Tad Williams Le Roi de l’Orage L’Arcane des Épées tome 2 Traduit de l’américain par Jacques Collin Rivages/Fantasy Ce livre est dédié à ma mère, Barbara Jean Evans, à qui je dois ma profonde affection pour la Salle des Crapauds, la forêt de Mille Arpents, le Comté Magique, et bien d’autres endroits secrets et pays cachés au-delà de notre monde. Je lui dois également l’envie de faire mes propres découvertes et de les partager ensuite, Je voudrais partager ce livre avec elle. RÉSUMÉ DU VOLUME PRÉCÉDENT Depuis des temps immémoriaux, le Hayholt appartenait aux immortels Sithis, mais ceux-ci durent fuir le grand château devant l’avancée conquérante des humains. Les hommes dominent maintenant la puissante place forte, ainsi que tout Osten Ard. Jean Presbytère, Roi souverain de toutes les nations humaines, est le dernier maître en date. Après avoir trouvé le triomphe et la gloire dans sa jeunesse, il a régné durant plusieurs décennies sur un royaume en paix depuis son trône squelettique, le Trône du Dragon. Simon, un adolescent de quatorze ans encore gauche, est l’un des serviteurs du Hayholt. Ses parents sont morts, et sa seule famille se compose des femmes de chambre et de leur sévère intendante, Rachel le Dragon. Lorsqu’il en a l’occasion, Simon délaisse les taches qui lui sont confiées pour leur préférer les quartiers encombrés du docteur Morgénès, le savant excentrique du château. Le rêve de Simon paraît se réaliser lorsque le vieil homme lui offre de devenir son apprenti, mais le garçon découvre bientôt que Morgénès préfère lui apprendre à lire et à écrire plutôt que de lui enseigner la magie. Lorsque meurt le Roi Jean, Élias, l’aîné de ses deux fils, se prépare à prendre la succession de son père. Josua, son frère à l’humeur taciturne, et que l’on surnomme Mainmorte à cause d’une blessure qui l’a mutilé, se dispute violemment avec le futur roi au sujet de Pryrates, un prêtre de très mauvaise réputation devenu l’un des conseillers les plus écoutés d’Élias. La querelle qui oppose les deux frères est de bien mauvais augure pour la capitale et le pays. Le règne d’Élias débute bien, mais le royaume est bientôt frappé par la sécheresse ; puis la peste se déclare dans plusieurs nations d’Osten Ard. Les routes sont bientôt hantées par des bandits, et des gens commencent à disparaître dans les villages isolés. Le désordre s’installe, et le roi perd peu à peu la confiance de ses sujets, sans s’en inquiéter le moins du monde. Alors que la vague de mécontentement s’amplifie à travers tout le royaume, Josua, le frère d’Élias, disparaît, et d’aucuns prétendent qu’il organise la rébellion. La dérive du règne d’Élias inquiète bien des esprits, et plus particulièrement le duc Isgrimnur de Rimmersgard et le comte Éolair, émissaire d’Hernystir, un royaume de l’ouest d’Osten Ard. Ce malaise touche jusqu’à la propre fille du roi Élias, Miriamélé, qui se défie tout particulièrement de Pryrates, le conseiller du roi. Simon, devenu entre-temps l’apprenti et l’ami de Morgénès, s’efforce, malgré sa nature distraite, de suivre l’enseignement du vieil homme, qui persiste dans son refus de l’initier à toute magie. Durant l’une de ses escapades dans le labyrinthe des couloirs et corridors plus ou moins dissimulés du Hayholt, Simon découvre un passage secret et manque être capturé par Pryrates. Après avoir échappé à la menace du prêtre, Simon découvre une geôle souterraine secrète dans laquelle Josua est retenu prisonnier, dans le but d’être plus tard utilisé lors de l’un des terribles rituels de Pryrates. Simon avertit le docteur Morgénès, et tous deux réussissent à libérer le prince et à le ramener dans les quartiers du docteur, avant d’organiser son évasion du château par un tunnel passant sous le Hayholt. Peu après, tandis que Morgénès envoie des oiseaux messagers portant la nouvelle à de mystérieux correspondants, Pryrates et la garde royale se présentent pour arrêter le docteur et son apprenti. Morgénès meurt en combattant Pryrates, mais son sacrifice permet à Simon de s’échapper par le tunnel, qui s’effondre derrière lui. Rendu à moitié fou par ces épreuves, Simon parcourt dans un état second les couloirs qui s’entrelacent sous le château, et qui incluent les ruines de l’ancien palais Sithi. Il refait surface dans le cimetière au-delà des murs de la ville et s’éloigne, avant d’être attiré par la lueur d’un feu. Il assiste alors à une scène étonnante : une cérémonie rituelle dans laquelle sont engagés Pryrates et le roi Élias, ainsi que des créatures aux robes sombres et à la peau aussi blanche que l’ivoire. Les officiants remettent à Élias une étrange épée grise aux pouvoirs inquiétants, dont le nom est Peine. Simon s’enfuit. Le garçon doit alors apprendre à survivre hors du château, et sa vie aux abords de l’immense forêt d’Aldhéorte est misérable : après quelques semaines, il est presque mort de faim et d’épuisement, mais encore très loin de sa destination, Naglimund, la place forte de Josua, au nord du royaume. Alors qu’il s’approche d’une cabane forestière pour tenter d’y mendier un peu de nourriture, il découvre une étrange créature prisonnière d’un piège : un Sithi, représentant d’une race qu’il croyait mythique, ou tout du moins depuis bien longtemps éteinte. Arrive alors le bûcheron, qui tente de tuer le Sithi, mais Simon l’en empêche en le frappant derrière le crâne. Le Sithi, une fois libre, ne s’arrête que le temps de tirer une flèche blanche en direction de Simon, puis disparaît. Une voix se fait alors entendre, qui dit à Simon de prendre la flèche blanche, et qu’il s’agit d’un cadeau sithi. Le nouveau venu, de la taille d’un nain, est un troll du nom de Binabik, et sa monture est une grande louve grise. Binabik partage sa nourriture avec Simon, lui fait mieux connaître la forêt, et lui propose de marcher avec lui vers Naglimund. Simon et Binabik se proposent de faire halte à l’abbaye de Saint Hodérund, mais découvrent que le monastère à été le lieu d’un carnage. Alors qu’ils en explorent les ruines, Simon est capturé par deux guerriers qui le ramènent au campement du duc Isgrimnur. Durant la nuit, les Rimmersleutes sont attaqués par des monstres, mais Simon réussit à s’enfuir grâce à l’aide de Binabik, qui lui révèle alors que leur rencontre n’était pas fortuite, mais qu’il est venu à sa rencontre suite à un message du docteur Morgénès. 22. Un Vent Venu du Nord « Non, je n’ai besoin de rien ! » Guthwulf, marquis d’Utanyéate, cracha le jus de sa chique de citrile sur le carrelage, tandis que le page, les yeux écarquillés d’étonnement, s’éloignait précipitamment. En le voyant décamper, Guthwulf regretta d’avoir parlé si vite ; non par sympathie pour le garçon, mais parce qu’il réalisait soudain qu’il avait effectivement envie de quelque chose. Cela faisait près d’une heure qu’il attendait devant la salle du trône sans une coupe pour se désaltérer, et seul Aédon savait combien de temps il allait devoir patienter encore. Il cracha de nouveau, l’acre jus de citrile lui brûlant la langue et les lèvres, puis jura en essuyant d’un revers de main le filet de salive qui maculait son menton. Contrairement à bien des hommes placés sous son commandement, Guthwulf n’avait jamais eu l’habitude de garder un morceau de cette amère racine des terres du sud dans la bouche tout au long du jour ; mais, durant ce printemps étrange et moite, qui l’avait vu confiné jusqu’à des semaines entières entre les murs du Hayholt à attendre le bon plaisir du roi, il avait découvert que n’importe quelle distraction, fût-ce de se brûler le palais, était plus que bienvenue. De plus, fait très certainement dû au temps humide, les salles et les couloirs du Hayholt empestaient la moisissure, la moisissure et la… Non, corruption était par trop exagéré. Quoi qu’il en soit, le goût puissant du citrile aidait un peu. Alors que Guthwulf venait de se relever, tentant une fois de plus de tromper son impatience en arpentant nerveusement la pièce, comme il l’avait fait de façon presque ininterrompue depuis son arrivée, la porte de la salle du trône craqua et s’entrouvrit. Le visage émoussé de Pryrates apparut dans l’interstice, ses yeux noirs sans relief brillant comme ceux d’un lézard. « Ah, mon bon Utanyéate ! » s’exclama Pryrates en découvrant ses dents. « Nous vous avons fait attendre bien longtemps ! Mais le Roi est maintenant prêt à vous recevoir. » Le prêtre tira la porte plus avant, révélant sa robe écarlate et l’immense salle derrière lui. « Veuillez entrer », ajouta-t-il. Guthwulf dut passer très près de Pryrates en franchissant la porte, et retint sa respiration pour minimiser le risque de contact. Pourquoi ne s’écartait-il pas ? Voulait-il donc mettre Guthwulf mal à l’aise, puisque la Main du Roi et le conseiller s’entendaient comme eau et feu, ou le prêtre désirait-il simplement ouvrir la porte le moins possible ? Après tout, il faisait bien froid dans le château pour une journée de printemps, et si quelqu’un ici avait besoin de chaleur, c’était justement Élias. Pryrates ne faisait peut-être que conserver la chaleur dans une pièce aussi spacieuse que la salle du trône. Eh bien ! si telle avait été son intention, il avait lamentablement échoué. Lorsque Guthwulf eut franchi le pas de la porte et fut entré dans la pièce, il sentit un frisson le parcourir, et la chair de poule envahit ses puissants avant-bras. Il dépassa le trône du regard, pour voir que la plupart des fenêtres en haut des murs étaient ouvertes, et bloquées par des tasseaux de bois. Le vent du nord, glacial, s’engouffrait dans la salle du trône et jouait avec les flammes des torches, les faisant danser au gré de ses caprices. « Guthwulf ! » tonna Élias, faisant mine de se lever de son trône d’os jauni. Le crâne imposant du dragon semblait observer la pièce par-dessus l’épaule du roi. « Je suis confus de t’avoir fait attendre si longtemps. Approche-toi ! » Guthwulf avança sur les dalles de pierre en s’efforçant de contenir ses frissons. « Vous avez de nombreuses responsabilités et bien des sujets de préoccupation, Majesté. Ça ne me gêne pas d’attendre. » Élias s’enfonça dans son trône, tandis que Guthwulf mettait un genou à terre devant lui. Le roi était vêtu d’une chemise noire ornée de vert et d’argent, ses bottes et ses chausses étant également noires. La couronne de fer de Fingil qui lui ceignait le crâne était posée haut sur son front pâle, et il portait dans un fourreau à son côté l’épée à l’étrange garde. Il ne l’avait pas quittée depuis des semaines, mais Guthwulf n’avait pas la moindre idée de son origine. Le roi n’y avait jamais fait allusion, et cette épée avait quelque chose d’étrange et d’inquiétant qui le troublait, lui faisait préférer ne pas aborder ce sujet le premier. « Ça ne te gêne pas d’attendre », reprit Élias avec un sourire ironique. « Allez, assieds-toi donc », dit-il en indiquant du bras un banc situé deux pas en retrait de l’endroit où Guthwulf s’était agenouillé. « Ainsi, le loup serait devenu patient ? Ce n’est pas parce que je suis roi que tu dois aussitôt penser que je suis devenu aveugle et stupide, Guthwulf. » « Je suis certain que dès que la Main du Roi pourra être utile à votre majesté, vous m’en informerez. » Les choses avaient changé entre Guthwulf et son vieil ami Élias, et le marquis d’Utanyéate n’aimait pas ça. Élias n’avait jamais été un homme d’intrigues, et pourtant Guthwulf discernait maintenant de vastes courants cachés évoluant sous la surface placide des événements quotidiens, des courants qui, d’après le roi, n’existaient pas. Les choses avaient changé, et Guthwulf était certain de savoir à qui il pouvait en attribuer la responsabilité. Son regard se détourna un instant pour passer par-dessus l’épaule du roi et s’arrêter sur Pryrates, qui le regardait fixement. Lorsque leurs yeux se croisèrent, le prêtre en robe rouge fronça un sourcil glabre en une expression faussement interrogative. Élias se massa les tempes durant un instant. « Tu auras bientôt fort à faire et plus encore, je te le promets. Ah, ma tête ! Une couronne est une chose bien lourde à porter, mon ami. J’aimerais parfois pouvoir poser mon fardeau et m’enfuir quelque part, comme nous le faisions si souvent. Deux heureux compagnons chevauchant librement ! » Le roi détourna son sourire maussade de Guthwulf pour s’adresser à son conseiller. « Prêtre, mes maux de tête reprennent. Apporte-moi du vin, veux-tu ? » « Immédiatement, mon Seigneur. » Pryrates s’éloigna vers le fond de la salle du trône. « Où sont vos pages, Majesté ? » demanda Guthwulf. Il lui sembla que le roi était effroyablement fatigué. Des poils noirs se dressaient sur ses joues qu’il n’avait pas fait raser, et accentuaient sa pâleur. « Et pourquoi, si je puis me permettre, êtes-vous calfeutré dans cette salle aussi glaciale que la plus profonde des caves ? Il fait plus froid ici qu’entre les fesses noires du Diable, et l’air est rance. Laissez-moi allumer un feu dans la cheminée. » « Non », dit Élias, en accompagnant ses paroles d’un large signe de dénégation. « Je ne veux pas que l’on fasse de feu ici, j’ai déjà bien assez chaud. Pryrates dit que c’est une simple fièvre. Quoi qu’il en soit, l’air frais m’est agréable. Et il y a bien assez d’air pour chasser les odeurs de renfermé et les mauvaises humeurs. » Pryrates était revenu avec le gobelet du roi ; Élias le vida d’un trait, puis s’essuya les lèvres sur sa manche. « Il y a bien assez d’air, en effet, Majesté », répondit Guthwulf en grimaçant. « Je suis certain, mon Roi, que vous… et Pryrates… savez parfaitement ce que vous faites, et que vous n’avez rien à apprendre d’un guerrier comme moi. Puis-je vous être utile d’une quelconque manière ? » « J’ai effectivement une mission à te confier, bien que je craigne que cette tâche ne soit pas à ton goût. Mais dis-moi d’abord : le marquis Fengbald est-il rentré ? » Guthwulf acquiesça de la tête. « J’ai parlé avec lui ce matin, Sire. » « Je l’ai fait appeler. » Élias tendit sa coupe vide pour réclamer du vin ; Pryrates apporta aussitôt l’aiguière et le servit. « Mais puisque tu l’as vu, tu peux me dire dès maintenant s’il est porteur de bonnes nouvelles. » « Je crains que non, Sire. L’espion que vous recherchez, l’émule de Morgénès, est toujours en fuite. » « Par les foudres de Dieu ! » Élias se massa le côté du visage à la limite du sourcil. « Comment cela est-il possible ? Je lui avais pourtant donné une large meute et un maître d’équipage ! » « Oui, Majesté, et il leur a ordonné de poursuivre les recherches. Mais je dois dire, pour être tout à fait honnête avec Fengbald, que vous lui avez confié une mission presque impossible. » Élias plissa les yeux en le regardant fixement, et Guthwulf eut soudain l’impression de se trouver face à un étranger. Mais le choc léger de l’aiguière sur le gobelet fit retomber la tension, et Élias se détendit. « Eh bien, dit-il, je suppose que tu as raison. Il me faudra prendre garde à ne pas le tenir pour responsable de ma déconvenue. Fengbald et moi avons tous deux… des raisons d’être déçus. » Guthwulf hocha la tête, tout en observant le roi. « Oui, Sire, on m’a rapporté ces nouvelles alarmantes sur la santé de votre fille. Comment va Miriamélé ? » Le roi regarda un instant Pryrates, qui acheva de remplir son gobelet puis s’éloigna. « C’est très aimable à toi, Loup. Nous ne pensons pas que ses jours soient en danger, mais Pryrates est néanmoins convaincu que l’air marin de Mérémund est nécessaire à son rétablissement. Cela nous impose malheureusement de retarder la date du mariage, ce qui est fâcheux. » Le regard du roi plongea dans sa coupe comme s’il s’était agi d’un puits au fond duquel il venait de laisser tomber un objet précieux. Le vent siffla à travers les fenêtres ouvertes. Après qu’un long moment se fut écoulé, le marquis d’Utanyéate ne put s’empêcher de briser le silence. « Vous avez fait allusion à une tâche que vous désiriez me confier, ô mon Roi ? » Élias releva les yeux. « Oh, bien sûr. Je veux que tu te rendes à Hernysadharc. Depuis que cette maudite sécheresse m’a forcé à relever les impôts, cette vieille taupe louvoyante de Lluth me défie. Il m’a envoyé ce flagorneur d’Éolair pour me bercer de discours mielleux, mais le temps des atermoiements est terminé. » « Terminé ? » reprit Guthwulf en fronçant les sourcils. « Terminé », gronda Élias. « Je veux que tu choisisses quelques chevaliers : une douzaine seulement, car Lluth n’aurait d’autre choix que résister si ta compagnie était plus importante. Vous partirez au plus tôt pour le Taig affronter le vieil avare dans sa tanière. Dis-lui que me refuser mon dû légitime équivaut à gifler son roi, à cracher sur le Trône du Dragon. Mais sois habile : ne dis rien devant ses chevaliers qui ne lui impose de résister, tout en lui faisant clairement comprendre qu’il ne pourra s’opposer plus longtemps à ma volonté sans risquer de voir les murailles de sa forteresse s’effondrer en flammes autour de lui. Fais-lui peur, Guthwulf. » « Je peux faire cela, Sire. » Élias sourit sans desserrer les dents. « Très bien. Et tant que tu seras là-bas, tends discrètement l’oreille sur tout ce qui peut se dire au sujet de l’endroit où se cache Josua. On ne m’a pas annoncé son arrivée à Naglimund, et j’y ai pourtant un réseau d’espions efficace. Il est possible que mon traître de frère soit allé voir Lluth. Et je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il aurait joué un rôle dans l’obstination d’Hernystir ! » « Je serai votre Oreille tout autant que votre Main, ô mon Roi. » Pryrates, qui se tenait près du coude du roi, leva un doigt. « Si je puis me permettre, Sire Élias ? » « Parle, prêtre. » « J’aimerais suggérer que notre seigneur d’Utanyéate s’intéressât également au garçon que nous recherchons, l’apprenti de Morgénès. Les recherches de Fengbald ne pourraient que bénéficier de cet appoint opportun. Il nous faut ce garçon, Majesté. À quoi bon détruire le serpent si ses petits sont libres ? » « Si je trouve cette jeune vipère », dit Guthwulf en grimaçant, « je l’écraserai avec joie sous mon talon. » « Non ! » hurla Élias, dont la véhémence surprit Guthwulf. « Non ! Il est capital que cet espion reste en vie, ainsi que tous ses compagnons. Je veux qu’ils soient ramenés sains et saufs au Hayholt. Nous avons des questions à leur poser. » Élias, comme embarrassé par la violence de sa réaction, adressa soudain à son vieil ami un regard étrangement implorant. « Tu comprends cela, n’est-ce pas ? » « Bien sûr, Majesté », répondit immédiatement Guthwulf. « Il suffit qu’ils respirent encore », dit Pryrates, avec la placidité d’un boulanger parlant de farine. « Alors nous découvrirons absolument tout ce que nous voulons savoir. » « Assez. » Élias s’enfonça plus encore dans son trône d’os. Guthwulf fut surpris de voir perler des gouttes de sueur sur le front du roi, alors même que lui frissonnait dans cette pièce glaciale. « Maintenant, va, mon vieil ami. Rapporte-moi l’allégeance totale de Lluth, si cela est possible. Sinon, tu y retourneras avec une armée, pour me rapporter sa tête. Va. » « Que Dieu vous protège, Majesté. » Guthwulf se laissa couler du banc pour mettre un genou à terre, puis se releva et s’éloigna à reculons, en redescendant jusqu’à la porte. Les étendards flottaient au-dessus de sa tête, portés par la brise ; dans le jeu d’ombres que créaient les torches vacillantes, les animaux emblématiques des clans et les bêtes héraldiques semblaient engagés dans une danse étrange, saccadée et sinistre. Guthwulf trouva Fengbald dans l’antichambre de la Salle du Trône. Le marquis de Falshire avait nettoyé la poussière des routes qui maculait encore son visage et ses cheveux lorsqu’il l’avait rencontré ce matin, et était maintenant vêtu d’un pourpoint de velours rouge portant à la poitrine l’aigle d’argent de sa famille, dont les plumes s’enroulaient d’une manière singulière. « Hé, Guthwulf ! Tu viens de le voir ? » demanda-t-il. Le marquis d’Utanyéate acquiesça. « Oui, et tu vas le voir bientôt aussi. Par le sang de Dieu, il a plus besoin d’aller respirer l’air marin de Mérémund que Miriamélé ! Il semble…Je ne sais pas. Il a vraiment l’air malade. Et la salle du trône est aussi froide que la glace. » « Alors c’est vrai ? » demanda Fengbald d’un ton maussade. « Pour la princesse…J’avais espéré qu’il changerait d’avis. » « Elle est partie plein ouest, vers la mer. J’ai l’impression que ton jour de gloire va devoir attendre encore un peu. » Guthwulf eut un petit sourire sardonique. « Mais je suis certain que tu trouveras à t’occuper jusqu’au retour de la princesse. » « Là n’est pas le problème. » La bouche du marquis de Falshire se déforma comme s’il venait d’avaler un fruit aigre. « Je crains seulement qu’il ne cherche à revenir sur sa promesse. J’ai entendu dire que personne ne la savait malade jusqu’au moment de son départ. » « Tu t’inquiètes trop », dit Guthwulf. « Les femmes sont comme ça. Et Élias a besoin d’un héritier. Remercie simplement le Ciel de convenir mieux que moi aux exigences du roi quant à son futur gendre. » Guthwulf découvrit ses dents le temps d’un sourire factice. « Parce que si c’était moi, je chevaucherais jusqu’à Mérémund pour la reprendre. » Il offrit une parodie de salut, puis s’éloigna d’un pas nonchalant, abandonnant Fengbald devant les hautes portes de chêne de la salle du trône. Elle sut immédiatement, alors qu’il était encore à l’autre bout du couloir, qu’il s’agissait du marquis Fengbald, et qu’il était furieux. Les larges mouvements de bras qui rythmaient ses pas, à la manière d’un jeune garçon renvoyé de la table du souper, et la façon dont il faisait claquer sciemment les talons de ses bottes sur les dalles de pierre trahissaient sa mauvaise humeur. Elle se redressa et tira le coude de Jael. Lorsque la fille au regard bovin releva les yeux, déjà certaine d’avoir fait une nouvelle bêtise, Rachel lui indiqua d’un geste le marquis de Falshire qui approchait rapidement. « Il vaudrait mieux que tu déplaces ton seau, ma fille. » D’un geste sec, elle prit le balai-brosse des mains de Jael. Le baquet d’eau savonneuse trônait au centre du couloir, dans la trajectoire de l’imposant guerrier au pas bruyant et précipité. « Presse-toi, petite gourde ! » siffla Rachel, d’une voix qui trahissait son inquiétude. Elle réalisa au moment même où elle terminait sa phrase qu’elle n’aurait jamais dû prononcer ces mots. Elle percevait maintenant le monologue de Fengbald, qui n’était qu’une longue bordée de jurons professés d’une voix rageuse. Jael, dont les gestes avaient perdu toute coordination sous l’effet de la panique, laissa glisser le seau entre ses doigts humides. Celui-ci heurta le sol avec un bruit sourd, et le liquide mousseux qu’il contenait se répandit violemment à travers le couloir. Fengbald, qui était presque arrivé à leur niveau, reposa le pied dans la flaque en mouvement. Il perdit aussitôt l’équilibre, et flotta un instant dans le vide en battant l’air de ses bras, avant de se raccrocher à l’une des tapisseries du mur, sous le regard abasourdi de Rachel, aussi horrifiée qu’impuissante. Fort heureusement, la tenture supporta le poids de Fengbald assez longtemps pour lui permettre de retrouver un semblant de stabilité, mais l’un des coins supérieurs se détacha immédiatement après, et la tapisserie glissa lentement le long du mur pour finalement aller reposer dans la flaque savonneuse. Rachel n’observa qu’un instant le visage du marquis de Falshire qui s’empourprait, et se tourna vers Jael. « Hors de ma vue, pauvre vache incapable ! Dépêche-toi ! File ! » Jael jeta un coup d’œil désespéré en direction de Fengbald, puis tourna les talons et s’enfuit, sa croupe volumineuse se balançant de façon pathétique. « Infâme souillon, reviens ici tout de suite ! » hurla Fengbald, la mâchoire tremblant de rage. Ses longs cheveux noirs pendaient en désordre sur son visage. « Tu vas devoir payer pour ce… ce… ! » Rachel se pencha sur la tapisserie et, tout en gardant un œil sur le marquis, souleva le coin qui baignait dans l’eau. Il lui était impossible de remettre la tenture en place : elle se contenta donc de la regarder goutter, tandis que Fengbald se déchaînait. « Non, mais regarde-moi ça ! Mes bottes ! Je ferai trancher la gorge de cette chienne infecte pour ce qu’elle vient de faire ! » Le regard du marquis se porta sur Rachel « Et toi ! Comment as-tu pu oser la renvoyer ? » Rachel baissa les yeux, ce qui était d’autant plus facile que le jeune noble mesurait bien un pied de plus qu’elle. « Je suis désolée, Seigneur », dit-elle, et la réalité de sa peur donna à ses mots une tonalité respectueuse tout à fait convaincante. « Cette fille est stupide, et elle sera battue pour ce qu’elle a fait, mais je suis l’intendante du château, et je dois donc assumer la responsabilité de ses actes. Je suis vraiment terriblement désolée. » Fengbald fixa un instant l’intendante des yeux, et son regard se durcit. Soudain, il se détendit comme une flèche frappe sa cible et gifla Rachel au visage. Elle porta immédiatement la main à la marque rouge qui se propageait sur sa joue comme l’eau savonneuse s’était répandue sur les dalles. « Alors tu donneras ça de ma part à cette grosse souillon », cracha Fengbald. « Et dis-lui aussi que si je la revois, je lui brise la nuque. » Il jeta à l’intendante un regard haineux qui sembla durer toujours, puis reprit sa marche et descendit le couloir en laissant sur les dalles derrière lui des empreintes brillantes répétant le dessin de ses semelles et de ses talons. Et il en serait bien capable, pensa Rachel un peu plus tard, alors que, assise sur son lit, elle maintenait un tissu humide contre sa joue brûlante. À l’autre bout de la grande salle, dans le dortoir des servantes, Jael sanglotait. Rachel n’avait même pas eu le cœur à la sermonner, mais la seule vue du visage gonflé de Rachel avait suffi à provoquer un torrent de pleurs chez cette brave fille, empotée mais sensible. Miséricordieuses Rhiapp et Pélippa ! J’accepterais volontiers une seconde gifle pour ne plus avoir a supporter ses affligeantes jérémiades. Rachel se laissa glisser sur son grabat, rendu ferme par une planche à cause de son dos toujours douloureux, et tira sa couverture jusques au-dessus de sa tête pour atténuer le bruit des pleurs de Jael. Enveloppée dans son cocon, Rachel pouvait sentir sur son visage les bouffées de chaleur de sa propre respiration. Voilà ce que doit ressentir le linge sale dans le panier, pensa-t-elle, avant de se réprimander pour s’être ainsi laissé aller à s’apitoyer sur son propre sort. Tu vieillis, vieille femme… tu deviens vieille et inutile. Elle sentit soudain les larmes lui monter aux yeux, ses premiers pleurs depuis qu’elle avait appris la nouvelle, au sujet de Simon. Je suis juste épuisée. Il y a des fois où je pense que je vais juste m’effondrer à l’endroit où je me trouve, tomber comme un balai cassé aux pieds de ces jeunes monstres qui piétinent mon château et nous méprisent autant que la boue de leurs bottes, et que l’on se contentera de me balayer avec le reste de la poussière. Si fatiguée… Si seulement… Si… L’air était épais et chaud sous la couverture. Rachel avait cessé de pleurer : à quoi peuvent bien servir les larmes ? autant laisser les sanglots à ses stupides filles inconstantes ! elle sentait maintenant ses yeux se fermer doucement, et s’abandonna à la lourdeur du sommeil comme si elle s’enfonçait dans des eaux épaisses et chaudes. Et dans son rêve Simon n’était pas mort, il n’avait pas péri dans le terrible incendie qui avait également coûté la vie au docteur Morgénès, ainsi qu’à une partie des gardes qui s’étaient précipités pour l’éteindre. Le comte Breyugar lui-même, dit-on, avait péri dans la catastrophe, écrasé lors de la chute du toit en flammes… Non, Simon était vivant, et en bonne santé. Quelque chose chez lui avait changé, mais Rachel n’aurait pu dire quoi : peut-être son regard, ou un menton plus prononcé ? De toute façon, cela n’avait aucune importance. C’était Simon, il était vivant, et, aussi longtemps que durait son rêve, la blessure dans son cœur était refermée. Elle voyait le garçon disparu ; son garçon disparu, en vérité, car elle l’avait élevé comme une mère jusqu’au jour où il lui avait été enlevé, et il se tenait en un endroit d’une blancheur immaculée, les yeux fixés sur un grand arbre blanc qui s’élevait dans les airs comme une échelle vers le Trône de Dieu. Et, bien qu’il se tînt droit, les yeux fixés sur l’arbre et la tête rejetée en arrière, Rachel ne pouvait s’empêcher de remarquer que ses cheveux, cette tignasse rousse emmêlée, avaient bien besoin d’être coupés… Eh bien, elle s’en occuperait très vite, ce serait fait très bientôt… Ce garçon avait besoin d’être tenu d’une main ferme… Lorsqu’elle s’éveilla, écartant la couverture étouffante qui lui recouvrait le visage pour découvrir une autre obscurité, celle du soir, le poids de la perte et de la peine retomba sur elle comme une tapisserie humide. Lorsqu’elle s’assit sur son grabat en posant les pieds au sol pour se préparer à se relever, le linge plié qui avait reposé sur sa joue tomba par terre, aussi sec qu’une feuille d’automne. Il n’y avait pas de place dans sa vie pour des atermoiements ou des langueurs de jeune fille gracile. Elle avait une tâche à accomplir, se morigéna-t-elle, et le repos n’existait pas de ce côté-ci des portes du Paradis. On battit le tambourin, et le joueur de luth pinça une corde dont il tira une note agréable avant d’entamer le dernier couplet. « Si posséder mon cœur et mon âme vous sied, Si je suis votre élu, ô gente dame aimée, Vêtue de Khandéry et des plus beaux satins, Venez me retrouver au Manoir d’Émettin ! » Le troubadour paracheva son effet d’une kyrielle de notes délicates, puis s’inclina en une longue révérence tandis que le duc Léobardis applaudissait. « Le Manoir d’Émettin ! » dit le duc à Éolair, comte de Nad Mullach, qui suivit l’exemple de son hôte et applaudit poliment. En son for intérieur, l’Hernystiri savait qu’il avait déjà entendu beaucoup mieux. De plus, il n’avait pas grand goût pour les ballades sentimentales qui avaient ces temps-ci les faveurs de la cour nabbanaise. « J’adore cette chanson », dit le duc en souriant. Ses longs cheveux blancs et ses joues roses lui donnaient l’air du vieil oncle qui boit un peu trop de bière lors des célébrations Aédontides, puis essaie d’apprendre aux enfants à siffler. Seules sa large robe blanche rehaussée d’or et de lapis et la couronne dorée ornée d’un martin-pêcheur de nacre qui lui ceignait le crâne rappelaient qu’il ne s’agissait pas d’un homme ordinaire. « Allons, comte Éolair, je croyais que la musique était la force vive du Taig. Les ménestrels ne reconnaissent-ils pas Lluth comme leur plus grand bienfaiteur dans tout Osten Ard ? Et Hernystir n’est-il pas le berceau naturel des plus grands musiciens ? » Le duc se pencha par-dessus l’accoudoir de son siège bleu ciel pour lui donner une tape amicale sur la main. « Le roi Lluth a effectivement toujours plusieurs joueurs de harpe en sa compagnie », admit Éolair. « Vous voudrez bien m’excuser, duc, si j’ai pu paraître soucieux. Mais cela n’était aucunement dû à la