommes quand ce n'est pas vrai ! Longwell, vous étiez témoin… — Un instant, c'est bien le pistolet qui est tombé dans le tas de balayures ? — Oui-da, celui-là. J'ai même eu de la chance qu'il ne m'ait pas explosé dans la main. Il était tout encrassé de boue. Doyle hocha la tête. Un plein canon de terre pouvait effectivement avoir entraîné pour Romany des blessures que n'aurait su causer une balle normale. Cela n'était vraisemblablement pas sans rapport avec l'aversion de ses pareils pour le sol. Il ouvrait la bouche pour expliquer la chose à Burghard mais, à l'instant même, toute lumière cessa et il tomba – du moins en eut-il l'impression – au travers de la terre puis au delà, dans un ciel sans étoiles. Après le bruit sourd de l'implosion, Burghard resta un bon moment à fixer l'espace déserté par Doyle et le tas de vêtements vides qui s'étaient éparpillés sur la neige. Puis il regarda autour de lui. Longwell s'approchait en se tordant le cou de tous les côtés. — Vous n'avez pas entendu une espèce de boum qui ne venait pas de l'incendie ? demanda-t-il. Et où est parti notre mystérieux guide ? — Pour l'endroit d'où il est venu, de toute évidence, répondit Burghard. Et j'espère qu'il y fait plus chaud qu'ici. (Il haussa un sourcil et regarda Longwell.) Vous avez reconnu l'homme qui attendait Romany, là, dehors ? — Cette question, Owen ! Ça ressemblait fortement au chef des bohémiens, Fikee. — Hein ? Evidemment, Fikee était là, mais je parle de l'autre. — Non, je n'ai pas fait attention à lui. Qui était-ce ? — En fait, on aurait vraiment dit que c'était lui… mais il est censé ne pas quitter la Hollande. (Il tourna vers son compagnon un sourire lourd de lassitude et dénué d'allégresse.) Nous ne saurons probablement jamais avec exactitude ce qui s'est passé cette nuit. Il se baissa pour ramasser le petit coffret de bois noir et vit en se redressant Stowell qui s'approchait en traînant les pieds dans la neige. — Je n'aurais pas dû vous abandonner là-bas, Brian, lui dit-il. Je suis désolé… mais sincèrement heureux que le grand barbu ait été vous rechercher. — Je ne vous en veux pas, répondit Stowell. Je doutais personnellement de pouvoir être sauvé. (Il se frotta les yeux.) Quelle cavalcade ! Qu'est-ce qu'il y a dans cette boite ? Burghard s'était remis à jongler avec la cassette. — De l'ouvrage de sorcier, j'imagine. Et, prenant son élan, il l'expédia par une fenêtre dans le brasier tumultueux des ruines. Clopin-clopant le long d'une ruelle, essayant d'y voir avec le seul œil qui lui restait, le Dr Romany pleurait des larmes de rage et de frustration. Il était incapable de se rappeler ni comment ni par qui il avait été blessé mais il se savait à présent totalement abandonné. Et il y avait ce message qu'il lui fallait délivrer à quelqu'un… c'était urgent… mais le message semblait lui être sorti de la tête en même temps que ce sang qu'il avait perdu avant de reprendre conscience et de gribouiller dans la neige quelques élémentaires charmes de soutien. Eût-il pu prononcer les syllabes d'un sort qu'il eût été en mesure de se remettre presque instantanément sur pied mais, avec la moitié du visage emporté, il devait se contenter des formules écrites qui le maintenaient en vie et conscient. Il savait une chose, toutefois, qui le faisait bondir de joie : ce Doyle était mort. Il l'avait piégé à l'intérieur de l'auberge et, lorsque plus tard il s'était furtivement écarté de l'endroit où l'on avait cru ne laisser qu'un cadavre, il avait pu constater que la bâtisse aux issues obstruées n'était plus qu'un brasier d'enfer dans lequel nul n'aurait pu rester vivant. Il avait perdu tout sens de l'équilibre et marcher avec ses chaussures à ressorts n'avait rien d'une partie de plaisir. Baste, je, suis un vieux ka et d'ici quelques décennies la détérioration m'aura rendu si léger que, la gravité n'ayant plus guère de prise sur moi, je pourrai me passer de ces maudits souliers. Par des charmes écrits, j'arriverai bien à subsister jusqu'à ce que mon visage guérisse et que je puisse de nouveau parler. Et, avec un peu de chance, je prolongerai cette vie jusqu'en 1810. Et lorsque enfin viendra cette date, j'irai voir Mr Brendan Doyle… En fait, dans l'intervalle, je crois que je vais acheter ce terrain avec les ruines de l'auberge incendiée. Comme ça, en 1810, je pourrai y emmener Mr Doyle et lui montrer son propre crâne carbonisé. Une espèce de bouillonnement qui aurait pu passer pour un rire terriblement douloureux s'échappa du bas de ce visage fracassé. Quelques pas plus loin, il reperdit l'équilibre, alla percuter un mur et commença de déraper sur le pavé… mais un bras le rattrapa, le remit sur pied puis le soutint lorsqu'il hasarda un nouveau pas. Il se retourna, posa son bon œil sur son bienfaiteur… et ne fut pas trop surpris de voir qu'il ne s'agissait en rien d'une personne mais d'un agencement vaguement humanoïde et animé de bouts de bois et de planches qui, de toute évidence, avaient jadis constitué une table. Plein de gratitude, Romany passa le bras autour de l'épais tasseau qu'étaient les épaules de la chose et, sans un mot, car il leur manquait à tous deux le don de la parole, ils s'acheminèrent le long de la ruelle. 10 Les minéraux sont viandes pour les plantes, et les plantes pour les animaux, et les animaux pour les hommes ; les hommes aussi seront viandes pour d'autres créatures, mais pas pour les dieux dont la nature est par trop éloignée de la nôtre ; ils doivent en conséquence l'être pour les démons. J. CARDAN, Hyperchen. Lorsque ses pieds nus touchèrent si brusquement le plateau d'un bureau qu'il eut à peine le temps de plier les genoux pour amorcer le choc et rester debout, Doyle s'aperçut qu'il était dans une tente et, tel un dormeur qui s'éveille d'un cauchemar et reconnaît avec soulagement les détails familiers de sa propre chambre, il se souvint où il avait précédemment vu ce bureau, ces papiers épars, ces chandelles et ces statues… il était dans la tente du Dr Romany. Et, remarqua-t-il en sautant à terre, il était tout nu. Dieu merci, il faisait bon. De toute évidence, il était de retour en 1810. Mais comment est-ce possible ? s'étonna-t-il. Je n'avais de crochet mobile. Il gagna l'entrée de la tente et en souleva légèrement le rabat juste à temps pour voir un couple de silhouettes gigantesques et squelettiques – faiblement luminescentes comme les images qui demeurent sur la rétine après qu'on a fermé les yeux – courir à lentes foulées derrière les tentes en flammes ; puis elles s'évanouirent dans le néant si vite qu'il douta de les avoir vues. En dehors du crépitement régulier de l'incendie, nul autre bruit ne troublait le silence que la ritournelle d'une gaieté incongrue que jouaient quelque part vers l'extrémité nord du camp un piano et un accordéon. Il laissa retomber le rabat et fouilla dans le fatras jusqu'à y dénicher une robe et des chaussures à semelles compensées qu'il enfila, une cravate propre à nouer autour de son pied qui continuait de saigner et une épée dans son fourreau. S'estimant à présent mieux équipé, il sortit de la tente. Percevant des pas sur sa gauche, il dégaina, se tourna vers l'origine du bruit et se retrouva face à face avec le vieux bohémien, Richard le Maudit, qui resta d'abord bouche bée puis fit un bond en arrière et tira un poignard de sa large ceinture. — Vous n'avez rien à craindre de moi, Richard, dit tranquillement Doyle en abaissant la pointe de sa lame jusqu'à terre. Je vous dois la vie… et un certain nombre de bières. Comment va votre singe ? Les sourcils du vieux rom se haussèrent jusqu'à leur limite extrême et la main qui tenait le poignard, après quelques flottements, redescendit. — C'est-à-dire… très kuchto, grand merci. Nous vous savons gré de votre sollicitude. Euh… où est le Dr Romany ? Portée par le petit vent frais qui soufflait du nord, la musique se ralentit et prit des accents mélancoliques. — Il est parti… et je doute que vous le revoyiez jamais. Richard hocha la tête, se donnant le temps d'assimiler cette réponse, puis il rangea le couteau et sortit le singe de sa poche pour lui murmurer la nouvelle à l'oreille. — Merci, répéta-t-il lorsque ses yeux retournèrent se poser sur Doyle. Je n'ai plus qu'à rassembler mon pauvre peuple. (Il fit quelques pas pour s'éloigner puis se retourna et, dans la clarté des flammes, Doyle vit briller l'éclair d'un sourire aux dents blanches.) Après tout, vous n'êtes pas toujours des imbéciles, vous les gadgé, dit-il avant de s'en aller pour de bon. La tente que venait de quitter Doyle brûlait à présent et des fragments de toile incandescente montaient en tourbillonnant dans le clair ciel nocturne. Se remémorant le pot de chambre qui avait volé en éclats au-dessus de sa tête, Doyle porta la main à ses cheveux qui lui parurent propres. Il se dit alors qu'il devait avoir laissé cette souillure en 1684, au même titre que ses vêtements d'emprunt. — Ashbless ! cria quelqu'un sur sa droite, et il lui fallut un moment pour se rendre compte que ce nom était aussi le sien. C'était probablement Byron qui l'appelait. Ou plutôt, rectifia-t-il, le ka de Byron. — Par ici, milord, cria-t-il en réponse. Byron sortit en boitant de l'ombre et, la dague au poing, promena autour de lui un regard furieux. — Ah, vous voilà. (Il examina de plus près le géant barbu.) Pourquoi portez-vous cette robe… et ces chaussures bizarres ? — C'est une longue histoire, fit Doyle en rengainant sa lame. Fichons le camp d'ici. J'ai besoin de trouver au plus vite une paire de pantalons… et un grand verre d'alcool. — Hein ? Mais où sont les géants de feu ? Partis ? — Oui. Romany les a consumés en y puisant l'énergie nécessaire pour s'enfuir par magie. — Magie… fit Byron avec une mimique dégoûtée puis il cracha par terre. Et où est-il maintenant ? — Maintenant ? Il est mort, presque à coup sûr. — Enfer et damnation ! Je voulais le tuer de ma propre main. (Il posa sur Doyle un regard soupçonneux.) Vous me paraissez en savoir beaucoup plus long sur cette histoire. Et comment avez-vous fait pour perdre votre pantalon en quelques minutes ? — Partons d'ici, insista Doyle qui tremblait de froid. ils se mirent en route et passèrent auprès de l'arbre dont une branche s'était brisée sous le poids de Doyle – une dizaine de minute auparavant, songea-t-il, en temps local — puis ils s'engagèrent, au delà, dans les hautes herbes de la lande et les ombres démesurées qui les précédaient se fondirent peu à peu dans les ténèbres à mesure que se rapetissaient derrière eux les feux. Dans les hautes herbes, la créature trouvait plus simple de ramper que de marcher car elle pouvait s'accrocher aux tiges pour se propulser et ne se servir de ses pieds que pour frapper un coup bref et reprendre de la distance avec le sol. Pour un improbable observateur, elle aurait donné l'impression d'être un agile crustacé rasant le fond d'un océan. Bien, se dit la chose qui, en un temps, n'avait pas été distinguable d'un homme, le dernier tableau vient d'être joué, le grand cercle est bouclé, l'homme qui m'a détruit est en route pour être tué par moi. J'ai vu les yags s'éteindre et je sais qu'il est parti. La chose gloussa comme un tas de feuilles mortes que le vent soulève. Il y a une demi-heure encore, je craignais qu'il ne pût échapper à la mort et maintenant il est mort depuis cent vingt-six ans. Il entendit des voix et un froissement d'herbes derrière lui sur la droite et cessa tout mouvement, se laissant tournoyer en perte de vitesse pour aller osciller jusqu'à l'immobilité contre un buisson, sur la pointe des doigts et des pieds. — Mais si mes amis acceptent de nous héberger, disait un homme avec impatience, et je vous répète qu'ils en seront charmés, pourquoi pas ? Tiens, se dit la chose, je crois bien que c'est notre jeune lord. Nous avions l'intention de lui faire faire quelque chose. C'est vrai, c'était un ka… l'original était en Grèce. Comment s'appelait-il déjà ? Et il aurait dû assassiner le roi. Complots et projets, rêveries débiles. — Le problème, répondit un autre sur un ton dubitatif, c'est qu'ils vous croient à l'étranger. Comment comptez-vous expliquer votre présence ici ? Quelque chose dans cette deuxième voix perturba la créature au point qu'elle se redressa d'un mouvement si brusque qu'elle en quitta le sol pour planer un moment comme un ballon d'hélium en fin de course. Puis elle toucha de nouveau terre et s'expédia d'un coup de talon à une vingtaine de pieds en l'air de manière à voir ce qui se passait. Deux hommes quittaient le campement incendié au travers des hautes herbes de la lande et ce fut avec horreur qu'au cours de sa descente, la créature fixa le plus grand des deux. Oui, vraiment très grand et… par Isis ! doté d'une véritable crinière et d'une barbe qui paraissaient blondes ! Mais comment diable avait-il pu s'échapper de cette auberge en flammes ? Et revenir en 1810 ? Qui pouvait être ce Doyle ? La chose se mit à battre des mains et des pieds pour redescendre au plus vite car s'il restait une étincelle de motivation dans ce ka détérioré qui en un temps avait été le Dr Romany, c'était celle de savoir mort ce Doyle. La fièvre artificielle commençait à retomber et le Dr Romanelli rivait un regard noir sur le sommeil tranquille de son patient. Le diable t'emporte, Romany, renseigne-moi sur ce qu'il convient de faire. Cette histoire de fièvre ne peut pas durer éternellement. Je vais devoir soit le tuer, soit le faire revenir à lui. Le médecin posa la main sur le front de lord Byron et, en sentant la fraîcheur, étouffa un juron. Le jeune homme alité remua et le Dr Romanelli quitta la chambre sur la pointe des pieds. Continuez de dormir, milord… du moins jusqu'à ce que j'aie des nouvelles de mon incompétente copie. Il pénétra dans la pièce en désordre qui lui servait de cabinet de travail et ses yeux se posèrent aussitôt pleins d'espoir sur la Chandelle du Loin-Parler allumé mais inerte. Puis, avec un soupir, il laissa errer son regard au travers de la fenêtre sur le soleil sombrant derrière les collines qui surplombaient Missolonghi. Déjà, l'ombre cognait sur le golfe de Patras que cloutaient les voiles triangulaires et gonflées par la brise vespérale des bateaux ce pêche qui rentraient. Un crachotement venant de la table lui fit faire volte-face et de nouveau fixer la bougie qui s'était mise à flamboyer. — Romany ! appela-t-il. Vous avez réussi ? La flamme resta silencieuse et bien que sa brillance s accrût de seconde en seconde, elle négligea de prendre la forme sphérique souhaitée. — Romany ! répéta le sorcier, plus fort, sans se soucier du risque qu'il prenait de réveiller Byron. Puis-je le tuer ? Il n'obtint toujours pas de réponse mais la chandelle, dont la lumière s'était faite aveuglante, pencha soudain comme un doigt qui se replie – et le Dr Romanelli poussa un grognement de surprise – puis se fendit par le milieu pour déverser un flot de cire fondue sur le plateau de la table. Lorsque le cierge eut achevé de se transformer en flaque de friture, Romanelli vit la mèche briller sur toute sa longueur tel un serpent de feu presque blanc. Diantre, cela veut dire que la bougie de Romany fait la même chose à l'instant même. Sa tente doit être en train de brûler. Les yags auraient-ils échappé à son contrôle ? Oui, ce doit être ça… Ils ont dû tant s'exciter qu'ils en ont fichu le feu à son camp. Pas moyen de compter sur eux pour incendier Londres demain car ils vont mettre plusieurs semaines à cuver cet incendie. Ah, Romany ! Espèce de maudite… contrefaçon ! Il attendit que la mèche se soit entièrement consumée puis qu'une pellicule solide ait commencé de se former sur la cire fondue pour aller ouvrir un coffre et y prendre avec des gestes délicats un nouveau cierge qu'il déballa. Soulevant l'opaline de la lampe, il l'alluma et la magique flamme ronde ne tarda pas à s'épanouir au bout. — Maître ! brailla-t-il dans la sphère de communication. — Oui, Romany, répondit aussitôt la voix grondante du Maître. Les yags sont-ils aimables ? Trouvent-ils le jouet suffisamment… — C'est Romanelli, bon sang ! Il y a quelque chose qui cloche à l'extrémité londonienne. Ma bougie vient de fondre alors que je tentais d'entrer en contact avec lui… vous comprenez ? C'est son cierge à lui qui a pris feu. Je suppose qu'il a perdu tout contrôle sur les yags. Je ne sais pas s'il faut ou non tuer Byron. — Roman… Romanelli ? Pris feu ? Tuer ? Quoi ? Romanelli répéta plusieurs fois son exposé de la situation jusqu'à ce que le Maître eût enfin compris. — Non, dit alors ce dernier. Ne tuez pas Byron. On doit trouver un moyen de sauver le plan. Rendez-vous à Londres et faites-vous sur place une idée de-ce qui n'a pas marché. — Mais ça me prendra des mois pour atteindre l'Angleterre, protesta Romanelli. Et entre-temps… — Non, coupa le Maître. Pas besoin de faire le voyage. Allez-y instantanément. Ce soir même. Un dernier fragment de soleil clignota puis s'éteignit derrière les collines de Patras et l'on ne vit plus la moindre voile sur le golfe. Il y eut un silence et Romanelli reprit en écho, dans un chuchotement rauque : — Ce soir ? Je… je ne peux pas me permettre ça… une magie d'une telle puissance… si je dois être en pleine possession de mes moyens lorsque je serai là-bas… — Cela vous tuera-t-il ? grinça la voix du Maître dans la flamme. La sueur au front, Romanelli répondit : — Vous savez bien que non. Enfin, pas tout à fait. — Alors, cessez de perdre du temps. Le pas déterminé du petit homme qui remontait Leadenhall Street était en flagrante contradiction avec son apparence physique telle qu'elle était révélée dans la lumière des fenêtres et des porches qu'il croisait car il donnait l'impression de ne pas s'être changé depuis plusieurs jours et son visage, auquel manquait une oreille, était, en dépit d'un regard vif et d'une esquisse de sourire, sillonné de rides profondes. La plupart des boutiques avaient déjà fermé pour la nuit mais le nouveau salon d'épilation continuait de projeter sur le pavé le rectangle éclairé, de sa porte ouverte. Le petit homme en franchit le seuil et marcha d'un pas toujours aussi décidé vers le comptoir. Il s'y trouvait une sonnette d'appel et il la martela comme s'il devait encaisser un shilling à chaque ding. Un réceptionniste accourut et toisa l'homme de pied en cap. — Ça ne vous ferait rien de ne pas jouer avec ça ? — Je désire parler à votre employeur, fit l'homme en arrêtant de manipuler la sonnette. Menez-moi jusqu'à lui. — Si c'est pour vous faire enlever des poils, il n'est pas nécessaire d'avoir affaire au patron. Je puis… — J'ai demandé le patron, mon gars, et je ne parlerai qu'à lui. Je suis, pour ainsi dire, envoyé par un ami… il ne peut pas se déplacer car… (et il gratifia l'employé d'un clin : œil monumental)… il lui pousse des poils tout partout. — Hein ? Vous m'avez compris ? Et attention, mon gars, n'essayez pas d'atteindre votre fusil tranquillisant. Emmenez-moi voir votre patron. — Euh… oh ! et puis merde… d'accord. Pouvez-vous patienter le temps que je… Non, venez par ici, monsieur. (Il souleva une section mobile du comptoir.) C'est ça. Maintenant, j'espère que vous n'allez pas faire de bêtises. — Non, mon gars, pas moi, fit l'homme, manifestement surpris et blessé par une telle pensée. Ils franchirent tous deux la porte du fond, longèrent un couloir mal éclairé puis furent interceptés par un homme qui, à leur approche, se leva de son tabouret. — Qu'est-ce que c'est ? fit ce dernier en tendant la main vers le cordon d'une sonnette. Les clients ne sont pas admis dans l'arrière-boutique. Tu le sais bien, pourtant. Pete. — Ce type vient d'entrer, dit aussitôt Pete, et il m'a dit… — C'est pour un ami qui a des poils qui lui poussent tout partout, interrompit l'homme. Allez-vous oui ou non me conduire à votre satané patron ? Le garde leva sur Pete un regard accusateur. — De toute façon… fit celui-ci avec un geste d'impuissance, il était déjà au courant. Il m'a dit de ne pas le prendre. Le garde réfléchit un moment puis lâcha le cordon de la sonnette. — Bon, attendez-moi, je vais le prévenir. (Il ouvrit la porte dont son tabouret barrait l'accès pour se glisser derrière en ayant soin de la refermer. Lorsqu'il ressortit, le cordon de la sonnette continuait à se balancer.) Pete. retourne dans la boutique. Monsieur, si vous voulez me suivre. — Bien, capitaine, fit le petit homme hirsute qui sourit et franchit allègrement le seuil. Derrière, une étroite volée de marches les amena dans un couloir sur lequel donnaient plusieurs portes. La deuxième à droite était ouverte et le garde la désigna d'un geste. — C'est son bureau, dit-il avant de retourner vers l'escalier. Le petit homme se passa la main dans son extravagante perruque et pénétra dans la pièce. Un vieillard au regard dur se leva de derrière un bureau encombré pour lui désigner un fauteuil. — Asseyez-vous, monsieur, lui dit-il d'une impressionnante voix de basse. Et permettez-moi de vous avertir que je suis armé. Maintenant, j'ai cru comprendre que vous… Il s'interrompit et posa un regard plus attentif sur son visiteur.) Doy… Doyle ? (Sa main se projeta vers le bouton réglant la mèche de sa lampe.) Mon Dieu ! fit-il en un souffle. C'est bien vous ! Pourtant… ah ! je vois… j'ai dû surestimer l'égoïsme impitoyable de Benner. Il a menti en prétendant vous avoir tué. Il retrouvait son assurance mais, l'espace d'un instant, une franche terreur s'était peinte sur son visage. L'autre homme s'était carré dans son fauteuil et arborait un sourire ravi. — Pour sûr, il a menti. En partie du moins. Mais vous pouvez tout de même me considérer comme mort. (Il tira a langue et fit converger ses yeux.) Empoisonné. Il restait encore des nuances de crainte au fond des yeux du vieillard qui, pour les dissimuler, parla d'un ton plus sec. — Trêve de devinettes. Que voulez-vous dire ? Sur le visage du petit homme, le sourire s'effaça. — Je veux dire que si je jette mon rasoir, je crains sous peu de ne plus être chauve. (Il leva une main noueuse.) Vous voyez ces poils entre mes doigts ? Eh bien, ça recommence déjà. (Ses joues se plissèrent en accordéon sur un sourire féroce.) Et… permettez-moi de vous avertir que je puis m'en aller d'un instant à l'autre. Si je suis obligé de fuir ce corps, il restera dans ce fauteuil mais, à l'intérieur, ce ne sera pas mon âme qui plongera dans des abîmes de terreur et d'incompréhension. Darrow pâlit. — Seigneur, c'est vous ! Non, ne fuyez pas. Je ne vous veux pas de mal. (Son regard se riva sur des yeux qui étaient été ceux de Doyle.) Et qu'avez-vous fait de Doyle ? — Auparavant, j'étais dans votre Steerforth Benner et j'y ai demeuré si longtemps que ce corps était plus velu qu'un ours. Je me suis donc avalé une bonne dose de strychnine ainsi qu'une autre drogue qui vous fait voir des choses et agir comme un dément puis je me suis soigneusement mâché la langue – de sorte qu'il ne puisse rien raconter – et j'ai changé de place avec lui. — Dieu du ciel ! fit Darrow à mi-voix. Le… le pauvre vieux ! Enfin… laissons les morts enterrer les morts. J'ai fait du chemin pour vous trouver… afin de conclure un marché avec vous. Bon sang, j'ai bien dû préparer cette conversation dans ma tête une "bonne centaine de fois mais à présent je ne sais même plus par où commencer. Voyons… d'abord, je suis en mesure de traiter votre hyperpilosité n'importe quand et aussi souvent qu'il sera nécessaire, et, de ce fait, vous serez désormais libre de ne changer de corps que lorsque vous en aurez le désir. Mais là n'est pas l'essentiel du marché que je vous propose. (Il ouvrit un tiroir pour y prendre une feuille de papier.) Écoutez donc cet extrait d'un livre que je possède : Il semble, lut-il à haute voix, qu'un homme à une table voisine prit ombrage des propos impies de l'étranger et il le saisit en conséquence par le plastron de sa chemise dans l'intention de lui faire ravaler ses paroles. Le tissu se déchira, exposant la poitrine du blasphémateur et chacun put voir qu'elle était couverte de poils courts et drus, pareils à ceux qu'arbore le visage d'un homme qui ne s'est pas rasé depuis quelques jours. Mr… (Darrow leva la tête et sourit.) Je ne puis encore vous dévoiler son nom. Appelons-le donc Mr Anonymus. Mr Anonymus se tourna vers les personnes présentes et s'écria : « Je crois qu'il s'agit de Joe Face de Chien ! Emparez-vous de lui et retirez-lui ses gants. » Ordre qui fut promptement exécuté, révélant des mains semblablement velues. Mr Anonymus fit taire les clameurs de la foule et déclara que le châtiment de cet assassin notoire ne saurait emprunter les voies méandreu– ses de la justice. En conséquence de quoi, l'homme fut traîné dans la cour arrière du pub et pendu à la grue d'un atelier voisin. Darrow posa la feuille sur la table et sourit à son interlocuteur. — C'est une fable des plus édifiantes, déclara celui-ci. — Certes, concéda J. Cochran Darrow. Pour le moment, ce n'est qu'une fable, mais d'ici quelques mois, ce sera de l'Histoire. (Il sourit.) Je risque d'être un peu long, Joe. Puis-je vous offrir un cognac ? Un nouveau sourire fendit le visage de Doyle. — Ce n'est pas de refus, dit Aménophis Fikee. Dans le brutal silence qui s'instaura, Horrabin, dont la balançoire oscillait encore sous l'effet des violentes gesticulations de son occupant quelques minutes auparavant, riva son regard sur le cadavre démantibulé gisant près de la table sur les dalles et comprit que, par sa chute, le séditieux lord mendiant lui avait redonné le contrôle de la situation. Son visage se fendit sur un joyeux sourire et il claqua dans ses mains peintes. — Il a quand même réussi à ne rien casser en tombant, cria-t-il. Conscient d'avoir de nouveau l'attention de l'assistance, il tendit négligemment la main vers son assiette et prit un morceau de viande qu'il mâchonna d'un air pensif avant de le lancer au fond de la salle où cette aumône provoqua un grand remous dans les épaves humaines agglutinées. — Nul d'entre vous, reprit-il d'une voix tranquille, n'obtiendra jamais quelque chose de moi contre mon gré. Il promena son regard sur le restant des seigneurs gueux. Les toiles d'araignée de leurs hamacs continuaient de se balancer au-dessus de l'abîme mais ils avaient cessé de vociférer pour sonder anxieusement les régions inférieures et l'on voyait leurs yeux briller dans la clarté fumeuse des lampes. Le regard d'Horrabin retourna se poser sur le cadavre puis bondit vers les seigneurs larrons assis autour de la longue table. Miller, dont la voix avait dominé le tumulte rebelle, détourna les yeux. — Carrington, fit doucement Horrabin. — Oui, monsieur, répondit le lieutenant du clown en avançant. Il boitait encore de la rossée qu'il avait récoltée dans un des bordels de Haymarket mais on lui avait retiré ses pansements et la rage qui brillait dans son regard était ce soir plus intense que jamais. — Tuez Miller de ma part, je vous prie. Alors que le seigneur larron, soudain pâle et hoquetant, repoussait brusquement sa chaise pour se lever, Carrington sortit tranquillement un pistolet de sa poche, le pointa en direction de Miller et tira. La balle pénétra dans la bouche ouverte, perça le palais et ressortit par la nuque juste au-dessus du col. À l'instant où le corps du lord truand heurtait le sol, Horrabin précéda l'éventuel retour du vacarme en criant : — Vous voyez… (Puis il ajouta sur un ton plus calme :) Je vous nourris tous, d'une manière ou d'une autre. Le clown sourit. Tout ça, c'était du bon théâtre. Mais où pouvait bien être le Dr Romany ? Toutes les promesses du sorcier n'avaient-elles été – comme Miller ne s'était pas gêné pour le prétendre – que des mensonges destinés à manipuler la racaille de Londres en faveur d'un projet qui lui était personnellement profitable ? Horrabin, qui en savait plus long que les autres sur ce qui était réellement censé se passer, dissimulait une inquiétude autrement plus grande que celle soulevée par Miller. Avait-on déjà assassiné le roi ? Si oui, pourquoi aucun des hommes qu'il avait en surface ne venait-il lui en rapporter la nouvelle ? Avait-on réussi à étouffer cette dernière au palais même ? Et où diable était Romany ? Dans le silence, on entendit résonner des pas irréguliers dans le couloir et Horrabin leva les yeux, sans grande curiosité toutefois car ce n'étaient pas ceux de Romany, et ces mêmes yeux s'écarquillèrent de surprise lorsque l'arrivant apparut sous l'arche car il s'agissait quand même de Romany, non plus chaussé sur ressorts mais de bottes à semelles exhaussées. Le clown promena un regard victorieux sur l'assistance puis s'inclina outrageusement bas devant le grand vieillard chauve. — Ah ! Votre Seigneurie, pépia-t-il, nous attendions votre arrivée penchés sur deux affaires qui ont cessé d'être en suspens. Son sourire s'évanouit aussitôt lorsqu'il remarqua la pâleur du visiteur qui, de surcroît, saignait abondamment des oreilles et du nez. — C'est vous, Horrabin ? croassa l'homme. Faites-moi… tout de suite conduire… au camp du Dr Romany. Abasourdi, le clown en était à se frotter furieusement les paupières lorsqu'une voix jaillit du coin noir aux épaves. — Pas la peine d'y aller, Roger ! Le plan est mort comme Ramsès ! Mais je puis te conduire à celui qui l'a csboté. Si tu arrives à lui mettre la main dessus et à lui faire cracher le morceau, ça sera mille fois mieux que d'avoir simplement abattu l'Angleterre, Prosper ! Le concert de vivats et de sifflets que souleva cette conclusion montra qu'une bonne partie de la foule du trente-sixième dessous avait suffisamment repris du poil de la bête. — Carrington, chuchota Horrabin, furieux et gêné, faites évacuer cette créature ! Tuez-la, en fait ! (Il tourna vers Romanelli un sourire crispé.) Veuillez m'excuser, euh, monsieur. Notre… démocratie est parfois trop... Mais Romanelli rivait un regard horrifié sur l'épave bottant presque au-dessus des dalles. — Silence ! s'étrangla-t-il. — C'est ça, Carrington, dit Horrabin. Qu'il la ferme ! — Je veux dire vous, espèce de clown. Et débarrassez-moi le plancher, si vous n'êtes pas capable de la boucler. Vous, ajouta Romanelli à l'adresse de Carrington, restez où vous êtes. (Puis, comme à contrecœur, il se tourna de nouveau vers l'épave au visage à demi disparu.) Approchez, lui dit-il. La chose traversa la salle en sautillant et dansa un moment devant lui avant de finir par s'immobiliser. — C'est vous ? fit Romanelli, incrédule. Le ka que le Maître a tiré de moi en 1802. Pourtant… ces cicatrices au visage remontent à… je ne sais… des décennies en arrière. Et combien pouvez-vous peser ? Vous êtes presque au bord de la désintégration. Comment avez-vous pu en arriver là en seulement huit ans ? Non ! Depuis la dernière rois où nous nous sommes parlé ! — C'est à cause de ces portes ouvertes par Fikee, gazouilla la chose. Je suis passé par l'une d'elles et j'ai mis tout ce temps à revenir en vivant jusqu'ici. Mais nous discuterons de ça en chemin, Martin. L'homme qui est au courant de tout réside à la Swan With Two Necks dans Lad Lane, et si vous pouviez l'emmener au Caire pour le cuisiner, rien de ce qui a été fait depuis 1802 n'aura été une perte de temps. (La créature se tourna vers Horrabin.) Nous aurions besoin de six, non de dix costauds qui n'ont pas froid aux yeux avec un au moins, parmi eux, qui soit assez intelligent pour maîtriser un homme et le ligoter sans pour autant le tuer ou endommager son cerveau. Et puis deux voitures ainsi que des chevaux frais. Il y eut quelques ricanements dans l'assistance et, dans une bravade assez peu convaincante, Horrabin s'écria : — Je n'ai pas d'ordres à recevoir d'une maudite… mue de serpent ambulante. Romanelli ouvrit la bouche pour contredire le clown mais la ruine en haillons plantée au milieu de la salle lui imposa le silence d'un geste bref. — C'est pourtant ce que tu vas faire, bouffon. Tu n'as jamais rechigné à les exécuter, que je sache, quoique le souvenir de ces soirées à nous balancer en échafaudant des plans dans le beffroi encastré soit pour moi des plus vagues. Je me rappelle en revanche nettement avoir attendu ta naissance. Ma rencontre avec ton père remonte à l'époque où il n'était pas plus grand que cette table. Puis je l'ai connu comme chef de cette ligue de truands, un capitaine renommé pour sa haute taille. Ensuite, il m'est arrivé plusieurs fois de discuter avec lui autour d'une bonne bouteille, après que tu l'as eu raccourci pour te divertir. (Il s'exprimait avec une telle véhémence que deux de ses dents, projetées, montèrent vers le plafond, pareilles à des bulles dans la friture.) C'est terrible de devoir endurer la stupidité de ses propres discours en sachant que l'on se trompe du tout au tout et en attendant seulement que l'aiguille ait fait son tour du cadran, mais c'est fini maintenant. Je suis le seul au monde qui connaisse l'histoire entière. Je suis le seul dont il soit valable de recevoir des ordres. — Faites ce qu'il vous dit, gronda le Dr Romanelli. — Parfait, fit la créature sautillante. Et lorsque vous l'aurez, je vous accompagnerai au Caire ; et lorsque le Maître en aura fini avec lui, je tuerai ce qui en restera. Après avoir transcrit de mémoire la lettre liminaire au Courrier, Doyle la jeta sur la pile de feuilles manuscrites posées sur le bureau à côté de l'épée du Dr Romany. En commençant de coucher sur le papier les premières lignes des Douze Heures de la Nuit, il n'avait pas été réellement surpris de découvrir que le caractère étrangement familier de sa nouvelle écriture de gaucher provenait simplement de ce qu'elle était identique à celle de William Ashbless. À présent qu'il avait entièrement recopié le poème, il était sûr que des diapositives de ces feuillets auraient correspondu point pour point, virgule pour virgule, aux pages du manuscrit original qu'en 1983 on pouvait consulter au British Muséum. Manuscrit original ? songea-t-il avec un mélange de crainte et de gêne. Cette pile de feuillets est en fait le manuscrit original. Je n'aurais pas été aussi impressionné de le voir en 1976 si j'avais su que c'était moi qui avais gribouillé – ou qui gribouillerais un jour – ces pages. Je me demande d'ailleurs quand, où et comment il a pu récolter ses taches de graisse que je me rappelle avoir vu sur les premières feuilles. Mon Dieu, se dit-il soudain. Si je dois rester ici et vivre mon existence entière dans la peau de William Ashbless – ce qui semble fort probable –, personne alors n'a pu écrire les poèmes d'Ashbless. Je vais simplement les transcrire de mémoire, tels que je les ai lus dans l'édition complète de 1932 pour les envoyer aux journaux dont les coupures serviront précisément à constituer cette édition de 1932 ! C'est un circuit fermé dans lequel je suis à la fois l'expéditeur et le destinataire. Il s'arracha l'esprit de ce concept vertigineux, se leva et approcha de la fenêtre dont il souleva le rideau pour regarder la vaste cour de l'auberge, noire de monde et de voitures. Je me demande ce que fait Byrôn ? À l'heure qu'il est, il a largement eu le temps de trouver une pleine caisse de bordeaux. Je ne serais pas fâché de pouvoir oublier dans quelques verres ces questions qui me turlupinent… entre autres, celle de savoir ce que deviendra ce qui, en toute logique, doit disparaître puisqu'il n'existe nulle trace de lui dans les archives. Pourtant, il parle d'aller revoir des vieux amis à lui demain. Comment va-t-il cesser d'exister ? Les kas meurent-ils ? Alors qu'il laissait retomber le rideau, on frappa à la porte. — Qui est-ce ? demanda prudemment Doyle. Byron, avec de quoi boire, répondit une voix enjouée. Qui cela pourrait-il être d'autre ? Doyle traversa la pièce, défît la chaîne de sécurité puis ouvrit. — Vous avez été jusqu'au diable vauvert, apparemment. — Presque, jusqu'à Cheapside, reconnut Byron qui s'approcha de la table en boitant, pour déposer le paquet dont il était chargé. Mais avec quelque résultat. (Il déchira l'emballage.) Voilà ! Du mouton bouilli, une salade de homard et une bouteille de ce qui, en dépit des serments du vendeur, n'est certainement pas du bordeaux. (Ses traits prirent une expression consternée.) Des verres. (Il regarda Doyle.) Nous n'en avons pas. — Ni même un crâne pour y boire, confirma Doyle. Byron sourit. — Vous avez lu mes Heures Oisives ? — Je les ai lues et relues, fit Doyle en toute sincérité. — Ah bon ! De toute façon, nous pouvons nous repasser la bouteille, je pense. Byron promena un regard sur la pièce et aperçut le paquet de feuilles sur le bureau. — Ah ! s'écria-t-il en bondissant pour s'en emparer. De la poésie ! De vous, n'est-ce pas ? Avouez ! Doyle sourit et eut un haussement d'épaules méprisant. — De personne d'autre, en tout cas. — Puis-je ? — Faites, répondit Doyle avec un geste sans grâce. Après avoir lu les quelque six premières pages – en les maculant copieusement de graisse de mouton, ainsi que le remarqua Doyle –, Byron reposa le manuscrit et leva sur l'auteur présumé un regard pensif. — C'est votre première œuvre ? s'enquit-il en débouchant le vin pour s'en octroyer une généreuse goulée. — Euh… oui. Doyle prit la bouteille tendue et but à son tour. — À mon sens, monsieur, il y a quelque chose là-dedans… quoique noyé dans un sacré fatras d'obscurités… et compte tenu du peu de valeur de la poésie par les temps qui courent. Personnellement, je cherche à présent l'art dans l'action. En mai, j'ai traversé l'Hellespont et je suis plus fier de cet exploit que je ne saurais l'être d'une réussite d'ordre littéraire. — En fait, je suis d'accord avec vous, répondit Doyle avec un grand sourire. Je serais mille fois plus content de moi si j'avais réussi à fabriquer une chaise dont les quatre pieds aient la même longueur que je ne le suis d'avoir écrit ce poème. Il plia le manuscrit, l'enveloppa dans la lettre de présentation, inscrivit l'adresse, du Courrier, puis versa de la cire fondue pour cacheter l'envoi. Byron le regardait faire en hochant la tête. Il voulut varier puis se ravisa et, aussitôt après, demanda : — Qui êtes-vous, au juste ? Je ne voudrais pas importuner par des questions indiscrètes l'ami qui, en tuant ce Dr Romany, m'a permis de poursuivre mon existence mais je dois admettre que la curiosité me ronge. Il eut un sourire timide et, pour la première fois, parut ses vingt-trois ans. Doyle prit une autre goulée de vin et reposa la bouteille sur la table. — Eh bien… je suis américain comme vous l'avez probablement deviné à mon accent, et je suis venu… ici… pour écouter une conférence de Samuel Coleridge. C'est alors qu'est intervenu ce Romany et… (Il s'interrompit car il avait cru entendre des coups sourds derrière la fenêtre puis il se rappela qu'ils