Tad Williams Le Trône du Dragon L’Arcane des Épées tome 1 Traduit de l’américain par Jacques Collin Rivages/Fantasy Ce livre est dédié à ma mère, Barbara Jean Evans, à qui je dois ma profonde affection pour la Salle des Crapauds, la forêt de Mille Arpents, le Comté Magique, et bien d’autres endroits secrets et pays cachés au-delà de notre monde. Je lui dois également l’envie de faire mes propres découvertes et de les partager ensuite, Je voudrais partager ce livre avec elle. NOTE DE L’AUTEUR « J’ai entrepris une tâche, une tâche d’amour pour le monde et pour réconforter les nobles cœurs : ceux qui me sont chers, et le monde vers lequel tend mon cœur. Je ne parle pas là du monde usuel, de ceux qui, m’a-t-on dit, ne peuvent supporter le chagrin et ne désirent que baigner dans le bonheur. (Que Dieu leur accorde un infini bonheur !) Mon histoire ne s’accorde ni à leur monde, ni à leur mode de vie ; leurs vies et la mienne ne suivent pas le même chemin. J’ai un bien autre monde en tête, qui porte dans le même cœur son amère douceur et sa peine aimée, le ravissement de son cœur et la douleur de l’attente, la joie de la vie et la tristesse de la mort, la joie de la mort et la tristesse de la vie. En ce monde, laissez-moi avoir mon monde, et être damné avec lui ou sauvé avec lui. » Gottfried de Strasbourg (recréateur de Tristan et Iseut) Ce livre n’aurait pu voir le jour sans la précieuse collaboration de nombreuses personnes. Je dois remercier Eva Cumming, Nancy Deming-Williams, Arthur Ross Evans, Peter Stampfel et Michael Whelan, qui ont tous relu un interminable manuscrit, puis m’ont offert un soutien sans faille, de sages conseils et des suggestions utiles. Je remercie également Andrew Harris, pour un support logistique allant bien au-delà de ce que l’on peut demander à un ami, ainsi que mes éditeurs, Betsy Wollheim et Sheila Gilbert, qui par un travail long et difficile m’ont permis d’écrire le meilleur livre qu’il m’était possible. Tous sont de grandes et bonnes âmes. AVERTISSEMENT Il est conseillé à qui s’aventure sur les terres d’Osten Ard de ne point trop se fier à leurs anciennes règles et dispositions, et d’observer tous les rituels avec attention, car ce qui semble être dissimule souvent ce qui est. Le peuple quanuc, qui habite les flancs enneigés des Monts-Trolls, a un dicton. « Celui qui connaît la destinée des choses qu’il entreprend dès leur début est un sage ou un sot. Mais qu’il soit l’un ou l’autre, il sera malheureux car il aura planté sa dague dans le cœur de la vie. » En d’autres termes, les voyageurs qui s’engagent sur ces terres devraient méditer cet avertissement : ÉVITEZ LES PRÉJUGÉS. Les Quanucs ont un autre dicton : « Bienvenue, étranger. Les routes sont traîtres aujourd’hui. » AVANT-PROPOS « … Le livre du prêtre fou Nisses est de grande taille, si l’on en croit ceux qui l’ont eu en main, et est aussi lourd qu’un jeune enfant. Il fut découvert aux côtés de la dépouille de Nisses qui souriait encore par-delà son trépas, et reposait près de la fenêtre par laquelle son maître le Roi Hjeldin venait de se précipiter vers la mort quelques instants plus tôt. « L’encre brun rouille, décoction de gattilier, d’hellébore, et de rue, ainsi que d’un liquide plus rouge et plus épais, est sèche, et s’écaille facilement. La reliure, sans ornement, est faite de la peau tannée d’un animal sans fourrure, d’une espèce indistincte. « Les saints hommes de Nabban qui le lurent après le décès de Nisses le déclarèrent hérétique et dangereux, mais préférèrent pour une raison inconnue ne pas le brûler, sort qu’ils réservaient pourtant généralement à ce genre d’ouvrages. Au lieu de cela, ils le conservèrent durant bien des années dans les archives presque infinies de notre Sainte Église, dans les caves les plus profondes et les plus secrètes du Sancellan Aedonitis. Il aurait apparemment disparu du coffret d’onyx qui l’abritait ; le fort peu coopératif Ordre des Archives reste vague quant à sa situation actuelle. « Ceux qui ont lu le texte hérétique de Nisses disent qu’il contient tous les secrets d’Osten Ard, depuis l’origine troublée de ces terres jusques aux sombres reflets de ce qui n’est pas encore. Les prêtres qui se sont livrés à l’examen du manuscrit n’en veulent rien dire, si ce n’est qu’il traite d’un sujet impie. « Il est possible que les écrits de Nisses prédisent effectivement ce-qui-sera avec la même clarté, et, on peut le supposer, avec la même excentricité, qu’ils décrivent ce-qui-a-été. On ne sait, par contre, si les hauts faits de notre époque, et plus particulièrement ce qui nous importe ici, l’ascension et le triomphe de Jean Presbytère, sont inclus dans les prédictions du prêtre, bien que certaines indications puissent le laisser supposer. Les écrits de Nisses sont impénétrables, et leur sens dissimulé par d’étranges rimes et d’obscures références et allusions. Je n’ai jamais lu cet ouvrage dans son intégralité, et ceux qui en ont eu l’occasion sont pour la plupart morts depuis bien longtemps. « Le livre a pour titre, dans les runes dures et froides des terres nordiques où Nisses a vu le jour, Du Svardenvyrd, ce qui veut dire L’Arcane des Épées… » Extrait de“La Vie et le Règne du Roi Jean Presbytère ”par Morgénès Ercestrès. Première partie SIMON TÊTE-CREUSE 1. La Sauterelle et le Roi Ce jour des plus particuliers fut marqué par une agitation peu commune qui fit battre le cœur habituellement somnolent du Hayholt, son enchevêtrement déconcertant de corridors obscurs et sulfureux reliant entre elles des cours depuis longtemps abandonnées au lierre et à toute une végétation parasite luxuriante, et jusques aux cellules humides et sombres des moines, au plus profond du château. Tous, des courtisans aux domestiques, s’étaient laissé gagner par l’excitation et commentaient furtivement l’événement, les yeux écarquillés. Les marmitons échangeaient des regards significatifs par-dessus les bassines des cuisines enfumées. L’on murmurait dans tous les couloirs et devant le moindre pas de porte du grand donjon. Ce jour eût pu annoncer l’arrivée du printemps, à en juger par l’intense impression d’attente fiévreuse qui s’en dégageait, mais le calendrier monumental qui ornait la chambre encombrée du docteur Morgénès indiquait qu’il n’en était rien : nous étions en plein mois de novandre, et l’automne se préparait doucement à faire place à l’hiver. L’importance de ce jour ne tenait pas à une saison, mais à un lieu : la Salle du Trône du Hayholt. Durant trois longues années, ses portes étaient restées closes sur ordre du roi, et ses larges fenêtres multicolores avaient été drapées de noir. L’interdiction faite à quiconque d’en franchir le seuil s’était étendue aux serviteurs chargés de l’entretien, au grand désespoir de l’intendante. Durant trois étés et trois hivers, la Salle du Trône avait connu un silence que rien n’était venu troubler. Mais ses portes avaient été ouvertes aujourd’hui, et la nouvelle était sur toutes les lèvres, propageant la rumeur qui courait et rebondissait à travers le château. Pour être tout à fait exact, il se trouvait dans l’enceinte du Hayholt une personne dont l’attention n’était pas tout entière absorbée par cette salle si longtemps abandonnée, une abeille dans la ruche dont le chant n’était pas en harmonie avec le bourdonnement collectif. Celui-là était assis au cœur du jardin d’agrément, dans une alcôve bordée par la morne pierre rouge de la chapelle et par la nudité automnale d’une haie taillée en forme de lion, et pensait que personne ne regrettait son absence. Sa journée avait fort mal débuté : toutes les femmes étaient occupées, ne prenant qu’à peine le temps de répondre à ses questions ; le petit déjeuner avait été servi en retard, et il était froid. On ne lui avait donné que des ordres contradictoires, comme à l’habitude, et personne n’accordait la moindre importance à ses problèmes personnels… Et cela était également conforme à l’habitude, ajouta-t-il, maussade, en son for intérieur. S’il n’avait découvert ce magnifique scarabée de grande taille qui traversait le jardin devant lui avec la suffisance d’un villageois prospère, son après-midi aurait été entièrement perdu. À l’aide d’une brindille, il élargit le chemin qu’il avait tracé dans la terre sombre et froide qui bordait le mur, mais l’insecte resta immobile. Il l’aiguillonna alors, pressant légèrement sur la solide carapace, mais le scarabée n’en avança pas pour autant. Il se renfrogna alors et se mit à sucer sa lèvre supérieure. « Simon ! Par la sainte Création, où étais-tu passé ? » Aussi inerte soudain que si son cœur avait été transpercé d’une flèche, il laissa échapper la brindille de ses doigts. Il se tourna lentement vers la forme qui s’avançait vers lui. « Nulle part… » commença à répondre Simon, mais il fut immédiatement interrompu par deux doigts osseux qui lui pincèrent vivement l’oreille et le remirent sur pied dans un cri de douleur. « Ne commence pas à me raconter des histoires, jeune fainéant ! » lui rugit Rachel le Dragon au visage. Un tel face-à-face n’était possible que parce qu’elle était dressée sur la pointe des pieds, et que le garçon se tenait rarement droit, car l’intendante mesurait une bonne tête de moins que Simon. « Désolé, Madame, je m’excuse ! » grommela Simon, tout en regardant tristement le scarabée se frayer un chemin vers une fissure du mur de la chapelle et vers sa liberté. « Tu ne t’en sortiras pas toujours avec des excuses », gronda Rachel. « Tout le monde ici travaille d’arrache-pied pour tout préparer, et toi tu ne fais rien, à part me faire perdre un temps précieux à te rechercher ! Comment peux-tu agir d’une manière aussi irresponsable, Simon, alors que tu devrais te conduire comme un homme ? Comment peux-tu ? » Le jeune homme dégingandé de quatorze années, sérieusement gêné, ne dit rien. Rachel le regarda fixement. C’est déjà bien triste d’être affublé de ces cheveux roux et de ces taches de rousseur, pensa-t-elle, mais quand en plus il me regarde comme ça et prend son air renfrogné, on dirait un simple d’esprit ! Simon observa à son tour sa geôlière, et vit que Rachel était essoufflée, sa respiration formant de larges volutes de vapeur dans l’air froid de novandre. Il vit également qu’elle frissonnait, sans pouvoir dire si la cause en était le froid ou l’énervement. Cela ne faisait d’ailleurs aucune différence, mais amplifia la gêne du garçon. Elle attend toujours une réponse. Comme elle a l’air fâchée et épuisée ! Il se ramassa sur lui-même et baissa les yeux. « Eh bien alors contente-toi de me suivre. Notre Seigneur sait bien qu’il y a suffisamment de travail pour occuper un garçon désœuvré comme toi. Tu ne sais donc pas que le Roi a pu se lever, qu’il s’est même rendu dans la Salle du Trône aujourd’hui ? Es-tu aveugle et sourd ? » Elle l’attrapa par le coude et l’entraîna à travers le jardin. « Le Roi ? Le Roi Jean ? » demanda Simon, surpris. « Pas du tout, jeune ignorant : le Roi Bloc-de-Pierre ! Évidemment, le Roi Jean ! » Rachel s’arrêta un instant pour repousser sous son bonnet une mèche de cheveux gris argenté. Sa main trembla. « Voilà. Tu peux être fier de toi, » dit-elle. « Tu m’as tellement énervé que tu m’as fait manquer de respect au nom de notre bon Roi Jean. Lui qui est si malade ! » Elle renifla bruyamment et se pencha vers Simon pour lui donner une claque cinglante sur le gras du bras. « Contente-toi de me suivre. » Elle avança d’un pas lourd, entraînant le garnement dans son sillage. Simon n’avait jamais connu d’autre foyer que le château sans âge que l’on appelle le Hayholt, ce qui veut dire Haut Donjon. La place forte était fort bien nommée : la Tour de l’Ange Vert, son point culminant, s’élevait dans les airs bien au-delà du plus haut des arbres. Si l’Ange lui-même, qui se dressait au sommet de la tour, avait lâché une pierre de sa main gris-vert, celle-ci aurait chuté de plus de deux cents coudées avant d’atteindre la surface saumâtre des douves et d’y troubler le sommeil des brochets qui émergent parfois de la boue séculaire. Le Hayholt était incomparablement plus ancien que toutes les générations de paysans erkynéens qui étaient nés, avaient travaillé puis étaient morts dans les champs et les villages qui entourent la place forte. Les Erkynéens n’en étaient que les derniers occupants en date : nombre de peuples avaient revendiqué la propriété du château avant eux, mais aucun ne l’avait pleinement fait sien. Les remparts du Hayholt portaient la marque de nombreuses mains et d’époques diverses : les pierres et poutres grossièrement taillées des Rimmersleutes, les rafistolages irréguliers et les sculptures étranges des Hernystiris, et même les délicats ouvrages de pierre des artisans nabbanais. Mais tout cela était dominé par la Tour de l’Ange Vert, érigée par les immortels Sithis bien avant que l’homme n’eût atteint ces contrées, alors qu’ils étaient maîtres de toutes les terres d’Osten Ard. Les Sithis avaient été les premiers à bâtir en ce lieu, choisissant de construire la place forte originelle sur le promontoire surplombant le Kynslagh et la voie fluviale. Ils appelèrent leur château Asu’a ; et si ce bâtiment qui a servi tant de maîtres a un nom, c’est bien celui-là : Asu’a. Ce peuple fabuleux a maintenant disparu des plaines fertiles et des vertes collines ondulées, et s’est réfugié dans les forêts, les montagnes escarpées et tous les sombres endroits trop désolés pour que s’y aventurent les humains. Les murs du château avaient alors été abandonnés aux usurpateurs. Asu’a le paradoxe ; fier mais délabré, insouciant et menaçant à la fois, apparemment indifférent aux changements d’occupants. Asu’a le Hayholt. Asu’a dont l’immense masse perchée en son fief surplombait la ville et la campagne comme une ourse repue protégeant ses oursons. Simon donnait souvent l’impression d’être le seul habitant du château qui n’ait pas trouvé sa place dans la vie. Les maçons, qui blanchissaient les murs à la chaux et étayaient les murailles à mesure de leur désagrégation, sans pouvoir toujours les réparer aussi vite qu’elles s’effondraient, ne se demandaient ni pourquoi ni comment les jours se succédaient. Les majordomes et domestiques faisaient rouler ici et là d’énormes tonneaux de vin et de viande salée en sifflotant allègrement. Sous la surveillance du sénéchal du château, ils marchandaient les sacs d’oignons barbus et de carottes humides que les paysans amenaient tous les matins aux cuisines du Hayholt. Et Rachel et les servantes travaillaient comme des damnées, consacrant une énergie débordante à leurs balais de paille serrée, traquant la poussière dans le moindre recoin, marmonnant les imprécations les plus diverses au sujet de l’état dans lequel certains laissaient la chambre qu’ils quittaient, et, surtout, terrorisaient les fainéants et les paresseux. Simon, malhabile, se trouvait au cœur de toute cette industrie comme la proverbiale sauterelle perdue dans une fourmilière. Il ne ferait jamais rien de bien dans la vie : tout le monde le lui avait dit, et ceux qui le lui avaient confirmé étaient plus âgés et certainement plus sages que lui. À l’âge où les autres garçons cherchaient à assumer des responsabilités d’adultes, Simon restait fantasque et folâtre. Une tâche lui était-elle confiée que bientôt son attention s’étiolait ; il se mettait à rêver de batailles, de géants, de longs voyages sur les mers à bord d’immenses vaisseaux brillants… et, sans que l’on sache trop comment, des objets se brisaient alors, ou disparaissaient, et tout allait de travers. Il lui arrivait également de disparaître sans laisser de traces. Il rôdait à travers le château tel un spectre désincarné, pouvait grimper en haut des murs plus vite que les couvreurs ou les vitriers, et connaissait tellement de passages et de cachettes dans le château qu’on le surnommait « le garçon-fantôme ». Rachel le giflait souvent et l’appelait « tête-creuse ». Rachel finit par le lâcher. Simon, grognon, traîna les pieds tout en suivant l’intendante comme une brindille accrochée dans l’ourlet d’une jupe. Il avait été découvert, son scarabée s’était enfui, et son après-midi était gâché. « Que dois-je faire, Rachel », marmonna-t-il amèrement, « aider à la cuisine ? » Rachel grommela dédaigneusement sans interrompre sa marche, se dandinant comme un blaireau portant tablier. Simon jeta un dernier regard affligé aux arbres et à la végétation du jardin qu’ils quittaient. Le bruit mêlé de leurs pas résonna solennellement dans le long vestibule de pierre. Il avait été élevé par les femmes de chambre ; mais comme il n’était évidemment pas destiné à en devenir une (le fait qu’il soit un garçon en était la seconde raison : il était surtout parfaitement inconcevable de lui confier de délicates opérations ménagères), celles-ci s’étaient concertées pour ne lui confier que des tâches appropriées. Il n’y avait en effet aucune place pour les oisifs dans une grande maison, et le Hayholt était sans aucun doute la plus grande de toutes. On trouva donc à l’employer aux cuisines, sans que l’on puisse le dire efficace même pour la plus simple des corvées. Les marmitons se poussaient du coude et riaient de voir Simon, les bras plongés jusques aux coudes dans l’eau chaude et savonneuse, les yeux mi-clos et déjà tournés vers ses rêveries, apprendre les secrets des oiseaux ou sauver une princesse imaginaire des griffes de monstres hideux, tandis que sa brosse abandonnée flottait au milieu des eaux grasses. Les légendes racontent que Sire Fluiren, un membre de la famille du célèbre Sire Camaris de Nabban, s’était dans sa jeunesse rendu au Hayholt pour y devenir chevalier, et avait sous un déguisement travaillé durant une année dans cette même cuisine, en raison de son ineffable humilité. Le personnel l’avait surnommé « Jolies-Mains » et le taquinait, c’est du moins ce que dit l’histoire, car le pénible labeur qu’il effectuait ne semblait pas pouvoir affecter la finesse et la blancheur de ses doigts. Il suffisait à Simon de regarder ses ongles craquelés et ses mains rougies et abîmées pour savoir qu’il n’était pas l’héritier orphelin d’un grand seigneur. Son univers était fait de marmites à récurer et de recoins à balayer, et rien d’autre. Comme chacun le sait, le Roi Jean était à peine plus âgé que lui lorsqu’il tua le Dragon Rouge. Simon, lui, luttait contre des balais. Et on ne lui en demandait d’ailleurs pas plus : le monde était maintenant bien plus paisible qu’à l’époque de la jeunesse de Jean, ce calme étant en grande partie dû au vieux roi. Aucun dragon, ou du moins aucun dragon vivant, n’occupait plus les couloirs sans fin et les murs sombres du Hayholt. Mais, comme Simon se le rappelait souvent avec une pointe d’énervement, Rachel, avec son air sévère et ses doigts de fer, s’en approchait déjà bien assez pour lui. Ils marchèrent jusqu’à l’antichambre de la Salle du Trône, cœur de l’intense activité qui agitait le château. Les femmes de chambre, qui se déplaçaient au pas de course, semblaient être ballottées d’un bout à l’autre de la pièce telles des mouches dans un flacon. Rachel s’arrêta et, les poings sur les hanches, passa son domaine en revue. Le sourire qui plissait ses lèvres fines témoignait de sa satisfaction. Simon, un instant délaissé, se réfugia contre une tapisserie. Nonchalamment adossé à la tenture râpée, il observa Hepzibah du coin de l’œil. La nouvelle servante était potelée, ses cheveux étaient frisés et ses hanches se balançaient d’une manière presque insolente lorsqu’elle se déplaçait. Elle croisa son regard alors qu’elle passait devant lui avec un seau dont l’eau clapotait, et, amusée, lui adressa un grand sourire. Simon sentit ses joues s’enflammer et détourna son regard pour fixer soudain la tapisserie usée qui décorait le mur. Ce court échange n’échappa pas à Rachel. « Que les foudres du ciel s’abattent sur toi, pauvre âne bâté ! Je t’ai pourtant dit de le mettre au travail, alors qu’est-ce que tu attends ? » « Quel travail ? Faire quoi ? » cria Simon, qui fut mortifié d’entendre le rire argentin de Hepzibah résonner depuis le couloir. Il se pinça de dépit. Et se fit mal. « Prends ce balai et va nettoyer les quartiers du docteur. Cet homme vit comme un rat d’église, et personne ne sait où le Roi voudra aller maintenant qu’il est levé. » Il semblait évident au ton employé que, pour Rachel, un homme, fût-il couronné, était d’abord une source de perpétuelle contrariété. « Les quartiers du docteur Morgénès ? » demanda Simon ; son moral, en berne depuis qu’il avait été découvert dans le jardin remonta pour la première fois. « J’y vais tout de suite ! » Il attrapa un balai au vol et disparut. Rachel grimaça et se retourna vers l’antichambre immaculée dont elle admira la perfection. Elle s’interrogea un instant sur ce qui pouvait se passer derrière la grande porte de la Salle du Trône, puis chassa implacablement cette pensée de son esprit, comme on écrase un moustique. Son regard d’acier et quelques claquements de mains suffirent à rassembler ses légions qui quittèrent l’antichambre pour se diriger vers une autre pièce où elle les mènerait dans une autre bataille contre son ennemi personnel, le désordre. Des bannières poussiéreuses aux couleurs fanées pendaient dans la salle qui s’étendait derrière cette porte. Rangées après rangées, haut perchées sur les murs, elles formaient un bestiaire d’animaux fantastiques : l’étalon doré du clan Mehrdon, l’étincelante crête de martin-pêcheur de Nabban, loutre et licorne, bœuf, hibou, coquatrice… un alignement surprenant de créatures silencieuses et endormies. Aucun courant d’air ne déployait jamais ces étendards râpés, et même les toiles d’araignées restaient nues et immobiles. Un changement s’était pourtant produit dans la Salle du Trône : la vie s’était de nouveau introduite dans la pièce obscure. Quelqu’un chantait un air calme, d’une voix qui pouvait être celle d’un très jeune homme ou d’un homme très vieux. Sur le mur qui s’étendait à l’extrémité la plus éloignée de la pièce, entre les statues des rois souverains d’Osten Ard, était tendue une gigantesque tapisserie portant les armoiries royales, l’Arbre et le Dragonnet. Les six sévères statues de malachite formaient une garde d’honneur autour d’un trône lourd et majestueux qui semblait avoir été tout entier taillé dans du vieil ivoire. Ses bras étaient noueux et patinés, et son dossier était couronné d’un immense crâne sinueux aux dents impressionnantes et dont les yeux étaient deux flaques d’obscurité. C’est sur et à côté de ce trône que se trouvaient les deux occupants de la pièce. Le plus petit, habillé de vêtements bariolés et usés, chantait ; sa voix flottait depuis le pied du trône, trop faible pour faire naître le moindre écho. Une silhouette émaciée le surplombait, perchée au bord du trône tel un prédateur âgé, un oiseau de proie boitillant et fatigué enchaîné à l’os fané. Le Roi, affecté et affaibli par trois longues années de maladie, était revenu dans cette salle si longtemps abandonnée à la poussière. Il écoutait chanter le petit homme assis à ses pieds ; ses mains longues et mouchetées étaient refermées sur les bras de son trône superbe et jaunissant. Il était grand. Il avait été plus grand encore, mais se voûtait maintenant comme un moine en prière. Il était vêtu d’une large tunique bleu ciel, et portait une barbe digne d’un prophète Usirien. Une épée reposait à plat sur ses genoux, brillant comme si l’on venait de la polir ; son crâne était ceint d’une couronne de fer ornée sur tout le tour d’émeraudes aussi vertes que la mer et d’opales chatoyantes. Le mannequin assis aux pieds du roi se tut un long moment, laissant le silence envahir la pièce, puis entama une nouvelle mélopée : « Peut-on compter les gouttes Alors qu’il ne pleut pas ? Peut-on sauter à l’eau Quand la source est tarie ? Tu ne le peux, ni moi… Mais “Attends !” te dit le vent, Au passage… Mais “Attends !” te dit le vent, Au passage… » Lorsque la chanson fut finie, le vieil homme en tunique bleue tendit la main vers son fou qui la saisit doucement. Aucun d’entre eux ne dit le moindre mot. Jean Presbytère, Seigneur d’Erkynée et Roi Souverain d’Osten Ard ; fléau des Sithis et défenseur de la Foi, porteur de l’épée Clou-Radieux, vainqueur du dragon Shurakaï… Jean Presbytère était de nouveau assis sur son trône fait d’os de dragon. Il était très, très vieux, et avait pleuré. « Ah, Towser », laissa-t-il finalement échapper, d’une voix profonde mais altérée par le temps, « c’est un Dieu bien cruel qui tolère que je subisse un tel sort. » « Peut-être, mon seigneur. » Le petit homme à l’habit multicolore sourit d’un air mélancolique. « Peut-être… Mais nombreux seraient ceux qui n’oseraient parler de cruauté s’ils se voyaient élevés à votre rang. » « Ce n’est pas là ce que je veux dire, mon vieil ami ! » Le roi agita la tête dans un mouvement de colère. « Quand vient le déclin, les hommes deviennent égaux. Le plus demeuré des apprentis tailleurs boit la vie à grandes gorgées alors qu’il ne m’en reste que quelques gouttes ! » « S’il vous plaît, mon seigneur, s’il vous plaît… » Towser remua la tête en signe de dénégation, ce qui fit voler la clochette de son bonnet, sans qu’elle tintât pour autant : elle n’avait plus de battant depuis bien des années déjà. « Mon seigneur, vos lamentations sont régulières, mais injustifiées. Tous les hommes, du plus grand au plus humble, connaissent un jour ou l’autre le même sort, et vous avez eu une vie magnifique. » Jean Presbytère souleva Clou-Radieux et la tint devant lui comme s’il s’agissait d’un Saint Arbre. Il passa le dos d’une de ses mains longues et fines devant ses yeux. « Connais-tu l’histoire de cette épée ? » demanda-t-il. Towser l’observa attentivement : il avait entendu cette histoire bien des fois. « Racontez-la moi, ô mon Roi », dit-il doucement. Jean Presbytère sourit, sans pour autant quitter des yeux la poignée gainée de cuir. « Une épée, mon ami, est le prolongement de la main droite de l’homme… une extension de son cœur. » Il leva la lame un peu plus haut, jusqu’à ce que s’y reflète un rayon de soleil tombant d’une des petites et hautes fenêtres. « Tout comme l’homme est la main droite de Dieu, le fidèle exécutant de Sa volonté, l’arme qui prolonge Son Cœur. Comprends-tu ? » Il se pencha soudain, les yeux brillant sous ses sourcils touffus. Il montra d’un doigt tremblant un fragment de métal tordu et rouillé serti dans la poignée par du fil d’or. « Sais-tu ce qu’est cela ? » Towser le savait parfaitement. « Dites-le-moi, ô mon Roi. » « Ceci est le seul clou de l’Arbre de l’Exécution qui subsiste à Osten Ard. » Jean Presbytère porta la garde de son épée à ses lèvres et l’embrassa, puis maintint la lame froide contre sa joue. « Ce clou provient de la paume de Usires Aédon, Notre Sauveur… de la paume de Sa main… » Un rayon de lumière se refléta soudain dans les yeux du roi qui brillèrent de mille feux. « Et puis il y a la relique, bien sûr… » ajouta-t-il après un instant de silence, « les os du doigt de Saint Eahlstan, martyr tué par le dragon, enchâssés dans la poignée… » Ces mots furent suivis d’une autre pause. Lorsque Towser releva les yeux, il vit que son maître pleurait de nouveau. « Malédiction ! » maugréa Jean. « Comment puis-je porter dignement l’Épée de Dieu, quand le bras qui abattit le Dragon Rouge peut à peine soulever une tasse de lait ? Je me meurs, mon cher Towser, je me meurs ! » Towser se pencha en avant et détacha doucement de l’épée l’une des mains squelettiques du roi pour l’embrasser, tandis que celui-ci sanglotait. « Oh, s’il vous plaît, mon seigneur », implora le bouffon, « ne pleurez plus ! Tous les hommes sont mortels et doivent mourir un jour : vous, moi, tous les autres. Et lorsque nous ne sommes tués ni par la folie de la jeunesse, ni par la malchance, nous devons subir le sort des arbres, et vieillir chaque jour avant de vaciller et de tomber. Ainsi va la vie. Comment pourriez-vous vous opposer à la volonté de Notre Seigneur ? » « Mais j’ai créé ce royaume ! » Tremblant de rage, Jean Presbytère arracha sa main qu’étreignait Towser et l’abattit avec force sur le bras de son trône. « Cela doit bien contrebalancer les quelques péchés qui entachent mon âme, fussent-ils sinistres ! Notre Seigneur doit bien avoir pris cela en compte dans Son Grand Livre ! J’ai sorti ces gens de la boue, anéanti ces maudits Sithis sur tout le territoire, instauré la loi et la justice pour toute la paysannerie… Le bien que j’ai fait doit peser en ma faveur. » La voix de Jean s’affaiblit ensuite comme si ses pensées s’étaient reportées sur un autre sujet. « Ah, mon vieil ami », reprit-il d’un ton amer, « je ne puis même plus aller jusques au marché de la Grand’rue ! Je suis condamné à rester alité, ou à me faire porter par des hommes plus jeunes d’une pièce à l’autre de ce château froid. Mon… mon royaume s’étiole tandis que mes serviteurs chuchotent et masquent le bruit de leurs pas derrière la porte de ma chambre ! Quel malheur ! » Les paroles du roi résonnèrent dans la pièce aux murs de pierre avant de se dissiper comme un nuage de poussière. Towser reprit la main de Jean et la serra jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son calme. « Enfin », reprit Jean Presbytère après un certain laps de temps, « mon Élias dirigera ce royaume plus fermement que je ne le puis maintenant. Au vu de l’état de délabrement de tout cela, » il décrivit la salle du trône d’un mouvement du bras, « j’ai décidé aujourd’hui de le rappeler de Mérémund. Il devra se préparer à prendre ma succession. » Le roi soupira. « Je suppose que je dois cesser de m’abandonner à ces pleurs de vieille femme, et être reconnaissant d’un bonheur que bien des rois envient : celui d’avoir un fils fort qui saura me succéder. » « Deux fils forts, ô mon Roi. » « Bah. » Le roi grimaça. « Je pourrais appliquer bien des qualificatifs à Josua, mais je ne crois pas que “fort” soit l’un d’entre eux. » « Vous êtes trop dur avec lui, mon Seigneur. » « Sottises ! Essaierais-tu de me faire la leçon, bouffon ? Crois-tu connaître le fils mieux que son propre père ? » La main de Jean trembla, et l’on put croire un instant qu’il allait se lever. La tension finit par diminuer. « Josua est cynique », reprit le roi, plus calmement. « Cynique, mélancolique, glacial avec ses subordonnés, et le fils d’un roi n’a que des subordonnés, qui sont tous des assassins en puissance. Non, Towser, c’est un homme étrange que mon second fils, et tout particulièrement depuis… depuis qu’il a perdu une main. Ah, miséricordieux Aédon, j’en porte peut-être la responsabilité. » « Que voulez-vous dire, mon Seigneur ? » « J’aurais dû reprendre femme après la mort de Ebekah. La maison a été bien froide, sans une reine… et cela explique peut-être les étranges états d’âme de ce garçon. Mais cela n’a pas affecté Élias. » « Il y a parfois une certaine dureté dans la détermination du prince Élias », murmura Towser. Si le roi entendit, il n’en laissa rien paraître. « Je rends grâce à Dieu d’avoir Élias pour fils aîné. Il est fort et brave ; je pense que s’il était le cadet, Josua aurait à craindre pour son trône. » Le roi Jean hocha la tête à cette idée, puis tâtonna un instant avant d’attraper l’oreille de son bouffon, qu’il tira comme s’il s’agissait d’un enfant de cinq ou six ans. « Promets-moi une chose, Towse… ? » « Quoi, Seigneur ? » « Lorsque je mourrai, et cela arrivera bientôt, sans aucun doute : je ne pense pas passer l’hiver, tu devras amener Élias dans cette salle… Crois-tu qu’ils le couronneront ici ? Cela n’a pas d’importance, mais tu devras dans ce cas attendre jusques après la cérémonie. Amène-le ici et donne-lui Clou-Radieux. Oui, emporte-la maintenant et garde-la. Je crains de mourir avant qu’il n’arrive de Mérémund, et je désire qu’elle lui soit transmise directement et avec ma bénédiction. M’as-tu bien compris, Towser ? » Les mains tremblantes, Jean Presbytère rengaina lentement l’épée dans son fourreau orné, puis tenta péniblement de détacher les sangles qui le retenaient. Les boucles étaient enchevêtrées et Towser se mit à genoux pour démêler le nœud de ses vieux doigts encore vigoureux. « Et quelle est votre bénédiction, mon Seigneur ? » demanda-t-il tout en dénouant les sangles, les dents serrées. « Répète-lui ce que je viens de te dire. Dis-lui que l’épée est le prolongement de son bras et de son cœur, et que nous sommes les exécutants de la volonté de Dieu Notre Père… Et dis-lui qu’aucun prix, quel qu’il soit, ne vaut… ne vaut… » Jean hésita, puis ramena ses doigts tremblants devant ses yeux. « Non, oublie cela. Répète-lui simplement ce que je t’ai dit au sujet de l’épée. Voilà ce qu’il faudra lui dire. » « Je le ferai, ô mon Roi », dit Towser. Il fronça les sourcils, bien qu’il eût réussi à délier le nœud. « C’est bien volontiers que j’accomplirai votre volonté. » « Bien. » Jean Presbytère s’enfonça de nouveau dans son trône et ferma ses yeux gris. « Chante pour moi, Towser. » Le bouffon obéit. Un peu plus haut, les bannières poussiéreuses semblèrent frémir, comme si un murmure avait parcouru la foule composée de hérons anciens, d’ours aux couleurs fanées et d’autres spectateurs plus étranges encore. 2. Une Histoire à Deux Grenouilles L’oisiveté fait le lit du Démon. Simon songea tristement à cette expression qu’il avait si souvent entendue dans la bouche de Rachel, tout en contemplant l’armure de cheval qui avait été exposée et dont les éléments gisaient maintenant à ses pieds, éparpillés sur toute la longueur du promenoir du chapelain. Il avait jailli quelques instants plus tôt dans ce long couloir carrelé qui longe la chapelle sur toute sa longueur, et gambadait joyeusement, en direction de la chambre du docteur Morgénès qu’il devait balayer. Il avait effectivement un peu agité le balai devant lui, prétendant qu’il s’agissait de l’étendard à l’Arbre et au Dragonnet de la Garde erkynéenne de Jean Presbytère, et qu’il l’entraînait dans la bataille. Il aurait peut-être dû faire un peu plus attention à la manière dont il le brandissait devant lui, mais qui eût pu imaginer que quelqu’un aurait l’idée stupide d’aller déposer une armure de cheval dans le promenoir du chapelain ? Il va sans dire que le fracas avait été terrible, et Simon s’attendait à ce que le maigre et vindicatif père Dréosan descende rapidement le rejoindre. Tout en se hâtant de rassembler les pièces de l’armure, dont certaines s’étaient libérées des sangles de cuir qui maintenaient l’ensemble, Simon songea à une autre des maximes de Rachel : « Le Démon sait occuper les mains vides. » C’était ridicule, évidemment, et cela le mit hors de lui. Ce n’était ni ses mains vides ni son oisiveté qui lui avaient attiré ces ennuis. Non, ses actes et ses pensées étaient la cause de ses problèmes répétés. Si seulement on le laissait tranquille ! Le père Dréosan n’avait toujours pas fait son apparition lorsque Simon acheva de réunir les éléments de l’armure et repoussa promptement cet empilement précaire sous un pan de toile. Il manqua alors faire tomber le reliquaire d’or qui reposait sur la console, mais l’armure éclatée se trouva enfin hors de vue, sans nouvelle mésaventure, et laissant pour seul souvenir de son existence un emplacement qui semblait un peu plus propre que le reste de la pièce. Simon ramassa son balai et brossa la pierre sale pour faire disparaître cette dernière trace, puis descendit rapidement le promenoir et passa les escaliers sinueux de la tribune du chœur avant de sortir. Il se retrouva alors dans le jardin d’agrément, dont il avait été si violemment chassé par le Dragon, et s’arrêta un instant pour humer l’odeur âcre de la végétation et chasser l’odeur de suif de ses narines. Son œil alors fut attiré par une forme inhabituelle dans les hautes branches du Chêne Cérémonial, un arbre ancien à l’autre bout du jardin, si noueux et convoluté qu’il donnait l’impression d’avoir poussé durant des siècles sous un immense panier percé. Il plissa les yeux, une main levée pour bloquer la lumière du soleil. Un nid d’oiseau ! Si tard dans l’année ! Il faillit le faire. Il avait déjà lâché son balai et avancé de plusieurs pas à travers le jardin lorsqu’il se rappela sa mission chez Morgénès. Lui eût-on confié n’importe quelle autre tâche qu’il aurait bien vite grimpé à l’arbre, mais une occasion de voir le docteur était un plaisir, même lorsque cette visite impliquait un travail. Il se promit donc que ce nid ne resterait pas longtemps inexploré, et passa les haies pour rejoindre la cour qui faisait face aux portes du mur d’enceinte intérieur. Deux silhouettes venaient de passer les portes et s’approchaient de lui : l’une lente et courtaude, l’autre plus lente et plus courtaude encore. Il s’agissait de Jakob le chandelier, et de son assistant Jérémias. Ce dernier portait sur l’épaule un énorme sac qui semblait bien lourd, et marchait, si cela était possible, plus lentement encore qu’à l’habitude. Simon les salua de quelques mots au passage. Jakob sourit et lui fit un signe amical. « Rachel veut des chandelles neuves pour la salle des banquets », cria le chandelier, « alors elle aura ses chandelles ! » Jérémias grimaça. Simon descendit le talus herbeux en quelques enjambées et se trouva face au corps de garde. Les derniers rayons de soleil de l’après-midi franchissaient encore les remparts derrière lui, et les ombres des fanions du mur ouest s’agitaient à ses pieds comme autant de poissons dans ce lac de verdure. Le garde en livrée rouge et blanc, à peine plus âgé que Simon, sourit et accompagna d’un hochement de tête le passage du maître espion, armé de son dangereux balai, et gardant la tête basse de peur que le tyran Rachel ne soit en train de l’observer depuis l’une des hautes fenêtres du château. Une fois la barbacane passée, et maintenant abrité par le haut mur d’enceinte, Simon ralentit le pas. L’ombre atténuée de la Tour de l’Ange Vert traversait les douves ; la silhouette déformée de l’Ange, victorieuse sur sa flèche s’étendait dans une mare de feu de l’autre côté de l’eau. Puisqu’il était là, décida Simon, il pouvait tout aussi bien en profiter pour attraper quelques grenouilles. Cela ne devrait pas lui prendre trop de temps, et le docteur avait fréquemment l’utilité de ce genre de choses. Et il ne s’agissait pas tant d’abandonner sa charge que d’améliorer la qualité du service. Il lui faudrait néanmoins se dépêcher : la nuit allait bientôt tomber. Il entendait déjà les grillons se préparer à donner ce qui allait être l’une de leurs dernières représentations de cette année finissante, tandis que les crapauds lançaient leur contrepoint sourd et étouffé. Pataugeant dans l’eau couverte de nénuphars, Simon fit une pause silencieuse, les oreilles aux aguets, et observa le ciel qui, à l’est, se teintait de violet. Après les quartiers du docteur Morgénès, les douves lui semblaient être le plus bel endroit de toute la Création… Ou du moins de ce qu’il en connaissait. Il soupira sans même en être conscient, puis prit son chapeau informe à la main et avança vers l’endroit où la végétation de hautes herbes et de jacinthes était la plus dense. Le soleil se couchait et le vent soufflait dans les roseaux qui bordaient les douves lorsque Simon atteignit l’enceinte centrale pour se présenter, trempé des pieds à la tête et une grenouille dans chaque poche, devant la porte des quartiers du Docteur Morgénès. Il frappa contre l’épais panneau, en évitant soigneusement de toucher le symbole inconnu tracé à la craie sur le bois. Quelques expériences cuisantes lui avaient enseigné de par le passé à ne rien toucher ici sans avoir préalablement demandé l’autorisation du docteur. Il s’écoula un certain temps avant que ne se fasse entendre la voix de Morgénès. « Passez votre chemin ! » s’exclama-t-il d’un ton agacé. « C’est moi… Simon ! » répondit le garçon, avant de frapper de nouveau. Il y eut une pause plus longue, puis des bruits de pas. La porte s’ouvrit d’un coup. Morgénès, qui arrivait à peine à l’épaule de Simon, apparut dans l’embrasure, éclairé par une vive lumière bleutée ; le contre-jour laissait à peine deviner son expression. Durant un instant, il parut dévisager son visiteur. « Quoi ? » dit-il finalement. « Qui ? » Simon s’esclaffa. « Mais moi, bien sûr. Voulez-vous des grenouilles ? » I sortit l’une de ses captives à l’air libre et l’exhiba en la retenant par l’une de ses pattes glissantes. « Oh ! oh ! » Le docteur sembla s’éveiller d’un sommeil profond. Il hocha la tête. « Simon… Mais naturellement ! Entre, mon garçon ! Excuse-moi… J’avais l’esprit ailleurs. » Il ouvrit plus grand la porte, de manière à laisser le garçon se glisser à l’intérieur de l’étroit couloir d’entrée, puis la referma derrière lui. « Des grenouilles, dis-tu ? Hummm, des grenouilles… » Le docteur se glissa devant lui, et lui ouvrit le chemin à travers le couloir. Sous la lumière des lampes bleues alignées sur les murs, la silhouette chétive et simiesque du docteur semblait bondir plutôt que marcher. Simon le suivit, ses épaules touchant presque les murs de pierre froide des deux côtés. Il n’avait jamais réussi à comprendre comment des appartements qui, vus de l’extérieur, semblaient aussi petits que ceux au docteur, et il avait pris la peine de les observer depuis le mur d’enceinte et de compter ses pas dans la cour, pouvaient avoir de si longs couloirs. Les pensées de Simon furent interrompues par l’explosion d’une soudaine cacophonie dont le bruit hideux retentit tout au long du couloir, mêlant des sifflements, des claquements, et quelque chose d’indistinct qui ressemblait au hurlement de faim d’une meute de cent molosses. Morgénès fit un bond de surprise, puis dit : « Oh ! par tous les Noms, j’ai oublié de souffler les bougies. Attends-moi un instant. » Le petit homme s’éloigna en toute hâte, faisant voleter ses mèches de cheveux blancs ; entrouvrit la porte au fond du couloir, les sifflements et hurlements redoublant alors en intensité, et se glissa à l’intérieur. Simon entendit un cri étouffé. L’horripilant fracas cessa d’un coup, comme… comme… Comme la flamme d’une bougie que l’on souffle, se dit-il. Le docteur repassa la tête dans le couloir, sourit, et lui fit signe d’entrer. Simon, qui avait déjà été le témoin de ce genre de scène, suivit Morgénès et entra dans son laboratoire avec circonspection. Entrer ici d’un pas rapide aurait au moins pour conséquence de faire marcher l’imprudent sur quelque chose d’étrange à l’aspect déplaisant. Il n’y avait là aucune trace de ce qui avait pu être la source de cet abominable tumulte. Simon fut une nouvelle fois fasciné par la différence entre la taille apparente des quartiers de Morgénès, un baraquement reconverti de près de vingt pas de long accolé au coin nord-est du mur recouvert de lierre de l’enceinte centrale, et son espace intérieur, une salle spacieuse au plafond bas, mais presque aussi étendue qu’un terrain de joute, sans en avoir tout à fait la largeur. Dans la lumière orange qui filtrait depuis l’interminable alignement de petites fenêtres donnant sur la cour, Simon observa l’extrémité opposée de la pièce et se dit qu’il lui serait probablement impossible de l’atteindre par un jet de pierre depuis la porte où il se trouvait. Cet effet lui était pourtant familier. D’ailleurs, si l’on excepte le terrifiant tapage qui l’avait accueilli, la pièce se présentait comme à l’habitude : comme si une horde de colporteurs déments y avait organisé un marché sur lequel se serait soudain abattu un ouragan qui les en aurait chassés. La longue table de réfectoire qui courait sur toute la longueur du mur le plus proche du garçon était couverte de minces tubes de verre, de boîtes, et de sachets de poudres et de sels, ainsi que de complexes structures de bois et de métal dont dépendaient nombre de fioles, de cornues, et d’autres récipients indéterminés. Au centre de la table trônait une grande boule de cuivre portant sur toute sa surface brillante des embouts coudés en saillie. Elle semblait flotter dans un liquide argenté contenu dans un plateau incurvé qui reposait au sommet d’un trépied d’ivoire sculpté. De la fumée s’échappait par les embouts, et le globe de cuivre tournait sur lui-même. Le sol et les étagères étaient recouverts d’objets plus étranges encore. Des blocs de pierre polis, des balais et des ailettes de cuir étaient éparpillés sur les dalles, où ils disputaient l’espace à des cages dont certaines étaient occupées et d’autres pas, à des armatures de métal représentant des créatures inconnues et recouvertes de fourrures en loques ou de plumages discordants, et de plaques d’un cristal transparent dangereusement empilées contre les tapisseries qui ornaient les murs… et partout des livres, des livres et des livres, abandonnés ouverts, à moitié lus, alignés ou empilés ici et là, partout dans la pièce comme d’immenses papillons maladroits. Il y avait également des ballons de verre contenant des liquides colorés qui bouillonnaient sans flamme, et un réceptacle oblong rempli d’un sable noir brillant dont le dessin se déformait sans cesse, comme sous l’effet d’un imperceptible vent du désert. Des coffrets de bois accrochés aux murs laissaient parfois échapper des oiseaux de bois peint qui pépiaient avec impertinence avant de disparaître. Des cartes suspendues aux murs représentaient des pays à la géographie inconnue, mais la géographie n’était pas précisément le point fort de Simon. Pris dans son ensemble, le repaire du docteur était un enchantement pour un jeune garçon curieux… sans aucun doute l’endroit le plus merveilleux d’Osten Ard. Morgénès avait durant quelque temps arpenté le coin le plus éloigné de la pièce, et furetait sous une carte des étoiles suspendue de guingois sur laquelle les astres étaient réunis par des traits de peinture de manière à représenter un étrange oiseau à quatre ailes. Le docteur émit soudain un petit sifflement de fierté, se pencha en avant et commença à creuser tel un écureuil au printemps. Des nuées de parchemins, des nappes en flanelle aux couleurs vives, des couverts, des plats et des gobelets miniatures formant un service de table pour homoncules s’envolèrent derrière lui. Puis il se redressa enfin, en soulevant une large boîte de verre. Il revint vers la table, y déposa la boîte, et attrapa deux fioles sur une étagère, apparemment au hasard. Le liquide que contenait la première avait la couleur que donne au ciel le soleil couchant, et fumait comme de l’encens. La seconde renfermait une substance bleue et visqueuse qui s’écoula incroyablement lentement dans la boîte lorsque Morgénès retourna les deux fioles. Lorsque les deux fluides se mêlèrent, ils devinrent aussi clairs que l’air des collines. Le docteur écarta les bras à la manière d’un bateleur de foire, puis fit une pause. « Des grenouilles ? » demanda Morgénès en agitant les doigts. Simon s’avança vers lui, et sortit des poches de son manteau les deux animaux verts et humides qu’il avait attrapés. Le docteur les prit et les jeta dans le récipient d’un grand geste de la main. Les deux amphibiens surpris tombèrent dans le liquide transparent, se posèrent au fond du bocal, puis commencèrent à nager vigoureusement à travers leur nouveau domaine. Simon se mit à rire, tant de surprise que d’amusement. « C’est de l’eau ? » Le vieil homme se retourna vers lui et le fixa de ses yeux brillants. « En quelque sorte, mon garçon. En quelque sorte… Bon ! » Morgénès passa ses longs doigts noueux dans les franges disséminées de sa barbe. « Bon… merci pour les grenouilles. Je pense savoir maintenant ce que je vais en faire. C’est indolore, et risque même de leur être agréable. Sauf en ce qui concerne le port de bottes. » « Des bottes ? » s’étonna Simon, mais le docteur était déjà reparti et s’affairait de nouveau plus loin dans la salle, enlevant cette fois-ci une pile de cartes d’un tabouret. Il fit signe à Simon de s’asseoir. « Eh bien, jeune homme, que désires-tu comme juste rémunération de ton travail ? Un liard ? À moins que tu ne préfères adopter Coccindrilis comme animal de compagnie ? » Le docteur brandit en jubilant un lézard momifié. Simon hésita un instant au vu du lézard : il s’imaginait en train de le glisser dans un panier de linge pour surprendre la nouvelle servante, Hepzibah, mais décida que non. L’idée des servantes et du nettoyage eut plus de mal à disparaître, et cela l’irrita. Un souvenir tentait de refaire surface, mais il le repoussa. « Non », dit-il finalement, « je préférerais écouter des histoires. » « Des histoires ? » Morgénès se pencha vers lui, interrogatif. « Tu ferais mieux d’aller aux étables voir le vieux Shem Palefrenier, si c’est ce que tu désires entendre. » « Oh non, pas celles-là ! » répondit immédiatement Simon. Il espéra n’avoir pas offensé le petit homme. Les gens de son âge étaient tellement susceptibles ! « Non, des histoires qui se sont vraiment passées. Des histoires de l’ancien temps, les batailles, les dragons… Tout ce qui est vraiment arrivé ! » « Aaahh ! » Morgénès s’assit, et son visage rose retrouva le sourire. « Je vois. Tu veux parler de l’Histoire. » Le docteur se frotta les mains. « C’est mieux, vraiment mieux ! » Il se releva d’un bond, et se mit à déambuler à travers la pièce, marchant sans ménagement sur les bizarreries éparpillées sur le sol. « Eh bien, que veux-tu que je te raconte ? La chute de Naarved ? La bataille de Ach Samrath ? » « Parlez-moi du château », répondit Simon. « Du Hayholt. Est-ce que le Roi l’a construit ? Depuis quand existe-t-il ? » « Le château… » Le docteur s’arrêta soudain, ramassa un coin de sa robe grise usée, et se mit à astiquer distraitement l’un des objets préférés de Simon : une pleine armure ; d’un dessin exotique, teinte de bleus et de jaunes aussi vifs que des fleurs sauvages, et entièrement faite de bois poli. « Hummm… Le château… » répéta Morgénès. « Eh bien, cette histoire vaut bien deux grenouilles, pour le moins. D’ailleurs, si tu voulais que je te raconte toute l’histoire du château, c’est la totalité des douves qu’il te faudrait drainer, et tu devrais m’amener tes prisonniers verruqueux par caisses entières pour la payer. Mais tu n’en veux qu’un aperçu, et je peux bien faire cela pour toi. Tiens-toi tranquille le temps que je trouve de quoi m’humidifier la gorge. » Tandis que Simon tentait de trouver une position confortable, Morgénès se rendit jusqu’à la longue table, et y attrapa une cruche emplie d’un liquide brun et mousseux. Il le renifla avec méfiance puis le porta à ses lèvres et en avala une petite gorgée. Après un instant de réflexion, il passa sa langue sur sa lèvre supérieure et se tira la barbe joyeusement. « Ah, la Stanshire ! Cela ne fait aucun doute : rien ne vaut une bonne bière ! Mais de quoi parlions-nous ? Ah oui, le château. » Morgénès dégagea un petit espace sur la table, puis, s’appuyant sur une main et tenant son cruchon de l’autre avec précaution, il se propulsa sur la table pour s’y asseoir avec une facilité déconcertante. Les pieds ballants une demi-coudée au-dessus du sol, il avala une nouvelle gorgée de bière. « Je crains que cette histoire ne débute bien avant notre Roi Jean. Nous la commencerons avec les premiers humains qui s’installèrent à Osten Ard : de simples gens, qui vivaient principalement de pêche et d’élevage, et élurent domicile sur les rives du Gleniwent. On dit parfois qu’ils avaient été chassés de l’Ouest mystérieux, et étaient venus jusqu’ici par des chemins et des terres depuis longtemps retournées à la mer. Leur présence n’inquiéta pas les maîtres d’Osten Ard… « Mais vous aviez dit qu’ils étaient les premiers ? » l’interrompit Simon, secrètement fier d’avoir découvert une faille dans le récit de Morgénès. « Non. J’ai dit qu’ils étaient les premiers humains. Les Sithis dirigeaient ce pays bien avant que le premier homme n’y eût apparu. » « Vous voulez dire que le Petit Peuple a vraiment existé ? » s’exclama Simon avec un grand sourire. « Comme dans les histoires de Shem Palefrenier ? Qu’il y a vraiment eu des Pookahs et des Niskies et tous les autres ? » Cela devenait passionnant. Morgénès hocha la tête vigoureusement, et avala une nouvelle gorgée. « Ils ont non seulement existé, mais existent encore, et ce ne sont absolument pas de “petites gens”… mais nous y reviendrons ; laisse-moi plutôt reprendre le cours de mon histoire. » Simon se pencha en avant et tenta de maîtriser son impatience. « Oui ? » « Donc, comme je le disais, les hommes et les Sithis vivaient en bonne entente. Oh ! oh ! il y avait bien quelques disputes quant à l’usage de certains pâturages, ou d’autres peccadilles de ce genre, mais, puisque les humains ne semblaient pas menaçants, le Peuple Fabuleux se montrait généreux. Puis le temps passa et les hommes commencèrent à construire des villes, parfois à moins d’une journée de marche des terres sithies. Plus tard encore, un puissant royaume émergea sur la péninsule rocheuse de Nabban, et les mortels se tournèrent dans cette direction pour s’en inspirer. Me suis-tu toujours, mon garçon ? » Simon fit oui de la tête. « Bien. » Une longue gorgée. « Donc, ce pays semblait assez grand pour que tous puissent y vivre, jusqu’à ce que le fer noir arrive par la mer. » « Quoi ? Du fer noir ? » Simon se tut immédiatement lorsqu’il vit le regard du docteur. « Les marins des terres presque oubliées de l’Ouest, les Rimmersleutes », continua Morgénès. « Ils débarquèrent dans le nord, des guerriers armés aussi féroces que des ours, naviguant sur leurs longs bateaux-serpents. » « Les Rimmersleutes ? » s’étonna Simon. « Comme le duc Isgrimnur à la cour ? Sur des bateaux ? » « Les ancêtres du duc étaient des marins remarquables avant de s’établir ici », déclara Morgénès. « Mais lorsqu’ils vinrent ici pour la première fois, leur but n’était pas de trouver des terres fertiles ou des pâturages, c’était le pillage. Mais le fait le plus important est qu’ils apportèrent le fer, ou du moins le secret de sa fabrication. Ils forgèrent des épées et des lances de fer, des armes terribles qui ne cassaient pas, contrairement au bronze d’Osten Ard ; des armes capables même de l’emporter sur la magie des Sithis. » Morgénès se leva et alla remplir son cruchon à un tonneau couvert posé sur une cathédrale de livres appuyée contre le mur. Au lieu de revenir vers la table, il s’arrêta devant l’armure et tâta du doigt les épaulettes brillantes. « Personne ne leur résistait bien longtemps : la force et le froid du fer semblaient valoir tant pour les hommes que pour leurs armes. Nombreux furent ceux qui fuirent vers le sud, cherchant à se placer sous la protection des avant-postes des frontières de Nabban. Les légions nabbanaises, des armées bien organisées, résistèrent quelque temps. Mais elles durent finalement abandonner à leur tour les Marches Gelées aux Rimmersleutes. Il y eut… de nombreux massacres. » Simon se tortilla d’aise sur son siège. « Et les Sithis ? Vous avez dit qu’ils ne possédaient pas le fer ? » « Il leur était fatal. » Le docteur humecta son doigt et se mit à frotter le plastron de bois poli pour en faire disparaître une tache. « Même eux ne pouvaient vaincre les Rimmersleutes sur un champ de bataille, mais… » il pointa son doigt poussiéreux en direction de Simon comme si cela le concernait au premier chef, « mais les Sithis connaissaient leurs terres. Ils en étaient proches, en faisaient presque partie, à un point que ne pouvaient comprendre les envahisseurs. Ils résistèrent longtemps, perdant peu à peu leurs places fortes. La plus puissante d’entre elles, et cela explique ce long discours, était Asu’a. Le Hayholt. » « Ce château ? Les Sithis ont vécu dans le Hayholt ? » Simon ne pouvait dissimuler son incrédulité. « Mais quand donc a-t-il été construit ? » « Simon, Simon… » Le docteur se gratta l’oreille et revint se percher sur la table. Les derniers rayons du soleil couchant avaient cessé d’éclairer les hautes fenêtres, et la lumière des torches faisait de son visage un masque de théâtre, moitié éclairé et moitié dans l’ombre. « Pour ce qu’en savent les mortels, il se pourrait tout aussi bien qu’il y ait déjà eu un château ici lorsque les Sithis sont arrivés… Quand Osten Ard était aussi nouvelle et pure qu’un ruisseau à la fonte des neiges. Les Sithis ont demeuré en ces lieux durant d’innombrables années avant que l’homme n’y fasse son apparition. Cet endroit fut le premier d’Osten Ard à voir des constructions. C’est véritablement le cœur du pays, car on peut d’ici contrôler les voies fluviales, et faire paître les troupeaux sur les meilleurs pâturages. Le Hayholt et ses prédécesseurs, les citadelles dont les ruines reposent sous nos pieds, se sont dressés ici depuis l’aube de l’humanité. Le Hayholt était déjà très, très ancien lorsque les Rimmersleutes ont débarqué. » Simon ressentit une sorte de vertige à tenter d’assimiler toutes les révélations de Morgénès. Le vieux château lui parut soudain écrasant, ses murs de pierre devenant ceux d’une cage. Il fut pris d’un frisson, et scruta rapidement alentour, comme si une créature ancienne et jalouse allait tendre vers lui ses griffes poussiéreuses. Morgénès s’esclaffa joyeusement, d’un rire étonnamment jeune pour un homme aussi vieux, et sauta au bas de la table. Les torches semblèrent plus lumineuses. « N’aie pas peur, Simon. Je pense, et je suis l’un des mieux placés pour le savoir, que tu n’as rien à craindre de la magie sithie. Plus aujourd’hui. Le château a été profondément transformé, les pierres ont été recouvertes par d’autres pierres, et chaque aune a été soigneusement bénie par cent prêtres. Oh ! il peut arriver à Judith ou aux autres cuisinières de s’apercevoir qu’une assiette de gâteaux a disparu, mais je crois que l’on peut logiquement soupçonner les jeunes garçons au moins autant que les esprits anciens… » Le docteur fut interrompu par une courte série de coups secs frappés contre la porte. « Qui est-ce ? » cria-t-il. « C’est moi », répondit une voix triste. Il y eut un long silence. « Moi, Inch », termina-t-il. « Par les os d’Anaxos ! » jura le docteur, qui adorait les expressions exotiques. « Ouvre, et entre donc… Je suis bien trop vieux pour courir et m’occuper d’un imbécile ! » La porte s’ouvrit. L’homme qui apparut dans l’encadrement de la porte sous la faible lueur des lampes du couloir était probablement grand, mais baissait la tête et courbait le dos de telle manière qu’il était difficile d’en être certain. Son visage inexpressif et rond flottait comme une lune juste au-dessus de son sternum, et était recouvert de cheveux noirs hérissés coupés avec un couteau émoussé. « Je suis désolé de… Je vous dérange, Docteur, mais… mais vous m’aviez dit de venir ce soir, n’est-ce pas ? » Sa voix était aussi épaisse et grasse que du lard flambé. Morgénès poussa un sifflement d’exaspération, tout en jouant avec une mèche de ses cheveux blancs. « Je t’ai dit de venir ce soir après l’heure du dîner, qui n’est pas encore arrivée. Mais puisque tu es là… Simon, voici Inch, mon assistant. » Simon le salua poliment de la tête. Il avait déjà vu cet homme une ou deux fois : le docteur le faisait venir certains soirs pour lui confier de petites tâches, a priori limitées au déplacement d’objets lourds. Il était peu probable qu’on lui demandât autre chose : Inch ne semblait même pas capable d’éteindre seul le feu du soir en pissant dessus. « Eh bien, jeune Simon, je crains qu’il ne soit temps de m’interrompre pour aujourd’hui », dit le vieil homme. « Puisque Inch est là, je dois l’occuper. Reviens bientôt, et je t’en dirai plus, si tu en as envie. » « Bien sûr. » Simon fit un nouveau signe de tête en direction de Inch, qui l’observait d’un regard bovin. Il avait déjà atteint la porte et la touchait presque lorsqu’une vision s’imposa violemment à son esprit : l’image du balai de Rachel abandonné là où il l’avait laissé, sur l’herbe, près des douves, tel le corps d’un étrange oiseau d’eau. Tête-creuse ! Il pouvait ne rien dire. Il lui suffisait de récupérer le balai sur le chemin du retour et de dire au Dragon qu’il avait terminé son travail. Elle était très occupée, et bien qu’elle et le docteur eussent été tous deux parmi les plus anciens occupants du château, ils ne se parlaient que très rarement. C’était probablement ce qu’il avait de mieux à faire. Sans savoir pourquoi, Simon se retourna. Le petit homme, penché au-dessus de la table, était absorbé par la lecture d’un parchemin déroulé, tandis que Inch, immobile, se tenait derrière lui, le regard dans le vague. « Docteur Morgénès… » Au son de son nom, le docteur tourna la tête en clignant des yeux. Il semblait surpris de voir encore Simon dans la pièce. Simon était tout aussi étonné d’être encore là. « Docteur, je me suis conduit comme un idiot. » Morgénès fronça les sourcils, attendant la suite. « Je devais balayer vos quartiers. Rachel me l’avait demandé. Maintenant, l’après-midi est fini. » « Oh ! Ah ! » Son nez se plissa comme s’il était sur le point d’éternuer, puis son visage s’éclaira d’un grand sourire. « Balayer mes quartiers, hein ? Eh bien, mon garçon, reviens demain et fais-le. Dis à Rachel que j’ai encore du travail pour toi, si elle veut bien avoir la gentillesse de me faire ce plaisir. » Il retourna à sa lecture, puis releva de nouveau les yeux, qu’il plissa, et se pinça les lèvres. Tandis que le docteur l’observait en silence, la joie de Simon se transforma en nervosité. Pourquoi me regarde-t-il comme ça ? « Maintenant que j’y pense, mon garçon », dit-il finalement, « j’ai de nombreuses tâches à te confier – tu pourrais m’être utile pour bien des choses – et j’aurai besoin un jour ou l’autre d’un apprenti. Reviens demain, comme je te l’ai dit. Et pour la suite, j’irai en parler à l’intendante. » Il sourit brièvement, puis retourna à son parchemin. Simon s’aperçut soudain que Inch le fixait des yeux par-dessus le dos du docteur. Son visage placide et blanchâtre était empreint d’une expression indéfinissable. Simon fit demi-tour et passa la porte. La joie le submergeait. Il fila le long du couloir éclairé de bleu et émergea sous des cieux sombres et chargés de nuages. Apprenti ! Apprenti du docteur ! Lorsqu’il atteignit le corps de garde, il s’arrêta et redescendit vers le bord des douves pour y rechercher son balai. Les cigales poursuivaient leur concert nocturne. Lorsqu’il l’eut enfin trouvé, il s’assit un instant contre le mur qui bordait l’eau pour écouter. Tandis que les chants de la nuit l’enveloppaient, il passa le doigt sur les pierres toutes proches. Tout en caressant la surface aussi douce et lisse que du cèdre poli à la main, il pensa : Cette pierre se trouve peut-être ici depuis… depuis avant la naissance de notre Seigneur Usires. Peut-être qu’un jour, un jeune garçon sithi s’est assis ici pour écouter la nuit… D’où vient cette brise ? Une voix sembla murmurer ; un murmure si bas qu’on ne pouvait saisir les mots. Il a peut-être passé les doigts sur ces mêmes pierres… Un murmure dans le vent : Il nous reviendra, petit homme. Il nous reviendra… Serrant le col de son manteau pour se protéger de cette fraîcheur inattendue, Simon se releva et remonta la pente herbeuse, soudain désireux de la lumière et des voix familières. 3. Des Oiseaux dans la Chapelle « Par notre Seigneur Aédon… » Un coup sec. « Et Elysia Sa mère… » Un coup sec. Un autre. « Et par tous les saints qui nous protègent… » Un coup sec. « … nous protègent… ouch ! » Un sifflement de frustration. « Satanées araignées ! » Les claquements reprirent, entrecoupés de jurons sonores et d’invocations imagées. Rachel débarrassait le plafond de la salle des banquets de ses toiles d’araignées. Deux filles malades et une troisième avec une cheville foulée. C’était vraiment le genre de journée qui allumait une lueur dangereuse dans l’œil d’agate de Rachel le Dragon. Rachel avait déjà son content de problèmes avec la pneumonie qui avait cloué Sarrah et Jael au lit : c’était une maîtresse sévère, mais elle savait qu’une journée de travail imposée à une fille malade lui en coûterait trois à plus long terme ; elle avait donc préféré compenser leur absence, mais sa charge de travail s’en était vue augmentée d’autant, ce qui lui aurait déjà bien suffi. D’autant plus qu’elle assurait déjà en temps normal le travail de deux personnes ! Mais le sénéchal lui avait ensuite annoncé que le roi dînerait dans la Grande Salle ce soir, et Élias, le prince régent, était arrivé de Mérémund, et il y avait encore plus de travail ! Et Simon, qu’elle avait envoyé chercher quelques brassées de paille, n’était pas encore revenu. Alors elle était là, son vieux corps fatigué perché sur un tabouret branlant, à essayer de dénicher les toiles d’araignées dans les coins du plafond avec un balai usé. Ce garçon, ce, ce… « Seigneur Aédon, donnez-moi la force… » Un coup sec. Un autre. Et un autre. Ce satané garçon ! Ce garçon est non seulement paresseux et difficile, reprit-elle plus tard lorsqu’elle s’effondra sur un tabouret, le visage ruisselant de sueur et de fatigue. Alors qu’elle avait fait de son mieux durant toutes ces années pour lui inculquer courage et obéissance, et elle savait que ses leçons lui avaient malgré tout profité. Mais surtout, bonne mère de Dieu, ce qui était incroyable, c’est qu’elle était la seule à s’en inquiéter ! Simon était assez grand et assez âgé maintenant pour faire presque le travail d’un adulte, mais non ! Il s’éclipsait, déambulait et rêvassait tout le jour durant. Les marmitons riaient de lui. Les servantes lui apportaient à manger en cachette lorsqu’elle, Rachel, l’avait envoyé se coucher sans dîner. Et Morgénès ! Miséricordieuse Elysia, on aurait dit que cet homme l’encourageait ! Et il voulait maintenant que le garçon vienne travailler pour lui tous les jours, qu’il balaie ses quartiers, nettoie ses affaires, ha, ha ! et l’assiste dans certains de ses travaux. Comme si elle pouvait être dupe ! Tous deux iraient s’asseoir quelque part, et le vieux soiffard sifflerait de la bière en racontant au garçon Dieu sait quelles histoires impies. Mais elle ne pouvait s’empêcher de considérer cette offre. C’était la première fois que quelqu’un réclamait le garçon, ou même l’acceptait : il était toujours en dessous de tout ! Et Morgénès semblait vraiment désireux de faire quelque chose de lui… Le docteur irritait souvent Rachel avec ses paroles étranges et son langage fleuri, qui, l’intendante en était certaine, devait servir à dissimuler des moqueries, mais il paraissait avoir de l’affection pour le garçon. Il avait toujours tenu à s’assurer de son sort… Une suggestion par ici, une petite idée par là, quelques mots en faveur du garçon le jour où le Maître des Cuisines l’avait corrigé et banni de son domaine. Morgénès avait toujours gardé un œil sur lui. Rachel leva les yeux vers les épaisses poutres du plafond, scrutant leur ombre. Elle dégagea de son front une mèche de cheveux humide. Depuis cette nuit pluvieuse, pensa-t-elle… Il y a combien de temps ? Presque quinze ans ? Elle se sentit tellement vieille, à penser de cette manière… Cela lui semblait si proche… Des trombes d’eau s’étaient abattues sur le château durant toute la journée, et cette pluie torrentielle n’avait pas cessé à la tombée de la nuit. Alors que Rachel traversait prudemment la cour boueuse, tenant sa cape au-dessus de sa tête d’une main et une lanterne de l’autre, elle marcha dans une crevasse laissée par la roue d’un chariot et sentit l’eau froide jusque sur son mollet. Son pied se dégagea avec un bruit de succion, mais sans sa chaussure. Elle jura âprement, et força le pas. Elle était certaine d’attraper la mort, à courir avec un pied nu par une telle nuit, mais elle n’avait pas le temps de s’arrêter pour fouiller les marigots. Une lumière brillait dans l’étude de Morgénès, mais elle dut attendre une éternité avant d’entendre des bruits de pas s’approcher. Lorsqu’il ouvrit la porte, elle vit qu’elle le tirait du lit : il était vêtu d’une chemise de nuit qui eût profité de quelques raccommodages, et se frotta les yeux dans la lumière de la lanterne. À l’autre bout de la pièce, des couvertures chiffonnées jetées sur un lit qu’encadrait une véritable palissade de livres formaient un spectacle de désolation qui évoqua chez Rachel l’antre fétide d’un animal sauvage. « Docteur, venez vite ! » dit-elle. « Il faut que vous veniez tout de suite ! » Morgénès l’observa un instant, puis fit un pas en arrière. « Entre donc, Rachel. Je ne sais quel horrible cauchemar t’amène, mais puisque tu es là… » « Mais non, ne soyez pas ridicule ! Il s’agit de Susanna ! Son travail a commencé, mais elle est beaucoup trop faible ! J’ai peur pour elle ! » « Qui ? Quoi ? Bon, on verra cela plus tard. Laisse-moi juste le temps de prendre mes affaires. Quelle horrible nuit ! Pars devant, je te rejoindrai là-bas. » « Mais, Docteur Morgénès, j’ai apporté cette lanterne pour vous ! » Trop tard. Rachel se retrouva seule sur le pas d’une porte close. Des gouttes de pluie dégoulinaient le long de son nez. Elle s’en retourna vers les quartiers des domestiques et retraversa la cour à travers les flaques de boue en jurant. Il ne se passa que quelques instants avant que l’on entende le docteur monter les escaliers d’un pas lourd en agitant sa cape trempée. Lorsqu’il passa la porte, un simple coup d’œil lui suffit pour comprendre la situation : une femme était étendue sur un lit, le visage tourné au loin. Son ventre était prêt à libérer un enfant et elle gémissait de douleur. Ses cheveux noirs couvraient son front, et elle serrait dans son poing perlant de sueur la main d’une autre jeune femme agenouillée auprès d’elle. Rachel se tenait au pied du lit aux côtés d’une femme plus âgée. La vieille femme s’avança vers Morgénès alors qu’il se débarrassait de sa lourde cape et de son manteau. « Bonsoir, Elispeth », dit-il doucement. « Comment cela se présente-t-il ? » « Pas très bien, je le crains, Docteur. Et vous savez que je peux généralement m’en occuper seule. Cela dure depuis des heures, et elle saigne. Son cœur est épuisé. » Pendant qu’elle parlait, Rachel se rapprocha. « Humm. » Morgénès se pencha et se mit à fouiller le sac qu’il avait apporté. « Fais-lui boire un peu de ce liquide, s’il le plaît », dit-il à Rachel en lui tendant une fiole bouchée. « Une seule gorgée, mais assure-toi qu’elle l’avale bien. » Il se remit à fouiller dans son sac tandis que Rachel desserrait doucement la mâchoire tremblante de la jeune fille, pour verser un trait de liquide dans la bouche ouverte. Les émanations de sueur et de sang qui avaient envahi la pièce furent soudain complétées par une odeur piquante et épicée. « Docteur », dit Elispeth alors que Rachel revenait vers eux, « je ne crois pas que l’on puisse sauver à la fois la mère et l’enfant, si l’on peut encore en sauver un. » « Vous devez sauver l’enfant », coupa Rachel. « C’est un devoir sacré pour les fidèles qui craignent le Seigneur. C’est ce que dit le prêtre. Sauvez l’enfant. » Morgénès se retourna vers elle l’air agacé. « Ma chère, vous me laisserez craindre Dieu à ma manière. Si je la sauve, et il n’est même pas certain que j’en sois capable, elle pourra toujours avoir un autre enfant. » « Elle ne le pourra pas », répondit vivement Rachel. « Son mari est mort. » Morgénès devrait le savoir mieux que quiconque, pensa-t-elle. Le pêcheur qui avait épousé Susanna rendait souvent visite au docteur, avant sa noyade. Elle avait d’ailleurs du mal à imaginer ce que ces deux-là pouvaient bien se dire. « Eh bien », dit Morgénès distraitement, « elle pourra toujours se trouver un… quoi ? son mari ? » La stupéfaction se lisait sur son visage, et il se précipita vers le lit. Il sembla réaliser soudain qui se trouvait étendu là, à perdre lentement son sang sur un drap rêche. « Susanna ? » demanda-t-il d’une voix douce, et il prit entre ses mains le visage apeuré et tordu de douleur qu’il tourna vers lui. Elle ouvrit grand les yeux pour un instant et le regarda, puis une nouvelle vague de douleur les lui referma. « Ah, mais qu’est-il arrivé ici ? » soupira Morgénès. Susanna ne pouvait que gémir, et le docteur se retourna vers Rachel et Elispeth, visiblement furieux. « Pourquoi ne m’a-t-on pas dit plus tôt que cette pauvre fille était prête à donner naissance à son enfant ? » « Elle ne devait accoucher que dans deux mois », dit doucement Elispeth. « Vous le savez. Nous sommes aussi surpris que vous. » « Et pourquoi vous inquiétez-vous soudain de l’accouchement de la veuve d’un pêcheur ? » dit Rachel. Elle aussi pouvait se mettre en colère. « Et pourquoi en discuter maintenant ? » Morgénès l’observa un moment, puis cligna deux fois des yeux. « Tu as absolument raison », répondit-il. Puis il se tourna vers le lit. « Susanna, je vais sauver l’enfant », dit-il à la femme secouée de frissons. Elle hocha une fois la tête, puis hurla de tout son corps. Ce ne fut qu’un maigre et léger gémissement, mais c’était le cri d’un bébé vivant. Morgénès tendit la minuscule créature tachée de rouge à Elispeth. « C’est un garçon », dit-il, puis il reporta son attention sur la mère. Elle était paisible maintenant, et respirait plus doucement, mais sa peau était aussi blanche que du marbre d’Harcha. « Je l’ai sauvé, Susanna. Je devais le faire », murmura-t-il. Les commissures de ses lèvres se relevèrent. Ce pouvait être un sourire. « Je… je sais… » dit-elle d’une voix extrêmement douce malgré sa gorge à vif. « Si seulement… mon Eahlferend… n’était… » L’effort fut trop violent, et elle se tut. Elispeth se pencha vers elle pour lui montrer l’enfant, enveloppé dans des couvertures et encore attaché par le cordon ombilical sanglant. « Il est petit », sourit la vieille femme, « mais c’est parce qu’il est arrivé en avance. Quel est son nom ? » « … Appelez… le… Seoman… » dit Susanna d’une voix rauque, « … cela… veut dire… celui… qui attend… » Elle se tourna vers Morgénès, et sembla vouloir lui dire quelque chose encore. Le docteur se pencha vers elle, assez près pour que ses cheveux blancs effleurent sa joue pâle, mais elle ne put prononcer un mot de plus. Quelques instants plus tard, elle poussa un long soupir, puis ses yeux sombres roulèrent vers le haut jusqu’à ce que l’on en voie les blancs. La jeune fille qui lui tenait la main se mit à sangloter doucement. Rachel sentit également des pleurs mouiller ses yeux. Elle se retourna et fit semblant de ranger la pièce. Elispeth acheva de trancher le dernier lien qui retenait l’enfant à sa mère. La main droite de Susanna, qui était collée le long de son corps, se libéra soudain lorsque le cordon tomba, et glissa mollement au sol. Sous le choc, un petit objet brillant s’échappa de la paume de sa main et roula sur le sol pour s’arrêter près du pied du docteur. Du coin de l’œil, Rachel vit Morgénès se baisser et le ramasser. L’objet était de petite taille, et disparut facilement dans la paume de sa main puis dans son sac. Rachel en fut scandalisée, mais personne d’autre ne semblait l’avoir vu. Elle se tourna brusquement vers lui pour l’affronter, ses yeux encore bordés de larmes, mais l’expression de son visage, le terrible chagrin qui l’affectait, l’en dissuada avant même qu’elle eût pu prononcer un mot. « Il s’appellera Seoman », dit le docteur. Une lueur étrange et sombre était visible dans ses yeux maintenant qu’il se rapprochait, et sa voix était rauque. « Tu devras prendre soin de lui, Rachel. Ses parents sont morts, tu sais. » Une rapide bouffée d’air. Rachel sursauta alors qu’elle allait tomber du tabouret. S’assoupir en plein jour ! Elle avait honte d’elle-même. Mais cela montrait également tout le mal qu’elle s’était donné aujourd’hui pour tenter de rattraper le travail des trois filles… et de Simon. Ce dont elle avait vraiment besoin, c’était d’un peu d’air frais. Debout sur un tabouret, à agiter un balai au-dessus d’elle comme une folle : pas étonnant que son corps lui fasse soudain défaut ! Elle ne sortirait que pour un instant. Le seigneur savait qu’elle avait bien droit à un peu d’air frais. Ce Simon, quel garçon impossible ! Elles l’avaient élevé, bien sûr. Elle et les servantes. Susanna n’avait pas de famille dans la région, et personne ne semblait savoir quoi que ce soit sur son mari disparu, Eahlferend, alors elles avaient gardé le garçon. Rachel avait fait semblant de protester, mais elle ne l’aurait pas plus abandonné qu’elle n’aurait trahi son Roi ou laissé des lits défaits. C’est Rachel qui avait choisi d’appeler le garçon Simon. Tous les membres de la maisonnée du Roi Jean portaient un nom originaire de Warinsten, l’île sur laquelle était né le roi. Simon était le plus proche de Seoman, et Simon devint donc son nom. Rachel descendit lentement les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, les jambes encore chancelantes. Elle regretta de ne pas avoir pris de cape, car il risquait de faire un peu froid. Rachel poussa la porte qui grinça en s’ouvrant : elle était lourde, et ses charnières avaient probablement besoin d’être graissées ; puis elle sortit dans la cour. Le soleil du matin pointait à peine son nez au-dessus des bâtiments, et l’observait comme un enfant curieux. Elle aimait cet endroit, situé sous la passerelle de pierre qui reliait la salle des banquets au corps de la chapelle. La petite cour à l’ombre de la passerelle était remplie de pins et de bruyères, tous plantés sur de petits monticules de terre ; la plus grande longueur du jardin aurait pu être couverte par un jet de pierre. Au-delà de la passerelle, elle pouvait voir se profiler la fine silhouette de la Tour de l’Ange Vert, brillant dans sa blancheur sous le soleil comme une défense d’ivoire. Il y eut un temps, se souvint Rachel, bien avant l’arrivée de Simon, où elle était une petite fille jouant dans ce jardin. De nombreuses servantes riraient à cette idée : le Dragon en petite fille. Mais elle avait été une petite fille, puis une jeune femme, pas désagréable à regarder, et ce n’était que la vérité. Le jardin était alors rempli des bruissements de la soie et du brocart, du rire des dames et des seigneurs qui marchaient un faucon sur le poignet et une chanson joyeuse aux lèvres. Mais Simon… Simon pensait tout savoir : Dieu avait fait les garçons stupides, et l’on ne pouvait rien y faire. Les servantes l’avaient presque gâté a le rendre irrécupérable, et y seraient arrivées si Rachel n’avait gardé un œil sur lui. Elle savait ce qui était bon pour lui, même si ces jeunettes pensaient le contraire. Les choses étaient différentes alors, pensa Rachel… et l’odeur de pin du jardin ombragé raviva ses souvenirs. Le château avait été un endroit magnifique, occupé par de puissants chevaliers aux armures brillantes et emplumées, et de belles jeunes filles vêtues de robes élégantes, et de la musique… Oh ! et les tournois, quand le terrain de joute était couvert de tentes chamarrées si brillantes qu’on eût dit des bijoux ! Maintenant le château dormait… et se contentait de rêver. Les seuls à tournoyer encore étaient du genre de Rachel : des cuisiniers, des femmes de chambre, des sénéchaux et des marmitons… Il faisait effectivement frais. Rachel se pencha en avant, resserrant contre elle les extrémités de son châle, puis se redressa en plissant les yeux. Simon lui faisait face, les mains derrière le dos. Comment avait-il bien pu arriver jusque-là sans qu’elle ne l’entende ? Et pourquoi arborait-il ce sourire idiot ? Rachel sentit la force de la vertu envahir soudain son corps telle une puissante vague. La chemise que portait le garçon, propre à peine une heure plus tôt, était maintenant noire de crasse et déchirée en plusieurs endroits, et son pantalon était dans le même état. « Que Sainte Rhiap, qui est bénie, vienne à mon secours ! » hurla Rachel. « Qu’as-tu donc fait, jeune inconscient ? » Rhiappa était une femme Aedonite de Nabban qui fut violentée à maintes reprises par des pirates avant de mourir avec le nom du Dieu Unique sur les lèvres. Elle était particulièrement appréciée par les domestiques. « Regarde ce que j’ai trouvé, Rachel ! » dit Simon, en exhibant un cône de brindilles dissymétrique et en lambeaux : un nid d’oiseau. Il s’en échappait un léger gazouillis. « Je l’ai trouvé au pied de la Tour de Hjeldin ! Le vent a dû le décrocher. Il y en a trois qui sont encore vivants, et je vais les élever moi-même ! » « Es-tu donc devenu fou ? » Rachel leva le balai au-dessus de sa tête, jurant qu’allaient s’abattre des foudres célestes semblables à celles qui avaient certainement frappé les ravisseurs de Rhiap. « Tu ne vas pas plus élever ces oiseaux dans mes quartiers que je vais aller nager à Perdruin ! Des créatures sales et malfaisantes qui vont voleter partout et se prendre dans les cheveux de tout le monde ! Et regarde tes vêtements ! tu sais combien de temps Sarrah va mettre à rapiécer tout ça ? » Le balai forma un arc dans les airs. Simon baissa les yeux. Il n’avait évidemment pas trouvé le nid par terre : il s’agissait de celui qu’il avait repéré dans le jardin d’agrément, à moitié délogé déjà de la branche du Chêne Cérémonial sur laquelle il reposait. Il avait grimpé à l’arbre pour le dénicher, et excité à l’idée d’avoir ses propres oiseaux, n’avait pas pensé un seul instant aux dégâts qui allaient devoir être réparés par cette pauvre Sarrah, la jeune fille calme et modeste qui avait la charge du raccommodage. Un voile de tristesse et de consternation s’abattit sur lui. « Mais Rachel, je n’ai pas oublié de ramasser tes fagots ! » Il maintint précautionneusement l’équilibre précaire du nid et sortit de sous son pourpoint une maigre poignée de roseaux. L’expression du visage de Rachel se radoucit légèrement, mais elle restait menaçante. « C’est toujours la même chose : tu ne penses pas, tout le problème est là. Tu ne réfléchis jamais, tu es comme un tout petit enfant. Si un objet est brisé, si une tâche est terminée en retard, quelqu’un doit en assumer la responsabilité. Le monde est fait comme ça. Tu n’es pas méchant, mais, par la Sainte Mère, pourquoi t’obstines-tu à agir aussi bêtement ? » Simon leva lentement les yeux vers elle. Peine et regrets se lisaient encore sur son visage, comme de juste, mais l’œil de basilic de Rachel perçait facilement à jour les pensées du garçon : pour lui, le plus gros de l’orage était passé. Elle se renfrogna. « Je suis désolé, Rachel. Je suis vraiment désolé… » répétait-il lorsqu’elle étendit le bras et lui tapota le gras de l’épaule avec le manche de son balai. « Les excuses ne te mèneront nulle part avec moi, mon garçon. Reprends ces oiseaux et va les remettre là où tu es as trouvés. Je ne veux pas voir ces créatures bruyantes voleter dans mes quartiers. » « Oh, Rachel, je pourrais les garder dans une cage ! Je pourrais en construire une ! » « Non, non et non. Tu peux les apporter à ton bon à rien de docteur si tu veux, mais n’essaie pas de nous encombrer avec ça : il y a ici des gens honnêtes qui travaillent. Heureusement. » Simon s’éloigna en traînant les pieds, portant soigneusement le nid à deux mains. Il avait dû faire une erreur quelque part : Rachel avait failli céder, mais c’était un adversaire solide et expérimenté, et la moindre maladresse impliquait une défaite terrible et immédiate. « Simon ! » cria-t-elle. Il fit volte-face. « Je peux les garder ? ! » « Bien sûr que non. Ne joue pas les têtes creuses. » Elle le regarda dans les yeux. Un silence pesant s’instaura ; l’attente devint presque pénible, et Simon se mit à se balancer d’un pied sur l’autre, gêné. « Tu vas travailler pour le docteur, mon garçon », dit-elle finalement. « Il arrivera peut-être à faire quelque chose de toi. Moi, j’abandonne. » Elle lui lança un regard noir. « Fais ce qu’il te dit de faire, et estime-toi heureux d’avoir droit à cette nouvelle chance : tu peux le remercier, ainsi que ta bonne étoile. Tu as compris ? » « Oui, vraiment ! » dit-il joyeusement. « Mais tu n’en es pas pour autant débarrassé de moi. Sois de retour à l’heure du dîner. » « Oui, Madame ! » Simon fit demi-tour pour courir chez Morgénès, mais il s’arrêta dans son élan. « Rachel ? Merci. » Rachel fit une moue de dégoût et repartit vers les escaliers de la salle des banquets. Simon se demanda comment autant d’aiguilles de pin avaient bien pu s’accrocher à son châle. Une délicate brume neigeuse avait commencé à descendre doucement des nuages gris qui couvraient le ciel. L’hiver était arrivé, Simon le savait : il ferait froid jusqu’aux Flambeaux. Plutôt que de traverser la cour et d’exposer les oisillons au vent perçant, Simon décida de couper par la chapelle et de continuer jusqu’au versant ouest de l’enceinte intérieure. Les prières du matin s’étaient achevées il y a une heure ou deux, et l’église devait être vide. Le père Dréosan ne verrait pas d’un très bon œil l’intrusion de Simon dans son domaine, mais le bon père très certainement à cette heure-ci attablé devant son habituel et copieux repas de milieu de matinée, humait minutieusement les mets pour s’assurer de la qualité du beurre ou de la consistance des macarons au miel. Simon grimpa les deux douzaines de marches qui le séparaient de la porte de la chapelle. La neige tombait maintenant plus tort, et les flocons fragiles laissaient des résidus humides qui tachetaient la pierre grise du perron. La porte s’ouvrit sans le moindre grincement. Préférant éviter de laisser sur les dalles de pierre de la chapelle des traces de pas humides qui auraient trahi sa venue, Simon écarta les draps de velours qui pendaient à côté de la porte d’entrée et gravit un nouvel escalier qui le mena à la tribune des chœurs. La galerie, exiguë et mal aérée, était un véritable four durant l’été, mais sa chaleur était maintenant agréable. Le sol était couvert des restes des moines : des coquilles de noix, un trognon de pomme, des éclats de tuiles du toit d’ardoise sur lesquels des messages avaient été inscrits, en contradiction flagrante avec leurs vœux de silence : l’endroit ressemblait plus à une grande cage pour des singes ou des ours de foire qu’à une salle dans laquelle des hommes de Dieu se réunissaient pour louer la gloire du Seigneur. Simon sourit en se frayant un passage à travers les divers autres objets éparpillés qui jonchaient le sol : des rouleaux de toile de jute, et quelques petits tabourets de bois. Simon était heureux de savoir que ces hommes au crâne rasé et au visage sévère pouvaient parfois se conduire comme des garçons de ferme. Alarmé soudain par un bruit de voix, Simon s’arrêta puis se faufila lentement derrière la tapisserie qui recouvrait le mur aveugle de la galerie. Blotti sous la pesante toile moisie, il retint son souffle et son cœur se mit à battre la chamade. Si le père Dréosan ou Barnabas le sacristain étaient en bas, il lui serait impossible d’atteindre la porte du fond et de sortir sans se faire remarquer. Il ne pourrait que revenir sur ses pas et refaire le tour par la cour : le maître espion infiltré dans le camp ennemi. Accroupi, aussi silencieux qu’une boule de coton, Simon tendit l’oreille pour tenter de localiser ceux qui parlaient. Il lui sembla qu’il y avait deux voix. Il se concentra pour confirmer son impression, et les oisillons se mirent à pépier doucement dans ses mains. Il reposa pour un instant le nid dans le creux de son coude, et ôta son chapeau (le père Dréosan le tancerait plus fort encore s’il le découvrait la tête couverte dans la chapelle !) puis couvrit lentement le nid de son couvre-chef. Les pépiements cessèrent, comme si la nuit était tombée. Simon écarta les pans de la tapisserie avec une extrême prudence, et passa la tête par l’interstice. Les voix provenaient du couloir central de la nef, juste sous l’autel. Leur ton n’avait pas changé : il n’avait pas été entendu. Seules quelques torches étaient allumées. Le vaste plafond de la chapelle était presque entièrement paré d’ombres, et les fenêtres de la coupole semblaient scintiller dans un ciel nocturne, des trous dans la nuit par lesquels on pouvait voir la lumière du Paradis. Une fois ses jeunes protégés couverts et le nid bien calé, Simon se glissa sans bruit jusqu’à la balustrade de la galerie. Il se posta dans l’ombre, au plus près de l’escalier descendant vers le corps de la chapelle, appuya son visage entre deux barreaux de la balustrade, une joue appuyée sur le martyr de Saint Tunath, l’autre collée contre la naissance de Sainte Pélippa de l’Isle. « … et toi, avec tes récriminations incessantes ! » fulmina l’une des voix. « Il m’est devenu absolument impossible de les supporter. » Simon ne pouvait voir le visage de celui qui parlait : il lui tournait le dos, et portait une cape à haut col. Son compagnon, par contre, affalé face à lui sur l’un des bancs de bois, était visible, et Simon le reconnut immédiatement. « On parle souvent de récriminations lorsque quelqu’un vous dit quelque chose que l’on ne voulait pas entendre, mon frère », dit l’homme qui était assis sur le banc, en agitant sa main gauche aux doigts fins avec lassitude. « Je t’avertis quant à ce prêtre par amour pour ce royaume. » Il y eut un instant de silence. « Et en mémoire de l’affection qui nous liait. » « Tu peux dire tout ce que tu veux ! » glapit le premier. Le son de sa colère était étonnamment proche de celui de la douleur. « Mais le trône est mien par le droit et par la volonté de notre père. Rien de ce que tu peux penser, dire ou faire ne changera cela ! » Josua, le fils cadet du Roi Jean, que Simon avait bien souvent entendu appeler Josua Mainmorte, se releva avec raideur. Sa tunique gris perle et ses chausses étaient subtilement ornées de rouge et de blanc ; ses cheveux étaient courts et tirés haut sur le front. Là où sa main droite aurait dû se trouver, un cylindre de cuir noir fermé dépassait de sa manche. « Je ne désire pas le Trône du Dragon, crois-moi, Élias », siffla-t-il. Il n’avait pas parlé fort, mais ses mots acérés parvinrent jusqu’à Simon comme une flèche. « Je ne souhaite que te mettre en garde contre le prêtre Pryrates, un homme aux idées… malsaines. Ne l’amène pas ici, Élias. C’est un homme dangereux : tu peux me croire, car je le connais depuis l’époque du séminaire usirien de Nabban. Les moines le tenaient alors à l’écart tel un pestiféré. Et pourtant, tu continues de lui prêter ton oreille, comme s’il s’agissait d’un homme digne de confiance, comme le duc Isgrimnur ou le vieux Sire Fluiren. Folie ! Cet homme sera la ruine de notre maison ! » Il se calma. « Je ne désire que t’offrir un conseil sincère. Crois-moi, s’il te plaît. Je n’ai aucunes vues sur le trône. » « Alors quitte le château ! » gronda Élias. Puis il tourna le dos à son frère, les bras croisés sur la poitrine. « Pars, et laisse-moi me préparer à régner comme un homme doit le faire, libre de tes plaintes et de tes intrigues. » L’aîné des princes avait les mêmes sourcils et le même profil d’oiseau de proie, mais était bien plus robuste que Josua : il semblait capable de briser des nuques à mains nues. Ses cheveux étaient noirs, ainsi que sa tunique et ses bottes. Le vert de sa cape et de ses chausses portait les marques de son récent voyage. « Nous sommes tous deux princes de ce royaume sur lequel tu vas régner… » dit Josua avec un sourire moqueur. « La couronne te revient de droit. Le cruel ressentiment que nous entretenons l’un pour l’autre n’a pas à t’inquiéter. Le futur Roi n’a rien à craindre de moi, je t’en donne ma parole. Mais », sa voix prit de l’ampleur, « personne, m’entends-tu, personne ne me chassera de la demeure de mon seigneur et père. Pas même toi, Élias. » Son frère se retourna et le fixa intensément. Au moment où leurs regards se croisèrent, Simon eut l’impression de voir deux épées s’entrechoquer. « Le ressentiment, que nous entretenons l’un pour l’autre ? » gronda Élias d’une voix qu’une émotion intense manqua briser. « Qu’aurais-tu donc bien à me reprocher ? Ta main ? » Il s’éloigna de Josua de quelques pas, et, lui tournant le dos, laissa éclater son amertume. « La perte d’une main. Par ta faute, je suis veuf, et ma fille est à moitié orpheline. Ne viens pas me parler de ressentiment ! » Josua parut retenir sa respiration un instant avant de répondre. « Je sais… je sais ta douleur, mon frère », dit-il enfin. « Ne sais-tu pas que j’aurais donné non seulement ma main, mais ma vie… ! » Élias se retourna violemment en portant la main à sa gorge, et tira un objet brillant de sa tunique. Simon en resta bouche bée. Ce n’était pas un couteau, mais quelque chose de léger et d’extensible, peut-être un bout de tissu chatoyant. Élias le maintint un instant devant le visage étonné de son frère, le touchant presque, puis le jeta au sol, tourna les talons, et s’engagea dans la nef en direction de la porte. Josua resta un moment immobile, puis se pencha comme un homme qui a l’esprit ailleurs et ramassa l’écharpe argentée. Il contempla la pièce d’étoffe qui brillait dans sa main, et une grimace de douleur ou de rage déforma son visage. Simon eut le temps de reprendre sa respiration à plusieurs reprises avant que Josua ne la glisse enfin dans sa chemise et suive le même chemin que son frère. Simon attendit très longtemps avant d’oser abandonner son refuge pour redescendre vers la chapelle. Il avait l’impression d’avoir été le spectateur d’un étrange spectacle de marionnettes, un drame usirien joué pour lui seul. Le monde lui semblait soudain moins fiable, moins stable maintenant qu’il savait que même les princes d’Erkynée, héritiers d’Osten Ard, pouvaient hurler et se quereller comme des soldats ivres. Alors qu’il jetait un œil prudent vers la nef, un mouvement vif le fit sursauter. Une silhouette au pourpoint marron remontait rapidement la travée. L’inconnu était de petite taille, et ne devait pas être plus âgé que Simon. Il lança un bref regard en arrière : Simon eut le temps de lire la stupéfaction dans ses yeux, puis il disparut en passant le coin. Simon ne l’avait pas reconnu. La dispute des princes avait-elle été surprise par un second témoin ? Simon secoua la tête, aussi confus et abasourdi qu’un bœuf assommé par le soleil. Il reprit son chapeau et rendit la lumière du jour aux oisillons qui se remirent à gazouiller. Puis il secoua de nouveau la tête. Cette matinée avait été bien singulière. 