qualité de votre accueil : votre hospitalité restera gravée dans ma mémoire. Toutefois, je dois admettre que je reste préoccupé par les affaires dont nous nous sommes entretenus un peu plus tôt. » Les doux yeux bleus du duc s’assombrirent légèrement. « Je vous ai déjà dit, Éolair, qu’il y a un temps pour toute chose. Il y a quelque chose de cruel dans le fait de devoir attendre, mais l’impatience n’y peut rien changer. » Léobardis fit un signe en direction du joueur de luth, qui attendait patiemment, un genou à terre. Le musicien se releva, salua, puis s’éloigna. Ses atours incroyablement élaborés flottèrent autour de lui tandis qu’il allait rejoindre un groupe de courtisans eux aussi vêtus de robes et de tuniques brodées de motifs tout aussi magnifiques. Les dames présentes avaient parachevé leurs tenues par des chapeaux extraordinaires, qui s’élançaient comme des ailes de goéland ou se dressaient comme des nageoires luisantes. Les couleurs de la salle du trône, tout comme celles des vêtements des courtisans, étaient douces : des bleus délicats, des beiges de bon goût, du rose, du blanc, et un vert écume. L’impression générale était celle d’un palais entièrement construit de pierres marines, où tout avait été adouci, lissé et poli par les vagues toutes-puissantes. Derrière les seigneurs et gentes dames de la cour et faisant face au trône de Léobardis se trouvaient de hautes baies en arche percées dans le mur sud-ouest, qui permettaient d’observer la surface baignée de soleil et toujours en mouvement de l’océan. Celui-ci, en se jetant sans cesse contre le promontoire sur lequel le palais ducal était perché, donnait le spectacle d’une tapisserie vivante et riche. Éolair, qui pouvait passer des journées entières à observer les reflets de lumière qui dansaient sur sa surface ou les poches de calme aussi lourdes et translucides que le jade qui se créaient pour quelques instants, rêvait souvent de pouvoir chasser les courtisans hors de sa vue, de les balayer sans ménagement pour pouvoir mieux profiter de cette magnifique perspective. « Vous avez très certainement raison, duc Léobardis », répondit enfin Éolair. « Il y a une mesure en tout, même lorsque le sujet est vital. Et, puisque ma présence ici me permet de jouir d’un tel spectacle, je crois que je devrais m’inspirer de l’océan. Lui n’a pas besoin de s’épuiser pour atteindre son objectif : il finit toujours par éroder les pierres et les plages ; et même les montagnes… » Léobardis préférait de beaucoup ce type de conversation. « Oui, la mer est immuable, n’est-ce pas ? Et elle est pourtant toujours en mouvement. » « C’est vrai, Messire. Mais elle n’est pas toujours d’humeur égale. Il peut y avoir des orages. » Alors que le duc penchait la tête en direction de l’Hernystiri, en se demandant si cette remarque était plus profonde qu’elle ne semblait l’être, son fils Bénigaris s’engouffra dans la pièce, prenant à peine le temps de saluer d’un signe de tête les courtisans qui lui souhaitaient la bienvenue à mesure qu’il avançait vers le trône du duc. « Mon Seigneur mon père ; Comte Éolair », dit-il en les saluant l’un après l’autre d’une inclination du buste. Éolair sourit, et tendit la main à Bénigaris. « Je suis heureux de te revoir », dit l’Hernystiri. Bénigaris était plus grand que dans son souvenir, mais le fils du duc n’avait que dix-sept ou dix-huit ans la dernière fois qu’il l’avait vu. Près de deux décennies s’étaient écoulées depuis ce jour, et Éolair ne fut pas peu fier de remarquer que c’était Bénigaris, de huit ans son cadet, et non lui, dont la taille avait épaissi. Mais cela n’empêchait pas le fils du duc d’être un homme solide, aux larges épaules et au regard intense servi par des yeux sombres qu’abritaient d’épais sourcils noirs. Il avait fière allure dans sa tunique serrée par une ceinture et son gilet matelassé, sa prestance et sa tenue lui donnant un air martial qui contrastait avec l’affabilité de son père. « Héa, cela fait bien longtemps ! » acquiesça Bénigaris. « Nous aurons bien des choses à nous raconter lors du souper, ce soir. » Éolair n’eut pas l’impression que le fils du duc en fut réellement enchanté. Bénigaris se tourna vers son père. « Sire Fluiren vient d’arriver et désire vous parler. Il se trouve pour l’instant avec le chambellan. » « Ah ! ce bon vieux Fluiren ! Quelle ironie vous allez voir là, Éolair ! L’un des plus grands chevaliers que Nabban ait jamais enfantés. » « Seul votre frère Camaris eut jamais plus grande renommée », ajouta Éolair, loin d’être hostile à une évocation d’un Nabban plus puissant. « Oui, mon frère bien-aimé. » L’expression de Léobardis se changea en un sourire triste. « Et le voici qui se présente devant moi en tant qu’émissaire d’Élias ! » « Il y a là une certaine ironie, en effet », dit Éolair en souriant. Bénigaris retroussa la lèvre d’impatience. « Il vous attend. Je pense que vous devriez le voir au plus vite, en signe de respect envers le Roi souverain. » « Eh bien ! » s’exclama Léobardis en adressant un sourire amusé à Éolair. « Vous entendez mon fils me donner des ordres ? » Le duc reporta ensuite son regard sur Bénigaris, et Éolair crut y déceler autre chose que de l’amusement : colère ? inquiétude ? « Oui ; eh bien, dis à mon vieil ami Fluiren que je le recevrai… laisse-moi réfléchir… oui, dans la salle du conseil. Vous joindrez-vous à nous, Éolair ? » Bénigaris bondit. « Mon père, je ne pense pas que vous dussiez inviter qui que ce soit, fut-ce un ami aussi cher que le comte, à entendre une communication secrète du Roi souverain ! » « Et pourrais-tu me dire ce que nous aurions à cacher à Hernystir ? » répondit le duc. La colère commençait à sourdre dans sa voix. « Si vous me permettez, Léobardis. Je dois de toute façon vaquer à certaines occupations. Je viendrai vous rejoindre plus tard pour présenter mes amitiés à Sire Fluiren. » Éolair se leva et salua. Tandis qu’il traversait la salle du trône, il fit une pause pour admirer encore une fois le splendide panorama, et perçut alors quelques bribes étouffées de la conversation de Léobardis et de son fils qui se disputaient à voix basse. Les vagues engendrent d’autres vagues, comme disent les Nabbanais, pensa Éolair. Il semble que la situation de Léobardis est plus délicate que je ne le pensais. Ceci explique sans doute sa réticence à me parler plus franchement de ses problèmes avec le roi. Fort heureusement, Léobardis est bien plus solide et plus malin que son apparence pourrait le laisser supposer. Il entendit les courtisans murmurer derrière lui, et vit lorsqu’il tourna la tête que nombre d’entre eux regardaient dans sa direction. Il sourit et appuya son expression d’un léger hochement de tête. Les dames rougirent, et levèrent délicatement le bras afin de dissimuler leur bouche derrière une manche flottante, tandis que les hommes hochaient la tête en retour puis détournaient le regard. Il savait ce qu’ils pensaient : il était un objet de curiosité, venant des terres barbares et rustres de l’ouest, même s’il était un vieil ami du duc. Quoi qu’il pût porter, quelque parfaite que fut sa langue, rien de tout cela ne pourrait changer. Éolair fut soudain envahi par une irrépressible envie de revoir sa terre d’Hernystir. Il avait passé trop de temps dans des cours étrangères. Des vagues se fracassèrent contre les rochers en contrebas, comme si l’océan ne pouvait trouver le repos tant que sa patience inhumaine ne serait pas venue à bout du palais. Éolair consacra le reste de son après-midi à flâner dans les couloirs hauts et spacieux et les jardins méticuleusement entretenus du Sancellan Mahistrevis. Ce lieu était maintenant le palais du duc et le Capitole de Nabban, mais il avait longtemps été le siège de tout l’empire d’Osten Ard ; son importance avait diminué, mais sa splendeur était intacte. Perché sur le promontoire rocheux par lequel la Colline Sancelline s’enfonçait vers la mer, le palais, par sa façade ouest, faisait face à l’océan, qui avait toujours été la force vive de Nabban. D’ailleurs, toutes les maisons nobles de Nabban avaient pour symbole de leur pouvoir un oiseau marin : le martin-pêcheur des Bénidrivis, la lignée du duc actuel, le balbuzard des Prévès et l’albatros des Ingadaris ; et le héron de Sulis avait même brièvement flotté sur le Hayholt d’Erkynée. À l’est du palais s’étendait la ville de Nabban proprement dite, qui recouvrait la péninsule de ses quartiers resserrés livrés à une foule grouillante et affairée ; la cité ne s’éclaircissait que lorsque la péninsule s’élargissait pour faire corps avec les prairies et les fermes de la Terre des Grands Lacs. Depuis l’ensemble du monde connu jusqu’à ce duché péninsulaire avec son voile nuptial de petites îles, la perspective de Nabban s’était peu à peu réduite et ses maîtres s’étaient progressivement repliés sur eux-mêmes. Mais, en une époque qui n’était pas si éloignée, la bannière des empereurs nabbanais avait flotté sur le monde entier, depuis les eaux saumâtres des Grands Marais jusques aux glaces des étendues les plus reculées de Rimmersgard ; en ce temps-là, la force du balbuzard et du pélican et la puissance du héron et de la mouette proclamaient fièrement une souveraineté à nulle autre comparable. Éolair entra dans la Salle des Fontaines où, sous un plafond de pierre treillissé, de puissants jets d’eau luisants s’élevaient pour former voûte et se pulvérisaient pour retomber en un nuage de fines gouttelettes. Il se demanda alors si les Nabbanais avaient encore l’énergie et la volonté de combattre, ou s’ils avaient au contraire fini par se résigner et accepté la baisse progressive de leur influence, au point que la provocation d’Élias ne serait plus qu’une raison supplémentaire de se replier plus encore dans leur superbe et délicate coquille. Y avait-il encore ici des hommes de la stature de ceux qui avaient taillé l’empire de Nabban dans la pierre brute d’Osten Ard, des hommes comme Tiyagaris ou Anitulles… ? Bien sûr, pensa-t-il, il y avait Camaris, un homme qui, s’il n’avait ressenti un besoin de servir plus fort que celui d’être servi, eût pu tenir en sa main un monde qui ne demandait pas mieux. Camaris avait vraiment été un homme puissant. Mais de quel droit un Hernystiri pourrait-il les juger ? songea-t-il. Depuis Hern le Grand, quel homme d’importance est né dans nos territoires de l’ouest ? Tethtain, qui arracha le Hayholt à Sulis ? Peut-être. Mais qui d’autre ? Où est notre Salle des Fontaines ? Où sont nos palais, nos églises ? Mais c’est bien là qu’est la différence. Son regard se porta au-delà des fontaines, vers la flèche de la cathédrale du Sancellan Aedonitis, le palais du Lecteur et de la Sainte Église. Les Hernystiris ne regardent pas une source en se demandant comment ils pourraient l’emmener chez eux : ils construisent leur maison près de la source. Nous n’avons pas ce dieu sans visage qui doit être honoré par des tours plus hautes que les arbres du Circoille. Nous savons que les dieux vivent dans les arbres et les os de la terre, et dans des rivières qui courent bien plus haut que toutes les fontaines, quand elles dévalent des sommets des Monts Grianspogs. Nous n’avons jamais voulu devenir les maîtres du monde. Il sourit lorsque lui revint le souvenir du Taig d’Hernysadharc, un château fait non pas de pierre, mais de bois : une construction au cœur de chêne faite à l’image de son peuple. En vérité, nous n’aspirons qu’à être laissés en paix. Mais, après toutes ces années de conquête, les Nabbanais ont peut-être oublié qu’il était aussi parfois nécessaire de se battre simplement pour cela. Lorsqu’il quitta la Salle des Fontaines, Éolair de Nad Mullach croisa deux gardes des légions nabbanaises. « Maudit berger ! » entendit-il l’un d’eux marmonner, qui observait sa tenue et ses cheveux noirs noués en queue de cheval. « Héa ! tu sais », répondit l’autre. « Il faut bien qu’ils descendent de leurs collines de temps en temps pour voir à quoi ressemble une vraie ville ! » « … Et comment se porte ma nièce Miriamélé, comte ? » demanda la duchesse. Éolair était assis à sa gauche, près de la tête de la longue table. Fluiren, en tant que nouvel arrivant et fils distingué de Nabban, était assis à la place d’honneur, à la droite du duc Léobardis. « Elle semblait être en bonne santé, madame. » « Et l’avez-vous vue souvent, lorsque vous vous trouviez à la cour du Roi souverain ? » La duchesse Nessalanta se pencha vers lui et haussa un sourcil au dessin parfait. La duchesse était âgée mais extrêmement belle ; quant à savoir ce que sa beauté devait aux habiles manipulations de sa cohorte de coiffeuses, couturières et servantes, Éolair n’aurait pu le dire. Il n’était pas étranger à la gent féminine, mais ce que Nessalanta représentait le laissait dans une expectative absolue. Elle était plus jeune que son époux le duc, mais son fils était un homme largement entré dans l’âge adulte. Quelle était la part de vraie beauté, et celle de l’artifice ? Et quelle importance cela pouvait-il avoir ? Nessalanta était une femme puissante, et seul Léobardis lui-même avait plus de pouvoir sur les affaires de la nation. « Je ne me suis pas souvent trouvé en compagnie de la princesse, Duchesse, mais nous avons parlé en de nombreuses occasions lors du souper. Elle se montrait aussi charmante qu’à l’habitude, mais je crois que Mérémund lui manquait beaucoup. » « Hummm. » La duchesse porta un morceau de pain à ses lèvres, puis se suça délicatement les doigts. « Il est intéressant de vous entendre mentionner ce fait, comte Éolair. Je viens en effet de recevoir des nouvelles d’Erkynée m’annonçant qu’elle était retournée au château de Mérémund. » Elle éleva la voix. « Père Dinivan ? » Plusieurs sièges plus bas, un jeune prêtre détourna les yeux de son repas pour tourner la tête. Le haut de son crâne était rasé en une tonsure propre aux monastères, mais les cheveux restants étaient bouclés et plutôt longs. « Oui, Madame ? » répondit-il. « Le père Dinivan est le secrétaire privé de Sa Sainteté le Lecteur Ranéssin », expliqua Nessalanta. L’Hernystiri parut impressionné, ce qui fit rire Dinivan. « Je ne crois pas que cela soit dû à un grand talent ou à une intelligence particulière de ma part », dit-il. « Le Lecteur s’occupe aussi des chiens errants. Cela a le don de fâcher l’Escritor Velligis. Le Sancellan Aedonitis n’est pas un chenil ! répète-t-il au Lecteur. Mais Sa Sainteté sourit et lui répond : Et Osten Ard n’est pas un hospice ; et pourtant Notre Seigneur Miséricordieux permet à tous Ses enfants d’y séjourner ; malgré tous leurs péchés. » Dinivan fronça ses sourcils touffus. « Il est très difficile d’argumenter avec le Lecteur. » « Est-il vrai », reprit la duchesse alors qu’Éolair s’esclaffait, « que le roi vous a dit lorsque vous l’avez rencontré que sa fille était rentrée à Mérémund ? » « Oui, en effet », répondit Dinivan, plus sérieusement. « Il m’a dit qu’elle était souffrante, et que les chirurgiens de la cour lui recommandaient l’air marin. » « Je suis navré de l’apprendre. » Le regard d’Éolair se porta sur le duc et le vieux sire Fluiren, qui discutaient calmement au milieu des cris et des éclats de voix du souper. Pour un peuple raffiné, se dit-il, les Nabbanais avaient de bien bruyantes manières de table. « Eh bien », reprit Nessalanta, en se renfonçant dans les profondeurs de son siège tandis qu’un page lui tendait un bassinet rince-doigts, « cela prouve que l’on ne peut forcer qui que ce soit à être ce qu’il n’est pas. Miriamélé a du sang nabbanais, c’est évident, et notre sang est aussi salé que l’eau de la mer. Nous ne sommes pas faits pour nous écarter de l’océan. Et s’éloigner de l’endroit où l’on est destiné à vivre ne crée que des problèmes. » Et qu’essayez-vous de me dire, ma très gracieuse dame ? se dit-il en lui-même. De rentrer à Hernystir en vous laissant seuls, vous, votre mari et votre duché ? De retourner là où mon sang m’appelle ? Éolair observa un instant Léobardis et Fluiren, qui poursuivaient leur discussion. Il s’était fait manœuvrer, il le savait : il lui était impossible, sans se montrer profondément discourtois, d’abandonner la duchesse pour se mêler à leur conversation. Et, pendant qu’elle le berçait de propos lénifiants, le vieux Fluiren travaillait le duc et lui transmettait les flatteries d’Élias. Et ses menaces ? Non, probablement pas. Il n’aurait pas envoyé un homme aussi digne que Fluiren pour cela : pas tant que Guthwulf, la Main du Roi, restait disponible pour ce genre de mission. Résigné, il continua de deviser agréablement avec la duchesse, sans que le cœur y soit. Il était certain maintenant qu’elle connaissait sa mission et y était hostile. Bénigaris était la prunelle de ses yeux, et il avait évité Éolair toute la soirée. Nessalanta était une femme ambitieuse, et pensait visiblement que Nabban avait plus à gagner à se couler dans le sillage de l’Erkynée, et même d’une Erkynée tyrannique et dominatrice, que dans une alliance avec les païens d’Hernystir. Et puis, réalisa soudain Éolair, elle est mère d’une fille en âge de se marier ; la jeune Antippa. L’intérêt qu’elle portait à la santé de Miriamélé n’était peut-être pas uniquement dû à la juste inquiétude d’une tante pour sa nièce. Antippa, la fille du duc, était déjà promise, il le savait, à un baron Devasalles, un jeune mirliflore qui, en ce moment précis, se mesurait à Bénigaris au bras de fer dans une flaque de vin à l’autre bout de la table. Mais Nessalanta avait peut-être d’autres vues. Si la princesse Miriamélé ne peut ou ne veut se marier… songea Éolair, alors la duchesse envisagera peut-être de faire épouser Fengbald à sa fille. Le marquis de Falshire serait une bien meilleure prise que n’importe quel nobliau nabbanais. Et le duc Léobardis serait alors enchaîné à l’Erkynée par des liens de fer. Ainsi donc, il va falloir se préoccuper de l’endroit où se trouve Miriamélé en plus de celui où est Josua. Quel écheveau ! Imagine un instant que le vieil Isgrimnur soit avec toi pour voir tout cela, lui qui se plaignait déjà d’avoir à supporter trop d’intrigues ! Sa barbe en prendrait feu ! « Dites-moi, Père Dinivan, dit Éolair en se tournant vers le prêtre, que dit votre livre saint de l’art de la diplomatie ? » « Eh bien », son visage aimable et intelligent fut pris un instant par une expression de concentration, « le Livre de l’Aédon parle souvent des disputes des nations ». Il réfléchit quelques instants de plus. « L’un de mes passages favoris a toujours été : Si ton ennemi vient te parler une épée à la main, ouvre ta porte et parle-lui, mais ne t’éloigne pas de ton épée. S’il vient à toi les mains vides, accueille-le comme précédemment. Mais s’il t’apporte des cadeaux, alors monte au plus haut de tes murs et jette-lui des pierres. » Dinivan essuya ses doigts sur la toile de sa soutane noire. « Un livre plein de sagesse », acquiesça Éolair. 23. Retour au Vieux Cœur Le vent projetait violemment la pluie sur leurs visages tandis qu’ils couraient plein est à travers l’obscurité, vers l’abri des contreforts des collines. La clameur provenant du campement d’Isgrimnur perdait peu à peu en intensité, étouffée par le roulement du tonnerre. Simon détalait à travers la plaine détrempée, mais l’exaltation due à la panique s’estompa bientôt ; la grisante sensation d’être parcouru d’énergie, l’impression d’être capable de galoper éternellement à travers la nuit retombèrent peu à peu sous l’effet de la pluie et de la cadence effrénée qu’il s’imposait. Après moins d’une demi-lieue, son galop était devenu une marche rapide ; et peu de temps après, il n’était même plus capable de soutenir ce rythme-là. À l’endroit où une main décharnée s’était refermée sur son genou, il sentait l’articulation peiner comme une charnière rouillée ; des lignes de douleur couvraient sa gorge et le lançaient dès qu’il respirait un peu profondément. « C’est… Morgénès… qui t’envoie ? » hurla-t-il. « Plus tard, Simon », répondit Binabik d’une voix haletante. « Tout raconter… plus tard. » Ils poursuivirent leur course, trébuchant et s’aspergeant sur le sol détrempé. « Alors… » haleta Simon, « alors dis-moi… ce que sont ces choses… ? » « Les… choses attaquantes ? » Tout en courant, le troll porta bizarrement sa main à ses lèvres. « Le Bukken ; d’autres… les appellent fouisseurs. » « Que sont-ils ? » demanda Simon, en glissant si bien sur une flaque de boue qu’il perdit pendant plusieurs secondes tout contrôle sur sa trajectoire. « Ils sont mauvais », répondit-il en grimaçant. « Il n’est pas besoin d’en dire plus maintenant. » Lorsqu’ils ne purent plus courir, ils se mirent à marcher, et traînèrent les pieds jusqu’à ce que le soleil fasse son apparition derrière la masse nuageuse comme une bougie derrière un parchemin gris. Le Wealdhelm se dressa alors devant eux, formant dans ce paysage blafard un relief qui évoquait les dos inclinés des moines lors de la prière du matin. Binabik arrangea un campement de fortune dans le pauvre abri que formait une petite accumulation de rochers de granit perdue au milieu de cet océan de verdure, comme en imitation des collines du Wealdhelm. Après avoir tourné autour de ces pierres pour trouver l’endroit le mieux abrité des pluies et des vents changeants, il aida Simon à se couler dans l’espace formé entre deux rochers qui reposaient l’un contre l’autre, en un angle qui lui permettait de s’étendre avec un minimum de confort. Épuisé et hagard, Simon s’endormit dès qu’il fut allongé. Tandis que venaient le frapper des gouttes d’eau qui avaient rebondi sur le sommet des roches, Binabik s’accroupit et recouvrit Simon de sa cape, qu’il avait soigneusement ramenée de Saint Hodérund avec toutes les autres possessions du garçon, puis fouilla son sac et en tira un peu de poisson séché et ses osselets. Qantaqa, qui venait d’inspecter son nouveau territoire, vint se rouler en boule et se coller contre les jambes de Simon. Le troll lança ses osselets en prenant son sac pour table. La Route Ténébreuse. Son expression d’inquiétude devint grimace. Puis Bélier sans Maître, puis La Route Ténébreuse encore une fois. Il jura, sans bruit mais longtemps : seul un inconscient ignorerait un message aussi clair. Binabik se connaissait de nombreux défauts, et l’inconscience en faisait parfois partie, mais ni l’époque ni le lieu ne l’autorisaient à prendre le moindre risque. Il tira son capuchon de fourrure autour de son visage et s’allongea contre Qantaqa. Si un regard humain s’était posé sur eux, si quelqu’un avait pu les voir malgré le peu de lumière et malgré la pluie qui n’aurait pas manqué de lui balayer le visage, alors les trois compagnons n’auraient rien évoqué de plus qu’un lichen brun gris de forme à peine inhabituelle poussant à l’abri d’un rocher. « Quel jeu as-tu donc joué avec moi, Binabik ? » demanda Simon, sur un ton renfrogné. « Comment as-tu entendu parler du docteur Morgénès ? » Durant ses quelques heures de sommeil, l’aube pâle était devenue un matin sombre et froid, que n’étaient même pas venus compenser un feu ou un bon repas chaud. Le ciel, couvert de nuages, était si bas qu’on eût dit un plafond de pierre. « Ce n’est pas un jeu, Simon », répondit le troll. Il venait de nettoyer et de panser les blessures de la jambe et du cou de Simon, et s’occupait maintenant patiemment de celles de Qantaqa. La louve n’avait rien de grave, à l’exception d’une coupure assez profonde à l’intérieur de l’une des pattes de devant. Lorsque Binabik nettoya la plaie, Qantaqa se contenta de renifler ses doigts, aussi confiante qu’un enfant. « Je n’ai aucun regret de ne t’avoir pas dit : j’y ai été forcé, sinon tu ne saurais toujours pas. » Il étala une noisette de pommade sur la plaie, puis libéra sa monture. Elle baissa aussitôt la tête et se mit à lécher et à mordiller sa patte. « Je savais qu’elle allait faire ça », dit-il avec une moue exprimant un léger reproche, mais qui se changea bien vite en sourire. « Comme toi, elle ne pense pas que je sais ce que je fais. » Simon réalisa alors qu’il se grattait lui aussi à l’endroit où les bandages le démangeaient, et s’assit. « Allons, Binabik, tu dois me dire la vérité maintenant. Comment as-tu entendu parler de Morgénès ? Et d’où viens-tu en réalité ? » « Mon origine est comme je l’ai dit ! » s’exclama Binabik, indigné. « Je suis un Qanuc. Et je n’ai pas seulement entendu parler de Morgénès : une fois, je l’ai rencontré. C’est un bon ami de mon maître : ils sont… collègues, qui est le mot que disent les hommes lettrés. » « Que veux-tu dire ? » Binabik s’adossa au rocher. Il ne pleuvait pas, mais le vent mordant était à lui seul une bonne raison de profiter de l’abri que ces pierres offraient. Le petit homme sembla peser ses mots. Simon le trouva fatigué, sa peau mate flétrie et plus pâle qu’à l’habitude. « En premier », dit enfin le troll, « tu dois savoir quelque chose de mon maître. Il s’appelait Ookequk. Il était le… l’Homme Chantant, diriez-vous, de nos montagnes. Quand je dis l’Homme Chantant, je ne dis pas un homme qui chante, mais un homme qui se souvient de toutes les vieilles chansons et des vieilles sagesses de la tribu. Comme un chirurgien et un prêtre réunis ensemble, je crois. « Ookequk était mon maître à cause de certaines choses que les anciens ont pensé lire en moi. C’était un grand honneur d’être choisi pour partager la sagesse d’Ookequk : j’ai jeûné trois jours quand on m’a annoncé le choix, pour atteindre la juste pureté ». Binabik sourit. « Quand j’ai fièrement annoncé cela à mon nouveau maître, il m’a frappé sur l’oreille. Tu es trop jeune et trop stupide pour te priver volontairement de nourriture, me dit-il. C’est de la présomptualité. Tu ne dois t’affamer que par accident. » Le sourire de Binabik fit place à une franche hilarité ; et lorsque Simon eut réfléchi à ce qu’il venait d’entendre, il rit un peu aussi. « De toute façon », reprit-il, « il y aura un jour où je te raconterai ce que j’ai appris avec Ookequk. C’était un grand troll, tu sais, et très gros : il pesait plus que toi, Simon, et faisait ma taille. Mais il faut aller au point important plus tôt. « Je ne sais pas avec exacteté en quel endroit mon maître a rencontré Morgénès pour la première fois, mais c’était bien avant mon arrivée dans sa cave. Ils étaient amis, et mon maître a enseigné à Morgénès l’art de faire porter des messages aux oiseaux. Mon maître et ton docteur parlaient beaucoup par parchemin : ils partageaient des idées nombreuses sur le monde. « Il y a juste deux étés, mes parents furent tués. Leur mort arriva dans les neiges-dragon de la montagne que nous appelons Petit-nez. Lorsqu’ils ne furent plus, je consacrai toutes mes pensées, ou presque, à apprendre de mon maître Ookequk. Lorsqu’il m’annonça, au dégel de cette année, que j’allais l’accompagner dans un grand voyage au sud, je fus rempli d’enthousiasme. Il était clairement voyant qu’il s’agissait de juger ma valorité. « Ce que je ne savais pas », ajouta le troll, qui jouait nerveusement avec l’herbe boueuse du bout de son bâton comme s’il eût tenu un tisonnier. Simon pensa que ce geste aurait pu exprimer la colère, mais il n’y avait pas de colère dans la voix de Binabik : « Ce qu’on ne m’avait pas dit, c’est qu’Ookequk avait des raisons de voyager bien plus importantes que la terminaison de mon apprentissage. Les oiseaux lui avaient apporté des messages de Morgénès, et d’autres, qui parlaient de choses qui l’avaient alarmé beaucoup, et il pensait qu’il était temps de rendre à Morgénès la visite que le docteur lui avait faite longtemps plus tôt, au début de mon entrée dans sa cave. » « Quelles choses ? » demanda Simon. « De quoi Morgénès lui a-t-il parlé ? » « Si tu ne le sais pas », répondit Binabik le plus sérieusement qui soit, « tu vivras peut-être plus heureux sans certaines vérités. Sur cela je dois réfléchir ; mais laisse-moi d’abord te dire ce que je peux, et ce que je dois. » Simon, mécontent, hocha sèchement la tête. « Je ne vais pas te charger de toute la longue histoire de notre voyage vers le sud. J’avais perçu très tôt que mon maître ne me disait pas toute la vérité non plus. Il était inquiet, très inquiet, et quand il lançait les osselets ou lisait les signes dans le ciel et dans le vent, il était plus inquiet encore. Également, il nous arriva de très mauvaises choses. J’avais déjà voyagé seul, comme tu le sais, avant de devenir le servant de mon maître Ookequk, mais je n’avais jamais vu une époque aussi mauvaise pour les voyageurs. Une mauvaise rencontre comme celle que tu as faite hier soir nous est advenue juste après le lac Drorshullvenn, dans les Marches Gelées. » « Tu veux dire des… bukkens ? » demanda Simon. Même en plein jour, le souvenir de ces mains contractées suscitait encore l’effroi. « Exactement », acquiesça Binabik. « Et c’était… et c’est… un mauvais signe qu’ils attaquent ainsi. Il n’est pas dans le souvenir du peuple qanuc de temps où le Boghanik, qui est notre nom pour eux, attaquerait un groupe d’hommes armés. C’est audacieux, et ça l’est énormément. Leur habitude est de s’attaquer à des animaux ou à des voyageurs solitaires. » « Que sont-ils ? » « Plus tard, Simon. Je t’enseignerai beaucoup dans le temps si tu as de la patience avec moi. Mon maître ne m’a pas dit tout non plus, et souviens-toi que je ne suis pas pour autant ton maître, mais il était très inquiet. Durant toute notre traversée des Marches Gelées, je ne l’ai pas vu dormir. Quand je m’endormais, il était encore éveillé, et au matin je le trouvais déjà debout. Et pourtant il n’était pas jeune : il était déjà très âgé lorsqu’il est devenu mon maître, et de longues années j’ai étudié à ses côtés. « Une nuit, quand nous venions d’entrer dans le nord de l’Erkynée, il me demanda de monter la garde pendant qu’il visitait la Route des Rêves. Nous étions dans un endroit beaucoup comme celui-là. » D’un ample geste du bras, Binabik embrassa la plaine blême au pied des collines. « Le printemps arrivait, mais n’était pas encore victorieux. Ce devait être à l’époque de votre Jour des Fous, ou la veille. » La veille du Jour des Fous… Simon tenta de réfléchir, de se souvenir. La nuit où ce terrible bruit réveilla tout le château. La nuit qui précéda… les pluies… « Qantaqa était partie chasser, et Un-œil, le grand, fort et vieux bélier qui avait l’incroyable patience de porter Ookequk, dormait près du feu. Nous étions seuls sous le ciel. Mon maître mangea l’écorce-rêve qu’il recevait des grands marais du sud de l’Erkynée. Il entra dans une sorte de sommeil. Il ne m’avait pas dit pourquoi il faisait cela, mais j’avais deviné qu’il cherchait des réponses qu’il n’y a pas d’autre moyen d’obtenir. Le Boghanik l’avait effrayé, parce qu’il y avait de l’anormalité dans leurs actes. « Il se mit bientôt à marmonner, comme il le faisait toujours quand son cœur empruntait la Route des Rêves. Ce qu’il disait était presque totalement incompréhensible, mais certains de ses mots ont également été prononcés plus tard par Frère Dochais, et c’est pourquoi tu as possiblement vu ma surprise. » Simon dut retenir un sourire ironique : lui qui pensait que son visage horrifié et sa propre réaction aux mots que l’Hernystiri avait prononcés dans son délire avaient