étaient au troisième étage et, rassuré, reprit :) J'ai donc perdu le groupe de touristes dont je faisais partie et… (Il s'arrêta de nouveau, commençant à ressentir les effets de l'alcool.) Et puis trêve de foutaises, Byron ! Passez-moi encore un peu de vin et je vais vous raconter toute l'histoire. (Il reprit une longue rasade de vin et reposa la bouteille avec un soin exagéré.) Je suis donc né en... Dans un fracas simultané de verre et de bois brisés, la fenêtre et la porte explosèrent vers l'intérieur de la pièce, livrant passage à deux montagnes de muscles qui roulèrent sur le sol puis se relevèrent d'un bond. La table, en revanche, resta renversée ainsi que la lampe et les aliments qui avaient été posés dessus. Dans la pénombre soudaine, d'autres hommes pénétrèrent par la porte ou, du moins, s'empêtrèrent ou non les pieds dans ce qui en restait, accroché en travers du seuil à un gond tordu. Des flammes commencèrent à lécher le tapis imprégné de pétrole. Doyle saisit l'un des agresseurs par son nœud de cravate et le précipita par la fenêtre. L'homme heurta le cadre et, l'espace d'un instant, on put croire qu'il allait attraper la corde dont s'était servi son comparse pour grimper jusque-là mais il la rata et l'on vit ses mains puis ses talons disparaître alors que diminuait un cri étranglé. Byron avait tiré de son fourreau l'épée de Romany à l'instant même où deux hommes armés de matraques convergeaient sur un Doyle encore déséquilibré – cependant que, dehors, montaient des cris de surprise – et il se fendit profondément pour enfoncer trois pouces d'acier dans la poitrine de l'homme qui était le plus près de son ami. — Attention, Ashbless, cria-t-il en dégageant sa lame et en tentant de se redresser. L'autre homme, alarmé par la soudaine apparition de cette épée meurtrière, assena de toutes ses forces un coup de matraque à Byron qui s'écroula mort. Afin de retrouver son équilibre, Doyle s'était accroupi pour saisir le pied du bureau. Ce fut dans cette position qu'il découvrit le corps sans vie de son compagnon. — Espèce de… rugit-il et il se redressa, soulevant au-dessus de sa tête le bureau qui se vida de son contenu, expédiant la missive adressée au Courrier par la fenêtre ouverte. Fumier ! acheva-t-il en laissant le meuble retomber et se fracasser sur le crâne et sur le bras levé de celui qui venait de frapper Byron à mort. L'homme, à son tour, s'effondra et, tandis que la plupart de ceux qui avaient fait irruption dans la chambre s'activaient à éteindre l'incendie naissant, Doyle s'élança furieusement vers le seuil. Deux hommes bondirent pour l'intercepter mais furent renversés par les poings massifs dont se faisait précéder le géant blond qui se rua dans le couloir et n'eut plus qu'à être cueilli par la chaussette remplie de sable et soigneusement ajustée qui lui percuta l'arrière du crâne, juste derrière l'oreille. L'élan qui portait sa fuite s'acheva en dérapage et en plongeon vers le sol. Le Dr Romanelli resta quelques secondes à contempler la forme inerte en repoussant d'un geste ceux qui s'étaient précipités derrière Doyle, puis il rempocha la chaussette lestée. — Mettez-lui le bâillon chloroformé puis sortez-le d'ici, fit-il d'une voix grinçante. Tas de rigolos ! Minables ! — Bon Dieu, Votre Seigneurie, gémit celui qui avait pris Doyle par les chevilles, ils nous attendaient ! Nous avons trois morts dans nos rangs, à moins que Norman n'ait survécu à sa chute. — Et l'autre homme qui était à l'intérieur, où est-il ? — Mort, patron, annonça le dernier qui sortit de la chambre en tirant derrière lui un manteau carbonisé qui fumait encore. — Allons-y, donc. En route vers l'escalier. Essayez de rester groupés au moins, si vous n'êtes pas capables d'autre chose. Vous avez provoqué un tel pandémonium que je vais devoir émettre des rayons désorientants tous azimuts pour décourager les recherches que vous avez à coup sûr déclenchées. Il se mit à marmonner dans une langue inconnue des hommes d'Horrabin et, au bout d'une douzaine de syllabes, du sang commença de ruisseler entre ses doigts. On perçut des pas en provenance de l'escalier et les costauds du clown se figèrent en échangeant des regards inquiets mais, un moment plus tard, ce furent les murmures d'une discussion confuse qu'ils entendirent puis les mêmes pas qui s'éloignaient. Romanelli cessa de baragouiner et baissa les mains, le souffle court, et quelques-uns de ceux qui étaient autour de lui pâlirent en voyant rouler sur ses joues creuses des larmes de sang. — Remuez-vous, maudites larves ! croassa Romanelli en bousculant tout le monde pour prendre la tête du groupe. — C'est quoi un pandémonium ? chuchota l'un des hommes à l'arrière. — C'est une sorte d'orgue, lui répondit un de ses camarades. Il y en avait un l'été dernier à cette foire où j'ai été voir le gars de ma sœur jouer avec son instrument. — Jouer avec quoi ? — Son instrument. — Seigneur ! Dire qu'il y a des gens qui payent pour voir ça ! — Silence ! fit Romanelli. Après cela, ils furent sur les marches, soufflant et peinant trop sous leur fardeau inconscient pour avoir même envie de parler. Ce fut un chœur de sifflements suraigus et discordants qui tira finalement Doyle des demi-songes de son sommeil drogué. Il s'assit et frissonna dans l'atmosphère humide et glaciale de sa boîte en forme de cercueil dont le couvercle avait été retiré puis, après s'être copieusement frotté les yeux et avoir inhalé plusieurs bouffées d'air, il s'aperçut que la minuscule chambre nue tanguait réellement et qu'il devait être à bord d'un navire. Il s'extirpa de la caisse oblongue et tituba jusqu'à la porte en ne cessant de grimacer et de cracher à cause de l'atroce relent de chloroforme qu'il avait dans la bouche. Comme prévu, la porte était verrouillée mais il trouva toutefois à hauteur de son cou un oculus dont la vitre – explication du froid qui régnait dans la cabine – avait été remplacée par des barreaux de métal. Il se baissa un peu et vit un pont trempé qui disparaissait dans un rideau de brume et que surmontait à hauteur de la ceinture un cordage manifestement amarré à quelque piton sur le côté de la porte. Les sifflements stridents semblaient provenir de quelque point situé à une douzaine de yards au-dessus de lui et, rassemblant toute son énergie et se reposant sur l'intuition que ses ravisseurs le voulaient vivant, Doyle hurla : — C'est pas bientôt fini ce vacarme ! Il y en a qui veulent dormir ! Bon nombre de sifflements cessèrent instantanément et les autres rentrèrent dans le silence en l'espace de quelques secondes ; Doyle alors frémit d'entendre une voix qui était presque celle du Dr Romany. — Vous… non, vous, restez ici. Vous, là-bas, allez la lui faire mettre en veilleuse. Et vous autres, tas d'imbéciles, continuez de jouer. Si les cris d'un malheureux mortel arrivent à vous distraire, qu'est-ce que ça va être lorsque les shellengeri seront là ? Le fantastique concert de sifflements reprit et, une minute environ plus tard, Doyle, le nez toujours collé aux barreaux du judas, vit surgir une apparition déconcertante : un petit vieillard rabougri, enveloppé d'un ciré, coiffé d'un chapeau de cuir, qui progressait vers lui le long du cordage, jambes en l'air comme s'il évoluait sous l'eau. Lorsque l'impondérable crustacé humain finit par se cogner dans la cabine et rebondit latéralement pour se placer face à l'ouverture, Doyle découvrit une moitié de visage où brillait un œil unique et reconnut le vieux fou qui lui avait un jour promis de l'emmener sur l'emplacement d'une brèche pour ne le conduire en fait que dans un terrain vague du Surrey et lui montrer de vieux os calcinés. — Tu pourras gueuler… tant que tu veux… quand ces gens-là en auront terminé, Dieudonné, dit la créature, mais tu peux toujours courir pour avoir à manger d'ici la fin du voyage si tu recommences avant, Gaétan. Mais je suppose que tu préfères garder quelque ardeur à la tâche, Eustache ? (Puis la chose colla son horrible visage aux barreaux et Doyle se rejeta en arrière.) Je te recommande d'ailleurs de manger, grinça-t-elle, car je tiens à ce qu'il te reste quelques dents lorsque le Maître en aura fini avec toi et qu'il te laissera à ma disposition. Abasourdi, Doyle ne pouvait détacher son regard de cet œil unique où brillait tant de haine. — Attendez… calmez-vous. Qu'est-ce que je vous ai jamais… (Il s'interrompit, effleuré par un soupçon qui devint aussitôt une certitude.) Mon Dieu, c'était au même endroit dans Southwark, n'est-ce pas ? fit-il en un souffle. Et vous ne pouviez pas savoir que je m'étais échappé par la cave… vous pensiez sincèrement me montrer mon propre crâne dans ces ruines, c'est ça ? Seigneur ! Et vous avez survécu à cette carotte de boue que Burghard vous a tirée en pleine figure… mais c'est moi qui avais le bout de papier faisant office de crochet mobile… alors vous avez vécu tout ce temps pour revenir à maintenant ! — C'est exact, pépia la chose qui avait été le Dr Romany. Et j'accomplis maintenant mon dernier voyage, celui qui me ramène chez moi… un ka n'a jamais été conçu pour survivre aussi longtemps et bientôt, ce sera pour moi l'ultime traversée au cours des douze heures de la nuit. Mais auparavant, j'aurai la joie de te savoir enfin et définitivement mort ! Non, songea Doyle, à moins que vous ne soyez celui que je dois rencontrer dans les marais de Woolwich le 12 avril 1846. — Qu'entendez-vous par « les douze heures de la nuit » ? lui demanda-t-il, intrigué que cette créature ait pu lire le poème qu'il avait écrit la nuit dernière. La chose accrochée au cordage sourit. — Tu les connaîtras bien avant moi, Benoît. C'est le fleuve qui roule dans le Tuaut et dont, chaque nuit, du couchant à l'aurore, Râ, le dieu solaire défunt, remonte le cours souterrain. Là, les ténèbres sont solides et les heures mesurent des distances, comme si l'on voguait sur le cadran déroulé d'une horloge. La chose marqua une pause pour émettre un rot sonore qui parut diminuer sa masse de moitié. — Un peu de silence là-dessous ! hurla une voix dans le brouillard, assez fort pour couvrir les sifflements discordants. — Et les morts se pressent le long de ses rives souterraines, poursuivit Romany en un murmure, pour implorer leur passage sur cette nef retournant vers l'univers des vivants, car s'ils pouvaient monter à bord, ils participeraient à la restauration de Râ dans sa jeunesse et dans sa force. Il en est même qui se jettent dans le fleuve et tentent d'atteindre la nef à la nage mais le serpent Apep déroule ses anneaux, loin, très loin, et il les rattrape puis il les dévore. — C'est donc à ça qu'il… que je faisais référence dans mon poème, dit tranquillement Doyle. (Il leva les yeux et s'accrocha de force aux lèvres un sourire confiant.) J'ai déjà voyagé sur un fleuve dont les heures sont les bornes. J'y ai même fait deux très longues traversées auxquelles j'ai survécu. Si je suis emporté par votre Tuaut, je gage que j'atteindrai l'aube aussi frais qu'une rose. — Cette affirmation déclencha la rage du Dr Romany. — Insensé ! fulmina-t-il. Personne n'a jamais… — Nous sommes bien en route pour l’Égypte ? l'interrompit Doyle. — Comment savez-vous ça ? — Je sais toutes sortes de choses. Quand toucherons-nous le port ? La créature se renfrogna un moment puis parut oublier sa colère et dit à Doyle, presque sur le ton de la confidence : — Dans une semaine ou dix jours, à la condition que cette bande d'incapables à l'arrière finisse par évoquer les shellengeri, des esprits élémentaux de l'air comparables a ceux dont jadis Éole fit don à Ulysse. — Oh ! fit Doyle en essayant en vain de distinguer quelque chose dans l'épaisse grisaille où disparaissait la poupe du navire. Ne seraient-ils pas apparentés à ces géants de feu qui ont ravagé le camp du doc… je veux dire, votre camp ? — Oui, oui ! s'écria la chose en applaudissant de ses deux pieds nus. Ce sont des races cousines. Et il y en a d'autres, ceux de l'eau et ceux de la terre. Ah, ceux de la terre… si tu les voyais… de gigantesques falaises qui se meuvent... Un effroyable sifflement déchira l'air – hurlement plutôt, mais sorti d'un gosier non humain – et il s'abattit sur le navire sur un mode si palpable que les planches du pont vibrèrent jusqu'à devenir troubles. De nouveau, Doyle se rejeta loin du judas, persuadé qu'un énorme long-courrier – un 747 ou quelque chose de ce genre – tentait de se poser en catastrophe sur la mer à proximité de leur bateau. Puis il sentit une énorme main le forcer à retourner vers la porte lorsqu'un véritable rempart de vent frappa la poupe, gonfla les voiles, en déchira même certaines, et fit bondir le navire qui piqua du nez, se cabra et s'élança en avant. Dans les quelques secondes qu'il fallut au bateau et à ceux qui le manœuvraient pour se faire à leur vélocité nouvelle, Doyle, plaqué contre une paroi de sa cabine, eut plutôt l'impression d'être renversé dos à terre. Lorsque l'espèce de coffre qui lui avait servi de couchette glissa vers lui, il n'eut pas besoin de sauter pour lever les pieds et laisser l'extrémité de la caisse oblongue se fracasser contre le bas du mur juste au-dessous de ses jambes repliées. Puis la gravité redevint normale et, basculant en avant, il atterrit à quatre pattes dans la boîte. Par-dessus les cris perçants du vent, il entendit les premières vagues soulevées par l'étrave déferler sur le pont. Il se remit debout et, encore une fois, s'accrocha aux barreaux de l'oculus, cherchant en vain les vestiges de Romany. J'espère qu'il est passé par-dessus bord, se dit-il. conscient toutefois que la chose ne devait pas pouvoir se noyer et qu'elle continuerait à suivre le navire comme un gros scarabée. Celui-ci tanguait comme un car lancé à pleine vitesse dans un champ fraîchement labouré mais Doyle réussit à tenir assez longtemps rivé à son poste d'observation pour entrevoir des silhouettes qui s'activaient à l'arrière, tentant manifestement de reprendre le contrôle du bateau. Du moins, se dit-il, cette tempête dissipe le brouillard. Et il lâcha les barreaux pour s'asseoir le dos à la porte en frottant furieusement ses yeux larmoyants. À mesure que passait le temps, sans que le tumulte parût se calmer, sans que le froid se fit moins vif, sans que le roulis s'apaisât, il sentait croître son soulagement d'être dans le corps de Benner – car celui de Doyle avait été sujet au mal de mer – mais même dans celui du vigoureux jeune homme, il s'estimait heureux de n'avoir pas goûté à la salade de homard rapportée par le pauvre Byron. Il devait être environ midi lorsqu'une main poussa deux objets entre les barreaux du judas : un paquet qui tomba sur le sol et s'avéra contenir du petit salé ainsi qu'un quignon de pain noir et une boîte en fer blanc dotée d'un couvercle qui resta suspendue par quelques centimètres de chaîne au rebord de l'ouverture. Il l'ouvrit et y trouva de la petite bière. Comme il avait été arraché de l'auberge juste avant de prendre son dîner et que, de ce fait, il n'avait rien mangé depuis prés de vingt-quatre heures, il se jeta sur ce repas et lécha même avec un plaisir sincère le papier où avait été emballé le petit salé. Six heures plus tard, le même processus se répéta, de l'apparition des aliments à leur engloutissement total par le prisonnier. Puis il commença de faire noir – bien que le vent et la progression accélérée du navire ne se fussent point relâchés – et alors qu'il cherchait un coin pour dormir, ce fut une paire de couvertures que l'on poussa entre les barreaux. – Merci ! cria-t-il. Ne pourrais-je pas avoir une autre bière ? La cabine était à présent plongée dans les ténèbres et Doyle réussit à s'improviser un lit acceptable dans son cercueil. Il allait s'y glisser lorsqu'il eut la surprise d'entendre la chaîne de son récipient à bière racler le rebord de la petite lucarne ; bien sûr, dans le fracas des éléments en furie, il ne put percevoir le gargouillis du breuvage que l'on versait dans la boîte en fer blanc mais il entendit cliqueter cette dernière lorsqu'elle revint en position. Il se leva et se précipita sur cette aubaine qu'il n'espérait plus puis, calé contre le mur pour boire sa bière sans en répandre, il se demanda pourquoi il était si peu inquiet de sa situation de captif promis à la torture et à une mort cruelle. En partie, bien sûr, cette confiance sereine était due au sentiment de jouir à présent d'un corps bien supérieur à celui dans lequel il était né mais le fondement de son optimisme restait la certitude d'être maintenant William Ashbless qui ne devait pas mourir avant 1846. Veille au grain, quand même, se dit-il. Tu es pratiquement sûr de survivre mais tu n'as aucune raison de supposer qu'Ashbless parviendra à cette échéance sans avoir subi quelques réels coups durs. En dépit de cette dernière considération plutôt morose, il sourit en pensant à Elizabeth Jacqueline Tichy qu'il épouserait quoi qu'il en fût, l'année prochaine. Sur les portraits, il l'avait toujours trouvée fort mignonne. Le voyage – au cours duquel les vents furieux ne retombèrent jamais, si bien qu'après un ou deux jours les marins qu'il voyait par sa fenêtre évoluer d'un pas chaloupé semblèrent adopter une attitude d'indifférence résignée – dura quinze jours et, pas une seule fois, Doyle eut la visite du Dr Romanelli, pas plus que ne se renouvela celle de la ruine qui avait eu pour nom Romany. Jusqu'à ce qu'au plafond de sa cabine, une poutre trop vieille pour résister à des torsions si brutales se mît à donner des signes de fatigue sous forme d'une longue fissure, il ne fit que manger, dormir et regarder par son judas en tentant de se remémorer tout ce que l'on savait du séjour d'Ashbless en Égypte. Lorsque la poutre se fut franchement fendue, il occupa son temps à en détacher un éclat d'environ trois pieds puis à le ramener à coups d'ongles et de dents aux dimensions d'un poignard de dix pouces. Il envisagea même d'arracher de sa chaîne le récipient dans lequel on lui servait sa bière et de l'aplatir pour en faire un outil mais outre le fait qu'il devrait se passer de boire pour le restant du voyage, il songea qu'un détail si repérable lui vaudrait une fouille en règle dès qu'ils toucheraient au port. Une seule fois survint un événement presque aussi inquiétant que l'arrivée des shellengeri. Un samedi, un peu avant minuit, alors qu'ils étaient en mer depuis onze jours, Doyle crut entendre une plainte dominant les cris incessants du vent et il tenta d'en repérer l'origine – ce qui n'était pas une mince affaire ; autant chercher à y voir clair sans lunettes sur une moto lancée à soixante-dix milles à l'heure. Au bout de dix minutes, il renonça et retourna se coucher, plus qu'à moitié convaincu que cette longue barque noire qu'il avait cru distinguer – pour la seule raison qu'elle semblait briller d'un éclat plus ténébreux que le sombre fond des vagues – n'avait été rien de plus qu'une sorte de phosphène inversé dû à l'effort fourni par sa rétine lorsqu'il avait tenté de sonder l'obscurité. Après tout, je me demande bien ce que ferait une barque si loin des côtes ? 11 … Rien ne pouvait dépasser ce spectacle en horreur ; la tête et les épaules, seules visibles, se tournaient d'abord d'un côté puis de l'autre dans un mouvement hideux et solennel qui semblait vouloir imprimer dans les consciences quelque redoutable secret des eaux profondes que, de son sépulcre sous-marin, l'entité serait montée révéler. De telles apparitions, par la suite, ne firent que croître en fréquence ; rarement passait un jour sans que le mort ne fît irruption pour contempler le vivant ; puis, à la longue, ils se croisèrent sans même un regard. E. D. Clarke Le matin du dix octobre, Doyle s'extirpa des brumes du sommeil pour prendre conscience qu'il était sur le pont... et que, sous sa joue rongée par la barbe, les planches étaient brûlantes, et, lorsqu'il ouvrit les yeux, l'éclat du soleil les lui fit immédiatement se refermer… puis il se rendit compte que des bribes de conversation lui parvenaient, mêlées aux grincements des haubans et au doux clapotis des vagues léchant la coque. Le vent était tombé. – … passer en cale sèche quelque part, d'accord, grondait une voix bourrue, mais pas dans ce foutu trou perdu, oublié de Dieu et des hommes. Une autre voix parla de la Grèce. – Pour sûr, s'il tient le coup jusqu'en Grèce. Pas une couture qui ne fasse eau, pas une voile qui ne soit en lambeaux, sans parler de ce putain de mât qui… La seconde voix, dans laquelle Doyle reconnaissait à présent des intonations presque identiques à celles de Romany, coupa court à ce déluge de jérémiades par quelque terme bref et cinglant. Doyle voulut s'asseoir mais il ne réussit qu'à rouler sur le flanc, étroitement ligoté qu'il était par d'épaisses cordes qui puaient le goudron. Ils ne prennent pas de risques avec moi, se dit-il, puis il sourit en s'apercevant que l'objet pointu qui lui rentrait dans le genou n'était autre que son poignard de bois qui avait échappé à l'attention de celui qui s'était occupé de le transformer en saucisson. – Nous ne nous y sommes pas pris trop tôt pour l'attacher, reprit la voix la plus rêche. Il a une constitution d'acier… j'aurais vraiment cru que la drogue allait continuer de faire effet tout l'après-midi, pour le moins. Quoiqu'il aggravât ainsi les douloureuses palpitations de ses tempes, Doyle leva la tête et, les paupières mi-closes, promena un regard autour de lui. Deux hommes, adossés au bastingage, avaient les yeux fixés sur lui. L'un d'eux semblait être une copie du Dr Romany datant d'avant le saut en 1684 – en fait, songea-t-il, ce doit être l'original, ce Romanelli dont parlait Burghard –, l'autre étant manifestement le capitaine du navire. Romanelli, pieds nus, se détacha de la rambarde et vint s'accroupir auprès de son prisonnier. – Bonjour, lui dit-il. J'aurai vraisemblablement des questions à vous poser et comme nous ne risquons guère de rencontrer des gens qui parlent anglais, je ne vais pas vous bâillonner. Mais si vous vous avisez de crier ou de faire un esclandre, nous pourrons vous en mettre un et le cacher sous un burnous. Doyle laissa lourdement retomber sa tête sur le pont puis ferma les yeux et attendit que ses palpitations se soient un peu calmées. – D'accord, dit-il en les rouvrant pour les fixer sur le coin de ciel bleu qui apparaissait derrière l'enchevêtrement de la mâture, des cordages et des voiles au bas ris. Nous sommes en Égypte, n'est-ce pas ? – Oui. Devant Alexandrie, précisa Romanelli. Vous allez faire une promenade en barque puis à dos de chameau jusqu'à la branche ouest du Nil et là, vous reprendrez un bateau pour remonter le fleuve jusqu'au Caire. Savourez donc le paysage. (Le sorcier se redressa dans un craquement de genoux et avec une grimace mal dissimulée.) Et cette chaloupe, grogna-t-il, ça vient ? Elle est prête ? Bien. On y va. Doyle fut soulevé puis transporté jusqu'au bastingage où l'on passa un crochet dans les cordes qui s'entrecroisaient sous ses bras, puis il fut déchargé comme un ballot dans la chaloupe qui, vingt-pieds plus bas, dansait sur des eaux d'émeraude. Un matelot déjà installé dans l'embarcation saisit ses chevilles liées puis guida sa descente jusqu'à l'asseoir sur l'un des bancs de nage tandis que Romanelli quittait à son tour le navire par une échelle de corde au bout de laquelle il resta un moment suspendu, agitant son pied libre et jurant comme un diable, avant de dégringoler dans une espèce de glissade au fond de la barque où le marin lui prêta main-forte pour l'installer sur un autre traversin ; puis le dernier passager – la Mascotte des Mendiants du Surrey, le Dr Romany désintégré par le temps – descendit en violents soubresauts de l'échelle de corde malgré les poids de fonte que l'on avait fixés à ses chaussures. Après avoir calé la créature grimaçante et instable sur l'étroit bossoir où elle évoqua un cormoran apprivoisé, e matelot s'essuya les mains, s'assit en face de Romanelli et de Doyle, empoigna les rames et, imperturbable, se mit à l'œuvre. Doyle, aussitôt, se colla contre le bordage et regarda refiler la coque du navire jusqu'à voir paraître, sous l’hyperbole de l'étrave, Alexandrie, distante d'un demi-mille par-delà les flots miroitants. Et ce fut une déception. Il s'était attendu à la splendeur de l'orientale cité labyrinthique décrite par Lawrence Durrell mais il ne découvrit qu'un minuscule ramassis de ratisses badigeonnées de chaux pisseuse qui cuisaient au soleil. Il n'y avait pas d'autre navire dans le port où seules stagnaient quelques barques amarrées à des appontements délabrés. – C'est ça, Alexandrie ? s'exclama Doyle. – Oui, ce n'est plus ce que c'était, grogna Romany sur un ton n'invitant pas à de plus amples commentaires. L'homme qui manœuvrait la chaloupe laissa le courant les déporter sur la gauche, vers l'est de la ville et, sur une dune littorale, Doyle finit par distinguer trois ou quatre silhouettes vêtues de la galabieh traditionnelle, debout à l'ombre d'un palmier jauni par les sables, ainsi qu'un certain nombre de dromadaires au repos autour d'un pan de mur en ruine. Il ne fut pas surpris de voir le matelot faire virer la barque sur ce point de la côte ni d'entendre Romanelli crier en agitant le bras : – Ya Abbas, sabah el kheir ! L'un des hommes se détacha du groupe et descendit vers le rivage en répondant à l'appel du sorcier. – B'el kheir, y a Romanelli ! Doyle examina le visage en lame de couteau de l'homme et tenta nerveusement de se l'imaginer en train de se livrer à un geste agréable comme celui de caresser un chat. En vain. La barque était encore à quelques yards de la grève lorsque sa quille commença de racler le fond. Déséquilibré, Doyle bascula en avant et ses lèvres frôlèrent le banc de nage trempé d'eau saumâtre. Romanelli se pencha pour le redresser. – Ça t'a fait mal ? s'enquit la figure de proue ratatinée avec une moqueuse sollicitude. Dis-moi, ça t'a fait mal, Pascal ? Romanelli s'était levé pour aboyer des instructions en arabe et, tandis que deux autres autochtones quittaient l'ombre du palmier pour courir vers la mer, le premier s'y engagea jusqu'aux cuisses. Romanelli lui montra Doyle. – Nezzelu, dit-il. Et deux bras basanés et minces empoignèrent le prisonnier pour l'extirper de la barque. Ensuite, il se vit attaché à califourchon sur la bosse d'un dromadaire et, en dépit de nombreux arrêts pour boire et se reposer, lorsqu'ils atteignirent en fin d'après-midi la petite ville d'El Hamed sur le bord du Nil, ses jambes n'étaient plus que deux corps étrangers insensibles – hormis dans les moments où il les reconnaissait pour siennes à cause des horribles élancements qui les traversaient ; quant à sa colonne vertébrale, elle avait tout d'une tige de tournesol desséchée que des gamins auraient pris pour cible de leurs fléchettes. Puis les Arabes le détachèrent et ce fut dans un demi-délire qu'on le transborda dans le dahabiyeh, une embarcation basse, dotée d'un mât unique et d'une petite cabine à l'arrière. Indistinctement, il ne cessait de répéter : « Bière… bière… » et, par bonheur, quelqu'un reconnut le mot et lui apporta un cruchon de ce qui, indiscutablement, miraculeusement, était le breuvage souhaité. En plusieurs goulées prolongées, il vida le récipient puis s'écroula sur le pont dans un sommeil instantané. Il s'éveilla dans le noir à l'instant où la petite felouque butait en douceur contre du bois puis restait à se balancer sur place. Ses ravisseurs le hissèrent alors sur l'embarcadère et l'y installèrent, le visage tourné vers les terres. Il distingua des lumières à quelques centaines de yards sur sa gauche. Un homme porteur d'une lanterne s'avança sur l'appontement. – Es salam 'aleikum, ya Romanelli, dit-il. – W'aleikum salam, répondit Romanelli. Doyle redoutait déjà un autre voyage à dos de chameau lorsque avec soulagement, il vit se découper derrière l'homme la silhouette d'un véritable attelage à l'occidentale. – Sommes-nous au Caire ? demanda-t-il. – Juste un peu plus haut, lui répondit Romanelli. Maintenant, nous nous enfonçons dans les terres, vers le Karafeh, la nécropole qui est sous la Citadelle. Puis il aboya des ordres en arabe et Doyle fut aussitôt soulevé par les chevilles et les épaules puis transporté jusqu'à de vieilles marches de pierre précédant la route et jeté dans la voiture. Un moment plus tard, Romanelli le rejoignit accompagné de la chose qui avait été Romany, d'un des Arabes et de l'homme qui les avait accueillis. Les rênes claquèrent et le coche s'ébranla dans un effroyable grincement. Une nécropole, se dit Doyle. Il ne manquait plus que ça ! Il ramassa les genoux sous son menton et s'assit d'un coup de reins sur le plancher du véhicule, à peine rassuré par le contact du poignard de bois contre sa cuisse. Il n'avait pas vraiment pris garde aux senteurs tropicales qui montaient du fleuve mais notait à présent leur effacement progressif devant le subtil et âpre parfum de pierre sèche du désert. Deux bons milles d'une lente progression sur une piste défoncée mais encore praticable amenèrent Doyle à être une fois de plus soulevé par ses cordes. On le laissa debout, adossé contre la voiture, et il découvrit devant lui un grand bâtiment plongé dans l'ombre. A la lueur de la lanterne, il vit un porche voûté, flanqué d'énormes piliers perçant une façade aveugle hormis les quelques trous qui se voulaient sans doute fenêtres, quoique trop petits pour qu'on pût même y passer la tête. Au-dessus, il distingua vaguement un vaste dôme se découpant sur le ciel étoilé. Sur un signe de Romanelli, l'Arabe qui les accompagnait tira de sous sa robe un court cimeterre à l'aide duquel il trancha les cordes entravant les membres inférieurs de Doyle qui s'en débarrassa d'un coup de pied. – N'essayez pas de vous enfuir, dit Romanelli sur un ton las. Abbas vous rattraperait à coup sûr et je serais obligé de lui donner l'ordre de vous couper un tendon d'Achille. Doyle hocha la tête en se demandant s'il arriverait à marcher. Le ka décrépit avait ôté ses souliers lestés qu'il tenait à présent par la boucle afin de marcher sur les mains tandis que ses jambes flottaient derrière lui comme des rubans attachés à la grille d'un calorifère. Son visage inversé grimaça un sourire. – Allons-y, Alonzo, lança-t-il à Doyle. Il est temps d'aller voir l'homme de la lune. – Vous allez la boucler ! fit Romanelli avant de se tourner vers son prisonnier. Par ici. Suivez-moi. Escorté par le ka, Doyle clopina derrière le sorcier en direction du porche distant d'une vingtaine de pieds et, lorsqu'ils furent à mi-parcours, les portes du bâtiment basculèrent vers l'intérieur, révélant une silhouette encapuchonnée qui leur signifiait d'entrer en agitant sa lanterne. Romanelli fit passer devant lui Doyle et le ka décati puis, dans une langue qui ne semblait pas être de l'arabe, posa une question à laquelle l'homme fournit en reverrouillant les portes une réponse qui ne parut ni surprendre le sorcier ni lui être agréable. – Il est toujours au plus mal, grommela ce dernier à l'adresse de son ka. L'homme encapuchonné fermait à présent la marche et les ombres portées par sa lanterne faisaient danser sur les murs les bas-reliefs de l'Ancien Royaume et même les hautes colonnes de hiéroglyphes. Doyle s'aperçut alors que ce vaste vestibule butait une douzaine de yards plus loin sur un mur de brique bombé comme si, de l'autre côté, se trouvait une piscine entièrement aérienne. – Tu croyais peut-être le trouver gambadant comme un jeune homme ? s'enquit le ka renversé. Feignant de n'avoir rien entendu, Romanelli prit à main gauche sous une arche et s'engagea sur des marches rongées par le temps que rasait une lumière en provenance du palier supérieur. L'homme à la lanterne resta donc en bas tandis que les trois autres abordaient un nouveau couloir plus court que le premier et qui s'achevait en balcon sous le dôme éclairé de l'intérieur. Doyle découvrit alors une grande sphère creuse d'environ soixante-quinze pieds de diamètre baignée par l'intense clarté d'une lampe suspendue en son centre au bout d'une longue chaîne fixée au sommet de la coupole. Il se pencha par-dessus la balustrade et eut la surprise de voir quatre personnages immobiles dans un enclos de pierre circulaire au fond de la salle sphérique. – Bienvenue, mes petits amis, dit une voix dans un chuchotement grinçant de l'autre côté de la lampe. Doyle s'aperçut qu'il y avait un homme – un vieillard desséché, déformé par les siècles – étendu sur un divan qui, pour quelque obscur motif, restait accroché sur le mur opposé un pied ou deux sous l'horizontale ligne noire qui semblait marquer l'équateur de la salle. L'homme était donc couché sur le divan et le divan reposait sur cette paroi presque verticale dans une telle conformité apparente aux lois de la gravitation que Doyle, par pur réflexe, chercha les contours du miroir qui, nécessairement, devait se trouver là… mais il n'y avait nulle rupture dans la surface interne du globe de pierre. Le vieillard et sa couche étaient vraiment suspendus à ce mur concave tel quelque déplaisant bibelot. Et juste alors que Doyle commençait à spéculer sur la manière dont le vieil homme s'y prenait pour adopter une pose si nonchalante sur un divan manifestement boulonné dans la paroi et à chercher l'endroit où l'on pouvait appuyer une échelle pour y accéder, on perçut un couinement et la banquette grimpa au-dessus de la ligne noire. Son occupant se pencha pour regarder vers le « sol ». – La lune se lève, annonça-t-il d'une voix lasse avant de se redresser et de reporter son regard sur le balcon. Je reconnais là les Drs Romanelli et Romany, ce dernier constituant un impitoyable réquisitoire contre mes capacités d'obtenir un ka décent. J'aurais vraiment cru qu'il durerait un siècle sans se détériorer à ce point… Mais qui est notre géant de visiteur ? – Il se nomme, m'a-t-on dit, Brendan Doyle, répondit Romanelli. – Bonsoir, Brendan Doyle, fit l'homme accroché au mur. Je vous prie de m'excuser de n'être pas en mesure de traverser cette salle pour vous serrer la main mais, ayant renoncé à cette terre, je gravite vers… un autre lieu. C'est une position des plus inconfortables et de celles auxquelles nous remédierons sous peu… mais en quoi Mr Doyle est-il mêlé à la présente débâcle ? – Il en est l'unique responsable, Vénéré Maître, pépia la créature. Il a rompu le charme d'obéissance sous lequel je tenais le ka Byron et c'est à cause de lui que les yags se sont excités puis, lorsque j'ai sauté en 1684, il m'a suivi pour avertir la Confrérie d'Antée de ma présence… (le ka lâcha ses chaussures pour être libre de parler avec les mains et, délesté, commença de monter pieds en l'air vers le sommet de la coupole)… et, je ne sais comment, ils ont appris qu'une arme souillée de boue pouvait me blesser et ils m'ont tiré dessus à bout portant avec un pistolet au canon encrassé… – Psaumé en chemise sans cote de quarte ? bafouilla le Maître. Doyle, Romanelli et le ka – qui était à présent accroupi tête en bas près du piton où était accrochée la chaîne de la lampe – rivèrent des yeux ronds sur le vieillard qui crispa d'abord paupières et lèvres puis les rouvrit et articula soigneusement : – Sauté en mille six cent quatre-vingt-quatre ? – Oui, s'empressa d'intervenir Romanelli. Je crois vraiment qu'il a fait ça. Vous comprenez, c'est à cause des portes que Fikee a ouvertes. On peut voyager d'une porte à l'autre à travers le temps. Ce ka… (il pointa le doigt en l'air)… est visiblement trop décrépit pour seulement huit années de service, et ce que j'ai reconstitué de son histoire tient debout. Le Maître hocha la tête avec lenteur. – Je savais bien que quelque chose de bizarre avait dû contrecarrer notre plan Monmouth de 1684. (Le divan grimpa de quelques pouces et, comme le vieillard serrait les dents pour ne pas gémir, ce fut une des silhouettes immobiles de l'enclos du fond qui poussa un cri. Surpris, Doyle baissa les yeux et ne fut pas rassuré de constater qu'il s'agissait de statues de cire.) Voyage dans le temps, murmura le Maître. Et d'où vient Mr Doyle ? – D'un autre temps, justement, répondit le ka depuis son perchoir. Lui et toute une équipe sont apparus dans l'une de ces portes et je me suis débrouillé pour le capturer quoique ses compagnons aient pu retourner chez eux. Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour l'interroger mais… écoutez-moi… il sait où se trouve la tombe de Toutânkhamon. En fait, il sait des tas de choses. Le Maître hocha la tête avec un affreux sourire. – Se pourrait-il qu'en cet âge tardif et stérile nous soyons tombés sur le plus puissant instrument dont nous ayons jamais disposé ? Romanelli, veuillez tirer quelques gouttes de sang de notre hôte afin d'élaborer un ka – un de ces kas que leur pleine maturation dote de l'intégralité des connaissances de l'original. Nous ne pouvons pas prendre de risque avec ce qu'il a dans la tête… il pourrait se tuer ou attraper quelque mauvaise fièvre. Faites ça tout de suite puis enfermez-le pour la nuit. Nous commencerons l'interrogatoire demain matin. On perdit encore dix minutes pour récupérer le ka Romany – qui n'était pas plus capable de redescendre de son plafond qu'un hamster de s'échapper d'une baignoire – mais on finit par y parvenir à l'aide d'une corde et Romanelli entraîna Doyle vers les marches. Au rez-de-chaussée, ils pénétrèrent dans une pièce où, à la faible clarté de sa seule lanterne, l'homme qui leur avait ouvert remuait consciencieusement quelque fluide à forte odeur de poisson contenu dans une grande cuve oblongue. – Où est la coupe de… commença Romanelli alors que le portier montrait déjà du doigt une table appuyée contre un mur. Ah ! fit le magicien qui traversa la pièce et saisit avec délicatesse la coupe de cuivre puis retourna vers Doyle. Buvez, lui dit-il. Épargnez-nous le souci d'avoir à vous casser une ou deux dents pour vous l'administrer de force. Doyle prit le calice, en huma suspicieusement le contenu puis, se remémorant qu'il n'était pas censé mourir avant 1846, le porta à ses lèvres desséchées et but d'un trait. – Seigneur, gémit-il, puis il rendit la coupe en clignant furieusement des yeux pour dissiper les vapeurs brûlantes. – Maintenant, il nous suffira de vous prélever un peu de sang, annonça Romanelli en tirant un couteau de sous sa robe. – Tu lui fais juste sauter le bouchon d'une veine, Ben, lança la ruine du Dr Romany qui, de nouveau, marchait sur les mains, accroché aux boucles de ses chaussures lestées. – Du sang ? s'étonna Doyle. Pour quoi faire ? – N'avez-vous pas entendu le Maître nous dire de tirer de vous un ka ? répondit Romanelli. À présent, je vais vous libérer les mains. Tâchez de ne pas faire d'idioties. Pas moi, se dit Doyle. L’Histoire établit que je dois quitter l’Égypte dans quatre mois, sain de corps et d'esprit avec mes membres au grand complet. Pourquoi m'écarterais-je de mon destin pour récolter d'inutiles blessures ? Romanelli trancha les cordes enserrant les poignets de Doyle. — Approchez-vous de cette cuve. Je vais simplement vous entailler le doigt. Doyle obéit et tendit l'index en examinant d'un œil curieux le fluide nacré. Ainsi, songea-t-il, c'est là-dedans qu'ils vont faire pousser ma réplique exacte… Mon Dieu ! Et si c'était cette exacte réplique qui retournait en Angleterre pour y mourir en 1846 ? Moi, je pourrais bien finir ici mes jours sans perturber le moins du monde l'Histoire. Son bel optimisme envolé, Doyle voulut saisir le poignet de Romanelli pour détourner le couteau mais ne fit que se déchirer la paume sur le tranchant de la lame. Son autre main se referma toutefois sur le bras du sorcier qu'elle tordit avec l'énergie du désespoir mais, tandis que son adversaire, déséquilibré, basculait vers la cuve, il vit avec horreur le sang échappé de sa coupure crever la surface nacrée du liquide. Certain de s'être momentanément débarrassé de Romanelli, Doyle vira sur lui-même, tira de son pantalon le poignard de fortune et se fendit à fond pour porter une botte au ka renversé qui poussa un cri de surprise et lâcha ses chaussures – trop tard cependant car son brusque essor vers le plafond ne l'amena qu'à s'empaler sur la pointe de bois. Une déflagration de puanteur glaciale frappa Doyle en pleine figure et le ka, tel un ballon qui se dégonfle, virevolta au travers de la pièce, rebondit sur un mur, commença de remonter en chandelle vers le plafond puis, perdit de la vitesse et redescendit en voltigeant vers le sol. Romanelli, lui, se tordait de douleur par terre auprès de la cuve qu'il s'était débrouillé pour éviter au dernier moment. — Emparez-vous de lui, parvint-il à mugir. Le bab chaouche s'interposa entre la porte et Doyle mais, voyant ce dernier se ruer sur lui poignard brandi, il se rejeta de côté, pas assez vite toutefois pour ne pas être assommé au passage par le fugitif qui disparut dans le couloir. Romanelli continuait à se débattre pour ramener ses souliers protecteurs entre lui et le sol torturant sur lequel, dans un bruit ténu de feuille morte se posant sur une mare, l'épiderme vide et les vêtements du Dr Romany s'immobilisaient à jamais. Les mendiants de Thames Street ne se souciaient pas d'aborder le petit homme remontant la rue d'un pas vif dans la fraîcheur du crépuscule car tant sa mise négligée que la pâleur de son visage grimaçant couronné d'une tignasse grisonnante niaient qu'il pût avoir quelque argent à leur céder. Un cul-de-jatte parut néanmoins vouloir tenter sa chance et, lançant son chariot derrière l'homme, l'escorta sur quelques pas puis, secouant la tête d'un air hésitant, vira de bord et retourna vers son poste. Alors qu'il traversait Billingsgate où se jouait l'opéra de Polichinelle, l'homme entendit la marionnette s'exclamer : – Diantre, ne serait-ce pas l'un des Frères Pleure-Misère ? Je… La voix flûtée s'étrangla et l'homme leva les yeux. – Puis-je quelque chose pour toi, Polichinelle ? lui demanda-t-il avec un sourire. Le pantin le fixa pendant de longues secondes. – Euh… non, fit-il. J'ai vraiment cru que… non. L'homme haussa les épaules et poursuivit sa route vers le quai désert. Bientôt, les planches de l'appontement résonnèrent sous les talons de ses bottines éculées jusqu'à ce qu'il en ait atteint l'extrémité où il s'immobilisa, contemplant le large ruban du fleuve qui se teintait de nuit tandis qu'en face, la rive du Surrey se ponctuait de ses premières lumières. Un petit rire s'échappa de sa gorge et il murmura : – Testons donc ta… résistance, mon cher Chinnie. Puis il joignit les mains au-dessus de la tête et plongea. Une vingtaine de pieds plus loin, il reparut en surface, repoussa la mèche plaquée sur son visage et se mit à pédaler dans l'eau tout en respirant par brefs chuintement saccadés. – Brr… elle est froide comme à la septième heure, grogna-t-il, mais un peu de patience, le xérès et les vêtement secs ne vont plus tarder. Il amorça un crawl nonchalant, l'entrecoupant moments où il faisait la planche en regardant les étoile puis, lorsqu'il fut au centre du fleuve, à bonne distance des rares barques et barges évoluant encore sur la Tamise à cette heure tardive, il expulsa l'air de ses poumons en un lent sifflement qui se transforma en bulles lorsque sa tête disparut sous la surface. Pendant quelques instants celles-ci continuèrent de troubler le poli des eaux qui finit toutefois par se reconstituer. Pas un instant le rythme de l'assaut ne s'était relâché mais, de son poste d'observation près de la fenêtre, le vieux Harry Angelo voyait enfin son poulain travailler l'adversaire pour porter la botte qu'il lui avait recommandé d'utiliser contre un gaucher. Depuis plus de cinq minutes que durait la passe d'armes, aucun des deux escrimeurs n'avait encore été touché si bien que Richard Sheridan qui, son cognac à la main, était venu se joindre au cercle des spectateurs avait fait remarquer au célèbre pugiliste « Gentleman » Jackson qu'il n'avait jamais vu de plus beau combat depuis qu'Angelo avait sa salle dans l'Opéra House de Haymarket. Le disciple d'Angelo, fine lame connue sous le nom de l'Admirable Chinnie, venait à plusieurs reprises de se dégager d'une feinte sur l'extrême sixte pour pousser une pointe en quarte de l'autre côté du fleuret de son adversaire qui parait mais n'avait pratiquement jamais le loisir de tirer. À l'âge de cinquante-quatre ans, Harry Angelo était sans conteste le plus grand maître d'armes de toute l'Angleterre depuis que son père, en se retirant du métier un quart de siècle auparavant, était du même coup entré dans la légende, et, à présent, il devinait les intentions de son élève aussi clairement que si celui-ci les avait exprimées à haute voix : une autre feinte en sixte, puis le désengagement dès lors prévisible… mais cette fois, sans aller jusqu'en quarte, porter par-dessous la garde adverse un coup droit sur le flanc découvert. Angelo sourit donc lorsque la feinte fut allongée en sixte… mais se rembrunit quand le fleuret parut rester accrroché au bout de son mouvement. L'adversaire, qui amorçait déjà l'inévitable parade de quarte, remarqua la lame immobile de Chinnie et la rabattit aussitôt en poussant sa propre pointe dans l'estomac bardé de toile épaisse qui s'offrait à elle. Angelo qui avait retenu son souffle l'expulsa sous forme d'un juron presque audible tandis que l'Admirable Chinnie vacillait, à deux doigts de s'effondrer dans les bras des spectateurs qui s'étaient précipités pour le soutenir. Son adversaire ôta son masque. – Mon Dieu, Chinnie, s'écria-t-il. Vous n'êtes pas blessé ? À son tour, le célèbre escrimeur retira son masque puis il secoua la tête, comme pour se remettre les idées en place. – Non, non, fit-il d'une voix rauque. Quelques difficultés momentanées pour respirer. Ça ira mieux dans une seconde. J'ai dû rester trop longtemps dans cette position spéciale. Angelo haussa des sourcils grisonnants. En trois années de pratique avec l'Admirable Chinnie, c'était la première fois qu'il l'entendait qualifier de spéciale une feinte en sixte. – Assurément, on ne peut pas compter une touche qui a été faite alors que vous n'étiez pas en garde, déclara l'adversaire de Chinnie. Quand vous serez prêt, nous reprendrons l'assaut à zéro partout. Chinnie continua de sourire mais secoua la tête. – Non, dit-il. Plus tard. Maintenant… un bol d'air. Le vieux Richard Sheridan l'aida à gagner la porte et Angelo les rejoignit tandis que le reste de la compagnie se regroupait autour de deux autres duellistes qui venaient de prendre position à chaque bout de la piste tracée sur le plancher de la salle. – Je ne crois pas que ce soit grave, murmura quelqu'un. Dans le couloir, Chinnie renvoya les deux hommes en leur disant qu'il les retrouvait tout de suite mais à peine eurent-ils disparu qu'il dévala l'escalier, sortit en trombe de l'immeuble et courut comme un dératé sur le trottoir de Bond Street. Au niveau de Piccadilly, il accepta de modérer son allure et marcha en inhalant de grandes bouffées d'air frais puis, lorsqu'il s'engagea sur le Strand, son regard dévia fugitivement sur la droite, vers le fleuve, et il murmura : – Comment ça se passe, mon petit Chinnie ? Elle est froide, hein ? Sur le même trottoir, un homme vint à sa rencontre, croyant le reconnaître, mais il se recula, déconcerté, en voyant le célèbre bretteur esquisser un pas de danse pour le moins malhabile en gloussant comme un demeuré. D'un bout à l'autre de Fleet Street, jusqu'à Cheapside, il continua de parler tout seul en marchant. – Ah ! s'exclama-t-il une fois en sautant à pieds joints. Il est aussi bon que celui de Benner. Meilleur même. Pourquoi ne m'est-il jamais venu à l'esprit de jeter mon dévolu sur le genre d'articles disponibles dans le West End ? La première partie du cauchemar n'avait rien d'effrayant et, avant d'en arriver à l'horreur finale, Darrow ne se rendait jamais compte qu'il avait maintes et maintes fois fait ce rêve. Le brouillard était si dense qu'il n'y voyait pas à plus d'un yard et, de part et d'autre, les murs de brique noircis par l'humidité n'étaient visibles que par leur oppressante proximité. Un profond silence régnait dans la ruelle, rompu à intervalles irréguliers par ce qui semblait être le claquement d'un volet mal fermé. Il avait pris ce raccourci pour gagner Leadenhall Street mais, depuis des heures – subjectives, du moins –, il errait dans ce dédale de cours, d'impasses et de ruelles tortueuses. Il n'avait pas encore croisé âme qui vive mais s'immobilisait à présent car, devant lui dans la grisaille, il venait d'entendre quelqu'un tousser. — Oh, oh ! fit-il, honteux soudain de la timidité de sa voix. Hep, là-bas ! reprit-il un peu plus fort. Peut-être pourriez-vous m'aider à retrouver mon chemin ? Il perçut des pas traînants et vit une silhouette imprécise émerger du rideau de brume. Puis elle se rapprocha et il reconnut ce visage… c'était celui de Doyle. Une main se posa sur son épaule et, ensuite, il n'eut plus conscience que d'être assis dans son lit, trempé de sueur, les mâchoires serrées pour ne pas pousser ce cri que, dans son rêve, le brouillard avait si mal porté : « Je suis navré, Doyle ! C'est vrai, bon Dieu, je suis vraiment navré ! » – Mama mia, chef ! fit le jeune homme qui venait de le réveiller. Je ne voulais pas vous faire peur, mais vous m'avez dit de vous sortir du page à six heures et demie. – Ça va, Pete, grogna Darrow qui s'assit sur le bord du lit et se frotta les yeux. Je serai au bureau. Quand le type que je vous ai décrit se pointera, vous me l'envoyez, d'accord ? – O.K. ! Darrow se leva, se passa les mains dans ses cheveux blancs et se traîna le long du couloir menant à son bureau. La première chose qu'il fit en y entrant fut de se servir un grand verre de cognac qu'il but à longs traits. Puis il reposa le verre, se laissa tomber dans son fauteuil et attendit que l'alcool ait dissous les images du rêve dans sa tête. – Espérons que ces putains de cauchemars resteront rivés au corps, grogna-t-il. Il prit une cigarette, l'alluma à la flamme de la lampe, en tira une première bouffée dont il promena la fumée jusqu'au fond des poumons, se renversa sur son siège et la souffla vers les grands livres de comptes trônant sur une étagère près du bureau. Il était en train de reconstituer – de dépasser peut-être sa fortune mais il râlait vraiment de n'avoir à sa disposition ni ordinateur ni calculatrice. Il entendit des pas dans les escaliers puis on frappa à la porte de son bureau. – Entrez, fit-il du ton le plus ferme, le plus dégagé qu'il pût. La porte s'ouvrit. Un grand jeune homme pénétra dans la pièce, un sourire affecté sur son beau visage glabre. – C'est fait, cher monsieur, dit-il en effectuant une pirouette enjouée au milieu du bureau. – D'accord, mais calmez-vous. Le docteur ne va pas tarder mais je tiens à me rendre compte d'abord par moi-même. Quel effet cela fait-il de marcher ? – Souple comme une belle lame neuve de France. Vous savez ce qui me surprend ? Toutes ces odeurs sur le chemin ! Je ne pensais vraiment plus pouvoir jamais si bien les voir. – Ouais. Ne vous en faites pas, on vous en trouvera un qui sera bien. Pas de maux de tête ? Pas de brûlures d'estomac ? Ça fait des années qu'il gagne sa vie en remportant des coupes, n'est-ce pas ? – C'est ça ! Et il est en pleine forme. Le jeune homme se servit un cognac, vida son verre et le remplit de nouveau. – Hé, mollo sur la rincette ! – La quoi ? – La rincette, la bibine, la gnôle, le cognac. Vous voulez que j'attrape un ulcère ? Avec une expression froissée, le jeune homme reposa son verre. Sa main se porta à sa bouche. – Et ne vous rongez pas les ongles, je vous prie, ajouta Darrow. Dites… est-ce que ça vous est arrivé de garder des pensées des précédents propriétaires de vos corps ? Euh… pensez-vous que les rêves restent accrochés à la vieille défroque ? – Avo… excusez-moi, oui, monsieur, je le crois. Ce n'est ras le genre de chose auquel je prête attention mais, parfois, il m'arrive de rêver d'endroits où je ne suis jamais allé. J'ai bien l'impression qu'il s'agit d'images vécues par les gars dans lesquels je suis passé. Évidemment, pas moyen d'en être sûr. Et… (il s'interrompit et fronça les sourcils)… de temps à autre, lorsque j'erre aux frontières de la veille et du sommeil, j'entends… eh bien, imaginez-vous sur le gaillard d'avant d'un vaisseau d'émigrants, au beau milieu de la nuit, avec toutes ces couchettes pareilles aux étagères d'une pièce tapissée de livres ? Et figurez-vous que ces dormeurs parlent en rêvant… Darrow prit le verre de cognac que le jeune homme était servi et le vida. – Cet estomac-là n'a pas d'importance, dit-il en repoussant le fauteuil pour se lever. Allons donc voir ce docteur. Le jeune Fennery Clare avait encore ses pieds nus qui le picotaient de leur séjour prolongé dans l'eau tiède du bassin situé sous les ateliers de laminage d'Execution Dock et, tout en contournant la Trouée de Limehouse, il s’efforçait de réaligner les repères qu'il avait pris dans la matinée. De minute en minute, toutefois, le paysage portuaire s'enfonçait dans la nuit et, de l'autre côté du fleuve, les deux cheminées n'étaient plus visibles tandis qu'en aval, cette grue sur le troisième môle semblait s'être déplacée. En outre, bien que la marée fût sur le reflux, il avait de l'eau jusqu'à la taille et, comme la plupart des Fauvettes de Bourbier, il ne savait pas nager. Le diable emporte ces petits salopards d'Irlandais, se dit-il. S'ils n'avaient pas traîné autour de la Trouée jusqu'aux environs de midi, je n'aurais eu qu'à ramasser le sac et à me carapater car je suis bien sûr de pouvoir faire la nique à n'importe quel gamin du secteur. En revanche, ces bouffeurs de patates me l'auraient chouré ! Et une aubaine pareille, ça ne se retrouve pas trente-six fois dans une vie. Imagine… un plein sac manifestement perdu par l'un de ces ouvriers qui ont travaillé la semaine dernière sur ce gros navire… oui, plein à ras bord de pointes en cuivre ! À la seule pensée de ce qu'il pourrait en tirer chez le ferrailleur – huit pence au moins, mais plutôt un shilling et des poussières – le gosse en saliva d'avance et il résolut de récupérer ce sac s'il le dénichait, quand bien même il lui serait impossible de le ramener sur la berge en le poussant simplement du pied. Il prendrait le risque de boire la tasse pour le ramasser… risque qui en valait bien la peine car, sur un shilling, il pourrait se payer la bonne vie pendant plusieurs jours et, après, il ne lui resterait plus qu'à pratiquer sa combine habituelle au retour des grands froids, se faire pincer en train de voler du charbon dans l'un des chalands amarrés à Wapping de façon à être expédié en maison de correction où il bénéficierait d'un manteau, de souliers, de chaussettes et de repas quotidiens, ce qui, plusieurs mois durant, lui éviterait d'avoir à patauger à demi nu dans la boue glaciale des petits matins d'hiver. Il se tendit et les commissures de ses lèvres amorcèrent un sourire car les orteils de son pied droit venaient de rencontrer sous l'épaisse couche de vase un ballot de tissu. Il se tourna et tenta d'amener son autre pied auprès de l'objet sans perdre l'équilibre. — Est-ce que… glapit une voix quelques yards au large. Est-ce que quelqu'un… peut m'aider ? Surpris, le gamin sursauta, faillit déraper puis se rendit compte que certains des bruits d'eau auxquels il n'avait pas prêté attention étaient en fait ceux d'une nage de plus en plus lasse. – Hé là, garçon ! reprit la voix. Est-ce que tu peux m'aider ? – Je ne sais pas nager, répondit Fennery. – Alors tu as pied, n'est-ce pas ? La rive n'est pas loin ? – Non, juste derrière moi. – Bon… alors je peux me débrouiller tout seul. Où suis-je ? – Je vous le dirai si vous me ramassez ce sac de clous qui est dans l'eau près de moi. Le nageur avait obliqué vers le gosse et, à présent, il était assez près pour prendre pied sur la berge boueuse. Pendant quelques minutes, il resta là, secoué de haut-le-cœur et Fennery fut bien content d'être en amont de l'homme qui vomissait tripes et boyaux. – Seigneur ! fit enfin l'homme qui se rinça la bouche et cracha. J'ai bien dû… avaler la moitié de la Tamise. Tu n'as pas entendu d'explosion ? – Non, monsieur. Qu'est-ce qui aurait explosé ? – Tout un bloc d'immeubles dans Bond Street, je supprose. Tout à l'heure, j'étais… (Il hoqueta puis rendit encore une gorgée de l'eau du fleuve.) Pouah ! J'étais donc en train de croiser le fer chez Angelo et, la minute suivante, je me suis retrouvé au fond de la Tamise, mes poumons vidés de leur air. Il m'a bien fallu cinq minutes pour remonter et je ne crois pas que quiconque, sans cette endurance que développent les sportifs, aurait pu y survivre. Moi-même, en dépit d'une volonté d'acier, je n'ai pas supporté de rester si longtemps sans respirer. J'ai dû boire la tasse et m'évanouir car je ne me rappelle pas avoir crevé la surface. C'est sans doute la fraîcheur de l'air qui m'a ranimé. Le jeune garçon hocha la tête. – Est-ce que vous êtes assez remis pour me chercher non sac ? Encore trop hébété pour songer à refuser, l'homme se plia en deux, plongea la tête sous l'eau et, à tâtons, réussit à trouver le sac dont il extirpa de la boue la partie supérieure. – Voilà, mon gars, dit-il en se redressant. Seigneur ! Que je suis faible ! C'est à peine si j'arrive à le soulever. Et je dois avoir quelque chose aux oreilles… les voix sonnent bizarrement. Où sommes-nous ? – À Limehouse, monsieur, répondit Fennery aux anges, en remontant vers les marches. – Limehouse ? Bigre, j'ai été déporté plus loin que je ne pensais. Fennery n'avait plus maintenant de l'eau que jusqu'aux genoux et il était tout à la fois en mesure de traîner le sac et de soutenir la marche titubante de l'homme trempé. – Vous êtes un sportif ? lui demanda-t-il, sceptique car le bras passé autour de son épaule lui semblait plutôt décharné. – Pour sûr. Je suis Aldebert Chinnie. – Quoi ? Tout de même pas l'Admirable Chinnie, le champion d'escrime à la canne ? – Si, c'est moi. – Ça alors ! Je vous ai vu à Covent Garden, une fois, dans un combat contre Torres le Terrible. – Oui, c'était l'an dernier, dans le courant de l'été. Il a bien failli me battre, d'ailleurs. Ils avaient à présent gravi les marches et péniblement atteint le niveau de la rue où, après avoir longé un grand mur de brique, ils débouchèrent dans ce qui semblait être une cour d'usine faiblement éclairée par de rares lanternes accrochées aux murs des bâtiments. Fennery n'était pas mécontent d'être escorté par un professionnel des arts martiaux dans ce secteur réputé pour être l'un des plus dangereux de tout Londres. Il s'arrêta et leva les yeux vers son compagnon. – Vous êtes un sale menteur ! glapit-il avant de se mordre la langue, terrifié à l'idée qu'on ait pu l'entendre. – Qu'y a-t-il ? s'enquit distraitement l'homme qui paraissait éprouver quelques difficultés pour marcher. – Vous n'êtes pas l'Admirable Chinnie ! – Comment ? Mais je suis Chinnie. Pourquoi dis-tu ça ? Il est vrai que je me sens bizarre comme si… – Chinnie est plus grand que vous, il est plus jeune et il a des muscles. Vous, vous n'êtes qu'une espèce de clochard. – Dis donc, petite gouape, s'il est des circonstances dans lesquelles je sois en droit de ressembler à un clochard, j'estime les connaître présentement. De quoi aurais-tu l'air si tu avais dû remonter les poumons vides fond de la Tamise ? Et je suis beaucoup plus grand quand j'ai mes chaussures. Le garçon secoua la tête, visiblement peu convaincu. – A coup sûr, vous avez dû traverser une sale période depuis cet été-là. Écoutez, faut que j' vous quitte car j'habite au-dessus d'ici mais si vous suivez cette ruelle, vous allez tomber sur Ratcliff Highway et ça serait bien le diable si vous n'y trouviez pas un cab pour rentrer chez vous. – Je te remercie, mon gars. L'homme s'ébranla dans la direction indiquée. – Soignez-vous bien, hein ? lança le gosse. Et merci de m'avoir aidé pour le sac. Le claquement de ses pieds nus s'enfonça dans l'ombre. – Tu es vraiment tombé à pic, mon gars, grogna l'homme. Mais qu'est-ce que tu as été me raconter ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Maintenant qu'avec son souffle il avait retrouvé le loisir réfléchir à la question, la théorie de l'explosion n'avait plus de sens. Il avait dû être détroussé par des malandrins l'avaient précipité dans le fleuve et le choc lui avait fait perdre la mémoire de tout ce qui s'était passé depuis la passe d'armes chez Angelo. Non, ce n'était pas possible ; il ne quittait jamais la salle avant dix heures et là-bas, sur le couchant, le ciel n'était pas encore tout à fait noir. Il allait tourner au coin de l'usine lorsqu'il remarqua une fenêtre dans le mur de brique juste au-dessous d'une lanterne. Il se tourna vers elle en passant… puis s'arrêta, revint sur ses pas et se regarda dedans. Il porta la main à son visage et fut horrifié de voir la silhouette qui se reflétait dans la vitre faire de même car ce n'était pas lui. Ces traits n'étaient pas les siens. Il se rejeta hors du miroir de la fenêtre et baissa les yeux ses vêtements… non, jusqu'à présent il n'y avait pas prêté garde… dans le noir, des habits trempés ont tous la même apparence mais là, il était bien forcé de constater que cette veste et ce pantalon ne pouvaient sortir de la garde-robe de Chinnie. Dans un instant de démence, il voulut arracher ce masque de chair puis la notion se fit jour en lui qu'il pouvait n'avoir jamais été l'Admirable Chinnie mais simplement un… quoi en fait ? Un mendiant, de toute évidence, rêvant d'être le célèbre escrimeur. Il s'astreignit à retourner vers la vitre et le visage qui s'avança craintivement vers lui le frappa par ses rides profondes convergeant vers des yeux creusés et, bien que l'épaisse tignasse fût assombrie d'être mouillée, il ne manqua pas de remarquer le gris dont elle était semée. Puis, lorsqu'il repoussa ses cheveux en arrière, il s'aperçut qu'il lui manquait carrément une oreille. — Allez, je m'en fiche, fit-il d'une voix prête à se briser. (Trempé comme il l'était, assailli par un déluge de sensations physiques inhabituelles, il ne se rendit même pas compte qu'autour de ses yeux, cette humidité correspondait à des larmes.) Je m'en fiche, répéta-t-il. Je suis l'Admirable Chinnie. Il tenta – puis abandonna très vite – un sourire courageux mais redressa néanmoins ses maigres épaules pour marcher d'un pas résolu vers Ratcliff Highway. 12 O Mort, où est ta victoire ? Première épître de Paul aux Corinthiens. La poursuite de la guerre contre la France avec son cortège de réquisitions, de marché noir et de rumeurs sur un éventuel débarquement de Napoléon en Angleterre était le petit monde des finances et du commerce de Treadneedle Street dans un tourbillon perpétuel et l'homme qui, au bon moment et au bon endroit, disposait des bonnes opportunités pouvait facilement faire fortune en quelques heures alors qu'une situation qui, en d'autres temps, aurait mis des décennies à se détériorer pouvait à présent s'évanouir au Royal Exchange en l'espace d'une matinée. Et si quelqu'un avait pu garder en permanence un œil particulièrement attentif sur le marché, il aurait pu constater l'existence d'un spéculateur ayant un doigt dans chaque secteur commercial et se débrouillant invariablement pour être du bon côté de tout coup de théâtre, de tout revers ou de tout désastre. Jacob Christopher Dundee, comme se faisait appeler résonnais J. Cochran Darrow, n'était pourtant entré dans le monde des affaires que le vingt-deux octobre mais, en espace d'un mois, par une judicieuse série de déplacements de fonds, de réinvestissements et, peut-être, d'opérations marchandes illégales avec le continent soumis au blocus, il avait accru son capital de base dans des proportions insensées. Ses antécédents étaient certes des plus vagues mais tel était le charme du beau et jeune Dundee que, dans son édition du 5 décembre, le London Times annonça ses fiançailles avec la fille du florissant importateur Joël Peabody. Dans son bureau, à l'étage d'un défunt salon d'épilation de Leadenhall Street, Jacob Dundee écarta un nuage de fumée sortant de la pipe de son vieux compagnon et se pencha de nouveau sur l'entrefilet du Times. — Au moins, ils ne semblent pas avoir fait de fautes dans les noms, dit-il. Quoiqu'ils auraient pu se passer de rajouter : « le jeune renard de la finance apparu sur la place de Londres ». Mieux vaut ne pas trop se faire remarquer quand on s'occupe de ce genre de choses. Déjà, j'ai des gens qui m'observent et qui rechignent à traiter avec moi. Le vieillard jeta un regard intéressé sur le journal. — Jolie fille, n'est-ce pas ? — Adéquate à mes objectifs, répondit sèchement Dundee en repoussant un nouvel assaut de fumée. — Vos objectifs ? Et quels sont-ils, je vous prie ? — Avoir un fils, dit le jeune homme avec une soudaine douceur. Un garçon que je puisse doter d'une solide fortune, d'une situation bien établie et d'une santé à toute épreuve. Mes experts médicaux m'assurent que Claire Peabody est un bon spécimen de ce que l'on peut trouver de nos jours en Angleterre comme jeune demoiselle à marier exempte de tares héréditaires et raisonnablement intelligente. Le vieil homme sourit. — La plupart des jeunes gens voient le mariage d'un point de vue quelque peu moins philo-o-osophique et nettement plus centré sur le plaisir. Et je me suis laissé dire que la petite Peabody était tout à fait convenable sous ce rapport. Mais nul doute que vous ne lui ayez déjà fait faire un ou deux tours, histoire de la familiariser avec le terrain, s'pas ? Dundee rougit. — Eh bien, je… non, rien avoir avec… merde, je ne suis plus un jeune homme… je veux dire, si, j'en suis un mais toutes ces considérations doivent… (Il fut pris d'une quinte de toux.) Bon sang ! Est-ce que vous avez vraiment besoin de fumer cette cochonnerie ? Comment croyez-vous avoir attrapé ce cancer ? Si la nicotine vous est vraiment nécessaire, chiquez lorsque vous serez en ma présence, O.K. ? — O.K., fit le vieillard. O.K., O.K., O.K. (Il avait appris le mot récemment et en appréciait toujours la sonorité.) Et de toute façon, en quoi cela vous inquiète-t-il ? Une part du contrat n'est-elle pas d'en avoir un neuf aussi fréquemment que vous le jugerez nécessaire ? — Je sais. (Dundee se frotta les yeux et passa la main dans ses boucles brunes.) C'est comme avec une voiture neuve, grommela-t-il. Avant que la carrosserie n'ait récolté sa première éraflure, on passe son temps la peau de chamois à la main. — Pour un jeune bourgeon vigoureux, vous me semblez plutôt flétri, fit observer le vieillard qui posa sa pipe et la remplaça par la carafe de cognac dont il fit chuter le niveau. — Ouais, je dors très mal, reconnut Dundee. Je ne cesse de faire le même cauchemar… — Il vous faut prendre de la distance avec les rêves, mon gars. Je suppose que je n'arrête pas d'en faire, moi aussi, mais si j'y avais prêté attention, il y a belle lurette que je serais fou. Je… pour ainsi dire, délègue un petit fragment de mon esprit pour observer ces rêves qui, de ce fait, ne me gênent pas. — Ça me paraît sain, fit Dundee avec un hochement de été désespéré. Oui, c'est même subtil. Son compagnon, insensible à l'ironie du ton, hocha la tête d'un air suffisant. — O.K., O.K., vous vous y habituerez. Encore un ou deux sauts et vous ne ferez pas plus attention à ces rêves qu'à la poussière que vos roues soulèvent derrière vous. Dundee se servit un doigt de cognac, l'allongea d'eau et trempa les lèvres. — Vous avez décidé où vous irez en sortant… (il fit un geste vague en direction du vieil homme)… d'ici ? — Oui-da. Je crois que je vais aller vider de chez lui Mr Maturo, le Mister Anonymus de la fable. Il dîne dans le coin fréquemment et je ne devrais pas avoir trop de mal à lui glisser dans son ragoût quelques bonnes herbes à lui dégonder l'âme du corps un de ces soirs, d'ici une semaine et quelque. — Maturo ? Le type qui va vous pendre ? A en croire les Chroniques de Robb, il a déjà dans les cinquante-cinq ans. — Oui, c'est ça, et je ne compte pas rester chez lui plus d'une semaine… mais je tiens à voir la tête qu'il va faire lorsque, juste avant de faire basculer ce tonneau d'un coup de pied, il va se retrouver accroché au bout de la corde avec moi, d'en bas, qui lui souris. Dundee frissonna. — Dieu vous donne le repos, messieurs, dit-il. Empruntant le caniveau central relativement déneigé, le petit homme descendait la rue au pas de course en soufflant des panaches de fumée blanche comme une machine à vapeur en pleine action tandis qu'il s'astreignait à porter à bout de bras sur le plat de la main ses dix livres de raisins secs. A la vingtième foulée, il fit passer la boîte sur l'autre paume et fléchit plusieurs fois son bras libéré pour le déraidir. Ses épaules solides et son allure soutenue montraient à l'évidence que cet exercice physique n'avait rien d'une lubie qui l'eût pris dans l'après-midi. On n'était plus qu'à cinq jours de Noël et, malgré la neige, la rue était pleine de gens emmitouflés dans leur manteau, gantés de moufles et le chapeau enfoncé jusqu'aux oreilles, entre lesquels deux gosses faisaient évoluer leur traîneau tiré par un chien. De temps à autre, la charrette d'un marchand de légumes passait dans un vacarme de sabots et de grelots, dans la fumée s'échappant de la pipe du cocher et dans celle jaillissant des naseaux des chevaux. Le coureur devait alors se rabattre sur le haut du pavé mais, lorsque les véhicules lui arrivaient dans le dos, il ne semblait pas les entendre et ne s'écartait qu'au dernier moment, ce qui lui avait valu d'être si fréquemment interpellé qu'il en négligeait à présent de se retourner en entendant crier derrière lui. — Hé, Doyle ! insistait cependant la voix. Le petit homme jeta un regard par-dessus son épaule puis ralentit sa course et s'arrêta car un jeune gars moustachu et décharné lui faisait de grands signes. — Doyle ! reprit le jouvenceau. J'ai trouvé votre William Ashbless. On vient de publier un poème de lui dans le Courrier. L'homme attendit que le garçon l'ait rattrapé. — C'est une méprise, je crois. Je ne m'appelle pas Doyle. Le jeune homme cligna des yeux et recula d'un pas. — Excusez-moi, je… (Il rejeta la tête en arrière.) C'est sûr ? — Je le saurais, non ? Jacky resta un moment le sourcil froncé puis dit : — Pardonnez-moi si je me trompe, mais n'avez-vous pas une cicatrice de la clavicule jusqu'au milieu de la poitrine ? L'homme eut une façon de répondre assez spéciale. — Un instant ! (Il passa la main sous son manteau et se palpa le torse.) Cet homme, vous le connaissez ? — Vous voulez dire que vous… ? fit Jacky, pleine d'incertitude. Quoi ? Vous avez perdu la mémoire ? — Qui est-ce ? — C'est… vous êtes Brendan Doyle, un… un ancien membre de la compagnie de gueux de Copenhagen Jack. Pourquoi ? Qui croyez vous être ? L'homme regarda Jacky bien en face. — Aldebert Chinnie. — Hein ? Le collectionneur de coupes ? Mais, Brendan, il est beaucoup plus grand que vous… et plus jeune… — Jusqu'à il y a deux mois, j'étais plus grand et plus jeune. (Un pli barra son front.) Ce Doyle est-il un magicien ? Depuis tout à l'heure, Jacky ne détachait pas ses yeux de la tête de l'homme. Elle lui dit, gênée : — Regardez vos pieds, je vous prie. L'homme s'exécuta et, lorsqu'il releva la tête, il entendit un cri. Le garçon était devenu très pâle et, pour quelque obscur motif, il paraissait au bord des larmes. — Mon Dieu, fit Jacky en un souffle, vous ne perdez plus vos cheveux ! C'était au tour de l'homme d'être éberlué. — Euh… non… — Oh, Brendan ! (Deux grosses larmes roulèrent sur les pommettes rougies de Jacky.) Mon pauvre vieux… ton ami Ashbless est arrivé trop tard. — Plaît-il ? — Ce n'était pas à vous que je parlais, lui dit Jacky entre deux reniflements, avant de s'essuyer les yeux avec un pan de sa cravate. Je suppose que vous êtes vraiment l'Admirable Chinnie. — Oui, je le suis… ou plutôt, je l'étais. Vous trouvez ça crédible ? — Je crains que oui. Écoutez, vous et moi, il faut que nous parlions pour comparer nos observations. Êtes-vous libre pour prendre un verre ? — Dès que j'aurai livré ces raisins à mon patron, j'aurai droit à ma pause pour le souper. C'est juste après le carrefour : la Boulangerie Malk, sur St. Martin's Lane. Venez. Chinnie reprit son exercice et Jacky trotta à ses côtés. Ils tournèrent sur leur gauche dans St. Martin's Lane et atteignirent bientôt la boulangerie. Chinnie dit à Jacky de l'attendre, se fraya un chemin dans la bande de gosses que l'odeur du plum-pudding chaud avait fait s'agglutiner contre la devanture et disparut à l'intérieur. Il en émergea quelques instants plus tard. — Il y a un pub plus bas dans Kyler Lane où je m'arrête assez souvent pour prendre une pinte. On y trouve des gens charmants quoiqu'ils me prennent tous pour un dingue. — Ah, voici l'Admirable ! claironna joyeusement le patron lorsqu'ils poussèrent la porte du pub et pénétrèrent dans sa demi-pénombre. Avec son copain Gentleman Jackson, à ce que je vois. — Deux pintes de porter, Samuel, lança Chinnie en poussant Jacky vers un compartiment au fond de la salle. Une fois, je me suis saoulé ici, et j'ai commis l'erreur de leur dire mon secret. Lorsque les chopes de bière sombre eurent été déposées sur leur table et qu'ils y eurent fait honneur, Jacky demanda : — Quand – et dans quelles circonstances – s'est fait l'échange ? — La date, c'est un dimanche il y a deux mois, le quatorze octobre. Les circonstances… (Il reprit une gorgée de bière.) Eh bien, je disputais une passe d'armes chez Angelo et, juste au moment où j'allais exécuter un désengagement particulièrement subtil, je… je me suis retrouvé au fond de la Tamise, les poumons vides d'air. Jacky eut un sourire amer et hocha la tête. — Oui, c'est bien dans sa manière. En vous laissant ainsi, il n'a pas jugé nécessaire de se mâcher la langue avant de partir. (Elle posa sur l'homme un regard empreint d'un certain respect.) Vous devez être Chinnie… il ne vous aurait jamais abandonné ainsi en pensant que vous aviez une chance de survivre. Chinnie vida sa chope et en commanda une autre. — J'ai été diablement près d'y rester. Certaines nuits, lorsque je n'arrive pas à dormir dans mon lit près du four, je me dis même que c'eût été mieux. (Il leva sur Jacky un regard dur.) À vous de parler maintenant. Qui est ce il auquel vous faisiez référence ? Votre ami, ce Doyle ? Est-il dans mon vrai corps ? — Non. J'ai bien peur que Doyle soit mort. Il a manifestement subi le même traitement que vous mais lui, je ne le vois pas remonter vivant du fond de la Tamise. Non, le il dont je parle est… un magicien, je pense, connu sous le nom de Joe Face de Chien, et qui change de corps avec les gens à volonté… ce qu'il est obligé de faire fréquemment parce qu'il lui pousse une épaisse toison dès qu'il est dans un corps neuf. — Oui ! s'exclama Chinnie tout excité. C'est juste ! j'étais couvert de poils lorsque je suis ressorti du fleuve, en avais même entre les doigts et entre les orteils. La première chose que j'ai dû faire, c'est de m'acheter un rasoir. Dieu merci, ça n'a pas eu l'air de repousser. — Le phénomène doit cesser quand il n'est plus là. Je… — Donc ce magicien se balade dans mon corps. Je n'ai plus qu'à le chercher. — Ça me paraît trop tard après deux mois. Cela fait un bout de temps que je le file et il n'est jamais resté dans un corps plus d'une semaine ou deux. — Que voulez-vous dire ? Qu'en fait-il après ? — La même chose qu'avec ce pauvre Doyle quand il a commencé à être trop velu. Il se met dans une situation où la mort n'est qu'une question de minutes et il fait l'échange avec quelqu'un, parfois sur plusieurs milles de distance. Il passe dans un nouveau corps dont le propriétaire évincé meurt avant même d'avoir compris où il est. Les dépouilles ne font jamais de vieux os et je ne pense pas qu'à part vous d'autres aient survécu. Le patron apporta une nouvelle chope de bière et Chinnie le remercia. Puis, quand l'homme eut regagné le bar, il regarda fixement Jacky avec les yeux de Doyle. — Il n'irait sans doute pas abandonner comme ça ma carcasse. Écoutez, je ne suis pas du genre vaniteux mais j'estime que cette fois, il a trouvé un… superbe véhicule, pour reprendre ses termes. (Chinnie ne gardait visiblement son sang-froid qu'au prix d'un effort considérable.) Beau, jeune, fort, agile… — Et poilu comme un singe. — Bon. Il faut qu'il se rase, alors ! brailla Chinnie si fort que, dans le pub, tout le monde se retourna vers eux. — C'est ça, l'Admirable, dit le patron. Trouvez un moyen pour qu'il se rase mais n'allez pas ameuter tout le quartier, d'accord ? — Et, reprit Chinnie rougissant, sur un ton un peu plus calme, il y a des endroits où on peut se faire ôter les poils, n'est-ce pas ? Pourquoi n'y aurait-il pas été ? — Je ne crois pas que dans ces endroits, on puisse vraiment… — Qu'est-ce que vous en savez ? Êtes-vous déjà entrée dans l'un d'eux ? Je serais vous, d'ailleurs, j'irais ; cette espèce de moustache ressemble… (Il s'était remis à hausser le ton mais, brusquement, il s'interrompit et se frotta les yeux.) Excusez-moi… vous comprenez ? C'est une situation éprouvante. — Je sais. Pendant un moment, ils restèrent silencieux, le nez dans leur bière. — Vous avez dit que vous le cherchiez. Pourquoi ? — Il a tué la personne avec qui j'allais me marier, répondit Jacky d'une voix neutre. — Et que comptez-vous faire quand vous l'aurez trouvé ? — Le tuer. — Et s'il est dans mon ancien corps ? — Je le tuerai quand même. Il faut voir les choses en face, vous ne récupérerez jamais ce corps. — Je… je ne veux pas m'y résigner. Et si c'est moi qui le trouve et que je vous dise où il est… m'aiderez-vous… à faire l'échange inverse ? — Je ne peux m'imaginer par quel processus… — On ne vous demande pas d'imaginer. M'aiderez-vous ? Jacky soupira. — Si vous lui mettez la main dessus en sachant comment vous y prendre… d'accord. A condition qu'après je puisse encore le tuer. — Parfait. (Chinnie tendit la main par-dessus la table pour serrer celle de Jacky.) Comment vous appelez-vous ? — Jacky Snapp. Je demeure au 112, Pye Street, près de la cathédrale de Westminster. Et vous, sous quel nom vous connaît-on ? — Humphrey Bogart. Ça m'est venu au cours d'un rêve que j'ai fait la première nuit que j'étais dans ce corps. — Pour Doyle, ce doit être un nom qui veut dire quelque chose. — Peu importe. Vous pouvez toujours me joindre à la boulangerie de St. Martin's Lane. Et si vous le trouvez, vous me le faites savoir, hein ? Jacky hésita. Pour quel motif irait-elle prendre un associé ? Certes, un compagnon vigoureux pouvait se révéler utile...et Joe, d'ici là, aurait certainement émigré vers un autre corps si bien que le souci que Chinnie avait de le préserver ne constituerait plus un obstacle… et, à coup sûr, personne n'avait de meilleure raison que lui de participer à sa vengeance. — D'accord, dit-elle enfin. Je vous prends comme associé. — Brave garçon ! (Ils échangèrent encore une poignée de main puis Chinnie consulta sa montre.) Il faut que j'y aille, dit-il en se levant et en lâchant sur la table une poignée de menue monnaie. La pâte doit être levée. Ni elle ni le temps n'attendent personne. Jacky vida sa chope et se leva de même. Ils s'acheminèrent ensemble vers la porte et, au passage, le patron tapa sur l'épaule de Chinnie en lui disant : — Vous avez raison pour la moustache de votre copain Jackson. Si vous n'arrivez pas à le persuader de se raser, je vous suggère d'avoir recours à un cigare explosif. Et les rires de la clientèle les suivirent jusque dans la rue. La veille de Noël, le bar de la Guinea and Bun sur Crutched-friars était déjà joliment bondé vers trois heures trente de l'après-midi et un bol de punch fumant était offert gratuitement à tout nouveau client dès qu'il avait secoué la neige de son chapeau et accroché sa cape ou son manteau à une patère pour se précipiter en frissonnant vers le comptoir. Le tenancier, un homme affable au crâne passablement dégarni qui répondait au nom de Bob Crank, venait de servir le punch aux deux derniers arrivants et, reprenant en main son mazagran de café arrosé, il promena un regard sur la salle basse de plafond. La foule paraissait joyeuse – comme il se doit en une veille de Noël – et les bûches, dans l'âtre, étaient parties pour une bonne flambée qui ne nécessiterait aucun soin pendant une heure ou plus. Crank connaissait pratiquement tout le monde et le seul client sur lequel il aurait pu concevoir quelque doute était le vieillard assis à la table jouxtant le feu, un vieux type aux yeux fous qui, en dépit de la chaleur qui devait régner dans ce coin de la salle, gardait sa chemise boutonnée jusqu'au cou et tenait son verre avec des mains gantées. Dans un cognement sourd suivi d'un grincement, la porte s'ouvrit, laissant pénétrer un tourbillon de neige dans le vestibule. Sans même lever les yeux sur le nouveau venu, Crank remplit un bol de punch et le posa sur le comptoir. Puis il reconnut l'homme. — Doug ! s'exclama-t-il. Il doit faire froid dehors ? (Il reprit le bol et, derrière le bar, déboucha une bouteille de brandy pour compléter le cadeau de la maison.) On va doubler les murs. — Merci, Crankie, fit l'homme, un grand gaillard aux cheveux gris d'environ la cinquantaine. Ils éclatèrent tous deux de rire mais Crank s'arrêta le premier. — Tes copains sont là-bas, dit-il en désignant la cheminée du menton. — Ah, parfait ! (Doug Maturo vida son bol et s'arracha du comptoir.) Tu m'apportes un brandy, Crank, veux-tu ? — D'accord. Maturo gagna la table indiquée, s'y assit et gratifia d'un sourire les bruyants saluts de ses amis déjà bien éméchés. — Bande de bons à rien, dit-il en s'appropriant une chope de bière oubliée pour attendre son brandy. Qui est-ce qui s'occupe de la boutique ? — Le magasin est assez grand pour se surveiller tout seul, Mr Doug, grogna l'un des occupants de la table. On ne va quand même pas continuer d'engraisser les patrons la veille de Noël ! — C'est bien vrai, fit un autre. Et demain aussi, grâce à Dieu. À Noël ! Tous levèrent leur verre mais suspendirent leur geste lorsqu'à la table voisine, le vieillard dit en détachant ses mots : — Noël, c'est bon pour les imbéciles. Maturo se tourna et regarda l'homme, notant avec un haussement de sourcils méprisant le détail efféminé des gants. Juste alors, Crank lui apporta son brandy et Maturo revint à ses compagnons. Il marmonna quelques mots qui provoquèrent un grand éclat de rire autour de lui et fit honneur à son verre. — Une fête… poursuivit le vieil homme à voix haute… qui résume ce que cette maudite civilisation occidentale a de plus bas, de plus geignard, de plus irréaliste. Montrez-moi un homme qui fête Noël et je vous montrerai une pédale pleurnicharde qui voudrait encore que tous les soirs sa maman vienne le border. — Couchez tout cela par écrit, signez : L'Iconoclaste et envoyez-le au Times, l'ami, lui conseilla Maturo par-dessus son épaule. Et, pour l'heure, buvez pour vous remplir la bouche d'autre chose que de bavardages, sinon nous serons obligés de vous la faire fermer d'une manière moins plaisante. Le vieillard fit une suggestion obscène sur la façon dont Maturo pourrait s'y prendre pour arriver au même résultat. — Non, aujourd'hui, ça ne me dit rien, soupira Maturo en repoussant sa chaise pour se lever. (Il s'approcha du trouble-fête et l'empoigna par le plastron de sa chemise. » Écoutez-moi bien, espèce de ruine ambulante. Il y a tout un tas de tavernes dans les alentours où vous pourrez trouver la bagarre que vous semblez chercher. Alors, pourquoi ne pas y traîner vos vieux os, hein ? Le vieil homme avait commencé de se mettre debout mais il perdit l'équilibre et retomba sur sa chaise. Sa chemise se déchira et un bouton tomba dans son punch. — Maintenant, je suppose que vous allez vouloir me faire payer votre chemise, fit Maturo, exaspéré. Eh bien, vous pouvez toujours cou… (Il s'interrompit net, les yeux fixés sur la poitrine exposée du vieillard.) Mon Dieu ! Quelle… L'autre s'arracha de ses mains et courut vers la porte. — Arrêtez-le ! rugit Maturo avec une telle insistance dans la voix que Crank en oublia son principe de ne jamais se mêler des affaires de la clientèle pour précipiter sur la route du fugitif la jarre qu'il portait. Celle-ci se fracassa sur les dalles, répandant les pieds de porc en saumure qu'elle contenait, si bien que le vieillard, dérapant sur le sol mouillé, tomba lourdement sur la hanche et percuta un tabouret de bar qui se renversa sur lui. En quelques enjambées, Maturo le rattrapa et le força à se relever. — Qu'est-ce qu'il a fait, Doug ? s'enquit Crank, gêné. Maturo tordait maintenant le bras de l'homme sur le comptoir. — Ouvre ta main, salaud ! fit-il entre ses dents. Le poing du vieillard resta un moment serré puis s'ouvrit brutalement sous la pression que Maturo continuait d'exercer sur le coude. — Seigneur, Doug, sa main est vide ! s'exclama Crank, bouleversé. Nous l'avons rudoyé alors qu'il n'a rien… — Qu'on lui retire son gant. — Bon Dieu, camarade, nous en avons assez… — Retire-lui son gant tout de suite. La mort dans l'âme, Crank saisit le tissu par l'extrémité du pouce et par celle du majeur puis tira. La main pâle et ridée disparaissait sous une épaisse toison. — C'est Joe Face de Chien, annonça Maturo. — Comment ? gémit Crank. Le loup-garou avec lequel on fait peur aux gosses ? — Ce n'est pas un loup-garou. Il s'agit du plus étrange meurtrier qui ait jamais rôdé dans les rues de Londres. Demande à Brock de Kenyon Court ce qui est arrivé à son fils Kenny. Ou va voir Mrs Zimmerman… — Mon frère a été sa victime, dit un jeune homme qui avait aussitôt bondi de sa table. Frank était prêtre et, un jour, il a disparu du presbytère. Quand je l'ai retrouvé, il ne m'a pas reconnu et il a ri quand je lui ai dit qui j'étais. Je l'ai quand même suivi pour savoir où il habitait et, une semaine plus tard, une créature que l'on pensait être un singe a sauté du toit de l'immeuble. Le cadavre disloqué qui gisait dans la rue était couvert d'une fourrure épaisse mais, en regardant sa bouche, j'ai vu cette dent que j'avais moi-même ébréchée un jour où, gosses, nous nous mesurions à l'escrime, Frankie et moi. Adossé au comptoir, le prisonnier éclata de rire. — Oui, je me souviens de lui. Je ne me suis pas trop mal amusé dans ce corps… quoiqu'il m'ait fallu faire bon marché de ses vœux de célibat. Le jeune homme poussa un cri sauvage et se rua, poing levé sur le vieillard mais Maturo le repoussa d'un coup d'épaule. — Que comptez-vous faire ? lui demanda-t-il. Lui casser la gueule ? Non. Il faut que la justice puisse agir. — D'accord, cria quelqu'un. Qu'on aille chercher la police ! — Ça non plus, ça ne va pas, objecta Maturo. Du temps qu'il soit jugé, il sera parti depuis longtemps en laissant quelque pauvre diable dans sa carcasse. (Son regard se posa sur le jeune homme puis sur tous ceux qui étaient présents dans la salle.) Il faut l'exécuter, dit-il posément. Tout de suite. Joe Face de Chien commença de se débattre et, au même instant, bon nombre de personnes se levèrent en protestant qu'elles ne voulaient pas être mêlées à un meutre. Crank attrapa Maturo par la manche et lui dit : — Pas ici, Doug. Il n'est pas question que ça se passe ici. — D'accord. Qui est avec moi ? — Moi, John Carroll, dit le jeune homme en s'avança d'un pas. — Moi aussi, fit une imposante matrone. On a repêche dans le fleuve à Gravesend un de ces singes et il portait la bague de mon Billy. Le doigt était si velu qu'on n'a pas pu l'enlever et, de toute évidence, elle y était avant que les poils n'aient poussé. Un par un, trois autres personnes rejoignirent John Carroll et la femme. — Bien, dit Maturo. (Il se tourna vers la table dont il avait bondi.) Et vous, les gars ? Ses amis, soudainement dégrisés, secouèrent la tête à l'unisson. — Tu sais bien que nous ne sommes pas du genre à nous défiler, Doug, plaida l'un d'eux. Mais participer à un meurtre de sang-froid… tu comprends… nous avons une femme et des gosses… — Bien sûr. (Il se détourna d'eux.) Que ceux qui veulent partir s'en aillent… et même, qu'ils préviennent la police si c'est leur idée… mais, d'abord, qu'ils y réfléchissent à deux fois. Repensez donc à ce que viennent de vous raconter ce jeune homme et cette dame… ou à toute autre anecdote similaire dont vous n'avez pu manquer d'avoir des échos. La taverne se vida mais deux autres hommes restèrent toutefois pour se joindre au groupe de Maturo. — Je me suis rendu compte, dit l'un d'eux, que j'allais quitter les lieux en me lavant les mains d'une décision dont j'étais fichtrement content qu'elle eût été prise. Non. ce ne sont pas des manières de faire. Maturo plaqua sa paume sur la bouche de Joe Face de Chien et dit à Crank, sur le ton de la conversation courante : — Tu sais, Crankie, je crois avoir changé d'avis. Je vais me contenter de livrer ce type aux perdreaux. Tu comprends ? La dernière chose que tu m'aies entendu dire, c'est que j'allais l'accompagner au poste. Vivant, bien sûr. — Pigé, souffla Crank, le visage décomposé, en se servant un brandy sec et bien tassé. Je te remercie, Doug. Escorté par ses compagnons, Maturo traîna son captif vers la porte du fond. — Euh… Doug ? fit Crank d'une voix blanche. Ce n'est pas la bonne porte. — Nous passerons par-dessus la clôture. Dans la petite cour arrière du pub, Maturo jeta un regard circulaire sur la neige amoncelée qui, dans un coin, recouvrait presque un vieux chariot à l'abandon. Un pan du mur séparant la cour de celle de la forge voisine s'était écroulé, sans doute à cause d'une fausse manœuvre d'un ouvrier de cette dernière avec la grue dont on voyait l'ombre tomber sur la porte arrière du pub. — Vous, dit Maturo en désignant l'un de ceux qui l'accompagnaient, regardez si vous ne pouvez pas nous dénicher un bout de corde autour de ce vieux chariot. Et… où se trouve John Carroll ? Ah ! vous êtes là ! Croyez-vous pouvoir grimper sur cette grue ? — Si quelqu'un me prête des gants, j'y arriverai. On dépouilla Joe Face de Chien de son second gant et la paire ainsi complète fut lancée au jeune homme qui, peu après, escaladait l'éboulis poudré de neige qui montait vers la brèche. — Il y a une corde ici, cria l'homme que Maturo avait envoyé fouiller les alentours du chariot. Elle est gelée autour du timon mais je dois être en mesure de la défaire. — Quand vous y serez parvenu, vous nous rejoindrez dans la cour de la forge, lui répondit Maturo avant de faire remarquer à la femme : il semble que nous ayons la possibilité de faire ça dans les règles et de ne pas nous contenter de lui coincer la tête entre les barreaux d'une mangeoire. Quelques minutes plus tard, les neuf justiciers étaient assemblés en demi-cercle autour d'un baril de clous haut ce quatre pieds au sommet duquel Joe Face de Chien se tenait bien droit sur la pointe des pieds car, la corde étant révélée trop courte de quelques pouces, il ne pouvait poser les talons sans que le nœud coulant passé autour de son cou se resserrât inconfortablement. — Si vous me laissez descendre, dit-il d'une voix rauque en les regardant par-dessus le renflement de ses pommettes, je ferai votre fortune à tous. J'ai gardé l'argent de chacun de mes hôtes ! C'est un joli magot et je vous l'abandonne ! — Tu l'as déjà dit, lança Maturo. Et nous t'avons déjà répondu. Fais tes prières, Joe. C'est bientôt la fin. Manifestement, la situation mettait Maturo mal à l'aise et il ne cessait de lever vers son prisonnier des regards méfiants. — Je n'ai pas besoin de prier, dit Joe. Mon âme est entre de bonnes mains. (Paroles qui devaient être une pure bravade car, une seconde plus tard, un gémissement désespéré lui échappa, suivi par un cri :) Attendez ! C'est moi. D… La fin de la phrase s'étrangla dans sa gorge car Maturo venait de renverser le tonneau d'un coup de pied si violent qu'il alla rouler jusqu'au bout de la cour enneigée tandis que le vieillard commençait de se balancer au bout de la corde soudain tendue, les yeux exorbités et suppliants dans un visage qui se violaçait, la bouche articulant des mots que nul souffle ne venait plus porter. Maturo, qui semblait avoir fait taire en lui toute inquiétude par ce passage à l'acte, attendit, un petit sourire aux lèvres, que le sinistre pendule ait fini par tourner le dos à ses exécuteurs pour bondir s'accrocher à ses épaules. Le craquement des vertèbres qui se brisaient résonna dans le silence glacial et John Carroll se détourna pour vomir dans la neige. Doug Maturo poussa la porte au-dessus de laquelle des lettres à demi effacées proclamaient encore : SALON D'ÉPILATION, pénétra dans l'immeuble défraîchi, tira soigneusement le verrou derrière lui, traversa l'ancienne boutique où d'obliques rais de lumière grise filtraient par les contours des volets, contourna le comptoir, longea le couloir sombre et s'engagea dans les escaliers. A mi-hauteur sur les marches, il prit conscience d'une conversation à l'étage et acheva son ascension sur la pointe des pieds. — … sur Jermyn Street, près de St. James Square, disait Dundee. Ils en demandent un loyer proprement exorbitant mais comme vous me le faisiez remarquer l'autre jour, il me faut une meilleure adresse. — Vous ne sauriez vous en passer, Jake, répondit une voix de jeune femme, un pur contralto. Mais j'adore la notion que vous puissiez vous soucier du loyer ! Combien m'avez-vous dit faire par jour ? — En ce moment, une moyenne de neuf cents livres, mais ce chiffre s'accroît en proportion géométrique… plus j'ai, plus je gagne. D'ici fin 1811, il sera inévaluable ; le temps passé en calculs frapperait de caducité les résultats obtenus. — C'est un sorcier que j'épouse ! s'exclama la jeune fille avec un petit sourire dans la voix. (Elle émit une sorte de roucoulement puis ajouta, moqueuse :) Pas des plus tendres, cependant. Aux oreilles de l'homme qui écoutait dans le couloir sombre, le rire de Dundee parut quelque peu forcé. Ce fut en tout cas sans conviction réelle qu'il répondit. — Ça changera lorsque nous serons mariés, Claire. Nous… trahirions la confiance dont votre père nous honore si nous avions… des écarts de comportement, maintenant, en ces lieux. Dans le couloir, l'homme retourna sans bruit jusqu'à la dernière marche, la martela du pied avec une force croissante puis revint sur ses pas et frappa à la porte de Dundee. — Euh… oui ? fit Dundee. Qui est là ? L'homme ouvrit la porte et pénétra dans la pièce avec un petit signe de tête pour Dundee et un large sourire pour la blonde et mince jeune fille. — C'est moi, dit-il joyeusement, l'Immortel. Dundee fixa des yeux ronds sur le corpulent intrus. Il n'avait jamais vu ce visage grossier, ces petits yeux porcins, cette tignasse épaisse et grise mais il savait qui c'était. — Oh… bonjour. Je vois que tout… s'est bien passé. — Pour sûr, pas le plus petit problème. En fait, j'ai aussi quelques jolies pointes de vitesse en venant et j'en ai conclu que celui-ci avait ses mérites. Je crois bien que je vais y rester un moment grâce à vos appareils à déraciner les poils. Et qui est cette adorable créature ? Il fit une révérence ostentatoire et vacillante. — Euh, Joe, dit Dundee en se levant. Je vous présente Claire Peabody, ma fiancée. Claire, voici Joe… mon associé. Claire se rembrunit, gênée par l'attention exclusive que lui accordait l'homme. — Charmée de faire votre connaissance, Joe, dit-elle. Puis, prenant soudain conscience que l'homme avait les yeux fixés sous sa taille, son visage se ferma un peu plus et elle tourna vers Dundee un regard suppliant. — Joe, dit le jeune homme. Peut-être pourriez-vous… — N'est-ce pas merveilleux ? l'interrompit Joe en souriant de plus belle. Nous sommes tous deux… charmés. — Joe, répéta Dundee. Peut-être pourriez-vous aller m'attendre dans votre chambre. Je passe vous voir tout de suite. — Pour sûr, Jake, fit Joe en retournant vers la porte. (Il fit halte sur le seuil.) Joyeux Noël, miss Claire. Il n'obtint pas de réponse mais ce fut avec un petit rire presque inaudible qu'il referma la porte derrière lui. Jacky paya son penny au bar et rejoignit la queue puis, au bout de quelques minutes au cours desquelles elle se rapprocha pas à pas de la porte du fond tandis que l'homme à l'extérieur criait à intervalles réguliers : « Ça y est ? Vous avez vu ? Pensez que vous n'êtes pas tout seul ! », ce fut son tour de franchir le seuil et d'aller grossir la foule se pressant dans cette petite cour que la neige en fondant avait transformée en bourbier. Jacky ne voyait toujours rien, hormis le dos de l'homme qui la précédait, mais la fournée s'ébranla et elle ne tarda pas à se faufiler comme tout le monde par la brèche qui s'ouvrait dans le mur du fond pour déboucher sur une cour plus grande et pavée. Elle vit alors la grue et la corde. Dans une rue voisine, quelqu'un beuglait des chants de Noël d'une voix de baryton fortement alcoolisée. Que faire à présent ? se demandait-elle. Rentrer ? Retourner vers notre petite maison de Romford, vers mes études et, pour finir, vers cet employé de banque à l'avenir prometteur qui sera mon mari ? Oui, j'en ai bien l'impression. Quoi d'autre ? Ce que tu es venue faire à Londres a été fait, quoique par un autre. Est-ce la raison pour laquelle tu te sens à ce point… désemparée… inutile et – avoue-le – terrifiée ? Hier encore, tu avais un motif de vivre ce genre d'existence mais aujourd'hui, c'est fini. Tu n'as plus la moindre raison d'être Jacky Snapp, mais tu ne peux plus tout à fait redevenir Élisabeth Jacqueline Tichy. Que vas-tu faire de toi, ma fille ? Les gens se déployaient à présent sur un seul rang et elle eut enfin une claire vision de la scène. Au bout de la corde accrochée à la flèche de la grue, un mannequin se balançait dans le vent glacé. On avait hâtivement cousu sur son visage, sur ses mains et sur ses pieds des lambeaux de fourrure imitée. — Oui, mes amis, commenta le guide sur le ton de la confidence. C'est ici que le redoutable homme-loup, Joe Face de Chien a expié ses forfaits. Nous avons accordé un soin tout particulier à cette reconstitution pour que vous puissiez découvrir le spectacle exact sur lequel est tombée la police, la nuit dernière. — D'après ce qu'on m'a dit, expliqua posément l'homme qui avait précédé Jacky dans la file à son voisin, il avait simplement des poils comme quelqu'un qui ne s'est pas rasé depuis deux jours. — Vraiment, milord ? répondit poliment l'autre. La queue se reforma et s'achemina vers le portail s'ouvrant au bout de la grande cour et le simulacre de pendu leur tourna le dos, exposant une large déchirure dans le fond de son pantalon par où s'échappait la bourre de paille. Plusieurs personnes éclatèrent de rire et Jacky entendit quelqu'un chuchoter une hypothèse sur les circonstances réelles de la capture de Joe Face de Chien. Elle sentit grossir en elle une bouffée d'hystérie. Te rends-tu compte, Colin ? se dit-elle. Est-ce que tu peux voir ça d'où tu es ? Cette lamentable exhibition tout juste bonne pour une foire de province ? Tu es vengé… enfin ! N'est-ce pas merveilleux ? N'est-ce pas extraordinaire de voir tous ces gens écouter bouche bée ce merveilleux rappel des faits ? Elle fondit en sanglots sans avoir senti monter les larmes et l'homme qui marchait devant elle la prit par le coude pour l'entraîner jusqu'à la ruelle qui longeait la forge et le pub. — Parker, dit-il à l'homme qui les avait docilement suivis. Ma flasque. — Oui, milord, répondit Parker en extirpant le flacon d'étain de sous son manteau pour le dévisser et le tendre à son maître. — Tenez, jeune homme, dit ce dernier. Buvez. Rien dans ce spectacle grotesque ne vaut la peine qu'on verse des larmes en un si beau matin de Noël. — Je vous remercie, dit Jacky en s'essuyant le nez d'un revers de manche après avoir rendu la flasque. Vous avez raison, je crois. Rien ne vaut jamais la peine qu'on verse des larmes. Merci encore. Elle effleura sa casquette, plongea les mains dans ses poches et s'éloigna dans la rue d'un pas résolu car elle avait une bonne trotte à faire pour retourner à Pye Street. 13 Lorsque le drame eut pris fin, que le dernier râle se fut éteint aux abords de Bab el-Azab, le médecin italien de Mohammed Ali vint lui présenter ses félicitations, mais le pacha ne daigna pas lui répondre. Il demanda seulement à boire et vida sa coupe d'un trait. G. EBERS. À plus de sept milles sur les franges extrêmes de la vallée du Nil, éclatante sous le soleil de midi, les pyramides se découpaient avec netteté sur l'horizon et, à peine plus proche en apparence quoique distant seulement de deux milles du rempart de la Citadelle sur lequel se tenait l'observateur, le fleuve gainé de verdure s'étirait du nord au sud, pareil à quelque ruban d'acier poli. Des traits ondulants de fumée s'élevaient de ce qu'il savait être l'île d'El-Roda – bien qu'elle ne se distinguât pas, vue d'ici, de la masse des terres – et plus bas sur cette même rive, il apercevait les palmiers solitaires, les minarets et l'entassement de bâtisses constituant le vieux Caire. Une partie de nos invités, les Bahrites, doit présentement remonter ces rues, songea-t-il. Et je ne doute pas que ce soit un défilé superbe. Tous les gamins doivent s'être interrompus dans exercice de leur petit métier, les chiens ne savent certainement plus où donner de la voix et les moucharabieh des harems sont à coup sûr constellés de regards cernés de khôl qui détaillent les arrogants seigneurs de la guerre caracolant en contrebas sur leurs montures. Cette rutilante procession va bientôt ressurgir de l'ancien quartier pour apparaître sur la séculaire voie dallée qui s'étend sur un mille de désert entre le vieux Caire et la Citadelle. En dépit de la chaleur, un léger frisson traversa le Dr Romanelli qui se tourna vers le nord et plissa les yeux devant l'éblouissant dédale de murs chaulés et de coupoles de brique émaillée polychrome constituant cette nouvelle section de la ville. Elle s'était développée, à l'instar de la luxuriante végétation des bords du Nil, de part et d'autre d'une route nommée Musti reliant la Citadelle à l'antique port fluvial de Boulak. C'était ce Musti populeux que, pour l'heure, devait emprunter le gros de leurs invités de cet après-midi. Il crut voir dans la distance un clignotement pareil au reflet du soleil sur la pointe d'une lance ou sur le métal fourbi d'un casque et se dit que, deux siècles auparavant, cette armée d'esclaves auxquels on donnait le nom de mamelouks avait répondu à une nécessité. Dans l’Égypte contemporaine, toutefois, ils n'étaient plus qu'un carcan étranglant le pays, écrasant quiconque semblait avoir de l'argent sous les impôts les plus divers, et assez puissants militairement pour se soustraire aux lois et n'obéir qu'à leurs propres caprices. Nous ne pouvions leur laisser une telle prééminence, songeait-il, surtout pas maintenant que ce Mohammed Ali est au pouvoir et que le monde entier a les yeux tournés vers nous dans l'attente de nos actes pour y répondre. Pour la première fois depuis des millénaires, l'indépendance est à notre portée ; nous ne pouvons risquer de la voir compromise par la faute d'un groupe de brigands locaux. Quelle chance qu'Ali ait choisi le Maître – par mon entremise – comme principal conseiller ! Et si je retourne en Angleterre, se dit-il en tournant ses regards sur les esclaves en sueur qui chargeaient le canon destiné à donner le signal, ce sera pour démanteler le passé de cette nation de sorte qu'à présent – dans un nouvel à présent – elle ne soit rien sinon, selon toute vraisemblance, une possession de la France qu'il nous faudra également mettre au pas. Tout ce que nous avons à faire, c'est de retrouver le savoir qui a disparu avec le ka Romany… ce qui ne saurait tarder soit que nous y parvenions par nos propres calculs, soit – comme on peut encore l'envisager – que nous extorquions quelque indice capital à ce misérable ka que nous avons réussi à tirer de Brendan Doyle avant son évasion. Cette dernière perspective restant toutefois nettement plus lointaine, songea-t-il avec amertume, se remémorant l'interrogatoire de la nuit passée alors qu'il redescendait les marches vers la ruelle écrasée de soleil qui donnait sur la porte el-Azab. Pour la première fois depuis un bon mois, on avait tiré le ka de sa cellule du sous-sol et, pendant près d'une demi-heure, il avait paru ne pas entendre les questions que lui posait le Maître et s'était contenté de rester debout sur le balcon à mâchouiller le bout de sa barbe sale en sursautant de temps à autre avec de petits cris, manifestement assailli par des insectes imaginaires. Il s'était finalement décidé à parler mais sans pour autant répondre aux questions. — Vous comprenez, avait-il marmonné, j'essaye de les empêcher d'enfourcher cette bécane, mais j'arrive toujours trop tard. Ils sont sur l'autoroute avant que je n'aie pu les rattraper… et je me détourne car je ne veux pas voir ça… mais j'entends… le bruit métallique de la chute, le grincement du dérapage incontrôlé… le sourd fracas du casque qui explose contre le pilier… — Comment vous y êtes-vous pris pour sortir du cours du temps ? avait répété le Maître pour la quatrième fois. — Jacky m'en a tiré, avait répondu le ka. Il a lancé un filet sur les petits hommes et m'a hissé dans son canot… — Non, le cours du temps ! Comment avez-vous fait ? — C'est toujours le même fleuve dont les bornes milliaires sont des feuillets d'éphéméride. Il suffit que ta quille soit svelte et légère pour arriver avant l'extinction des lumières. Voyez-vous, le fleuve est pris par les glaces – vous n'écoutiez donc pas quand Darrow vous l'a expliqué ? – mais il existe un bateau sur les roues duquel sont peints des visages et qui peut voguer sur la glace… ce bateau peut se faire vivant et vous tuer… une noire nacelle, plus noire que les ténèbres… Le Maître ayant alors sombré dans une crise de fureur incohérente, il avait dû, pour s'exprimer, recourir à l'un des ushabti de cire dans l'enclos occupant le fond de la sphère. — Emmenez-le, avait rugi la voix. Et qu'on cesse de déposer de la nourriture dans sa cellule… nous n'avons plus besoin de lui. Une perspective lointaine, certes… mais pas une impossibilité. Après tout, il y avait quelques esquisses de schéma directeur dans ses divagations. De toute manière, conclut Romanelli en ouvrant une porte qui, très bientôt, se verrait refermée au verrou, il se pourrait que nous n'ayons même pas besoin des Portes d'Anubis. Le coup de force de cet après-midi sera suivi d'autres actions politiques similaires et, avec un chef comme Mohammed Ali prenant conseil auprès du Maître, nous avons une chance de restaurer l’Égypte dans sa puissance primitive alors même que nous serait refusée la capacité de rectifier l'Histoire. Quant à ce qui est d'arranger son assassinat secret pour lui substituer un ka docile, nous pourrons encore y surseoir quelques années durant. Avant de pénétrer dans le couloir, il jeta un dernier regard sur la rue déserte entre ses hauts murs. Déserte et tranquille, songea-t-il. Pour l'instant, du moins. À une heure de l'après-midi, l'affluence était à son plein sur le Musti avec ses dromadaires lourdement chargés qui, impassibles, se frayaient leur chemin dans la foule, les clameurs stridentes de ses femmes voilées proposant leurs oranges dans une effroyable cacophonie qui montait pardessus le chant du piégeur de rats sur le large chapeau duquel six spécimens dressés de ses proies, elles-mêmes coiffées d'un chapeau semblable, exécutaient une pyramide, les cris des marchands de poisson, ceux des vendeurs de lait, et les prières que psalmodiaient les mendiants. Mais si dense que fût la presse, elle se fendait en hâte devant la progression du cortège tenant le centre de l'avenue à une allure détendue mais inflexible. Dans l'espoir d'une pièce en fin de parcours, un gosse des rues s'était improvisé sais, remplissant l'office en l'occurrence superflu d'avant-courrier. « Balik ! » criait-il à quelque marchand nubien dont on avait écarté la jambe du chemin des cavaliers bien avant son intervention. « Tari'a ! Tari'a ! » à deux dames se rendant d'un harem à l'autre et qui s'étaient déjà plaquées contre un mur en protestant avec véhémence contre cette inadmissible usurpation de la chaussée. Mais chacun était aussi soucieux d'admirer la parade que de s'écarter sur son passage et, à la terrasse du café de la Zaouia, les effendis britanniques faisaient pivoter leur fauteuil de palmes tressées pour couver d'un œil inquiet la procession et prolongeaient démesurément les goulées de leurs verres car il s'agissait du cortège officiel des beys mamelouks dans toute leur splendeur. L'ardent soleil au zénith faisait étinceler les gemmes serties dans le pommeau de leur lame et dans les crosses de leurs pistolets, et leurs casques, leurs turbans rehaussés de plumes, leurs caftans chamarrés ternissaient par contraste cette grand-rue pourtant haute en couleur mais, en dépit des armes incrustées, des riches vêtements, des somptueux caparaçons des coursiers arabes, l'aspect le plus frappant du défilé restait les minces visages bruns au nez en bec d'aigle et aux yeux étrécis qui dominaient altièrement la foule. Et de tous ces visages, le moins impressionnant n'étant pas celui qui, casqué, enchâssé dans une barbe d'ébène, appartenait à un imposteur ; et bien que le savetier Eshvlis – dont la minuscule échoppe était un renfoncement dans le mur d'une mosquée deux pâtés de maisons plus loin – fût connu de la plupart de ceux qui détalaient devant la parade ou l'observaient du haut des fenêtres, nul ne le reconnaissait sous l'armure damasquinée du bey Amin. Et nul ne savait que dans sa routine quotidienne de réparation des chaussures, Eshvlis était également un imposteur qui, avant d'avoir fixé son choix sur ce nom et de s'être teint cheveux et barbe en noir, s'était appelé Brendan Doyle. Au cours des quelques derniers mois, Doyle avait pris l'habitude d'être Eshvlis mais il était nettement moins confiant dans sa capacité d'assumer le rôle qu'il tenait aujourd'hui et il ne manquait pas de se détourner chaque fois qu'il apercevait un de ses clients dans la foule. Le personnage qu'il avait endossé avec une telle gaieté de cœur dans la matinée même commençait à le rendre nerveux. Était-ce un crime, se demandait-il, que d'assister au banquet du pacha sous l'apparence d'un des invités ? Probablement. Et si son ami Amin n'avait pas compté sur le succès de la supercherie, Doyle aurait certainement bondi sans plus attendre au bas de sa monture d'emprunt pour se débarrasser de ses armes, de ses riches vêtements, et pour se perdre dans la foule et regagner le poste d'observation plus sûr de son échoppe. Passant devant cette dernière, il lui accorda un bref regard et, bien qu'il eût son passage réservé sur un navire qui, le lendemain, quittait le pays, ce fut avec surprise et déplaisir qu'il vit un autre savetier trôner entre les grappes de chaussures suspendues. Qui va à la chasse perd sa place, se dit-il, amer. Un peu plus loin devant se trouvait l'esplanade où avait eu lieu sa première rencontre avec Amin. Doyle sourit en se remémorant ce chaud matin d'octobre qui avait si mal commencé quand le bey Hassan avait vu la boucle de sa chaussure se briser au cours d'un entretien avec le Gouverneur britannique. L'humiliante mésaventure ayant entraîné l'ajournement immédiat de la réunion, Hassan, escorté par ses beaux-frères Amin et Hathi, avait quitté la Citadelle pour regagner Boulak et leur felouque d'apparat. Mais, sur cette esplanade jouxtant le Musti, les attendait un autre désastre : le robuste mendiant connu sous le nom d'Eshvlis et dont un grand écriteau encadré de bois proclamait la nature de sourd-muet fut un peu lent à se relever et à céder le passage aux nobles mamelouks, si bien qu'un clou dépassant de la pancarte accrocha le caftan brodé d'Hassan et, y ouvrant une longue déchirure, exposa la cuisse du bey outragé. Dans un torrent de blasphèmes, Hassan avait alors saisi son sabre et l'arme d'acier clair, décrivant un vaste arc de cercle, s'était abattue vers le torse du mendiant. Mais vif comme une mangouste, Doyle s'était déjà jeté à quatre pattes dans la poussière et la lame, si elle fracassa son écriteau, lui passa tel un éclair plusieurs pouces au-dessus de la tête… puis, avant que le mamelouk ébahi n'ait rebrandi son arme, il se redressa, bondit, s'empara d'une dague ornementée du bey Hassan et s'en servit pour parer le retour du sabre. Hathi intervint alors. Avec une sorte de nonchalante vivacité, il fit faire demi-tour à son cheval, leva le canon de son long fusil à hauteur de hanche sans le sortir de son étui et, sous les yeux horrifiés d'Amin qui venait de saisir son intention, il piqua des deux avec un cri sauvage et pressa la détente. Dans une détonation dont l'écho se répercuta tout autour de l'esplanade, l'arme s'était presque entièrement dégagée de sa gaine sous l'effet du recul. La monture d'Hathi, rompue au feu des batailles, n'avait en revanche pas bronché mais elle encensait à présent furieusement dans le soudain nuage de fumée. Doyle acheva son saut périlleux arrière, visage au sol, et le trou rouge et brillant qui était apparu dans le dos de sa galabieh ne se distingua bientôt plus de la tache de sang qui ne cessait de s'élargir sur le tissu. — Misérables ! Il s'agissait d'un mendiant ! s'était alors ; crié Amin sur un ton qui véhiculait non seulement l'idée qu'il fût indigne de ferrailler avec un inférieur mais aussi la conception mulsumane du mendiant en tant que représentant d'Allah chargé de demander l'aumône que tout croyant était tenu d'accorder. Le Musti obliquait à présent sur la gauche et, par-delà l'épaulement ombreux d'un bâtiment, Doyle découvrait, distants d'encore un mille, les minarets et les remparts de la Citadelle qui semblaient se dresser à mi-chemin du ciel, couronnant les flancs escarpés de la colline de Mukattam. Et, devant l'aspect rébarbatif de la forteresse, en dépit des garanties que semblait offrir aux mamelouks le motif officiel pour lequel on avait requis leur présence – la nommination du fils de Mohammed Ali à la tête d'un bachalik –, Doyle n'était pas mécontent que ses compagnons et lui fussent si bien armés. Amin, le matin même, lui avait assuré que cette arrestation massive qu'il prévoyait, et à laquelle il se soustrayait en fuyant incognito, n'aurait pas lieu au cours du banquet. — Détends-toi, Eshvlis, avait-il dit à Doyle en bouclant la dernière de ses malles avant de jeter un coup d'œil par la fenêtre sur les chameaux chargés qui attendaient dans la rue. Ali n'est pas fou. Quoiqu'il soit dans ses intentions – et pour bientôt, je crois – de rabattre la puissance démesurée des mamelouks, il n'osera jamais tenter d'arrêter en bloc l'ensemble des quatre cent quatre-vingts beys… surtout quand ils sont armés. Je pense que ce banquet va d'abord lui servir à dénombrer ses adversaires, à s'assurer qu'ils sont tous en ville, si bien qu'il n'aura plus qu'à les tirer du lit cette nuit, ivres et sans défense, sous un prétexte ou un autre. Non que nous n'ayons mérité un tel traitement, comme tu pourrais être le premier à en témoigner, si tu n'étais pas si poli, avec les cicatrices que t'a laissées la balle ! Quoi qu'il en soit, je pars cet après-midi pour la Syrie et tu retrouveras ton identité d'Eshvlis juste après le banquet puis, sous ce nom, tu quitteras demain matin Le Caire. Nous serons donc tous deux passés entre les mailles du filet. Amin avait présenté la chose comme parfaitement dénuée de risques… et Doyle lui devait la vie sauve. C'était Amin, en effet, qui avait ordonné que son corps ensanglanté fût transporté au moristan de Ka'aloun pour être confié aux soins des médecins puis qui, deux mois plus tard, lui avait donné un bon départ dans sa carrière de cordonnier en exigeant d'Hassan le payement de cent pièces d'or pour la réparation de la boucle de