4. Une Cage à Grillons Morgénès fouillait dans le désordre de son étude à la recherche d’un livre introuvable. Il donna d’un geste à Simon la permission de trouver par lui-même une cage pour ses oisillons, puis reprit sa chasse, renversant des piles entières de folios et de manuscrits tel un géant aveugle perdu dans une cité aux tours fragiles. Trouver un abri pour ses protégés s’avéra une tâche plus difficile que Simon l’avait imaginé : il y avait bien de nombreuses cages dans la pièce, mais aucune ne correspondait à ses besoins. Les barreaux de certaines d’entre elles étaient si écartés qu’elles semblaient construites pour retenir des porcs ou des ours, et les autres étaient déjà occupées par une foultitude d’objets étranges dont aucun ne ressemblait même de loin à un animal. Il en découvrit finalement une qui parut pouvoir lui convenir sous une pièce de tissu brillant. Elle lui arrivait aux genoux, avait la forme d’une cloche, et était faite de roseaux tressés. Elle était vide, à l’exception de la couche de sable qui en recouvrait le fond, et sa porte était fermée par une cordelette nouée. Simon défit le nœud et ouvrit la petite porte. « Non ! Arrête-toi immédiatement ! » « Quoi ? » Simon fit un bond en arrière. Le docteur bondit jusqu’à lui et referma du pied la porte de la cage. « Désolé de t’avoir fait peur, mon garçon », dit Morgénès d’une voix haletante. « J’aurais dû réfléchir avant de t’envoyer creuser dans tout cela et trouver Dieu sait quoi. Cela ne pourra convenir, je le crains. » « Pourquoi pas ? » Simon avait beau écarquiller les yeux, il ne distinguait absolument rien. « Recule un peu, Simon, et ne touche à rien, je vais te montrer. C’est stupide de ma part de ne pas m’en être souvenu. » Morgénès s’éloigna et farfouilla un instant avant de mettre la main sur un panier de fruits secs depuis longtemps abandonné. Il revint vers la cage en soufflant sur une figue pour en chasser la poussière. « Maintenant, regarde bien. » Il ouvrit la porte et jeta la figue à l’intérieur ; le fruit atterrit sur le sable qui recouvrait le fond de la cage. « Et alors ? » demanda Simon, perplexe. « Attends », murmura le docteur. Ce mot avait à peine quitté ses lèvres qu’il commença à se passer quelque chose. Il sembla tout d’abord que l’air à l’intérieur de la cage se mettait à scintiller, puis le sable commença à se déplacer. Son mouvement fut d’abord presque imperceptible, puis il se mit à tourbillonner délicatement autour de la figue. Soudain, et l’action fut si rapide que Simon, surpris, fit un bond en arrière, une large mâchoire s’ouvrit dans le sable et engloutit la figue aussi promptement qu’une carpe fend la surface d’une mare pour happer un moustique. La surface du sable fut parcourue par une ondulation, puis se figea, et la cage retrouva son apparence anodine. « Qu’y a-t-il sous le sable ? » demanda Simon d’une voix pantelante. Cela fit rire Morgénès. « Tout est là ! » Il semblait heureux de son effet. « La bête est devant toi. Il n’y a pas de sable : ce n’est qu’une mascarade, si l’on peut dire. Ce que tu vois au fond de la cage est un animal assez malin. Adorable, non ? » « Je suppose que oui », répondit Simon sans grande conviction. « D’où vient-il ? » « De Nascadu, au plus profond des contrées désertiques. Tu comprends maintenant pourquoi je ne voulais pas que tu y touches ? Et je ne crois pas que tes petits orphelins à plume eussent apprécié d’y séjourner. » Morgénès referma de nouveau la petite porte de roseau, la verrouilla avec une cordelette de cuir nouée, et plaça la cage sur une étagère haute. Il avait pour cela dû grimper sur la table, qu’il ne quitta pas : il la parcourut sur une bonne partie de sa longueur, sautillant adroitement de place en place sans rien renverser de ce qui la recouvrait. Il découvrit finalement ce qu’il cherchait et sauta au sol. Cette boîte-là était faite de fines bandes de bois, et ne contenait pas le moindre grain de sable suspect. « Une cage à grillons », expliqua le docteur, et il aida le jeune garçon à transférer les oisillons dans leur nouveau domicile. Ils y adjoignirent une soucoupe emplie d’eau, et Morgénès parvint même à dénicher un minuscule sac de graines, qu’il éparpilla sur le sol de la cage. « Ils ne sont pas trop jeunes pour ce genre de nourriture ? » s’enquit Simon. Le docteur répondit par un geste d’indifférence. « Ne t’inquiète pas », ajouta-t-il. « C’est bon pour leurs dents. » Simon promit silencieusement aux oiseaux de revenir très vite avec quelque chose de plus approprié, puis suivit le docteur à travers son étude. « Eh bien, mon jeune Simon, ami et protecteur des pinsons et des hirondelles », Morgénès sourit, « que puis-je faire pour toi en cet après-midi bien froid ? Il me semble qu’une juste et honnête transaction mettant en jeu des grenouilles n’avait pas été achevée lorsque l’on nous a interrompu l’autre soir. » « Oui, et j’espérais… » « Et il y avait, je crois, quelque chose d’autre ? » « Quelque chose d’autre ? » répéta Simon, sans deviner malgré ses efforts. « Un détail aussi insignifiant qu’un plancher qui ressentait le besoin d’être dépoussiéré ? Un balai esseulé, délaissé, impatient dans son cœur de paille d’être mis à contribution ? » Simon acquiesça tristement. Il avait espéré que son apprentissage débuterait sous de plus heureux auspices. « Ah ! je vois. Une légère aversion pour les tâches subalternes, n’est-ce pas ? » L’un des sourcils du docteur se releva. « Compréhensible, mais déplacé. L’on doit chérir ces travaux monotones qui occupent le corps mais laissent le cœur et l’esprit libres de toute contrainte. Mais nous allons faire un effort pour agrémenter ton premier jour de service. Je crois que j’ai une idée. » Il entama les premiers pas d’une gigue endiablée. « Je parle, tu travailles. Cela te convient ? » Simon haussa les épaules. « Avez-vous un balai ? J’ai oublié le mien. » Morgénès disparut à moitié derrière le pan de la porte ouverte de l’étude, puis réapparut quelques instants plus tard en exhibant une chose recouverte de toiles d’araignées tellement usée qu’il était honnêtement impossible de l’assimiler à un outil permettant de balayer. « Bien », dit Morgénès en lui présentant l’infime objet avec autant de dignité que s’il eût été la bannière royale, « où en étions-nous ? » « Vous parliez des guerriers sur des bateaux-serpents, et du fer noir, et des Sithis… et du château, bien sûr. Et du Roi Jean. » « Ah oui ! » Il hocha la tête, tout en réfléchissant. « Une bien longue liste, mais si je puis parler sans être interrompu par ce crétin paresseux de Inch, je réussirai peut-être à la réduire quelque peu. Allons-y, mon garçon ; commençons par toi, fais voler la poussière ! Mais dis-moi, où en étais-je exactement dans mon histoire… ? » « Oh ! les Rimmersleutes avaient débarqué, et les Sithis fuyaient, et les Rimmersleutes avaient des épées de fer, et ils massacraient les gens, et ils tuaient tout le monde, et ils tuaient les Sithis avec leur fer noir… » « Humm », dit Morgénès sèchement, « ça me revient, maintenant. Humm. Pour dire vrai, les barbares nordiques ne tuaient pas exactement tout le monde ; leur progression et leurs victoires n’étaient peut-être pas aussi inéluctables que j’ai pu te le faire croire. Ils passèrent bien des années dans le Nord avant même de pouvoir franchir les Marches Gelées. Et ils durent ensuite affronter les hommes de Hernystir. » « Oui, mais les Sithis… » Simon était impatient. Il connaissait les Hernystiris : il avait déjà rencontré plusieurs personnes originaires de ces contrées païennes de l’ouest. « Vous disiez que le Petit Peuple dut fuir devant les épées de fer ! » « Ce peuple n’est pas petit, Simon, je… Oh, bon sang ! » Le docteur s’adossa contre une pile de livres reliés de cuir et attrapa nerveusement l’un de ses rares poils de barbe. « Je vois qu’une explication beaucoup plus approfondie va être nécessaire. Es-tu attendu pour le repas de midi ? » « Non », mentit immédiatement Simon. Une histoire ininterrompue du docteur lui semblait bien valoir l’une des célèbres corrections de Rachel. « Bien. Alors tâchons de récupérer un peu de pain et quelques oignons, voire un petit pichet plein de quelque chose à boire : parler donne tellement soif, puis je tenterai de transmuter de viles scories en le plus pur Métal Absolu : en clair, de t’enseigner quelque chose. » Lorsqu’ils eurent fait leurs provisions, le docteur reprit son siège. « Bien, bien, Simon. Oh ! ne crois pas qu’il soit impoli de continuer de balayer en mangeant : la flexibilité de la jeunesse permet bien des choses. Maintenant, corrige-moi si je me trompe, mais nous sommes bien iordi, le quinzième, ou peut-être seizième, jour de novandre. Et nous sommes en l’année 1163, n’est-ce pas ? » « Je crois, oui. » « Excellent. Pose ça sur le tabouret, tu veux bien ? Merci. Maintenant, dis-moi : la onze cent et soixante-troisième année après quoi ? Le sais-tu ? » Morgénès se pencha en avant. Simon prit un air désolé. Le docteur savait qu’il n’était qu’une tête-creuse et se moquait de lui. Comment un garçon de sa condition pourrait-il savoir ces choses ? Il continua de balayer en silence. Après quelques instants, il releva la tête. Le docteur mâchait, tout en le regardant intensément par-dessus son quignon de pain noir. Le vieil homme a des yeux bleus incroyablement vifs ! Simon détourna de nouveau la tête. « Eh bien », reprit le docteur entre deux bouchées, « après quoi ? » « Je ne sais pas », murmura Simon, en détestant le ton plein de ressentiment de sa propre voix. « Voilà. Tu ne le sais pas, ou tu le crois. Est-ce que tu écoutes les proclamations que fait le crieur ? » « Parfois. Lorsque je suis au marché. Sinon, Rachel me raconte ce qu’il a dit. » « Et que dit-il à la fin ? On lit la date, à la fin, te rappelles-tu ? Et fais attention à cette urne de cristal, mon petit : tu balaies comme un homme qui rase son pire ennemi. Que dit le crieur à la fin de la proclamation ? » Simon sentit le rouge de la honte lui monter aux joues et manqua jeter le balai au sol pour quitter la pièce, lorsque une phrase refit surface au plus profond de sa mémoire, accompagnée de toutes les sonorités du marché, les auvents des étals et les toiles des fanions qui claquent, et l’odeur fraîche de l’herbe printanière qui jonchait le sol. « Après la Fondation. » Il en était certain. Il l’avait entendu aussi clairement que s’il s’était trouvé dans la grand’rue. « Excellent ! » Le docteur souleva son pichet comme pour trinquer, puis avala une longue gorgée. « C’est bien. Mais la Fondation de quoi ? Ne t’inquiète pas », ajouta-t-il alors que Simon commençait déjà à secouer la tête, « je vais te le dire. Je ne m’attends pas à ce que les jeunes d’aujourd’hui, nourris de prouesses et de témérité apocryphes, connaissent l’essence des choses. » Le docteur secoua la tête avec un sourire triste. Le Nabbanai Imperium, l’empire nabbanais, fut fondé, ou plus exactement proclamé, il y a onze cent soixante et quelques années par Tiyagaris, le premier Empereur. Les légions de Nabban dominaient alors toutes les terres connues de l’homme, du nord au sud et sur les deux rives du fleuve Gleniwent. » « Mais… mais Nabban est si petit ! » L’étonnement de Simon était manifeste. « Ce n’est qu’une infime partie du royaume du Roi Jean ! » « Mon jeune ami », répondit Morgénès, « ceci est ce que nous appelons l’Histoire. Les empires ont une surprenante propension à décliner, et les royaumes à disparaître. Qui sait ce que sera ce monde dans mille ans ? L’apogée de Nabban dura d’ailleurs bien moins longtemps que cela. Mais revenons donc à notre histoire : à cette époque, les hommes vivaient sous le règne de Nabban, et en bonne entente avec les Sithis. Le roi des Sithis trônait ici à Asu’a, que l’on appelle maintenant le Hayholt. L’Erl-roi – Erl est un ancien mot pour Sithi – interdisait aux humains de pénétrer sur les terres de son peuple sans y avoir été invité, et les humains, qui éprouvaient bien plus qu’une légère crainte à rencontre des Sithis, se le tenaient pour dit. » « Que sont les Sithis ? Vous m’avez répété qu’ils n’étaient pas le Petit Peuple. » Morgénès sourit. « Très bien. J’apprécie ton intérêt, jeune homme. D’autant plus que mon histoire ne comprenait jusqu’ici ni batailles ni massacres ! Mais tu m’obligerais plus encore en te montrant un peu moins réservé avec ce balai. Danse avec lui, mon garçon, danse ! Tiens, nettoie donc cela. » Morgénès trotta jusqu’au mur et désigna une marque sale de plusieurs coudées de diamètre. La tache ressemblait à une empreinte de pas. Simon préféra ne pas poser de questions, et se mit à balayer énergiquement le blanc de chaux qui recouvrait la pierre « Ahhhh ! tu ne peux pas savoir à quel point tu me fais plaisir. Cela fait des mois que cela aurait dû être fait. Depuis les Saints de l’année dernière, pour être exact. Mais, par le Nom des Bas Vistrils, où en étais-je… ? Ah ! tu m’avais posé une question. Les Sithis ? Ils étaient ici avant nous, et seront peut-être encore là lorsque nous aurons disparu. Lorsque nous aurons tous disparu. Ils sont aussi différents de nous que l’homme diffère de l’animal, et sont en même temps très proches… » Le docteur s’abandonna un instant à la réflexion. « Pour être tout à fait honnête, homme et animal d’Osten Ard vivent pour un temps relativement égal, ce qui n’est pas vrai dans l’autre cas. S’ils ne sont pas tout à fait immortels, les Sithis vivent néanmoins bien plus longtemps que n’importe quel humain, y compris notre Roi nonagénaire. Il est même possible qu’ils ne meurent jamais, sauf par choix ou par violence, et il se peut d’ailleurs que la violence ne soit pour les Sithis qu’un autre choix… » Morgénès s’interrompit. Simon, ébahi, le fixait des yeux, immobile, la bouche ouverte. « Oh, reprends-toi, mon garçon, on dirait Inch ! Mon esprit s’égare parfois en de courts apartés, mais c’est mon privilège. À moins que tu ne préfères les histoires de l’Intendante ? » Simon ferma la bouche et se remit à frotter la tache du mur. Il avait petit à petit transformé la forme de l’empreinte, qui ressemblait maintenant à un mouton. Il s’arrêtait de temps en temps pour apprécier son travail. L’ennui commençait à le gagner. Il aimait le docteur, et préférait se trouver ici plutôt que nulle part ailleurs, mais il était si difficile de suivre le fil de ses histoires interminables ! Peut-être que s’il frottait un peu le haut de la tache, il réussirait à lui faire prendre la forme d’un chien… ? Son estomac gronda doucement. Morgénès se mit à décrire, avec un luxe de détails que Simon jugea inutile, les rapports pacifiques qui s’étaient établis entre les sujets de l’Erl-roi sans âge, et ceux du jeune empire humain. « … un équilibre s’était donc instauré entre les Sithis et les hommes », raconta le vieil homme. « Il leur arrivait même de commercer. » L’estomac de Simon se fit entendre plus distinctement. Le docteur, qui venait de prendre le dernier oignon, le reposa négligemment sur la table avec un sourire fugace. « Les hommes rapportaient des épices et des teintures des îles du Sud, ou des pierres précieuses des Monts Grianspogs d’Hernystir. Ils recevaient en échange des objets magnifiques en provenance des coffres de l’Erl-roi, des choses délicates et mystérieuses que l’homme ne savait fabriquer. » Simon était à bout de patience. « Et les navigateurs, les Rimmersleutes, avec leurs épées de fer ? » Il regarda alentour, en quête de quelque chose à se mettre sous la dent. Le dernier oignon ? Il s’en rapprocha furtivement. Morgénès faisait face à la fenêtre ; tandis qu’il observait la grisaille du dehors, Simon empocha la petite balle brune et parcheminée, avant de revenir précipitamment vers la tache qui l’occupait. L’empreinte, dont la taille avait fortement réduit, ressemblait maintenant à un serpent. Morgénès poursuivit sans se détourner de la fenêtre. « Il est vrai que j’ai beaucoup parlé aujourd’hui de temps et de gens calmes et pacifiques. » Il hocha la tête en retournant vers son siège. « Mais la paix n’est jamais éternelle, ne t’inquiète pas. » Il secoua de nouveau la tête, et une fine mèche de cheveux vint se poser sur son front plissé. Simon mordit furtivement dans son oignon. « L’âge d’or de Nabban dura à peine plus de quatre siècles, jusqu’aux premières incursions des Rimmersleutes dans Osten Ard. L’empire nabbanais était déjà sur le déclin : la dynastie de Tiyagaris s’était éteinte, et les nouveaux empereurs se succédaient sur le trône sans se ressembler : certains étaient des hommes justes qui tentaient de préserver la pérennité de l’empire. D’autres, comme Crexis la Chèvre, étaient pires que n’eût pu l’être le plus funeste des envahisseurs. Certains, comme Enfortis, étaient incompétents. « Les maîtres du fer débarquèrent durant le règne d’Enfortis. Nabban décida tout simplement de leur abandonner les terres du nord. Ils se retirèrent si vite en deçà du fleuve Gleniwent que nombre de leurs avant-postes se retrouvèrent isolés et ne purent que se joindre aux Rimmersleutes ou mourir. « Humm… t’ennuierais-tu, mon garçon ? » Simon, qui était affalé contre le mur, se redressa d’un bond pour faire face au sourire malicieux de Morgénès. « Oh non, docteur, non ! Je fermais juste les yeux pour mieux vous écouter ! Vous pouvez continuer ! » En fait, tous ces noms le berçaient un peu… et il aurait préféré que le docteur se dépêchât d’en arriver aux batailles. Mais il était fier d’être le seul dans tout le château à qui Morgénès racontait ces histoires. Les servantes ne connaissaient rien de tout cela… C’était des histoires d’homme. Qu’est-ce qu’une lingère ou une femme de chambre pouvait savoir des armées, et des bannières, et des épées… ? « Simon ? » « Oh, oui ! Allez-y, docteur ! » Il se précipita sur le balai pour finir d’effacer l’empreinte. Le mur était propre. Avait-il terminé sans s’en apercevoir ? « Je vais donc m’efforcer d’être plus bref, mon garçon. Comme je te le disais, les forces de Nabban se retirèrent des contrées du nord, et son empire se limita pour la première fois de son histoire aux terres du sud. C’était le début de la fin, évidemment. À mesure que le temps passait, l’empire se réduisait, telle une peau de chagrin, jusqu’à devenir finalement ce qu’il est aujourd’hui : rien de plus qu’un duché, une péninsule avec quelques îles attenantes. Mais, par le Nom de la Flèche de Paldir, pourquoi t’agites-tu comme cela ? » Simon se contorsionnait comme un chien qu’une partie difficilement accessible de son anatomie démange. Il avait retrouvé l’empreinte : une tache en forme de serpent ornait le dos de sa chemise. Il s’était appuyé sur le mur sans faire attention. Il se retourna vers Morgénès l’air penaud, mais le docteur se contenta de rire et reprit le cours de son histoire. « Privé des garnisons impériales, le Nord fut vite livré au chaos. Ces sauvages sanguinaires venus des mers prirent la partie septentrionale des Marches Gelées et en firent leur territoire, Rimmersgard. Non content de cela, ils continuèrent leur percée vers le sud, détruisant tout sur leur passage en une avancée sanglante. Ramasse ces folios et fais-en une pile contre le mur, veux-tu ? « Ils pillèrent et dévastèrent les terres des hommes, faisant de nombreux prisonniers. Mais le sort des Sithis fut bien pire : les Rimmersleutes les prenaient pour des démons, et les pourchassèrent sans répit pour les exterminer par le feu et le fer… Fais particulièrement attention à celui-là. C’est bien ! » « Je les mets ici, docteur ? » « Oui. Mais, par les Os d’Anaxos, ne les laisse pas tomber comme ça ! Repose-les délicatement ! Si tu savais les terribles nuits que j’ai dû passer à lancer des dés dans un cimetière Utanyeate pour mettre la main dessus… ! Voilà, c’est mieux. « Donc, les Hernystiris, des hommes fiers et puissants que même les empereurs nabbanais n’avaient pu réellement dominer, n’avaient pas l’intention de se soumettre à Rimmersgard. Ils furent horrifiés par le sort que les hommes du nord réservaient aux Sithis. Les Hernystiris étaient de tous les humains, les plus proches du Peuple Fabuleux : on peut encore aujourd’hui voir la trace de l’ancienne route commerciale qui reliait ce château au Taig de Hernysadharc. Le seigneur d’Hernystir et l’Erl-roi s’allièrent en catastrophe et réussirent pour un temps à contenir la déferlante nordique. « Mais même avec leurs forces combinées, leur résistance ne pouvait durer toujours. Fingil, le roi des Rimmersleutes, traversa les Marches Gelées pour atteindre finalement les frontières du territoire de l’Erl-roi… » Morgénès sourit tristement. « Nous approchons de la fin, mon jeune ami ; ne t’inquiète pas, tout cela se terminera bientôt… » « En l’an 663, deux grandes armées s’affrontèrent dans les plaines d’Ach Samrath, les terres estivales, au nord du fleuve Gleniwent. Durant cinq jours de massacres terribles et sans merci, les Hernystiris et les Sithis résistèrent à la puissance des Rimmersleutes. Mais, le sixième jour, ils furent attaqués traîtreusement sur un flanc non défendu par une armée d’hommes des Thrithings, qui convoitaient depuis longtemps les richesses des Erkynéens et des Sithis. Ils chargèrent sous couvert de la nuit, et le résultat fut épouvantable. La défense fut brisée, les chars hernystiris renversés, le Cerf Blanc de la maison de Hern fut partout piétiné. On dit que dix mille hommes d’Hernystir périrent ce jour-là. Personne ne sait combien de Sithis furent tués, mais leurs pertes furent également terribles. Les Hernystiris qui survécurent s’enfuirent vers leurs forêts. En Hernystir, Ach Samrath est encore aujourd’hui un nom maudit synonyme de haine et de deuil. » « Dix mille ! » siffla Simon. Ses yeux brillaient devant l’horreur et la démesure de ce qu’il venait d’entendre. Morgénès remarqua son expression et fit une petite grimace, mais aucun commentaire. « C’est ce jour-là que s’acheva la domination des Sithis sur Osten Ard, bien que trois longues années de siège aient ensuite été nécessaires pour qu’Asu’a tombât aux mains de l’envahisseur nordique. « N’eût été la magie étrange et horrible à laquelle le fils de l’Erl-roi fit alors appel, aucun Sithi n’aurait survécu à la chute du château. Mais ils furent nombreux à pouvoir fuir vers les forêts, par la rivière, et… et ailleurs. » Simon était maintenant suspendu aux lèvres du docteur, osant à peine ciller les yeux. « Et le fils du roi des Sithis ? Comment s’appelait-il ? Quelle était sa magie ? » Puis une pensée soudaine lui traversa l’esprit. « Et Jean Presbytère ? Je croyais que vous alliez parler du roi, de notre Roi ! » « Un autre jour, Simon. » Morgénès s’éventa avec une feuille de parchemin aussi légère qu’un murmure, bien que la pièce eût paru plutôt fraîche. « Il advint encore bien des choses après la chute d’Asu’a, cette période sombre des temps anciens recèle encore bien des événements dignes d’être narrés. Les Rimmersleutes régnèrent ici jusqu’à l’arrivée du dragon. Plus tard encore, tandis que le dragon dormait, d’autres hommes occupèrent ce château. Et il se passa encore bien des années et bien des rois, bien des catastrophes et bien des morts avant que Jean ne vienne… » Il s’arrêta sans finir sa phrase, et se passa la main sur le visage, comme pour en effacer la fatigue. « Et le fils du Roi des Sithis ? » demanda doucement Simon. « Quelle était sa terrible magie ? » « Au sujet du fils de l’Erl-roi… Il vaut mieux ne rien dire. » « Mais pourquoi ? » « Assez de questions, jeune homme ! » gronda Morgénès en agitant la main. « Je suis fatigué de parler ! » Simon en fut blessé : il essayait simplement d’entendre la suite de son histoire. Pourquoi les adultes se fâchaient-ils aussi facilement ? Mais ceci dit, il valait mieux ne pas mettre au pot la poule qui pond des œufs d’or. « Je suis désolé, docteur. » Il tenta de prendre un air contrit, mais le vieux savant était si cocasse avec son visage simiesque rouge et fatigué, et avec ses mèches de cheveux blancs dressées en tous sens ! Simon sentit ses lèvres tendre irrésistiblement vers un sourire. Morgénès le vit mais garda son expression contrariée. « Je suis sincèrement désolé. » Aucun changement. Qu’essayer d’autre ? « Merci de m’avoir raconté ces histoires. » « Pas : des histoires ! » hurla Morgénès, « l’Histoire ! Tu peux partir. Reviens demain matin prêt à te mettre au travail ; tu as à peine commencé le travail d’aujourd’hui ! » Simon se leva en tentant désespérément de contenir son sourire, mais il avait à peine fait demi-tour vers la porte que celui-ci lui couvrit le visage comme un serpent de papier. Tandis que la porte se fermait derrière lui, il entendit Morgénès maudire un quelconque démon maniaque et malfaisant pour avoir caché son cruchon de bière. La lumière de l’après-midi perçait à travers les nuages au-dessus de Simon qui revenait vers l’enceinte intérieure. D’apparence, il s’agissait d’un jeune garçon grand, roux et maladroit aux vêtements poussiéreux qui traînassait la bouche ouverte. Mais son esprit bouillonnait d’idées étranges, et son crâne était une ruche emplie des murmures et des bourdonnements de ses désirs et de ses rêves. Observe bien ce château, se dit-il : il est vieux et mort, c’est un simple empilement de pierres sans vie, un tas de cailloux habité par des créatures sans imagination. Mais cela n’a pas toujours été ainsi. De grandes choses sont arrivées ici. Des trompettes ont sonné, des épées ont brillé, de puissantes armées se sont affrontées et ont rebondi l’une sur l’autre comme les vagues du Kynslagh contre le mur côtier. Des siècles avaient passé, mais il semblait à Simon que ces événements se produisaient en cet instant, juste pour lui, tandis que les autres occupants du château, lents et indifférents, vaquaient à leurs occupations avec pour seules pensées leur prochain repas et le repos qui allait le suivre. Les idiots ! Alors qu’il venait de passer la poterne, un éclat de lumière attira son attention vers le lointain chemin de ronde de la Tour de Hjeldin. Une jeune fille se tenait là, aussi éclatante et petite qu’un bijou, sa robe verte et ses cheveux d’or baignant dans la lumière du soleil comme si elle ne tombait du ciel que pour elle. Simon ne pouvait voir son visage, mais il était certain qu’elle était belle, aussi belle et indulgente que le portrait de l’Immaculée Elysia qui trônait dans la chapelle. Durant un instant, ce reflet de vert et d’or l’embrasa comme une étincelle sur du bois sec. Tous les soucis et le ressentiment qui l’habitaient disparurent soudain, réduits à néant en l’espace d’une seconde. Il se sentit aussi allègre et léger qu’une plume de cygne, à la merci de la moindre brise qui pourrait l’emporter, le ramener vers la source de ce rayon doré. Puis ses yeux quittèrent la merveilleuse jeune fille sans visage pour redescendre sur terre. Il observa ses propres vêtements. Rachel l’attendait, et son dîner était froid. Une sorte de masse indéfinissable reprit alors sa place habituelle en haut de son dos, lui faisant courber l’échine et rentrer les épaules tandis qu’il traînait les pieds vers les quartiers des domestiques. 5. La Fenêtre de la Tour Novandre se terminait dans un toussotement de neige et de vent, et Dersandre, qui portait la fin de l’année dans sa traîne, attendait patiemment son tour. Le Roi Jean Presbytère était retombé malade après avoir rappelé ses deux fils au Hayholt, et avait retrouvé dans la nuit perpétuelle de ses quartiers la cohorte de sangsues, de médecins instruits, et de domestiques empressés. L’évêque Domitis avait quitté la cathédrale Saint-Sutrin qui dominait Erchester pour élire domicile au chevet de Jean. Le prélat réveillait le Roi à toute heure du jour et de la nuit en lui prenant régulièrement la main pour s’assurer de sa chaleur et de sa texture, et soupesait l’âme royale. Le vieil homme, qui continuait de faiblir, supportait tant la douleur que le prêtre avec une élégance stoïque. Towser occupait depuis quarante ans la petite chambre qui jouxtait celle du Roi. Clou-Radieux, huilée de neuf, gainée de son fourreau, et enveloppée dans du drap de lin serré, reposait au fond du coffre en chêne du vieux bouffon. La nouvelle vola jusques aux coins les plus reculés d’Osten Ard : Jean Presbytère se mourait. Hernystir à l’ouest et Rimmersgard au nord dépêchèrent immédiatement des délégations vers la capitale. Le vieux duc Isgrimnur, l’ancien compagnon de Jean qui s’asseyait à sa gauche à la Grande Table, vint à la tête d’une compagnie de cinquante Rimmersleutes d’Elvritshalla et de Naarved, tous couverts de pied en cap de fourrures et de cuir pour la traversée hivernale des Marches Gelées. Gwythinn, le fils du Roi Lluth, n’était accompagné que de vingt Hernystiris, mais ils brillaient d’or et d’argent, au point d’en faire oublier leurs piètres vêtements. Le château revint à la vie grâce à la musique de langues depuis longtemps absentes de ses murs : le rimmerspakk et le perdruinais et la langue d’Harcha. L’accent roulant et insulaire de Naraxi chanta dans la cour, et les étables résonnèrent des phrases cadencées des hommes des Thrithings, qui, venant des plaines, se trouvaient plus à leur aise près des chevaux. Mais tous ces accents étaient couverts par le bourdonnement incessant et envahissant du nabbanais, langue officielle de la Sainte Église et de ses prêtres aedonites, qui administraient comme à leur habitude les allées et venues des hommes et de leur âme. Tant sur les hauteurs du Hayholt qu’à Erchester qu’il dominait, toutes ces petites armées se croisaient, se retrouvaient et se séparaient sans réels incidents. Les peuples qu’ils représentaient étaient souvent d’anciens ennemis, mais les presque quatre-vingts années de règne du Roi Jean avaient cicatrisé bien des blessures. Il était plus fréquent d’échanger des pintes de bières que des insultes. Il n’y avait qu’une inquiétante exception à cette règle de bienséance et d’harmonie, et elle était bien trop facile à constater et à comprendre. Chaque fois qu’ils se croisaient, que ce soit sous les portes du Hayholt ou dans les ruelles d’Erchester, les soldats à livrée verte du prince Élias et les gardes à chemise grise du prince Josua se bousculaient et s’insultaient copieusement, reflétant en public les dissensions qui opposaient en privé les deux fils du Roi. La Garde erkynéenne de Jean Presbytère dut intervenir à plusieurs reprises lors de violentes bagarres. Puis vint un soir où l’un des partisans de Josua fut poignardé par un jeune noble de Mérémund, intime de l’héritier du trône. Le coup ne fut heureusement pas mortel : l’assaillant était ivre, et visait mal, et les troupes eurent à subir des remontrances solennelles. Les fidèles des deux princes en revinrent à n’échanger que des regards glaciaux et des grimaces méprisantes. Le bain de sang avait été évité. C’était une période étrange pour l’Erkynée, et pour tout Osten Ard : des jours de tristesse et d’excitation mêlées. Le Roi n’était pas mort, mais il semblait que cela allait bientôt arriver. Le monde entier changeait, et nul ne savait ce qu’il serait lorsque Jean Presbytère ne siégerait plus sur le Trône du Dragon. « … Udundi : espérer… lordi : un progrès… Frayedi : c’est parfait… Satrinndi : le marché… Soleydi : c’est la paix ! » Simon dévalait deux à deux les marches craquantes de l’escalier en ressassant de toute la force de sa voix l’unique couplet de sa chanson. Il manqua renverser Sophrona, la Maîtresse Lingère, alors qu’elle allait faire entrer par la porte du Jardin des Pins l’escadron de filles encombrées de draps et de piles de vêtements qu’elle dirigeait. D’un bond, elle s’aplatit contre l’encoignure de la porte avec un petit cri aigu pour l’éviter, puis leva un poing décharné et rageur en direction du dos du jeune garçon qui filait comme l’éclair. « Attends que j’en parle à Rachel ! » cria-t-elle. La menace le fit sourire. Pourquoi s’inquiéter ? On était aujourd’hui satrinndi, le jour du marché, et Judith la cuisinière lui avait donné deux sous pour faire des courses et un liard pour lui-même. Quelle glorieuse journée ! Les pièces, pleines de promesses, tintaient dans sa bourse de cuir de belle manière tandis qu’il traversait les cours et jardins du château. Il passa la porte de l’enceinte intérieure et traversa l’enceinte centrale presque déserte car ses occupants, principalement des soldats et des artisans, étaient de garde ou au marché. Dans l’enceinte extérieure, le bétail paissait sur les terres communes, misérablement regroupé par le froid, et surveillé par quelques gardiens qui semblaient à peine moins malheureux. Simon galopa à travers les rangées de maisons basses, de granges et d’étables, qui étaient souvent si vieilles et à tel point couvertes de lierre et de neige qu’elles ne semblaient être que des protubérances sur les murs de la place forte. Le soleil étincelait à travers les nuages sur la calcédoine ciselée de l’imposante Porte de Nearulagh. Tandis qu’il ralentissait, observant bouche bée l’extraordinaire détail de la représentation de la victoire du Roi Jean sur Ardrivis, bataille qui avait soumis Nabban à la couronne, Simon entendit le tumulte d’un galop et le grincement strident des roues d’un boguet. Il tourna la tête et fut horrifié de voir devant lui les yeux blancs et mouvants d’un cheval qui passait la Porte de Nearulagh à pleine allure, faisant voler la boue sous ses sabots. Simon s’écarta d’un bond et sentit sur son visage l’air que déplaçaient le cheval qui ne ralentit pas, et la voiture qui se balançait violemment derrière lui. Il eut le temps d’entrevoir le conducteur de l’attelage : il était entièrement vêtu de noir et sa cape et sa capuche étaient doublées de rouge. L’homme le dévisagea en le dépassant. Ses yeux étaient noirs et brillants, comme les cruels globes oculaires d’un requin. Leurs yeux ne furent en contact qu’un court instant, mais Simon eut l’impression que ce regard le brûlait. Il recula en vacillant, se raccrochant au jambage de pierre de la Porte, et regarda le boguet s’éloigner sur la piste de terre de l’enceinte extérieure. Les poules piaillaient et s’envolaient dans son sillage, quand elles avaient la chance de ne pas finir écrasées et sanglantes dans les traces que laissait l’attelage. Le vent fit voler des plumes tachées de boue. « Tu n’es pas blessé ? » L’une des sentinelles vint décrocher doucement les mains tremblantes de Simon qui s’accrochait encore aux gravures de la pierre et le remit sur pied. « Alors tu peux reprendre ton chemin. » La neige tourbillonnait dans l’air et des flocons vinrent fondre sur ses joues lorsqu’il se mit à descendre le flanc de la colline en direction d’Erchester. Les pièces dans sa bourse tintaient maintenant sur un rythme beaucoup plus lent. « Ce prêtre a perdu la raison », s’exclama l’un des gardes en direction de son compagnon, mais Simon l’entendit tout aussi bien. « S’il n’était pas le confident du prince Élias… » Trois petits enfants, marchant derrière leur mère qui montait péniblement le long de la piste humide, désignèrent Simon du doigt alors qu’il les dépassait, et rirent de son expression et de la pâleur de son visage. La Grand’rue était entièrement couverte par des peaux tannées cousues entre elles et tendues de mur à mur au-dessus des têtes. À chaque intersection avait été dressé un cairn au centre duquel brûlait un feu dont une partie de la fumée, mais certainement pas la totalité, s’échappait par de grands trous circulaires percés dans le toit de l’abri de toile. La neige qui se glissait à travers ces cheminées improvisées fondait en sifflant dans l’air chaud. Une foule bigarrée se réchauffait près des flammes, ou déambulait en discutant, observant subrepticement les biens exposés des deux côtés de la rue et sur toute sa longueur. Des gens d’Erchester, du Hayholt et des autres fiefs, étaient ici mêlés, tourbillonnant ensemble en tous sens à travers la Grand’rue. Celle-ci courait sur deux lieues, depuis l’entrée d’Erchester jusqu’à la Place de la Victoire, à l’autre bout de la ville. Emporté par la cohue, Simon se remit à sourire : qu’importait un prêtre saoul, puisque c’était jour de marché ? La foule habituelle de marchands et de colporteurs aux cris stridents, de provinciaux aux yeux brillants, de joueurs, de coupeurs de bourses et de musiciens avait été augmentée des soldats des diverses délégations envoyées auprès du roi mourant. Rimmersleutes, Hernystiris, Warinstenis ou Perdruinais, leurs tenues chamarrées et leur allure faisaient rêver Simon, qui était aussi curieux qu’un choucas. Il suivit un groupe vêtu du rouge et or des légionnaires nabbanais, admirant leur démarche fière et leur supériorité facile, comprenant sans avoir besoin de connaître leur langue la manière désinvolte dont ils s’insultaient. Il était en train de se rapprocher d’eux, désireux de contempler les épées courtes qu’ils portaient dans des fourreaux accrochés plus près de la taille que de la ceinture, lorsque l’un d’entre eux, un soldat aux yeux clairs portant une fine et noire moustache, se retourna et l’aperçut. « Héa, mes frères ! » s’exclama-t-il en grimaçant et en tapant du poing sur l’épaule de son voisin. « Regardez cela ! Un jeune voleur aux doigts aiguisés, qui semble fasciné par ta bourse, Turis ! » Les deux hommes firent face à Simon. Celui que l’on avait appelé Turis, un géant fort et barbu, regarda Simon d’un œil noir. « Si lui a touché, alors je tuer ! » gronda-t-il. Il ne maîtrisait pas la langue aussi bien que son compère, et n’avait pas non plus son sens de l’humour. Trois autres légionnaires étaient revenus sur leurs pas pour rejoindre les deux premiers. Ils s’étaient rapprochés graduellement, et Simon se sentait maintenant comme un renard acculé. « Que se passe-t-il, Géllès ? » demanda l’un des nouveaux arrivants au compagnon de Turis. « Hué fauge ? Il vous a volé ? » « Non, non ! » répondit Géllès en riant. « Je taquinais juste notre ami Turis. Le petit n’a rien fait. » « J’ai ma propre bourse ! » s’exclama Simon indigné. Il la défit de sa ceinture et l’exhiba devant les soldats hilares. « Je ne suis pas un voleur ! J’habite dans le château du roi ! de votre roi ! » Les soldats éclatèrent d’un rire sonore. « Héa, écoutez-le ! » cria Géllès. « Notre roi, vient nous dire ce jeune impudent ! » Simon voyait maintenant que le jeune légionnaire était saoul. Une partie de sa fascination tourna au dégoût. « Héa, mes amis », Géllès fronça les sourcils, « Mulveiz-nei cenit drenisend, comme le dit l’adage : prenons garde à ce chiot, et laissons-le dormir ! » L’hilarité fut de nouveau générale. Simon, les joues écarlates, noua sa bourse à sa ceinture et tourna les talons. « Adieu, petite souris ! » lança l’un des soldats. Simon ne se retourna ni répondit, mais il pressa le pas. Il avait passé l’un des grands feux et avait quitté l’auvent de la Grand’rue lorsqu’il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna, pensant que les hommes de Nabban l’avaient rejoint pour le tourmenter encore, mais trouva à leur place un homme rondelet au visage rose tanné par le climat. L’étranger portait la robe grise et la tonsure d’un moine mendiant. « Excuse-moi, mon jeune ami », dit-il avec le léger accent craquant des Hernystiris, « je voulais simplement m’assurer que tu étais sauf et que ces goirach ne t’avaient pas malmené. L’étranger tendit la main vers Simon et lui tapota le dos. Ses yeux aux lourdes paupières étaient bordés sur les côtés de fines rides qui soulignaient les courbes d’un sourire fréquent, mais semblaient néanmoins cacher quelque chose : un coin d’ombre au plus profond, troublant sans être menaçant. Simon s’aperçut qu’il le fixait des yeux, presque contre sa volonté, et détourna le regard. « Non, non. Merci, mon père », dit-il. Son propre formalisme le surprit. « Ils ne faisaient que se moquer de moi. Je n’ai rien. » « C’est bien ; très bien… Mais pardonne-moi, j’ai oublié de me présenter. Je suis le Frère Cadrach ec-Crannhyr, de l’Ordre Vilderivien », dit-il. Il semblait s’excuser une seconde fois par un petit sourire navré. Son haleine sentait le vin. « Je suis venu avec le prince Gwythinn et sa suite. « Qui peux-tu bien être ? » « Simon. Je viens du Hayholt. » Il fit un geste vague en direction du château. Le moine sourit de nouveau, sans rien dire, puis détourna son regard pour observer un Hyrka de passage. L’homme était vêtu de couleurs vives et disparates, et menait par une chaîne un ours muselé. Quand le duo eut passé, Cadrach ramena ses petits yeux vifs vers Simon. « Il y a des gens qui prétendent que les Hyrkas peuvent parler aux animaux, sais-tu ? Et tout particulièrement à leurs chevaux. Et l’on raconte que ces animaux comprennent tout ce qu’ils leur disent. » Le moine termina par un sourire moqueur, comme pour ajouter qu’un homme de Dieu ne pouvait évidemment pas croire e telles fables. Simon ne répondit pas. Il avait évidemment déjà entendu les histoires que l’on racontait au sujet des Hyrkas. Shem Palefrenier jurait que ce n’était que la pure vérité. Les Hyrkas apparaissaient souvent sur les marchés, où ils venaient vendre à des prix insensés des chevaux magnifiques, et embrouillaient l’esprit des villageois par leurs jeux et leurs tours. Ce souvenir, et celui de leur réputation, car leur probité était rarement prise en exemple, lui fil instantanément porter la main à sa bourse de cuir. Il fui rassuré de sentir les pièces à l’intérieur. « Je vous remercie pour votre aide, mon père », dit-il enfin, alors même qu’il n’avait pas l’impression d’avoir été aidé d’une quelconque manière par le moine. « Je dois partir maintenant. Il faut que j’achète des épices. » Cadrach l’observa longuement, comme à la recherche d’une information cachée sur le visage de Simon. Puis il parla enfin : « J’aimerais te demander une faveur, jeune homme. » « Laquelle ? » demanda Simon, méfiant. « Comme je te l’ai dit, je suis étranger à ta ville. Tu pourrais peut-être avoir la gentillesse de me guider un court moment, pour me rendre service. Tu pourrais ensuite revenir à tes occupations, après avoir fait une bonne action. » « Oh ! » Simon se sentit soulagé. Il eut d’abord envie de refuser : il n’avait pas tous les jours l’occasion de passer un après-midi entier au marché. Mais il était bien plus rare encore de pouvoir parler avec un moine aedonite des terres païennes d’Hernystir ! De plus, ce frère Cadrach n’avait pas l’air du genre à discourir sans fin sur le péché et la damnation. Il l’observa de nouveau, mais sans rien apprendre de son visage. « Eh bien, pourquoi pas ? Je suppose que c’est possible. Allons-y… Voulez-vous voir les danseurs de Nascadu sur la Place de la Victoire… ? » Cadrach était un compagnon intéressant. Il s’exprimait librement avec Simon, lui racontant son voyage dans le froid entre Hernysadharc et Erchester avec le prince Gwythinn, et faisant de nombreuses remarques amusantes sur les passants et l’étrangeté de leurs vêtements, mais semblait en même temps réservé, l’œil toujours aux aguets alors même qu’il riait de ses propres plaisanteries. Lui et Simon flânèrent sur le marché une bonne partie de l’après-midi, regardant les étals de gâteaux et de légumes séchés qui s’étendaient devant les boutiques de la Grand’rue, et s’imprégnant des douces odeurs des pains chauds et des châtaignes grillées. Remarquant la lumière qui brillait dans l’œil de Simon, le moine insista pour qu’ils s’arrêtent et achètent une pochette de paille rêche remplie de châtaignes grillées, qu’il eut l’amabilité de payer, tendant au marchand de marrons une pièce d’un demi-liard qu’il tira avec difficulté de l’une des poches de sa soutane grise. Après s’être brûlé les doigts et les mains à tenter de manger la chair des marrons, ils choisirent d’abandonner momentanément, et se concentrèrent sur une dispute comique qui opposait un marchand de vin et un jongleur qui bloquait l’entrée de sa boutique, le temps que les châtaignes refroidissent. Ils s’arrêtèrent ensuite pour assister à un spectacle usirien donné devant une foule d’enfants hurlants et d’adultes fascinés. Les marionnettes allaient et venaient, Usires dans sa robe blanche étant chassé par l’empereur Crexis, qui portait des cornes de chèvre et une barbe, et agitait une longue pique surmontée d’une pointe. Usires fut finalement capturé et suspendu à l’Arbre de l’Exécution ; Crexis, la voix forte et stridente, courait en tous sens et tourmentait le Sauveur cloué à l’arbre. Les enfants excités insultaient l’empereur de tout leur cœur. Cadrach poussa Simon du coude. « As-tu vu ? » demanda-t-il en pointant un doigt épais vers la face avant du théâtre de marionnettes. Le rideau qui pendait entre la scène et le sol ondulait, comme porté par une forte brise. Cadrach lui donna un second coup de coude. « N’a-t-on pas là une magnifique représentation de notre Seigneur ? » demanda-t-il sans jamais quitter le rideau des veux. Un peu plus haut, Crexis dansait et Usires souffrait. « Tandis que les hommes jouent leur scène, le Manipulateur reste caché ; nous ne savons pas son visage et ne le connaissons que par les mouvements de Ses marionnettes. Et il arrive que bouge le rideau qui Le dissimule à Son public fidèle. Ah ! mais nous sommes extrêmement reconnaissants pour ce simple mouvement derrière le rideau, incroyablement reconnaissants ! » Simon l’observa ; son attention était encore tout entière tournée vers le théâtre de marionnettes. Puis Cadrach détourna enfin les yeux pour les fixer dans ceux de Simon. Un sourire étrange et triste pinçait le coin de la bouche du moine ; son regard semblait pour une fois exprimer la même émotion que son visage. « Ah ! mon garçon », dit-il, « que peux-tu bien savoir des choses de la religion ? » Ils se promenèrent encore pour un temps, avant que Frère Cadrach ne prenne enfin congé du jeune garçon en le remerciant profusément pour son hospitalité. Simon continua d’errer sans but longtemps après que le moine l’eut quitté. Les morceaux de ciel que l’on pouvait apercevoir à travers le toit de toile commençaient à s’obscurcir lorsque Simon se souvint de sa commission. C’est devant l’étal du marchand d’épices que Simon découvrit que sa bourse s’était volatilisée. Son cœur se mit à battre à un rythme effréné tandis qu’il réfléchissait, pris de panique. Il se souvenait de l’avoir sentie à sa ceinture lorsque lui et Cadrach s’étaient arrêtés pour acheter des châtaignes, mais plus une seule fois après ça. Cela étant, le moment de sa disparition n’était pas essentiel : ce qui importait, c’est qu’elle avait bel et bien disparu. Et il n’avait pas simplement perdu son liard, mais également les deux sous que Judith lui avait confiés ! Il fouilla le marché en vain jusqu’à ce que le ciel soit aussi noir qu’une vieille bouilloire. La neige, qu’il avait à peine remarquée jusque-là, lui sembla très froide et très numide lorsqu’il s’en retourna, les mains vides, vers le château. Lorsqu’il revint sans épices ni argent, la déception qu’il lut sur le doux visage potelé et maculé de farine de Judith fut une punition bien plus cruelle que la pire des corrections. Rachel rusa à son tour et se contenta de lui lancer un regard dégoûté, en lui jurant simplement qu’il allait « s’user les doigts jusqu’à l’os » à travailler pour rembourser cet argent. Même Morgénès, que Simon était allé voir pour trouver un peu de réconfort, parut à peine surpris par la négligence du jeune garçon. Dans l’ensemble, et bien qu’il eût évité une correction, son moral n’avait jamais été plus bas. Soleydi passa, jour sombre et neigeux, durant lequel les employés du Hayholt semblaient n’avoir que deux occupations : prier dans la chapelle pour le Roi Jean et dire à Simon d’aller voir ailleurs. Il était nerveux, irritable, et avait envie de donner des coups de pied dans tout ce qui traînait : exactement le type d’humeur qui ne pouvait être améliorée que par une visite chez Morgénès ou une exploration silencieuse des recoins du château. Le docteur était malheureusement occupé : il était enfermé avec Inch, et travaillait sur quelque chose qui, d’après lui, était grand, dangereux, et susceptible de s’enflammer ; il n’aurait pas besoin des services de Simon de toute la journée. Le temps dehors était si froid et lugubre que même dans son état de nerf, il ne pouvait se convaincre d’aller vagabonder à l’extérieur. Il finit donc par passer l’interminable après-midi avec l’apprenti du chandelier, Jérémias, à jeter des cailloux depuis l’une des tourelles du mur de l’enceinte intérieure et à discuter sans grande conviction des douves en se demandant si les poissons gelaient avec l’eau durant l’hiver et jusques au printemps, ou s’ils allaient ailleurs, et où, dans le cas contraire. Le froid à l’extérieur et le froid tout différent qui prévalait à son encontre dans les quartiers des domestiques prédominaient toujours lorsqu’il se leva en ce lunaedi matin, l’humeur maussade et renfrognée. Morgénès, de son côté, semblait découragé et passif, si bien que, lorsqu’il eut terminé son travail, Simon ne s’attarda pas. Il chipa un peu de pain et de fromage dans le garde-manger et s’en alla sans demander son reste. Il déambula assez longtemps dans la Salle des Registres, écoutant le bruit sec des Moines Copistes qui évoquait des raclements d’insectes, mais, au bout d’une heure, commença à avoir l’impression que c’était sur sa peau que les moines grattaient, et grattaient, et grattaient… Il décida d’emporter son dîner et de grimper les escaliers de la Tour de l’Ange Vert, ce qu’il n’avait pas fait depuis que le temps avait viré au froid. Sachant que Barnabas le sacristain prendrait autant de plaisir à le chasser qu’à aller au paradis, il se résolut à éviter le chemin qui menait à la tour par la chapelle, et à emprunter à la place son itinéraire secret vers les étages. Il enveloppa sa collation dans son mouchoir et se mit en route. Il avançait à travers les salles sans fin de la Chancellerie, passant continuellement d’espaces couverts en cours extérieures et de jardins en couloirs sombres, car cette partie du château était truffée de petits parcs cachés qui restaient presque secrets, tout en évitant superstitieusement de regarder en direction de la tour. Éminemment fine et pâle, celle-ci dominait la partie sud-ouest du Hayholt comme un bouleau dans une cour de pierre, si incroyablement haute et délicate que, vue depuis le sol, elle paraissait construite en haut d’une colline qui se trouverait à des lieues du château. Debout à son pied, Simon pouvait l’entendre vibrer dans le vent comme une corde de luth tendue au plus serré sur quelque cheville céleste. Les quatre premiers étages de la Tour de l’Ange Vert ne présentaient pas de différence notable avec les centaines d’autres structures du Hayholt. Les anciens maîtres du Hayholt avaient dissimulé sa fine base dans des contreforts et des remparts de granit, et nul ne pouvait plus dire s’ils avaient agi ainsi par désir légitime de renforcer la sécurité ou parce que l’étrangeté de la tour les troublait. Les fortifications cessaient une fois dépassée la hauteur du mur d’enceinte, et la tour s’élevait alors dans les airs dans toute sa nudité, magnifique créature albinos échappant à son triste cocon. Les balcons et fenêtres aux étranges formes abstraites étaient taillés directement dans la surface lisse de la pierre comme les dents de requin sculptées que Simon voyait souvent au marché. Au pinacle de la tour scintillait un lointain flamboiement de cuivre doré et de vert : l’Ange lui-même, un bras tendu comme en signe d’adieu et l’autre protégeant ses yeux de la main tandis que, tourné vers l’est, il observait l’horizon. L’immense et bruyante Chancellerie était la proie d’une agitation plus importante encore qu’à l’habitude. Les subalternes en soutanes au service du Père Helfcène se précipitaient d’une pièce à l’autre, ou se réunissaient par petits groupes pour discuter âprement un instant en grelottant dans l’air froid et neigeux des petites cours extérieures. Certains d’entre eux, portant des rouleaux de papier et manifestement occupés, tentèrent de confier à Simon diverses missions auprès de la Salle des Registres, mais il s’excusa chaque fois en arguant d’une tâche urgente pour le docteur Morgénès. Il s’arrêta dans l’antichambre de la Salle du Trône, feignant d’admirer les vastes mosaïques tout en attendant que les derniers prêtres de la Chancellerie aient quitté la pièce en direction de la chapelle. Lorsqu’il fut enfin seul, il poussa la porte et se glissa à l’intérieur de la Salle du Trône. Les charnières grincèrent, puis se turent. Les pas de Simon résonnèrent dans la pièce, et leur écho se répercuta un instant avant de se disperser dans le profond et lourd silence. L’habitude n’y changeait rien : chaque fois qu’il s’introduisait dans cette pièce, et il avait été, durant toutes ces années où la salle était condamnée, le seul occupant du château, à sa connaissance, à oser y pénétrer, il ne pouvait s’empêcher de ressentir ce mélange de respect et d’admiration. Lorsque le Roi Jean avait à la surprise de tous quitté son lit le mois dernier, Rachel et sa troupe avaient été autorisées à franchir ce seuil qui la hantait. Elles s’étaient alors lancées dans deux semaines d’attaque en règle contre des années de poussière, de verre brisé, de nids d’oiseaux et de toiles d’araignées dont les créatrices avaient depuis longtemps rejoint leurs ancêtres à huit pattes. Mais malgré son nettoyage minutieux, ses dalles balayées, ses murs lavés, et ses étendards (ou du moins une partie d’entre eux) débarrassés de leur carapace de poussière, malgré cette vague de rangement implacable et acharnée la Salle du Trône exsudait une impression d’inertie et d’ancienneté. Le temps ici ne pouvait se mesurer qu’en siècles. Une estrade s’élevait à l’autre bout de la grande salle, au centre d’un rond de lumière qui descendait d’une fenêtre percée dans le plafond voûté. Au-dessus se dressait le Trône du Dragon, à la manière d’un étrange autel inoccupé, baignant dans un nuage de grains de poussière qui brillaient et virevoltaient dans la lumière, et flanqué des statues des six Rois Souverains d’Osten Ard. Les os du trône étaient immenses, plus épais que l’une ou l’autre des jambes de Simon, et polis de telle façon qu’ils avaient l’éclat d’une vieille pierre lustrée. À quelques rares exceptions, ils avaient été taillés et assemblés de telle manière qu’il était presque impossible malgré leur taille de deviner pour chacun d’entre eux la partie de la carcasse du grand ver de feu dont ils étaient issus. Seul le dossier du grand siège, un éventail large de sept coudées s’élevant bien plus haut que la tête de Simon, et formé de côtes jaunes et courbées sur lesquelles reposaient les coussins de velours du roi, était immédiatement identifiable. Le dossier, et le crâne. Le crâne et la mâchoire du dragon Shurakaï dominaient la pièce, perchés au sommet du trône, et faisant une saillie telle qu’ils auraient pu servir d’auvent si plus d’un fin rayon de lumière avait jamais pénétré la Salle du Trône. Ses orbites étaient de noires fenêtres brisées, ses dents de grandes dagues courbées aussi longues que les mains de Simon. Le crâne du dragon avait la couleur du vieux parchemin, et était parcouru de fines craquelures qui tissaient sur lui une étrange toile d’araignée, mais quelque chose semblait pourtant encore vivant en lui ; étrangement, étonnamment et terriblement vivant. La pièce elle-même était d’ailleurs baignée d’une aura extraordinaire et sacrée qui allait bien au-delà de la compréhension de Simon. Le trône de lourds os jaunes, les immenses silhouettes noires gardant un siège vide dans une pièce immense et déserte, tout semblait chargé d’un pouvoir redoutable. Les huit occupants de la pièce, le garçon, les statues, et l’immense crâne aveugle, paraissaient retenir leur respiration. Ces moments volés emplirent Simon d’une extase tranquille et respectueuse, presque craintive. Les rois de malachite attendaient peut-être avec leur noire patience de pierre que Simon posât une main roturière et blasphématoire sur le siège d’os de dragon,, attendaient, attendaient… et lorsque cela arriverait, ils reviendraient à la vie dans un craquement terrible ! Il frissonna d’excitation à cette idée, surpris par sa propre imagination, et s’avança un peu, les yeux fixés sur les visages sombres des grands rois. Leurs noms lui avaient été familiers, à l’époque où il répétait sans cesse une comptine que Rachel (Rachel ? Était-ce possible ?) lui avait enseignée alors qu’il n’était qu’un petit singe ricanant d’à peine quatre ans. Était-il encore capable de s’en souvenir ? Si son enfance lui paraissait si lointaine, se dit-il soudain, que pouvait ressentir Jean Presbytère, qui portait le poids de tant de décennies ? Les voyait-il avec la clarté impitoyable des anciennes humiliations, ou baignant dans le flou doux et éthéré des histoires du glorieux temps passé ? Lorsqu’un homme était vieux, est-ce que la masse de ses souvenirs étouffait ses autres pensées ? Ou est-ce qu’on les perdait, laissant échapper son enfance, ses ennemis, ses amis ? Quelles étaient les paroles, déjà ? Six grands rois… Six grands rois sont venus et régnèrent au Château Six seigneurs ont toisé ses salles et ses murs hauts Six tombeaux au-dessus du Kynslagh, au-dessus Six grands rois attendront jusqu’au Jour du Salut C’est ça ! Fingil vint le premier : on le sait Roi Sanglant Il vola vers le Nord et vécut guerroyant Puis vint son fils Hjeldin : le Roi Fou est appelé Se jeta vers la mort du haut d’une tour hantée Ikferdig, à son tour, est dit le Roi Brûlé Il fit face au dragon une nuit étoilée Rois nordiques tous les trois, Tous maintenant morts et froids Le Hayholt après cela Du Nord n’eut plus de Rois Il s’agissait des trois rois de Rimmersgard à la gauche du trône. Et Fingil… n’était-ce pas le roi dont Morgénès lui avait parlé ? Celui qui commandait cette terrible armée ? Celui qui tuait les Sithis ? Donc, les rois à la droite du trône devaient être… Le Roi héron Sulis de Nabban s’échappa ; Le Destin rejoignit ici cet Apostat Le fier et vieux Tethtain, le Saint Roi d’Hernystir Entra un jour ici ; jamais ne put partir Eahlstan fut le dernier : on l’appelle Roi Pêcheur Le dragon réveilla, pour son plus grand malheur… Ha ! Simon fixa des yeux le visage pâle et triste du Roi héron, et exulta. Ma mémoire est meilleure que ce que les autres croient, meilleure que celle de bien des têtes creuses ! Il y avait bien sûr maintenant un septième roi dans le Hayholt : le vieux Jean Presbytère. Simon se demanda si quelqu’un ajouterait un jour le roi Jean à la comptine. La sixième statue, la première à main droite du trône, était celle que Simon préférait : celle du seul natif d’Erkynée à avoir régné au Hayholt. Il s’approcha plus près pour regarder dans les yeux taillés profond de Saint Eahlstan, que l’on appelait Eahlstan Fiskerne parce qu’il venait d’un peuple de pêcheurs sur le Gleniwent, et également appelé le Martyr parce qu’il avait lui aussi été tué par le dragon Shurakaï, la créature qui avait finalement été détruite par Jean Presbytère. Contrairement au Roi Brûlé, qui se dressait de l’autre côté du trône, le visage du Roi Pêcheur n’était pas convulsé par la peur et le doute : le sculpteur avait réussi à donner à la pierre opaque une expression de foi radieuse, dessinant des yeux qui semblaient capables de voir au-delà des apparences. L’artisan, depuis longtemps disparu, avait dépeint Eahlstan comme un homme humble et pieux, mais également déterminé. Dans ses pensées les plus secrètes, Simon imaginait souvent que son père, un autre pêcheur, devait avoir ressemblé à cette statue. Les yeux toujours fixés sur le visage de pierre, Simon ressentit soudain le froid dans sa main. Il avait touché le bras du siège d’os jaunis ! Un serviteur qui posait la main sur le trône ! Il ôta ses doigts d’un geste vif, se demandant malgré tout comment une matière, fût-elle le squelette d’un monstre aussi terrifiant, pouvait être aussi glacée, et recula d’un pas. Il lui sembla, l’espace d’une interminable et intolérable seconde, que les statues avaient effectivement commencé à se pencher vers lui, leurs ombres se mouvant sur les tapisseries, et il bondit en arrière. Lorsque rien ne se passa et qu’aucun mouvement ne suivit le sien, il se redressa aussi dignement que possible, s’inclina respectueusement devant le Trône et les Rois, puis s’éloigna à reculons. Il chercha derrière lui de la main, du calme, du calme, pensa-t-il, ne sois pas ridicule, et trouva finalement la porte de la permanence, sa destination première. Il quitta la salle en jetant un dernier regard prudent au décor qui restait d’une immobilité rassurante. Dans le mur et derrière la lourde tapisserie de la pièce, de velours rouge brodée et représentant des scènes joyeuses, se cachait un escalier menant à des latrines situées au sommet de la galerie sud de la Salle du Trône. Il grimpa les marches de pierre en s’admonestant pour la nervosité dont il avait fait preuve quelques instants plus tôt. Une longue ouverture dans le mur des latrines faisant office de fenêtre, il lui fut facile de se glisser à l’extérieur et sur le mur qui courait en dessous. La manœuvre était toutefois moins aisée qu’en Septandre, lors de sa dernière visite, car la neige rendait maintenant la pierre glissante et une bonne brise soufflait. Mais le sommet du mur était large, et Simon avançait précautionneusement. Il arriva à son endroit favori. Le coin du mur passait à moins de six pieds de la large corniche de la tourelle du quatrième étage de la Tour de l’Ange Vert. Il s’immobilisa. Il pouvait presque entendre le son des trompettes, le fracas des chevaliers combattant plus bas, tandis qu’il se préparait à bondir de mât en mât… Qu’il eût glissé en prenant son appui, ou qu’il ait été distrait par l’abordage imaginaire en contrebas, Simon retomba mal. Il se cogna violemment le genou contre la pierre, et manqua rebondir en arrière, ce qui l’aurait projeté sur le muret qui courait au bas de la tour ou dans les douves. Cette prise de conscience soudaine lança son cœur dans un galop terrifié. Il réussit à se glisser entre les merlons dressés de la tourelle, rampant jusqu’à rejoindre le plancher. Il s’assit, sous les légers flocons de neige qui voletaient. Il se sentait plutôt bête, et serra son genou replié dans ses mains. La douleur intense était rendue pire encore par un sentiment de trahison et d’incompétence. S’il n’avait déjà souffert de la puérilité de sa situation, il en aurait pleuré. Il décida finalement de se relever, et se dirigea en boitant vers l’intérieur de la tour. Il avait malgré tout eu de la chance : personne n’avait entendu sa chute. Sa honte n’appartenait qu’à lui seul. Il porta la main à sa poche : le pain et le fromage avaient été sérieusement aplatis mais ils étaient encore mangeables. Ce fut une bien piètre consolation. Il lui fut difficile de grimper les marches, mais il eût été stupide de parvenir jusqu’à la Tour de l’Ange Vert, la plus haute construction d’Erkynée et certainement de tout Osten Ard, et de ne pas dépasser le niveau des murs du Hayholt. Les escaliers étaient longs et étroits, ses marches faites d’une pierre blanche propre et lisse qui n’existait nulle part ailleurs dans le château ; elles étaient glissantes au toucher mais sûres sous le pied. Les gens du château prétendaient que cette tour était la seule partie de la place forte sithie originale qui restât inchangée, mais Morgénès lui avait dit une fois que ce n’était pas vrai. Cela pouvait signifier que la tour avait été altérée, ou qu’il persistait d’autres vestiges du vieil Asu’a, mais le docteur, entêté comme il l’était parfois, avait refusé d’en dire plus. Simon, qui grimpait depuis déjà de longues minutes, pouvait voir par les fenêtres qu’il se trouvait déjà plus haut que la Tour de Hjeldin. La sinistre colonne à coupole depuis laquelle le Roi Fou s’était jeté vers la mort observait l’Ange Vert à travers l’étendue du toit de la Salle du Trône comme un nain agenouillé et jaloux qui dévisage son prince en secret. Les murs de pierre étaient ici différents, d’une douce couleur fauve, sur laquelle étaient dessinées d’extraordinaires circonvolutions bleu ciel. Il détourna son attention de la Tour de Hjeldin et, s’arrêtant un instant en un endroit qu’éclairait l’une des grandes fenêtres, tenta de suivre le fil de l’un des délicats motifs serpentins, mais cela lui fit tourner la tête et il abandonna bien vite. Lorsque enfin il eut l’impression d’avoir monté ces marches pendant des heures, l’escalier déboucha sur les dalles blanches et brillantes du plancher du clocher. Il s’agissait visiblement de la même pierre que celle dans laquelle les marches avaient été taillées. La tour s’élevait encore sur près de cent coudées, se terminant en une flèche qui portait l’Ange Vert, mais les escaliers n’allaient pas plus loin que cette salle où s’alignaient rangée après rangée de grandes cloches de bronze suspendues a des chevrons voûtés tels de sages fruits verts. La salle elle-même était ouverte aux vents dans toutes les directions : lorsque les carillons de l’Ange Vert résonnaient depuis les grandes arches de ses fenêtres, tout le pays pouvait l’entendre. Simon s’adossa à l’un des six piliers sombres et lisses, et faits d’un bois aussi dur que la pierre, qui s’élevaient dans la pièce jusques au plafond. Il faisait face à l’ouest et, tout en mâchant son quignon de pain, observa les eaux du Kynslagh qui venaient sans répit se jeter contre l’épais mur côtier du Hayholt. La journée était nuageuse et l’air chargé de neige, et Simon fut stupéfait par la clarté avec laquelle il voyait le monde s’étaler devant lui. La houle du Kynslagh portait de nombreux petits bateaux, dans lesquels des hommes en cape noire se penchaient placidement sur leurs rames. Plus loin, il pouvait presque deviner l’endroit où le fleuve Gleniwent quittait le lac pour s’élancer vers l’océan, un voyage sinueux qui durerait plus de cinquante milles, bordé de quais et de fermes. Au-delà du Gleniwent, dans les bras de la mer elle-même, l’île de Warinsten observait l’embouchure du fleuve ; et plus à l’ouest encore, au-delà de Warinsten, ne s’étendait plus que l’immensité inconnue de l’océan. Simon examina son genou et jugea préférable de ne pas s’asseoir, pour ne pas avoir plus tard à se relever. Il tira son chapeau sur ses oreilles, qui commençaient à rougir à le lancer, et attaqua un morceau de fromage écrasé. À sa droite, mais bien au-delà des limites de sa vision, se trouvaient les plaines et les collines d’Ach Samrath, les plus éloignées des marches du royaume de Hernystir, et le site de la terrible bataille que Morgénès lui avait décrite. À main gauche, au-delà du Kynslagh, s’étendaient les immenses et presque infinies prairies des Thrithings. Mais elles avaient une fin, bien sûr ; et alors venaient Nabban, la baie de Firranos et ses îles, les Grands Marais… toutes ces contrées que Simon n’avait jamais vues et qu’il ne découvrirait probablement jamais. Fatigué enfin de la perspective invariable du Kynslagh et des invisibles pays du sud qu’il lui fallait imaginer, Simon boitilla jusqu’à l’autre côté du clocher. Il passa par le centre de la pièce, d’où l’on ne voyait plus le sol, ni aucun des paysages terrestres ; la neige tourbillonnante et les sombres nuages informes et mouvants qui l’entouraient devinrent soudain un trou dans la grisaille, et la tour ne fut plus pour un instant qu’un étrange vaisseau fantôme perdu sur une mer vide et embrumée. Le vent mugissait et chantait, libre d’aller et venir dans la pièce. Les cloches ronronnaient doucement, comme si la tempête avait amené de petits esprits effrayés jusqu’à l’intérieur de leur enveloppe de bronze. Simon atteignit le rebord de la fenêtre et se pencha pour observer le kaléidoscope insensé que formaient en contrebas les toits du Hayholt. Il se sentit tiré par le vent, comme si celui-ci voulait rattraper et l’entraîner avec lui, tel un chaton qui joue avec une feuille morte. Il assura sa prise sur la pierre mouillée, et la pression du vent se relâcha. Il sourit : vu d’ici, le magnifique salmigondis de toits du Hayholt, tous de hauteur et de style différents, tous couverts d’une forêt de lierre, de cheminées et de coupoles, ressemblait à une basse-cour remplie d’étranges animaux carrés. Ils s’étalaient les uns sur les autres, se disputant l’espace comme des cochons devant l’auge. Moins élevée que les deux tours seulement, la coupole de la chapelle du château dominait l’enceinte interne ; ses fenêtres colorées étaient drapées de neige. Les autres constructions de la place forte, lieux de résidence, Salle des Banquets, Salle du Trône et Chancellerie, avaient toutes subi maints ajouts et transformations, preuve muette de la diversité des occupants successifs du château. Les deux autres enceintes, et jusques au grand mur qui descendait de manière concentrique sur le flanc de la colline, étaient tout aussi encombrées. Le Hayholt n’avait jamais été agrandi, et sa population toujours croissante avait dû ajouter des étages ou diviser les espaces existants en portions de plus en plus petites. Au-delà de la place forte s’étendait la ville d’Erchester, avec son labyrinthe de rues étroites courant entre des maisons basses, couverte d’un fin manteau blanc. Seule dépassait la cathédrale, elle-même dominée par le Hayholt et par Simon, perché en plein ciel. Ici et là, des lambeaux de fumée partaient s’étioler dans le ciel. Simon pouvait deviner derrière les murs de la ville les formes à demi dissimulées par la neige de l’ancien cimetière païen, au sujet duquel couraient de bien étranges histoires. Ses coteaux descendaient presque jusqu’à la lisière de la forêt ; la colline que les villageois appelaient Thisterbog s’élevait majestueusement au-dessus de l’humble congrégation réunie en ces lieux, reflétant à sa manière la façon dont la cathédrale dominait les toits bas d’Erchester. Simon ne pouvait les voir, mais il savait que Thisterborg était couronnée d’un large cercle de colonnes de roc dressées polies par le vent que les villageois appelaient les Pierres de la Colère. Au-delà d’Erchester, après le cimetière, ses coteaux et la colline couronnée, s’étendait la Forêt. Son nom était Aldhéorte, « le vieux cœur », et elle se déployait comme la mer : vaste, sombre, et inconnue. Des hommes vivaient à sa lisière, et y avaient même taillé quelques chemins qui longeaient sa bordure, mais ne s’aventuraient guère plus loin. Elle formait comme un autre pays au cœur d’Osten Ard, un pays puissant et inconnu qui ne dépêchait pas d’ambassadeurs et recevait peu de visiteurs. Même les hautes futaies de Circoille, qui couvraient les collines d’Hernystir à l’ouest, n’étaient en comparaison qu’un vulgaire bosquet : la Forêt était unique. L’océan à l’ouest, la forêt à l’est, les maîtres du Fer au nord, et les empires brisés du sud… Osten Ard s’étendait devant lui, et Simon en oublia la douleur lancinante qui parcourait son genou : en cet instant, Simon était le Roi de tous les mondes connus. Lorsque le blême soleil hivernal eut passé son zénith et entama sa descente vers l’horizon, Simon se décida à partir. Sa jambe le lança lorsqu’il l’étira, et il poussa un cri de douleur : il était resté immobile durant plus d’une heure et son genou avait eu le temps de s’ankyloser. Il était évident qu’il lui serait impossible de repartir par où il était venu : il allait devoir tenter sa chance face a Barnabas et au père Dréosan. La descente fut un atroce supplice, mais le spectacle qui s’était offert à lui compensa largement cette épreuve, qu’il accepta bien plus facilement qu’il ne l’eût fait en d’autres circonstances. Le désir de découvrir le monde brûlait en lui comme un brasier, et enflammait jusques le bout de ses doigts. Il allait demander à Morgénès de lui reparler de Nabban et des îles du Sud, et des Six Rois. Arrivé au quatrième étage, là où il avait fait son entrée, il entendit un bruit : quelqu’un, plus bas, descendait précipitamment les escaliers. Il s’immobilisa en se demandant s’il avait été découvert : il n’était pas formellement interdit de se trouver dans la tour, mais il n’avait rien à y faire ; le sacristain le supposerait donc fautif. Mais un détail le surprenait : les pas semblaient s’éloigner. Barnabas, ou qui que ce soit d’autre, n’aurait certainement pas hésité à monter vers lui et à l’attraper par la peau du cou. Simon reprit donc sa descente ; lentement, tout d’abord, puis, la curiosité aidant, de plus en plus vite malgré son genou. L’escalier prit fin en débouchant dans le grand hall de la tour. La pièce était fort peu éclairée, et ses murs étaient recouverts de tapisseries usées représentant des scènes certainement religieuses mais maintenant indéchiffrables. Simon s’arrêta sur la dernière marche, restant ainsi dissimulé par l’obscurité de l’escalier. Il n’entendait pas le moindre bruit. Il avança silencieusement à travers la pièce, faisant occasionnellement crisser ses bottes sur le sol de dalles. La grande porte du hall était fermée : la seule lumière qui pénétrait dans la salle était celle qui provenait des fenêtres placées au-dessus du linteau. Comment quelqu’un aurait-il pu ouvrir et refermer ces immenses portes sans qu’il l’entende ? Les bruits de pas avaient été fort mal dissimulés, et lui-même s’était longuement inquiété du bruit qu’allaient faire les gonds de la porte. Il se retourna pour scruter une nouvelle fois le grand hall. Là. Deux petites choses arrondies dépassaient de sous les franges qui bordaient le bas d’une terne tenture argentée suspendue près de l’escalier : des chaussures. Un examen plus attentif lui permit de distinguer un renflement dans la vieille tapisserie à l’endroit où quelqu’un se cachait. Dressé sur une seule jambe comme un héron, il enleva une botte, puis l’autre. Qui cela pouvait-il être ? Le gros Jérémias l’avait peut-être suivi jusqu’ici pour lui faire une farce. Si c’était le cas, Simon allait lui montrer. Presque silencieux maintenant qu’il était pieds nus, il avança jusqu’à faire face au renflement suspect. Un instant, alors qu’il tendait lentement la main vers la tapisserie, il pensa aux choses étranges que Frère Cadrach lui avait racontées au sujet des rideaux lorsqu’ils avaient assisté au spectacle de marionnettes. Il hésita, puis eut honte de sa timidité et écarta la tapisserie. Au lieu de s’ouvrir en démasquant l’espion, l’ample tenture se déchira aux points d’attache et s’effondra comme une monstrueuse couverture empesée. Simon n’eut que le temps d’apercevoir un petit visage surpris avant d’être jeté au sol par le poids de la tapisserie. Tandis qu’il jurait et se débattait, une silhouette vêtue de marron fila. Simon pouvait entendre l’inconnu se débattre avec la lourde porte alors qu’il tentait lui-même de se débarrasser de sa prison de toile poussiéreuse. Il réussit finalement à se libérer, se redressa, traversa la pièce d’un bond, et se jeta sur la fine silhouette avant qu’elle n’eût pu se glisser à l’extérieur par la porte entrouverte. Sa main se referma fermement sur un pourpoint rêche. L’espion avait été capturé alors qu’il était déjà à moitié dehors. La rage de Simon était en grande partie due à son embarras. « Qui es-tu ? » gronda-t-il. « Espèce de sale mouchard ! » Son prisonnier ne dit rien, mais se débattit avec une énergie redoublée. Mais il n’était pas assez fort pour se soustraire à la prise de Simon. Alors qu’il s’efforçait de ramener sa prise à l’intérieur de la pièce, ce qui n’était pas chose facile, Simon fut stupéfait de reconnaître l’habit couleur de sable qu’il tenait en main. Ce ne pouvait être que le garçon qu’il avait surpris à la porte de la chapelle ! Simon tira d’un grand coup sec et réussit à ramener la tête et les épaules de l’inconnu de son côté de la porte, et put enfin voir son visage. Le prisonnier était petit, et ses traits étaient fins, et presque anguleux ; quelque chose dans son menton et son nez évoquait un renard, mais d’une manière qui n’était pas désagréable. Ses cheveux étaient aussi noirs que l’aile d’un corbeau. Simon pensa un instant qu’il pouvait s’agir d’un Sithi ; il chercha alors à se remémorer les histoires de Shem, et comment on pouvait en retenant un Pookahs par la cheville gagner un chaudron d’or, mais, avant de pouvoir dépenser la première pièce de son trésor imaginaire, il vit les yeux apeurés, les joues rouges et le front baigné de sueur, et décida qu’il ne pouvait s’agir d’une créature surnaturelle. « Comment t’appelles-tu ? » demanda-t-il. Le garçon tenta encore une fois de se libérer, mais fatiguait visiblement. Il finit par abandonner. « Ton nom ? » répéta Simon, sur un ton plus doux. « Malachias. » Le jeune garçon, essoufflé, détourna la tête. « Eh bien, Malachias, pourquoi me suis-tu ? » Il donna une petite secousse à l’épaule du garçon pour lui rappeler qui tenait qui. Celui-ci se retourna et observa son geôlier d’un air maussade. Ses yeux étaient presque noirs. « Je ne t’espionnais pas ! » répondit-il avec véhémence. Alors que le garçon détournait la tête une nouvelle fois, Simon eut soudain l’impression que quelque chose dans le visage de Malachias lui était familier, quelque chose qu’il aurait dû reconnaître. « Mais qui es-tu donc, mon bon sire ? » demanda Simon. Il avança la main pour tirer le visage du garçon vers lui. « Est-ce que tu travailles aux écuries, ou quelque part dans le Hayholt ? » Il n’eut pas le temps d’amener ce visage qui l’intriguait à lui faire face : Malachias posa soudain ses deux mains au centre de la poitrine de Simon et poussa avec une force surprenante. Simon partit en arrière en titubant, et lâcha sa prise, puis il s’écroula. Il avait à peine eu le temps de penser à se relever que déjà Malachias s’était enfui, claquant derrière lui la lourde porte qui se referma en crissant bruyamment de toutes ses charnières de bronze rouillées. Simon était encore assis là, le postérieur aussi douloureux que son genou et sa dignité mortellement touchée, lorsque Barnabas, le sacristain, entra dans le hall de la Chancellerie pour s’enquérir de la raison de ce bruit. Il s’immobilisa, abasourdi, dans l’embrasure de la porte, ses yeux coururent de Simon, pieds nus et assis par terre, à la tapisserie effondrée devant l’escalier, puis revinrent se poser sur Simon. Barnabas ne dit rien, mais une grosse veine clairement visible se mit à battre sur chacune de ses tempes, et ses sourcils descendirent jusqu’à ce que ses yeux ne soient plus que de fines fentes noires. Simon, au plus profond des affres de la défaite, ne put que s’asseoir et secouer désespérément la tête, comme un ivrogne qui aurait trébuché sur sa propre cruche et serait tombé de tout son poids sur le chat du connétable. 6. Le Cairn sur la Colline La punition de Simon pour son dernier crime consista en suspension de son apprentissage et confinement dans les quartiers des domestiques. Il arpenta durant des journées entières les limites de sa prison, de la cuisine à la blanchisserie et retour, aussi nerveux qu’une crécerelle encapuchonnée. Tout cela est de ma faute, pensait-il parfois. Je suis aussi stupide que le Dragon le dit. Pourquoi me traitent-ils toujours comme ça ? rageait-il à d’autres moments. On dirait que je ne suis qu’un animal sauvage déraisonnable et bon à rien. Rachel, par une forme de pitié, trouva une série de tâches insignifiantes à lui confier : cela l’occupa, et les journées passèrent un peu moins lentement, mais ne constitua pour Simon qu’une preuve de plus du fait qu’il ne serait jamais qu’un cheval de trait, une bête de somme qui s’épuiserait à la tâche jusqu’au jour où il serait trop vieux et où on l’emmènerait derrière l’étable pour lui donner le coup de grâce avec le maillet de Shem. Novandre en profita pour disparaître et dersandre entra aussi furtivement qu’un voleur. À la fin de la deuxième semaine de ce nouveau mois, Simon fut libéré, dans certaines limites. La Tour de l’Ange Vert et nombre de ses endroits favoris lui étaient interdits ; il eut le droit de reprendre son travail chez le docteur, mais fut chargé d’autres tâches durant l’après-midi, et devait être de retour aux quartiers des domestiques à l’heure du dîner. Mais même ces courtes visites étaient un très net progrès. De plus, il semblait que Morgénès comptait de plus en plus sur Simon. Le docteur lui enseigna beaucoup de choses quant à l’usage des divers objets extraordinaires qui encombraient son étude. Simon apprenait également à lire. C’était incomparablement plus difficile que de balayer le sol ou de nettoyer des alambics et des vases à bec sales, mais Morgénès lui enseignait la lecture d’une main de fer, répétant qu’un apprenti qui ne saurait pas lire ne lui serait d’aucune utilité. Le vingt et un dersandre était le jour de la Saint-Tunath, et le Hayholt bouillonnait d’activité. La Saint-Tunath était le dernier jour férié avant Aédonmansa, et l’on préparait une grande fête. Les servantes décoraient de gui et de houx des douzaines de blanches et fines chandelles de cire d’abeille que l’on allumerait au crépuscule : leur lumière brillerait à toutes les fenêtres pour inviter Saint-Tunath à abandonner les ténèbres de la nuit la plus longue de l’année et à entrer pour bénir le château et ses habitants. D’autres servantes entassaient d’épaisses bûches fraîchement coupées dans les cheminées, ou étalaient de la paille fraîche sur le sol. Simon, qui avait passé tout l’après-midi à s’efforcer soigneusement de ne pas se faire remarquer fut finalement découvert et envoyé chez le docteur Morgénès pour lui demander s’il n’avait pas une huile quelconque convenant à divers polissages : les troupes de Rachel avaient épuisé toutes les réserves disponibles en donnant à la Grande Table l’éclat d’un aveuglant miroir, et leur travail commençait à peine dans la Grande Salle. Simon avait déjà passé toute la matinée dans les quartiers du docteur, à déchiffrer mot par mot un extrait du livre intitulé Les Remèdes souverains des médecins des marais, et préférait infiniment tout ce qui avait à voir avec le docteur aux affres du regard aiguisé de Rachel. Il s’envola presque de la Grande Salle, traversant la Chancellerie et débouchant dans les Communs sous l’Ange Vert. Il atteignit le pont des douves comme un faucon pique sur sa proie, et fut devant la porte du docteur en un instant. Le docteur ne répondit pas lorsqu’il frappa, mais Simon pouvait entendre des voix à l’intérieur. Il attendit aussi patiemment qu’il le pouvait, tirant sur les échardes de la porte jusqu’à ce que celle-ci s’ouvrît. Morgénès avait vu Simon peu de temps avant, mais ne fit aucun commentaire sur son retour. Il semblait distrait lorsqu’il fit entrer le jeune homme ; Simon en prit bonne note et le suivit en silence le long du couloir que des lampes éclairaient. De lourdes draperies masquaient les fenêtres. Il ne vit tout d’abord aucun signe d’un visiteur. Puis, ses yeux s’étant ajustés à l’obscurité, il distingua dans un coin une vague silhouette assise sur un large coffre. L’homme, enveloppé dans une cape grise, regardait vers le sol, et son visage détourné n’était pas visible, mais Simon le reconnut. « Veuillez m’excuser, Prince Josua », dit Morgénès, « voici Simon, mon nouvel apprenti. » Josua Mainmorte tourna la tête. Ses yeux pâles, étaient-ils bleus ?… gris ?, passèrent sur le garçon avec le détachement d’un marchand hyrka examinant un cheval qu’il n’achètera pas. Après cette courte inspection, le prince se retourna vers Morgénès comme si Simon avait cessé d’exister. Le docteur fit signe au garçon d’aller s’asseoir et attendre à l’autre bout de la pièce. « Monseigneur », dit-il au prince, « je crains de ne rien pouvoir faire de plus. J’ai épuisé toutes les ressources de mes talents et connaissances de docteur et d’apothicaire. » Le vieil homme se frotta nerveusement les mains. « Pardonnez-moi. Vous savez que j’aime le roi, et que mon cœur saigne de le voir souffrir, mais… mais il est des choses dont je ne puis me mêler. Trop d’éventualités, trop de conséquences imprévisibles. La fin d’un règne est l’une d’entre elles. » Morgénès, que Simon n’avait jamais vu d’une telle humeur, tira de sa robe un objet qui pendait au bout d’une chaîne d’or et l’agita devant lui. Le docteur, qui adorait plaisanter de la prétention et des apparences, n’avait jamais non plus, à la connaissance de Simon, porté de bijoux d’aucune sorte. « Par la malédiction Divine, je ne t’ai pas demandé de te mêler de la succession ! » La voix de Josua était aussi tendue que la corde d’un arc. Devoir être le témoin involontaire d’une telle conversation embarrassait considérablement Simon, mais il lui était impossible de s’éloigner sans se faire plus remarquer encore. « Je ne te demande pas de te mêler de quoi que ce soit, Morgénès », poursuivit Josua, « … donne-moi simplement quelque chose qui puisse rendre ses derniers instants moins, pénibles. Qu’il meure demain ou l’année prochaine, Élias sera Roi Souverain, et je ne resterai que le simple seigneur de Naglimund. » Josua appuya ses mots d’un geste de la tête. « Pense au moins au lien qui t’unit à mon père, toi qui as été son médecin et as étudié et chroniqué sa vie durant des décennies ! » Josua balaya la pièce du bras pour enfin fixer son doigt en direction d’une pile de folios sur le vieux bureau mité du docteur. Chroniquer la vie du Roi ? s’interrogea Simon. C’était bien la première fois qu’il entendait parler de cela. Le docteur semblait décidément plein de secrets ce matin. Josua tentait toujours de le convaincre. « N’as-tu pas pitié de lui ? Il ressemble à un vieux lion aux abois, une bête magnifique devenue la proie des chacals ! Par Usires, une telle injustice… » « Mais, Monseigneur… » reprenait tristement Morgénès, lorsque tous trois entendirent soudain des bruits de pas et des voix à l’extérieur. Josua pâlit et, les yeux fiévreux, fut sur pied en une fraction de seconde. Il avait tiré son épée si vite qu’on eût dit qu’elle s’était contentée d’apparaître dans sa main gauche. On frappa violemment à la porte. Morgénès, qui s’était avancé pour répondre, s’immobilisa lorsque le prince siffla entre ses dents. Simon sentit son cœur battre : la crainte que manifestait Josua était contagieuse. « Prince Josua, Prince Josua ! » cria quelqu’un, et l’on frappa de nouveau. Josua rengaina son épée d’un geste et dépassa le docteur Morgénès pour s’enfoncer dans le couloir. Il ouvrit la porte sur quatre silhouettes qui se tenaient dans la cour, sous le porche. Trois d’entre elles portaient la tunique grise des soldats de Josua ; la quatrième, qui posa un genou à terre devant le prince dès qu’elle le vit, était habillée d’une robe d’un blanc éclatant et de sandales. L’esprit ailleurs, Simon reconnut en elle Saint Tunath, sujet d’innombrables œuvres religieuses, et mort depuis bien longtemps. Qu’est-ce que cela voulait dire… ? « Oh, Monseigneur… » dit le Saint agenouillé, qui s’interrompit pour reprendre son souffle. La commissure des lèvres de Simon, qui avait commencé à se relever lorsqu’il avait enfin réalisé qu’il ne s’agissait que d’un autre soldat, déguisé pour représenter le Saint durant les festivités du soir, s’immobilisa devant la terrible expression du visage du jeune homme. « Monseigneur… Josua… » répéta le soldat. « Qu’y a-t-il, Déornoth ? » demanda le prince. Sa voix était tendue. Déornoth leva les yeux vers lui, ses cheveux noirs coupés court encadrés par le blanc rayonnant de sa capuche. Il eut pour un instant le regard tragique et foudroyé d’un authentique martyr. « Le Roi, Monseigneur ; votre père, le Roi… L’évêque Domitis a dit… a dit qu’il est mort. » Sans un mot, le prince écarta l’homme agenouillé et partit à travers la cour, suivi de ses soldats. Après un court instant, Déornoth se releva et partit dans la même direction, les mains serrées à la manière d’un moine, comme si cette tragédie avait donné matière à son imposture. La porte battait mollement dans le vent froid. Lorsque Simon se retourna vers Morgénès, le docteur les regardait encore, ses yeux brillants au bord des larmes. Le Roi Jean Presbytère mourut donc finalement le jour de la Saint-Tunath, à un âge extrêmement avancé, adoré, révéré, et faisant partie intégrante de la vie de ses sujets au même titre que la terre elle-même, La nouvelle n’avait rien d’inattendu, mais le deuil et la tristesse se propagèrent sur toutes les terres connues de l’homme. Certains des plus anciens se souvinrent que c’était le jour de la Saint-Tunath de l’an 1083[1] après la Fondation, exactement quatre-vingts années plus tôt, que Jean Presbytère avait tué le grand ver Shurakaï, et fait son entrée triomphale dans la ville d’Erchester. Le rappel de ce fait, quelque peu embelli, leur faisait hocher la tête d’un air entendu. Sacré Roi par Dieu, comme l’avait prouvé son haut fait d’arme, il avait été rappelé par le Créateur en le jour anniversaire de son sacre, comme c’était prévisible, disaient-ils. Ce fut un bien triste solstice et un bien triste hiver, malgré la venue à Erchester et au château de gens de tous les horizons d’Osten Ard. D’ailleurs, une bonne partie des gens du pays finirent par se plaindre de la présence de tous ces visiteurs qui prenaient les meilleurs bancs dans les églises et les tavernes. La population éprouvait une certaine amertume à entendre tous ces inconnus pleurer leur Roi : bien qu’il eût été le souverain de tout Osten Ard, Jean était surtout considéré comme le seigneur de leur fief par les habitants d’Erchester. En d’autres temps, alors qu’il était plus jeune et en pleine santé, Jean aimait à se promener au milieu de ses sujets, offrant à la vue de tous une fière silhouette en armure étincelante et chevauchant un magnifique destrier. On l’appelait alors souvent dans les bas quartiers « le bon m’sieur du château ». Mais il était maintenant disparu, ou du moins hors de portée de ces âmes frustes. Il appartenait maintenant aux scribes qui consignaient l’Histoire, aux poètes et aux prêtres. Durant les quarante jours qui séparent traditionnellement le décès et l’enterrement d’un roi, la dépouille de Jean fut emmenée dans la Salle des Préparations d’Erchester, où les prêtres le baignèrent dans des huiles rares, l’enduisirent de résines âcres des îles du Sud, le pansèrent des pieds jusques au cou avec des bandes de lin, tout en récitant des prières d’une piété presque excessive. Le Roi Jean fut ensuite habillé d’une simple robe, semblable à celle que portent les jeunes chevaliers lorsqu’ils prêtent serment, et mis en bière dans la Salle du Trône qu’éclairaient de fines chandelles noires. Une fois la dépouille de Jean Presbytère solennellement exposée, le Père Helfcène, chancelier du Roi, ordonna que l’on allumât le Hayefur au sommet de la forteresse rocheuse de Wentmouth, ce que l’on ne faisait que pour annoncer la guerre et un événement exceptionnel. Bien peu d’hommes dans le royaume étaient en âge de se rappeler avoir déjà vu brûler la puissante lumière du grand phare. Helfcène ordonna également que fût creusée une fosse au sommet de Swertclif, sur le cap qui dominait le Kynslagh à l’est d’Erchester, à l’endroit où reposaient déjà les six tertres funéraires recouverts de neige des rois qui avaient régné sur le Hayholt avant Jean. Le temps n’était pas propice à ce genre de travail et la terre était gelée, mais les hommes qui s’en chargèrent étaient fiers, et endurèrent l’air froid, les contusions et les engelures pour l’honneur de la tâche. La plus grande partie du froid mois de jonœvre passa avant que ne fût achevée l’excavation que l’on couvrit d’une large voile de bateau rouge et blanc. Dans les murs du Hayholt, les préparatifs avançaient à un rythme autrement plus soutenu. Les quatre cuisines du château rougeoyaient et fumaient comme des forges tournant à plein régime, et une horde de marmitons ruisselants de sueur préparait les pains, viandes et plats des repas funéraires. Pierre Tête-d’Or, le sénéchal, un petit homme sec aux cheveux blonds, était partout à la fois comme un ange exterminateur. Avec toujours la même aisance, il goûtait le bouillon qui fumait dans d’immenses marmites, auscultait la Grande Table à la recherche d’un grain de poussière (qu’il ne risquait pas de trouver : il s’agissait du domaine réservé de Rachel), et noyait les domestiques sous les imprécations. Tout le monde s’accordait à dire que son heure de gloire avait sonné. Les membres du cortège funèbre se réunirent au Hayholt, en provenance de toutes les nations d’Osten Ard. Skali Nez-tranchant de Kaldskryke, le cousin détesté du duc Isgrimnur, arriva de Rimmersgard avec dix de ses congénères aux longues barbes, toujours sur leurs gardes. Des trois clans qui se partageaient les plaines grasses et sauvages des Thrithings vinrent les Thanes des maisons régnantes. Curieusement, ils passèrent outre leur inimitié et arrivèrent ensemble, en signe de respect pour le Roi Jean. Le bruit courut même qu’à l’annonce de la mort de Jean, les guetteurs des trois clans s’étaient retrouvés sur les frontières qu’ils surveillaient si jalousement les uns contre les autres : pleurant ensemble, ils avaient bu toute la nuit à sa mémoire. Du Sancellan Mahistrevis, le palais ducal de Nabban, vint Bénigaris, le fils du duc Léobardis, à la tête d’une colonne de légionnaires et de chevaliers en cotte de mailles de près de cent hommes. Lorsqu’ils débarquèrent de leurs navires de guerre, portant tous trois fièrement le martin-pêcheur doré de Nabban sur leur grand’voile, la foule massée sur les quais les salua par des murmures d’admiration. Bénigaris sur son grand palefroi gris eut même droit à quelques acclamations, mais les gens chuchotaient surtout que, s’il s’agissait du neveu de Camaris, le plus grand chevalier du règne de Jean, alors il tenait plus de son père que de son oncle. Camaris était un homme puissant et imposant, du moins c’est ce que racontent ceux qui sont assez vieux pour se souvenir de lui, et Bénigaris donnait surtout l’impression de prendre du poids. Mais il s’était écoulé près de quarante années depuis que Camaris-sà-Vinitta avait disparu en mer, et les jeunes commençaient à dire que le temps avait quelque peu affecté la mémoire des anciens et leurs histoires. Une autre délégation puissante vint également de Nabban, tout aussi impressionnante mais beaucoup moins martiale que celle de Bénigaris : le lecteur Ranéssin en personne entra dans le Kynslagh sur un magnifique navire blanc, dont les voiles d’azur portaient l’Arbre blanc et la Statue d’or de la Sainte Église. Sur les quais, la foule, qui n’avait offert qu’un accueil modéré à Bénigaris et à ses troupes, comme en souvenir de l’époque où Nabban et Erkynée se disputaient la souveraineté d’Osten Ard, salua le Lecteur d’une gigantesque clameur. À l’endroit où le navire aborda, les forces combinées des gardes du Roi et de ceux du Lecteur furent nécessaires pour contenir la foule, et deux ou trois curieux, victimes de la cohue, tombèrent dans l’eau froide du lac ; seul un sauvetage rapide leur permit d’éviter de mourir gelé. « Cela ne se déroule pas comme je l’aurais voulu », murmura le lecteur à son jeune assistant, le père Dinivan. « Tenez, rien que ça : regardez ce qu’ils m’envoient ! » Il fit un signe en direction de la litière de cerisier sculpté et de ses soies bleues et blanches. Le père Dinivan, vêtu d’une modeste soutane noire, grimaça. Ranéssin, un bel homme mince de près de soixante-dix ans, fronça les sourcils de contrariété en observant la litière, puis fit aimablement signe de s’approcher à un officier erkynéen manifestement mal à l’aise. « Remportez cela », dit-il. « Nous apprécions la prévenance du Chancelier Helfcène, mais nous préférons marcher près du peuple. » Le véhicule incriminé fut instantanément emporté, et le lecteur se dirigea vers les marches encombrées du Kynslagh. Lorsqu’il fit le signe de l’Arbre, pouce et auriculaire formant les branches, suivi d’un mouvement vertical des doigts du milieu, la foule en liesse s’écarta lentement pour lui ouvrir un passage sur toute la longueur des grandes marches. « S’il vous plaît, Maître, ne marchez pas si vite », dit Dinivan en écartant les bras qui se tendaient sur son passage. « Vous allez distancer vos gardes. » « Pourquoi supposer », Ranéssin se permit un sourire malicieux si rapide que seul Dinivan eut le temps de le voir, « que ce n’est pas ce que j’essaie de faire ? » Dinivan jura en silence, puis regretta immédiatement sa faiblesse. Le lecteur le devançait d’un pas, et la foule s’avançait. Par chance, le vent des docks se mit à souffler et força Ranéssin à ralentir, et à retenir de sa main libre sa coiffe qui semblait aussi pâle, mince et grande que Sa Sainteté elle-même. Le père Dinivan vit le lecteur louvoyer sous l’effet du vent, et se fraya un chemin jusqu’à lui. Lorsqu’il rattrapa le vieil homme, il le prit fermement par le coude. « Pardonnez-moi, Maître, mais l’Escritor Velligis serait bien incapable de comprendre si je vous laissais tomber dans le lac. » « Évidemment, mon fils. » Ranéssin acquiesça, et continua tout en montant les marches de former le signe de l’Arbre en direction de la foule. « J’ai manqué de considération. Tu sais combien je déteste ce faste inutile. » « Mais, Lecteur », répondit aimablement Dinivan en levant les sourcils dans une parodie d’expression de surprise, « vous êtes l’incarnation de la voix d’Usires Aédon. Vous ne pouvez vous contenter de grimper les escaliers comme un jeune séminariste ! » Dinivan fut déçu de voir qu’il avait à peine provoqué un léger sourire. Ils grimpèrent un moment en silence, le jeune homme maintenant son étreinte protectrice sur le bras de son aîné. Pauvre Dinivan, pensa Ranéssin. Il se donne bien du mal, et il est si attentionné. Il se permet certaines libertés avec moi qui suis, après tout, le lecteur de notre Sainte Église. C’est d’ailleurs fort heureux, puisque je l’y ai encouragé, pour mon propre bien. Mais je ne suis pas d’humeur, aujourd’hui, et il le sait très bien. La mort de Jean le tourmentait, mais ce n’était pas la perte d’un vieil ami et d’un bon roi qui occupait son esprit : c’était le changement. Et l’Église, en la personne du lecteur Ranéssin, ne pouvait se fier aveuglément au changement. Il regrettait bien évidemment aussi la disparition, ou plutôt le départ vers un monde meilleur, se corrigea-t-il aussitôt, d’un homme de cœur et de bonne volonté, même s’il lui était parfois arrivé d’imposer cette volonté de manière fort directe. Ranéssin devait beaucoup à Jean, dont l’influence avait fortement contribué à la progression d’un prélat de Stanshire dans la hiérarchie de l’Église, et jusques au rang suprême de lecteur, dignité à laquelle aucun Erkynéen n’avait été élevé depuis cinq siècles. Le Roi serait regretté. Fort heureusement, Élias semblait être un successeur extrêmement prometteur. Le prince était assurément courageux, résolu et audacieux, qualités fort rares chez le fils d’un grand homme. Le futur roi était également impétueux et parfois téméraire, mais, Duos Wulstei, il s’agissait là de défauts qui disparaissaient souvent, ou étaient du moins atténués par les responsabilités et un entourage avisé. Alors qu’il atteignait le sommet des marches du Kynslagh et pénétrait avec sa suite sur la Promenade Royale qui délimitait les remparts d’Erchester, le lecteur se promit de dépêcher très vite auprès du roi un conseiller capable de l’assister, tout en veillant, bien sûr, sur les intérêts de l’Église ; quelqu’un comme Velligis, ou le jeune Dinivan… Non, il ne se séparerait pas de Dinivan. Mais, quoi qu’il en soit, Ranéssin trouverait bien quelqu’un capable de contrecarrer l’influence des jeunes nobles assoiffés de sang de la cour d’Élias, et de cet évêque imbécile, Domitis. L’aube du premier jour de fayevère, la veille d’Elysiamansa, la fête des Dames, fut lumineuse, froide et claire. Le soleil avait à peine dépassé la cime des collines qui s’étendaient à l’horizon, qu’une foule lente et solennelle commença à défiler dans la chapelle du Hayholt. Le corps du roi était exposé devant l’autel, sur une bière drapée de tissus d’or et de rubans de velours noir. Simon observa les nobles en leurs riches et sombres tenues d’apparat, et en ressentit une fascination chargée de ressentiment. Il était venu jusqu’à la tribune des chœurs directement depuis les cuisines, et portait encore sa chemise tachée de sauce grasse ; même dissimulé dans l’ombre, il se sentait honteux d’apparaître en telle compagnie sans avoir pu mieux se vêtir. Dire que je suis le seul domestique présent ! se dit-il. Le seul représentant de ceux qui partageaient effectivement la vie du Roi au château. D’où viennent toutes ces dames et tous ces seigneurs ? Je n’en reconnais que quelques-uns : le duc Isgrimnur, les deux princes, une poignée de visages familiers. Il y avait quelque chose d’injuste dans le fait que tous ces gens assis dans la chapelle fussent parés de tels atours tandis que lui baignait dans des odeurs de cuisine. Mais quoi exactement ? Les domestiques auraient-ils dû être invités à s’asseoir au milieu des nobles ? Était-il coupable de s’être immiscé ici ? Peut-être que le Roi Jean me voit. Il sentit un frisson lui parcourir l’échine. Et s’il était là, à me regarder ? Ira-t-il dire à Dieu que je me suis faufilé ici avec une chemise sale ? Le lecteur Ranéssin fit enfin son entrée, vêtu pour la circonstance des robes cérémonielles noires, argentées et dorées, et portant les attributs de sa fonction. Sa tête était ceinte d’une couronne de feuilles de cyan sacré, et il tenait en main un encensoir et une crosse d’onyx noir. Il fit signe à l’assistance de s’agenouiller et prononça les prières préliminaires de la Mansa-sea-Cuelossan, la Messe Mortuaire. Tandis que le lecteur récitait ses oraisons dans un nabbanais fluide mais encore marqué d’une pointe d’accent et encensait le corps du roi mort, il sembla à Simon qu’une lueur illuminait le visage de Jean Presbytère ; il crut pendant un instant le voir tel qu’il avait dû paraître, radieux et épuisé, au sortir du Hayholt enfin conquis. Comme il aurait aimé assister à cette victoire ! Lorsque les nombreuses prières furent terminées, l’auditoire se leva pour chanter le Cansim Falis ; Simon se contenta d’en dire les mots à voix basse. Lorsque l’assemblée endeuillée s’assit de nouveau, Ranéssin prit la parole, et surprit tout le monde en abandonnant le nabbanais pour la langue de l’Ouest qui était devenue sous l’influence de Jean Presbytère la langue commune de tout le royaume. « L’on sait », entonna Ranéssin, « qu’après que le dernier clou eut été planté dans l’Arbre de l’Exécution, et tandis que notre Seigneur Usires agonisait ainsi suspendu, une noble femme de Nabban du nom de Pélippa, fille d’un puissant chevalier, le vit. Son cœur s’emplit de pitié devant Ses souffrances. Lorsque tomba l’obscurité de la Première Nuit, alors que Usires pendait mourant et solitaire, car Ses disciples avaient été chassés de la cour du Temple, elle Lui apporta de l’eau, qu’elle Lui fit boire en trempant la riche étoffe de son écharpe dans un bol d’or Dour la porter à Ses lèvres sèches. « Tandis qu’elle Lui donnait à boire, Pélippa se mit à pleurer devant Sa douleur. Elle Lui demanda : “Pauvre homme, que t’ont-ils fait ?” Usires lui répondit : “Rien qui ne soit dans la destinée d’un pauvre homme.” Alors Pélippa pleura de nouveau, et ajouta : “Il est déjà terrible de le tuer pour tes paroles, et ils n’avaient pas besoin de te suspendre la tête en bas pour t’humilier.” Et Usires le Rédempteur dit : “Ma fille, cela n’a pas d’importance, car que je pende dans un sens ou dans un autre, mes yeux sont fixés sur le visage de Dieu mon père.” « Ainsi donc… » Le lecteur baissa les yeux vers son auditoire, « … ce qu’a dit notre Seigneur Usires peut être répété au sujet de notre bien-aimé Jean. Le peuple de cette ville dit que Jean Presbytère n’a pas disparu, mais veille encore sur son peuple et sur Osten Ard. Le Livre de l’Aédon nous assure qu’il a déjà rejoint notre Paradis de lumière, de musique, et de montagnes d’azur. D’autres, les sujets de Jean à Hernystir, nos compagnons, diront qu’il est parti rejoindre les autres héros au milieu des étoiles. Cela n’a pas d’importance. « Où qu’il soit, dans les montagnes éternelles ou dans un champ d’étoiles, celui qui a été le jeune Roi Jean est maintenant heureux, les yeux fixés sur le visage de Dieu… » Lorsque le lecteur, les yeux embués, eut fini de parler, et que les dernières prières eurent été dites, la foule assemblée quitta la chapelle. Simon observa dans un silence révérencieux les serviteurs du Roi Jean, entièrement vêtus de noir, l’assister une dernière fois en l’habillant de ses atours royaux et de son armure. On aurait dit des scarabées apeurés tournant autour du cadavre d’une libellule. Il savait qu’il aurait dû partir, qu’il ne s’agissait plus de curiosité ou d’indiscrétion : c’était presque un blasphème ; mais il ne pouvait se résoudre à bouger. La peur et la peine avaient fait place à une étrange sensation d’irréalité. Ce qu’il voyait ressemblait à une parade ou à une danse : les personnages se mouvaient comme si leurs membres s’immobilisaient, puis se détendaient, puis s’immobilisaient de nouveau. Les serviteurs du roi mort le revêtirent de son armure blanche, les gantelets relevés. Ils lui passèrent ses jambières mais lui laissèrent les pieds nus. Ils recouvrirent ensuite son corselet d’une tunique bleu ciel, et nouèrent une brillante cape écarlate autour de ses épaules. Leurs gestes étaient d’une étonnante lenteur. Sa barbe et ses cheveux furent tressés à la manière d’un chevalier qui part à la guerre, et on lui ceint le front de la couronne de fer qui symbolisait la souveraineté sur le Hayholt. Enfin, Noah, le vieil écuyer du roi, sortit la bague de fer de Fingil dont il avait eu la charge. Son chagrin éclata soudain dans le silence de la pièce. Noah pleurait si fort que Simon se demanda comment il pouvait encore à travers de telles larmes distinguer la bague qu’il passait au doigt blanc du roi. Les scarabées vêtus de noir remirent finalement le roi en bière. Revêtu de son manteau de drap d’or, il quitta le château pour la dernière fois, porté par trois hommes de chaque côté. Noah les suivit, portant le heaume de guerre à crête de dragon du roi. Dans l’ombre de la galerie surélevée, Simon laissa échapper un long soupir : il lui sembla avoir retenu sa respiration pendant toute une heure. Le roi était parti. Lorsque le duc Isgrimnur vit le corps de Jean Presbytère passer la Porte de Nearulagh et la procession des nobles se former derrière lui, il eut l’impression qu’un voile de brume tombait lentement sur son esprit, comme un rêve de noyade. Ne sois pas stupide, vieil homme, se dit-il. Personne n’est immortel, même si Jean finissait par en donner l’impression. L’ironie de tout cela était que, même lorsqu’ils se tenaient côte à côte dans l’enfer hurlant d’une bataille, les flèches empennées de noir des guerriers Thrithings sifflant à leurs oreilles comme les foudres d’Udun, de Dieu, se corrigea-t-il, même au plus fort des combats, Isgrimnur avait toujours su que Jean Presbytère mourrait dans son lit. Voir cet homme se battre, c’était voir un homme béni par le Ciel, invulnérable et impérieux, un homme qui riait quand un nuage de sang cachait le soleil. Si Jean était né Rimmersleute, se dit Isgrimnur en souriant intérieurement, il aurait couvert ses épaules d’une peau d’ours, il en était certain. Mais il est mort, et c’est bien difficile à accepter. Regarde tous ces chevaliers et ces seigneurs… Eux aussi le croyaient immortel. Ils sont effrayés, pour la plupart d’entre eux. Élias et le lecteur marchaient en tête du cortège, suivis d’Isgrimnur, du prince Josua et de la blonde princesse Miriamélé, la fille unique d’Élias. Les autres familles avaient également pris place, sans pour une fois jouer des coudes pour une meilleure place. Lorsqu’ils atteignirent la Promenade Royale qu’ils allaient descendre en direction du cap, les gens du peuple prirent leur suite, respectueux et intimidés par la procession. Au pied de la Promenade Royale reposait, sur un lit de longues perches plus épaisses que le bras, le bateau du Roi, la Flèche des Mers. La légende raconte que c’est sur ce petit navire d’à peine plus de cinq aunes de long qu’il arriva il y a bien longtemps en Erkynée depuis les îles de l’Ouest. Le duc Isgrimnur fut heureux de voir que son bois avait été vernis de frais et qu’il brillait dans le froid soleil de fayevère. Par les dieux, quel amour il portait à ce bateau ! se souvint Isgrimnur. La couronne ne laissait guère au roi le loisir de naviguer, mais le duc avait encore en mémoire l’une de ces folles nuits, il y a au moins trente ans, où Jean était de telle humeur que sa rage eût explosé si lui et Isgrimnur, alors jeune homme, n’avaient gréé la Flèche des Mers pour partir sur les eaux battues par les vents du Kynslagh. L’air froid et cinglant était presque douloureux. Jean, alors âgé presque de soixante-dix ans, riait et criait, laissant éclater sa joie tandis que la Flèche des Mers roulait follement sous la houle. Isgrimnur, dont les ancêtres s’étaient fixés à terre bien avant sa naissance, s’était fermement agrippé au plat-bord et avait prié son nouveau dieu unique et nombre de ses anciens. Les soldats et les serviteurs du roi avaient amené son corps sur le bateau et le déposaient maintenant soigneusement sur un catafalque taillé aux mesures de la bière. Quarante soldats de la garde royale erkynéenne soulevèrent ensemble les longues perches et les prirent sur leur épaule, soulevant le bateau du sol et l’emportant avec eux. Le roi et la Flèche des Mers menèrent le long cortège le long du cap qui dominait la baie pendant une demi-lieue ; puis ils atteignirent Swertclif et le tombeau. La toile qui le recouvrait avait été retirée ; le trou ressemblait à une plaie ouverte à côté des six tertres ronds et solennels des précédents maîtres du Hayholt. Un énorme amas de blocs de terre coupés dominait tout un côté de la fosse ; pierres et troncs d’arbres avaient été empilés un peu plus loin. L’autre côté du trou avait été creusé en pente douce, et c’est là que l’on déposa la Flèche des Mers. Lorsque le navire fut posé à terre, les maisons nobles d’Erkynée et les domestiques du Hayholt se préparèrent à aller déposer un objet dans le bateau ou dans la fosse en signe de leur amour. Chaque territoire important dépendant de la couronne avait également envoyé un chef-d’œuvre de son artisanat que Jean Presbytère pourrait emmener avec lui au Paradis : Perdruin offrit une robe de la précieuse soie de l’île de Risa, Nabban un Arbre de porphyre blanc ; la délégation d’Isgrimnur avait apporté d’Elvritshalla, sur les terres de Rimmersgard, une hache d’argent au manche orné de gemmes bleu montagne. Lluth, le roi hernystiri, avait fait envoyer du Taig d’Hernysadharc une longue lance de frêne incrustée sur toute sa longueur d’or rouge et à la pointe d’or pur. Le soleil de midi semblait bien trop haut dans le ciel, pensa le duc Isgrimnur quand enfin son tour arriva ; il poursuit sa course invariable autour du dôme gris bleu du ciel, mais nous prive de sa chaleur. Le vent souffla plus fort, laissant entendre son cri sur toute la colline. Isgrimnur tenait en main les vieilles bottes de guerre noires et usées de Jean. Il se sentit incapable d’affronter le regard de tous les visages qui formaient cette foule, pâles comme des taches de neige sur les branches des arbres d’une forêt épaisse. Lorsqu’il approcha la Flèche des Mers, il regarda une dernière fois son roi. Malgré son teint aussi blanc que la poitrine d’une colombe, il semblait si fort et robuste et