probablement alerté tous les témoins de la scène ! « Soudain », poursuivit le troll, qui continuait d’agiter les brins d’herbe du bout de son bâton, le regard imperturbablement fixé sur le sol spongieux, « il sembla que quelque chose s’était emparé de lui, une autre ressemblance avec Frère Dochais. Mais mon maître était fort, bien plus fort dans son cœur, je crois, que presque n’importe quel troll ou humain, et il résista. Il se battit et se battit encore toute la durée de l’après-midi, et continua le soir. Moi, je ne pouvais me trouver d’autre utilité que de lui passer souvent un linge humide sur le front. » Binabik prit une poignée de brins d’herbes, en fit une boule qu’il lança en l’air, et la fracassa en plein vol de son bâton. « Puis, peu après le milieu de la nuit, il me dit quelques mots, très calmement, comme s’il buvait une chope avec les autres anciens dans la cave du Clan, puis mourut. « Ce fut pour moi, avec certaineté, plus difficile que la mort de mes parents, parce que eux avaient seulement cessé d’être là : ils avaient disparu dans une avalanche, avaient quitté sans laisser de trace. J’ai enterré Ookequk à cet endroit, sur le flanc d’une colline. Les rituels n’ont pas été effectués parfaitement, et cela est ma honte très personnelle. Et je savais que Un-œil ne voyagerait pas sans son maître ; pour ce que j’en sais, il est peut-être encore là-bas. C’est ce que je souhaite. » Le troll resta assez longtemps silencieux, les yeux fixés sur la peau tannée usée aux genoux de ses chausses. Sa douleur était si proche de la propre peine de Simon que le garçon ne savait que dire : les mots qui lui venaient à l’esprit ne s’adressaient finalement qu’à lui-même. Après qu’il se fut passé quelque temps, Binabik ouvrit son sac sans dire un mot, et tendit une poignée de noix au garçon. Simon les prit et attrapa également l’outre emplie d’eau. « Puis », reprit soudain Binabik, presque comme s’il ne s’était pas interrompu, « une étrangeté arriva. » Simon se pelotonna dans sa cape, et observa le visage du troll qui parlait. « J’ai consacré deux journées à l’observance de la tombe de mon maître. Son endroit était très agréable, sans obstacle avant le ciel, mais mon cœur saignait parce que je savais qu’il aurait préféré reposer en haut des montagnes. J’ai aussi beaucoup pensé à ce que je devais faire : aller voir Morgénès à Erchester, ou retourner vers mon peuple pour leur dire que l’Homme Chantant Ookequk était mort. « J’ai décidé durant l’après-midi du second jour que Qanuc serait la direction de mes pas. Je ne comprenais pas alors l’importance de la discussion de mon maître avec le Docteur Morgénès ; le temps n’a d’ailleurs pas beaucoup changé cela, ce qui est triste à dire, et j’avais d’autres… responsabilités. « Alors que j’appelais Qantaqa en grattant une dernière fois le crâne du fidèle Un-œil entre ses cornes, un petit oiseau gris voleta jusqu’à nous et se posa sur la monture d’Ookequk. Je vis qu’il s’agissait de l’un des oiseaux messagers de mon maître. Il était épuisé par sa lourde charge : un message, et puis… et puis autre chose. Au moment où j’ai essayé de le capturer, Qantaqa a débouché du sous-bois en galopant. L’oiseau, ce n’est pas surprenant, fut effrayé et s’envola. Je l’ai attrapé de très grande justesse. Je fus dans la très grande proximité de le rater, Simon, mais je l’ai attrapé. « Le message était signé Morgénès, et tu étais son sujet, mon ami. Ses mots disaient au lecteur, qui aurait dû être mon maître, que tu étais en danger, et que tu parcourais seul la route qui va du Hayholt à Naglimund. Ils demandaient à mon maître de t’aider, en grande préférence sans t’en avertir. Puis ils parlaient de quelques autres choses. » Simon était captivé : il découvrait la partie cachée de sa propre histoire. « Quelles autres choses ? » demanda-t-il. « Des choses personnelles pour les yeux de mon maître. » Le ton de Binabik était aimable mais ferme. « Il est clair que tout cela introduisait une différence. Mon maître recevait la demande d’une faveur pour un très vieil ami… Et moi seul pouvais remplir cette faveur. Ce choix était très difficile, mais après avoir lu le message de Morgénès, je savais que je devais réaliser sa requête. Je partis le jour même en direction d’Erchester. » Le message disait que je voyagerais seul. Morgénès n’avait pas espéré un seul instant s’en sortir vivant. Simon sentit des pleurs lui monter aux yeux, et dissimula l’effort que nécessitait leur suppression par une question. « Comment étais-tu censé me retrouver ? » « Par l’usage de la ténacité qanuqe, mon ami Simon. Il a fallu trouver ta piste : les signes du passage d’un jeune homme sans destination réelle, les choses de ce genre. La ténacité qanuqe et une largeté de chance m’ont amenées à toi. » Un souvenir, encore confus et terrifiant malgré le temps qui s’était écoulé, perça le cœur de Simon. « Est-ce que tu m’as suivi à travers le cimetière ? Celui qui se trouve juste en dehors de la ville ? » Il savait qu’il ne s’agissait pas uniquement d’un rêve : quelque chose ou quelqu’un avait bien prononcé son nom. Nulle expression rassurante ne vint transformer le visage lunaire du troll, qui resta imperturbable. « Non, Simon », répondit-il après avoir réfléchi un temps. « Ma première découverte de ta trace fut sur la vieille route forestière, je crois. Pourquoi ? » « Ça n’a aucune importance. » Simon se releva et s’étira, en observant la plaine gorgée d’eau qui l’entourait. Puis il s’assit de nouveau et attrapa l’outre de peau. « Eh bien, je crois que je comprends mieux, maintenant… Mais je dois réfléchir à tout cela. Je suppose que nous devons continuer vers Naglimund. Qu’en penses-tu ? » Binabik sembla soudain inquiet. « Je ne suis pas certain, Simon. Si le Bukken est en activité dans les Marches Gelées, alors la route de Naglimund sera trop dangereuse pour un groupe de deux voyageurs. Je dois admettre que notre direction future est une très difficile réflexion pour moi. J’ai le regret que le Docteur Morgénès ne soit pas avec nous pour nous conseiller. Simon, ton péril est-il tel que nous ne pouvons pas tenter de lui faire parvenir un message ? Je n’ai vraiment pas l’assurance que son désir est que je t’entraîne dans d’aussi terribles dangers. » Simon eut besoin de quelques instants pour réaliser que la personne dont Binabik parlait au présent était Morgénès. Et il lui fallut une seconde de plus avant de faire cette incroyable découverte : le troll ne savait pas ce qui était arrivé. « Binabik », commença-t-il. Et, tout en parlant, il sut la blessure qu’il était en train de lui infliger. « Il est mort. Le docteur Morgénès est mort. » Les yeux du petit homme s’ouvrirent grand pour un moment, au point que l’on put voir pour la première fois ses pupilles entièrement cerclées de blanc. Après quelques instants, le visage de Binabik se gela en un masque totalement inexpressif. « Mort ? » répéta-t-il enfin, sa voix si glaciale que Simon éprouva le besoin de s’en défendre, comme s’il était en quelque sorte responsable, lui qui avait pleuré toutes les larmes de son corps sur le sort du bon docteur ! « Oui. » Simon réfléchit un instant, puis prit un risque calculé. « Il est mort pour nous permettre, au prince Josua et à moi, de nous enfuir du château. Le roi Élias l’a tué ; enfin, il a envoyé Pryrates pour le tuer. » Binabik regarda Simon dans les yeux, puis vers le bas. « J’avais la connaissance de la captivité de Josua. Le message en parlait. Mais les autres nouvelles sont… mauvaises. » Il se leva, et le vent fit voler ses longs cheveux noirs. « Laisse-moi marcher un instant, Simon. Je dois penser à la signification de tout cela… Je dois penser… » Le visage toujours impassible, le petit homme s’éloigna du groupe de rochers. Qantaqa vint le rejoindre en quelques bonds, et Binabik tenta un instant de la repousser, avant de hausser les épaules. Elle se mit à former de larges cercles lents autour de lui tandis qu’il s’éloignait, la tête basse et ses petites mains rentrées dans ses manches. Simon songea qu’il était bien petit pour tous les soucis dont il avait la charge. Simon espérait sans trop se l’avouer que le troll reviendrait au campement avec en main un pigeon gras ou quelque chose de ce genre. Ce ne fut pas le cas. « Je suis désolé, Simon », dit le petit homme, « mais nous n’aurions pas pu en faire grand-chose, de toute façon. Je ne peux pas faire de feu sans fumée avec du bois mouillé, et un long panache d’avertissement n’est pas la meilleure idée de la journée. Mange donc un peu de poisson séché. » Les réserves de poisson séché étaient bien maigres, et les lamelles n’étaient ni très bonnes, ni très nourrissantes, mais Simon mâcha néanmoins consciencieusement sa part : dans sa misérable nouvelle existence, qui savait de quoi serait fait son prochain repas et quand il aurait lieu ? « J’ai réfléchi avec durabilité, Simon. Les nouvelles que tu apportes, et ce n’est pas ta faute, sont blessantes. Si tôt après le décès de mon maître, apprendre la mort du docteur, ce vieillard si bon… » Binabik laissa mourir sa phrase sans la terminer, puis se pencha et se mit à trier le contenu de son sac. « Ces objets t’appartiennent. Tu vois, je les ai gardés pour toi. » Il tendit à Simon deux paquets cylindriques qui lui étaient familiers. « L’un des deux… », dit Simon en les reprenant, « pas la flèche, mais l’autre… » il prit le rouleau et le tendit à Binabik, « …contient les écrits du docteur Morgénès. » « Véritablement ? », dit Binabik en écartant un coin de la toile qui protégeait les parchemins. « Quelque chose qui nous aidera ? » « Je ne crois pas », répondit Simon. « C’est sa Vie de Jean Presbytère. J’en ai lu une partie. Ça parle de batailles et de ce genre de choses. » « Ah. Oui. » Binabik tendit le manuscrit à Simon, qui le glissa dans sa ceinture. « Cela est véritablement regrettable. Nous aurions l’usage d’une communication plus spécifique, en ce moment. » Le troll se pencha de nouveau et se remit à farfouiller dans son sac. « Morgénès et mon maître appartenaient tous les deux à un groupe très particulier. » Il tira de ses affaires un objet qu’il laissa pendre de manière à ce que Simon pût le voir. Le pendentif brilla légèrement dans la faible lumière de l’après-midi ; il représentait une plume reposant sur un parchemin. « Morgénès avait le même ! » s’exclama Simon en s’inclinant pour mieux l’observer. « Effectivement », acquiesça Binabik. « Celui-ci appartenait à mon maître. C’est le sceau des membres de la Ligue du Parchemin. Il n’y a, m’a enseigné Ookequk, jamais plus de sept membres. Nos deux maîtres sont morts ; les membres restants sont donc peut-être cinq, peut-être moins. » Il referma sa main sur le pendentif et le rangea dans son sac. « La Ligue du Parchemin ? » répéta Simon. « Qu’est-ce que c’est ? » « Un groupe d’érudits qui partagent leurs connaissances est la définition que mon maître m’a donnée. C’est peut-être autre chose, mais il ne m’en a pas dit plus. » Il termina son rangement, puis se redressa. « Je suis désolé de te dire une telle chose, Simon, mais je crois que nous devons nous remettre à marcher. » « Déjà ? » Le souvenir de douleurs oubliées parcourut soudain les muscles du garçon. « C’est à mon avis une nécessité. Comme je te le disais, j’ai beaucoup pensé. J’ai visité ces nombreux sujets de réflexion… » Il resserra son bâton à la jointure et siffla Qantaqa. « D’abord j’ai l’obligation par ma parole de t’emmener à Naglimund. Cela n’a pas été changé, et c’est uniquement ma résolution qui a malheureusement faibli durant un moment. Le problème est : je n’ai pas confiance dans les Marches Gelées. Tu as vu le Bukken ; il est pariable que tu préfères ne pas le revoir. Mais le nord est toujours notre direction. Je pense donc que nous devons retourner dans Aldhéorte. » « Mais Binabik, en quoi serons-nous protégés ? Qu’est-ce qui empêchera ces fouisseurs de nous pourchasser dans la forêt, où nous ne pourrons probablement même pas courir ? » « Une bonne question à poser. Je t’ai déjà parlé du Vieux Cœur, de son âge, et de… de… Je ne sais pas trouver de mot dans ton langage, Simon, mais “âme” ou “esprit” te donnera une image de mon idée. « Le Bukken peut passer sous la vieille forêt, mais sans facilité. Il y a du pouvoir dans les racines d’Aldhéorte, un pouvoir qui n’est pas entamé avec impunité par… ce genre de créatures. Également, il y a quelqu’un dans la forêt que je veux voir, quelqu’un qui doit entendre la nouvelle de ce qui est arrivé à ton maître et au mien. » Simon était déjà fatigué des questions qu’il posait, mais interrogea tout de même Binabik encore une fois. « Qui est-ce ? » « Elle se nomme Géloé. C’est une femme très sage, et elle est ce que l’on appelle une valada, qui est un mot de Rimmersgard. Également, elle nous aidera peut-être à rejoindre Naglimund, car il nous faudra traverser l’est de la forêt au-dessus du Wealdhelm, une route qui n’est pas connue de moi. » Simon mit sa cape, et ferma la vieille attache usée sous son menton. « Devons-nous vraiment partir dès aujourd’hui ? » demanda-t-il. « L’après-midi est déjà bien avancé ! » « Simon », dit Binabik alors que Qantaqa gambadait jusqu’à lui, la langue pendante, « fais-moi confiance, s’il te plaît. Même s’il y a des choses que je ne peux pas encore te dire, nous devons être des véritables compagnons. J’ai besoin de ta confiance. La royauté d’Élias n’est pas la seule matière de ce jeu. Nous avons tous les deux perdu quelqu’un qui nous était cher : un vieil homme et un vieux troll qui en savaient tous deux bien plus que nous. Ils avaient tous les deux peur. Je crois que Frère Dochais est mort de peur. Quelque chose de mal s’éveille, et il serait inconscient pour nous de rester à découvert. » « Qu’est-ce qui s’éveille, Binabik ? Quel mal ? Dochais a prononcé un nom, je l’ai entendu. Avant de mourir, je sais qu’il a dit… » « Il ne faut pas… ! » Binabik tenta de l’interrompre, mais Simon n’en tint pas compte. Il ne supportait plus les indices, non-dits et suggestions. « …Le Roi de l’Orage », annonça-t-il résolument. Binabik regarda immédiatement autour d’eux, comme s’il s’attendait à l’apparition de quelque chose de terrible. « Je sais », siffla-t-il, « je l’ai entendu aussi ; mais je ne sais pas tout. » Le tonnerre gronda au loin ; l’expression du petit homme était lugubre. « Le Roi de l’Orage est un nom redouté dans les contrées du nord, Simon ; un nom de légende par lequel on peut effrayer, ou conjurer. Je ne connais que les mots que mon maître m’a parfois donnés, mais c’est assez pour beaucoup m’inquiéter. » Il passa son sac à l’épaule et se mit à marcher à travers la plaine détrempée en direction des collines. « Ce nom », dit-il d’un ton étonnamment bas pour un espace aussi désert, « … peut à lui seul flétrir les récoltes, donner la fièvre et apporter les cauchemars… » « Ainsi que la pluie et le mauvais temps… ? » demanda Simon, les yeux fixés sur le ciel, menaçant et bas. « Et d’autres choses encore », répondit Binabik, en posant la paume de sa main sur sa poitrine, juste au-dessus du cœur. 24. La Meute d’Erkynée Simon rêva qu’il marchait dans le Jardin des Pins du Hayholt, juste devant la salle des banquets. La passerelle de pierre qui reliait cette salle à la chapelle enjambait des arbres que le vent agitait doucement. Bien qu’il ne ressentît point le froid (il n’avait d’ailleurs d’autre conscience de son corps que celle d’une chose qui l’emmenait d’un point à un autre), de doux flocons de neige se déposaient gracieusement autour de lui. Les arbres qui se dessinaient si finement dans le ciel étaient peu à peu recouverts d’un manteau neigeux qui estompait leur silhouette, et tout était calme : le vent, la neige, Simon lui-même ; tout mouvement s’effectuait dans un monde qui semblait dépourvu de bruit et de brusquerie. Le vent que Simon ne sentait pas se mit à souffler plus fort, et les arbres du jardin clos commencèrent à plier au passage de Simon, s’ouvrant comme les vagues de l’océan autour d’un rocher submergé. La neige battit en rafale, et il marcha plus avant à travers cette ouverture, dans le couloir que formaient les arbres au centre de ce monde blanc. Il poursuivit sa route, les arbres s’écartant devant lui comme des soldats respectueux. Le jardin n’avait jamais été si long, n’est-ce pas ? Le regard de Simon porta soudain plus loin, plus haut. Au bout du chemin enneigé se trouvait un immense pilier blanc, bien plus grand que lui, et qui s’enfonçait dans l’obscurité des cieux. Évidemment, pensa-t-il dans la semi-logique qui gouverne les rêves, c’est la Tour de l’Ange Vert. Il n’avait jamais pu, jusqu’ici, marcher directement du Jardin des Pins jusqu’à la tour, mais les choses avaient changé depuis son départ… les choses avaient bien changé. Mais si c’est la Tour de l’Ange Vert, pensa-t-il en observant mieux l’immense silhouette, pourquoi a-t-elle des branches ? Ce n’est pas la tour… Ou du moins ce n’est plus la tour… C’est un arbre, un grand arbre blanc… Simon s’assit en un bond, les yeux grands ouverts. « Qu’est-ce qui est un arbre ? » demanda Binabik, qui était assis non loin de lui, et reprisait la chemise de Simon avec une aiguille taillée dans un os d’oiseau. Il eut bientôt terminé son travail, et la tendit au garçon, qui sortit un bras couvert de taches de rousseur des profondeurs de sa cape protectrice pour la reprendre. « Qu’est-ce qui est un arbre, et as-tu dormi avec agréabilité ? » « Oh ! un rêve, c’est tout », répondit Simon, la voix un instant étouffée parce qu’il passait sa chemise par-dessus sa tête. « J’ai rêvé que la Tour de l’Ange vert s’était transformée en arbre. » Il tourna vers Binabik un regard interrogateur, mais le troll se contenta de hausser les épaules. « Un rêve », finit-il par acquiescer. Simon bâilla et s’étira. Une crevasse abritée sur le flanc d’une colline n’était pas l’endroit le plus confortable où l’on pût dormir, mais restait éminemment préférable à l’éventualité de passer la nuit à découvert dans la plaine. Simon avait compris la logique de cet argument dès le début de leur marche. Le soleil s’était levé pendant son sommeil, à peine visible derrière l’épaisse couche de nuage, marquant simplement le ciel d’une tache de lumière gris rose. Depuis l’endroit où ils étaient perchés, il était difficile de juger du point où le ciel se terminait et où la plaine brumeuse débutait. Le monde n’était qu’un ensemble uniformément vague et sombre ce matin. « J’ai vu des feux dans la nuit pendant que tu dormais », dit le troll, tirant ainsi Simon de sa rêverie. « Des feux ? Où ça ? » Binabik fit un geste de la main gauche en direction du sud, vers la plaine. « Par là. Ne ressens pas l’inquiétude, je crois qu’ils sont très loin. Et il est une très grande possibilité qu’ils n’aient rien à voir avec nous. » « Je le suppose. » Simon plissa les yeux et dirigea son regard vers le sud. « Tu crois que ça pourrait être Isgrimnur et ses Rimmersleutes ? » « C’est très invraisemblable. » Simon se retourna vers le petit homme. « Mais tu m’avais dit qu’ils s’en sortiraient ! Qu’ils survivraient… ! » Le troll prit un air exaspéré. « Si tu avais de la patience, tu entendrais. Je suis certain qu’ils ont survécu, mais ils se dirigeaient vers le nord, et je suis très douteux qu’ils aient fait demi-tour. Ces feux venaient de très loin au sud. Comme si… » « …comme si quelqu’un arrivait d’Erkynée », enchaîna Simon. « Oui », répondit Binabik, légèrement courroucé. « Mais ils peuvent être des marchands ou des pèlerins… » Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui. « Où est donc partie Qantaqa ? » Simon grimaça. L’esquive était un peu trop facile, trop évidente. « Très bien. Ce n’est peut-être rien. Mais c’est toi qui conseillais de forcer le pas, hier. Alors est-ce que tu comptes les attendre pour savoir s’il s’agit d’hommes … ou de fouisseurs ? » Simon ne s’était même pas défoulé avec cette pique : le dernier mot lui avait laissé un trop mauvais goût dans la bouche. « Ne pas être stupide est de grande importance », maugréa Binabik avec une expression de dégoût. « Le Boghanik, le Bukken, ne fait pas de feu. Ils détestent la lumière. Ensuite non, nous n’attendrons pas les allumeurs de feu. Nous marchons vers la forêt, comme je l’ai déjà dit. » Il fit un geste de la main par-dessus sa tête pour indiquer la direction. « Quand nous serons de l’autre côté de la colline, nous pourrons la voir. » Les broussailles craquèrent derrière le troll et le garçon, qui firent tous deux un bond de surprise. Mais ce n’était que Qantaqa, qui revenait vers eux en suivant une trajectoire irrégulière, museau contre terre. Lorsqu’elle eut rejoint leur campement, elle donna des coups de tête dans le bras de Binabik jusqu’à ce qu’il se décide à lui gratter le crâne. « Qantaqa est de bonne humeur, hein ? » Le troll sourit, découvrant ses dents jaunies. « Puisque nous avons l’avantage d’un ciel plein de nuages lourds, qui peut cacher la fumée d’un feu de camp, je crois que nous pouvons faire un vrai repas avant de nous remettre sur nos pieds. Ta faveur est-elle accordée à mon idée ? » Simon se força à prendre un air sérieux. « Je… suppose qu’il me serait possible de manger… Si je devais le faire », dit-il. « Si tu crois que c’est vraiment important… » Binabik le fixa avec de grands yeux écarquillés, en se demandant si Simon désapprouvait effectivement l’idée d’un repas, et le garçon put difficilement garder son sérieux. Pourquoi est-ce que j’agis comme une tête-creuse ? s’interrogea-t-il. Une terrible menace plane sur nous, et les choses ne peuvent qu’empirer. Il ne put se contenir plus longtemps devant l’air perplexe de Binabik, et éclata de rire. Eh bien, se dit-il pour répondre à sa propre question, personne ne peut rester inquiet du lever au coucher Simon laissa échapper un soupir de satisfaction et laissa Qantaqa attraper les derniers morceaux de viande d’écureuil entre ses doigts. Il fut émerveillé par la délicatesse dont la louve pouvait faire preuve malgré ses puissantes mâchoires et ses dents éclatantes. Le feu avait peu d’envergure, car le troll refusait de prendre des risques inutiles. Une fine bande de fumée s’élevait en une spirale sinueuse au gré du vent qui suivait le flanc de la colline. Binabik lisait le manuscrit de Morgénès, qu’il avait ouvert avec la permission de Simon. « J’ai le grand espoir, dit Binabik sans lever les yeux, que tu auras la conscience de ne pas essayer de faire la même chose avec un autre loup que mon amie Qantaqa. » « Bien sûr que non. Elle est incroyablement bien dressée. » « Pas dressée », répliqua Binabik avec emphase. « Elle a un lien d’honneur avec moi, à l’inclusion de ceux qui sont mes amis. » « Un lien d’honneur ? » répéta mollement Simon. « J’ai la grande certitude que tu connais ce mot : on en parle beaucoup dans les contrées du sud. As-tu la pensée qu’une telle chose est impossible entre troll et bête ? » Binabik releva les yeux un instant, puis son regard revint au manuscrit. « Oh ! je n’ai plus beaucoup le temps de penser, ces temps-ci », répondit Simon avec désinvolture, en se penchant pour flatter la gorge de Qantaqa à travers son épaisse fourrure. « Je baisse la tête et j’essaie d’atteindre Naglimund. » « Ceci est une fuite grossière », maugréa Binabik, mais il n’insista pas. Pour un temps, il n’y eut plus d’autre bruit dans le campement que le froissement du parchemin. Le soleil du matin monta plus haut dans le ciel. « Tiens ! » s’exclama Binabik en brisant enfin le silence. « Écoute cela maintenant. Ah ! Fille des Montagnes, les mots de Morgénès remuent la plaie de son absence quand je lis. As-tu la connaissance de Nearulagh, Simon ? » « Évidemment. C’est là que le roi Jean a vaincu les Nabbanais. L’une des portes du château est entièrement décorée de gravures de la bataille. » « Tu as raison. Ici, Morgénès fait la description de la bataille de Nearulagh, où Jean fit la première rencontre du célèbre Sire Camaris. Veux-tu entendre la lecture ? » Simon réfréna un élan de jalousie. Il se répéta que le docteur n’avait jamais eu l’intention de lui réserver la lecture de ce manuscrit. « …Ainsi, après le désastre qui fut causé par sa décision, attribuée par certains à son courage et par d’autres à son orgueil, de combattre cet arrogant roi nordique à découvert, dans la Plaine Thrithing au-dessus du lac Myrme, Ardrivis se replia avec le gros de ses troupes à travers le col Onestrien, un étroit défilé longeant les lacs Eadne et Clodu… » « Le sujet d’intérêt de Morgénès », expliqua Binabik, « est que Ardrivis, l’empereur de Nabban, ne croyait pas que Jean pouvait venir l’affronter avec une puissante armée si loin d’Erkynée. Mais les Perdruinais insulaires qui vivaient dans l’ombre de Nabban firent alliance secrète avec Jean et l’aidèrent à transporter ses troupes. Le roi Jean tailla les légions d’Ardrivis en lamelles près des Plaines Thrithings, une possibilité impossible dans les yeux du Nabbanais orgueilleux. Tu comprends ? » « Je crois. » Simon n’en était pas certain, mais il avait entendu suffisamment de lais narrant cette bataille pour reconnaître la plupart des noms. « Tu peux continuer ta lecture. » « Je vais le faire. Laisse-moi juste avoir trouvé le passage que je veux te lire… » Il parcourut la page des yeux. « Ah ! » « …Alors, tandis que le soleil commençait à disparaître derrière le Mont Onestris, dernier coucher de soleil de huit mille guerriers morts ou mourants, le jeune Camaris, dont le père Bénidrivis-sà-Vinitta portait depuis une heure seulement le sceptre impérial de son frère Ardrivis agonisant, mena une charge de cinq cents cavaliers, les derniers guerriers de la garde impériale, en une quête de vengeance… » « Binabik ? » coupa Simon. « Oui ? » « Qui portait quoi de qui ? » Binabik éclata de rire. « Excuse-moi. C’est un filet de noms à retenir en une fois, n’est-ce pas ? Ardrivis fut le dernier empereur de Nabban, même si son empire n’était pas plus grand que le duché de Nabban maintenant. Ardrivis combattit Jean Presbytère parce que Ardrivis avait compris que Jean voulait unifier tout Osten Ard, et que cette volonté assurait l’inévitabilité du conflit. Assurément, je ne veux pas t’ennuyer avec tous les combats, mais ce fut leur dernière bataille, comme tu le sais. Ardrivis empereur fut tué par une flèche, et son frère Bénidrivis devint l’empereur nouveau… pour une journée seulement, que la reddition de Nabban termina. Camaris était le fils de Bénidrivis, et il était jeune : quinze ans peut-être… Et pour une après-midi, il fut le dernier prince de Nabban, comme on l’appelle dans beaucoup de ballades. Tu comprends, maintenant ? » « Mieux. C’est juste que je me perdais un peu dans tous les aris et ivis. » Binabik reprit le parchemin et poursuivit sa lecture. « L’arrivée de Camaris sur le champ de bataille fut un sérieux revers pour l’armée Erkynéenne épuisée. Il ne s’agissait pas de troupes fraîches, mais Camaris lui-même était un tourbillon, une tempête de mort, et l’épée Épine, que son oncle lui avait donnée, était comme la fourche d’une foudre ténébreuse. Même en une phase aussi tardive de la bataille, si l’on en croit les annales, les troupes d’Erkynée eurent pu être défaites si Jean Presbytère n’était à son tour entré sur le champ de bataille, Clou-Radieux serrée dans son poing ganté, et ne s’était frayé un chemin à travers la Garde Impériale Nabbanaise jusqu’à se trouver face au galant Camaris. » « Voici le moment que je voulais te faire spécialement entendre », dit Binabik en passant au parchemin suivant. « C’est passionnant ! Est-ce que Jean Presbytère va le fendre en deux ? » « Ridicule idée ! » grommela le troll. « Comment alors deviendraient-ils les plus rapides et plus célèbres amis ? Le fendre en deux ! » Il reprit sa lecture. « Les ballades prétendent qu’ils combattirent tout le jour et après la nuit, mais je doute fortement que cela eût pu être le cas. Leur combat fut effectivement extrêmement long, mais il ne fait aucun doute que le soir et l’obscurité approchaient lorsqu’il débuta, et la tombée de la nuit donna l’impression à certains des observateurs épuisés que ces deux grands hommes avaient combattu toute la journée… » « Quelle intelligence d’observation appartient à ton Morgénès ! » jubila Binabik. « Quoi qu’il en soit, ils échangèrent coup pour coup, frappant et martelant tous deux l’armure de leur adversaire tandis que le soleil se couchait et que les corbeaux festoyaient. Ni l’un ni l’autre ne parvenait à prendre le dessus, bien que la Garde de Camaris ait été depuis longtemps déjà vaincue par les troupes de Jean. Malgré cela, aucun Erkynéen n’osait intervenir. « Le sort, enfin, s’en mêla, qui fît que la monture de Camaris se pris la patte dans une ornière, se brisa un os, et tomba au sol en hennissant de douleur, emprisonnant le prince sous elle. Jean eût pu cesser là le combat, et bien peu l’en eurent blâmé, mais, et cela fut unanimement confirmé par tous les guerriers présents, il préféra aider le chevalier de Nabban à se remettre sur pied, lui rendit son épée, et attendit que Camaris eût retrouvé ses esprits pour reprendre le combat. » « Aédon ! » s’exclama Simon, le souffle coupé. Il avait déjà entendu cette histoire, bien sûr, mais elle prenait une tout autre dimension lorsqu’elle se trouvait confirmée par la voix précise et impartiale de Morgénès. « L’interminable combat se poursuivit donc, jusqu’à ce que Jean Presbytère, qui, après tout, était de plus de vingt ans l’aîné de Camaris, cédât à la fatigue et trébuchât, tombant ainsi au pied du prince de Nabban. « Camaris, ému par la puissance et le sens de l’honneur de son adversaire, se refusa de l’achever. Il maintint la pointe de son épée sur la gorge de Jean, et lui demanda de lui jurer qu’il laisserait Nabban en paix. Jean, qui ne s’était pas attendu à ce que son geste lui fût retourné, parcourut des yeux le champ de bataille de Nearulagh, sur lequel ne se dressaient plus que ses propres hommes, réfléchit un instant, puis lança le pied de toute sa puissance et frappa Camaris-sà-Vinitta entre les jambes. » « Non ! » hurla Simon, surpris. Qantaqa sortit de son demi-sommeil, le temps de tourner la tête vers lui. Binabik se contenta de grimacer, puis se remit à lire les écrits de Morgénès. « Jean se releva alors, dominant à son tour Camaris cruellement blessé, et lui dit : “Tu as encore bien des choses à apprendre, mais tu es un homme brave et noble. Ton père et ta famille seront traités avec tous les égards qui leur sont dus, et je prendrais soin de ton peuple. J’espère qu’en retour, tu apprendras cette première leçon que je t’ai enseignée aujourd’hui, et qui est la suivante : l’honneur est une chose merveilleuse, mais c’est un moyen et non pas une fin. Un homme qui meurt de faim dans l’honneur ne rend pas service à sa famille ; un roi qui est honorablement vaincu ne sauve pas son royaume” « Lorsque Camaris fut rétabli, il avait été tellement impressionné par son nouveau roi qu’il devint à partir de ce jour le plus fidèle de ses sujets… » « Pourquoi m’as-tu lu ce passage ? » demanda Simon. Il s’était senti plus qu’un peu insulté par le sourire jubilatoire qui avait éclairé le visage de Binabik alors qu’il