chaussure cassée. Aucune allusion n'avait été faite au caftan déchiré dont Hassan s'estimait probablement dédommagé par les deux trous – entrée et sortie – qui avaient été percés dans le cuir du savetier. Doyle fronça les sourcils et, l'espace d'un instant, se demanda pourquoi l'ouvrage de Bailey ne faisait pas même allusion à ces événements. Après tout, se dit-il, n'est-ce pas ce genre de détail qui fait l'intérêt d'une biographie de poète ? Une brève carrière de mendiant, la balle qu'un seigneur de la guerre égyptien lui expédie dans les côtes, le fait qu'il ait assisté sous un déguisement au banquet donné par le pacha. Puis il sourit car, bien sûr, il avait une bonne raison de ne pas souffler mot de tout ça à Bailey ; Doyle allait un jour lire cette biographie. Et crois-tu vraiment que tu te serais approché de cette esplanade ce jour-là si tu avais su qu'on allait te tirer dessus ? Bon, je sais au moins qu'Ashbless quitte l’Égypte à bord du Fowler à destination de l'Angleterre demain matin et il ne peut donc me rester un grand nombre de péripéties orientales à passer sous silence lorsque je raconterai ma vie à Bailey. Je ne pense pas, par exemple, avoir la surprise d'être recapturé par Romanelli qui, ai-je ouï dire, est devenu le médecin personnel de Mohammed Ali. De toute façon, je ne crois même pas qu'il me reconnaîtrait avec la barbe et les cheveux teints, le maquillage brun et les nouvelles rides qui-sont apparues sur mon visage au cours de cette longue convalescence sans anesthésie. Au moins, ce corps-là peut toujours s'enorgueillir d'avoir ses deux oreilles. Sur la place d'armes, au pied de la Citadelle, les beys bahrites opérèrent leur jonction avec les mamelouks des terres et, durant quinze chaudes minutes, au cours desquelles Eshvlis sua comme un bœuf sous ses vêtements l'emprunt extraordinairement dispendieux et se contenta de laisser la monture d'Amin suivre celle d'Hathi dans ses évolutions, l'unanimité moins un des quatre cent quatre vingts beys mamelouks – cette tribu d'anciens esclaves qui était élevée jusqu'au contrôle absolu du pays et n'avait que fort peu déchu de ce sommet dans les années récentes – parada dans sa splendeur barbare et colorée sous l'inaltérable azur du ciel d’Égypte. La puissante et fougueuse jument d'Amin, Melbouz, caracolait fièrement, s'ébrouant de temps à autre et s'arrangeant en général pour faire sentir à son cavalier la médiocrité de ses dons équestres. C'était un bel animal, et avait constitué le bien le plus cher d'Amin qui ne s'en était séparé que contraint par les exigences du subterfuge. Doyle fut soudain traversé par l'évidence qu'il allait regretter Amin qui, dans tout Le Caire, avait été le seul à voir qu'Eshvlis n'était pas vraiment sourd-muet. Formé a Vienne, le jeune bey s'était ouvert à d'autres projets, à d'autres perspectives que la puissance et la gloire chères aux guerriers mamelouks, et, de longs après-midi durant, avait eu coutume de rester près de l'échoppe du savetier pour parler avec lui en anglais d'Histoire, de politique ou de religion – quoiqu'ils eussent toujours pris soin de interrompre si un client s'approchait et risquait de les entendre converser, si discrètement que ce fût. Amin, en effet, avait entendu dire que le pacha offrait une forte récompense pour toute information concernant un prisonnier de langue anglaise qui se serait échappé de ses geôles. Une colonne de la garde albanaise du pacha descendait à présent à leur rencontre, hérissée de sabres, de masses d'armes, de pistolets et de fusils plus grands qu'eux ; soldats ridicules, aux yeux d'Eshvlis du moins, avec leurs jupes plissées blanches et leurs turbans démesurés. Arrivés sur la place, ils firent demi-tour et reprirent en sens inverse l'étroite rue montant à flanc de colline vers la Citadelle ; les beys mamelouks rompirent la parade et leur emboîtèrent le pas cependant qu'au bout de cette gorge bordée de longs murs blancs, les portes de Bab el-Azab s'ouvraient en pivotant lentement sur elles-mêmes. À l'encontre des mercenaires albanais qui galopaient vers ces portes maintenant béantes, les mamelouks conservèrent leur allure régulière et majestueuse. Doyle eut tout loisir de promener ses regards sur les parois hautes d'une vingtaine de pieds entre lesquelles ils s'avançaient ; elles étaient vraisemblablement un élément des fortifications extérieures de la Citadelle car seules les perçaient de rares portes basses et massives ainsi que des fenêtres qui pour être nombreuses ne s'en réduisaient pas moins à de simples fentes juste assez larges pour y glisser le canon d'un fusil. Avec une cinquantaine de yards d'avance sur les mamelouks, les Albanais s'engouffrèrent dans Bab el-Azab… et Doyle ouvrit des yeux incrédules lorsque les portes commencèrent à se refermer derrière le dernier cavalier en fustanelle. Il se retourna et vit que d'autres mercenaires venaient de prendre position à l'entrée de la ruelle et qu'un genou à terre, leur premier rang levait à présent ses longs fusils pour les coucher en joue. Il s'apprêtait à donner l'alarme lorsqu'un coup de canon explosa, éclaboussant le bleu du ciel d'une traînée de fumée grise et, l'instant d'après, crépita la mitraille d'un feu roulant tiré de toutes les meurtrières perçant les façades autour d'eux, tandis que l'air sifflait sur la trajectoire de plusieurs douzaines de balles par seconde, que les murs se criblaient de trous, que des éclats de pierre ou d'argile volaient en tous sens et que des tourbillons d'une âcre fumée qui prenait à la gorge et piquait les yeux dérobait aux mamelouks la vue de leurs assaillants. La belle ordonnance des seigneurs de la guerre se brisa comme un rang de lanternes japonaises qui prend feu. Dans les premières secondes, la plupart des beys furent renversés de leur montures et même ceux qui réussirent à tirer leur arme se retrouvèrent sans autre ennemi visible contre lequel se défendre que le groupe d'Albanais qui bloquait l'entrée de la rue. Mais plusieurs mamelouks – au nombre desquels Doyle vit Hassan – qui tentaient de charger ces derniers furent impitoyablement abattus avant d'avoir fait trois pas. Bien qu'il eût à plusieurs reprises senti de brusques tiraillements sur sa robe, quatre secondes s'étaient écoulées déjà sans qu'il eût été touché, non plus que Melbouz à en juger par la vivacité avec laquelle la jument bondit par-dessus une pile de cadavres lorsqu'un mur parut exploser sur son flanc. Le « Par-dessus cette clôture, bordel de Dieu ! » de Doyle se perdit dans le tumulte mais le cheval s'élança en avant et commença d'escalader la montagne de chair morte tressautant à chaque fois qu'une balle pénétrait en elle. Un moellon détaché d'une paroi heurta Doyle au-dessus de l'oreille gauche et il titubait sur sa selle lorsqu'il fut touché par trois fois presque simultanément. La première balle lui transperça le biceps droit, la suivante laboura sa cuisse gauche et la troisième ne lui fit qu'une écorchure mais au ventre. À ce moment, Melbouz avait atteint la cime du sinistre monticule et s'élançait vers le bord du mur, toujours distant de huit pieds apparemment infranchissables. Doyle se sentit catapulté par le saut puissant de la jument et vit le sommet du mur se rapprocher à grande vitesse, puis ce qu'il y avait par-delà ce dernier lui apparut dans un moment d'apesanteur et il s'attendit à ce que la gravité, d'un instant à l'autre, le ramenât au sein du feu croisé. Mais leste comme un chat, sa monture accrocha ses sabots de devant sur le rebord du rempart puis les remplaça par ses sabots de derrière et, juste après, ce fut la chute… mais du bon côté du mur. Le cheval tombait la tête la première et Doyle, plaqué sur sa croupe avant d'être désarçonné, vit avec horreur l'eau du fossé qui montait vers lui avec une vélocité croissante. La véritable torture de cette chute fut sa durée. Par deux fois, il se vida les poumons pour les remplir d'un air frais que l'impact expulsa de toute manière lorsque ses genoux et ses mains cognèrent violemment contre le fond rocailleux des douves. Il eut toutefois la présence d'esprit de se repropulser vers la surface d'un coup de pied et remonta en chandelle au sein d'un nuage de bulles long de vingt-cinq pieds. Il roula sur la surface comme quelque chose qui se serait libéré du fond d'une marmite en ébullition et commença de patauger faiblement vers le bord du fossé où un homme surpris dans l'exercice de ses fonctions urinaires resta un moment à le regarder bouche bée avant de rabattre sa galabieh et de s'enfuir. — Espèce de salopard, lui cria Doyle. À peine le savetier fugitif eut-il extirpé son corps frissonnant et sanguinolent des douves présentement plus sales que jamais, il s'empressa d'ôter les vêtements d'Amin et ne garda de ses armes que l'épée qu'il enveloppa dans le turban. Puis il gagna le plus proche endroit baigné par le soleil et, nu à l'exception de son pagne, se roula dans la poussière jusqu'à ce qu'il fût sec – quoique loin d'être propre. La lame emballée, se dit-il, avait des chances de passer pour une béquille léguée par quelque ancêtre estropié. — Melbouz ! s'exclamèrent quelques boutiquiers qui avaient assisté à toute la scène, et jusqu'à ce que lui revînt en mémoire que ce mot signifiait « vêtu dans la divinité » – c'est-à-dire frappé de démence par la perception d'Allah –, il crut que ces gens connaissaient le nom de la jument qui, à son tour, venait de sortir du fossé pour devenir l'objet de la convoitise d'un groupe de ra'arin, les bohémiens d’Égypte. — Oui, vous pouvez la prendre, leur cria Doyle. Avo, chals ! En dépit de la chaleur, ce fut en frissonnant qu'il traversa une route et dévala une étroite venelle, passant alternativement de la lumière à l'ombre selon qu'au-dessus de sa tête un voile était ou non tendu d'un bâtiment à l'autre. Ce ne fut qu'après s'être assis dans le renfoncement d'une porte et pris le visage dans les mains qu'il s'aperçut que, depuis qu'il était sorti du fossé, il n'avait cessé de sangloter. Il releva la tête et tenta de ravaler ses larmes. Comme en surimpression, les images des douze secondes devant Bab el-Azab s'inscrivirent dans le cadre fauve de cette ruelle et forcèrent presque de manière audible son attention. Il vit pour la première fois – son cerveau s'étant auparavant borné à enregistrer sans comprendre – les gerbes de sang, de poussière et de fragments de vêtements qui giclaient d'un cheval et de son cavalier pris sous un feu croisé particulièrement nourri, morts tous deux mais soutenus et animés par les balles qui les frappaient de tous côtés… ce visage entrevu derrière le canon d'un fusil pointant du mur avec ses traits calmes, tendus dans l'accomplissement d'une tâche modérément complexe… ce bey mamelouk dont une balle avait traversé le crâne d'une tempe à l'autre et qui, aveugle et mourant, ferraillait contre un pan de mur vide entre les quelques secondes séparant la mort de son cheval de la sienne… Doyle poussa un gémissement et se pressa le front contre la pierre du porche, suscitant de nouveau le cri de Melbouz ! cette fois de la part d'un gosse chargé d'une outre d'eau. Il lui était pratiquement impossible de rien entendre à cause du bourdonnement qui lui remplissait les oreilles mais il vit soudain le garçon qui se plaquait contre la muraille et, un instant plus tard, une douzaine de mercenaires albanais firent irruption dans la ruelle et commencèrent d'en examiner avec soin les usagers. Pas un seul ne manqua de fixer un long regard sur ce vieux mendiant prodigieusement sale dont le bras, la cuisse et le ventre étaient rongés par des dermatoses purulentes et souillées de boue et qui sanglotait en serrant contre lui son bâton. Deux d'entre eux éclatèrent de rire, un troisième jeta une pièce à la ruine humaine, mais aucun ne s'arrêta. Lorsqu'ils eurent tourné le coin de la rue, Doyle ramassa la pièce et fit signe au petit marchand d'eau qui accourut vers lui et le laissa boire à même le col de l'outre. Quoique tiède et fétide, l'eau dissipa l'odeur de poudre qui lui flottait encore dans la tête et en extirpa assez efficacement les souvenirs qui venaient de l'assaillir pour qu'il pût penser à autre chose. En fait, Amin, se dit-il, tu avais raison sur deux points : Ali avait effectivement l'intention de réduire sévèrement la puissance exagérée des mamelouks et il ne comptait pas tenter l'arrestation de quatre cent quatre-vingts beys en armes… Néanmoins, tu te trompais en estimant que l'on pouvait en toute sécurité se rendre à ce banquet. Il était tout à la fois en sueur et traversé de frissons, et son bras saignait plus que jamais. Il lui fallait des vêtements, les soins d'un médecin… et, peut-être, un brin de revanche. Il connaissait, près du Nil, un endroit où il serait susceptible de trouver ces trois choses : la résidence d'été de Mustapha bey où les fils et les épouses de ce dernier avaient coutume de passer les heures chaudes de la journée. Doyle se leva et s'engagea dans cette direction. Il avait une nouvelle à leur porter, une nouvelle assortie d'une proposition. Quoique le soleil vînt juste de se coucher derrière les collines de Mukattam et que, posée sur l'horizon oriental, la lune évoquât déjà l'empreinte d'un penny souillé de cendres sur le velours bleu sombre du ciel, le sommet des pyramides, sur l'autre bord de la vallée, bénéficiait encore des rayons directs de l'astre solaire et, pendant l'heure prochaine du moins, les lanternes polychromes du chariot qui, lourdement, quittait la vieille ville resteraient plus décoratives que fonctionnelles. La surabondance de guirlandes et de grelots qui paraient ce chariot jetait une note incongrue sur l'expression des six hommes qui étaient à son bord – lèvres crispées, traits tirés par la fatigue, le chagrin et une fureur trop vaste pour souffrir d'être exprimée par la parole ou par des gestes. Mais l'apparence festive du véhicule n'eût pas empêché un garde du palais au regard acéré de l'arrêter car ses roues arrière – lesquelles disparaissaient sous la décoration la plus luxuriante – creusaient de profondes ornières dans la piste alors que les roues avant paraissaient à peine l'effleurer, et le grand tapis qui débordait du chariot pour traîner dans la poussière semblait dissimuler quelque chose. Toutefois, ledit garde n'irait jamais s'y intéresser de trop près car les six chevaux de l'attelage obliquèrent sur leur droite sur l'antique route menant à la Karafeh, la nécropole, délaissant celle qui, sur la gauche, menait à la Citadelle de construction plus récente. — Bel-ayamin, dit l'homme qui chevauchait la bosse que faisait le tapis à l'arrière du chariot, juste sous le grand parasol, à celui qui tenait les rênes et qui, docilement, fit prendre aux chevaux un sentier qui s'enfonçait plus encore sur la droite. Ralentis, maintenant. De ce point-là, on le voit. (Il fouilla du regard les petits tas de pierres disséminés comme au hasard sur le terrain onduleux et qui marquaient l'emplacement des tombes.) Là, dit-il soudain. Le bâtiment avec la coupole. Et comme je te le disais, Tewfik, il ne semble pas y avoir de sentinelle. Certes, ils s'attendent à une riposte de la part des mamelouks restants, mais pas ici. — J'aurais préféré attaquer la Citadelle, professeur, gronda l'homme qui tenait les rênes. Faire en sorte, si possible, que la tête d'Ali repose à jamais dans les latrines publiques. Mais qu'il prenne ses directives auprès de ce magicien, je le sais. Lui, nous le tuerons à coup sûr. — J'espère que tu es dans le vrai, soupira Doyle. J'espère aussi que Romanelli y sera. — Oui. (Tewfik examina la bâtisse tapie dans le paysage à une centaine de yards.) Là ? — Tu es plus au courant que moi de ces choses mais j'ai l'impression qu'il vaut mieux que nous soyons assez près pour pouvoir nous engouffrer à l'intérieur dès que la porte se sera volatilisée. — D'accord, mais pas au point qu'ils puissent remarquer la nature de nos préparatifs, dit Tewfik. Ici. Doyle haussa les épaules et mit pied à terre, en faisant attention parce qu'il avait un bras en écharpe. Il leva les yeux sur l'édifice posé au sommet de la pente douce et, saisi d'un frisson, découvrit le concierge – vraisemblablement le même qu'il avait assommé quatre mois auparavant – devant la porte et qui les regardait. — Dépêchons, fit-il doucement. Ils nous voient. — C'est sans danger pour nous à une telle distance, dit Tewfik en prenant dans le chariot une longue perche et en retirant l'énorme masque de bébé qu'elle portait à une extrémité. Elle se terminait maintenant par un épais disque de bois. — Il est déjà chargé. Nous n'avons plus qu'à resserrer la bourre. (Il souleva un pan du tapis couvrant la grosse bosse centrale du chariot, exposant la gueule béante d'un canon, puis introduisit sur toute la longueur du fût la meule de bois au bout de sa perche et cogna par deux fois sur le boulet qui se trouvait au fond.) Parfait. Il retira la perche en trois tractions rapides puis la jeta au sol et se tourna vers les quatre autres pour aboyer quelque chose en arabe. L'un d'eux alluma un cigare à la flamme d'une lanterne puis se mit à faire les cent pas en tirant de grosses bouffées comme s'il fulminait à la vue de la Citadelle, deux milles au nord. Un autre dévoila la culasse du canon camouflé, empoigna la manivelle de l'engrenage de visée puis commença de faire redescendre la gueule du canon vers le sol. Doyle leva de nouveau son regard vers le bâtiment pour voir comment le portier prenait la chose et vit l'homme disparaître à l'intérieur en refermant la porte derrière lui. — Dépêchons, répéta-t-il. Le jeune mamelouk qui s'occupait du réglage de la pièce s'arrêta de tourner la manivelle et appela son compagnon au cigare. — Vite, vite, bon Dieu ! fit Doyle entre ses dents. Le sol s'était mis à vibrer comme si l'on venait de tirer de quelque orgue souterrain une note trop basse pour être audible. La fraîcheur du soir s'emplit soudain d'une puissante odeur de chou. Doyle se baissa et défît en hâte la boucle d'une de ses chaussures d'emprunt. L'homme au cigare était revenu en courant vers le chariot mais il bascula sur le sol, frappé par un rayon surgi du sommet du dôme. Au même instant, le fût du canon commença, contre toute loi naturelle et avec un crissement retentissant, de se tordre vers le haut. Doyle acheva de retirer sa chaussure, la lança au loin et tira une dague de sa ceinture juste au moment où le rayon balayait le terrain en direction du canon. Il en enfonça la pointe dans son talon nu qu'il crispa ensuite sur la terre. Puis la vénéneuse radiance verte les enveloppa tous et ils étouffèrent dans une puanteur de végétaux pourris. Tewfik et les trois autres jeunes mamelouks s'effondrèrent inanimés. Seul indemne, Doyle atteignit le canon et plaqua sa main sur le fût brûlant qui, dans un surcroît de grincements s'accompagnant d'une torturante augmentation de la température du métal, commença de se redresser, reprenant sa visée basse. A pas lents, il remonta vers la culasse, ne gardant que le bout de ses doigts cloqués sur la fonte et prenant soin de traîner dans la poussière son pied sanglant – pour maintenir la jonction, ne cessait-il de se répéter dans son vertige – puis il décrocha l'une des lanternes et la fracassa contre la mèche. Le lampion de papier s'embrasa puis se volatilisa mais une étincelle opiniâtre rongeait déjà la mèche du canon. Une seconde plus tard, Doyle se retrouva contemplant le ciel que gagnait la nuit et il se demanda pourquoi il était sur le dos et pourquoi son visage le démangeait tant. Il aurait également aimé que quelqu'un décrochât pour le moins quelques-uns des douze ou quinze téléphones qui sonnaient en même temps. Sa tête ayant roulé sur le côté, il découvrit ce qui, un moment auparavant, avait été Tewfïk. Une masse informe s'agitait encore dans le tas de vêtements mais les fragments luisants nés de la désagrégation du jeune mamelouk s'en éloignaient à présent d'une démarche de crabe, dessinant dans le sable d'étranges arabesques. Dans un spasme d'horreur, Doyle s'écarta des plus proches de ces lambeaux de chair animés puis s'astreignit à se redresser pour rester accroupi, pleurnichant et palpant convulsivement la garde de son sabre et promenant autour de lui des regards hallucinés. De la fumée continuait à se déverser de la gueule du canon qui trônait en évidence au milieu des débris du chariot et, au sommet de la pente, le bâtiment s'était modifié, la vaste convexité de sa coupole présentant maintenant l'apparence d'un œuf à la coque dans lequel on n'avait plus qu'à tremper ses mouillettes. Quoiqu'il lui fût difficile d'avoir une certitude à cause du traumatisme que venaient de subir ses tympans, Doyle crut entendre des cris qui en surgissaient. Il tira sa lame et courut maladroitement vers la porte de la bâtisse et il n'était plus qu'à une douzaine de yards de celle-ci lorsqu'elle s'ouvrit. Sur sa lancée, il se cogna violemment dans l'homme qui s'était encadré sur le seuil et, dans son état d'hébétude, ne fut pas même surpris de voir la tête et le bras droit de ce dernier se détacher mais il lui fallut attendre le bruit sourd de leur chute sur le sol pour comprendre qu'il avait eu affaire à un homme de cire. Trois autres statues animées l'accueillirent à l'intérieur du vestibule et deux d'entre elles se replièrent précipitamment lorsque les membres démantibulés de leur compagnon rebondirent autour d'elles. Doyle eut à parer le coup d'épée de la troisième et projeta en riposte son poing durci par la garde de sa propre lame vers le visage de cire, emportant le nez ainsi qu'une partie de la joue. Lorsqu'il vit qu'une fissure était apparue sur le cou de la chose, il compléta son assaut par un uppercut et la tête de cet adversaire à son tour roula sur les dalles. Les deux figures de cire intactes levèrent alors leur arme sans pour autant cesser de reculer cependant qu'agenouillées, les deux autres cherchaient à tâtons leur tête. Depuis le haut des marches qui s'ouvraient au fond du vestibule, un cri de panique résonna dans une langue qui ne semblait pas être de l'arabe et les deux mannequins disposant encore des moyens de se diriger firent volte-face et se précipitèrent vers les escaliers. Doyle les suivit et entendit une autre voix répondre à la première, en arabe cette fois et sur un ton qui semblait plus inquiet et défensif que personnellement effrayé. Doyle saisit certains mots tels que « je ne sais pas », « immunité » et « magie ». Au bas des marches, il se débarrassa de sa seconde chaussure et ce fut à pas de velours qu'il grimpa, tenant à bout de bras devant lui l'épée d'Amin. D'au-dessus, lui parvenaient des grognements d'effort physique et le bruit de pieds dérapant sur des gravats, et il comprit enfin quelle devait être l'urgence. Ses yeux s'étrécirent et un large sourire creusa les plis de ses joues. Oui, se dit-il, voyons si nous pouvons réussir cet exploit… lui faire ravir le titre à Neil Armstrong. En haut de l'escalier, il risqua un coup d'œil au coin du petit couloir menant au balcon suspendu à l'intérieur de la sphère et, comme il s'y était attendu, constata que la seule lumière baignant la salle était la clarté crépusculaire filtrant par le trou béant que le canon avait ouvert dans la coupole. Le portier en sueur se tenait sur la droite du balcon – dont la partie gauche, arrachée par le boulet, pendait encore contre la paroi concave – et nouait en hâte l'extrémité d'une corde à ce qui restait de la balustrade. Quant au mur gauche du couloir, il s'était effondré si bien que, sur le toit en terrasse du rez-de-chaussée, Doyle découvrait les deux hommes de cire penchés au bord du trou et occupés à repousser vers le bas quelque chose qui, de toute évidence, ne demandait qu'à monter. Ayant solidement amarré sa corde, le concierge la tirait à présent vers lui en ayant l'air de lutter contre une résistance considérable et s'empressait de nouer chaque longueur gagnée, s'efforçant manifestement de raccourcir la corde. Doyle le laissa ramener un yard de plus puis, avant qu'il ait pu faire un nouveau nœud, bondit sur lui par-derrière, l'attrapa par la ceinture et le fit basculer par-dessus la rambarde. L'homme éberlué resta un moment suspendu à la corde puis il lâcha prise et tomba vers le fond de la salle. Le câble se tendit aussitôt. On perçut un cri étranglé, suivi par un bruit de roulettes, et un lit vide apparut, dévalant le mur concave pour aller s'écraser contre ce qui restait de l'enclos. Doyle pivota sur lui-même, retourna dans le couloir et, par la brèche, se rua sur la terrasse et, négligeant momentanément la créature qui flottait à présent au-dessus de cette dernière, retenue par la corde tendue presque à l'horizontale, gagna le bord du trou et, d'un coup de pied pour l'un, d'un revers de lame pour l'autre, déséquilibra les deux figures de cire qui basculèrent à leur tour vers le fond jonché de gravats de la salle. Répugnant à se tourner vers l'homme qu'il savait devoir tuer, Doyle resta un moment à contempler le fond de la sphère. Le portier s'était redressé en position assise et se balançait d'arrière en avant en se tenant la jambe qu'il s'était apparemment brisée dans sa chute et les deux statues animées – dont l'une avait, comme de bien entendu, égaré sa tête – erraient sans but dans les décombres. Il doit y avoir une porte en bas, se dit-il, mais si ça se trouve elle est ensevelie sous les ruines de ce qui constituait le cadran oriental de la coupole. — Ah, Doyle ! fit une voix derrière lui sur un ton dont la civilité devait mettre à rude épreuve les nerfs de celui qui parlait. Nous avons des tas de choses à discuter, vous et moi ! Le Maître oscillait une vingtaine de pieds plus loin retenu par la corde qui lui passait sous les bras et qui, parallèle au toit, se tendait vers la lune que Doyle apercevait derrière, toujours très bas sur l'horizon oriental. Le Maître devait se tordre le cou pour regarder Doyle juste en surplomb de lui. Vu d'en bas, c'était comme s'il s'agissait d'un cerf-volant de forme humaine poussé par un vent violent ou comme si Doyle et lui se trouvaient confrontés par l'entremise d'une glace inclinée à 45 degrés. — Je ne vois pas de quoi nous pourrions discuter, répondit froidement Doyle. — Il leva l'épée d'Amin et visa la corde tendue. — Je puis vous ramener Rebecca, dit le Maître, doucement mais distinctement. Doyle exhala brusquement tout l'air de sa poitrine comme s'il venait de recevoir un coup de poing dans l'estomac. Il fit un pas en arrière et baissa son arme. — Qu… qu'est-ce que vous dites ? Bien que sa position dût être des plus pénibles, un grand sourire fendit le visage du Maître en rotation lente au bout de sa corde. — Je puis sauver Rebecca… l'empêcher de mourir. En empruntant les brèches temporelles dont j'ai provoqué l'ouverture et que Darrow a découvertes. Vous pourrez participer. Nous les empêcherons d'enfourcher cette motocyclette. Doyle se laissa tomber à genoux et sa lame claqua sur le carrelage de la terrasse. Il avait à présent le visage au niveau de celui du Maître, vingt pieds plus loin, et il plongeait, avec la fascination du désespoir, son regard dans les yeux du très vieil homme qui semblaient briller d'une noirceur terriblement intense. — Comment… pouvez-vous savoir… pour Rebecca ? hoqueta-t-il. — Vous rappelez-vous ce ka que nous avons tiré de vous, mon fils ? Ces gouttes de votre sang qui sont tombées dans la cuve ? Nous en avons développé une réplique de vous-même qui, je dois dire, ne s'est pas révélée d'une grande utilité pour obtenir des informations consistantes ou même cohérentes – on aurait dit le discours d'un fou, ce qui peut signifier ou ne pas signifier que vous le soyez – mais nous avons fini par apprendre petit à petit beaucoup de choses sur vous. — C'est du bluff. Vous êtes incapable de modifier l'Histoire. Je suis placé pour le savoir. Et j'ai vu Rebecca… morte. — C'est un ka mort que vous avez vu. La vraie Rebecca n'a jamais été éjectée de votre motocyclette. Nous allons nous rendre dans le futur, prélever un peu de son sang, faire pousser un ka, puis faire l'échange en quelque point du temps, laisser mourir le ka comme dans vos souvenirs et ramener la vraie Rebecca ici avec vous pour… (le Maître sourit de nouveau)… l'appeler par exemple Élisabeth Jacqueline Tichy. Ashbless secoua lentement la tête d'un air songeur. Je crois vraiment que je vais le faire, se disait-il. Oui, c'est ça, je vais rembobiner cette corde et le sauver. Mon Dieu, moi qui pensais qu'il allait seulement m'offrir de l'argent ! — Mais il y a déjà une Élisabeth Jacqueline Tichy quelque part. — Elle meurt et c'est Rebecca qui la remplace. — Ah ! Bien. Doyle saisit la corde à pleines mains. Pardon, Tewfik. Pardon, Byron. Pardon, miss Tichy. Pardon, Ashbless, il semble que tu sois destiné à être pour le restant de ta vie l'esclave de cette créature. Et pardon, Becca… Dieu sait que ce n'est pas la voie que tu aurais choisie. Avec considérablement plus d'aisance que le portier, Ashbless tira un premier yard de corde et, tandis qu'il efforçait de nouer cette boucle d'une seule main, son regard se posa de nouveau sur le visage du Maître. Et le sourire qu'il y surprit n'était pas seulement teinté de triomphe, de morgue et de suffisance, c'était également le sourire d'un parfait crétin. Cette expression stupide sur les traits de ce Maître censé posséder l'omniscience exerça l'effet d'une compresse d'eau fraîche sur un front fiévreux. Seigneur ! songea Doyle. Étais-je vraiment sur le point d'acheter le retour de Rebecca par la mort de cette petite Tichy que je n'ai jamais vue ? Non, se répondit-il, et il lâcha la corde qui se retendit en vibrant et en décochant aux épaules du Maître une secousse évidemment douloureuse. — Vous allez sauver la vie de Rebecca, Doyle, croassa le vieillard. Et préserver votre santé mentale… car vous êtes bon pour l'asile, savez-vous ? Et je vous rappelle que, par ici, ce ne sont pas des lieux fréquentables. Ashbless se détourna, ramassa l'épée, puis, dans un hurlement qui se mêla à celui du Maître, prit son élan comme pour donner un coup de hache si bien que la lame, après avoir tranché la corde, brisa un carreau du dallage. Toujours hurlant, le Maître s'enfonça rapidement dans le ciel oriental comme emporté par un camion invisible qui aurait tenté de battre un record d'accélération. Bien vite, il s'inscrivit dans le cercle de la lune, à quelque vingt pieds du sol, si bien qu'Ashbless le distingua clairement en dépit des ténèbres croissantes. — Je te souhaite beaucoup de plaisir dans ton putain de cabanon, Doyle ! rugit une voix montant du fond de l'abîme sous les pieds d'Ashbless. Tu vas manger tes propres excréments et devenir le souffre-douleur des gardiens, c'est ça que l'avenir te réserve, p'tit gars ! C'est la vérité. Romanelli a fait un bond dans le futur pour voir ça ! Et puis, écoute, nous avons déjà récupéré ta Rebecca. C'est Romanelli qui l'a. Mais maintenant qu'elle n'a plus la moindre valeur comme marchandise, je te laisse deviner ce à quoi elle peut s'attendre… Tandis que la voix poursuivait sans relâche sur ce même ton, Ashbless se rendit compte que le Maître lui parlait par la bouche du seul homme de cire qui eût encore une tête. Le Maître lui-même n'était plus qu'un point sur la face de la lune, et qui allait se rétrécissant. Au bout d'une minute ou deux, la voix qui montait du fond de la sphère et qui se livrait à l'inventaire des souillures sans nombre dont Rebecca serait l'objet au point qu'elle finirait par y prendre goût, s'étrangla et cessa net. Soit le porte-parole de cire venait d'être victime d'une panne, soit le Maître était hors de portée. Ashbless se traîna jusqu'au trou dans le mur du couloir et laissa le poids de son corps l'entraîner jusqu'au bas des marches. Au rez-de-chaussée, il vit quelqu'un surgir sur le seuil d'une porte à sa droite puis se renfoncer dans l'ombre en l'entendant. Il passa devant l'homme sans lui accorder un regard. Une fois dehors, il promena les yeux sur les alentours. Les chevaux avaient subi la même désintégration que les fils de Mustapha, aussi décida-t-il de faire, pieds nus, les cinq milles qui le séparaient du port de Boulak. Son bateau ne partait pas avant l'aube et il put se permettre de marcher très lentement… et de s'arrêter à tout bout de champ pour lever un regard craintif vers la pleine lune qui montait dans le ciel. À peine Ashbless fut-il hors de vue qu'un visage barbu, sale et dévoré par des yeux fous se glissa par la porte entrebâillée pour risquer un regard sur la funèbre plaine gagnée par la nuit. — Vous voyez ce que vous avez fait, Darrow ? marmonnait-il. Aucun danger, disiez-vous ! Oui, je me souviens de vous l'avoir entendu dire : « Ça ne présente aucun danger, Doyle. » Merde, vous auriez tout aussi bien pu laisser venir Treff. Il n'aurait pas fait un pire gâchis. Il va falloir que je retourne jusqu'au fleuve, histoire de voir s'il n'y a pas moyen de le remonter à la nage jusqu'au moment où tout allait bien. Et le ka d'Ashbless sortit sur la pointe des pieds dans la fraîcheur de la nuit tombante pour promener un regard incertain sur le paysage car il ne pouvait se rappeler au juste où se trouvait ce fleuve ni le nom qu'il portait quoiqu'il eût la certitude d'en connaître bon nombre de bras. Puis il lui revint en mémoire qu'on pouvait l'atteindre n'importe où, aussi choisit-il une direction au hasard et s'y engagea-t-il d'un pas déterminé, un sourire ravagé de tics mais confiant sur les lèvres. 14 Ô Sœurs, tissez la toile de la mort ; Ô Sœurs, cessez, l'ouvrage est achevé. Thomas GRAY. Une fois de plus, il s'efforçait de retrouver son chemin dans le dédale de ces ruelles noyées de brouillard. Il avait beau avoir parcouru plusieurs milles de ces venelles tortueuses qui revenaient souvent à leur point de départ et parfois se terminaient tout bonnement en cul-de-sac, il n'avait toujours pas débouché dans une rue assez large pour y faire passer une charrette et encore moins sur le pavé grouillant de monde de Leadenhall Street. Il finit par s'arrêter pour écouter – comme il le faisait régulièrement à ce moment du rêve – un lent cognement irrégulier dans l'épaisseur de la brume au-dessus de lui puis, une ou deux secondes plus tard, le bruit de pas traînants qui s'approchaient. — Oh, oh ! fit-il, timidement, puis d'une voix plus assurée : Hep, là-bas ! Peut-être pourriez-vous m'aider à retrouver mon chemin ? Les pas se rapprochèrent sur les galets humides et une tache sombre dans le brouillard se précisa pour devenir un homme en haillons. Comme toujours, Darrow – qui, dans son rêve, ne gardait pas souvenir de son nouveau nom – fut paralysé par une terreur sans bornes lorsqu'il comprit qu'il s'agissait de Brendan Doyle. — Seigneur ! Doyle ! hurla-t-il. Je suis navré… ne vous approchez pas, mon Dieu… Il aurait bien rebroussé chemin dans une fuite éperdue jusqu'au bout de la ruelle si ses jambes n'avaient refusé de marcher. Doyle sourit et montra du doigt quelque chose, là-haut, dans le brouillard. Irrésistiblement, Darrow leva les yeux… et mit tout son être dans un hurlement si perçant qu'il l'éveilla. Il resta tapi sans bouger dans son lit jusqu'au moment où, à son grand soulagement, il reconnut le mobilier de sa chambre. Encore une fois, il en était quitte pour avoir seulement rêvé. Sa main se tendit vers la carafe de cognac posée sur la table de nuit, en souleva le bouchon de cristal, puis la porta goulûment à ses lèvres. La porte de communication avec la chambre de Claire s'ouvrit brusquement et elle se précipita vers le lit de Dundee, les cheveux en désordre, une expression soucieuse sur son visage encore ensommeillé. — Pour l'amour du ciel, Jacob, qu'est-ce qui se passe ? — Une crampe… dans le dos. Le fond de la carafe claqua contre le marbre de la table de nuit. — Vous et vos crampes ! (Elle s'assit sur le lit.) Je suis votre épouse, Jacob, vous n'avez pas à me mentir. Je sais qu'il s'agissait d'un cauchemar. Vous êtes toujours en train de crier « Je suis navré, Doyle ! » lorsque vous vous réveillez ainsi en sursaut. Dites-moi la vérité… qui est ce Doyle ? A-t-il quelque chose à voir avec le fait que vous soyez si riche ? Dundee inspira profondément puis expira de même. — Non, ce sont simplement des crampes, Claire. Je m'excuse de vous avoir réveillée. — Vous n'avez plus mal, maintenant ? fit-elle avec une moue sceptique. — Non, c'est fini. Vous pouvez retourner vous coucher. Elle se pencha pour déposer un baiser sur son front. — Je peux rester un moment avec vous, si vous voulez… — Je ne pense pas que… commença-t-il en hâte avant d'être interrompu par quelqu'un qui frappait à la porte du couloir. — Vous allez bien, monsieur ? s'enquit une voix étouffée. — Oui, Joe, pas de problème, répondit Dundee, presque en criant. J'avais simplement du mal à dormir. — Si vous le désirez, je peux vous apporter une tasse de café arrosé de rhum, monsieur ? — Non, merci, Joe, je… (Dundee hésita, jeta un regard sur sa femme, puis reprit :) Finalement, oui. Ça ne peut pas faire de mal. Les pas s'éloignèrent dans le couloir et Claire se leva. — Ne comptiez-vous pas rester avec moi un moment ? lui demanda Dundee, conscient qu'il n'en était plus question. — Vous savez très bien quels sont mes sentiments à l'égard de Joe, lui répondit-elle en retournant dans sa chambre dont elle referma la porte derrière elle. Dundee se leva, se passa la main dans les cheveux puis s'approcha de la fenêtre pour en soulever le rideau. Ses yeux se fixèrent sur la vaste courbe de St. James Street, bordée par l'uniformité de ses élégantes façades teintées d'ambre pâle sous les lumières clignotantes de la rue. Vers l'est, le ciel commençait à se faire moins sombre… bientôt ce serait l'aube d'un clair dimanche de mars. — Oui, ma chère, je sais quels sont vos sentiments à l'égard de Joe. Mais je ne puis certes pas vous expliquer pourquoi il m'est nécessaire de le supporter et de l'avoir en permanence près de moi. J'aimerais vraiment qu'il se trouve un nouveau corps de sorte que je puisse vous dire que je l'ai renvoyé pour prendre un nouveau majordome… mais il apprécie celui de Maturo et je n'ai pas la moindre envie de faire pression sur lui. Après tout, il restera mon partenaire longtemps, très longtemps après que vous serez morte de vieillesse, ma chère… après que le meilleur de nos fils puis de nos petits-fils puis de nos arrière-petits-fils ait accru sa richesse et continué d'acheter toujours plus au cours des séjours successifs que je ferai dans le corps de l'élite de nos descendants jusqu'au retour de 1983 où je serai le propriétaire occulte de ce que le monde compte d'entreprises d'importance… où je posséderai des villes, des nations entières. Puis après 1983, après la disparition du vieux J. Cochran Darrow, je pourrai sortir de l'ombre, de derrière les concentrations de capitaux, les monopoles et les figures de proue pour apparaître sur le devant de la scène et, sans exagération aucune, gouverner cette putain de planète. À la seule condition de continuer à faire le bonheur de Joe. Comme vous pouvez le constater, ma récente épouse de deux mois – temps durant lequel je n'ai même pas été fichu de consommer notre mariage et de mettre en route la seconde génération de Dundee –, vous êtes éminemment remplaçable. Joe ne l'est pas. Et l'homme le plus riche de Londres soupira, laissa retomber le rideau et alla s'asseoir sur son lit pour attendre son café au rhum. À l'office, Joe le majordome s'était assis sur le comptoir – bien que le contact avec le sol ne lui posât plus de problème depuis que, neuf ans plus tôt, il ait cessé de pratiquer la magie de haut niveau ; il lui semblait toutefois avoir les idées plus claires lorsqu'il était en position légèrement surélevée – et remuait avec ses doigts un bol de poudre gris-vert. J'ai appris beaucoup de chose auprès de cette boule de nerfs de jeune maître, se disait-il. J'ai appris qu'avoir beaucoup d'argent est considérablement plus drôle que d'avoir simplement ce qu'il faut, et qu'une fois qu'il est en votre possession, il tend à grossir de lui-même, comme un feu. Et il en a un joli paquet, ainsi qu'une jeune épouse réellement très mignonne qui pourrait être sa sœur et qui a horreur de la façon dont le vieux Joe la regarde… quoiqu'il me semble qu'elle mérite que quelqu'un la regarde, et même, fasse plus que la regarder. Elle finira par tourner vinaigre si l'on n'y met pas la bonde. Oui, mon petit Dundee, vous seriez encore un vieillard à l'article de la mort si je n'avais pas été là… et qu'ai-je obtenu en retour pour vous avoir fait démarrer dans la vie, si j'ose dire ? Une place de majordome. Non, ce n'est pas juste. L'équilibre est loin d'être idéal. Mais j'ai là, dans ce bol, la solution définitive aux problèmes de chacun. Le beau jeune mari de Claire va brusquement devenir plus affectueux et le pauvre vieux majordome Joe va se suicider. Tout le monde sera content. Excepté, bien sûr, celui qui se trouvera dans le corps de Joe lorsqu'il s'écrasera sur le pavé. Il tendit la main vers une étagère, y prit un pot de cannelle en poudre et en saupoudra généreusement le contenu du bol, puis il remua de nouveau le mélange, le versa dans un grand mazagran, ajouta un bon doigt de rhum, remit pied à terre, prit la cafetière et remplit le mazagran à ras bord de café fumant. Tout en remontant le couloir puis les marches, il touilla le breuvage et, après qu'il eut discrètement frappé à la porte de Dundee et que celui-ci lui eut dit d'entrer, il le posa sur la table de nuit et, respectueusement, fit un pas en arrière. Dundee paraissait préoccupé. Un léger pli marquait son front dénué de rides. — Avez-vous déjà remarqué, Joe, lui demanda-t-il en prenant le mazagran d'un geste automatique, qu'on se casse toujours plus la tête pour obtenir quelque chose que ce que la chose vaut en réalité ? — C'est toujours mieux que de se casser la tête et de ne rien obtenir, répondit Joe après un temps de réflexion. Dundee trempa les lèvres dans son café. Il ne paraissait pas avoir entendu Joe. — Il y a tant de lassitude et de fatigue en réserve dans tout ça. Car à chaque action correspond une égale… stupéfaction. Non, cela encore serait supportable. Supérieure à toute action. Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? — De la cannelle. Si ça vous déplaît, je peux vous apporter une autre tasse où je n'en mettrai pas. — Non, non. Ça va comme ça. Il remua le café avec la cuiller et en prit une autre gorgée. Joe attendit encore un moment mais comme Dundee ne semblait pas avoir d'autres instructions à lui donner, il quitta la chambre en refermant silencieusement la porte derrière lui. — Hep, Snapp ! c'est bien vous ? Jacky leva les yeux et vit un petit homme costaud et aux cheveux bruns qui bondissait vers elle depuis l'autre côté de la rue. — Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle sans paraître s'intéresser à la réponse. — Humphrey Bogart, souvenez-vous ? Aldebert Chinnie, Doyle. (L'homme souriait, tout excité.) Ça fait une heure que je trotte d'un bout à l'autre de cette rue en essayant de vous trouver. — Ah bon, pourquoi ça ? — Mon corps, mon vrai corps, je l'ai retrouvé ! Le type qui est dedans s'est laissé pousser une petite moustache, il s'habille et il marche d'une façon différente, mais c'est moi ! Jacky soupira. — Ça n'a plus d'importance, Humphrey. L'homme qui changeait de corps a été attrapé il y a trois mois, et on l'a exécuté. Donc, même si cette personne que vous avez trouvée occupe réellement votre corps – ce qui est sacrément peu vraisemblable car je ne le vois vraiment pas rater deux fois de suite le meurtre d'un hôte abandonné –, il n'existe plus pour vous de moyen convenable de changer de place avec lui. Plus personne n'est capable d'opérer le truc, vous comprenez ? (Elle secoua la tête d'un air las.) Je suis désolée. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser… Chinnie avait perdu son sourire. — Il est mort ? Est-ce que… est-ce que c'est vous qui l'avez tué ? Bon Dieu de merde, vous m'aviez promis… — Non, ce n'est pas moi qui l'ai tué. Ce sont des gens dans un pub de l'East End. On m'a raconté le lendemain ce qui s'était passé. Elle se remit en chemin. — Attendez, fit Chinnie désespéré, on vous l'a raconté, dites-vous. Y a-t-il beaucoup de gens qui soient au courant ? Jacky s'arrêta et lui dit avec l'air de faire preuve d'une patience sublime : — Oui. Tout le monde… sauf vous. — Exact ! s'écria Chinnie, recommençant à s'exciter. C'est précisément ce que je ferais si j'étais l'homme qui change de corps. — Que voulez-vous dire ? — Écoutez. J'ai cherché des salons d'épilation. Je vous avais dit que je le ferais, vous vous souvenez ? Ces endroits où on vous retire si bien les poils qu'après ils ne repoussent plus. Eh bien, j'ai appris qu'il y en avait un dans Leadenhall Street où la technique était vraiment efficace, quelque chose qui avait à voir avec l'électricité. Ils ont fermé boutique en octobre dernier, mais ça ne veut pas dire que le procédé ait été perdu. Bordel, l'échangeur de corps peut très bien avoir acheté l'endroit. De toute façon, si j'étais lui, et si j'avais la possibilité de rester dans un corps sans me transformer en orang-outan, je me laisserais reconnaître et attraper puis, juste au moment où basculerait la trappe de l'échafaud, je sauterais dans un autre corps en leur laissant croire qu'ils m'ont tué si bien qu'ils rappelleraient la meute. Jacky revint sur ses pas jusqu'à la hauteur de Chinnie. — Bien, dit-elle. Jusque-là, ça me séduit. Mais en quoi votre ancien corps est-il concerné ? Il n'y est plus depuis longtemps ; lorsqu'on l'a pendu, il avait l'aspect d'un vieillard décharné. — Je ne sais pas, moi. Peut-être a-t-il placé quelqu'un d'autre en garde dans mon corps pendant qu'il allait se faire tuer puis l'a-t-il récupéré au dernier moment. Ou peut-être… oui… peut-être met-il de vieilles personnes riches dans de jeunes corps contre des sommes fabuleuses. Ou peut-être… peut-être un tas de choses. C'est le fait d'avoir mis la main sur le truc pour supprimer les poils qui lui a rendu tout ça possible. — Cet homme qui est dans votre ancien corps, demanda Jacky, que fait-il ? Quelle est sa position sociale ? — Il mène grand train. Bureaux sur Jermyn Street, hôtel particulier dans St. James avec domestiques et tout le bataclan. Jacky hocha la tête, se sentant redevenir la jeune fille passionnée d'antan. — Ça colle assez bien avec vos théories. Ce pourrait être un vieillard qui a payé Joe Face de Chien pour lui redonner jeunesse et santé… comme ce pourrait être Joe lui-même. Allons donc jeter un coup d'œil à cet hôtel de St. James. — Comment… vous… bredouilla le concierge affolé, vous avez dit que vous n'auriez besoin de la voiture que dans une heure si ce n'est plus, monsieur. Yustin vient juste de sortir pour prendre son souper sur le pouce. Il ne devrait pas tarder à… — Vous lui direz qu'il est viré ! lâcha Dundee dont le visage, dans la clarté du lampadaire, avait les traits tirés d'un vieillard. Puis il s'éloigna sur le trottoir, les talons de ses élégantes bottines claquant avec régularité sur les pavés comme le mécanisme d'une vieille horloge. — Monsieur ! cria derrière lui le concierge. Il est trop tard pour rentrer à pied sans escorte ! Si vous pouviez attendre quelques petites minutes… — Non, ça ira, répondit Dundee sans se retourner. Plongeant la main sous son manteau, il effleura la crosse d'un des deux pistolets miniatures qu'il s'était spécialement fait faire par Joseph Egg, le célèbre armurier d'Haymarket. Quoique pas plus grand qu'une pipe repliable, chaque élément de cette paire tirait des balles de calibre 35 à partir d'une charge mise à feu par un bidule que Dundee appelait une amorce et dont il avait fait le dessin devant l'armurier fasciné. Une impulsion soudaine lui fit prendre une rue sur la gauche, un pâté de maisons avant l'endroit où il tournait d'habitude. Je vais rejoindre St. James par l'un des passages de service. Comme ça, je déboucherai juste en face de chez moi et si ce voyou que je n'arrête pas de voir traîner dans les alentours est toujours là, j'exigerai de lui des explications… et s'il s'avise de faire l'imbécile, il sera le premier homme dans l'Histoire à se faire tuer par un pistolet à percussion sur amorce. Dans le brouillard, les lampes éclairant la rue n'étaient que d'imprécises et dansantes taches jaunes et de minuscules gouttelettes de condensation commençaient à se former sur la moustache de Dundee. Il se gratta rageusement. Tu n'es pas à prendre avec des pincettes, ces derniers temps, se dit-il. Ce pauvre diable contre lequel tu n'as pas arrêté de gueuler tout au long de la conférence ne voudra certainement plus jamais traiter avec toi et, d'ici dix ou vingt ans, les usines et les brevets qu'il avait à vendre te feront salement défaut. Bof… tu n'auras qu'à attendre un peu et tu les rachèteras à ses héritiers. Il tourna sur la droite dans le passage qu'il connaissait. Bon, puisque tu y vas sur la pointe des pieds, autant bien faire les choses. Il ôta ses bottines et, les tenant d'une main, s'enfonça dans le nid de brume de l'allée. Son autre main, la droite, reposait sur la crosse arrondie de l'un de ses Egg. Il se figea soudain… il venait d'entendre un murmure devant lui. Il tira le pistolet du petit holster et reprit sa progression sur la pointe des pieds – mais plus au sens figuré cette fois – sondant la grisaille de son poing que prolongeaient deux pouces de canon. Deux étages plus haut, quelqu'un fit grincer une crémone et Dundee manqua tirer… puis manqua lâcher son arme car, brutalement, totalement, sans le moindre avertissement, il venait de retrouver la dernière partie de son cauchemar récurrent, cette fin dont il n'avait jamais gardé souvenir à son réveil. Avec un piqué photographique, il venait de voir ce qui, dans le rêve, avait produit cette espèce de cognement irrégulier dans le brouillard au-dessus de sa tête, cette chose que la silhouette cadavérique de Doyle avait montrée du doigt. C'était le corps de J. Cochran Darrow, pendu par le cou au bout d'une corde avec ses pieds bottés qui cognaient contre le mur tel un carillon agité par le vent, et dont la tête, tordue comme seuls savent le faire les pendus, le regardait fixement, un rictus dévoilant l'intégralité de ses dents jaunes. La main qui tenait le pistolet tremblait à présent et Dundee avait conscience de l'humidité glaciale de l'air comme s'il s'était dépouillé de son pardessus. Il distinguait devant lui une tache de lumière brillante, le trottoir de St. James Street, tout proche, éclairé par un lampadaire à quelques yards de l'entrée du passage. Devant, les chuchotements reprirent et deux vagues silhouettes lui apparurent, juste sous le porche à l'entrée du passage. Il leva le pistolet et dit d'une voix claire : — Plus un geste, l'un comme l'autre ! Les deux ombres poussèrent un cri et bondirent sur le trottoir. Dundee sortit derrière eux de l'allée. Pour mieux les tenir en respect, il laissa tomber ses bottines qui claquèrent sur le pavé puis tira son second pistolet. — Bon, dit-il tranquillement. Encore un coup fourré dans ce genre et je vous abats tous les deux. Maintenant, des explications, et vite, sur ce que vous faites ici et sur le motif… Jusque-là, son attention n'avait porté que sur le plus jeune des deux gueux. Il tournait à présent son regard vers l'autre. Et toute couleur disparaissait de ses traits pour être remplacée par des perles de sueur aussi froides que la brume car il reconnaissait le visage de l'homme. C'était celui de Brendan Doyle. Au même instant, Chinnie comprit qui était derrière les pistolets. — Face à face, enfin ! grinça-t-il entre ses dents serrées. Nous allons changer de place, vous et moi… Il fit un pas vers Dundee. Le coup de feu claqua dans la brume avec le bruit sourd d'une planche qu'on abat contre un mur de brique. Dundee fondit en sanglots alors qu'Aldebert Chinnie reculait puis s'effondrait sur le trottoir. — Mon Dieu, je suis navré, Doyle ! gémit Dundee. Mais vous deviez rester mort ! L'autre pistolet vacilla vers Jacky mais, avant qu'il n'ait pu se fixer sur sa cible, elle s'était fendue pour assener violemment le tranchant de sa main sur le poignet de Dundee. L'arme claqua sur le pavé. Jacky plongea pour la récupérer et Dundee, arraché à son idée fixe par la douleur, tomba sur elle. Jacky saisit le pistolet juste à l'instant où, sous le poids de Dundee, elle se trouvait à genoux sur le sol et sentait la pliure d'un coude lui relever de force le menton. L'autre main de son adversaire se referma sur le poignet serrant la crosse de l'arme – mais sans efficacité réelle car la manchette qu'elle lui avait portée devait l'avoir laissée engourdie. De l'autre côté de la rue, on entendit une fenêtre se briser mais les deux lutteurs au corps à corps étaient bien trop occupés pour songer à lever les yeux. Jacky se débattait pour se remettre debout et pour maintenir le passage d'un filet d'air dans son larynx comprimé cependant que Dundee s'efforçait, avec considérablement plus de puissance musculaire, d'empêcher ces deux choses. — Je vais vous apprendre à me ramener les morts, jeune homme, souffla Dundee d'une voix rauque. En vous expédiant vous-même sur l'autre rive du fleuve. Dans une manœuvre désespérée, Jacky se laissa durement tomber sur le flanc gauche, libérant ainsi la main tenant l'arme dont elle fit basculer le canon vers Dundee qui avait roulé sur le dos, tentait de récupérer le pistolet puis, le manquant, la saisissait par le col de la chemise et lui remontait de toutes ses forces son genou dans la fourche ; or, ce qui aurait dû plier en deux son adversaire sous l'insupportable irradiation de la douleur fit à peine sursauter Jacky et ne l'empêcha pas de coller la gueule trapue du pistolet contre l'arête du nez de Dundee et de presser la détente. La détonation fut encore plus sourde que la précédente. Dundee relâcha sa prise sur la chemise de Jacky dans l'évidente intention de se consacrer à l'imitation gargouillée du bruit que fait un serpent à sonnettes. Un instant plus tard, il s'affaissait mollement et la regardait avec des yeux exorbités entre lesquels était apparu un trou rond aux bords nets. Un afflux de sang brillant se forma dans sa partie basse puis déborda en un filet qui barra le front. — Bande de salauds de petits messieurs ! hurla une voix de l'autre côté de la rue. (Jacky se redressa.) Vous avez gagné, fils de putes dénués de cœur ! poursuivit la voix dans le brouillard et Jacky eut l'impression qu'elle venait d'un étage. Vous avez fini par pousser le vieux Joe jusqu'au point où il préfère mourir que de supporter vos manières mielleuses. S'il vous reste un grain de conscience morale… — Joe ! fit une autre voix, posée. Êtes-vous ivre ? Pourquoi diable criez-vous ainsi ? Cessez tout de suite ! Jacky savait bien qu'elle aurait dû déguerpir avant que ce raffut n'ameutât un agent de police mais, d'une part, elle se sentait encore les jambes molles et, de l'autre, elle éprouvait une curiosité certaine pour le drame qui se déroulait de l'autre côté de la rue. — Je viens de briser cette fenêtre, miss Claire, reprit la voix de l'homme. Et m'est avis que ça va coûter assez cher pour faire nettoyer le trottoir demain matin devant chez vous. Vous n'aurez qu'à m'envoyer la note en enfer, petite salope d'allumeuse. — Joe, fit la voix féminine avec plus de force. Je vous ordonne de… oh ! mon Dieu ! Jacky s'interrogea. Qu'est-ce qu'il a fait ? A-t-il sauté ? Elle venait d'entendre un craquement et le choc assourdi d'un lourd objet mou tombant sur le pavé. Puis le cadavre de Dundee requit toute son attention. Il s'était assis. Il clignait de ses yeux sans regard et une expression d'horreur indicible se formait sur son visage ruisselant de sang. L'une de ses mains monta par saccades – comme lorsqu'on force sur une porte aux gonds rouillés – pour se porter à ce visage. L'espace d'un instant, il sembla vouloir se relever, puis un frisson le traversa et il s'affaissa et son dernier soupir sembla n'en plus finir. Jacky se releva et prit ses jambes à son cou pour s'enfuir. 15 Et dans un souffle il murmura : « Il est un fleuve qui des deux au couchant vers ceux du jeune azur… » William Ashbless. Si nautoniers et mariniers sur la Tamise disposaient encore d'une demi-heure de ce beau soleil d'avril pour achever leurs travaux, les habitants du bas quartier de St. Giles avaient déjà vu le soleil se coucher depuis près d'une heure derrière les hautes et vieilles bâtisses déchiquetées qui constituaient leur unique et sinistre et déprimant horizon proche et la quasi-totalité des fenêtres dépareillées du Château du Rat brillaient d'or en fusion. Dans l'allée desservant les portes latérales du bâtiment, Len Carrington, à bout de patience, continuait quand même de répondre aux objections du groupe de six hommes qui allait partir pour Fleet Street. — Vous y allez parce que c'est le dernier boulot que vous faites pour eux et que si vous vous y refusez, ils vont le prendre très mal et qu'il vaut mieux que nous les frappions par surprise… mais ce n'est pas tout : si vous leur trouvez ce type, ils seront tellement absorbés avec lui qu'il sera encore plus simple de les tuer. — Et si par hasard c'est le même gus que nous avons été chercher à la Swan With Two Necks ? demanda l'un des hommes. Carrington tiqua : il aurait aimé ne pas les voir faire le rapprochement. — Peut-être… mais ce n'est pas parce que vous vous y êtes pris comme des manches pour l'enlever… — Et parce qu'eux aussi semblent s'y être pris comme des manches pour le garder, rajouta l'homme. — … que vous ne réussirez pas cette fois à le faire se tenir tranquille, poursuivit Carrington sans se laisser démonter. (Il sourit.) Et si vous tenez correctement votre rôle, c'est ce soir qu'aura lieu la vraie fête au Château du Rat. — Ainsi soit-il, murmura un autre homme. Allons-y maintenant. Il doit déjà être à sa connerie de réunion littéraire. Les six hommes s'éloignèrent dans le passage et Carrington rentra. L'immense cuisine médiévale était vide pour l'instant, éclairée par les seules braises rougeâtres de l'âtre. Il ferma la porte derrière lui et le silence tomba sur la vaste pièce, soulignant un bruit lointain de grognements et de plaintes. Il s'installa sur un banc et raccrocha du doigt l'anneau d'un cruchon de bière fraîche posé sur une étagère. Il en prit une longue gorgée, le reposa puis se leva. Mieux valait retourner au plus vite dans la grande salle ; Horrabin pouvait se poser des questions sur ce qui le retardait. Alors qu'il gagnait la porte intérieure à l'autre bout de la vaste pièce, il passa devant la bouche du collecteur et perçut plus nettement plaintes et grognements. Marquant un temps d'arrêt, il posa un regard dégoûté sur le trou noir menant aux caves les plus profondes et à la rivière souterraine. Je me demande ce qui rend les Erreurs d'Horrabin si nerveuses depuis le début de l'après-midi. Le vieux Rase-Crotte était peut-être dans le vrai en affirmant qu'elles sont capables de lire dans les esprits. Pourquoi n'auraient-elles pas conscience que nous allons ce soir renverser leur bourreau ? Il prêta une oreille plus attentive aux voix, cherchant à y reconnaître la basse profonde du Géant Denté, la seule Erreur dont on se souciât, mais il ne l'entendit pas. Brave garçon, songea nerveusement Carrington, si tu as senti quelques éléments de notre plan, garde-les derrière la herse de tes dents surprenantes. Il chercha le tampon de bois, le trouva derrière un tas d'épluchures de pommes de terre et le coinça dans le trou de vidange, réduisant au silence – ici, du moins – les gémissements d'en dessous. Puis il ouvrit la porte donnant sur le couloir juste à l'instant où retentissait la voix flûtée d'Horrabin : — Bordel, Carrington ! Qu'est-ce que vous foutez ? — J'arrive, répondit Carrington en allongeant le pas et en s'efforçant de garder un timbre de voix naturel. Je me suis arrêté dans la cuisine pour boire un coup de bière. Ce fut d'un pas détendu qu'il pénétra dans la grande salle. Le clown – pareil à quelque gigantesque araignée de sucre, chef-d'œuvre d'un confiseur pervers – se balançait rapidement sur son escarpolette tandis que Romany ou Romanelli ou quelque nom qu'il lui plût d'adopter cette semaine, reposait dans son haut chariot à roulettes qui ne ressemblait à rien tant qu'à un youpala pour apprendre aux bébés à marcher, et les feux Saint-Elme qui voltigeaient autour de lui étaient encore plus brillants que cinq minutes auparavant. — Je présume qu'ils sont en route ? demanda Horrabin. — Oui. — Et avertis de ne pas s'emberlificoter les pinceaux comme la dernière fois, j'espère ? précisa Romanelli. Carrington lui décocha un regard glacial. — Ils vous l'ont attrapé l'autre fois, et ils feront pareil aujourd'hui. Romanelli fronça les sourcils, puis son visage se détendit comme s'il ne voulait pas perdre son temps et son énergie à relever l'insolence. — Descendez jusqu'à la vieille clinique et vérifiez si tout est prêt. — Bien. Carrington sortit précipitamment de la salle et on entendit le claquement régulier de ses talons bottés s'estomper sur les dalles du couloir puis sur les marches descendant au sous-sol. — Pourquoi n'allez-vous pas le rejoindre ? demanda Romanelli au clown. — Je viens juste d'arriver, protesta ce dernier. Et nous avons deux ou trois choses à voir ensemble, entre autres, le fait que j'avais passé un arrangement avec votre ka : je devais… — Il est mort, et vous n'avez pas passé d'arrangement avec moi. Filez. Horrabin laissa passer un moment puis récupéra ses échasses, s'extirpa de sa balançoire et resta encore un temps à vaciller au centre de la pièce. — Vous m'avez l'air joliment persuadé… — Filez, répéta Romanelli. Il avait fermé les yeux et son visage évoquait un vieux chiffon que l'on aurait mis à faire sécher sur des pierres pour l'oublier ensuite à jamais. Le tic-tac des échasses d'Horrabin s'éloigna. La bouche de Romanelli s'ouvrit et un profond soupir résonna au-dedans et au-dehors de sa poitrine. Son temps commençait à être compté… il ne pesait plus qu'une trentaine de livres maintenant mais il se savait incomparablement moins fort que ne l'avait été le Maître ; il allait simplement perdre toute emprise sur la cohérence artificielle des composants de son corps et se briserait ou volerait en éclats longtemps avant que la gravité zéro n'eût été atteinte. Pour lui, il n'existerait pas de grand plongeon vers la lune. Il frissonna et se remémora le nombre de sorciers qui avaient été parallèlement assez forts et assez contre nature, deux qualités qu'il était extraordinairement difficile de maîtriser en même temps, comme d'appliquer l'un contre l'autre les pôles positifs de deux aimants, pour élaborer cette étrange attraction lunaire qui, dans certains cas dont le Maître était un bon exemple, pouvait se transformer en force d'une puissance inexplicable par la masse réelle de la lune. Il y avait eu ce Turc, Ibrahim, qui s'était fait emmurer jusqu'aux genoux dans la maçonnerie d'une cour à quelques milles de Damas et qui faisait des révélations exceptionnelles à des tarifs en rapport – on venait le consulter lorsque la lune était au milieu du ciel et le spectacle de ses cheveux et de ses bras dressés avait de quoi impressionner les clients – jusqu'au jour où quelqu'un à qui l'oracle avait déplu tira son cimeterre et cisailla les jambes d'Ibrahim juste au-dessus des pierres si bien que le corps tronqué avait bondi en hurlant vers le ciel. Brièvement, il était également fait mention dans l'un des livres perdus des apocryphes Récognitions clémentines d'un très vieux magicien qui avait simplement décollé du sol un après-midi à Tyana et que l'on avait vu flotter dans le ciel pendant plusieurs jours, criant et gesticulant, puis qui avait dérivé si loin qu'on ne l'avait jamais revu. Manifestement, il y avait quelque vérité dans ces très anciennes fables sur les habitants de la lune et sur la manière dont elle serait devenue, par quelque transcendantale perversité depuis longtemps effacée des mémoires, le monument, l'archétype et, par périodes, l'incarnation vivante de la désolation. Il se revit aussi investi de la surveillance de la désagréable tâche qu'avait été le nettoyage de la rue sous Bab el-Azab et percevant soudain vers le nord la détonation assourdie d'un canon. Il s'était tendu, tenu prêt à donner l'ordre aux Albanais de repousser le raid vengeur des fils des beys mamelouks assassinés, mais il n'avait pas entendu d'autre coup de feu et lorsqu'il s'était perché au sommet des remparts, nulle convergence de troupes ne lui était apparue sur la plaine où s'étendaient les ombres. Ce ne fut que beaucoup plus tard, cette même nuit, qu'il entendit un fellah parler d'un vieillard qu'on aurait vu raser les terrasses du vieux Caire au crépuscule… Il s'était rué chez le Maître pour trouver une demeure éventrée où ne restaient que quelques ushabti hors d'usage et le portier blessé… De ce dernier, il avait appris que le désastre était l'œuvre de ce Brendan Doyle qui leur avait échappé en octobre et, le lendemain, il avait découvert que celui-ci avait quitté l’Égypte à bord du Fowler en partance pour l'Angleterre après avoir enregistré son passage sous le nom de William Ashbless. Romanelli avait abandonné son poste de médecin auprès de Mohammed Ali pour prendre le bateau suivant à destination de Londres et, sifflant à l'arrière jusqu'à en avoir les lèvres gourdes et se voir ordonner de cesser un tel boucan par le capitaine, avait réussi plusieurs fois à conjurer les shellengeri pour quelques heures. La traversée n'avait certes pas été aussi rapide que le voyage aller à bord du Chillico mais Romanelli ne s'en était pas moins retrouvé avant-hier dimanche sur un quai du port de Londres alors qu'Ashbless-Doyle n'était arrivé que ce matin. Quarante-huit heures d'avance au cours desquelles Romanelli avait déployé une activité fébrile. Il avait appris que, sous le nom d'Ashbless, son gibier se trouvait attendu à une réunion littéraire dans les bureaux de l'éditeur John Murray et il avait en conséquence tarabusté le sorcier-clown Horrabin jusqu'à ce qu'il déléguât quelques-unes de ses brutes pour suivre Ashbless dans tous ses déplacements puis s'emparer de lui et le ramener au Château du Rat sitôt qu'il aurait quitté les locaux de la maison d'édition. Et quand ils me l'auront ramené, songea Romanelli dont la gorge ondulait au rythme de son souffle las, je le presserai comme un citron… j'en apprendrai assez sur le saut temporel pour être en mesure de retourner à l'époque où j'étais jeune et vigoureux, me donner à moi-même des conseils judicieux pour faire en sorte qu'en ce lundi 2 avril, je ne sois pas cette ruine exténuée, tremblante et perdant son sang. Ses yeux injectés se rouvrirent et il les posa sur le cadran d'une pendule, juste en dessous de la niche où continuait paisiblement de sourire la tête du vieux Rase– Crotte. Neuf heures moins le quart. Plus qu'une heure environ, se dit-il, et les tueurs d'Horrabin vont revenir avec Ashbless, et nous pourrons passer à l'œuvre dans cette clinique souterraine. Alors que le cab passait en trombe devant St. Paul, William Ashbless jeta un œil par la vitre sur l'esplanade mal éclairée qui s'étendait à l'ouest de la cathédrale et se rappela y avoir mendié sous le nom de Tom le Muet. Eh oui, se dit-il, il semble que je ne puisse jamais faire entendre ma voix, Tom était muet, comme l'était par nécessité Eshvlis le savetier, et William Ashbless, bien qu'il soit un poète prolixe, ne fera jamais que transcrire de mémoire des poèmes qu'il aura lus longtemps auparavant. Son humeur était un mélange de soulagement, d'attente de l'avenir et de vague déception. Certes, il n'était pas désagréable d'être de retour en Angleterre et débarrassé de cette saleté de magie, capable enfin de songer à ces célébrités qu'il savait devoir côtoyer, Byron, Coleridge, Shelley, Keats, Wordsworth et toute la clique… mais, à présent qu'il était irrévocablement Ashbless et que ses aventures l'avaient ramené dans le champ de la biographie Bailey, les grosses surprises étaient finies pour lui puisqu'il avait déjà lu l'histoire de sa vie. Il regrettait encore à moitié que les invraisemblances qu'il avait cru déceler au cours de son long voyage d'un mois à bord du Fowler se soient révélées ne pas en être. Il lui était en effet venu à l'esprit que, pour lui coller définitivement sur le dos l'identité d'Ashbless, le destin devait d'abord s'assurer que le manuscrit des Douze Heures de la Nuit – que Doyle avait vu pour la dernière fois sur le bureau de sa chambre au Swan With Two Necks – ait été par miracle transmis au Courrier et publié dans un numéro de décembre et qu'ensuite le Fowler toucherait à temps le port de Londres pour que le même Doyle fût en mesure d'assister à cette réunion du 2 avril chez John Murray et – pour la première fois sous l'apparence d'Ashbless mais en réalité pour la seconde – d'y rencontrer Coleridge. C'était là deux faits inaltérables de la vie du poète sur lequel il s'était penché, de sorte que si l'un d'eux ne se produisait pas, il garderait la capacité d'être lui-même, un homme doté d'un libre arbitre, apte à ressentir des espoirs comme des craintes. Mais, lorsqu'il était passé cet après-midi par le Swan prendre d'éventuelles lettres adressées à William Ashbless, le patron lui avait demandé le remboursement des taxes postales sur trois plis reçus à ce nom. Le premier était l'acceptation de son manuscrit accompagnée d'un chèque de trois livres, le second un exemplaire du Courrier du 15 décembre avec son poème imprimé ; quant au troisième, il s'agissait d'un carton d'invitation de John Murray daté du 25 mars pour une réunion en petit comité qui devait se tenir dans les locaux de la maison d'édition une semaine plus tard… ce soir. La question ne se posait plus. Il était Ashbless. Toutefois, cette perspective n'était pas aussi morne qu'il avait pu le penser. D'une part, il restait encore quelques points du scénario qu'il avait hâte de voir se préciser. Où peut bien être, par exemple, Élisabeth Jacqueline Tichy, ma future épouse ? Pourquoi vais-je aller raconter à Bailey que j'ai fait sa connaissance en septembre 1810, c'est-à-dire l'an passé ? Sans parler du mystère final qui reste entier : qui croisera ma route dans les marais de Woolwich le 12 avril 1846 pour me planter sa lame dans le ventre et laisser mon cadavre à ceux qui le découvriront un mois plus tard ? Et, bon sang, qu'est-ce qui va m'amener à honorer ce rendez-vous ? Le cab avait obliqué sur la droite puis dépassé l'Old Bailey pour s'immobiliser devant le 32, Fleet Street, un immeuble tout en hauteur et de belle allure dont on voyait briller les lumières derrière les rideaux tirés. Ashbless mit pied à terre, régla sa course et regarda le fiacre s'éloigner dans la nuit. Puis il jeta un coup d'œil sur la rue et vit un jeune mendiant qui semblait hésiter à l'aborder. Il saisit le marteau de la porte et frappa. Au bout d'un moment, il perçut le claquement sec d'un verrou que l'on tirait et la porte s'ouvrit sur un homme aux cheveux roux tenant un verre à la main. En dépit des frais de coiffeur et de tailleur dans lesquels Ashbless avait englouti l'essentiel des trois livres, l'homme ne put s'empêcher de reculer d'un pas en découvrant l'impressionnante carrure de son visiteur bronzé. — Euh… qu'y a-t-il pour votre service ? — Je me nomme Ashbless. Seriez-vous John Murray ? — Ah bon… oui. Oui, entrez. C'est bien moi Murray. Vous m'avez surpris… S'il est un type physique particulier aux poètes, monsieur, permettez-moi de vous dire que vous ne lui correspondez pas. Accepteriez-vous un verre de porto ? — Avec plaisir, répondit Ashbless en pénétrant dans le vestibule pour y attendre que Murray ait reverrouillé la porte. — C'est à cause d'un petit mendiant qui traîne dans la rue, expliqua ce dernier. Il a déjà tenté d'entrer tout à l'heure. (Il se redressa et prit une gorgée de porto puis précéda son invité.) Par ici. Je suis heureux que vous ayez pu venir… nous avons la chance d'avoir Samuel Coleridge parmi nous, ce soir. Ashbless sourit et lui emboîta le pas. — Je savais que nous aurions cette joie. Jacky s'était timidement avancée lorsqu'elle avait vu l'étranger descendre du cab mais avant qu'elle ait pu trouver les mots pour l'aborder, il avait frappé puis s'était vu admis à l'intérieur par cette soupe au lait de Murray. Elle battit en retraite dans l'ombre du porche qui, depuis une heure, lui servait de poste d'observation. Cet homme est à coup sûr celui que m'a décrit Brendan Doyle. Murray ne sortait pas des paroles en l'air lorsqu'il a dit à ce chroniqueur du Times qu'il avait de bonnes raisons de croire que William Ashbless, ce nouveau poète qui faisait l'objet d'une telle controverse, assisterait à sa prochaine soirée du lundi. Mais comment vais-je me débrouiller pour lui parler ? C'est bien le moins que je puisse faire pour ce pauvre Brendan Doyle… apporter à son ami la nouvelle mort. Je pense que je vais continuer d'attendre jusqu'à ce qu'il ressorte puis je l'intercepterai avant qu'il n'ait arrêté un cab. Jacky n'avait pas fermé l’œil depuis qu'elle avait tué Dundee — et Joe Face de Chien par ricochet — deux soirs auparavant mais hallucinations l'assaillaient déjà comme si ses rêves n'avaient pas la patience d'attendre qu'elle consentit à dormir. De gigantesques ombres semblèrent se ruer sur elle et, lorsqu'elle eut bondi pour les esquiver, elle ne vit plus rien ; alors, elle écouta... non pas le bruit, ni même l’écho, mais l’espèce de réverbération persistant dans l'air d'une énorme trappe de métal qui se serait violemment rabattue sur le ciel. Pour l'instant le phénomène resterait sans conséquence, car la nuit en était encore à ses débuts, mais elle avait la pénible certitude que, d'ici quelques heures, elle commencerait à se demandait pourquoi l'aube ne se levait pas... et, bien avant cinq heures du matin, cette inquiétude se serait transformée en terreur panique à l’idée que quelque chose s’était réellement refermé sur le ciel et qu'elle ne verrait plus jamais le soleil. Un jour, elle avait visité le Magdalen Hospital, l'asile d'aliénés pour femmes, et elle s'était juré de se suicider plutôt que d'y être jamais enfermée, si les circonstances de la vie l'amenaient devant cette alternative. Or, ce soir, elle avait la certitude d'être au pied du mur. Ses projets d'avenir se bornaient donc à informer Ashbless du sort de Doyle puis à faire le plongeon de l'Admirable : nager jusqu'au milieu de la Tamise, se vider les poumons et se laisser couler. Elle frémit… car il venait de lui traverser l'esprit que, subjectivement, ses craintes étaient justifiées : pour elle, le soleil ne se lèverait jamais plus. Dans la mesure où ces soirées du lundi n'étaient pas dénuées d'objectifs professionnels, Ashbless et Coleridge furent une cruelle déception pour Murray. Lorsque l'éditeur se fut approché du coin de la pièce tapissée de livres où les deux hommes s'étaient isolés pour parler, lorsqu'il eut réussi à s'immiscer dans leur conversation puis à en détourner le sujet pour leur proposer à tous deux la publication d'un recueil, ni l'un ni l'autre ne parut emballé, ce qui déconcerta leur hôte car Coleridge, dans la plus grande détresse financière, avait été contraint d'abandonner sa famille à la charge d'amis charitable, et Ashbless, novice dans le monde littéraire, aurait du se montrer charmé à l'idée de trouver si vite un si bon éditeur. — Une traduction de Faust de Goethe ? fit Coleridge, dubitatif. (Lorsque son attention avait été distraite du sujet dont il s'entretenait avec Ashbless, toute animation avait disparu de son visage et il ressemblait de nouveau à un vieil homme malade.) Je ne sais pas... Goethe a beau être un génie dont l’œuvre — et tout particulièrement cette œuvre — constitue pour le traducteur un défi doublé d'un privilège, j'ai bien peur que ma propre philosophie soit trop... en désaccord avec la sienne pour qu'une telle entreprise ne coure pas le risque de... de nous compromettre tout deux. En revanche, je dispose d'un certains nombre d'essais... — Certainement, fit Murray, il faudra que nous reparlions de vos essais. Mais dites-moi, Mr Ashbless, que penseriez-vous de la publication d'un volume entier de vos propres vers ? — Eh bien… (C'est impossible, Murray. Il se trouve que le premier livre d'Ashbless ne paraîtra qu'en mai, chez Cawthorn. Désolé… vous n'êtes pas de taille contre l'Histoire.) Pour le moment, je n'ai que les Douze Heures de la Nuit. Attendons un peu, et voyons si j'arrive à écrire d'autres poèmes. Murray eut un sourire forcé. — D'accord. Mais il se peut que mon programme soit plein lorsque vous vous déciderez. Si vous voulez bien m'excuser, messieurs. Il retourna vers le groupe auprès de la table. — Je crains d'être moi-même contraint de m'excuser, dit Coleridge en reposant son verre de porto presque intact pour se masser le front. Je sens venir l'une de mes migraines et elles font de moi un piètre convive. Il se peut que le trajet à pied jusqu'à la maison me fasse quelque bien. — Pourquoi ne pas prendre un fiacre ? s'étonna Ashbless en le raccompagnant jusqu'à la porte. — Oh ! j'aime