plein de vie dans son sommeil qu’Isgrimnur se surprit à s’inquiéter pour son vieil ami, ainsi étendu dans le froid sans couverture. Cette pensée le fit presque sourire. Jean a toujours dit que j’avais le cœur d’un ours et l’intelligence d’un bœuf, se remémora-t-il en un reproche. Et si tu crois qu’il fait froid maintenant, essaie d’imaginer ce que sera son sommeil sous la terre… Isgrimnur avança doucement et précautionneusement le long de la fosse, se retenant parfois de la main lorsque c’était nécessaire. La douleur dans son dos était presque intolérable, mais il trouvait un réconfort dans le fait que personne ne s’en apercevait, et n’était pas assez vieux pour ne pas en tirer une certaine fierté. Il prit en main l’un après l’autre les pieds aux veines bleutées de son roi et leur passa les bottes. Il remercia silencieusement les embaumeurs qui, par la qualité de leur travail, lui avaient rendu la tâche si facile. Sans oser poser les yeux sur le visage de son vieil ami, il prit sa main et la baisa, puis s’éloigna, les yeux grands ouverts sous l’effet d’un étrange sentiment. Il lui sembla soudain qu’il ne s’agissait pas d’enfermer sous terre l’enveloppe mortelle du roi, dont l’âme s’était élevée vers les cieux comme un papillon fraîchement éclos : la souplesse de ses membres, l’expression de son visage, qu’Isgrimnur avait vue si souvent lorsque le roi volait une heure aux préparatifs de la bataille pour se reposer, tout cela lui faisait penser qu’il était en train d’abandonner un ami vivant. Il savait que Jean était mort : il était présent et tenait la main du roi lorsqu’il rendit ses derniers soupirs, mais Isgrimnur avait malgré cela l’impression de trahir son compagnon. Il était à tel point préoccupé par ses pensées qu’il manqua bousculer le prince Josua, qui avançait d’un pas leste vers le navire. Isgrimnur fut choqué de voir que Josua portait Clou-Radieux, l’épée de Jean, sur une pièce d’étoffe grise ouverte. Que se passe-t-il ? se demanda Isgrimnur. Que fait-il avec cette épée ? Lorsqu’il eut rejoint les premiers rangs de spectateurs et put se retourner pour observer le bateau, son malaise augmenta : Josua avait déposé Clou-Radieux sur la poitrine du roi, et refermait maintenant les mains de Jean sur sa garde. Tout cela est folie ! pensa le duc. Cette épée revient à l’héritier du roi, et je sais que Jean aurait voulu la transmettre à Élias ! Et même si Élias préfère qu’elle repose avec son père, pourquoi ne la porte-t-il pas à la tombe lui-même ? Folie ! Cela ne surprend donc personne d’autre que moi ? Isgrimnur regarda autour de lui, mais ne put lire que de la peine sur tous ces visages. Élias s’avança à son tour, et croisa lentement son frère cadet comme s’il s’agissait des pas d’une danse solennelle ; c’était d’ailleurs un peu le cas. L’héritier du trône se pencha par-dessus le plat-bord du navire. Personne ne put voir ce qu’il avait décidé de transmettre à son père, mais tous remarquèrent qu’une larme roulait sur sa joue lorsqu’il se retourna, tandis que les yeux de Josua étaient restés secs. L’assemblée entonna une nouvelle prière. Ranéssin, dont les robes volaient dans le vent, aspergea la Flèche des Mers d’huiles bénites. Puis le navire fut enfin emporté vers les profondeurs de la fosse par les soldats qui peinaient en silence sous leur lourde charge, jusqu’à ce qu’enfin le bateau repose une brassée sous terre. Les troncs d’arbres furent alors dressés au-dessus de la fosse pour former une grande arche, et les blocs de terre empilés autour. Lorsque les pierres furent mises en place pour compléter le cairn de Jean, le cortège funèbre fit demi-tour et reprit son chemin le long des collines bordant le Kynslagh. La fête qui eut lieu ce soir-là dans la grande salle du château ne fut pas un rassemblement solennel, mais plutôt une célébration vaillante et heureuse. Jean était mort, bien sûr, mais sa vie avait été longue, bien plus longue que celle de la plupart des hommes, et il laissait derrière lui un royaume riche et en paix, et un fils robuste pour le diriger. De grands feux brûlaient dans les cheminées, projetant d’étranges et hautes ombres sur les murs tandis qu’une flopée de domestiques s’affairaient en tous sens. Les convives tendaient les bras au ciel, lançaient des acclamations et buvaient à la santé du vieux roi disparu et de son successeur qui devait être couronné au matin. Les chiens du château, du plus petit au plus grand, aboyaient et se disputaient les restes et se menaient dans la paille qui recouvrait le sol. Simon, enrôlé pour l’occasion, portait de table en table une lourde aiguière de vin. Appelé de tous côtés, et régulièrement éclaboussé au passage, il avait l’impression de servir à boire dans l’un des enfers des sermons du père Dréosan ; les os qui jonchaient les tables et craquaient sous ses pieds auraient tout aussi bien pu être les âmes de pauvres pécheurs, tourmentées puis rejetées par ces démons hilares. Élias n’avait pas encore été couronné mais ressemblait déjà à un roi guerrier. Il était assis à la table d’honneur, entouré des jeunes nobles qui avaient sa préférence : Guthwulf d’Utanyeate, Fengbald, marquis de Falshire, Breyugar du Westfold, et d’autres encore, tous portant sur le noir du deuil un peu du vert d’Élias, tous désireux de lancer la plus forte acclamation et la plus fine plaisanterie. Le futur roi présidait sur tous ces efforts, gratifiant ses favoris de son rire puissant. Il se détournait de temps en temps pour glisser quelques mots à l’oreille de Skali de Kaldskryke, parent d’Isgrimnur, qui avait été spécialement invité à se joindre à la table d’Élias. Skali, un homme robuste au visage d’aigle et à la puissante barbe blonde, paraissait malgré sa prestance quelque peu embarrassé de se trouver à la table du prince héritier, d’autant plus que le duc Isgrimnur n’avait pas eu cet honneur. Mais Élias lui souffla quelque chose qui atteignit visiblement son but ; Simon vit le Rimmersleute sourire, puis éclater d’un grand rire puissant et frapper son gobelet de métal contre celui du prince. Élias, un sourire lupin aux lèvres, se tourna vers Fengbald pour lui murmurer quelques mots qui lui firent vite partager leur hilarité. En comparaison, la table à laquelle Isgrimnur était assis en compagnie du prince Josua et de bien d’autres convives semblait beaucoup plus calme, d’une humeur reflétant le gris des atours du prince. Malgré tous les efforts de leurs compagnons, qui tentaient d’entretenir un semblant de conversation, Simon pouvait clairement voir que les deux hommes n’étaient pas d’humeur. Josua avait les yeux dans le vague, comme fasciné par les tapisseries qui s’alignaient sur les murs. Le duc Isgrimnur était tout aussi insensible aux propos tenus à sa table, pour une raison bien plus aisée à deviner. Même Simon pouvait voir les regards furieux que le vieux duc lançait en direction de Skali Nez-tranchant, et la façon dont ses doigts jouaient distraitement des poils de la fourrure d’ours dans laquelle sa tunique était coupée. L’insulte faite par Élias à l’un des plus fidèles chevaliers de Jean n’était pas passée inaperçue, et certains des plus jeunes nobles des autres tables semblaient trouver la déconfiture du duc amusante, tout en ayant la courtoisie d’éviter de l’afficher trop ostensiblement. Ils chuchotaient sous le couvert de la main, haussant les sourcils pour indiquer l’ampleur du scandale. Alors que Simon se balançait sur place, l’esprit tout à ces événements, une voix s’éleva de l’une des tables du fond, le maudissant et exigeant du vin, et le sortant ainsi de sa torpeur pour le ramener à sa tâche. Plus tard dans la soirée, lorsque Simon eut enfin l’opportunité de se reposer un instant dans une alcôve derrière l’une des immenses tentures, il remarqua qu’un nouvel invité était assis à la table d’honneur, sur un haut tabouret glissé entre Élias et Guthwulf. Le nouveau venu, imperméable au deuil du reste de l’assemblée, était vêtu d’une robe écarlate aux larges manches ornées de passepoils noirs et or. Tandis qu’il se penchait pour murmurer dans l’oreille d’Élias, Simon l’observa, fasciné. L’homme était parfaitement glabre. Il était complètement chauve, mais également dénué du moindre cil ou sourcil. Ses traits étaient pourtant ceux d’un homme jeune. Sa peau, qui paraissait tendue en haut de son crâne, était d’une pâleur étonnante, même sous le flamboiement orangé des chandelles ; ses yeux étaient profondément enfoncés dans leurs orbites, et si sombres qu’on eût dit deux points noirs et brillants sous des sourcils absents. Simon connaissait ces yeux : il les avait vus sous la capuche noire doublée de rouge du conducteur du boguet qui avait failli le renverser à la Porte de Nearulagh. Il frissonna et ouvrit les yeux plus grands encore. Il y avait quelque chose de révoltant, mais également de fascinant chez cet homme, à la manière d’un serpent prêt à frapper. « Il est laid, n’est-ce pas ? » dit une voix juste derrière lui. Simon fit un bond. Il tourna la tête, pour voir un jeune homme aux cheveux noirs qui souriait, et tenait délicatement un luth de frêne contre sa tunique gris pigeon. « Je… je suis désolé », bégaya Simon. « Vous m’avez surpris… » « Ce n’était pas volontaire », répondit-il en riant. « Je venais juste voir si tu pouvais me rendre service. » Il tira son autre main de derrière son dos et présenta à Simon son gobelet vide. « Oh… » dit Simon, « je suis désolé, je me suis arrêté un instant, monseigneur, je suis vraiment désolé… » « Ne t’inquiète pas, mon ami ! Je ne suis pas venu pour te disputer ; mais si tu ne cesses pas de t’excuser, alors je vais vraiment me fâcher. Comment l’appelles-tu ? » « Simon, seigneur. » Il s’empressa de pencher son aiguière et de servir le jeune homme. L’étranger posa sa coupe dans la niche, rajusta sa prise sur le luth, et fouilla dans sa tunique pour en tirer une autre coupe. Il la tendit en s’inclinant. « Tiens », dit-il, « j’allais la voler, Maître Simon, mais je crois que nous allons plutôt boire ensemble à notre santé et à la mémoire du vieux roi. Et cesse de m’appeler seigneur, car seigneur je ne suis pas. » Il frappa la coupe contre l’aiguière jusqu’à ce que Simon se décidât à la remplir. « Voilà ! » dit l’étranger, « maintenant, tu peux m’appeler Sangfugol, ou Tzong-Fogol, à la manière du vieil Isgrimnur, si tu préfères. » L’excellente imitation que fit l’étranger de l’accent de Rimmersgard fit sourire Simon. Après avoir furtivement vérifié que Rachel ne se trouvait pas dans sa proximité immédiate, il posa l’aiguière et trempa les lèvres dans la coupe que Sangfugol lui avait tendue. Le vin, fort et aigre, fit néanmoins l’effet d’une pluie d’été à sa gorge parcheminée. Lorsqu’il abaissa la coupe, il souriait. « Faites-vous partie de la maisonnée du duc Isgrimnur ? » demanda Simon en s’essuyant les lèvres sur sa manche. Sangfugol s’esclaffa. Il semblait avoir le rire facile. « Un bien grand mot pour un porteur de cruche ! Non, je ne fais pas partie de la maisonnée du duc Isgrimnur. Je suis le ménestrel de Josua. Je vis dans son château, à Naglimund, dans le Nord. » « Josua aime la musique ?! » Pour quelque raison étrange, cette pensée surprit Simon. Il se servit une autre coupe. « Il semble si sérieux. » « Et il l’est… Mais il ne déteste pas pour autant la harpe ou le luth. Il est vrai qu’il préfère le plus souvent des chansons mélancoliques, mais il me demande parfois la Ballade de Thomas Trois-Jambes ou d’autres comme celle-là. » Avant que Simon n’ait le temps de poser une nouvelle question, il entendit un bruyant éclat de rire en provenance de la table d’honneur. Fengbald avait renversé son cruchon de vin sur les genoux d’un homme complètement saoul qui tentait maintenant de se débarrasser de sa chemise sous les rires et les quolibets d’Élias, de Guthwulf et des autres nobles. Seul l’étranger chauve dans sa robe écarlate restait réservé. Ses yeux étaient froids, et un fin sourire découvrait ses dents. « Qui est-ce ? » Simon se retourna vers Sangfugol, qui avait fini son vin et tenait son luth contre son oreille, pinçant les cordes tout en tournant délicatement les chevilles de bois. « Qui est l’homme en rouge ? » « Oui », répondit le musicien. « Tu l’observais déjà lorsque je suis arrivé. Un personnage effrayant, n’est-ce pas ? C’est Pryrates, un prêtre nabbanais, l’un des conseillers d’Élias. Les gens disent que c’est un extraordinaire alchimiste, et pourtant il a l’air bien jeune pour cela, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas une activité tout à fait convenable pour un prêtre. Si tu tends l’oreille, tu entendras également dire que c’est un sorcier, un adepte de la magie noire. Et si tu écoules plus attentivement encore… » À ce point de sa phrase, comme pour appuyer le sens de ses paroles, Sangfugol se mit à chuchoter. Simon dut se pencher vers lui pour l’entendre. Le léger balancement qui accompagna son geste lui fit remarquer qu’il venait de vider une troisième coupe de vin. « Si tu écoutes très, très attentivement… » continua le musicien, « tu entendras même dire que la mère de Pryrates était une sorcière et son père… un démon ! » Sangfugol fit sonner l’une des cordes de son instrument et Simon fit un bond en arrière, surpris. « Mais, Simon, tu ne dois pas croire tout ce que les gens disent… ni les ménestrels ivres. » Sangfugol accompagna ces derniers mots d’un petit rire moqueur, puis rendit la main à Simon, qui la regarda stupidement. « Je te salue, mon ami », dit-il en souriant. « J’ai été heureux de parler avec toi, mais je crains de devoir retourner à ma table, où d’autres distractions m’attendent impatiemment. Adieu ! » « Adieu… » Simon serra la main de Sangfugol, puis regarda le ménestrel traverser la salle avec l’assurance d’un ivrogne expérimenté. Lorsque Sangfugol se fut assis, Simon détourna les yeux et vit à l’autre bout de la salle deux servantes adossées à l’un des murs du couloir, s’éventant de leur tablier et parlant entre elles. L’une des deux était Hepzibah, la nouvelle ; l’autre était Rebah, une des filles des cuisines. Une certaine chaleur confortable avait envahi Simon. Il serait si facile de traverser la salle et d’aller leur parler. Cette Hepzibah avait quelque chose… Une touche d’effronterie dans les yeux et le sourire quand elle riait… Simon, plus que passablement éméché, retourna dans la grande salle et fut immédiatement noyé dans les bruits, les rires et les cris. Un instant, un instant, pensa-t-il, soudain hésitant et embarrassé, je ne peux pas me contenter de traverser la pièce pour aller leur parler ; elles vont se douter que je les observais, elles vont… « Hé, toi là-bas, sale petit fainéant ! Apporte-nous donc un peu de vin ! » Simon se retourna pour voir le marquis Fengbald, empourpré, agiter un gobelet dans sa direction depuis la table royale. Dans le couloir, les deux servantes s’éloignaient nonchalamment. Simon s’empressa de retourner chercher son aiguière dans l’alcôve et la récupéra au milieu d’un combat de chiens qui se disputaient les restes d’une côtelette. Un chiot efflanqué, une tache blanche sur la fourrure brune de son crâne, geignait piteusement à l’écart de la meute, trop faible pour se mesurer aux autres. Simon trouva un bout de peau grasse abandonné sur une chaise et le lui jeta. Il remua son bout de queue en avalant cette aumône, puis rattrapa Simon et resta sur ses talons tandis qu’il traversait la salle. Fengbald et Guthwulf, le marquis d’Utanyeate à la longue mâchoire, avaient engagé une sorte de bras de fer, leurs dagues tirées et plantées dans la table des deux côtés des mains des combattants. Simon se glissa autour de la table avec toute l’assurance qu’il put réunir, et se mit à remplir les gobelets des spectateurs hurlants en maniant avec difficulté la lourde aiguière, et en évitant sans cesse le chiot qui lui courait dans les jambes. Le roi observait cette lutte d’un air amusé, mais il avait son propre page à ses côtés et Simon s’abstint de toucher à son gobelet. Il servit Pryrates en dernier, en fuyant son regard, mais ne put s’empêcher de remarquer son étrange odeur, un inexplicable amalgame de métal et d’épices doucereuses. Il commença à reculer, mais vit alors que le chiot s’était mis à fouiller la paille au pied des bottes noires et brillantes de Pryrates, à la recherche d’un trésor caché. « Viens là ! » siffla Simon tout en reculant. Il tapa sur le côté de son genou pour attirer l’attention du chiot, mais en vain. Il se mit à gratter le sol avec ses griffes, tapotant avec son dos le mollet du prêtre sous sa robe rouge. « Viens là ! » souffla Simon une nouvelle fois. Pryrates détourna la tête pour regarder sous lui, son crâne luisant pivotant lentement sur son long cou. Il souleva le pied et abattit sa lourde botte sur le dos du chiot, d’un geste rapide et sûr qui ne dura que le temps d’un battement de cœur. Il y eut un craquement d’os brisés, et un couinement étouffé ; le chiot agonisa dans la paille en se tordant de douleur jusqu’à ce que Pryrates relève le talon et lui écrase le crâne. Le prêtre observa le cadavre un instant avec une profonde indifférence, puis ses yeux se fixèrent sur le visage horrifié de Simon. Le garçon était prisonnier, ne pouvait plus se détourner de ce regard noir, sans inquiétude et sans remords. Les yeux morts et sans relief de Pryrates retournèrent se poser une seconde sur le chiot ; lorsqu’ils revinrent sur Simon, un sourire atroce se dessina lentement sur le visage du prêtre. Que peux-tu y faire, mon garçon ? disait le sourire. Et qui s’en inquiétera ? L’attention de Pryrates se détourna enfin vers sa table. Libéré Simon posa l’aiguière comme il put et partit en chancelant à la recherche d’un endroit pour vomir. Il était presque minuit ; plus de la moitié des convives avaient déjà titubé ou été portés vers leur lit. Il était fort peu probable pour nombre d’entre eux qu’ils puissent être présents au couronnement le lendemain matin. Simon versait dans le verre d’un invité complètement ivre le vin largement coupé d’eau qui était le seul breuvage que Pierre Tête-d’Or acceptait de servir à une heure aussi tardive, lorsque le marquis Fengbald, seul membre de la suite royale encore présent, entra dans la salle d’un pas chaloupé. Les vêtements du jeune noble étaient en désordre et ses chausses à moitié remontées, mais un sourire béat illuminait son visage. « Venez tous dehors ! » cria-t-il. « Tout le monde ! Venez voir ! » Il repassa la porte vers les communs. Ceux qui le pouvaient se levèrent et lui emboîtèrent le pas, en se bousculant et en riant, et en chantant pour les plus saouls. Fengbald se tenait dans les communs, tête en arrière, ses cheveux noirs pendant dans son dos le long de sa tunique maculée, tandis qu’il regardait vers le ciel. Il montrait quelque chose du doigt ; un à un tous les autres regardèrent. Une étrange traînée traversait le ciel, comme une blessure profonde tachant de sang le noir de la nuit ; une immense comète rouge traversait le ciel du nord au sud. « Une étoile filante ! » cria quelqu’un. « Un présage ! » « Le vieux roi est mort, mort, mort ! » cria Fengbald en pointant sa dague vers le ciel comme s’il défiait l’étoile de descendre l’affronter. « Vive le nouveau roi ! » hurla-t-il. « Une nouvelle ère commence ! » Ces paroles furent suivies d’acclamations, et certains participants tapèrent du pied en hurlant. D’autres entamèrent une danse endiablée et heureuse, hommes et femmes se tenant la main et formant un cercle improvisé. Au-dessus d’eux, l’étoile rouge brillait comme braise. Simon, qui avait suivi la foule pour découvrir la raison de ce tapage, s’en retourna vers la grande salle ; les cris des danseurs flottaient derrière lui. Il fut surpris d’apercevoir le docteur Morgénès debout dans l’ombre du mur d’enceinte. Le vieil homme, enveloppé dans une épaisse robe pour se protéger de l’air glacial, ne remarqua pas son apprenti : lui aussi avait les yeux fixés sur l’étoile filante et sa traîne, sur la déchirure écarlate dans la voûte du Paradis. Mais contrairement aux autres, son visage ne reflétait ni ivresse ni joie. Il avait l’air anxieux, transi et faible. Il avait l’air, pensa Simon, d’un homme seul dans le désert qui écoute les hurlements des loups affamés… 7. L’Étoile du Conquérant Le printemps et l’été de la première année du règne d’Élias furent magiques, et brillèrent par leur faste et leur magnificence. Osten Ard semblait ressusciter. Les jeunes nobles vinrent de nouveau emplir les salles du Hayholt, muettes depuis si longtemps, et le château était si manifestement différent qu’on aurait pu dire qu’ils avaient apporté la couleur et la lumière du jour à ce qui avait été un endroit sombre et froid. Les rires, le vin et la fière arrogance des épées polies et des armures brillantes emplissaient le château tout comme au temps de la jeunesse du Roi Jean. La nuit, on entendait de nouveau de la musique dans les jardins, et les superbes dames de la cour se pressaient vers des rendez-vous secrets, ou les fuyaient, dans la douce chaleur de l’obscurité comme des fantômes fluides et gracieux. Le terrain de joute revint à la vie, et se couvrit de tentes multicolores comme un parterre de fleurs. Pour le peuple et les domestiques, il semblait que chaque jour était fête et que les réjouissances ne cesseraient jamais. Le Roi Élias et ses amis s’amusaient comme des enfants quand s’approche l’heure de se coucher et qui le savent. L’Erkynée tout entière semblait livrée à la joie d’un chien ivre de soleil. Certains villageois commencèrent à s’inquiéter : il était difficile de faire ensemencer les champs dans une telle ambiance d’euphorie. Les plus âgés et les plus revêches des prêtres ronchonnaient incessamment au sujet du développement de la paresse et du libertinage. Mais aux avertissements de ces prophètes de malheur ne répondaient que des rires. Le règne d’Élias brillait comme un sou neuf ; toute l’Erkynée, voire tout Osten Ard, était sortie d’un long hiver pour entrer dans une ère tourbillonnante de jeunesse. Il ne pouvait y avoir de mal à cela ! Simon sentit les crampes s’insinuer dans ses doigts alors qu’il traçait laborieusement les lettres sur le parchemin gris. Morgénès était à la fenêtre, examinant un long tube de verre mince à la lumière pour s’assurer de sa propreté. S’il fait une seule remarque sur ma façon de les nettoyer ; je m’en vais, pensa Simon. Je ne vois plus la lumière du jour qu’en reflet sur les cuivres que je polis. Morgénès quitta la fenêtre et ramena son tube de verre vers la table où peinait Simon. Lorsque le vieil homme s’approcha, Simon se prépara à subir ses remontrances, et fut pris d’un sentiment d’amertume si fort qu’on eût dit un nœud logé entre ses omoplates. « C’est très bien, Simon ! » dit Morgénès en reposant la pipette à côté du parchemin. « Tu t’occupes de tout cela bien mieux que je ne le faisais. » Le docteur lui tapota l’épaule et se pencha vers lui. « Comment t’en sors-tu ? » « Mal », s’entendit répondre Simon. Son amertume restait forte, mais il jugea malgré tout mesquin le ton sur lequel il avait répondu. « Vous savez, je ne ferai jamais aussi bien que ça. Je n’arrive pas à tracer les lettres proprement et je fais beaucoup de pâtés, et puis je ne comprends même pas ce que j’écris ! » Il se sentit un peu mieux pour l’avoir dit, mais se sentait toujours stupide. « Tu t’inquiètes pour rien, Simon », répondit le docteur en se redressant. Son esprit était ailleurs, et ses yeux couraient à travers la pièce pendant qu’il parlait. « D’abord, tout le monde fait des pâtés au début ; et si certains en font toute leur vie, cela ne signifie pas qu’ils n’ont rien à dire. Et puis je sais très bien que tu ne comprends pas ce que tu recopies : ce livre est écrit en nabbanais, et tu ne parles pas cette langue. » « Mais pourquoi copier des mots que je ne comprends pas ? » grommela Simon. « C’est ridicule ! » Morgénès lança un regard perçant à Simon. « Puisque c’est moi qui t’ai dit de le faire, je suppose que je suis également ridicule ? » « Non, je ne voulais pas dire ça… C’est juste que… » « Inutile de te justifier. » Le docteur attrapa un tabouret et s’assit à côté de Simon. Ses longs doigts courbés se mirent à errer sans but au milieu des objets qui jonchaient le bureau. « J’ai choisi de te faire copier ce livre parce qu’il est plus facile de se concentrer sur la forme des lettres lorsque l’on n’est pas distrait par le sens de ce que l’on écrit. » « Hummf. » Cette réponse ne satisfit Simon qu’à moitié. « Pouvez-vous quand même me dire de quoi parle ce livre ? J’ai beau regarder les images, mais je n’arrive pas à me faire une idée. » Il tourna quelques pages pour revenir à une illustration qu’il avait souvent observée durant ces trois derniers jours, une gravure grotesque représentant un homme cornu aux grands yeux fixes et aux mains noires. Une foule de créatures rampantes se blottissait à ses pieds, et un soleil éclatant brillait au-dessus de sa tête dans un ciel d’encre noire. « Comme ici, par exemple », dit Simon en montrant du doigt l’étrange illustration. « Le texte en dessous de l’image dit : Sa Asdridan Condiquilles ; qu’est-ce que ça veut dire ? » « Cela signifie », dit le docteur en refermant le livre pour l’emporter, « L’Étoile du conquérant ; et cela ne te concerne pas. » Il alla poser le fort volume sur une pile appuyée contre le mur en un équilibre fort précaire. « Mais je suis votre apprenti ! » protesta Simon. « Quand allez-vous m’apprendre quelque chose ? » « Crétin ! Que crois-tu que je sois en train de faire ? Je t’enseigne à lire et à écrire. Íl n’est rien de plus important. Que veux-tu apprendre ? » « La magie ! » répondit immédiatement Simon. Morgénès ouvrit grand les yeux. « Et que fais-tu de la lecture… ? » interrogea le docteur sur un ton lourd et menaçant. Cela fâcha Simon. Comme d’habitude, tout le monde s’employait à le contrarier. « Je ne sais pas… » dit-il. « Pourquoi lire et savoir ses lettres ? Les livres ne contiennent que des histoires. Pourquoi devrais-je lire des livres ? » Morgénès sourit, comme une hermine qui a trouvé un trou dans le grillage du poulailler. « Ah, mon garçon… Comment puis-je m’emporter contre toi, quand tu trouves à dire des choses aussi charmantes, magnifiques, et incroyablement stupides ! » Le docteur rit à gorge déployée. « Que voulez-vous dire ? » Les sourcils de Simon accompagnèrent sa grimace. « Pourquoi est-ce magnifique et stupide ? » « Magnifique parce que j’ai une réponse magnifique à te donner » dit Morgénès que l’hilarité n’avait pas quitté. « Stupide parce que… parce que les enfants sont faits comme ça, je suppose, comme les tortues sont faites avec une carapace et les guêpes avec un dard ; cela les protège de la cruauté de la vie. » « Pardon ? ! » Simon était maintenant furieux. « Les livres », dit Morgénès avec emphase, en se balançant en arrière sur son tabouret, « … les livres sont de la magie. C’est aussi simple que ça. Et ce sont également des pièges. » « De la magie ? Des pièges ? » « Les livres sont une forme de magie », le docteur reprit en main le volume qu’il était allé reposer, « … parce qu’ils traversent le temps et l’espace plus sûrement que n’importe quel sort ou charme. Que pensait telle personne de tel sujet il y a deux cents années ? Peux-tu t’envoler à travers le temps pour le lui demander ? Non, ou, du moins, il est fort peu probable que tu en sois capable. « Mais, ah ! s’il a couché ses pensées sur du papier, s’il existe quelque part un parchemin, un livre auquel il a confié ses réflexions… Alors il te parle ! À travers les âges ! Et si tu désires connaître les lointains paysages de Nascadu, ou de terres disparues comme la Khandie, il te suffit d’ouvrir un livre… » « Oui, oui… Je crois que je comprends tout cela. » Simon ne cherchait pas à dissimuler sa déception. Ce n’était absolument pas ce qu’il entendait par Magie. « Et les pièges ? Pourquoi avez-vous parlé de pièges ? » Morgénès se pencha en avant, agitant le lourd volume relié de cuir sous le nez de Simon. « Toute écriture est un piège », dit-il en souriant, « le piège le plus solide qui soit. Un livre est une prison qui maintient son captif, qui est la connaissance, vivant pour l’éternité. Plus tu as de livres », le docteur couvrit l’étendue de la pièce d’un mouvement circulaire du bras, « … plus tu as de pièges, et plus tu as de chances de capturer quelque animal singulier, évasif et remarquable qui, sans cela, serait mort oublié. » Morgénès termina sur un grand geste de la main, en laissant tomber le livre sur la pile. Le claquement fut accompagné d’un petit nuage de poussière, chaque grain se reflétant dans les rais de lumière qui filtraient entre les barreaux de la fenêtre. Simon garda un instant les yeux fixés sur cet effet de lumière, rassemblant ses esprits. Il était aussi facile de suivre la pensée du docteur que d’attraper des souris avec des moufles. « Et la vraie magie ? » Le froncement de son front soulignait son entêtement. « Comme ce qu’on raconte que fait Pryrates dans sa tour ? » Une expression de colère, (ou était-ce de la peur ?) s’afficha l’espace d’un instant sur le visage du docteur. « Non, Simon », dit-il doucement. « Ne mêle pas Pryrates à cette conversation. C’est un homme dangereux, et follement imprudent. » Malgré l’affreux souvenir que le prêtre rouge lui avait laissé, Simon fut surpris et un peu effrayé par l’expression étrange du visage du docteur et par sa véhémence. Il osa malgré tout une nouvelle question. « Vous faites de la magie, n’est-ce pas ? Pourquoi Pryrates est-il dangereux ? » Morgénès se leva d’un bon, et, l’espace d’un court instant, Simon craignit que le docteur ne le frappât, ou ne hurlât des imprécations à son encontre. Mais Morgénès s’éloigna lentement vers la fenêtre et se mit à regarder le ciel. Le contre-jour donna à Simon l’impression que les rares cheveux du docteur formaient une auréole au-dessus de ses épaules étroites. Morgénès fit demi-tour et revint vers la table. Son visage était grave, troublé par le doute. « Simon », dit-il, « tu ne m’écouteras peut-être pas, mais je veux que tu restes à l’écart de Pryrates ; ne l’approche pas, et ne parle pas de lui… sauf avec moi, bien sûr. » « Mais pourquoi ? » Contrairement à ce que craignait le docteur, Simon avait déjà décidé de rester à distance respectueuse de l’alchimiste. Mais Morgénès était rarement aussi direct, et Simon ne voulait pas laisser passer l’occasion. « Qu’y a-t-il d’aussi mal en lui ? » « As-tu remarqué que les gens craignent Pryrates ? Que, lorsqu’il descend de ses nouveaux quartiers dans la Tour de Hjeldin, les gens s’écartent de son passage ? Il y a une raison à cela. Il est craint parce qu’il n’a pas peur, parce qu’il ne connaît pas les peurs qu’un homme doit avoir. Cela se voit dans ses yeux. » Simon porta la pointe de sa plume à sa bouche, la mâchonna en réfléchissant, puis l’écarta. « Les peurs qu’un homme doit avoir ? Qu’est-ce que cela veut dire ? » « L’audace n’est pas l’absence de peur, Simon. Sauf lorsqu’un homme est fou. Les hommes que l’on dit sans peur sont ceux qui savent la dissimuler, ce qui n’est pas la même chose. Le vieux Roi Jean connaissait la peur, et ses deux fils l’ont certainement ressentie… et moi aussi. Pryrates… Eh bien, les gens peuvent voir qu’il ne craint ni ne respecte les mêmes choses que nous. C’est souvent ce que l’on veut dire lorsqu’on prétend qu’un homme est fou. » Simon était fasciné. Il ne croyait pas vraiment que Jean Presbytère ou Élias eussent pu connaître la peur, mais ce que disait le docteur au sujet de Pryrates était passionnant. « Est-il fou, docteur ? Et comment cela pourrait-il être ? C’est un prêtre, et l’un des conseillers du Roi. » Mais Simon se souvenait de ses yeux et de son sourire, et savait que Morgénès avait raison. « Permets-moi de m’exprimer autrement. » Morgénès commença à jouer avec l’une des boucles de sa barbe. « Je t’ai parlé des pièges ; de la façon dont on pouvait comparer la quête de la connaissance à la traque d’une créature insaisissable. Eh bien, là où moi ou les autres érudits partons faire le tour de nos pièges pour voir quel étrange animal nous avons peut-être eu la chance de capturer, Pryrates ouvre grand sa porte la nuit et attend de voir quelle bête va entrer. » Morgénès ôta la plume des mains de Simon, puis releva la manche de sa longue robe et l’utilisa pour effacer l’encre qui tachait le menton du garçon. « Le problème de cette approche », reprit-il, « c’est que, lorsque vous n’aimez pas la créature qui vous a rendu visite, il est difficile, très difficile, de refermer la porte. » « Ah ! » gronda Isgrimnur. « Une touche, mon ami, une touche ! Admets-le ! » « À peine un souffle sur ma veste », répondit Josua, relevant un sourcil en feignant la surprise. « Je suis désolé de voir que ton infirmité te pousse à des manœuvres aussi désespérées… » À mi-phrase, et sans changer de ton, il plongea soudain vers l’avant. Isgrimnur para l’assaut de sa garde ; les deux épées de bois claquèrent bruyamment. « Infirmité ? » siffla le vieil homme entre ses dents. « Je vais te montrer comment mon infirmité va t’envoyer pleurer dans les jupes de ta nourrice ! » Encore rapide et puissant malgré son âge, le duc d’Elvritshalla pressa de l’avant, sa prise à deux mains lui permettant de garder un contrôle précis des grands arcs de cercle qu’il faisait décrire à son épée de bois. Josua bondit en arrière, parant les coups, ses cheveux collés en mèches sur son front par la sueur. Il vit enfin une ouverture. Alors qu’Isgrimnur faisait de nouveau siffler son arme d’entraînement, le prince se baissa vivement, détourna de son épée de bois le coup de son adversaire, puis plaça son pied derrière la cheville d’Isgrimnur et tira. Le duc tomba en arrière comme un arbre gui s’effondre. Josua se laissa tomber peu après au coté d’Isgrimnur. De sa main unique, il détacha aisément sa lourde veste rembourrée, puis s’étendit sur le dos. Isgrimnur, qui haletait avec la puissance d’un soufflet de forge, restait muet. Ses yeux étaient clos ; dans sa barbe, des gouttes de sueur brillaient sous la lumière du soleil. Josua se pencha sur lui pour l’observer. Soudain inquiet, il avança la main vers la veste d’Isgrimnur pour la lui retirer. Lorsqu’il eut pris la lanière de cuir entre ses doigts, la lourde main rosée du duc surgit et frappa le prince sur le côté de la tête, l’envoyant voler en arrière. Le prince, de nouveau sur le dos, porta la main à son oreille et grimaça. « Ah ! » souffla Isgrimnur, « cela t’apprendra… Jeune blanc-bec ! » Allongés sur le sol, et reprenant leur respiration tout en observant les nuages, les deux hommes restèrent un long moment silencieux. « Tu triches, petit homme », dit enfin Isgrimnur, en se relevant pour s’asseoir. « À ta prochaine visite au Hayholt, j’aurai ma revanche. De toute façon, s’il n’avait pas fait si chaud et que je n’avais pas été si gros, je t’aurais enfoncé les côtes il y a plus d’une heure. » Josua s’assit et mit sa main devant ses yeux pour se protéger du soleil. Deux silhouettes approchaient à travers l’herbe jaunie du terrain de joute. L’une était vêtue d’une longue robe. « Il fait vraiment chaud », dit Josua. « Et l’on est en novandre ! » grogna Isgrimnur en enlevant sa veste d’entraînement. Les Jours du Chien sont passés depuis bien longtemps, et toujours cette damnée chaleur ! Où est la pluie ? » « Elle a peut-être eu peur. » Il plissa les yeux en direction des deux silhouettes maintenant plus proches. « Ho ! mon jeune frère ! » cria l’un des deux hommes. « Et mon vieil oncle Isgrimnur ! On dirait que votre jeu vous a épuisé ! » « Josua et la chaleur m’ont presque tué, Votre Majesté », répondit Isgrimnur au Roi qui s’approchait. Élias était vêtu d’une somptueuse tunique vert de mer. Pryrates, les yeux noirs, marchait à ses côtés dans une robe rouge qu’agitait le vent, comme une chauve-souris écarlate apprivoisée. Josua se redressa, puis tendit la main à Isgrimnur pour aider le vieil homme à se relever. « Le duc Isgrimnur exagère, comme à l’habitude », dit doucement le prince. « J’ai dû le forcer à terre et m’asseoir sur lui pour éviter une mort certaine. » « Oui, oui ; nous avons observé votre chahut depuis la Tour de Hjeldin », dit Élias, en accompagnant ses paroles d’un vague geste en direction de la masse que formait la tour au-dessus des fortifications du Hayholt, « … n’est-ce pas, Pryrates ? » « Oui, Sire », dit Pryrates d’une voix rauque. Son sourire était aussi fin qu’un fil. « Votre frère et le duc sont de bien puissants guerriers. » « À propos, Votre Majesté », dit Isgrimnur, « puis-je me permettre de vous poser une question ? Je suis désolé de vous importuner avec des affaires d’État en de telles circonstances. » Élias, qui observait l’autre bout du terrain, se retourna vers le vieux duc d’un air un peu contrarié. « J’ai justement en tête des affaires d’État dont je m’entretenais avec Pryrates. Pourquoi ne pas venir m’en parler lorsque la cour tient séance ? » Il se tourna de nouveau. Au loin, Guthwulf et le comte Éolair de Nad Mullach, parent du Roi Lluth d’Hernystir, poursuivaient un étalon rebelle qui avait brisé ses rênes. Élias, hilare, donna un coup de coude à Pryrates, qui le gratifia d’un sourire de pure forme. « Hum, pardonnez-moi, Votre Majesté », reprit Isgrimnur, « mais cela fait deux semaines que j’essaie de vous entretenir de ce problème. Helfcène, votre chancelier, ne fait que me répondre que vous êtes trop occupé… » « … dans la Tour de Hjeldin », ajouta sèchement Josua. Le regard des deux frères s’affronta un instant, puis Élias se tourna vers le duc. « Oh, après tout… quel est le problème ? » « La garnison royale de Vestvennby. Les soldats ont quitté la place depuis plus d’un mois et n’ont pas été remplacés. Les Marches Gelées sont encore des terres barbares, et je ne puis contrôler la route au nord de Wealdhelm sans la garnison de Vestvennby. N’allez-vous pas relever cette troupe ? » Le regard d’Élias était de nouveau revenu sur Guthwulf et Éolair, maintenant deux petites silhouettes qui scintillaient dans l’air chaud et poursuivant toujours leur étalon qui disparaissait au loin. Il répondit sans se retourner. « Skali de Kaldskryke dit que tu as tous les hommes qu’il te faut, mon vieil oncle. Il dit que tu gardes tes soldats à Elvritshalla et à Naarved. Pourquoi cela ? » Son ton était dangereusement calme. Avant qu’Isgrimnur, abasourdi, n’ait eu le temps de répondre, Josua réagit. « Skali Nez-tranchant est un menteur s’il dit cela. Et tu es un fou si tu le crois. » Élias se retourna d’un bond, une moue de mépris sur le visage. « Voilà donc la vérité, Josua ? Skali est un menteur ? Et je dois te croire, toi qui n’as jamais caché ta haine pour moi ? » « Attendez, attendez… » Isgrimnur les interrompit, nerveux et plus qu’un peu effrayé. « Élias… Votre Majesté, vous connaissez ma loyauté ; j’étais l’ami le plus fidèle que votre père ait jamais eu ! » « Oh oui, mon père ! » siffla Élias. « … Et, par pitié, ne reportez pas sur Josua la juste colère qu’ont provoquée ces rumeurs scandaleuses, car elles ne reposent sur rien. Josua ne vous hait pas. Il vous est aussi loyal que moi ! » « Cela », dit le roi, « est très certainement exact. Je dépêcherai une garnison à Vestvennby quand je le jugerai opportun, et pas avant ! » Durant un instant, Élias fixa les deux hommes des yeux. Pryrates, qui s’était tu jusque-là, tendit une main blanche vers la manche de la tunique d’Élias. « S’il vous plaît, mon seigneur », dit-il, « ce n’est ni le moment ni l’endroit pour cela… » Il jeta un regard lourd et impudent à Josua, « … si je puis humblement me permettre. » Le roi fixa son serviteur des yeux, puis hocha la tête. « Tu as raison. J’ai laissé la colère m’envahir sans raison. Pardonne-moi, mon oncle », dit-il à Isgrimnur. « Car, comme je l’ai déjà dit, il fait très chaud. Pardonne mon emportement. » Il sourit. Isgrimnur salua de la tête. « Certainement, Sire. Il est facile de s’emporter par une telle chaleur. C’est d’ailleurs étrange, si tard dans l’année, non ? » « Assurément. » Élias se tourna avec un large sourire vers le prêtre en cape rouge. « Notre ami Pryrates, malgré sa sainte place dans notre Église, ne semble pouvoir convaincre Dieu de nous accorder la pluie que nous appelons de nos prières ; n’est-ce pas, conseiller ? » Pryrates lança un regard étrange au roi, puis rentra la tête dans la capuche de sa robe comme une tortue albinos. « S’il vous plaît, mon seigneur… » dit-il, « si nous pouvions reprendre notre conversation et laisser ces nobles sires à leurs joutes. » « Oui » hocha le roi. « Je crois que c’est ce que nous allons faire. » Alors qu’ils allaient s’éloigner, Élias s’immobilisa. Il se retourna lentement vers Josua, qui s’était penché pour ramasser les épées de bois sur l’herbe sèche. « Tu sais, mon frère », dit le roi, « cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes pas entraînés ensemble. Vous voir tout à l’heure a ravivé de vieux souvenirs. Que dirais-tu de quelques passes avec moi, tant que nous sommes ici ? » Il y eut un instant de silence. « Si tu le désires, Élias. » Josua lança l’une des épées de bois au roi, qui l’attrapa prestement par la poignée, de sa main droite. « … En fait », dit Élias, un demi-sourire sur les lèvres, « je crois que nous n’avons pas jouté depuis ton… accident. » Son expression se fit plus solennelle. « Tu as eu de la chance de ne pas perdre ce jour-là ta bonne main : tu peux encore tenir une épée. » « De la chance, en effet. » Josua compta un pas et demi, puis se retourna et fit face à Élias. « Par contre, il est dommage que nous n’ayons en main… ah ! quelle malencontreuse expression… que nous n’ayons à notre disposition que ces pathétiques planchettes. » Il secoua l’épée de bois. « J’adore te voir manier… Comment appelles-tu déjà cette fine lame ?… ah oui, Naidel. Il est regrettable que tu ne l’aies pas avec toi. » Sans le moindre avertissement, Élias bondit en avant, visant la tête de Josua d’un revers. Le prince para, se couvrit, puis avança à son tour. Élias bloqua la fente, et la détourna adroitement. Les deux frères se désengagèrent et se mirent à tourner. « Oui. » Josua changea de garde, le visage couvert de sueur. « Il est vraiment dommage que Naidel ne soit pas avec moi. Et également regrettable que tu n’aies pas Clou-Radieux. » Le prince coupa agilement puis tenta une nouvelle fente. Le roi esquiva précipitamment, puis contre-attaqua. « Clou-Radieux ? » dit Élias, le souffle un peu court. « Que veux-tu dire par là ? Tu sais très bien qu’elle est enterrée avec notre père. » Il esquiva un revers et riposta. « Oh ! je le sais très bien », dit Josua en parant. « Mais l’épée d’un roi, tout comme son royaume, devrait être sagement », un assaut, « et fièrement », une contre-offensive, « devrait être judicieusement employée et mise à profit par son héritier. » Les deux épées de bois firent en se heurtant le bruit d’une hache qui s’abat sur un chêne. Elles glissèrent l’une contre l’autre jusqu’à ce que les gardes s’entremêlent et que les visages d’Élias et de Josua ne soient plus qu’à quelques pouces l’un de l’autre. Des muscles se tendirent sous leurs chemises ; les deux frères paraissaient presque immobiles, n’était un léger tremblement qui trahissait leur effort. Finalement, Josua, qui, contrairement au roi, ne pouvait tenir à deux mains la poignée de son épée, sentit sa lame glisser. D’un souple mouvement d’épaule, il rompit l’engagement, et se remit en garde. Alors qu’ils se faisaient de nouveau face sur l’herbe du pré, respirant tous deux bruyamment, un son puissant résonna à travers le terrain de joute : midi sonnait aux cloches de la Tour de l’Ange Vert. « Voilà, messieurs, je crains que ce ne soit terminé ! » s’exclama Isgrimnur, un sourire pâle sur son visage. Il avait été impossible durant tout le combat de ne pas voir la haine presque tangible qu’ils exprimaient tous deux. « Les cloches sonnent, et cela signifie qu’il est l’heure de dîner. Il n’y a donc pas de gagnant. Pouvons-nous y aller ? Si je reste sous ce soleil et que je ne trouve pas rapidement un flacon de vin, je ne vivrai pas pour voir Aédonmansa cette année. Ces vieux os du nord n’étaient pas faits pour supporter une telle chaleur. » « Le duc a raison, mon seigneur », dit Pryrates d’une voix rauque, en posant la main sur le poignet d’Élias, qui tenait toujours son épée levée. Un sourire reptilien tendit les lèvres du prêtre. « Nous pourrons nous entretenir de nos affaires sur le chemin du retour. » « Très bien », gronda Élias, qui jeta l’épée par-dessus son épaule. Elle toucha le sol et rebondit une fois, puis s’immobilisa. « Merci pour cet exercice, mon frère. » Il se retourna et offrit son bras à Pryrates. Tous deux s’éloignèrent, en une étrange tache rouge et verte. « Qu’en dis-tu, Josua ? » demanda Isgrimnur en prenant l’épée de bois de la main du prince. « Veux-tu rentrer et boire quelque chose ? » « Oui, je suppose », répondit Josua, tout en se penchant pour ramasser les vestes, tandis qu’Isgrimnur allait rechercher l’épée que le roi avait lancée au loin. Il se redressa, les yeux fixés sur l’horizon. « Mon oncle, les morts s’interposent-ils toujours entre les vivants ? » demanda-t-il doucement. Puis il se passa la main sur le visage. « Non, ce n’est rien. Ne fais pas attention. Quittons cet endroit, et trouvons un peu de fraîcheur. » « Vraiment, Judith, ne t’inquiète pas, Rachel serait d’accord… » Sa main chasseresse avait été capturée à quelques pouces du grand saladier. Judith, malgré son apparence potelée et débonnaire, avait une poigne de fer. « À d’autres ! “Rachel serait d’accord !” ; mais bien sûr ! Rachel briserait tous les os de mon misérable corps, oui ! » Judith repoussa la main de Simon, puis chassa d’un souffle la mèche de cheveux qui lui pendait devant les yeux et s’essuya les doigts sur son tablier déjà maculé. « J’aurais dû me douter que tu accourrais comme un chiot inniscrich affamé dès que j’aurais approché ces petits pains aédontides du four. » Simon mit toute sa tristesse dans les formes qu’il dessinait du doigt sur la table couverte de farine. « Mais, Judith, tu as des piles et des piles de pâte, pourquoi ne pas me laisser juste goûter ? » Judith quitta son tabouret et avança gracieusement jusqu’à l’une des centaines d’étagères de la cuisine, comme une barque sur un lac placide. Deux jeunes marmitons s’écartèrent précipitamment de son chemin comme des mouettes apeurées. « Alors… » dit-elle d’un air songeur. « Où ai-je donc mis cette motte de beurre doux ? » Tandis qu’elle réfléchissait, un doigt glissé entre ses lèvres, Simon se rapprochait progressivement du saladier. « N’y pense même pas, mon garçon ! » laissa tomber Judith sans même se retourner. Avait-elle des yeux derrière la tête ? « Ce n’est pas que la pâte manque, Simon. Mais tu n’auras plus d’appétit à l’heure du souper, et c’est ce que Rachel veut éviter. » Elle poursuivit ses recherches tout en parlant, laissant son regard courir sur les alignements parfaitement ordonnés des étagères. Simon reprit sa place en rougissant. Malgré ces occasionnelles frustrations, la cuisine était un endroit agréable. Plus grande encore que les quartiers de Morgénès, elle restait néanmoins confortable et intime, chargée de la palpitante chaleur des fours et d’odeurs alléchantes. Des ragoûts d’agneau mijotaient dans des marmites de fer, des pains aédontides gonflaient dans les fours, et des chapelets d’oignons bruns pendaient comme des clochettes de cuivre aux fenêtres embuées. L’air était empli des odeurs mêlées des épices, du gingembre et de la cannelle, du safran, des clous de girofle et du poivre. Des marmitons passaient les portes en faisant rouler devant eux des barriques de farine ou de poissons en saumure, ou sortaient les pains du four à l’aide de longues et plates pelles de bois. L’un des apprentis du chef faisait bouillir de la pâte de riz dans un mélange de lait et d’amandes, préparant des confiseries pour le dessert du roi. Et Judith elle-même, une femme gentille et imposante qui avait fait de l’immense cuisine un endroit aussi douillet qu’un lit de plumes, menait son monde sans jamais élever la voix, souverain débonnaire mais à l’œil vif d’un royaume de feux, de fours et de marmites. Elle revint vers la table avec en main le pot de beurre qui lui manquait. Sous le regard défait de Simon, elle attrapa une brosse fine et se mit à étaler le beurre sur les petits pains tressés. « Judith », demanda enfin Simon, « Aédonmansa est presque là, pourquoi ne neige-t-il pas ? Morgénès dit qu’il ne l’a jamais vu attendre aussi longtemps. » « Je n’en sais rien », dit-elle vivement. « Mais nous n’avons pas non plus eu de pluie en novandre. Je suppose que c’est une année sèche. » Elle fronça les sourcils et se remit à beurrer ses pains aédontides. « Les moutons et les vaches de la ville ont dû être abreuvés aux douves du Hayholt », ajouta Simon. « Je ne savais pas. » « Oui, on voit maintenant les marques sur les bords qui montrent combien l’eau a descendu. Il y a des endroits où l’eau n’atteint même pas les genoux ! » « Et je suis certaine que tu les as tous repérés ! » « Je crois, oui ! » répondit-il fièrement. « Mais l’année dernière à la même époque, tout était gelé ! Rappelle-toi ! » Judith leva vers lui ses yeux bleu pâle où se lisait toute sa générosité. « Je sais que ce genre d’événement peut te paraître excitant », lui dit-elle, « mais n’oublie pas, mon garçon, que nous avons besoin de la pluie. S’il ne pleut ni ne neige, il n’y aura bientôt plus toutes ces bonnes choses que tu aimes tant. On ne peut boire l’eau du Kynslagh, tu sais. » Le Kynslagh, tout comme le Gleniwent qui le nourrissait, était aussi salé que la mer. « Je sais cela », dit Simon. « Mais je suis certain que la neige tombera bientôt ; ou la pluie ; il fait si chaud ! Ça aura juste été un bien étrange hiver. » Judith était sur le point de lui répondre lorsqu’elle s’interrompit pour regarder par-dessus l’épaule de Simon, en direction de la porte. « Oui, ma fille, de quoi s’agit-il ? » demanda-t-elle. Simon se retourna, pour voir une servante aux boucles familières et qui se tenait à quelques pieds de lui : Hepzibah. « Rachel m’a envoyée chercher Simon, m’man », répondit-elle en saluant d’une demi-révérence indolente. « Elle a besoin de lui pour attraper quelque chose sur une étagère trop haute. » « Eh bien, ma chère, tu n’as pas besoin de me demander. Il est assis là, à soupirer après mes plats sans aider quiconque. » Elle fil signe à Simon d’y aller. Le garçon ne s’en aperçut pas, car il était trop occupé à admirer le tablier serré d’Hepzibah et la masse de cheveux que sa coiffe ne pouvait ni contrôler ni contenir. « Lysia aie pitié ! Allez, mon garçon, dépêche-toi ! » Judith se pencha vers Simon et le sortit de sa rêverie d’un petit coup du manche de sa brosse. Hepzibah avait déjà fait demi-tour et était presque à la porte. Simon descendit lentement de son tabouret et s’apprêta à la suivre, lorsque Judith posa une main chaude sur son bras. « Tiens », dit-elle, « je crois que celui-là est raté, il a pris une forme bizarre. » Elle lui tendit une miche de pain chaud, torsadée comme de la corde et sentant bon le sucre. « Merci ! » dit-il, et il en déchira un morceau qu’il enfourna immédiatement dans sa bouche, tout en courant vers la porte. « C’est délicieux ! » « Bien sûr que c’est bon ! » lui cria Judith. « Si tu en parles à Rachel, je t’écorche vif ! » À peine eut-elle le temps de finir que la porte s’était refermée. Il ne fallut à Simon que quelques pas pour rattraper Hepzibah, qui ne marchait pas très vite. Est-ce qu’elle m’attendait ? se demanda-t-il, étrangement essoufflé. Puis il se dit qu’il était surtout probable que quelqu’un qui avait été chargé d’une commission qui l’avait sorti des griffes de Rachel ne soit pas vraiment pressé de s’en retourner. « Désires-tu… En veux-tu un peu ? » demanda-t-il, le souffle court. La servante prit une bouchée de pain doux, la renifla, et la porta goulûment à sa bouche. « C’est très bon, vraiment ! » dit-elle, puis elle gratifia Simon d’un sourire éblouissant. Les coins de ses yeux brillaient. « Tu peux m’en donner encore un peu ? » C’est ce qu’il fit. Ils quittèrent le couloir et sortirent dans la cour. Hepzibah croisa les mains sur ses propres épaules comme pour se prendre elle-même dans ses bras. « Ooh ! quel froid ! » dit-elle. L’air était doux, et même chaud, si l’on considérait que l’on était en dersandre, mais maintenant qu’Hepzibah en avait fait la remarque, Simon eut l’impression de sentir une légère brise. « Oui, il fait vraiment froid », répondit-il, puis le silence retomba. Tandis qu’ils passaient au coin du donjon qui abritait les résidences royales, Hepzibah lui montra du doigt une petite fenêtre, juste en dessous de la plus haute tourelle. « Tu vois, là ? » lui demanda-t-elle. « Il y a quelques jours, j’ai vu la princesse se brosser les cheveux devant cette fenêtre. Qu’elle a de beaux cheveux ! » Le vague souvenir d’un reflet doré dans le soleil de l’après-midi refit un instant surface dans l’esprit de Simon, mais il le chassa bien vite : il ne voulait pas être distrait. « Oh ! je pense que tes cheveux sont bien plus beaux ! » dit-il, puis se tourna bien vite vers l’une des tours de garde du mur d’enceinte, pour dissimuler ses joues traîtreusement rougissantes. « Tu crois vraiment ? » dit-elle en un rire. « Ils sont tout emmêlés ! La princesse a des servantes qui lui brossent les cheveux. Sarrah, tu sais, la blonde, connaît l’une d’entre elles. Sarrah raconte qu’elle lui a dit que la princesse était souvent triste, et qu’elle voulait rentrer à Mérémund, où elle a grandi. » Simon avait les yeux fixés sur la nuque d’Hepzibah, qui baignait dans les longues boucles brunes s’échappant de sa coiffe. « Humm », dit-il. « Veux-tu en savoir plus ? » demanda Hepzibah, en se détournant de la tour. « Mais qu’est-ce que tu regardes ? » Elle avait parlé d’une voix aiguë, mais ses yeux étaient rieurs. « Arrête ! Je t’ai dit que mes cheveux n’étaient pas présentables ! Veux-tu savoir autre chose au sujet de la princesse ? » « Quoi ? » « Son père désire qu’elle épouse le marquis Fengbald, mais elle ne veut pas. Le roi est furieux, et Fengbald menace de quitter le Hayholt et de rentrer au Falshire, ce qui semble quand même une drôle d’idée. Lofsunu dit qu’il ne le fera jamais, parce qu’il n’y a personne dans tout son comté qui soit assez riche pour apprécier ses chevaux et ses tenues et ses affaires. » « Qui est Lofsunu ? » voulut savoir Simon. « Oh ! » fit coquettement Hepzibah. « C’est un soldat que je connais. Il fait partie de la garde du comte Breyugar. Il est très bel homme. » Le dernier morceau de pain aédontide, qu’il venait de porter à sa bouche, prit soudain un goût de cendres. « Un soldat ? » dit-il lentement. « Il fait partie de ta famille ? » Hepzibah gloussa, un son que Simon commençait à trouver irritant. « De ma famille ? Miséricordieuse Rhiap, non, heureusement ! Vu la façon dont il soupire tout le temps après moi ! » Elle gloussa de nouveau. Son rire lui plut encore moins. « Tu l’as peut-être vu », continua-t-elle, « il est posté au baraquement est ? Avec de larges épaules et une barbe ? » Elle dessina dans l’air l’envergure d’un homme qui aurait abrité dans son ombre deux garçons de la taille de Simon. Son émotion et sa raison luttèrent un instant. L’émotion l’emporta. « Les soldats sont stupides », grogna-t-il. « Ce n’est pas vrai ! » répondit Hepzibah. « Retire tout de suite ce que tu viens de dire ! Lofsunu est un excellent homme ! Un jour, il m’épousera ! » « Eh bien, vous ferez un beau couple », lâcha Simon, puis il le regretta. « J’espère que vous serez heureux », ajouta-t-il, en espérant que les raisons de son ressentiment n’avaient pas la clarté cristalline qu’il leur supposait. « Nous le serons ! » répondit Hepzibah, amadouée. Elle observa un instant deux sentinelles arpentant les murailles qui dominaient la cour. Les gardes étaient armés de longues piques qui reposaient sur leur épaule. « Un jour, Lofsunu sera sergent, et nous aurons une maison à nous dans Erchester, et nous serons aussi heureux… Aussi heureux qu’on peut l’être. Plus heureux que cette pauvre princesse, en tous cas. » Grimaçant, Simon ramassa une pierre ronde et l’envoya voler contre le mur d’enceinte. Le docteur Morgénès, qui marchait sur les remparts, regarda alentour et vit que Simon et l’une des jeunes servantes passaient en contrebas. Une brise sèche fit retomber sa capuche sur ses épaules tandis qu’il observait les deux jeunes gens. Il sourit et souhaita silencieusement bonne chance à Simon : le garçon semblait en avoir besoin. Ses airs gauches et ses accès d’humeur lui donnaient encore un air d’enfant, mais il était de bonne taille et son avenir était prometteur. Il serait bientôt un homme, mais se tenait encore à la lisière. Même le docteur, dont personne dans le château ne pouvait deviner l’âge, n’était pas assez vieux pour avoir oublié ce qu’était ce passage. Un bruissement d’ailes se fit soudain entendre derrière lui. Morgénès se retourna, mais avec la lenteur de quelqu’un qui n’est pas surpris, comme s’il s’y attendait. Si la scène avait eu un spectateur, il n’aurait vu qu’une légère ombre grise flotter devant le docteur l’espace de quelques battements de cœur, puis disparaître dans les larges replis de ses manches grises. Morgénès, dont les mains étaient vides un instant plus tôt, tenait maintenant entre ses doigts un minuscule rouleau de fin parchemin noué par un étroit ruban bleu. Il le déposa dans l’une de ses paumes, et le déroula soigneusement du doigt. Le message qui y était inscrit était en nabbanais, la langue de Nabban et de l’Église, mais les lettres étaient d’austères runes de Rimmersgard. Morgen, Les feux du Pic de l’Orage ont été allumés. Depuis Tungoldyr, j’ai vu leur fumée s’élever durant neuf jours, et leurs flammes brûler pendant huit nuits. Les Renards Blancs sont réveillés, et troublent les enfants dans l’obscurité. J’ai également envoyé des mots ailés à notre minuscule ami, mais je doute que cela soit une nouvelle pour lui. Quelqu’un a frappé à de bien dangereuses portes. Jarnauga L’auteur de ces mots avait sous la signature tracé le symbole d’une plume dans un cercle. « Quel temps étrange, n’est-ce pas ? » dit une voix sèche. « Mais il rend les promenades sur les remparts bien plus agréables. » Le docteur fit volte-face, refermant la main sur le parchemin. Pryrates se tenait à ses côtés, souriant. « Le ciel est couvert d’oiseaux aujourd’hui », dit le prêtre. « Avez-vous étudié les oiseaux, docteur ? Connaissez-vous leurs habitudes ? » « J’ai quelques connaissances sur ce sujet », répondit calmement Morgénès. Ses yeux bleus étaient plissés et ne formaient qu’une mince ligne. « J’ai parfois eu envie de les étudier », acquiesça Pryrates. « Ils sont si faciles à capturer, vous savez… et ils détiennent tant de secrets qui ne peuvent que passionner un esprit curieux. » Il soupira et se frotta doucement le menton. « Ah, enfin… Ce n’est jamais qu’une nouvelle éventualité intéressante, et je n’ai déjà que si peu de temps… Bonne journée, docteur. Profitez-en bien. » Il s’éloigna pour redescendre des remparts, ses bottes claquant sur la pierre. Morgénès resta encore longtemps sur les remparts après que le prêtre fut parti. Immobile, les yeux fixés vers le nord, il observait le ciel bleu-gris. 8. Souffle de Gloire et Vent Mauvais Le mois de jonœvre était bien avancé, et la pluie n’était toujours pas venue. Tandis que le soleil commençait à passer sous la ligne des remparts, et que les insectes s’interpellaient dans les hautes herbes sèches, Simon et Jérémias, l’apprenti du chandelier, étaient assis dos à dos, essoufflés. « Allez, viens ! » dit Simon en se forçant à se relever. « Encore un coup ! » Jérémias, que plus rien ne retenait, se laissa glisser en arrière jusqu’à se trouver étendu dans l’herbe piquante comme une tortue retournée. « Vas-y, toi ! » souffla-t-il. « Moi, je ne serai jamais un soldat. » « Bien sûr que si ! » répondit Simon, contrarié par ce qu’il entendait. « Nous serons des soldats tous les deux. Tu as fait des progrès : tu étais bien meilleur la dernière fois. Allez, debout ! » Dans un grognement de douleur, Jérémias se hissa sur ses pieds avec l’aide de Simon. Il tergiversa, puis finit par accepter de prendre le bout de bois que le garçon lui tendait. « Partons, Simon. J’ai mal partout. » « Tu penses trop », répondit Simon, qui leva son propre bâton. « Prends ça ! » Les bouts de bois claquèrent. « Ouch ! » glapit Simon. « Oh, oh ! » gloussa Jérémias, reprenant soudain courage. « Un coup mortel ! » Les cliquetis et claquements reprirent. Son échec avec Hepzibah n’était pas la seule raison de son regain d’intérêt pour le métier des armes. Jusqu’à l’ascension d’Élias sur le trône, Simon avait été certain que son seul et unique désir, ce pour quoi il donnerait tout, était de devenir l’apprenti de Morgénès, de découvrir tous les secrets du monde complexe et magique du docteur. Mais maintenant qu’il l’était devenu, et avait remplacé Inch comme assistant du docteur, le rêve s’était terni. D’abord, il y avait bien trop de travail, et Morgénès se montrait toujours trop rigoureux. C’en était incroyable ! Et avait-il appris la moindre magie ? Non. Comparés aux heures passées à lire et écrire et balayer et polir, les hauts faits d’armes sur le champ de bataille et l’admiration des jeunes filles n’étaient pas à dédaigner. Du fond de l’antre aux odeurs de suif de Jakob le Chandelier, le gros Jérémias avait également été pris par la splendeur martiale de la première année du règne du roi. Durant les parades, longues d’une semaine et qu’Élias semblait organiser chaque mois, toutes les couleurs du royaume entraient en lice pour les joutes : leurs chevaliers s’avançaient comme des papillons de soie et d’acier brillant, plus beaux que toute chose mortelle. Le vent aux senteurs de gloire qui se levait alors sur le terrain de tournoi avait attisé les rêves et éveillé bien des envies dans le cœur des jeunes hommes. Simon et Jérémias se rendirent chez le tonnelier pour lui demander de longs bouts de bois dans lesquels ils pourraient façonner des épées, comme ils l’avaient déjà fait lorsqu’ils étaient enfants. Ils échangèrent ensuite des passes durant des heures chaque jour après que leur travail fut terminé. Ils organisèrent tout d’abord leurs parodies de duels dans les étables, jusqu’à ce que Shem Palefrenier les en chassât pour la paix de ses quartiers, puis se rabattirent sur un pâturage abandonné juste en dessous du terrain de joute. Nuit après nuit, Simon revint en clopinant vers les quartiers des domestiques, des accrocs dans ses chausses et sa chemise déchirée. Rachel le Dragon se tournait alors vers lui, priait à haute voix Sainte Rhiap de la protéger de la bêtise des jeunes garçons, relevait ses manches, et ajoutait quelques marques toutes neuves à côté des bleus que Simon avait déjà accumulés. « Je crois… » haleta Simon, « qu’on peut… s’arrêter. » Jérémias, violacé et plié en deux de douleur, ne put que signifier son approbation d’un hochement de tête. Tandis qu’ils marchaient de concert vers le château sous la lumière finissante, transpirant et soufflant comme des bœufs de labour, Simon remarqua avec satisfaction que Jérémias commençait à perdre un peu de ses rondeurs. Encore un mois ou deux, et il commencerait à ressembler à un soldat. Avant qu’ils ne commencent leurs exercices, le garçon avait l’air d’un bloc dans lequel son maître n’avait plus qu’à mettre une mèche. « C’était bien, aujourd’hui, n’est-ce pas ? » demanda Simon. Jérémias se frotta la tête à travers ses cheveux ras, et lança à Simon un regard dégoûté. « Je ne sais pas comment tu as réussi à me convaincre de me lancer là-dedans », grommela-t-il. « Ils ne laisseront jamais des gens comme nous faire autre chose que la cuisine. » « Mais tout peut arriver sur un champ de bataille ! » dit Simon. « Tu peux sauver la vie du roi d’un assaut de guerriers des Thrithings ou d’une attaque surprise d’une bande de mercenaires naraxis, et être sacré immédiatement chevalier ! » « Humm. » Jérémias n’avait pas l’air impressionné. « Et comment allons-nous les décider à nous emmener sur ce champ de bataille, sans nom, sans cheval, sans épée, même ? » Il agita son bâton. « Oui », dit Simon. « Eh bien… eh bien, je trouverai bien quelque chose. » « Humm », conclut Jérémias en épongeant son front écarlate avec le bord de sa tunique. Le flamboiement des torches leur parvint depuis deux douzaines de sources lorsqu’ils s’approchèrent des murs du château. Ce qui avait été une vaste prairie à l’ombre des murailles du Hayholt était maintenant un agrégat de huttes misérables et de tentes, empilées les unes sur les autres et se chevauchant comme les écailles d’un vieux lézard malade. L’herbe avait depuis longtemps disparu, dévorée par les moutons et les chèvres. Tandis que s’agitaient les habitants en haillons de ces cabanes de fortune préparant leurs feux pour la nuit et rappelant leurs enfants avant l’obscurité, des volutes de poussières s’élevaient un instant et voletaient avant de retomber aussi lentement qu’une plume, et de se déposer de nouveau, colorant tant les tentes que les habits d’une teinte gris brun. « S’il ne pleut pas bientôt », dit Jérémias, fronçant les sourcils devant un groupe d’enfants hurlants accrochés aux basques passées d’une femme au teint plus pâle encore. « La Garde erkynéenne devra les chasser. Nous n’avons pas assez d’eau pour continuer de leur en donner. Qu’ils aillent creuser leurs propres puits ailleurs. » « Mais où… » commença Simon ; puis il s’arrêta, les yeux écarquillés. Plus bas, au bout de l’une des allées du camp de fortune, il avait aperçu un visage qui lui semblait familier. Il ne l’avait vu qu’un très court instant, et dans la foule, mais il était certain qu’il s’agissait du garçon qu’il avait surpris en train de l’espionner, et qui l’avait abandonné à la colère de Barnabas le sacristain. « C’est celui dont je t’ai parlé ! » siffla-t-il avec passion. Jérémias se retourna et le regarda sans comprendre. « Tu sais, Mal… Malachias ! On a un compte à régler. » Simon se précipita vers le petit groupe dans lequel il était certain d’avoir vu le visage anguleux de son espion. La foule était principalement composée de femmes et de jeunes enfants, mais il y avait également parmi eux quelques vieillards ratatinés et flétris comme de vieux arbres. Ils entouraient une jeune femme accroupie devant l’ouverture d’un taudis à moitié effondré qui s’appuyait directement sur la pierre de la muraille. Elle tenait le corps pâle d’un jeune enfant dans ses bras et se balançait sur elle-même en pleurant. Il ne voyait Malachias nulle part. Simon observa les visages tannés et impassibles massés à ses côtés, puis se tourna vers la femme qui pleurait. « Est-ce que l’enfant est malade ? » demanda-t-il à l’un de ses voisins. « Je suis l’apprenti du docteur Morgénès. Faut-il que j’aille le chercher ? » Une vieille femme se tourna vers lui. Ses yeux, enchâssés dans un étonnant entrelacs de rides sales, étaient aussi durs et noirs que ceux d’un oiseau. « Fiche le camp d’ici ! Retourne à ton château », dit-elle, puis elle cracha dans la poussière. « Retourne à ton roi. Laisse-nous tranquilles. » « Mais je veux vous aider… » commença à dire Simon, quand une main ferme l’attrapa par le coude. « Fais ce qu’elle te dit, mon gars. » L’homme était âgé mais robuste ; sa barbe était emmêlée, mais il ne semblait pas malveillant. Il tira Simon hors du cercle. « Tu ne peux rien faire, et les gens sont furieux. L’enfant est mort. Va-t’en. Il poussa Simon gentiment, mais fermement. Jérémias n’avait pas bougé d’un pouce lorsque Simon vint le rejoindre. « Ne fais pas ça », geignit-il. « Je n’aime pas être tout seul ici, surtout après la tombée de la nuit. » « Ils m’ont regardé comme s’ils me haïssaient », murmura Simon, surpris et embarrassé, mais Jérémias s’était déjà remis à marcher. Aucune torche ne brûlait, et pourtant une étrange lumière cendrée baignait le long couloir. Il ne pouvait voir âme qui vive dans tout le Hayholt, mais chaque porte et chaque passage résonnait du bruit des voix prises à rire ou à chanter. Simon alla de pièce en pièce, écartant les tentures, ouvrant les portes, mais jamais ne trouvait personne. Les voix semblaient se gausser de lui alors qu’il continuait son exploration ; elles augmentaient de volume puis en diminuaient, chantant et psalmodiant dans cent langues différentes mais jamais dans la sienne. Il atteignit enfin la porte de la Salle du Trône. Les voix s’étaient faites plus fortes, semblant toutes provenir de cette immense pièce. Il tendit la main ; la porte n’était pas verrouillée. Lorsqu’il la poussa, les voix se turent, comme effrayées par les craquements de ses gonds. La lumière cendrée le précéda dans la pièce. Il s’avança. Le trône jaunissant, le Trône du Dragon, se trouvait au centre de la pièce. Autour de lui dansait, mains serrées en une étrange farandole, un groupe de personnages qui se mouvaient si lentement qu’on eût dit qu’ils avançaient en des eaux très profondes plutôt que dans l’air. Il en reconnut plusieurs : Judith, Rachel, Jakob le Chandelier, et d’autres gens du château ; tous saluaient et gambadaient, et leur visage exprimait une joie extrême. Certains parmi eux étaient nobles : le Roi Élias, Guthwulf d’Utanyéate, Gwythinn d’Hernystir ; ceux-ci, tout comme les gens du château, tournoyaient avec la lenteur et la mesure de la glace sans âge qui érode la montagne et la change en poussière. Ici et là dans la farandole tournaient des géants aussi noirs que des scarabées : les rois de malachite étaient descendus de leur piédestal pour se joindre au bal lent. Et au centre de tout cela se tenait le grand trône, montagne d’ivoire terne sur laquelle culminait un crâne, et qui semblait étrangement pleine de vitalité, inondée de l’énergie ancienne qui menait les danseurs comme par d’invisibles rênes. La Salle du Trône était silencieuse à l’exception d’une faible mélodie qui s’écoulait dans la pièce comme le fil d’un écheveau : le Cansim Falis, l’Hymne de la Joie. La musique était guindée et désagréable, comme si les mains invisibles qui la jouaient n’étaient pas faites pour employer des instruments humains. Simon se sentit attiré par la farandole comme par un tourbillon ; il traînait les pieds, mais s’en rapprochait pourtant inexorablement. Les visages des danseurs se tournèrent vers lui avec la lenteur d’une herbe piétinée qui se redresse. Au centre du cercle, sur le trône même, une tache d’obscurité semblait fusionner ; une obscurité faite d’innombrables éléments voletants, comme un nuage de mouches. Près du sommet de cet essaim mouvant, deux étincelles écarlates commencèrent à briller, telles deux braises ravivées par une brise soudaine. Les danseurs avaient maintenant les yeux fixés sur lui et, sans interrompre leur mouvement, se mirent à répéter son nom dans une étrange mélopée : Simon, Simon, Simon… De l’autre côté de leur cercle, au-delà de l’obscurité grouillante du trône, une brèche se forma : deux mains serrées se séparèrent comme un chiffon moisi qui se déchire. Tandis que l’ouverture se rapprochait de lui, une main sortit du cercle, mue par une étrange ondulation. C’était celle de Rachel, qui, arrivée à quelques pas du garçon, lui fit signe. Les soupçons que l’on lisait habituellement sur son visage avaient totalement disparu, et avaient été remplacés par une expression de joie éperdue. Elle tendit le bras vers lui ; face à elle, le gros Jérémias formait l’autre partie de l’ouverture, un sourire terne sur son pâle visage. « Viens, mon garçon… » dit Rachel, ou du moins laissa échapper, car, si ses lèvres bougeaient, la voix basse et rauque, elle, était celle d’un homme. « Viens… Ne vois-tu pas la place qui t’est réservée ? Une place que nous t’avons spécialement choisie… ? » La main tendue le saisit au col et commença à l’attirer dans l’orbite de la sarabande. Il se débattit, frappant les doigts moites et froids, mais ses bras étaient sans force. Un large sourire se dessina sur les lèvres de Rachel et de Jérémias. La voix devint plus grave. « Petit ! Tu m’entends ? Allez, debout ! » « Non ! » Son cri s’échappa enfin, après avoir été si longtemps emprisonné dans sa gorge. « Non ! Je ne veux pas ! Non ! » « Oh, par la Jarretière de Frayja, mon garçon, réveille-toi ! Tu as déjà réveillé tous les autres ! » La main le secoua une nouvelle fois, sèchement, et il y eut soudain de la lumière. Simon s’assit, tenta de hurler, et se mit à tousser. Une silhouette sombre était penchée sur lui, à peine dessinée par la lueur d’une lampe à huile. En fait, le garçon n’a réveillé personne, réalisa Isgrimnur. Les autres s’agitaient et gémissaient déjà lorsque je suis entré, comme s’ils faisaient tous le même cauchemar. Quelle étrange nuit ! Le duc observa un instant les masses sombres et agitées des autres dormeurs s’immobiliser peu à peu et sombrer dans un sommeil profond, puis son regard revint vers le garçon. Dis donc, le petit chiot a bien des choses à recracher ! D’ailleurs, il n’est pas si petit que ça, mais mince comme un poulain famélique. Isgrimnur posa la lanterne dans la niche, puis repoussa le rideau de toile grossière sur le côté de l’alcôve de manière à avoir une prise franche sur l’épaule du garçon. Il le mit droit et lui donna une grande claque dans le dos. Le garçon toussa une fois encore, puis cessa. Isgrimnur lui donna quelques tapes de plus de sa large main poilue. « Désole, mon garçon. Prends ton temps. Voilà ! » Tandis que le garçon reprenait son souffle, le duc parcourut du regard les abords de l’alcôve à demi ouverte dans laquelle était installé le lit. D’un peu plus loin lui parvenait le bruit nocturne de la douzaine d’autres garçons comme celui-ci qui dormaient à proximité. Isgrimnur reprit sa lanterne et tenta de distinguer à travers l’obscurité les étranges formes suspendues au mur : un nid d’oiseaux effiloché, un serpentin de soie, qui semblait vert sous la faible lumière de la lampe, et provenait certainement de l’équipement d’apparat d’un chevalier. Il y avait un peu plus loin, toujours accrochés à des pointes enfoncées dans des fissures, une plume de faucon, un Arbre de bois sommaire, et un dessin dont le côté déchiré indiquait qu’il avait été arraché d’un livre. En plissant les yeux, Isgrimnur crut distinguer le visage inquisiteur d’un homme aux cheveux dressés… À moins que ce ne soit des cornes… ? Lorsqu’il abaissa enfin les yeux, souriant intérieurement devant cet assemblage hétéroclite, le garçon avait retrouvé son souffle. Il regardait le duc avec de grands yeux nerveux. Avec ce nez et sa tignasse, quoi, rousse ?, ce gosse ressemble à un oiseau des marais, pensa Isgrimnur. « Désolé de t’avoir réveillé en sursaut », dit le vieux duc, « mais tu étais le plus près de la porte. Il faut que je parle à Towser, le bouffon. Est-ce que tu le connais ? » Le garçon hocha la tête, l’observant avec attention. Bien, pensa le Rimmersleute, je ne suis pas tombé sur un simple d’esprit. « On m’a dit qu’il était venu dormir ici, mais je ne le vois pas. Où est-il ? » « Vous êtes… vous êtes… » Le garçon éprouvait quelques difficultés à terminer sa phrase. « Oui, je suis le duc d’Elvritshalla ; mais ne commence pas à faire des révérences et à m’appeler seigneur. Contente-toi de me dire où est le fou et je te laisserai te rendormir. » Sans un mot, le garçon se laissa glisser de sa paillasse et se leva, tirant sa couverture pour en couvrir ses épaules. Le bas de sa chemise pendait et battait contre ses jambes nues tandis qu’il enjambait les hommes endormis sur le sol, certains s’étant contentés de s’envelopper dans leur cape et de se coucher au milieu du chemin, comme s’ils n’avaient pas été capables d’aller jusqu’à leur lit. Isgrimnur le suivit avec sa lampe, enjambant les formes sombres avec précaution, comme s’il suivait l’une des messagères fantômes d’Udun à travers les cadavres d’un champ de bataille. Ils traversèrent deux autres salles de cette manière, le grand spectre suivant le petit, le plus puissant tout aussi silencieux malgré sa taille. Quelques rares braises brûlaient encore dans l’âtre de la dernière pièce. Devant cette maigre source de chaleur, recroquevillé dans un nid de manteaux et étreignant encore dans son vieux poing calleux une outre de vin en mouton retourné, ronflait et marmonnait Towser, le bouffon. « Ah ! » grommela Isgrimnur. « Eh bien, merci, mon garçon. Retourne te coucher avec toutes mes excuses, même si tu faisais un tel cauchemar que tu ne devrais pas être malheureux d’en avoir été tiré. Tu peux y aller. » Le jeune garçon fit demi-tour, et se dirigea vers la porte. Lorsqu’il passa devant le duc, celui-ci fut légèrement surpris de voir que le garçon était presque aussi grand que lui, et Isgrimnur n’était pas petit, c’était sa minceur et la façon dont il courbait le dos en marchant qui dissimulaient sa taille. Quel dommage que personne ne lui ait appris à se tenir droit, pensa-t-il. Et il est fort probable qu’il n’en ait jamais l’occasion, ni dans les cuisines, ni ailleurs. Lorsque le garçon eut disparu, Isgrimnur se pencha et secoua Towser. Gentiment, tout d’abord, puis énergiquement, puis plus encore lorsqu’il fut évident que le petit homme dormait comme une masse : les plus fortes secousses ne réussirent guère qu’à en tirer de vagues bruits de protestation. Isgrimnur perdit alors patience. Il se pencha, prit une des chevilles du vieil homme dans chaque main, et tira vers le haut jusqu’à tenir Towser presque entier en l’air, le sommet de son crâne chauve étant seul encore en contact avec le sol. Les marmonnements de Towser devinrent des gloussements d’inconfort, puis, enfin, des mots intelligibles. « Que… quoi… ?… Lâche-moi ! Pose… moi, qu’Aédon te damne… ! » « Si tu ne te réveilles pas, vieux hareng, je vais te frapper la tête par terre jusqu’à ce que tu haïsses l’alcool ! » Isgrimnur joignit le geste à la parole, soulevant largement les chevilles du bouffon avant de laisser retomber sa tête contre la pierre froide sans trop de ménagement. « Cesse ! démon, je… je me rends ! Remets-moi dans le bon sens, je ne suis pas Usires, à pendre à l’envers pour l’édification des masses ! » Isgrimnur le redescendit doucement, et le petit bouffon se retrouva finalement étendu de tout son long sur le sol. « N’ajoute pas le blasphème à l’intempérance, vieux fou ! » grogna Isgrimnur. Les yeux fixés sur Towser qui avait tourné sur lui-même pour reposer sur le ventre, Isgrimnur ne remarqua pas l’ombre mince qui avait pris position dans l’ouverture de la porte. « Oh, miséricordieux, miséricordieux Aédon », grommela Towser en s’efforçant d’atteindre la position assise. « Était-il vraiment nécessaire de prendre ma tête pour bêche ? Si vous vouliez creuser un puits, j’aurais pu vous dire que le sol des quartiers des domestiques était bien trop dur ! » « Assez, Towser. Je ne t’ai pas réveillé deux heures avant le jour pour plaisanter. Josua est parti. » Towser se frotta le crâne, cherchant de l’autre main à retrouver au toucher son outre de vin. « Parti ou, Isgrimnur ? Par mon sang, m’auriez-vous fracassé le crâne parce que Josua vous a oublié ce soir ? Ce n’est pas ma faute, je vous le promets. » Il tira une longue gorgée de son outre, qui exprima tout son apitoiement sur son propre sort. « Idiot », dit Isgrimnur sans méchanceté. « Je le dis que le prince est parti. Parti du Hayholt. » « Impossible », répondit fermement Towser, après avoir récupéré une partie de ses moyens par une longue rasade. « Il ne part pas avant la semaine prochaine. Il me l’a dit. Il m’a dit que je pouvais venir avec lui si je voulais, et devenir son bouffon à Naglimund. » Towser tourna la tête et cracha. « Je lui ai dit que je lui donnerai ma réponse demain, qui doit être aujourd’hui, je suppose, puisque Élias ne s’intéresse pas à mon sort. » Il secoua la tête. « Alors que j’étais le plus proche compagnon de son père… » Isgrimnur agita la tête avec impatience, et fit remuer sa barbe grise. « Non, je te dis qu’il est parti. Il a dû quitter le château un peu après la mi-nuit, je suppose, puisque c’est ce que m’a dit le garde que j’ai trouvé dans sa chambre vide lorsque je me suis présenté au rendez-vous qu’il m’avait fixé. Il m’avait demandé de venir bien tard, et j’aurais préféré rester couché, mais il a insisté en me disant qu’il s’agissait d’un sujet capital qui ne pouvait attendre. Et ce ne sont pas les paroles d’un homme qui partirait sans même me laisser un message. » « Qui sait ? » répondit Towser, la réflexion déformant plus encore son visage ridé. « C’est peut-être cela qu’il voulait vous annoncer : qu’il allait partir ce soir à la dérobée. » « Alors pourquoi n’a-t-il pas attendu que j’arrive ? Je n’aime pas cela. » Isgrimnur fit quelques pas nerveux et remua les braises avec un bâton qui traînait. « Et l’ambiance du château est bien étrange ce soir. » « Josua agit souvent de manière singulière », dit Towser d’un air assuré. « Il est versatile ; Dieu que son humeur est changeante ! Et il est peut-être parti chasser la chouette à la lumière de la lune, ou bien a eu une autre idée de ce genre. Ne craignez rien. » Après un long silence, Isgrimnur souffla profondément. « Tu as certainement raison », dit-il, et son ton était presque convaincant. « Même si lui et Élias s’affrontaient ouvertement, rien ne pourrait lui arriver ; rien ne peut arriver ici, dans le château de son père, devant la cour et devant Dieu. » « Rien que de vous voir me frotter la tête par terre au milieu de la nuit. Dieu doit avoir du retard dans ses punitions. » Towser grimaça par-dessus ses rides. Tandis que les deux hommes continuaient leur discussion, à voix basse devant le tapis de braises, Simon s’en retourna sans bruit vers son lit. Il resta longtemps éveillé, enveloppé dans sa couverture à regarder l’obscurité ; mais lorsque le coq dans la cour vit enfin les premières lueurs du soleil et se mit à chanter, Simon dormait. « Souvenez-vous bien », les prévint Morgénès en essuyant la sueur de son front avec un resplendissant mouchoir bleu, « ne mangez rien sans me l’avoir d’abord ramené pour me le montrer. Surtout s’il y a des points rouges. Vous avez compris ? Les végétaux contiennent bien souvent des poisons extrêmement violents, et vous ne connaissez pas ceux que je vous envoie ramasser. Évitez de faire des bêtises, si cela est possible. Simon, tu dirigeras les recherches. Tu as la charge de tes compagnons, et je te tiendrai pour responsable de leur sécurité. » Les compagnons en question étaient Jérémias, l’apprenti chandelier, et Isaak, un jeune page des hauts quartiers. Le docteur avait choisi ce chaud après-midi de fayevère pour organiser une cueillette d’herbes et de champignons dans la forêt de Kynswood, un bois de moins de cent arpents blotti sur les falaises qui bordaient le Kynslagh, à l’ouest des murailles du Hayholt. Les réserves de Morgénès s’étaient réduites de manière alarmante suite à la sécheresse, et la forêt de Kynswood, située non loin du grand lac, semblait être un endroit propice aux trésors avides d’humidité du docteur. Alors qu’ils se déployaient et s’enfonçaient dans la forêt, Jérémias traîna jusqu’à entendre le bruit des pas de Morgénès s’éloigner dans la broussaille brunissante du sous-bois. « Est-ce que tu lui as demandé ? » Les vêtements de Jérémias étaient déjà si détrempés par sa transpiration qu’ils collaient à sa peau. « Non. » Simon s’était écarté pour observer les éclaireurs d’une armée de fourmis se diriger en une file compacte vers le tronc d’un pin vestivegg. « Je vais le faire aujourd’hui. Mais je dois d’abord réfléchir à la meilleure manière de le faire. » « Et s’il dit non ? » Jérémias observa la procession avec une certaine répugnance. « Qu’est-ce qu’on fera ? » « Il ne refusera pas. » Simon se redressa. « Et s’il dit non… je penserai à autre chose. » « Pourquoi chuchotez-vous ? » Le jeune Isaak venait de réapparaître dans la clairière. « Ce n’est pas bien de faire des secrets. » Isaak était plus jeune que les deux autres garçons de trois ou quatre années, mais il avait déjà adopté le ton des domestiques des “hauts quartiers”. Simon lui jeta un regard mauvais. « Ça ne t’intéresse pas. » « Nous regardions cet arbre », ajouta Jérémias, prompt à culpabiliser. « J’aurais imaginé », répondit malicieusement Isaak, « qu’il y avait bien assez d’arbres autour de nous pour ne pas avoir à s’éloigner en parlant à voix basse. » « Oh, mais celui-ci… » reprit Jérémias, « celui-ci est… » « Oublie cet arbre stupide », dit Simon d’un air dégoûté. « Allons-y. Morgénès a pris de l’avance sur nous, et j’entends déjà ce qu’il va nous dire s’il en cueille plus que nous trois réunis. » Il passa sous une branche et s’enfonça dans des broussailles aussi hautes que ses genoux. La tâche était rude ; lorsqu’ils s’arrêtèrent près d’une heure et demie plus tard pour boire un peu d’eau et se reposer à l’ombre, tous trois étaient couverts jusqu’aux coudes et aux genoux d’une fine poussière rouge. Chacun portait son butin dans son mouchoir ; celui de Simon était bien gonflé, ceux d’Isaak et de Jérémias de taille un peu plus modeste. Ils choisirent un épicéa imposant, et s’adossèrent à son tronc, les six jambes écartées formant les rayons d’une roue. Simon lança une pierre à travers la clairière ; elle retomba dans un tas de tranches cassées, faisant voler les feuilles mortes. « Pourquoi fait-il si chaud ? » gémit Jérémias en se tamponnant le front. « Et pourquoi est-ce que mon mouchoir est plein de champignons stupides, qui m’obligent à m’essuyer le front avec la main ? » Ses yeux se posèrent sur ses paumes moites et luisantes. « Il fait chaud parce qu’il fait chaud », grommela Simon. « Parce qu’il ne pleut pas. Et c’est tout. » Un laps de temps assez long s’écoula en silence. Même les insectes et les oiseaux semblaient avoir disparu, ayant sans aucun doute préféré aller dormir dans des endroits sombres en attendant la fraîcheur du soir. « Je suppose que nous devons nous estimer heureux de ne pas être à Mérémund », dit enfin Jérémias. « On dit que la peste y a tué plus de mille personnes. » « Mille ? » reprit Isaak dédaigneusement. La chaleur avait ravivé les couleurs de ses joues ordinairement pâles. « Des milliers ! On ne parle que de ça dans nos quartiers. Mon maître rase les murs du Hayholt avec un mouchoir trempé dans l’eau bénite recouvrant son visage, et la peste ne s’est pas approchée à moins de cent lieues de nous. » « Ton maître sait-il ce qui se passe à Mérémund ? » demanda Simon, intéressé ; Isaak était parfois utile. « Est-ce qu’il t’en parle ? » « Tout le temps », dit-il fièrement. « Le frère de sa femme en est le bailli. Lui et sa famille furent parmi les premiers à fuir la peste. Il a informé mon maître de tout ce qu’il savait. » « Élias a nommé Guthwulf d’Ulanyéate Main du Roi », dit Simon. Jérémias poussa un petit grognement et quitta le tronc pour aller s’étendre de tout son long sur le tapis d’épines qui couvrait le sol. « C’est vrai », répondit Isaak, en agitant la poussière avec une longue brindille. « Et il a réussi à garder la peste là-bas. Elle ne s’est pas répandue. » « Qu’est-ce qui a amené la pestilence ? » demanda Simon. « Est-ce que les gens des hauts quartiers le savent ? » Il trouvait un peu ridicule d’avoir à poser des questions à un enfant beaucoup plus jeune que lui, mais Isaak entendait tous les bruits qui couraient dans la Résidence, et les partageait sans réticence. « Personne n’en est sûr. Certains prétendent que des marchands hernystiris jaloux, habitant Abainguéate, de l’autre côté du fleuve, ont empoisonné les puits. Il y a eu beaucoup de morts à Abainguéate. » Isaak prononça ces mots avec une certaine satisfaction : après tout, les Hernystiris n’étaient pas des Aédonites mais des païens, même si la maison de Lluth était un noble et puissant allié de la cour du Roi. « D’autres prétendent que la sécheresse a fait craqueler la terre, et qu’un vent mauvais s’est échappé des profondeurs. Mais, quelle qu’en soit la raison, mon maître dit qu’elle n’épargne personne, riche, prêtre ou paysan. On est d’abord chaud et pris de fièvre… » Jérémias, allongé, grommela et s’épongea le front. « … Puis toute ta peau se cloque, comme si tu t’étais allongé sur des charbons ardents. Puis les bubons commencent à suinter… » Il mit l’emphase sur ce dernier mot avec une grimace puérile, ses fins cheveux blonds entourant son visage écarlate. « Et tu meurs, dans d’horribles souffrances. » La forêt semblait exhaler des bouffées d’air chaud dans la direction des jeunes garçons qui restaient aussi immobiles que silencieux. « Mon maître Jakob », dit enfin Jérémias, « craint que la peste ne s’étende jusqu’au Hayholt, portée par tous ces paysans crasseux qui s’entassent au pied de ses murs. » La forêt souffla de nouveau. « Ruben l’Ours, le forgeron, a raconté à mon maître qu’il avait entendu dire par un moine mendiant que Guthwulf avait pris des mesures très sévères à Mérémund. » « Des mesures sévères ? » demanda Simon, les yeux fermés. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Le moine a dit à Ruben que Guthwulf, lorsqu’il est arrivé à Mérémund avec les pleins pouvoirs, a réuni la Garde Erkynéenne et a fait le tour de toutes les maisons des malades. Ils avaient des marteaux, des clous et des planches, et ont condamné toutes les ouvertures. » « Avec les gens dedans ? » interrogea Simon, horrifié mais fasciné. « Bien sûr. Pour arrêter la propagation de la peste. Ils ont scellé les maisons pour que les membres de la famille des malades ne puissent pas s’enfuir en emportant la peste avec eux. » Jérémias releva sa manche et s’épongea le front de nouveau. « Mais je croyais que la peste venait de l’air, et de la terre ? » « Elle est quand même contagieuse. C’est pour ça que tant de prêtres et de moines et de sangsues sont morts. Le frère racontait que la nuit, durant des semaines, les rues de Mérémund étaient… Comment a-t-il dit, déjà ? Comme les Couloirs de l’Enfer. On pouvait entendre les gens enfermés dans les maisons condamnées hurler comme des chiens. Puis, lorsqu’ils se furent tous tus, Guthwulf et la Garde ont brûlé toutes les maisons. Sans les ouvrir. » Alors que Simon s’émerveillait de ce dernier détail, il y eut un bruit de branches brisées. « Alors, bande de paresseux ! » Morgénès apparut d’entre les arbres, sa robe couverte de brindilles et de feuilles, une bandelette de mousse pendant au bord de sa large coiffe. « J’aurais dû me douter que j’allais vous retrouver allongés dans l’herbe. » Simon se releva rapidement. « Nous ne nous reposons que depuis peu, Docteur », dit-il. « La récolte nous a occupés pendant bien longtemps. » « N’oublie pas de lui demander ! » siffla Jérémias en se relevant à son tour. « Eh bien », dit Morgénès en observant leurs paquets d’un œil critique. « Je suppose que ce n’est déjà pas si mal, si l’on considère la situation. Montrez-moi ce que vous avez trouvé. » Il s’accroupit comme un fermier qui arrache les mauvaises herbes d’une rangée de haies, et commença à passer au crible le butin des garçons. « Ah ! une Oreille-de-diable ! » s’exclama-t-il en levant vers la lumière un champignon au large chapeau plat. « Excellent ! » « Docteur », dit Simon, « je voudrais vous demander une faveur. » « Humm ? » Morgénès étalait des plaques de mousse à l’aide d’une brindille, en utilisant pour table l’un des mouchoirs déroulés sur le sol. « Eh bien, Jérémias voudrait se joindre à la Garde, ou du moins essayer. Le problème est que le comte Breyugar ne connaît pas les gens du château, et Jérémias ne connaît personne dans de tels cercles. » « Cela ne m’étonne guère », dit sèchement Morgénès. Il vida un nouveau mouchoir. « Est-ce que vous pourriez lui écrire une lettre d’introduction ? Vous êtes connu de tous. » Simon faisait un effort certain pour que sa voix restât calme et mesurée. Isaak observa soudain Jérémias, trempé de sueur, avec un mélange de respect et d’amusement. « Humm. » La voix du docteur restait neutre. « Je crois que je suis justement un peu trop connu de Breyugar et de ses hommes. » Il releva la tête, et fixa son regard acéré dans les yeux de Jérémias. « Jakob le sait-il ? » « Il… il connaît mes sentiments », balbutia Jérémias. Morgénès rassembla le fruit de leur cueillette et le versa dans son sac, puis il rendit aux garçons leurs mouchoirs. Il se redressa et secoua les pans de sa robe pour en faire tomber les feuilles et les aiguilles de pin. « Je pourrais peut-être faire cela », dit-il, tandis qu’ils se mettaient à marcher en direction du Hayholt. « Je ne puis pas dire que j’approuve, et je ne crois pas qu’un mot de moi puisse les mettre dans de bonnes dispositions, mais puisque Jakob ne s’y oppose pas, que puis-je dire ? » Ils s’enfoncèrent en une seule file à travers les ronces. « Merci, Docteur », dit Jérémias essoufflé par le rythme de marche de ses compagnons. « Je ne crois pas qu’ils te prendront. » L’envie perçait dans la voix d’Isaak. Son arrogance revenait à mesure qu’ils approchaient du château. « Docteur Morgénès », dit Simon, sur le ton le plus bénin qu’il lui était possible d’adopter, « si vous voulez, je pourrais écrire la lettre ; vous pourriez ensuite la lire et la signer… Ce serait un bon exercice pour moi, non ? » « Eh bien, Simon », répondit le docteur en enjambant un tronc d’arbre qui reposait au sol, « c’est une excellente idée. Je suis heureux de te voir prendre de telles initiatives. Je vais peut-être finir par réussir à faire de toi un véritable apprenti ! » Le commentaire flatteur du docteur et le ton de fierté sur lequel il l’avait fait tombèrent sur les épaules de Simon comme une chape de plomb. Il n’avait encore rien fait, et n’avait rien à se reprocher, mais la culpabilité l’envahissait déjà comme s’il avait tué quelqu’un, ou pis encore. Il allait ajouter quelque chose lorsqu’un hurlement déchira l’air lourd de la forêt. Simon se retourna et vit Jérémias, le visage aussi blanc que de la pâte de blé, montrer quelque chose du doigt dans le fourré qui bordait le tronc de l’arbre déraciné. C’était un cadavre, effondré sur le taillis et n’en dépassant qu’à moitié. Son visage était presque entièrement couvert par les broussailles, mais l’état de décomposition des parties encore visibles suffisait à dire qu’il était mort depuis un certain temps déjà. « Oh, oh, oh ! » s’exclama Jérémias d’une voix pantelante, « il est mort ! Y a-t-il des brigands par ici ? Que devons-nous faire ? » « Oh, calme-toi », lâcha Morgénès. « Ce sera un bon début. Laissez-moi regarder. » Le docteur releva le bas de sa robe et s’avança vers le taillis, puis s’arrêta et écarta avec circonspection les branches qui dissimulaient la plus grande partie du corps. Les tresses de barbe qui dépassaient encore de son visage rongé par les oiseaux et les insectes indiquaient qu’il s’agissait probablement d’un homme du Nord ; peut-être un Rimmersleute. Il portait des vêtements de voyage ordinaires : une cape de laine légère et des bottes de cuir, qui pourrissaient maintenant et laissaient apparaître leur doublure de fourrure. « Comment est-il mort ? » demanda Simon. Les orbites vides, obscures et mystérieuses, l’énervaient. Sa bouche aux chairs presque absentes et aux dents trop visibles semblait sourire, comme si le cadavre avait passé des semaines ici à apprécier une sombre plaisanterie. Morgénès utilisa un petit bâton pour écarter la tunique. Quelques mouches s’envolèrent et se mirent à tourner. « Regarde », dit-il. D’un trou plissé dans le tronc du cadavre décomposé sortait un morceau de flèche cassé à une largeur de main des côtes. « Fait par quelqu’un de pressé, peut-être ; quelqu’un qui ne voulait pas que l’on reconnaisse sa flèche. » Ils durent attendre qu’Isaak ait fini de rendre pour pouvoir se presser vers le château. 