décrivait les pratiques déloyales du plus grand héros qu’ait connu le pays de Simon… Et pourtant, les mots étaient ceux de Morgénès ; d’ailleurs, si l’on réfléchissait un peu, ces mots faisaient un peu plus ressembler le vieux roi Jean à un être humain, et un peu moins aux statues de marbre de la façade de la cathédrale Saint Sutrin, que la poussière recouvrait doucement. « Cela semblait intéressant », répondit Binabik avec un sourire malicieux. « Non, cela n’est pas la véritable raison », ajouta-t-il aussitôt alors que Simon se renfrognait. « Véritablement, j’avais la volonté de te faire profondément comprendre une chose, et j’ai pensé que Morgénès aurait une meilleure facilité que moi. « Tu ne voulais pas abandonner les hommes de Rimmersgard, et je comprends ton sentiment : ce n’était pas, peut-être, la plus honorable possibilité de se conduire. Pas plus, d’ailleurs, qu’il n’était honorable pour moi d’abandonner mes obligations en état non réalisé à Yiqanuc, mais il faut parfois aller contre l’honneur, ou, je dirais avec plus de justeté, contre ce qui paraît honorable… Est-ce que tu as une bonne compréhension de mes mots ? » « Pas vraiment. » L’expression de désapprobation de Simon s’était muée en un aimable sourire moqueur. « Bah ! » soupira philosophiquement Binabik. « Ko muhuhok na mik aqa nop, disons-nous en Yiqanuc : Quand ça te tombe sur la tête, tu sais que c’est une pierre. » Simon médita stoïquement ces mots tandis que Binabik rangeait ses affaires dans son sac. Binabik avait eu parfaitement raison sur au moins un point. Lorsqu’ils atteignirent la crête de la colline, ils découvrirent l’immense masse sombre d’Aldhéorte qui s’étendait à perte de vue devant eux, un océan vert et noir immobilisé à l’instant où ses vagues allaient se fracasser au pied des collines. À dire vrai, le Vieux Cœur donnait l’impression que, s’il avait été une mer, alors la terre ferme elle-même aurait pu se jeter contre lui sans l’entamer. L’émerveillement fit prendre à Simon une longue inspiration. Les arbres s’enfonçaient au loin et dans toutes les directions jusqu’à ce que la brume les avale, comme si la forêt s’étendait par-delà les limites de la terre. Binabik, qui avait remarqué l’expression ébahie de Simon, lui dit : « De toutes les fois possibles, s’il est important d’écouter mes paroles, c’est cette fois. Si nous perdons la trace de l’autre là-bas, le rejoignement sera presque impossible. » « Je suis déjà allé dans la forêt, Binabik. » « En bordure seulement, ami Simon. Mais cette fois-ci nous allons entrer profondément. » « On va la traverser ? » « Ha ! Non, cela prendrait des mois, peut-être une année, qui sait ? Mais nous allons beaucoup plus loin que sa bordure, et nous devons espérer être des invités bienvenus. » Le regard de Simon retourna vers ce paysage, et il sentit un frisson le parcourir. Les arbres sombres et silencieux, les sentiers ombragés qui n’avaient jamais connu le bruit du pas de l’homme… les histoires que se racontaient les habitants de la ville et du château étaient toutes fraîches encore dans sa mémoire, et ne demandaient qu’à resurgir. Mais il faut que j’y aille, se dit-il. De toute façon, je ne crois pas que la forêt soit maléfique. Elle est juste ancienne… très ancienne. Et méfiante envers les étrangers ; ou du moins c’est l’impression qu’elle me donne. Mais elle n’est pas maléfique. « Allons-y », dit-il d’une voix aussi forte et claire que possible ; mais lorsque Binabik, ouvrant la marche, commença à descendre le flanc de la colline, Simon fit le signe de l’Arbre sur sa poitrine, juste pour mettre toutes les chances de son côté. Ils avaient descendu le versant de la colline et étaient entrés dans la vallée herbeuse qui s’enfonçait en pente douce sur près d’une lieue en direction de la lisière d’Aldhéorte lorsque Qantaqa se figea soudain, le poil hérissé et la tête tournée d’un côté. Le soleil était haut dans le ciel et avait passé son zénith ; la brume avait presque entièrement disparu. Simon et Binabik se dirigèrent vers la louve qui restait aussi immobile qu’une statue grise, en observant alentour. Aucun mouvement ne vint perturber l’ondulation statique du paysage qui les entourait. Qantaqa geignit lorsqu’ils approchèrent, et tourna la tête de l’autre côté, l’oreille dressée. Binabik posa alors doucement son sac au sol, faisant ainsi taire le léger cliquetis des os et des pierres qu’il contenait, puis il tendit l’oreille à son tour. Le troll ouvrit la bouche pour dire quelque chose, ses cheveux pendant mollement devant ses yeux. Mais, avant qu’il n’eût eu le temps de prononcer un mot, Simon l’entendit à son tour : un léger bruit, à la limite de l’audible, qui montait et descendait comme si un vol d’oies sauvages cacardantes passait à plusieurs lieues au-dessus de leurs têtes, plus haut que les nuages. Mais le bruit ne semblait pas venir du ciel : il paraissait descendre le long couloir qui séparait la forêt des collines, sans que Simon ne fût capable de dire s’il venait du nord ou du sud. « Qu’est… » commença Simon. Qantaqa geignit de nouveau et secoua la tête, comme si elle n’aimait pas le son dans ses oreilles. Le troll leva sa petite main brune et écouta un instant encore, puis il ramassa son sac. Il fit signe à Simon de le suivre et se dirigea au pas de course vers la masse obscure de la forêt. « Une meute de chiens est ce que je pense », dit-il. La louve les accompagnait en trottant, et formait autour d’eux des ovales irréguliers, se rapprochant par instants pour s’éloigner peu après. « Je pense qu’ils sont encore beaucoup éloignés, encore au sud des collines, vers les Marches Gelées. Mais le plus vite nous serons dans la forêt, le mieux pour nous… » « Peut-être »,répondit Simon, qui marchait d’un bon pas tandis que le petit homme se maintenait à ses côtés au prix d’un trot cadencé, « mais je n’ai jamais entendu de chiens qui faisaient ce bruit-là… » « Ceci », grommela Binabik, « est exactement les mots de ma pensée. Et c’est également la raison de notre marche si vite que possible. » Alors qu’il réfléchissait à ce que Binabik venait de dire, Simon sentit une main de fer lui serrer les entrailles. « Attends ! » s’exclama-t-il, et il s’arrêta. « Que fais-tu ? » siffla le petit homme entre ses dents. « Ils sont encore loin, mais ce n’est pas… » « Appelle Qantaqa. » Simon attendit patiemment, sans reprendre sa marche. Binabik l’observa un instant, puis siffla la louve, qui avait déjà fait demi-tour pour trotter dans leur direction. « J’espère que tu vas très vite expliquer… » commença le troll, mais Simon montra la louve du doigt. « Monte sur son dos. Allez ! Vas-y ! S’il se passe quelque chose, je peux courir, mais tes jambes sont trop courtes. » « Simon », dit Binabik d’une voix que la colère envahissait, « je courais déjà sur les crêtes affûtées de Mintahoq quand j’étais dans mes années-bébé… » « Mais nous sommes à découvert sur du plat, et en descente. S’il te plaît, Binabik ; tu as dit qu’il fallait faire vite ! » Le troll le regarda un instant dans les yeux, puis se détourna et adressa un claquement de langue à Qantaqa, qui se coucha aussitôt sur le ventre. Binabik lança une jambe par-dessus son large dos, puis se mit en position en s’aidant de l’épaisse fourrure de son cou. Sa langue claqua de nouveau et la louve se redressa, relevant ses pattes avant puis ses pattes de derrière, en balançant Binabik dans son mouvement. « Ummu, Qantaqa », dit-il sèchement ; elle se mit à marcher. Simon allongea la foulée jusqu’à courir à leurs côtés. Ils n’entendaient maintenant plus rien que leur propre bruit, mais le souvenir des hurlements lointains donna un instant à Simon la chair de poule ; le sombre visage d’Aldhéorte lui semblait soudain ressembler au sourire accueillant d’un ami. Binabik se pencha plus avant sur la nuque de Qantaqa, et, durant assez longtemps, ne croisa plus le regard de Simon. Côte à côte, ils poursuivirent leur course le long de l’interminable pente. Enfin, alors que, derrière eux, le morne soleil gris approchait le sommet des collines, ils atteignirent les premiers arbres, un bouquet de minces bouleaux, de pâles servantes faisant entrer les visiteurs dans la demeure de leur sombre et vieux seigneur. Bien que la vallée qu’ils quittaient fut encore baignée de soleil, ils se sentirent plonger dans une pénombre crépusculaire à mesure que la végétation devenait plus dense au-dessus d’eux. Le sol spongieux de la forêt amortissait leurs pas, et ils coururent aussi silencieusement que des spectres à travers la lisière encore bien clairsemée de la forêt. Des colonnes de lumière traversaient le feuillage, et la poussière qu’ils soulevaient dans leur passage restait un instant suspendue dans les airs et brillait entre les ombres. L’épuisement commençait à se faire sentir, et la sueur formait des rigoles crasseuses sur le visage et le cou de Simon. « Nous devons atteindre plus loin », héla Binabik depuis le trône que lui fournissait Qantaqa. « Le chemin sera trop bientôt trop touffu pour la vitesse, et la lumière trop faible. Alors nous prendrons du repos. » Simon ne dit rien et se contenta de tenir bon, son souffle brûlant ses poumons. Lorsque le garçon ralentit enfin pour adopter un petit galop irrégulier, Binabik se laissa glisser du dos de sa louve et se mit à courir à ses côtés. Le soleil, trop bas maintenant, n’éclairait plus que les troncs qui les entouraient, et le sous-bois s’assombrissait à mesure que les plus hautes branches s’illuminaient d’un halo brillant, comme les vitraux de la chapelle du Hayholt. Peu de temps après que le sol de la forêt eut disparu dans l’obscurité, Simon buta sur une pierre à demi enterrée ; Binabik le rattrapa par le coude, et il retrouva son équilibre. « Assieds-toi, maintenant », dit le troll. Simon se laissa glisser jusqu’au sol sans un mot, et sentit la terre s’enfoncer légèrement sous lui. Quelques instants plus tard, Qantaqa fit demi-tour et revint vers eux. Après avoir reniflé les environs immédiats, elle s’assit et commença à lécher la transpiration sur la nuque de Simon ; cela chatouillait, mais il était trop épuisé pour réagir de quelque manière que ce soit. Binabik s’accroupit, et observa l’endroit où ils s’étaient arrêtés. Ils se trouvaient sur le côté d’une pente douce, en bas de laquelle louvoyait le lit boueux d’un petit ruisseau, qui ne portait en son centre qu’un maigre filet d’eau sombre. « Quand la respiration sera revenue dans tes poumons », annonça-t-il, « je pense que nous nous installerons en cet endroit ». Il montra du doigt un point un peu plus élevé où se dressait un grand chêne. L’enchevêtrement de ses puissantes racines interdisait à d’autres arbres de se développer dans sa proximité immédiate, et le terrain était dégagé sur une distance aussi longue qu’un jet de pierre tout autour de son tronc massif et noueux. Simon, qui n’avait pas encore retrouvé sa respiration, acquiesça d’un hochement de tête. Il laissa encore passer quelques instants, puis se releva péniblement et grimpa la côte avec le petit homme en direction de l’arbre. « Est-ce que tu sais où nous sommes ? » demanda Simon en s’asseyant dos contre l’une des racines, dont les circonvolutions saillaient du sol. « Non », répondit gaiement Binabik. « Mais demain le soleil se lèvera. Alors je pourrai faire certaines choses… et je le saurai. Maintenant, aide-moi à réunir des pierres et du bois, et nous ferons un peu de feu. Et plus tard… » Binabik se redressa et commença à chercher du bois mort tandis que les dernières lueurs du jour s’estompaient, « …plus tard il y aura une plaisante surprise pour toi. » Binabik avait construit autour du foyer une sorte de boîte de pierre à trois côtés pour que le feu n’éclaire pas trop, mais il craquait tout de même de fort satisfaisante façon. Sa lueur rougeâtre projetait des ombres étranges autour d’eux, tandis que Binabik fouillait dans son sac. Simon observa pendant un temps les étincelles qui s’élevaient parfois au-dessus du feu. Ils s’étaient contentés, pour un maigre repas, de lamelles de poisson séché, de biscuits secs et d’eau. Simon ne se sentait pas tout à fait rassasié, mais jugea néanmoins qu’il était plus agréable d’être étendu devant un feu à réchauffer ses courbatures que de courir. Il ne se souvenait pas avoir jamais couru aussi longtemps et aussi loin sans s’arrêter. « Ah ! » gloussa Binabik en détournant la tête de son sac pour exhiber un étrange sourire de satisfaction que la lueur du feu teintait de rouge. « Une surprise je t’ai promis plus tôt, Simon, et la surprise pour toi est là ! » « N’oublie surtout pas que tu as parlé d’une bonne surprise ; j’ai eu bien assez de celles de l’autre genre pour le restant de ma vie. » Binabik sourit, son visage rond paraissant s’étirer jusqu’aux oreilles. « Très bien, c’est toi qui décideras. Essaye ça. » Il tendit à Simon un petit pot de céramique. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda Simon en le maintenant devant le feu. Le contenu semblait solide, et il n’y avait aucune inscription. « Ça vient de ton pays ? » « Ouvre-le. » Simon poussa du doigt sur le dessus du pot et s’aperçut qu’il était scellé par quelque chose comme de la cire. Il creusa un trou de l’index, puis ramena le doigt sous ses narines. L’instant d’après, il enfonça le doigt dans le pot, le ressortit, et le porta à sa bouche. « De la confiture ! » s’exclama-t-il, ravi. « Faite avec des raisins, je suis certain », ajouta Binabik, heureux de la réaction de Simon. « Je l’ai trouvée à l’abbaye, mais l’excitation qui a suivi l’a ôtée de mon esprit. » Après en avoir un peu plus profité, Simon la partagea avec Binabik, qui l’apprécia tout autant. Ils l’eurent bientôt terminée, et abandonnèrent le pot à Qantaqa, qui ne se fit pas prier pour le lécher. Simon s’enroula dans sa cape au pied des pierres chaudes qui entouraient le feu mourant. « Est-ce que tu pourrais chanter une chanson, Binabik ? » demanda-t-il. « Ou raconter une histoire ? » Le troll se tourna vers lui. « Je pense, pas une histoire, Simon, car il faut dormir et s’éveiller tôt. Peut-être une courte chanson. » « Ce serait bien. » « Mais, après avoir plus pensé », reprit Binabik en remontant sa capuche sur ses oreilles, « j’aimerais plutôt entendre ta voix chanter. De façon calme, bien sûr. » « Moi ? Une chanson ? » Simon réfléchit un instant. Il crut discerner la lueur d’une étoile à travers les arbres. Une étoile… « Très bien… » reprit-il, « puisque tu m’as chanté ta chanson, celle de Sedda et du filet d’étoiles… je peux bien te chanter une chanson que les femmes de chambre m’ont apprise quand j’étais petit. » Il prit une position plus confortable. « J’espère que je retrouverai tous les mots. C’est une chanson drôle. » « Il y a bien longtemps, tout Vieuxcœur retentit commença doucement Simon, D’un défi que lança Jack Mundwode le bandit : “Qui saura et pourra une étoile m’amener Y gagnera couronne, honneurs et renommée.” Béornoth se leva et dit : “Je grimperai Au sommet du plus grand arbre de la forêt ! S’il te faut une étoile, étoile tu auras, Et la couronne d’or ne sera plus qu’à moi. ” Ainsi donc il grimpa sur le plus haut bouleau, Puis sauta sur un if, et de là sur un chêne ; Mais malgré tous ses cris et ses bonds et ses sauts, d’attraper une étoile, il resta bien en peine. Alors ce fut le tour du jovial Osgaël, qui promit de tirer une flèche vers le ciel. “Étoile décrocherai, qui tombera vers moi et alors la couronne m’appartiendra de droit.” Vingt-sept flèches il tira ; mais jamais n’atteignit L’étoile qui là-haut semblait se rire de lui. Quand ses traits retombèrent, il voulut se cacher, Et tous le moquèrent, Jack Mundwode le premier. Tous alors essayèrent, mais cela n’apporta Que mêlées et querelles : succès il n’y eut pas. Alors se dressa Hruse, fort belle et l’œil rogue Pour ces hommes qui luttaient comme une meute de dogues. “Ce que Mundwode exige est peu en vérité, Et puisque nul ici ne brigue cette couronne Pour laquelle il ne faut guère qu’un nœud dénouer, Je m’en vais de ce pas le faire sans vergogne.” Hruse prit le filet qu’elle avait fait chercher Et le jeta dans l’eau immobile du lac. Il perça la surface et manqua effacer Le reflet de l’étoile en ce miroir opaque. Belle Hruse eut alors un sourire triomphant Et dit railleuse à Jack : “Comprends-tu maintenant ? Tu voulais une étoile, et je l’ai attrapée Elle est dans mon filet, tu n’as plus qu’à tirer !” Jack éclata de rire et dit à l’assemblée : “Je n’ai donc pas le choix, il me faut l’épouser. Elle m’apporte une étoile, et me prend ma couronne C’est donc toute ma vie qu’il faut que je lui donne.” Puisque pour une étoile, Hruse prit sa couronne Jack Mundwode prit pour femme celle qui au ciel ordonne… » Dans l’obscurité, Simon entendit le rire doux et clair de Binabik. « Une chanson qui procure la joie, Simon. Merci à toi. » Bientôt, le sifflement des braises se tut, et l’on n’entendit plus que le souffle du vent dans les arbres innombrables. Avant qu’il n’eût ouvert les yeux, il avait déjà pris conscience de l’étrange ronronnement qui s’élevait et retombait non loin de lui. Il leva sa tête encore lourde de sommeil et vit Binabik assis en tailleur devant le feu. Le soleil était à peine levé, et la forêt était encore baignée de pâles volutes de brume matinale. Binabik avait soigneusement tracé un cercle fait de plumes autour du foyer ; les plumes provenaient de différents oiseaux, comme s’il les avait ramassées dans la forêt. Les yeux fermés, il s’inclinait vers le faible feu et psalmodiait dans sa langue la mélopée qui avait tiré Simon de son sommeil. « …Tutusik-Ahyuq-Chuyuq-Qachimak, Tutusik-Ahyuq-Chuyuq-Qachimak… » Binabik répétait son incantation encore et encore. Le fin ruban de fumée qui s’élevait du feu de camp se mit à tourbillonner comme sous l’effet d’une forte brise, mais les plumes posées sur le sol ne bougeaient pas. Les yeux toujours clos, le troll commença à former des cercles au-dessus du feu avec les paumes de ses mains ; le ruban de fumée plia comme s’il avait été poussé, et ne s’éleva plus qu’en une seule direction, par-delà l’un des coins du foyer. Binabik ouvrit les yeux et observa un instant la fumée, puis le mouvement de ses mains cessa. Un instant plus tard, la fumée reprit son mouvement habituel. Simon avait retenu sa respiration ; il souffla enfin. « Sais-tu où nous sommes, maintenant ? » demanda-t-il. Binabik se tourna vers le garçon et lui adressa un sourire satisfait. « Salutations du matin. Oui, je crois que j’ai la connaissance d’une bonne nouvelle. Nous devrions avoir très peu de difficulté, mais beaucoup de marche, pour atteindre la maison de Géloé… » « Une maison ? » interrogea Simon. « Une maison dans Aldhéorte ? Comment est-elle ? » « Ah ! » répondit Binabik en s’étirant les jambes et en se frottant les mollets, « elle n’est comme rien que tu… » Il s’interrompit soudain, transfiguré, et le regard fixé par-dessus l’épaule de Simon. Le garçon se retourna aussitôt, mais il n’y avait rien à voir. « Qu’est-ce qui se passe ? » « Chut… » siffla Binabik, le regard toujours fixe. « Là. Tu entends… ? » Il dressa l’oreille, et, après un instant, finit par percevoir effectivement le son distant des aboiements qu’ils avaient entendus la veille dans la vallée qui menait à la forêt. Simon sentit un frisson le parcourir. « Encore ces chiens… ! » dit-il. « Mais on dirait qu’ils sont encore très loin. » « Tu n’as pas encore toute la compréhension. » Le regard de Binabik se tourna vers le feu, puis vers les rayons du soleil du matin qui perçaient à travers le sommet des arbres. « Ils nous ont dépassé durant la nuit. Ils ont couru la totalité de la nuit ! Et maintenant, si mes oreilles ne jouent pas avec moi, ils ont fait demi-tour et marchent vers nous. » « Qu’est-ce que c’est que cette meute ? » Simon sentit les paumes de ses mains devenir moites. « Est-ce qu’ils nous suivent ? Ils ne peuvent pas nous pourchasser dans la forêt, n’est-ce pas ? » Binabik éparpilla les plumes en quelques mouvements de botte, puis remballa ses affaires dans son sac à dos. « Je ne sais pas », reprit-il. « Je ne connais pas la réponse de toutes ces questions. Il y a un pouvoir dans la forêt qui peut rendre confus les chiens de chasse ; en tout cas les chiens ordinaires, mais ce n’est pas mon idée qu’un baron local puisse pour le plaisir faire courir sa meute toute la nuit, et je ne connais pas des chiens qui peuvent le faire. » Binabik siffla Qantaqa. Simon s’assit et enfila précipitamment ses bottes. Son corps entier était ankylosé, et il était déjà certain qu’ils allaient courir. « C’est Élias, n’est-ce pas ? » dit-il d’un ton lugubre ; puis il grimaça lorsque l’intérieur de sa botte entra en contact avec les ampoules de son pied. « Peut-être. » Qantaqa trotta jusqu’à eux. Binabik passa une jambe par-dessus son dos, puis se hissa en tirant. « Mais quel fait rend l’apprenti d’un docteur aussi important pour lui, et où a-t-il trouvé des chiens capables de courir vingt lieues entre le crépuscule et l’aube ? » Binabik posa son sac sur le garrot de Qantaqa et tendit son bâton à Simon. « Ne perds pas cela, s’il te plaît. J’aurais eu beaucoup de bonheur si nous avions trouvé un cheval pour te déplacer. » Les deux compagnons descendirent la pente jusqu’au ruisseau, puis remontèrent de l’autre côté. « Sont-ils proches ? » interrogea Simon. « Et à quelle distance est… cette maison ? » « La meute et la maison ne sont pas dans notre proximité », répondit Binabik. « Eh bien, je courrai à tes côtés quand Qantaqa sera fatiguée. Kikkasut ! », jura-t-il, « combien j’aimerais avoir un cheval ! » « Moi aussi », répondit Simon. Ils poursuivirent leur difficile randonnée tout au long de la matinée, marchant plein est à travers la forêt qui s’épaississait. Alors qu’ils montaient puis redescendaient à travers des vallons rocheux, les aboiements disparaissaient parfois pour de longues minutes, puis réapparaissaient, semblant plus forts à chaque fois. Tenant parole, Binabik sauta du dos de Qantaqa lorsque la louve commença à faiblir, et se mit à courir à leur côté. Ses courtes jambes lui imposaient de trotter deux pas pour chaque enjambée que faisait Simon, et ses dents étaient découvertes alors que ses joues marquaient le rythme de sa respiration. Ils s’arrêtèrent pour boire un peu d’eau et pour se reposer lorsque le soleil marqua le milieu de la matinée. Simon déchira des lanières de toiles de ses deux paquets pour bander ses talons couverts d’ampoules, puis tendit la flèche et le parchemin à Binabik pour qu’il les mette dans son sac à dos : il ne pouvait plus supporter de les sentir frotter contre sa cuisse quand il marchait ou courait. Alors qu’ils avalaient les dernières gouttes musquées que contenait leur outre et tentaient de reprendre leur respiration, le bruit de la meute se fit de nouveau entendre. Le hurlement des chiens leur parut cette fois-ci si proche qu’ils se remirent aussitôt à courir. Ils commencèrent bientôt à gravir une longue côte. Le sol devenait plus rocheux à mesure qu’ils grimpaient, et même les espèces d’arbres semblaient changer. Alors qu’il poursuivait son escalade d’un pas chancelant, Simon sentit une impression de défaite parcourir son corps comme un poison. Binabik lui avait dit qu’ils atteindraient cette Géloé au mieux en fin d’après-midi, et ils perdaient déjà la course, alors que le soleil n’avait même pas atteint son zénith au-dessus des arbres qui l’abritaient. La clameur de leurs poursuivants était constante, un hurlement d’excitation si puissant que Simon ne pouvait s’empêcher de s’interroger à chaque fois qu’il trébuchait sur leur étonnante capacité à aboyer tout en courant. Quelle sorte de chiens était-ce donc ? Le cœur de Simon battait aussi vite que les ailes d’un oiseau. Lui et le troll se retrouveraient face à cette meute bien assez tôt. Cette pensée lui brûlait l’estomac. Il vit enfin à l’horizon une large tache de ciel à travers les troncs : le sommet du coteau. Ils se hissèrent au-delà de la dernière ligne d’arbres. Qantaqa, qui courait devant eux, s’arrêta net et hurla, un son net et aigu qui venait du fond de sa gorge. « Simon ! » Binabik hurla et plongea en avant, attrapant les jambes du garçon dans sa chute, et le plaqua au sol avec une violence qui lui coupa le souffle. Lorsque Simon reprit ses esprits et que sa vision s’éclaircit, il était collé au sol, les coudes posés sur le rebord rocheux d’un profond abîme. Quelques éclats de pierre glissèrent de sous sa main, et rebondirent sur la paroi avant de disparaître entre les cimes des arbres qu’il apercevait au loin en contrebas. Les aboiements retentissaient maintenant comme le fracas flamboyant des trompettes de guerre. Simon et le troll s’écartèrent du bord du précipice, redescendirent la pente de quelques pas, et se redressèrent. « Regarde ! » souffla Simon, qui ne s’inquiétait plus du sang qui perlait des éraflures sur ses mains et son visage. « Binabik, regarde ! » Il montra du doigt le bas de la longue côte qu’ils venaient d’escalader, à travers l’épaisse couverture végétale. À moins, beaucoup moins d’une demi-lieue, un essaim de formes basses et blanches apparaissaient et disparaissaient au gré du couvert que leur offraient les arbres : les chiens. Binabik prit son bâton des mains de Simon et le sépara en deux. Il tira ses dards et tendit le couteau à Simon. « Vite », dit-il, « coupe-toi une branche, un gourdin. Si nous devons vendre notre vie aujourd’hui, il faut s’assurer un prix élevé. » Le hurlement guttural des chiens s’éleva vers eux, un chant ascendant de curée et de mise à mort. 25. Le Lac Caché Il hacha et déchira le bois tant qu’il put, pesant de tout son poids sur la branche pour la faire plier et la briser, tandis que le couteau glissait dans sa main moite. Simon consacra ainsi de précieuses secondes à couper une branche qui lui convenait, même si ce ne pouvait être qu’un moyen de défense pathétique, et chaque seconde perdue rapprochait les chiens. Le morceau de bois qu’il finit par arracher au tronc était aussi long que son bras, et se terminait sur un nœud, là où une branche plus petite était tombée. Le troll fouillait d’une main dans son sac à dos, tout en agrippant Qantaqa de l’autre par la lourde fourrure de son col. « Retiens-la ! » dit-il à Simon. « Si elle est lâchée maintenant, elle attaquera trop tôt. Ils vont l’attirer vers le bas et la tueront très prestement. » Simon s’accroupit et passa un bras autour du cou puissant de la louve. Elle tremblait d’excitation, et il pouvait sentir son cœur battre sous son bras. Il sentit le rythme de son propre cœur accélérer. Rien de tout cela n’était réel ! Ce matin encore, il était tranquillement assis avec Binabik devant un feu de camp… Le hurlement de la meute s’amplifia. Les chiens grimpaient la colline comme une nuée de termites blancs fuyant un nid qui s’effondre. Qantaqa bondit en avant, entraînant avec elle Simon qui tomba à genoux sans la lâcher. « Hinik aia ! » cria Binabik. Il lui donna une tape sur le museau avec son tube d’os creux, qu’il lâcha ensuite pour tirer une longueur de corde du fond de son sac. D’un geste rapide et précis, il prit l’une des extrémités et en fit un nœud coulant. Simon, qui avait l’impression d’avoir compris, jeta un coup d’œil au gouffre derrière eux et hocha négativement de la tête. Le fond du précipice était bien trop éloigné, et la corde ne les mènerait même pas au milieu de la paroi rocheuse. Puis il aperçut quelque chose, et l’espoir refit surface en lui. « Binabik, regarde ! » dit-il en pointant du doigt. Le troll, malgré l’impossibilité manifeste de cette descente, était en train d’attacher sa corde à une souche enracinée à moins de deux pas du gouffre. Tout en terminant ses préparatifs, il regarda dans la direction qu’indiquait le doigt de Simon. À moins de cent pas de l’endroit où ils étaient accroupis, un immense et vieux sapin était renversé au sol et reposait sur le flanc de la paroi rocheuse, sa base en équilibre sur le bord du ravin et son sommet pris sur une corniche en contrebas. « On peut descendre par là ! » s’exclama Simon, mais le troll lui fit non de la tête. « Si nous pouvons escalader vers le bas avec Qantaqa, alors ils le peuvent aussi. Et ça ne mène nulle part. » Il appuya son argument d’un signe de la main. La corniche qui retenait l’arbre n’était qu’une large avancée sur la façade de pierre. « Mais cela va nous aider. » Il se redressa et tira sur la corde pour s’assurer de la résistance du nœud autour de la souche. « Emmène Qantaqa vers ce bas, si tu peux. Pas loin : peut-être dix coudées. Retiens-la jusqu’à mon appel. Tu comprends ? » « Mais… » commença Simon. Puis il regarda vers la pente, et vit que les formes blanches, environ une douzaine, étaient presque sur eux. Il attrapa Qantaqa par le col et la tira vers le sapin renversé. L’arbre était suffisamment avancé sur le plat pour qu’il restât de l’espace entre les racines et le bord, mais il ne lui fut pas aisé de garder son équilibre tout en retenant la louve. Elle tremblait, refusait d’avancer et grognait, même si le son rauque qu’elle produisait était presque totalement couvert par les aboiements de la meute. Simon ne put la forcer à grimper sur le large tronc, et, désespéré, se tourna vers Binabik. « Ummu ! » lâcha sèchement le troll d’une voix rauque. Après un instant d’hésitation, la louve se hissa d’un bond sur le sapin, sans cesser de grogner. Simon enjamba alors le tronc d’arbre et s’installa comme il le put, gêné par le bâton glissé dans sa ceinture. Il se laissa ensuite glisser en arrière, tout en tenant Qantaqa, jusqu’à avoir largement dépassé le bord du gouffre. C’est à ce moment que le troll hurla. Qantaqa se retourna aussitôt dans sa direction. Simon s’accrocha à son cou de ses deux bras, tout en se maintenant fermement en place de ses genoux serrés contre l’écorce rêche. Il avait froid, soudain ; tellement froid ! Il enfonça son visage dans la fourrure de la louve, sentit sa puissante odeur, et commença une prière. « …Elysia, mère de notre Rédempteur ; aie pitié de moi, protège-nous… » Binabik se tenait, corde en main, à moins d’un pas du rebord. « Hinik, Qantaqa ! » tonna-t-il, puis les chiens bondirent d’entre les arbres et achevèrent de grimper la côte. Simon ne pouvait pas vraiment les voir depuis l’endroit où il se trouvait, d’autant plus que la louve tentait de toutes ses forces de se libérer de son emprise : il ne distingua que de longs dos minces et blancs et des oreilles pointues. Les bêtes fonçaient au galop vers le troll, dans un bruit de chaînes de métal que l’on traîne sur un plancher d’ardoises. Mais que fait Binabik ? pensa Simon, qui respirait difficilement sous l’effet de la panique. Pourquoi ne court-il pas ? Pourquoi ne se sert-il pas de son lance-dards ? Qu’il fasse quelque chose ! Il avait l’impression de revivre son pire cauchemar, comme si Morgénès en flammes se tenait encore une fois entre lui et les mains meurtrières d’Élias. Il lui était impossible d’assister sans réaction à la mort de Binabik. Au moment où il commença à se hisser en avant, les chiens bondirent vers le troll. Simon perçut l’espace d’un éclair une impression de museaux longs et pâles, d’yeux