bien marcher, répondit Coleridge avec quelque gêne et Ashbless prit conscience que le poète n'avait même pas de quoi se payer un cab. — Vous savez, j'en ai moi-même assez d'être ici… et je n'apprécie pas particulièrement la marche. Peut-être puis-je vous déposer quelque part. Le visage de Coleridge s'éclaira puis il demanda sur un ton prudent : — Dans quelle direction allez-vous ? — Bah ! répondit Ashbless avec un geste vague. Je vais n'importe où. Dans quel quartier demeurez-vous ? — Dans Covent Garden, à l'Hudson Hôtel. S'il y a le moindre inconvénient… — Non, c'est parfait. Je vais aller présenter nos excuses à Mr Murray et prendre en même temps nos affaires. Quelques minutes plus tard, l'éditeur les raccompagnait sur le pas de sa porte et s'y penchait pour jeter un regard noir sur le jeune va-nu-pieds qui rôdait toujours non loin. — Encore une fois merci, Mr Ashbless, de veiller au bon retour de notre ami. — Ce n'est rien… d'ailleurs, je crois apercevoir un cab. Hep ! Le cocher n'entendit pas l'appel mais le geste du bras était assez clair pour qu'il déviât vers eux la course de son véhicule et Murray leur souhaita une bonne nuit puis referma sa porte et remit le verrou. Le fiacre venait de s'arrêter et tanguait encore sur ses essieux lorsqu'un cri retentit : — Mr Ashbless ! Attendez ! Et le garçon déguenillé s'élança vers eux. Mon Dieu ! se dit Ashbless lorsque le jeune mendiant passa dans la clarté d'un lampadaire. C'est Jacky. Il est plus petit qu'avant… mais non, suis-je bête, c'est moi qui suis plus grand. — Pardonnez-moi de vous aborder ainsi, dit Jacky, hors d'haleine, en s'immobilisant devant eux. Mais je dois vous apprendre de mauvaises nouvelles sur un ami que nous avons en commun. Ashbless examina Jacky dans la lumière filtrant au travers des rideaux d'une fenêtre dans son dos. Ces derniers mois n'ont pas dû être tendres avec lui, se dit-il. Ce gosse a l'air de crever de faim et d'être au bout du rouleau… et pourtant, malgré tout ça, il semble encore plus efféminé qu'avant. Pauvre diable. — Sincèrement, dit Coleridge, j'estime qu'une petite promenade me remettrait d'aplomb. Je vais… — Non, l'interrompit Ashbless, péremptoire, cette humidité dans l'air ne vous vaudrait rien et j'aimerais beaucoup connaître votre sentiment sur le Logos. Je suis par ailleurs certain que ce garçon… — Est-ce que quelqu'un veut de mon satané fiacre ? cria le cocher en tortillant impatiemment son fouet. — Oui, nous n'avons qu'à monter tous les trois, dit Ashbless en ouvrant la portière. Et lorsque nous aurons raccompagné Mr Coleridge chez lui, jeune homme, me permettrez-vous de vous inviter à dîner ? — Je viens avec vous, lui répondit Jacky en grimpant dans le fiacre, mais pour ce qui est de votre offre, je dois refuser. Je… j'ai rendez-vous… là-bas, vers le fleuve. — Nous en sommes tous là, n'est-ce pas ? dit Ashbless avec un grand sourire en aidant Coleridge à monter, avant de s'installer lui-même dans la voiture. Covent Garden, cocher ! À l'Hudson Hôtel ! Puis il claqua la portière et le fiacre surchargé s'ébranla et se mêla à la circulation. La voiture dont Jacky n'avait pas été sans remarquer l'attente près de chez Murray démarra aussi et prit le cab en filature, restant à une douzaine de yards derrière si bien que nul occupant du fiacre, pas même le cocher, ne s'aperçut qu'ils étaient suivis. — Quel ami, donc ? Et quelles mauvaises nouvelles ? s'enquit Ashbless qui avait réussi à loger son grand corps contre la portière de droite de la voiture. — Vous… vous avez connu un nommé Brendan Doyle, je pense, dit Jacky. Ashbless haussa les sourcils. — Ça, je ne peux pas nier l'avoir connu. Pourquoi ? — Il est mort, je suis désolée d'avoir à vous l'apprendre. Je l'ai connu, moi-même… peu de temps… mais je l'aimais bien. Il a essayé de vous trouver avant de mourir… il pensait que vous pouviez l'aider et, de fait, vous avez l'air d'être aussi généreux qu'il le prétendait. Vous êtes juste… arrivé trop tard. Il y avait un chagrin réel dans la voix de Jacky. Le cab s'arrêta au carrefour de Chancery Lane et, tout en cherchant la poignée de la portière, elle ajouta : — Mieux vaut que je vous quitte ici. Tout ça ne me rapproche pas du fleuve. Je suis content de vous avoir vus tous les deux. Alerté par le ton de voix de Jacky et pressentant la nature de son rendez-vous aux abords du fleuve, Ashbless referma sa main sur celle de Jacky et maintint la portière fermée. — Il n'est pas mort, Jacky. Plus tard, je vous raconterai comment je le sais… pour l'instant, croyez-moi sur parole. Et je m'en fiche que vous ayez vu son cadavre. Comme vous n'êtes pas sans savoir… (il lui fit un clin d'œil)… il est des cas où cela ne constitue pas une preuve déterminante. (Sous le choc de la compréhension, les yeux de Jacky s'écarquillèrent. Ashbless sourit et se renversa de son mieux sur la banquette.) Mais revenons au cas qui nous occupe ! Mr Coleridge et moi, nous discutions à propos du concept de Logos. Quelles sont vos idées sur la question ? Ce fut au tour de Coleridge de hausser les sourcils lorsqu'il entendit poser pareille question à un garnement des bas-fonds. Et lesdits sourcils grimpèrent encore plus haut lorsque la jeune gouape y répondit. — Ma foi, dit-elle, pas trop déconcertée par le brutal passage de la conversation sur un autre niveau, il me semble que le Logos, tel qu'il est défini par saint Paul, n'est pas sans évoquer la théorie platonicienne des idées : ces formes éternelles et immuables dont les objets matériels ne sont que les copies imparfaites. Certains philosophes présocratiques ne… Elle se vit brusquement interrompue par un poing qui fit irruption par la fenêtre ouverte et lui appliqua la gueule d'un pistolet contre la lèvre supérieure. Elle pouvait sentir le froid du métal au travers de sa moustache postiche. Au même instant, un autre bras s'était glissé par-dessus la vitre opposée pour braquer un second pistolet sur l'œil d'Ashbless. — Personne ne bouge, fit une voix rude, instantanément suivie par l'apparition d'un visage maigre et tordu par un mauvais sourire dans le cadre de la fenêtre du côté de Jacky. Salut, mon prince, lança l'homme à Ashbless qui était bien trop comprimé pour faire le moindre geste, quand bien même aurait-il su trouver lequel faire. C'te fois, t'iras balancer personne par la fnêtre, hein ? Navré d'avoir coupé court à vos jolis discours mais on va se payer un petit détour par… eh eh… le Château du Rat ! À sa propre stupéfaction, Ashbless se rendit compte que son impression d'avoir le souffle coupé était tout autant de l'exaltation que de la peur. Bon Dieu, se dit-il, tu ne pourras jamais prévoir le moment où tu tombes sur un chapitre que Bailey a sauté. — Je suis pratiquement sûr que c'est moi que vous voulez, dit-il en clignant de l'œil au contact de l'arme. Laissez partir ces deux-là et je vous promets de me tenir tranquille. — Ah, mais c'est qu'il me ferait chialer, ç'ui-là, avec son héroïsme. (De la pointe du pistolet, il repoussa la tête d'Ashbless en arrière.) Maintenant, tu la boucles ! Compris ? Le cab vira brusquement sur la droite pour prendre Drury Lane et, bien que sa roue gauche tournât presque dans le vide, les deux hommes juchés sur les marchepieds ne tressaillirent ni ne dévièrent leur arme d'un quart de pouce. — Je ne suis pas sûr de bien saisir la situation, dit Coleridge qui avait fermé les yeux et se massait les tempes. Nous dépouille-t-on ? Nous assassine-t-on ? Ou les deux ? — Les deux, vraisemblablement, dit Jacky sans nul trouble dans la voix. Mais je me suis laissé dire que leur patron serait plus intéressé par le vol de votre âme que par celui de votre bourse. — On ne peut vous la voler que si vous l'avez déjà perdue, fit tranquillement remarquer Coleridge. Peut-être notre temps serait-il mieux employé si chacun de nous… s'occupait maintenant d'étayer ses droits concernant ce type de propriété. Il composa ses traits poupins dans une absence d'expression placide et laissa retomber ses mains dans son giron. Le cab fit une nouvelle halte au carrefour de Broad Street puis repartit dans un vacarme accru de grelots, de grincements et de sabots claquant sur le pavé car, au nord de Broad Street, Drury Lane se rétrécissait et s'encaissait entre les immeubles. Au bout d'un moment, les narines de Jacky frémirent. — Nous devons être dans le bas quartier de St. Giles, c'est sûr, grogna-t-elle d'une voix entrecoupée comme si elle ne trouvait pas assez d'air pour emplir ses poumons. Je le sais à cause de l'odeur des feux d'ordures. — On vous a dit de la fermer, lui rappela l'homme qui était de son côté en lui tapotant la moustache du canon de l'arme. Elle s'empressa d'obéir de peur de la voir se décoller. Le cab finit par s'immobiliser et les deux resquilleurs à main armée sautèrent à terre pour en ouvrir les portières. — Dehors, fit l'un d'eux. Les trois passagers s'extirpèrent de l'intérieur étriqué du véhicule et Coleridge s'assit aussitôt sur le marchepied pour se prendre la tête dans les mains et se mettre à gémir. De toute évidence, sa migraine ne s'arrangeait pas. Ashbless leva un regard morne sur l'énorme bâtisse déchiquetée devant laquelle ils étaient arrivés. L'édifice – dont un hourdis de briques de toute dimension, de toute nuance et de tout âge garnissait le colombage – se reliait sur presque toute sa hauteur aux masses sombres des bâtiments environnants par de frêles passerelles, par un entrelacs d'enfléchures, et il était percé de fenêtres si dépareillées, si disséminées sur sa façade qu'elles ne pouvaient, selon Ashbless, correspondre à des niveaux réels de plancher. Jacky, le souffle rauque, se contentait de fixer la terre battue et détrempée entre ses bottines. Len Carrington apparut sur le seuil éclairé de la porte béante et promena un regard appréciateur sur la scène. — Tout s'est bien passé ? — Comme sur des roulettes, répondit le cocher qui, bien évidemment, n'était plus celui d'origine. Je vais même ramener le cab à Fleet Street avant que l'autre andouille n'ait eu le temps de se traîner au poste pour déclarer le vol. — D'accord. Vas-y. Le fouet claqua et, n'ayant pas la place de faire demi-tour, le fiacre s'éloigna vers le fond de la ruelle. Carrington se tourna vers les prisonniers. — C'est lui notre homme, dit-il en montrant Ashbless. Et celui-là… comment s'appelle-t-il ? Je l'ai déjà vu, c'est sûr… ah oui, Jacky Snapp… et qui ne va pas tarder à me dire ce qu'il fiche dans cette histoire. Mais ce vieux débris qui ne tient même plus debout, qui c'est ? Leurs deux gardiens haussèrent les épaules et ce fut Ashbless qui répondit : — C'est Samuel Taylor Coleridge, un écrivain célèbre, et vous allez vous attirer des ennuis à ne plus savoir qu'en faire si vous le tuez. — T'as pas à nous dire c' qu'on doit… commença l'un des hommes mais Carrington le fit taire d'un geste. — Allez, vous les faites entrer. Et vite. On a déjà vu la police s'aventurer jusqu'ici dans le bas quartier. Sous la gueule attentive des pistolets, les prisonniers furent poussés dans la grande salle et, pour la première fois de la nuit, Ashbless sentit se resserrer sur lui le glacial étau de la peur car le Dr Romanelli était là, vautré dans une sorte de berceau à roulettes, et il posait sur lui un regard où les souvenirs se traduisaient par des flamboiements de rage. — Ligotez-le puis transportez-le dans la clinique au sous-sol. Vite ! croassa le sorcier dans le sauvage crépitement du feu Saint-Elme qui lançait des étincelles chaque fois qu'une consonne dure lui sortait de la bouche. Ashbless se rua sur l'homme qui était à sa droite et, de tout son poids, de toutes ses forces, lui projeta son poing dans la gorge. Le truand bascula en arrière et son tir réflexe fit exploser le cadran de la pendule accrochée au mur. Ashbless venait juste de retrouver son équilibre et s'apprêtait à bondir vers la porte en entraînant Coleridge et Jacky lorsque sa jambe gauche se déroba sous lui et qu'il atterrit lourdement sur le sol. La scène cessa d'être un mouvant tourbillon d'impressions pour laisser chaque élément lui apparaître en détail un par un. Son pantalon s'ornait d'un trou béant, frangé de sang au niveau du genou, ses oreilles résonnaient encore de la détonation plus forte qui avait suivi le premier coup de feu, le mur était éclaboussé de fragments d'os et de tissu sanglant et sa jambe gauche, tendue devant lui, n'était plus dans l'exact prolongement de la cuisse. — Vous le ligotez quand même, gronda Romanelli. Et vous lui mettez un garrot autour de la cuisse. Je tiens à ce qu'il dure un certain temps. Ashbless perdit conscience lorsque Carrington et son tueur encore valide l'empoignèrent sous les bras pour le relever. Trois minutes plus tard, il ne restait dans la pièce que Coleridge, blanc comme un linge et les yeux clos dans la balançoire d'Horrabin, sous la garde maussade d'un nommé Jenkin, un jeune type au visage chafouin que Carrington avait appelé avant de sortir et qui considérait comme une atteinte à son honneur d'avoir à surveiller un vieux bonhomme inoffensif. Il promena un regard sur la salle et, remarquant la flaque de sang et la pendule fracassée, se demanda ce qui avait pu se passer avant son arrivée. Lorsqu'il avait entendu les deux coups de feu, puis son nom crié par Carrington, il s'était dit que la mutinerie venait de commencer mais, de toute évidence, il allait encore devoir ronger son frein pendant quelque temps. Il entendit un pas dans le couloir et sursauta mais soupira de soulagement lorsqu'il vit son chef pénétrer dans la pièce. — Est-ce qu'il y a du thé au chaud dans la cuisine ? grogna Carrington. — Du thé ? fit Jenkin. Euh… oui, chef. — Va le chercher, avec une tasse… et du sucre. Jenkin leva les yeux au ciel mais s'exécuta. Lorsqu'il fut de retour avec ce que lui avait demandé Carrington, ce dernier lui dit de poser le tout sur la table puis s'approcha d'une étagère pour y prendre un flacon brun. Il le déboucha et, d'un mouvement sec et répété du poignet, fit gicler dans la tasse quelques traits d'un liquide noirâtre au parfum lourd et puissant. — Du sucre, chuchota-t-il à Jenkin. Mets-en un bon paquet. Jenkin obéit puis lança un pouce interrogateur vers Coleridge. Carrington fit signe que oui. Jenkin se passa le pouce en travers de la gorge puis roula des yeux pour ne révéler que leur blanc. Carrington fit non de la tête puis ajouta, toujours à mi-voix : — C'est du laudanum. De l'opium, tu connais ? Je vais simplement l'endormir et tu le colleras dans l'ancienne chambre de Rase-Crotte. Lorsque nous nous serons débarrassés du clown et du magicien, nous l'emmènerons par la rivière souterraine jusqu'aux Adelphi pour le laisser quelque part dans ce coin. Comme ça, quand il se réveillera, il ne pourra pas retrouver d'où il vient. Je sais que c'est du travail en supplément mais, avec le battage que les journaux ont fait autour du meurtre de ce Dundee, samedi dernier, nous ne pouvons pas nous permettre de supprimer un écrivain connu. (Il versa du thé dans la tasse et s'approcha de Coleridge.) Tenez, monsieur, un peu de thé chaud vous fera du bien. — Mon médicament, gémit Coleridge, j'ai besoin… — Je l'ai mis dans le thé, le rassura Carrington. Buvez. Coleridge vida la tasse en trois goulées. — Encore, s'il vous plaît… — Ça suffit pour l'instant. (Il récupéra la tasse vide et la posa sur la table.) Avec une pareille dose, il dormira jusqu'à demain midi, dit-il à Jenkin. Je vais aller rincer la tasse pour que personne ne s'en aperçoive. Dépêche-toi d'emmener notre ami dans ses appartements, si tu ne veux pas avoir à le porter jusque-là. — Quand allons-nous… ? demanda Jenkin en baissant la voix. — Bientôt, quoique nous soyons maintenant un de moins. Ce salopard d'Ashbless a flanqué un tel coup dans la gorge à Murphy qu'il lui a tout bousillé, des clavicules au menton. Il est mort avant même d'avoir touché les dalles. — Qui est cet Ashbless ? — Je n'en sais rien… mais c'est une chance pour nous qu'il ait l'air coriace car leurs seigneuries ne vont pas en venir à bout tout de suite. Toutefois, il ne pourra pas durer éternellement et il nous faut leur tomber dessus pendant qu'il les occupe encore. Donc, grouillons-nous. Jenkin s'approcha de la balançoire, aida Coleridge à se lever puis le bouscula vers la sortie. Carrington – dont la tension amincissait encore le visage – rapporta théière, tasse et sucrier dans la cuisine, puis verrouilla la porte d'entrée. Lorsqu'il revint dans la salle, son regard embrassa le capharnaùm, et il se dit qu'il ne pouvait courir le risque qu'un policier trop malin vît la pièce dans cet état. Aussi retourna-t-il dans le couloir pour y prendre des carpettes qu'il disposa sur la tache de sang et sur les fragments de verre brisé provenant de la pendule. Ce faisant, il repensa au coup qu'Ashbless avait porté à Murphy, à sa violence, à sa vivacité. Qui est cet homme, bordel ? Et pourquoi diable était-il en compagnie de deux personnes aussi mal assorties que cet écrivain manifestement célèbre et un petit gueux de bas étage comme Jacky Snapp ? Il se redressa soudain, très pâle, et se ramena en mémoire les traits de Jacky Snapp pour les comparer à un autre visage dont il gardait un cuisant souvenir et qu'il avait vu, six mois auparavant, l'après-midi où le vieux Rase-Crotte et Ahmed le Mendiant Hindou avaient tenté de tuer Horrabin avant de s'échapper par la rivière souterraine. Frère et sœur ? Un garçon déguisé en fille ? Ou une simple ressemblance accidentelle ? Il allait en avoir le cœur net. Il se précipita dans le couloir, ouvrit la porte de l'escalier puis dévala la première volée de marches de pierre qui allait être suivie de trois autres, chacune plus ancienne que la précédente, et qui menaient aux caves les plus profondes. Maintenant qu'elle était pratiquement sûre d'être tuée avant l'aube, Jacky portait un jugement sévère sur les projets de suicide qu'elle avait bercés en début de soirée. De mélodramatiques et vaines divagations surgies d'un cerveau fêlé, se disait-elle. Je suis vraiment bonne pour l'asile ! Enfermée non loin du bas des marches, dans la première d'une longue rangée de cages basses collées contre les murs du couloir et percevant les sons produits par les occupants des autres cages, elle s'estimait heureuse que la torche la plus proche fût à plusieurs dizaines de yards vers le fond du passage et que le glacial remugle montant du cours d'eau souterrain en couchât la flamme. Car si les cris rugis, grondés ou vagis, les visqueuses reptations, les bruissements du mouvement de membres lourds, couverts d'écaillés, et les raclements de griffes sur les dalles avaient pu lui faire penser qu'elle partageait sa suite avec une ménagerie d'espèces exotiques, elle n'avait pas tardé à reconnaître, indissociables des autres bruits, des rires étouffés, des chuchotements brefs et, provenant de la cage la plus éloignée, une voix grave et monocorde égrenant des litanies de comptines. Elle était assise depuis cinq minutes environ dans cette cage lorsqu'un hurlement la fit se dresser en sursaut… puis, alors que ce cri se perdait dans des sanglots et dans une toux déchirante, elle reconnut la voix de William Ashbless. — D'accord, bande de salauds, l'entendit-elle dire en crachant les mots comme si c'étaient des morceaux de dent, si vous tenez à le savoir, vous n'avez qu'à y mettre le prix. Je vais… Sa voix se brisa et on lui arracha de nouveau un hurlement dont Jacky crut pouvoir localiser l'origine à bonne distance sur sa droite bien que l'écho des tunnels fût trompeur. — Vous n'êtes pas en position d'en tirer quoi que ce soit, fit une voix grinçante, sinon une mort rapide. Alors, dépêchez-vous de vous la payer avant que les taxes n'en surpassent la valeur. — Fumiers ! glapit Ashbless. Vous ne croyez tout de même pas… Une fois de plus, il s'égosilla dans un cri qui fit frémir les pierres des couloirs et des caves. Dans les cages voisines, les créatures s'étaient mises à s'agiter en marmonnant, manifestement irritées par le bruit. Jacky entendit soudain des pas dans l'escalier, leva les yeux et vit paraître au bas des marches un homme de haute taille et, lorsqu'il se tourna vers ce côté-ci du couloir, elle se rétracta aussitôt dans le fond de sa cage. C'était Len Carrington. Le visage enfoui dans ses bras croisés sur les genoux, elle écouta le claquement des bottes qui se rapprochaient. Il vient seulement voir comment ça se passe avec Ashbless, se dit-elle. Continue de baisser la tête et il va passer devant toi sans un regard. Puis les larmes lui montèrent aux yeux et elle se mit à sangloter très doucement lorsque les pas s'arrêtèrent juste en face d'elle. — Salut, Jacky, susurra Carrington. J'ai une ou deux questions à te poser. Regarde-moi. Elle garda la tête basse. — Bon sang de merde, petite pédale, je t'ai dit de me regarder ! rugit Carrington qui introduisit sa torche entre les barreaux de la cage et fit lécher à la flamme les jambes de Jacky dont le pantalon, éclaboussé de résine en fusion, prit feu. Obligée de sortir de sa position pour ne pas se transformer elle-même en torche, elle se retrouva à quatre pattes face à face avec Carrington. Un autre cri d'Ashbless suscita des échos dans le dédale des profondeurs souterraines et, lorsqu'il retomba, Carrington émit un petit ricanement. — Ah, ah ! Je n'ai pas rêvé cette ressemblance. Écoute-moi bien, mon gars… je veux savoir qui est cette fille que j'ai vue là-haut, il y a six mois et qui m'a envoyé au Haymarket où j'ai failli me faire tuer. — Monsieur, glapit Jacky, je vous jure que je… Dans un grognement d'impatience de Carrington, la torche redescendit mais elle n'eut pas le temps d'atteindre la cage que deux mains vertes s'étaient agrippées aux barreaux séparant cette dernière de la suivante et Carrington se retrouva devant la gueule énorme et les yeux gigantesques d'une Erreur d'Horrabin. Laisse-la tranquille, lui dit la créature. Carrington cligna furieusement des paupières, et redressa la torche. — La ? répéta-t-il, les yeux fixés sur Jacky, laquelle avait regagné le fond de la cage pour sangloter de nouveau. Ah bon ! ajouta-t-il au bout de quelques secondes d'une voix étranglée comme si, juste avant de parler, il avait avalé une pleine cuillère à soupe de miel. Oui, oui, oui, oui. Plongeant la main dans sa poche, il en extirpa un passe dont il choisit une clé qu'il introduisit dans la serrure de la grille. Le pêne se rétracta et Carrington ouvrit la cage. Jaillie de la clinique, la voix suraiguë d'Horrabin résonna dans le couloir. — J'ai bien peur qu'il ne soit mort, Votre Seigneurie. Le visage tordu par une grimace de déception, Carrington commença de refermer la porte. — Son cœur bat toujours, affirma la voix de Romanelli. Faites-lui respirer des sels et il en aura encore pour une bonne demi-heure. Il me faut absolument une ou deux réponses. — Tiens le coup, Ashbless, accroche-toi, murmura Carrington en rouvrant la grille. Il plongea la main dans la cage et saisit Jacky par le bras pour la tirer dehors. Comme elle se débattait, il la gifla si fort qu'elle en resta à demi assommée. Puis il entraîna sa captive dans un autre couloir débouchant sur l'immense cave dont le sol descendait en pente douce vers les ténèbres. Une douzaine d'hommes armés jusqu'aux dents attendaient à quelques pas de l'entrée. L'un d'eux se précipita vers Carrington. — Maintenant, chef ? demanda l'homme d'une voix vibrante. — Quoi ? fit Carrington. Ah, non ! Pas encore… Le sablier d'Ashbless est loin d'être vide. Je ne vais pas être long mais il me faut emmener Jacky un peu plus bas pour exiger le remboursement d'une vieille dette. L'homme le regarda bouche bée. Carrington sourit, prit entre deux doigts le coin de la moustache de Jacky et tira d'un coup sec. — Ce cher vieux Jacky a toujours été une fille. — Que… vous voulez dire que vous… pas maintenant, chef ! Ramenez-la dans sa cage et gardez-la pour le dessert ! Mon Dieu, nous avons des tas de choses à faire ici, vous ne pouvez pas… — Je serai de retour largement à temps. Il poussa Jacky en avant et elle trébucha sur la dalle d'une oubliette et tomba. — Je vous en prie, chef ! insista l'homme en retenant par le bras Carrington qui se baissait pour la relever. D'abord, vous ne pouvez pas aller plus bas qu'ici sans escorte. C'est là que vivent toutes les Erreurs fugitives, et… Carrington lâcha la torche, pivota sur lui-même et décocha son poing dans le ventre de l'homme qui se plia en deux puis, s'effondra. Carrington se tourna vers les autres. — Je serai de retour à temps, dit-il. Compris ? — Oui, chef, marmonnèrent une ou deux voix cherchant à dissiper le malaise. — Parfait. Il ramassa la torche, remit Jacky debout et la poussa devant lui dans les ténèbres. La flamme dansait dans la brise humide et froide qui montait d'en bas, n'éclairant autour d'eux que d'antiques dalles. Murs ou plafond, s'ils avaient jamais existé, s'étaient irrémédiablement perdus dans une noirceur solide. Lorsqu'ils eurent marché pendant plusieurs minutes sur ces dalles dont la pente allait s'accentuant – non sans avoir l'un comme l'autre dérapé par deux fois sur la pierre humide – et que les torches près de l'arche marquant l'entrée de cet infini souterrain ne furent même plus de vagues lueurs au ras de la convexité du sol environnant, Carrington fit tomber Jacky, s'agenouilla près d'elle et planta sa torche dans un trou de boue entre deux dalles. — Sois gentille, et après, je ferai vite pour te tuer, lui dit-il avec un sourire tendre. Jacky replia les jambes puis les projeta violemment vers l'homme qui para aisément le coup de son avant-bras mais les talons de la jeune fille furent déviés vers la torche qui bascula puis roula sur la pente, prit de la vitesse, commença de rebondir et, brutalement, s'éteignit dans les lointaines profondeurs avec un grésillement bref. — Tu voulais éteindre la lumière, hein ? fit la voix de Carrington dans l'obscurité maintenant totale. (Il lui prit les épaules et se mit à genoux sur ses jambes pour la maintenir à terre.) C'est parfait… j'adore les filles timides. Jacky pleurait à chaudes larmes quand Carrington modifia sa position sur elle ; il marqua un temps d'arrêt qui dura plusieurs longues secondes puis il sursauta et commença d'émettre une plainte étouffée d'un genre assez spécial. Encore une fois, il modifia sa position, puis sa main esquissa le geste de remonter vers le visage de Jacky et, un instant plus tard, il versa sur le côté. La jeune fille entendit comme le bruit d'un pichet que lentement l'on vide puis, quand elle sentit comme une odeur de cuivre surchauffé, elle comprit que du sang giclait sur les dalles. À cause de ses cris, elle n'avait pu prendre conscience de l'approche des créatures, mais elle entendait à présent leurs murmures autour d'elle. — Goinfre, gloussa l'une d'elles, tu en as répandu partout. — Ça va, tu n'as qu'à lécher la pierre, fit une autre, sifflante. Jacky voulut se lever mais ce qui semblait être une main tenant un homard vivant la repoussa. — Pas si vite, fit une troisième voix. Tu vas nous accompagner en bas, jusqu'à la rive du fond, nous te mettrons dans la barque et nous te pousserons dans le courant. Tu seras notre offrande au serpent Apep. — Prenez-la sans ses yeux, chuchota une autre. Elle nous les a promis à ma sœur et à moi. Mais Jacky ne hurla vraiment que lorsque des doigts d'araignée se posèrent à tâtons sur son visage. Ce qu'il trouva dans les cages confirma joliment Coleridge dans ses soupçons : il vivait encore un rêve d'opium – quoique celui-ci fût criant de vérité. Lorsque les souffrances de la migraine et des crampes d'estomac avaient reflué, quelque temps auparavant, il s'était retrouvé dans une pièce sombre sans aucun souvenir de ce qui lui était arrivé précédemment et, lorsqu'il s'était assis sur le lit pour chercher sa montre à tâtons, ses doigts n'avaient pas rencontré de table. Il avait alors pris conscience de l'obscurité totale et compris qu'il n'était pas dans sa chambre de l'Hudson Hôtel. Puis il s'était levé pour faire à l'aveuglette le tour de la petite pièce et en avait tiré la conviction qu'il n'était pas non plus chez John Morgan, chez Basil Montagu ni dans aucun autre endroit où il eût jamais mis les pieds. Il avait fini par trouver une porte et, après l'avoir ouverte, était resté une bonne minute planté sur le seuil, promenant son regard de haut en bas d'un escalier faiblement éclairé par des torches et dans lequel il reconnaissait l'architecture romaine abâtardie des provinces lointaines, et tendant l'oreille vers des plaintes et des rugissements lointains dans lesquels il ne reconnaissait rien du tout. Ce décor de roman noir – joint aux familières sensations, mais extraordinairement puissantes en l'occurrence, d'avoir la tête comme un ballon et du jeu dans les articulations – lui fit soupçonner d'avoir une fois de plus pris une trop forte dose de laudanum et d'être en train d'halluciner. En Xanadou, donc, STC, avait-il songé non sans amertume, des geôles se fit édifier. Il avait toujours pensé que la croyance populaire selon laquelle une maison explorée en rêve est la représentation de l'esprit du dormeur recelait une once de vérité mais si, maintes fois, il avait rôdé dans les étages de sa demeure psychique, il n'avait jamais visité les catacombes de ses caves. Aussi, comme le vacarme cauchemardesque provenait d'en dessous et qu'une courageuse curiosité à l'égard des monstres qui hantaient les profondeurs de son être animait Coleridge, il s'était engagé sur le palier puis, à pas prudents, avait commencé de descendre les marches. En dépit d'appréhensions vagues sur ce qu'il risquait de rencontrer, il s'était félicité d'être capable de susciter un monde onirique aussi détaillé. Non seulement il réussissait à rendre dans toute sa finesse le clair-obscur sur les pierres polies par le temps et le faible écho soulevé par ses pas mais le courant d'air glacial qui montait des régions inférieures était un remugle humide et lourd de senteurs mêlées… l'humus, la moisissure, le bord de mer avec ses algues et… oui, c'est ça… la puissante odeur des zoos. L'escalier s'était fait de plus en plus sombre à mesure qu'il descendait et, lorsqu'il avait atteint le bas des marches, il s'était retrouvé dans une obscurité totale que, de temps à autre, trouait une lueur dansante qui pouvait être le reflet d'une torche sur les nombreux détours d'un couloir ou une impression rétinienne due à la fatigue de ses yeux. Il s'était avancé lentement sur le sol inégal dans la direction d'où semblaient venir les grognements et les plaintes pour se figer à quelques yards des cages sous l'écho d'un cri tout autant de lassitude et de désespoir que de souffrance. Qu'est-ce que c'était, ça ? s'était-il alors demandé. Mon ambition dans ses chaînes, entière mais affamée par ma fainéantise ? Non, je fais fausse route. C'est plus vraisemblablement l'incarnation de ces tâches – dont la moindre n'est pas d'user de mon talent – que je délaisse et qui se retrouvent prisonnières dans ce cul-de-basse-fosse au fond de mon esprit. Il avait repris sa progression et senti, un moment plus tard, les froids barreaux de la première cage. Quelque chose avait clapoté à l'intérieur, semblant glisser sur la pierre et, maintenant, Coleridge comprenait que le souffle intermittent qu'il sentait sur sa main était l'haleine d'un être animé. — Salut, homme, fit une voix profonde. — Salut, répondit Coleridge, tendu. (Il marqua un temps de silence et ajouta :) Vous êtes enfermé ? — Nous sommes tous enfermés, reconnut la créature invisible. Grognements et piaulements d'approbation montèrent des cages. — En ce cas, reprit Coleridge dans un marmonnement qui semblait surtout s'adresser à lui-même, êtes-vous des vices dont j'aurais réussi à me débarrasser ? Je n'aurais pas pensé qu'il y en eût. — Libère-nous, dit le monstre. Les clés sont dans la serrure de la cage du bout. — À moins que vous ne soyez, comme il est plus probable, poursuivit Coleridge, des potentialités, des vertus, entravées dans leur croissance par ma paresse et devenues difformes à cause de ce confinement dans lequel je les ai maintenues. — Je ne sais rien… de ces choses, homme. Délivre-nous. — Mais une vertu difforme n'est-elle pas plus à craindre qu'un vice atrophié ? Non, mon ami, je crois qu'il est plus raisonnable de vous laisser en cage. Je dois avoir de bonnes raisons pour rêver de barreaux si solides. Il leur tourna le dos pour s'éloigner. — Tu ne peux pas faire comme si nous n'existions pas. Coleridge s'arrêta. — N'en suis-je vraiment pas capable ? demanda-t-il, songeur. Il se peut que ce soit vrai. Nulle réponse n'est certes valable si l'exclusion d'un facteur quelconque permet seule de l'obtenir : telle fut l'erreur des Puritains. Mais ces cages représentent toutefois une manifestation – oh, combien rare ! – de ma volonté, de mon empire sur les choses. Je dois donc avoir déjà pris votre existence en compte. — Libère-nous et tu le sauras. Coleridge resta debout dans le noir à réfléchir l'espace d'une bonne minute. — Je ne vois vraiment pas pourquoi je n'en serais pas capable, murmura-t-il enfin. Puis il s'achemina vers la cage au bout de la rangée, celle qui avait le passe de Carrington accroché à la serrure de sa grille ouverte. Les âpres vapeurs de l'ammoniaque, une fois de plus, ramenèrent Ashbless à la conscience… et à la vision de l'horrible pièce au sol couvert de boue dans la lumière des torches. Après la dernière résurrection ammoniacale, il s'était rendu compte qu'il pouvait s'extraire du corps supplicié qui gisait attaché sur la table ou, plus exactement, sombrer si profond dans le délire de la fièvre que la chirurgie désespérée de Romanelli n'était plus que picotements et tiraillements lointains, telle la surface agitée d'un océan pour un plongeur sous-marin. Il avait apprécié le changement mais, dans cette clarté d'esprit retrouvée, il avait également pris conscience d'être mourant. Quoique pas une des blessures que lui avait infligées Romanelli ne fût en soi mortelle, Ashbless aurait nécessité l'attention d'un service de soins intensifs dans un hôpital de 1983 pour ne fût-ce qu'avoir une chance de s'en remettre. Il tourna son œil valide vers le mur le plus proche, remarqua – sans même en être surpris – la rangée de petits bonshommes hauts de quatre pouces posés sur une étagère au-dessus de la pompe, puis fit rouler sa tête et posa son regard sur le visage étrangement illuminé de Romanelli. Après tout, je crois bien qu'il s'agit d'un monde parallèle, se dit-il avec une froide distanciation. Et dans lequel Ashbless meurt ici en 1811. Bon, mais il meurt aussi sans avoir parlé. En fait, Romanelli, je ne pense pas que tu aurais pu déduire l'emplacement d'une brèche future du peu de renseignements que tu aurais tirés de moi concernant les précédentes, mais c'est un risque que je ne tiens pas à courir. — Vous en faites trop, fit derrière lui la voix de Mickey Mouse d'Horrabin. Ce n'est ni aussi simple ni aussi rapide que l'ouverture d'une caisse. Vous allez seulement finir par le tuer. — C'est ce qu'il doit penser, lui aussi, haleta Romanelli. Le sorcier était entouré d'un réseau manifestement douloureux d'éclairs miniatures.) Mais écoutez-moi bien, Ashbless… vous ne mourrez pas avant que je ne vous le permette. Je pourrais vous couper la tête – il se peut que je le fasse, d'ailleurs – et continuer cependant de vous maintenir en vie par magie. Vous vous imaginez probablement que vous serez mort à l'aube mais je puis vous certifier que je suis en mesure de prolonger votre agonie sur des décennies. La porte s'ouvrait directement derrière les deux magiciens et Ashbless s'astreignit à garder l'œil fixe et à ne manifester aucune réaction lorsqu'il vit des formes monstrueuses s'y encadrer puis se glisser sans bruit dans la pénombre de la pièce. Quoi que soient ces créatures, je leur souhaite d'être réelles et de nous tuer. Mais un mouvement se fit sur l'étagère au-dessus de la pompe… l'une des poupées se tordit sur elle-même, pointa son bras minuscule sur l'entrée puis cria sur un ton perçant : — Les Erreurs se sont échappées ! Tel un compas, Horrabin pivota sur une échasse et, tirant la langue jusqu'à lui faire toucher le bout de son nez, il émit sur deux tons un sifflement dont la stridence vrilla ce qui restait des dents d'Ashbless. Au même instant, Romanelli prit une inspiration profonde qui résonna comme un parapluie ouvert que l'on aurait tiré sur toute la longueur d'un conduit de cheminée puis il aboya trois syllabes et projeta en avant ses paumes tachées de sang. L'Erreur qui, juste alors, bondissait sur Horrabin – une créature à fourrure avec de grandes oreilles, d'énormes narines mais rien qui ressemblait à des yeux – se cogna contre une invisible barrière et retomba sur le sol dans une flaque de boue. — Débar… rassez-vous-en, sanglota Romanelli qui saignait du nez et des oreilles. Je ne pourrai pas… recommencer. Une demi-douzaine d'Erreurs, au nombre desquelles il fallait compter un gigantesque batracien doté d'une mâchoire inférieure qui pendait en permanence et révélait de multiples rangs de dents acérées, griffaient et cognaient bruyamment contre la barrière. — Ouvrez-y des trous au niveau du sol, s'écria Horrabin. Mes Petits Poucets vont se faire un plaisir de les reconduire à la niche. — Je… je ne peux pas, fit Romanelli dont la voix n'était plus qu'une faible plainte. Si j'essaye… de le modifier… je vais le casser. (Du sang perlait à ses yeux comme des larmes.) Je pars… en morceaux. — Hé ! Regardez le froc du clown ! beugla la créature dentée. Sans même y réfléchir, Horrabin baissa les yeux et constata que ses vastes pantalons de clown n'étaient plus aussi blancs depuis que l'Erreur en tombant les avait éclaboussés de boue. — La boue passe à travers ! rugit le monstre en arrachant du sol une pierre grosse comme le poing pour la lancer. La pierre toucha Horrabin au creux de l'estomac, il se plia en deux et hoqueta sur ses échasses cependant que deux nouveaux projectiles prélevés dans la terre s'abattaient sur le volant à gros pois de son poignet et sur son front fariné. Il partit à la renverse, le visage convulsé dans un masque de rage horrifié, et tomba le cul dans la boue. Tels de gros criquets, les Petits Poucets bondirent de l'étagère, brandissant leur épée minuscule. Ils pataugèrent copieusement dans le bourbier puis sautèrent au travers de la barrière et se ruèrent à coup d'estoc et de taille sur les chevilles et les jambes des monstrueuses Erreurs. Romanelli plia la jambe cassée d'Ashbless, la serra dans une ceinture, cheville contre cuisse, puis, dans un intense effort où ses dents se