9. De la Fumée dans le Vent « Tu l’as ? Il s’est douté de quelque chose ? » Toujours pâle malgré toutes ces heures passées au soleil, Jérémias trottinait au côté de Simon comme les vessies-de-mouton du filet d’un pêcheur. « Je l’ai », grommela Simon. L’impatience de Jérémias l’irritait : elle lui semblait être en désaccord avec la mâle importance de leur mission. « Tu penses trop. » Jérémias ne s’en offusqua pas. « Tant que tu l’as… » La Grand’rue, ouverte sur le ciel de midi car les tentures qui la recouvraient durant le marché avaient été roulées, était presque déserte. Ici et là, des soldats de la Garde Constabulaire, en livrée jaune pour signifier leur allégeance directe au comte Breyugar, et ceints du vert royal d’Élias, rêvassaient, nonchalamment appuyés aux encoignures de portes, ou jouaient aux dés contre les murs des boutiques aux volets tirés. Simon savait que le marché du matin était terminé depuis bien longtemps, mais il avait malgré tout l’impression de voir moins de gens dans les rues qu’à l’habitude. Les sans-abri étaient par contre très nombreux : ils étaient venus en masse à Erchester ces derniers mois, chassés de leurs campagnes par les sources taries et les puits à sec. Ils attendaient, debout ou assis, à l’ombre des murs et des maisons, n’intéressant personne, chaque mouvement lent et inutile. Les gardes constabulaires les écartaient ou leur marchaient dessus comme ils le faisaient avec les chiens. Les deux garçons tournèrent à droite dans la Grand’rue et entrèrent dans l’Allée des Tavernes, la plus grande des voies perpendiculaires à la Grand’rue. Celle-ci était plus animée, mais on y voyait principalement des soldats. La chaleur les avait souvent poussés à rechercher la fraîcheur à l’intérieur : ils se penchaient aux fenêtres, une chope à la main, et observaient Simon et Jérémias et la demi-douzaine d’autres passants sans leur porter le moindre intérêt. Une jeune paysanne portant une jupe de toile, certainement une servante vu la cruche qu’elle portait sur l’épaule, remontait rapidement la rue. Quelques soldats la sifflèrent ou l’appelèrent, renversant des lampées de bière dans la poussière sous les fenêtres des tavernes. La fille garda les yeux baissés et pressa le pas, menton sur la poitrine. Sa hâte et le poids de la cruche lui faisaient faire de petits pas nerveux. Simon observa le balancement de ses hanches avec un sourire enthousiaste, et se retourna même pour la voir encore lorsqu’elle bifurqua précipitamment pour s’engager dans une ruelle et disparaître. « Simon, viens ! » appela Jérémias. « C’est là ! » Au milieu de constructions compactes, dominant l’Allée des Tavernes comme un rocher au bord d’un chemin de terre, se dressait la cathédrale Saint-Sutrin. Les pierres de son immense façade brillaient un peu sous la lumière du soleil. Ses hautes arches et ses contreforts voûtés étendaient leur ombre fine sur des nids de gargouilles dont les gueules difformes et vives observaient joyeusement la ville, en caquetant et en plaisantant par-dessus les épaules des saints impassibles. Trois étendards flasques pendaient à un mât au-dessus de l’imposante double porte : le dragon vert d’Élias, l’Arbre et la Statue de l’Église, et, plus bas, le diadème d’or sur champ blanc de la ville d’Erchester. Deux gardes constabulaires étaient adossés contre les portes ouvertes, la pointe de leur pique reposant sur le large pas de pierre de la porte. « Eh bien, allons-y ! » dit Simon en grimaçant, et il avança vers les deux douzaines de marches de marbre, Jérémias trottant sur ses talons. Lorsqu’ils arrivèrent en haut de l’escalier, l’un des gardes souleva paresseusement sa pique et leur barra l’entrée. La capuche de sa cotte de mailles n’était pas enfilée, et pendait comme un voile sur son épaule. « Que voulez-vous ? » demanda-t-il en plissant les yeux. « Un message pour Breyugar. » Simon fut déçu d’avoir entendu sa voix se briser. « Pour le comte Breyugar, de la part du docteur Morgénès du Hayholt. » Avec une pointe de défi, il exhiba le parchemin roulé. Le garde qui les avait interpellés le prit et inspecta le sceau, puis il rendit le parchemin avec un haussement d’épaules. « À gauche après l’entrée. Ne traînez pas. » Simon se redressa, indigné. Lorsqu’il serait garde, il se tiendrait autrement que ces deux idiots las et mal rasés ! Ils n’avaient donc pas conscience de l’honneur que représentait le port du vert royal ? Lui et Jérémias les dépassèrent et entrèrent dans la fraîcheur de l’intérieur de Saint-Sutrin. Rien ne bougeait dans l’antichambre, pas même l’air, mais Simon pouvait voir la lumière jouer sur des silhouettes en mouvement au-delà de la porte. Au lieu de tourner directement à gauche, il se retourna pour voir si les gardes les observaient, ce qu’ils ne faisaient évidemment pas, puis avança tout droit pour apercevoir l’intérieur de la Grande Chapelle de la cathédrale. « Simon ! » siffla Jérémias, alarmé. « Que fais-tu ? ! Ils nous ont dit d’aller par là ! » Il montra du doigt la porte de gauche. Ignorant son compagnon, Simon passa la tête par la porte entr’ouverte. Jérémias, tout en marmonnant nerveusement entre ses dents, vint le rejoindre. C’est comme les images de scènes religieuses, pensa Simon. Lorsque l’on voit Usires et l’Arbre dans le fond, et le visage des paysans nabbanais et des autres tout devant. La chapelle était effectivement si large et haute qu’elle semblait être un autre monde. La lumière du soleil, tamisée par les couleurs des vitraux comme si elle traversait des nuages, tombait depuis les hauteurs. Des prêtres en robe blanche s’affairaient autour de l’autel, nettoyant et polissant comme des servantes au crâne rasé. Simon supposa qu’ils se préparaient pour la messe d’Elysiamansa, qui allait avoir lieu dans une semaine ou deux. Plus prêts de la porte et tout aussi affairés, mais sans aucun autre point de comparaison, les hommes de Breyugar s’agitaient en tous sens et partaient dans toutes les directions, chargés de tâches diverses. Cet essaim d’hommes en tuniques jaunes était parsemé du vert de quelques soldats de la Garde erkynéenne, ou du brun-gris ou du noir de quelque notable d’Erchester. Les deux groupes semblaient complètement séparés ; il fallut un moment à Simon pour qu’il s’aperçoive qu’une rangée de planches et de chaises avait été installée pour barrer la nef et délimiter deux secteurs. Simon comprit soudain qu’il ne s’agissait pas, comme il l’avait d’abord cru, d’un moyen d’enfermer les prêtres à l’intérieur, mais bien de tenir les soldats à distance. L’évêque Domitis et les autres prêtres n’avaient pas, semble-t-il, abandonné l’espoir que l’occupation de leur cathédrale par le Seigneur Connétable ne serait pas permanente. Lorsqu’ils grimpèrent les escaliers, ils durent présenter leur parchemin par trois fois à des postes de garde tenus par des hommes qui semblaient plus alertes que ceux de la grande porte, mais était-ce parce que les garçons s’approchaient de l’homme qu’ils protégeaient, ou parce que les soldats étaient à l’ombre ? Ils entrèrent enfin dans une salle de garde bondée, et se trouvèrent face à un vétéran au visage couturé et aux dents clairsemées, dont la ceinture garnie de clés et l’expression tourmentée prouvaient l’autorité. « Oui, le seigneur Breyugar est là aujourd’hui. Donnez-moi le message, et je le lui transmettrai. » Le sergent se gratta le menton d’un air impassible. « Non, Messire, nous devons la lui donner. De la part du docteur Morgénès. » Simon essaya de parler d’une voix ferme. Jérémias avait les yeux fixés sur ses pieds. « Ah oui ? Et tu veux savoir ce que j’en pense ? » L’homme cracha sur le sol couvert de sciure. On voyait apparaître ici et là les reflets des dalles de marbre. « Aédon me morde, quelle journée ! Attends-moi là. » « Qu’avons-nous donc ici ? » Le comte Breyugar, assis à table devant les carcasses des oiseaux qui avaient composé son repas, fronça les sourcils. Il avait des traits délicats, presque gâchés par ses joues flasques, et des mains de musicien, des mains fines aux doigts longs. « Une lettre, Seigneur ». Simon posa un genou à terre et tendit le parchemin. « Eh bien donne-la moi, mon garçon. Ne vois-tu pas que je dîne ? » La voix du comte était aiguë et efféminée, mais Simon avait entendu dire que Breyugar maniait l’épée à la perfection : ces mains fines avaient tué bien des hommes. Tandis que le comte lisait lentement le message, en s’accompagnant de ses lèvres brillantes de graisse, Simon s’efforça de relever les épaules et de garder le dos aussi droit que le manche d’une pique. Du coin de l’œil, il vit le sergent acariâtre qui l’observait. Il redressa le menton et regarda droit devant lui, certain que tournerait à son avantage la comparaison avec les benêts avachis devant les portes de la cathédrale « … de considérer l’emploi… des porteurs… de cette missive avec bienveillance… » Breyugar lisait à haute voix. La façon dont il accentua cette phrase fit battre le cœur de Simon : avait-il remarqué les « s » qu’il avait ajoutés ? Il avait dû les serrer pour qu’ils tiennent. Le comte Breyugar, les yeux fixés sur Simon, tendit le parchemin au sergent-major. Tandis que celui-ci lisait, plus lentement encore que Breyugar, le comte toisa le garçon, puis jeta un bref regard sur Jérémias, qui avait gardé un genou à terre. Lorsque le sergent lui rendit la missive, son sourire dévoila deux dents manquantes et une langue rose qui explorait ce gouffre sombre. « Bon. » Breyugar modula ce mot comme un souffle plein de regrets. « Morgénès, le vieil apothicaire, veut que je prenne deux rats de château pour en faire des hommes. » Il attrapa une petite cuisse dans son assiette et en mâchonna l’os. « C’est impossible. » Simon sentit ses genoux se dérober et son estomac remonter vers ses lèvres. « Mais… mais pourquoi ? » balbutia-t-il. « Parce que je n’ai pas besoin de vous. J’ai déjà assez d’hommes. Et je ne peux pas en payer plus. Personne ne peut semer quand il ne pleut pas, et les hommes à la recherche d’un travail qui les nourrirait sont innombrables. Et puis surtout, parce que je ne veux pas de vous. Une paire de gosses bien nourris et élevés au chaud, qui n’ont jamais connu pire expérience qu’une petite claque sur leurs fesses roses pour avoir volé des cerises. Rentrez chez vous. S’il y a la guerre, si ces infâmes païens d’Hernystir continuent de résister à la volonté du Roi, ou si ce traître de Josua ose se montrer, alors vous pourrez porter une fourche ou une faux avec le reste des paysans, vous pourrez peut-être même suivre l’armée et faire boire les chevaux, si les bras manquent. Mais vous ne serez jamais des soldats. Le Roi ne m’a pas fait connétable pour couver des poussins. Sergent, veuillez indiquer à ces rats de château un trou par lequel ils pourront déguerpir. » Ni Simon ni Jérémias ne dirent un mot durant le long trajet qui les ramena au Hayholt. Lorsque Simon fut seul dans son alcôve, rideau tiré, il prit son épée de bois et la brisa sur son genou. Il ne pleura pas. Il refusait de pleurer. Il y a quelque chose d’étrange dans le vent du nord aujourd’hui, pensa Isgrimnur. Quelque chose qui a l’odeur d’un animal, ou d’une tempête qui se prépare, ou les deux… Une chose odieuse qui fait froid dans le dos. Il se frotta les mains comme s’il faisait froid, ce qui n’était pas le cas, et remonta jusqu’aux coudes les manches de sa légère tunique d’été, qu’il portait des mois plus tôt qu’à l’habitude, libérant ainsi ses vieux avant-bras noueux. Il revint vers la porte et regarda à l’extérieur, un peu embarrassé de voir un vieux soldat comme lui se livrer à ces jeux de jeune homme. Où est donc ce damné Hernystiri ? Il se remit à faire les cent pas, et manqua trébucher sur une pile d’écritoires, accrochant en les évitant la boucle de l’une de ses bottes dans la rangée du bas d’une petite pile de rouleaux de parchemin qui bordait l’espace confiné dans lequel il évoluait. Jurant vivement, il se pencha assez vite pour empêcher l’arrangement précaire de s’effondrer. Une pièce abandonnée dans la Salle des Registres, qui avait été désertée pour que les prêtres puissent faire leurs observances d’Elysiamansa, était effectivement un très bon choix pour qui désirait organiser à l’improviste un rendez-vous clandestin. Mais pourquoi ne pas laisser dans tout ce satané matériel de barbouillage assez de place pour qu’un adulte puisse normalement se mouvoir ? On gratta à la porte. Le duc Isgrimnur, soulagé, bondit en avant. Plutôt que de l’entr’ouvrir pour glisser un œil prudent vers l’extérieur, il ouvrit grand la porte. Au lieu des deux hommes attendus, il n y en avait qu’un. « Je remercie Aédon de te voir enfin là, Éolair ! » s’exclama-t-il de sa voix puissante. « Où est l’Escritor ? » « Chut ! » Le comte de Nad Mullach porta deux doigts à sa bouche en entrant, et referma la porte derrière lui. « Parlez doucement. Le Maître des Archives bavarde à l’autre bout du couloir. » « Et alors ? » répondit le duc, mais en ayant baissé la voix. « Sommes-nous des enfants qui doivent se cacher d’un vieil eunuque décati ? » « Si tu voulais une réunion publique », demanda Éolair en s’asseyant sur un tabouret, « pourquoi l’avoir organisée dans un placard ? » « Ce n’est pas un placard », grommela le Rimmersleute. « Et tu sais très bien pourquoi je t’ai demandé de venir ici, et pourquoi rien ne reste bien longtemps secret dans le donjon. Où est l’Escritor Velligis ? » « Il considère que le bras droit du lecteur n’avait pas sa place dans un placard. » Éolair s’esclaffa, mais pas Isgrimnur. Le feu de ses joues lui donna l’impression que l’Hernystiri était ivre, ou au moins légèrement éméché. Il regretta qu’il n’en fût pas de même pour lui. « J’ai pensé qu’il était important que nous puissions parler librement », dit Isgrimnur, un peu sur la défensive. « On nous a déjà beaucoup vus plongés dans de longues conversations, ces derniers temps. » « Non, Isgrimnur, c’est toi qui as raison. » Éolair fit un signe rassurant de la main. Il était costumé pour les célébrations de la fête des Dames, jouant le rôle de l’Étranger Respectueux, un rôle que le païen hernystiri avait particulièrement bien travaillé. Sa tunique d’apparat, d’un blanc immaculé, était ornée de trois ceintures, toutes faites d’or ou de métaux précieux, et ses longs cheveux noirs étaient tirés derrière sa tête et noués d’un ruban doré. « Je ne faisais que plaisanter », reprit-il, « et la plaisanterie est bien triste, qui force les loyaux sujets du Roi Jean à se réunir en secret pour parler de choses qui ne sont pas traîtrise. » Isgrimnur s’avança doucement vers la porte et fit jouer le verrou pour s’assurer qu’il était bien fermé. Il se retourna, reposant ses larges épaules contre le bois de la porte, et croisa ses bras puissants sur sa non moins imposante poitrine. Lui aussi était costumé, et portait des chausses et une tunique bleues et légères, mais les tresses de sa barbe étaient dénouées pour avoir été trop longtemps malmenées par des doigts impatients, et ses chausses faisaient des poches aux genoux. Isgrimnur détestait les déguisements. « Eh bien », grommela-t-il enfin, en relevant la tête d’un air provocateur, « dois-je parler le premier, ou préfères-tu le faire ? » « Cela n’importe pas vraiment », répondit le comte. Durant un court instant, la rougeur du visage d’Éolair, la couleur de ses hautes et fines pommettes, rappela au vieil homme quelque chose qu’il avait vu une fois dans sa vie, bien des années plus tôt : une silhouette obsédante entr’aperçue à cinquante pas dans la neige de Rimmersgard. Un « renard blanc », l’avait appelé mon père. Isgrimnur se demanda si les anciennes légendes étaient vraies ; si les membres des maisons nobles hernystiries avaient effectivement du sang sithi dans les veines. Éolair se passa la main sur le front tout en parlant, effaçant les fines gouttes de sueur, et la ressemblance disparut. « Nous avons déjà assez parlé de tout ce qui allait mal. Ce à quoi nous devons maintenant réfléchir, et c’est pour cela que nous avons besoin d’intimité », il décrivit de la main la salle d’archives encombrée, sombre nid de papiers et de parchemins éclairé par une haute fenêtre triangulaire, « c’est à ce qu’il nous est possible de faire. Si quelque chose est encore possible. Mais le problème est bien là : que peut-on faire ? » Isgrimnur n’était pas encore tout à fait prêt à s’engager aussi totalement dans des discussions qui, malgré tout ce qu’Éolair pouvait en dire, avaient déjà un léger goût de trahison. « Voilà ce que je pense », dit-il, « je ne crois pas que l’on puisse tenir Élias pour responsable de ce damné climat. D’autant plus que, s’il fait aussi chaud ici que dans la bouche du Diable et si le sol est devenu aussi sec qu’un os, mes terres du nord, par contre, endurent un terrible hiver, aux neiges et aux glaces inconnues de mémoire d’homme. Non, ce temps ne peut pas être reproché au roi, pas plus que l’on ne peut me tenir pour responsable des toits effondrés sous le poids de la neige ou des troupeaux morts de froid dans les étables à Rimmersgard. » Il tira d’un coup sec, et une autre des tresses de sa barbe se démêla, son ruban pendant mollement au bout des mèches de poils gris. « C’est par contre Élias qui me retient ici tandis que ma maison et mon peuple souffrent, mais c’est un autre problème… » « Non ! c’est son indifférence qui est inquiétante ! Les puits s’assèchent, les fermes sont en friches, les gens n’ont plus d’abris, et les villes sont ravagées par la peste, et il ne s’en inquiète pas. Les impôts et les redevances augmentent, et ces innommables et maudits chiots lèche-bottes de la noblesse auxquels il a donné sa faveur l’entourent et boivent et chantent et se battent et… et… » Le vieux duc poussa un grognement de mépris. « Et ces tournois ! Par la lance rouge d’Udun, j’ai apprécié les tournois autant qu’un autre dans ma jeunesse, mais l’Erkynée tombe en poussière sous le trône de son père, tous les pays de la couronne s’agitent comme des poulains effrayés, mais les tournois continuent ! Et les fêtes nautiques sur le Kynslagh ! Et les jongleurs, et les acrobates, et les combats d’ours ! Cela ressemble à ce que l’on raconte sur les pires jours du règne de Crexis la Chèvre ! » Maintenant rouge de colère, Isgrimnur serra les poings en baissant les yeux. « À Hernystir », la voix d’Éolair était d’autant plus douce et musicale qu’elle prenait la suite de la tirade rauque et puissante du Rimmersleute, « nous disons : un berger, pas un boucher, pour signifier qu’un roi doit préserver son pays et son peuple, n’en tirant que ce qui est juste et nécessaire, plutôt que de le presser jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’à en manger les restes. » Éolair avait les yeux fixés sur la petite fenêtre et sur la poussière de parchemin qui brillait dans ses rais diffus. « C’est exactement ce qu’Élias est en train de faire : il dévore son royaume petit à petit, aussi inexorablement que le géant Croich-ma-Feareg a dévoré la montagne à Crannhyr. » « Élias était un homme bon, il n’y a pas si longtemps », dit Isgrimnur d’un air songeur. « D’un caractère bien plus facile que son frère. Il est vrai que tous les hommes ne sont pas faits pour régner, mais il semble y avoir ici plus qu’un homme rendu fou par le pouvoir. Il se passe quelque chose de grave, et je ne parle pas de Fengbald et de Breyugar et de tous ceux qui l’entraînent vers la chute. » Le duc avait retrouvé son calme. « Tu sais que c’est ce bâtard malfaisant de Pryrates qui lui remplit le crâne d’idées étranges et l’occupe toutes les nuits dans sa tour emplie de lumières et de bruits impies, au point que le roi ne sait parfois plus où il est lorsque le soleil se lève. Mais qu’est-ce qu’Élias peut bien vouloir d’une créature du genre de ce fils de putain borgne de prêtre ? Il est Roi de toutes les terres connues ; qu’est-ce que Pryrates peut avoir à lui offrir ? » Éolair se releva, gardant les yeux fixés sur la lumière, et s’essuya le front d’un revers de manche. « J’aimerais le savoir », dit-il enfin. « Bon. Et que peut-on faire ? » Isgrimnur plissa ses yeux vieux et féroces. « Qu’en dit l’Escritor Velligis ? C’est, après tout, une cathédrale de la Sainte Église qui a été confisquée, lorsque Breyugar s’est installé à Saint-Sutrin. Ce sont les navires nabbanais du duc Léobardis, ainsi que ceux de ton Roi Lluth, que Guthwulf a volés sous le prétexte de la peste dans le port souverain de Abainguéate. Léobardis et le Lecteur Ranéssin se connaissent bien : ils dirigent Nabban comme un roi à deux têtes. Velligis a bien quelque chose à dire au nom de son maître. » « Il a beaucoup à dire, mais sans que cela ait beaucoup de substance, mon ami. » Éolair rejoignit son tabouret. Les rais de lumière commençaient à faiblir, le soleil se préparant à se coucher, et la pièce devint plus sombre encore. « De ce que pense le duc Léobardis de cet acte de piraterie, trois vaisseaux de grains purement et simplement volés dans un port d’Hernystir, Velligis prétend ne rien savoir. Et il reste extrêmement vague sur les positions de son maître. Sa Sainteté Ranéssin a l’intention, je crois, de servir de médiateur entre Élias et le duc Léobardis, et pense peut-être également accroître l’influence de votre Église aédonite sur la cour. Les instructions que m’a données mon maître le Roi Lluth sont de me rendre ensuite à Nabban ; j’en apprendrai peut-être plus à ce sujet. Mais je crains, si tel était le cas, que le Lecteur n’ait fait une erreur d’appréciation : si l’on en juge par le dédain dont Élias et ses sycophantes ont fait preuve à rencontre de Velligis, le Roi tient moins encore que son père à se placer sous l’aile protectrice de la Sainte Église. » « Que de complots », grommela Isgrimnur. « Que d’intrigues ! Cela me fait tourner la tête ! Je ne suis pas rompu à ces choses. Donne-moi plutôt une épée ou une hache, et je serai dans mon élément ! » « Est-ce pour me demander cela que tu m’as fait venir dans un placard ? » Éolair sourit et sortit de sous sa cape une outre d’hydromel. « Il n’y a personne à frapper ici, et je trouve que tu t’adaptes très bien aux intrigues pour un homme qui s’y met si tard dans sa vie, mon cher duc. » Isgrimnur fronça les sourcils et prit l’outre offerte. C’est un intrigant né, notre Éolair, pensa-t-il. Mais c’est une bonne chose d’avoir pu lui parler, car malgré toutes ces poésies hernystiris qu’il a l’habitude de débiter aux dames, il est solide comme le roc en dessous ; il est bon d’avoir un tel allié en ces temps troublés. « Il y a autre chose. » Isgrimnur repassa l’outre à Éolair et s’essuya la bouche. Le comte prit une longue gorgée puis hocha la tête. « Je t’écoute. Mes oreilles sont aussi grandes ouvertes que celles d’un lièvre de Circoille. » « Ce cadavre que le vieux Morgénès a découvert dans la forêt de Kynswood ? » dit Isgrimnur. « Celui qui a été abattu d’une flèche ? » Éolair hocha de nouveau la tête. « C’était un de mes hommes. Il s’appelait Bindesekk, mais il fut retrouvé dans un tel état que je ne l’aurais pas reconnu sans cet os brisé sur son visage, remontant a une autre mission effectuée autrefois à mon service. Je n’ai évidemment rien dit. » « Un de tes hommes ? » Éolair fronça les sourcils. « Et que faisait-il là ? Le sais-tu ? » Isgrimnur s’esclaffa, son court éclat de rire tonnant dans la pièce. « Évidemment, et c’est pourquoi je n’ai rien dit. Je l’ai dépêché lorsque Skali de Kaldskryke et ses hommes sont repartis vers le nord. Nez-tranchant s’est fait bien trop de nouveaux amis dans la cour d’Élias à mon goût, et j’ai chargé Bindesekk d’un message pour mon fils Isorn. Je lui disais de rester sur ses gardes tant qu’Élias me retenait ici avec ces parodies de missions diplomatiques qui sont d’après lui d’une importance capitale, alors qu’il ne les confierait certainement pas à un vieux guerrier brusque et fatigué de mon espèce si elles avaient la moindre portée. Je ne fais pas plus confiance à Skali qu’à un loup affamé, et mon fils a déjà bien assez de problèmes comme ça, d’après ce que j’en sais. Tous les rapports qui ont pu traverser les Marches Gelées et parvenir jusqu’à moi sont mauvais : de terribles tempêtes dans le nord, les routes dangereuses, les villageois forcés de s’entasser dans les communs. Cela fragilise un pays, et Skali le sait. » « Et tu penses que Skali a tué ton émissaire ? » Éolair se pencha vers Isgrimnur et lui tendit l’outre. « Je suis loin d’en être certain. » Le duc renversa la tête pour tirer une nouvelle lampée de l’outre, faisant saillir les muscles de son cou ; un mince filet d’hydromel goutta jusqu’à sa tunique bleue. « J’entends par là que tout l’accuse, pour des raisons évidentes. Mais j’ai des doutes. » Il frotta distraitement la tache un court instant. « D’abord, même s’il avait capturé Bindesekk, le tuer aurait été un acte de trahison. Skali est mon vassal et je suis son seigneur. » « Mais le corps a été dissimulé. » « Pas très bien. Et pourquoi le tuer si près du château ? Pourquoi ne pas attendre d’avoir atteint les collines de Wealdhelm, ou la route des Marches Gelées, si elle est encore praticable, pour l’assassiner dans un endroit où je ne l’aurais jamais retrouvé ? Et puis la flèche ne sied pas au caractère de Skali. Il aurait été capable, sur un coup de colère, de massacrer Bindesekk avec la grande hache qu’il porte toujours avec lui, mais je l’imagine mal l’abattre d’une flèche et cacher son corps dans la forêt. Il y a quelque chose de curieux dans cette histoire. » « Mais qui, alors ? » Isgrimnur secoua la tête, ressentant enfin les effets de l’hydromel. « C’est bien ce qui m’inquiète, Hernystiri », répondit-il enfin. « Je ne le sais pas. Il se passe bien des choses étranges. Ce que racontent les voyageurs, les rumeurs du château… » Éolair marcha jusqu’à la porte, repoussa le verrou, et l’ouvrit grande pour laisser entrer l’air frais dans la petite pièce. « Nous vivons effectivement des temps étranges, mon ami », dit-il. Il avala goulûment l’air frais. « Et la question la plus importante est certainement : où est donc passé le prince Josua ? » Simon ramassa un éclat d’ardoise et le lança vers le ciel. Après avoir décrit un arc superbe dans l’air du malin, la pierre retomba avec un claquement étouffé dans la structure sans feuille d’un animal topiaire du jardin qui s’étendait sous ses pieds. Rampant jusqu’au bord du toit de la chapelle, Simon repéra son point d’impact comme un serveur de catapulte expérimenté, en observant le frémissement des hanches de l’écureuil d’aubépine. Il remonta s’abriter à l’ombre de la cheminée, et savoura la solidité de la pierre à laquelle il était adossé. Au-dessus de lui, l’œil féroce du soleil de marris fixait les alentours, approchant son zénith. C’était bien un jour à fuir les responsabilités, à échapper aux travaux de Rachel et aux explications de Morgénès. Le docteur n’avait pas encore découvert l’incursion calamiteuse de Simon dans le monde militaire, ou n’en avait pas fait mention, et le garçon en était fort heureux. Les jambes écartées et les yeux presque fermés dans la lumière du matin, il entendit un bruissement tout près de lui. Il ouvrit un œil, à temps pour voir filer une petite ombre grise. Il roula doucement et s’allongea sur le ventre pour observer son environnement immédiat. Le large toit de la chapelle s’étendait devant lui, champ de tuiles d’ardoise arrondies et irrégulières entre lesquelles s’échappaient des pelotes serrées de mousse brune ou vert pâle qui avaient miraculeusement échappé à la sécheresse, se cramponnant à la vie aussi âprement qu’elles s’accrochaient aux tuiles. La plaine de tuiles s’étendait depuis les gouttières jusqu’à la coupole, qui sortait du toit comme la coquille d’une tortue de mer dominant les dérisoires vaguelettes de la surface calme de l’eau d’une crique. Vus depuis cet angle, les vitraux de la coupole, qui brillaient dans la chapelle de toutes les images magiques de la vie des saints, paraissaient sombres et plats ; un alignement de personnages rudimentaires dans des décors brun-gris. Au sommet de la coupole, un pommeau de fer supportait un Arbre d’or mais Simon pouvait voir d’où il se trouvait qu’il n’était que doré, car la dorure pelait en fines lamelles brillantes, découvrant le métal rouillé. Au-delà, l’océan de toits qui entourait la chapelle s’étendait dans toutes les directions : la Grande Salle, la Salle du Trône, les registres et les quartiers des domestiques, tous inclinés et inégaux, souvent réparés ou remplacés à mesure que les saisons passaient et usaient la pierre grise et les bardeaux de plomb avant de les emporter. Le fin pinceau blanc et arrogant de la Tour de l’Ange Vert s’élevait à sa gauche. Plus loin, dépassant au-dessus de la coupole de la chapelle, se tapissait la masse grise et massive de la Tour de Hjeldin, tel un chien assis. Tandis que Simon observait son monde d’ardoises, une tache grise réapparut à la limite de son champ de vision. Il se tourna vivement, et vit disparaître l’arrière-train d’un petit chat couleur de suie à travers un trou en bordure du toit. Il partit à quatre pattes sur le toit pour aller se rendre compte. Une fois arrivé devant le trou, il s’allongea, le menton posé sur les mains. Il ne perçut pas le moindre signe de mouvement. Un chat sur le toit, pensa-t-il. Après tout, pourquoi ne vivrait-il pas ici, au milieu des mouches et des pigeons ? Je suppose que les rats qui courent dans les toitures suffisent bien à le nourrir. Simon, qui n’en avait pourtant vu que la queue et l’arrière-train, se sentit soudain des affinités avec cet habitant clandestin des toits. Tout comme lui, le chat connaissait les passages secrets, les angles et les fentes, et allait où il voulait sans avoir à justifier ses mouvements. Comme lui, ce chasseur gris se déplaçait sans aide ni contrôle… Même lui se rendait compte qu’il s’agissait d’une franche exagération de sa situation réelle, mais il aimait cette comparaison. N’avait-il pas, par exemple, réussi à se glisser sur ce même toit quatre jours plus tôt, le lendemain d’Elysiamansa, pour voir le rassemblement de la Garde erkynéenne ? Rachel le Dragon, irritée par son intérêt pour tout ce qui n’était pas des tâches ménagères, qui auraient dû, d’après elle, constituer l’essentiel de ses préoccupations, lui avait interdit d’aller se joindre à la foule aux portes du Hayholt. Ruben l’Ours, le maître des forges du château aux larges épaules et aux muscles saillants, avait dit à Simon que la Garde erkynéenne se rendait à Falshire, sur la rivière Ymstrecca, à l’est d’Erchester. La guilde des marchands de laine y crée de sérieux problèmes, avait expliqué Ruben tout en plongeant dans une bassine d’eau un fer à cheval chauffé au rouge. Malgré le sifflement de la vapeur, Ruben avait tenté de lui expliquer la situation : il semblait que la sécheresse avait causé de tels ravages que les moutons des fermiers de Falshire, leur seule ressource, aient dû être confisqués par la couronne pour nourrir les masses affamées qui s’entassaient à Erchester. Les marchands de laine, hurlant à la ruine, qui les affamerait à leur tour, avaient envahi les rues et soulevaient la population contre cet édit impopulaire. Alors Simon était monté en secret sur le toit de la chapelle ce tiasdi pour regarder la Garde erkynéenne quitter le Hayholt, plusieurs centaines de soldats à pied bien armés et une douzaine de chevaliers, sous le commandement du marquis Fengbald, dont Falshire était le fief. Tandis que Fengbald avançait en tête de sa troupe, casqué et armé de pied en cap, magnifique dans sa tunique rouge à l’aigle d’argent, les plus cyniques des gens massés sur son passage murmuraient qu’il avait besoin d’une telle armée parce qu’il craignait que ses sujets ne le reconnaissent pas, tant son absence avait été longue. D’autres suggéraient qu’il craignait justement qu’ils le reconnaissent : Fengbald ne consacrait pas précisément toute son énergie à défendre les intérêts de son comté. Simon sourit en se remémorant le heaume magnifique de Fengbald, un casque argenté resplendissant, couronné d’une paire d’ailes ouvertes. Rachel et les autres ont raison, pensa-t-il soudain. Je suis encore en train de rêvasser. Fengbald et ses nobles amis ne sauront jamais si je vis ou meurs. Il faut que je fasse quelque chose de ma vie. Je ne vais pas rester tout le temps un enfant, non ? Il fit crisser une pierre sur une tuile d’ardoise, essayant d’y dessiner un aigle. De toutes manières, j’aurais certainement l’air ridicule en armure… n’est-ce pas ? Le souvenir des soldats de la Garde erkynéenne passant aussi fièrement la Porte de Nearulagh ravivait une blessure, mais lui faisait également chaud au cœur : il se mit à agiter les pieds en l’air, tout en observant la tanière du chat en espérant y surprendre un mouvement. Le soleil avait passé son zénith depuis une heure lorsque enfin un museau suspicieux apparut dans l’ouverture. Simon, lui, chevauchait un superbe étalon à travers les portes de Falshire, sous une pluie de pétales de fleurs que lui lançaient les habitants depuis les fenêtres. Le mouvement soudain le rappela à la réalité. Il retint sa respiration tandis que le museau fut suivi du reste du corps de l’animal : un petit chat gris au poil court, avec une tache blanche qui courait de l’œil au menton. Le garçon resta complètement immobile tandis que le chat, à moins de trois coudées de lui, s’alerta soudain et fit le gros dos, les yeux plissés. Simon craignit qu’il ne l’eût vu, mais ne bougea pas, et le chat s’avança soudain, quittant l’ombre de la bordure du toit pour bondir en pleine lumière. Tandis que Simon l’observait, ravi, le chat, qui avait trouvé un morceau d’ardoise, se mit à le faire ricocher en tous sens sur le toit, le rattrapant aussitôt d’une patte agile, et recommençant immédiatement. Simon observa longtemps ce manège, jusqu’à une chute particulièrement cocasse : le chat avait bondi et posé les deux pattes avant sur son morceau d’ardoise, s’était étalé de tout son long dans une saignée entre deux tuiles et était resté étendu en signifiant son dépit par de petits battements de queue. Le rire qu’il avait si longtemps retenu éclata de toute sa puissance. Le petit animal sursauta, se remit sur ses pattes et déguerpit vers son trou en jetant à peine un œil dans la direction de Simon. Cette sortie expéditive le fit s’esclaffer de nouveau. « Une souris dans son trou ! » La comparaison provoqua un nouvel éclat de rire. « Une souris dans son trou ! » Alors qu’il se rapprochait du trou pour chanter une chanson sur leur monde de toits, de pierres et de solitude à son nouvel ami qui, il en était certain, allait l’écouter, son attention fut détournée par autre chose. Il posa les mains sur le bord du toit et releva la tête pour regarder. Le début d’une brise modelait ses cheveux d’étrange façon. Au loin, en direction du sud-est, bien au-delà des limites d’Erchester et des collines qui surplombaient le Kynslagh, une profonde marque grise entachait le ciel clair de marris, comme si quelqu’un avait passé le pouce sur un mur fraîchement peint. Le vent effaçait petit à petit cette sombre traînée, mais de nouvelles volutes plus noires encore s’élevaient du sol en une turbulence obscure trop épaisse pour qu’aucun vent ne la disperse. Un véritable nuage noir se formait à l’horizon. Ébahi, il resta un long moment les yeux fixés vers l’est avant de comprendre que ce qu’il voyait était de la fumée, une dense volute de fumée souillant le pâle ciel clair. Falshire brûlait. 10. Le Roi Hemlock Deux jours après, le matin du dernier jour de marris, Simon descendait manger avec les autres domestiques lorsqu’il fut immobilisé par une lourde main noire posée sur son épaule. Durant un instant irréel et terrifiant, il se rappela le rêve de la Salle du Trône, et la danse lente des rois de malachite. Mais il s’aperçut finalement que la main n’était que gantée d’une mitaine noire. Son propriétaire n’était pas non plus fait de pierre sombre, même si Simon eut l’impression, à voir le visage d’Inch, que Dieu n’avait pas fourni assez de matière vivante lors de la construction de cette personne et qu’il avait été nécessaire d’y substituer en dernière minute quelque matériau inerte et imperturbable. Inch se pencha vers lui jusqu’à ce que leurs deux visages se touchent presque ; même son haleine semblait sentir plus la pierre que le vin ou les oignons, ou n’importe quoi d’ordinaire. « Le docteur veut te voir. » Ses yeux balayèrent son champ de vision. « Tout de suite, genre. » Les autres garçons avaient dépassé Simon et le mastodonte avec des regards curieux, puis avaient continué leur chemin. Simon, qui tentait désespérément de se glisser hors de portée de la lourde main, les regarda s’éloigner avec une moue déçue. « Très bien, je viens », dit-il, et il se libéra d’un geste de l’épaule. « Laisse-moi quand même prendre un quignon de pain pour manger en chemin. » Il trotta jusqu’au bout du couloir qui menait dans la salle à manger des domestiques et jeta un coup d’œil en arrière ; Inch n’avait pas bougé d’un pouce et l’observait avec le regard tranquille d’un taureau dans son champ. Lorsqu’il émergea peu après, un bout de pain et un morceau de fromage à la main, Simon fut consterné de voir que Inch l’avait attendu. Celui-ci lui emboîta le pas lorsqu’il prit le chemin des quartiers de Morgénès. Simon lui offrit de partager sa nourriture, et se força à sourire en le lui proposant, mais Inch se contenta d’un regard inexpressif et ne dit rien. Alors qu’ils avançaient à travers les herbes brûlées de l’enceinte centrale, se frayant un chemin dans la foule des moines qui faisaient leur pèlerinage quotidien entre la Chancellerie et la Salle des Archives, Inch s’éclaircit la gorge comme pour parler. Simon, qui se sentait si mal à l’aise en sa présence que même le silence le rendait nerveux, leva les yeux avec appréhension. « Pourquoi… » commença-t-il enfin, « … pourquoi tu prends ma place ? » Il ne détourna pas ses yeux cireux de la file de prêtres qui avançaient devant eux. Ce fut au tour du cœur de Simon de se parer des attributs de la pierre : froid, lourd et pesant. Il avait pitié de cet animal de ferme qui croyait être un homme, mais avait également peur de lui. « Je… je n’ai pas pris ta place. » Même Simon jugea ses propres dénégations hypocrites. « Le docteur continue de te faire venir pour déplacer ou installer des choses, n’est-ce pas ? Il m’apprend d’autres choses, des choses qui sont très différentes. » Ils continuèrent leur chemin en silence. Ils arrivèrent enfin en vue des quartiers de Morgénès, tapis dans une jungle de lierre comme l’antre d’un animal petit mais plein de ressources. Lorsqu’ils furent à environ dix pas de la porte, la main de Inch s’abattit de nouveau sur l’épaule de Simon. « Avant que tu viennes », dit Inch, en approchant son large visage rond de celui de Simon qui crut voir un panier que l’on descend d’un étage à la corde, « … avant que tu viennes, j’étais son aide. J’aurais pris sa suite. » Il grimaça, soulevant sa lèvre inférieure et changeant l’angle de ce qui semblait être un unique sourcil ininterrompu, mais son regard resta triste et morne. « Docteur Inch, j’aurais été docteur Inch. » Il fixa son regard sur Simon, qui craignait à moitié de finir écrasé sous le poids de la patte posée sur son collet. « Je ne t’aime pas, petit marmiton. » Inch le relâcha et s’éloigna. De dos, on pouvait à peine distinguer sa tête de la masse imposante de ses épaules voûtées. Simon, qui se massait l’épaule, sentit son estomac se serrer. Morgénès raccompagnait à sa porte un trio de jeunes prêtres manifestement et scandaleusement, c’est du moins ce qu’en pensait Simon, ivres. « Ils sont venus demander ma contribution à la célébration du Jour des Fous », dit Morgénès en refermant la porte derrière le trio, qui s’était déjà mis à chanter. « Tiens cette échelle, Simon. » Un pot de peinture rouge était suspendu au dernier barreau de l’échelle. Lorsque le docteur l’atteignit, il repêcha un pinceau qui était tombé à l’intérieur et commença à tracer d’étranges signes au-dessus du linteau de la porte, des symboles anguleux, formant chacun un petit dessin incompréhensible. Simon eut l’impression que cela ressemblait à certains des textes anciens qu’il avait vus dans les livres de Morgénès. « À quoi servent-ils ? » demanda-t-il. Le docteur, qui agitait furieusement son pinceau, ne répondit pas. Simon lâcha les montants pour se gratter la cheville, et l’échelle se mit à se balancer dangereusement. Morgénès dut se retenir au linteau pour ne pas tomber. « Non, non, non ! » aboya-t-il en s’efforçant de rattraper le balancement du pot de peinture pour éviter qu’il ne déborde. « Tu devrais le savoir, Simon. La règle est : les questions doivent être écrites ! Et attends que je sois redescendu : si je tombe et que je me brise la nuque, il n’y aura plus personne pour te répondre. » Morgénès retourna à sa peinture en bredouillant dans sa barbe. « Désolé, docteur », dit Simon, sur un ton où perçait son indignation. « J’ai oublié, c’est tout. » Un moment passa sans autre bruit que les chuintements du pinceau. « Est-ce qu’il faudra toujours que j’écrive mes questions ? Il y a tellement de choses qui m’intéressent que je n’ai aucune chance de pouvoir écrire assez vite ! » « C’est justement », dit le docteur en observant avec attention son dernier symbole, « la raison d’être de cette règle. Mon garçon, les questions te viennent plus vite que Dieu ne crée les pauvres ou les moustiques. Je suis un vieil homme, et préfère avancer à mon rythme. » « Mais », la voix de Simon se fit plaintive, « je vais devoir écrire pour le restant de mes jours ! » « Je peux imaginer bien des façons moins profitables de passer sa vie », répondit Morgénès en redescendant de l’échelle. « Par exemple », dit-il en fixant Simon de ses yeux perçants, « tu pourrais falsifier une lettre et t’engager dans la garde de Breyugar, puis passer le reste de ta vie à te faire découper en petits morceaux par des hommes avec des épées. » Malédiction, pensa Simon. Pris comme un rat. « Alors vous… vous savez, n’est-ce pas ? » finit-il par demander. Le docteur hocha la tête, sans se défaire de son sourire furieux. Qu’Usires me vienne en aide, il a de tels yeux ! pensa Simon. Aussi perçants que des aiguilles. Ses yeux sont pires que la voix de dragon de Rachel. Le docteur continua de l’observer. Le regard de Simon plongea vers le sol. Puis, enfin, d’une voix qui parut des années plus jeune que ce qu’il aurait aimé, Simon finit par le dire. « Je suis désolé. » Comme si un lien avait été tranché, le docteur se mit à arpenter la pièce. « Si j’avais su ce que tu allais faire de cette lettre… » fulmina-t-il. « Mais qu’avais-tu donc en tête ? Et pourquoi me mentir ? » Au fond de lui-même, une partie de Simon n’était pas mécontente de la colère du docteur, heureuse de l’attention qu’on lui portait. Mais une autre partie de lui-même avait honte. Ailleurs encore dans son cœur – mais combien de Simon y avait-il ? – se trouvait un observateur calme et attentif qui attendait de savoir quelle partie du garçon allait se faire entendre. L’agitation de Morgénès commençait à le rendre nerveux. « Et puis », lança-t-il en direction du vieil homme, « qu’est-ce que ça peut vous faire ? C’est ma vie, non ? La vie stupide d’un petit domestique ! De toute façon, ils n’ont même pas voulu de moi… » Il finit dans un murmure. « Et tu devrais en être heureux ! » répondit sèchement Morgénès. « Heureux qu’ils n’aient pas voulu de toi. Quelle est leur vie ? Assis dans des baraquements à jouer aux dés avec des voyous illettrés en temps de paix ; massacrés, hachés menu, percés de flèches et piétinés par les chevaux en temps de guerre. Qu’est-ce que tu croyais ? « Les chevaliers ont la vie facile et fracassent des crânes de paysans à la masse, mais le sort des simples soldats sur le champ de bataille vaut à peine celui d’une souris devant des chats ! » Il se retourna pour faire face à Simon. « Sais-tu ce que Fengbald et ses chevaliers ont fait à Falshire ? » Le garçon ne répondit pas. « Ils ont embrasé le quartier des lainiers, l’ont fait brûler en entier, voilà ce qu’ils ont fait. Avec les femmes et les enfants, simplement parce qu’ils ne voulaient pas donner leurs moutons. Fengbald a fait remplir les cuves à laine d’huile bouillante, et y a fait jeter tous les membres de la guilde des marchands de laine. Six cents de ses propres sujets mis à mort, et Fengbald et ses hommes sont revenus au château en chantant ! Ce sont ces gens-là que tu veux rejoindre ? » La colère envahit Simon. Il sentit ses joues rougir, et fut terrifié de s’apercevoir qu’il était à deux doigts d’éclater en sanglots. Le Simon observateur-impassible avait complètement disparu. « Et alors ? » hurla-t-il. « Quelle différence cela fera ? » La surprise qui s’afficha sur le visage de Morgénès devant cette soudaine explosion de colère ne fit qu’exacerber ses sentiments. « Quelle va être ma vie ? » interrogea-t-il, et il se frappa les cuisses de frustration. « Il n’y a aucune gloire dans les cuisines, et aucune gloire avec les femmes de chambre… et aucune gloire dans ce réduit obscur rempli de livres stupides ! » Il vit qu’il avait blessé le docteur et cela fit sauter les dernières retenues : Simon se mit à sangloter et s’enfuit à l’autre bout de la pièce pour se recroqueviller en pleurs sur le coffre de marine, le visage collé contre le mur de pierre froid. Dehors, quelque part, les trois jeunes prêtres chantaient des hymnes dans des harmonies étranges qui démontraient leur état d’ébriété. Le petit docteur le rejoignit en un instant, et lui tapota doucement l’épaule d’une main maladroite. « Allons, allons, mon garçon… » dit-il, déconcerté. « Pourquoi parles-tu de gloire ? As-tu été touché par cette maladie, toi aussi ? Quel bourricot aveugle je fais, j’aurais dû m’en apercevoir ! Alors, cette fièvre est venue ronger ton cœur, n’est-ce pas, Simon ? Je suis désolé. Il faut une volonté bien forte et un œil aguerri pour percer le vernis des apparences et découvrir les corruptions qu’il peut dissimuler. » Il tapota encore une fois l’épaule de Simon. Simon ne comprenait pas vraiment ce que disait le docteur, mais son ton était apaisant. Malgré lui, il sentit sa colère s’effacer ; mais elle fut remplacée par un sentiment qui lui semblait être de la faiblesse, et cette impression le fit s’asseoir et repousser la main de Morgénès. Il sécha ses larmes du revers de sa manche. « Je ne comprends pas de quoi vous vous sentez coupable, docteur », commença-t-il en s’efforçant de parler d’une voix stable. « C’est moi qui suis désolé… Désolé d’avoir agi comme un enfant. » Il se leva. Le regard du petit homme le suivit à travers la pièce et jusques à la longue table devant laquelle il s’arrêta, laissant courir son doigt sur les pages éparses de divers livres ouverts. « Je vous ai menti, et j’ai agi de manière ridicule », dit-il sans relever les yeux. « S’il vous plaît, pardonnez la stupidité d’un pauvre valet, Docteur… D’un pauvre valet qui pensait qu’il pouvait être plus que cela. » Dans le silence qui suivit cette courageuse tirade, Simon entendit Morgénès faire un bruit étrange. Est-ce qu’il pleurait ? Mais la vérité lui apparut quelques instants plus tard : Morgénès gloussait, non, riait, et essayait de dissimuler son hilarité dans la manche de sa robe. Simon fit volte-face, rouge jusqu’aux oreilles. Morgénès surprit son regard, et détourna la tête, les épaules secouées d’un mouvement irrépressible. « Oh, mon ami… mon ami », dit-il enfin d’une voix plus rauque qu’à l’habitude, en adressant de la main un geste d’apaisement au garçon outragé, « ne pars pas ! Ne sois pas fâché. Ce serait un gâchis que de te laisser mourir sur un champ de bataille. Tu devrais être un grand seigneur, et accumuler les victoires diplomatiques, car ce sont toujours les meilleures, ou devenir Escritor et conforter les âmes éternelles des êtres riches et dissolus. » Morgénès ricana de nouveau, et mâchonna sa barbe jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son sérieux. Simon restait immobile et impassible, incapable de dire s’il s’agissait de compliments ou d’insultes. Ayant enfin réussi à se maîtriser, le docteur sauta sur ses pieds et se dirigea vers son tonnelet de bière. Une chope acheva de le calmer et il se tourna vers le garçon en souriant. « À ta santé, Simon ! Ne te laisse pas impressionner par les cris, les rires et les bravos des compagnons du Roi Élias. Tu es assez malin, en tout cas la plupart du temps, et tu as des talents que tu ne suspectes pas encore. Apprends ce que tu peux de moi, jeune faucon, et de tous ceux qui pourront t’enseigner quelque chose. Qui sait quel sera ton destin ? Il existe bien des chemins qui mènent à la gloire. » Il tira une nouvelle gorgée de sa chope mousseuse. Après avoir longuement inspecté Morgénès, afin de s’assurer que ses dernières paroles n’avaient pas été une nouvelle plaisanterie, Simon se permit enfin un timide sourire. Il aimait bien être appelé « jeune faucon ». « Très bien, Docteur. Et je suis sincèrement désolé de vous avoir menti. Mais, si je suis malin, pourquoi ne me montrez-vous jamais quoi que ce soit d’important ? » « Comme quoi ? » demanda Morgénès, dont le sourire s’effaçait. « Oh, je ne sais pas… De la magie, ou quelque chose comme ça ! » « La magie ! » siffla Morgénès. « Tu n’as donc que cela en tête ? Me prends-tu pour un enchanteur, un conjureur de cour vêtu d’une robe étoilée et qui va le montrer des tours ? » Simon resta silencieux. « Et je suis toujours furieux contre toi pour m’avoir menti », ajouta le docteur. « Pourquoi devrais-je te récompenser ? » « Je ferai tout ce que vous demanderez, à n’importe quelle heure », répondit Simon. « Si vous voulez, je laverai même le plafond. » « Attends », répondit Morgénès, « ce n’est pas une chose que l’on peut marchander. Laisse-moi te faire une proposition, mon garçon : si tu abandonnes cette fascination malsaine pour la magie, je répondrai à toutes les questions durant un mois entier sans que tu aies à les écrire ! Que dis-tu de ça, hein ? » Les yeux de Simon s’ouvrirent plus grands, mais il ne dit rien. « Eh bien alors, je te laisserai lire mon manuscrit sur la vie de Jean Presbytère ! » offrit le docteur. « Tu m’en as déjà parlé plusieurs fois. » Simon écarquilla les yeux plus grands encore. « Si vous m’enseignez la magie », répondit-il, « je vous amènerai l’une des tartes de Judith chaque semaine, et une barrique de Stanshire du cellier. » « Eh bien, tu vois ! » hurla Morgénès d’un air triomphant. « Réfléchis à ce que tu viens de dire, mon garçon. Tu es tellement convaincu que ces tours de magie vont t’amener pouvoir et chance que tu es prêt à voler pour me convaincre de te les enseigner. Non, Simon, je ne peux traiter sur de telles bases. » La colère l’envahit de nouveau, mais Simon se força à respirer profondément et se pinça le bras. « Pourquoi y êtes-vous si farouchement opposé, Docteur ? » demanda-t-il lorsqu’il se fut un peu calmé. « Parce que je suis un domestique ? » Morgénès sourit. « Même si tu balaies encore les couloirs, Simon, tu n’es plus un domestique. Tu es mon apprenti. Non, tes seuls problèmes sont ton âge et ton manque de maturité. Tu ne réalises pas la portée de ta requête. » Simon s’effondra sur un tabouret. « Je ne comprends pas », murmura-t-il. « Exactement. » Morgénès avala une nouvelle gorgée de bière. « Ce que tu nommes Magie n’est en réalité que l’action des forces de la nature, de ses forces élémentaires, comme le feu ou le vent. Ces forces répondent à des lois naturelles, mais ces lois sont extrêmement difficiles à apprendre et à comprendre. Certaines sont si complexes qu’elles ne seront peut-être jamais comprises. » « Mais pourquoi ne m’enseignez-vous pas ces lois ? » « Pour la même raison que je ne tendrai pas une torche à un enfant assis sur un tas de paille. L’enfant, et ne vois là aucune comparaison insultante, Simon, n’est pas prêt à assumer une telle responsabilité. Seuls ceux qui ont étudié bien des sujets et des disciplines durant bien des années peuvent espérer maîtriser certaines des lois de l’Art qui le fascine autant. Et même eux ne sont pas toujours dignes de détenir un tel pouvoir. » Le vieil homme but de nouveau, s’essuya les lèvres et sourit. « Lorsque l’un d’entre nous peut enfin pratiquer l’Art, il est en général assez vieux pour savoir ce qu’il fait. L’Art serait bien trop dangereux dans des mains jeunes et inexpérimentées, Simon. » « Mais… » « Si tu me réponds, “mais Pryrates…”, je te botte les fesses », reprit Morgénès. « Je te l’ai déjà dit : il est fou, ou d’une inconscience qui touche à la folie. Il ne voit que le pouvoir que l’on peut tirer de la pratique de l’Art, et en ignore les conséquences. Interroge-moi plutôt sur les conséquences, Simon. » Le jeune garçon posa la question d’une voix morne : « Quelles sont les con… » « On ne peut exercer un pouvoir impunément, Simon. Si l’on vole une tarte, quelqu’un a faim. Si l’on épuise un cheval, il meurt. Si l’on utilise l’Art pour ouvrir des portes, on ne choisit pas ses visiteurs. » Simon, déçu, laissa courir son regard sur la pièce poussiéreuse. « Pourquoi avoir peint ces symboles au-dessus de votre porte, Docteur ? » finit-il par demander. « Pour que les invités des autres ne viennent pas me rendre visite. » Morgénès se pencha pour poser sa chope, et quelque chose de doré et de brillant s’échappa du col de sa robe grise, pour balancer au bout de sa chaîne. Le docteur sembla ne rien avoir remarqué. « Il est temps pour toi de rentrer. Mais n’oublie pas cela, Simon, une leçon digne d’un roi : rien n’est jamais gratuit. Le pouvoir a toujours un prix, et il n’est pas toujours évident au premier abord. Promets-moi que tu t’en souviendras. » « Je vous le promets, Docteur. » Simon, qui ressentait maintenant les effets de sa colère et de ses pleurs, avait l’esprit aussi las que s’il avait couru une lieue. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il en se penchant pour observer le petit objet doré qui se balançait encore. Morgénès le prit dans sa paume, et Simon put l’observer brièvement. « C’est une plume », répondit simplement le docteur. Alors qu’il s’apprêtait à le rentrer dans son col, Simon vit que la hampe de la plume d’or reposait sur un parchemin sculpté dans une pierre aussi blanche que la nacre. « Une plume d’écriture », ajouta Simon sur un ton interrogateur. « La pointe est taillée, n’est-ce pas ? » « Une plume d’écriture, si tu veux », grommela Morgénès. « Maintenant, si tu n’as rien de mieux à faire que de m’interroger sur mes attributs vestimentaires, tu peux rentrer ! Mais n’oublie pas ta promesse : tu te souviendras de ce que je t’ai dit. » Tandis qu’il traversait les jardins ornés de haies sculptées du chemin qui le ramenait vers les quartiers des domestiques, Simon revint sur les événements de cette étrange matinée. Le docteur avait découvert l’histoire de la lettre, mais ne l’avait ni puni, ni chassé. Mais il avait également refusé de lui enseigner la magie. Et pourquoi le vieil homme avait-il été aussi irrité par la remarque que Simon avait faite sur son pendentif ? L’esprit toujours occupé par ces questions, Simon passa la main sur les feuilles des rosiers secs et sans bourgeons, et se piqua le doigt sur une épine cachée. Il retira sa main en jurant. Le sang formait déjà une petite tache rouge sur le bout de son doigt, une perle écarlate. Il se mit le doigt dans la bouche et sentit le goût du sel. Au plus noir de la nuit, à la cuspide du Jour des Fous, une immense déflagration retentit à travers le Hayholt. Elle réveilla tous les occupants du château, qui se dressèrent dans leur lit, et fit longuement bourdonner par sa puissance les sombres grappes de cloches de la Tour de l’Ange Vert. Certains des jeunes prêtres, ignorant allègrement les prières de minuit en leur unique nuit de liberté de l’année, et occupés à boire et à insulter l’évêque Domitis, en tombèrent de leur siège ; la secousse de l’explosion fut telle que même les plus saouls furent parcourus d’une vague de terreur, qu’au fond d’eux-mêmes, ils savaient devoir attendre, puisqu’il leur semblait évident que Dieu finirait bien par faire connaître son mécontentement. Mais lorsque la foule surprise et débraillée, et parsemée des crânes rasés des acolytes comme autant de champignons pâles sous la lumière soyeuse de la lune, se rua dans la cour pour voir ce qui s’était passé, elle ne vit rien du cataclysme universel que tous attendaient. À l’exception d’autres visages surpris penchés aux fenêtres, la nuit était claire et paisible. Simon rêvait dans son lit austère au rideau tiré, niché au milieu des trésors qu’il avait soigneusement amassés ; dans son rêve, il grimpait à un pilier de glace noire, glissant toujours vers le bas presque autant qu’il montait. Il tenait un parchemin serré entre ses dents ; un message, ou quelque chose d’équivalent. Le pilier au froid brûlant supportait à son sommet une porte ; et il sentait dans l’embrasure de la porte une obscure présence tapie qui l’attendait… Qui attendait le message. Lorsqu’il en atteignit finalement le seuil, une main sortit de l’obscurité comme si elle avait un serpent pour bras, et prit le parchemin dans son poing nébuleux d’un noir d’encre. Simon voulut redescendre, mais une autre griffe sombre jaillit et attrapa son poignet. Il fut tiré vers une paire d’yeux brillants et écarlates comme des trous cramoisis dans l’obscurité d’un four infernal… Il se réveilla brusquement, le souffle court. Il entendit résonner les cloches, qui exprimaient leur déplaisir avant de baisser le ton jusqu’à retourner dans leur sommeil froid et menaçant. Une seule personne dans tout le château prétendit avoir vu quelque chose. Caleb le valet d’écurie, un pauvre d’esprit qui servait d’assistant à Shem Palefrenier, était excité et n’avait pu dormir de la nuit. Il allait être couronné le lendemain Roi des Fous, et serait ensuite porté sur les épaules des jeunes prêtres, qui traverseraient le château en entonnant des chansons paillardes et en lançant autour d’eux des grains d’avoine et des pétales de fleurs. Les prêtres l’emmèneraient ainsi jusqu’au réfectoire, où il présiderait le Banquet des Fous sur un trône de roseaux tressés. Caleb avait entendu l’explosion, racontait-il à qui voulait l’entendre, mais il avait également perçu des mots, prononcés par une voix ronflante dans une langue dont le garçon disait simplement qu’elle était « mauvaise ». Il pensait également avoir vu un immense serpent de feu s’élever dans les airs depuis l’une des fenêtres de la Tour de Hjeldin, s’enrouler en une spirale enflammée autour de la haute flèche de pierre, puis exploser et retomber en une pluie d’étincelles. Personne n’accorda grand crédit à l’histoire de Caleb : le jeune simple d’esprit n’avait pas été élu Roi des Fous sans raison. Et puis, surtout, l’aube apporta au château quelque chose qui éclipsa tous les bruits de la nuit, et même les perspectives de réjouissance du Jour des Fous. La lumière du soleil révéla une colonne de nuages, chargés de pluie, qui s’entassaient au nord comme un troupeau de moutons gris et gras. « Par le maillet empourpré de Dror, l’effrayant œil unique d’Udun et… et… et par notre seigneur Usires ! Quelque chose doit être fait ! » Le duc Isgrimnur, oubliant presque sa foi aédonite dans sa colère abattit son poing couvert de cicatrices sur la Grande Table avec une telle force que tout ce qu’elle supportait s’écarta de six pieds. Son corps massif se balança comme un navire trop chargé tandis que son regard courait d’un bout à l’autre de la table, puis il abattit son poing de nouveau. Un gobelet vacilla un instant, puis succomba à la gravité. « Des mesures doivent être prises, Sire ! » rugit-il ; puis il se mit à jouer nerveusement avec les longues tresses de sa barbe. « Une anarchie indescriptible règne sur les Marches Gelées ! Alors que je suis assis ici, aussi inutile qu’un nœud sur un arbre, la Route du Nord est livrée aux pillards et aux bandits ! Et je n’ai pas reçu de nouvelles d’Elvritshalla depuis plus de deux mois ! » Le duc expira si violemment que ses moustaches se soulevèrent. « Mon fils a désespérément besoin d’aide, et je ne peux rien faire ! Où est donc la protection royale que nous garantit notre suzerain, Monseigneur ? » Aussi rouge qu’une betterave, le Rimmersleute s’assit finalement sur sa chaise. Élias souleva un sourcil alangui et passa en revue les chevaliers éparpillés autour de la table, bien moins nombreux que les chaises vides. Les torches, plantées dans des supports muraux, projetaient de longues ombres vacillantes sur les hautes tentures. « Eh bien, maintenant que notre vieux mais honorable duc s’est fait entendre, quelqu’un veut-il se joindre à sa requête ? » Élias jouait avec son gobelet d’or, dessinant sa marque en forme de croissant dans les nervures du chêne. « Qui pense que le Roi Souverain d’Osten Ard a déserté ses sujets ? » Guthwulf, assis à la droite du roi, sourit d’un air narquois. Isgrimnur, piqué au vif, allait se relever, mais Éolair de Nad Mullach le retint en posant une main ferme sur le bras du vieux duc. « Sire », dit Éolair, « ni Isgrimnur ni aucun de ceux qui ont parlé ne vous accuse de quoi que ce soit. » L’Hernystiri posa ses mains sur la table, paumes contre le bois. « Ce que nous disons tous, c’est que nous vous demandons, nous vous implorons, Monseigneur, de bien vouloir porter une attention plus soutenue à ceux de vos sujets qui vivent loin du Hayholt. » Jugeant sans doute ses mots trop sévères, Éolair les accompagna d’un sourire apaisant. « Les problèmes sont bien réels », poursuivit-il. « Le brigandage fleurit partout dans le Nord et dans l’Ouest. Les hommes affamés ont bien peu de scrupules, et la sécheresse qui vient à peine de se terminer a encouragé les plus bas instincts dans toutes les âmes. » Élias, silencieux, garda les yeux fixés sur l’Hernystiri bien après qu’il eut terminé. Isgrimnur ne put s’empêcher de remarquer la pâleur du roi. Il se souvint alors d’avoir soigné dans les îles du Sud le père d’Élias, Jean, atteint d’une forte fièvre. Cet œil vif, pensa-t-il ; ce nez d’oiseau de proie. Étonnant comme certains traits, une expression fugitive ou un souvenir fugace, peuvent passer d’une génération à l’autre et survivre à l’homme et à son œuvre. Isgrimnur pensa à Miriamélé, l’enfant jolie et mélancolique d’Élias. Il se demanda de quelle partie de son père elle hériterait, et ce qu’elle garderait de la femme belle et tourmentée qui était sa mère, disparue depuis maintenant dix ans, ou peut-être déjà douze ? De l’autre côté de la table, Élias secoua la tête lentement, comme un homme qui se réveille, ou qui essaie de disperser les vapeurs de l’alcool. Isgrimnur vit Pryrates, assis à la gauche du roi, retirer précipitamment sa main de la manche d’Élias. Il y avait quelque chose d’odieux chez ce prêtre, pensa Isgrimnur, certainement pas pour la première fois, et il ne s’agissait pas simplement de son apparence physique ou de sa voix rauque. « Eh bien, comte Éolair », dit le roi, un sourire indéfinissable courant brièvement sur ses lèvres, « puisque nous en sommes à parler d’obligations, que dit ton seigneur le Roi Lluth au message que je lui ai envoyé ? » Il se pencha en avant d’un air intéressé, ses mains puissantes posées sur la table. Éolair répondit d’un ton mesuré, choisissant chaque mot avec précaution. « Comme toujours, Seigneur, il me demande de transmettre son respect et son amour à la noble Erkynée. Il craint, par contre, de ne pouvoir payer plus d’impôts… » « De tribut ! » grogna Guthwulf en se curant les ongles avec un fin poignard. « De ne pouvoir payer plus d’impôts dans l’immédiat », termina Éolair en ignorant l’interruption. « C’est ce qu’il en dit ? » demanda Élias, qui sourit de nouveau. « D’ailleurs, Monseigneur », ajouta Éolair en faisant délibérément erreur sur le sourire du roi, « il m’a chargé de solliciter votre royal secours. Vous connaissez les problèmes qu’ont causés la sécheresse et la peste. La Garde erkynéenne doit nous aider à garder les routes commerciales ouvertes. » « Elle le doit, n’est-ce pas ? » Les yeux du Roi Élias étincelèrent, et une petite pulsation devint visible sur les bords de sa gorge. « C’est doit, maintenant, n’est-ce pas ? » Il se pencha plus en avant encore, écartant d’un geste la main apaisante de Pryrates qui s’était posée avec la vitesse d’un serpent sur son bras. « Et qui es-tu », tonna-t-il, « le cousin par alliance et à peine sevré du seigneur d’un pays de gardiens de troupeaux qui n’est roi que par la complaisance et l’indifférence de mon père ? Qui es-tu pour me parler de devoirs !? » « Mon Seigneur ! » s’exclama le vieux Fluiren de Nabban, horrifié, en agitant ses mains tachetées ; des mains qui avaient été puissantes autrefois, mais étaient maintenant courbées et racornies comme les pattes d’un faucon. « Mon Seigneur », dit-il d’une voix haletante, « votre colère est celle d’un roi, mais Hernystir est un allié fidèle du royaume qu’a créé votre père, et ce pays est celui où est née la sainte qui était votre mère, Dieu ait son âme ! Par pitié, Sire, ne parlez pas ainsi de Lluth ! » Élias détourna son regard émeraude vers Fluiren, et semblait prêt à déverser toute sa colère sur ce héros amoindri, mais Pryrates attrapa encore une fois la sombre manche du roi et se pencha vers Élias pour lui murmurer quelques mots dans l’oreille. L’expression du roi s’adoucit, mais les lignes de sa mâchoire demeurèrent aussi tendues que la corde d’un arc. Même l’air au-dessus de la table semblait maintenant contracté, un filet entrelacé de terribles éventualités. « Pardonnez-moi l’impardonnable, comte Éolair », dit enfin Élias, un large sourire étrange et stupide lui écartant bizarrement les coins de la bouche. « Pardonnez ces mots violents et injustifiés. La pluie est là depuis à peine un mois, et l’année qui l’a précédée fut une terrible épreuve pour nous tous. » Éolair hocha la tête, son regard subtil encore inquiet. « Bien sur, Votre Altesse. Je comprends. J’espère que vous voudrez bien me pardonner de vous avoir provoqué. » Un peu plus loin autour de la table ovale, Fluiren replia ses mains tachetées et approuva d’un signe de tête. Isgrimnur se releva, aussi laborieusement qu’un ours brun qui cherche à se hisser sur un bloc de glace flottante. « Je vais moi aussi, Sire, m’efforcer de parler plus calmement, même si vous savez tous que ce n’est pas précisément dans la nature du vieux soldat que je suis. » L’étrange grimace souriante d’Élias n’avait toujours pas quitté son visage. « Très bien, mon oncle à la Peau-d’ours, nous allons tous nous conduire de manière distinguée. Que veux-tu de ton roi ? » Le duc d’Elvritshalla prit une longue inspiration, en jouant nerveusement avec l’une de ses tresses. « Mon peuple et celui d’Éolair ont grand besoin d’aide, mon Seigneur. Pour la première fois depuis le tout début du règne de Jean Presbytère, la route des Marches Gelées est redevenue infranchissable : le blizzard souffle au nord, les brigands tiennent le sud. La route royale du Nord, une fois passé Wealdhelm, ne vaut guère mieux. Nous avons besoin de ces routes. » Isgrimnur se pencha sur le côté et cracha par terre. Fluiren grimaça. « Nombre de villages-clans, d’après la dernière missive de mon fils Isorn, manquent de nourriture. Tout commerce est impossible, et nous ne pouvons garder le contact avec les villages les plus reculés. » Guthwulf, qui taillait le bois du bord de la table, bâillait ostensiblement. Heahferth et Godwig, deux jeunes barons ceints de manière fort proéminente d’écharpes vertes, gloussèrent doucement. « Mais, mon cher Duc », dit Guthwulf d’une voix traînante, en s’affalant sur le bras de son fauteuil comme un chat sous le soleil, « vous ne nous tenez tout de même pas pour responsables des intempéries ? Pensez-vous que notre seigneur le roi, comme Dieu Tout-Puissant, a le pouvoir d’arrêter la neige et la tempête d’un geste de la main ? » « Je n’ai jamais dit cela », gronda Isgrimnur. « Peut-être », dit Pryrates de la tête de la table, esquissant un large sourire inopportun, « tenez-vous également le roi pour responsable de la disparition de son frère, comme la rumeur le rapporte ? » « Jamais ! » La surprise d’Isgrimnur était réelle. À son côté, Éolair plissa les yeux, comme s’il voyait quelque chose d’inattendu. « Jamais ! » répéta le duc, en adressant un regard désespéré à Élias. « Messieurs, je connais Isgrimnur et je sais qu’il ne penserait jamais une telle chose », dit le roi en agitant une main lasse. « Notre vieil oncle Peau-d’ours nous a bercés sur ses genoux, Josua et moi ! J’espère, évidemment, qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à mon frère, et le fait qu’il n’ait pas réapparu à Naglimund après tout ce temps est extrêmement inquiétant, mais si un événement regrettable s’était produit, il faudrait en chercher ailleurs la responsabilité, car j’aurais, moi, la conscience tranquille. » Alors qu’il terminait sa phrase, Élias eut pourtant l’air trouble, et garda les yeux dans le vague comme s’il explorait les méandres d’un vieux souvenir diffus. « Permettez-moi de revenir à notre sujet, Sire », dit Isgrimnur. « Les routes du Nord ne sont plus sûres, et cela n’est pas uniquement dû au temps. Les patrouilles sont trop peu nombreuses. Nous avons besoin de plus d’hommes si nous voulons contrôler les Marches Gelées. Ces terres sont infestées de brigands, de voleurs… et de choses bien pires encore, disent certains. » Pryrates, intrigué, se pencha en avant, le menton posé sur ses longs doigts comme un enfant qui regarde la pluie à travers une fenêtre, ses yeux profonds reflétant la lumière des torches. « Quelles choses, noble Isgrimnur ? » « Cela n’a aucune importance. Les gens imaginent… des choses, c’est tout. Vous connaissez les habitants de ces terres… » Le Rimmersleute s’interrompit, et but une longue gorgée de vin. Éolair se redressa. « S’il ne veut pas répéter ce qui se raconte au marché et entre les domestiques, c’est moi qui le ferai. Les gens du Nord ont peur. Certains des événements qui se déroulent là-bas ne peuvent être expliqués par le temps catastrophique ou les mauvaises récoltes. Les gens de mon pays ne craignent pas de parler des anges et des démons. Les hommes d’Hernystir, les hommes de l’Ouest, savent que des créatures foulent ce sol qui ne sont pas des hommes… Et nous savons si nous devons ou non les craindre. Les Hernystiris connaissaient les Sithis lorsqu’ils vivaient sur ces terres, lorsque les hautes montagnes et les immenses plaines leur appartenaient. » La lumière des torches vacillait maintenant, et le front haut et les joues d’Éolair semblaient briller d’une faible lueur rougeâtre. « Nous n’avons pas oublié », dit-il doucement. Sa voix porta même jusqu’à Guthwulf, à moitié endormi, qui releva la tête comme un chien de chasse qui entend un aboiement au loin. « Nous, les Hernystiris, avons gardé le souvenir du temps des géants, et de celui de la malédiction nordique, des Renards Blancs ; et c’est pourquoi nous n’hésitons pas à le dire clairement : le Mal profite de cet hiver et de ce printemps funestes. Les brigands ne sont pas les seuls à s’attaquer aux voyageurs et à faire disparaître les fermiers isolés. Les gens au Nord ont peur… » « Nous les Hernystiris ! » La voix moqueuse de Pryrates perça le silence, dispersant les images surnaturelles que le discours d’Éolair avait évoquées. « Nous les Hernystiris ! Notre noble ami païen prétend parler clairement ! » Pryrates traça sur sa poitrine le signe de l’Arbre avec une piété exagérée qui jurait avec ses vêtements fort peu cléricaux. Le visage d’Élias s’illumina d’un franc sourire. « Très bien », continua le prêtre. « Et il nous a pourtant assené le discours le plus mystérieux et le plus énigmatique que j’ai jamais entendu ! Des géants et des elfes ! » Pryrates appuya ses mots d’un geste magistral qui fit voler sa manche au-dessus des assiettes qui couvraient la table. « Comme si Sa Majesté le roi n’avait pas assez de soucis : son frère disparu, ses sujets affamés et apeurés, comme si le cœur du roi n’était pas déjà près de se briser ! Et vous, Éolair, venez répéter ici les histoires de fantômes païennes entendues de la bouche de vieilles femmes ! » « C’est peut-être un païen », gronda Isgrimnur, « mais il y a plus de bonté aédonite en Éolair que dans la meute de chiots paresseux qui se prélassent dans ce château… » Le baron Heahferth aboya, ce qui déclencha l’hilarité de Godwig, « qui rient alors que les sujets du royaume vivent de peu d’espoir et de moins de nourriture encore ! » « Ce n’est rien, Isgrimnur », dit faiblement Éolair. « Mes seigneurs ! » s’exclama Fluiren. « Je n’accepterai pas que l’on t’insulte pour ta franchise ! » grommela Isgrimnur en se tournant vers Éolair. Il leva le poing pour en frapper la table, puis se retint et préféra le porter à sa poitrine où il se referma sur l’Arbre de bois qui pendait à sa chaîne. « Veuillez pardonner cet accès de colère, mon roi, mais le comte Éolair dit la vérité. Que leurs craintes soient ou non justifiées, les gens ont peur. » « Et que craignent-ils, cher vieil oncle Peau-d’ours ? » demanda le roi, tout en tendant son gobelet vers Guthwulf pour qu’il le remplisse. « Ils craignent l’obscurité », dit le vieil homme, maintenant très digne. « Ils craignent l’obscurité de l’hiver, et ils craignent que le monde ne devienne plus sombre encore. » Éolair retourna sa coupe sur la table. « Sur le marché d’Erchester, les quelques marchands qui ont pu atteindre le Sud emplissent les oreilles des gens de la nouvelle d’une étrange apparition. J’ai entendu cette histoire si souvent que je suis certain que tous en ville la connaissent. » Éolair fit une pause et regarda en direction du Rimmersleute qui hocha gravement la tête, plissant sa barbe grise. « Eh bien ? » dit Élias impatiemment. « Dans les terres les plus désolées des Marches Gelées, la nuit, a été aperçue une chose extraordinaire : un char, un char noir, tiré par des chevaux blancs… » « Exceptionnel ! » ricana Guthwulf, mais Élias et Pryrates échangèrent soudain un regard étrange. Le roi fronça les sourcils puis reporta son attention sur l’Hernystiri. « Continue. » « Ceux qui l’ont vu disent qu’il a apparu quelques jours après le Jour des Fous. Ils racontent que le char porte un coffre, et que des moines en robe noire marchent derrière lui. » « Et à quelle catégorie de créatures païennes tes paysans rattachent-ils cette apparition ? » Élias recula lentement dans son siège, jusqu’à avoir la tête presque à l’horizontale. « Ils disent, mon roi, qu’il s’agit du char funèbre de votre père, j’espère que vous me pardonnerez, Sire, et que, tant que son royaume souffrira, il ne pourra reposer en paix dans son cairn. » Il y eut un instant de silence, puis le roi parla, sa voix couvrant à peine le grésillement des torches. « Eh bien », dit-il, « nous allons tout faire pour que mon père repose en paix, n’est-ce pas ? » Regarde-les, pensa le vieux Towser en tirant sa jambe raide et son vieux corps fatigué sur toute la longueur de la Salle du Trône. Regarde-les, qui ne savent que se prélasser et rire d’un air suffisant ! On croirait les chefs païens des clans Thrithings plutôt que les chevaliers aédonites d’Erkynée ! Les courtisans d’Élias sifflèrent et crièrent lorsque le fou s’avança en boitillant, s’agitant en tous sens comme s’ils avaient vu un singe naraxi au bout d’une chaîne. Même le roi et le marquis Guthwulf, la Main du Roi, dont le siège était posé à côté du trône, contribuèrent aux railleries. Élias, affalé, une jambe par-dessus le bras du Trône du Dragon, se tenait comme un valet de ferme assis sur une barrière. Seule la jeune Miriamélé, la fille du roi, se tenait droite. Silencieuse une expression solennelle sur le visage, elle avait les épaules tirées en arrière, comme si elle s’apprêtait à recevoir un coup. Sa chevelure couleur de miel, qu’elle ne tenait ni de son père brun, ni de sa mère aux cheveux de corbeau, pendait des deux côtés de son visage comme des rideaux. On dirait qu’elle désire se cacher derrière ces cheveux, pensa Towser. Quelle honte ! On dit que cette enfant, derrière ses taches de rousseur, est têtue et renfrognée, mais je ne vois que de la peur dans ses yeux. Elle mérite mieux, je crois, que les loups arrogants qui hantent notre château ces temps-ci, mais l’on dit que son père l’a promise à ce damné ivrogne suffisant de Fengbald. Il ne marchait pas très vite et son avance était ralentie par toutes ces mains qui s’avançaient vers lui pour le tapoter ou lui donner de petites claques. On dit que toucher la tête d’un nain porte chance. Towser n’était pas un nain, mais il était vieux, très vieux, et courbé, et cela amusait les courtisans de le traiter comme s’il en était un. Il atteignit enfin le trône d’Élias. Les yeux du roi étaient injectés de sang, comme s’il avait trop bu, ou trop peu dormi, ou, ce qui était le plus probable, les deux. Élias tourna son regard vert en direction du petit homme. « Tiens, mon cher Towser », dit-il, « tu nous fais la grâce de ta compagnie. » Le fou remarqua que la tunique du roi était déboutonnée, et qu’il y avait une tache de sauce sur les superbes gants de daim qui pendaient à sa ceinture. « Oui, Sire, je suis venu. » Towser tenta de faire une révérence, un exercice bien difficile avec sa jambe raide, et qui déclencha l’hilarité de tous les seigneurs et de toutes les dames de l’assistance. « Avant que tu ne nous divertisses, vénérable bouffon, dis-nous donc comment l’on a bien pu te donner un nom de chien ? » Élias leva un sourcil d’un air faussement étonné, se tourna vers Guthwulf, qui lui sourit, puis vers Miriamélé, qui détourna la tête. Les courtisans s’esclaffèrent ou se mirent à chuchoter sous couvert de leur main. « On ne m’a pas donné le nom d’un chien, Sire », dit calmement Towser, « je l’ai choisi moi-même. » « Quoi ? » dit Élias, qui se retourna vers le vieil homme. « Je crois t’avoir mal entendu. » « Je me suis donné le nom d’un chien, Sire. Votre noble père avait l’habitude de railler ma fidélité, parce que je le suivais partout ; j’étais toujours à ses côtés. Un jour, pour plaisanter, il choisit d’appeler l’un de ses chiens de chasse Cruinh, qui est mon véritable nom. » Le vieil homme se tourna légèrement, pour mieux se faire entendre de l’assistance. « Ainsi donc, ai-je alors dit, puisque la volonté de Jean est que ce chien porte mon nom, je porterai le sien. Je n’ai jamais répondu à un autre nom que Towser depuis ce jour-là, et ne le ferai jamais. » Towser se permit un léger sourire. « Il est possible que votre père révéré ait par la suite quelque peu regretté sa plaisanterie. » Élias ne sembla pas avoir trouvé cette réponse à son goût, mais s’esclaffa néanmoins et se frappa le genou de la main. « Un nain bien audacieux, n’est-ce pas ? » dit-il en observant alentour. Les courtisans assemblés, tentant de mimer l’humeur du roi, rirent poliment, à l’exception de Miriamélé, qui se tourna vers Towser et lui adressa un regard qu’il ne sut déchiffrer. « Eh bien », dit Élias, « si je n’étais pas le roi bienveillant que je suis, mais, par exemple, un de ces rois païens comme Lluth d’Hernystir, je ferais trancher ta petite tête ridée pour avoir parlé ainsi de mon père. Mais je ne suis pas ce genre de roi. » « Certainement pas », répondit Towser. « Es-tu venu chanter pour nous, ou faire des cabrioles, ce que je n’espère pas, tu me sembles bien trop fragile pour de tels exercices, ou autre chose ? Dis-le moi. » Élias s’installa de nouveau dans le fond du trône et frappa dans ses mains pour réclamer du vin. « Pour chanter, Majesté », répondit le bouffon. Il prit le luth accroché à son épaule et commença à tourner délicatement les chevilles de bois pour l’accorder. Tandis qu’un jeune page se pressait pour remplir la coupe du roi, Towser leva les yeux vers le plafond, et observa les bannières des chevaliers et des nobles d’Osten Ard qui pendaient devant les hautes fenêtres sur lesquelles tombait la pluie. La poussière avait maintenant disparu, ainsi que les toiles d’araignées, mais les couleurs des fanions lui semblaient erronées : trop brillantes, comme la peau peinte d’une souillon qui espère copier la splendeur de sa jeunesse et ne fait que gâcher ce qui lui reste de beauté. Lorsque le page, nerveux, eut terminé de remplir les gobelets de Guthwulf, Fengbald et des autres, Élias fit un signe à Towser. « Mon Seigneur », dit-il après avoir acquiescé, « je vais chanter l’histoire d’un autre roi, qui lui fut un monarque triste et malchanceux, malheureusement. » « Je n’aime pas les chansons tristes », dit Fengbald ; il n’en était visiblement pas à sa première coupe. À son côté, Guthwulf sourit d’un air suffisant. « Silence. » Le marquis d’Utanyéate donna ostensiblement un coup de coude à son voisin. « Si nous n’aimons pas sa chanson, nous pourrons toujours le lui faire comprendre lorsqu’il aura terminé. » Towser s’éclaircit la voix et gratta les cordes de son instrument, puis il commença à chanter de sa voix douce et sensible : « Le vieux Roi Juniper Était tellement âgé Que sa longue barbe blanche Courait jusqu’à ses pieds. Noble Roi Juniper Sur son grand trône assis Dit : “Faites venir mes fils, Je serai bientôt parti.” Avec faucons et chiens Les princes sont arrivés : Holly le fils cadet, Hemlock le fils aîné. “Nous étions à la chasse Quand vous avez appelé ; Mais quelle étrange urgence Vous fait nous convoquer ?” Juniper dit : “ Je veux, Avant que je ne gisse, Être sûr que la paix Règne bien entre mes fils. ” « Je crois que je n’aime pas le ton de cette chanson », grommela Guthwulf. « Je la trouve impertinente. » Élias lui intima l’ordre de se taire. Ses yeux brillaient lorsqu’il fit signe à Towser de continuer. “Je suis un chevalier ; Prince Hemlock a le droit. Le nier serait trahir Et mes vœux et ma foi ” L’esprit enfin tranquille Le Roi put disparaître, Remerciant Aédon D’avoir des fils honnêtes. Mais dans le cœur d’Hemlock Qui du trône héritait, Les doux mots de son frère Ne pouvaient sonner vrai. “Une telle probité Doit cacher un complot ; Je dois pour me sauver Réagir au plus tôt.” Certain que dans ce cœur Couvait la trahison De sa veste tira Une fiole de poison. Et lorsqu’ils furent assis À table, face à face, Une coupe il lui tendit… » « Assez ! C’est une trahison ! » rugit Guthwulf. Il avait bondi en renversant son siège entre les courtisans médusés ; sa longue épée siffla hors de son fourreau. Si Fengbald n’avait pas jailli dans cette confusion pour lui attraper le bras, Guthwulf aurait plongé sur Towser, qui tremblait comme une feuille. Élias fut également rapidement sur pied. « Rengaine immédiatement cette lame, sombre imbécile ! » hurla-t-il. « Personne ne tire une épée dans la Salle du Trône ! » Son regard quitta le marquis d’Utanyéate furieux pour se poser sur le bouffon. Le vieil homme, choqué par la hargne de Guthwulf, avait eu le temps de reprendre en partie ses esprits et s’efforçait d’avoir l’air digne. « Ne crois pas, ridicule créature, que nous sommes amusés par ta petite chanson », laissa tomber le roi d’une voix rageuse, « ou que le temps que tu as passé avec mon père te rend intouchable ; et ne crois même pas que tu peux irriter le roi avec des traits aussi médiocres. Disparais de ma vue. » « Je confesse, Sire, qu’il s’agissait d’une chanson nouvelle », commença le bouffon d’une voix tremblante. Son bonnet à clochette était de travers. « Mais ce n’était pas… » « Dehors ! » éructa Élias, le visage blême et les yeux injectés de sang. Towser boitilla vers la porte. Tremblant, il ne pouvait oublier ni la sauvagerie du dernier regard du roi, ni l’expression désespérée digne d’un animal en cage de sa fille, la princesse Miriamélé. 11. Un Invité Inattendu L’après-midi du dernier jour d’avrel passait doucement ; Simon était étendu dans le sombre grenier à foin des étables, flottant confortablement sur une mer jaune rêche, et seule sa tête dépassait du nuage de poussière qu’il avait soulevé. En retombant, ses grains scintillèrent dans la lumière de la large fenêtre, tandis que le garçon écoutait sa respiration. Il arrivait juste de la galerie ombragée de la chapelle où les moines chantaient les rites de midi. Les tonalités immaculées et ciselées de leurs prières solennelles l’avaient ému comme rarement la chapelle et tout ce qui se déroulait entre ses murs recouverts de tentures avaient pu le faire : chaque note minutieusement préparée avant de s’envoler, comme un sculpteur qui dépose sur l’eau d’un ruisseau un délicat bateau de bois. Ces chants avaient enveloppé son cœur dans un filet d’argent doux et froid ; il ressentait encore au plus profond de lui-même la résignation qu’ils exprimaient. Ça avait été une sensation étrange : durant un instant, il s’était senti pousser des ailes, et son cœur s’était emballé ; un oisillon affolé niché dans les mains de Dieu. Il avait dévalé les marches de l’escalier de la galerie, se sentant soudain indigne d’une telle sollicitude et d’une telle délicatesse : il était trop maladroit, trop irréfléchi. Il lui semblait que ses mains calleuses risquaient de malmener cette magnifique musique. Maintenant abrité par la pénombre du grenier, son cœur reprenait petit à petit un rythme normal. Il s’enfonça profondément dans la paille rance et bruissante, et, les yeux fermés, se concentra sur le souffle des chevaux dans les stalles en dessous. Il eut l’impression de pouvoir presque toucher les grains de poussière qui se posaient doucement sur son visage dans la semi-obscurité. Il s’était peut-être assoupi un instant, mais n’aurait su le dire ; il remarqua soudain le son clair et fort qui venait d’en dessous de lui. Il roula doucement à travers la paille vers le bord du grenier, jusqu’à pouvoir regarder l’étable en contrebas. Ils étaient trois : Shem Palefrenier, Ruben l’Ours, et un petit homme qui, pour Simon, devait être Towser, le vieux bouffon ; il ne pouvait en être certain car celui-ci n’était pas vêtu de sa livrée multicolore, et portait une coiffe qui dissimulait presque tout son visage. Ils avaient passé les portes comme un joyeux trio de fous ; Ruben balançait un pichet au bout d’un poing aussi large que la cuisse d’un jeune agneau. Tous trois étaient aussi ivres que s’ils avaient visité les vignes du Seigneur, et Towser, car c’était lui, chantait un vieil air : « Jack partit avec une fille Au sommet de la verte colline Chantant guilledon, guilledou Quand ils furent arrivés… » Ruben passa le pichet au petit homme. Le mouvement le surprit au milieu de son couplet, et il recula d’un pas chancelant avant de faire une culbute en arrière et de rouler par terre, perdant son chapeau dans sa chute. C’était effectivement Towser ; lorsqu’il s’immobilisa, Simon put voir son visage ridé aux lèvres pincées se froncer soudain, comme s’il allait se mettre à sangloter tel un enfant. Au lieu de cela, il éclata d’un rire irrépressible, et s’assit dos au mur, le pichet entre ses jambes. Ses deux compagnons titubèrent jusqu’à lui pour s’asseoir à ses côtés comme des pies sur un muret. Simon se demanda s’il devait s’annoncer : il ne connaissait pas beaucoup Towser, mais s’était toujours bien entendu avec Shem et Ruben. Après quelques instants de réflexion, il décida de ne pas le faire. Il était plus amusant de les regarder subrepticement ; et il pourrait peut-être leur jouer un tour ! Il s’installa plus confortablement, caché et silencieux dans l’abri au grenier. « Par l’Archange et Saint Muirfath », soupira Towser après une pause hébétée, « j’en avais bien besoin ! » Il fit courir son doigt sur le goulot de la cruche, puis le porta à sa bouche. Shem Palefrenier tendit le bras par-dessus le volumineux estomac du maréchal-ferrant, et attrapa la cruche pour en tirer aussitôt une bonne gorgée. Il s’essuya les lèvres du revers de sa main tannée. « Où tu vas aller, alors ? » demanda-t-il au bouffon. Towser laissa échapper un long soupir. Le petit groupe de buveurs sembla soudain sans vie ; tous trois regardaient le sol d’un œil morose. « J’ai de la famille, un cousin éloigné, à Grènefod, à l’embouchure du fleuve. J’irai peut-être là-bas, mais je crois qu’ils ne seront pas vraiment heureux d’avoir une bouche de plus à nourrir. À moins que je n’aille à Naglimund. « Mais Josua a disparu », dit Ruben ; puis il rota. « Ouais, disparu pour de bon », ajouta Shem. Towser ferma les yeux et cogna sa tête une fois en arrière avant de l’appuyer sur le bois brut de la porte de la stalle. « Mais ses gens tiennent encore Naglimund, et ils se montreront certainement bienveillants avec quelqu’un qui s’est fait chasser du Hayholt par ce malotru d’Élias ; ils éprouveront d’autant plus de sympathie maintenant que les gens racontent qu’Élias a assassiné ce pauvre prince Josua. » « Mais d’autres disent que Josua a trahi », ajouta Shem, en se frottant le menton de deux doigts ; puis il bâilla. « Pfff. » Le petit bouffon cracha devant lui. Dans son grenier, Simon ressentait également les effets de ce chaud après-midi printanier ; l’engourdissement, la somnolence qu’il provoquait. Cela donnait un aspect banal à la conversation qui se tenait en bas, la rendait plus lointaine, comme si meurtre ou trahison étaient des villages à l’autre bout du pays. Durant la longue pause qui s’ensuivit, Simon sentit ses lourdes paupières se fermer inexorablement… « Ce n’était peut-être pas très malin de faire ça, Towser mon ami… » Shem parlait maintenant, le vieux et mince Shem, aussi décharné et buriné que les aliments qui pendaient dans le fumoir, « … de narguer le roi, je veux dire. Avais-tu vraiment besoin de chanter une chanson aussi provocante ? » « Ah ! » Towser se gratta furieusement le nez. « Si tu avais connu mes ancêtres des terres de l’Ouest ! Eux étaient de vrais bardes, pas des vieux pitres boiteux de mon genre. Eux lui auraient chanté des chansons qui lui auraient fait dresser les cheveux sur la tête ! On dit que le poète Eoin-ec-Cluias composa un jour un chant si féroce que toutes les abeilles dorées du Grianspog se précipitèrent sur le seigneur Gormhbata et le piquèrent à mort. Ça, c’était une chanson ! » Le vieux bouffon reposa de nouveau sa tête contre le mur de la stalle « Le roi !? Par la dent de Dieu, je ne peux même pas supporter de l’appeler ainsi ! J’ai suivi le saint qui fut son père dans sa jeunesse et tout le reste de sa vie. Voilà un roi que l’on pouvait appeler Roi ! Celui-là n’est guère qu’un brigand, et ne vaut pas la moitié de… de son père Jean. » La voix de Towser s’estompa à mesure que la torpeur l’envahissait. La tête de Shem Palefrenier tomba doucement vers sa poitrine. Les yeux de Ruben étaient encore ouverts, mais si vagues qu’on eût dit qu’ils n’observaient que l’obscurité qui séparait les planches des parois des stalles. À son côté, Towser remua de nouveau. « Est-ce que je t’ai dit… » reprit-il soudain, « est-ce que je t’ai parlé de l’épée du roi ? De l’épée du Roi Jean, Clou-Radieux ? Il me l’a confiée, tu sais ? Il m’a dit : “Towser, toi seul peux la transmettre à mon fils Élias. Toi seul…” » Une larme coula sur la joue ridée du bouffon. « Il m’a dit : “Amène mon fils dans la Salle du Trône et donne-lui Clou-Radieux”, il le voulait, et je l’ai fait ! Je la lui ai apportée la nuit où son père est mort… Je l’ai déposée dans ses mains comme son père me l’avait demandé… et il l’a lâchée ! Il l’a laissée tomber ! » La colère donna de la puissance à la voix de Towser. « L’épée que son père a brandie dans plus de batailles qu’un chien n’a de puces ! Je ne pouvais pas croire à une telle maladresse, un tel manque de respect ! Shem, tu m’écoutes ? Ruben ? » À son côté, le maréchal-ferrant émit un léger grognement. « Ne m’interromps pas ! J’étais horrifié, bien sûr. Je l’ai ramassée et l’ai essuyée avec la toile qui l’avait protégée, puis je la lui ai donnée de nouveau. Cette fois, il l’a prise à d’eux mains.“Elle a glissé”, a-t-il ajouté comme un idiot. Et son visage… Une fois l’épée en main, une expression étrange est passée sur son visage, comme… comme… » Le bouffon marqua une pause. Simon craignit qu’il ne se fût endormi, mais le petit homme ne s’était apparemment arrêté que pour réfléchir, cherchant ses mots dans le brouillard de l’alcool. « L’expression de son visage », reprit Towser, « était celle d’un enfant surpris à faire quelque chose de très, très mal… C’était exactement ça ! Il est devenu pâle, sa bouche s’est ouverte, et il me l’a rendue ! “Enterre-la avec mon père”, a-t-il dit. “C’est son épée ; il devrait l’emporter avec lui.” « “Mais il voulait vous la transmettre, mon. Seigneur”, ai-je répondu. M’a-t-il écouté ? Non. « “Nous sommes au début d’une ère nouvelle, vieil homme”, m’a-t-il dit. “Nous n’avons plus besoin d’idolâtrer ces reliques du passé.” Tu imagines l’aplomb phénoménal de cet homme !? » Towser chercha de la main alentour jusqu’à trouver le pichet, et le souleva pour en tirer une longue rasade. Ses deux compagnons avaient les yeux fermés et ronflaient bruyamment, mais le petit homme ne s’en inquiéta pas, perdu dans l’indignation que lui avaient rappelée ses souvenirs. « Et il ne fit même pas à son père l’honneur de… de la placer dans sa tombe. Il refusait… il refusait de la toucher ! Il a fallu que son frère cadet le fasse ! Il a fallu que Josua… » Towser agita son crâne chauve. « On aurait dit qu’elle lui brûlait les mains… quand il me l’a rendue… Si vite… maudit chiot… » La tête de Towser tressauta, glissa sur sa poitrine, et ne se releva pas. Lorsque Simon, veillant à ne pas faire de bruit, descendit enfin l’échelle de bois, les trois hommes ronflaient comme des vieux chiens pelés devant une cheminée. Il passa devant eux sur la pointe des pieds, ne s’arrêtant que le temps d’écarter la cruche pour qu’aucun d’entre eux ne la renverse dans son sommeil. Il passa la porte et avança dans les communs baignés de soleil. Tant de choses étranges sont arrivées cette année, pensa-t-il alors que, assis, il jetait des cailloux dans le puits au centre de la cour. La sécheresse et la maladie, le prince disparu, les gens brûlés et assassinés à Falshire… Mais rien de tout cela ne semblait vraiment sérieux. Tout cela arrive aux autres, décida Simon, moitié heureux et moitié déçu. Ce n’est jamais à moi que cela arrive. Elle était recroquevillée sur le rebord de la fenêtre, et observait quelque chose à travers les carreaux finement gravés. Elle ne détourna pas les yeux lorsqu’il entra, bien que le claquement de ses bottes sur les dalles ait clairement annoncé son arrivée. Il resta un moment sur le pas de la porte, les bras croisés contre sa poitrine, mais elle ne se retourna toujours pas. Il se décida finalement à avancer et traversa la pièce en quelques enjambées, puis s’immobilisa, et regarda par-dessus son épaule. Il n’y avait rien à voir dans les communs qu’un jeune domestique assis sur le rebord de pierre du réservoir d’eau, un jeune garçon aux longues jambes, aux cheveux en désordre et à la tunique tachée. Le reste de la cour était vide à l’exception des moutons, boules de laine sales qui parcouraient le sol brun à la recherche d’herbe fraîche. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda-t-il, en posant sa large main sur son épaule. « Me hais-tu, pour t’éloigner ainsi sans même m’adresser la parole ? » Son signe de tête accrocha un instant la lumière dans ses cheveux. Sa main vint rejoindre la sienne et la serra de ses doigts froids. « Non », dit-elle, les yeux toujours fixés sur la cour vide. « Mais je hais les choses que je vois autour de moi. » Il se pencha en avant, mais elle retira précipitamment sa main pour la porter à son visage, comme pour l’abriter du soleil de l’après-midi. « Quelles choses ? » demanda-t-il, une once d’exaspération se faisant entendre dans sa voix. « Préférerais-tu être de retour à Mérémund, à vivre dans cette prison pleine de courants d’air que mon père m’avait donnée, où la puanteur du poisson empoisonne jusqu’à l’air du plus haut balcon ? » Il tendit le bras vers elle et lui prit le menton dans la main, tournant doucement mais fermement son visage vers lui, jusqu’à ce qu’il voie ses yeux chargés de colère et de larmes. « Oui ! » répondit-elle, et elle repoussa sa main. Mais elle soutenait maintenant son regard. « Oui, je préférerais. On peut sentir le vent, là-bas, et voir l’océan. » « Par Dieu, ma fille, l’océan ? Tu es maîtresse des mondes connus et tu pleures parce que tu ne peux pas voir cette maudite eau ? Regarde ! Regarde, là-bas ! » Il montra du doigt l’autre côté des murailles du Hayholt. « C’est bien de l’eau, que tu vois de tes fenêtres ! Qu’y a-t-il d’autre dans le Kynslagh ? » Elle le contempla avec dédain. « C’est une baie, la baie d’un roi, qui attend patiemment que le roi choisisse d’y naviguer ou d’y nager. Aucun roi ne possède la mer. » Il se laissa tomber sur un tabouret, ses longues jambes écartées des deux côtés. « Et je suppose que cela signifie que tu es tout aussi prisonnière ici, n’est-ce pas ? Quelle absurdité ! Mais je connais la raison de ta colère. » Elle se détourna complètement de la fenêtre, une lueur d’intérêt dans son regard. « Tu le sais ? » demanda-t-elle, et son dédain fil peu à peu place à l’espoir. « Alors dis-le-moi, père. » Élias s’esclaffa. « Parce que tu vas bientôt te marier. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que tu t’inquiètes ! » Il fit glisser son siège vers elle. « Ah, Miri, tu n’as rien à craindre. Fengbald est un fanfaron, mais il est jeune et encore inconscient. Avec une femme patiente à ses côtés, il changera bien vite ses manières. Et s’il ne le faisait pas, il comprendrait rapidement ce qu’il en coûte de maltraiter la fille du roi. » Son expression changea pour un air de résignation. « Tu ne comprends pas. » Son ton était aussi plat que celui d’un collecteur d’impôts. « Fengbald ne m’intéresse pas plus qu’une pierre ou une chaussure. C’est toi qui m’inquiètes, et c’est toi qui as quelque chose à craindre. Qu’essaies-tu de prouver à la cour ? Pourquoi railler et menacer des vieillards ? » « Railler et menacer ? » Son visage large se couvrit un instant d’une horrible grimace. « Ce vieux rat infect vient chanter une chanson qui m’accuse presque de m’être débarrassé de mon frère, et tu dis que je le traite injustement ? » Le roi se redressa et repoussa d’un coup de pied rageur le tabouret qui traversa la pièce en tournoyant. « De quoi devrais-je avoir peur ? » dit-il soudain. « Si tu ne le sais pas, père, toi qui passes autant de temps avec ce serpent rouge de Pryrates et toutes ses ignominies, si tu ne sens pas ce qui se passe… » « Par Aédon, de quoi parles-tu ? » demanda le roi. « Que sais-tu donc ? » Il se frappa la cuisse de la main. « Rien ! Tu ne sais rien ! Pryrates est mon humble serviteur, et il fera pour moi ce que personne d’autre ne peut faire. » « C’est un monstre et un nécromant ! » hurla la princesse. « Tu deviens son jouet, père ! Que t’est-il arrivé ? Tu as changé ! » Miriamélé poussa un petit gémissement et tenta de dissimuler son visage dans son long voile bleu, puis elle s’enfuit sans bruit, courant sur ses chaussons de velours se réfugier dans sa chambre. Elle ferma la lourde porte derrière elle. « Que tous les enfants de la Création soient maudits ! » jura Élias. « Ma fille », hurla-t-il en avançant vers la porte. « Tu ne comprends absolument rien ! Tu ne sais rien des devoirs d’un roi. Et tu n’as pas le droit de me désobéir. Je n’ai pas de fils ! Je n’ai pas d’héritier ! Je suis entouré d’hommes ambitieux et j’ai besoin de Fengbald. Et tu ne te mettras pas sur mon chemin ! » Il resta longtemps devant la porte, mais il n’y eut pas de réponse. Il frappa du poing contre les panneaux de bois et la porte résonna. « Miriamélé ! ouvre cette porte ! » Seul le silence lui répondit. « Ma fille », dit-il enfin, en se penchant si près de la porte que sa joue toucha le bois, « donne-moi simplement un petit-fils, et je t’offrirai Mérémund. Je m’assurerai que Fengbald ne t’empêche pas d’y vivre. Tu pourras passer le reste de ta vie à contempler l’océan. » Il porta la main à son visage et essuya quelque chose rapidement. « Moi, je n’aime pas regarder l’océan… Il me rappelle trop ta mère. » Il frappa encore une fois la porte. L’écho se répercuta puis disparut. « Je t’aime, Miri… » dit doucement le roi. La tourelle au coin du mur ouest avait été la première à mordre sur le soleil de l’après-midi. Un autre caillou tomba au fond du puits, allant rejoindre la centaine de pierres qui l’avait précédé. J’ai faim, décida Simon. Ce ne serait pas une mauvaise idée, se dit-il, d’aller faire un tour dans les cuisines et de supplier Judith de lui donner quelque chose. Le repas du soir ne serait pas servi avant au moins une heure, et il ne savait que trop bien qu’il n’avait rien mangé depuis le matin. Le seul problème était que Rachel et sa troupe nettoyaient le couloir du réfectoire, et toutes les chambres autour de la salle à manger, un des derniers vestiges du grand nettoyage de printemps que Rachel avait mis sur pied. Il serait certainement préférable, si possible, de circonvenir le Dragon et ce qu’elle risquait d’avoir à dire sur le fait de manger avant le souper. Après avoir réfléchi un moment, durant lequel il envoya trois autres pierres résonner dans le puits, Simon décida qu’il était plus sage de passer sous le Dragon plutôt que d’en faire le tour. Le réfectoire et ses dépendances prenaient toute la longueur de l’étage supérieur du mur côtier de l’enceinte centrale du château ; il lui faudrait beaucoup de temps pour en faire le tour par la Chancellerie. Non, il lui fallait passer par les magasins. Il prit le risque de traverser les communs en courant, et atteignit le portique du réfectoire sans être remarqué. L’odeur de l’eau savonneuse et le bruit pas trop éloigné des serpillières lui donnèrent soudain des ailes, et il s’engouffra dans le sombre alignement des pièces où l’on entreposait la nourriture, et qui courait sous la presque totalité des salles à manger. Comme les magasins se trouvaient à six ou sept aunes sous le sommet du mur d’enceinte, seule la faible lueur de quelque lumière indirecte reflétée par ailleurs réussissait à parvenir jusqu’à ses fenêtres. L’obscurité rassura Simon. Les produits combustibles étaient si nombreux dans les magasins que personne n’y amenait jamais de torche. Il avait fort peu de chances d’être découvert. Dans la grande pièce centrale s’entassaient jusqu’au plafond des piles de coffres et de tonneaux cerclés de fer, formant un sombre paysage de tours rondes et de passages étroits. Ces barriques pouvaient contenir n’importe quoi : des légumes secs, des fromages, des rouleaux de tissus d’une autre époque, et même des pièces d’armure conservées comme des poissons brillants baignant dans des tonneaux d’huile aussi noire que la nuit. La tentation d’en ouvrir quelques-uns pour voir quels trésors ils renfermaient était forte, mais Simon n’avait pas de barre de fer pour faire sauter les lourds couvercles cloués, et il ne pouvait de toute façon se permettre de faire un tel bruit quand le Dragon et ses légions balayaient et récuraient juste au-dessus de lui, telles les femmes de ménage de l’enfer. À mi-chemin de la traversée de la longue pièce obscure, alors qu’il se frayait un chemin entre des piles de barriques semblables aux contreforts d’une cathédrale, Simon manqua tomber dans un trou ouvert sur l’obscurité. Le cœur battant, il fit un bond en arrière et s’aperçut bien vite qu’il ne s’agissait pas d’un simple trou, mais qu’il avait devant lui une trappe dont la porte était ouverte. Il lui sembla que, malgré l’étroitesse du passage, il pourrait, s’il était prudent, en faire le tour. Mais pourquoi était-elle ouverte ? La lourde porte ne pouvait s’être relevée toute seule. Un marmiton, ou un serviteur quelconque, était certainement descendu chercher quelque chose, et était remonté avec une charge trop lourde pour pouvoir fermer la porte. Il n’hésita qu’un instant, et se glissa sur l’échelle qui descendait dans la trappe. Qui pouvait dire quelles étranges et passionnantes choses pouvaient bien se dissimuler au fond de cette cave ? L’espace dans lequel il déboucha était plus sombre encore que la pièce du dessus, et il ne put dans un premier temps rien voir. Il tâtonna du pied, et finit par rencontrer quelque chose. Il porta précautionneusement son poids sur sa jambe, et reconnut la fermeté familière d’un plancher de bois. Mais, lorsqu’il voulut poser son autre pied au sol, il ne rencontra aucune résistance, et il aurait perdu l’équilibre si ses mains n’avaient gardé leur prise sur les barreaux de l’échelle. Il y avait encore un niveau sous celui-ci, une autre trappe qui menait plus bas. Il ramena son pied ballant vers la sécurité de l’un des barreaux de l’échelle, puis se hissa jusqu’au plancher de bois. La trappe au-dessus de sa tête formait un rectangle gris dans un mur d’obscurité. Mais le peu de lumière qu’elle apportait lui permit de voir, avec une certaine déception, que cette pièce était à peine plus qu’un placard : le plafond était beaucoup plus bas que celui des salles du dessus, et les murs n’étaient distants de lui que de quelques coudées. La petite pièce était remplie jusqu’aux poutres de barriques et de sacs, à la seule exception d’un passage étroit qui permettait de la traverser jusqu’au mur du fond. Tandis qu’il avançait dans ce passage, inspectant machinalement les divers empilements, une planche craqua quelque part. Il entendit des bruits de pas provenant de l’obscurité en dessous de lui. Par la colère de Dieu, qui est-ce ? Et qu’ai je encore fait ? Pourquoi n’avait-il pas pensé plus tôt que la porte pouvait également être ouverte parce que quelqu’un se trouvait encore à l’intérieur ? Comment avait-il pu être aussi stupide ? C’était encore arrivé ! Se maudissant en silence, il se glissa entre les sacs et les barriques qui bordaient le passage. Les bruits de pas se rapprochèrent de l’échelle. Simon s’enfonça entre deux gros sacs de jute qui semblaient, au toucher et à l’odeur, contenir de la toile ancienne. Réalisant soudain qu’il serait encore visible pour quelqu’un qui s’engagerait dans le passage, il se recula encore et s’accroupit, reposant son poids sur un coffre de chêne. Le bruit de pas cessa et fut remplacé par les craquements des barreaux de l’échelle. Il retint sa respiration. Il ne savait pas pourquoi il avait soudain aussi peur : être découvert ici ne lui vaudrait certainement qu’une correction de plus, quelques grimaces et remarques acerbes de Rachel, et pourtant il se sentait comme un lièvre traqué par une meute de chiens. Le bruit d’ascension continua, et il sembla un instant que celui qui montait, quel qu’il puisse être, allait simplement continuer jusqu’au magasin… mais les craquements s’interrompirent. Simon eut l’impression que le silence résonnait dans ses oreilles. Puis il y eut un nouveau craquement, et un autre, mais Simon réalisa que les bruits redescendaient vers lui, et son estomac se contracta. Il entendit ensuite un bruit étouffé, lorsque la silhouette invisible quitta l’échelle pour le plancher de la petite pièce, puis le silence revint, Simon pouvait sentir vibrer l’absence de mouvement. Le pas lent reprit et s’avança dans le passage, avant de s’arrêter à côté de la cachette improvisée de Simon. Dans la pénombre, il pouvait voir des bottes noires et pointues, qu’il aurait presque pu toucher, et l’ourlet noir d’une robe écarlate. C’était Pryrates. Simon se recroquevilla plus encore et pria Aédon de bien vouloir ralentir les mouvements de son cœur qui battait à tout rompre. Il sentit son regard attiré contre sa volonté jusqu’à regarder entre les sacs qui le cachaient. À travers cet espace étroit, il pouvait voir le visage pâle de l’alchimiste. Durant un instant, il lui sembla que Pryrates l’avait regardé dans les yeux et il manqua hurler de terreur, mais il s’aperçut alors que ce n’était pas le cas : les yeux du prêtre rouge étaient fixés sur le mur au-dessus de la tête de Simon. Il écoutait. Sors. Les lèvres de Pryrates n’avaient pas bougé, et pourtant Simon avait entendu sa voix aussi clairement que s’il lui avait murmuré à l’oreille. Sors. Immédiatement La voix était ferme, mais raisonnable. Simon eut soudain honte de sa conduite : il n’avait rien à craindre, il était puéril de se recroqueviller dans l’obscurité alors qu’il pouvait tout simplement se redresser et se montrer, en s’excusant du jeu qu’il avait joué ; et pourtant… Où es-tu ? Montre-toi. Juste au moment où la voix sereine l’avait finalement convaincu que le plus simple était de se relever et de se montrer, alors qu’il tendait déjà les mains vers les sacs pour s’aider dans son mouvement, les yeux noirs de Pryrates se posèrent un bref instant sur la fente obscure par laquelle Simon l’observait. Ce contact furtif annihila toute velléité de mouvement comme une poussée de gel peut flétrir un bouton de rose. Le regard de Pryrates ouvrit directement une porte dans le cœur du garçon, et l’ombre froide de la destruction s’engouffra à l’intérieur. C’était la mort : Simon le savait. Il sentit le froid du tombeau sous ses doigts, le poids de la terre sombre et humide dans sa bouche et ses yeux. Il n’y avait plus de mots, maintenant, plus de voix calme dans sa tête, mais une simple traction, une force intangible qui le tirait petit à petit vers l’avant. Un serpent de glace s’enroula autour de son cœur tandis qu’il résistait à cette force, qu’il luttait contre… la mort, sa mort qui l’attendait. S’il laissait échapper un seul bruit, un seul tremblement ou un seul soupir, il ne reverrait jamais la lumière du soleil. Il ferma les yeux si fort que ses tempes lui firent mal, serra les lèvres et les dents malgré le besoin d’air. Le silence sifflait et vibrait. La traction se fit plus forte. Simon eut l’impression qu’il s’enfonçait lentement et inexorablement dans les profondeurs de la mer. Un miaulement soudain fut suivi d’un juron étonné de la part de Pryrates. L’étreinte puissante et intangible exercée sur Simon disparut soudain, et le garçon ouvrit les yeux à temps pour voir filer une fine silhouette grise, qui bondit par-dessus les bottes de Pryrates avant de s’enfoncer dans le passage et de disparaître dans l’obscurité. Le rire surpris du prêtre déchira le silence, et résonna dans le réduit encombré. « Un chat… ? » Après une pause d’une demi-douzaine de battements de cœur, les bottes noires firent demi-tour et s’éloignèrent. Quelques instants plus tard, Simon entendit les craquements des barreaux de l’échelle. Il resta immobile, respirant à peine, tous les sens en alerte. Des gouttes de sueur froide coulaient dans ses yeux, mais il ne leva pas la main pour les essuyer. Pas encore. Enfin, après que de longues minutes se furent écoulées, après que les craquements eurent cessé, Simon sortit d’entre les sacs, les jambes faibles et tremblantes. Que soit remercié Usires et béni ce petit chat gris ! Mais qu’allait-il faire ? Il avait entendu la porte de la trappe se refermer et le bruit des bottes s’éloigner, mais cela ne signifiait pas que Pryrates était loin. Il était donc risqué même de simplement soulever la lourde porte pour regarder alentour : si le prêtre était encore dans le magasin, il en entendrait certainement le bruit. Comment pouvait-il partir ? Il savait que le plus logique était de ne pas bouger d’ici et d’attendre dans l’obscurité. Même si l’alchimiste était encore dans le magasin, il finirait bien par terminer ce qu’il avait à y faire, et par s’en aller. C’était de loin le plan le plus sûr, mais une partie de la nature de Simon se rebella. C’était une chose que d’être effrayé, et Pryrates le terrifiait assurément, mais c’en était une autre que de passer la soirée dans un réduit obscur, et de se faire punir ensuite, alors que le prêtre était très certainement déjà reparti vers ses quartiers dans les sommets de la Tour de Hjeldin. Et puis je ne crois pas qu’il aurait réussi à me faire sortir de ma cachette, n’est-ce pas ? C’était juste une impression due à la peur… Le souvenir du chiot aux reins brisés lui revint soudain en mémoire. Son cœur fit un bond, et il resta longtemps, immobile, à respirer profondément. Et qu’était-il donc advenu du chat qui lui avait permis d’éviter d’être capturé ? Capturé : l’image des yeux noirs et profonds de Pryrates ne le quittait pas ; eux n’étaient pas une impression due à la peur. Où était parti le chat ? S’il avait sauté vers l’étage en dessous, il en était certainement prisonnier, et ne réussirait jamais à s’en échapper sans l’aide de Simon. C’était une dette d’honneur. Lorsqu’il s’en approcha doucement, il vit une faible lueur s’échapper du trou dans le sol, provenant de la salle en contrebas. Y avait-il là une torche allumée ? Ou peut-être une autre sortie, une porte ouvrant sur l’une des cours ? Après être resté longtemps silencieux au bord du trou à tendre l’oreille pour être certain, cette fois-ci, de ne pas se faire surprendre, Simon s’avança vers l’échelle et commença à en descendre les barreaux. Un courant d’air froid pénétra dans sa tunique et lui donna la chair de poule. Il se mordit la lèvre et hésita, puis reprit sa descente. Alors qu’il s’attendait à atteindre rapidement la pièce suivante, Simon eut la surprise de continuer de s’enfoncer pendant assez longtemps. Il ne vit d’abord qu’un peu de lumière qui provenait du dessous, comme s’il descendait dans le goulot d’une bouteille. Puis l’illumination devint plus générale, et son pied, toujours aussi prudent, finit par rencontrer une certaine résistance. Il toucha de l’orteil le bois de l’un des côtés de l’échelle : il avait trouvé le plancher. Il n’y avait pas, cette fois, d’autre trou, et l’échelle reposait sur le sol. La seule source de lumière dans la pièce, et, depuis que la porte de la trappe avait été fermée, la seule source de lumière que pouvait percevoir Simon, provenait d’un étrange rectangle brillant qui luisait à l’autre bout de la pièce, dessinant d’une lumière jaunâtre intermittente une porte sur le mur sombre. Simon préféra faire superstitieusement le signe de l’Arbre en regardant autour de lui. Le reste de la pièce ne contenait qu’une quintaine brisée et quelques autres vieux accessoires de joute. Le peu d’éclairage laissait bien quelques coins obscurs, mais Simon ne voyait rien ici qui eût pu intéresser un homme comme Pryrates. Il marcha vers la forme brillante, les mains en avant, les silhouettes à cinq doigts devenant légèrement translucides. Le rectangle lumineux flamboya soudain, puis pâlit rapidement, et la pièce se trouva plongée dans l’obscurité la plus totale. Simon était seul dans les ténèbres. Il n’y avait aucun bruit, à l’exception du sang qu’il entendait battre dans ses oreilles comme les vagues d’un océan lointain. Il fit prudemment un pas en avant : le bruit de sa chaussure crissant sur le sol emplit le silence pour un instant. Il fit un autre pas, puis un autre encore ; ses doigts tendus entrèrent en contact avec la pierre froide, et avec quelque chose d’autre : il sentit d’étranges et faibles lignes de chaleur. Il tomba à genoux au pied du mur. Maintenant, je sais ce que c’est que d’être au fond du trou. Il me reste à espérer que personne ne commence à me jeter des cailloux. Alors qu’il s’était assis et commençait à se demander ce qu’il allait bien pouvoir faire, il entendit le bruit d’un très léger mouvement. Il ressentit un choc sur sa poitrine, et la surprise le fit hurler. Le contact disparut dès qu’il cria, mais revint bientôt : quelque chose tirait gentiment sur sa tunique… et ronronnait. « Mon chat ! » murmura-t-il. Tu m’as sauvé la vie, tu sais. Simon caressa la forme invisible. Calme-toi, tu veux ? C’est difficile de trouver la tête dans le noir, si tu bouges trop. C’est vrai, tu m’as sauvé la vie ! Alors je vais te sortir de ce trou dans lequel tu t’es fourré. « Évidemment, je me suis fourré dans le même trou », dit Simon à voix haute. Il souleva la petite boule de fourrure et la glissa dans sa tunique. Le ronronnement du chat fut plus sourd tandis qu’il s’installait contre son ventre chaud. « Je sais ce qu’est cette chose brillante », murmura-t-il. « C’est une porte. Une porte magique. » C’était également la porte magique de Pryrates, et Morgénès l’écorcherait vif pour simplement s’en être approché, mais Simon ressentait une certaine indignation obstinée : après tout, c’était aussi son château, et le premier prêtre parvenu n’allait pas revendiquer soudain la propriété des magasins, quelle que soit la peur qu’il inspirait. Et puis, de toutes manières, s’il remontait l’échelle et que Pryrates était encore là… Même la fierté retrouvée de Simon ne lui permit pas de douter de ce qui serait alors son sort. Il n’avait donc guère le choix : il pouvait rester assis au fond d’un trou noir toute la soirée, ou alors… Il posa ses mains à plat sur le mur, faisant glisser ses paumes jusqu’à retrouver enfin les lignes chaudes. Il les suivit de ses doigt et s’aperçut qu’elles correspondaient à peu près à la forme rectangulaire qu’il avait vue en arrivant. Il posa ses mains au centre et poussa, mais ne sentit que la résistance d’un mur. Il poussa de nouveau, aussi fort qu’il le pouvait ; le chat, dérangé, s’agita sous sa chemise, mais le mur ne bougea pas plus. Haletant, il laissa son épaule reposer un instant sur la pierre, et sentit que la chaleur des bords baissait d’intensité. Une vision soudaine de Pryrates l’attendant dans le noir comme une araignée, un sourire horrible sur son visage osseux, fil battre son cœur à la volée. « Oh, par Elysia, mère de Dieu, ouvre-toi ! » murmura-t-il d’un ton désespéré, suant de peur à en avoir les mains glissantes. « Ouvre-toi ! » La pierre se réchauffa soudain, puis devint brûlante, le forçant à reculer d’un pas. Une fine ligne dorée se forma sur le mur et courut à l’horizontale comme du métal en fusion jusqu’à ce que les deux bouts descendent, puis tournent de nouveau pour se réunir. La porte était là, luisante, et il suffisait à Simon de toucher la ligne d’un doigt pour qu’elle brille plus encore ; un véritable interstice devint visible sur tout le pourtour de la porte. Il glissa prudemment le doigt d’un côté et tira : une porte de pierre s’ouvrit vers lui sans un bruit, déversant sa lumière dans la pièce. Il se passa un moment avant que ses yeux ne se soient accoutumés au soudain flot de lumière. Un couloir de pierre s’étendait derrière la porte, puis tournait. Il avait été taillé directement dans la pierre du château. Une torche brûlait sur un bras de mur à quelques pas de lui : c’est ce qui l’avait ébloui. Il se redressa, le chat pesant confortablement sous sa chemise. Pryrates aurait-il laissé une torche brûler s’il n’avait pas prévu de revenir ? Et qu’était cet étrange couloir ? Simon se souvint que Morgénès lui avait parlé de vieilles ruines sithis sous le château. Ce passage était effectivement ancien, mais sa taille était brute et grossière, sans rapport avec le raffinement et la finesse de la Tour de l’Ange Vert. Il décida de l’inspecter rapidement : s’il n’y avait pas d’issue, il reviendrait par l’échelle. Les murs du tunnel étaient humides. Tandis qu’il avançait, Simon pouvait entendre un martèlement assourdi à travers la pierre. Je dois être sous le niveau du Kynslagh. Pas étonnant que la pierre et même l’air soient aussi humides. Comme pour ponctuer ses pensées, il sentit l’eau s’infiltrer dans les coutures de ses chaussures. Le couloir tourna encore une fois, et continua de descendre. La lueur affaiblie qui lui parvenait depuis l’entrée fit place à celle d’une nouvelle torche. Après avoir tourné encore une fois, il atteignit la fin de la descente. Devant lui, le sol était plat, plus large que dans le couloir, et se terminait au bout de dix pas par un mur de granit. Une autre torche brûlait dans un support mural. Le mur à sa gauche était percé de deux trous sombres ; plus loin, presque au niveau du mur du fond, se dressait ce qui semblait être une autre porte. L’eau éclaboussa le haut de ses chaussures lorsqu’il avança. Les deux premiers espaces devaient avoir été des chambres, ou plutôt des cellules, mais les portes fendues pendaient maintenant lamentablement aux charnières ; les réduits ne retenaient plus que des ombres. L’odeur qui s’en dégageait poussa Simon à ne pas s’attarder et à avancer vers la porte du fond. Le chat, toujours caché dans sa chemise, se faisait les griffes sur son ventre alors qu’il examinait la lourde porte de bois. Que pouvait-elle bien dissimuler ? Une autre cellule vide et pourrissante, ou un autre couloir menant plus loin encore dans les entrailles du château ? À moins que ce ne fût la salle au trésor de Pryrates, bien à l’abri des regards indiscrets… de presque tous les regards indiscrets… ? Au milieu de la porte avait été fixée une plaque de métal, mais Simon ne pouvait dire s’il s’agissait d’un loquet ou du panneau d’un judas. Lorsqu’il essaya de le faire jouer, le morceau de métal rouillé ne bougea pas. Ses doigts étaient recouverts d’une poussière rougeâtre quand il les retira. Essayant de trouver une idée, il laissa son regard courir alentour et vit un morceau de charnière cassée au pied de la porte à sa gauche. Il le ramassa et s’en servit de levier pour forcer la plaque de métal qui, après quelques efforts, finit par émettre un horrible grincement et se relever sur des gonds mangés par la rouille et le sel. Après un bref coup d’œil en direction du couloir et un moment de silence pour épier le moindre bruit de pas, il se pencha en avant et colla son œil contre le trou de la porte. À sa grande surprise, il y avait une poignée de joncs qui brûlait dans un support mural et éclairait la pièce, mais l’espoir grisant et terrifiant à la fois d’avoir découvert le trésor caché de Pryrates fut vite réduit à néant par la vision d’une salle aux murs nus et au sol couvert de paille humide et froide. Mais il y avait pourtant bien quelque chose au fond de la pièce… une sombre masse d’ombres. Un cliquetis fit bondir Simon de surprise. La peur l’envahit alors qu’il regardait frénétiquement autour de lui, s’attendant à entendre à tout moment le claquement de bottes noires dans le couloir. Puis le cliquetis se fit entendre de nouveau, et Simon réalisa, non sans surprise, que le bruit provenait de la pièce derrière la porte. Portant avec circonspection l’œil au judas, il observa les ombres. Quelque chose bougeait au fond de la pièce : une forme sombre ; et tandis qu’elle roulait lentement sur le côté, le bruit dur et métallique résonna de nouveau dans l’espace exigu. La silhouette ténébreuse releva la tête. Le souffle coupé, Simon fit un bond en arrière, comme s’il venait d’être giflé. Un instant, il lui sembla que le sol se dérobait sous ses pieds, qu’il avait retourné un objet familier et découvert la corruption rampante qu’il cachait… La chose enchaînée qui l’avait regardé dans les yeux, la chose avec les yeux hantés, était le prince Josua. 12. Six Moineaux d’Argent Simon se rua à travers les communs en chancelant, sans plus contrôler ses pensées qui hurlaient dans son esprit comme une foule en colère. Il voulait se cacher. Il voulait fuir. Il voulait hurler la terrible vérité à tous les vents et en rire, que tous les gens du château se détournent soudain de leurs occupations et sortent en courant. Avec quelle assurance ils parlaient tous, énonçant avec aplomb les suppositions et les ragots les plus fous ; mais ils ne savaient rien ! Rien ! Simon voulait hurler et renverser tout ce qu’il voyait, mais il ne pouvait se débarrasser de la gangue de peur dans laquelle les yeux de charognard de Pryrates avaient enserré son cœur. Que pouvait-il faire ? Qui pourrait l’aider à remettre le monde dans le bon sens ? Morgénès. Alors même qu’il poursuivait sa course incohérente à travers les communs, le visage calme et interrogateur du docteur s’imposa à son esprit, repoussant le sang-froid glacial du prêtre et l’image de l’ombre enchaînée dans le donjon souterrain. Sans une seconde d’hésitation, il bifurqua, dépassa la porte noire et cerclée de fer de la Tour de Hjeldin, et s’engouffra dans les escaliers de la Chancellerie. En quelques instants, il eut parcouru les longs couloirs et ouvert la porte de la Tour de l’Ange Vert, qui lui avait été interdite. Son besoin d’atteindre les quartiers de Morgénès était si impérieux que si Barnabas le sacristain avait été là pour l’attraper, Simon lui aurait glissé entre les doigts comme du vif-argent. Un souffle puissant le portait, forçait son rythme, et le poussait à continuer. Avant même que la porte de la tour ne se soit refermée derrière lui, il était sur le pont-levis, et quelques secondes plus tard il tambourinait à la porte de Morgénès. Deux hommes de la Garde erkynéenne le regardèrent passer sans lui porter le moindre intérêt, et revinrent à leurs dés. « Docteur ! Docteur ! Docteur ! » hurla Simon, en martelant la porte comme un tonnelier fou. Le docteur ouvrit la porte, les pieds nus et le regard inquiet. « Par les cornes de Cryunnos le ronfleur ! Es-tu fou, mon garçon ! ? Aurais-tu mangé des bourdons ? » Simon força le passage sans un mot d’explication et descendit le long couloir en courant. Il s’arrêta enfin devant la porte du fond et chercha à retrouver son souffle pendant que le vieil homme le rejoignait. Après un moment d’observation, Morgénès entra dans son étude, suivi du jeune garçon. La porte à peine refermée, Simon se lança dans le récit de son expédition et ses conséquences. Le docteur raviva les braises de son petit feu et mit une cruche d’hippocras épicé à réchauffer dans une casserole. Tout en s’affairant, Morgénès écoutait, et interrompait parfois la tirade de Simon pour poser une question comme un homme qui tend un bâton à travers les barreaux de la cage d’un ours. Il secoua la tête d’un air grave et tendit un bol de vin chaud au garçon, puis s’assit avec un autre bol dans son grand fauteuil usé. Il avait glissé ses maigres pieds blancs dans des chaussons ; lorsqu’il s’assit en tailleur dans le fauteuil, sa robe grise se plissa au-dessus de ses jambes osseuses. « … Et je sais que je n’aurais pas dû toucher une porte magique, je le sais, Docteur, mais je l’ai fait, et c’était Josua ! Désolé, je mélange tout, mais je suis certain de l’avoir vu ! Il avait une barbe, je crois, et il était dans un état pitoyable… Mais c’était lui ! » Morgénès sirota son vin et passa sa longue manche contre son menton. « Je te crois, mon garçon », dit-il. « J’aimerais que ce ne soit pas vrai, mais il y a une certaine logique dans tout cela, une logique maléfique. Et cela confirme d’autres informations que j’ai reçues par ailleurs. » « Mais qu’allons-nous faire ? » Simon criait presque. « Il est mourant ! Est-ce qu’Élias est responsable ? Le roi est-il au courant ? » « Je ne peux vraiment pas le dire. Ce qui est certain, par contre, c’est que Pryrates le sait. » Le docteur reposa sa coupe de vin et se leva. Derrière sa tête, les derniers rayons de soleil de l’après-midi rougissaient les étroites fenêtres. « Quant à ce que nous allons faire, tu vas commencer par rentrer souper. » « Souper ?! » s’étouffa Simon, renversant de l’hippocras sur sa tunique. « Avec le prince Josua… » « Oui, mon garçon. C’est exactement ce que je viens de dire. Tu vas rentrer souper. Nous ne pouvons agir immédiatement, et j’ai besoin de temps pour réfléchir. Si tu n’es pas là à l’heure du repas, ton absence sera remarquée, et même s’il ne s’ensuit qu’une légère agitation, cela aidera tout de même à faire ce que nous ne voulons absolument pas : attirer l’attention. Alors rentre et va souper… Et n’oublie pas de te taire quand tu as la bouche vide, n’est-ce pas ? » Le repas sembla se dérouler aussi lentement que le dégel. Simon, assis entre des garçons qui mâchonnaient bruyamment, sentait son cœur battre deux fois plus rapidement qu’à l’accoutumée. Il maîtrisa difficilement son envie d’exploser et d’envoyer voler à travers la pièce les gobelets et la vaisselle. Les propos échangés à table l’exaspéraient, et le hachis que Judith avait préparé spécialement pour ce dernier repas avant le Jour de Bethainn était aussi insipide et immangeable que de la sciure de bois. Rachel, qui trônait en tête de table, remarqua son impatience et en parut mécontente. Lorsque Simon fut incapable de tenir plus longtemps et se leva pour excuser son départ, elle le suivit jusqu’à la porte. « Je suis désolé, Rachel, je suis pressé ! » dit-il en espérant échapper aux remontrances et au discours qu’elle semblait s’apprêter à lui tenir. « Le docteur Morgénès a quelque chose de très important à faire et veut que je l’assiste. S’il te plaît ? » Durant un instant, le Dragon sembla prêt à pincer l’oreille du garçon dans son diabolique étau pour le ramener de force vers la table, mais quelque chose dans son visage ou dans sa voix l’avait touchée : elle faillit même sourire. « Très bien, mon garçon. Ça ira pour cette fois-ci. Mais va remercier Judith pour le plat qu’elle a préparé : Elle y a mis tout son cœur et y a travaillé tout l’après-midi. » Simon se précipita vers Judith, qui se dressait telle une tente à la tête de sa propre table. Ses joues rosirent à mesure qu’il faisait l’éloge de son labeur. Lorsqu’il fut de nouveau à la porte, Rachel se pencha et l’attrapa par la manche. Il s’arrêta et se retourna, prêt déjà à protester, mais Rachel lui dit simplement : « Calme-toi un peu et fais attention, petite tête creuse. Il n’y a rien d’assez important pour que tu te tues avant d’arriver. » Elle lui tapota le bras et le relâcha. Il fila par la porte tandis qu’elle le regardait s’éloigner. Simon avait déjà passé sa veste et son manteau lorsqu’il arriva au puits. Morgénès n’était pas encore là, et le garçon se mit à faire impatiemment les cent pas dans l’ombre de la grande salle, jusqu’à ce qu’une voix à son côté le fasse bondir de surprise. « Désolé de t’avoir fait attendre, mon garçon. Inch est arrivé, et j’ai eu un mal fou à le convaincre que je n’avais finalement pas besoin de lui. » Le docteur tira sa capuche plus avant, dissimulant son visage. « Comment avez-vous pu vous approcher aussi silencieusement ? » demanda Simon, en murmurant à la manière du docteur. « Je peux encore me déplacer ! » répondit le docteur sur un ton offusqué. « Je suis vieux, mais pas moribond. » Simon ne savait pas ce que “moribond” signifiait, mais il comprit néanmoins ce que voulait dire Morgénès. « Désolé », murmura-t-il. Ils se glissèrent tous deux en silence dans le réfectoire et descendirent les escaliers vers le premier magasin ; Morgénès exhiba alors une sphère de cristal de la taille d’une pomme verte. Lorsqu’il la frotta, une étincelle apparut en son centre, puis brilla de plus en plus fort et grandit jusqu’à éclairer les caisses et sacs qui les entouraient d’une lumière teintée de miel doux. Morgénès en voila la partie basse de la manche de sa robe et la maintint devant eux alors qu’ils avançaient prudemment entre les tours de toile et de bois. La trappe était fermée ; Simon fut incapable de se souvenir s’il l’avait fermée lors de sa fuite éperdue. Ils descendirent prudemment le long de l’échelle ; Simon ouvrait le chemin, tandis que Morgénès éclairait alentour avec son globe brillant. Simon montra du doigt le réduit dans lequel Pryrates l’avait presque capturé, puis ils poursuivirent leur descente. La pièce du bas était aussi déserte que lors de sa première visite, mais la porte qui menait au couloir de pierre était fermée. Simon était certain cette fois-ci de ne pas y avoir touché et le dit à Morgénès, mais le petit homme se contenta de tendre les mains et de se dégourdir les doigts. Il s’avança ensuite vers le mur et trouva le dessin de la porte grâce aux indications de Simon. Il passa alors les mains sur le mur en un mouvement circulaire, tout en marmonnant à voix basse, mais aucun interstice n’apparut. Après que Morgénès eut passé un assez long moment à ausculter le mur en parlant tout seul, Simon se décida à arrêter de se balancer d’un pied sur l’autre et alla s’accroupir au côté du docteur. « Est-ce que vous ne pourriez pas dire une formule magique pour l’ouvrir ? » « Non ! » siffla Morgénès. « Un sage ne fait jamais, je te le répète, jamais, appel à l’Art lorsque ce n’est pas nécessaire, et surtout pas lorsqu’il a affaire à un autre adepte, comme notre père Pryrates. Je pourrais tout aussi bien signer de mon nom ! » Tandis que Simon maugréait assis sur ses talons, le docteur plaça sa main gauche au centre de l’espace où la porte s’était dressée ; après avoir palpé un instant cet espace, il le frappa sèchement du bas de la main droite. La porte s’ouvrit, déversant sa lumière dans la pièce. Le docteur jeta un rapide coup d’œil à l’intérieur, puis rangea son cristal lumineux dans la poche de sa large manche, et en tira une trousse de cuir. « Ah, Simon mon ami », gloussa-t-il doucement, « quel pitoyable voleur j’aurais fait ! Ce n’était pas une porte magique ; juste une porte dissimulée par l’usage de l’Art. Allons-y ! » Ils franchirent le pas de la porte et s’enfoncèrent dans le couloir de pierre. Leur marche fut ponctuée de l’écho visqueux du bruit de leurs pas, mais ils arrivèrent rapidement au bout du couloir et à la porte de bois. Après avoir examiné la serrure un instant, il s’avança jusqu’au judas et regarda à l’intérieur. « Je crois que tu as raison, mon ami », souffla-t-il. « Par le Tibia de Nuanni ! Mais j’aimerais tant que tu aies tort ! » Il reporta son attention à la serrure. « Retourne te poster dans le couloir, et tends l’oreille, tu veux ? » Tandis que Simon montait la garde, Morgénès fouilla sa pochette de cuir et en extirpa enfin une longue lame aussi fine qu’une aiguille et montée dans un manche de bois. Il l’exhiba joyeusement en direction de Simon. « Un crochet naraxi. Je savais qu’il me serait utile un jour ou l’autre ! » Il essaya de le glisser dans la serrure : il entrait largement. Il l’en retira et sortit de son sac une petite fiole qu’il déboucha avec les dents. Tandis que Simon regardait, fasciné, Morgénès retourna le flacon et versa une substance noire et gluante sur la lame, puis en enfonça rapidement la pointe dans la serrure ; son geste laissa des traces luisantes sur le bord du trou. Morgénès remua le crochet pendant un moment, puis recula et compta sur ses doigts. Lorsqu’il eut ouvert et fermé trois fois les doigts de ses deux mains, il reprit la poignée de son outil et tourna de toutes ses forces. Il fit une grimace et lâcha. « Viens là, Simon, j’ai grand besoin de tes bras. » Suivant les instructions du docteur, Simon attrapa l’étrange instrument par son manche et commença à tourner. Ses doigts glissèrent à plusieurs reprises sur le bois poli, mais il recommença en serrant plus fort et, au bout d’un moment, sentit quelque chose s’enclencher dans la serrure. Après un court instant, il entendit le pêne reculer. Morgénès approuva de la tête, et Simon ouvrit la porte de l’épaule. Les joncs enflammés ne procuraient que peu de lumière. Lorsque Simon et le docteur entrèrent, ils virent la silhouette enchaînée au fond de la cellule relever la tête et écarquiller lentement les yeux, comme s’il les avait reconnus. Il ouvrit la bouche, mais seul un souffle s’en échappa. L’odeur de la paille rance et pourrie était insupportable. « Oh… oh… mon pauvre prince Josua… » dit Morgénès. Alors que le docteur inspectait rapidement les chaînes de Josua, Simon ne put que regarder devant lui, se sentant aussi incapable d’affecter le cours des choses que s’il s’agissait d’un rêve. Le prince était incroyablement maigre, et aussi barbu que les prophètes de malheur qui apparaissaient parfois sur les marchés ; les parties de son corps qui étaient visibles à travers ses guenilles étaient couvertes de plaies rougies. Morgénès murmura quelques mots dans l’oreille de Josua Mainmorte. Il avait de nouveau sorti son sac, et tenait dans sa main un petit pot creux, qui ressemblait à ceux dans lesquels les dames gardaient leur peinture à lèvres. Il tira une substance du pot, qu’il appliqua vivement à l’une de ses paumes, puis à l’autre, tout en observant les fers de Josua. Ses deux bras étaient enchaînés, et les ceps couraient jusqu’à un imposant anneau de métal scellé dans le mur ; l’un des fers enserrait son poignet, l’autre avait été refermé en haut de son bras aminci. Lorsqu’il eut terminé sa préparation, Morgénès tendit le pot et le sac à Simon. « Maintenant, si tu veux bien être assez gentil pour te couvrir les yeux », dit-il. « J’ai dû céder un exemplaire relié de soie de Plesinnen Myrménis, le seul existant au nord de Perdruin, pour ce pot. Alors j’espère… Simon, couvre les yeux… » Alors que le garçon portait ses mains à ses yeux, il vit Morgénès s’avancer bras tendus vers l’endroit où les chaînes étaient reliées au mur. Un instant après, un éclair de lumière brilla à travers les doigts serrés de Simon, accompagné du fracas d’un puissant craquement, comme un coup de marteau sur une ardoise. Lorsque le jeune garçon ouvrit les yeux, le prince était étendu au sol, entouré de ses chaînes. Morgénès était agenouillé à ses côtés, les paumes fumantes. L’anneau dans le mur était noir et tordu comme un panier calciné. « Pouah ! » Le docteur haletait. « J’espère… j’espère que… que je n’aurai jamais besoin de recommencer. Peux-tu porter le prince, Simon ? Je suis très faible. » Josua se redressa à demi et regarda autour de lui. « Je… crois… que je peux… marcher. Pryrates… m’a donné quelque chose. » « Sottises ! » Morgénès reprit sa respiration et se releva avec difficulté. « Simon est un garçon robuste. Allez, mon garçon, ne reste pas bouche bée, soutiens-le ! » Après quelques manipulations, Simon parvint finalement à enrouler les restes des chaînes de Josua, toujours accrochées à son bras et à son poignet, autour de la taille du prince. Puis, avec l’aide de Morgénès, il le hissa sur son dos. Il se redressa et inspira une bonne goulée d’air. Durant un instant, il craignit de ne pouvoir tenir, mais, d’un coup de reins maladroit, il repoussa Josua plus haut sur son épaule, et s’aperçut que même avec le poids des chaînes, il pouvait marcher. « Arrête de sourire bêtement, Simon », dit le docteur. « Il va aussi falloir grimper à l’échelle. » Ils réussirent, sans trop savoir comment : Simon grognait bruyamment, pleurant presque devant l’effort, Josua s’accrochait comme il le pouvait aux barreaux, et Morgénès poussait, un peu, en les encourageant, beaucoup. Ce fut une escalade longue et cauchemardesque, mais ils réussirent enfin à atteindre le magasin. Morgénès commença à s’affairer, tandis que Simon s’appuyait contre une balle de jute, le prince toujours sur son épaule. « Quelque part, quelque part… » marmonnait Morgénès en se faufilant entre les sacs et les tonneaux, les balles et les caisses. Lorsqu’il atteignit le mur sud de la pièce, éclairant ses pas de son cristal, il se mit à fouiller avec empressement. « Que… ? » commença à dire Simon, mais le docteur lui fit signe de garder le silence. Alors qu’il observait Morgénès courir en tous sens entre les piles de barriques, Simon sentit une main toucher délicatement ses cheveux. Le prince lui tapotait la tête. « Ce n’est pas un rêve ! » dit Josua dans un souffle. Simon sentit quelque chose d’humide glisser le long de sa nuque. « Je l’ai trouvé ! » L’exclamation de Morgénès était étouffée mais triomphante. « Venez ! » Simon se redressa, chancela, puis avança lourdement. Le docteur se tenait devant le mur de pierre, montrant du bras une pyramide de barriques. La lumière du cristal lui donnait l’ombre d’un géant. « Vous avez trouvé quoi ? » Simon fit jouer le corps du prince sur son épaule pour reprendre une meilleure prise, et regarda dans la direction indiquée. « Des tonneaux ? » « Exactement ! » gloussa le docteur. Avec un grand sourire, il tourna le cerclage du dernier tonneau d’un demi-tour. Tout le côté de la barrique s’ouvrit comme une porte, découvrant une ouverture obscure. Simon regarda d’un œil inquiet. « Qu’est-ce que c’est ? » « Un passage, jeune sot ! » Morgénès le prit par le coude et le guida jusqu’au tonneau ouvert, qui lui arrivait à peine à la poitrine. « Ce château est truffé de passages secrets comme celui-ci. » Simon fronça plus encore les sourcils, écarquillant les yeux pour mieux voir l’intérieur. « Là-dedans ? » Morgénès acquiesça. Simon, comprenant qu’il n’allait pas pouvoir marcher, se mit à genoux pour se glisser à l’intérieur, le prince à cheval sur son dos. « Je ne savais pas qu’il y avait de tels passages dans les magasins », dit-il ; sa voix résonna dans le tonneau. Morgénès se pencha pour guider la tête de Josua sous le bord de l’ouverture. « Simon, il y a plus de choses que tu ne sais pas que de choses que je sais, et ce déséquilibre me désole. Maintenant, garde le silence, s’il te plaît, nous n’avons pas de temps à perdre. » Une fois à l’intérieur, ils purent se relever : le cristal de Morgénès révéla un long couloir coudé, sans rien d’autre de remarquable que l’impressionnante couche de poussière qui le recouvrait. « Ah, Simon », dit Morgénès alors qu’ils pressaient le pas, « j’aimerais avoir le temps de te montrer certaines des pièces vers lesquelles mène ce couloir. Certaines étaient les quartiers d’une très belle et très grande dame. Elle utilisait ce passage pour ses rendez-vous secrets. » Le docteur releva les yeux pour observer Josua, dont le visage reposait contre le cou de Simon. « Il dort, maintenant », murmura Morgénès. « Comme bien des choses ici. » Le couloir montait et descendait, tournait à gauche puis à droite. Ils dépassèrent de nombreuses portes. Certaines serrures avaient cédé sous la rouille, mais d’autres étaient aussi brillantes qu’un liard fraîchement frappé. Ils passèrent une fois devant une rangée de petites fenêtres ; jetant un coup d’œil, Simon eut la surprise de voir la silhouette des sentinelles du mur ouest se détacher contre le ciel. Les nuages avaient encore une teinte rosée, là où avait disparu le soleil. Nous sommes au-dessus du niveau du réfectoire, s’émerveilla Simon. Quand avons-nous donc grimpé autant ? Ils allaient tomber d’épuisement lorsque Morgénès s’arrêta enfin. Il n’y avait aucune fenêtre dans cette partie du couloir, juste des tapisseries. Morgénès souleva l’une des tentures, pour ne révéler qu’un mur de pierre grise. « Ah, ce n’est pas la bonne », souffla le docteur, avant de soulever la suivante, qui cette fois-ci cachait une porte de bois brut. Il y colla son oreille et écouta un instant, puis la tira vers lui. « La Salle des Registres. » Il fit un signe du bras en direction de l’alignement de couloirs qu’éclairaient des torches. « À quelques… centaines de pas de mes quartiers… » Lorsque Simon et son passager eurent passé la porte, le docteur la laissa se refermer derrière eux ; elle claqua avec un bruit majestueux. Simon se retourna, et s’aperçut qu’il était incapable de la distinguer des autres panneaux de bois qui couvraient le mur du couloir. Ils n’avaient qu’une courte distance à couvrir à découvert, une course rapide à partir de la porte à l’extrême est de la Salle des Archives, à travers les communs. Alors qu’ils avançaient sur l’herbe sombre, longeant les murs autant que faire se peut, tout en s’efforçant de ne pas s’accrocher dans le lierre, Simon crut distinguer un mouvement dans l’ombre du mur qui leur faisait face de l’autre côté des communs : une masse imposante qui se mouvait comme pour observer leur passage, une forme aux larges épaules assez familière. Mais l’obscurité se faisait de plus en plus épaisse, et il ne pouvait en être certain. Ce n’était peut-être qu’un dernier jeu de lumière dans la pénombre. Le point de côté qui battait dans son ventre était aussi douloureux que si quelqu’un avait plié l’une de ses côtes avec les pincettes de forgeron de Ruben. Morgénès, qui avait clopiné devant, maintenait la porte ouverte. Simon se glissa à l’intérieur, déposa enfin délicatement son fardeau, puis s’étendit de tout son long sur les dalles fraîches, à bout de souffle et sans forces. Le monde tournait autour de lui en une danse effrénée. « Tenez, Votre Altesse, buvez cela ; allez-y ! » entendit-il derrière lui. Il resta un instant immobile, puis ouvrit les yeux et se releva sur un coude. Josua était assis dos au mur ; Morgénès était penché sur lui et maintenait une cruche de céramique brune contre les lèvres du prince. « Ça va mieux ? » s’enquit le docteur. Le prince acquiesça faiblement. « Mes forces reviennent déjà. Cette liqueur ressemble à ce que Pryrates m’a fait boire… mais en moins amer. Il a dit que je faiblissais trop vite… qu’ils avaient besoin de moi ce soir. » « Qu’ils avaient besoin de vous ? Je n’aime pas ça, pas du tout. » Morgénès apporta la cruche à Simon. Le liquide était épais et amer, mais réconfortant. Le docteur retourna ensuite à la porte ; il jeta un œil à l’extérieur, puis la verrouilla. « Nous serons demain le premier jour de maia, le Jour de Beltainn », reprit-il. « Cette nuit… cette nuit est très mauvaise, mon prince. On l’appelle la Nuit des Pierres. » Simon sentit une douce chaleur l’envahir à mesure que la potion du docteur descendait vers son estomac. La douleur de ses articulations s’estompa, comme si la tension dans ses muscles s’était un peu relâchée. Il s’assit, et sentit la tête lui tourner. « Je trouve inquiétant qu’ils aient besoin de vous en une telle nuit », ajouta Morgénès. « Je crains des événements pis encore que l’emprisonnement du frère du roi. » « C’était pourtant déjà bien assez pour moi. » Une grimace désabusée glissa sur le visage émacié de Josua, puis disparut. Elle fut remplacée par l’expression d’une intense tristesse. « Morgénès », dit-il après quelques instants, d’une voix dans laquelle perçait l’émotion, « ces… ces bâtards puants ont massacré mes hommes. Ils nous ont tendu une embuscade. » Le docteur leva la main comme pour la poser sur l’épaule du prince, puis se ravisa et la laissa retomber. « J’en suis convaincu, mon Seigneur, j’en suis convaincu. Pouvez-vous dire avec certitude si votre frère en est responsable ? Pryrates a-t-il pu agir seul ? » Josua secoua lentement la tête, ses yeux exprimant une profonde lassitude. « Je ne saurais le dire. Les hommes qui nous ont attaqués ne portaient aucun insigne, et, une fois enfermé, je n’ai plus vu que le prêtre… Mais il est bien difficile d’imaginer Pryrates faire tout cela sans Élias. » « C’est vrai. » « Mais pourquoi ? Pourquoi ces maudits chiens ont-ils fait cela ? je ne convoite pas le pouvoir : je le fuirais plutôt ! Tu le sais bien, Morgénès. Pourquoi feraient-ils une telle chose ? » « Mon prince, je crains de ne pouvoir le dire pour l’instant, mais je dois pourtant ajouter que cela ne fait que confirmer mes soupçons quant à… d’autres choses. En rapport avec… les problèmes du Nord. Avez-vous jamais entendu parler des Renards Blancs ? » Morgénès semblait extrêmement sérieux, mais le prince ne fit qu’incliner un sourcil et ne dit rien. « Mais assez parlé de mes craintes. Le temps nous est compté, et nous devons nous atteler à des tâches plus urgentes. » Morgénès aida Simon à se relever, puis partit à la recherche de quelque objet. Le jeune garçon observa timidement le prince Josua, qui restait adossé au mur, les yeux fermés. Le docteur réapparut avec dans les mains un marteau à la tête profondément usée et un burin. « Fais sauter les chaînes de Josua, tu veux bien ? J’ai d’autres choses à faire qui ne peuvent attendre. » Il repartit en courant d’où il venait. « Votre Majesté ? » dit doucement Simon en s’approchant du prince. Josua ouvrit ses yeux vagues, et regarda d’abord le jeune garçon, puis les outils qu’il tenait en main. Il approuva d’un hochement de tête. Il s’agenouilla alors au côté du prince, et fit sauter de deux coups secs la serrure des fers qui enserraient le bras droit de Josua. Alors qu’il faisait le tour du prince pour aller s’agenouiller à sa gauche, celui-ci ouvrit les yeux de nouveau et retint le jeune garçon en lui posant la main sur le bras. « N’enlève que la chaîne, de ce côté-là, s’il le plaît. » Un sourire menaçant se peignit sur son visage. « Laisse-moi ce bracelet de fer en souvenir de mon frère. Laisse-moi sa marque. » Il leva la bande de cuir qui terminait son avant-bras droit comme on lève le poing. « Nous comptons les points, en un sens, tous les deux. » Un frisson parcourut le dos de Simon, qui trembla en posant l’avant-bras de Josua contre les dalles de pierre du sol. D’un seul coup, il trancha la chaîne, laissant le bracelet de fer noirci autour du poignet du prince. Morgénès réapparut, portant dans ses bras un tas de vêtements noirs. « Suivez-moi, Josua : il nous reste peu de temps. La nuit est tombée depuis près d’une heure, et qui sait à quel moment ils viendront vous chercher ? J’ai brisé mon crochet dans la serrure de la porte, mais cela ne les retiendra pas bien longtemps, et ils découvriront vite votre absence. » « Qu’allons-nous faire ? » demanda le prince, tenant difficilement sur ses pieds, tandis que Simon l’aidait à enfiler les poussiéreux vêtements de paysan que Morgénès avait apportés. « À qui pouvons-nous faire confiance dans ce château ? » « À personne, je le crains… Nous ne disposons pas d’assez de temps. C’est pourquoi vous devez fuir vers Naglimund. C’est le seul endroit où vous serez en sécurité. » « Naglimund… » Josua semblait déconcerté. « J’ai rêvé tellement souvent de mon château durant ces horribles mois passés dans cet enfer… Mais je ne peux pas. Je dois exposer au grand jour la duplicité de mon frère. Je trouverai des bras assez solides pour m’aider ! » « Pas ici… pas maintenant. » La voix de Morgénès était ferme, son ton assuré. « Vous vous retrouveriez bien vite au fond d’un donjon, et vous seriez cette fois-ci rapidement décapité. N’est-ce pas évident ? Vous devez tout d’abord rejoindre une base solide où vous serez à l’abri de la trahison. Alors, vous pourrez prétendre à la justice. Mais de nombreux rois ont fait emprisonner et exécuter les membres de leur famille, la plupart du temps sans en être aucunement inquiétés. Le peuple a besoin de bien plus qu’une dispute familiale pour se soulever. » « Très bien », dit Josua à contrecœur, « mais même si tu as raison, comment pourrais-je bien m’échapper ? » Une quinte de toux l’interrompit. « Les portes du château sont… sont sans aucun doute fermées pour la nuit. Devrais-je me présenter au poste de garde déguisé en ménestrel et tenter de les convaincre par mes chants de me laisser passer ? » Morgénès sourit. Simon fut impressionné par la détermination du prince qui, une heure plus tôt, était encore enchaîné dans un cachot humide et sombre sans le moindre espoir d’évasion. « Puisque nous en parlons, je voudrais dire que j’ai eu le temps de réfléchir quelque peu à la question », répondit le docteur. « Veuillez regarder. » Morgénès avança jusqu’au fond de la pièce, vers le coin où Simon s’était un jour appuyé pour pleurer toutes les larmes de son corps. Il posa les mains sur la carte des étoiles sur laquelle les constellations étaient réunies d’un trait pour former le dessin d’un oiseau à quatre ailes. D’un geste presque gracieux, il repoussa la carte et fit apparaître un grand trou rond taillé dans le roc et fermé par une porte de bois. « Comme je l’ai déjà démontré, Pryrates n’est pas le seul à disposer de portes cachées et de passages secrets. » Le docteur jubilait. « Notre père Cape-rouge est un nouveau venu dans nos murs et a encore bien des choses à apprendre de ce château dans lequel j’habite depuis plus longtemps que vous deux ne pourriez le croire. » Simon était si excité qu’il tenait à peine en place, mais l’expression de Josua marquait son indécision. « Où mène-t-il, Morgénès ? » demanda-t-il. « Je n’aurais fait qu’un bien maigre progrès si mon évasion du donjon d’Élias ne me mène qu’aux douves du Hayholt. » « Soyez sans crainte. Ce château repose sur un dédale de caves et de tunnels, et sur les ruines de châteaux plus anciens encore. Ce labyrinthe est si vaste que même moi je n’en connais pas la moitié, mais j’en sais assez pour assurer votre passage. Suivez-moi. » Morgénès mena le prince, qui s’appuyait sur l’épaule de Simon, jusqu’à l’immense table qui courait le long de la pièce. Là, il déroula un parchemin dont les coins étaient gris et usés par le temps. « Voyez-vous », dit Morgénès, « je ne suis pas resté inactif lorsque Simon est parti souper. Voici un plan des catacombes ; il est évidemment incomplet, mais votre chemin est marqué. Si vous le suivez soigneusement, vous ressortirez dans l’ancien cimetière, au-delà des murs d’Erchester. Je suis certain que vous pourrez ensuite trouver votre chemin et un abri sûr pour la nuit. » Après qu’ils eurent étudié la carte, Morgénès tira Josua à l’écart et tous deux se mirent à discuter à voix basse. Simon, ennuyé d’être tenu à l’écart, se tourna vers la carte du docteur et commença à l’examiner. Le chemin avait été marqué à l’encre rouge ; sa tête tourna à force d’essayer de suivre ces circonvolutions. Lorsque les deux hommes eurent fini leur discussion, Josua ramassa la carte. « Eh bien, mon vieil ami », dit-il, « si je veux partir, je dois le faire maintenant. Il ne serait pas sage de rester dans les murs du Hayholt une heure de plus. Et j’apporterai toute mon attention à tout ce que vous venez de me dire. » Son regard balaya la pièce encombrée. « Mais je crains les conséquences néfastes que pourrait avoir pour vous votre bravoure. » « Vous ne pouvez rien y faire, Josua », répondit Morgénès. « Et je ne suis pas aussi désarmé qu’on pourrait le croire, j’ai encore quelques astuces et moyens à ma disposition. Dès que Simon m’a parlé de sa découverte, j’ai commencé à me préparer. J’ai longtemps craint d’être forcé à agir ; mais ces événements n’ont fait que précipiter les choses. Tenez, prenez cette torche. » Tout en parlant, il décrocha un flambeau du mur et le tendit au prince, puis lui donna un sac accroché au mur près de la porte. « Vous y trouverez de la nourriture, et un peu de ma potion curative. Ce n’est pas grand-chose, mais je ne pouvais trop vous charger. Le temps presse, dépêchez-vous. » Il écarta complètement la carte étoilée. « Faites-moi prévenir lorsque vous serez en sécurité à Naglimund. J’aurai alors d’autres nouvelles pour vous. » Le prince acquiesça, puis s’avança prudemment dans l’ouverture béante. La flamme de la torche projeta son ombre bien au-delà de la porte lorsqu’il se retourna. « Je n’oublierai jamais cela, Morgénès », dit-il. « Et toi, jeune homme… tu as fait montre de bravoure aujourd’hui. J’espère que c’est le signe de ce que sera ta vie. » Simon posa un genou à terre, embarrassé par les émotions qu’il ressentait. Le prince semblait si hâve et abattu… La fierté, la tristesse et la peur se disputaient le cœur du garçon qui ne savait plus que penser. « Que la nuit vous soit propice, Josua », dit Morgénès, posant une main sur l’épaule de Simon. Ils regardèrent ensemble la lumière de la torche de Josua diminuer lentement dans l’étroit passage, pour finalement disparaître dans l’obscurité. Le docteur referma la porte et remit la carte en place. « Viens, Simon », dit-il alors. « Il nous reste bien des choses à faire. Pryrates a perdu son invité pour la Nuit des Pierres, et je crois qu’il ne sera pas précisément ravi d’apprendre la nouvelle. » Un certain laps de temps s’écoula dans le silence. Simon, perché sur la table, balançait les jambes, effrayé mais savourant pourtant le sentiment d’excitation qui pesait sur la pièce, qui pesait maintenant sur tout le vieux château. Morgénès s’affairait ici et là, courant d’une tâche mystérieuse à une autre. « J’ai presque tout fait pendant que tu mangeais, tu vois, mais il reste encore quelques détails, quelques petites choses à terminer. » Ces quelques mots d’explication n’éclairèrent guère Simon, mais les événements s’étaient succédé jusqu’ici à une vitesse suffisante pour satisfaire même sa nature impatiente. Il acquiesça et continua de balancer les jambes. « Eh bien, je crois que j’ai terminé tout ce qu’il était possible de faire ce soir », dit enfin Morgénès. « Tu devrais rentrer et aller te coucher. Viens le plus tôt possible demain matin, dès que tu auras terminé tes corvées. » « Mes corvées ? » s’exclama Simon, le souffle coupé. « Mes corvées ? Demain ? » « Évidemment », dit sèchement le docteur. « Tu ne crois quand même pas qu’il va se passer quelque chose de particulier demain ? Tu penses peut-être que le roi va annoncer : “Oh, à propos, mon frère s’est échappé du donjon hier soir, alors ce jour est férié et on va tous le chercher”, tu ne crois tout de même pas cela, n’est-ce pas ? » « Non, je… » « … Et tu n’as pas non plus l’intention d’aller voir Rachel pour lui dire : “Excuse-moi, je ne peux pas faire mes corvées, j’ai une trahison à préparer avec Morgénès”, n’est-ce pas ? » « Bien sûr que non… ! » « Très bien. Alors tu feras tes corvées, puis tu viendras aussi vite que possible, et nous réfléchirons à la situation. Tout cela est bien plus dangereux que tu ne le crois, Simon, mais je crains que tu en fasses maintenant partie, pour le meilleur et pour le pire. J’aurais préféré que tu restes en dehors de ces histoires… » « En dehors de quoi ? Partie de quoi, Docteur ? » « Pas ce soir, Simon. N’en as-tu pas assez vu pour aujourd’hui ? J’essaierai de t’en dire plus demain, mais la Nuit des Pierres n’est pas le moment le plus propice pour parler de choses comme… » Morgénès fut interrompu par le bruit d’un poing qui frappait lourdement à la porte de ses quartiers. Un instant, Simon et le docteur restèrent immobiles à se regarder dans les yeux. Après une pause, on frappa de nouveau. « Qui est là ? » demanda Morgénès d’une voix si calme que Simon dut se retourner pour vérifier que la peur se lisait toujours sur le visage du docteur. « Inch. » Le docteur se détendit visiblement. « Laisse-moi », lâcha-t-il. « Je l’ai dit que je n’aurai pas besoin de toi ce soir. » Il y eut un bref instant de silence. « Docteur », murmura Simon, « je crois que j’ai vu Inch un peu plus tôt… » La voix traînante se rit à nouveau entendre. « Je crois que j’ai oublié quelque chose… oublié dans votre bureau, Docteur. » « Eh bien tu viendras le reprendre un autre jour », s’exclama Morgénès, et cette fois sa colère était réelle. « Je suis bien trop occupé pour être dérangé maintenant. » Simon essaya de nouveau. « Je crois que j’ai vu Inch alors que je portais Jos… » « Ouvrez cette porte immédiatement, au nom du Roi !! » Simon sentit le désespoir enserrer son estomac ; cette voix n’était pas celle d’Inch. « Par le Sous-Crocodile ! » jura Morgénès, surpris. « Ce sombre crétin au regard bovin nous a vendus. Je ne pensais pas qu’il… Je n’accepterai pas d’être dérangé plus longtemps ! » hurla-t-il, courant vers la longue table pour la tirer devant la porte verrouillée de son étude. « Je suis un vieil homme, et j’ai besoin de repos ! » Simon bondit à sa rescousse, sa terreur mêlée d’un inexplicable sentiment d’exaltation. Une troisième voix se fit entendre à travers le couloir ; une voix rauque et cruelle : « Tu vas avoir bientôt tout le repos que tu désires, vieil homme ! » Simon chancela et manqua tomber quand ses genoux se dérobèrent sous lui. Pryrates était là. Des craquements horribles commencèrent à se faire entendre alors que le docteur et le garçon avaient finalement réussi à tirer la lourde table devant la porte. « Des haches », dit Morgénès, qui sauta sur la table et commença à fouiller. « Docteur ! » souffla Simon, que la peur faisait bondir sur place. Le bruit du bois qui se brise résonnait jusque dans la pièce. « Que pouvons-nous faire ? » Il se retourna pour assister à une scène de folie. Morgénès était agenouillé sur la table, tenant en main un objet que Simon reconnut après un instant pour être une cage à oiseaux. Le visage du docteur était collé contre les fins barreaux ; il roucoulait et babillait à l’intention des occupants de la cage alors même que la porte extérieure cédait finalement. « Mais que faites-vous ? » s’exclama Simon sur un ton incrédule. Morgénès avait sauté de la table et courait à travers la pièce en direction de la fenêtre. Lorsqu’il entendit le cri de Simon, il se retourna calmement vers le garçon terrifié, sourit tristement et hocha la tête. « Bien sûr, mon garçon », dit-il. « Je vais également m’occuper de toi, comme je l’ai promis à ton père. Nous n’avons eu que si peu de temps ! » Il posa la cage et courut vers la table, puis se mit à fouiller rapidement tandis que la porte de l’étude commençait à trembler sous l’impact de coups puissants et réguliers. On pouvait entendre des voix, et le cliquetis des armures. Morgénès trouva ce qu’il cherchait : un coffret de bois, qu’il renversa pour en tirer un objet doré et brillant qui tomba dans la paume de sa main. Il allait repartir vers la fenêtre, mais prit le temps de s’arrêter pour récupérer une liasse de parchemins dans le chaos de tout ce qui occupait la table. « Prends ça, tu veux ? » dit-il en tendant les papiers à Simon, tout en courant vers la fenêtre. « C’est mon histoire de Jean Presbytère, et ça me ferait mal au cœur de laisser à Pryrates le plaisir de la critiquer. » Surpris, Simon prit le manuscrit et le glissa à sa ceinture sous sa chemise. Le docteur atteignit la cage et sortit soigneusement l’un de ses petits occupants, qu’il maintint dans la paume de sa main. C’était un petit moineau gris argent ; tandis que Simon l’observait, le docteur noua calmement un minuscule colifichet, peut-être une bague, à la patte du moineau avec un bout de ficelle. Un petit bout de parchemin était déjà attaché à son autre patte. « Tu vas devoir porter une bien lourde charge », dit-il doucement, parlant, semble-t-il, au petit oiseau. La lame d’une hache traversa la lourde porte juste au-dessus du verrou. Morgénès se pencha, ramassa un bâton qui traînait sur le sol, et s’en servit pour briser la vitre de la haute fenêtre. Il souleva ensuite le moineau jusqu’au rebord et le lança. Le moineau fit un bond et se posa sur le cadre, puis s’envola. Le docteur libéra cinq autres moineaux qu’il lâcha l’un après l’autre de la même façon, jusqu’à ce que la cage fût vide. Un morceau du centre de la porte céda, et Simon put alors voir les visages furieux et la lumière des torches qui se reflétait sur le métal des armures. Le docteur fit un signe du bras. « Le tunnel, mon garçon, vite ! » Derrière eux, un autre morceau de bois se déchira et retomba sur le sol. Tandis qu’ils couraient à travers la pièce, le docteur donna un petit objet rond à Simon. « Frotte-le, et cela te donnera de la lumière, Simon », dit-il. « C’est mieux qu’une torche. » Il arracha la carte et ouvrit la porte. Vas-y ! vite ! cherche les Escaliers de Tan’ja ; c’est par là que tu devras sortir ! » Alors que Simon entrait dans le couloir sombre, la porte plia sur ses gonds, et s’effondra. Morgénès se retourna. « Docteur ! » hurla Simon. « Venez avec moi ! Nous pouvons encore nous échapper ! » Le docteur le fixa des yeux et lui sourit, en secouant doucement la tête. La table qui bloquait l’entrée fut renversée avec un bruit de verre et un groupe d’hommes armés vêtus de vert et jaune se força un chemin à travers les débris. Au milieu de la Garde erkynéenne, tapi comme un crapaud au milieu d’épées et de haches, se tenait Breyugar, le Seigneur Connétable. Dans le couloir encombré des restes de la porte se dessinait la silhouette massive de Inch, et derrière lui flottait la cape écarlate de Pryrates. « Arrêtez ! » La voix claqua à travers la pièce comme le tonnerre. Simon, malgré la peur et la confusion, fut encore capable de s’émerveiller devant le fait qu’un tel son puisse jaillir du corps frêle de Morgénès. Le docteur se dressait devant la Garde erkynéenne, les doigts écartés en un geste étrange. L’air commença soudain à se convulser et à briller entre le docteur et les gardes étonnés. La substance même de l’espace vide qui les séparait semblait se solidifier à mesure que les mains de Morgénès progressaient dans leur danse. Durant un instant, la lumière des torches éclaira la pièce comme s’il s’agissait d’une scène immobile sur une ancienne tapisserie. « Dieu te protège, mon garçon », souffla Morgénès. « Pars. Maintenant ! » Simon recula d’un pas dans le couloir. Pryrates se fraya un chemin à travers les gardes abasourdis, ombre rouge et mouvante derrière le mur d’air. L’une de ses mains se tendit : un tissu bouillonnant d’étincelles bleues scintillantes se forma à l’endroit où il avait touché l’air épais. Morgénès chancela, et sa barrière commença à fondre comme une plaque de glace. Le docteur se pencha et ramassa deux cornues sur un présentoir posé à terre. « Arrêtez ce gosse ! » hurla Pryrates, et Simon put soudain voir ses yeux au-dessus de la cape écarlate… Des yeux noirs et froids, des yeux reptiliens qui paraissaient le tenir… le pétrifier… Le bloc d’air brillant se dispersa. « Attrapez-les ! » éructa le comte Breyugar ; les gardes se précipitèrent. Simon observait tout cela avec une fascination malsaine, voulant courir mais incapable de le faire, sans plus rien entre lui et les épées des gardes que… Morgénès. « ENKI ANNUKHAI SHI’IGAO ! » La voix du docteur tonna et résonna comme une cloche faite de pierre. Une rafale de vent hurla à travers la pièce, renversant tout et soufflant les torches sur son passage. Morgénès se tenait au centre du maelström, les bras écartés, une cornue dans chaque main. Il y eut un bref instant d’obscurité pendant lequel on entendit une explosion, puis un éclat incandescent lorsque les cornues brisées s’embrasèrent. Le temps d’un battement de cœur, des flots de flammes se déversèrent le long des bras de la robe de Morgénès, puis sa tête fut nimbée de langues de feu dansantes et crépitantes. Simon fut secoué par une incroyable vague de chaleur lorsque le docteur se retourna de nouveau vers lui ; le visage de Morgénès semblait déjà changer et se déformer derrière le rideau de feu qui l’enveloppait. « Pars, mon Simon », dit-il dans un souffle qui faisait le bruit d’une flamme, « on ne peut plus rien faire pour moi. Va voir Josua. » Tandis que Simon titubait en arrière, horrifié, les flammes qui formaient maintenant la fragile silhouette du docteur augmentèrent d’intensité. Morgénès fit volte-face. Après quelques pas d’élan, il se précipita les bras écartés vers les gardes hurlants qui se déchiquetaient presque entre eux dans leur tentative désespérée de s’enfuir par la porte brisée. Les flammes infernales jaillirent plus hautes encore, noircissant les poutres du plafond, qui parurent ployer alors. Les murs mêmes commencèrent à trembler. Durant un bref instant, Simon entendit la voix rauque et étouffée de Pryrates se mêler aux derniers bruits de l’agonie de Morgénès… Puis il y eut un intense éclat de lumière et le bruit d’une extraordinaire déflagration. Un souffle d’air chaud projeta Simon loin dans le couloir, faisant dans le même temps claquer la porte avec le bruit qui devait être celui du Marteau du Jugement. Abasourdi, il entendit ensuite le hurlement écrasant et déchirant des poutres du plafond, qui s’effondraient. La porte frémit sous le choc, barrée maintenant par une masse incommensurable de chêne et de pierre. Il resta longtemps immobile, déversant toutes les larmes de son corps, ses pleurs aussitôt séchés par la chaleur. Puis, enfin, il se releva. Il se guida de la main le long du mur de pierre chaud, et s’enfonça dans l’obscurité. 13. Entre deux Mondes Des voix, de très nombreuses voix, qui naissaient peut-être de son imagination, ou provenaient de l’ombre inhospitalière qui l’entourait, Simon n’aurait pu le dire, furent sa seule compagnie durant cette première heure terrible. Simon tête-creuse ! Il a recommencé, Simon tête-creuse ! Son ami est mort, son seul ami, soyons aimables, soyons gentils ! Où sommes-nous ? Dans l’obscurité, dans l’éternelle obscurité, une chauve-souris aveugle qui volette comme une âme perdue hurlant dans des tunnels sans fins… Simon tête-creuse est maintenant Simon pèlerin condamné à errer déconcerté… Non, frémit Simon, cherchant à réfréner la clameur qui l’envahissait, je vais me souvenir, je vais me souvenir de la ligne rouge sur la vieille carte, et je sais que je cherche les Escaliers de Tan’ja, même si je ne sais pas ce que c’est. Je vais me rappeler les noirs yeux plats de cet assassin de Pryrates ; je n’oublierai pas mon ami, mon ami le docteur Morgénès… Il tomba à genoux contre la surface râpeuse du tunnel, pleurant d’une rage vide et sans force, les faibles battements de son cœur devenant l’unique poussière de vie d’un univers de pierre noire. L’obscurité était une matière étouffante qui pesait sur ses épaules et l’empêchait de respirer. Pourquoi a-t-il fait ça ? Pourquoi ne s’est-il pas enfui ? Il est mort pour te sauver, stupide garçon, et pour sauver Josua. S’il avait fui, ils vous auraient suivis ; et la magie de Pryrates était plus forte. Vous auriez été pris, et ils auraient été libres de suivre le prince, de le traquer, et de le ramener dans sa cellule. C’est pour ça que Morgénès est mort. Simon fut horrifié par le bruit de ses pleurs, par le son haché et larmoyant qui résonnait dans le couloir. Il se força à pleurer plus fort encore, tirant jusqu’à la dernière larme de son corps, sanglotant jusqu’à ce que sa gorge soit sèche, et n’émette plus qu’un bruit qu’il jugea supportable, quelque chose qui ne ressemble plus au geignement monocorde d’une tête-creuse perdue dans le noir. Ébloui par le vertige et l’estomac serré, Simon s’essuya le visage de la manche de sa chemise et sentit soudain le poids oublié de la sphère de cristal de Morgénès dans sa main. De la lumière. Le docteur lui avait donné de la lumière. Avec les papiers coincés de façon fort peu confortable dans la ceinture de ses chausses, ce fut le dernier cadeau du docteur. Non, murmura une voix, l’avant-dernier, Simon pèlerin. Simon secoua la tête, essayant de dissiper la peur et sa voix qui s’infiltraient en lui. Qu’avait dit le docteur en attachant l’objet brillant à la patte du moineau ? Qu’il allait porter une bien lourde charge ? Alors pourquoi était-il assis dans le noir, à geindre et à baver ? Après tout, il était l’apprenti du docteur Morgénès ! Il se hissa sur ses pieds, s’aidant d’une main hésitante : sa tête était encore lourde, et il tremblait de tout son corps. Il sentit la surface de cristal se réchauffer sous ses doigts à mesure qu’il frottait. Il ouvrit grand les yeux, fixant l’endroit où devaient se trouver ses mains, et pensa au docteur. Comment le vieil homme pouvait-il rire autant tout en sachant que le monde était à tel point rempli de traîtrises cachées, de choses magnifiques corrompues à l’intérieur ? Il y avait tant d’obscurité, si peu de… Un petit point lumineux frémit soudain sous ses yeux. Un trou d’épingle dans l’obscur linceul de la nuit. Il frotta plus fort et écarquilla les yeux. La lumière s’épanouit, repoussant l’obscurité ; les murs du couloir apparurent soudain, baignés d’ambre. L’air s’engouffra dans ses poumons. Il pouvait voir ! Ce court moment d’euphorie prit fin lorsqu’il examina le couloir. Une douleur dans son crâne fit un instant vaciller les murs devant ses yeux. Le tunnel était régulier et monotone, sans autre ornement que ses pâles toiles d’araignées, un simple trou s’enfonçant sans fin à travers les entrailles du château. Derrière lui, il pouvait voir un croisement qu’il avait déjà dépassé, comme une bouche ouverte dans le mur. Il revint sur ses pas. La lumière du cristal ne lui montra rien de plus au-delà de l’ouverture que des ombres et des gravats, une gorge de pierre qui descendait dans les débris aussi loin que portait la faible lueur de la sphère. Combien d’autres croisements avait-il passés sans les voir ? Et comment trouverait-il son chemin ? Une nouvelle vague de désespoir lui enserra la gorge. Il était désespérément seul, irrémédiablement perdu. Il ne reverrait jamais la lumière du jour. Simon pèlerin, Simon tête-creuse… Sa famille est morte, son ami est mort, regardez-le errer déconcerté pour l’éternité… « Silence ! » gronda-t-il de toute la force de sa poitrine, et fut surpris d’entendre ce mot caramboler le long du tunnel en face de lui, comme un messager portant une proclamation du roi de Sous-la-terre : « Silence… silence… silen… si… » Le Roi Simon des Tunnels commença à avancer. Le couloir descendait en serpentant dans les entrailles de granit du Hayholt, sinueux passage oppressant et poussiéreux, uniquement éclairé par la lueur de la sphère de cristal de Morgénès. Les toiles d’araignées déchirées et abandonnées depuis bien longtemps improvisaient un ballet fantomatique à son passage : lorsqu’il se retournait, il pouvait voir les fils s’agiter comme les doigts désarticulés d’un noyé cherchant une prise. Des pelotes de fil soyeux s’accrochaient dans ses cheveux et se collaient contre son visage, le forçant à marcher une main en avant pour se protéger les yeux. Il lui arrivait de sentir courir sur ses doigts quelque petite chose à pattes dont il venait de déranger la toile, et s’immobilisait alors un instant, tête basse, pour laisser filer le tremblement de dégoût qui lui parcourait le corps. L’air devenait plus froid, et les parois trop proches semblaient exhaler leur humidité. La pierre s’était effritée par endroits ; les piles de gravats qui jonchaient le sol s’élevaient parfois si haut au centre du passage que Simon devait se faufiler dos au mur pour les contourner. Il était justement en train de se glisser dans pareille brèche entre le mur et les restes d’un effondrement, la main qui tenait le cristal au-dessus de sa tête, l’autre devant lui scrutant le chemin, lorsqu’il ressentit une douleur intense sur sa main exploratrice et dans tout l’avant-bras. La lumière du cristal lui rapporta une vision d’horreur : des centaines, non, des milliers, de petites araignées blanches couvraient sa main ou entraient dans sa manche et le mordaient toutes comme un millier de feux brûlants. Simon hurla et frappa son bras contre le mur de pierre, faisant pleuvoir la boue et la poussière sur sa tête et ses yeux. Ses hurlements de terreur résonnèrent dans le couloir, puis s’évanouirent. Il tomba à genoux dans la terre humide tapant encore et encore son bras cuisant sur le sol, jusqu’à ce que l’atroce douleur commence à se calmer, puis parcourut précipitamment quelques coudées à quatre pattes pour s’éloigner de l’horrible nid ou de l’immonde tanière qu’il avait dérangé. Alors qu’il s’accroupissait pour frotter de nouveau son bras avec de la terre, ses sanglots revinrent, le secouant comme autant de coups de fouet. Lorsqu’il put enfin se relever pour inspecter son bras, la lueur du cristal lui révéla quelques rougeurs et gonflements, au lieu des plaies sanguinolentes qu’il s’attendait à découvrir. Une douleur lancinante lui prenait tout le bras, et il se demanda si les araignées étaient empoisonnées, si le pire était encore à venir. Lorsqu’il sentit de nouveaux sanglots monter dans sa gorge et le faire souffler plus fort, il se força à se lever. Il devait avancer. Il le devait. Un millier d’araignées blanches. Il devait repartir. Il poursuivit sa descente qu’éclairait faiblement la sphère de cristal. La lueur ambrée se reflétait sur la pierre humide des murs et dans des embranchements envahis par la terre dans laquelle perçaient parfois des racines blafardes et torturées. Il devait certainement se trouver maintenant bien en dessous du niveau du château, profondément enfoncé dans les entrailles de la terre. Il n’y avait aucun signe du passage de Josua, ou de qui que ce soit. Une certitude lui rongeait le ventre : celle de n’avoir pas pris le bon chemin, d’avoir raté un embranchement dans l’obscurité et la confusion, et de s’enfoncer toujours plus profondément dans un gouffre sans fond dont il ne s’échapperait plus jamais. Il marchait depuis si longtemps, avait tourné si souvent et pris tant d’embranchements, que le souvenir de la ligne rouge tracée sur le vieux parchemin de Morgénès n’avait plus la moindre utilité. Il n’y avait absolument rien qui ressemblât au moindre escalier dans ce dédale qui aurait tout aussi bien pu être creusé pas de gros vers. Même le cristal semblait perdre de son intensité. Les voix échappèrent de nouveau à son contrôle, et profitèrent des ombres folles qui se dessinaient autour de lui pour l’envelopper comme un épineux hurlant. Il fait noir et l’obscurité s’étend. Il fait noir et l’obscurité s’étend. Couchons-nous donc ici pour un instant. Nous avons besoin de dormir, juste pour un moment, tellement envie de dormir… Le roi porte une bête en son sein, et Pryrates est son gardien… « Mon Simon », a dit Morgénès ; il a dit : « Mon Simon »… Il connaissait ton père et garde des secrets. Josua va à Naglimund. Il fait toujours jour là-bas, et le soleil brille toute la nuit. La crème y est sucrée et l’eau est pure, l’eau même scintille à Naglimund. C’est là qu’est le soleil. Il y fait beau et chaud, il fait chaud. Pourquoi ? La chaleur avait envahi le tunnel humide. Il vacilla mais avança pourtant, certain de ressentir les premières fièvres de l’empoisonnement qu’il devait au venin des araignées. Il allait mourir dans l’obscurité, la terrible obscurité. Il ne verrait jamais plus le soleil et ne sentirait sa… La chaleur semblait envahir ses poumons, et son intensité augmentait encore ! L’air étouffant l’étreignit soudain, collant sa chemise à sa poitrine et ses cheveux à son front. Il sentit la panique le gagner. Ai-je tourné en rond ? Ai-je marché des années pour revenir vers les ruines de la chambre de Morgénès ? Vers les restes calcinés et noircis de la vie de son ami ? Mais c’était impossible. Il n’avait fait que descendre, n’était jamais remonté que pour franchir un passage difficile. Alors pourquoi faisait-il si chaud ? Le souvenir de l’une des histoires de Shem Palefrenier s’imposa alors à son esprit : l’histoire du jeune Jean Presbytère s’enfonçant dans l’obscurité vers une inquiétante et puissante source de chaleur, le dragon Shurakaï dans son antre, sous le château… Sous ce château. Mais le dragon est mort ! J’ai touché ses os, un fauteuil jauni dans la Salle du Trône. Il n’y a plus de dragon ; plus de monstre sans sommeil au souffle lourd, plus de mastodonte rouge de la taille d’un terrain de joute, plus de cauchemar tapi dans l’obscurité, avec des griffes comme des épées et une âme aussi ancienne que les pierres d’Osten Ard ; le dragon est mort. Mais les dragons avaient-ils des frères ? Et qu’était ce bruit ? Ce grondement sourd et menaçant ? La chaleur était intolérable, et l’air chargé d’une fumée lourde et irritante. Le cœur de Simon n’était plus qu’une boule de plomb logée dans sa poitrine. La lueur du cristal sembla s’effacer devant les puissants éclats rougeâtres qu’il commençait à percevoir. La descente s’était achevée et le tunnel était maintenant horizontal, sans aucun embranchement ni d’un côté ni de l’autre, ne menant par une longue galerie usée qu’à une arche de pierre qui dansait sous l’éclat d’une lumière orangée vacillante. Tremblant malgré la sueur qui dégoulinait sur son front, Simon fut tenté de s’en approcher. Fais demi-tour et fuis, Simon tête-creuse ! Il en était incapable. Chaque pas était difficile, mais il avança. Il finit par atteindre l’arche et tendit craintivement le cou au bord du portail. C’était une grande caverne, illuminée d’une lumière qui jaillissait en tous sens. Les murs de pierre semblaient avoir fondu et ressemblaient à de la cire à la base d’une bougie, la roche lisse étant couverte de longues saignées verticales. Durant un instant, les yeux de Simon, encore mal accoutumés à la lumière, s’écarquillèrent de surprise : à l’autre bout de la caverne, une vingtaine de formes sombres étaient agenouillées devant… la silhouette d’un monstrueux dragon cracheur de feu ! Il réalisa au bout d’un instant que ce qu’il avait devant les yeux n’était pas ce qu’il avait cru : l’immense forme tapie contre le roc était un large fourneau. Les personnages vêtus de noirs qui l’entouraient ne faisaient que l’alimenter en jetant des bûches dans sa gorge de braises. La fonderie ! La fonderie du château ! Partout dans la caverne, des hommes lourdement vêtus et masqués forgeaient des armes de guerre. De lourds récipients de pierre contenant du fer liquide étaient retirés des flammes au bout de longues perches. Le métal en fusion jaillissait et sifflait tandis qu’on le versait dans des moules, et le fourneau au-dessus résonnait du bruit des marteaux qui s’abattaient sur les enclumes. Simon recula dans l’ombre. Durant une seconde, il ressentit l’irrépressible envie d’émerger enfin de ce couloir et de courir vers ces hommes, car ils étaient humains, malgré leurs étranges vêtements. Il lui avait alors semblé que rien ne pouvait être pire que l’obscurité des tunnels et que ces voix… mais il savait que ce n’était pas vrai. Pouvait-il imaginer un seul instant que ces hommes l’aideraient à s’échapper ? Ils ne connaissaient certainement qu’un seul chemin hors de cette fournaise, et cela le mènerait directement dans les griffes de Pryrates, si celui-ci avait survécu à l’enfer des quartiers de Morgénès et à la justice expéditive d’Élias. Il s’accroupit pour mieux réfléchir. Le bruit de la fournaise et son mal de tête rendaient toute réflexion difficile. Il ne se rappelait pas avoir passé d’embranchement depuis très longtemps. Il pouvait voir, par contre, ce qui ressemblait à une série d’ouvertures le long du mur, de l’autre côté de la fonderie, mais ce n’était peut-être que des entrepôts… Ou des cachots… Mais il était également fort probable qu’il s’agisse de différentes issues. Retourner vers le couloir semblait ridicule… Peureux ! Couard ! Prostré, épuisé et immobile, Simon ne savait plus que faire. Repartir, et errer de nouveau à travers ces mêmes tunnels noirs et couverts d’araignées, avec pour toute lumière la lueur pâlissante du cristal… ou tenter de traverser l’enfer rugissant de la fonderie, sans savoir où cela mènerait ensuite ? Qu’allait-il faire ? Il sera le Roi de Sous-la-terre, Seigneur des Ombres Sanglotantes ! Non, tous les siens sont morts, laisse-le tranquille ! Il se donna une claque sur la tête en espérant disperser toutes ces voix. Si je dois mourir, décida-t-il en tentant de maîtriser les battements de son cœur affolé, je veux que ce soit dans la lumière. Il se pencha, les tempes battantes, pour observer la sphère de cristal qui reposait dans le creux de sa main. Alors même que son regard se posait sur elle, sa lueur disparut, puis revint faiblement à la vie. Il la glissa dans sa poche. La flamme de la fournaise et les sombres formes qui passaient devant elle dessinaient de larges bandes changeantes de rouge, d’orange et de noir le long des murs ; il passa l’arche pour se faufiler le long de la rampe descendante. Le premier abri qui lui permettrait de se cacher était une fragile construction de brique à quinze ou vingt aunes de l’endroit où il était accroupi, un four abandonné accolé au mur de la grande salle. Après avoir profondément respiré, il fila vers ce refuge, moitié courant, moitié rampant. Ses tempes battaient sous l’effort, et il dut, une fois en lieu sûr, maintenir sa tête sur ses genoux jusqu’à ce que les points noirs aient disparu. Le rugissement de la fournaise résonnait dans son crâne comme le tonnerre, couvrant même les voix de son douloureux fracas. Il avança de recoin en recoin, profitant de ces sombres îlots de sécurité dans un océan de fumée et de bruit rouge. Les hommes qui travaillaient là ne levèrent pas les yeux vers lui : ils communiquaient à peine entre eux, puisque le vacarme interdisait toute parole, et n’échangeaient que quelques rares signes des bras, comme des hommes en armure pris dans le chaos d’une bataille. Leurs yeux, deux points qui réfléchissaient la lumière au-dessus de leurs lourdes écharpes, semblaient toujours fixer la même chose : le flot brillant et majestueux de métal en fusion. Tout comme le trait rouge de la carte qui ondulait toujours dans la mémoire de Simon, le flot de métal courait partout sans se tarir, comme le sang magique du dragon. Ici, il jaillissait par-dessus le bord d’une cuve, crachant des gouttes semblables à des gemmes, là, il glissait le long de la roche pour s’enfoncer en sifflant dans un baquet d’eau saumâtre. De grandes langues incandescentes s’écoulaient depuis des vasques de pierre teintant les hommes qui les soutenaient d’un rouge démoniaque. Courant de place en place le dos courbé et le cœur battant, progressant toujours, Simon eut finalement traversé la salle, et finit par atteindre la première rampe permettant de quitter la cave. La chaleur oppressante et tous les muscles de son corps le poussaient à s’y engouffrer pour enfin fuir, mais le sol du tunnel était creusé de traces de roues nombreuses et profondes. Ce chemin-là était fréquenté, raisonna-t-il malgré la chaleur et l’épuisement qui ralentissaient ses pensées. Ce n’était pas le chemin qu’il devait prendre. Il atteignit finalement une ouverture dans le mur de la caverne qui n’avait pas de rampe. Il crut ne jamais pouvoir se hisser le long de la roche lisse, fondue par la chaleur ? fondue par le dragon ? mais ses muscles épuisés consentirent à un dernier effort, et il bascula finalement par-dessus le bord de l’ouverture pour s’effondrer de tout son long dans l’ombre protectrice. Il sortit de sa poche la sphère de cristal, qui brilla faiblement dans sa main comme une luciole prisonnière. Lorsqu’il eut à nouveau conscience de qui il était, il rampait. Encore à genoux, tête-creuse ? L’obscurité était presque complète, et il avançait aveuglément dans un tunnel qui descendait. Sous ses doigts, le sol était sec et sablonneux. Il continua longtemps, très longtemps d’avancer à quatre pattes, et même les voix semblèrent avoir pitié de lui. Simon est perdu, Simon est perdu perdu per… Seul le fait que la température baissait peu à peu derrière lui put le convaincre qu’il progressait vraiment ; mais vers quoi ? où ? Il avançait comme un animal blessé, dans l’obscurité, et s’enfonçait vers le bas. Toujours vers le bas. Ramperait-il ainsi jusqu’au centre du monde ? Les petites choses poilues qui filaient sous ses doigts ne le gênaient plus, maintenant. L’obscurité avait gagné son corps, son cœur. Il se sentait presque intangible, un noyau de pensées effrayées glissant dans les entrailles secrètes de la terre. Plus tard, ailleurs, la sphère de cristal éteinte qu’il avait serrée si longtemps dans son poing qu’elle était devenue partie intégrante de son corps se mit à briller de nouveau, cette fois d’une étrange lumière azurée. Une minuscule lueur bleue syncopée se forma tout d’abord au cœur du cristal, puis s’accrut tant que, soudain ébloui, il dut l’éloigner de son visage. Il se remit lentement sur pied, prenant le temps d’assurer son équilibre encore hésitant. Ses mains et ses genoux le picotaient là où ils n’étaient plus en contact avec le sable. Les murs du tunnel étaient couverts d’une végétation noire et fibreuse, aussi emmêlée que de la laine non peignée, mais sous les ramures entrecroisées brillaient par endroits des taches luisantes reflétant la lumière nouvellement éclose. Simon clopina jusqu’au mur pour mieux voir ; il avança la main, mais à peine ses doigts étaient-ils entrés en contact avec la mousse noire et grasse, qu’il les retira avec un haut-le-cœur. La lumière lui avait rendu une partie de son identité, et, les jambes encore vacillantes, il frissonna à l’idée de ce à travers quoi il avait dû ramper. Le mur sous la mousse était recouvert de carreaux, souvent fendus ou ébréchés, parfois manquants et révélant alors la terre sombre et morne. Derrière lui, le couloir remontait, et la trace de son passage s’arrêtait là où il se dressait maintenant. L’autre côté n’était qu’obscurité. Il décida de marcher sur deux jambes, au moins pour un moment. Le passage s’élargit bientôt. Les entrées voûtées de douzaines d’autres tunnels, pour la plupart obstrués par des effondrements de pierre et de terre, vinrent rejoindre celui dans lequel il avançait de son pas traînant. De larges dalles recouvraient maintenant le sol sous ses pieds ; les pierres inégales et souvent brisées brillaient sous la lumière du cristal d’une étrange opalescence. Le plafond prit lentement de la hauteur, jusqu’à être hors de portée de la lumière bleue ; le tunnel s’enfonçait toujours plus bas dans la terre. Quelque chose qui pouvait être un bruissement d’ailes de cuir lui parvint d’assez haut. Où suis-je donc ? Comment le Hayholt peut-il descendre aussi profondément ? Le docteur avait parlé de châteaux sous les châteaux, dans les entrailles du monde. Des châteaux sous les châteaux sous les châteaux… Il s’était arrêté sans même s’en rendre compte et s’était tourné vers l’une des ouvertures qui débouchait dans son couloir. Quelque part dans sa tête, il pouvait imaginer ce à quoi il ressemblait maintenant : sale, débraillé, couvert de boue, balançant doucement la tête comme un demeuré. Un filet de bave pendait de sa lèvre inférieure. La porte qui se dressait devant lui était entr’ouverte ; l’air qui s’en échappait était étrangement parfumé, comme si des fleurs séchées étaient suspendues derrière l’arche noire. Il avança, portant devant sa bouche une main qui lui semblait être un bout de viande inutile, et soulevant à bonne hauteur la sphère de cristal de l’autre main. … ! Magnifique ! Un endroit magnifique… ! C’était une chambre, qui semblait parfaite sous la lumière bleutée, aussi parfaite que si quelqu’un l’avait quittée quelques instants plus tôt. Le plafond était haut, et couvert d’un réseau de nervures délicatement peintes, en une forme qui rappelait un buisson d’épineux, ou un lierre florissant, ou les méandres de mille ruisseaux enchevêtrés. Les fenêtres rondes avaient été brisées par les gravats, qui avaient formé une pile de terre sur les dalles en dessous de ces ouvertures maintenant obstruées, mais le reste de la pièce était intact. Il y avait un lit, miracle de bois subtilement sculpté, et une chaise aussi délicate que les os d’un oiseau. Au centre de la pièce, une fontaine de pierre polie semblait sur le point de résonner sous le joyeux clapotis d’une eau chantante. J’ai trouvé mon abri. Un abri sous la terre. Un lit pour m’endormir, pour dormir et dormir jusqu’à ce que Pryrates et le roi et les soldats aient tous disparu… Il traîna la jambe pour quelques pas de plus et s’approcha du lit, dont la couche était aussi nette et claire que les ailes d’un ange. Un visage se penchait vers lui depuis une niche dans le mur, le visage rayonnant de beauté et d’intelligence d’une femme splendide ; une statue. Quelque chose, pourtant, le surprenait dans ce visage : les traits étaient trop anguleux, les yeux trop profonds et trop larges ; les pommettes fines et hautes. Mais sa beauté était évidente, superbement capturée dans une pierre translucide, son sourire triste et grave fixé pour l’éternité. Lorsqu’il s’approcha de la statue pour toucher son menton délicat de la main, sa jambe effleura le montant du lit, un infime contact aussi imperceptible que si une araignée avait avancé d’un pas. Le lit tomba en poussière. Un instant plus tard, alors qu’une expression d’horreur se peignait sur son visage, le buste dans la niche se réduisit en cendres sous ses doigts, le superbe visage se décomposant dans le temps d’un battement de cœur. Il recula maladroitement d’un pas ; la sphère s’illumina puis sa lumière décrut jusqu’à devenir une pâle lueur. Le claquement de son talon suffit à faire subir le même sort au fauteuil et à la délicate fontaine ; puis le plafond commença à s’effriter, le fin entrelacs peint se décomposant le premier en un nuage de poussière. La sphère vacilla lorsqu’il se précipita vers la porte, et la lumière bleue disparut totalement lorsqu’il plongea vers le couloir. Debout dans l’obscurité, il entendit quelqu’un pleurer. Après une interminable minute, il reprit sa marche dans les ténèbres infinies, se demandant qui pouvait bien avoir encore des larmes à verser. Le temps maintenant avait perdu toute régularité et s’écoulait par à-coups. Quelque part en chemin, il avait abandonné le cristal qui reposerait pour toujours dans l’obscurité, une perle jetée au plus noir des abîmes d’une mer cachée. Dans le dernier carré sensé de ses pensées vagabondes, maintenant que son esprit avait perdu le garde-fou qu’était la lumière, il savait qu’il continuait de descendre. Vers le bas. Vers l’abîme. Vers le bas. Vers où ? Vers quoi ? D’ombre en ombre, comme de juste. Tête-creuse morte, tête-creuse fantôme… Poussé, emporté… Simon pensa à Morgénès, à sa barbe effilée rongée par les flammes, pensa à la comète qui avait baigné le Hayholt de sa lueur rouge… pensa à lui-même, descendant, ou montant peut-être ? à travers des étendues vides et noires, comme une étoile petite et froide. À la dérive. Le néant était absolu. L’obscurité, qui n’avait d’abord été que l’absence de lumière et de vie, s’était maintenant parée de ses propres attributs : étroite et étouffante lorsque les tunnels se rétrécissaient, quand Simon se glissait entre des piles de gravats et des racines envahissantes, ou haute et imposante lorsqu’il traversait des chambres invisibles hantées par le bruissement parcheminé des ailes des chauves-souris. À errer dans ces vastes galeries souterraines, avec pour seul environnement le bruit sourd de ses pas et le contact de la terre des murs, qui s’effritait sous ses doigts, le peu de sens de l’orientation qui lui restait se volatilisa. Il aurait tout aussi bien pu marcher contre les murs, ou voleter au plafond comme une mouche folle, et cela n’aurait fait aucune différence. Il n’y avait plus ni droite ni gauche ; lorsque ses doigts retrouvaient le contact d’un mur, ou une porte menant vers un nouveau couloir, il avançait en tâtonnant et traversait de nouveaux tunnels étroits ou d’immenses réseaux de catacombes dans lesquels ne résonnaient que les piaillements des chauves-souris. Voilà le fantôme d’une tête-creuse ! L’odeur d’eau et de pierre était partout. Son odorat, comme son ouïe, semblait s’être affiné dans le noir de cette nuit absolue, et, tandis qu’il s’enfonçait toujours plus avant dans les entrailles de ce monde d’obscurité sans fin, ses senteurs l’envahirent soudain : le parfum du terreau humide, aussi riche que le pain, et celui morne mais tenace de la roche. Il baignait dans les arômes vivants et vibrants des mousses et des racines, la douce pourriture des petites choses qui vivaient et mourraient. Et, au-dessus de tout cela, pénétrant et se mêlant à tout, flottait l’âcre et puissante odeur de l’eau de mer. De l’eau de mer ? Aveugle, il s’en remit à ses oreilles, guettant le martèlement de l’océan. À quelle profondeur était-il descendu ? Il n’entendait rien que les faibles craquements et grattements qui avaient toujours hanté le couloir et le bruit de sa respiration. S’était-il enfoncé si bas qu’il serait passé même sous les eaux tranquilles du Kynslagh ? Là ! Quelques notes de musique presque imperceptibles, qui carillonnaient un peu plus loin. De l’eau qui gouttait. Il avança donc. Les murs étaient humides. Tu es mort, Simon tête-creuse. Tu n’es qu’un spectre condamné à hanter le vide. Il n’y a pas de lumière. D’ailleurs, ça n’a jamais existé. Tu sens les ténèbres ? Tu entends le néant ? Il n’y a jamais rien eu d’autre. La peur était tout ce qui lui restait, mais c’était déjà quelque chose : c’était la preuve qu’il était vivant. Les ténèbres étaient là, mais Simon aussi ! Ils n’étaient pas une et même chose. Pas encore. Pas tout de suite… Et puis la lumière revint, si progressivement qu’il mit bien longtemps à percevoir la différence. Elle était au départ si faible, si infime, que les points de couleur qui dansaient devant ses yeux inutiles la couvraient par leur intensité. Puis il fut surpris de voir une forme noire devant lui, une ombre plus sombre que le reste. Un nid de gros vers grouillants ? Non. Des doigts… une main… sa main ! Elle se dessinait devant lui, baignant dans une lumière incroyablement fragile. Les parois de l’étroit tunnel étaient couvertes d’une mousse épaisse, et c’est cette mousse qui brillait : un pâle miroitement blanc-vert qui éclairait à peine assez pour voir l’obscurité du tunnel devant lui, et l’ombre de ses mains et de ses bras qui cachaient la lumière. Mais c’était de la lumière ! De la lumière ! Simon rit en silence, et ses ombres nébuleuses s’entrecroisèrent dans le passage. Le tunnel ouvrait sur une autre grande salle. Alors qu’il regardait en l’air, stupéfait par la constellation de mousses rayonnantes qui couvraient le lointain plafond, il sentit une goutte d’eau froide sur son cou. Elle fut suivie de bien d’autres, chaque goutte tombant sur les pierres avec le bruit d’un maillet qui frappe du verre. La pièce voûtée était remplie de hautes colonnes de pierre, épaisses aux extrémités, minces au centre ; certaines étaient aussi fines qu’un cheveu, comme le fil du miel que l’on verse. En entrant dans la salle, il réalisa, dans un recoin de son esprit délabré, que ces sculptures étaient l’œuvre de l’eau sur la roche, et non de la main de l’homme. Pourtant, certains passages ici et là dans la pénombre ne semblaient pas naturels : des angles droits dans les murs couverts de mousse, des ruines de piliers au milieu des stalagmites trop ordonnées pour être accidentelles. Il avançait dans une salle qui avait un jour connu autre chose que le claquement incessant des gouttes d’eau tombant dans des bassins de pierre. Elle avait un jour résonné sous d’autres pas. Mais un jour ne pouvait vouloir dire quelque chose que si le temps existait encore. Il avait marché si longtemps dans l’obscurité qu’il pouvait tout aussi bien avoir franchi les barrières du temps, et se trouver maintenant dans les brumes du futur ou les ombres du passé, ou dans les étendues inexplorées des terres de la folie, comment pouvait-il savoir… ? Il fit un pas de plus mais ne trouva pas le sol lorsqu’il voulut reposer son pied. Une horrible sensation de vide enserra un instant son cœur. Il plongea dans l’obscurité froide et humide, mais sa main se raccrocha au rebord lorsqu’il tomba, et la mare était à peine assez profonde pour que l’eau lui arrivât aux genoux. Il eut l’impression de voir quelque chose armé de pinces se précipiter vers sa jambe alors qu’il remontait sur le chemin, et fut pris d’un frisson qui n’était pas uniquement dû au froid. Je ne veux pas mourir. Je veux revoir le soleil. Pauvre Simon, répondirent ses voix. Fou dans le noir. Tremblant et dégoulinant, il poursuivit sa difficile progression à travers la salle éclairée de vert, portant toute son attention aux trous noirs qui pourraient bien, la prochaine fois, être plus profonds. De faibles lueurs roses ou blanches vacillaient parfois près de la surface des trous qu’il enjambait ou contournait. Des poissons ? Il y aurait es poissons lumineux dans les profondeurs de la terre ? À mesure qu’il passait d’une pièce à une autre, les constructions se faisaient plus visibles sous le manteau de la mousse et de l’érosion. Elles dessinaient d’étranges silhouettes dans la pénombre : des travées déchirées qui avaient pu être des balcons, de grands creux voûtés comblés par une mousse blafarde qui avaient peut-être été des fenêtres ou des portes. Alors qu’il écarquillait les yeux pour mieux voir les détails dans la pénombre, il sentit son regard glisser malgré lui sur le côté ; les formes envahies par la végétation et engoncées dans l’ombre semblaient dans le même temps resplendir des linéaments qui un jour avaient été les leurs. Du coin de l’œil, il vit l’une des colonnes effondrées qui bordaient la galerie soudain dressée, long bloc de pierre blanc entrelacé de fleurs gravées. Lorsqu’il se tourna pour mieux voir, il n’y avait plus à cet endroit qu’un amas de vieilles pierres brisées à moitié recouvertes de mousse et de terre. Les ténèbres s’incurvèrent aux limites de son champ de vision et sa tête lui fit mal. Le sang battait dans ses tempes et le bruit incessant de l’eau qui tombait résonnait maintenant comme autant de coups de marteau dans son crâne. Ses voix revinrent se quereller comme des débauchés excités par une folle musique. Il est fou ! Le garçon est fou ! Ayez pitié, il est perdu, perdu, perdu… ! Nous le reprendrons, petit homme, nous le reprendrons ! Folle tête-creuse ! Alors qu’il s’enfonçait dans un nouveau tunnel descendant, il commença à percevoir d’autres voix dans son crâne, des voix qu’il n’avait encore jamais entendues, à la fois plus réelles et plus irréelles que celles qui avaient longtemps été ses indésirables compagnons. Certaines hurlaient dans une langue qu’il ne connaissait pas, ou n’avait qu’entr’aperçue dans les anciens grimoires de Morgénès. Ruakha, ruakha Asu’a ! Tsi e-isi’ha as-irigú ! Les arbres brûlent ! Où est le prince ? ! Le bois magique est en flammes, le jardinbrûle ! La semi-obscurité se tordait autour de lui, ployait comme s’il s’était trouvé au centre d’une roue folle. Emporté par le mouvement, il tournoya et parcourut la fin du couloir en chancelant ; puis il entra dans une nouvelle pièce, tenant sa tête agonisante de douleur entre ses mains. La lumière était différente ici : de fins rais bleus penchés tombaient des fissures de l’invisible plafond, une lumière qui perçait les ténèbres mais n’éclairait pas la pièce. Il sentit de nouveau l’eau et une étonnante végétation ; il entendit des hommes courir en hurlant, des femmes pleurer, et le choc du métal sur le métal. Dans cette étrange pénombre, le bruit de cette violente bataille l’envahit, mais ne le toucha pas. Il hurla, ou pensa l’avoir fait, mais n’entendit pas le son de sa voix ; juste un écho dans sa tête. Alors, comme pour confirmer sa folie déjà incontestable, d’obscures silhouettes commencèrent à se précipiter dans l’obscurité teintée de bleu ; de puissants hommes barbus tenant des torches et des haches qui pourchassaient des hommes plus frêles armés d’arcs et d’épées. Tous, quels qu’ils soient, étaient aussi transparents et indéfinissables que la brume. Aucun d’entre eux ne toucha ou ne vit Simon, bien qu’il se trouvât au centre de l’action. Jingizu ! Aya’ai ! O Jingizu ! gémit une voix. Mort aux démons sithis ! criait-on un peu partout. Que le feu détruise leur antre ! Ses mains serrées contre ses oreilles ne suffisaient pas à écarter les voix. Il avança en titubant, pour échapper aux formes mouvantes, et finit par tomber à travers un passage, atterrissant de tout son long sur une luisante surface de pierre blanche. Il sentit sous ses doigts la mousse qui avait amorti sa chute, mais ses yeux ne voyaient qu’une blancheur soyeuse. Il rampa plus avant, fuyant toujours les horribles cris de haine et de douleur. Ses doigts sentaient des craquelures et des crevasses, mais la pierre semblait toujours aussi lisse que du verre. Il en atteignit le bord et leva les yeux sur un immense espace uni de vide obscur, qui sentait le temps, la mort, et la patience de l’océan. Un éclat de pierre invisible roula sous ses doigts et tomba en silence pendant un très, très long moment avant de heurter enfin l’eau dans les profondeurs de la nuit. Quelque chose de grand et de blanc brillait au-dessus de lui. Il souleva sa tête lourde et douloureuse du bord du lac et se tourna. À quelques pouces de son visage se trouvaient les premières marches d’un immense escalier de pierre qui montait en spirale le long du mur de la caverne, en tournant autour du lac, et s’élevait à perte de vue. Simon en resta bouche bée, mais un sentiment d’urgence l’envahit et le poussa à se raccrocher aux vestiges d’un vieux souvenir qui s’imposait soudain à lui. Des escaliers. Les Escaliers de Tan’ja. Le docteur m’a dit de chercher les Escaliers… Il rampa désespérément jusqu’à la pierre lisse et fraîche, tout en sachant que sa folie était irrémédiable, ou qu’il était mort et errait dans quelque terrible enfer. Il était sous la terre et l’obscurité l’avait gagné : les voix ne pouvaient exister, pas plus que les guerriers fantômes. Il n’y aurait pas de lumière pour faire briller les marches devant lui comme albâtre sous la lune. Il commença son escalade, s’aidant des mains pour gravir chaque marche, les doigts tremblants et glissants de sueur. Il poursuivit son ascension, tantôt marchant, tantôt se ramassant comme un animal qui s’agrippe désespérément à la pierre, puis détourna un instant son regard de l’escalier. Le lac, ample et silencieux bassin d’ombres immobiles, s’étendait sous lui, au fond d’une vaste salle circulaire bien plus grande que la fonderie. Le plafond était démesurément haut, perdu dans l’obscurité en compagnie des sommets des magnifiques piliers blancs qui bordaient une chambre. Une vague lumière indistincte faisait miroiter les murs bleu océan et vert jade, et atteignait le cadre de hautes fenêtres voûtées qui laissaient entrevoir une inquiétante lueur pourpre. Au centre de la brume nacrée flottait une sombre silhouette vacillante. Elle projetait une aura merveilleuse et terrifiante, et emplit Simon d’un effroi indicible et compatissant. Prince Ineluki ! Ils arrivent ! Les hommes du Nord arrivent ! Lorsque ce dernier cri fervent résonna contre les sombres parois du crâne de Simon, le personnage assis au centre de la pièce leva la tête. Il ouvrit de rouges yeux de braise qui percèrent la brume comme des torches. Jingizu, souffla une voix. Jingizu. Tant de peine. La lueur écarlate flamboya ; un hurlement de peur et de mort s’éleva telle une grande vague. La silhouette noire était dressée au centre de tout cela, tenant en main un objet mince et long. La somptueuse chambre frémit, scintilla comme l’image d’un miroir qui se brise, puis disparut dans le néant. Simon, horrifié, détourna son regard, et ressentit dans toute son âme le sentiment d’une grande perte et d’un terrible désespoir. Quelque chose avait disparu. Quelque chose de beau avait été détruit sans le moindre espoir de retour. Un monde était mort ici, et son dernier cri s’était enfoncé dans le cœur de Simon comme une épée grise. Même sa violente peur avait fait place à la terrible tristesse qui le déchirait et le secouait de violents sanglots, tirant des larmes de réservoirs qu’il croyait depuis longtemps asséchés. Embrassant l’obscurité, il reprit sa difficile ascension, tournant autour de l’immense salle. Plus bas, la bataille-fantôme et la chambre-fantôme avaient rejoint l’ombre et le silence, qui avaient également jeté un voile noir sur son esprit fiévreux. Un million de marches passa sous ses tâtonnements. Un million d’années s’écoula alors qu’il avançait dans le néant, gagné par le désespoir. L’obscurité dehors et l’obscurité en dedans. La dernière chose qu’il ressentit fut le métal sous ses doigts et l’air frais sur son visage. 