vides et blanc perle… puis Binabik fit un bond en arrière qui l’entraîna dans le gouffre. « Non ! » hurla Simon, horrifié. Dans leur élan, les cinq ou six créatures qui avaient été le plus près de lui poursuivirent leur course, incapables de s’arrêter, et culbutèrent par-dessus l’à-pic, en un enchevêtrement glapissant de pattes et de queues blanches. Simon, impuissant, regarda le tas de chiens mugissants rebondir sur la paroi puis s’écraser sur la cime des arbres dans un bruit de branches brisées. Il sentit un nouveau cri monter dans sa poitrine… « Maintenant, Simon ! Laisse-la filer ! » Bouche bée, Simon regarda en contrebas et vit que les pieds de Binabik reposaient sur la paroi, et que le troll était suspendu à une vingtaine de pieds de l’endroit où il avait sauté par la corde attachée autour de sa taille. « Lâche-la ! » cria-t-il de nouveau ; Simon détendit alors le bras qu’il maintenait autour du cou de Qantaqa. Le reste de la meute était réuni sur le rebord de l’à-pic, au-dessus de la tête de Binabik, et reniflait le sol ou regardait vers le bas, en aboyant sauvagement à l’adresse du petit homme, qui se trouvait si près d’eux et pourtant hors de portée. Tandis que Qantaqa filait sur le large tronc, l’un des chiens blancs tourna de petits yeux qui ressemblaient à des miroirs embués vers le sapin et vers Simon. Il poussa un hurlement féroce et fonça vers le garçon : les autres le suivirent. Avant que les chiens n’eussent atteint le sapin, la grande louve franchit les dernières coudées, et rejoignit la terre ferme en un bond splendide. Le premier chien fut sur elle en un battement de cœur ; deux autres approchaient. L’impressionnant chant de bataille de la louve résonna, plus bas et plus profond que les aboiements et les hurlements de la meute. Simon, un instant paralysé par l’appréhension, commença à se hisser vers le rebord du gouffre. Le tronc était si large que ses jambes lui faisaient mal, et il se demanda un instant s’il ne valait pas mieux se mettre à genoux pour mieux avancer, en sacrifiant une bonne prise pour plus de vitesse. Il regarda alors pour la première fois vraiment vers le bas. La cime des arbres formait un épais tapis vert trop loin en dessous. La distance était vertigineuse, bien plus impressionnante que ce qu’il voyait lorsqu’il sautait du mur vers la Tour de l’Ange Vert. La tête lui tourna et il détourna le regard. Il décida de garder ses genoux là où ils se trouvaient. Lorsqu’il releva la tête, une forme blanche bondit depuis le rebord sur le tronc du sapin. Le chien gronda et fila vers lui, ses pattes trouvant un appui sur l’écorce. Simon n’eut que le temps de tirer son bâton noueux pendant que la bête parcourait la douzaine de pieds qui les séparait, puis elle fondit sur lui, visant la gorge. La branche était un instant restée bloquée dans sa ceinture, mais il l’avait glissée là par le bout le plus fin, et c’est ce qui lui sauva la vie. À la seconde où son gourdin se libéra, le chien fut sur lui. Des crocs jaunâtres luisirent et claquèrent devant son visage. Il avait levé la branche suffisamment haut pour pouvoir asséner un puissant coup oblique, qui détourna la première attaque du chien, dont la mâchoire se referma sur le vide à moins d’un pouce de son oreille gauche, aspergeant le garçon de salive. Les griffes du molosse étaient déjà sur sa poitrine, et son haleine fétide lui sauta au visage : il perdait prise. Il voulut relever le gourdin, mais celui-ci se prit entre les pattes avant de l’animal. Il se tendit instinctivement en arrière alors que le museau grondant s’avançait de nouveau vers son visage, et tenta de libérer sa branche. Il y eut un instant de résistance, puis l’une des pattes du chien blanc fut emportée par le mouvement ; l’animal perdit l’équilibre. Il glapit en se sentant verser, et s’efforça durant un instant de retrouver sa prise sur l’écorce, sans succès. Lorsqu’il glissa et piqua vers le fond du gouffre, il entraîna dans sa chute le bâton que le garçon tenait encore. Simon fut projeté en avant, et se raccrocha des deux mains au tronc d’arbre. Son équilibre retrouvé, il se mit à tousser, cherchant à chasser l’haleine fétide de la bête qui imprégnait ses narines, mais fut interrompu par un grondement. Il releva lentement la tête, et vit qu’un autre chien avait grimpé sur le tronc au niveau des racines. Ses yeux laiteux brillaient comme ceux d’un mendiant aveugle. L’animal entr’ouvrit une mâchoire écumante et montra ses crocs. Simon, désarmé, leva les mains en un signe d’impuissance tandis que la bête avançait lentement sur le tronc, ses muscles noueux saillant sous la courte fourrure. Le chien tourna soudain la tête pour se mordiller le flanc et poursuivit son étrange geste durant un instant, puis reporta son inquiétant regard vide sur Simon. Il avança d’un pas, fut parcouru par un frisson, puis fit un nouveau pas chancelant. Il s’immobilisa alors, oscilla un instant, et bascula enfin dans le vide. « Le dard noir semblait le plus sûr choix », cria Binabik. Le petit homme se tenait au bord du gouffre, à quelques pas de la masse de racines du sapin. Quelques instants plus tard, Qantaqa vint le rejoindre en clopinant, le museau dégoulinant de sang rouge sombre. Simon les regarda d’un air ébahi, réalisant lentement qu’ils avaient survécu. « Avance doucement, maintenant », lui dit le troll. « Voilà. Je vais te lancer la corde. Il serait peu sensé de te perdre après toutes ces expériences que nous avons vécues…. » L’extrémité de la corde s’envola et retomba à l’endroit où Simon était assis. Il l’attrapa avec gratitude, le soulagement faisant trembler ses mains telle une forte fièvre. Binabik retourna laborieusement l’un des chiens du bout du pied. L’un de ceux qui avaient été tués par un dard : la boule de toile saillait sur la fourrure blanche et lisse du cou de la créature comme un petit champignon. « Vois cela », dit le troll. Simon se pencha plus près. La bête ne ressemblait à aucun des chiens de chasse qu’il ait jamais vus : le museau fin et la mâchoire inférieure surbaissée évoquaient plutôt les requins que les pêcheurs tiraient de longue lutte des eaux du Kynslagh. Les yeux blancs opalescents, maintenant sans vie, semblaient refléter quelque maladie invisible. « Non. Vois là », reprit Binabik en pointant du doigt. Le chien portait sur son poitrail un fin triangle noir, pointe vers le bas, qui avait brûlé la fourrure. C’était une marque de fer, comme celles que faisaient les hommes des Thrithings à leurs chevaux après avoir chauffé à blanc le bout d’une lance. « Cette marque est pour le Pic de l’Orage », dit doucement Binabik. « C’est la marque des Norns. » « Et ce sont… ? » « Un peuple étrange. Leur pays est plus au nord encore de Yiqanuc et Rimmersgard. Une grande montagne domine là-bas, avec une couverture de neige et de glace : elle est appelée le Pic de l’Orage par les Rimmersleutes. Les Norns ne voyagent pas dans les terres d’Osten Ard. Certains disent que ce sont des Sithis, mais je n’ai aucune connaissance de la vérité possible de cette affirmation. » « Et comment expliquer ceci ? » interrogea Simon. « Regarde son collier. » Il se pencha, et glissa précautionneusement un doigt sous la bande de cuir blanc pour l’écarter des chairs de l’animal mort. Binabik eut un sourire penaud. « Grande honte sur moi ! Mes yeux ont oublié le collier qui était blanc sur blanc, moi qui ai appris dès mes années-bébé à chasser dans la neige ! » « Mais regarde-le bien », insista Simon. « Tu vois cette boucle ? » La boucle était effectivement particulière : il s’agissait d’un bloc d’argent martelé en forme de dragon enroulé. « C’est le dragon du chenil d’Élias », dit Simon d’un ton assuré. « Je ne risque pas de me tromper, j’ai assez souvent rendu visite à Tobas, le maître du chenil. » Binabik s’accroupit, les yeux fixés sur le cadavre. « Je te crois. Et la marque du Pic de l’Orage est certaine aussi : il suffit de regarder pour avoir la certaineté que ces bêtes n’ont pas grandi dans ton Hayholt. » Il se redressa et recula d’un pas ; Qantaqa avança à son tour et vint renifler le corps. Elle s’éloigna un instant après en grondant. « Un mystère dont le solutionnement doit attendre », dit le troll. « Nous avons maintenant la chance d’avoir conservé nos vies, et aussi tous nos membres. Alors ma pensée est qu’il faut se remettre à marcher. Je n’ai pas le désir de rencontrer le maître de ces chiens. » « Est-ce que Géloé est encore loin ? » « Notre route a été déviée durant un moment, mais sans difficultés à réparer. Si nous partons maintenant, nous arriverons possiblement avant l’obscurité. » Le regard de Simon s’arrêta un instant sur le long museau et les mâchoires vicieuses du molosse, sur son corps puissant et ses yeux voilés. « Je l’espère », dit-il. Ils ne trouvèrent aucun moyen de franchir le précipice, et durent se résoudre à revenir sur leurs pas jusqu’au pied de la longue côte pour contourner cet obstacle. Simon était excessivement heureux de ne pas avoir à descendre la paroi rocheuse : ses jambes lui paraissaient encore aussi fragiles que s’il avait eu de la fièvre. Il n’avait aucune envie de plonger une nouvelle fois son regard dans ce gouffre sans rien d’autre sous lui que la possibilité d’une longue, très longue chute. Grimper sur les murs et les tours du Hayholt était une chose : les coins étaient carrés et la maçonnerie régulière ; mais un tronc d’arbre suspendu comme un frêle brin d’herbe au-dessus du vide était une tout autre histoire. Lorsqu’ils atteignirent enfin les dernières toises de la pente, ils obliquèrent à main droite et cheminèrent en direction du nord-ouest. Ils n’avaient pas parcouru un mille lorsqu’un hurlement aigu déchira l’air de l’après-midi. Ils s’immobilisèrent ; Qantaqa dressa l’oreille et se mit à gronder. Le cri se fit de nouveau entendre. « On dirait un enfant », dit Simon, qui tourna la tête pour discerner l’endroit d’où venait le bruit. « La forêt joue souvent des tours de cette espèce », commença Binabik, mais la plainte s’éleva une nouvelle fois. Elle fut suivie d’un aboiement violent qu’ils ne connaissaient que trop. « Par les Yeux de Qinkipa ! » jura Binabik. « Vont-ils donc nous poursuivre jusqu’à Naglimund ! ? » L’aboiement reprit, et Binabik écouta attentivement. « Il a le son d’un seul chien, heureusement. C’est une très grande chance. » « On dirait que ça vient de là-bas. » Simon indiqua du doigt la direction d’une partie de la forêt où la végétation était plus dense. « Allons voir. » « Simon ! » La surprise avait rendu la voix de Binabik stridente. « Quelle chose me dis-tu ? Nous sommes dans une fuite pour protéger nos vies ! » « Tu viens de dire qu’il n’y avait qu’un seul chien. Nous avons Qantaqa. Et quelqu’un est attaqué. Comment pourrions-nous fuir ? » « Simon, nous ne savons pas si ce cri est un piège… ou peut-être un animal. » « Et si c’est vrai ? » demanda Simon. « Si ce monstre a acculé l’enfant d’un bûcheron… ou… ou quelque chose comme ça ? » « Un enfant de bûcheron ? Aussi profond dans la forêt ? » Binabik, agacé, observa Simon un instant. Simon soutint son regard avec un air de défi. « Ah ! » dit Binabik dans un énorme soupir, « il sera donc comme tu le veux ». Simon tourna sur lui-même et partit au trot vers le bosquet qu’il avait indiqué. « Mikmok hanno so gijiq, disent les Qanucs ! » lança Binabik en direction du garçon. « Si tu désires porter une belette affamée dans ta poche, c’est ton choix ! » Le garçon ne regarda pas en arrière. Binabik donna un violent coup de bâton au sol, puis trotta à sa suite. Il rattrapa Simon en moins de cent pas ; vingt pas plus loin, il avait ouvert son bâton et sorti son étui de dards. Il siffla un ordre pour faire revenir Qantaqa à son niveau, puis enfila adroitement une boule de laine autour de l’un des dards à la pointe noire, sans jamais cesser de courir. « Tu ne risques pas de t’empoisonner si tu t’emmêles les pieds et que tu tombes ? » demanda Simon. Binabik lui jeta un regard noir, tout en forçant le pas pour rester au niveau du garçon. Lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux, ils découvrirent une scène d’apparence innocente : un chien était accroupi au pied d’un frêne imposant, les yeux fixés sur une forme sombre nichée sur une branche, un peu plus haut. C’eût pu être l’un des chiens du Hayholt et un chat errant, mais tant l’assaillant que la proie étaient beaucoup plus gros. Ils étaient à moins de cent pas lorsque le chien se tourna vers eux. Il retroussa ses babines et aboya violemment, sur un ton féroce et vicieux. Il tourna son regard vers l’arbre un instant, puis étira ses longues pattes et bondit vers eux. Binabik ralentit puis s’arrêta net, et porta le tube d’os vers ses lèvres ; Qantaqa le dépassa. Tandis que le chien se rapprochait, le troll gonfla ses joues et souffla. Si le dard atteignit sa cible, le chien n’en laissa rien voir ; il accéléra au contraire, et Qantaqa chargea à son tour. Ce chien était plus grand encore que les autres, et semblait même plus imposant que Qantaqa. Les deux animaux ne prirent pas le temps de se jauger : ils se jetèrent l’un sur l’autre, gueule ouverte ; un instant plus tard, ils roulaient par terre en grondant et glapissant, une unique boule de fourrure blanche et grise tournant et rebondissant en tous sens. Au côté de Simon, Binabik jura violemment : dans sa hâte à lancer un nouveau dard, il avait laissé tomber sa pochette de cuir. Les aiguilles d’ivoire s’étaient éparpillées dans les feuilles mortes et la mousse qui couvraient le sol. Les grondements des combattants étaient devenus plus aigus. La longue tête blanche du chien plongea et se retira à trois reprises, comme frappe une vipère. La troisième fois, il y avait du sang sur son museau pâle. Simon et Binabik trottaient vers eux lorsque Binabik laissa échapper un son étrange, d’une voix étranglée. « Qantaqa ! » hurla-t-il soudain, et il se précipita en avant. Simon vit en un éclair s’élever le couteau de Binabik ; un instant plus tard, le troll plongeait dans la mêlée rugissante, et abattait son arme, la relevait, et frappait de nouveau. Simon, qui craignait pour la vie de ses deux compagnons, ramassa le tube creux que Binabik avait laissé tomber et courut vers eux. Il arriva à temps pour voir le troll s’arc-bouter, agripper l’épaisse fourrure grise du dos de Qantaqa, et tirer. Les corps des animaux se séparèrent ; tous deux étaient couverts de sang. Qantaqa se redressa lentement, gardant une patte en l’air. Le chien blanc ne bougea pas. Binabik passa un bras autour du cou de la louve et pressa son front contre le sien. Simon, étrangement ému, les laissa seuls et avança vers l’arbre. La première surprise fut qu’il y avait deux personnes sur la branche blanche du frêne : un jeune adolescent, les yeux écarquillés, qui tenait sur ses genoux une silhouette immobile plus petite. La seconde surprise fut que Simon connaissait le plus grand des deux. « Toi ! » L’étonnement lui fit ouvrir grands les yeux. Il ne pouvait détacher son regard de ce visage sale et taché de sang. « C’est toi ! Mal… Malachias ! » Le garçon ne dit rien. Il observait le sol d’un regard fixe, hanté, et continuait de bercer son compagnon. Pour un moment, le taillis resta silencieux et immobile, comme si le soleil au-dessus de leur tête s’était arrêté dans sa course. Puis la sonnerie d’une trompe fracassa le silence. « Vite ! » cria Simon à Malachias. « Descends ! Il faut que tu descendes ! » Binabik le rejoignit, en compagnie de Qantaqa qui boitait. « Une corne de chasse, je suis certain », fut tout ce qu’il ajouta. Malachias, comme s’il comprenait enfin, se laissa glisser le long de la branche pour rejoindre le tronc, tout en tenant précautionneusement son compagnon. Lorsqu’il atteignit la fourche, il hésita un instant, puis tendit sa charge lâche à Simon. C’était une petite fille aux cheveux sombres, qui ne pouvait pas avoir plus de dix ans. Elle était inanimée, les yeux fermés sur un visage trop pâle. Lorsque Simon la prit contre lui, il sentit quelque chose de collant étalé sur le devant de sa robe rêche. Un instant après, Malachias descendit de sa branche ; il resta une seconde suspendu quelques pieds au-dessus du sol, sauta, roula, et se redressa immédiatement. « Que fait-on maintenant ? » demanda Simon, tout en essayant d’installer confortablement la petite fille inconsciente sur sa poitrine. La corne sonna de nouveau quelque part du côté du précipice qu’ils avaient abandonné derrière eux, puis ils entendirent le braillement d’autres chiens. « Nous ne pouvons pas combattre des hommes avec des chiens », dit le troll, dont le visage défait trahissait l’épuisement. « Et les chevaux sont indistançables par nous. Nous devons nous cacher. » « Comment ? » répondit aussitôt Simon. « Les chiens vont nous trouver tout de suite ! » Binabik se pencha et prit la patte blessée de Qantaqa dans sa petite main, faisant jouer l’articulation. La louve résista un instant, puis s’assit, haletante, tandis que le petit homme terminait ses manipulations. « C’est douloureux, mais pas cassé », dit-il à Simon, puis il se tourna vers la louve pour lui parler. Malachias détourna un instant son regard du fardeau de Simon pour observer ce qui se passait. « Chok, Qantaqa, ma bonne amie », dit le troll, « ummu chok Géloé ! » La louve gronda doucement, puis bondit et fila vers le nord-ouest, à l’opposé du fracas grandissant qui avançait vers eux. Bien qu’elle évitât soigneusement de porter tout son poids sur sa patte ensanglantée, elle disparut de leur vue entre les arbres en quelques instants. « J’ai le grand espoir », expliqua Binabik, « que l’importante confusion d’odeurs qui règne ici », il appuya son propos d’un geste en direction du grand frêne, puis du cadavre du chien, « va les distraire, et qu’ils choisiront la piste de Qantaqa. Je crois qu’ils ne sauront pas l’attraper, même blessée : elle est trop maligne pour eux. » Simon jeta un coup d’œil alentour. « Si on se cachait là ? » proposa-t-il en montrant du doigt l’étroite crevasse qui s’était formée entre le flanc de la colline et un grand bloc rectangulaire de roche marbrée qui s’en était détaché, comme tranché par un coup de marteau sur un large burin. « Sauf que nous ne savons pas quelle direction ils vont choisir », répondit Binabik. « S’ils suivent la colline, ce sera notre chance. Mais s’ils descendent un peu plus par là, ils passeront devant ton trou. C’est un trop grand risque. » Le fracas grandissant de la meute qui approchait glaçait Simon, qui se sentait incapable de réfléchir. Binabik avait-il raison ? Allait-on donc les pourchasser jusqu’à Naglimund ? De toute façon, ils étaient trop épuisés et meurtris pour courir encore longtemps. « Là ! » s’exclama-t-il soudain. Un autre bloc rocheux, haut comme trois fois un homme, se dressait vers le ciel à quelque distance de là. Les arbres avaient poussé à la proximité de sa base, et l’entouraient comme des enfants aidant leur grand-mère à dresser la table. « Si nous réussissons à nous hisser là-haut », dit Simon, « nous serons au-dessus même des cavaliers ! » « Oui », acquiesça Binabik en hochant la tête. « C’est vrai, tu as raison. Allons-y, grimpons. » Il partit en direction de l’affleurement rocheux, suivi par Malachias, toujours silencieux. Simon réajusta la position de la petite fille contre sa poitrine, et se pressa à leur suite. Binabik grimpa assez difficilement jusqu’à mi-chemin du sommet du rocher, puis s’appuya sur la branche d’un arbre tout proche et tourna la tête. « Hisse la petite à moi », dit-il. C’est ce que fit Simon, en s’étirant de tout son long, la petite fille inanimée en équilibre au bout de ses bras levés. Puis il posa la main sous le coude de Malachias pour lui offrir un premier appui. Le garçon repoussa son aide d’un rapide geste du bras et commença à grimper précautionneusement. Simon partit le dernier. Lorsqu’il atteignit le premier plat, il souleva délicatement la forme inanimée de la petite fille et la glissa sur son épaule, puis reprit son ascension vers le sommet. Il s’étendit avec les autres au milieu des feuilles et du bois mort, à l’abri des regards grâce à un écran végétal de branches et de feuillage. Son cœur battait à un rythme effréné sous l’effet de la peur et de la fatigue. Il lui semblait qu’il fuyait et se cachait depuis une éternité. Alors qu’ils se tortillaient encore pour trouver une position confortable pour leurs quatre corps, les glapissements des chiens se muèrent en un hideux hurlement suraigu ; un instant plus tard, un essaim désordonné de bruyantes formes blanches envahit les environs. Simon abandonna la petite fille aux bras de Malachias et se glissa silencieusement jusqu’au niveau de Binabik, au bord du rocher. Il regarda avec lui à travers le feuillage. Les chiens étaient partout, reniflant et aboyant ; ils étaient au moins une vingtaine à courir en tous sens entre le grand frêne, le cadavre de leur compagnon, et la base du rocher. L’un d’entre eux, les babines retroussées et la gueule menaçante, sembla même un instant fixer Simon et Binabik de ses yeux vides. Mais il rejoignit peu après ses compagnons écumants. Une corne sonna non loin, suivie après moins d’une minute par l’apparition d’une file de chevaux, qui négociaient prudemment leur avancée sur ce flanc de colline aux arbres denses. Leur arrivée offrit un quatrième coin à la surface dans laquelle évoluaient les chiens, qui passaient en aboyant entre les solides pattes grises du cheval de tête sans que celui-ci n’en fut impressionné. Les autres chevaux étaient beaucoup moins confiants ; l’un d’entre eux, parmi les plus proches du premier, broncha un peu et son cavalier lui fit quitter la file. Il l’éperonna vers le bas de la pente, puis le força à ralentir ; le cheval s’arrêta en hennissant à quelques pas de l’effleurement rocheux sur lequel ils se cachaient. Son cavalier était jeune et rasé de frais ; il avait un menton volontaire, et ses cheveux bouclés étaient d’un châtain proche de l’alezan de son cheval. La tunique qu’il portait par-dessus son armure était bleu et noir, et ornée de trois fleurs jaunes placées en diagonale de l’épaule à la ceinture. Il paraissait furieux. « Un autre chien mort », lâcha-t-il. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Jegger ? » Sa voix prit un ton sarcastique. « Oh ! pardonne-moi ; je voulais dire Maître Ingen. » Simon fut surpris par la clarté de ce qu’il entendait ; il avait presque l’impression que l’homme s’adressait directement à lui. Il retint sa respiration. Les yeux de l’homme fixaient un point qui se trouvait hors de leur vue, et son profil lui parut soudain familier. Simon était maintenant certain qu’il avait déjà vu cet homme quelque part ; probablement au Hayholt. À entendre son accent, ce devait être un Erkynéen. « Le nom que tu me donnes n’a aucune importance », répondit une autre voix ; une voix profonde, lisse et froide. « Ce n’est pas toi qui as placé Ingen Jegger à la tête de cette meute. Tu es ici par… courtoisie, Heahferth. Parce que nous sommes sur tes terres. » Simon comprit alors que le cavalier qui se trouvait devant lui était le baron Heahferth, un habitué de la cour d’Élias et bon ami du marquis Fengbald. L’homme qui lui parlait fit faire quelques pas à son cheval gris et entra ainsi dans le champ de vision de Simon et de Binabik. Des chiens blancs excités couraient sans cesse entre les sabots de sa monture. L’homme appelé Ingen était entièrement vêtu de noir : ses chausses, sa tunique et sa chemise étaient toutes de la même teinte passée et terne. Simon eut d’abord l’impression qu’il avait une barbe blanche ; mais il vit lorsqu’il se rapprocha que les poils courts sur son visage dur étaient d’un blond si léger qu’ils en paraissaient presque incolores, aussi incolores que ses yeux, pâles points blêmes sur un visage sombre. Ils pouvaient être bleus. Simon fixa des yeux le visage froid qu’encadrait une coiffe noire, observa son corps puissant aux muscles épais et saillants, et sentit monter en lui une peur tout à fait différente de toutes celles qu’il avait ressenties durant cette périlleuse journée. Qui était cet homme ? Il ressemblait à un Rimmersleute, son nom sonnait comme un nom de Rimmersgard, mais il s’exprimait d’une étrange façon, avec un étonnant accent traînant que Simon n’avait jamais entendu auparavant. « Mes terres s’achevaient aux abords de la forêt », dit Heahferth, en faisant rejoindre à son cheval rétif sa place dans la file. Une demi-douzaine d’hommes en armure légère s’étaient avancés dans la clairière et attendaient en silence, sans quitter leur selle. « Et lorsque nous avons franchi les limites de mes terres », poursuivit Heahferth, « nous avons également passé celles de ma patience. Tout cela n’est qu’une farce. Des cadavres de chiens éparpillés ça et là comme de la paille… » « Et deux prisonniers en fuite », coupa violemment Ingen. « Des prisonniers ! » railla Heahferth. « Un garçon et une petite fille ! Tu crois vraiment que ce sont les traîtres qu’Élias est si impatient de retrouver ? Tu crois que ce sont ces deux-là », il fit un signe de tête en direction du cadavre du grand chien, « …qui ont fait ça ? » « Les chiens étaient bien sur la trace de quelque chose. » Ingen Jegger tourna les yeux vers le molosse mort. « Regarde, regarde ces blessures. Ce n’est pas la marque d’un ours, ou d’un loup. Voilà notre proie, et il court toujours. Et maintenant, grâce à ta stupide incompétence, nos prisonniers courent aussi. » « Comment oses-tu ? » reprit aussitôt le baron Heahferth, d’une voix soudain plus puissante. « Comment oses-tu ? Avec un seul mot, je pourrais te faire transpercer de tant de flèches que tu ressemblerais à un hérisson ! » Ingen releva lentement les yeux depuis le corps du chien. « Mais tu n’en feras rien », dit-il calmement. Le cheval de Heahferth broncha de nouveau et fit un écart ; lorsque le baron l’eut maîtrisé, les deux hommes se regardèrent un instant dans les yeux. « Bon, très bien… » dit Heahferth. Sa voix avait changé, et son regard quitta l’homme en noir pour se perdre dans la forêt. « Et que fait-on, maintenant ? » « Les chiens ont une piste », répondit Ingen. « Nous faisons ce que nous devons faire, nous la suivons. » Il prit la corne qui balançait à son côté et sonna une fois. Les chiens, qui erraient aux abords de la clairière, hurlèrent et filèrent dans la direction où avait disparu Qantaqa ; Ingen Jegger talonna son grand cheval gris et partit à leur suite sans un mot. Le baron Heahferth jura et fit signe à ses hommes ; tous emboîtèrent le pas de la meute. Cent battements de cœur plus tard, les bois au pied du grand rocher étaient de nouveau vides et silencieux ; Binabik leur imposa néanmoins un moment d’attente avant de les laisser redescendre. Une fois au sol, il examina rapidement la petite fille ; il lui ouvrit délicatement les yeux d’un doigt court et épais, puis se pencha pour écouter sa respiration. « Très grave est l’état de cette petite. Quel est son nom, Malachias ? » « Leleth », répondit le garçon, les yeux fixés sur son visage livide. « C’est ma sœur. » « Notre seul espoir est de prestement l’amener dans la maison de Géloé », dit Binabik. « Notre espoir est aussi que Qantaqa ait emmené ces hommes sur une trace lointaine, pour que nous voyions cette maison vivants. » « Que fais-tu ici, Malachias ? » demanda Simon. « Et comment as-tu échappé à Heahferth ? » Le garçon ne répondit pas. Quand Simon répéta sa question, il détourna la tête. « Les questions sont pour plus tard », dit Binabik en se redressant. « La promptitude est pour maintenant. Peux-tu porter la petite fille, Simon ? » Ils reprirent leur route vers le nord-ouest à travers la forêt épaisse. Les rayons obliques du soleil de l’après-midi perçaient le feuillage. Simon demanda à Binabik ce qu’il savait de cet Ingen et de son étrange façon de parler. « Un Rimmersleute Noir est ce que je pense », dit Binabik. « Ils sont exceptionnellement rarement vus, à l’exception des villages les plus très au nord, où ils viennent parfois faire commerce. Ils ne parlent pas le langage de Rimmersgard. On dit qu’ils vivent aux limites des terres qui sont celles des Norns. » « Encore les Norns ! » grogna Simon, tout en évitant de justesse une branche que Malachias avait négligemment lâchée. Il se retourna pour faire face au troll. « Mais que se passe-t-il donc ? Pourquoi de telles gens s’intéressent à nous ? » « Ce sont des temps périlleux, ami Simon », répondit Binabik. « Nous vivons des temps périlleux. » Plusieurs heures passèrent et les ombres devinrent de plus en plus longues. Les taches de ciel qui brillaient à travers les cimes des arbres passèrent lentement du bleu au rose nacré. Ils poursuivirent leur marche. Le sol était généralement plat, mais s’inclinait parfois comme l’intérieur du bol creux d’un mendiant. Dans les branches, les écureuils et les geais entretenaient d’interminables discussions ; les grillons grésillonnaient sous les feuilles à leurs pieds. Simon vit même une grande chouette grise filer comme un fantôme entre les hautes branches. Plus tard, il en vit une autre. Elle était si semblable à la première qu’on eût dit sa jumelle. Binabik inspectait soigneusement le ciel à chaque fois qu’ils traversaient une clairière, et les fit dévier légèrement vers l’est ; ils atteignirent bientôt une petite rivière qui se frayait un chemin entre les milliers de minuscules barrages que formait le bois mort. Ils suivirent un moment l’herbe épaisse qui la bordait ; lorsqu’un tronc d’arbre leur barrait le passage, ils quittaient la rive et le contournaient en marchant sur les pierres qui affleuraient ça et là à la surface de l’eau. Le lit s’élargit à partir de l’endroit où un ruisseau la rejoignait ; Binabik leur fit peu après signe de s’arrêter. Ils venaient de dépasser un coude que faisait la rivière ; à un jet de pierre de l’endroit où ils se trouvaient, le cours d’eau devenait un torrent qui plongeait et se faufilait entre des blocs de pierre. Ils avancèrent et découvrirent le bord d’une large cuvette, une longue pente couverte d’arbres menant à un immense lac sombre. Le soleil avait disparu à l’horizon, et, dans la lumière du crépuscule, l’eau semblait pourpre et profonde, tandis que les insectes bourdonnaient déjà. Des racines d’arbres aux formes étranges s’enfonçaient dans l’eau tels des serpents. Il émanait du lac une impression de calme, de profonds secrets uniquement confiés aux arbres. Du côté de la rive la plus éloignée, indistincte dans l’obscurité grandissante, une haute hutte au toit de chaume se dressait au-dessus de l’eau de telle façon que Simon eut d’abord l’impression qu’elle flottait dans les airs ; il vit ensuite qu’elle était montée sur pilotis. La lumière qui perçait par les deux fenêtres lui rappela la couleur du beurre. « La maison de Géloé », dit Binabik, et tous se mirent à descendre entre les arbres de la cuvette. Dans un grand battement d’ailes silencieux, une forme grise s’envola précipitamment depuis les arbres au-dessus d’eux, se laissa glisser dans les airs avant de dessiner deux cercles au-dessus du lac, puis disparut dans l’obscurité non loin de la maison. Durant un instant, Simon pensa qu’il avait vu la chouette filer dans la maison, mais ses paupières étaient lourdes de fatigue et il ne voyait plus très bien. Le grésillement nocturne des grillons prit de l’ampleur à mesure que l’obscurité se faisait plus profonde. Une forme bondissante fila vers eux en longeant la rive. « Qantaqa ! » Binabik avait hurlé de joie, et il se précipita à sa rencontre. 