broyèrent d'être trop crispées, il souleva le poète mourant et l'emporta en titubant dans le couloir. À chaque pas, le sorcier avait beau soulever des gerbes d'étincelles et des rafales de crépitements, il n'en poursuivait pas moins sa progression qu'accompagnait l'écho de la bataille qui se disputait derrière eux dans la clinique vers l'arche marquant l'entrée de la vaste cave au sol en pente. Blottis contre le mur sous une torche, les hommes de Carrington avaient attendu avec une impatience croissante le retour de leur chef et commençaient à se dire qu'ils allaient tenter le coup sans lui lorsqu'ils pâlirent et s'aplatirent plus encore le dos contre la pierre suintante en voyant paraître sous l'arche puis s'enfoncer dans les ténèbres le Dr Romanelli chargé de son sanglant fardeau. — Seigneur, souffla l'un d'eux en tripotant la poignée de sa dague, est-ce qu'on ne devrait pas le rattraper et le tuer ? — T'es bigleux, non ? gronda l'un de ses acolytes. Il est déjà mort. Allons régler son compte au clown. Ils s'ébranlaient vers l'arche lorsqu'une bande d'Erreurs la franchirent sur tous les modes locomoteurs possibles, poursuivis par un essaim bondissant de Petits Poucets. En dépit des sustenteurs de conscience pharmaceutiques et magiques dont il avait été gavé, Ashbless avait sombré dans un état semi-comateux dont il ne s'éveillait que par moments. En un point, il sut vaguement qu'on le transportait sur un sol en pente raide et une autre lueur de conscience lui apprit qu'il était dans les bras d'un type qui n'avait plus sa tête à lui et fredonnait d'une voix balbutiante une chansonnette ; puis tout se fit confus, des cris fusèrent derrière eux et, dans la radiance de l'orage électrique personnel de l'homme qui le portait, il vit quelque chose comme un énorme crapaud coiffé d'un tricorne qui bondissait d'un côté tandis que de l'autre galopait sur ses six pattes un chien à tête humaine. Puis, tout autour, surgit une nuée d'insectes sauteurs qui n'étaient pas des bestioles mais de petits hommes furieux brandissant des épées minuscules. Son porteur avait alors trébuché ; tout avait dégringolé avec lui vers le bas d'une pente encore plus raide et la dernière chose qu'Ashbless entrevit avant de reperdre conscience le troubla jusque dans les brumes de la mort qui le cernait car le visage de Jacky lui était apparu, sillonné de larmes et débarrassé de sa moustache, ouvrant de grands yeux dans le tourbillon d'étincelles de sa chute. La boule de feu qui venait de bousculer Jacky renversa les Sœurs Sans Yeux et les renvoya valdinguer dans les ténèbres dans un duo de piaillements frustrés. Jacky se releva juste à temps pour s'apercevoir que l'éclair bleu tourneboulant était un homme et que derrière lui glissait le cadavre d'Ashbless, puis elle baissa la tête et s'accrocha doigts et orteils dans les prises boueuses des dalles disjointes tandis qu'une meute, invisible dans le noir mais aboyante et mugissante, se déversait autour d'elle, suivie de près par ce qui évoquait un bouquet de grosses crevettes. Quelques instants plus tard, la ménagerie d'enfer fut plus bas sur la pente qu'elle commença de regrimper à quatre pattes. D'autres bruits lui parvinrent d'en haut, des hurlements étouffés, des cris, un rire dément qui fit rouler des échos étranges dans la caverne, et elle se demanda quel vent de folie s'était abattu cette nuit sur le Château du Rat. À l'issue de minutes interminables, elle sentit le sol se redresser et vit dans les lointains l'arche et les torches. Les hommes de Carrington avaient déserté les lieux et, clairement, l'action, quelle qu'elle fût, s'était transportée ailleurs. Jacky se remit debout et courut à perdre haleine vers la lumière. Lorsqu'elle l'atteignit, elle s'assit, pantelante, dans le demi-cercle de cette merveilleuse clarté dorée, se délectant de l'illusoire sentiment de sécurité comme naguère, sur le perron, lorsqu'elle jouait à chat perché devant chez elle, et ce fut à regret qu'elle se leva pour plonger dans le couloir et de nouveau dans le noir. Entendant monter du quai le murmure de voix inquiètes, elle prit la direction des marches mais s'immobilisa lorsqu'elle perçut là d'autres voix. Des sentinelles, se dit– elle, des hommes de Carrington, postés au bas de l'escalier pour surveiller si rien ne s'échappe de cette fourmilière. Elle résolut de revenir sur ses pas et de se cacher le temps que les gardes aient achevé leur ronde sur le bord de la rivière souterraine puis de s'y glisser pour gagner la Tamise à la nage. Elle s'apprêtait à mettre à exécution ce projet lorsqu'un reflet bondit devant elle dans les ténèbres du couloir ; puis la clarté grandit en brillance comme si des hommes porteurs de torches allaient apparaître au tournant et Jacky lança autour d'elle des regards affolés, cherchant une embrasure dans laquelle se tapir mais, n'en trouvant pas, se colla contre le mur et fit corps avec lui. Le hurlement crût en stridence mais se doubla du rythme saccadé de bâtons cognant sur les dalles et, d'une intersection dans le fond du couloir, jaillit Horrabin, nimbé de flammes et tricotant des échasses, escorté par ce qui semblait être une horde de rats couineurs et bondissants. Un instant plus tard, ceux qui le poursuivaient apparurent au même tournant, précédés par une mitraille de pierres et de mottes de boue. Le regard de Jacky se posa sur le bas des marches et elle y vit les sentinelles pointer leurs pistolets sur la meute. Rien à espérer de ce côté-là, se dit Jacky et elle se laissa tomber au pied du mur, un bras sur le visage, dans l'espoir qu'on la prendrait pour un cadavre. Les pistolets se déchargèrent dans un rugissement prolongé par l'écho et accompagné d'un éclair qui embrasa le couloir l'espace d'une seconde entière. Des éclats de pierre détachés des murs et de la voûte volèrent en tous sens et le clown incandescent, déséquilibré par l'impact des balles – qui, bien évidemment, n'avaient pas pénétré dans ses chairs –, perdit assez de temps pour qu'il fût possible aux monstres qui le pourchassaient de le rattraper. La mitraille avait fait des ravages dans les rangs des Petits Poucets mais les survivants faisaient à présent volte-face pour se ruer sur les Erreurs qui avaient acculé le clown contre un mur et lui déchiraient les jambes de leurs ongles noirs de boue. Les spadassins miniatures bondirent par-dessus les serres vengeresses des monstres et plongèrent leurs petites lames dans des yeux, dans des oreilles et dans des gorges, totalement indifférents à leur propre survie. Les Erreurs pour leur part étaient également prêtes à souffrir l'assaut des Petits Poucets ou à se brûler la gueule au dernier degré pour s'approcher assez d'Horrabin et pouvoir refermer leurs dents pleines de terre sur quelque morceau accessible de son corps ou tirer sur les échasses et tenter de le déséquilibrer. Cet hallucinant spectacle se déroulant à quelques yards de l'endroit où gisait Jacky, elle ne pouvait se retenir de soulever de temps à autre le bras pour regarder la scène. Les flammes autour du clown n'étaient plus aussi vives mais leur clarté permettait toutefois de saisir des détails de la mêlée. Elle vit une sorte de caniche couvert de tentacules, auquel les homoncules avaient crevé les deux yeux, s'accrocher par les dents à la main crispée d'Horrabin et retomber en emportant quelques doigts. Puis deux autres horreurs qui ressemblaient à des limaces et auxquelles une douzaine de petits hommes s'intéressaient de très près réussirent à se glisser entre le mur et l'échasse gauche pour déployer leur ultime effort de mourants à la faire déraper de sorte que le clown s'effondra sur elles. Lorsqu'il toucha terre, presque toutes les flammes s'éteignirent et Jacky ne distingua plus rien dans la pesante masse de formes secouées de spasmes de fureur et d'agonie, et tout ce qu'elle put entendre fut un chœur sans cesse faiblissant de halètements, de bruits de mâchoires, de petits cris plaintifs et de longs râles. Une infecte odeur de chou brûlé envahit le tunnel. Elle se releva, dépassa en courant le monceau de cadavres puis s'enfonça dans le labyrinthe obscur d'où la chasse fantastique avait surgi. Au bout d'une vingtaine de pas, elle trébucha et serait tombée sans la main qui se referma sur son poignet. Elle pivota sur elle-même en se demandant s'il lui restait assez de force pour étrangler son invisible agresseur mais se figea lorsqu'elle reconnut la voix qui poliment lui demandait : — Veuillez m'excuser, Monsieur Ma Pensée, Ma Lubie ou Ma Vertu Fugitive, mais pourriez-vous m'indiquer comment regagner les niveaux éveillés de ma conscience ? Depuis quelque temps, Ashbless se rendait vaguement compte qu'il gisait au fond d'une barque dont le Dr Romanelli maniait mollement les rames mais il ne reprit pleinement conscience qu'en notant le changement qui s'était opéré dans la texture de l'embarcation. Lors de son précédent semi-réveil, il avait senti dans son dos le contact anguleux du bois mais, à présent, il avait l'impression de reposer sur une surface souple, peut-être du cuir tendu sur une armature flexible. Il ouvrit les yeux et fut légèrement surpris de se rendre compte qu'il pouvait y voir car toute lumière était absente. La barque traversait un vaste couloir de ruines le long duquel s'alignaient, debout, des sarcophages qui brillaient d'une intense noirceur. Un cri étouffé de Romanelli attira son attention sur le sorcier qui brillait aussi dans cette antilumière et fixait des yeux remplis de crainte et de respect sur quelque chose au delà de l'épaule d'Ashbless qui parvint à ramener sous lui son coude et tourna la tête. A l'arrière de la barque, il vit plusieurs silhouettes de haute taille et, en son centre, un petit reliquaire entouré par un serpent qui se mordait la queue ; surplombant le reliquaire, un disque de la grandeur d'un homme rayonnait d'un si noir éclat qu'Ashbless, ébloui, dut se détourner non sans avoir eu le temps de discerner vaguement le dessin d'un scarabée inscrit dans le disque de ténèbres. Lorsqu'il retrouva le sens de la vue, il remarqua le sourire soulagé de Romanelli et les larmes qui roulaient sur ses joues creuses. — La barque de Râ, murmurait-il, la nef Sektet que le soleil prend du couchant vers l'aube pour traverser les douze heures de la nuit ! Je suis à son bord… et lorsque avec l'aurore nous émergerons de nouveau dans le monde, je voguerai sur la nef Atet, la barque du soleil levant, et mon être en sera restauré. Trop anéanti pour chercher un sens à ces mots, Ashbless se laissa retomber sur le cuir de la nacelle sous laquelle, remarqua-t-il, on percevait une pulsation. La plainte qu'il lui semblait ne pas avoir cessé d'entendre toute la nuit avait pris de l'ampleur et des accents suppliants. Sa tête roula et, par-dessus le bordage, son regard découvrit sur la berge des formes imprécises tendant leurs bras vers la barque ; puis, quand elle les eut dépassées, il entendit monter des clameurs de désespoir. À intervalles réguliers, sur la rive, il vit aussi des perches dressées – pour marquer les heures, se dit-il –, chacune surmontée d'une tête de serpent qui, lorsque la nef arrivait à sa hauteur, devenait, l'espace d'un instant, une tête humaine ployée par le respect. Ashbless s'assit et, pour la première fois, remarqua que la barque était un double serpent monstrueux avec l'évasement de sa partie centrale évoquant le capuchon d'un cobra et les deux têtes vivantes prolongeant son étrave et son étambot. Le poème… songea-t-il. Les douze heures de la nuit. C'est cela que j'ai voulu traduire. Je suis à bord de cette nef que seuls voient les morts. Il sentit le disque vivant… non, mort, et à l'extrême, et conscient cependant… mais parfaitement indifférent aux deux passagers clandestins. Les hautes figures, à l'arrière, étaient humaines, mais avec des têtes d'animaux, et elles les ignoraient aussi. Ashbless, encore une fois, retomba au fond de la nacelle. Un temps passa puis la barque franchit de sombres portes flanquées par des sarcophages aussi hauts que des poteaux télégraphiques et, de l'autre côté, les ombres de la rive poussaient des cris de terreur par-dessus lesquels on percevait une lente reptation métallique. — Apep ! criaient les spectres. Apep ! Puis il vit se lever une forme de ténèbres et se rendit compte qu'il s'agissait de la tête d'un serpent si vaste qu'il en écrasait par ses dimensions la nef pourtant monstrueuse. Des silhouettes humaines pendaient de ses crocs mais en secouant sa tête massive, il les envoya tourbillonner au loin puis, lentement, commença de se courber vers le fleuve. — Le serpent Apep, chuchota Romanelli, dont les anneaux se lovent dans les royaumes abyssaux du keku samu, là où de pures ténèbres se transforment en solide impénétrable. Il sent qu'il y a dans cette barque une âme… qui n'est pas qualifiée pour l'émergence de l'aube. (Il sourit.) Mais je n'ai plus besoin de vous, de toute façon. Ashbless qui n'était même plus capable de se soulever sur son coude vit le noir absolu de la tête d'Apep occulter toute chose au-dessus de lui. L'air se fit d'un froid mordant qui, à mesure que la tête se rapprochait, s'accentua et, lorsqu'elle ouvrit des mâchoires distendues, il pensa y voir des étoiles en négatif qui scintillaient dans des lointains insondables comme si la gueule béante du dieu-serpent était la porte vers un univers où régnaient le froid total et l'absence absolue de la lumière. Ashbless ferma son œil et recommanda son âme à tout dieu aimable qui pouvait se trouver quelque part. Un hurlement ténu attira de nouveau son attention sur le monde extérieur et il rouvrit sa paupière pour ce qu'il espérait être la dernière fois… et il vit la forme désintégrée du Dr Romanelli sombrer dans les hauteurs de la gueule gigantesque. Pour s'en assurer, Jacky regarda le ciel encore noir au-dessus de la Tamise démesurément élargie par la boucle qu'elle faisait vers le sud devant Whitehall avant de se redresser vers l'ouest. Puis ses yeux revinrent vers l'est. Elle eut un sourire de soulagement. Oui, le ciel s'éclaircissait. Elle commençait à distinguer les arches de Blackfriars Bridge, silhouettées sur la subtile pâleur annonciatrice de l'aube. Elle se détendit et se rassit sur le muret, consciente à présent du froid qui régnait au bord de l'eau sur cette berge à l'état naturel au-dessus des Arches des Adelphi. Elle resserra son manteau sur ses épaules et se mit à trembler. Pour ce que ça sert d'être là, se dit-elle. Enfin… je vais tout de même attendre encore un moment après l'aube pour voir si Ashbless ne va pas dériver par ici… Il reste concevable qu'il ne fût pas mort quand je l'ai vu passer et qu'il ait pu atteindre la rivière souterraine et être assez loin lorsque cette terrifiante… solidification a commencé. Elle eut un frisson, se rassura de nouveau d'un bref regard vers la clarté dont se teintait l'est et se permit alors de revenir en pensée sur sa remontée du fond des caves. Elle avait pris Coleridge par la main et commençait de rebrousser chemin à tâtons dans le couloir sans lumière lorsqu'elle avait remarqué le silence. Non seulement les plaintes lointaines avaient cessé mais les subtiles résonances de l'air, échos du vent qui balayait en permanence cet incommensurable dédale de salles et de couloirs sur plusieurs niveaux, s'étaient tues. Collés contre le mur à leur droite, ils avaient dépassé l'endroit où elle savait que gisait le cadavre d'Horrabin lorsqu'elle avait failli hurler en entendant une voix étonnamment grave surgir des ténèbres pour s'adresser à eux. — Cet endroit n'est pas fait pour les gens, mes amis, dit la voix. — Euh… c'est juste, couina Jacky. Nous nous en allions. Elle perçut un choc sourd – puis un certain nombre de cliquetis métalliques – et, quand la voix reprit, elle en localisa l'origine au-dessus de sa tête. — Je vais vous escorter. Même transpercé par les dards des petits hommes du clown et mourant, le Géant Denté reste un adversaire dont peu se hasarderont à barrer la route. — Vous… vous allez nous escorter ? fit Jacky, incrédule. — Oui. (L'invisible créature poussa un gros soupir.) J'en ai le devoir envers votre compagnon qui nous a délivrés, mes sœurs, mes frères et moi, et nous a donné la chance de pouvoir nous venger de notre créateur avant de mourir. (Jacky nota que la voix de la chose ne suscitait plus d'échos comme s'ils se trouvaient maintenant dans une grande salle et non plus dans un couloir.) Dépêchons-nous, reprit le Géant Denté. Les ténèbres s'épaississent. Le bizarre trio poursuivit son chemin jusqu'aux marches et commença de les remonter à pas lourds. Sur le premier palier, Coleridge voulut s'arrêter pour reprendre son souffle, mais la créature lui dit qu'ils n'avaient pas le temps et le souleva de terre pour le porter. Ils reprirent leur ascension. — Ne traînez pas derrière, conseilla l'escorteur à Jacky. — Je m'en garderais bien, lui assura-t-elle, constatant à présent que nul son, nul écho ne montait du couloir qu'ils avaient quitté, pas plus que de la volée de marches qu'ils venaient de gravir. Qu'avaient donc voulu lui faire comprendre les Sœurs Sans Yeux, six mois en arrière ? Les ténèbres s'épaississent, les ténèbres se font boue, et nous ne voulons pas être ici quand elles se feront pierre… nous ne devons pas nous laisser prendre à jamais dans ces blocs de nuit pétrifiée. Elle n'en calqua que mieux son allure sur celle du Géant Denté, heureuse que ce ne fût pas une créature lente de par sa constitution. Lorsqu'ils atteignirent finalement le sommet de l'escalier et qu'ils débouchèrent dans le couloir brillamment éclairé par des torches qui jouxtait la cuisine du Château du Rat, quelques hommes de Carrington firent un pas vers eux, mais reculèrent de deux lorsqu'ils virent le monstre qui portait Coleridge dans ses bras puissants. Jacky leva les yeux vers le Géant Denté et se fit elle-même toute petite. Celui qui leur assurait sa protection était un gigantesque batracien au visage frangé de longs appendices noirs de poisson-chat évoquant une caricature de barbe et de chevelure humaines, avec des yeux comme des sulfures et un groin de porc. Mais le trait le plus frappant de sa physionomie restait sans conteste sa bouche, une crevasse en travers de son visage qu'il ne pouvait entièrement fermer à cause des deux rangées de crocs énormes dont elle était garnie. Il était vêtu d'un très vieux manteau en lambeaux, maculé de sang frais. — Ces vermines ne feront rien pour vous empêcher de passer, dit tranquillement le Géant Denté. Allons-y. Il déposa Coleridge et les accompagna jusqu'à la porte. — Maintenant, partez vite ! Je peux encore rester à surveiller jusqu'à ce que vous ayez disparu mais il me faut retourner en bas avant que les ténèbres ne soient complètement prises. — D'accord, fit Jacky tout à la joie de sentir dans ses poumons l'air relativement pur du bas quartier de St. Giles en ces heures précédant l'aube. Et merci pour… — Je l'ai fait pour votre ami, répondit le Géant Denté. Jacky hocha la tête et entraîna Coleridge dans la rue noire. Ils avaient atteint l'Hudson Hôtel sans encombre et lorsqu'ils furent dans la chambre de Coleridge, Jacky l'avait allongé sur le lit. Le temps qu'elle retournât dans l'entrée fermer doucement la porte, le poète s'était endormi. Un regard sur la bouteille de laudanum posée sur la table de chevet lui avait alors permis d'entrevoir pourquoi les mesures sédatives de Carrington s'étaient révélées d'une efficacité douteuse sur cet homme pourtant d'un certain âge. Comment celui-ci aurait-il pu connaître la formidable tolérance à l'opium qu'avait développée Coleridge ? En sortant de l'hôtel, elle avait dirigé ses pas vers la Tamise et gagné les Arches des Adelphi où l'affluent souterrain se déversait dans le fleuve, pour le cas où Ashbless – ou ses restes – émergerait du tunnel. À l'est, le ciel était à présent du bleu lumineux de l'acier sur l'horizon et un cordon de nuages déchiquetés commençait à s'embraser. Le soleil n'allait plus tarder à poindre. Il y eut un remous d'eau dans l'ombre épaisse qui régnait encore sous les arches et Jacky baissa les yeux juste à temps pour voir surgir une barque spectrale à demi transparente dans la grisaille de l'aube et, juste à cet instant, simultanément se faire incandescente et totalement transparente cependant qu'elle s'élançait vers l'horizon oriental à une telle vitesse que Jacky eut la certitude de vivre une hallucination due à son extrême fatigue. Mais, une fraction de seconde plus tard, elle prit conscience de deux choses, d'abord du premier trait de lumière rouge que le soleil dardait par-dessus la découpe des toits de Londres et puis de ce qu'un homme pataugeait dans le fleuve à une douzaine de pieds de la berge, apparemment tombé dans l'eau lorsque le bateau fantôme était devenu insubstantiel. Jacky bondit sur ses pieds car elle reconnaissait l'homme qui, maintenant, nageait quelque peu maladroitement vers la rive. — Monsieur Ashbless, lui cria-t-elle. Par ici ! Juste au moment où le serpent-nacelle passa entre les deux pylônes – chacun surmonté d'une tête humaine à barbe de pharaon – qui flanquaient l'ultime porte, Ashbless sentit s'enfler en lui une bouffée de chaleur dont l'incommensurable violence frappa de stupeur les derniers lambeaux assiégés de sa conscience et, jusqu'à l'instant où il plongea dans les eaux glacées de la Tamise, il garda la béate certitude qu'il s'agissait de sa mort. Lorsque les mouvements désordonnés de son corps l'eurent ramené en surface et qu'il eut secoué la mèche plaquée sur ses yeux, il lui vint à l'esprit qu'il avait de nouveau des cheveux et deux yeux pour voir. Il leva d'abord une main, puis l'autre et sourit de voir tous ses doigts présents, toute sa peau intacte. C'était lui qui avait bénéficié de cette résurrection vainement espérée par Romanelli. Lorsqu'avec l'aube le soleil avait été restauré dans son intégrité, dans sa vigueur retrouvée, Ashbless avait eu le droit, Dieu sait pourquoi, de participer au miracle. Il en était à ses premières brasses en direction de la rive lorsqu'il entendit crier son nom. Il s'arrêta, fouilla du regard la berge encore sombre et reconnut la silhouette assise sur un muret. Il agita le bras en réponse et se remit à nager. Près des Arches des Adelphi, il sentit des turbulences mais ne comprit la nature du phénomène qu'après avoir pris pied sur les hauts-fonds vaseux précédant la berge et constaté que la rivière souterraine avait cessé de se déverser dans la Tamise comme si, plus au fond du tunnel, une énorme valve en eût retenu le flot, si bien que le fleuve coulait à présent au delà du point où Ashbless en était sorti avec autant de régularité que partout ailleurs le long de la rive. Quelques oiseaux toutefois commençaient à scruter d'un œil inquisiteur les tourbillons de boue qui glissaient dans le courant. Ashbless leva les yeux vers la mince silhouette sur le mur. — Hé ! Jacky ! Coleridge aussi s'en est sorti, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur, répondit Jacky. — Et, poursuivit Ashbless en grimpant sur la terre ferme, je suis prêt à parier qu'il ne gardera pas le moindre souvenir de ce qu'il a vu cette nuit. — Eh bien, répondit-elle, perplexe, alors que le géant barbu escaladait la pente pour venir s'asseoir à côté d'elle sur le muret, arrondissant sous ses pieds une mare, il est effectivement possible qu'il ne se rappelle rien. (Elle l'examina de pied en cap.) Je vous croyais mort lorsque vous êtes passé en glissant devant moi. Je n'ai eu le temps de voir que votre œil… — C'est vrai, l'interrompit Ashbless avec une infinie douceur dans la voix. J'étais mourant… mais cette nuit, les forces magiques étaient déchaînées… et toutes n'étaient pas mauvaises. (Ce fut à son tour de l'examiner.) Vous avez trouvé le temps de vous raser ? — Comment ? (Elle frotta sa lèvre supérieure désormais glabre.) Ah oui ! Les poils de ma moustache… ils étaient tout brûlés… — Dieu du ciel ! Mais l'essentiel, c'est que vous soyez vivant. (Ashbless se renversa sur le muret, ferma les yeux et prit une inspiration profonde.) Je vais rester un moment ici, dit-il, le temps que le soleil soit assez haut pour me sécher. Jacky leva les yeux au ciel. — Vous allez mourir de froid… ce qui serait un comble après avoir survécu à… une édition condensée des œuvres de Dante. Il sourit sans rouvrir les yeux et secoua la tête. — Non, Ashbless a encore beaucoup de choses à faire avant de mourir. — Ah bon ? Quoi par exemple ? Il haussa les épaules. — Que sais-je… me marier, d'abord. Le cinq du mois prochain, pour être exact. Jacky fit une grimace trahissant son peu d'intérêt pour le projet. — C'est merveilleux, ça. Et avec qui ? — Avec une jeune fille nommée Élisabeth Jacqueline Tichy. Et jolie avec ça ! Je ne l'ai pas encore rencontrée mais j'ai vu son portrait. — Qui ? fit Jacky, les yeux ronds. Ashbless répéta le nom. Les traits de Jacky flottèrent entre un sourire nerveux et un froncement de sourcils. — Mais si vous ne l'avez jamais rencontrée, comment pouvez-vous être sûr qu'elle va vous épouser ? — Je sais qu'elle le fera, mon gars. En quelque sorte, on pourrait dire qu'elle n'a pas le choix. — Alors, comme ça, c'est un fait établi ! fit Jacky, hors d'elle. Je suppose que ce sont vos larges épaules et vos beaux cheveux blonds qui… qui vont vous rendre irrésistible, c'est ça ? Ou non… ne me soufflez pas ! C'est votre poésie, hein ? J'y suis ! Vous allez lui dire quelques vers de vos absconses Douze Heures, je me trompe ? Et elle va s'imaginer que si elle n'y comprend rien, c'est que ce doit être… du grand art, c'est ça ? Espèce de rimailleur bouffi de suffisance... Sidéré, Ashbless ouvrit les yeux et se rassit. — Mais merde ! Qu'est-ce qui vous prend, Jacky ? Je n'ai jamais dit que j'allais la violer, je vais… — Que non ! Vous allez simplement lui faire miroiter une occasion unique dans sa vie, celle de… comment dire, de lier son destin à celui d'un vrai poète. Quelle chance elle a ! Mais qu'est-ce que vous êtes en train de raconter, mon garçon. J'ai seulement dit que… Jacky sauta en bas du muret et se planta devant Ashbless, poings sur les hanches. — Allez, faites donc connaissance avec Elizabeth Tichy. Ashbless posa sur elle un regard ahuri. — Que voulez-vous dire ? Vous pouvez me la présenter ? Ah oui, c'est vrai, vous l'avez bien connue ! Écoutez, je n'ai pas voulu dire… — Allez vous faire foutre ! (Jacky se passa les doigts dans les cheveux pour les ramener en arrière.) Élisabeth Jacqueline Tichy, c'est moi ! Ashbless commença par rire jaune… puis fixa des yeux exorbités sur Jacky. — Mon Dieu ! C'est… c'est vrai ? — C'est l'une des deux ou trois choses dont je sois sûre, Ashbless. — Le diable m'emporte, fit-il en agitant désespérément les mains dans sa gêne. Je suis désolé. Ja… Miss Tichy. Je croyais que vous étiez simplement… ce vieux Jacky, mon pote des jours anciens chez le Capitaine Jack. Tout ce temps-là, je n'aurais jamais imaginé… — Vous n'avez jamais été chez le Capitaine Jack, se récria Jacky avant d'ajouter, sur un ton presque suppliant : Je veux dire… vous y étiez vraiment ? — En un sens, oui. Voyez-vous, je… (Il s'interrompit.) Et si nous discutions de ça autour d'un bon petit déjeuner ? Jacky avait repris une mine renfrognée mais, au bout d'un moment, elle fit oui de la tête. — D'accord, mais seulement parce que ce pauvre Doyle vous tenait en haute estime. Et n'allez pas croire que je vous cède le moins du monde, compris ? (Elle sourit, puis se reprit et se renfrogna de plus belle.) Allez, venez. Je connais un coin sur St. Martin's Lane où l'on vous permettra même de vous asseoir près du feu. ÉPILOGUE : 12 AVRIL 1846 Pour chercher un monde plus neuf il est temps encore De prendre le large, domptant les sillons mugissants Et voguant par-delà le soleil couchant Et les myriades d'astres du ponant Jusqu'au jour de ma mort. Alfred, Lord TENNYSON. Après être resté sur le seuil de sa porte pendant près d'un quart d'heure les yeux fixés sur les marais de Woolwich qui, sur plusieurs milles, déployaient leur morne grisaille ponctuée de monticules sous le gris plus sombre encore d'un ciel où menaçait la pluie, William Ashbless faillit ôter son manteau et retourner à l'intérieur. Après tout, le feu ronflait dans l'âtre et, la nuit dernière, il n'avait pas complètement éclusé sa bouteille de Glenlivet. Puis il fronça les sourcils, renfonça plus bas sa casquette sur ses cheveux d'une blancheur ivoirine, effleura le pommeau de l'épée dont il avait pour l'occasion bouclé le baudrier à sa taille et tira la porte derrière lui. Non, j'ai ce devoir envers Jacky, se dit-il en descendant les marches du perron. Elle-même a honoré son rendez-vous avec un tel... courage, il y a sept ans de cela. Dans les dernières de ces années de solitude, Ashbless avait remarqué non sans inquiétude que les traits de Jacky s'étaient effacés de sa mémoire… et ces maudits portraits, qui avaient paru si réussis lorsqu'ils venaient d'être peints et que le modèle était là, bien vivant, pour faire oublier leurs défauts, lui avaient récemment donné l'impression de n'avoir jamais rendu Jacky avec son vrai sourire. Mais aujourd'hui, il avait conscience de se souvenir d'elle aussi distinctement que si, le matin même, il l'avait vue prendre le coche pour Londres, avec le pli tendre et moqueur de ses lèvres, le voile que jetait sur son visage un occasionnel accès de mauvaise humeur, et cette jolie frimousse à la Leslie Caron qu'elle avait à ses yeux gardée jusqu'à sa mort des suites d'une fièvre à l'âge de quarante-sept ans. Probablement, se dit-il alors qu'il traversait la grand-route et s'engageait sur le sentier du marais – dont il avait morbidement surveillé l'apparition dans la végétation rase au cours des saisons qui venaient de s'écouler, sachant que, ce jour, il aurait à le prendre –, probablement que si je me souviens si bien d'elle aujourd'hui, c'est qu'aujourd'hui je vais la rejoindre. Quoique la traverse épousât creux et bosses de ce paysage tourmenté, lorsque au bout d'une dizaine de minutes de marche à bonne allure Ashbless parvint en vue du fleuve, son pas restait toujours aussi alerte et il n'était pas le moins du monde essoufflé car, depuis des années, il étudiait et pratiquait l'escrime, déterminé à infliger pour le moins de sérieuses blessures à quiconque allait se révéler destiné à le tuer. Je vais attendre ici, décida-t-il en arrivant au sommet d'une petite éminence dominant la rive frangée de saules de la Tamise, une cinquantaine de yards plus bas. Je sais qu'on retrouvera mon corps non loin de la berge mais j'aimerais avoir auparavant la possibilité de poser un long regard sur mon assassin. Mais qui donc cela va-t-il bien être ? se demanda-t-il une fois de plus. Il s'aperçut qu'il tremblait et s'assit pour respirer profondément. Du calme, vieux gars, voilà trente-cinq longues années – de bonheur, dans l'ensemble – que tu n'ignores rien de la venue de ce jour. Il se renversa sur le dos et contempla les grises turbulences des nuages bas. Et la plupart de tes amis sont morts, maintenant. Byron s'est éteint – d'une fièvre, lui aussi – à Missolonghi voilà plus de vingt ans, et Coleridge a mordu la poussière en 1834. Ashbless sourit et se demanda – pour la énième fois sans doute – si les derniers poèmes de Coleridge – Limbo et Nec Plus Ultra en particulier – n'avaient pas hérité quelques-unes de leurs images de vagues souvenirs que le poète eût gardés d'une nuit du début avril 1811. Certains vers, de fait, laissaient Ashbless perplexe : Nulle de ces douces visions l'antre des Limbes n'enserre dans ses geôles d'esprit dont les barreaux sont la simple horreur du Néant… et Fondation de la Nuit ! Aversion pour la Lumière ! Ténèbres compactes et tourmente abyssale… Il se frotta les yeux, se redressa… puis se figea cependant qu'un abîme glacé se creusait dans sa poitrine car on avait amarré une barque à un saule pendant qu'il regardait ailleurs et un homme de haute taille, solidement bâti, escaladait la pente d'un pas résolu que semblait rythmer le balancement de l'épée suspendue dans son fourreau à sa hanche droite. Intéressant, se dit Ashbless, non sans nervosité… un gaucher, comme moi. O.K., pas d'excitation. Rappelle-toi que ton cadavre n'aura de plaie qu'au ventre et que tu n'as donc pas à t'encombrer de toutes les parades d'escrime qui visent à protéger les bras, les jambes ou la tête… tu ne t'occupes que de parer les pointes au corps… tout en sachant, bien sûr, qu'un assaut viendra pour lequel tu n'auras pas de parade. Sa main droite voltigea un instant au niveau de son estomac et il se demanda quelle partie de son épiderme encore intact allait bientôt se fendre pour admettre plusieurs pouces d'acier froid. Dans une heure, ce sera fini. Tâche d'être aussi brave pendant cette dernière heure que l'a été Jacky. Car elle aussi savait… depuis qu'en 1815, un soir où tu étais saoul, tu as fini par céder à sa demande et tu lui as donné la date et les circonstances de sa mort. Ashbless se carra les épaules en arrière puis se détacha du sommet de la colline, empruntant le sentier qui descendait vers le fleuve pour aller rencontrer son assassin à mi-chemin. L'homme leva les yeux et parut surpris de voir Ashbless venir à lui. Je me demande quel va être le sujet de notre querelle, se dit Ashbless. Au moins, il n'est pas jeune… sa barbe a l'air d'être presque aussi blanche que la mienne. Lui aussi a dû voyager à l'étranger si j'en juge par son teint mat. Pourtant, il me semble connaître ce visage. Quand ils ne furent plus qu'à une douzaine de yards l'un de l'autre, Ashbless s'arrêta. — Bonjour, dit-il d'une voix claire, et si ferme qu'elle lui valut sa propre estime. L'autre cligna des yeux, eut un sourire fourbe, et Ashbless frémit en comprenant qu'il était fou. — C'est toi, fit l'homme d'une voix cassée. N'est-ce pas que c'est toi ? — Que je suis qui ? — Doyle. Brendan Doyle. Ashbless répondit sur un ton par lequel il dissimula son étonnement. — Oui… mais c'est un nom dont je ne me sers plus depuis trente-cinq ans. Pourquoi ? Nous nous connaissons ? — Moi je te connais. Et… (il tira son épée)… je suis venu pour te tuer. — Je le savais, dit tranquillement Ashbless qui fit un pas en arrière et tira du fourreau sa propre lame. (Dans les hautes herbes chuchotait le vent.) Me diras-tu pourquoi ? — Tu sais très bien pourquoi, rétorqua l'autre en se fendant, vif comme un coup de fouet, sur le mot très. Ashbless para la botte, rabattant dehors en sixte, mais omit de riposter. — Non, je n'en sais rien, fit-il, s'efforçant de mieux se poser sur le sol glaiseux. — C'est parce que… commença l'homme en portant une feinte suivie d'un dégagement qu'Ashbless esquiva de justesse par une parade circulaire qui fit crisser l'acier… tant que tu es vivant… (l'homme extirpa sa lame pour en ramener la pointe sur la poitrine d'Ashbless qui dut bondir en arrière pour rétablir la distance)… je ne peux pas l'être. Alors qu'il revenait en garde, l'homme dévia latéralement son arme sur l'avant-bras d'Ashbless qui sentit le tranchant tailler dans la manche de sa veste, dans celle de sa chemise, puis dans sa peau pour achever de se retirer en glissant sur l'os. Abasourdi, Ashbless négligea presque de parer l'assaut suivant. Mais c'est faux ! se hurla-t-il en pensée. Je sais quand même qu'on ne me retrouvera pas avec un bras blessé. Puis il éclata de rire. Il venait de comprendre. — Rends-toi, ou tu es un homme mort ! cria-t-il à son adversaire d'une voix que la joie faisait presque vibrer. — C'est toi qui vas mourir, grogna l'autre en amorçant un nouveau coup droit qu'il interrompit à mi-chemin dans l'évidente intention d'amener Ashbless à une parade prématurée. Mais celui-ci, loin de tomber dans le panneau, cueillit la pointe adverse sur le fort de sa lame et, dans une violente torsion du poignet, se fendit. Sa propre pointe toucha puis se vrilla profondément dans le ventre de l'homme au teint brûlé par le soleil jusqu'à ce que la mince et flexible lame se bandât en butant sur une vertèbre. L'homme se laissa tomber assis dans l'herbe détrempée, ses mains crispées sur ce qui était déjà un bouillonnement de sang. — Vite, hoqueta-t-il, très pâle en dépit de son teint basané. Moi être toi. Ashbless regardait l'homme à terre, toute joie envolée. — Allez, fit l'autre dans un râle. (Il lâcha son arme et commença de se traîner à quatre pattes vers Ashbless.) Fais le tour de passe-passe. Change de place. Ashbless recula. Son adversaire parvint encore à se traîner puis s'affaissa dans les hautes herbes. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'Ashbless ne rompît son immobilité pour, alors, s'agenouiller auprès du corps qui avait cessé de respirer. Il posa doucement la main sur l'épaule du mort. S'il est une récompense, après, pour des créatures telles que toi, je puis parier que tu l'as méritée. Dieu seul sait comment tu as fait pour revenir du Caire jusqu'en Angleterre et pour ensuite me trouver. Peut-être étais-tu attiré vers moi un peu à la manière dont les fantômes sont censés revenir sur les lieux où ils sont morts. Ma foi, tu as trouvé ta place, si petite soit-elle, dans ma biographie. C'est toi qui as fourni le cadavre. Ashbless essuya son épée sur une grosse touffe d'herbe déracinée puis se leva pour la rengainer. Il déchira ensuite une bande dans sa cravate pour l'enrouler autour de son avant-bras blessé. La fraîcheur de la brise printanière lui balaya de l'esprit toute pensée tournée vers le passé si bien qu'avec un sens de l'aventure qu'il n'avait pas connu depuis des décennies, il acheva de descendre le sentier jusqu'à la barque amarrée sur la berge qu'ombrageaient les saules, laissant derrière lui le ka que le Dr Romanelli avait tiré de lui tant d'années auparavant. C'est l'inconnu, maintenant, se dit-il, jubilant comme un feu sous la cendre alors qu'il dénouait la corde. Aucun livre que j'aie jamais lu ne me donnera jamais le moindre indice sur ce qui va se passer. Il se peut que cette barque chavire et que je me noie dans les cinq minutes, comme il se peut que je vive encore vingt ans ! Il monta dans la barque, ajusta les avirons dans les fourches et, en trois coups de rames, fut à bonne distance de la rive. Et, alors qu'il voguait vers ce qui allait se révéler être le vrai destin d'un homme qui avait été Brendan Doyle et Tom le Muet et Eshvlis le savetier et William Ashbless – et qui ne pouvait plus prétendre être aucun d'eux – il régala les oiseaux des bords de la Tamise de toutes les chansons des Beatles dont il put se rappeler les paroles… de toutes sauf de Yesterday. Table des matières PROLOGUE : 2 FÉVRIER 1802