14. Un Feu sur la Colline Il s’éveilla dans une longue pièce sombre, entouré de formes calmes et endormies. Tout cela n’avait été qu’un rêve, évidemment. Il était de retour dans son lit, au milieu des marmitons et des valets endormis, avec pour seule lumière, l’éclat de la lune qui filtrait en un fin pinceau à travers une fente dans le bois de la porte. Il secoua sa tête douloureuse. Pourquoi est-ce que je dors par terre ? Ces pierres sont si froides… Et pourquoi les autres étaient-ils aussi immobiles, obscures silhouettes pleines de majesté grâce à leurs casques et à leurs boucliers, soigneusement alignés sur leurs lits comme… comme des morts attendant le jugement… ? Ça n’avait été qu’un rêve, n’est-ce pas… !? Le souffle coupé par la terreur, Simon rampa hors de la sombre ouverture du tunnel, vers la fissure blanc-bleu de la porte. L’image des morts, fixée pour toujours dans la pierre immobile au-dessus de leur tombe, ne ralentit pas sa progression. Il poussa de l’épaule la lourde porte de la crypte, et se laissa tomber dans l’herbe longue et humide de l’ancien cimetière. Après les siècles qu’il lui semblait avoir passés dans les sombres profondeurs de la terre, le cercle d’ivoire de la lune qui flottait bien haut dans la nuit au-dessus de sa tête évoquait pour lui un nouveau tunnel, menant cette fois-ci à un endroit frais et lumineux, libre sous le ciel, un pays de rivières resplendissantes et d’oubli. Il baissa la tête et posa le menton par terre : il sentit les brindilles plier sous le poids de son visage. Des doigts rocheux usés par le temps se dressaient de tous côtés derrière les brins d’herbe, tandis que d’autres s’étiraient en plusieurs morceaux fracassés sur le sol, prenant la teinte blanche des os desséchés que leur donnait la lune, sans plus de noms ou de sentiments que les morts anciens dont ils marquaient les tombes. Dans l’esprit de Simon, les quelques heures qui s’étaient écoulées entre les cruels derniers instants passés dans les quartiers du docteur et la réalité humide et nocturne de l’herbe dans laquelle il était allongé étaient aussi intangibles et insaisissables que les nuages presque invisibles qui mouchetaient le ciel. Les hurlements et l’impitoyable brasier, le visage de Morgénès livré aux flammes, les yeux de Pryrates se découpant dans l’obscurité absolue, tout cela était aussi réel que la goulée d’air qu’il venait d’inspirer. Mais le tunnel n’était qu’une souffrance à moitié oubliée, dont le vague souvenir s’estompait, un brouillard de voix et de vain délire. Il savait qu’il y avait eu des murs rêches, des toiles d’araignées, et d’incessants embranchements. Il semblait y avoir eu également des rêves intenses évoquant la tristesse et la mort de quelque chose de beau. Il se sentait maintenant aussi vide et sec qu’une feuille d’automne, fragile et sans force. Il lui semblait se rappeler qu’il avait rampé à la fin, ce qui était plus que vraisemblable au vu de ses genoux, de ses coudes douloureux et de ses vêtements déchirés, mais un voile obscur s’était déposé sur sa mémoire. Ces souvenirs-là n’avaient plus de réalité tangible. Il en allait tout autrement du cimetière dans lequel il était étendu, sous le regard bienveillant de la lune. Le sommeil pointait délicatement à la base de sa nuque, l’attirant de ses doigts délicats et puissants, mais il le repoussa et se redressa doucement sur les genoux en secouant la tête. Il ne devait pas s’endormir ici : autant qu’il pût le savoir, personne ne l’avait poursuivi par la porte obstruée de la chambre de Morgénès, mais cela ne voulait pas dire grand-chose. Ses ennemis avaient des soldats, des chevaux, et l’autorité du roi. Toute somnolence fut écartée par la peur et une colère puissante. Ils lui avaient volé son monde et ses amis, ils ne lui prendraient pas sa vie et sa liberté. Il se releva prudemment et regarda autour de lui, s’appuyant sur les pierres d’une tombe le temps de retrouver son équilibre et d’essuyer les dernières larmes de fatigue et de peur. Les murs de la ville d’Erchester s’étendaient à près d’une demi-lieue, ceinture de pierre baignée par la lumière de la lune qui séparait les citoyens endormis du cimetière et du reste du monde. La Route de Wealdhelm s’étalait devant les portes de la ville : Simon pouvait la voir à sa droite serpenter vers les collines du nord ; à sa gauche, elle longeait la rivière Ymstrecca à travers les champs et les prés en dessous de Swertclif, puis traverserait Falshire avant de s’enfoncer vers les grasses prairies de l’Est. Il semblait évident que les villes où passait la grand-route seraient les premiers endroits que visiterait la Garde erkynéenne à la recherche d’un fugitif. De plus, la route sillonnait sur une grande partie de son trajet les terres cultivées des fermes d’Hasu Vale, où il serait très difficile de trouver un abri s’il devait précipitamment se cacher. Tournant le dos à Erchester, et au seul foyer qu’il ait jamais connu, Simon boitilla à travers le cimetière, vers ses longs coteaux. Ses premiers pas déclenchèrent une intense vague de douleur à la base de son crâne, mais il savait qu’il serait préférable d’ignorer les maux du corps et de l’âme un temps encore, et qu’il devait fuir aussi loin que possible du château tant qu’il faisait encore nuit : il s’inquiéterait de son avenir lorsqu’il aurait trouvé un abri sûr pour s’allonger. Tandis que la lune continuait sa course dans le ciel chaud et qu’approchait minuit, les pas de Simon devenaient de plus en plus lourds. Le cimetière semblait n’avoir pas de fin ; d’ailleurs, il avait atteint la surface bosselée des premiers coteaux depuis un moment déjà, et pourtant il marchait toujours entre les dents de pierre usées, certaines dressées et solitaires, d’autres penchées les unes sur les autres comme des vieillards poursuivant un colloque sénile. Il se fraya un chemin sinueux entre les tombes, trébuchant souvent sur le terrain inégal et herbeux. Chaque pas devint un petit combat, comme s’il marchait dans l’eau. Titubant de fatigue, il se prit encore une fois le pied dans une pierre effleurant à peine le sol et dissimulée par la végétation, et tomba lourdement. Il essaya de se relever, mais ses membres étaient aussi lourds que des sacs de sable mouillé. Après avoir rampé sur une courte distance, il s’adossa contre un monticule de terre couvert de hautes herbes. Quelque chose de dur s’enfonçait dans son dos : il se recroquevilla donc sur le côté, mais sa position était presque aussi désagréable, car il reposait maintenant sur le manuscrit de Morgénès, toujours enfoncé dans sa ceinture. Les yeux à moitié fermés par l’épuisement, il inclina la tête vers sa première source de gêne. C’était un bout de métal, rongé par la rouille, piqueté de petits trous comme du bois infesté de vers. Il essaya de le tirer, mais il était profondément enfoncé dans fa terre. Peut-être que le reste de l’objet, quel qu’il soit, était enterré dans ce monticule ? C’était petit-être la pointe d’une lance, ou une boucle de ceinture, ou quelque ornement de costume dont le propriétaire avait depuis bien longtemps nourri l’herbe qui le recouvrait ? Simon songea un instant à tous les corps qui reposaient dans le sol, dont la chair avait été un jour pleine de vie mais qui se décomposait maintenant dans le silence et l’obscurité. Lorsque le sommeil le rattrapa, son esprit était déjà de retour sur le toit de la chapelle. Sous ses pieds s’étendait le château… mais ce château-là était fait de terreau friable et humide et de racines blanches enchevêtrées. Les habitants du château dormaient tous sans jamais se réveiller mais s’agitaient dans leur sommeil en entendant Simon marcher sur les toits au-dessus de leur tête… Il marchait maintenant, ou rêvait qu’il marchait, le long d’une rivière noire dont les eaux faisaient grand bruit, mais qui ne reflétait aucune lumière, comme de l’obscurité liquide. Il était cerné par la brume, et ne pouvait rien discerner de l’endroit qu’il arpentait qu’une très faible lueur. Il entendait de nombreuses voix dans l’obscurité derrière lui ; leur murmure se mêlait au bruit de l’eau et se rapprochait comme le vent dans les feuilles. Il n’y avait ni brume ni brouillard sur l’autre rive. Il pouvait voir qu’elle était couverte d’herbe, au-delà de laquelle se trouvait un bosquet opaque planté d’aulnes, qui courait jusqu’au pied d’une colline. Tout le paysage au-delà de la rivière était sombre et humide, comme découvert à l’aube ou au crépuscule ; il sembla bientôt évident qu’il s’agissait du soir, car les collines proches se mirent à résonner du chant solitaire et distant d’un rossignol. Tout y paraissait fixe et immuable. Il scruta les alentours par-dessus le murmure de l’eau noire, et vit une silhouette qui se tenait sur l’autre rive : une femme vêtue de gris, ses longs cheveux droits couvrant les côtés de son visage. Elle tenait quelque chose serré contre sa poitrine. Lorsqu’elle tourna son regard vers lui, il vit qu’elle pleurait. Il avait l’impression de la connaître. « Qui êtes-vous ? » cria-t-il. Sa voix tomba dès que les mots sortirent de sa bouche, avalée par le sifflement de la rivière. La femme le regarda de ses grands yeux noirs comme si elle essayait de mémoriser chaque ligne de son visage et de son corps. Puis elle parla. « Seoman. » Sa voix était faible et vide, comme si ses mots avaient dû traverser un long tunnel. « Pourquoi n’es-tu pas venu me rejoindre, mon fils ? Le vent est glacial et funèbre, et je t’attends depuis si longtemps. » « Maman ? » Simon sentit un froid terrible l’envahir. Le bruit de la rivière devint omniprésent. Elle parla de nouveau. « Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes vus, mon bel enfant. Pourquoi ne viens-tu pas à moi ? Pourquoi ne viens-tu pas sécher les larmes d’une mère ? Le vent est glacial, mais la rivière est douce et chaude. Viens… Ne veux-tu pas traverser pour me rejoindre ? » Elle tendit les bras vers lui ; sa bouche s’ouvrit en un sourire. Simon avança vers elle, vers sa mère perdue qui l’appelait, il marcha vers la rive, s’approcha de la rivière noire. Ses bras s’ouvraient pour lui, pour son fils… Alors Simon vit que ce qu’elle avait serré dans ses bras, ce qu’elle tenait maintenant au bout d’une main tendue, était une poupée… une poupée faite de feuilles et de joncs et de brins d’herbes. Mais la poupée était noircie, les feuilles desséchées étaient recroquevillées sur leur lige, et Simon sut soudain que rien de vivant ne pouvait traverser cette rivière vers le pays du crépuscule. Il s’immobilisa au bord de l’eau et regarda à ses pieds. Au fond de la rivière d’encre brillait une faible lueur ; lorsqu’il l’observa, elle remonta vers la surface et se transforma en trois fines silhouettes luisantes. Le bruit de la rivière changea, et devint une musique surnaturelle. L’eau se souleva et se mit à bouillir, dissimulant la véritable apparence des trois formes, mais il lui sembla que, s’il le désirait, il lui suffisait de s’avancer pour les toucher… « Seoman… ! » cria de nouveau sa mère. Il leva les yeux et la vit s’éloigner, s’estomper rapidement comme si son monde était un torrent qui refluait soudain. Ses bras étaient désespérément tendus vers lui, et sa voix portait le poids d’une extraordinaire solitude, semblable au besoin de chaleur que ressent le froid, à l’impossible désir de lumière de l’obscurité. « Simon… Simon… ! » C’était un cri de détresse, le gémissement du désespoir. Il se redressa d’un coup pour s’asseoir dans l’herbe au pied de l’ancien cairn. La lune était encore haute, mais la nuit était devenue plus froide. Des boucles de brume caressaient les stèles brisées autour de lui tandis que son cœur battait sur un rythme effréné. « … Simon… » Ce cri n’était qu’un murmure, et provenait de l’obscurité. C’était une forme grise, certainement, et une voix de femme qui l’appelait faiblement depuis le cimetière qu’il venait de traverser ; une vague silhouette grise, un simple mouvement dans la brume qui serpentait entre les sépultures, mais, à sa vue, Simon eut l’impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Il partit en courant à travers le coteau, courut comme si le Diable lui-même le poursuivait, ses griffes tendues vers lui. La masse sombre de Thisterborg apparut au-dessus de la brume, les tombes étaient partout, et Simon courait, courait, courait… Un millier de battements de cœur plus tard, il ralentit enfin pour passer à une marche incohérente et pantelante. Il n’aurait pu courir plus longtemps, même s’il avait effectivement été la proie du seigneur des démons : il était épuisé, tremblant, et affamé. La peur et la confusion pesaient sur ses épaules comme un manteau de plomb ; le rêve l’avait tellement effrayé qu’il était plus faible encore qu’avant d’avoir dormi. Avançant d’un pas lourd, le château toujours dans son dos, il sentit tous les souvenirs des jours meilleurs lui échapper soudain, ne lui laissant plus rien que le plus ténu des liens avec le monde de la lumière et de l’ordre et de la sécurité. À quoi ressemblaient déjà les jours où je me couchais tranquillement dans la paille ? Il n’y a plus rien dans ma tête, maintenant. Plus rien que des mots. Est-ce que j’étais heureux d’être dans le château ? Est-ce que j’y dormais, courais et mangeais et parlais et… ? Je ne crois pas. Je crois que j’ai toujours marché entre les tombes sous la lune, ce blanc visage. Toujours marché et marché comme le solitaire et pitoyable spectre d’une tête-creuse, marché et marché… Le tremblement soudain d’une flamme en haut de la colline interrompit ses tristes pensées. Le chemin qu’il suivait montait depuis un moment déjà, et il avait presque atteint la base de l’imposant Thisterborg : son impénétrable manteau de grands arbres assombrissait encore sa masse obscure. Mais un feu brûlait derrière la crête de la colline, un signe de vie face au cimetière, à l’humidité, et à tous ces siècles de mort. Il força le pas, du moins autant qu’il le pouvait dans son état présent. C’était peut-être le feu de camp d’un berger, une bonne flambée pour éloigner la nuit. Ils ont peut-être à manger ! Un jarret de mouton… Un quignon de pain… Il dut se pencher en avant. Ses entrailles se retournaient et se serraient à l’idée de se nourrir. Combien de temps s’était-il écoulé ? Seulement le dernier souper… ? C’était difficile à imaginer. Même s’ils n’ont rien à manger, ce serait magnifique d’entendre de nouveau des voix, de se réchauffer devant un feu… un feu… Le souvenir d’autres flammes lui revint soudain en mémoire, torturant d’une autre manière son estomac. Il grimpa à travers les arbres et les broussailles. La base du Thisterborg était couverte de brume, comme si la colline était une île qui se serait arrachée à une mer grise et cotonneuse. Lorsqu’il approcha du sommet, il aperçut les formes émoussées des Pierres de la Colère qui couronnaient la colline, leur pourtour gravé contre le ciel par la lumière rougeâtre. D’autres pierres. Des pierres, et encore d’autres pierres. Qu’avait dit Morgénès, au sujet de cette nuit ? S’il s’agissait encore de la même nuit, de la même obscurité percée des mêmes étoiles. Comment l’avait-il appelée ? La Nuit des Pierres. Comme si les pierres elles-mêmes la célébraient. Comme si, tandis qu’Erchester dormait derrière ses fenêtres fermées et ses portes verrouillées, les pierres avaient leur jour férié. Dans son esprit fatigué, Simon pouvait les voir danser, les imaginait se saluant et voltigeant, tournant lentement… Idiot ! pensa-t-il. Tu divagues, ce qui n’est pas étonnant. Tu as besoin de nourriture et de sommeil : sinon tu deviendras vraiment fou ; quoi que cela veuille dire… Être toujours en colère ? N’avoir jamais peur de rien ? Il avait vu une folle, une fois, sur la Place de la Victoire, mais elle agrippait juste un paquet de chiffons et se balançait sur elle-même, sa gorge vibrant d’une mélopée monocorde. Fou sous la lune. Folle tête-creuse. Il atteignit les derniers arbres qui entouraient le sommet. L’air était immobile, sans le moindre souffle de vent, comme s’il attendait : Simon sentit un frisson parcourir son cuir chevelu. Il lui sembla soudain qu’il serait judicieux de ne pas faire de bruit, et d’aller jeter un œil prudent sur ces bergers plutôt que d’émerger brusquement des broussailles comme un ours en colère. Il se rapprocha de la lumière tout en restant à couvert, et se glissa sous les branches emmêlées d’un chêne renversé par le vent. Juste au-dessus de lui, les Pierres de la Colère surplombaient la colline, cercles concentriques de hauts piliers sculptés par l’orage. Il pouvait maintenant voir un groupe de silhouettes humaines réunies autour d’un feu allumé au centre des cercles de pierres, de lourdes capes sur leurs épaules. Quelque chose, chez eux, exprimait une sorte de raideur ou d’embarras, comme s’ils attendaient une chose dont on sait qu’elle doit venir mais qui n’est pas forcément désirée. Vers le nord-est, à l’extérieur des cercles de pierres, le sommet du Thisterborg se resserrait. Là, l’herbe et la bruyère battues par les vents se cramponnaient à la bande de terre qui partait des pierres, bifurquait vers le nord, et s’enfonçait enfin sur le flanc de la colline, hors de portée de la lumière des flammes. Les yeux fixés sur tous ces hommes aussi immobiles que des statues, Simon sentit la peur s’insinuer de nouveau dans son cœur. Pourquoi ne bougeaient-ils pas ? Étaient-ils des hommes de chair et de sang, ou bien d’étonnantes représentations sculptées des démons des collines ? L’une des silhouettes s’avança vers le feu et l’attisa de la pointe d’un bout de bois. Les flammes bondirent, et Simon vit que celui-là, au moins, était humain. Il rampa furtivement plus avant, s’arrêtant en bordure du dernier cercle de pierres. La lumière du feu s’accrocha un court instant avec un éclat rougeâtre sur le métal qu’avait jusqu’ici dissimulé la cape de l’une des silhouettes les plus proches : le berger portait une cotte de mailles. L’immense ciel nocturne parut soudain se contracter, rétrécir jusqu’à n’être plus qu’une enveloppe qui se refermait sur lui pour l’emprisonner. Ces hommes étaient une dizaine, et tous portaient ce genre d’armure : ils faisaient partie de la Garde erkynéenne, Simon en était maintenant certain. Il se maudit amèrement : il avait marché droit vers leur feu, comme un papillon de nuit qui se jette dans la flamme d’une bougie. Pourquoi suis-je toujours aussi stupide ? Un léger vent nocturne se leva, soulevant les flammes vers le ciel comme un fanion de feu. Les dix gardes en cape et capuche se retournèrent à l’unisson, lentement et presque à contrecœur, pour fixer des yeux l’obscurité à l’extrémité nord du sommet. Puis Simon l’entendit à son tour. Par-dessus le sifflement du vent qui courbait les herbes et agitait doucement les branches des arbres lui parvint un frémissement, qui s’amplifia graduellement, presque imperceptiblement : le craquement souffreteux des roues d’un chariot de bois. Une forme massive, se détachant peu à peu de l’obscurité, approchait du sommet de la colline par le flanc nord. Les gardes s’éloignèrent de ce secteur pour venir se masser autour du feu, du côté le plus proche de Simon ; aucun d’entre eux n’avait encore prononcé le moindre mot. Des formes pâles et vagues, qui devinrent lentement des chevaux, apparurent à la limite du cercle lumineux que projetaient les flammes ; puis le grand chariot noir qui les suivait se détacha à son tour de l’obscurité. Il était encadré de silhouettes encapuchonnées de noir, quatre en tout, qui avançaient à la même vitesse de cortège funèbre que le chariot. La lumière fluctuante révéla une cinquième silhouette, perchée cette fois-ci sur le chariot, et inclinée vers le groupe de chevaux aussi blancs que la glace. Ce dernier personnage semblait plus grand que les autres, et plus sombre aussi, comme si un manteau d’obscurité l’enveloppait ; son immobilité même semblait lourde des menaces d’un pouvoir aussi mystérieux que puissant. Les gardes ne bougeaient toujours pas, mais gardaient tous les yeux fixés dans la même direction. Seul le crissement des roues du chariot venait percer le silence. Simon, pétrifié, sentait une pression froide dans sa tête et une incroyable étreinte tenailler ses entrailles. Ce n’est qu’un rêve, un cauchemar… Mais pourquoi suis-je incapable de bouger ?! Le chariot noir et sa suite s’immobilisèrent dès qu’ils furent entrés dans le cercle de lumière. L’un des quatre personnages marchant à ses côtés leva le bras, sa manche noire retombant juste assez pour révéler une main et un poignet aussi fins et blancs que ceux d’un squelette. Sa voix était aussi froide que l’argent, aussi atone que le craquement de la glace. « Nous sommes ici pour satisfaire au pacte. » Une vague d’agitation parcourut le petit groupe qui avait attendu. L’un d’entre eux s’avança. « C’est également pour cela que nous sommes ici. » Observant cet extravagant spectacle sans pouvoir réagir, Simon ne fut même pas surpris de reconnaître la voix de Pryrates. Le prêtre abaissa sa capuche ; la lumière du feu dessina l’arc de son front et souligna la profondeur squelettique de ses orbites. « Nous sommes ici… comme entendu », continua-t-il. Sa voix avait-elle tremblé ? « Avez-vous apporté ce qui était promis ? » Le bras squelettique se tendit en arrière vers la masse sombre du chariot. « Nous avons tenu parole. Et vous ? » Pryrates hocha la tête. Deux des gardes se penchèrent en avant et redressèrent un fardeau informe qui reposait dans l’herbe, pour le tirer en avant et le déposer aux pieds de l’alchimiste. « Le voici », dit-il. « Vous pouvez apporter le cadeau de votre maître. » Deux des silhouettes drapées de longues robes sombres se retournèrent vers le chariot et en tirèrent délicatement un long objet noir. Lorsqu’ils l’apportèrent, le portant chacun à une extrémité, un vent mordant se leva et siffla par-dessus le sommet de la colline. Les robes noires se gonflèrent, et la capuche du porteur le plus proche du feu retomba en arrière, révélant une masse de poils blancs brillants. Le visage découvert pour un bref instant était aussi délicat qu’un masque ciselé dans l’ivoire le plus fin et le plus raffiné. La capuche fut précipitamment rabattue. Que sont ces créatures ? Des sorcières ? Des fantômes ? Derrière son abri de pierre, Simon releva une main tremblante pour faire le signe de l’Arbre. Les renards blancs… Morgénès avait parlé des renards blancs… Pryrates, des démons, ou quoi qu’ils pussent être, tout cela était trop. Ça ne pouvait être qu’un rêve ; il n’avait pas quitté le cimetière. Il pria qu’il en soit ainsi, et ferma les yeux pour faire disparaître ces visions contre nature… mais le sol sous ses pieds avait l’odeur âcre et aisément reconnaissable de la terre humide, et il pouvait entendre les craquements du feu. Lorsqu’il ouvrit les yeux, le cauchemar était toujours là. Que se passe-t-il ? Les deux formes étranges, toujours enfoncées dans l’ombre de leur robe, atteignirent finalement le bord du cercle de flammes ; tandis que les gardes reculaient, ils déposèrent leur charge et firent un pas en arrière. C’était un cercueil, ou du moins en avait la forme, mais n’était haut que de la largeur de trois mains. Une lueur bleutée et spectrale semblait couver le long de son rebord. « Veuillez présenter maintenant ce que vous avez promis », dit la plus proche des créatures. Pryrates fit un signe, et la masse posée à ses pieds fut traînée en avant. Lorsque les soldats s’écartèrent, l’alchimiste retourna le paquet de la pointe de sa botte. C’était un homme, bâillonné et les poignets liés. Simon mit un certain temps à reconnaître le visage rond et pâle du comte Breyugar, le Seigneur Connétable. De l’intérieur de sa robe, la créature observa le visage tuméfié de Breyugar pendant un laps de temps qui parut interminable. Son expression était entièrement dissimulée dans l’ombre, mais la colère qui pointait dans sa voix était reconnaissable malgré son ton clair et surnaturel. « Ça ne semble pas être ce qui était promis. » Pryrates se pencha légèrement sur le côté, comme pour échapper un peu au regard invisible de la créature. « Celui-ci est responsable de la fuite de celui qui était promis », dit-il en laissant poindre une certaine inquiétude. « Il prendra donc sa place. » Un autre personnage se fraya un chemin entre les gardes, et vint se poster au côté de Pryrates. « Promis ? Qu’est-ce que tout cela ? Qui était promis ? » Le prêtre fit un signe apaisant de la main, mais son visage était sévère. « S’il vous plaît, Sire, je crois que vous le savez. S’il vous plaît. » Élias tourna violemment la tête vers son conseiller. « Le sais-je vraiment, prêtre ? Qu’as-tu promis en mon nom ? » Pryrates s’inclina vers son maître ; sa voix rauque prit une intonation blessée. « Mon Seigneur, vous m’avez chargé de faire ce qui était nécessaire pour cette rencontre. Je l’ai fait… ou l’aurais fait, si ce cenit… » il frappa du pied le corps immobilisé de Breyugar, « n’avait failli à son devoir envers son souverain. » L’alchimiste releva les yeux vers la robe noire qui se dressait devant lui, et dont l’impassibilité s’accompagnait malgré tout d’une certaine impatience. Le visage de Pryrates s’assombrit. « S’il vous plaît, mon roi. Celui dont nous parlons a disparu ; cela n’a donc plus d’importance. S’il vous plaît. » Il posa une main légère sur l’épaule d’Élias. Il l’écarta, observant le prêtre depuis l’ombre de sa capuche, mais ne dit rien de plus. Pryrates se retourna une fois de plus vers son interlocuteur. « Nous vous offrons celui-ci… Son sang est noble. Son ascendance est de haute lignée. » « De haute lignée ? » demanda la sombre créature, puis ses épaules se soulevèrent comme s’il riait. « Ah oui, cela est très important. Sa famille couvre-t-elle de nombreuses générations d’hommes ? » La capuche sombre se retourna et sembla croiser le regard invisible de ses compagnons. « Évidemment », dit Pryrates, qui semblait déconcerté. « Des centaines d’années. » « Notre maître en sera certainement très heureux. » Puis il laissa effectivement échapper un éclat de rire, un trille aussi tranchant et effilé qu’une lame qui fit reculer Pryrates d’un pas. « Nous pouvons commencer. » Le prêtre regarda Élias, qui ôta sa capuche. Simon sentit le ciel menaçant se resserrer plus près encore. Le visage du roi, pâle même sous cette lumière, semblait flotter dans l’espace. La nuit tourbillonna, et le regard impassible du roi but la lumière comme un miroir dans un couloir éclairé par des torches. Puis Élias hocha la tête. Pryrates s’avança, prit Breyugar par le col et le tira jusqu’au cercueil ; puis il le laissa tomber à terre. Le prêtre ouvrit sa cape d’un ample mouvement du bras, découvrant la longue flamme rouge de sa robe, et plongea la main dans ses replis pour en retirer une longue arme courbée comme une faucille. Il la souleva devant ses yeux, tout en faisant exactement face au point le plus au nord du cercle de pierres, puis commença à psalmodier, sa voix prenant de l’ampleur et de l’autorité : À l’Obscur, qui est maître de ce monde : Qui enfourche les Cieux du Nord : Vasir Sombris, feata concordin ! Au chasseur Noir, Qui possède la Main de glace, Vasir Sombris, feata concordin ! Au Roi de l’Orage, le Tout-Puissant Le Seigneur de la Montagne, Gelé et Brûlant, Dormant et Conscient, Vasir Sombris, feata concordin ! Les créatures en robe noire commencèrent à se balancer, à l’exception de celle qui se trouvait sur le chariot, qui restait aussi impassible et immobile que les Pierres de la Colère. Un sifflement s’échappa bientôt de leurs rangs et se mêla au vent nouveau qui venait de se lever. « Écoutez Votre suppliant ! » cria Pryrates, « Le scarabée sous Votre talon noir ; La mouche entre vos doigts froids ; Le murmure de la poussière dans Votre ombre infinie ; Oveiz mei ! Entendez-moi ! Timior cuelos exaltat mei ! Père de l’Ombre, que le pacte soit scellé ! La main de l’alchimiste plongea et attrapa la tête de Breyugar. Le comte, qui était resté immobile à ses pieds, se propulsa soudain vers l’avant et s’enfuit, laissant Pryrates surpris avec rien d’autre dans la main qu’une poignée de cheveux ensanglantés. Simon, désespéré, regarda le Seigneur Connétable aux yeux fous se précipiter droit vers sa cachette ; il entendit à peine les hurlements furieux de Pryrates. La nuit qui l’encerclait paralysait sa respiration et sa vision. Deux gardes se précipitèrent à la poursuite de Breyugar. Le comte n’était qu’à quelques pas de lui, gêné dans sa course par ses mains liées, lorsqu’il trébucha et tomba lourdement à terre. Il frappa des jambes et souffla comme un soufflet de forge à travers le bâillon tandis que les gardes se jetaient sur lui. Simon s’était recroquevillé derrière la pierre qui l’abritait, et son cœur battait si fort qu’il était certain que sa poitrine allait exploser. Il essaya désespérément de maîtriser le tremblement qui agitait jusqu’à ses jambes. Les gardes, assez proches maintenant pour qu’il puisse les toucher, maîtrisèrent Breyugar et le remirent sur pied en jurant. L’un d’entre eux tira son épée et frappa le comte du plat de la lame. Simon pouvait voir Pryrates qui fixait la scène des yeux depuis le cercle de lumière, et le visage blême et fasciné du roi derrière lui. La lutte s’était achevée et les gardes ramenaient le corps flasque de Breyugar vers le feu, mais le regard de Pryrates restait vissé à l’endroit où le comte était tombé. Qui est là ? La voix sembla filer sur les ailes du vent pour se loger sans hésitation dans la tête de Simon. Pryrates le regardait ! Il ne pouvait pas ne pas le voir ! Sors, qui que tu sois. Je t’ordonne de te montrer. Les créatures en robe noire se mirent à émettre un sinistre bourdonnement modulé, et Simon résista à la volonté de l’alchimiste. Il se souvint de ce qui avait failli lui arriver dans le réduit de la réserve, et s’arc-bouta en faisant appel à toute sa volonté. Mais il était affaibli, aussi vide d’énergie qu’un linge tanné. Sors, répéta la voix, et une force inquisitrice s’approcha pour toucher son esprit. Il la combattit, tentant de garder fermées les portes de son âme, mais cette force était bien plus puissante que lui. Il lui suffisait de le trouver, de l’attraper… « Si le pacte ne vous convient plus », dit une voix ténue, « alors brisons-le maintenant. Il est dangereux de laisser le rituel interrompu ; très dangereux. » C’était la créature derrière Pryrates qui avait parlé, et Simon put sentir les pensées inquisitrices du prêtre rouge se disperser. « Que… quoi ? » Pryrates s’exprimait comme un homme qui vient de se réveiller. « Vous n’avez peut-être pas conscience de ce que vous accomplissez ici », siffla la forme obscure. « Vous ne comprenez peut-être pas qui et quoi sont impliqués dans ce pacte. » « Non, je… Oui, je comprends… » balbutia le prêtre ; sans savoir comment, Simon pouvait ressentir sa nervosité, comme s’il s’agissait d’une odeur. « Vite », il se tourna vers les gardes. « Amenez-moi ce sac d’ordures. » Les gardes tirèrent leur fardeau jusqu’à le déposer à ses pieds. « Pryrates… » commença le roi. « S’il vous plaît, Votre Majesté, nous n’en avons plus que pour un instant. » Simon s’aperçut avec horreur qu’une partie des pensées de Pryrates était encore en lui, un dernier fil perdu que le prêtre n’avait pas retiré : il avait presque en bouche les espérances et l’impatience de l’alchimiste lorsqu’il souleva la tête de Breyugar, pouvait presque sentir le prêtre entrer en résonance avec les voix des créatures. Et il ressentait également quelque chose d’autre, un coin glacé fait d’horreur pure qui s’enfonçait peu à peu dans son esprit fragile et sensible. Un autre inexprimable était présent ce soir ; quelque chose se cachait dans la nuit. Cela flottait au-dessus du sommet de la colline comme un nuage étouffant, et brûlait à travers le personnage assis sur le chariot comme une flamme noire et invisible, mais se dissimulait aussi au cœur des pierres dressées là, tout en partageant avec elles son extraordinaire intensité. L’épée courbe se dressa. Durant un instant, l’éclat pourpre de la lame forma une seconde lune dans le ciel ; un très ancien croissant de lune rouge. Pryrates hurla une longue incantation dans une langue aiguë que Simon ne pouvait comprendre. « Aí Samu’sitech’a ! Ai Nakkiga ! » L’épée courbe retomba et Breyugar s’affaissa en avant. Un jet de sang pourpre jaillit de sa gorge, éclaboussant l’intérieur du cercueil. Durant un instant, le corps du Seigneur Connétable que maintenait la main du prêtre fut pris de violentes secousses, puis retomba, aussi flasque qu’une anguille ; le flux sombre continua de recouvrir le couvercle noir. Lié malgré lui par l’étrange interaction mentale, Simon ressentit l’exaltation affolée de Pryrates. Et, au-delà de ce sentiment intense et repoussant, il sentit l’autre, ce quelque chose froid, sombre et horriblement vaste. Son âme ancienne chantait d’une joie obscène. L’un des soldats vomissait, et, n’était la molle torpeur qui le paralysait et le réduisait au silence, Simon en aurait fait de même. Pryrates repoussa le corps du comte ; Breyugar s’effondra en un tas incohérent, ses doigts aussi pâles que des huîtres tournés vers le ciel. Le sang fumait sur le coffre noir, et la lueur bleue brillait plus fort. L’éclat qu’elle projetait par l’interstice augmenta d’intensité. Lentement, affreusement, le couvercle commença à s’ouvrir de lui-même, comme poussé de l’intérieur. Usires au Nom sacré, Qui m’aime, Usires au Nom sacré, Qui m’aime ; les pensées de Simon hurlaient dans sa tête, se heurtant dans leur panique ; Aidez-moi, aidez-moi, aidez, c’est le Démon qui est dans cette boîte, il va sortir, aidez-moi sauvez-moi oh aidez… C’est fait. C’est fait ! Toujours dans sa tête, mais d’autres pensées, qui n’étaient pas les siennes, il est trop tard pour reculer, maintenant. Trop tard. Le premier pas. La plus froide et la plus terrible pensée de toutes ; Et ils vont payer, et payer, et payer… Tandis que le couvercle s’ouvrait, la lumière s’échappa ; un indigo vibrant mêlé de gris brumeux et de pourpre maussade, une couleur flétrie qui pulsait et brillait d’un éclat éblouissant. Le couvercle retomba enfin, et le vent devint plus sec, comme s’il avait eu peur, comme s’il avait été écœuré par le rayonnement de la longue boîte noire. Ce qu’elle contenait fut enfin visible. Jingizu, murmura une voix dans la tête de Simon, Jingizu… C’était une épée. Elle était couchée dans la boîte, aussi mortelle qu’une vipère. Elle aurait pu être noire, mais la puissance de son éclat dissimulait sa noirceur, lui donnant presque une teinte grisée, comme de l’huile flottant sur de l’encre. Le vent hurla. Elle vibre comme un cœur, le cœur de toutes les peines… Simon l’entendit chanter dans sa tête, d’une voix aussi horrible que belle, aussi séductrice que des griffes qui lui effleureraient gentiment le dos… « Prenez-la, Sire ! » exhorta Pryrates à tous les vents. Fasciné et impuissant, Simon souhaita soudain avoir la force de la prendre lui-même. Pourquoi pas ? Un sentiment de puissance l’avait soudain envahi, chantant pour lui, chantant les trônes du pouvoir et la joie des désirs assouvis. Élias, hésitant, fit un pas en avant. Un par un, les soldats s’écartèrent précipitamment, pour aller pleurer ou prier plus loin, au flanc de la colline ; cherchant l’abri de l’obscurité et des arbres. En quelques instants, il ne resta plus au sommet que Élias et Pryrates, Simon tapi dans sa cachette, et les créatures et leur épée. Élias fit un pas de plus, qui l’amena au-dessus de la boîte. La peur écarquillait ses yeux ; il semblait être la proie d’un doute atroce, et ses lèvres s’agitaient sans qu’il prononçât le moindre mot. Les doigts invisibles du vent soulevaient sa cape, et les brins d’herbe glissaient sur ses chevilles. « Vous devez la prendre ! » dit de nouveau Pryrates. Élias regarda l’alchimiste comme s’il le voyait pour la première fois. « Prenez-la ! » Les mots que prononçait Pryrates dansaient frénétiquement dans la tête de Simon, comme des rats dans une maison en feu. Le roi se pencha et tendit la main devant lui ; la convoitise de Simon tourna à l’horreur lorsqu’il entendit exprimer toutes les forces du néant dans le chant noir et sauvage de l’épée. Non ! Il ne faut pas ! Ne s’en rend-il pas compte ? Il ne faut pas ! Tandis que la main d’Élias s’approchait de l’épée, le cri du vent persistait. Les quatre silhouettes immobiles encadraient le chariot, et la cinquième semblait s’enfoncer dans une obscurité toujours plus profonde. Simon se coula dans le sommet de la colline jusqu’à en faire partie intégrante. Élias agrippa la poignée et sortit l’épée du coffre d’un mouvement souple. Lorsqu’il la maintint devant lui, la peur disparut de son visage, et ses lèvres s’ouvrirent en un sourire idiot qu’il n’aurait pu refréner. Il porta haut l’épée ; une lueur bleutée parcourait son tranchant, la dessinant contre le noir du ciel. La voix d’Élias ressemblait à un gémissement de plaisir. « Je… prendrai le cadeau du maître. Je… j’honorerai notre pacte. » Lentement, tenant l’épée devant lui, il s’inclina et posa un genou à terre. « Nous vous saluons, Ineluki, Roi de l’Orage ! » Le vent bondit de nouveau, hurlant. Simon recula, s’éloigna du feu et du sommet de la colline, tandis que les quatre créatures en robe noire levaient leurs bras blancs, scandant : « Ineluki ai ! Ineluki ai ! » Non ! pensa Simon, l’esprit troublé, le roi… Tout est perdu ! Cours, Josua ! La peine… la peine sur toutes les terres… Sur le chariot, la cinquième silhouette commença à se contorsionner. Sa robe noire tomba et révéla une forme faite d’une lumière brûlante et cramoisie, qui claquait comme une grand’voile en feu. Une effroyable peur spectrale se mit à sourdre de cette chose qui commença à grandir devant les yeux terrifiés de Simon ; incorporelle, elle gonfla et s’étendit, devenant toujours plus grande, jusqu’à ce que sa masse menaçante emplisse le ciel, créature faite de vent hurlant et de lumière rougeâtre. Le Diable est là ! Peine, peine est son nom… ! Le roi a fait venir le Diable ! Morgénès, Seigneur Usires, sauvez-moi sauvez-moi sauvez-moi !! Il courut sans réfléchir à travers la nuit noire, loin de cette chose rouge et de l’exultation de l’autre. Le bruit de sa fuite fut couvert par les hurlements du vent. Des branches s’accrochèrent comme des griffes à ses bras, à ses cheveux, à son visage… Les griffes glacées du Nord… Les ruines d’Asu’a. Et lorsqu’il culbuta et tomba enfin, et que son esprit put fuir cette horreur, s’enfoncer dans l’obscurité, il lui sembla une dernière fois qu’il pouvait entendre les pierres gémir dans leur abri en dessous de lui. Deuxième partie SIMON PÈLERIN 15. Une Rencontre à l’Auberge La première chose que Simon entendit fut un bourdonnement, un sourd vrombissement qui s’imposait à son oreille alors qu’il luttait vers l’éveil. Ouvrant à moitié un œil, il se trouva face à une monstruosité : une masse indistincte et sombre de pattes difformes et d’yeux luisants. Il s’assit en poussant un petit cri et faucha l’air du bras : le bourdon qui avait éhontément tenté d’explorer son nez fila précipitamment vers des cieux plus propices. Il leva la main pour se protéger les yeux, surpris par la vibrante clarté du monde qui l’entourait. La lumière était éblouissante. Le soleil printanier avait, dans son solennel défilé, fait tomber une pluie d’or sur les coteaux herbeux qui l’entouraient : partout où il regardait, les pentes douces étaient couvertes de pissenlits et de soucis perchés sur leurs longues tiges. Des abeilles butinaient ici et là, et voletaient de fleur en fleur comme de minuscules docteurs surpris de découvrir que tous leurs patients étaient en parfaite santé. Simon se laissa glisser dans l’herbe, mains derrière la tête. Il avait dormi longtemps : le soleil était haut dans le ciel. Ses rayons éclatants faisaient briller les poils de ses avant-bras comme du cuivre en fusion ; les pointes de ses chaussures semblaient si loin de lui qu’il les imaginait sans peine être les sommets de deux pics lointains. Un souvenir glacial le tira soudain de sa confortable somnolence. Comment était-il arrivé là ? Que… ? Une sombre présence au-dessus de son épaule le fit s’accroupir : il se retourna et vit surgir dans son mouvement la masse boisée du Thisterborg, distante d’à peine une demi-lieue. Il en distinguait le moindre détail, discernait la moindre arête rocheuse ; n’était un souvenir oppressant qui troublait son esprit, il aurait pu trouver cette vision agréable et réconfortante, et n’aurait vu qu’une colline tranquille s’élevant au milieu des arbres, couverte d’ombre et d’éclatantes feuilles vertes. Le long de sa crête se dressaient les Pierres de la Colère, petits points gris se détachant contre le bleu du ciel. Ce lumineux jour de printemps était maintenant assombri par la brume d’un rêve. Qu’était-il arrivé la nuit dernière ? Il avait fui le château, bien sûr : ces événements, ses derniers moments avec Morgénès étaient gravés au fer rouge dans son cœur ; mais qu’était-il advenu ensuite ? Qu’étaient ces souvenirs cauchemardesques ? Des tunnels sans fin ? Élias ? Un feu, et des démons à la fourrure blanche ? Des rêves, pauvre idiot. Des cauchemars. La terreur, la fatigue, et plus de terreur encore. J’ai traversé le cimetière de nuit, puis je suis tombé, je me suis endormi et j’ai rêvé. Mais les tunnels et… un coffre noir ? Sa tête lui faisait encore mal, mais il ressentait également une étrange torpeur, comme si de la glace avait été appliquée sur une blessure. Le rêve lui avait semblé tellement réel. Maintenant, il était plus distant : fugace, il se vidait de son sens ; une obscure sensation de peur et de douleur qui disparaîtrait bientôt comme un nuage de fumée s’il le permettait, ou du moins l’espérait-il. Il repoussa ces souvenirs au plus profond de son âme, et referma cette partie de son esprit comme le couvercle d’une boîte. Comme si je n’avais pas déjà assez de soucis… L’éclatant soleil de ce Jour de Belthainn avait apaisé les nœuds de ses muscles, mais il se sentait encore tout ankylosé… et affamé. Il se remit sur pied avec raideur, et dispersa les brins d’herbe qui couvraient ses vêtements sales et déchirés. Il jeta un rapide coup d’œil au Thisterborg. Les cendres d’un grand feu fumaient-elles au centre des cercles de pierres ? Ou les événements de la veille l’avaient-ils plongé dans les affres d’une folie passagère ? La colline était là, devant lui, impassible ; quels que soient les secrets qui se dissimulaient derrière cette couronne d’arbres, ou au cœur des hautes pierres dressées, Simon ne voulait pas savoir. Il avait déjà trop de vides à remplir, trop de choses en tête. Il tourna le dos au Thisterborg et fit face au coteau qui s’étendait jusqu’à la sombre lisière de la forêt. Devant la vaste étendue qui s’étalait sous ses yeux, il sentit la tristesse envahir son cœur, et s’apitoya un instant sur son sort : il était si seul ! Ils lui avaient tout pris, et l’avaient laissé sans toit et sans amis. La rage le fit frapper du dos du poing dans sa main, et il sentit la douleur dans sa paume. Plus tard ! il pleurerait plus tard ; en cet instant, il valait mieux se conduire comme un homme. Mais c’était si terriblement injuste ! Il prit plusieurs profondes inspirations, et regarda de nouveau vers la forêt. Quelque part, le long de cette ligne sombre, passait la vieille route forestière. Elle courait sur des milles le long du périmètre sud d’Aldhéorte, se tenant parfois à distance, se glissant ailleurs jusqu’à l’orée des grands arbres comme un enfant taquin. Il lui arrivait même, en d’autres endroits, de s’aventurer à la lisière de la forêt, serpentant dans de sombres charmilles et traversant quelques clairières silencieuses et baignées de soleil. Quelques petits villages et rares auberges se blottissaient dans l’ombre de la forêt. Je trouverai peut-être du travail, au moins en échange d’un repas. J’ai une faim d’ours… un ours au réveil, qui plus est. Je suis affamé ! Je n’ai pas mangé depuis avant… avant… Il se mordit la lèvre, puis souffla longuement. Il n’avait plus rien d’autre à faire que de marcher. La caresse du soleil était une bénédiction. Il réchauffait son corps endolori, et apaisait également son esprit, déjouant le fil obsédant de ses mornes pensées. En un sens, il avait la sensation d’être un nouveau-né, comme le poulain que Shem Palefrenier l’avait emmené voir au printemps dernier, les pattes encore tremblantes et plein de curiosité. Mais le monde nouveau qui l’entourait n’avait pas cette innocence ; quelque chose d’étrange et de secret se cachait derrière ta tapisserie qui s’étendait devant lui, les couleurs étaient un tout petit peu trop brillantes, les sons et les odeurs trop doux. Le manuscrit de Morgénès se rappela rapidement à lui par le désagrément qu’il lui causait ; mais lorsqu’il eut essayé pour quelques centaines de pas de porter la poignée de parchemins dans sa main moite, il le remit bien vite dans sa ceinture. Le vieil homme lui avait demandé de sauver son œuvre, et il la sauverait. Il glissa sa chemise par en dessous pour limiter le frottement. Lorsqu’il en eut assez de chercher longuement les endroits qui lui permettaient de passer à pied sec les nombreux ruisseaux qui couraient dans les prés, il ôta ses chaussures. L’odeur de l’herbe grasse et l’air humide de maia n’étaient pas un indicateur très fiable du temps à venir, mais l’aidèrent néanmoins à éloigner les images lugubres de son passé récent ; le contact de la boue entre ses orteils y contribua également. Il atteignit bientôt la vieille route forestière. Au lieu de s’engager sur la route elle-même, un large chemin de terre boueux parcouru par les deux ruisseaux que formaient les sillons creusés par les roues des charrettes et remplis d’eau de pluie, il bifurqua vers l’ouest et avança en longeant la route par les hautes herbes qui la bordaient. À côté de lui, giroflées et asphodèles blanches se dressaient, penaudes et timides entre les traces de roues, comme s’il les avait surprises durant le lent pèlerinage qui leur ferait traverser le chemin. De petits nuages cotonneux s’étiraient dans le ciel bleu, et l’humble boue semblait couverte d’une multitude d’éclats de verre luisants. De l’autre côté de la route, à une portée de flèche, les arbres d’Aldhéorte se dressaient comme une armée en formation dont les soldats se seraient endormis debout. L’obscurité y était parfois si complète qu’elle aurait pu être un portail vers le cœur de la terre. En d’autres endroits plus clairs, il arrivait à Simon de deviner la forme de ce qui devait être la cabane d’un bûcheron, par les angles qu’elle ajoutait aux lignes gracieuses de la forêt. Alors qu’il marchait en observant les abords de cet autre monde, Simon trébucha sur un buisson de baies, et s’égratigna les deux pieds. Il cessa de jurer dès qu’il réalisa ce qu’il venait de trouver. La plupart des baies étaient encore vertes, mais il y avait assez de fruits mûrs pour que ses joues et son menton soient couverts de leur jus lorsqu’il reprit son chemin, quelques instants plus tard, en mâchonnant encore. Les baies n’étaient pas encore sucrées, mais elles furent pour lui le premier argument favorable au bien-fondé de la Création, qu’il avait rencontré depuis très longtemps. Lorsqu’il eut terminé, il s’essuya les mains sur sa chemise déchirée. La route, accompagnée de Simon, montait maintenant, et il vit peu à peu apparaître les premiers signes d’une présence humaine. Au loin, vers le sud, il pouvait apercevoir ici et là les pointes facilement reconnaissais des piquets de bois des barrières qui dépassaient des hautes herbes, et distinguait parfois une silhouette indistincte se déplaçant au rythme du semis ou du repiquage. D’autres travaillaient le sol, faisant de leur mieux pour limiter les conséquences d’une si mauvaise année. Les jeunes, debout sur le toit des fermes, tournaient le chaume et tentaient de le débarrasser avec de longs bâtons des mousses qui pullulaient depuis les pluies d’avrel. Il fut pris d’une folle envie de traverser les champs pour marcher jusqu’à ces fermes à la vie simple et tranquille. Quelqu’un lui donnerait bien du travail, l’accueillerait… le nourrirait. Comment puis-je être aussi stupide ? pensa-t-il. Je pourrais tout aussi bien rentrer au château et me mettre à hurler au milieu des communs ! Les paysans étaient traditionnellement méfiants envers les étrangers, et le seraient d’autant plus que courait maintenant la rumeur venant du nord qui parlait de brigandage, et pire encore. La Garde erkynéenne se mettrait sans doute bientôt à sa poursuite, cela lui semblait évident. Et des paysans isolés se souviendraient probablement d’un jeune garçon roux de passage. De plus, il n’était pas vraiment pressé de parler à des étrangers ; le Hayholt était encore trop proche. Il serait peut-être préférable qu’il tentât sa chance dans l’une des auberges qui bordaient la mystérieuse forêt, si l’occasion se présentait. Après tout, je connais bien le travail de la cuisine ! Ils trouveront bien à m’employer, n’est-ce pas ? Arrivant au sommet d’une côte, il vit que la route croisait un sombre sentier tracé par le passage régulier d’un chariot, une piste qui émergeait d’entre les arbres et s’enfonçait vers le sud à travers champs. C’était peut-être le chemin qu’utilisait un bûcheron pour retourner de sa zone d’exploitation vers les terres à l’ouest d’Erchester. Quelque chose de sombre et d’anguleux se dressait à la croisée des chemins. Après un bref instant de panique, il réalisa que cette chose était bien trop grande pour que ce fût quelqu’un qui l’attendait. Il supposa qu’il s’agissait d’un épouvantail, ou d’un autel dédié à Elysia, la Mère de Dieu : les croisements étaient des endroits notoirement maléfiques, et l’on y déposait souvent une sainte relique pour écarter les mauvais esprits. À mesure qu’il s’en rapprochait, il devenait plus certain qu’il s’agissait d’un épouvantail : il était suspendu à un arbre ou à un mât, et se balançait doucement sous la brise. Mais, lorsqu’il fut plus près, il se rendit compte que ce n’était pas un épouvantail. Il voulut tout d’abord ne pas le croire, mais dut bientôt se rendre à l’évidence : il avait bel et bien devant lui le corps d’un homme pendu à un gibet sommaire. Il atteignit le croisement. Le vent soufflait toujours, et soulevait la poussière autour de lui en un fin nuage brun. Il s’immobilisa, les yeux écarquillés, bras ballants, cœur serré. La poussière se redéposa, puis tourbillonna de nouveau. Les pieds du pendu, nus, gonflés et noirs, se balançaient à la hauteur des épaules de Simon. Sa tête était retombée sur le côté, comme celle d’un chiot que l’on soulève par la peau du cou ; les oiseaux s’étaient attaqués à son visage et à ses yeux. Une plaque de bois brisée portant l’inscription « ES TERRES DU ROI » était accrochée à sa poitrine ; l’autre morceau reposait à terre, et l’on pouvait y lire : « IL BRACONNAIT SUR L » Simon recula ; une brise innocente fit tourner le cadavre, et le garçon eut un instant l’impression que les orbites vides du mort regardaient les champs. Il eut envie de s’enfuir et poursuivit sa route sur le chemin forestier, d’un pas plus rapide que précédemment. Lorsqu’il passa sous l’ombre du pendu, sa main forma sur sa poitrine le signe de l’Arbre. Il aurait, jusqu’à la veille, trouvé un tel spectacle effrayant mais fascinant, comme tout ce qui était mort, mais aujourd’hui, cela le glaçait de terreur. Il avait, lui, volé, ou aidé à voler, quelque chose de bien plus précieux que ce que ce pauvre chapardeur aurait jamais pu imaginer : il avait dérobé le frère du roi dans le donjon royal. Combien de temps leur faudrait-il pour le rattraper, comme ils avaient attrapé cette pauvre créature ? Et quelle serait sa punition ? Il se retourna une seule fois. Le visage détruit avait encore viré, comme pour le regarder s’en aller. Il s’enfuit à toutes jambes et courut jusqu’à ce que le croisement fût enfin hors de vue. L’après-midi était déjà bien avancé lorsqu’il atteignit le petit village de Flett. À dire vrai, ce n’était pas vraiment un village : à peine une auberge et quelques maisons tapies au bord de la route à un jet de pierre de la forêt. Il n’y avait personne dehors, à l’exception d’une femme qui se tenait devant la porte de l’une des maisons rudimentaires, et des deux enfants qui tournaient autour de ses jambes et ouvraient de grands yeux ronds vers l’extérieur. Il y avait, par contre, de nombreux chevaux, principalement des rosses de ferme, attachés à un rondin devant l’auberge, Le Dragon et le Pécheur. Simon dépassa tout d’abord lentement la porte, observant soigneusement les alentours, et il entendit des voix puissantes qui provenaient de l’intérieur et l’effrayèrent. Il décida d’attendre et de tenter sa chance un peu plus tard, lorsque l’approche de la nuit aurait fait s’arrêter quelques voyageurs, et lui éviterait de trop se faire remarquer. Il poursuivit son chemin. Son estomac gargouillait, et il regretta de ne pas avoir gardé quelques baies pour plus tard. Il n’y avait plus après l’auberge que quelques maisons, et une petite chapelle d’une seule pièce, puis la route bifurquait vers l’orée de la forêt, et Flett prenait fin. Juste après la sortie du village, Simon découvrit un petit ruisseau murmurant le long du sol noir et bordé d’arbres. Il s’agenouilla et but. Ignorant les ronces et l’humidité autant que faire se peut, il ôta à nouveau ses chaussures pour s’en servir d’oreiller et se lova au pied d’un grand chêne, hors de vue de la route et de la dernière maison. Il s’endormit rapidement sous les branches, heureux hôte de leur fraîche chambre. Simon rêva… Il trouva une pomme sur le sol, au pied d’un grand arbre blanc, une pomme si brillante et ronde et rouge qu’il osa à peine la mordre. Mais sa faim était très forte, et il la porta bientôt à ses lèvres avant de planter ses dents dans la chair. Elle était succulente, ferme et sucrée, mais lorsqu’il baissa les yeux pour regarder l’endroit où il avait mordu, il vil le corps brillant d’un ver enroulé sous la surface du fruit. Il tourna la pomme et en prit une autre bouchée, mais lorsque ses dents se refermèrent, il recula la tête et vit de nouveau le corps sinueux du ver. Il mordit encore et encore, changeant d’emplacement chaque fois, mais le ver apparaissait toujours quel que soit l’endroit. Il ne semblait avoir ni queue ni tête, mais un corps lové au cœur de la pomme, enroulé dans toute la chair fraîche et blanche au fruit… Simon s’éveilla au pied de l’arbre avec mal à la tête et un goût amer dans la bouche. Il se releva pour aller boire, se sentant faible et découragé. Quelqu’un avait-il déjà été aussi seul ? La lumière du soleil de l’après-midi était trop oblique maintenant pour se refléter à la surface du ruisseau que protégeaient les grands arbres ; lorsque Simon se pencha vers l’eau sombre et presque noire, il eut soudain l’impression d’avoir déjà vu un endroit semblable à celui-ci. Tandis qu’il y réfléchissait, le souffle du vent fut couvert par le murmure grandissant d’une série de voix. Il crut un instant que son rêve continuait, mais il vit des gens en se retournant : ils étaient au moins une vingtaine, et avançaient sur la vieille route forestière en direction de Flett. Tout en prenant garde à ne pas quitter l’abri des arbres, il se rapprocha d’eux, en séchant sa bouche du manche de sa chemise. Les promeneurs étaient des paysans, tous vêtus d’habits taillés dans la toile rêche de la région, mais avaient un air de fête. Les femmes avaient ôté les épingles de leurs cheveux et y avaient noué des rubans bleus, or et verts. Leurs jupes volaient par-dessus leurs chevilles nues. Certaines, qui couraient devant les autres, portaient des pétales de fleurs dans leur tablier et les jetaient autour d’elles à pleines poignées. Les hommes, jeunes aux pieds agiles ou vieillards boitants, portaient sur leurs épaules un arbre abattu. Ses branches étaient enguirlandées de rubans, tout comme les cheveux des femmes ; les hommes le portaient bien haut, et le balançaient joyeusement tout en marchant. Simon sourit doucement : l’Arbre de maia ! Bien sûr ! C’était le Jour de Belthainn, et l’on apportait l’Arbre de maia. Il avait souvent assisté au passage de l’Arbre sur la Place de la Victoire, à Erchester. Son sourire l’incommoda soudain. La tête lui tournait. Il s’accroupit, s’enfonçant plus profondément dans les broussailles. Les femmes chantaient maintenant, leurs douces voix se mêlant inégalement, tandis que la foule dansait et tournoyait. « Retrouve-moi sur le Brérédon, Viens sur la colline de bruyère ! Une couronne de fleurs sur ton front, Tu danseras dans ma lumière ! » Les hommes répondirent, de leur voix cassée et joyeuse : « Je vais venir danser, ma mie ; Puis, dans la forêt belle et fière, Les fleurs nous offriront un lit, Qui mettra fin à la misère ! » Puis ils chantèrent ensemble le refrain : « Porte, porte donc Yrmansol Chante avec nous et crie “Hourra !” Car Dieu est grand, et tu es fol Tu porteras le mât de maia ! » Les femmes entamaient un nouveau couplet, qui parlait cette fois-ci de passe-roses et de brins de muguet et du Roi des Fleurs, lorsque le défilé dépassa Simon. Pris par cette joie communicative, la tête pleine d’une musique exubérante, il commença à se relever. Sur la route gorgée de soleil, à moins de dix pas de lui, l’un des hommes trébucha et tomba, un long ruban enroulé autour des yeux. Un de ses compagnons l’aida à s’en dégager, et, tandis qu’il arrachait le serpentin doré, son visage barbu se creusa d’un large sourire. Sans qu’il sache trop pourquoi, les dents qu’il aperçut dans ce sourire lui ôtèrent toute envie de quitter son abri de feuillages. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? se reprocha-t-il alors. Au premier bruit sympathique, je perds toute contenance ! Ces gens sont heureux parce qu’il s’agit d’un jour de fête, mais un chien retourne toujours aux pieds de son maître ; malheur à l’étranger qui vient sans être annoncé ! L’homme qu’il observait cria quelque chose à son compagnon, mais Simon ne put entendre : le bruit de la foule couvrait ses paroles. Puis il se retourna, tenant un ruban dans la main, et cria en direction de quelqu’un d’autre. L’Arbre poursuivait sa progression cahoteuse. Lorsque les derniers retardataires eurent largement dépassé l’endroit où il se cachait, Simon se glissa jusqu’à la route et suivit la procession à distance respectueuse, une mince silhouette en haillons qui aurait pu être l’esprit de l’Arbre poursuivant tristement son enveloppe perdue. La turbulente parade quitta bientôt la route et se dirigea vers le sommet de la petite colline qui se trouvait derrière la chapelle. Dans les champs, les derniers rayons de soleil disparaissaient rapidement ; l’ombre de l’Arbre dressé au faîte du toit de la modeste église s’étirait sur le flanc de la butte comme un long couteau au manche recourbé. Ne sachant pas ce qui était prévu, Simon se maintint à distance respectueuse du groupe qui emportait l’Arbre le long de la côte, trébuchant sous la charge et se prenant parfois les pieds dans la bruyère fraîchement éclose. Lorsqu’ils eurent atteint le sommet, les hommes se réunirent, en sueur et en joie, et dressèrent le mât à partir d’un trou creusé à l’avance. Puis, tandis que certains maintenaient l’imposante masse branlante en place au prix d’un effort évident, d’autres recouvrirent sa base de lourdes pierres. Tous reculèrent enfin. L’Arbre de maia vacilla légèrement, puis glissa doucement sur un côté, tirant un soupir d’appréhension hilare de la foule. Mais il s’immobilisa, finalement assis malgré une légère inclinaison, ce qui provoqua des hurlements d’allégresse. Simon lui-même, dissimulé derrière un arbre, émit un petit cri béat, puis dut se reculer précipitamment dans un abri plus profond lorsque sa gorge se serra. Il toussa jusqu’à ce que l’obscurité envahisse ses yeux ; cela faisait presque un jour entier qu’il n’avait pas prononcé un mot. Les yeux humides et le souffle court, il revint vers son poste d’observation. Un feu avait été allumé au pied de la colline. Avec son sommet illuminé par le soleil couchant et les flammes qui brûlaient plus bas, l’Arbre ressemblait à une torche dont les deux extrémités auraient été embrasées. Irrésistiblement attiré par l’odeur de la nourriture, Simon s’approcha des anciens et des commères qui dressaient des nappes et apportaient le souper sur le mur de pierre derrière la petite église. Il fut surpris et déçu par la pauvreté du buffet, qui composait un bien piètre festin pour un jour de fête, et compromettait fortement ses chances de dérober quelque nourriture que ce soit sans que la disparition fût aussitôt remarquée. Les jeunes hommes et les jeunes filles dansaient maintenant en rond autour de l’Arbre de maia, mais ne réussissaient pas à fermer leur farandole car toujours un danseur ivre d’avoir trop tourné dévalant la pente ou quelque autre événement empêchaient les mains de se rejoindre ; les spectateurs poussaient des cris de joie et encourageaient les danseurs qui tournaient follement à enfin former la ronde. Puis ils quittèrent un à un la sarabande, s’éloignant en titubant ou se laissant rouler jusqu’en bas de la pente en riant. Simon mourait d’envie d’aller les rejoindre. Des groupes dispersés de gens assis couvrirent bientôt le flanc de la colline et les abords du muret. Sous les derniers rayons du soleil, le sommet de l’Arbre était devenu un fer de lance de rubis. L’un des hommes assis en bas de la côte sortit une flûte d’os et commença à jouer. Les voix se turent à mesure que ses notes s’envolaient, et elles ne furent bientôt plus troublées que par quelques murmures et un occasionnel rire étouffé. Une douce pénombre bleutée les recouvrit. La voix plaintive de la flûte s’éleva vers le ciel comme l’esprit d’un oiseau mélancolique. Une jeune femme aux cheveux noirs et au mince visage se releva et s’appuya un instant sur l’épaule de son compagnon assis. Se balançant doucement comme un jeune bouleau dans le vent, elle commença à chanter ; Simon sentit son cœur se serrer devant cette voix, cette fête, et l’odeur douce et tranquille de l’herbe fraîche et de la végétation. « Ô mon Tilleul, mon bel ami, » chanta-t-elle. « Plus doux abri de mon enfance ; De l’infidèle dis-moi l’errance, Ô, dis-le moi, je t’en supplie ! Celui pour qui brûlait ma flamme Qui en retour m’a tout promis A disparu, blessant mon âme Et fait de l’Amour une tromperie. Sois mon espion Tilleul ami ; Dis-moi vers quels bras il a fui ! Dis-moi les mots à employer, Quel cri saura le ramener Ma chère maîtresse, je t’en conjure, Je ne peux mentir, ni te blesser Épargne-toi cette blessure, Ne demande pas la vérité. N’écarte pas cette requête ! Dis-moi qui le tient dans ses bras, Quelle est cette femme, cette amourette, Qui fait qu’il ne me revient pas. La vérité, ma tendre et fière, C’est que celui que tu attends Ce soir a longé la rivière, Et a glissé, malheureusement. C’est cette maîtresse jalouse et vive Qui le maintient entre ses doigts ; Quand il flottera vers la rive Elle le rendra mouillé et froid Quand il flottera vers la rive Il reviendra mouillé et froid… » Lorsque la jeune fille brune s’assit de nouveau, le feu craquait et crachait, comme pour se moquer d’un chant aussi tendre et triste. Simon s’éloigna, les yeux emplis de larmes. La voix de la jeune femme avait attisé le besoin qui brûlait en lui de retrouver la vie du château, les jeux des autres garçons, la bonté spontanée des femmes de chambre, son lit, les douves, les quartiers immenses et tachetés de soleil de Morgénès, et même, il fut surpris de s’en apercevoir, la sombre présence de Rachel le Dragon. Les murmures et les rires derrière lui emplirent l’obscurité printanière comme un battement d’ailes diaphanes. Une vingtaine de personnes se trouvaient dans la rue au niveau de l’église. La plupart d’entre elles, en groupes de deux, trois ou quatre, paraissaient se diriger à travers la pénombre vers Le Dragon et le Pécheur. Là-bas, l’éclat des feux brillait derrière la porte, baignant les nouveaux arrivants d’une lumière jaunâtre. Tandis que Simon s’en approchait, essuyant de la manche les dernières larmes qui coulaient encore sur son visage, il fut subjugué par les odeurs de viande et de bière brune qui s’engouffraient dans la rue comme les vagues de l’océan. Il marchait lentement et ne pressa pas le pas, restant à distance respectueuse du dernier groupe le précédant, et se demandait s’il devait demander du travail dès son arrivée, ou au contraire attendre dans la chaleur de la salle que l’aubergiste ait un instant de libre durant lequel il pourrait lui parler et montrer qu’il était un garçon fiable. Un frisson le parcourut à la simple idée d’adresser la parole à un inconnu pour lui demander quelque chose, mais que pouvait-il faire d’autre ? Dormir dans la forêt comme une bête ? Alors qu’il se faufilait derrière un groupe de fermiers saouls qui se disputaient au sujet des avantages de la tonte tardive, il manqua se cogner contre une silhouette sombre recroquevillée, dos au mur sous l’enseigne dodelinante de l’auberge. Un visage rose et rond aux petits yeux noirs se retourna vers lui pour l’observer. Simon marmonna quelques mots d’excuse et voulut poursuivre son chemin lorsqu’il se souvint soudain. « Je vous connais ! » dit-il en direction de l’homme accroupi ; les yeux noirs s’écarquillèrent comme en signe d’alarme. « Vous êtes ce moine que j’ai rencontré dans la Grand’rue ! Frère… Frère Cadrach ? » Cadrach, qui, durant un instant, avait semblé prêt à s’enfuir à toutes jambes, plissa les yeux pour mieux regarder le garçon. « Vous ne vous rappelez pas de moi ? » dit-il, tout excité. La vue d’un visage connu l’avait réconforté plus qu’un verre de vin ne l’aurait fait. « Je m’appelle Simon. » Deux ou trois paysans se retournèrent pour jeter un œil vague et trouble dans leur direction, et Simon sentit la peur lui glacer le dos, se rappelant qu’il était un fugitif. « Je m’appelle Simon », répéta-t-il plus doucement. Cadrach parut le reconnaître, mais eut malgré tout un instant d’hésitation. « Simon ! ah, bien sûr, mon garçon ! Mais qu’est-ce qui t’a donc amené à quitter la grande ville d’Erchester pour le petit village de Flett ? » S’aidant d’un long bâton qui était posé contre le mur à son côté, il se releva. « Eh bien… » dit Simon, déconcerté. Dans quelle situation t’es-tu mis, pauvre idiot, à adresser la parole à quelqu’un que tu ne connais pour ainsi dire pas ? Réfléchis, tête-creuse ! Morgénès avait pourtant bien insisté sur le fait que ce n’était pas un jeu. « Les… des gens du château m’ont chargé d’une course… » « Et tu as décidé d’utiliser les quelques pièces qui restaient pour t’arrêter au célèbre Le Dragon et le Pécheur », son sourire devint ironique, « pour manger quelque chose. » Avant que Simon eût pu le reprendre, ou choisi s’il devait le faire, le moine avait poursuivi. « Alors tu devrais accepter de souper avec moi, et me laisser payer. Non, non, mon garçon, j’insiste ! Ce n’est que justice, lorsque l’on sait l’amabilité avec laquelle tu as traité un étranger ! » Simon n’avait pas eu le temps de dire un mot que déjà Cadrach l’entraînait à l’intérieur par le bras. Quelques visages se tournèrent lorsqu’ils entrèrent, mais aucun regard ne s’attarda. La salle était longue et son plafond bas ; les tables et bancs qui s’alignaient contre les murs étaient si tachés, gravés, fendus et usés que l’on eût dit qu’ils ne tenaient plus debout que par la grâce de la sauce séchée et de la vieille graisse qui les recouvraient si abondamment. Près de l’entrée, un grand feu brûlait dans une large cheminée de pierre. Un jeune paysan couvert de sueur et de suie faisait tourner une pièce de bœuf sur une broche ; il grimaça lorsque la graisse qui gouttait fit siffler les flammes. Dans les yeux de Simon, ce tableau ressemblait au paradis. Cadrach l’entraîna un peu plus loin contre le mur noir ; la surface de la table était si craquelée et crevassée qu’il était douloureux d’y poser les coudes. Le moine prit place et s’assit dos au mur, les jambes reposant sur toute la longueur du banc. Au lieu des sandales que Simon s’attendait à voir, il était chaussé de bottes râpées, déformées par le temps, la pluie et les longues marches. « Tavernier ! Où es-tu donc, brave tenancier ?! » appela Cadrach. Deux hommes à la mâchoire serrée et aux sourcils broussailleux, dont Simon eût pu jurer qu’ils étaient jumeaux, les observèrent depuis la table voisine, leur agacement lisible dans chaque ride de leur visage. Leur attente ne dura qu’un instant, et l’aubergiste apparut bientôt, un homme barbu au torse aussi épais qu’une barrique et le visage barré d’une profonde cicatrice qui lui entaillait le nez et la lèvre supérieure. « Ah, te voilà », dit Cadrach. « Sois béni, mon fils, et apporte-nous à chacun une pinte de la meilleure bière. Puis tu auras la bonté de nous servir deux parts de ce rôti, et de les accompagner de deux bonnes tranches de pain. Je t’en remercie, mon ami. » L’aubergiste eut un froncement de sourcils désapprobateur, puis hocha sèchement la tête et s’éloigna. Simon l’entendit marmonner en s’éloignant : « saloperie d’Hernystiri… » La bière fut rapidement servie, puis la viande, puis encore de la bière. Simon dévora tout d’abord comme un chien affamé, puis, une fois sa faim originelle quelque peu apaisée, et après s’être assuré que personne autour d’eux ne manifestait la moindre curiosité déplacée, se mit à manger plus lentement et commença à s’intéresser à la conversation débridée de son interlocuteur. L’Hernystiri était un conteur passionnant, malgré son léger accent qui rendait parfois ses propos un peu plus difficiles à comprendre. L’histoire du trouvère Ithineg et de sa très, très longue nuit amusa beaucoup Simon, bien qu’il fût surpris de l’entendre de la bouche d’un homme de robe. Il rit si fort des aventures d’Hathrayhinn le Roux et de la femme sithi Finaju qu’il en renversa de la bière sur sa chemise déjà largement tachée. Ils traînaient là depuis maintenant déjà longtemps ; l’auberge était à moitié vide lorsque le tavernier barbu termina de remplir leurs chopes pour la quatrième fois. Cadrach, illustrant son propos de force gestes, décrivait à Simon un combat dont il avait été le témoin sur les quais d’Ansis Pelippé à Perdruin. Deux moines, expliquait-il, s’étaient entr’assommés à coups de gourdin parce qu’ils étaient en désaccord sur le fait qu’Usires ait ou non libéré magiquement un homme transformé en cochon par un sort sur l’île de Grenamman. Au moment le plus intéressant, alors que Cadrach illustrait sa description de gestes si enthousiastes que Simon craignit qu’il ne tombât du banc, l’aubergiste laissa lourdement retomber sa cruche de bière au centre de la table d’un geste sec. Cadrach, surpris au milieu de sa phrase, releva les yeux. « Oui, mon ami », dit-il en soulevant un sourcil, « que pouvons-nous faire pour vous ? » Le tavernier était dressé devant eux, les bras croisés sur la poitrine, et les considérait avec méfiance. « Je vous ai fait crédit jusqu’ici parce que vous êtes un homme d’église, mon père », dit-il, « mais je dois bientôt fermer. » « Ce n’est que cela ? » Un large sourire éclaira le visage rond de Cadrach. « Alors nous allons bien vite régler notre compte, mon bon ami. Comment t’appelles-tu, déjà ? » « Fréawaru. » « Eh bien, n’aie aucune inquiétude, mon brave Fréawaru. Dès que mon ami et moi aurons terminé nos chopes, nous te laisserons aller te coucher. » Fréawaru acquiesça dans sa barbe, plus ou moins satisfait, et s’éloigna d’un pas lourd pour aller hurler contre le garçon chargé de la broche. Cadrach vida sa chope d’un seul trait long et bruyant, puis sourit a Simon. « Termine vite ta bière, mon garçon. Nous ne devons pas faire attendre ce brave homme. Je suis de l’ordre des Granisiens, tu sais, et dois avoir pitié de ces pauvres hères. Le bon Saint Granis est, entre autres, le patron des saoulards et des aubergistes, ce qui est une association somme toute logique ! » Simon gloussa et vida sa chope, mais un souvenir lui revint en mémoire alors qu’il la reposait sur la table. Cadrach ne lui avait-il pas dit lors de leur première rencontre à Erchester qu’il était d’un autre ordre ? Quelque chose qui commençait par “v” ? Vilderivien ? Le moine fouillait les poches de sa robe avec un air de profonde concentration, et Simon préféra ne pas lui poser la question. Au bout d’un instant, Cadrach en tira une bourse de cuir qu’il laissa tomber sur la table ; elle ne fit pas le moindre bruit, ne tinta ni ne résonna. Le front luisant de Cadrach se plissa en une expression inquiète ; il porta la bourse à son oreille et l’agita, sans plus de succès. Simon écarquilla les yeux. « Ah, mon ami », dit le moine tristement, « que dis-tu de cela ? J’ai aidé un pauvre mendiant, ce matin : je l’ai porté jusqu’à la fontaine, et j’ai lavé ses pieds ensanglantés ; et voilà tout ce qu’il a trouvé pour me remercier de ma charité ! » Cadrach retourna la bourse pour que Simon puisse voir le trou au fond. « Comprends-tu pourquoi je doute parfois de l’humanité, jeune Simon ? J’ai aidé cet homme, et il a dû me détrousser alors même que je le portais ! » Le moine laissa échapper un long soupir. « Eh bien, mon ami, je crains qu’il me soit nécessaire de faire appel à ta bonté et à ta charité aédonite pour me prêter l’argent dont nous avons besoin, et que je le rendrai au plus tôt, sois tranquille. Tss, tss », siffla-t-il tristement, en secouant la bourse déchirée devant les yeux de Simon, « le péché est partout. » Simon n’entendit que vaguement les derniers mots de Cadrach, qui ne formaient guère qu’une suite de sons incongrus dans son esprit obscurci par la bière. Il ne regardait pas le trou, mais la mouette brodée d’épais fil bleu dans le cuir. La confortable torpeur de la minute précédente devint pesante et aigre. Après un instant, il releva les yeux jusqu’à trouver le regard de frère Cadrach. La bière et la chaleur de la salle commune avaient empourpré les joues et les oreilles de Simon, mais il sentit monter en lui un flot de sang et de colère bien plus puissant et bien plus chaud. « C’est… ma… bourse ! » dit-il. Cadrach cligna des yeux comme un blaireau au sortir de sa tanière. « Qu’est-ce que tu dis, mon garçon ? » demanda-t-il inquiet, tout en s’éloignant doucement du mur pour se rapprocher du centre du banc. « Je crois que je ne t’ai pas bien entendu. » « Cette… bourse… est à moi. » Simon sentit revenir en lui les blessures et la frustration du jour où elle avait disparu : le visage déçu de Judith, la tristesse de Morgénès ; puis l’aigre douleur de la confiance trahie. Tous les cheveux roux de sa nuque se dressèrent comme les soies d’un ours. « Voleur ! » hurla-t-il soudain, et il se précipita vers Cadrach ; mais le moine l’avait vu venir : il bondit sur le côté et fila vers la porte entre les deux rangées de tables de l’auberge. « Attends, mon garçon, tu fais très certainement erreur ! » cria-t-il, mais, si c’était le cas, il ne semblait pas avoir grande confiance dans sa capacité à convaincre le garçon. Sans même ralentir, il attrapa son bâton et passa précipitamment la porte. Simon se rua à sa poursuite, mais avait à peine atteint le pas de la porte lorsqu’il se sentit agrippé à la taille par deux bras aussi forts que ceux d’un ours. Un instant plus tard, il se retrouva au-dessus du sol, le souffle coupé et les jambes ballantes. « Qu’est-ce que tu crois être en train de faire, hein ? » grogna Fréawaru dans son oreille. S’interposant devant la porte, il rejeta le garçon à l’intérieur de la salle commune. Simon retomba sur le sol humide et chercha d’abord à reprendre son souffle. « C’est ce moine ! » gronda-t-il enfin, « il m’a volé ma bourse ! Ne le laissez pas partir ! » Fréawaru glissa la tête à l’extérieur. « Eh bien, si c’est vrai, il est déjà loin ! Mais pourquoi je te croirais ? Qu’est-ce qui me dit que toi et ton ami le moine ne rejouez pas la même scène dans chaque auberge entre ici et Utanyéate ? » Quelques buveurs attardés s’esclaffèrent derrière lui. « Relève-toi, mon garçon », dit-il en attrapant Simon par le bras et en le redressant sans ménagement. « Je vais aller voir si Déorhelm ou Godstan ont déjà entendu parler de vous deux. » Il tira Simon vers la porte puis l’entraîna le long de l’auberge, le poing fermement refermé sur son bras. La lumière de la lune fit ressortir les silhouettes du toit de chaume pâle de l’étable et des premiers arbres de la forêt, à moins d’un jet de pierre de lui. « Je ne comprends pas pourquoi tu ne m’as pas simplement demandé du travail, pauvre âne », grommela Fréawaru tout en poussant le garçon devant lui. « Avec Heanfax qui vient de partir, j’aurais bien eu l’usage d’un solide gaillard de ton genre. Quelle bêtise ! Et contente-toi de te taire. » Le mur de l’étable menait à une petite maison, distincte mais conservant un mur commun avec l’auberge. Fréawaru tapa du poing contre la porte. « Déorhelm ! » appela-t-il, « es-tu debout ? Viens voir ce garçon et dis-moi si tu l’as déjà vu. » On put entendre des bruits de pas à l’intérieur. « Par le foutu clou de… C’est toi, Fréawaru ? » grogna une voix. « Nous devons être sur la route au chant du coq. » La porte s’ouvrit sur une pièce éclairée par plusieurs chandelles. « Tu as de la chance qu’on joue encore aux dés et qu’on ne soit pas déjà couchés », dit l’homme qui avait ouvert la porte. « Qu’est-ce qui se passe ? » Les yeux de Simon s’écarquillèrent à presque sortir de leur orbite, et son cœur explosa. L’homme qui se tenait devant lui et celui qui polissait son épée sur les draps du lit portaient tous deux la livrée verte de la Garde erkynéenne d’Élias ! « Ce jeune vaurien et un voleur de… » eut le temps de dire Fréawaru avant que Simon ne se tourne et n’enfonce sa tête de toutes ses forces dans l’estomac de l’aubergiste. L’homme se plia en deux, souffle coupé. Simon bondit par-dessus les jambes qui battaient au hasard et se rua vers l’abri de la forêt. En quelques bonds, il avait disparu. Les deux soldats regardèrent dans sa direction, muets de surprise. Sur le sol, devant la porte, dans la lumière des bougies, Fréawaru l’aubergiste jurait et roulait et tapait et jurait encore. 16. La Flèche Blanche « Ce n’est pas juste ! » sanglota Simon pour ce qui devait être la centième fois. Il tapait du poing sur le sol humide. Des feuilles s’accrochèrent à ses phalanges rougies ; malgré toute cette agitation, il avait toujours aussi froid. « Pas juste ! » murmura-t-il, se roulant de nouveau en boule. Le soleil était levé depuis plus d’une heure, mais la faible lumière ne portait aucune chaleur. Simon frissonna et pleura. Et ce n’était pas juste, pas du tout. Qu’avait-il fait pour mériter d’être couché la, moite, malheureux, triste et perdu dans la forêt d’Aldhéorte alors que d’autres dormaient dans un lit chaud, ou venaient de se lever et trouveraient du pain, du lait, et des vêtements secs ? Pourquoi fallait-il qu’on le poursuive et qu’on le traque comme un animal vicieux ? Il s’était juste efforcé de faire ce qu’il croyait juste, d’aider son ami et le prince, et cela avait fait de lui un paria famélique. Mais Morgénès s’en est tiré plus mal encore, tu ne crois pas ? répondit dédaigneusement une partie de lui-même. Le pauvre docteur serait certainement plus que d’accord pour changer de place avec toi. Mais le problème n’était pas là : le docteur Morgénès, au moins, savait de quoi il retournait, avait une idée de ce qui se passait, et de ce qui pouvait arriver. Lui, par contre, pensa-t-il écœuré, avait été aussi innocent et stupide qu’une souris qui sort dehors pour jouer à la balle avec le chat. Pourquoi Dieu me hait-il tant ? s’interrogea Simon en reniflant. Comment Usires Aédon, dont le prêtre disait qu’il observait chaque être humain, pouvait-il l’avoir abandonné à la faim et à la mort dans un endroit aussi sauvage ? Il se remit à pleurer, plus fort encore. Plus tard, il se demanda en se frottant les yeux combien de temps il avait bien pu passer allongé là, les yeux dans le vague. Il se força à se relever, et abandonna l’abri du tronc d’arbre pour se secouer et ramener un peu de vie dans ses pieds et ses mains. Il retourna ensuite vers l’arbre et lui consacra le temps de vider sa vessie, puis s’éloigna de mauvaise grâce vers le petit ruisseau pour y boire un peu d’eau. Les douleurs dans ses genoux, son dos et sa nuque se rappelaient à lui à chaque pas. Qu’ils aillent tous en enfer. Et que cette foutue forêt aille en enfer. Et Dieu aussi, tant qu’on y est. Il abandonna un instant la gorgée d’eau qu’il tenait entre ses mains pour lever les yeux vers le ciel, mais son blasphème resta impuni. Lorsqu’il eut fini de se désaltérer, il remonta le ruisseau et atteignit après quelque temps une petite retenue d’eau, à peine plus grande qu’une flaque. Lorsqu’il s’agenouilla près de la surface pour observer son visage couvert de pleurs, il sentit une résistance à sa taille qui l’empêchait de se pencher sans se retenir de la main. Le manuscrit du docteur ! se souvint-il soudain. Il se releva à moitié et tira la masse chaude et flexible d’entre sa chemise et ses chausses. Sa ceinture avait écrasé le rouleau à l’endroit où elle s’appuyait sur lui, et l’avait marqué d’une profonde pliure. Il l’avait porté si longtemps que les feuilles de papier avaient pris la forme de son ventre, comme une pièce d’armure. Il les tenait maintenant dans ses mains et elles restaient courbées comme une voile sous le vent. La page du dessus était sale et maculée de terre, mais Simon reconnut l’écriture petite et serrée du docteur : il avait porté tout ce temps la fine armure de Morgénès, des mots. Il sentit soudain son estomac se serrer comme sous l’effet de la faim, et préféra poser le manuscrit à ses côtés pour se pencher de nouveau au-dessus de la surface de l’eau. Il lui fallut un moment pour distinguer son reflet des bandes et taches d’ombre disséminées à la surface de l’eau : il avait le soleil dans le dos, et ne pouvait voir guère plus qu’une silhouette, un visage assombri dont on devinait à peine les tempes, les joues et la mâchoire. Il tourna la tête pour gagner un peu de lumière, et regarda du coin de l’œil. Il vit le reflet d’un animal traqué, ses oreilles pointées à l’affût du moindre bruit de poursuite, ses cheveux un buisson touffu et emmêlé, son cou penché d’une manière qui n’évoquait pas la civilisation mais plutôt la vigilance et la peur. Je suis tout seul, maintenant. Personne ne s’occupera plus jamais de moi. Pas que quiconque l’eût jamais fait, d’ailleurs. Il crut sentir son cœur se briser en deux dans sa poitrine. Après avoir cherché quelques instants, il trouva un coin d’herbe ensoleillé, et s’y assit le temps de sécher ses pleurs et de réfléchir. Il lui semblait évident, se dit-il tout en écoutant le chant des oiseaux qui était pour l’instant le seul bruit de la forêt, qu’il avait besoin de vêtements plus chauds, s’il devait passer d’autres nuits à l’extérieur, ce qui était plus que probable, du moins tant qu’il ne s’était pas plus éloigné du Hayholt. Il lui fallait également décider de l’endroit vers lequel il se dirigerait. Il commença à feuilleter distraitement les papiers de Morgénès, dont chaque page était presque recouverte de mots serrés. Des mots… Comment quelqu’un pouvait-il penser à autant de mots en même temps ? Et les écrire ! Son esprit tourbillonnait déjà devant cette seule évocation. Et à quoi pouvaient-ils servir lorsqu’on avait faim et froid… ou quand Pryrates frappait à votre porte ? Il sépara deux pages ; celle du bas se déchira un peu, et il eut l’impression d’avoir involontairement insulté un ami. Il l’observa un instant, suivant solennellement les lignes du bout du doigt, puis tint le parchemin devant la lumière et plissa les yeux pour lire. « … il est d’ailleurs édifiant de considérer à quel point ceux qui ont composé les histoires et les chansons qui divertirent la resplendissante cour du Roi Jean ont, dans leurs efforts pour le dépeindre plus grand que nature, atténué sa grandeur. » Lorsqu’il lut cette phrase pour la première fois, la déchiffrant mot à mot, il n’en saisit pas le sens ; mais lorsqu’il la lut de nouveau, il sentit la cadence et le phrasé de Morgénès. Il sourit presque, oubliant pour un instant l’horreur de sa situation. Il ne comprenait pas grand’chose à ce que racontait le docteur, mais il entendait la voix de son ami. « Considérez par exemple », poursuivait-il, « son arrivée en Erkynée depuis l’île de Warinsten. Les troubadours racontent que Dieu lui avait ordonné de venir tuer le Dragon Shurakaï, et qu’il a touché terre à Grènefod, son épée Clou-Radieux en main, avec pour seule ambition l’accomplissement de sa mission. « S’il est possible qu’un Dieu bienveillant l’eût choisi pour libérer ces terres de la bête infâme, il reste à expliquer pourquoi Dieu aura permis à ce même dragon de dévaster la campagne durant tant d’années avant d’élire sa Némésis. Par ailleurs, ceux qui l’ont connu à cette époque se souviennent que ce fils de fermier avait quitté Warinsten désarmé, et avait atteint nos rivages dans la même condition ; ils ont également souvenir qu’il ne s’intéressa au Ver Rouge qu’après avoir passé près d’une année dans nos contrées… » Il était profondément réconfortant d’entendre de nouveau la voix de Morgénès, même si ce n’était que dans sa tête, mais il fut également surpris par ce qu’il venait de lire. Morgénès voulait-il dire que Jean Presbytère n’avait pas tué le Dragon Rouge, ou simplement que ce n’était pas Dieu qui l’avait inspiré ? S’il n’avait pas été choisi par le Seigneur Usires en Son Paradis, alors comment avait-il pu vaincre le Grand Ver ? Tous les gens d’Erkynée ne disaient-ils pas que le Roi Jean avait reçu l’onction de Dieu ? Tandis qu’il réfléchissait, toujours assis sur le sol, un vent froid s’engouffra entre les arbres. Il fut parcouru d’un frisson et vit à ses bras qu’il avait la chair de poule. Maudit vent ! Il faut que je trouve une cape ou des vêtements chauds, pensa-t-il. Et que je décide de ma destination, au lieu de rester assis là à rêvasser sur un vieux livre comme un simple d’esprit. Il lui semblait maintenant évident que le projet qu’il avait élaboré la veille, à savoir de disparaître dans l’ombre de l’anonymat en trouvant des emplois de passage dans les salles et les cuisines des auberges qui bordaient sa route, était un plan voué à l’échec. Que les deux gardes auxquels il avait échappé aient pu ou non le reconnaître n’était pas le problème : quelqu’un d’autre finirait par l’identifier. Il était certain que les soldats d’Élias battaient déjà la campagne à sa recherche : il ne s’agissait pas d’un serviteur qui avait fait une fugue, mais d’un criminel, un terrible criminel. La fuite de Josua avait déjà été payée de plusieurs morts ; il n’y aurait aucun salut pour Simon s’il tombait entre les mains de la Garde erkynéenne. Comment pouvait-il s’enfuir ? Où pouvait-il aller ? Il sentit la panique l’envahir de nouveau et la combattit. Le dernier vœu de Morgénès avait été que le garçon aille rejoindre Josua à Naglimund. Il lui sembla que c’était la seule destination possible. Si Josua avait réussi à s’enfuir, alors il accueillerait certainement Simon. Et si le prince n’était pas parvenu jusque-là, alors ses hommes abriteraient bien le garçon en échange de nouvelles de leur seigneur. Mais Naglimund était affreusement loin ; Simon ne connaissait la route et la distance que de réputation, mais personne n’avait jamais parlé d’un voyage facile. S’il continuait à suivre la vieille route forestière vers l’ouest, il finirait par atteindre la Route de Wealdhelm, qui partait vers le nord en longeant le pied des montagnes qui lui donnaient son nom. S’il trouvait la direction de ces montagnes, il marcherait donc dans la bonne direction. Simon fit un rouleau des parchemins, l’enveloppa soigneusement avec un bout de tissu arraché au pan de sa chemise, et le ferma en nouant les extrémités. Il remarqua alors qu’il avait laissé une page de côté ; lorsqu’il la ramassa, il vit qu’il s’agissait de celle qui était tachée de sa propre sueur. Certains mots étaient devenus illisibles, mais une phrase était restée claire et lui sauta aux yeux. « … si l’on voulait croire que la divinité l’avait effleuré, c’est dans ses allées et venues que l’on pouvait en trouver la confirmation, dans sa capacité à toujours être là où il fallait quand il le fallait, et à en tirer profit… » Ce n’était ni un présage, ni une prophétie, mais cela lui rendit un peu de sa confiance, et renforça sa décision. Il partirait vers le nord. Vers Naglimund. Cette journée de marche passée à longer la vieille route forestière aurait pu n’être que fatigue, douleur et épines, mais fut partiellement sauvée par une découverte fortuite. Alors qu’il avançait précautionneusement à travers les broussailles, dépassant comme il l’avait fait à plusieurs reprises une maison construite à portée de voix de la route, il aperçut à travers les quelques rangées d’arbres qui le dissimulaient un trésor inestimable : du linge mis à sécher. Il s’approcha prudemment de l’arbre dont les branches étaient recouvertes de vêtements trempés et d’une couverture, tout en gardant un œil circonspect sur la misérable cabane au toit de mauvais chaume qui n’était éloignée que de quelques pas. Son cœur battit plus vite lorsqu’il tira une cape de laine si lourde d’eau qu’il chancela en arrière quand elle tomba dans ses bras. Il n’y eut pas de cri soudain : il ne paraissait y avoir personne. Pour une raison inconnue, cela ne fit qu’accentuer sa gêne. Lorsqu’il se précipita enfin vers l’abri de la forêt, il ne put se débarrasser de l’image d’un panneau de bois qui se balançait sur une poitrine éteinte. Simon comprit bien vite que la vie d’un hors-la-loi n’avait rien à voir avec les histoires de Jack Mundwode le Bandit que lui avait racontées Shem Palefrenier. Il avait imaginé que la forêt d’Aldhéorte était comme une immense salle sans fin, au sol recouvert d’une moelleuse pelouse sur laquelle poussaient de grands arbres qui, tels des piliers, supportaient un toit de feuilles et de ciel bleu sous lequel des chevaliers comme Sire Tallistro de Perdruin ou le grand Camaris caracolaient sur leur fier destrier pour délivrer de leur triste sort de gentes dames ensorcelées. Une fois confronté à une réalité moins accommodante et presque hostile, Simon avait découvert que les branches étaient inextricablement entrelacées, et que les sous-bois eux-mêmes étaient un obstacle, un tapis bosselé toujours renouvelé de ronces, de troncs abattus et de bois mort presque entièrement dissimulé par les mousses et les feuilles en décomposition. Durant les premiers jours, le bruit de ses pas qui résonnaient lorsqu’il traversait une clairière ou n’importe quel endroit dégagé l’angoissait ; il ne pouvait supporter de se trouver à découvert. Il se rendit bientôt compte du fait qu’il pressait le pas lorsqu’il s’engageait sous le soleil d’un vallon, espérant retrouver au plus vite la sécurité du sous-bois. La découverte de cette faiblesse le rendit si furieux qu’il se força à ralentir le pas dès qu’il pénétrait dans une clairière, et chantait même parfois, écoulant l’écho de sa voix comme si elle faisait partie intégrante des bruits normaux de la forêt, mais oubliait ses chansons dès qu’il atteignait les broussailles. Bien que les souvenirs de sa vie au Hayholt emplissent encore sa tête, ils ne revenaient plus maintenant que par bouffées et lui semblaient de plus en plus distants et irréels ; mais son esprit était la plupart du temps livré à un brouillard de rage, d’aigreur et de désespoir. Sa vie et son bonheur lui avaient été enlevés. Sa vie au Hayholt était facile et agréable : les gens étaient aimables, et le logement confortable et douillet. Ici, il avançait heure après heure à travers la forêt tortueuse, se plaignant de sa misère et s’apitoyant sur son sort. Il sentait son ancienne personnalité disparaître progressivement, et ses pensées se limitaient peu à peu à deux sujets : aller plus loin et trouver de quoi manger. Il s’était demandé au départ s’il valait mieux marcher sur la route, ce qui était beaucoup plus rapide mais lui faisait prendre le risque d’être découvert, ou la suivre en longeant la lisière de la forêt. Il avait tout d’abord préféré la seconde solution, mais s’était bien vite aperçu que route et forêt divergeaient parfois énormément, et que l’épaisse végétation d’Aldhéorte rendait toute orientation difficile. Il fut également profondément embarrassé de découvrir qu’il n’avait pas la moindre idée de la façon dont on faisait un feu, un détail auquel il n’avait pas prêté attention lorsque Shem lui avait décrit le jovial Mundwode et ses joyeux brigands festoyant, se régalant de gibier rôti sur la grande table dressée dans la forêt. Puisqu’il n’avait pas de torche pour s’éclairer, il lui sembla que la meilleure solution était de suivre la route de nuit lorsque la lune le permettait. Il dormirait alors durant la journée, et marcherait dans la forêt durant les dernières heures de soleil. L’absence de feu signifiait l’absence de lumière, mais aussi l’impossibilité de faire cuire quoi que ce soit, et c’est peut-être ce qu’il regrettait le plus. Il dénichait de temps en temps une poignée d’œufs mouchetés qu’une perdrix avait dissimulée dans les buissons. Cela lui permettait de se nourrir, mais il lui était difficile de gober ces petites boules froides sans penser à la glorieuse cuisine odorante et chaude de Judith, et sans regretter tous ces matins où il était si pressé de courir chez Morgénès ou vers le terrain de joute qu’il abandonnait sans regret de larges tranches de pain beurré ou couvert de miel dans son assiette. Une tartine représentait maintenant pour lui le comble de la richesse. Incapable de chasser, connaissant trop peu les plantes sauvages pour savoir lesquelles étaient comestibles, Simon ne dut sa survie qu’à ses incursions nocturnes dans les maigres potagers des fermes. Prêt à fuir au moindre signe d’un chien ou d’un paysan éveillé, il allait rapidement déterrer quelques carottes ou oignons, ou cueillir deux ou trois pommes sur les premières branches, puis s’enfuyait précipitamment vers le couvert de la forêt, mais même ces occasions de chapardage étaient rares. La faim était parfois si forte lorsqu’il marchait qu’il en hurlait de rage en frappant les broussailles du pied. Il frappa une fois si lourdement et hurla si fort qu’il finit par tomber par terre dans les sous-bois et ne se releva pas. Il se contenta de rester allongé là, pensant qu’il allait mourir. Non, la vie dans les bois n’avait pas le moindre point commun avec ce qu’il avait imaginé lors de ces magnifiques après-midi qu’il avait passés au Hayholt, accroupi dans les étables qui sentaient la paille et le cuir, à écouter les histoires de Shem Palefrenier. La puissante Aldhéorte était une sombre et misérable hôtesse, trop jalouse pour partager son confort avec les étrangers. Qu’il soit tapi et recroquevillé dans un fourré pour dormir durant le jour, debout et tremblant de froid à avancer à travers l’obscurité sous la lumière de la lune, ou penché à presque ramper pour aller grappiller quelques légumes dans un potager, Simon ressemblait plus à un misérable animal traqué qu’à un brigand joyeux et libre. Il portait toujours avec lui les parchemins enroulés de Morgénès, les serrant dans sa main aussi précieusement qu’un pèlerin tient son bâton ou un prêtre son Arbre Sacré, mais il les lisait de moins en moins souvent. En fin de journée, après son maigre repas s’il avait réussi à trouver quoi que ce soit, et en attendant que l’obscurité soit suffisante pour pouvoir repartir, il ouvrait son rouleau et lisait un paragraphe, mais il était chaque jour plus difficile d’en saisir le sens. Une page, sur laquelle étaient à plusieurs reprises répétés les noms de Jean, d’Eahlstan le Roi Pécheur et du Dragon Shurakaï attira son attention, mais il s’aperçut après l’avoir lue quatre fois que les mots qu’il avait suivis du doigt ne lui avaient pas fait plus d’impression que s’il avait passé l’index sur les lignes concentriques d’un tronc d’arbre. Le cinquième après-midi, il s’assit par terre avec les pages posées sur les genoux et pleura. Il caressait les parchemins comme il avait un jour flatté le poil du chat de la cuisine, dans cette belle pièce chaude et claire qui sentait l’oignon et la cannelle, il y a si longtemps… Une semaine et un jour après Le Dragon et le Pécheur, il passa à portée de voix au village de Sistan, un petit groupe de maisons à peine plus grand que Flett. Les deux cheminées d’argile de l’auberge fumaient, mais la roule était déserte et le soleil brillant. Il observa le village situé en contrebas de la forêt depuis l’abri de quelques bouleaux, et le souvenir de son dernier repas chaud le frappa comme un coup de poing, lui coupant le souffle au point de le faire chanceler. Cette soirée maintenant enfouie dans le passé lui semblait, malgré sa conclusion, ressembler à la description que Morgénès lui avait un jour faite du paradis païen des anciens Rimmersleutes : un banquet éternel où la bière, la joie et les chansons coulaient à flots. Il s’engagea en tremblant sur la pente qui descendait vers l’auberge, s’imaginant déjà voler une tarte refroidissant sur l’appui d’une fenêtre, ou entrant sans bruit par la porte de derrière dans une cuisine qu’il pourrait piller à loisir. Il avait déjà quitté la forêt et descendu la moitié de la côte lorsqu’il réalisa ce qu’il était en train de faire : avancer à découvert en plein midi avec l’air absent d’un animal fiévreux qui a perdu tout instinct de survie. Il se sentit soudain tout nu malgré sa large cape couverte de brindilles et s’immobilisa, puis fit demi-tour et s’enfuit, pour retrouver la protection du petit groupe de bouleaux argentés. Mais son cœur battait maintenant si fort que même ces arbres lui semblaient trop exposés : il s’enfonça plus avant, tirant sur lui l’ombre protectrice d’Aldhéorte comme on passe une cape. À cinq jours de Sistan, le garçon hagard et famélique se retrouva de nouveau accroupi en haut d’une pente, à regarder cette fois une hutte de bois construite au centre d’une clairière. Il était certain, aussi certain que ses pensées piteusement éparpillées et fragmentées le lui permettaient, qu’une journée de plus sans nourriture ou une autre nuit solitaire passée dans la forêt froide et inhospitalière achèverait de le rendre fou ; il deviendrait définitivement l’animal qu’il se sentait être de plus en plus souvent. Ses idées devenaient grossières et bestiales : la nourriture, le besoin d’une sombre tanière et la piste qu’il devait suivre étaient devenus ses seules préoccupations. Il lui était de plus en plus difficile de se souvenir du château : y faisait-il chaud ? Les gens lui adressaient-ils la parole ? Lorsque, la veille, une branche avait éraflé sa tunique et heurté ses côtes, sa seule réaction avait été de grogner et de la frapper, comme une bête ! Quelqu’un… quelqu’un vit ici… Un chemin de pierres proprement disposées menait à l’entrée de la cabane de bûcheron, et une pile de bûches fendues reposait contre l’un de ses murs. Quelqu’un ici aurait sûrement pitié de lui s’il marchait jusqu’à la porte et quémandait calmement un peu de nourriture, se dit-il en reniflant. J’ai si faim ! Ce n’est pas juste. Ce n’est pas bien ! Quelqu’un doit me nourrir, quelqu’un… Il descendit la pente les jambes lourdes, sans même plus maîtriser les mouvements de sa mâchoire. Les quelques notions de contact humain dont il se souvenait encore lui disaient qu’il ne devait pas effrayer ces gens, et que les paysans étaient méfiants, surtout ceux qui vivaient dans une cabane perdue dans la forêt. Il présenta ses paumes vides devant lui tout en marchant, ses doigts pâles écartés comme une preuve pathétique de son innocuité. La cabane était vide, ou alors ses habitants ne désiraient pas répondre aux coups qu’il frappait à la porte. Il fit le tour de la petite hutte, laissant courir ses doigts sur le bois brut. L’unique fenêtre était barrée d’une planche. Il frappa de nouveau, cette fois un peu plus fort ; seul l’écho lui répondit. Il s’accroupit au niveau de la fenêtre et envisageait un instant de la défoncer avec une bûche, lorsqu’un bruit de feuilles soulevées et de branches brisées provenant des arbres tout proches le fit se relever si vite que sa vision se limita momentanément à quelques taches de lumière dans l’obscurité ; il vacilla, l’estomac retourné par la surprise. Il y eut un grand mouvement derrière le rideau d’arbres, comme si un géant avait frappé dans ses mains, puis plus rien. Un instant plus tard, le silence fut de nouveau brisé, cette fois-ci par un étrange sifflement staccato, qui se changea très vite en un rapide flux de mots ; des mots prononcés dans une langue que Simon n’avait jamais entendue, mais des mots tout de même. Puis le calme revint sur la clairière. Simon était paralysé ; il ne pouvait plus faire le moindre mouvement. Que devait-il faire ? L’occupant de la cabane avait peut-être été attaqué par un animal en rentrant chez lui… Simon pouvait l’aider… Et il serait bien obligé alors de lui donner à manger ! Mais comment pourrait-il lui porter secours ? Il pouvait à peine marcher. Et s’il ne s’agissait que d’une bête sauvage ? S’il avait simplement imaginé entendre une voix au milieu de cet immense fracas ? Et s’il s’agissait de quelque chose de pire ? Les gardes du roi, avec leurs longues épées brillantes et bien affûtées, ou une sorcière affamée aux longs cheveux blancs ? C’était peut-être le Diable lui-même, vêtu de robes écarlates sous ses yeux de nuit ? Simon ne sut jamais où il trouva le courage, ou simplement la force, de déplier ses genoux rigides et d’avancer vers les arbres. Si la faim et le désespoir n’avaient pas été si forts, il n’aurait peut-être pas… mais il était malade, et affamé, et aussi sale et seul qu’un chacal de Nascadu. Serrant sa cape et le rouleau de Morgénès contre sa poitrine, il partit vers le taillis. Dans les arbres, la lumière tombait inégalement : tamisée par les feuillages de printemps, elle tachetait le sol comme si l’on y avait jeté des poignées de liards neufs. L’air était si tendu que l’on eût dit que la forêt retenait sa respiration. Il ne vit tout d’abord rien d’autre que des troncs d’arbres et des rayons de soleil. En un endroit, les rais de lumière s’agitaient de manière intermittente ; il réalisa au bout d’un instant qu’ils se reflétaient sur une silhouette qui se débattait. Il fit un pas dans cette direction, et les feuilles crissèrent sous son pied ; les mouvements cessèrent immédiatement. La chose suspendue, puisqu’elle se balançait à trois pieds du sol, releva la tête et le regarda. Elle avait le visage d’un homme, mais les impitoyables yeux de topaze d’un chat. Simon bondit en arrière, le cœur battant ; il releva les mains, les doigts écartés, comme pour barrer la vision de cette étrange créature pendue. Quoi que ce soit ou qui que ce soit, ce n’était pas un être humain. Et pourtant, il lui semblait reconnaître en lui quelque chose de familier, le vague souvenir d’un rêve oublié. Mais la plupart des rêves de Simon étaient des cauchemars. Quelle apparition bizarre ! Bien qu’il fût pris dans un piège cruel, pris à la taille et aux coudes par un anneau de souple corde noire, et suspendu à une branche les pieds loin du sol, son visage restait sauvage et fier, comme un renard acculé qui mourait les dents plantées dans la gorge du chien qui le force. Si c’était un homme, alors il était très mince. Ses hautes pommettes et son visage anguleux rappelèrent à Simon durant un horrible instant les créatures vêtues de noir sur le Thisterborg, mais celles-ci étaient pâles et aussi blanches que le lait, alors que celui-là était d’un brun doré qui rappelait le chêne poli. Essayant de mieux voir, Simon fit un pas en avant ; les yeux du prisonnier se rétrécirent, puis il retroussa ses lèvres, découvrant ses dents en un sifflement félin. Quelque chose dans la manière dont il avait réagi, quelque chose d’inhumain dans la façon dont son expression avait changé, fit que Simon sut sans l’ombre d’un doute que ce qui était pendu devant lui comme une belette n’était pas un homme… C’était autre chose… Simon s’était approché plus qu’il n’était prudent, et tandis qu’il observait ses yeux mouchetés d’ambre, le prisonnier se détendit, et projeta ses pieds chaussés de toile vers la poitrine du garçon. Simon, bien qu’il eût vu l’élan pris et anticipé l’assaut, reçut néanmoins un puissant coup dans le côté, tant le mouvement du prisonnier avait été rapide. Il tituba en arrière, adressant un regard furieux à son attaquant, qui répondit par une terrible expression de fureur. Tout en se tenant maintenant à distance respectueuse, Simon observait le mouvement surnaturel des muscles du visage du Sithi, puisqu’il venait de réaliser, aussi soudainement que si quelqu’un le lui avait dit, ce qu’était la créature pendue, lorsque celui-ci cracha dédaigneusement un seul mot dans la langue de Simon. « Lâche ! » La colère de Simon fut telle qu’il manqua se jeter sur lui, malgré la faim et la peur et la douleur dans ses jambes et tout son corps… mais réalisa que c’était exactement ce que cherchait le Sithi. Simon repoussa la douleur que lui causaient ses côtes, croisa les bras sur la poitrine, et fixa le Sithi des yeux ; il eut l’intense satisfaction de lire sur son visage quelque chose qui ressemblait à de la frustration. Le Sithi, ou l’Être Fabuleux, puisque Rachel, par superstition, refusait d’employer un autre nom lorsqu’elle parlait de cette race, était vêtu d’une étrange robe souple et de chausses faites d’un tissu brun d’une teinte à peine différente de celle de sa peau. Sa boucle de ceinture et ses ornements étaient faits d’une pierre brillante et verte qui contrastait magnifiquement avec ses cheveux bleu lavande, réunis près de son crâne par un anneau d’os, et pendant en queue de cheval derrière l’une de ses oreilles. Il paraissait à peine plus petit que Simon, mais beaucoup plus mince, quoique le garçon n’ait pas vu son propre reflet depuis bien longtemps, et était peut-être maintenant aussi efflanqué et sauvage que lui. Malgré cela, les différences étaient nombreuses, bien que difficiles à expliquer : des mouvements d’oiseau de la tête et du cou, une fluidité étonnante dans les articulations, une aura de maîtrise et de puissance perceptible même lorsque son possesseur était suspendu comme un animal dans le plus cruel des pièges. Ce Sithi, cette créature surnaturelle, ne ressemblait à rien de ce que Simon connaissait. Il était terrifiant et fascinant… Il était irréel. « Je… je ne veux pas te faire de mal », dit enfin Simon, avant de s’apercevoir qu’il lui parlait comme à un enfant. « Je n’ai pas posé ce piège. » Le Sithi fixait le garçon de ses yeux en amande et n’avait en rien perdu son air menaçant. Quelle horrible douleur il doit dissimuler, s’émerveilla Simon. La tension sur ses bras est telle que… que je hurlerais si c’était moi ! Un carquois dépassait par-dessus l’épaule du prisonnier, vide à l’exception de deux flèches. De nombreuses flèches et un arc fait d’un bois sombre et fin étaient dispersés sur l’herbe en dessous de ses pieds ballants. « Si j’essaie de t’aider, me promets-tu de ne pas me faire de mal ? » demanda Simon, en prononçant les mots avec difficulté. « J’ai très faim, tu sais », ajouta-t-il maladroitement. Le Sithi ne dit rien, mais lorsque Simon avança d’un pas, il ramassa ses jambes pour frapper ; le garçon battit en retraite. « Tu l’auras voulu ! » cria Simon. « Je veux juste t’aider ! » Mais pourquoi ? Pourquoi laisser le loup sortir du trou ? « Tu devrais… » commença-t-il, mais la fin de sa phrase fut couverte par les bruissements et les craquements des pas d’une sombre et large silhouette qui approchait à travers les arbres. « Ah, il est là, il est là… ! » dit une voix grave. Un homme, sale et barbu, fit irruption dans la petite clairière. Ses vêtements étaient lourds et souvent rapiécés ; une hache se balançait dans sa main. « Alors te voilà… » Il s’interrompit lorsqu’il vit Simon, blotti contre un arbre. « Eh », grogna-t-il, « qui tu es, toi ? Qu’est-ce que tu fais là ? » Simon baissa les yeux jusqu’à la hache. « Je suis… je suis juste un voyageur… J’ai entendu du bruit dans les arbres… » Il montra l’étrange tableau du bras. « Je l’ai trouvé là, dans… dans ce piège. » « Dans mon piège ! » ajouta le bûcheron avec un large