26. Dans la Maison de Géloé La silhouette qui se détachait dans la chaude lumière de l’embrasure de la porte demeura immobile et silencieuse lorsque le petit groupe s’engagea sur les planches du long ponton de bois qui courait du seuil de la hutte à la rive du lac. Lorsque Simon avança à la suite de Binabik, tenant délicatement Leleth dans ses bras, il ne put s’empêcher de se demander pourquoi cette Géloé n’avait pas arrangé un chemin d’accès à sa maison plus permanent, avec au moins une corde pour garde-fou. Ses jambes épuisées trouvaient difficilement leur appui sur l’étroit ponton. Je suppose qu’elle ne reçoit pas souvent de visiteurs, pensa-t-il en jetant un coup d’œil rapide à la forêt qui s’obscurcissait rapidement. Binabik s’arrêta à quelques pas du seuil pour s’incliner, surprenant ainsi Simon qui manqua le heurter et être projeté dans les eaux immobiles. « Valada Géloé », annonça-t-il avec emphase, « Binbines Mintahoqis requiert ton assistance. J’amène des voyageurs. » La silhouette qui se profilait dans la porte recula d’un pas, ouvrant le passage. « Épargne-moi les constructions nabbanaises, Binabik. » Sa voix était rauque mais musicale, fortement marquée par un accent inconnu, et indubitablement féminine. « Je savais que c’était toi : Qantaqa est là depuis plus d’une heure. » La louve, qui n’avait pas encore quitté la rive, dressa l’oreille. « Vous êtes bien sûr les bienvenus. Croyais-tu que j’allais te refuser l’hospitalité ? » Binabik entra dans la maison. Simon, qui se trouvait juste derrière lui, parla à son tour. « Où dois-je installer la petite ? » Il dut baisser la tête pour passer la porte, et eut en se redressant l’impression d’un plafond très haut et d’ombres allongées projetées par les flammes de nombreuses chandelles ; puis Géloé fut face à lui. Elle était vêtue d’une robe rudimentaire taillée dans une toile brun gris, et maladroitement fermée d’une ceinture. De taille, elle se plaçait entre Simon et Binabik. Son visage était large et bruni par le soleil, strié de rides aux coins des yeux et de la bouche. Sa chevelure noire était parsemée de gris et coupée court, ce qui lui donnait l’apparence d’un prêtre. Mais ce sont ses yeux qui retinrent l’attention du garçon : des yeux jaunes et ronds aux paupières lourdes et aux larges pupilles d’un noir de jaïet. Ces yeux étaient sages et anciens, comme s’ils appartenaient à un vieil oiseau des montagnes, et derrière eux se cachait un pouvoir qui le glaça. Elle sembla le jauger, lire jusqu’au plus profond de son âme comme on inspecte un sac qu’on retourne, ce en un instant. Quand son regard se détourna enfin vers la petite fille inanimée, il eut l’impression d’avoir été vidé comme une outre de vin dont on a tiré la dernière goutte. « Cette enfant est blessée. » Ce n’était pas une question. Simon observa sans réagir Géloé lui prendre Leleth des bras, et Binabik s’avança. « Elle a subi une attaque de chiens », dit le troll. « Des chiens avec la marque du Pic de l’Orage. » S’il attendait un signe de surprise ou de frayeur, il fut déçu. Elle se dirigea sans détour vers une paillasse dressée à même le sol, et y coucha l’enfant. « Servez-vous, si vous avez faim », dit-elle. « Je dois agir immédiatement. Avez-vous été suivis ? » Binabik se mit à lui narrer rapidement leurs récentes aventures, tandis que Géloé écartait les vêtements de l’enfant toujours inanimée, lorsque Malachias entra enfin. Il s’approcha de la paillasse, s’attardant à proximité alors que Géloé nettoyait les blessures de Leleth. Lorsque Malachias se pencha trop près, gênant ses mouvements, la valada posa doucement une main tachée par le soleil sur l’épaule du garçon. Elle maintint un instant le contact, les yeux fixés sur lui, jusqu’à ce que Malachias tressaillît et détournât le regard. Après un instant, ses yeux revinrent sur elle et quelque chose sembla passer entre eux ; puis Malachias s’écarta et s’assit dos au mur. Binabik attisa le feu, ingénieusement placé dans une fosse profonde ménagée dans le plancher. La fumée, étonnamment peu épaisse, s’élevait vers le toit ; Simon supposa qu’une cheminée se dissimulait dans l’obscurité qui les surplombait. La maison en elle-même, qui ne se composait en réalité que d’une large pièce unique, lui rappelait par de nombreux points l’étude de Morgénès. De nombreux objets étranges étaient suspendus sur les murs enduits d’une couche de mortier : des branches feuillues soigneusement nouées en gerbes, des sachets de fleurs séchées dont débordaient des pétales, et des hautes tiges, des roseaux et de longues racines glissantes qui semblaient s’être fourvoyés jusqu’ici depuis le lac en contrebas. La lumière du feu se reflétait également sur une multitude de petits crânes d’animaux, faisant briller leur surface polie sans pénétrer l’obscurité de leurs orbites. Un pan de mur entier était divisé à hauteur de ceinture par une longue étagère faite de plusieurs lames d’écorce aplatie ; elle était également recouverte d’objets curieux : des peaux tannées et de petits paquets de bâtonnets et d’os, de magnifiques galets aux formes et couleurs les plus variées, et une incroyable collection de parchemins soigneusement empilés, leur base lui faisant face comme les bûches d’une réserve de bois bien rangée. L’ensemble était si encombré que Simon mit un moment à réaliser qu’il ne s’agissait pas en fait d’une étagère, mais d’un bureau : à côté des parchemins se trouvaient une pile de vélin et une plume posée dans un encrier qui avait été taillé dans un autre crâne d’animal. Qantaqa gémit doucement et donna quelques coups de tête contre la cuisse du garçon. Simon lui flatta le museau. Elle portait plusieurs coupures sur les joues, le crâne et les oreilles, mais sa fourrure avait été soigneusement débarrassée de toute trace de sang séché. Il se détourna du bureau pour s’approcher du mur opposé et de ses deux fenêtres qui donnaient sur le lac. Le soleil avait disparu, et la lumière des bougies dessinait deux longs rectangles irréguliers sur la surface de l’eau ; Simon put voir sa propre silhouette se découper dans l’un d’entre eux, comme la pupille d’un œil brillant. « J’ai réchauffé un peu de soupe », annonça Binabik derrière lui, qui lui tendit un bol de bois. « J’en ai moi-même un très grand besoin », dit le troll en souriant. « Toi aussi, ainsi que tous les autres. J’espère revivre jamais de ma vie une journée comme celle-là. » Simon souffla sur le liquide trop chaud, puis en aspira une petite gorgée. Elle avait un goût puissant et un peu acre, comme le cidre chaud d’Elysiamansa. « C’est bon », dit-il, avant d’en avaler un peu plus. « Qu’est-ce que c’est ? » « Il est avec probabilité préférable de ne pas demander », répondit Binabik avec un sourire espiègle. Géloé détourna un instant son attention de la paillasse, les sourcils froncés jusqu’à atteindre le sommet de son nez pointu, et fixa son regard pénétrant sur les yeux de Binabik. « Arrête ça, troll, tu vas lui donner des crampes d’estomac », lâcha-t-elle, irritée. « Mercuriale, dent-de-lion et sarriette, voilà tout ce qu’il y a dans cette soupe, mon garçon. » Binabik eut l’air embarrassé. « Toutes mes excuses, Valada. » « C’est très bon », dit Simon, un peu inquiet à l’idée de l’avoir peut-être offensée, même en tant que simple récipiendaire de la plaisanterie de Binabik. « Je vous remercie de nous avoir accueillis. Je m’appelle Simon. » « Oui », grogna Géloé, qui se remit à nettoyer les blessures de la petite fille. Déconcerté, Simon finit sa soupe aussi silencieusement que possible. Lorsqu’il l’eut terminée, Binabik lui prit son bol et le remplit ; Simon but celui-là tout aussi vite. Binabik se mit à démêler l’épaisse fourrure de Qantaqa de ses doigts épais ; il jetait régulièrement les boules de poils et les nœuds qu’il en tirait dans le feu. Malachias, ses ternes cheveux noirs pendant sur son visage, observait les gestes de Géloé qui pansait Leleth. Simon s’assit dos au mur à l’endroit le moins encombré qu’il put trouver. Une armée de grillons et toutes les voix de la nuit bercèrent Simon qui s’endormit rapidement sous l’effet de l’épuisement, son cœur battant sur le rythme lent de cette chanson nocturne. Il faisait encore nuit lorsqu’il s’éveilla. Il secoua la tête bêtement, pour chasser les derniers résidus visqueux d’un sommeil trop court ; il lui fallut observer la pièce durant un long moment avant de réaliser où il se trouvait. Géloé et Binabik discutaient doucement. La femme était perchée sur un grand tabouret, au pied duquel Binabik était assis en tailleur, comme un élève. La paillasse derrière eux était occupée par une masse sombre et bosselée qui intrigua Simon, avant qu’il ne comprit qu’il s’agissait de Malachias et de Leleth dormant l’un contre l’autre. « Ne t’inquiète pas de l’intelligence de tes actes passés, jeune Binabik », lui disait-elle. « Tu as eu de la chance, ce qui est beaucoup mieux. » Simon préféra signaler qu’il était éveillé. « Comment va la petite fille ? » demanda-t-il en bâillant. Géloé tourna vers lui son regard tombant. « Très mal. Ses blessures sont très sérieuses et elle a une forte fièvre. Les chiens norns… Eh bien, ce n’est pas une bonne chose de se faire mordre. Ils mangent une viande impure. » « La valada a fait toutes les choses qui étaient possibles, Simon », dit Binabik. Il tenait quelque chose dans ses mains : un nouvel étui de cuir qu’il cousait tout en parlant. Simon se demanda où le troll pourrait bien trouver de nouveaux dards. Ah ! ce qu’il donnerait pour une épée… un simple couteau ! Les héros des grands lais avaient tous une épée, ou un esprit vif. Ou connaissaient la magie. « Lui as-tu dit…. » Simon hésita. « Lui as-tu dit pour Morgénès ? » « Je le savais déjà. » Le regard de Géloé se fit plus intense encore, le feu donnant des reflets rougeâtres à ses yeux brillants. Lorsqu’elle parla, ce fut avec une puissance délibérée. « Tu étais avec lui, mon garçon. Je connais ton nom, et j’ai senti la marque de Morgénès lorsque je t’ai touché en prenant l’enfant. » Comme pour donner plus de poids à ses mots, elle ouvrit en parlant ses longues mains calleuses. « Vous connaissiez mon nom ? » « Je sais bien des choses des sujets qui intéressent le docteur. » Géloé se pencha et attisa le feu avec une longue tige de bois noircie. « Un grand homme a disparu, un homme que nous pouvions difficilement nous permettre de perdre. » Simon hésita, mais la curiosité l’emporta finalement sur l’appréhension. « Que voulez-vous dire ? » Il traversa la pièce sans tout à fait se relever et vint s’asseoir à côté de Binabik. « Qui est ce nous ? » « “Nous” veut dire nous tous », répondit-elle. « “Nous” veut dire tous ceux d’entre nous qui ne veulent pas des ténèbres. » « J’ai raconté à Géloé ce qui nous était arrivé, ami Simon », annonça doucement Binabik. « Il n’est pas secret que j’ai bien peu d’explications. » Géloé grimaça et s’engonça dans l’épaisse toile de sa robe. « Et je ne peux rien dire de plus… pour l’instant. Toutefois, il me semble maintenant évident que les signes qui sont parvenus jusqu’à moi, en un endroit aussi isolé que mon lac, les oies sauvages dont le fracas de la migration vers le nord aurait dû se faire entendre depuis deux semaines déjà, tous ces phénomènes qui m’ont intriguée durant cette étrange saison », elle joignit les mains en un geste de prière, « tous ces signes sont bien réels. Et le changement qu’ils augurent est réel lui aussi, terriblement réel ». Elle laissa retomber ses mains sur ses cuisses et les regarda. « Binabik a raison », dit-elle enfin. Le troll hocha gravement la tête, mais Simon eut l’impression d’avoir perçu une lueur de satisfaction dans les yeux du petit homme, comme si l’on venait de lui faire un compliment magistral. « Il y a bien plus ici que la dispute d’un roi et de son frère », reprit-elle. « Les rivalités des rois peuvent détruire les récoltes, déraciner les arbres ou noyer les prés dans le sang », une bûche se brisa dans une gerbe d’étincelles, et Simon sursauta, « mais les guerres des hommes ne font pas venir des nuages noirs du nord, ni ne poussent des ours affamés à se terrer dans leur tanière en plein mois de maia. » Géloé quitta son tabouret et s’étira, les larges manches de sa robe pendant comme les ailes d’un oiseau. « Demain, je tenterai de trouver des réponses pour vous. Mais maintenant, nous devrions tous dormir pendant que nous le pouvons, car je crains que la fièvre de l’enfant ne revienne durant la nuit. » Elle s’éloigna vers le mur du fond et se mit à ranger sur l’étagère ses petits pots de terre. Simon étendit sa cape sur le sol au bord du feu. « Il serait peut-être sage de ne pas dormir si prochement », le prévint Binabik. « Le bond d’une étincelle pourrait t’enflammer. » Simon l’observa attentivement, mais le troll ne semblait pas plaisanter. Le garçon écarta sa cape de plusieurs pieds, et s’allongea. Il roula la capuche pour en faire un coussin, puis souleva précautionneusement les côtés et les roula par-dessus lui. Binabik s’éloigna vers un coin de la pièce, et, après quelques instants de bruissements et de tapotements, se trouva confortablement installé à son tour. Le chant des grillons s’était éteint. Simon observa le vacillement des ombres sur les premiers chevrons du toit, et écouta le doux sifflement du vent qui soufflait sans jamais s’interrompre à travers les branches des arbres alentour et sur la surface de l’eau du lac. Aucune lanterne n’était allumée, et il n’y avait pas de feu ; seule la pâle et terne lueur de la lune filtrait à travers les hautes fenêtres, donnant à la pièce encombrée un lustre glacial. Simon regarda autour de lui, parcourut du regard les étranges formes indistinctes qui encombraient les tables, et les silhouettes inertes et imposantes des masses de livres entassés au hasard en des piles sinueuses qui s’élevaient du sol comme des pierres tombales dans un cimetière. Ses yeux furent attirés par un livre particulier qui était grand ouvert, ses pages blanches brillant comme la chair d’un arbre débarrassé de son écorce. La page à laquelle il était ouvert portait en son centre un visage qui ne lui était pas inconnu : un homme aux yeux de braise et qui portait sur son front les bois d’un cerf. Simon regarda une fois encore la pièce, puis revint sur le livre. Il se trouvait dans les quartiers de Morgénès, bien sûr. Évidemment ! Quelle raison aurait-il eu d’être ailleurs ? Alors même qu’il réalisait cela, et que toutes les silhouettes inconnues prenaient la forme familière des fioles et tubulures et cornues du docteur, un étrange grattement circonspect lui parvint de la porte. Ce bruit inattendu le fit tressaillir. Il crut une seconde voir danser les bandes diagonales que projetait la lune sur le mur. Le grattement se fit entendre une nouvelle fois. « …Simon… ? » La voix n’était qu’un murmure, comme si celui qui parlait désirait ne pas être entendu, mais Simon la reconnut immédiatement. « Docteur !? » Il fut sur pied d’un bond et traversa la pièce en quelques enjambées. Pourquoi le vieil homme n’avait-il pas frappé ? Et pourquoi rentrait-il si tard ? Il revenait peut-être d’un mystérieux voyage, et s’était bêtement enfermé dehors ; c’était cela, bien sûr ! Heureusement que Simon était là pour le faire entrer. Il se débattit un instant avec la serrure plongée dans l’ombre. « Que faisiez-vous, docteur Morgénès ? » murmura-t-il. « Je vous attends depuis si longtemps ! » Il n’y eut pas de réponse. Tout en faisant jouer le loquet, il sentit monter en lui une soudaine inquiétude. Avant d’ouvrir la porte, il se mit sur la pointe des pieds pour regarder à travers une fente entre deux panneaux de bois. « Docteur ? » La silhouette du docteur, encapuchonné et engoncé dans sa cape, et baignant dans la lumière bleutée des lampes du couloir, se dressait dans le corridor, devant la porte. Son visage était dans l’ombre, mais Simon n’aurait pu se méprendre sur sa vieille cape usée, son apparence frêle, et les mèches de cheveux blancs que la lumière teintait de bleu et qui s’échappaient de sa capuche. Pourquoi ne répondait-il pas ? Était-il blessé ? « Tout va bien ? » demanda Simon en ouvrant grand la porte. La petite silhouette voûtée ne bougea pas. « Où étiez-vous parti ? Qu’avez-vous découvert ? » Il crut entendre le docteur parler, et se pencha en avant. « Quoi ? » La voix qui s’éleva alors était inintelligible et douloureusement discordante. « …Faux…messager… » fut tout ce qu’il put saisir, la voix sèche semblant peiner à chaque mot ; puis sa tête se redressa, et sa capuche tomba en arrière. La tête qui portait ces quelques cheveux blancs n’était qu’une ruine noircie et brûlée, une masse craquelée avec deux crevasses vides en fait d’yeux ; le cou en fuseau sur laquelle elle oscillait était réduit à l’état de bâton calciné. Alors que Simon reculait en titubant, la gorge si serrée qu’il ne pouvait libérer le hurlement qui montait en lui, une fine ligne rouge se dessina sur le devant de cette balle tannée et noire ; un instant plus tard, la bouche bâilla, découvrant une masse de viande rosée. « … Le… faux… messager…. » Les mots s’échappaient avec la plus grande difficulté, en un gargouillement spasmodique. « …Prenez… garde… » Et Simon put enfin hurler, hurler jusqu’à entendre le sang battre dans ses oreilles, car la chose calcinée parlait sans l’ombre d’un doute avec la voix du docteur Morgénès. Le rythme effréné de son cœur mit longtemps à s’apaiser. Il s’assit, le souffle court, et Binabik s’assit à côté de lui. « Il n’y a pas de danger pour toi ici », dit le troll, qui posa ensuite la paume de sa main sur le front du garçon. « Tu es glacé. » Géloé revint à grandes enjambées de la paillasse où elle s’était arrêtée pour remettre en place la couverture de Malachias, qui s’était découvert en faisant un bond au moment où Simon avait crié. « Faisais-tu des cauchemars aussi violents lorsque tu vivais au château, mon garçon ? » interrogea-t-elle, en fixant sur lui ses yeux graves qui semblaient le défier de le nier. Simon frissonna. Encore sous le coup de cette vision terrifiante, il n’avait ni la force ni l’envie de mentir. « Pas jusqu’à…jusqu’à quelques mois avant… avant… » « Avant la mort de Morgénès », acheva Géloé d’une voix éteinte. « Binabik, sauf à oublier tout ce que j’ai jamais appris, je ne puis croire que le fait qu’il ait rêvé de Morgénès dans ma maison soit une coïncidence. Pas ce genre de rêve. » Binabik passa une main à travers ses cheveux ébouriffes par le sommeil. « Valada Géloé, si toi tu n’as pas la connaissance, que peut dire Binabik ? Fille des Montagnes ! Mon impression est que j’entends des bruits dans l’obscurité. Je ne sais pas deviner les dangers qui nous entourent, mais je sais qu’ils sont des dangers. Simon rêve d’un avertissement contre les faux messagers… mais c’est uniquement un des trop nombreux mystères. Pourquoi les Norns ? Le Rimmersleute Noir ? L’infâme Bukken ? » Géloé se tourna vers Simon et le repoussa gentiment mais fermement dans sa cape. « Essaie de te rendormir, lui dit-elle. Rien n’entrera dans la maison de la femme-sorcière qui puisse te faire du mal. » Elle se tourna vers Binabik. « Si le rêve qu’il nous a décrit était aussi cohérent qu’il y paraît, alors je crois qu’il pourra nous être utile lorsque nous partirons en quête de réponses à nos questions. » Simon était étendu sur le dos, et ne voyait de la valada et du troll que les formes noires que dessinait la faible lueur des braises. La plus petite des deux ombres se pencha sur lui. « Simon », murmura Binabik, « Y a-t-il d’autres rêves que tu as écartés ? Que tu n’as pas raconté ? » Simon balança doucement la tête d’un côté à l’autre. Il n’y avait rien, rien que des ombres, et il était fatigué de parler. Il sentait encore la peur que la chose devant la porte lui avait inspirée ; son seul désir était de s’abandonner au néant qui l’aspirait ; de dormir, dormir… Mais le sommeil ne vint pas si facilement. Ses paupières étaient closes, mais les images de brasier et de catastrophe revenaient continuellement devant ses yeux. Il ne cessait de bouger, incapable de trouver une position confortable qui encouragerait ses muscles tendus à se relâcher, et les murmures de la conversation qu’échangeaient le troll et la sorcière lui faisaient penser aux grattements d’un rat sur un mur. Finalement, même ce bruit cessa, et la respiration solennelle du vent redevint le seul son perceptible ; il ouvrit les yeux. Géloé était assise seule devant le feu, les épaules relevées comme un oiseau qui se protège de la pluie, et les yeux mi-clos ; il était incapable de dire si elle dormait ou si elle regardait les braises se consumer. Sa dernière pensée éveillée, qui remonta doucement depuis le plus profond de son être, aussi vacillante et ténue qu’un feu sous la mer, fut le souvenir d’une haute colline, une colline couronnée de pierres. Ça avait été un rêve, n’est-ce pas ? il aurait dû s’en souvenir… aurait dû en parler à Binabik. Un feu s’éleva dans l’obscurité du sommet de la colline, et il entendit le craquement de roues de bois, comme dans un rêve. Quand arriva le matin, il n’apporta pas le soleil avec lui. Depuis la fenêtre de la maison, Simon pouvait voir la cime des arbres du bord opposé de la cuvette, mais le lac lui-même était couvert d’un épais manteau de brume. Il percevait à peine la surface de l’eau au pied de la fenêtre, le lent tournoiement du brouillard rendant toute chose floue et éthérée. Au-dessus du sommet déjà sombre des arbres, le ciel était d’un gris lourd et plat. Géloé était sortie, emmenant Malachias avec elle à la recherche d’une mousse aux propriétés curatives dont elle avait besoin, et laissant Binabik veiller sur Leleth. Le troll semblait légèrement plus optimiste quant à l’état de l’enfant, mais lorsque Simon observa son visage blême et la faiblesse des mouvements de sa petite poitrine, il se demanda ce que le troll avait vu que lui ne voyait pas. Simon relança le feu avec une pile de bois mort que Géloé avait soigneusement empilée dans un coin, puis revint aider à changer les pansements de la petite fille. Lorsque Binabik ôta la chemise qui couvrait le corps de Leleth et écarta les pansements, Simon grimaça, mais se refusa à détourner la tête. Son torse était entièrement noirci par des contusions et d’horribles marques de morsure. La peau avait été arrachée de l’aisselle gauche à la hanche, une déchirure irrégulière d’un pied de long. Alors que Binabik venait de terminer de nettoyer la blessure et commençait à la panser avec de larges bandes de lin, de petites roses de sang s’épanouirent à travers le tissu. « A-t-elle vraiment une chance de survivre ? » demanda Simon. Binabik haussa les épaules, sans se détourner des nœuds que ses mains étaient occupées à soigneusement réaliser. « Géloé pense que c’est possible, répondit-il enfin. C’est une femme à l’esprit strict et direct, qui ne place pas les hommes plus haut que les animaux dans son estime, mais cela reste une estime la plus haute. J’ai l’opinion qu’elle ne lutterait pas contre l’impossible. » « C’est vraiment une sorcière, comme elle le dit ? » Binabik remonta le drap sur elle, ne laissant que son mince visage à découvert. Sa bouche était entr’ouverte ; Simon put voir qu’elle avait perdu ses deux dents de devant. Il ressentit soudain une acre brûlure en imaginant la douleur de cette enfant : perdue dans la forêt avec son frère pour seul soutien, capturée, tourmentée, terrorisée… Comment le Seigneur Usires pouvait-il aimer un tel monde ? « Une sorcière ? » Binabik se redressa. À l’extérieur, le cliquetis des pas de Qantaqa résonna sur le ponton de bois ; Géloé et Malachias ne devaient pas être loin derrière elle. « Une femme sage est ce qu’elle est avec certaineté, et un être de force rare. Mais dans ta langue, je crois que “sorcière” est une mauvaise personne, qui est de ton Démon et nuit à ses voisins. Ça, la valada ne l’est pas. Ses voisins sont les oiseaux et les créatures de la forêt, et elle les soigne comme son troupeau. Pourtant, elle a quitté Rimmersgard il y a des années ; beaucoup, beaucoup d’années, pour venir ici. Il est une possibilité que les gens qui vivaient autour d’elle ont pensé une chose comme ça… C’est peut-être la raison de sa venue sur ce lac. » Binabik se détourna pour accueillir l’impatiente Qantaqa, et flatta l’épaisse fourrure de son dos ; elle se tortilla de plaisir. Puis il emporta un pot à la porte, et le descendit jusqu’à l’eau. À son retour, il le suspendit au crochet de la chaîne qui pendait au-dessus du feu. « Tu as connu Malachias au château, as-tu dit ? » Simon observait Qantaqa : elle avait rejoint la berge au trot, puis s’était avancée dans le lac de quelques pas, et plongeait brusquement le museau dans l’eau ici et là. « Elle essaie d’attraper du poisson ? » demanda-t-il en riant. Binabik sourit patiemment et hocha la tête. « Et elle en attrape vraiment. Et Malachias ? » « Ah ! oui ; je l’ai vu là-bas… un peu. Je l’ai surpris à m’espionner, un jour. Mais il a nié. T’a-t-il parlé ? T’a-t-il dit ce que lui et sa sœur faisaient dans Aldhéorte, comment ils ont été capturés ? » Qantaqa avait effectivement attrapé un poisson, une belle masse argentée et brillante qui se débattait avec énergie mais sans succès tandis que la louve remontait sur la berge, en dégoulinant de tous ses poils. « J’apprendrais à chanter à un rocher avec plus grande facilité. » Binabik trouva un bol de feuilles séchées sur l’une des étagères de Géloé, et en émietta une pincée dans le pot d’eau bouillante. La pièce s’emplit aussitôt d’une chaude odeur de menthe. « J’ai entendu cinq ou six mots de sa bouche depuis que nous les avons trouvés dans cet arbre. Mais il se souvient de toi. Souvent, je l’ai vu t’observer. Je crois qu’il n’est pas dangereux ; d’ailleurs, j’en ai la certaineté, mais il a quand même le besoin d’être surveillé. » Avant qu’il n’ait pu répondre, Simon entendit Qantaqa aboyer brièvement. Il atteignit la fenêtre à temps pour voir la louve se redresser, abandonner sa prise à moitié dévorée sur la rive, et remonter la piste ; en quelques instants, elle avait disparu dans le brouillard. Elle réapparut peu après, suivie de deux formes imprécises qui devinrent progressivement Géloé et l’étrange garçon au visage de renard, Malachias. Tous deux poursuivaient une discussion animée. « Qinkipa ! » grogna Binabik tout en tournant le pot d’eau chaude, « Maintenant il parle ! » Tout en raclant ses bottes sur le seuil de la porte, Géloé passa la tête à l’intérieur. « Le brouillard est partout », dit-elle. « La forêt sommeille aujourd’hui. » Elle entra en ôtant sa cape, suivie par Malachias, qui semblait une nouvelle fois sur ses gardes. Ses joues étaient rouges. Géloé se dirigea rapidement vers une table, sur laquelle elle se mit à trier le contenu de deux sacs. Elle était habillée aujourd’hui de vêtements d’homme : d’épaisses chausses de laine, un pourpoint, et une paire de bottes usées mais solides. Elle exhalait une impression de force tranquille, comme un chef de guerre qui venait de s’assurer de ses préparatifs et n’attendait plus que le début du combat. « L’eau est-elle prête ? » demanda-t-elle. Binabik se pencha par-dessus le pot et renifla. « C’est avec probabilité le cas », répondit-il après un instant. « Bien. » Géloé détacha un petit sac de toile de sa ceinture et en tira une poignée de mousse vert sombre, sur laquelle des gouttelettes de rosée brillaient encore. Après l’avoir jetée sans cérémonie dans le pot, elle se mit à tourner avec le bâtonnet que Binabik lui avait tendu. « Malachias et moi avons parlé »,dit-elle en observant sa décoction. « Nous avons parlé de bien des choses. » Elle releva les yeux, mais Malachias détourna la tête, ses joues déjà roses rougissant un peu plus, et partit s’asseoir sur la paillasse à côté de Leleth. Il prit sa main et caressa doucement son front moite et blême. Géloé haussa les épaules. « Eh bien ! nous aurons l’occasion d’en parler un peu plus tard. Pour lors, les tâches du moment suffiront largement à nous occuper. » Du bout du bâtonnet, elle souleva un peu de mousse qu’elle tâta du doigt. Puis elle prit un bol de bois sur l’une des petites tables, et y versa toute la masse gluante que contenait le pot. Elle emporta le bol fumant vers la paillasse. Tandis que Malachias et Géloé faisaient des cataplasmes avec la mousse, Simon marcha jusqu’à la rive. L’extérieur de la maison semblait aussi étrange dans la lumière du jour que l’intérieur l’était la nuit ; le toit de chaume se terminait en pointe, comme un étrange chapeau, et le bois sombre des murs était recouvert de runes noires et bleues. Lorsqu’il remonta le long de la rive, il s’aperçut que les runes disparaissaient et réapparaissaient à mesure que changeait l’angle du soleil. Embusqués dans l’ombre de la hutte, les deux pilotis sur laquelle elle reposait semblaient eux aussi être ornés de signes bizarres. Qantaqa était revenue aux restes de son poisson, et détachait délicatement les dernières miettes de viande que portaient encore les arêtes longues et souples. Simon vint s’asseoir sur un rocher à côté d’elle, puis s’éloigna un peu lorsqu’elle lui eut adressé un grondement d’avertissement. Il jeta des petits cailloux à travers la brume, pour les entendre tomber dans l’eau, jusqu’à ce que Binabik eût atteint la berge pour venir le rejoindre. « As-tu brisé ton jeûne ? » demanda le troll en lui tendant un épais morceau de pain noir sur lequel était étalé un fromage acre. Simon déjeuna rapidement, puis ils s’assirent et regardèrent quelques oiseaux fouiller le sable de la berge du lac. « Valada Géloé voudrait que tu te joignes à nous pour prendre part à la chose que nous allons faire cet après-midi », dit enfin Binabik. « Quelle chose ? » « Chercher. Chercher les réponses. » « Chercher où ? Va-t-on aller quelque part ? » Binabik le regarda d’un air sérieux. « En un sens, oui. Non ! ne prends pas ma réponse avec fâcherie ! Je vais expliquer. » Il jeta un caillou dans l’eau. « Une chose est faite parfois, quand tous les chemins de la connaissance sont fermés. Une chose que le sage peut faire. Mon maître Ookequk l’appelait : marcher sur la Route des Rêves. » « Mais ça l’a tué ! » « Non ! en vérité… » Le troll trouvait difficilement ses mots. « L’exacteté est qu’il est mort sur la Route. Mais un homme peut mourir sur n’importe quelle route. Cela n’impose pas que tous les voyageurs mourront. Des gens sont morts écrasés dans ta grand’rue, mais des centaines d’autres marchent tous les jours avec sécurité. » « Qu’est-ce que c’est exactement que cette Route des Rêves ? » demanda Simon. « Je dois d’abord annoncer », dit Binabik avec un demi-sourire sans joie, « que la Route des Rêves comprend plus de dangers que ta grand’rue. Mon maître m’a appris que cette route est comme une piste de montagne plus haute que toutes les autres. » Le troll leva la main en l’air au-dessus de sa tête. « Depuis cette route, même si l’escalade pour l’atteindre est difficile, on peut voir des choses qui ne seraient jamais vues autrement, des choses qui sont invisibles depuis la route de tous les jours. » « Et pourquoi le rêve ? » « L’enseignement est que rêver est un moyen de grimper sur cette route, un moyen que tout le monde peut utiliser. » Binabik plissa le front. « Mais quand une personne gagne la Route par le rêve ordinaire de la nuit, il ne peut pas avancer sur la Route des Rêves ; il ne voit que d’un point unique, puis doit redescendre. Ookequk m’a dit que c’est pour cela que l’on ne sait souvent pas ce que l’on voit. Parfois », il fit un geste de la main en direction de la brume qui enveloppait les arbres et le lac, « …il ne voit que le brouillard. Mais le sage sait marcher sur la Route des Rêves, lorsqu’il a appris l’art de la rejoindre. Il peut marcher et regarder, et voir les choses comme elles sont, comme elles évoluent. » Binabik haussa les épaules, un peu dépité. « Les explications sont difficiles. La Route des Rêves est l’endroit où l’on va pour voir les choses que l’on ne voit pas clairement de notre position sous le soleil du jour. Géloé est une vétérante de ce voyage. J’ai aussi de l’expérience, mais sans être un maître. » Simon contempla un moment l’eau du lac en silence, méditant sur ce que venait de lui dire Binabik. La rive opposée du lac était invisible ; il se demanda un instant à quelle distance elle pouvait se trouver. Ses souvenirs de leur arrivée la veille étaient aussi flous que l’air du matin. En y réfléchissant, se dit-il soudain, j’ai parcouru bien du chemin Je suis allé beaucoup plus loin que je ne l’aurais jamais supposé ; et il me reste encore bien des lieues à parcourir, j’en suis certain. Mais est-ce qu’il faut prendre ce risque pour améliorer nos chances d’arriver vivants à Naglimund ? Pourquoi de telles décisions reposaient-elles sur ses épaules ? C’était vraiment extrêmement injuste. Il se demanda amèrement pourquoi Dieu lui avait infligé une telle punition, si ce que disait le père Dréosan était vrai, et qu’il gardait continuellement l’œil sur chacun. Mais sa réflexion ne devait pas se limiter à son mécontentement. Binabik et les autres semblaient compter sur lui, et c’était une chose à laquelle Simon n’était pas habitué. Ses actes avaient maintenant des conséquences sur son entourage. « Je viendrai », annonça-t-il finalement. « Mais dis-moi une chose ; qu’est-ce qui est réellement arrivé à ton maître ? Pourquoi est-il mort ? » Binabik hocha lentement la tête. « J’ai la connaissance de deux choses qui peuvent arriver sur la Route… dans les choses dangereuses. La première, qui est presque seulement pour le novice, est que si quelqu’un marche sur la Route sans sagesse, il peut se perdre dans les endroits où le lien entre la Route des Rêves et le monde n’existe plus. » Les mains de Binabik s’écartèrent l’une de l’autre. « Le marcheur ne sait plus localiser le moyen de revenir. Mais Ookequk, j’en ai la certaineté, était beaucoup trop sage pour ce danger. » L’idée d’être perdu et d’errer dans des domaines inconnus toucha un point sensible chez Simon, qui inspira bruyamment une goulée d’air moite. « Alors qu’est-ce qui est arrivé à Ook… Ookequk ? » « L’autre danger, dans son enseignement », dit Binabik en se relevant, « …est qu’il est d’autres choses que le sage et le bon sur la Route des Rêves, et d’autres rêveurs bien plus dangereux. C’est ma pensée que c’est ce qu’il a rencontré. » Binabik entraîna Simon vers le ponton qui menait à la hutte. Géloé déboucha un large pot, enfonça deux doigts accolés à l’intérieur, et en retira une pâte vert sombre à la texture plus gluante et à l’odeur plus étrange encore que les cataplasmes de mousse. « Penche-toi en avant », lui dit-elle. Elle étala une noisette de cette substance sur le front de Simon, juste au-dessus de son nez, puis fit de même pour Binabik et pour elle-même. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda Simon. Cela produisait un effet étrange, une impression simultanée de chaud et de froid. Géloé s’assit devant le feu, et fit signe à Binabik et à Simon de la rejoindre. « De la morelle noire, de la persicaire, et de l’écorce de bois blanc pour la texture… » Elle fit asseoir Binabik et Simon autour du feu de façon à former un triangle avec elle, et posa le pot à terre à portée de main. La sensation sur son front était des plus curieuses, remarqua Simon tout en observant la valada qui jetait des brindilles vertes dans les braises. Des filets de fumée blanche entortillés s’élevèrent alors, transformant l’espace qui les séparait en une colonne vaporeuse à travers laquelle les yeux sulfureux de Géloé brillaient, reflétant la lumière des flammes. « Maintenant, étalez ceci sur vos mains », dit-elle en leur tendant à chacun une mesure de pâte verte, « et déposez-en une larme sur vos lèvres. Mais pas dans la bouche ! Juste une larme, comme ça… » Lorsqu’ils eurent tous terminé, elle leur demanda de tendre les bras et de joindre les mains pour former un cercle. Malachias, qui n’avait pas dit un mot depuis le retour de Simon et de Binabik, était assis à côté de la paillasse où dormait l’enfant et les observait. L’étrange garçon semblait tendu, mais sa bouche ne formait qu’une ligne étroite, les lèvres serrées comme s’il s’imposait de dissimuler sa nervosité. Simon tendit les bras des deux côtés, attrapant la petite main sèche de Binabik à sa gauche, et celle plus robuste de Géloé à sa droite. « Tenez bien », dit la sorcière. « Rien de grave ne vous arrivera si vous lâchez, mais il est préférable de se tenir. » Elle baissa les yeux et commença à entonner doucement une mélopée dont les mots étaient inaudibles. Simon observa le mouvement de ses lèvres, puis ses grands yeux aux larges paupières baissées ; il fut une nouvelle fois frappé par sa ressemblance avec un oiseau, un oiseau fier et de grande envergure. Tandis que son regard perçait toujours la colonne de fumée, les picotements sur ses mains, son front et ses lèvres commencèrent à l’irriter. L’obscurité tomba soudain autour de lui, comme si un nuage épais était passé devant le soleil. En un instant, il ne vit plus que la fumée et la lueur des braises : tout le reste avait disparu dans les murs de ténèbres qui l’encerclaient. Ses paupières étaient lourdes, et il avait dans le même temps l’impression que quelqu’un lui avait plongé le visage dans la neige. Il avait froid ; très froid. Il perdit l’équilibre, bascula en arrière, et l’obscurité fut partout. Après un certain temps (Simon ne pouvait dire combien cela avait duré ; il savait simplement qu’il sentait encore un contact sur chacune de ses mains, ce qui le rassurait énormément), l’obscurité commença à s’éclaircir, à s’éclairer d’une lumière sans source, une lumière qui devint peu à peu une étendue de blanc. La blancheur était inégale : certains endroits brillaient comme le soleil sur du fer poli ; d’autres étaient presque gris. Peu après, l’étendue de blanc devint une immense et scintillante montagne de glace, une montagne si incroyablement haute que son sommet était caché dans les nuages tourbillonnants qui couvraient le ciel sombre. De la fumée s’échappait des crevasses qui parsemaient ses flancs lisses, et s’élevaient jusqu’à rejoindre le halo nuageux. Soudain, il fut à l’intérieur de la grande montagne, évoluant aussi vite qu’une étincelle à travers des tunnels qui l’entraînaient toujours plus loin, des tunnels toujours obscurs mais à la surface de glace lisse et réfléchissante. Des milliers et des milliers de formes allaient et venaient à travers les brumes et les ombres et les reflets de la glace, des formes anguleuses au visage blême qui arpentaient les couloirs en grappes serrées de longues piques brillantes, ou entretenaient les étranges brasiers jaunes et bleus dont la fumée rejoignait le ciel. L’étincelle qui était Simon sentait toujours les deux mains fermes qui tenaient les siennes, ou plus exactement ressentait un contact qui lui prouvait qu’il n’était pas seul, car une étincelle ne pouvait évidemment pas avoir de mains à tenir. Il arriva enfin dans une grande salle, une vaste excavation au cœur de la montagne. Le plafond était si distant des dalles de glace vitrifiées qui formaient le sol que la neige tombait en rafale depuis les hauteurs ; des nuées de flocons tourbillonnants et bondissants qui ressemblaient à une immense armée de minuscules papillons blancs. Au centre de cette immense pièce se trouvait un puits monstrueux, dont l’ouverture exhalait une pâle lueur bleue, et qui semblait être la source d’un irrépressible sentiment de terreur hideux et oppressant. Quelque chaleur devait également s’élever de ses profondeurs insondables, car la masse d’air qui le surplombait était un bouillonnant pilier de vapeur, une colonne de brume qui luisait de couleurs diffuses comme une titanesque concrétion de glace happée par la lumière du soleil. Quelque chose, dont le contour était flou et les dimensions indéfinissables, était suspendu dans cette brume : une chose indescriptible faite de nombreux éléments et de nombreuses formes, toutes aussi transparentes que le verre. Son linéament se dessinait indistinctement au gré des mouvements des masses vaporeuses, la faisant ressembler à une sculpture faite d’angles et de larges courbes, d’une effrayante complexité. Pour une raison indéfinissable, cela évoquait un instrument de musique. Si cela était le cas, alors il s’agirait d’un instrument si gigantesque, inhumain et effroyable que Simon savait qu’il ne pourrait entendre sa terrible musique et survivre. Un trône anguleux de roche noire couverte de givre faisait face au puits ; une silhouette y était assise. Il la distinguait tout à fait clairement, comme s’il planait maintenant directement au-dessus du terrible puits brûlant de bleu. Elle était revêtue d’une robe blanche et argent d’une incroyable subtilité. Ses cheveux aussi blancs que la neige tombaient sur ses épaules pour se mêler naturellement au dessin de son vêtement immaculé. La pâle silhouette releva la tête et son visage devint une masse de lumière éclatante. Un instant plus tard, lorsque la tête se détourna, il comprit qu’il s’agissait de la représentation superbe et inexpressive d’un visage de femme… un masque d’argent. L’étrange visage se tourna de nouveau vers lui. Il se sentit rejeté en arrière, expulsé de cet endroit comme un chaton arraché par la peau du cou à l’ourlet d’une robe. Une vision s’imposa à lui, non pas nouvelle, mais trouvant son origine même dans la masse de brume et la sinistre silhouette blanche. Ce ne fut d’abord qu’une autre tache d’une blancheur d’albâtre ; puis devint progressivement une forme anguleuse entrecroisée de noir. Les circonvolutions noires devinrent des lignes, les lignes devinrent des symboles ; il avait un livre ouvert devant lui. Les deux pages qu’il pouvait voir étaient couvertes de lettres qu’il ne savait lire ; des runes tortueuses qui ondoyaient puis s’éclaircirent. Un instant intemporel s’écoula, puis les runes brillèrent à nouveau. Elles se mêlèrent et se reformèrent, dessinant des silhouettes noires, trois formes longues et fines… trois épées. La poignée de la première avait la forme de l’Arbre d’Usires ; la deuxième avait une poignée qui rappelait les traverses d’un toit. La troisième avait une étonnante double garde, qui formait avec la fusée une étoile à cinq branches. Quelque part, au plus profond de lui-même, Simon reconnut cette dernière épée. Quelque part, dans des replis de sa mémoire aussi noirs que la nuit, aussi ténébreux qu’une cave, il avait vu semblable lame. Les épées commencèrent à s’effacer une par une, et, lorsqu’elles eurent toutes disparu, il ne resta plus qu’un vide blanc et gris. Simon se sentit chuter en arrière : loin de la montagne, loin de la pièce au puits, loin du rêve lui-même. Une partie de lui-même, horrifiée par les terribles endroits interdits où son esprit s’était aventuré, se réjouissait de cette libération, mais quelque chose en lui refusait d’abandonner. Où étaient les réponses ? ! Toute sa vie, il avait subi ; il avait été entraîné par une roue maudite sans conscience ni remords ; au plus profond de lui sourdait maintenant la rage froide du désespoir. Il était effrayé, était prisonnier d’un cauchemar qui n’en finissait pas, mais la colère était là ; en cet instant, elle était la plus forte. Il résista à l’attraction ; fit appel à des armes qu’il ne comprenait pas pour retenir le rêve, pour en arracher les bribes de connaissance qu’il recherchait. Il saisit la blancheur qui décroissait rapidement et tenta dans sa fureur de la remodeler en quelque chose qui lui dirait pourquoi Morgénès était mort, pourquoi Dochais et les moines de Saint Hodérund avaient été massacrés, pourquoi la petite fille Leleth se trouvait entre la vie et la mort dans une hutte au plus profond de l’ancienne forêt. Il se battit et il haït. Si une étincelle peut pleurer, il pleura. Lentement, péniblement, la montagne de glace se reforma dans le vide devant lui. Où était la vérité ? Il voulait des réponses ! Tandis que la forme onirique de Simon luttait, la montagne se fit plus haute, plus fine ; elle se mit à porter des branches, comme un arbre de glace qui s’élève jusqu’aux cieux. Puis les branches tombèrent, et il ne resta qu’une tour blanche et lisse, une tour qu’il connaissait. Des flammes brûlaient à son sommet. Une puissante déflagration retentit, comme si l’on avait sonné une gigantesque cloche. La tour trembla. La cloche tonna de nouveau. Il s’agissait d’un événement d’une importance capitale, il le savait, de quelque chose d’épouvantable, quelque chose de secret. Il sentait qu’une réponse était à sa portée… Petit moucheron ! Tu es donc venu jusqu’à nous ? Des ténèbres d’une noirceur absolue s’ouvrirent autour de lui et l’engloutirent, le coupant de la tour et du bruit de la cloche. Il sentit la vie abandonner son être onirique alors que la froidure infinie se refermait sur lui. Il était perdu dans un néant vide à hurler, une étincelle condamnée aux profondeurs obscures d’une mer infinie, sans vie, sans souffle, sans pensée. Tout avait disparu… tout, sauf l’irrépressible haine de la chose qui l’agrippait, qui l’étouffait. Puis, alors qu’il n’y avait plus le moindre espoir, il fut libre. Il s’éleva vers le ciel, survolant à une hauteur vertigineuse les terres d’Osten Ard, pris dans les puissantes serres d’une grande chouette grise, qui volait comme si elle avait été la fille des vents. La montagne de glace disparaissait rapidement derrière eux, comme happée par l’immensité de la plaine blanche. Avec une rapidité inconcevable, la chouette l’emporta au loin, par-dessus les lacs et les glaciers et les montagnes, filant à tire-d’aile vers une ligne sombre à l’horizon. Tandis qu’il voyait cette ligne devenir une forêt, il se sentit glisser des griffes de la chouette. L’oiseau le serra plus fort et piqua vers le sol. Alors que les arbres plongeaient vers eux à une vitesse impressionnante, la chouette déploya ses larges ailes. Ils se redressèrent, planèrent, et survolèrent les derniers champs de neige avant la sécurité de la forêt. Un instant après, ils étaient à l’abri sous les arbres. Simon grogna et roula sur le côté. Son crâne résonnait comme l’enclume de Ruben l’Ours un jour de tournoi. Sa langue semblait avoir doublé de volume ; l’air qu’il respirait avait un goût de métal. Il se redressa et s’accroupit, en bougeant la tête le moins possible. Binabik était étendu tout près, et son large visage était blême ; Qantaqa reniflait les flancs du troll en geignant. De l’autre côté des braises fumantes, Malachias secouait Géloé ; la mâchoire de la valada pendait, et ses lèvres étaient humides et brillantes. Simon grogna de nouveau sous l’effet des pulsations dans sa tête, qu’il laissait reposer en arrière entre ses épaules comme un fruit trop mûr. Il se traîna jusqu’à Binabik. Le petit homme respirait ; au moment même où Simon se pencha sur lui, il se mit à tousser, reprit difficilement sa respiration, et ouvrit les yeux. « Nous… » réussit-il finalement à dire d’une voix rauque, « nous… sommes… tous là ? » Simon acquiesça, en regardant vers Géloé, toujours inerte malgré les efforts de Malachias. « Un instant… » ajouta-t-il, puis il se releva. Il marcha précautionneusement jusqu’à la porte de la hutte, emportant avec lui un petit pot vide. Il fut assez surpris de voir que, malgré le voile de brouillard, on était en plein après-midi ; il lui avait semblé avoir passé beaucoup plus de temps que cela sur la Route des Rêves. Il eut également la certitude que quelque chose avait changé à l’extérieur de la maison, sans pouvoir dire quoi. Le paysage paraissait un peu décalé. Il se dit que cela devait être lié à ce qu’il venait de vivre. Il puisa de l’eau dans le lac, se lava les mains, et rentra dans la maison. Binabik but avidement, puis fit signe à Simon de porter de l’eau à Géloé. Sous l’œil teinté à la fois d’espoir et de jalousie de Malachias, Simon prit précautionneusement la mâchoire de la sorcière dans une main, et versa de l’autre un peu d’eau dans sa bouche ouverte. Elle toussa d’abord, puis avala, et Simon la fit boire un peu plus. Alors qu’il tenait la tête de Géloé, Simon comprit soudain que, d’une certaine manière, elle lui avait sauvé la vie alors qu’il marchait dans ce rêve. Il regarda cette femme, qui respirait maintenant de façon plus régulière, et se souvint de la grande chouette grise qui l’avait attrapé alors que son corps onirique allait rendre son dernier soupir, et l’avait emporté. Géloé et le troll n’avaient pas escompté de tels incidents, réalisa-t-il ; d’ailleurs, c’est lui qui leur avait fait courir de tels risques. Mais, cette fois-ci, il n’avait pas honte de ses actions : il avait fait ce qui devait être fait. Il fuyait depuis trop longtemps. « Comment va-t-elle ? » demanda Binabik. « Je crois que ça va aller », répondit Simon en observant la sorcière. « Elle m’a sauvé la vie, n’est-ce pas ? » Binabik, ses cheveux collés par la sueur formant des pointes sur son front mat, fixa un instant le garçon des yeux. « C’est avec probabilité le cas », répondit-il enfin. « Elle est une alliée puissante, mais même sa grande force a été utilisée avec totalité dans ce cas. » « Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? » demanda Simon en laissant reposer Géloé dans les bras de Malachias. « As-tu vu ce que j’ai vu ? La montagne, et… la femme avec le masque, et le livre ? » « Je m’interroge si nous avons vu toutes les choses de la même manière, Simon », répondit lentement Binabik. « Mais je crois avec certaineté qu’il faut attendre de pouvoir partager nos pensées avec Géloé. Peut-être plus tard, quand nous aurons mangé. Je suis envahi d’une immense faim. » Simon adressa au troll un demi-sourire mal assuré, puis tourna la tête vers Géloé ; il s’aperçut que Malachias avait les yeux fixés sur lui. Le garçon manqua détourner la tête, puis, comme s’il avait puisé dans des réserves de courage ignorées, soutint le regard de Simon, dont ce fut le tour de se sentir mal à l’aise. « C’était comme si toute la maison tremblait », dit soudain Malachias, stupéfiant Simon. La voix du garçon était tendue, stridente et rauque. « Que veux-tu dire ? » demanda Simon, aussi fasciné par le fait que Malachias parlât que par ce qu’il disait. « Toute la maison. Pendant que vous étiez assis tous les trois à regarder le feu, les murs se sont mis à… à trembler. Comme si quelqu’un l’avait soulevée puis l’avait reposée. » « C’était plutôt nous qui bougions pendant que nous étions… enfin, je veux dire… oh, je ne sais pas. » Simon abandonna, dégoûté. En fait, il n’était plus sûr de rien. Il avait l’impression qu’on lui avait remué le cerveau avec une cuillère. Malachias se détourna pour donner un peu plus d’eau à Géloé. Des gouttes de pluie se mirent soudain à battre sur les fenêtres ; le ciel gris ne pouvait plus retenir sa menace de tempête. Le visage de la sorcière était lugubre. Ils avaient écarté leurs bols de soupe vides, et étaient assis en cercle à même le sol. Simon, le troll, et la maîtresse de maison : Malachias était à l’évidence intéressé, mais il était resté assis sur la paillasse aux côtés de la petite fille. « J’ai vu se dresser des choses mauvaises », dit Géloé, et ses yeux brillèrent. « Des choses funestes qui vont ébranler les racines du monde que nous connaissons. » Ses forces lui étaient revenues, et quelque chose de plus : son ton était solennel, et elle était aussi grave qu’un roi qui rend son jugement. « Je souhaiterais presque ne pas avoir marché sur la Route des Rêves, mais ce n’est que l’expression de la partie de moi qui préfère qu’on la laisse seule. Un avenir bien sombre se profile devant nous, et je crains d’être mêlée à des événements d’aussi mauvais augure. » « Qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda Simon. « Qu’est-ce que c’était que tout cela ? Vous avez vu la montagne, vous aussi ? » « Le Pic de l’Orage. » La voix de Binabik était étrangement éteinte. Géloé se tourna vers lui, acquiesça, puis se retourna vers Simon. « C’est vrai. Il s’agissait de Sturmrspeik, comme on l’appelle à Rimmersgard ; et les Rimmersleutes la considèrent comme une légende. Le Pic de l’Orage. La montagne des Norns. » « Nous Qanuc », dit Binabik, « savons que le Pic de l’Orage existe. Mais pourtant, les Norns n’ont jamais agi dans les affaires d’Osten Ard depuis les temps les plus anciens. Pourquoi maintenant ? Tout cela ressemblait avec forte apparence à des… à des… » « À des préparatifs de guerre », termina Géloé. « Tu as raison, si le rêve est digne de foi. Savoir si tout était vrai, bien sûr, nécessiterait un œil mieux entraîné que le mien. Mais tu as dit que les chiens qui vous poursuivaient portaient la marque du Pic de l’Orage, et c’est une preuve bien tangible. Je pense que nous pouvons croire cette partie de notre rêve ; ou du moins je suis persuadée que nous le devrions. » « Des préparatifs de guerre ? » Simon était perplexe. « Contre qui ? Et qui était la femme avec le masque d’argent ? » Géloé semblait épuisée. « Le masque ? Ce n’est pas une femme. C’est une créature de légendes, pourrais-tu dire, ou une créature des temps anciens, comme dirait Binabik. C’est Utuk’ku, la Reine des Norns. » Simon sentit un frisson le parcourir. La chanson du vent à l’extérieur lui parut froide et solitaire. « Mais que sont les Norns ? Binabik a dit que c’était des Sithis. » « Il est dit que les Norns faisaient autrefois partie du peuple sithi », répondit Géloé. « Mais c’est une tribu perdue, renégate. Ils ne suivirent pas leur peuple vers Asu’a, et disparurent dans les contrées inexplorées du nord, dans les terres et les glaciers au-delà de Rimmersgard et de ses montagnes. Ils choisirent de s’isoler des affaires d’Osten Ard, mais leur opinion sur ce point semble avoir évolué. » Simon remarqua que l’expression habituellement impassible et sévère de Géloé avait un instant fait place à une grimace de contrariété. Et ces Norns aident Élias à me pourchasser moi ? pensa-t-il, sentant la panique l’envahir de nouveau. Pourquoi suis-je plongé dans ce cauchemar ? Puis, comme si la peur avait ouvert une porte en lui, il se souvint soudain de quelque chose. Des formes déplaisantes remontèrent du fond de son cœur, et il dut lutter pour reprendre son souffle. « Ces… ces êtres pâles. Les Norns. Je les ai vus avant ! » « Quoi ? » dirent Géloé et Binabik à l’unisson, en se penchant vers lui. Simon, surpris par leur réaction, eut un geste de recul. « Quand ? » demanda Géloé d’un ton sec. « C’est arrivé… Je crois que c’est arrivé ; mais c’était peut-être un rêve… la nuit où je me suis enfui du Hayholt. J’étais dans le vieux cimetière, et j’ai eu l’impression que l’on m’appelait par mon nom ; une voix de femme. J’ai eu tellement peur que je me suis enfui, loin du cimetière, vers le Thisterborg. » Il y eut un bruit de mouvement provenant de la paillasse : Malachias changeait nerveusement de position. Simon l’ignora et poursuivit. « Il y avait un feu au sommet du Thisterborg, au milieu des Pierres de la Colère. Vous les connaissez ? » « Je les connais. » Géloé avait répondu d’une voix neutre, mais Simon sentit pourtant qu’il y avait quelque chose de grave dans son ton, quelque chose qu’il ne comprenait pas. « Eh bien, j’avais froid et peur, alors j’ai grimpé en haut de la colline. Je suis désolé, j’étais tellement sûr que c’était un rêve ! Et c’en était peut-être un. » « Peut-être. Continue. » « Il y avait des hommes au sommet. C’était des soldats : je le sais, parce qu’ils portaient des armures. » Simon sentit que ses mains étaient moites, et les frotta l’une contre l’autre. « L’un d’entre eux était le roi Élias. J’ai eu encore plus peur, alors je me suis caché. Puis… Puis il y eut un bruit de craquement horrible, et un chariot noir est arrivé par l’autre côté de la colline. » Ça lui revenait… tout lui revenait… ou, du moins, c’est l’impression qu’il avait… mais il y avait encore des zones d’ombre. « Ces êtres à la peau pâle, les Norns, puisque c’est ce qu’ils étaient, accompagnaient le chariot. Ils portaient des robes noires. » Il y eut une longue pause, tandis que Simon s’efforçait de se souvenir. La pluie tambourinait sur le toit de la hutte. « Et ? » demanda enfin la valada, très doucement. « Elysia Mère-de-Dieu ! » jura Simon, et ses yeux se mouillèrent de larmes. « Je n’arrive pas à me souvenir ! Ils lui ont donné quelque chose, quelque chose qui venait du chariot. D’autres choses sont arrivées, mais c’est comme si tout était sous une couverture dans ma tête. Je peux les toucher, mais je ne peux pas dire ce que c’est ! Ils lui ont donné quelque chose ! Je croyais que c’était un rêve ! » Il plongea son visage dans ses mains, essayant d’extirper les pensées douloureuses de sa tête qui lui tournait. Binabik tapota maladroitement le genou de Simon pour l’apaiser. « Cela est peut-être la réponse à notre deuxième question. J’ai médité sur la guerre que préparent les Norns. Ma pensée était que peut-être ils voulaient combattre Élias le Roi souverain, pour un très ancien ressentiment contre l’humanité. Maintenant, l’apparence est qu’ils l’aident. Un accord a été trouvé. C’est avec possibilité ce que Simon a vu. Mais comment ? Comment Élias a-t-il pu faire un pacte avec les Norns si secrets ? » « Pryrates. » Dès qu’il eut prononcé ce nom, Simon fut certain qu’il avait raison. « Morgénès disait que Pryrates ouvrait des portes, et que des choses terribles entraient. Et Pryrates était aussi sur la colline. » Valada Géloé hocha la tête. « C’est somme toute logique. Mais une question se pose, une question à laquelle nous ne pourrons sans doute pas répondre : quel est l’enjeu du marché ? Qu’est-ce que ces deux-là, Pryrates et le roi, ont à offrir aux Norns en contrepartie de leur aide ? » Tous restèrent silencieux. « Que disait le livre ? » demanda brusquement Simon. « Sur la Route des Rêves. Vous avez vu le livre, vous aussi ? » Binabik frappa la paume de sa main sur sa poitrine. « Il était là. Les runes que j’ai vues étaient de Rimmersgard : “Du Svardenvyrd”. Dans ta langue, cela veut dire “Le Sort des Épées”. » « Ou L’Arcane des Épées », ajouta Géloé. « C’est un livre célèbre dans les cercles lettrés, mais il est depuis longtemps perdu. Je ne l’ai jamais vu. Il est dit qu’il a été écrit par Nisses, un prêtre qui était également le conseiller du roi Hjeldin le Fou. » « Celui qui a donné son nom à la Tour de Hjeldin ? » demanda Simon. « Oui. C’est là que Nisses et Hjeldin sont morts tous les deux. » Simon réfléchit un instant. « J’ai aussi vu trois épées. » Binabik regarda Géloé. « Des formes étaient tout ce que je devinais », dit lentement le troll, « et j’avais la pensée qu’elles pouvaient être des épées. » La sorcière n’en avait pas été certaine non plus. Simon en décrivit les silhouettes, mais cela ne leur dit rien, ni à elle, ni à Binabik. « Bien »,dit enfin le petit homme, » nous avons appris quelle connaissance de ce voyage sur la Route des Rêves ? Que les Norns aident Élias ? Nous l’avions deviné plus tôt. Qu’un étrange livre joue un rôle ? … peut-être ? C’est chose nouvelle. Nous avons vu le Pic de l’Orage en rêve, et les salles de la reine de la montagne. Et nous avons peut-être la connaissance de choses que nous ne comprenons pas encore. Pourtant, j’ai la pensée qu’une chose reste inchangée avec totalité : nous devons aller à Naglimund. Valada, ta maison nous protège pour un temps, mais si Josua est vivant, il doit apprendre toutes ces choses. » Binabik fut interrompu par une voix inattendue. « Simon », dit Malachias, « tu as dit que quelqu’un t’avait appelé dans le cimetière. C’est ma voix que tu as entendue. C’est moi qui t’appelais. » Simon en resta bouche bée. Géloé sourit. « Enfin ! L’un de nos mystères commence à s’exprimer ! Parle, mon enfant. Dis-leur ce que tu dois leur dire. » Le visage de Malachias tourna à l’écarlate. « Je… mon nom n’est pas Malachias. Je m’appelle… Marya » « Mais Marya est un nom de fille », commença Simon, qui s’interrompit en voyant le large sourire qui se dessinait sur le visage de Géloé. « Une fille… ? » dit-il d’une voix atone. Il fixa des yeux le visage de l’étrange garçon, et le vit soudain pour ce qu’il était vraiment. « Une fille », grogna-t-il, se sentant incroyablement stupide. La sorcière jubilait. « C’était évident, je dois dire ; ou cela aurait dû l’être. Elle avait l’avantage de voyager avec un troll et un garçon, emportés dans des événements dangereux et déconcertants, mais je lui ai dit que son subterfuge ne tiendrait pas longtemps. » « Et certainement pas jusqu’à Naglimund ; pourtant, c’est là que je dois aller. » Marya se frotta les yeux avec lassitude. « Je dois transmettre un important message au prince Josua de la part de sa nièce, Miriamélé. Ne m’en demandez pas la teneur, s’il vous plaît, car j’ai juré le secret. » « Mais qu’adviendra-t-il de ta sœur ? » interrogea Binabik. « Elle n’aura pas la capacité de voyager avant très longtemps. » Il examinait lui aussi le visage de la surprenante Marya, comme s’il cherchait à comprendre comment il avait pu être trompé. Ce fait semblait pourtant tellement évident, maintenant. « Leleth n’est pas ma sœur », répondit tristement Marya. « C’était la servante de la princesse. Nous étions très proches. Elle avait peur de rester au château sans moi, elle aurait fait n’importe quoi pour me suivre. » Son regard se tourna vers l’enfant endormie. « Je n’aurais jamais dû l’emmener avec moi. J’ai essayé de la tirer jusqu’à la branche avant que le chien ne nous rattrape. Si seulement j’avais été plus forte… » « Il n’est pas certain », interrompit Géloé, « que la petite fille soit jamais en état de voyager. Elle ne s’est pas beaucoup écartée des frontières de la mort. Je suis désolée d’avoir à dire cela, mais c’est la vérité. Elle doit rester avec moi. » Marya commença à protester, mais Géloé n’admit pas d’objection. Simon fut un peu gêné lorsqu’il crut déceler une lueur de soulagement dans les yeux noirs de la jeune fille. Qu’elle fut capable d’abandonner l’enfant blessée derrière elle le choquait, quelle que soit l’importance du message. « Bien », dit enfin Binabik, « où sommes-nous maintenant avec clarté ? Nous devons atteindre Naglimund, et nous sommes interrompus par des lieues de forêt et les pentes abruptes du Wealdhelm. Et il faut ajouter ceux qui vont nous poursuivre. » Géloé parla en pesant ses mots. « Je crois, dit-elle, que vous devrez marcher à travers la forêt jusqu’à Da’ai Chikiza. C’est une très ancienne cité sithi, depuis longtemps abandonnée, bien sûr. Là, vous trouverez la Percée, une très vieille route qui traverse les collines et date de l’époque où les Sithis voyageaient régulièrement entre Da’ai Chikiza et Asu’a, le Hayholt. Elle n’est plus fréquentée que par les animaux, maintenant, mais ce sera le chemin le plus simple et le plus sûr pour passer les montagnes. Je vous donnerai une carte au matin. Oui, Da’ai Chikiza… » Une lueur persistante fit briller ses yeux jaunes, et elle hocha la tête lentement, comme perdue dans ses pensées. Un instant plus tard, elle cligna des yeux, se redressa et se reprit. « Maintenant, vous devriez dormir. Nous devrions tous dormir. Les événements de cette journée m’ont laissée aussi apathique que la branche d’un saule. » Simon eut du mal à la croire : il trouvait la sorcière aussi solide qu’un chêne ; mais il se dit que même un chêne pouvait souffrir lors d’une tempête. Plus tard, alors qu’il était étendu sur le sol, enroulé dans sa cape et sentant contre sa jambe la masse chaude de Qantaqa, il s’efforça de repousser les souvenirs de la terrible montagne. De telles choses étaient trop énormes, trop sinistres. Pour détourner ces idées, il se mit à penser à ce que Marya devait penser de lui. Un garçon, avait dit Géloé. Un garçon incapable de reconnaître une fille. Mais ce n’était pas juste ! Quand aurait-il eu le temps d’y penser ? Pourquoi l’avait-elle épié dans le Hayholt ? Sur ordre de la princesse, peut-être ? Et si c’était bien Marya qui l’avait appelé dans le cimetière, pourquoi avait-elle fait cela ? Comment savait-elle son nom, pourquoi l’avait-elle appris ? Il ne se souvenait même pas l’avoir jamais vue dans le Hayholt ; jamais en tant que fille, en tout cas. Lorsque enfin il s’enfonça dans le sommeil, comme un petit bateau partant sur un océan ténébreux, il eut l’impression qu’il partait à la poursuite d’une lueur qui s’estompait dans le lointain, d’une tache de lumière qui restait juste hors de portée. De l’autre côté des fenêtres, la pluie recouvrait le sombre miroir du lac de Géloé. 