sourire. « Dans mon fichu piège ; et le voilà aussi ! » Tournant le dos à Simon, l’homme regarda froidement le Sithi pendu. « Je m’étais juré que y en avait assez de ces esprits qui sont partout et qu’on ne voit jamais et qui font tourner le lait, et je l’ai eu ! » Il tendit la main et poussa puissamment l’épaule du prisonnier qui se mit à balancer au bout de la corde. Le Sithi siffla entre ses dents, mais c’était un cri d’impuissance. Le bûcheron s’esclaffa. « Par l’Arbre, c’est que ça se défend ! Ça se défend ! » « Que… qu’allez-vous faire de lui ? » « Qu’est-ce que tu crois, mon garçon ? Ce que Dieu veut qu’on fasse quand on attrape un esprit ou un lutin ou un démon : je vais le renvoyer en enfer avec ma belle petite hache, voilà ce que je vais faire ! » Le balancement du prisonnier perdit de son ampleur, et se termina doucement en un petit cercle. Ses yeux étaient baissés, son corps amorphe. « Le tuer ? » Simon, malgré l’état d’épuisement de son corps, sentit un frisson parcourir son échine. Il tenta d’ordonner ses pensées. « Vous allez… Mais vous ne pouvez pas ! Il ne faut pas ! C’est… c’est un… » « C’est quelque chose de pas naturel, ça j’en suis sûr ! Tu peux partir d’ici, étranger. Tu es dans mon domaine, et tu n’as aucune raison d’être là. Et je sais quoi faire de ce genre de créature. » Le bûcheron tourna le dos à Simon avec mépris, et avança vers le Sithi, sa hache levée comme pour fendre du bois. Le bois en question se souleva soudain, pour devenir un animal frappant, grognant, combattant, luttant pour sa vie. Le premier coup du bûcheron manqua son but, et ne fit qu’érafler la joue osseuse et entailler une manche de l’étrange robe brillante. Une traînée d’un sang qui semblait bien trop humain glissa le long de la joue et du menton anguleux. L’homme avança de nouveau. Simon se laissa tomber sur ses genoux endoloris, à la recherche d’un moyen de mettre fin à cette horrible scène, d’arrêter les grognements et les jurons de cet homme, de faire que cessent les feulements rauques du prisonnier acculé qui le torturaient. Il trouva l’arc, mais il était plus léger encore qu’il le paraissait, comme s’il avait été taillé dans des joncs. Un instant plus tard, sa main se referma sur une pierre à moitié enterrée. Il tira, et elle se libéra du sol. Il la souleva au-dessus de sa tête en se relevant. « Arrêtez ! » hurla-t-il. « Laissez-le ! » Aucun des deux combattants ne lui adressa même un regard. Le bûcheron se trouvait maintenant juste devant lui, donnant de grands coups devant lui sans réussir ce qu’il voulait mais en faisant malgré tout jaillir du sang. La fine poitrine du Sithi se mouvait au rythme d’un soufflet de forge : il faiblissait rapidement. Simon ne put supporter ce cruel spectacle plus longtemps. Il libéra enfin le hurlement qui avait mûri en lui durant tous les jours terrifiants et interminables de son exil, et bondit en avant, en laissant retomber de toutes ses forces la pierre sur l’arrière du crâne du bûcheron. Un craquement sourd résonna dans les arbres, et le corps de l’homme devint flasque. Il s’effondra mollement, tombant d’abord sur les genoux, puis face contre terre, les cheveux tachés de rouge. Les yeux fixés sur cette masse sanguinolente, Simon sentit son estomac se soulever. Il tomba à son tour à genoux, mais son haut-le-cœur ne produisit qu’un fil de salive aigre. Il laissa reposer son visage contre le sol humide et sentit la forêt se balancer et tourner autour de lui. Lorsqu’il en fut capable, il se releva et se tourna vers le Sithi, qui était toujours pendu à sa corde. Sa tunique moulante était sillonnée de larges traînées de sang, et ses yeux sauvages avaient perdu tout éclat, comme si un voile transparent s’était refermé sur eux pour les protéger de la lumière. Simon ramassa la hache puis, du pas hésitant d’un somnambule, partit du prisonnier vers le point d’attache de la corde, qu’il localisa facilement. La corde était nouée à une branche, mais celle-ci était bien trop haute. Simon, trop épuisé pour encore avoir peur, retourna vers le prisonnier et commença à trancher péniblement le nœud coulant derrière le dos du Sithi. Le Fabuleux se crispa lorsqu’il sentit la corde se serrer, mais resta muet. Après de longs efforts qui lui donnèrent l’impression d’avoir dû couper chaque brin un à un, le nœud céda enfin. Le Sithi tomba sur le sol, mais ses jambes se dérobèrent sous lui et il roula jusqu’à s’arrêter contre le corps inerte du bûcheron. Il bondit immédiatement en arrière comme s’il s’était brûlé, puis fit volte-face et ramassa ses flèches éparpillées. Lorsqu’il les eut toutes réunies en un faisceau qui ressemblait à un bouquet de fleurs, il saisit son arc de l’autre main, tourna la tête, et marqua une pause en observant Simon. L’éclat de ses yeux froids interrompit le garçon avant qu’il ne prononce un mot. Durant un instant, le Sithi, sa douleur oubliée ou contenue, se tint devant le garçon, immobile mais aussi tendu qu’un cerf en alerte ; puis il disparut, un éclair brun et vert filant à travers les arbres, laissant Simon bouche ouverte, se sentant plus seul que jamais. Les feuilles qui avaient bordé le passage du Sithi tremblaient encore lorsque Simon entendit un bruissement qui ressemblait au vol d’un insecte et sentit une ombre glisser sur son visage. Une flèche se ficha dans le tronc de l’arbre le plus proche de lui, redevenant visible à mesure que ses vibrations cessaient. Elle était plantée à moins d’une longueur de bras de sa tête. Il l’observa d’un air morne, se demandant quand la suivante allait le frapper. C’était une flèche blanche, hampe et pennes aussi lumineuses que l’aile d’une mouette. Il continua d’attendre l’inéluctable seconde flèche, qui ne vint pas. La forêt était silencieuse et immobile. Après les deux pires semaines de sa vie et une journée particulièrement bizarre, Simon n’aurait pas dû être surpris d’entendre une nouvelle voix inconnue s’élever depuis l’obscurité au-delà des premiers arbres, une voix qui n’était pas celle du Sithi, et certainement pas celle du bûcheron, aussi immobile qu’un tronc d’arbre abattu. « Allez, prends-la », dit la voix. « La flèche. Prends-la. Elle est à toi. » Simon n’aurait pas dû être surpris, mais il le fut néanmoins. Il se laissa tomber à genoux et se mit à pleurer, suffocant entre ses sanglots de confusion, d’épuisement et du plus total désespoir. « Oh, par la Fille des Montagnes », dit l’étrange et nouvelle voix, « cela ne semble pas bien. » 17. Binabik Lorsque Simon releva enfin la tête en direction de la source de cette voix, ses yeux emplis de pleurs s’écarquillèrent de surprise. Un enfant s’avançait vers lui. Non, ce n’était pas un enfant, mais un homme si petit que le sommet de son crâne ne devait pas dépasser le nombril de Simon, même avec ses épais cheveux noirs. Son visage avait quelque chose d’enfantin : ses petits yeux et sa large bouche s’étiraient tous deux vers ses pommettes en une expression joviale. « Ceci n’est pas un bon endroit pour pleurer », dit l’étranger. Il se détourna un instant du garçon agenouillé pour se pencher sur le bûcheron étendu. « Il semble également que cela ne sera pas utile, du moins pour ce pauvre homme mort. » Simon s’essuya le nez de la manche, et hoqueta. L’étranger s’était retourné vers l’arbre pour examiner la flèche, toujours plantée dans le tronc à hauteur de la tête du garçon comme une branche d’une forme et d’une couleur particulières. « Tu devrais prendre cela », dit le petit homme, et sa bouche forma de nouveau un sourire de grenouille qui découvrit deux rangées de dents jaunâtres. Ce n’était pas un nain, comme les fous et les jongleurs que Simon avait vus à la cour et dans la Grand’rue d’Erchester. Il en avait la large poitrine, mais était trop bien proportionné. Ses vêtements ressemblaient à ceux d’un Rimmersleute : veste et chausses taillées dans une peau épaisse et cousues serrées, et son large visage encadré d’un col de fourrure. Un grand sac de cuir pendait à son épaule, et il tenait un bâton de marche qui semblait avoir été sculpté dans un os long et fin. « Excuse mon insistance, mais tu devrais prendre cette flèche. C’est une Flèche Blanche sithi, et c’est très précieux. Elle symbolise une dette, et les Sithis sont des gens très intègres. » « Qui… qui êtes-vous ? » demanda Simon en hoquetant toujours. Il était vidé, aussi inerte et apathique qu’un linge qu’on vient d’essorer en le frappant sur un rocher. Si le petit homme s’était approché en grognant et en agitant un couteau devant ses yeux, Simon n’aurait pas réagi différemment : il n’en aurait pas eu la force. « Moi ? » répliqua l’étranger, s’immobilisant un instant comme pour réfléchir plus avant à cette question. « Un voyageur, tout comme toi. Je serai heureux d’expliquer d’autres choses plus tard, mais, pour l’instant, nous devons partir. Cet homme », il montra le bûcheron d’un geste de son bâton, « ne deviendra sûrement pas plus vivant, mais il a peut-être des amis ou de la famille qui seront troublés de le trouver aussi totalement mort. S’il te plaît. Prends cette flèche et viens avec moi. » Malgré sa méfiance et son hésitation, Simon se remit lentement sur pied. En cet instant, le fait de ne pas croire représentait un effort trop grand pour lui. Il n’avait plus la force de se tenir sur ses gardes : il voulait juste que tout s’arrête pour qu’il puisse mourir en paix. Il extirpa la flèche du tronc d’arbre. Le petit homme s’éloignait déjà, remontant la pente au-dessus de la cabane de bois. La petite hutte n’avait pas changé, aussi propre et immobile que si rien ne s’était passé. « Mais… » dit Simon d’une voix pantelante tout en rejoignant l’étranger, qui se déplaçait avec une étonnante agilité, « mais, et la maison ? J’ai… j’ai si faim… Il y a peut-être de la nourriture… » Le petit homme se retourna pour regarder le garçon qui grimpait avec peine de la hauteur que lui donnait la dénivellation. « Je suis beaucoup choqué ! » dit-il. « D’abord tu le rends très mort, et ensuite tu veux piller son garde-manger. Je crains d’avoir trouvé la compagnie d’un hors-la-loi désespéré ! » Il se retourna et reprit son chemin à travers les arbres. L’autre côté de la crête redescendait de manière beaucoup plus progressive. Les grandes enjambées de Simon le ramenèrent au niveau de l’étranger ; au bout de quelques instants, il eut retrouvé son souffle. « Qui êtes-vous ? Où allons-nous ? » Le bizarre petit homme ne releva pas la tête et son regard continua de courir d’arbre en arbre, comme s’il cherchait des points de repère dans l’uniformité implacable de la profonde forêt. Après vingt pas silencieux, il tourna les yeux vers Simon et lui sourit. « Mon nom est Binbiniqegabenik », dit-il, « mais, autour du feu, on m’appelle Binabik. J’espère que tu me feras l’honneur d’utiliser la version plus courte de l’amitié. » « Je… je crois que c’est ce que je ferai. D’où venez-vous ? » « J’appartiens au peuple troll d’Yiqanuc », répondit Binabik. « Le Haut Yiqanuc est dans les neiges et les vents des montagnes du nord… Et toi ? » Il l’observa d’abord d’un air soupçonneux, avant de répondre. « Simon… Simon de… d’Erchester. » Tout cela était bien rapide pensa-t-il… comme s’ils s’étaient rencontrés pendant le marché, plutôt que dans une forêt après une mort étrange. Par Saint Usires, que sa tête lui faisait mal ! Et son estomac aussi. « Où… où allons-nous ? » « À mon campement. Mais je dois d’abord retrouver ma monture… s’il te plaît, ne sois pas effrayé. » Binabik porta deux doigts à sa bouche et lança un long trille. Il attendit un instant, puis recommença. « Souviens-toi : ne sois ni surpris, ni anxieux. » Avant qu’il ait eu le temps de réfléchir à ce que venait de dire le troll, il y eut un craquement aussi puissant que celui du feu dans le sous-bois. Un instant plus tard, un énorme loup fit irruption entre les arbres, dépassa le garçon paralysé, et se jeta comme un éclair hirsute sur le petit homme qui culbuta en arrière sous le choc de son assaillant. « Qantaqa ! » Le cri du troll était étouffé, mais son amusement perçait malgré tout. Le maître et la monture continuèrent de jouer et de rouler sur le sol de la forêt. Simon se demanda distraitement si le monde en dehors du château était toujours ainsi, si le reste d’Osten Ard n’était qu’un immense terrain de jeu pour les monstres et les aliénés. Binabik s’assit enfin, la lourde tête de Qantaqa posée sur ses genoux. « Je l’ai laissée seule toute la journée, aujourd’hui », expliqua-t-il. « Les loups sont très affectueux, et se sentent vite esseulés. » Qantaqa sembla sourire jusqu’aux oreilles et souffla. Sa masse venait principalement de son épaisse fourrure mais elle était quand même immense. « Ne te gêne pas », dit Binabik en riant. « Tu peux lui gratter le museau. » Malgré l’irréalité continuelle de sa situation, Simon ne se sentait pas encore prêt pour ça ; il préféra parler : « Je suis désolé… mais vous disiez qu’il y avait a manger à votre campement, messire ? » Le troll se remit sur pied en riant, et ramassa son bâton. « Pas messire, Binabik ! Et tu peux me tutoyer. Quant à la nourriture, oui, nous allons manger ensemble ; toi, moi, et même Qantaqa. Viens. Par respect pour ta faiblesse et ta faim, je resterai à tes côtés au lieu de chevaucher ma monture. » Simon et le troll marchèrent longtemps. Qantaqa les accompagnait de temps en temps, mais trottait le plus souvent en avant d’eux, disparaissant parfois en quelques bonds dans la végétation. Elle revint une fois en se léchant les babines de sa longue langue rose. « Eh bien », dit Binabik avec entrain, « nous ne sommes plus que deux à avoir faim ! » Enfin, lorsque Simon, épuisé et endolori, eut l’impression qu’il ne pourrait pas faire un pas de plus, alors qu’il perdait le fil de chaque phrase que prononçait Binabik au deuxième mot, ils atteignirent une clairière si minuscule que, malgré l’absence d’arbres, elle était entièrement couverte par l’enchevêtrement des hautes branches des grands chênes voisins. Simon vit un cercle de pierres noircies à côté d’un tronc d’arbre mort. Qantaqa, qui marchait à leur côté, fila soudain pour aller faire le tour de l’ouverture en reniflant. « Bhojujik mo qunquc, disent les gens de mon peuple. » Binabik décrit la clairière du bras. « Si les ours ne t’y mangent pas, tu es chez toi. » Il mena Simon jusqu’à un tronc ; le garçon s’effondra à terre, le souffle court. Le troll, l’air inquiet, le toisa de haut en bas. « Oh », dit Binabik, « tu ne vas pas encore pleurer, n’est-ce pas ? » « Non », répondit Simon en souriant faiblement. Ses os lui semblaient aussi lourds que du roc. « Je… je ne crois pas. Je suis juste affamé et épuisé. Mais je promets de ne pas pleurer. » « Regarde. Je ferai un feu. Puis je produirai un souper. » Binabik réunit rapidement une pile de branches et de brindilles, et les rassembla au milieu du cercle de pierres. « C’est du bois de printemps et humide », dit-il, « mais heureusement c’est un problème qui trouve sa solution facilement. » Il fit glisser le sac de cuir de son épaule, le posa par terre, et commença à fouiller énergiquement à l’intérieur. Pour Simon, qui ne percevait plus la réalité qu’à travers le voile de son épuisement, la petite silhouette affairée ressemblait plus que jamais à celle d’un enfant : Binabik observait l’intérieur de son sac comme un gamin de six ans étudie un scarabée, avec les lèvres pincées et les yeux plissés par la concentration. « Ha ! » dit enfin le troll. « Il est trouvé. » Il extirpa de son sac une poche de cuir de la taille du pouce de Simon. Il en tira une pincée d’une substance poudreuse dont il saupoudra le bois vert, puis prit deux pierres dans sa ceinture et commença à les frapper l’une contre l’autre. Les étincelles crépitèrent durant un moment, puis une boucle de fumée jaunâtre s’éleva lentement. Un instant plus tard, le feu prit, et ils eurent bientôt devant eux un confortable tapis de flammes. La douce chaleur berça Simon, qui s’apaisa malgré les tiraillements d’estomac. Sa tête dodelinait, dodelinait… Mais un frisson le secoua soudain : comment pouvait-il s’endormir sans protection, dans le campement d’un inconnu ? Il ferait mieux de… Il devrait… « Reste assis au chaud, ami Simon », Binabik se frottait les mains en parlant, chassant la poussière. « Je vais revenir très vite. » Une lueur d’angoisse essayait désespérément de se faire sentir dans le fond de son âme : où allait le troll ? Était-il parti chercher la Garde ? D’autres bandits ? Mais Simon ne put réunir même assez d’énergie pour le regarder s’éloigner. Ses yeux étaient fixés sur les flammes, leurs langues comme les pétales d’une fleur resplendissante… Un coquelicot de feu frémissant sous un chaud vent d’été… Lorsqu’il émergea du néant embrumé pour s’éveiller, il s’aperçut que la lourde tête de la louve grise reposait sur ses cuisses. Binabik était penché sur le feu, s’affairant devant quelque préparation. Simon se dit qu’il y avait quelque chose d’anormal dans le fait d’avoir un loup sur les genoux, mais ne put trouver la partie de son cerveau chargée de réagir dans ce genre de situation… Cela semblait n’avoir aucune importance, de toute façon. Lorsqu’il s’éveilla de nouveau, Binabik tentait de chasser Qantaqa des jambes du garçon pour lui offrir un bol de quelque chose de chaud. « C’est maintenant refroidi assez pour boire », dit le troll, et il aida le garçon à se redresser et à amener le bol vers ses lèvres. Le bouillon était musqué et délicieux, aussi parfumé que les feuilles d’automne. Il but le bol entier : il lui semblait que le liquide coulait directement dans ses veines, comme la sève de la forêt, la force secrète des arbres. Binabik lui en servit un nouveau bol, et il le but également. La lourde boule de plomb que ses angoisses avaient formée à la base de sa nuque s’évanouit, effacée par un flot de meilleurs sentiments. Un flot de bonheur l’envahit, apportant paradoxalement avec lui le poids d’une somnolence chaude et diffuse. Tandis qu’il s’enfonçait doucement, il entendit le son de ses propres battements de cœur, assourdis par l’épuisement. Simon était à peu près certain que lorsqu’il était arrivé au campement de Binabik, il restait au moins une heure de soleil avant le crépuscule ; et pourtant, lorsqu’il ouvrit de nouveau les yeux, la clairière baignait dans la lumière étincelante d’un jour nouveau. Tandis que ses yeux s’ouvraient mieux, il sentit les derniers fils d’un rêve s’éloigner ; un oiseau… ? Un oiseau aux yeux brillants et au collier doré réfléchissant la lumière du soleil… Un oiseau puissant et ancien dont les yeux étaient chargés de paysages élevés et de clairvoyance. Dans ses griffes chitineuses pendait un magnifique poisson arc-en-ciel… Simon frissonna et resserra sa lourde cape sur lui. Tandis qu’il observait les arbres trop penchés, leur feuillage de printemps formant sous le soleil un filigrane émeraude, il entendit un bruit indistinct derrière lui et roula sur le côté pour regarder. Binabik était assis en tailleur à côté du feu et se balançait lentement d’un côté à l’autre. Devant lui, une collection de petits objets pâles et énigmatiques s’étalait sur une pierre : des os. Le troll faisait un bruit singulier : était-il en train de chanter ? Simon observa la scène durant un moment, mais ne put deviner ce que faisait le petit homme. Quel monde étrange ! « Bonjour », dit-il enfin. Binabik sursauta comme s’il avait été pris en faute. « Ah ! c’est notre ami Simon ! » Le troll sourit par-dessus son épaule et rangea précipitamment les petits objets dans son sac de cuir ; puis il se leva et se dirigea vers Simon. « Comment te sens-tu ? » demanda-t-il, en se penchant pour poser une petite main rugueuse sur le front du garçon. « Tu avais besoin de beaucoup de sommeil. » « En effet. » Simon se rapprocha du feu. « Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est ? » « Une paire de pigeons ramiers qui se sont arrêtés pour dîner avec nous ce matin. » Binabik sourit et montra les deux petites masses enveloppées de feuilles qui reposaient dans les braises au bord du feu. « Quelques noix et baies fraîchement ramassées leur tiennent compagnie. Je voulais te réveiller bientôt pour leur souhaiter bonjour. Ils sont très bon goût, je crois. Oh, un instant, s’il te plaît. » Binabik retourna vers son sac et en tira deux minces paquets. « Voici. » Il les lui lendit. « Ta flèche, et autre chose. » Simon vit qu’il s’agissait du manuscrit de Morgénès. « Tu les avais mis dans ta ceinture, et j’avais peur que tu les brises en dormant. » La suspicion envahit l’estomac de Simon. L’idée que quelqu’un ait pu toucher les écrits de Morgénès pendant qu’il dormait le rendait jaloux et méfiant. Il attrapa brusquement le paquet tendu et le remit dans sa ceinture. La joie qui se lisait sur le visage du petit homme se changea en consternation. Simon eut soudain honte même s’il savait que l’on n’était jamais trop prudent, et prit la flèche plus gentiment. « Merci », dit-il froidement. L’expression du visage de Binabik restait celle d’un homme gravement offensé. Se sentant coupable et confus, Simon déroula la flèche. Il n’avait effectivement pas eu le temps jusqu’ici de réellement l’observer, mais il avait surtout besoin d’occuper ses doigts et son regard. Contrairement à ce qu’il avait cru, la flèche n’était pas peinte : elle avait été taillée dans un bois aussi blanc que de l’écorce de bouleau, et empennée de plumes blanches. Seule la pointe, sculptée dans une pierre bleue laiteuse, avait la moindre couleur. Simon la soupesa, admirant sa surprenante légèreté, sa solidité et son incroyable souplesse, et les événements de la veille lui revinrent en mémoire. Il savait qu’il n’oublierait jamais les yeux félins et l’inquiétante rapidité du Sithi. Toutes les histoires que Morgénès avait racontées étaient vraies. Tout le long de la hampe de la flèche, de fines spires, des enjolivures et de petites marques avaient été gravées avec une infinie patience. « Elle est couverte de sculptures », dit Simon d’un air songeur. « Elles sont très importantes », répondit le troll. Il tendit timidement la main en avant. « S’il te plaît, je peux… ? » Son sentiment de culpabilité le reprit et il lui tendit immédiatement la flèche. Binabik la fit jouer devant ses yeux, reflétant tantôt la lumière du soleil et tantôt celle du feu. « C’est un très vieux Sithi. » Il plissa les yeux à un tel point que ses pupilles devinrent invisibles. « Il existe depuis très longtemps. Tu es le dépositaire d’un très honorable objet, Simon : la Flèche Blanche n’est pas offerte en légèreté. Il semble que celle-ci ait été sculptée à Tumet’ai, une forteresse sithi disparue depuis bien longtemps sous la glace bleue à l’est des terres de mon peuple. » « Comment sais-tu cela ? » demanda Simon. « Tu peux lire ces lettres ? » « Certaines. Et il y a des choses qu’un œil entraîné peut voir. » Simon reprit la flèche, en la manipulant beaucoup plus prudemment qu’auparavant. « Mais que dois-je en faire ? Tu m’as dit que c’était le paiement d’une dette ? » « Non, mon ami. J’ai dit que c’était le symbole d’une dette qui est courante. Et tu devrais la garder précieusement. Même si elle ne sert jamais, elle restera un magnifique objet à contempler. » Une légère brume s’accrochait encore à la clairière et aux sous-bois. Simon enfonça légèrement la flèche dans l’écorce du tronc mort et s’approcha du feu. Binabik retira les pigeons des braises en les pinçant entre deux bâtonnets, et posa l’un des petits paquets sur une pierre chaude devant les genoux de Simon. « Ôte les feuilles, puis attends un peu de temps-passé pour que l’oiseau refroidisse. » La deuxième partie de son ordre était la plus difficile à respecter, mais Simon en trouva néanmoins la force. « Comment les as-tu attrapés ? » demanda-t-il soudain, la bouche pleine et les doigts pleins de graisse. « Plus tard je le montrerai », répondit le troll. Binabik se curait les dents avec un petit os courbe. Simon s’adossa au tronc d’arbre et rota avec un sourire béat. « Par la sainte mère Elysia, c’était magnifique ! » Il soupira, songeant pour la première fois depuis bien longtemps que le monde n’était peut-être pas un endroit totalement hostile. « Un peu de nourriture dans l’estomac change bien des choses. » « Je suis heureux de voir qu’un remède aussi simple t’a mené bien », dit le troll en souriant autour de son petit os. Simon se tapota le ventre. « Je serais incapable d’avoir le moindre souci en un tel instant. » Son épaule toucha la flèche, qui commença à pencher doucement. Il l’attrapa pour la redresser et cela lui rappela d’autres souvenirs. « Je ne m’angoisse même plus au sujet de… de cet homme, hier. » Binabik tourna ses yeux bruns vers Simon. Il continuait d’inspecter ses dents, mais des rides apparurent sur son front, au-dessus de son nez. « Tu ne t’inquiètes plus de le savoir mort, ou de l’avoir fait mort ? » « Je ne comprends pas », dit Simon. « Que veux-tu dire ? Quelle est la différence ? » « C’est aussi différent qu’un gros rocher et une petite fourmi, mais je te laisse la méditation. » « Mais… » Simon se sentait de nouveau déconcerté. « Eh bien, c’était un mauvais homme. » « Hummm… » Binabik hocha la tête, sans que ce geste puisse être réellement considéré comme un mouvement d’approbation. « Ce monde est très certainement rempli de mauvais hommes ; de cela nul ne peut douter. » « Il aurait tué le Sithi ! » « C’est également une vérité. » Simon baissa les yeux et fixa son regard maussade sur les os d’oiseau éparpillés sur la pierre. « Je ne comprends pas. Que veux-tu que je te dise ? » « La destination vers laquelle tu marches. » Le troll jeta son cure-dents dans le feu et se leva. Il était si petit ! « Quoi ? » Simon le fixa d’un air soupçonneux lorsqu’il comprit enfin le sens des mots du petit homme. « Je voudrais savoir où tu vas, parce que peut-être nous marcherons ensemble quelque temps. » Binabik avait parlé lentement et patiemment, comme s’il s’adressait à un vieux chien adoré mais stupide. « Je pense que peut-être le soleil est trop jeune dans le ciel pour se troubler avec les autres questions. Nous, les trolls, disons : “Invite la philosophie pour la soirée mais ne la laisse pas coucher chez toi.” Alors, si ma question n’est pas trop curieuse de ta vie, où vas-tu ? » Simon se releva, les genoux aussi raides que des gonds mal graissés. Il sentit encore une fois le doute l’envahir. La curiosité du petit homme était-elle aussi innocente qu’elle le paraissait ? Il avait déjà fait une fois l’erreur d’accorder trop vite sa confiance, avec ce maudit moine. Mais avait-il le choix ? Il n’avait pas besoin de tout raconter au troll, et il valait mieux avoir un compagnon versé dans les choses de la forêt. Le petit homme semblait savoir quoi faire, et Simon sentit soudain le besoin de pouvoir compter sur quelqu’un. « Je vais vers le nord », dit-il, puis il prit un risque calculé. « À Naglimund. » Il observa attentivement le troll. « Et toi ? » Binabik ramassait quelques affaires qu’il rangeait dans son sac. « J’espère voyager bientôt très au nord », répondit-il sans relever la tête. « Il semble que nous ayons une coïncidence de chemins. » Puis il releva ses yeux noirs. « C’est étrange que tu ailles à Naglimund : j’ai déjà beaucoup entendu le nom de cette place forte, ces dernières semaines. » Sa lèvre se releva en un sourire léger et énigmatique. « Tu en as entendu parler ? » Simon avait ramassé la flèche et tentait de s’exprimer sur un ton badin, tout en se demandant comment il allait la transporter. « Où ça ? » « Du temps pour parler nous en aurons tout en marchant », dit le troll en souriant de son plus beau sourire. « Je dois appeler Qantaqa, qui sème sans aucun doute l’horreur et le désespoir chez tous les rongeurs des environs. N’hésite pas à vider ta vessie maintenant, pour que nous puissions avancer rapidement. » Simon dut tenir la Flèche Blanche entre ses dents serrées pour suivre le conseil de Binabik. 18. Un Filet d’Étoiles Malgré les ampoules qui couvraient ses pieds, les douleurs dans ses muscles et ses articulations, et l’état lamentable de ses vêtements, Simon sentit le voile du désespoir se relever légèrement. Tant son corps que son esprit avaient été plus qu’endoloris par la malchance, et cela avait développé chez lui une méfiance et une nervosité qui n’avaient absolument pas échappé à l’œil perspicace de son nouveau compagnon, mais le sentiment d’une horreur imminente semblait avoir reculé ; il n’était plus, pour l’instant, qu’un douloureux souvenir. Et le fait d’avoir maintenant de la compagnie soulageait son esprit de la douleur que lui causait la perte de son foyer et de ses amis, du moins en partie. Il préférait taire une grande partie de ses pensées et de ses sentiments : il était encore méfiant, et refusait de trop s’investir en risquant une nouvelle déception. Alors qu’ils avançaient entre les arbres sous les trilles des oiseaux et le soleil du matin, Binabik expliqua à Simon qu’il avait quitté les terres d’Yiqanuc, comme il semblait le faire tous les ans, pour des « affaires », des activités diverses qui l’entraînaient en Hernystir et jusqu’en Erkynée. Simon supposa qu’il s’agissait de commerce. « Mais oh ! mon jeune ami, quel trouble je trouve ici ce printemps ! Vos gens sont très perturbés, très effrayés ! » Binabik agita les mains pour souligner son propos. « Dans les provinces éloignées, le roi n’est pas très populaire, n’est-ce pas ? Et ils ont peur de lui à Hernystir. Partout il y a la colère et il y a la faim. Les gens ont peur de voyager ; les routes ne sont plus sûres. Enfin », dit-il en souriant, « si tu veux entendre une vérité, les routes n’ont jamais été sûres, au moins dans les régions isolées, mais il y a vraiment eu un changement en pire dans le nord d’Osten Ard. » Simon observait la façon dont le soleil de midi creusait des colonnes lumineuses verticales entre les troncs d’arbres. « As-tu déjà voyagé dans le Sud ? » demanda-t-il enfin. « Si sud veut dire pour toi le sud de l’Erkynée, je réponds oui, une ou deux fois. Mais, s’il te plaît, souviens-toi : pour mon peuple, presque tous les voyages sont voyagés dans le Sud. » Simon ne prêtait pas toujours la plus grande attention à ce que disait son compagnon. « Est-ce que tu y es allé tout seul ? Est-ce… est-ce que… est-ce que Qantaqa a fait ce voyage avec toi ? » Binabik sourit de nouveau. « Non. C’était il y a bien longtemps, avant la naissance de mon amie-louve, quand j’étais… » « Comment as-tu… comment as-tu eu cette louve ? » coupa Simon. Binabik soupira d’un air exaspéré. « Il est chose difficile de répondre à une question quand on est continuellement interrompu par d’autres questions ! » Simon essaya de paraître contrit, mais il goûtait le printemps comme un oiseau sent le vent sous ses ailes. « Désolé », dit-il. « Un ami… m’a déjà fait remarquer que je posais trop de questions. » « Ce n’est pas trop », dit le troll en se servant de son bâton pour écarter une branche de leur chemin, « c’est empilé l’une sur l’autre, vraiment. » Puis il laissa échapper un court éclat de rire sonore. « Eh bien, de laquelle as-tu envie d’entendre la réponse ? » « Oh, comme tu le désires, c’est à toi de décider », répondit Simon docilement ; puis il fit un bond lorsque le troll le frappa doucement sur la main de son bâton. « Ce sera mon plaisir que tu ne sois pas obséquieux. C’est un trait de ceux qui vendent des mauvais produits sur les marchés. Je suis certain de préférer les stupides questions sans fin à ça. » « Op… opsé… ? » « Obséquieux. Flatter avec huilosité. Ce n’est pas aimé par moi. À Yiqanuc, nous disons : “Envoie l’homme avec la langue huileuse lécher les grandes bottes.” » « Qu’est-ce que ça signifie ? » « Ça signifie que nous n’aimons pas les flatteurs. Mais ne t’inquiète pas ! » Il balança sa tête en arrière et s’esclaffa. Ses cheveux noirs volaient, et ses yeux disparurent presque, tant ses rondes pommettes roses remontèrent vers ses sourcils. « Ne t’inquiète pas ! Nous avons erré autant que Piqipeg l’Égaré, je signifie dans notre conversation. Non, ne demande rien. Nous allons nous arrêter ici pour un peu de repos, et je te raconterai comment j’ai rencontré mon amie Qantaqa. » Ils choisirent une large pierre, un bloc de granit qui dépassait du sous-bois comme un poing tendu, et qui baignait sous la lumière du soleil. Le garçon et le troll l’escaladèrent pour aller s’asseoir à son sommet. La forêt qui les entourait était silencieuse, la poussière que leur passage avait soulevée retombait doucement. Binabik enfonça la main dans son sac et en sortit un bâtonnet de viande séchée et une outre en peau de chèvre remplie d’un vin léger et aigre. Tout en mâchonnant, Simon enleva ses chaussures et agita ses pieds endoloris dans la chaleur du soleil. Binabik observa les chaussures d’un air désapprobateur. « Il faut que nous allions trouver autre chose. » Il désigna du doigt le cuir noirci et râpé. « L’âme d’un homme est en péril quand ses pieds ont mal. » Simon sourit à cette pensée. Ils restèrent un moment à contempler silencieusement la forêt, la verdure gorgée de vie du Vieux Cœur. « Eh bien », dit enfin le troll, « la première chose qui a besoin d’être comprise est que mon peuple ne fuit pas les loups, mais il n’y a pas non plus beaucoup de grande amitié. Les trolls et les loups vivent sur les mêmes terres depuis des milliers d’années, et l’un ne s’occupe pas de l’autre la plupart du temps. » « Nos voisins, si le mot poli peut être utilisé, les hommes poilus de Rimmersgard, pensent que le loup est un animal dangereux et de grande traîtrise. Tu connais les hommes de Rimmersgard ? » « Oh, oui. » Simon était fier de son savoir. « Il y en avait partout dans le Hay… » il se rattrapa, « dans Erchester. Je leur ai souvent parlé. Ils portent de longues barbes », ajouta-t-il pour confirmer son affirmation. « Humm. Eh bien, parce que nous vivons dans les hautes montagnes, nous, les Qanucs, les trolls, n’aimons pas tuer les loups. Alors les Rimmersleutes pensent que nous sommes des démons-loups. Dans leurs esprits assoiffés de sang, enragés par le froid », Binabik fit une grimace de dégoût assez comique, « c’est leur pensée que les trolls sont magiques et mauvais. Il y a eu de nombreuses batailles sanglantes entre les Rimmersleutes, que nous appelons les Croohok, et les gens de mon peuple Qanuc. » « Je suis désolé », dit Simon, en ressentant une certaine gêne face à l’admiration qu’il avait ressentie pour le vieux duc Isgrimnur, qui, à la réflexion, ne semblait pas être du genre à massacrer des trolls innocents, même si on le disait susceptible. « Désolé ? Tu n’as pas à l’être. Tu sais, moi-même je pense que les hommes, et les femmes, de Rimmersgard sont maladroits, stupides, et affectés d’un excès de hauteur. Mais je ne pense pas qu’ils sont mauvais et qu’il faut tous les rendre morts. Ahhh », soupira-t-il en secouant la tête comme un prêtre-philosophe au fond d’une taverne sans espoir, « les Rimmersleutes sont une énigme sans fin pour mon esprit. » « Et les loups ? » demanda Simon, avant de se maudire en silence pour cette interruption ; mais Binabik n’en sembla pas contrarié. « Mon peuple vit sur les cimes du Mintahoq, dans les montagnes que les Rimmersleutes appellent les Monts-Trolls. Nos montures sont des béliers à poil long et au pied agile, que nous élevons depuis qu’ils sont de tout petits agneaux jusqu’à ce qu’ils aient assez de grosseur pour nous porter à travers les cols des montagnes. Il n’y a rien, Simon, qui est dans ce monde comme d’être un cavalier Yiqanuc. Être assis sur sa monture, s’acheminer sous le Toit du Monde… Bondir en un saut de très grande force par-dessus les gouffres si profonds de la montagne, si incroyablement profonds que si une pierre est lancée par toi, elle met une demi-journée à toucher le fond… » Binabik souriait, les yeux presque clos, perdu dans ses rêveries. Simon, dans son effort pour visualiser de telles hauteurs, fut pris d’un léger vertige et posa la main à plat sur la pierre pour se rassurer. Il regarda vers le bas. Ce perchoir, au moins, ne dépassait du sol que de la hauteur d’un homme. « Qantaqa était un chiot lorsqu’elle fut trouvée par moi », reprit enfin Binabik. « Sa mère avait certainement été tuée, ou était morte de faim. Elle gronda contre moi lorsque je la découvris, petite boule de poils blancs invisible sur la neige sauf par sa truffe noire. » Il sourit. « Oui, elle est grise maintenant. Les loups, comme les hommes, changent parfois de couleur en grandissant. J’ai été… ému par ses efforts de défense. Je l’ai ramenée avec moi. Mon maître… » Binabik fit une pause. Le cri rauque d’un geai emplit cet instant de silence. « Mon maître dit que si je la prenais des bras de Qinkipa Fille des Neiges, alors j’assumais la responsabilité de parent. Mes amis ont pensé que cela n’était pas raisonnable. Ha, ha ! ai-je répondu. Ce loup apprendra à me porter comme un bélier à cornes. Ce ne fut pas cru : cela n’avait jamais été fait avant. Il y a tant de choses qui n’ont jamais été faites avant… » « Qui est ton maître ? » En dessous d’eux, Qantaqa, qui avait fait un somme dans une tache de soleil, roula pour se mettre sur le dos et s’étirer les pattes dans la lumière. La fourrure blanche sur son ventre était aussi épaisse que le manteau d’un roi. « Ceci, Simon mon ami, est une autre histoire ; je ne la raconterai pas aujourd’hui. Pour finir, par contre, je dois dire que j’ai réussi à apprendre à Qantaqa à me porter. L’enseignement fut une expérience… » Sa lèvre supérieure se plissa. « … divertissante. Mais je ne le regrette pas. Je voyage souvent, et bien loin de ma tribu. Un bélier est une monture magnifique, et qui saute très bien, mais leur cerveau est très petit. Un loup est malin-malin-malin, et aussi fidèle qu’une dette impayée. Sais-tu que, lorsqu’ils choisissent un compagnon, c’est pour leur vie entière ? Qantaqa est mon amie, et elle est bien mieux que n’importe quel mouton. Oui, Qantaqa ? Oui ? » La grande louve s’assit, ses larges yeux jaunes fixés sur Binabik. Elle baissa la tête et laissa échapper un court aboiement. « Tu vois ? » sourit le troll. « Allons-y, maintenant, Simon. Je crois que nous devrions marcher tant que le soleil est haut. » Il se laissa glisser du haut du rocher, et le garçon le suivit dès qu’il eut remis ses chaussures. Tandis qu’ils marchaient et que passait l’après-midi à mesure de leur progression entre les arbres, Binabik répondit aux questions que lui posait le garçon sur ses voyages, faisant montre d’une connaissance enviable d’endroits que Simon n’avait arpentés que dans ses rêves. Il parla du soleil d’été révélant les facettes cachées des glaces du Mintahoq à la manière du marteau habile d’un orfèvre, de l’extrémité nord de cette même forêt d’Aldhéorte, qui ressemblait à un autre monde fait d’arbres blancs, de traces d’animaux étranges et de silence ; des froids villages aux confins de Rimmersgard, où l’on avait à peine entendu parler de la Cour du Roi Jean, où des hommes barbus aux yeux sauvages se serraient autour des feux dans l’ombre des hautes montagnes car même le plus brave guerrier craignait les silhouettes qui rôdaient dans l’obscurité au-dessus d’eux. Il décrivit les mines d’or cachées d’Hernystir, ces tunnels sinueux et secrets qui serpentaient dans la terre noire entre les os des Monts Grianspogs, et parla des Hernystiris eux-mêmes, païens rêveurs et amoureux des arts, dont les dieux habitaient les vertes prairies et les pierres et le ciel ; les Hernystiris qui, des hommes, étaient ceux qui avaient le mieux connu les Sithis. « Et les Sithis existent… » dit doucement Simon, avec émerveillement et plus qu’un peu de peur dans sa voix. « Bien sûr que les Sithis existent ! Mais crois-tu qu’eux restent assis dans la forêt à se demander si l’homme existe ? C’est absurde ! Les hommes ne sont qu’une récenteté comparés à eux ; mais une récenteté qui leur a fait bien du tort. » « C’est juste que je n’en avais jamais vu un avant ! » « Mais tu n’avais jamais vu personne de mon peuple avant non plus », répondit Binabik. « Tu n’as jamais vu Perdruin ou Nabban ou les Plaines Thrithings… tu penses donc que tous ces endroits n’existent pas ? Quel fond d’enfanceté superstitieuse habite l’esprit des Erkynéens ! Un homme dont la sagesse est véritable n’attend pas du monde qu’il vienne prouver son existence morceau par morceau ! » Le troll garda les yeux fixés devant lui, les sourcils froncés ; Simon craignit de l’avoir offensé. « Mais que fait l’homme sage, alors ? » demanda-t-il, un peu par défi. « L’homme sage n’attend pas que la réalité du monde se justifie devant lui. Comment peut-il devenir un sage avant d’avoir fait l’expérience de cette réalité ? Mon maître m’a enseigné, et je crois que c’était chash, qui veut dire exact, que l’on ne doit pas se défendre contre l’entrée de la connaissance. » « Je suis désolé, Binabik », Simon frappa un gland du pied et l’envoya voler au loin, « mais je ne suis qu’un domestique, un garçon de cuisine. Tout cela est trop compliqué pour moi. » « Ah, ah ! » Binabik, aussi vif qu’un serpent, se pencha et frappa Simon à la cheville avec son bâton. « C’est un très bon exemple, exactement ! Ah, ah ! » Le troll dressa son petit poing. Qantaqa, croyant que ce signe lui était destiné, revint au galop et se mit à tourner autour d’eux ; ils durent finalement s’immobiliser pour ne pas trébucher sur elle. « Hinik, Qantaqa ! » siffla le troll. Elle recula, agitant la queue comme n’importe quel chien dressé. « Eh bien, ami Simon », dit le troll, « j’espère que tu pardonneras mon contentement, mais tu m’as donné raison. » Il leva la main pour prévenir les questions que Simon allait immanquablement poser. Le jeune garçon sentit un sourire se dessiner sur son visage, devant l’air grave et sérieux du petit troll. « D’abord », dit Binabik, « les domestiques ne sont pas pondus par des poissons, et ne naissent pas dans des œufs de poule. Ils peuvent penser, tout comme le plus sage d’entre les sages, si seulement ils ne se défendent pas contre l’entrée de la connaissance : s’ils ne disent pas “je ne peux pas”, ou “je ne pourrai jamais.” Mais c’est expliquer que je voulais faire si ça ne te gêne pas. Tu veux ? » Tout cela amusait Simon, et même le coup sur la cheville : il n’avait pas tapé fort, de toutes façons. « S’il te plaît, explique-moi. » « Eh bien, considère que la connaissance est une rivière. Si tu es un vêtement, comment vas-tu comprendre l’eau ? Si quelqu’un trempe un petit bout de toile et le retire aussitôt, ou si tu te laisses jeter dans l’eau sans résistance pour qu’elle te traverse et t’entoure, jusqu’à être complètement trempé ? Alors ? » L’idée d’être jeté dans une rivière froide donna un frisson au jeune garçon. Le soleil avait déjà beaucoup baissé dans le ciel : l’après-midi était bien entamé. « Je suppose… je suppose qu’on en apprendra plus sur l’eau en étant trempé. » « Avec exactitude ! » Binabik parut satisfait. « Avec exactitude ! Tu as compris le point de ma leçon. » Le troll reprit sa marche. En vérité, Simon avait oublié la question initiale, mais cela ne le gênait aucunement. Il y avait quelque chose de charmant chez ce petit homme, dans la gravité qu’il dissimulait sous sa bonne humeur. Simon se sentait maintenant en bonnes, mais petites, mains. Il lui aurait été difficile de ne pas remarquer qu’ils avaient maintenant pris la direction de l’ouest : ils marchaient vers le soleil. Un rayon plus puissant qu’à l’accoutumée traversait parfois l’épaisse végétation et aveuglait Simon qui trébuchait, les yeux pleins de petits points lumineux. Il interrogea Binabik au sujet de ce changement de direction. « Oh, oui », répondit le troll, « nous nous dirigeons maintenant vers le Knock. Mais nous ne l’atteindrons pas aujourd’hui. Nous allons bientôt nous arrêter pour camper et manger. » La nouvelle ravit Simon, mais ne suffit pas à l’empêcher de poser une autre question : c’était, après tout, son aventure à lui aussi. « Qu’est-ce que le Knock ? » « Oh, ce n’est rien de dangereux, Simon. C’est l’endroit où les contreforts du Wealdhelm forment un col par lequel il est possible de quitter cette forêt dense et pas trop sûre pour rejoindre la Route de Wealdhelm. Mais, comme je le disais, nous ne l’atteindrons pas aujourd’hui. Alors essayons de trouver un bon endroit pour camper. » Ils ne mirent pas longtemps à trouver un endroit qui leur parut prometteur : un terrain en pente douce jonché de larges pierres et bordé par un ruisseau. L’eau se précipitait sur un lit de pierres rondes couleur de colombe, tourbillonnant bruyamment autour des branches tombées dans le ruisseau, pour disparaître enfin dans un buisson quelques pas plus bas. Un petit groupe de trembles, aux feuilles semblables à des pièces vertes, était agité par les premiers souffles d’une brise du soir. Les deux arrivants formèrent rapidement un cercle pour le feu avec des pierres ramassées au bord de la rivière. Qantaqa semblait fascinée par leur activité et se rapprochait régulièrement du cercle en construction pour grogner et pousser les pierres du museau. Grâce aux efforts du troll, ils eurent bientôt devant eux les premières flammes d’un feu, pâle et spectral dans les derniers rayons de soleil de l’après-midi. « Eh bien, Simon », dit-il en forçant Qantaqa à s’asseoir d’une poussée du coude, « il est l’heure de chasser. Allons découvrir quelques oiseaux appropriés à un souper et je te montrerai quelques astuces malignes. » Il se trotta les mains. « Mais comment allons-nous les attraper ? » Simon tourna ses yeux vers la Flèche Blanche qu’il tenait dans sa main moite. « Est-ce qu’il va falloir la lancer ? » Binabik gloussa en se frappant les genoux. « Tu as beaucoup de drôleté pour un garçon de cuisine ! Non, non, je t’ai dit que je te montrerai quelques astuces. Tu sais, là où je vis, nous n’avons qu’une courte saison pour chasser les oiseaux. Dans le froid de l’hiver, il n’y a plus d’oiseaux, à part les oies des neiges qui volent aussi haut que les nuages au-dessus de nos villages en direction des terres du Nord-Est. Mais dans certains endroits du Sud que j’ai visités, il y a des gens qui ne chassent et ne mangent que des oiseaux. Là, j’ai appris des adroitesses. Je te montrerai ! » Binabik attrapa son bâton de marche et fit signe à Simon de le suivre. Qantaqa se leva, mais le troll secoua la tête. « Hinik aia, mon amie », lui dit-il gentiment. Ses oreilles remuèrent et la peau de son crâne se plissa comme si elle fronçait les sourcils. « Nous partons en mission de furtivité, et tes grosses pattes ne nous aideront pas. » La louve fit demi-tour et alla se coucher et s’étirer près du feu. « Bien sûr, elle est capable d’être totalement silencieuse », dit le troll à Simon. « Mais seulement quand elle en a envie. » Ils traversèrent le ruisseau, puis s’engagèrent dans le sous-bois. En quelques pas, ils eurent rejoint la forêt profonde ; le bruit du ruisseau n’était déjà plus qu’un murmure. Binabik s’accroupit et invita Simon a faire de même. « Mettons-nous maintenant au travail », dit-il. Il fit jouer son bâton d’un mouvement de poignet ; à la grande surprise de Simon, il se sépara en deux parties. La plus petite, comme il pouvait le voir maintenant, formait le manche d’un couteau dont la lame s’enfonçait dans la deuxième partie, qui était creuse. Le troll saisit la plus longue, la retourna et la secoua : il en tomba une petite poche de cuir. Puis il en ôta le bout. La longue tige était maintenant un tube vide. Simon rit de tout son cœur. « C’est merveilleux », s’exclama-t-il. « C’est comme un tour de passe-passe ! » Binabik hocha la tête sagement. « De belles surprises dans des petits paquets. C’est le credo des Qanucs ! » Il prit le couteau par son manche cylindrique et s’en servit pour tapoter le grand tube jusqu’à ce qu’un autre tube plus petit s’en détache en partie. Il acheva de le retirer à la main et le passa devant ses yeux pour l’inspecter. Simon vit alors que l’un des côtés de l’objet était percé d’une série de trous. « Une… une flûte ? » « Une flûte, oui. Est-ce qu’un souper peut être réussi s’il n’est pas suivi de musique ? » Binabik mit l’instrument de côté et déplia la poche de cuir de la pointe de son couteau. Lorsqu’elle fut ouverte, il put voir qu’elle contenait une pelote de laine cardée et un nouveau tube, cette fois pas plus long qu’un doigt. « De plus en plus petit, n’est-ce pas ? » Le troll fit jouer le petit tube pour en révéler le contenu à Simon : un faisceau serré de petites aiguilles d’os ou d’ivoire. Simon tendit la main pour toucher ces pointes délicates, mais Binabik les écarta précipitamment. « Ne fais pas cela, s’il te plaît », dit-il. « Regarde bien. » Il sortit délicatement l’une des aiguilles entre le pouce et l’index, et la souleva jusqu’à un rayon de lumière : la pointe du dard était couverte d’une substance noire et visqueuse. « Du poison ? » ait Simon, le souffle coupé par la surprise. Binabik hocha la tête d’un air grave, mais ses yeux trahissaient son enthousiasme. « Bien sûr », dit-il. « Elles ne sont pas toutes empoisonnées : ce n’est pas utile lorsque l’on veut tuer des petits oiseaux, et cela gâche la viande, mais on ne peut pas arrêter un ours ou toute autre imposante créature en fureur avec un seul petit dard. » Il remit l’aiguille à sa place et en tira une autre, dont la pointe était immaculée. « Tu as déjà tué un ours comme ça ? » demanda Simon, extrêmement impressionné. « Oui, j’ai déjà fait cela, mais un troll intelligent ne choisit pas d’attendre que l’ours ait compris qu’il était mort. Le poison ne termine pas son travail immédiatement, tu sais. Très grands sont les ours. » Tout en parlant, Binabik avait tiré une pincée de fils de sa pelote avec la pointe de son couteau. Il les démêlait maintenant, et ses doigts étaient aussi rapides et efficaces que ceux de Sarrah, la jeune fille qui se chargeait du raccommodage au château. Avant que ce souvenir n’ait eu le temps d’ouvrir la voie à d’autres, l’attention de Simon fut de nouveau attirée par les gestes de Binabik, qui enveloppait maintenant la base du dard de brins noués, les entrelaçant jusqu’à ce que l’extrémité de son projectile ne soit plus qu’une boule de laine. Lorsqu’il eut terminé, il glissa l’aiguille avec son coussinet de laine dans l’une des extrémités de son bâton creux. Il enveloppa les autres aiguilles dans la poche de cuir, qu’il glissa dans sa ceinture, et tendit le reste de son bâton à Simon. « Porte cela, s’il te plaît », dit-il. « Je ne vois pas beaucoup d’oiseaux par ici ; pourtant, ils sortent souvent à ce moment pour se nourrir d’insectes. Nous devrons peut-être nous contenter d’un écureuil. Ce n’est pas qu’ils n’aient pas bon goût », se hâta-t-il d’expliquer, tout en enjambant un tronc d’arbre abattu en travers de leur chemin, « mais il y a quelque chose de bien plus délicat et de plus intéressant dans la chasse des petits oiseaux. Lorsque le dard les touche, tu vas comprendre. Je crois que c’est leur vol qui me touche le plus, et la vitesse à laquelle bat leur petit cœur. » Plus tard, sous le bruissement des feuilles de cette soirée de printemps, alors que Simon et le petit troll paressaient près du feu en digérant leur souper (deux pigeons et un écureuil bien gras), Simon se mit à réfléchir à ce qu’avait dit Binabik. Réaliser à quel point on comprenait peu ceux que l’on avait fini par apprécier lui semblait étrange. Comment le troll pouvait-il ressentir une telle affection pour quelque chose qu’il allait tuer ? Je ne risque pas d’éprouver le même sentiment pour ce maudit bûcheron, pensa-t-il. Il m’aurait probablement tué aussi facilement qu’il allait tuer le Sithi. Mais l’aurait-il vraiment fait ? Aurait-il retourné sa hache sur Simon ? Peut-être pas : il pensait simplement que le Sithi était un démon. Il avait tourné le dos à Simon, ce qu’il n’aurait certainement pas fait s’il s’était senti menacé. Je me demande s’il avait une femme ? pensa soudain le garçon. Mais c’était un homme méchant ! Mais même les mauvais hommes peuvent avoir des enfants : le Roi Élias a bien une fille. Serait-elle triste si son père mourait ? Moi, je ne le serais pas. Et je ne regrette certainement pas la mort de ce bûcheron ; mais je serais triste pour sa famille s’ils le découvraient mort dans la forêt. J’espère qu’il n’avait pas de famille, qu’il était seul, qu’il vivait tout seul dans la forêt… Seul dans la forêt… Simon se redressa soudain, terrifié. Il s’était presque assoupi, seul et sans défense… mais non. Binabik était là, et chantonnait. La présence du petit homme l’emplit soudain d’un fort sentiment de gratitude. « Merci… merci pour le souper, Binabik. » Le troll se retourna vers lui, un sourire indolent se dessinant aux commissures de ses lèvres. « Il est offert de bon cœur. Maintenant que tu as vu ce que les lance-dards du Sud peuvent faire, peut-être désires-tu apprendre à les utiliser ? » « Bien sûr ! » « Très bien. Je te montrerai demain. Tu pourras peut-être bientôt chasser notre souper, n’est-ce pas !? » « Combien de temps… » Simon ramassa un bout de bois et remua les braises, « pendant combien de temps allons-nous voyager ensemble ? » Le troll ferma les yeux et se pencha en arrière, en se grattant la tête à travers son épaisse chevelure noire. « Oh, assez longtemps, je crois. Tu vas à Naglimund, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai la sûreté de faire presque tout ce voyage avec toi. Est-ce bien ? » « Oui !… humm, oui. » Simon se sentit revigoré. Il s’adossa à son tour et agita ses orteils nus devant le feu. « Par contre », dit Binabik à côté de lui, « je n’ai toujours pas compris pourquoi tu es désireux d’aller là. J’entends partout dire qu’à Naglimund on réunit la garnison de la place forte. J’entends les rumeurs que le prince Josua, dont la disparition était connue même dans les contrées les plus reculées, se cache peut-être là pour préparer la guerre contre son frère le roi. Sais-tu tout cela ? Pourquoi, si ce n’est pas présomptueux, veux-tu aller là-bas ? » La nonchalance à laquelle Simon s’était abandonnée s’évanouit aussitôt. Il est petit, s’admonesta-t-il, pas stupide ! Il s’imposa de respirer à plusieurs reprises avant de répondre. « Je ne connais pas toutes ces choses, Binabik. Mes parents sont morts, et… et j’ai un ami à Naglimund… un ménestrel. » Tout est vrai, plus ou moins… J’espère que c’est convaincant. « Hummm » Binabik n’avait pas ouvert les yeux. « Il y a de meilleures destinations qu’une forteresse qui se caparaçonne pour tenir un siège. Mais tu as été très brave de partir tout seul, même si nous disons : “Brave et Insensé vivent souvent dans la même caverne.” Peut-être que, si ta destination ne ressemble pas à ce que tu souhaitais, tu viendras vivre avec nous Qanucs. C’est un long et haut troll que tu ferais ! » Binabik s’esclaffa, d’un rire aigu et nerveux qui rappelait les glapissements d’un écureuil en colère. Simon, malgré l’état de tension de ses nerfs, ne put s’empêcher de se joindre à lui. Le feu n’était plus qu’un tapis de braises et la forêt une masse d’obscurité. Simon s’était enroulé dans sa cape. Binabik laissait encore rouler ses doigts sur les trous de sa flûte tout en observant la surface de velours des quelques taches de ciel visibles à travers les trous du feuillage. « Regarde ! » dit-il en pointant son instrument dans la nuit. « Tu le vois ? » Simon rapprocha sa tête de celle du troll. Il n’y avait rien devant lui que les étoiles. « Je ne vois rien. » « Tu ne vois pas le Filet ? » « Quel filet ? » Binabik le regarda étrangement. « Ils ne t’ont rien appris dans ton château ? Le Filet de Mezumiiru. » « Qui est-ce ? » « Ah, ah ! » Binabik laissa sa tête retomber en arrière. « Les étoiles. Cette forme que tu vois au-dessus de nous, là : c’est Le Filet de Mezumiiru. On dit qu’elle le lance pour attraper son mari Isiki, qui s’est enfui. Pour les Qanucs, elle s’appelle Sedda, la Mère Noire. » Simon tourna les yeux vers ces points qui brillaient faiblement ; il eut l’impression que l’épaisse toile noire qui avait été tendue entre Osten Ard et un tout autre monde était usée par endroits. Lorsqu’il écarquillait les yeux, ce groupe d’étoiles prenait un peu la forme d’un éventail. « Leur lueur est si faible ! » « Le ciel n’est pas dégagé, tu as raison. On dit que ce sont les nuits que Mezumiiru préfère, parce que, sinon, la lumière des joyaux de son filet alerte Isiki, qui peut alors lui échapper. Mais les nuits sont souvent nuageuses, et elle ne l’a toujours pas attrapé… » Simon plissa les yeux. « Mezza… Mezzo… » « Mezumiiru. Mezumiiru la Femme-Lune. » « Mais tu disais que les Qanucs l’appelaient… Sedda ? » « C’est vrai. Elle est la mère de tout, comme le croient les Qanucs. » Simon réfléchit un instant. « Mais alors, pourquoi appelles-tu ça », finit-il par dire en pointant les étoiles du doigt, « Le Filet de Mezumiiru ? Pourquoi pas Le Filet de Sedda ? » Binabik sourit en soulevant ses sourcils. « Très bonne question. Les Qanucs l’appellent effectivement comme cela, ou, plus exactement, disent : La Couverture de Sedda. Mais je voyage beaucoup et j’apprends d’autres noms. Et, après tout, ce sont les Sithis qui étaient ici les premiers. Ce sont les Sithis qui ont donné un nom aux étoiles. » Le troll resta assis un instant, son regard fixé, tout comme celui de Simon, vers le toit du monde. « Je sais », s’exclama-t-il soudain. « Je vais te chanter la chanson de Sedda, ou une partie, peut-être : elle est très longue. Dois-je essayer ? » « Oui ! » Simon se blottit plus fort encore dans sa cape. « Chante, s’il te plaît ! » Qantaqa, qui ronflait jusqu’ici doucement sur les jambes du troll, se redressa soudain, et se mit à tourner la tête en tous sens en grondant. Binabik observa également les alentours, plissant les yeux pour tenter de percer l’obscurité qui naissait à quelques pas du feu et s’étendait autour d’eux. Un instant plus tard, Qantaqa, apparemment satisfaite, poussa Binabik du museau pour qu’il prenne une position plus agréable, puis s’installa de nouveau sur ses jambes ; et referma les yeux. Binabik la caressa doucement, avant de prendre sa flûte et d’en tirer quelques notes préparatoires. « Sois excusateur », dit-il, « que ce n’est qu’un rétrécissement de la chanson. Je vais expliquer des choses. Le mari de Sedda, que les Sithis nomment Isiki, est appelé Kikkasut par mon peuple. C’est le seigneur de tous les oiseaux… » Solennellement, le troll commença à chanter d’une voix aiguë et pourtant étonnamment juste, comme le vent dans la montagne. À la fin de chaque vers, il jouait quelques notes de flûte. « L’eau coule toute proche De la grotte de Tohuq, Brillante grotte-ciel. Sombre Sedda tisse, Fille du seigneur du ciel, Pâle et aux cheveux noirs. Le roi des oiseaux vole À la suite des étoiles, Sur ce chemin luisant, C’est là qu’il voit Sedda. Kikkasut la regarde, Et jure qu’elle sera sienne. “Donne-moi ta fille pour femme, Celle qui tisse là, Qui tisse ce doux fil.” Demande Kikkasut. “Et je l’habillerai De plumes magnifiques.” Tohuq entend ces mots, Et écoute les promesses Du riche roi des oiseaux ; Il pense aux honneurs, Et cède sa fille Sedda Vieux et avide Tohuq. » « Ainsi », Binabik se remit à parler pour expliquer la suite, « le vieux Tohuq, seigneur du ciel, vend sa fille à Kikkasut pour une superbe cape de plumes qui lui servira à faire les nuages. Sedda part alors avec son nouveau mari vers son pays au-delà des montagnes, et devient la reine des oiseaux. Mais le mariage n’est pas heureux. Rapidement, Kikkasut commence à l’ignorer, et ne rentre chez lui que pour manger et crier. » Le troll rit doucement, tout en essuyant le bec de sa flûte sur son col de fourrure. « Oh, Simon, cette histoire a toujours été incroyablement longue… Eh bien, Sedda va voir une femme sage, qui lui dit qu’elle pourra regagner le cœur vagabond de Kikkasut si elle lui donne des enfants. « Grâce à un charme que la femme sage lui a donné, fait d’os, de racines et de neige noire, Sedda devient capable de concevoir, et donne naissance à neuf enfants. Kikkasut l’entend et fait annoncer qu’il viendra les lui prendre pour qu’ils soient éduqués comme des oiseaux, plutôt que de devenir des enfants-lunes avec Sedda. « Lorsqu’elle entend cela, Sedda prend les deux plus jeunes et les cache. Kikkasut vient chercher les enfants et lui demande ce qui est arrivé aux deux manquants. Sedda lui dit qu’ils étaient malades et sont morts. Il la quitte, et elle le maudit. » Puis il se remit à chanter. « Kikkasut s’envola, Sedda se lamenta, Pleura pour ses enfants, Ses enfants disparus, Enlevés, à l’exception De Lingit et Yana. Petits-enfants de Tohuq, Enfants de la Femme-Lune, Tous deux pâles et secrets Se cachèrent de leur père Et leur mère s’assura Qu’ils seraient immortels… » « Tu vois », reprit Binabik, « Sedda ne voulait pas que ses enfants aient la mortalité et disparaissent un jour, comme les oiseaux et les autres créatures de la terre. Ils étaient tout à elle en uniqueté… » « Sedda porte le deuil Seule et abandonnée. Elle prépare sa vengeance Prend les brillants joyaux Cadeau de Kikkasut Et les tisse ensemble. Sombre Sedda grimpe Au sommet d’une montagne Elle étend dans le ciel La couverture tissée Un piège pour son mari Voleur de ses enfants » Binabik s’abandonna ensuite pour un moment à la mélodie, lançant ses trilles joyeux en balançant sa tête d’un côté et de l’autre, puis il reposa sa flûte. « C’est un chant d’une longueur considérable, Simon, mais il parle de choses très importantes. La suite raconte que les enfants Yana et Lingit ont à choisir entre la Mort de la Lune et la Mort des Oiseaux : la lune, vois-tu, meurt et revient en elle-même. Les oiseaux meurent, mais leurs enfants sortent de l’œuf et leur survivent. Yana, pensent les trolls, choisit la Mort de la Lune, et devint la matriarche, ce qui veut dire grand-mère, la matriarche des Sithis. Les mortels comme toi et moi, mon ami Simon, sont les descendants de Lingit. Mais c’est une longue, longue chanson… Tu voudras peut-être en entendre plus un autre jour ? » Simon ne répondit pas. Le chant de la lune et la caresse des ailes de la nuit l’avaient emporté vers un sommeil profond. 19. Le Sang de Saint Hodérund Il semblait à Simon que, chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour parler, ou pour reprendre plus largement sa respiration, elle se remplissait immédiatement de feuilles. Malgré tous les efforts qu’il déployait pour les esquiver ou s’en protéger, il ne pouvait éviter toutes ces branches, qui paraissaient avoir pour seul but de se jeter à son visage comme des mains d’enfants avides. « Binabik ! » s’écria-t-il plaintivement, « pourquoi ne retournons-nous pas sur la route ? Je suis en train de me faire déchiqueter ! » « Ne te plains pas tant. Nous reviendrons bientôt sur la route. » Il était exaspérant de voir le petit troll se frayer un chemin à travers les branchages et les broussailles. Facile pour lui de dire : « Ne te plains pas ! » Plus la forêt s’épaississait, plus Binabik paraissait devenir fluide, se glissant avec grâce au milieu du sous-bois dense, tandis que Simon piétinait et s’emmêlait derrière lui. Même Qantaqa bondissait sans la moindre peine, laissant à peine une trace dans le feuillage.. Simon, quant à lui, avait l’impression que la moitié d’Aldhéorte était accrochée à lui sous la forme d’épines et de brindilles. « Mais pourquoi passons-nous par ici ? Suivre la route autour de la forêt ne peut pas prendre plus longtemps que de se tailler un chemin pouce par pouce comme je dois le faire ! » Binabik siffla pour rappeler sa louve, qui était momentanément hors de vue. Elle le rejoignit en quelques bonds rapides, et le troll la flatta au collier en attendant que Simon les rattrape. « Tes mots sont très corrects, Simon », dit-il lorsque enfin le garçon fut face à lui. « Nous ne perdrions pas de temps en prenant le chemin plus long. Mais », il leva un doigt boudiné et admoniteur, « il y a d’autres considérations. » Simon savait qu’il était censé poser la question. Il ne le fit pas, et se contenta d’inspecter les plus récentes de ses lacérations. Lorsque le troll comprit que Simon ne mordrait pas à l’hameçon, il sourit. « “Pourquoi ?” demandes-tu avec curiosité. Quelles “considérations” ? Mais la réponse est tout autour de toi, au sommet de chaque arbre et sous chaque pierre ! Touche ! Sens ! » Simon regarda autour de lui avec un air misérable. Il ne pouvait voir que des arbres. Et des ronces. Et encore des arbres. Il grogna. « Non, non ! Tu as donc perdu tous tes sens ? » cria Binabik. « Mais qu’est-ce qu’ils t’ont donc appris dans cette fourmilière de pierre, ce… château ? » Simon leva les yeux au ciel. « Je n’ai jamais dit que je vivais dans un château. » « Ça a une grande évidence dans tous tes actes. » Binabik se retourna pour observer les traces presque invisibles de la piste de cerf qu’ils avaient suivie jusqu’ici. « Vois-tu », dit-il avec emphase, « la terre est un livre que tu devrais lire. Chaque détail », ajouta-t-il avec un sourire condescendant, « a des histoires à raconter. Les arbres, les feuilles, les mousses, les pierres… tous ont quelque chose de merveilleux d’inscrit sur eux. » « Oh, Elysia, non ! » Simon gémit et se laissa glisser au sol, baissant sa tête entre ses genoux. « S’il te plaît, ne me lis pas le Livre de la Forêt. Pas maintenant, Binabik. J’ai mal à la tête et mes pieds me torturent. » Binabik se pencha en avant jusqu’à ce que son visage rond touchât presque celui de Simon. Après quelques instants d’observation muette, il se redressa. « Je suppose que nous pouvons faire une pause silencieuse », dit-il en s’efforçant de dissimuler sa déception. « Je te parlerai de tout cela plus tard. » « Merci », marmonna Simon entre ses genoux. Ce soir-là, Simon évita d’être chargé de chasser pour le souper de la manière la plus simple qui soit : en s’endormant dès qu’ils eurent monté le camp. Binabik se contenta de hausser les épaules et de tirer une longue gorgée de sa poche d’eau, puis fit de même avec son outre de vin. Il partit ensuite faire le tour des environs du campement en compagnie de Qantaqa, fidèle et vigilante à ses côtés. Après un repas banal mais nourrissant fait de viande séchée, il lança les osselets au son du souffle profond et régulier de Simon. La première série donna Oiseau sans Ailes, Harpon, et La Route Ténébreuse. Troublé, il ferma les yeux et fredonna un air muet pendant un moment, tandis que les insectes bruissaient autour de lui. Lorsqu’il tira de nouveau, les deux premiers jets changèrent pour Torche à l’Entrée de la Caverne et Bélier Refusant l’Obstacle, mais le troisième fut encore La Route Ténébreuse les os ressemblant soudain aux restes du repas d’un carnivore fastidieux. Binabik n’était pas du genre à précipiter ses décisions en fonction des osselets, mais il mit bien longtemps à trouver le sommeil et s’endormit avec son bâton et son sac serrés contre lui. Lorsque Simon se réveilla, le troll lui offrit un repas substantiel composé d’œufs durs – des œufs de cailles, ajouta Binabik –, de baies, et de pâles boutons orangés provenant d’un arbre en fleur, qui s’avérèrent comestibles et d’un goût agréable et doux, quoique d’une texture étrange et assez ferme. Leur progression durant cette matinée de marche fut également plus facile que la veille : la forêt s’éclaircissait graduellement, les arbres étaient de plus en plus espacés. Le troll s’était montré plutôt taciturne tout au long de la matinée. Simon était certain que son manque d’intérêt pour ce que Binabik avait voulu lui dire de la forêt en était la raison. Alors qu’ils descendaient le long d’un coteau en pente douce, baignant dans la lumière du soleil qui se trouvait haut dans le ciel, Simon se sentit obligé de dire quelque chose. « Binabik, veux-tu me parler du Livre de la Forêt, aujourd’hui ? » Son compagnon sourit, mais son expression restait plus sérieuse qu’à l’habitude. « Bien sûr, ami Simon. Mais je crains de t’avoir donné une mauvaise réflexion. Tu vois, quand je parle de la nature comme d’un livre, je ne suggère pas que tu devrais le lire pour améliorer ton bien-être spirituel, comme un livre religieux, même si on peut certainement s’intéresser à ce qui nous entoure dans ce but. Non, je parle de la nature comme d’un livre médical, quelque chose que l’on apprend pour l’intérêt de sa santé. » Il est incroyable, pensa Simon, de voir avec quelle facilité il peut m’embrouiller les idées, et cela sans même essayer ! « Ma santé ? Un livre médical ? » Binabik prit soudain un air grave. « C’est une question de vie ou de mort, Simon. Tu n’es plus chez toi, maintenant. Tu n’es pas chez moi non plus, même si je suis ici un invité sans aucun doute plus expérimenté que toi. Même les Sithis, qui regardaient déjà le soleil se lever ici des âges avant l’apparition de l’homme, ne prétendent pas posséder Aldhéorte. » Binabik s’interrompit, et posa la main sur le poignet de Simon, qu’il serra. « Cet endroit où nous nous trouvons, cette grande forêt, est le plus vieil endroit. C’est pour cette raison qu’elle est appelée, comme le disent les tiens, Aldhéorte : elle a toujours été le vieux cœur d’Osten Ard. Même ces arbres, pourtant bien jeunes », il fit décrire un arc de cercle à son bâton pour illustrer ses dires, « se dressaient déjà face aux eaux, aux vents et au feu avant que ton Roi Jean ne pousse son premier cri sur l’île de Warinsten. » Simon, éberlué, regarda la forêt autour de lui. « D’autres », poursuivit Binabik, « il y en a d’autres, et j’en ai vu certains, dont les racines s’enfoncent dans la matière du Temps ; ils sont plus vieux que tous les Royaumes des Hommes ou des Sithis qui ont connu la gloire puis ont disparu dans l’obscurité. » Binabik serra de nouveau son poignet et Simon, qui regardait un groupe d’arbres en bas de la pente, se sentit soudain minuscule, infinitésimal, comme un insecte au pied d’une montagne dont les sommets percent les nuages. « Pourquoi… pourquoi me dis-tu cela ? » demanda-t-il enfin, en inspirant lourdement pour repousser ce qui ressemblait à des larmes. « Parce que », répondit Binabik en lâchant son poignet pour lui tapoter l’épaule d’un geste apaisant, « parce qu’il ne faut pas que tu penses que la forêt, ou le reste du monde, a quoi que ce soit en commun avec les rues ou la vie d’Erchester. Tu dois observer, et tu dois réfléchir et réfléchir encore. » Après un instant, le troll reprit son chemin. Simon partit à sa suite. Comment en était-il venu à parler de cela ? Les arbres autour de lui ressemblaient maintenant à une foule hostile et menaçante. Il avait l’impression d’avoir été giflé. « Attends ! » cria-t-il. « Réfléchir à quoi ? » Mais Binabik ne ralentit ni ne se retourna. « Avance », dit-il par-dessus son épaule. « Nous devons marcher plus vite. Avec un peu de chance, nous atteindrons le Knock avant la tombée de l’obscurité. » Il siffla Qantaqa. « S’il te plaît, Simon », ajouta-t-il. Et ce furent ses derniers mots de la matinée. « Là ! » Binabik brisa finalement le silence. Tous deux se trouvaient sur une crête, et le sommet des arbres formait comme une couverture verte et bosselée à leurs pieds. « Le Knock. » Deux larges bandes d’arbres s’étiraient devant eux, puis un océan d’herbe s’étendait jusqu’aux montagnes qu’illuminait le soleil de l’après-midi. « Voici le Wealdhelm, ou du moins ses contreforts. » Le troll accompagna ses paroles d’un geste de son bâton. Les collines ombragées se découpaient contre le ciel, silhouettes arrondies comme les dos d’un troupeau endormi. On eût dit qu’elles se trouvaient à un jet de pierre de l’endroit où le garçon se tenait, comme s’il suffisait d’enjamber la plaine. « À quelle distance sont les collines ? » demanda Simon. « Et pourquoi sommes-nous si haut ? Je ne me souviens pas d’avoir grimpé. » « Nous n’avons pas grimpé, Simon. Le Knock est un endroit qui plonge, qui est profond comme si quelqu’un l’avait enfoncé. Si tu pouvais regarder le chemin parcouru », ajouta-t-il en faisant un signe par-dessus son épaule, « tu verrais que l’endroit où nous nous trouvons est plus bas que la plaine d’Erchester. Et, pour donner réponse à ta seconde question, les collines sont assez éloignées, même si tes yeux te font croire qu’elles sont toutes proches. En vérité, nous devrions avancer si nous voulons atteindre mon but sous la lumière du soleil. » Le troll parcourut quelques enjambées au petit trot, puis se retourna. « Simon », le garçon vit que sa gravité s’était atténuée et que son visage s’était détendu, « je dois te dire que, même si les collines de Wealdhelm ne sont que des bébés comparés à Mintahoq, retrouver les hauteurs sera… comme du vin. » Il ressemble de nouveau à un enfant ! pensa Simon en regardant les petites jambes du troll l’emporter avec agilité le long de la descente entre les arbres… Non, se dit-il soudain. Pas un enfant, c’est juste sa taille. Mais il est jeune, très jeune. Quel âge a-t-il, d’ailleurs ? Voyant que le troll devenait de fait de plus en plus petit à mesure qu’il l’observait, Simon jura doucement et pressa le pas. Ils progressèrent rapidement le long du coteau boisé, même si un peu d’escalade leur était parfois nécessaire pour poursuivre leur descente. Simon ne fut absolument pas étonné par la dextérité dont faisait preuve Binabik, qui se déplaçait avec la douceur d’une plume, laissait moins de traces qu’un écureuil, et bondissait de place en place avec une aisance et une assurance qui enthousiasmeraient même les béliers qanucs. Ce n’était pas l’agilité de Binabik qui le surprenait : c’était la sienne. Il s’était plutôt bien remis des privations passées, et quelques repas substantiels avaient presque suffi à ranimer le Simon que les gens du château appelaient « le garçon-fantôme », celui qui grimpait sur les murs et escaladait les tours sans la moindre hésitation. Il ne soutenait évidemment pas la comparaison avec son compagnon né dans les montagnes, mais jugea néanmoins qu’il s’en tirait assez bien. C’est Qantaqa qui avait quelques problèmes : non pas parce que son pied n’était pas agile, mais parce que les endroits où l’escalade était nécessaire et facile lorsque l’on disposait de mains pour s’accrocher, étaient quand même trop hauts pour qu’elle puisse sauter. Dès qu’elle se trouvait dans ce genre de situation, elle grognait un instant, plus ennuyée qu’en colère, puis partait au trot pour faire un détour, et rejoignait Simon et Binabik peu de temps après. Lorsqu’ils rejoignirent finalement une piste de cerfs qui descendait en sinuant jusques en bas du dernier coteau, le soleil de l’après-midi était descendu en dessous du milieu du ciel, mais réchauffait leur cou et illuminait leur visage. La brise tiède qui agitait les feuilles ne suffit pas à sécher la sueur sur leur front. La cape de Simon, nouée autour de sa taille, lui donnait l’impression de porter le poids d’un bon repas. Lorsqu’ils atteignirent enfin les premières pentes de la plaine, le début du Knock, Binabik choisit, à la grande surprise de Simon, de bifurquer vers le nord-est, en suivant l’orée de la forêt plutôt que de s’élancer à travers cet océan d’herbe ondulant et bruissant sous le vent. « Mais la Route de Wealdhelm est de l’autre côté des collines ! » s’exclama Simon. « Il serait bien plus malin de… » Binabik leva sa main boudinée et Simon se tut. « Il y a malin, mon ami Simon, et puis il y a très malin », dit-il avec un large sourire et un ton entendu qui donnèrent à Simon presque envie, mais pas tout à fait, de répliquer par quelque chose de moqueur et de puéril mais de satisfaisant sur l’instant. Lorsque Simon eut refermé la bouche qu’il avait un instant ouverte, Binabik continua. « Tu vois, j’ai pensé qu’il serait une agréabilité – une agréablence ? une agréation ? – de s’arrêter ce soir dans un endroit où tu pourrais dormir dans un lit, et manger à une table. Qu’est-ce que tu penses de ça, humm ? » Tout son ressentiment s’évanouit devant ces mots comme la vapeur quand on soulève le couvercle d’une marmite. « Un lit ? Nous allons dans une auberge ? » Simon ne put s’empêcher de songer à l’histoire du Pookah et des Trois Vœux que Shem Palefrenier lui avait racontée : il comprenait enfin ce que l’on pouvait ressentir lorsque son premier vœu était exaucé… jusqu’à ce qu’il se souvienne de la Garde erkynéenne et du braconnier pendu. « Non, pas une auberge », dit Binabik en souriant de l’empressement du garçon. « Mais quelque chose d’aussi bien. Non, de mieux. C’est un endroit où un voyageur est nourri et logé, sans que personne ne lui demande qui il est ni d’où il vient. » Il montra à travers le Knock le point où la forêt se repliait sur elle-même, un peu avant d’arrêter sa course au pied des contreforts du Wealdhelm. « C’est là-bas, même si on ne peut pas le voir de l’endroit où nous nous trouvons. Viens. » Mais pourquoi ne pouvons-nous pas traverser le Knock ? s’interrogea Simon. C’est comme si Binabik ne voulait pas s’engager à l’air libre, ne pas apparaître à… découvert. Le troll avait effectivement pris la route du nord-est, longeant la plaine pour rester à l’ombre d’Aldhéorte. Et que veut-il dire quand il parle d’un endroit ou personne ne demande quoi que ce soit ? Est-ce qu’il se cache, lui aussi ? « Ralentis, Binabik ! » cria Simon. De temps en temps, la croupe blanche de Qantaqa bondissait au-dessus des herbes, comme une mouette survolant le Kynslagh un peu agité. « Attends-moi », appela-t-il encore, en pressant le pas. Le vent emporta ses cris, les dispersant gentiment sur la pente derrière son dos. Lorsque Simon l’eut enfin rattrapé, Binabik tendit le bras et lui tapota le coude. « Plus tôt, j’ai été incisif, très abrupt avec toi. Ce n’était pas ma place de dire de telles choses. Des excuses. » Il regarda le garçon du coin de l’œil, puis détourna son regard vers l’endroit où la queue de Qantaqa dépassait des hautes herbes comme la bannière d’une armée petite, mais rapide. « Il n’y a rien… » commença Simon, mais Binabik l’interrompit. « S’il te plaît, s’il te plaît, ami Simon », dit-il, visiblement embarrassé, « ce n’était pas ma place. N’ajoute rien. » Il porta ses mains à ses oreilles et les agita en un geste étrange. « Plutôt, laisse-moi te parler de l’endroit où nous allons : Saint-Hodérund du Knock. » « Qu’est-ce que c’est ? » « C’est l’endroit où nous allons nous arrêter. Bien des fois, j’y suis allé moi-même. C’est une retraite, un monastère, comme vous l’appelez, vous les Aédonites. Ils se montrent accueillants avec les voyageurs. » Ce fut assez pour Simon. Son esprit fut immédiatement envahi par des visions de salles longues et hautes, de viande rôtie, et de paillasse propre ; un idéal de confort et de bonheur. Il se mit à marcher plus vite, accélérant au point de presque trotter. « Courir n’est pas nécessaire », l’admonesta Binabik. « Nous devrons attendre là-bas, de toute façon. » Il se retourna pour voir le soleil, qui était encore à plusieurs heures au-dessus de l’horizon. « Veux-tu que je te parle de Saint-Hodérund ? Peut-être sais-tu déjà ? » « Raconte-moi », répondit Simon. « J’ai déjà entendu parler de ces endroits : quelqu’un que je connais s’est arrêté dans une abbaye à Stanshire, une fois. » « Eh bien, cette abbaye est de particularité. Elle a une histoire. » Simon haussa les sourcils, désireux d’écouter. « Une chanson est », dit Binabik. « Le Lai de Saint-Hodérund. Elle est bien plus populaire dans le Sud que dans le Nord ; et par Nord, je dis Rimmersgard, pas Yiqanuc, et la raison en est évidente. Sais-tu quelque chose de la bataille d’Ach Samrath ? » « C’est là que les hommes du Nord, les Rimmersleutes, ont battu les Hernystiris et les Sithis. » « Oh, oh ! alors tu as reçu un peu d’éducation finalement ? Oui, ami Simon, c’est Ach Samrath qui vit la chute des Sithis et des Hernystiris devant Fingil Mainrouge. Mais il y eut d’autres batailles avant celle-là, et l’une d’entre elles eut lieu ici. Sa main parcourut un arc qui englobait toute la prairie. « Cet endroit avait alors un autre nom. Les Sithis, qui étaient, je suppose, ceux qui le connaissaient le mieux, l’appelaient Ereb Irigù ; la Porte de l’Ouest est-ce que cela signifie. » « Qui l’a appelé le Knock ? C’est un drôle de nom ! » « Je ne sais pas avec certitude. Mais je pense que cela vient du nom que les Rimmersleutes ont donné à cette bataille. Ils ont appelé cet endroit Du Knokkegard, le cimetière. » Simon se tourna vers la plaine, regardant l’herbe se pencher sous le vent. « Cimetière ? » interrogea-t-il, et un frisson de prémonition le parcourut de la tête aux pieds. Le vent est toujours en mouvement, pensa-t-il. Il ne tient pas en place, comme s’il était à la recherche de quelque chose qu’il avait perdu… « Un cimetière, oui. Il y eut de nombreuses sous-estimations faites pour cette bataille par les deux parties en présence. Beaucoup d’erreurs. Ces herbes poussent au-dessus des tombes de plusieurs milliers d’hommes. » Des milliers, comme le vieux cimetière païen. Une autre cité des morts sous les pieds des vivants. S’en rendent-ils compte ? se demanda-t-il soudain. Est-ce qu’ils nous entendent, et nous haïssent pour… pour être sous le soleil ? Ou sont-ils plus heureux maintenant qu’ils en ont fini ? Je me souviens du jour où Shem et Ruben ont dû abattre le vieux Rim, le cheval de trait. Juste avant que ne s’abatte le maillet de Ruben l’Ours, Rim avait regardé Simon, les yeux fanés mais conscients, s’était dit Simon. Il savait, mais ça ne l’intéressait plus. Est-ce que le Roi Jean avait ressenti la même chose, lui qui était si vieux ? Est-ce qu’il se sentait prêt à dormir, comme le vieux Rim ? « Et c’est une chanson que tous les troubadours au sud des Marches Gelées aiment chanter », dit Binabik. Simon secoua la tête et tenta de se concentrer, mais le murmure de l’herbe et le souffle du vent résonnaient dans ses oreilles. « Ceci dit, et tu peux m’en remercier, je ne chanterai pas », poursuivit Binabik. « Par contre, je vais te parler de saint Hodérund, puisque c’est vers sa maison que nous nous acheminons. » Le garçon, le troll et la louve atteignirent l’extrémité est du Knock et bifurquèrent de nouveau, le soleil cette fois-ci à leur gauche. Tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers les hautes herbes, Binabik ôta sa veste de peau et en noua les manches autour de sa taille. La chemise qu’il portait en dessous était un lainage blanc au drap lâche, porté ample. « Hodérund », commença-t-il, « était un Rimmersleute par sa naissance qui, après de nombreuses expériences, fut converti à la religion Aédonite. Il finit par être ordonné prêtre par l’Église. « Comme l’on dit, aucune maille n’a d’importance jusqu’à ce que la cape tombe en pièces. La vie d’Hodérund n’aurait pas le moindre intérêt pour nous si le Roi Fingil Mainrouge n’avait pas décidé de traverser le fleuve Greenwade avec ses Rimmersleutes pour entrer pour la première fois sur les terres des Sithis. « Comme tous les faits importants, cette histoire est trop longue pour être décrite en une heure de marche. Je vais donc éviter les explications et te dire juste cela : les hommes du nord balayèrent tout sur leur passage, remportant de nombreuses batailles dans leur avancée vers le sud. Les Hernystiris, sous le commandement du prince Sinnach, décidèrent d’affronter les Rimmersleutes ici », Binabik décrivit de nouveau du bras la prairie baignée de soleil, « pour mettre un terme à leur offensive et les refouler une fois pour toutes. « Tous les gens et les Sithis fuyaient le Knock, pour ne pas être pris entre deux grandes armées : tous ont fui, sauf Hodérund. La guerre, semble-t-il, attire les prêtres comme les mouches, et attira Hodérund. Il alla se présenter devant Fingil Mainrouge dans sa tente, et pria ce roi d’abandonner ses projets de conquête pour sauver des milliers de vies qui, sans cela, seraient perdues. Il prêcha avec courage et avec naïveté devant Fingil, lui répétant les mots d’Usires Aédon qui disait de prendre son ennemi dans ses bras et d’en faire son frère. « Comme il n’est pas étonnant, Fingil pensa qu’il s’agissait d’un fou et fut très dégoûté d’entendre de tels mots dans la bouche d’un Rimmersleute… Oh ! oh ! de la fumée ? » Simon, qui marchait dans une sorte de demi-sommeil dû au soleil et au rythme de l’histoire que racontait Binabik, fut surpris par ce brusque changement de sujet. Il regarda dans la direction qu’indiquait le troll, à l’autre bout du Knock, et vit qu’effectivement, derrière une série de petites collines dont la dernière semblait porter les traces de culture, s’élevait un fin pinceau de fumée. « Le souper, je pense », sourit Binabik. Simon en eut immédiatement l’eau à la bouche. Cette fois-ci le troll pressa également le pas. Les circonvolutions de l’orée de la forêt qu’ils continuaient de suivre leur imposa de bifurquer et de marcher face au soleil. « Comme je le disais », reprit le troll, « Fingil jugea ces nouveaux concepts aédonites très offensants. Il ordonna l’exécution du prêtre, mais un soldat compatissant le laissa s’échapper. « Mais Hodérund ne s’enfuit pas pour autant. Lorsque les deux armées furent face à face, il se précipita sur le champ de bataille, entre les Hernystiris et les Rimmersleutes, en brandissant son Arbre et en appelant de ses vœux la paix d’Usires Aédon. Pris entre deux armées païennes, il fut rapidement très mort. « Voilà. » Binabik agita son bâton et l’abattit sur un épais buisson. « Une histoire dont la philosophie est difficile, n’est-ce pas ? Au moins pour nous, les Qanucs, qui préférons être ce que vous appelez païens et que moi j’appelle vivants. Par contre, le lecteur, à Nabban, appela Hodérund un martyr et, dans les premières années de l’Erkynée, décida qu’il y aurait dans cet endroit une église et abbaye pour l’ordre des Hodérundiens. » « Ce fut une bataille terrible ? » demanda Simon. « Les hommes de Rimmersgard ont appelé cet endroit le Cimetière. La bataille d’Ach Samrath, qui eut lieu plus tard, fut peut-être plus sanglante, mais il y avait traîtrise. Ici, au Knock, ce fut corps à corps, épée contre épée, avec des flots de sang comme les torrents du premier dégel. » Le soleil, maintenant bas dans le ciel, dardait ses rayons droit sur leurs visages. La brise de l’après-midi, qui avait pris de l’ampleur, couchait les longues herbes et emportait dans ses rafales les insectes voltigeants qui semblaient alors danser dans les airs comme de petits éclats de lumière ambrée. Qantaqa revint soudain vers eux au galop à travers la plaine, noyant dans son approche le doux bruissement sifflant du frottement des brins d’herbe. Tandis qu’ils commençaient à grimper une longue côte, la louve se mit à tourner en rond autour d’eux en agitant sa puissante tête et en jappant avec enthousiasme. Simon mit sa main devant ses yeux pour les protéger du soleil, mais ne put rien distinguer d’autre que le haut de la côte et le sommet des arbres de la lisière de la forêt. Il se tourna vers Binabik pour lui demander s’ils étaient presque arrivés, mais le troll regardait droit devant lui et se concentrait sur sa marche sans s’intéresser ni à Simon, ni aux cabrioles de Qantaqa. Après qu’ils eurent marché un moment dans un silence qui n’était interrompu que par le bruit de leur passage dans les herbes et un aboiement occasionnel, Simon fut rappelé à l’ordre par son estomac vide qui lui imposa de se renseigner de nouveau. Il avait à peine ouvert la bouche pour parler que Binabik le stupéfia en se lançant dans un chant aigu et enthousiaste. « Ai-Ereb Irigù. Ka’ai shikisi aruya’a Shishei, shishei burusa’eya Pikuuru n’dai-tu. » Pour Simon qui s’acheminait sur ce flanc de colline ensoleillé et battu par le vent, ces mots et cette musique étranges ressemblaient à une complainte d’oiseaux, à un appel désespéré provenant des hauteurs lugubres et désolées du ciel. « Un chant Sithi. » Binabik regarda Simon avec une étrange expression embarrassée. « Je ne le chante pas bien. Il parle de ce lieu, où pour la première fois un Sithi fut tué par un humain, où le sang fut versé pour la première fois sur la terre des Sithis par l’instinct belliqueux des hommes. » Tout en finissant sa phrase, il repoussa Qantaqa, qui lui tapotait la jambe de son puissant museau. « Hinik aia ! » lui ordonna-t-il. « Elle sent des gens, et de la nourriture », marmonna-t-il pour l’excuser. « Que raconte la chanson ? » demanda Simon. « Les paroles, je veux dire. » Leur souvenir le faisait encore frissonner, mais lui rappelait en même temps à quel point ce monde était grand, et le peu qu’il en avait vu, même en vivant dans un endroit comme le Hayholt. Il se sentait petit, petit, petit, plus petit encore que le troll qui marchait à ses côtés. « Je doute, Simon, que les mots des Sithis puissent vraiment être chantés dans une langue mortelle, que l’on puisse exprimer leur mode de pensée. Pis encore, nous ne parlons pas la langue de mon pays… Mais je vais essayer. » Ils marchèrent un instant en silence. Qantaqa s’était lassée, ou avait perdu l’envie de partager son enthousiasme lupin avec ces deux humains bornés, et avait disparu de l’autre côté du sommet. « Ceci, je crois, est proche du sens original », dit enfin Binabik. Puis il se mit à chanter, ou plutôt à déclamer : « Aux Portes de l’Ouest Entre l’œil du soleil et le cœur Des ancêtres Coule une larme Trace de lumière, trace de lumière tombant sur le sol Touche le fer et devient fumée… » Binabik émit un petit rire gêné. « Tu vois, comme il m’est facile de transformer une chanson aérienne en quelques mots aussi lourds que la pierre. » « Non », répondit Simon, « je ne comprends pas tout, mais cela… cela me touche. » « Alors c’est bien », sourit Binabik, « mais mes mots ne pourront jamais rendre justice aux chants Sithis, et en particulier à celui-là. C’est l’un des plus longs, m’a-t-on dit, et l’un des plus tristes. On dit aussi qu’il a été écrit par l’Erl-roi Iyu’unigato lui-même, quelques heures avant qu’il ne soit tué par… par… Ah ! regarde, nous sommes arrivés au sommet ! » Simon leva les yeux ; de fait, ils avaient presque atteint la crête de la colline, et la mer sans fin des cimes des arbres d’Aldhéorte s’étendait devant eux. Mais je ne crois pas qu’il se soit arrêté de parler pour cette raison, pensa Simon. Je suis sûr qu’il allait dire quelque chose qu’il ne voulait pas dire… « Comment as-tu appris à chanter des chansons sithies, Binabik ? » demanda-t-il alors qu’ils franchissaient les dernières coudées les séparant encore du sommet. « Nous en reparlerons, Simon », répondit le troll en observant les alentours. « Mais regarde ! voici le chemin de Saint-Hodérund ! » À peine à un jet de pierre de l’endroit où ils se trouvaient, cramponné au versant de la colline comme de la mousse sur un arbre ancien, débutait un alignement régulier de rangées de vigne soigneusement entretenues. Elles étaient séparées par des terrasses horizontales creusées dans le flanc de la colline et arrondies aux bords comme si elles avaient été nivelées il y a bien longtemps. Des sentiers sinueux couraient entre les plants, aussi tortueux que les ceps eux-mêmes. Dans la vallée, abrité sur un flanc par les premiers contreforts du Wealdhelm et sur un autre par la sombre lisière de la forêt, s’étendait un entrelacs de champs cultivés, arrangés avec la méticuleuse symétrie d’un manuscrit enluminé. Sur le côté, presque caché par le relief de la colline, se trouvaient les dépendances de l’abbaye, une accumulation de granges et de remises frustes mais bien entretenues, ainsi qu’un enclos vide de tout troupeau. Une porte battait, seul objet mouvant dans cette immense tapisserie. « Suivons cette piste, Simon, et c’est bientôt que nous allons manger, et peut-être aussi boire un peu du vin de ce monastère. » Binabik se mit à descendre à grands pas. Un instant plus tard, lui et Simon se faufilaient à travers les ceps tandis que Qantaqa, dédaignant le mode de progression de ses compagnons, filait le long de la pente en sautant par-dessus chaque rangée de vigne sans jamais toucher ni une feuille, ni un grain de raisin. Simon, qui regardait ses pieds tout en dévalant la pente, et tentait de conserver son équilibre alors même qu’il sentait ses talons glisser à chaque grande enjambée, sentit une présence devant lui plus qu’il ne la vit. Pensant que le troll s’était arrêté pour l’attendre, il leva les yeux avec sur le visage une expression acerbe, prêt à lui demander un peu de pitié pour ceux qui n’étaient pas nés à la montagne. Lorsque son regard se posa sur la silhouette cauchemardesque qui se tenait devant lui, il trébucha, culbuta, et roula sur près de deux pas avant de s’immobiliser. Binabik l’entendit et se retourna, puis revint précipitamment sur ses pas pour trouver Simon assis dans la terre sous un grand et vieil épouvantail. Le petit homme regarda l’épouvantail à moitié décroché qui pendait encore à son long bâton, et dont le grossier visage peint avait été presque entièrement effacé par le vent et la pluie, puis regarda Simon, qui suçait les écorchures de ses paumes devant lui. Binabik réussit à réprimer son sourire le temps d’aider le garçon à se remettre sur pied, en soutenant le coude de Simon pour qu’il se relève, mais ne put plus se retenir lorsque le garçon fut debout. Il se retourna et reprit sa descente, laissant derrière lui Simon écarlate et furieux d’entendre le bruit étouffé de l’hilarité du petit homme. Simon, amer, brossa ses chausses comme il put, et vérifia que les deux paquets glissés dans sa ceinture, la flèche et le manuscrit, n’étaient pas abîmés. Binabik ne savait évidemment rien du pendu, mais il avait vu le Sithi dans son piège. Alors qu’y avait-il de risible dans la surprise de Simon ? Il se sentit un peu ridicule, mais lorsqu’il regarda de nouveau l’épouvantail, il ressentit encore un peu d’appréhension. Il tendit le bras et attrapa le sac vide figurant la tête : il était rêche et frais au toucher. Il le plia alors, et l’enfonça sous la cape informe qui voletait à ses épaules pour cacher ces yeux flous et sans vie. Que le troll continue de rire s’il en avait envie ! Binabik, qui avait retrouvé son sérieux, l’attendait un peu plus bas. Il ne s’excusa pas, mais tapota le coude de Simon et lui sourit. Simon lui rendit son sourire, mais le sien était un peu plus crispé que celui de Binabik. « Lorsque j’étais ici il y a trois lunes », dit Binabik, « dans mon chemin vers le sud, j’ai mangé la meilleure venaison qui se puisse imaginer ! Les frères ont la permission de prélever quelques cerfs dans la forêt du roi pour le bien des voyageurs, et pour le leur, évidemment ! Oh, oh ! C’est… et cette fumée… » Ils venaient de passer la dernière circonvolution du chemin, et le triste bruit de la porte grinçante se trouvait juste sous eux. L’essaim de toits de chaume de l’abbaye se trouvait un peu plus loin le long de la pente, droit devant eux. De la fumée s’élevait effectivement, une fine plume qui flottait et s’enroulait avant d’être dispersée par le vent, mais elle ne s’échappait pas d’une cheminée. « Binabik… » dit Simon, dont la surprise ne s’était pas encore transformée en alarme. « Brûlé », murmura Binabik. « Ou peut-être qu’il brûle encore. Fille des Montagnes… ! » Le portail claqua puis se rouvrit immédiatement. « C’est un terrible invité qui s’est présenté à la maison de Saint-Hodérund. » Pour Simon, qui n’avait jamais vu l’abbaye avant, les ruines fumantes ressemblaient à une illustration de l’histoire du cimetière que Binabik venait de lui raconter. Tout comme durant les terribles heures qu’il avait passées sous le château, il sentit les griffes du passé, jalouses et puissantes, se frayer un chemin pour agripper le présent et l’entraîner vers un repaire obscur fait de regrets et de peurs. La chapelle, le bâtiment principal de l’abbaye, et la plupart des dépendances avaient été ravagés par le feu. Leurs poutres charbonneuses, débarrassées de leurs claies et de leur chaume par les flammes, étaient exposées au ciel de printemps comme les os noircis des restes du festin d’un dieu affamé. Les corps de plus d’une vingtaine d’hommes étaient étendus sur le sol alentour, éparpillés comme s’ils avaient été jetés comme des dés par ce même dieu, aussi flasques et sans vie que l’épouvantail sur la colline. « Par les Pierres de Chukku… » dit Binabik dans un souffle, les yeux toujours écarquillés. Il se frappait doucement la poitrine du poing. Il avança, fit glisser son sac de son épaule, et pressa le pas. Qantaqa, à qui les événements donnaient enfin raison, aboya et gambada joyeusement à sa suite. « Attends ! » dit Simon dans un murmure. « Attends », répéta-t-il, plus fort, puis il bondit en avant. « Reviens ! Que fais-tu ? Tu vas te faire tuer ! » « Tout cela est vieux de plusieurs heures ! » répondit Binabik sans se retourner. Simon vit qu’il s’arrêtait pour se pencher sur le premier corps. Un instant plus tard, il reprit sa course. Haletant, le cœur brûlant de peur malgré l’évidente vérité des mots du petit homme, Simon regarda en passant le cadavre sur lequel Binabik s’était déjà penché. L’homme portait une robe noire et semblait être un moine ; mais il reposait face contre terre et l’on ne pouvait voir son visage. La flèche avait violemment traversé son cou, et la pointe dépassait de la base de sa nuque. Des mouches marchaient délicatement sur le sang séché. Quelques enjambées plus loin, Simon trébucha et tomba. Il put amortir sa chute, mais le contact du gravier du chemin sur la paume de ses mains lui tira un gémissement de douleur. Lorsqu’il aperçut ce sur quoi il avait trébuché et vit les mouches qu’il avait dérangées revenir se poser sur les yeux ouverts, il ne put contenir sa nausée et ses yeux s’embuèrent alors que son corps était livré à des spasmes atroces. Lorsque Binabik le trouva, Simon s’était traîné jusques au pied d’un châtaignier. Le jeune garçon balança mollement la tête tandis que Binabik, tel une mère attentive mais efficace, nettoyait la bile de son visage avec une poignée d’herbe. L’odeur de charogne était partout. « Mauvais. C’est très mauvais. » Binabik posa doucement la main sur l’épaule de Simon, comme pour s’assurer de la réalité de l’existence du garçon, puis s’accroupit, et plissa les yeux sous l’effet des derniers rayons rougeoyants du soleil. « Je n’ai trouvé personne qui soit vivant ici. Ce sont des moines pour la plupart, vêtus de la robe de l’abbaye, mais il y a des autres également. » « Qui… ? » Le mot sonna comme un gargouillement dans la bouche du garçon. « Des hommes vêtus comme des voyageurs… Des hommes des Marches Gelées, qui se sont peut-être arrêtés ici pour la nuit, même s’ils paraissent bien nombreux. Beaucoup portent une barbe et ressemblent à des Rimmersleutes. C’est une perplexité. » « Où est Qantaqa ? » demanda faiblement Simon. Bizarrement, il s’inquiétait pour la louve, alors qu’elle était certainement celle d’entre eux trois qui était le moins en danger. « Elle court. Elle renifle. Elle est très excitée. » Simon remarqua que Binabik avait démonté son bâton et que le couteau était glissé dans sa ceinture. « Je me questionne », dit le troll en regardant le nuage de fumée tandis que le garçon se redressait enfin, « sur ce qui a créé cela… Des bandits ? Une bataille pour des raisons religieuses ? On dit que cela est courant chez vous, les Aédonites… Autre chose ? C’est très curieux… » « Binabik… » Simon se racla la gorge et cracha. Sa bouche lui faisait penser aux semelles des bottes d’un porcher. « J’ai peur. » Quelque part, un peu plus loin, Qantaqa hurla. Son cri était étonnamment aigu. « Peur ? » Le sourire de Binabik n’exprimait aucune joie. « Tu as bien raison d’avoir peur. » Bien que l’expression de son visage semblât claire et détachée, les yeux du troll trahissaient un étrange mélange de vulnérabilité et de stupéfaction. Cela effraya Simon plus encore que ce qu’il avait vu jusqu’ici. Il y avait encore autre chose dans son regard : un soupçon de résignation, comme si ce massacre n’était pas une entière surprise. « Je pense… » commença Binabik, lorsque les jappements de Qantaqa furent remplacés soudain par un puissant hurlement qui montait crescendo. Le troll bondit sur ses pieds. « Elle a trouvé quelque chose », dit-il, et il tira le garçon par le coude pour qu’il se relève. « Ou quelque chose l’a trouvée… » Avec Simon sur ses talons qui tentait désespérément de suivre son rythme effréné, et ses craintes et ses envies de fuite qui se croisaient dans son esprit comme des chauves-souris dans une grotte, Binabik fila dans la direction du hurlement. Tout en courant, il glissa quelque chose dans sa sarbacane. Simon, sans l’avoir vue, était certain que l’extrémité de ce dard était luisante et noire. Ils traversèrent l’enceinte de l’abbaye, dépassèrent les ruines et entrèrent dans le verger, se guidant toujours sur les hurlements de Qantaqa. Un nuage de pétales de fleurs de pommier s’éleva et retomba autour d’eux ; le vent soufflait en rafales et s’engouffrait dans la forêt. Ils s’étaient enfoncés entre les arbres d’à peine dix pas lorsqu’ils virent Qantaqa, les poils de l’échine hérissés, et son grondement si ample et bas que Simon pouvait le sentir dans son estomac. Elle avait trouvé un moine, et l’avait acculé contre le tronc d’un peuplier. L’homme tendait bien haut le saint Arbre qui pendait habituellement sur sa poitrine, comme s’il voulait inviter les foudres du ciel à s’abattre sur l’animal qui lui faisait face. Malgré son attitude héroïque, la pâleur de son visage et le tremblement de ses mains indiquaient qu’il ne croyait pas vraiment à la venue de l’éclair salvateur. Ses yeux saillants, exorbités plus encore par la peur, étaient fixés sur Qantaqa ; il ne s’était pas rendu compte de la présence des deux arrivants. « … Aedonis Fiyellis extulanin mei… » Ses larges lèvres étaient agitées d’un mouvement frénétique ; l’ombre des feuilles mouchetait son crâne rose. « Qantaqa ! » cria Binabik. « Sosa ! » Qantaqa gronda, mais ses oreilles se tournèrent. « Sosa aia ! » Le troll frappa son bâton creux contre sa cuisse. Le claquement résonna sèchement. Après un dernier grognement modulé, Qantaqa baissa la tête et trotta vers Binabik. Le moine dévisagea Simon et le troll comme s’ils étaient aussi effrayants que la louve, chancela, puis se laissa tomber à terre pour atterrir sur son séant avec l’expression abasourdie d’un enfant qui s’est blessé mais qui n’a pas encore réalisé qu’il voulait pleurer. « Miséricordieux Usires », balbutia-t-il tandis que le garçon et le troll se pressaient vers lui, « Miséricordieux Usires, Miséricordieux… » La fureur emplit ses yeux saillants. « Laissez-moi seul, espèce de monstres païens ! » hurla-t-il en essayant vainement de se relever. « Bâtards meurtriers, bâtards païens ! » Ses talons glissèrent sous lui, et il retomba en marmonnant. « Un troll, un assassin de troll… » Son visage reprit quelques couleurs. Il inspira de longues bouffées d’air fiévreuses, et sembla de nouveau prêt à pleurer. Binabik s’immobilisa. Il attrapa Qantaqa par le cou, fit signe à Simon d’avancer, et lui dit : « Va l’aider. » Simon marcha lentement vers le prêtre, en s’efforçant de se composer une expression plus proche de ce que devait être celle de quelqu’un qui vient en ami, alors même que son cœur battait encore comme un pivert dans sa poitrine. « Tout va bien, maintenant », dit-il, « tout va bien. » Le moine avait porté sa manche devant son visage. « Vous les avez tous tués, et maintenant vous voulez nous tuer nous aussi », s’exclama-t-il, d’une voix qui, bien qu’assourdie, semblait porter plus d’apitoiement que de peur. « C’est bien un Rimmersleute », dit Binabik, « comme si sa haine des trolls ne nous suffisait pas à le faire comprendre. Pffft. » Binabik exprima son dégoût en se raclant la gorge. « Aide-le à se lever, ami Simon, et ramenons-le vers la lumière. » Simon agrippa le coude décharné du moine à travers sa robe noire, et s’escrima à le remettre sur pied ; mais, lorsqu’il le guida vers Binabik, l’homme s’immobilisa. « Que faites-vous ? » hurla-t-il, en étreignant l’Arbre sur sa poitrine. « Vous voulez me faire abandonner les autres ? Non, laissez-moi seul ! » « Les autres ? » Simon se retourna vers Binabik, l’air interrogateur. Le troll haussa les épaules et se remit à flatter les oreilles de la louve. Qantaqa semblait sourire, comme si le spectacle qui se déroulait sous ses yeux l’amusait. « Il y a donc d’autres survivants ? » dit doucement le garçon. « Nous allons vous aider ; et les autres aussi, si nous le pouvons. Je m’appelle Simon, et voici mon ami Binabik. » Le moine le dévisagea d’un air suspicieux. « Je crois que vous connaissez déjà Qantaqa », ajouta Simon, mais il regretta immédiatement cette mauvaise plaisanterie. « Venez. Qui êtes-vous ? Où sont les autres ? » Le moine, qui retrouvait peu à peu son sang-froid, lui lança un long regard méfiant, puis jeta un bref coup d’œil en direction du troll et de la louve. Lorsqu’il se retourna vers Simon, son visage était un peu moins tendu. « Si vous êtes vraiment… un bon Aédonite agissant par charité, alors j’implore votre pardon. » Le moine parlait d’un ton cassant, comme quelqu’un qui n’a pas l’habitude de s’excuser. « Je suis le frère Hengfisk. Est-ce que ce loup… » il détourna les yeux, « est-ce qu’il vous accompagne ? » « Elle nous accompagne », répondit sévèrement Binabik avant que Simon pût parler. « Il est regrettable qu’elle t’ait effrayé, Rimmersleute, mais tu peux remarquer qu’elle ne t’a pas touché. » Hengfisk ne répondit pas à Binabik. « J’ai laissé mes deux compagnons trop longtemps », dit-il à Simon. « Je dois aller les retrouver, maintenant. » « Nous allons venir avec vous », répondit Simon. « Binabik pourra peut-être aider, il connaît bien les plantes et toutes ces choses. » Le Rimmersleute fronça les sourcils, ce qui fit saillir ses yeux plus encore. Il semblait plein d’amertume. « C’est une pensée bien charitable, mon garçon, mais je crains que frère Langrian et frère Dochais aient besoin de bien plus que de… de quelques décoctions d’herbes. » Il tourna les talons et s’enfonça d’un pas hésitant vers les profondeurs de la forêt. « Attendez ! » cria vivement Simon. « Qu’est-il arrivé à l’abbaye ? » « Je ne sais pas », répondit Hengfisk sans se retourner. « Je n’étais pas là. » Simon se retourna vers Binabik d’un air implorant, mais le troll ne semblait pas pressé de lui emboîter le pas. Au lieu de cela, il mit la main sur le bord de sa bouche et cria en direction du moine boitillant. « Holà ! Frère Poisson-séché ! » Le moine fit volte-face, furieux. « Je m’appelle Hengfisk, troll ! » Simon remarqua la vitesse à laquelle le visage de l’homme s’était empourpré. « Je ne faisais que traduire pour mon ami », sourit Binabik entre ses dents jaunies, « … qui ne parle pas la langue de Rimmersgard. Tu dis que tu n’as pas connaissance de ce qui est arrivé. Où étais-tu, alors, lorsque tes frères se sont fait massacrer ? » Le moine manqua lâcher une remarque cinglante, mais préféra porter la main à son Arbre et l’étreindre. Un instant plus tard, d’une voix plus calme, il dit : « Suivez-moi, et vous vous en rendrez compte. Je n’ai rien à cacher, troll, ni à toi, ni à mon Dieu. » Il reprit son chemin. « Pourquoi le tourmenter, Binabik ? » interrogea Simon. « Tu ne crois pas qu’il s’est passé ici assez de mauvaises choses ? » Les yeux de Binabik ne formaient plus que deux fentes dans son visage, mais il n’avait pas perdu son sourire. « Le tourmenter ? Je suis peut-être désobligeant, Simon, mais tu as entendu ses mots. Tu as vu ses yeux. Ne te laisse pas tromper par le port d’une robe sainte. Mon peuple Qanuc s’est trop souvent réveillé au milieu de la nuit pour voir briller des yeux comme ceux de Hengfisk au-dessus de nous, et ils étaient accompagnés de torches et de haches. Ton Usires Aédon n’a pas effacé avec succès toute la haine que contient le cœur de ce Rimmersleute. » Sur ces mots, il fit signe à Qantaqa de le suivre et marcha vers le prêtre au dos rigide. « Mais écoute-toi ! » dit Simon en soutenant le regard de Binabik. « Tu es plein de haine, toi aussi ! » « Ah. » Le troll leva un doigt devant son visage momentanément inexpressif. « Mais je ne prétends pas croire à un Dieu de la miséricorde suspendu à l’envers, si tu me pardonnes l’expression. » Simon inspira en se préparant à parler, puis préféra ne rien dire. Frère Hengfisk se retourna une fois, et remarqua leur présence, sans dire un mot. Il resta longtemps silencieux. La lumière qui filtrait à travers le feuillage diminuait rapidement ; la silhouette en robe noire ne fut bientôt plus qu’une ombre mouvante devant eux. Simon fut surpris lorsque le moine se retourna et dit : « C’est ici. » Il leur fit faire le tour du tronc d’un grand arbre abattu qui, par ses racines exposées, ressemblait à un balai géant, un balai qui eût enflammé l’imagination de Rachel le Dragon, et l’eût fait rêver d’héroïques exploits de nettoyage. Le souvenir ironique de Rachel ajouté aux événements de la journée firent naître en lui des regrets et une nostalgie si intenses qu’il eut l’impression d’avoir été frappé au ventre et chancela, se rattrapant au dernier moment en posant la main sur l’écorce rugueuse de l’arbre déraciné. Hengfisk était agenouillé et jetait des branches au milieu d’un feu qui rougeoyait dans un cercle de pierres. À l’abri du grand tronc d’arbre se trouvaient deux hommes, l’un de chaque côté du feu. « Voici Langrian », dit le frère Hengfisk en montrant du bras l’homme qui était assis à droite, et dont le visage disparaissait pour sa plus grande partie derrière un pansement sanguinolent taillé dans de la toile à sac. « Je l’ai trouvé lorsque je suis revenu ; c’était l’unique survivant de l’abbaye. Je pense qu’Aédon va le rappeler bientôt. » Malgré la faible lumière, Simon pouvait voir que la peau de Langrian, ou du moins le peu qu’il pouvait en voir, était pâle et cireuse. Hengfisk jeta une nouvelle branche sur le feu tandis que Binabik, sans jamais croiser le regard du moine, s’accroupissait au côté du blessé et commençait à gentiment l’examiner. « Et voici Dochais », dit Hengfisk en montrant l’autre homme, qui était tout aussi immobile que Langrian, mais ne portait pas de trace visible de blessure. « C’est lui que j’étais allé chercher, parce qu’il n’avait pas réapparu à la fin de sa vigile. Lorsque j’ai ramené Dochais à l’abbaye, et j’ai dû le porter », une certaine fierté amère perçait dans les paroles d’Hengfisk, « j’ai trouvé… je les ai trouvés… ils étaient tous morts ! » Il fit le signe de l’Arbre sur sa poitrine. « Tous, sauf Langrian. » Simon se rapprocha de frère Dochais, un jeune homme mince au long nez qui portait la barbe de plusieurs jours qu’affectionnaient les Hernystiris. « Que lui est-il arrivé ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » « Je ne sais pas, mon garçon », répondit Hengfisk. « Il est fou. Il a été touché soudain par quelque fièvre de l’âme. » Il repartit à la recherche de bois sec. Simon observa Dochais durant un moment, remarquant sa respiration difficile et le léger tremblement de ses fines paupières. Alors qu’il se tournait vers Binabik, qui ôtait délicatement le pansement du crâne de Langrian, une main blafarde provenant de la robe noire en face de lui se détendit comme un serpent et agrippa sa chemise avec une force stupéfiante. Dochais, qui n’avait pas ouvert les yeux, s’était tendu, le dos arqué au point que sa taille ne touchait plus le sol. Sa tête était tirée en arrière et se balançait frénétiquement d’un côté à l’autre. « Binabik ! » hurla Simon, terrorisé, « il… il… » « Aaaahhhh ! » La voix qui remontait de la gorge de Dochais était stridente et exprimait une douleur terrifiante. « Le chariot noir ! Regardez ! Il vient me chercher ! » Il se cabra de nouveau comme un poisson hors de l’eau, et ses mots réveillèrent chez Simon le souvenir d’une horreur longtemps cachée. Le sommet de la colline… Je me souviens de quelque chose… et du craquement des roues noires… Oh, Morgénès, pourquoi suis-je ici ? ! Un instant plus tard, tandis que Binabik et Hengfisk observaient la scène depuis l’autre côté du feu, aussi ébahis l’un que l’autre, Dochais tira Simon vers lui jusqu’à ce que le visage du garçon touche presque le sien. Chacun des traits de l’Hernystiri semblait exprimer sa terreur. « Ils viennent me reprendre ! » siffla le moine, « ils me ramènent… Ils me ramènent vers ce terrible endroit ! » Ses yeux s’ouvrirent soudain et se fixèrent sans voir dans ceux de Simon, distants d’à peine l’épaisseur d’un doigt. Simon ne pouvait se défaire de l’emprise du moine ; alors même que Binabik était venu lui prêter main-forte. « Toi, tu le sais ! » hurla Dochais, « tu sais de qui je parle ! Tu as été marqué ! Marqué comme moi ! je les ai vus lorsqu’ils sont passés ! Les renards blancs ! Je les ai vus dans mon rêve ! Les renards blancs ! Leur maître les a envoyés pour qu’ils glacent nos cœurs et emportent nos âmes dans leur chariot noir ! » Puis soudain Simon fut libre, haletant et sanglotant. Binabik et Hengfisk maintinrent le moine qui continuait de ruer et de se cabrer jusqu’à ce qu’il se calmât enfin. Alors le silence de la sombre forêt revint et envahit le campement comme l’obscurité de la nuit gagne une étoile mourante. 20. L’Ombre de la Roue Il était debout dans cette grande plaine, au centre d’une vaste cuvette herbeuse, une tache de vie pâle dressée au sein d’un immense océan de verdure. Simon ne s’était jamais senti aussi exposé, aussi nu face au ciel. Dans toutes les directions, les champs s’élevaient autour de lui à perte de vue ; l’horizon n’était qu’une bande infinie de vert et de ciel gris. Après un intervalle de temps qui, dans cette immensité impersonnelle et intemporelle, avait pu durer quelques instants comme plusieurs siècles, une brèche s’ouvrit dans l’horizon. Avec le craquement pesant d’un navire de guerre porté par un vent puissant, un objet sombre apparut au-dessus de la ligne qui marquait les limites du champ de vision de Simon. Il grandit et grandit encore, incroyablement haut, jusqu’à ce que son ombre englobât Simon au fond de la vallée ; l’ombre tomba sur lui si soudainement qu’elle donna l’impression de résonner en s’abattant, un vrombissement sourd et puissant qui fit vibrer tous ses os. La masse colossale de l’objet se dessina contre le ciel et resta longtemps immobile au bord de la vallée. C’était une roue, une gigantesque roue noire, aussi haute qu’une tour. Submergé par l’obscurité de son ombre, Simon ne put que rester bouche bée lorsqu’elle se mit à tourner, à lentement descendre la longue pente verte de manière parfaitement délibérée, en faisant jaillir des mottes de terre derrière elle. Simon, paralysé, ne pouvait quitter l’horrible trajectoire de la roue qui avançait, aussi inexorable que la meule de l’enfer. Maintenant elle était au-dessus de lui, immense masse noire s’étendant jusqu’au firmament, et projetant de la terre tout autour. Le sol sous les pieds de Simon s’inclinait à mesure que le poids de la roue enfonçait le lit même de la terre. Il vacilla, et, lorsqu’il retrouva son équilibre, le pourtour de la roue était sur lui. Alors qu’il écarquillait les yeux, muet et horrifié, une ombre grise passa devant ses yeux, une ombre grise avec un éclat de lumière en son sein… un moineau, qui passa comme l’éclair devant ses yeux, et qui portait un objet brillant dans ses pattes serrées. Simon tenta de le suivre des yeux, puis, comme si l’oiseau avait réussi à toucher son cœur lors de son rapide passage, il se précipita après lui, et sortit de la trajectoire maudite, se mettant hors de portée de la roue… Mais, alors qu’il plongeait et que le pourtour de la roue s’abattait, une jambe de ses chausses s’accrocha sur un grand clou d’un froid brûlant qui dépassait du bord de l’immense roue. Le moineau, qui n’était alors qu’à quelques pouces de lui, s’envola au loin et partit en spirale vers le ciel, tache grise sur fond gris qui emportait avec elle son fardeau brillant vers le crépuscule. Une puissante voix parla. Tu as été marqué. La roue emporta Simon et le traîna par terre, le secouant comme un chien qui essaie de briser le cou d’un rat. Puis son mouvement le souleva dans les airs. Suspendu dans le vide, il se sentit tiré vers le ciel, tandis que le sol tanguait et vibrait sous ses yeux comme un océan vert turbulent. L’air que déplaçait la grande roue soufflait autour de lui en un mouvement circulaire autour de son axe ; le sang battait dans ses tempes. Cherchant désespérément des prises dans l’herbe et la terre qui recouvraient le large pourtour noir, Simon réussit malgré la difficulté à se redresser, et chevaucha la roue comme s’il s’agissait du dos d’un animal si grand qu’il touchait les nuages. Elle l’emporta plus haut encore dans le ciel. Il atteignit l’apogée de sa trajectoire. Durant un instant, il se trouva assis, perché au sommet du monde. Les longues bandes étirées des champs d’Osten Ard étaient visibles au-delà de la limite de la vallée. La lumière du soleil perçait le ciel gris pour éclairer les murailles d’un château et illuminer sa flèche magnifique et brillante, seule chose dans ce monde qui semblait aussi haute que la roue noire. Il cligna des yeux, trouvant quelque chose de familier dans la silhouette de cette place forte, mais, alors que cela devenait plus clair, la roue poursuivit sa progression, lui faisant dépasser le sommet et le ramenant vers le sol dont il était si loin. Il se battit avec le clou et déchira une partie de la jambe de chausses en tentant de se libérer, mais, d’une manière ou d’une autre le clou et lui ne faisaient plus qu’un ; il ne pouvait s’en dégager. Le sol se rapprochait. Tous deux, Simon et la terre vierge et verte, se précipitaient l’un vers l’autre dans un bruit digne des trompettes du jour dernier qui résonnait à travers la vallée. Il heurta le sol, tous deux se rejoignirent, et le vent et la lumière et la musique disparurent comme la flamme d’une bougie. Soudain : Simon était dans l’obscurité, au plus profond de la terre qui s’ouvrait devant lui comme de l’eau. Des voix l’entouraient, des voix lentes et hésitantes qui sortaient de bouches emplies de terre étouffante. Qui pénètre dans notre maison ? Qui vient déranger notre sommeil, notre si long sommeil ? Ils veulent nous voler ! Les voleurs viennent nous prendre notre repos et nos lits obscurs. Ils veulent nous traîner de nouveau vers la Porte Brillante… Tandis que pleuraient ces voix tragiques, Simon sentit des mains tenter de l’agripper, des mains aussi froides et sèches que des os, ou aussi humides et douces que des racines profondes, des doigts noueux et tendus qui voulaient l’attirer vers des poitrines vides… Mais ils ne pouvaient pas l’arrêter. La roue tournait, tournait, l’emportant toujours plus bas, toujours plus loin, jusqu’à ce que les voix disparaissent derrière lui ; jusqu’à ce qu’il glissât dans une obscurité silencieuse et glaciale. L’obscurité… Où es-tu, mon garçon ? Es-tu en train de rêver ? Je peux presque te toucher. C’était la voix de Pryrates qui lui parlait soudain. Il sentit derrière lui le poids malveillant des pensées de l’alchimiste. Je sais maintenant qui tu es : le gosse de Morgénès, un domestique, un importun. Tu as vu des choses que tu n’aurais pas dû voir, garçon ; tu t’es mêlé de choses qui n’étaient pas de ton ressort. Maintenant tu en sais trop. Je vais te rechercher. Où es-tu ? Puis il y eut une obscurité plus sombre encore, une ombre dans l’ombre de la roue ; et dans cette ombre fleurirent deux feux rougeoyants, deux yeux qui devaient être ceux d’un crâne horriblement empli de flammes. Non, mortel, dit une voix qui sonnait dans sa tête comme cendres et terre, comme la fin silencieuse de tout ce qui est. Non, celui-ci n’est pas pour toi. Les yeux brillèrent, pleins de curiosité et de joie. Nous prendrons celui-ci, prêtre. Simon sentit l’emprise de Pryrates s’effacer, sentit le pouvoir de l’alchimiste se flétrir devant la sombre créature. Bienvenue, dit la voix. Nous sommes dans la maison du Roi de l’Orage, au-delà de la Porte Obscure… Quel… est… ton… nom ? Et les yeux disparurent comme des braises qui tombent en poussière, et le vide derrière eux brûlait plus froid que la glace, plus chaud que n’importe quel feu… Et plus sombre que n’importe quelle obscurité… « Non ! » Simon pensa qu’il avait crié, mais sa bouche était elle aussi emplie de terre. « Je ne te le dirai pas ! » Alors nous te donnerons peut-être un nom… Tu dois avoir un nom, petite mouche, petit grain de poussière… pour que nous puissions te reconnaître lorsque nous nous rencontrerons… tu dois être marqué… « Non ! » Il tenta de se libérer, mais le poids de mille années de terre et de pierre était sur lui. « Je ne veux pas de nom ! Je ne veux pas de nom ! Je ne… » « … veux pas d’un nom qui viendrait de toi ! » Alors même que son dernier cri résonnait encore entre les arbres, Binabik se penchait sur lui, l’air visiblement inquiet. La pâle lumière de l’aube, dont on ne voyait ni la source ni la direction, emplissait la clairière. « Un fou et un homme presque mort sont déjà à ma charge », dit Binabik alors que Simon s’asseyait, « et maintenant tu commences à crier dans ton sommeil toi aussi ? » Il voulait que ce soit une plaisanterie, mais la matinée était trop glaciale pour supporter de telles tentatives. Simon grelottait. « Oh, Binabik, j’ai… » Il sentit un sourire difficile et tremblant illuminer son visage, imposé par le seul fait d’être à la lumière, d’être au-dessus de la surface du sol. « J’ai fait un terrible cauchemar. » « Je ne suis pas surpris », dit le troll, et il posa la main sur l’épaule de Simon. « Une terrible journée comme hier mène à un sommeil moins qu’agréable assez souvent. » Le petit homme se redressa. « Si tu veux, prends la liberté de chercher quelque chose à manger dans mon sac. Je dois m’occuper des deux moines. » Il montra du doigt les formes sombres de l’autre côté du feu. La plus proche, que Simon devina être Langrian, était emmitouflée dans une cape vert sombre. « Où est… » Simon se souvint du nom après quelques instants, « … Hengfisk ? » Le sang pulsait dans ses tempes et sa mâchoire était aussi douloureuse que s’il avait ouvert des noix avec les dents. « Le désagréable Rimmersleute, qui en honnêteté je dois le dire a donné sa cape pour réchauffer Langrian, est parti fouiller les décombres à la recherche de nourriture et d’autres choses. Je dois retourner à ma charge, Simon, si tu n’as pas besoin de moi. » « Oh, bien sûr. Comment vont-ils ? » « Langrian, j’ai le plaisir de dire, est beaucoup amélioré. » Binabik eut un petit hochement de tête satisfait. « Il dort tranquillement depuis maintenant assez longtemps, ce qu’on ne peut pas dire de toi, hummm ? » Le troll sourit. « Frère Dochais, tristement, est au-dessus de mes capacités, mais il n’est pas malade, sauf pour ses terrifiantes pensées. J’ai donné à lui aussi quelque chose pour faire dormir. Maintenant, excuse-moi, je dois refaire les pansements de frère Langrian. » Binabik se releva et fit le tour du feu d’un pas lourd. Il dut enjamber Qantaqa, qui dormait, étendue devant les pierres chaudes, masse grise immobile qui se fondait dans le paysage sous cette faible lumière. Le vent soulevait délicatement les feuilles du chêne au-dessus de la tête de Simon, qui explorait le contenu du sac de Binabik. Il en tira une large poche de cuir, qui semblait pouvoir contenir de la nourriture, mais le tintement qu’elle produisit lui fit comprendre sans même avoir à l’ouvrir qu’il s’agissait des étranges osselets qu’il avait déjà pu voir. La suite de sa fouille lui permit de finalement dénicher de la viande fumée et séchée enveloppée dans de la toile rêche ; mais, lorsqu’il eut ouvert le paquet, il réalisa que la dernière chose qu’il désirait était bien d’ingérer quelque nourriture que ce soit. « Y a-t-il de l’eau, Binabik ? Où est ton outre ? » « Il y a mieux, Simon », annonça le troll, toujours agenouillé auprès de Frère Langrian. « Un ruisseau coule là, à courte distance dans cette direction. » Il la lui indiqua du bras, puis se pencha et lança l’outre à Simon. « La remplir sera un très grand service pour moi. » Alors qu’il ramassait la poche de peau vide, Simon vit ses deux paquets sur le sol. Sans réfléchir, il ramassa le manuscrit enroulé dans sa toile et l’emporta avec lui vers le ruisseau. Le ru s’écoulait paresseusement et ses bassins étaient envahis de feuilles et de branchages. Simon dut les écarter avant de pouvoir y plonger ses mains en coupe et soulever assez d’eau pour se laver le visage. Il dut frotter fort avec ses doigts : il avait l’impression que la fumée et le sang de l’abbaye ravagée s’étaient incrustés dans chaque pore de sa peau, à la racine de chaque poil et de chaque cheveu. Il but ensuite plusieurs longues gorgées, avant de remplir enfin l’outre de Binabik. Il s’assit sur la berge et ses pensées retournèrent vers le cauchemar qui voilait son esprit comme une brume humide et froide depuis son réveil. Tout comme les paroles fébriles que frère Dochais avait proférées la veille, le rêve de cette nuit avait troublé son cœur et son âme ; mais la lumière du jour dispersait peu à peu ces ombres comme des fantômes tourmentés, ne laissant derrière elle qu’un résidu de peur. Il ne se souvenait plus que de l’immense roue noire descendant sur lui. Tout le reste avait disparu, ne laissant que des points obscurs et vides dans son esprit, cachés derrière les portes de l’oubli. Malgré tout, il avait conscience de s’être engagé dans quelque chose de bien plus important que la simple dispute de deux princes, de bien plus important encore que la mort de ce brave et vieil homme qu’était Morgénès ou que le massacre d’une vingtaine de moines. Ces événements n’étaient que des petits tourbillons au sein d’un fort courant, ou plutôt d’insignifiantes petites choses écrasées par le mouvement aveugle d’une puissante roue. Son esprit ne pouvait réellement saisir la signification de tout cela : ses réflexions le ramenaient chaque fois vers le même constat d’échec. Il n’était certain que d’une chose : l’ombre de la roue s’était abattue sur lui, et il devait s’adapter à ses terrifiantes révolutions s’il voulait survivre. Affalé sur la berge, entouré du seul bruit des insectes voletants et bourdonnants au-dessus de l’eau, Simon sortit le manuscrit de Morgénès de son enveloppe de toile et commença à le feuilleter. Il ne s’y était pas intéressé depuis assez longtemps : depuis que les marches étaient longues et qu’il s’endormait peu après avoir monté le camp. Il détacha délicatement les pages qui s’étaient collées les unes aux autres, lisant quelques mots ici, une phrase là, recherchant plus le souvenir réconfortant de son ami que le sens du texte. L’écriture serrée que ses yeux parcouraient lui rappelait les mains fines et veinées de bleu du vieil homme, aussi habiles et ingénieuses qu’un oiseau construisant son nid. Un passage attira son attention. Il venait à la suite d’une carte rudimentaire tracée à main levée au bas de laquelle le docteur avait inscrit un titre : « Le champ de bataille de Nearulagh. » Le dessin en lui-même avait peu d’intérêt, et le vieil homme n’avait pas pris la peine d’indiquer les noms des armées ou des lieux, ni d’inclure une quelconque note d’explication. Mais le texte qui suivait lui sauta aux yeux, qui semblait offrir un début de réponse aux questions qui le hantaient depuis l’horrible découverte de la veille. « Ni la Guerre ni la Mort Violente », avait écrit Morgénès, « n’ont quoi que ce soit d’édifiant à offrir, et pourtant elles sont la bougie vers laquelle l’Humanité revient encore et encore avec toujours la même suffisance placide, comme la flamme attire l’humble papillon. Celui qui a vu un champ de bataille et qui n’est pas aveuglé par les représentations simplistes des croyances populaires, confirmera que l’Humanité a réussi à créer là un Enfer sur Terre par sa seule impatience, plutôt que de se contenter d’attendre l’original auquel, si l’on en croit les prêtres, la majorité d’entre nous est promise. « Pourtant, c’est bien sur les champs de bataille que se règlent les choses que Dieu a oublié – volontairement ou non : que peuvent bien en savoir les mortels ? – de déterminer et d’arranger. C’est pourquoi ils sont souvent l’arbitre de la Volonté Divine, et la Mort le Scribe de Sa Loi. » Simon sourit, et but un peu d’eau. Il se souvenait très bien de l’habitude qu’avait Morgénès de comparer des choses à d’autres choses, comme des gens à des insectes ou la Mort à un prêtre-archiviste vieux et ridé. En général, il ne comprenait pas le sens de ces comparaisons, mais il lui arrivait parfois, après bien des efforts, de saisir le cheminement complexe et sinueux de la pensée du vieil homme, et de réaliser ce qu’il voulait dire d’une manière aussi soudaine que si un rideau voilant une fenêtre ensoleillée avait été tiré d’un coup sec. « Jean Presbytère », avait également écrit Morgénès, « fut sans aucun doute l’un des plus grands guerriers de son époque, et n’eût jamais pu prétendre à la royauté sans cela. Mais ce ne furent pas ses combats qui firent de lui un grand roi ; ce fut plutôt son emploi des instruments de la royauté que sa force lui avait permis de conquérir, son art de la diplomatie et l’exemple qu’il donnait à ses sujets. « En fait, les facultés exceptionnelles qu’il déployait sur le champ de bataille furent son plus grand défaut en tant que Roi Souverain. Au plus fort de la bataille, c’était un tueur intrépide et allègre, un homme qui massacrait tous ceux qui lui faisaient face avec autant de plaisir et de joie qu’un quelconque seigneur d’Utanyéate qui tire un cerf à l’arc. « En tant que roi, il était enclin à agir trop vite, sans toujours prendre le temps de la réflexion. Cela manqua lui faire perdre la bataille de Elvritshalla Dale, et lui coûta effectivement la sympathie des Rimmersleutes lorsqu’ils furent conquis. » Le front de Simon se rida lorsqu’il lut ce passage. Il pouvait sentir la lumière se glisser à travers les arbres pour lui réchauffer la nuque. Il savait qu’il était grand temps de ramener l’outre d’eau à Binabik… Mais il y avait si longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de profiter d’un tel instant de tranquillité, et ce passage avait piqué sa curiosité : il était surpris de voir que Morgénès semblait critiquer le glorieux et indomptable Jean Presbytère, héros de tant d’histoires et de chansons que seul le nom d’Usires Aédon était plus connu que le sien à travers le monde, et ce d’une bien courte mesure. « Par contraste », continuait-il, « le seul homme dont on pût dire qu’il était l’égal de Jean sur un champ de bataille était en tout point son contraire. Camaris-sà-Vinitta, dernier prince de la maison royale de Nabban et frère de l’actuel duc, considérait ta guerre comme une distraction de la chair. Dressé sur sa monture Atarin et sa légendaire épée Épine en main, il était certainement le guerrier le plus redoutable de notre monde ; pourtant, il ne tirait aucun plaisir des combats, et considérait son talent comme un fardeau, ne serait-ce que parce que son extraordinaire réputation lui valait des défis qui, sans elle, n’eussent pas été lancés, et le forçait à tuer quand il eût préféré l’éviter. « Il est dit dans le Livre d’Aédon que lorsque les prêtres de Yuvénis vinrent arrêter le Saint Usires, il les suivit sans résistance ; mais lorsqu’ils voulurent également prendre Ses acolytes Sutrinès et Granis, Usires Aédon ne le toléra pas et abattit les prêtres d’un geste de la main. Il pleura en les tuant, puis bénit leurs corps. « Il en allait ainsi de Camaris, si une comparaison aussi sacrilège peut être faite. Si quelqu’un a un jour approché le terrible pouvoir et l’amour universel que la Sainte Église impute à Usires, alors cet homme est Camaris : un guerrier qui tuait sans jamais haïr son ennemi, et pourtant e plus terrifiant combattant qui ait jamais… » « Simon ! Veux-tu venir rapidement ? J’ai besoin d’eau, et j’en ai besoin maintenant ! » Le son de la voix de Binabik, âpre sous l’effet de l’urgence, surprit Simon qui bondit avec un sentiment de culpabilité. Il quitta précipitamment la berge et fila vers le campement. Mais Camaris était un grand guerrier ! Toutes les chansons le décrivaient comme un nomme qui tranchait les têtes des sauvages des terres Thrithings en riant ! Shem en chantait souvent une… Que disait-elle, déjà… ? « … Frappait de taille à sa gauche,Et frappait d’estoc à sa droite ;Hurlait et chantait tête hauteEt nul n’osait plus lui faire face. Camaris chevauchait en riantCamaris chevauchait en vainquantCamaris chevauchait fièrementÀ travers la Bataille des Thrithings… » Lorsqu’il émergea dans la clairière baignée de lumière – comment le soleil était-il monté aussi vite ? – Simon vit que Hengfisk était revenu, et qu’il était penché, tout comme Binabik, au-dessus de la forme étendue de frère Langrian. « Voilà, Binabik. » Simon tendit l’outre au troll agenouillé. « Tu es parti pendant bien long… » commença Binabik, mais il s’interrompit en agitant l’outre d’eau. « À moitié pleine ? » dit-il. L’expression de son visage fit s’empourprer les joues de Simon. « J’étais en train de boire lorsque tu m’as appelé », dit-il timidement. Hengfisk lui jeta un regard reptilien et haussa les épaules. « Eh bien », dit Binabik en se retournant vers Langrian, dont le teint semblait un peu plus rose que dans le souvenir de Simon, « ce qui est grimpé est grimpé, ce qui est tombé est tombé. Mais je crois que notre ami ici semble sur le chemin d’une heureuse progression. » Il souleva l’outre et versa quelques gouttes d’eau dans la bouche de Langrian. Le moine, toujours inconscient, toussa et crachota un instant, puis sa gorge se mit à s’agiter frénétiquement tandis qu’il avalait. « Tu vois ? » dit fièrement Binabik. « Sa blessure à la tête semble aller mieux avec mes… » Avant que Binabik ait pu terminer son explication, les yeux de Langrian s’ouvrirent. Simon entendit Hengfisk inspirer bruyamment d’un coup sec. Le regard de Langrian erra un instant sur les visages penchés au-dessus de lui, puis ses yeux se refermèrent. « De l’eau, troll », siffla Hengfisk. « Je fais ce que je sais faire, Rimmersleute », répondit froidement Binabik. « Tu as fait ton devoir lorsque tu l’as sorti des ruines, et je fais maintenant le mien. Je n’ai pas besoin de tes conseils. » Tout en parlant, le petit homme versait de l’eau entre les lèvres sèches de Langrian. Après quelques instants, la langue du moine, gonflée par la soif, sortit de sa bouche comme un ours de sa tanière. Binabik l’humecta à l’aide de l’outre, puis mouilla un linge et le passa sur le front de Langrian, qui était sillonné de coupures en cours de cicatrisation. Quelques instants plus tard, il ouvrit de nouveau les yeux, et sembla se concentrer sur Hengfisk. Le Rimmersleute prit les mains de Langrian dans les siennes. « He… Hen… » croassa Langrian. Hengfisk pressa le linge humide contre son front. « N’essaie pas de parler, Langrian. Repose-toi. » Les yeux de Langrian se détournèrent lentement de Hengfisk pour aller se poser sur Binabik et Simon, puis revinrent vers le moine. « D’autres… ? » réussit-il à dire. « Repose-toi maintenant, Langrian. Repose-toi. » « Cet homme et moi sommes enfin d’accord sur une chose. » Binabik sourit à l’homme couché. « Tu devrais dormir. » Langrian semblait vouloir parler encore, mais, avant qu’il ne prononce le moindre mot, ses paupières se refermèrent, et, comme pour obéir aux conseils qu’on lui prodiguait, il s’endormit. Deux événements marquèrent cet après-midi. Le premier eut lieu alors que Simon, le troll et le moine avalaient un maigre repas. Comme Binabik n’avait pas voulu quitter Langrian, ils n’avaient pas de viande fraîche ; le trio s’était contenté de viande séchée et de ce que Simon et Hengfisk avaient pu récolter : des baies et quelques noix pas encore mûres. Alors qu’ils étaient assis et mâchaient en silence, concentré chacun sur ses propres réflexions, l’esprit de Simon partagé entre le souvenir de l’ignoble roue noire et les exploits de Jean et de Camaris sur les champs de bataille, frère Dochais mourut soudain. Depuis un moment, il était paisiblement assis. Il était éveillé mais ne mangeait pas : il avait refusé les baies que Simon lui avait apportées, les observant avec l’air d’un animal méfiant jusqu’à ce que le garçon les enlevât. Puis il était tombé face contre terre, avait d’abord frissonné, pour ensuite se tordre violemment. Le temps que les autres viennent le relever, ses yeux avaient roulé dans leurs orbites, et ses paupières ouvertes ne laissaient plus apparaître que deux globes d’un blanc spectral ; puis il avait cessé de respirer, mais son corps restait aussi rigide qu’un mât. Malgré sa surprise, Simon était certain que, juste avant son dernier spasme, Dochais avait murmuré : « Le Roi de l’Orage. » Ces mots brûlaient dans ses oreilles et faisaient battre son cœur, sans qu’il sache trop pourquoi, mais peut-être les avait-il entendus dans son rêve. Ni Binabik ni le moine ne dirent un mot, mais Simon était sûr qu’ils avaient entendu tous les deux. Hengfisk, à la grande surprise de Simon, pleura amèrement sur le corps de son compagnon. Le garçon, d’une étrange façon, se sentait presque libéré, une émotion bizarre qu’il ne pouvait ni comprendre ni chasser. Binabik était aussi impénétrable qu’une pierre. Le second événement eut lieu peut-être une heure plus tard, alors que Binabik et Hengfisk se disputaient. « … Et je dis encore que nous allons aider, mais tu te trompes de montagne si tu crois pouvoir me donner des ordres. » Binabik contrôlait sa colère, mais ses yeux n’étaient que deux fentes noires sous ses sourcils. « Mais tu ne veux aider qu’à enterrer Dochais ! Vas-tu laisser les autres servir de nourriture aux loups ? » La colère d’Hengfisk, elle, n’était pas contrôlée du tout, et ses yeux grands ouverts saillaient démesurément au milieu de son visage empourpré. « J’ai essayé d’aider Dochais », dit Binabik d’un ton sec. « J’ai échoué. Nous allons l’enterrer, si c’est ce que tu souhaites. Mais ce n’est pas ma vie de passer trois jours ici à enterrer tous tes frères morts. Et ils pourraient avoir un destin bien pire que de servir de nourriture aux loups, comme ça a déjà peut-être été leur cas ! » Hengfisk eut besoin d’un moment pour saisir toutes les finesses du discours de Binabik, mais il devint alors plus écarlate encore, si cela était possible. « Espèce de… espèce de monstre païen ! Comment peux-tu dire du mal de morts qui ne sont même pas encore enterrés, sale vipère de troll ! » Binabik sourit, d’un sourire glacial et assassin. « Si ton Dieu les aime tant, alors il a emporté leurs… leurs âmes, n’est-ce pas ?… jusqu’au paradis, et le fait de rester là n’affectera que leurs corps mortels.. » Avant qu’un autre mot eût pu être prononcé, l’attention des deux adversaires fut détournée par un grondement de Qantaqa, qui dormait de l’autre côté des restes du feu, tout près de Langrian. Ils comprirent très vite ce qui avait surpris la louve grise. Langrian parlait. « Quelqu’un… Il faut… prévenir l’abbé… trahison !… » La voix au moine n’était qu’un murmure rauque. « Mon frère ! » cria Hengfisk, en se précipitant à ses côtés. « Garde tes forces ! » « Laisse-le parler », répliqua Binabik. « Cela pourrait nous sauver la vie, Rimmersleute. » Avant qu’Hengfisk ait pu répondre, les yeux de Langrian s’ouvrirent. Il regarda tout d’abord Hengfisk, puis les alentours, et fut parcouru d’un puissant frisson malgré la lourde cape qui l’enveloppait. « Hengfisk… » grinça-t-il, « … les autres… sont-ils… ? » « Tous morts », dit Binabik sans ambages. Le Rimmersleute lui adressa un regard plein de haine. « Usires les a rappelés à lui, Langrian », dit-il. « Tu es le seul a avoir été épargné. » « C’est… c’est ce… ce que je craignais… » « Peux-tu nous dire ce qui est arrivé ? » Le troll se pencha et mit un nouveau linge humide sur le front du moine. Simon s’aperçut alors que frère Langrian était assez jeune, qu’il n’avait certainement pas encore vingt ans. « Ne te fatigue pas trop », dit Binabik, « mais raconte-nous ce que tu sais. » Langrian ferma les yeux comme s’il allait se rendormir, mais il ne faisait que rassembler ses forces. « Ils étaient… une douzaine, peut-être, une douzaine d’hommes qui sont venus s’abriter… depuis la Route. » Il se passa lentement la langue sur les lèvres ; Binabik lui donna de l’eau. « De nombreux groupes… il y a de nombreux groupes sur la Route ces temps-ci. Nous leur avons offert à manger, et frère Scénéséfa… les a installés dans la Salle des Voyageurs. » Alors qu’il parlait et buvait de l’eau, le moine semblait reprendre doucement des forces. « C’était… un groupe étrange. Ils ne sont pas redescendus dans la salle commune ce soir-là… à l’exception de leur chef, un homme aux yeux pâles qui portait… un casque à l’apparence maléfique… et une armure noire… il nous a demandé… demandé si nous avions entendu parler d’un groupe de Rimmersleutes se dirigeant vers le nord… venant d’Erchester… » « Des Rimmersleutes ? » l’interrompit Hengfisk, en fronçant les sourcils. Erchester ? pensa Simon, se creusant la tête. Qui cela pouvait-il bien être ? « L’abbé Quincinès répondit à cet homme que… nous n’avions pas entendu parler d’un tel groupe… et il parut… satisfait. L’abbé semblait inquiet, mais il ne partagea évidemment pas ses doutes avec… des jeunes moines comme nous… « Le lendemain, l’un des frères est redescendu des champs pour annoncer un groupe de cavaliers venant du sud… les étrangers semblaient… très intéressés, et nous dirent qu’il s’agissait… du reste de leur troupe qui venait les retrouver. Le chef aux yeux pâles… rassembla ses hommes pour aller saluer les nouveaux arrivants… c’est du moins ce que nous avons d’abord cru… « Alors que les cavaliers venaient de dépasser la crête de la Colline aux Vignes, et étaient visibles depuis l’abbaye… ils paraissaient à peine moins nombreux que nos… hôtes du moment… » Langrian, essoufflé et haletant, dut s’interrompre pour se reposer quelques instants. Binabik lui proposa quelque chose qui le ferait dormir, mais le moine blessé refusa son offre d’un geste. « Il ne reste plus… grand-chose à raconter. L’un des frères… vit l’un de nos hôtes… quitter précipitamment la Salle des Voyageurs pour rattraper ses compagnons. Il n’avait pas fini de refermer sa cape… ils portaient tous une cape, alors que la matinée était assez chaude… le frère vit son épée. Il courut prévenir l’abbé, qui craignait quelque chose de ce genre. Quincinès alla parler à leur chef. Au même moment, nous pouvions voir les cavaliers descendre la colline : des Rimmersleutes, aux barbes tressées. L’abbé dit au chef du groupe que lui et ses hommes devaient quitter cette enceinte, que Saint-Hodérund ne serait pas le site d’une bataille de bandits. L’homme aux yeux pâles tira son épée et la porta à la gorge de Quincinès. » « Aédon très Miséricordieux ! » souffla Hengfisk. « Un instant plus tard, nous entendîmes des bruits de sabots. Frère Scénéséfa s’élança soudain vers le portail de la cour et lança un cri d’avertissement aux étrangers tout proches. L’un de nos… hôtes… lui tira une flèche dans le dos, et le chef trancha la gorge de l’abbé. » Hengfisk réprima un sanglot et fit le signe de l’Arbre au-dessus de son cœur, mais le visage de Langrian restait grave et impassible ; il continua son histoire sans s’interrompre. « Puis ce fut un carnage ; les étrangers se jetèrent sur les frères avec des couteaux et des épées, ou tiraient des flèches depuis les abris où ils se dissimulaient. Lorsque les nouveaux arrivants passèrent le portail, ils avaient tiré leurs épées… Je suppose qu’ils avaient entendu l’avertissement de frère Scénéséfa, ou qu’ils avaient vu son cadavre percé d’une flèche. « Je ne sais pas ce qui est arrivé ensuite, car tout n’était que folie. Quelqu’un avait lancé une torche sur le toit de la chapelle, et il prit feu. Je suis parti chercher de l’eau, tandis que les gens criaient et que les chevaux criaient et… et j’ai reçu un coup sur la tête. C’est tout. » « Donc tu ne sais rien des deux groupes guerriers ? » demanda Binabik. « Est-ce qu’ils se combattaient l’un l’autre, ou est-ce qu’ils étaient partenaires ? » Langrian hocha la tête gravement. « Ils se battaient. Ceux qui avaient monté l’embuscade eurent bien plus de mal lorsqu’ils durent affronter les nouveaux arrivants qu’ils n’en avaient eu avec des moines désarmés. C’est tout ce que je peux dire : c’est tout ce que je sais. » « Qu’ils brûlent ! » siffla frère Hengfisk. « Ce sera leur sort », soupira Langrian. « Je crois que je vais dormir de nouveau. » Il ferma les yeux, mais sa respiration ne s’apaisa pas. Binabik se redressa. « Je crois que je vais marcher un peu », dit-il. Simon approuva de la tête. « Ninit, Qantaqa », appela-t-il, et la louve bondit, s’étira, et partit à sa suite, il disparut en quelques instants dans la forêt, laissant Simon seul avec les trois moines, deux vivants, un mort. Les services pour Dochais furent brefs et austères. Hengfisk avait trouvé un linceul dans les ruines de l’abbaye. Ils l’enveloppèrent autour du corps mince de Dochais, qu’ils descendirent dans le trou que les trois personnes en état de travailler avaient creusé dans le cimetière de l’abbaye, tandis que Langrian dormait dans la forêt, gardé par Qantaqa. Creuser ce trou avait été épuisant : l’incendie de l’étable avait brûlé les manches des pelles, ne leur laissant que des lames à manier à la main. Lorsque Hengfisk eut terminé ses prières ferventes, complétées de promesses de justice divine, semblant oublier dans son ardeur que Dochais se trouvait bien loin de l’abbaye lorsque les meurtriers avaient accompli leur carnage, l’après-midi touchait à sa fin. Le soleil était assez bas pour que l’on n’en voie plus qu’un faible reliquat au-dessus de la Colline aux Vignes, et que l’herbe soit sombre et fraîche. Binabik et Simon laissèrent Hengfisk agenouillé devant la tombe, ses yeux globuleux fermés et sa bouche formant silencieusement les mots de ses prières, et partirent explorer l’enceinte de l’abbaye. Bien que le troll prît soin d’éviter autant que faire se pouvait les lieux de la tragédie, le massacre avait été tel qu’aucun endroit n’avait vraiment été épargné, et Simon commença bientôt à regretter de ne pas être retourné directement vers le camp pour attendre en compagnie de Langrian et de Qantaqa. La seconde journée de chaleur n’avait pas amélioré l’état des cadavres, et Simon trouva une certaine similarité plus que désagréable entre leur roseur gonflée et boursouflée, et le cochon grillé qui couronnait la table au château le jour de la fête des Dames. Une partie de lui-même regardait son propre embarras avec mépris : après tout, il avait vu assez de morts ces temps-ci pour emplir un champ de bataille ; mais il réalisa tout en marchant… essayant de garder les yeux devant lui, de ne pas croiser ces regards fixes et desséchés par le soleil… que la mort, au moins pour lui, n’était jamais la même, quel que soit le nombre de cadavres qu’il avait pu observer. Chacun de ces horribles paquets détruits d’os et de chair molle avait eu une vie, un cœur battant, une voix qui riait ou chantait. Un jour, ce sera mon tour, se dit-il alors qu’ils longeaient le mur de la chapelle. Et qui se souviendra de moi ? Il ne put trouver de réponse, et la vue du petit champ de tombes, dont l’alignement et la propreté contrastaient cruellement avec les corps étendus des moines massacrés, ne lui apporta pas le moindre réconfort. Binabik avait trouvé les restes calcinés d’une petite porte sur le côté de la chapelle. Des pans de bois restaient intacts au milieu de sa surface charbonneuse, comme des éclats de cuivre fraîchement brossés sur une vieille lampe. Le troll frappa la porte. Son coup fit voler des fragments brûlés, mais la structure résista. Il lui donna un puissant coup de son bâton, mais la porte resta fermée, comme une sentinelle morte à son poste. « Très bien », dit Binabik. « Cela suggère que nous pouvons nous aventurer à l’intérieur sans risquer de recevoir toute la construction sur nos têtes fragiles. » Il glissa son bâton dans une fissure entre la porte et son encadrement, et s’en servit comme d’une barre de maçon, poussant et tirant jusqu’à ce que, avec l’aide de Simon, elle cédât dans un grand nuage de poussière noire. Il était étrange, après avoir tant œuvré pour ouvrir cette porte, d’entrer pour découvrir que le toit avait disparu, et que la chapelle était ouverte aux vents comme un coffre au battant relevé. Simon leva les yeux pour regarder le ciel, rougeoyant en bas et gris en haut par l’effet du début de soirée. Au sommet des murs, les fenêtres étaient noircies dans leur encadrement, leur plomb tordu vers l’extérieur, répandant ses éclats de verre sale, comme si un géant avait arraché le toit, puis avait tendu la main vers l’intérieur et avait enfoncé les fenêtres une à une du bout d’un doigt titanesque. Une visite rapide ne leur fit rien découvrir d’utile. La chapelle, peut-être par le fait de ses riches tentures et tapisseries, avait entièrement brûlé. Les structures calcinées des bancs, des escaliers, et de l’autel s’étaient effondrées à leur place, et les marches de pierre de l’autel supportaient le fantôme d’une décoration florale, une parfaite et incroyablement délicate couronne de feuilles plus fines que du papier, et des fleurs diaphanes faites de cendres grises. Simon et Binabik traversèrent ensuite les communs en direction des dortoirs, un long alignement de petites cellules. Les dommages ici étaient plus modérés : l’une des extrémités de la construction avait pris feu, mais s’était entièrement consumée avant que l’incendie ne se propageât. « Cherche tout particulièrement des bottes », dit Binabik. « Ce sont des sandales que les hommes des abbayes portent habituellement, mais certains ont parfois besoin de voyager dans le temps froid. Des bottes de taille parfaite sont le mieux, mais sinon tu devras préférer plus grand à plus petit. » Ils regardèrent chacun d’un côté du long couloir. Aucune des portes n’était fermée, mais les pièces étaient désespérément nues, avec au mieux un Arbre suspendu au mur pour toute décoration. Un moine avait accroché une branche de sorbier en fleur au-dessus de sa paillasse, et l’allégresse qu’elle exprimait dans un tel décor réconforta profondément Simon, jusqu’au moment où il se souvint du sort de son occupant. À la sixième ou septième cellule, Simon eut la surprise lorsqu’il ouvrit la porte d’entendre un sifflement et de voir une forme indistincte filer le long de sa cheville. Il crut tout d’abord qu’on avait tiré une flèche sur lui, mais un simple coup d’œil dans la cellule vide et minuscule suffit à leconvaincre du fait qu’une telle chose était impossible. Un instant plus tard, il comprit ce que c’était, et un sourire se dessina sur son visage. L’un des moines, très certainement en contravention avec les règles de l’abbaye, avait élevé un animal ; un chat, rien de moins, ressemblant trait pour trait au petit chat gris pour lequel Simon s’était pris d’affection au Hayholt. Après deux journées passées dans cette cellule à attendre un maître qui ne reviendrait pas, il était affamé, excité et effrayé. Le garçon redescendit le couloir à sa recherche, mais il avait déjà filé. L’agitation alerta Binabik. « Tout va bien, Simon ? » appela-t-il, sans que Simon sache dans quelle cellule il se trouvait. « Oui ! » lui répondit Simon. La lumière qu’il percevait à travers les petites fenêtres hautes était maintenant bien grise. Il se demanda s’il devait se diriger vers la sortie, aller chercher Binabik, ou continuer et en fouiller quelques autres. Puis il décida de s’intéresser à la cellule du moine au chat de contrebande. Dès qu’il entra, Simon se souvint des inconvénients qu’il y a à garder des animaux enfermés trop longtemps. Se pinçant le nez, il se pencha à l’intérieur de la pièce, et vit un livre, de petite taille, mais joliment relié de cuir. Il avança sur la pointe des pieds en observant le sol plus que suspect, attrapa le livre posé sur le lit, et ressortit de la même manière. Il venait de s’asseoir dans la cellule suivante pour inspecter sa découverte lorsque Binabik apparut dans l’embrasure de la porte. « J’ai peu de chance ici. Et toi ? » demanda le troll. « Pas de bottes. » « Eh bien, le jour devient rapidement le soir. Je pense que je devrais visiter la Salle des Voyageurs où dormaient les étrangers meurtriers, au cas où un objet pourrait nous apprendre quelque chose sur eux. Attends-moi ici, hummm ? » Simon acquiesça, et Binabik s’éloigna. Le livre, comme Simon s’y attendait, était un Livre d’Aédon, mais il s’agissait d’un volume fin et précieux qu’il était surprenant de trouver en la possession d’un pauvre moine ; Simon supposa qu’il s’agissait d’un cadeau d’un parent riche. Le volume en lui-même n’avait rien de remarquable, même si les enluminures étaient très belles, du moins pour ce que Simon pouvait en dire dans la lumière pâlissante, mais un détail attira son attention. Sur la première page, là où les gens écrivaient en général leur nom, ou quelques mots aimables si le livre était un cadeau, était inscrite cette phrase, d’une écriture soignée mais tremblante : Perçant Mon Cœur est une Dague d’Or ; C’est Dieu Perçant le Cœur de Dieu est une Épingle d’Or ; C’est moi Tandis que Simon relisait ces mots, sa récente détermination fut mise à l’épreuve ; il sentit une vague l’envahir, une énorme déferlante faite de remords et de peur, le sentiment déchirant que des choses dont il n’avait pas encore conscience s’éloignaient déjà de lui. Alors que le garçon était au cœur de sa rêverie, Binabik passa la tête par la porte et jeta sur le sol une paire de bottes qui tombèrent avec un bruit sourd aux pieds de Simon. Il ne releva pas la tête. « Bien des choses intéressantes sont dans la Salle des Voyageurs, et ces bottes ne sont pas les moins importantes. Mais la nuit vient, et j’ai encore besoin d’un moment. Retrouve-moi dehors, devant cette salle, bientôt. » Il avait de nouveau disparu. Quelques instants après le départ du troll, Simon reposa le livre : il avait d’abord pensé l’emmener, puis avait changé d’avis. Il essaya les bottes. À un autre moment, il aurait été heureux de voir à quel point elles lui allaient bien, mais il se contenta d’abandonner ses anciennes chaussures et de quitter la cellule pour redescendre le couloir vers la porte. La lumière voilée du soir était descendue sur l’abbaye. La Salle des Voyageurs se trouvait de l’autre côté des Communs, la construction jumelle de celle qu’il venait de quitter. Sans trop savoir pourquoi, la vue de la porte se balançant doucement d’avant en arrière ranima sa peur. Où était donc le troll ? Au moment précis où il se souvint qu’un portail battant avait été le premier signal du fait que tout n’allait pas bien dans l’abbaye, Simon eut la surprise de sentir une main rêche agripper son épaule et le tirer en arrière. « Binabik ! » réussit-il à rugir avant qu’une large paume ne se fixe sur sa bouche ; puis il fut écrasé contre un corps aussi solide que la pierre. « Vawer es do kunde ? » gronda une voix dans son oreille avec l’accent rocailleux de Rimmersgard. « Im tosdten-grukker ! » répondit une autre voix d’un ton méprisant. Pris d’une panique aveugle, Simon ouvrit la bouche sous la main plaquée et la mordit. Il entendit un grognement de douleur, et, durant un instant, sa bouche fut libre. « À l’aide ! Binabik ! » hurla-t-il, puis la main se referma de nouveau sur son visage, serrant plus fort cette fois, et, une seconde plus tard, il sentit un impact noir derrière son oreille. Il pouvait encore entendre l’écho de son cri qui se dissipait dans les Communs lorsque le monde se mua en eau devant ses yeux. La porte de la Salle des Voyageurs continua de battre, et Binabik ne vint pas. 21. Froids Conforts Le duc Isgrimnur d’Elvritshalla avait appuyé un peu trop fort sur la lame. Le couteau ripa sur le bois et effleura son pouce, libérant une soudaine bande de sang juste en dessous de la phalange. Il laissa échapper un juron, jeta le morceau de bois tendre sur le sol, et porta le doigt à sa bouche. Frekke a raison, pensa le duc ; maudit soit-il ! Je n’y arriverai jamais. Je ne sais même pas pourquoi j’essaie. Il savait pourquoi bien sûr : il avait convaincu le vieux Frekke de lui enseigner les rudiments de l’art de la taille durant son virtuel emprisonnement au Hayholt. N’importe quoi, avait-il pensé, plutôt que d’arpenter les couloirs et les remparts du château comme un ours en cage. Le vieux soldat, qui avait servi Isbéorn, le père du duc, avant lui, avait patiemment montré à Isgrimnur comment l’on choisissait le bois, comment on devinait son esprit caché, et comment on libérait alors cette essence copeau par copeau, du grain qui l’emprisonnait. Lorsque Frekke sculptait, les yeux mi-clos et sa lèvre balafrée figée en un sourire machinal, les démons, les poissons, et tous les êtres qui naissaient sous la pointe de son couteau semblaient être la réponse inéluctable aux questions que posait la nature, aux questions de hasard et de désordre posées par la forme des branches, la position des pierres ou les mouvements erratiques des nuages. Tout en suçant le côté de son pouce blessé, le duc poursuivit sa réflexion et s’abandonna à ses idées vagabondes : Frekke pouvait bien prétendre ce qu’il voulait, Isgrimnur trouvait sacrément difficile de penser à quoi que ce soit lorsqu’il sculptait. Le bois et la lame semblaient constamment en conflit, s’affrontant dans une lutte ouverte qui pouvait à tout moment échapper à sa vigilance et dégénérer en tragédie. Comme maintenant, pensa-t-il en aspirant et sentant le goût du sang. Isgrimnur rengaina son couteau et se leva. Partout autour de lui, ses hommes étaient absorbés par leurs tâches : l’un vidait une paire de lièvres, un autre s’occupait du feu… tous préparaient le campement pour le soir. Il s’avança vers le brasier, se retourna, et resta un instant dos aux flammes. Lorsque son regard se porta sur le ciel qui s’assombrissait rapidement, les questions qu’il s’était posées au sujet des orages lui revinrent à l’esprit. Ainsi, voici le mois de maia, songea-t-il, et nous sommes là, à moins de vingt lieues au nord d’Erchester… Mais d’où était venue cette tempête ? Ses pensées le ramenèrent près de trois heures plus tôt, alors que lui et sa troupe poursuivaient les hommes qui leur avaient tendu l’embuscade à l’abbaye. Le duc ne savait toujours pas qui ils pouvaient bien être : certains venaient de son pays, mais il n’y avait pas le moindre visage familier. Et pourquoi ce guet-apens ? Le casque de leur chef avait la forme d’une gueule de dogue rugissant, mais Isgrimnur n’avait jamais entendu parler de cet emblème. Il se souvint qu’il n’aurait peut-être pas survécu assez longtemps pour se poser ces questions sans le moine en robe noire qui leur avait hurlé un avertissement depuis le portail de Saint-Hodérund, avant de s’effondrer face contre terre, une flèche fichée entre les omoplates. Le combat avait été acharné, mais la mort du moine… Dieu le garde, qui qu’il soit… n’avait pas été vaine, et les hommes du duc avaient eu le temps de se préparer à l’attaque. Ils n’avaient perdu que le jeune Hove lors du premier assaut ; Einskaldir avait été blessé, mais il avait tué son assaillant, puis un autre un peu plus tard. L’ennemi ne s’était pas préparé à un combat loyal, songea amèrement Isgrimnur. Confrontés au duc et à ses hommes, une troupe de guerriers avides d’action après les mois passés au château, ils s’étaient vite enfuis à travers les Communs, filant vers les étables où les attendaient leurs chevaux déjà harnachés et sellés. Le duc et ses hommes se livrèrent à une rapide inspection, mais tous les moines étaient morts et personne ne pouvait leur donner la moindre explication sur ce qui s’était passé. Ils se remirent rapidement en selle et partirent à leur poursuite. Il eût peut-être été plus judicieux de rester et d’enterrer Hove et les Hodérundiens, mais le sang d’Isgrimnur avait été porté à ébullition : il voulait savoir qui, et il voulait savoir pourquoi. Il n’en eut pourtant pas l’occasion. Les bandits avaient dix bonnes minutes d’avance sur les Rimmersleutes, et leurs chevaux étaient frais. Les hommes du duc les repérèrent une fois, une masse d’ombre chevauchant rapidement dans la plaine au bas de la Colline aux Vignes, filant vers les basses collines qui menaient à la Route de Wealdhelm. Cette image lointaine enflamma le cœur des compagnons d’Isgrimnur, qui talonnèrent leurs chevaux et descendirent la colline au galop en direction des contreforts du Wealdhelm. Leurs montures semblaient partager leur exaltation, et se découvrirent de nouvelles réserves de force ; durant un instant, il crurent qu’ils allaient rattraper leurs assaillants, et s’abattre sur eux du haut de la colline comme un nuage vengeur. Mais, au lieu de cela, une chose étrange se passa. Alors que, jusque-là, ils avaient chevauché sous le soleil, la lumière baissa soudain. Lorsqu’ils eurent parcouru un demi-mille et que les collines autour d’eux demeurèrent grises et sans vie, Isgrimnur leva les yeux au ciel pour voir une masse de nuages couleur acier avançant au-dessus de lui formant comme un poing obscur devant le soleil. Il y eut un sourd grondement de tonnerre, puis le ciel se mit à déverser des trombes d’eau : une pluie serrée, d’abord, puis il plut à torrent. « D’où cela est-il venu ? » cria Einskaldir dans sa direction, à travers la brume sifflante qui s’était abattue comme un rideau entre eux. Isgrimnur n’en avait aucune idée, mais il était troublé lui aussi : il n’avait jamais vu un orage se former aussi vite dans un ciel relativement clair. Lorsque, un moment plus tard, le cheval de l’un de ses hommes glissa sur le tapis d’herbe humide et manqua le pas, envoyant voler son cavalier qui, Aédon en soit remercié, ne se blessa pas dans sa chute, Isgrimnur hurla de toute la force de sa voix qu’ils s’arrêteraient là. C’est ainsi que fut prise la décision de monter le campement en cet endroit, à peut-être une lieue de la Route de Wealdhelm. Le duc avait brièvement envisagé de remonter jusqu’à l’abbaye, mais les hommes et les chevaux étaient épuisés, et la puissance de l’incendie qui faisait rage lorsqu’ils avaient quitté les lieux lui laissait présumer que ce qu’il en resterait à leur retour ne valait pas cet effort supplémentaire. Mais Einskaldir, dont beaucoup, mais certainement pas Isgrimnur, eussent dit qu’il ne connaissait pour toute émotion que la férocité, décida de retourner vers l’abbaye, malgré sa blessure, pour y chercher le corps de Hove et fouiller les ruines à la recherche de tout ce qui pourrait leur donner une indication sur l’identité de leurs agresseurs et leurs motivations. Connaissant Einskaldir, le duc accepta rapidement, à la seule condition qu’il fût accompagné de Sludig, un guerrier au sang un peu moins ardent. Sludig était un excellent soldat, mais tenait tout de même assez à sa vie pour balancer quelque peu l’impétuosité d’Einskaldir. Et je suis là, se dit Isgrimnur d’un ton profondément dégoûté, à me réchauffer les fesses devant le feu alors que les jeunes font tout le travail. Maudits soient la vieillesse et mon dos endolori, maudit soit Élias, maudite époque ! Il regarda par terre, puis se pencha et ramassa le morceau de bois dans lequel il avait un instant espéré sculpter un Arbre, que sa femme Gutrun aurait pu porter sur sa poitrine à son retour. Et maudite soit la sculpture ! Il le jeta au milieu des flammes. Il lançait négligemment les os de lièvre dans les flammes, se sentant un peu mieux pour avoir mangé, lorsque retentirent soudain des bruits de sabots. Isgrimnur frotta immédiatement ses mains grasses sur ses cuisses, et ses hommes firent de même : on maniait difficilement l’épée ou la hache avec les doigts poisseux. Il n’y avait, au bruit, que deux ou trois cavaliers, mais tous restèrent tendus jusqu’à ce que Einskaldir et son cheval blanc fussent enfin visibles dans la lumière du crépuscule. Sludig chevauchait derrière lui, menant une troisième monture en travers de laquelle étaient étendus deux corps. Deux corps, mais, comme l’expliqua Einskaldir toujours laconique, un seul cadavre. « Un jeune garçon », grogna Einskaldir dans sa barbe noire déjà brillante de graisse de lapin. « L’ai trouvé en train de fouiner. Me suis dit qu’il valait mieux le ramener. » « Pourquoi ? » souffla Isgrimnur en haussant les sourcils. « Ça a l’air d’être juste un gosse qui voulait grappiller quelque chose dans les ruines. » Einskaldir haussa les épaules. Sludig, son compagnon aux cheveux blonds, sourit : ramener le garçon n’avait pas été son idée. « Aucune maison dans la région. Et il n’y avait pas de garçons de son âge à l’abbaye. Alors d’où vient-il ? » Einskaldir prit un nouveau morceau de viande. « Lorsque nous l’avons attrapé, il a appelé quelqu’un. “Bennah”, ou “Binnock”… quelque chose comme ça. » Isgrimnur se retourna pour inspecter brièvement le corps de Hove, maintenant étendu sur une cape. Il faisait partie de sa famille, le cousin de la femme de son fils Isorn. Pas un proche parent, mais assez proche pourtant selon les traditions du Nord pour qu’il ressentît quelques remords en observant la fine barbe jaune du jeune homme et son visage aussi pâle que la neige. De là, il se tourna vers le prisonnier. Les liens qui enserraient ses poignets n’avaient pas été dénoués, mais on l’avait porté à bas du cheval et reposé contre un rocher. Le garçon n’avait guère qu’une année ou deux de moins que Hove ; il était mince mais semblait grand et robuste. La tignasse rouquine qui surmontait ses taches de rousseur aiguillonna un instant la mémoire du duc, mais ce ne fut qu’une impression passagère, et aucun souvenir ne s’imposa soudain à son esprit. Le coup que lui avait donné Einskaldir avait été efficace : le garçon était toujours inanimé, les yeux clos et la mâchoire pendante. Il a l’air d’un gosse de la campagne, pensa le duc, si ce n’est pour ses bottes, et je suis certain qu’il les a trouvées dans l’abbaye. Par la Fontaine de Mémur, pourquoi Einskaldir l’a-t-il ramené ? Qu’est-ce que je suis censé en faire ? Le tuer ? Le garder ? Le laisser mourir de faim ? « Allons ramasser des pierres », dit enfin le duc. « Hove va avoir besoin d’un cairn : je ne serais pas surpris de voir des loups par ici. » La nuit était tombée : les rochers qui hantaient les terres désolées de cette plaine perdue au pied des contreforts du Wealdhelm n’étaient plus que des ombres à peine plus sombres que le reste de l’obscurité. Le feu avait été largement nourri, et les hommes écoutaient Sludig chanter une chanson paillarde. Isgrimnur ne savait que trop bien pourquoi des hommes qui avaient été blessés, qui avaient perdu l’un des leurs, et l’ombre du tertre de Hove était bien visible pour tous ceux qui se tenaient autour du feu, ressentaient le besoin de se laisser aller à de tels enfantillages. Comme il l’avait lui-même dit quelques mois plus tôt alors qu’il était assis à la Grande Table en face du Roi Élias, le vent portait les rumeurs les plus effrayantes. Lorsque l’on se trouvait à découvert dans cette immense plaine, à ressentir l’imposante et oppressante présence des montagnes sans bénéficier de leur protection, ce qui n’était que des fables de voyageurs au Hayholt ou à Elvritshalla, des histoires de fantômes qui animaient une morne soirée, prenait soudain une autre dimension, et n’était plus aussi facile à repousser d’un éclat de rire. Alors les hommes chantaient, et le bruit de leurs voix s’élevait au milieu de ces étendues sauvages, faux, peut-être, mais humain. Et il n’y a pas que les légendes, pensa Isgrimnur ; nous avons été attaqués aujourd’hui, et nous ne savons même pas pourquoi. Ils nous attendaient. Un guet-apens ! Saint Usires, qu’est-ce que cela peut-il bien signifier ? Ce n’étaient peut-être que des brigands prêts à attaquer n’importe quel groupe de voyageurs s’arrêtant à l’abbaye, mais pourquoi ? S’ils ne voulaient que les dévaliser, pourquoi ne pas simplement piller l’abbaye elle-même ? Un endroit de ce genre possédait certainement une ou deux reliques de valeur. Et pourquoi monter une embuscade dans une abbaye, où il était évident qu’il y aurait de nombreux témoins ? Mais ils n’avaient pas laissé de témoins. Un, peut-être, si ce garçon avait vu quelque chose. Tout cela n’avait aucun sens. Tendre une embuscade à n’importe quel groupe de voyageurs, qui pouvait tout aussi bien, même en ces temps troublés, être un détachement de la Garde erkynéenne, et s’était d’ailleurs avéré être composé de guerriers éprouvés et armés. Il devait donc évoquer la possibilité que lui et ses hommes aient bien été la cible de cette attaque. Mais pourquoi ? Et, surtout, qui ? Ses ennemis, et Skali de Kaldskryke en particulier, leur étaient familiers, et ils n’avaient reconnu aucun des bandits comme faisant partie du clan de Skali. De plus, il y avait des mois que Skali était reparti vers Kaldskryke, et comment aurait-il pu savoir qu’Isgrimnur, incapable de supporter l’inactivité plus longtemps et craignant pour la sécurité de son duché, s’était finalement décidé à affronter Élias pour, après une longue et violente discussion, obtenir sa permission royale de partir avec ses hommes vers le nord, autorisation qu’il lui avait accordée de bien mauvais gré ? « Nous avons besoin de toi ici, mon oncle », m’a-t-il dit. Il savait que je n’y croyais plus depuis longtemps. Ne voulait que garder un œil sur moi, j’en suis certain ! Pourtant, la résistance d’Élias avait été sans rapport avec ce que le duc avait anticipé ; leur dispute lui avait paru de pure forme, comme si Élias avait su que celle confrontation allait avoir lieu, et qu’il avait déjà décidé d’accéder à sa demande. Dépité par l’improductivité de ses pensées, le duc se relevait pour se diriger vers son tapis et sa couverture lorsque Frekke s’approcha de lui. Le vieux soldat, placé entre lui et le feu, ressemblait à un spectre fait tout d’une ombre. « Excusez-moi, Seigneur. » Isgrimnur réprima un sourire. Ce vieux bâtard devait être soûl : il ne s’adressait à lui de manière formelle que lorsqu’il avait déjà vidé quelques cruchons. « Frekke ? » « C’est le garçon, Sire, celui qu’Einskaldir a ramené. Il est éveillé. J’ai pensé que Votre Seigneurie aurait envie de lui parler. » Il penchait un peu, mais rattrapa son mouvement en prétendant tirer ses chausses. « Eh bien, oui, je suppose. » Une brise s’était levée. Le duc resserra les épaules, et commença à se tourner, mais interrompit son geste. « Frekke ? » « Seigneur ? » « J’ai jeté une autre de ces maudites sculptures dans le feu. » « Je m’en doutais, Seigneur. » Alors que Frekke faisait demi-tour pour repartir vers le pot de bière, Isgrimnur fut certain d’avoir vu un sourire sur les lèvres du vieil homme. Eh bien, qu’il soit maudit, et ses sculptures aussi. Le garçon était assis, et mâchonnait la viande d’un os. Einskaldir était assis sur un rocher l’air faussement détendu : Isgrimnur ne l’avait jamais vu relâcher son attention. La lumière du feu ne pouvait atteindre le regard perçant d’Einskaldir, mais le garçon, lorsqu’il leva la tête vers lui, avait les yeux écarquillés d’un cerf surpris au point d’eau de la forêt. Alors que le duc approchait, le garçon cessa de mâcher et observa un instant Isgrimnur avec méfiance, sa bouche à moitié ouverte. Soudain, malgré le peu de lumière, le duc eut l’impression de voir quelque chose passer dans ses yeux… était-ce du soulagement ? Cela troubla Isgrimnur. Malgré les doutes d’Einskaldir, qui, après tout, était aussi maladivement suspicieux qu’un hérisson, il s’attendait à trouver un jeune paysan effrayé, terrifié, ou, au moins, apeuré. Ce garçon avait l’air d’un paysan, semblait être le fils d’un bûcheron ignorant ; il était sale et habillé de vêtements râpés… mais il y avait une vivacité dans son regard qui lui fit soudain se demander si Einskaldir n’avait pas finalement eu raison. « Alors, mon garçon », dit-il d’un ton bourru dans la langue d’Erkynée, « que faisais-tu donc dans l’abbaye ? » « Je crois plutôt que je vais lui trancher la gorge dès maintenant », dit Einskaldir en Rimmerspakk, d’un ton plaisant qui contrastait violemment avec ses mots. Isgrimnur se renfrogna, se demandant si l’homme était devenu fou, puis comprit au regard inexpressif du garçon qu’il ne faisait que vérifier s’il parlait leur langue. Eh bien, si c’est le cas, je ne connais personne qui ait les nerfs plus solides que lui, pensa Isgrimnur. Non, penser qu’un garçon de son âge au milieu d’un campement d’étrangers armés pourrait avoir compris ce que disait Einskaldir sans réagir défiait l’imagination. « Il ne nous comprend pas », dit Te duc à son homme lige dans la langue de Rimmersgard. « Mais il est bien calme, n’est-ce pas ? » Einskaldir grogna son approbation et se mit à se gratter le menton à travers sa barbe. « Eh bien, mon garçon », reprit le duc, « je t’ai posé une question. Parle ! Qu’est-ce qui t’a amené à l’abbaye ? » Le garçon baissa les yeux et posa l’os qu’il rongeait à terre. Isgrimnur eut de nouveau l’impression qu’il lui rappelait quelqu’un. « Je… je cherchais… des nouvelles chaussures à me mettre. » Le garçon fit un geste de la main en direction de ses bottes presque neuves. Son accent fit supposer au duc qu’il s’agissait d’un Erkynéen, et peut-être quelque chose de plus… mais quoi ? « Et tu en as trouvé, visiblement. » Le duc s’accroupit pour que ses yeux soient à hauteur de ceux du garçon. « Sais-tu que tu pourrais être pendu pour avoir détroussé des morts pas encore enterrés ? » Enfin une réaction satisfaisante ! La façon dont le garçon avait tressailli devant cette menace ne pouvait pas avoir été simulée, Isgrimnur en était certain. Bien. « Je suis désolé… Seigneur. Je ne voulais rien faire de mal. J’avais faim après cette longue marche, et mal aux pieds… » « Une longue marche ? D’où viens-tu ? » Il avait enfin compris ce qui le dérangeait. Le garçon parlait trop bien pour être le fils d’un bûcheron. Il avait été élevé par des prêtres, ou était le fils d’un commerçant, ou quelque chose comme cela. Il s’était sauvé, c’était certain. Le garçon soutint un instant le regard d’Isgrimnur ; le duc eut une nouvelle fois l’impression qu’il jaugeait ses chances. Il avait peut-être fui un séminaire, ou un monastère ? Quel secret cachait-il ? Le garçon parla enfin. « Je… je me suis sauvé de chez mon maître, Sire. Mes parents… mes parents m’ont placé comme apprenti chez un chandelier. Il me battait. » « Quel chandelier ? Où ? Vite ! » « Mo… Malachias ! À Erchester ! » Cela paraît logique, décida le duc. À deux exceptions près. « Mais alors, que fais-tu là ? Qu’est-ce qui t’a amené à Saint-Hodérund ? Et », demanda soudain Isgrimnur, « qui est Bennah ? » « Bennah ? ! » Einskaldir, qui avait jusqu’ici écouté leur échange les yeux mi-clos, se pencha en avant. « Il le sait très bien, Duc », dit-il en Rimmerspakk, « il a crié “Bennah” ou “Binnock” j’en suis certain. » « Eh bien “Binnock”, alors. » Isgrimnur posa sa puissante main sur l’épaule du garçon, mais le regretta quand il le sentit tressauter. « Binnock… ? Oh, Binnock ! C’est mon chien, Sire. Ou plutôt le chien de mon maître. Il s’est enfui avec moi. » Le visage du garçon s’éclaira en un large sourire qu’il refréna aussitôt. Malgré ses doutes, le vieux duc s’aperçut qu’il aimait bien ce garçon. « Je me dirige vers Naglimund, Sire », poursuivit le garçon. « J’ai entendu dire qu’à l’abbaye, on nourrissait les voyageurs comme moi. Lorsque j’ai vu les corps… tous ces cadavres, j’ai été terrifié, mais j’avais besoin de bottes, Seigneur. J’en avais vraiment besoin. Ces moines étaient de bons Aédonites, Sire ; ils auraient été d’accord, n’est-ce pas ? » « Naglimund ? » Les yeux du duc se rétrécirent, et il sentit Einskaldir se tendre plus encore, si telle chose était possible. « Pourquoi Naglimund ? Pourquoi pas simplement Stanshire, ou Hasu Vale ? » « J’ai un ami là-bas. » Plus loin, derrière Isgrimnur, la voix de Sludig prit de l’ampleur alors qu’il se lançait dans un dernier refrain enivré. Le garçon fit un signe en direction du feu. « C’est un trouvère, Sire. Il m’a dit que si je m’enfuyais de… chez Malachias, je pourrais aller le voir, et il m’aiderait. » « Un trouvère ? À Naglimund ? » Isgrimnur le fixa des yeux, mais le visage du garçon, malgré la pénombre, était aussi innocent que de la crème. Isgrimnur ressentit soudain un profond dégoût. Regarde-toi ! Tu interroges l’apprenti d’un chandelier comme s’il avait dirigé lui-même le guet-apens de l’abbaye ! Quelle maudite journée ! Einskaldir n’était pas encore satisfait. Il se pencha, approchant lentement son visage de l’oreille du garçon, et demanda de sa voix rauque au lourd accent : « Comment s’appelle ce trouvère ? » Le garçon se tourna, effarouché, mais sa peur semblait due à la proximité d’Einskaldir plutôt qu’à sa question, car il répondit bientôt avec insouciance. « Sangfugol. » « Par les Tétons de Fraya ! » jura Isgrimnur, et il se remit sur pied d’un bond. « Je le connais. Cela suffit. Je le crois, mon garçon. » Einskaldir avait pivoté sur son rocher, regardant maintenant les hommes qui riaient et discutaient vigoureusement autour du feu. « Tu peux rester avec nous, si tu veux », dit le duc. « Nous devons faire halte à Naglimund, et le cheval de Hove n’a plus de cavalier par la faute de ces bâtards d’enfants de putain. Ces contrées sont bien trop rudes pour un garçon de ton âge, et ces temps-ci, voyager seul revient presque à se trancher la gorge soi-même. Tiens. » Il se dirigea vers l’un des chevaux et revint avec un tapis de selle qu’il lança au garçon. « Couche-toi où tu veux, mais reste près de nous. Le travail de la sentinelle sera plus facile si nous ne sommes pas tous éparpillés comme un troupeau de moutons mal gardé. » Il observa les cheveux ébouriffés du garçon et ses yeux brillants. « Einskaldir t’a déjà donné à manger. As-tu besoin d’autre chose ? » Le garçon cligna des yeux ; où l’avait-il donc vu ? En ville, certainement. « Non », répondit-il. « J’espérais juste… que Binnock ne serait pas perdu sans moi. » « Ne t’inquiète pas, mon garçon. Crois en ma longue expérience : s’il ne te retrouve pas, il se trouvera un nouveau maître, j’en suis certain. » Einskaldir s’était déjà éclipsé. Isgrimnur s’éloigna. Le garçon se recroquevilla sous la couverture au pied du rocher. Il y a longtemps que je n’ai pas vu les étoiles, pensa Simon en regardant le ciel. Les points brillants paraissaient suspendus comme des lucioles immobiles. Ce n’est pas la même chose de les regarder à travers les arbres et de les voir depuis une plaine découverte, comme allongé sur une table. Il pensa à la couverture de Sedda, et cela lui rappela Binabik. J’espère qu’il va bien. Mais, après tout, c’est luiqui m’a abandonné aux Rimmersleutes. Le fait que les hommes qui l’avaient capturé se fussent avérés être ceux du duc Isgrimnur avait été un sacré coup de chance, mais il y avait eu des instants vraiment terrifiants, comme lorsqu’il avait repris connaissance dans ce camp, entouré par une troupe de guerriers barbus. Il supposa qu’étant donné la profonde inimitié qui opposait le peuple de Binabik et les Rimmersleutes, il ne pouvait pas vraiment en vouloir au troll d’avoir disparu, s’il s’était même rendu compte de la capture de Simon. Pourtant, cela lui faisait de la peine de perdre un ami de cette manière. Mais il lui fallait s’aguerrir : il avait commencé à dépendre du petit homme pour savoir ce qui était bien, ce qui devait être fait, comme il avait autrefois écouté avec fascination les mots du docteur Morgénès. Eh bien, la leçon était claire : il devait se conduire en homme, prendre ses propres décisions, et suivre son propre chemin. Il aurait préféré ne pas avouer sa véritable destination à Isgrimnur, mais le duc était intelligent : Simon avait à plusieurs reprises eu l’impression que le vieux soldat jaugeait sa vie au fil d’un couteau, et que le moindre faux pas lui serait fatal. Et puis surtout, le sinistre guerrier qui était resté tout le temps assis à côté de moi avait semblé capable de me tuer aussi facilement qu’il aurait noyé un chaton, si jamais il en avait éprouvé l’envie. Alors il avait dit à Isgrimnur toute la vérité qu’il pouvait lui avouer sans risque, et cela avait marché. Il lui restait maintenant à décider ce qu’il allait faire. Devait-il rester avec les Rimmersleutes ? Il lui semblait ridicule de ne pas profiter de l’occasion, et pourtant… Simon n’était pas certain des intentions du duc, ou du camp qu’il avait choisi. Isgrimnur se rendait bien à Naglimund, mais que se passerait-il s’il y allait pour arrêter Josua ? Tout le monde au Hayholt connaissait la fidélité sans faille dont Isgrimnur avait fait preuve envers le Roi Jean, tous savaient qu’il n’avait pas une fois hésité à risquer sa vie pour préserver l’autorité du Roi Souverain. Quelle était sa position par rapport à Élias ? Simon n’avait pas la moindre intention, quelles que soient les circonstances, d’avouer le rôle qu’il avait joué dans la libération de Josua et son départ du Hayholt, mais il pouvait faire une erreur. Il mourait d’envie d’entendre des nouvelles du château, de savoir ce qu’il était arrivé après la dernière manœuvre de Morgénès : Pryrates avait-il survécu ? Et Inch ? Comment Élias avait-il expliqué tout cela ? Mais c’était exactement le genre de questions qui, quelle que soit la ruse qu’il déploierait pour les poser, finiraient par attirer l’attention. Il était trop nerveux pour s’endormir. Alors qu’il regardait les étoiles éparpillées, il pensa aux osselets qu’il avait vu Binabik lancer ce matin. Le vent glissa sur son visage, et soudain les étoiles ne furent plus pour lui que des osselets, une multitude d’osselets projetés sur le noir tapis céleste. Il se sentait seul au milieu de tous ces étrangers, égaré dans la nuit infinie. Il regrettait son lit dans les quartiers des domestiques et la vie qu’il menait avant tous ces événements. Ses regrets étaient comme la musique perçante de la flûte de Binabik : une douce douleur qui étreignait son cœur mais était pourtant la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher dans l’immensité de ce monde inconnu et sauvage. Il avait dû somnoler un instant, mais lorsque le bruit l’éveilla, son cœur battant à une vitesse folle, les étoiles brillaient toujours dans l’obscurité. Un mouvement de panique momentané le prit à la gorge lorsqu’il vit une forme sombre immensément haute juste devant lui. Où était la lune ? Ce n’était que la sentinelle, réalisa-t-il peu après. L’homme s’était un instant immobilisé en lui tournant le dos. Il avait son propre tapis de selle et l’avait enroulé autour de ses épaules, ne laissant dépasser de ses replis que son crâne. Il ne portait pas de casque. Le garde s’éloigna sans un regard pour le garçon. Une hache dépassait de sa ceinture, une arme lourde et puissante incroyablement acérée. Il portait également une lance plus haute que lui ; l’extrémité de son manche raclait le sol à mesure qu’il avançait. Simon tira sa couverture plus haut, se tassant sur lui-même pour se protéger du vent mordant qui soufflait sur la plaine. Le ciel avait changé : là où, un peu plus tôt, les étoiles brillaient et se détachaient nettement de l’insondable obscurité, il était maintenant entaché d’enchevêtrements de nuages gris-blanc s’étirant comme des lanières ou les doigts d’une immense main venant du nord. À l’autre bout du ciel, ils avaient recouvert les étoiles les plus faibles comme du sable versé sur les braises d’un feu. Sedda attrapera peut-être son mari ce soir, pensa Simon dans sa torpeur. La seconde fois qu’il s’éveilla, ce fut au contact de l’eau qui avait éclaboussé son nez et ses yeux. Il ouvrit les yeux, haletant, et vit que les étoiles avaient disparu aussi complètement que si l’on avait refermé le couvercle d’un coffre à bijoux. Il pleuvait, et les nuages étaient directement au-dessus de lui. Simon grommela, essuya l’eau sur son visage, et se tourna sur le côté en tirant la couverture par-dessus sa tête pour s’abriter. Il pouvait de nouveau voir la sentinelle ; l’homme n’était pas très éloigné et se protégeait le visage tout en s’efforçant de percer la pluie du regard. Les yeux de Simon se refermaient doucement lorsqu’il entendit l’homme proférer un étrange grognement en baissant les yeux. Quelque chose dans la position du soldat, quelque étrange détail qui suggérait que, bien qu’il restât immobile, il luttait néanmoins, força Simon à combattre sa torpeur et à ouvrir grands les yeux. La pluie prit de l’ampleur et le tonnerre résonna au loin. Simon eut du mal à discerner la sentinelle à travers les trombes d’eau. L’homme se tenait toujours au même endroit, mais quelque chose bougeait à ses pieds, quelque chose de vigoureux qui s’était libéré dans l’obscurité. Simon se redressa ; la pluie tombait et clapotait tout autour de lui. Un éclair illumina soudain la nuit, faisant ressortir les rochers comme les accessoires de bois peint d’un spectacle usirien. Tout le camp fut soudain visible : les restes fumants du feu, les formes tassées des Rimmersleutes endormis… mais ce qui attira l’attention de Simon en cet instant fut la sentinelle, dont le visage était déformé en un masque silencieux et hideux qui exprimait la terreur la plus absolue. Le tonnerre résonna, puis le ciel fut de nouveau déchiré par un éclair. Le sol bouillonnait au pied de la sentinelle, et il lui semblait voir bondir des mottes de terre. Le cœur de Simon fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il vit l’homme tomber à genoux. Le tonnerre éclata de nouveau : il fut suivi par trois éclairs successifs. Le sol continuait de cracher, mais Simon pouvait maintenant voir des mains et de longs bras fins, qui brillaient sous la pluie d’une manière profondément repoussante tout en grimpant le long du corps de l’homme agenouillé, l’attirant au sol, face contre terre. La foudre dévoila une vague de mouvement soudain plus importante : une horde de ces choses sombres sortait de terre ; des choses minces et noueuses aux bras gesticulants, aux yeux fixes et blancs, et qui, Simon le découvrit lorsque tomba un nouvel éclair, portaient des barbes emmêlées et étaient vêtues de guenilles. Lorsque la lumière s’évanouit, Simon hurla, s’étrangla en avalant de l’eau, puis hurla de nouveau. C’était pire que n’importe quelle représentation de l’Enfer. Les Rimmersleutes, réveillés en sursaut par les cris de terreur du garçon, étaient assaillis de tous côtés par ces petits corps bondissants et frétillants. Ces choses s’extrayaient du sol comme des rats ; d’ailleurs, tandis qu’ils envahissaient le campement, ils remplirent bientôt la nuit de couinements aigus qui évoquaient les tunnels et les yeux aveugles et la méchanceté toute particulière des lâches et des traîtres. L’un des Rimmersleutes était debout, et les créatures grouillaient sur lui. Pas une seule d’entre elles n’atteignait la taille de Binabik, mais elles étaient prodigieusement nombreuses, et elles réussirent à tirer l’homme au sol alors même qu’il venait de tirer son épée du fourreau. Simon eut l’impression un instant de voir des objets brillants dans les petites mains qui s’élevaient et retombaient sans cesse. « Vaer ! Vaer Bukken ! » hurla l’un des Rimmersleutes depuis l’autre bout du campement. Les hommes étaient, maintenant tous debout, et la foudre qui tombait par intermittence faisait briller les haches et les épées dressées. Simon envoya voler sa couverture et se leva d’un bond, cherchant désespérément des yeux une arme ou une pierre. Les créatures étaient partout, caracolant sur leurs jambes minces comme des insectes, braillant, piaillant lorsque la hache d’un Rimmersleute s’abattait sur eux. Leurs cris ressemblaient presque à un langage, et cela était peut-être, au milieu de ce cauchemar, le pire de tout. Simon plongea derrière le rocher qui l’avait jusqu’ici abrité, et en fit le tour à la recherche de quelque chose qui pourrait l’aider à se protéger. Une silhouette s’avança vers lui et s’effondra à moins d’un pas : un Rimmersleute, dont la moitié du visage était écrasée. Simon bondit vers le cadavre pour arracher la hache à son étreinte convulsive ; l’homme n’était pas encore mort et laissa échapper un gargouillis affreux lorsque Simon lui prit son arme. Un instant après, Simon sentit des doigts osseux s’agripper à son genou, et baissa les yeux pour voir un horrible petit visage presque humain derrière ces griffes, le regardant de ses yeux blancs. Il abattit la hache aussi fort qu’il le put sur ce visage, et sentit un craquement proche de celui d’un scarabée que l’on écrase sous le talon. Les doigts qui enserraient son genou retombèrent et Simon fit un bond en arrière, libre et haletant. Avec les éclairs pour seule lumière, il était presque impossible de comprendre ce qui se passait. Les Rimmersleutes étaient partout autour de lui et résistaient furieusement, mais les démons pépiants et bondissants étaient bien plus nombreux. Il lui sembla que le meilleur endroit pour… Simon fut projeté vers le sol sans le moindre avertissement, une main puissante refermée sur sa nuque. Il sentit le côté de son visage s’enfoncer dans la boue et en perçut le goût, et tenta de rejeter la créature accrochée sur son dos. Une lame fruste siffla devant ses yeux et s’enfonça dans la terre avec un bruit de succion. Simon réussit à s’agenouiller, mais une autre main agrippa son visage, couvrant ses yeux. Elle empestait la boue et l’eau fétide, et les doigts grouillaient sur sa figure comme des chenilles gluantes. Où est la hache ? J’ai perdu ma hache ! Il se hissa tant bien que mal sur ses pieds, écartant les jambes sur le sol glissant, et tenta de se libérer des doigts qui écrasaient sa gorge. Il tituba, manquant tomber de nouveau, incapable de se débarrasser de l’horrible chose perchée sur son dos. Ses mains serraient si fort qu’il ne pouvait plus respirer, et ses genoux cagneux s’enfonçaient dans ses côtes ; il crut entendre la chose pousser un couinement de triomphe. Il réussit à faire quelques pas de plus avant de tomber à genoux ; le bruit de la bataille derrière lui paraissant de plus en plus faible. Ses oreilles vrombissaient ; ses forces s’échappaient de ses bras et de son corps comme de l’eau d’une outre crevée. Je suis en train de mourir… fut sa seule pensée. Ses yeux ne voyaient plus rien qu’une pâle lueur rouge. Soudain, l’étreinte écrasante qui enserrait sa gorge disparut. Simon tomba face contre terre et resta un instant immobile, aspirant goulûment de l’air. Soufflant comme une forge, il releva les yeux. Un éclair tomba et une silhouette incroyable se dessina contre le ciel noir… un homme chevauchant un loup. Binabik ! Respirant toujours lourdement à travers sa gorge en feu, Simon tenta de se relever, mais avait tout juste réussi à se mettre à quatre pattes lorsque le petit homme arriva à sa hauteur. À un pas de lui, le corps de la créature était étendu, racorni comme une araignée flambée, ses yeux morts tournés vers le ciel. « Ne dis rien ! » siffla Binabik. « Nous devons partir ! Vite ! » Il aida Simon à s’asseoir, mais le garçon tentait de l’écarter, le repoussant avec la force d’un nouveau-né. « Je dois… je dois… » Simon fit un vague signe en direction des scènes de chaos qui se déroulaient près du feu, à une vingtaine de pas d eux. « C’est ridicule ! » dit sèchement Binabik. « Les Rimmersleutes sont bien capables de livrer leurs propres combats. Mon devoir est d’assurer ta sécurité. Viens. » « Non ! » dit Simon obstinément. Binabik tenait sa sarbacane en main : Simon savait maintenant ce qui l’avait débarrassé de son assaillant. « Nous devons les aider. » « Ils s’en sortiront. » L’expression de Binabik était inflexible. Qantaqa avait suivi son maître, et reniflait doucement les blessures de Simon, pleine de sollicitude. « Tu es sous ma responsabilité. » « Que veux-tu… » commença Simon. Qantaqa gronda, un signe d’alerte lourd et menaçant ; Binabik leva les yeux. « Filles des Montagnes ! » laissa-t-il échapper. Simon suivit son regard. Une partie de la masse sombre s’était échappée de la mêlée et avançait rapidement vers eux. Ils n’auraient pu dire combien de créatures formaient cet amalgame de bras et de jambes, mais ce n’était pas un petit groupe. « Nihut, Qantaqa ! » cria Binabik ; la louve se précipita sur eux et les monstres couinèrent de terreur lorsqu’elle commença à frapper. « Nous n’avons plus de temps à perdre, Simon », dit sèchement le troll. Le tonnerre retentissait à nouveau lorsqu’il tira son couteau de sa ceinture et prit Simon par le coude pour le forcer à se relever. « Les hommes du duc résistent bien, et je ne peux pas me permettre de te laisser te faire tuer dans ce genre de combat. » Au milieu de ces démons issus des profondeurs de la terre, Qantaqa était une machine de mort en fourrure grise. Tandis qu’elle mordait et mordait encore, les petits corps noirs qu’elle rejetait d’un coup de tête s’empilaient tout autour d’elle. Mais d’autres avançaient : la louve poussa un long hurlement menaçant qui couvrit un instant les grondements de l’orage. « Mais… mais… » Simon résista encore lorsque Binabik se dirigea vers sa monture. « J’ai juré de te protéger, c’était un serment solennel », dit Binabik, en tirant Simon par le coude. « C’était le souhait du docteur Morgénès. » « Docteur… ! ? Tu connais le docteur Morgénès… ! ? » Tandis que Simon était pantelant, les yeux écarquillés et la bouche ouverte, Binabik siffla deux fois. Qantaqa, dans un dernier frisson extatique, envoya voler les cadavres de deux créatures déchiquetées, puis bondit vers eux. « Maintenant, cours, jeune inconscient ! » hurla Binabik. Ils décampèrent, Qantaqa devant, bondissant comme un cerf, Binabik derrière elle. Simon suivait, trébuchant et titubant à travers la plaine boueuse, tandis que l’orage hurlait tant de questions auxquelles il était impossible de répondre. APPENDICE PERSONNAGES ERKYNÉENS Barnabas : sacristain de la chapelle du Hayholt Breyugar : comte de Westfold, Connétable du Hayholt sous le règne d’Élias Caleb : apprenti de Shem Palefrenier Déorhelm : soldat au Dragon et le Pécheur. Déornoth (Sire) : chevalier de Josua, parfois appelé « La Main Droite du Prince » Dréosan (père) : chapelain du Hayholt Eahlferend : pêcheur, mari de Susanna, père de Simon Eahlstan Fiskerne : Roi Pécheur, premier Erkynéen maître du Hayholt Élias : fils aîné de Jean Presbytère, prince, puis Roi Souverain Elispeth : sage-femme du Hayholt Fengbald : marquis de Falshire Fréawaru : aubergiste, propriétaire de la taverne Le Dragon et le Pécheur à Flett Godstan : soldat au Dragon et le Pécheur Godwig : baron de Cellodshire Guthwulf : marquis d’Utanyéate, Main du Roi Heahferth : baron de Woodsall Heanfax : employé au Dragon et le Pécheur Helfcène (père) : chancelier du Hayholt Hepzibah : servante au château Inch : assistant du docteur Isaak : page Jack Mundwode : bandit mythique vivant dans la forêt Jael : servante au château Jakob : chandelier du château Jean : le Roi Jean Presbytère, Souverain de tous les royaumes d’Osten Ard Jérémias : apprenti chandelier Josua : prince, dit Josua Mainmorte, fils cadet de Jean Presbytère, seigneur de Naglimund Judith : cuisinière et Maîtresse des Cuisines Langrian : moine Hodérundien Lofsunu : soldat, promis de Hepzibah Malachias : garçon au château Miriamélé : princesse, fille unique d’Élias Morgénès (docteur) : Porteur du Parchemin, docteur du château du Roi Jean, ami de Simon Noah : écuyer du Roi Jean. Pierre Tête-d’Or : sénéchal du Hayholt Rachel : intendante du château Rebah : servante aux cuisines du château Ruben l’Ours : forgeron du château Sangfugol : trouvère de Josua Sarrah : servante au château Scénéséfa : moine Hodérundien Shem Palefrenier : responsable des écuries Simon (Seoman) : jeune domestique Sophrona : responsable du linge au château Susanna : servante au château, mère de Simon Towser : fou du Roi. Son vrai nom est Cruinh HERNYSTIRIS Cadrach-ec-Crannhyr (Frère) : moine d’un ordre indéterminé Cryunnos : Un Dieu d’Hernystir Dochais : moine Hodérundien Eoin-ec-Cluias : poète de légende Éolair : comte de Nad Mullach, émissaire du Roi Lluth Gormhbata : chef légendaire Gwythinn : prince, fils de Lluth Hathrayhinn le Roux : personnage d’une histoire de Cadrach Hern : fondateur d’Hernystir Lluth-ubh-Llythinn : Roi d’Hernystir Sinnach : prince, chef des armées d’Hernystir lors de la bataille du Knock Tethtain : Roi, seul Hernystiri maître du Hayholt, dit « Le Saint Roi » RIMMERSLEUTES Bindesekk : espion d’Isgrimnur Dror : Dieu Ancien de la Guerre Einskaldir : guerrier de Rimmersgard Fingil : Roi, premier maître du Hayholt, dit « Le Roi Sanglant » Frayja : Déesse Ancienne des Moissons Frekke : vieux soldat Gutrun : duchesse d’Elvritshalla, femme d’Isgrimnur Hengfisk : prêtre Hodérundien Hjeldin : Roi, fils de Fingil, dit « Le Roi Fou » Hove : jeune soldat de la famille d’Isgrimnur Ikferdig : lieutenant de Hjeldin, Roi, dit « Le Roi Brûlé » Isbéorn : père d’Isgrimnur, premier duc de Rimmersleute sous le règne de Jean Isgrimnur : duc de Elvritshalla Isorn : fils d’Isgrimnur et de Gutrun Ithineg le Trouvère : personnage d’une histoire de Cadrach Jarnauga : Porteur du Parchemin, vivant à Tungoldyr Mémur : Dieu Ancien de la Sagesse Nisse : (Nisses), prêtre et conseiller de Hjeldin, auteur de Du Svardenvyrd Saint Hodérund : prêtre de la bataille du Knock Skali : thane de Kaldskryke, dit « Nez-tranchant » Sludig : jeune soldat Udun : Dieu Ancien du Ciel NABBANAIS Ardrivis : dernier Empereur de Nabban, oncle de Camaris Bénigaris : fils du Duc Léobardis et de Nessalanta Camaris-sà-Vinitta : frère de Léobardis, ami de Jean Presbytère Claves : ancien Empereur Crexis La Chèvre : ancien Empereur Dinivan : secrétaire du Lecteur Ranéssin Domitis : évêque de la cathédrale Saint Sutrin à Erchester Elysia : mère d’Usires Enfortis : empereur à l’époque de la chute d’Asu’a Géllès : soldat au marché Léobardis : duc de Nabban, père de Bénigaris, de Varellan et d’Antippa Pryrates (père) : prêtre, alchimiste, sorcier, et conseiller d’Élias Quincinès : abbé de l’abbaye de Saint Hodérund Ranéssin : Lecteur, né Oswine de Stanshire, en Erkynée, Souverain Père de la Sainte Église Sainte Pélippa : noble femme du Livre d’Aédon, dite « de l’Isle » Sainte Rhiappa : appelée Rhiap en Erkynée Sire Fluiren : célèbre chevalier de l’époque de Jean, de la maison Sulian Sulis : noble apostat, ancien maître du Hayholt, dit « Roi Héron » Tiyagaris : premier empereur Turis : soldat au marché Usires Aédon : Fils de Dieu dans la religion Aédonite Velligis : Escritor SITHIS Finaju : femme sithie dans une histoire de Cadrach Ineluki : prince, maintenant Seigneur de l’Orage Isiki : nom sithi de Kikkasut (Dieu des Oiseaux) Mezumiiru : nom sithi de Sedda (Déesse de la Lune) AUTRES Binabik (QANUC) : (Binbiniqegabenik) ami de Simon Chukku (QANUC) : héros légendaire troll Kikkasut (QANUC) : Dieu des Oiseaux Lingit (QANUC) : fils légendaire de Sedda, père des Qanucs et de tous les humains Piqipeg : héros légendaire troll Qinkipa (QANUC) : Déesse de la neige et du froid Sedda, la Mère Noire (QANUC) : Déesse de la Lune Tallistro (Sire) (PERDRUINAIS) : célèbre chevalier de la Grande Table Tohuq (QANUC) : Dieu du Ciel Yana (QANUC) : fille légendaire de Sedda, mère des Sithis GÉOGRAPHIE Cellodshire : baronnie d’Erkynée à l’ouest de Gleniwent Ereb Irigù (Sithi : Porte de l’Ouest) : le Knock, Du Knokkegard en Rimmerspakk Escaliers de Tan’ja (les) : grands escaliers d’Asu’a, autrefois pièce maîtresse du château Tumet’ai : cité sithie du nord, à l’est de Yiqanuc, disparue sous la glace Woodsall : baronnie située entre le Hayholt et le sud-ouest d’Aldhéorte CRÉATURES Atarin : cheval de Camaris Croich-ma-Feareg : légendaire géant hernystiri Qantaqa : louve amie de Binabik Rim : cheval de trait Shurakaï : dragon tué sous le Hayholt, dont les os forment le trône du Dragon CHOSES ET OBJETS Arbre : l’Arbre de l’Exécution, sur lequel Usires fut suspendu tête en bas, situé devant le temple de Yuvénis à Nabban, maintenant symbole sacré de la religion Aédonite Arbre et Dragonnet : emblème du Roi Jean Arbre et Statue : emblème de la Sainte Église Clou-Radieux : épée de Jean Presbytère, contenant un clou de l’Arbre et les os d’un doigt de Saint Eahlstan Fiskerne Épine : épée de Camaris Filet de Mezumiiru : constellation ; appelée la Couverture de Sedda par les Qanucs Naidel : épée de Josua Les osselets : Oiseau sans Ailes Harpon La Route Ténébreuse Torche à l’Entrée de la Caverne Bélier Refusant l’Obstacle Fêtes : 2 fayevère : Les Flambeaux 25 marris : Elysiamansa, la fête des Dames 1 avrel : Le Jour des Fous 30 avrel: La Nuit des Pierres 1 maia : Le Jour de Belthainn 23 yuven : Veille de la mi-été 15 tiyagar : Saint Sutrin 1 anitul : Hlafmansa 20 septandre : Saint Granis 1 novandre : Jour des mes 21 dersandre : Saint Tunath 24 dersandre : Aédonmansa Mois : jonoevre, fayevère, marris, avrel, maia, yuven, tiyagar, anitul, septandre, octandre, novandre, dersandre Jours : Lunaedi, Tiasdi, Udundi, Iordi, Frayedi, Satrinndi, Soleydi PRONONCIATION ERKYNÉEN : Les noms erkynéens se divisent en deux groupes : l’Erkynéen Ancien (E.A.) et le Warinsteni. Les noms construits à la mode de Warinsten, l’île natale de Jean Presbytère (principalement les noms des domestiques du château et ceux des membres de la famille de Jean), sont représentés comme des variantes bibliques (Élias : Elijah, Ebekah : Rebecca, etc.) Les noms écrits en Erkynéen Ancien se prononcent comme en français, à l’exception des règles suivantes : a : toujours le “a” de “bas” ae : se prononce “é” c : “k” dur e : n’est jamais muet, et suit les règles d’accentuation ea : se prononce “a”, sauf au début d’un mot, où il se prononce comme “ae” g : se prononce toujours comme s’il était suivi d’un “u”, sauf devant un “e” h : “h” expiré, ronflant devant une consonne i : toujours fortement accentué o : long mais doux, jamais trop accentué sh : se prononce “ch” th : se prononce “t” HERNYSTIRI : L’Hernystiri se prononce comme l’E.A., sauf pour quelques exceptions : ch : se prononce “k” y : se prononce “i”, mais se prononce “aille” h : muet e : se prononce toujours, sauf après “th” ll : même chose que “l ” RIMMERSPAKK : Le Rimmerspakk ne diffère de l’E.A. que pour les sons suivants : j : se prononce “y”, Jarnauga : Yarnauga ei : se prononce “aïe” ë : se prononce “i” ö : se prononce “ou” au : “o” long NABBANAIS : Le nabbanais est une langue dans laquelle toutes les lettres se prononcent. i : la plupart des noms nabbanais sont accentués sur la deuxième syllabe. Lorsque cette syllabe contient un “i” celui-ci devient un “i” long, à moins d’être placé devant une consonne doublée. QANUC : La langue des trolls est considérablement différente des autres langues humaines. Il existe trois sortes de “k ”, représentées par les lettres c, q, et k. La seule différence intelligible pour un non-Qanuc est un léger claquement de langue sur le “q”, mais il est déconseillé aux débutants de tenter de le reproduire. Tous trois seront donc prononcés comme un“k” dur. De plus, le “u” se prononce euh. Pour le reste, le lecteur ne s’éloignera pas beaucoup de la réalité en prononçant les noms phonétiquement. SITHI : La langue du peuple Zida’ya est plus imprononçable encore pour une personne non entraînée que la langue de Yiqanuc. Le plus simple est donc de la prononcer phonétiquement, d’autant que la probabilité que l’un d’entre nous se voie contredit par des experts est faible Il est néanmoins préférable de suivre les règles suivantes : i : si le “i” est inclus dans la première syllabe d’un mot, il s’agit d’un “i” court. Le reste du temps, c’est un “i” long. ai : se prononce aille ’ (apostrophe) : représente un son particulier qui ne peut être reproduit par les gorges des mortels. VOCABULAIRE NABBANAIS : Aedonis Fiyellis extulanin mei : “Seigneur Aédon, sauvez-moi !” Cansim Falis : “Chant de Joie” Cenit : “chien” DuosWulstei : “si Dieu le veut” Hué fauge : “que se passe-t-il ?” Mansa sea Cuelossan : “Messe des Morts” Mulveiz-nei cenit drenisend : “Ne réveille pas le chien qui dort” Oveiz mei ! : “Entends-moi” Sa Asdridan Condiquilles : “L’Étoile du Conquérant” Timior cuelos exaltat mei ! : “Que la peur de la mort m’exalte !” Vasir Sombris, feata concordin : “Père des Ombres, accepte cette offrande” HERNYSTIRI : Goirach : “fou”, “sauvage” RIMMERSPAKK : Im tosdten-grukker ! : “un pilleur de tombes !” Vawer es do kunde ? : “Qui est cet enfant ?” Vaer ! : “Attention !” QANUC : Aia : “en arrière” Bhojujik Mo qunquc : “Si les ours ne t’y mangent pas, tu es chez toi.” Chash : “vrai”, “exact” Croohok : “Rimmersleute” Hinik : “Va”, ou “va-t’en” Nihut : “attaque !” Ninit : “viens !” Sosa : “venir” SITHI : Ai Samu’sitech’a ! : “Salut à toi, Samu’sitech’a !” Asu’a : “Qui regarde vers l’est” Ruakha : “mourant” S’hue : “Seigneur ” T’si e-isi’ha as-irigù ! : “Il y a du sang à la Porte de l’Est !” * * * [1] 1804 est inscrit dans la version originale, mais le docteur Morgénès dit à Simon qu’ils sont en 1163 dans le chapitre 4 Table des matières Première partie 1. La Sauterelle et le Roi 2. Une Histoire à Deux Grenouilles 3. Des Oiseaux dans la Chapelle 4. Une Cage à Grillons 5. La Fenêtre de la Tour 6. Le Cairn sur la Colline 7. L’Étoile du Conquérant 8. Souffle de Gloire et Vent Mauvais 9. De la Fumée dans le Vent 10. Le Roi Hemlock 11. Un Invité Inattendu 12. Six Moineaux d’Argent 13. Entre deux Mondes 14. Un Feu sur la Colline Deuxième partie 15. Une Rencontre à l’Auberge 16. La Flèche Blanche 17. Binabik 18. Un Filet d’Étoiles 19. Le Sang de Saint Hodérund 20. L’Ombre de la Roue 21. Froids Conforts APPENDICE