27. Les Tours Arachnéennes Il voulut oublier la main posée sur son épaule, mais en fut incapable. Lorsqu’il entr’ouvrit les yeux, il vit que la pièce était encore très sombre, les fenêtres ne se signalant que par deux formes anguleuses emplies d’étoiles. « Laissez-moi dormir », grogna-t-il. « Il est trop tôt ! » « Debout, mon garçon ! » L’ordre avait été murmuré, mais il était impérieux. Il venait de Géloé, dont la robe lâche semblait avoir été hâtivement enfilée. « Il n’y a pas de temps à perdre ! » Ses yeux secs et douloureux s’écartèrent laborieusement de la sorcière accroupie à ses côtés pour se porter sur Binabik, qui rangeait déjà son sac. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il ; mais le troll semblait trop occupé pour répondre. « Je suis sortie dehors, dit Géloé. Le lac a été découvert, et je présume qu’il s’agit des hommes qui vous pourchassent. » Simon se redressa et attrapa ses bottes. Dans cette semi-obscurité, tout semblait irréel ; mais il sentit néanmoins les battements de son cœur accélérer. « Usires ! » jura-t-il à voix basse. « Qu’est-ce ce que nous allons faire ? Ils vont attaquer ? » « Je ne sais pas », répondit Géloé en s’éloignant du garçon pour aller réveiller Malachias ; non, Marya, se corrigea Simon. « Il y a deux campements. L’un sur l’autre rive, là où la rivière se jette dans le lac, l’autre près d’ici. Soit ils savent que la maison est là et se demandent ce qu’ils vont faire, soit ils n’ont pas encore repéré ma hutte. Ils ont dû arriver après que nous ayons soufflé les chandelles. » Une question lui vint soudain à l’esprit. « Comment savez-vous qu’ils sont sur l’autre rive ? » Il regarda en direction de la fenêtre. Le lac était de nouveau recouvert par le brouillard, et l’on ne voyait pas de feux de camp. « Il fait si sombre », acheva-t-il. Puis il se tourna vers Géloé. Elle n’était pas vêtue comme quelqu’un qui vient d’explorer la forêt. Ses pieds étaient nus ! Mais, tout en la regardant, en observant sa robe enfilée à la hâte et les fines gouttelettes de brume plaquées sur ses cheveux et son visage, il se souvint des grandes ailes de la chouette qui s’était envolée devant eux lorsqu’ils avaient découvert le lac. Il sentait encore les puissantes serres qui l’avaient emmené au loin lorsque cette chose infâme avait tenté de le broyer sur la Route des Rêves. « Je suppose que cela n’a aucune importance, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il enfin. « Ce qui est important, c’est de savoir qu’ils sont là. » Malgré la faiblesse de la lueur de la lune, il vit la sorcière sourire. « Tu as tout à fait raison, mon garçon », répondit-elle doucement ; puis elle alla aider Binabik à remplir deux autres sacs, l’un pour Simon et l’autre pour Marya. « Écoutez », dit Géloé alors que Simon, enfin prêt, venait de les rejoindre. « Il est évident que vous devez partir maintenant, avant l’aube. » Elle observa un instant les étoiles. « Et celle-ci ne va pas tarder. La question est : comment ? » « Notre unique possibilité », grommela Binabik, « est de filer avec célérité et de les perdre dans la forêt avec grand silence. Nous ne pouvons pas voler. » Il eut un sourire un peu aigre. Marya, qui passait une cape que la valada lui avait donnée, sembla surprise par ce sourire. « Non, bien sûr », répondit tout à fait sérieusement Géloé, « mais je doute que vous puissiez échapper au flair de ces terribles chiens. Vous ne pouvez pas vous envoler, mais vous pouvez être emportés au loin. J’ai une barque, attachée sous la maison. Elle n’est pas très grande, mais elle peut tous vous porter, y compris Qantaqa, si elle ne s’agite pas. » Elle flattait affectueusement les oreilles de la louve, qui était étendue à ses côtés. « Et quel bien nous fera un bateau ? » demanda Binabik. « Nous allons ramer jusqu’au centre du lac et au matin les défier de nous attraper à la nage ? » Il ferma le dernier sac et les poussa en avant, l’un vers Simon, l’autre vers Marya. « Une rivière se jette dans le lac », dit Géloé. « Son courant n’est pas très fort : elle est plus petite encore que celle par laquelle vous êtes arrivés. En quelques coups de rames, vous pourrez sortir du lac et même la remonter un peu. » Ses sourcils froncés étaient plus un signe de concentration que d’inquiétude. « Malheureusement, elle passe au bord de l’un des camps. Et cela, on ne peut rien y faire. Mais il vous suffira de ramer en silence. Cela risque même de vous aider dans votre fuite. Un homme au front aussi bas que votre baron Heahferth, et, croyez-moi, je les connais bien, lui et tous ses confrères, ne pourrait même pas imaginer que sa proie ose passer si près de lui. » « Heahferth ne m’apporte pas d’inquiétude », répondit Binabik. « Je crains le vrai maître de la chasse, le Rimmersleute Noir, Ingen Jegger. » « Je crois qu’il ne dort même pas », ajouta Simon. Le souvenir de cet homme lui était profondément désagréable. Géloé eut un sourire ironique. « N’ayez pas peur. Ou, du moins, ne laissez pas la peur vous envahir. Quelque chose d’inattendu pourrait bien les distraire, ou faire diversion à point nommé… Qui sait ? » Elle se releva. « Viens, mon garçon, dit-elle à Simon. Tu es de bonne taille, tu vas m’aider à détacher la barque et à l’emmener en silence jusqu’au ponton. » « Tu peux la voir ? » souffla Géloé en montrant de la main une masse sombre qui se balançait sur le lac d’encre, à l’extrémité de la maison surélevée. « Bien. Vas-y, mais ne fais pas de bruit », dit-elle ; Simon jugea la recommandation somme toute inutile. Alors qu’il longeait la façade de la maison, le menton à hauteur du plancher, Simon se dit qu’il ne s’était pas trompé l’après-midi de la veille, lorsqu’il avait eu l’impression que les alentours avaient changé. Cet arbre, là, dont les racines s’enfonçaient à moitié dans l’eau : il était certain de l’avoir déjà vu le jour de leur arrivée ; mais, et il pourrait le jurer, par Usires !, cet arbre se trouvait alors de l’autre côté de la hutte, non loin du ponton. Mais comment un arbre aurait-il pu bouger ? Il trouva l’amarre de la barque à tâtons, et la suivit jusqu’à découvrir l’endroit où elle était attachée, une sorte d’anneau accroché sous le plancher de la hutte. Il dut se pencher et se tortiller à se briser le dos pour l’atteindre et tenter de la dénouer. Lorsqu’il passa la tête sous la maison, l’étrange puanteur lui fit se plisser le nez. Était-ce le lac, ou le dessus de la maison qui exhalait de tels relents ? L’endroit ne sentait pas seulement le bois humide et la moisissure : il s’en dégageait également une curieuse et forte odeur animale, chaude et musquée, mais pas vraiment déplaisante. Alors qu’il ouvrait grand les yeux dans l’obscurité, les ténèbres s’éclaircirent un peu : il pouvait même voir le nœud ! Le bonheur de voir enfin et l’allégresse devant la facilité avec laquelle il dénouait l’amarre retombèrent lorsqu’il réalisa soudain que l’aube serait bientôt là : la nuit était pour l’instant son alliée. L’attache enfin libérée, il s’éloigna en pataugeant et en tirant la barque derrière lui. Il pouvait à peine discerner la forme de Géloé, dressée à côté du ponton qui courait jusqu’à la porte de la maison. Il marcha vers elle aussi rapidement qu’il le pouvait… et trébucha. Dans un bruit d’éclaboussures et d’exclamation étouffée, il versa sur le côté et se rattrapa sur un genou, avant de se redresser. Dans quoi avait-il buté ? On aurait dit une bûche. Il essaya d’enjamber l’obstacle, mais ne réussit qu’à reposer le pied dessus, et dut serrer les dents pour ne pas crier. Il eut l’impression d’une masse immobile et ferme, mais écailleuse comme les brochets des douves du Hayholt, ou comme l’un des caméléons empaillés qu’il avait vus sur l’une des hautes étagères de l’étude de Morgénès. Tandis que les remous s’apaisaient et que Géloé lui demandait dans un murmure prudent s’il s’était blessé, Simon regarda vers le bas. L’eau était presque opaque dans l’obscurité, mais Simon était certain de pouvoir discerner le dessin d’une étrange pièce de bois, ou plutôt d’une branche, car il pouvait voir que la chose sur laquelle il avait buté, et qui était proche de la surface, rejoignait deux autres branches écailleuses. Toutes trois semblaient liées à la base de l’un des deux piliers sur lesquels reposait la hutte. Tout en l’enjambant précautionneusement, glissant doucement à travers l’eau en direction de l’ombre qu’était Géloé, il réalisa soudain que ces racines, ou branches, ou bûches, ou quoi qu’elles soient, avaient surtout une forme bien distincte : celle d’un énorme pied. Des griffes, plus exactement. Les serres d’un oiseau. Mais quelle drôle d’idée ! Une maison n’avait pas de pieds, pas plus qu’elle ne se levait et… marchait. Simon resta parfaitement silencieux tandis que Géloé attachait l’amarre à la base du ponton. Tout et tous furent embarqués sur le petit bateau : Binabik était perché sur la proue effilée, Marya au centre, et Simon assis en poupe avec une Qantaqa fort agitée entre les genoux. Il était évident que la louve n’était pas à son aise : elle avait gémi et regimbé quand Binabik lui avait ordonné de monter à bord. Il avait même dû se résoudre à lui donner une légère tape sur le museau. Le petit homme n’était d’ailleurs pas non plus dans son élément, et son malaise pouvait se lire sur son visage malgré la pénombre de cette fin de nuit. La lune était profondément enfoncée dans la voûte bleu noir du ciel de l’ouest. Lorsqu’elle leur eut passé les rames, Géloé se redressa. « Lorsque vous aurez assez remonté la rivière pour être en sécurité, je crois que vous devriez emporter le bateau à travers la forêt par voie de terre jusqu’à l’Aelfwent. La barque n’est pas très lourde, et ce n’est pas très loin. Cette rivière-là coule dans la bonne direction, et elle vous emportera jusqu’à Da’ai Chikiza. » Binabik écarta la barque du ponton du bout de sa rame. Géloé se tenait au bord du lac, les pieds dans l’eau jusqu’aux chevilles, tandis que l’esquif quittait doucement la rive. « Souvenez-vous bien de ceci », murmura-t-elle. « Aux abords de la rivière, plongez vos rames dans l’eau doucement et par la tranche. Le silence ! Voilà votre protection. » Simon leva sa main ouverte. « Adieu, Valada Géloé ! » « Bonne route, jeune pèlerin ! » Sa voix semblait déjà plus faible, quand moins de trois coudées les séparaient. « Bonne chance à vous tous. Et ne craignez rien, je prendrai grand soin de la petite fille. » Ils s’éloignèrent doucement, et la sorcière ne fut bientôt plus qu’une ombre au bord de l’un des pilotis de la hutte. La proue de leur embarcation fendait l’eau comme le rasoir d’un barbier tranche la soie. Au signe de Binabik, ils se recroquevillèrent, et le troll guida silencieusement la barque vers le centre du lac embrumé. Alors qu’il flattait l’épaisse fourrure de l’échine de Qantaqa, sentant ainsi le rythme de son souffle nerveux, Simon vit des cercles se former sur la surface du lac à côté du bateau. Il crut d’abord qu’il s’agissait de poissons venus briser leur jeûne en un premier repas de moustiques et de moucherons. Mais il sentit une goutte humide s’écraser sur sa nuque, puis une autre. Il pleuvait de nouveau. Alors qu’ils approchaient du centre du lac, se frayant un chemin à travers des nuées de jacinthes qui s’étendaient devant eux comme un parterre de fleurs jetées devant les pieds d’un héros victorieux, le ciel commença à s’éclaircir. L’aube n’était pas encore là, et il se passerait encore des heures avant que le soleil ne traverse les nuages et ne soit visible dans le ciel. Il s’agissait plutôt d’une épaisseur de ténèbres en moins, la première d’une série de couches à être arrachée aux cieux. Les arbres qui n’étaient auparavant qu’une masse obscure à l’horizon devinrent une botte de cimes qui se profilaient contre le ciel gris. L’eau était toujours une pelouse noire qui les entourait, mais ils pouvaient maintenant distinguer certains détails : des racines d’arbres qui ressemblaient aux jambes noueuses des mendiants, le léger reflet argenté des affleurements de granit, tout ce qui entourait ce lac secret comme une salle d’apparat qui attend les musiciens, toutes ces choses qui abandonnaient peu à peu le gris de la nuit pour les couleurs éclatantes du jour. Qantaqa, surprise, tressaillit quand Marya se pencha soudain en avant pour mieux voir par-dessus le plat-bord du bateau. Elle manqua dire quelque chose, se retint, et choisit de pointer du doigt par-delà la proue et un peu à droite. Simon plissa les yeux et vit ce qu’elle indiquait : une forme anormale dans le décor désordonné mais relativement symétrique des abords de la forêt, une forme massive et carrée d’une couleur différente de la végétation qui l’entourait : une tente bleue. Ils pouvaient maintenant en voir d’autres, trois ou quatre, plantées derrière la première. Simon se renfrogna, puis sourit dédaigneusement. C’était bien dans le style du baron Heahferth, du moins d’après ce qu’il avait entendu dire au château, d’emporter un campement aussi confortable au plus profond de la forêt. Juste au-delà de la poignée de tentes, la rive s’enfonçait sur plusieurs toises, puis réapparaissait, avec un trou sombre entre les deux qui donnait l’impression qu’un morceau de rivage avait été arraché par une étrange mâchoire. Les branches étaient très basses en cet endroit ; il était impossible de voir s’il s’agissait de l’embouchure de la rivière, mais Simon en était néanmoins certain. Juste là où Géloé l’a dit ! pensa-t-il. Elle a vraiment des yeux perçants ; mais ce n’est pas vraiment étonnant, n’est-ce pas ? D’un geste de la main, il montra la cassure du rivage à Binabik, qui acquiesça : il l’avait vue lui aussi. Lorsqu’ils approchèrent du camp, Binabik dut ramer plus fort pour avancer à la même vitesse ; Simon en conclut qu’ils commençaient à ressentir l’influence de la rivière. Il souleva délicatement sa rame et s’apprêta à l’enfoncer dans l’eau. Binabik, qui avait saisi son mouvement du coin de l’œil, se retourna vers lui en faisant un signe négatif de la tête, ses lèvres prononçant sans bruit les mots : « Pas encore ». Simon arrêta son mouvement à quelques pouces de la surface du lac que ridait la pluie. Tandis qu’ils glissaient sans bruit le long du campement, dont la première tente devait se trouver à moins de six perches du rivage, Simon aperçut une silhouette sombre qui avançait entre les tentes bleu azur. C’était une sentinelle : il reconnaissait l’éclat du métal sous la cape. L’homme pouvait tout à fait être en train de regarder dans leur direction : Sa capuche était relevée et Simon ne pouvait discerner son visage. En un instant, tous les occupants du bateau eurent remarqué la sentinelle. Binabik tira lentement sa rame de l’eau, et ils se penchèrent tous en espérant moins attirer l’attention. Si le soldat jetait un bref coup d’œil vers le lac, il prendrait peut-être la barque pour un simple tronc à la dérive ; mais c’était vraiment trop demander à la chance, se dit Simon. Vu la distance qui les séparait, il lui paraissait peu probable que l’homme puisse les rater s’il se retournait. Tandis que la barque commençait a perdre son élan, ils arrivèrent en vue du décrochage dans le rivage. C’était bien la rivière : Simon pouvait percevoir le mouvement de l’eau, un peu plus haut, là où elle glissait contre un rocher. Elle avait également presque immobilisé leur embarcation ; l’avant de la barque commençait d’ailleurs à dévier, repoussé par le léger courant. Il leur faudrait très bientôt recommencer à ramer, s’ils ne voulaient pas être rejetés sur le rivage, à quelques pas des tentes bleues. À ce moment-là, le soldat, qui avait perdu tout intérêt dans la partie du campement qu’il observait précédemment, commença à se tourner vers le lac. Immédiatement, avant même que la peur n’ait réellement eu le temps d’envahir les occupants de la barque, une forme grise plongea de l’un des arbres vers le campement et vers la sentinelle. Elle fila à travers les branches comme une grande feuille d’arbre grise et jusqu’à son cou ; mais cette feuille-là avait des griffes. Lorsqu’il les sentit sur sa gorge, l’homme en armure hurla d’horreur et laissa tomber sa lance, se débattant comme il le pouvait contre la chose qui l’avait attrapé. La forme grise s’éleva, les ailes battantes, et se maintint au-dessus de sa tête, juste hors de portée. Il hurla de nouveau, se frottant la gorge d’une main, et se baissa pour ramasser sa lance. « Maintenant », siffla Binabik. « Ramez ! » Le troll, Marya et Simon enfoncèrent leur lames de bois dans l’eau, souquant avec l’énergie du désespoir. Ils eurent l’impression de ne faire que secouer la barque durant les premiers coups de rames, mais elle prit bientôt le mouvement, et, quelques instants plus tard, ils ramaient contre le courant de la rivière, glissant sous les premières grandes branches de la forêt. Simon regarda en arrière pour voir la sentinelle, tête nue, qui bondissait pour tenter d’atteindre la créature qui flottait là-haut. Quelques hommes que le bruit avait réveillés s’étaient assis sur leur couverture et commencèrent à rire des efforts de leur camarade, qui avait abandonné sa lance et jetait maintenant des pierres à ce maudit oiseau agressif. La chouette évita facilement ces projectiles ; lorsque Simon laissa retomber le rideau de branches derrière la barque, elle fit un dernier signe de sa large queue blanche et s’envola vers les ténèbres des grands arbres. Alors qu’ils déployaient toute leur énergie à ramer contre le puissant courant (étonnamment puissant, car la surface paraissait presque immobile), Simon se permit un discret gloussement de triomphe. Ils ramèrent longtemps contre le cours d’eau. Même s’ils n’avaient pas ressenti l’obligation de progresser en silence, il leur aurait été difficile de discuter, car l’effort qu’exigeaient les rames était intense. Enfin, près d’une heure plus tard, ils découvrirent un bras mort entouré d’un écran de roseaux serrés où ils purent s’arrêter et se reposer. Le soleil était maintenant haut dans le ciel, formant une tache brillante derrière une voûte nuageuse gris perle qui couvrait tout le ciel. Une pellicule de brume s’accrochait encore aux arbres et à la rivière, grâce à laquelle les environs semblaient être le décor d’un rêve. Un peu plus haut, la rivière passait un obstacle ; le bruit lointain de l’eau qui bondissait pour retomber sur elle-même venait se mêler au doux ronronnement du courant. Simon, haletant, observait Marya, qui s’appuyait sur le plat-bord, le menton reposant sur un avant-bras. Il n’arrivait pas à comprendre comment il avait pu la prendre pour un garçon. Les caractéristiques qu’il avait jugées félines, anguleuses, ou du moins étranges chez un garçon lui apparaissaient maintenant comme de la finesse. Elle était rouge d’épuisement ; Simon observa ses joues empourprées, puis son regard suivit sa gorge blanche jusqu’à la saillie fine mais visible que formaient ses clavicules où commençait sa chemise de garçon, ouverte sur son cou. Elle est bien maigre… songea-t-il. Pas comme Hepzibah, qui est bien en chair ! Tiens, j’aimerais voir Hepzibah essayer de se faire passer pour un garçon ! Mais elle est mignonne, dans son genre. Ses cheveux sont incroyablement noirs. Les yeux de Marya se fermèrent doucement. Elle continua de respirer profondément. Simon caressa distraitement la large tête de Qantaqa. « Elle est bien faite, n’est-ce pas ? » demanda gaiement Binabik. Simon se retourna vers lui, bouche bée. « Quoi ? » Binabik fronça les sourcils. « Je suis désolé. Les Erkynéens disent “il est bien fait”, ou “c’est bien fait”, avec possibilité ? De toute façon, tu vas admettre avec certaineté que Géloé a fait son travail avec grand art. » « Binabik », dit Simon, dont les joues reprenaient peu à peu une teinte normale, « je n’ai pas la moindre idée de ce que tu veux dire ». Le petit homme tapota doucement le plat-bord de la paume de la main. « Géloé a réalisé un travail magnifique avec de l’écorce et du bois. C’est très léger ! Nous pourrons la porter avec plus grande facilité vers l’Aelfwent. » « La barque… » dit Simon en hochant la tête comme un idiot du village. « La barque. Oui, elle est bien faite. » Marya s’assit. « Allons-nous essayer de rejoindre l’autre rivière maintenant ? » demanda-t-elle. Lorsqu’elle se retourna de nouveau vers la fine bande de forêt visible à travers les roseaux, Simon remarqua les poches noires sous ses yeux, l’épuisement qui se lisait sur son visage. En un sens, il était encore fâché contre elle pour la façon dont elle avait paru soulagée lorsque Géloé avait proposé de garder la petite fille, mais il était heureux de voir que cette domestique s’inquiétait de leur situation, qu’elle n’était pas le genre de fille qui n’aimait que le rire et les taquineries. Bien sûr que ce n’est pas son genre, se dit-il un instant plus tard. D’ailleurs, je crois que je ne l’ai encore jamais vue sourire. C’est vrai qu’il nous est arrivé des choses effrayantes, mais moi, je ne suis pas toujours inquiet et sinistre ! « C’est avec possibilité une bonne idée », dit Binabik, en réponse à la question de Marya. « Je crois que le bruit qui sonne au loin est un rassemblement de rochers dans la rivière. Si c’est la vérité, il faudra dans tous les cas porter la barque. Peut-être Simon va aller voir. » « Quel âge as-tu ? » demanda Simon à Marya. Binabik, surpris, se retourna et les observa. Marya plissa les lèvres et regarda Simon un long moment. « J’ai… » commença-t-elle, puis elle s’interrompit. « J’aurai seize ans en octandre. » « Quinze ans, alors », dit Simon, un peu fièrement. « Et toi ? » répondit-elle sur un ton de défi. Simon se hérissa. « Quinze ans ! » Binabik toussota. « Il est bénéfique que les marins se connaissent, mais… peut-être plus tard. Simon, peux-tu aller voir si c’est un obstacle de rochers ? » Il manqua acquiescer, puis décida qu’il ne le voulait pas. Qui était-il, pour qu’on l’envoie courir comme ça ? Un enfant, à qui l’on demandait de rapporter un objet aux adultes ? Et puis qui avait pris la décision d’aller sauver cette stupide fille ? « Puisqu’il faudra de toute façon traverser la forêt pour rejoindre cette je-ne-sais-plus-quoi, pourquoi s’embêter ? » dit-il. « Allons-y maintenant. » Le troll le regarda un instant d’un air éberlué, puis hocha longuement la tête. « Très bien. Je crois que mon amie Qantaqa trouvera un grand bonheur à se détendre les pattes en outre. » Il se tourna vers Marya. « Les loups ne sont pas des marins, tu sais. » Durant un long moment, le regard de Marya resta fixé sur Binabik comme si le petit homme était plus bizarre encore que Simon. Puis elle explosa d’un rire sonore. « C’est tout à fait vrai ! » dit-elle, et son rire retentit de nouveau. Le canot était effectivement aussi léger qu’une plume, mais il leur fut néanmoins difficile de progresser à travers les branches basses et les broussailles. La taille fort différente des trois porteurs leur imposait de maintenir la barque de telle manière que l’angle aigu de la poupe ne cessait de venir heurter la poitrine de Simon. Il lui était également impossible de voir ses propres pieds en marchant, ce qui avait pour conséquence de le faire régulièrement trébucher dans le sous-bois. La pluie ruisselait à travers l’entrelacs de branches et de feuilles qui les surplombait ; Simon ayant les mains prises, il ne pouvait même pas se débarrasser des gouttes qui lui coulaient dans les yeux. Il n’était pas de la meilleure humeur qui soit. « Est-ce que c’est encore loin, Binabik ? » demanda-t-il enfin. « Ma poitrine ne va pas longtemps résister au traitement que lui fait subir ce damné de nom-d’Usires de bateau. » « Plus très loin, avec espérance », répondit le troll, dont la voix résonnait bizarrement d’en dessous cette coquille d’écorce étirée. « Géloé a dit que les deux rivières couraient longtemps côte à côte, avec seulement moins d’un quart de lieue pour les séparer. Nous allons bientôt voir l’Aelfwent, avec certaineté. » « Ça a intérêt à être bientôt », dit Simon sur un ton lugubre. Devant lui, Marya émit un son qui, il en était certain, était une marque de dégoût. De dégoût pour lui, probablement. Il fit une terrible grimace, qu’accentuèrent les mèches rousses et détrempées sur son front. Un bruit nouveau vint enfin couvrir le doux martèlement des gouttes de pluie sur les feuilles, un souffle continu qui évoqua chez Simon une salle emplie d’une foule murmurante. Qantaqa bondit en avant et partit en éclaireur, faisant bruire le sous-bois. « Ah ! » s’exclama Binabik, en posant à terre son extrémité de la barque. « Vous entendez ? Nous l’avons trouvée ! T’si Suhyasei ! » « Je croyais qu’elle s’appelait Aelfwent. » Marya se massait l’épaule à l’endroit où la barque avait longtemps reposé. « Mais c’est peut-être ce que les trolls disent lorsqu’ils trouvent une rivière ? » Binabik sourit. « Non. C’est un nom sithi. C’est une rivière sithi, en un sens, parce qu’ils la naviguaient en le temps où Da’ai Chikiza était leur cité. Tu devrais en avoir la connaissance, car Aelfwent est le mot pour “rivière sithi” en langue ancienne d’Erkynée. » « Et que veut dire le… le mot que tu as employé ? » demanda Marya. « T’si Suhyasei ? » Binabik resta un instant songeur. « Il est difficile de donner une traduction avec exacteté. C’est quelque chose comme “Elle au sang frais”. » « Elle ? » reprit Simon, en curant la boue de ses bottes avec un morceau de bois mort. « Et qui est “Elle”, cette fois-ci ? » « La forêt », répondit Binabik. « Avançons, maintenant. Tu pourras laver tes bottes dans la rivière. » Ils emportèrent la barque jusqu’à la rive, et durent se forcer un chemin à travers une masse de hauts joncs pour enfin découvrir la rivière, un cours d’eau large et profond bien plus important que celui qu’ils laissaient derrière eux. Le courant semblait également beaucoup plus fort. Il leur fallut descendre la barque jusqu’à la surface de la rivière depuis la berge que le flot avait creusée dans le sol ; Simon, étant le plus grand, dut entrer dans l’eau jusqu’aux genoux pour tirer et recevoir l’embarcation : ses bottes furent effectivement nettoyées. Il immobilisa l’esquif que le courant balançait pour permettre à Marya et au troll d’y faire descendre Qantaqa, sans réelle coopération de la part de la louve, puis de monter eux-mêmes à bord. Simon fut le dernier à grimper sur le bateau, et reprit sa place à l’arrière. « Ta position », lui dit gravement Binabik, « est celle d’une grande responsabilité. Nous aurons un minime besoin de ramer dans un courant aussi vigoureux, mais tu dois gouverner, et il faut nous crier les roches à l’avant que nous devons écarter. » « Je peux le faire », répondit-il aussitôt. Binabik acquiesça et lâcha la longue branche qu’il tenait : la barque s’écarta doucement de la berge et fut entraînée par les flots de la puissante Aelfwent. Ce fut assez difficile au début, jugea Simon. Certains des rochers qu’ils devaient éviter ne dépassaient même pas de la surface, et n’étaient reconnaissables qu’aux bosses brillantes que formait l’eau qu’ils retenaient. La première pierre que Simon ne vit pas fit un bruit terrible en frottant contre la coque, effrayant un instant tous les occupants du bateau, mais la légère embarcation rebondit sur l’obstacle comme un mouton fuit la tonte. Mais Simon apprit très vite à mieux repérer ces dangers ; en certains endroits, leur léger esquif sembla ensuite presque voler au ras des flots, aussi aérien qu’une feuille morte roulant sur la surface ondulante de la rivière. Lorsqu’ils atteignirent enfin une partie plus calme de la rivière, s’éloignant doucement de la clameur de l’eau sur les rochers, Simon sentit son cœur se gonfler de joie. La rivière jouait facétieusement avec sa rame, qui menait la barque. Le souvenir d’un jour où il était monté sur les larges remparts du Hayholt lui revint en mémoire ; il avait eu le souffle coupé par l’impression de puissance qui l’avait envahi à la vue des alignements de champs à ses pieds. Il se souvint également des heures qu’il avait passées accroupi dans le clocher de la Tour de l’Ange Vert, à regarder les entassements des maisons d’Erchester, le monde entier s’offrant à lui tandis que le vent soufflait sur son visage. En cet instant, à l’arrière de son petit bateau, il ressentait la même impression : il faisait partie du monde et en même temps le surplombait, le survolait, filait comme un vent de printemps entre les cimes des arbres. Il souleva sa rame et la maintint devant lui : c’était devenu une épée. « Usires Aédon, qui était un mat’lot », entonna-t-il brusquement, ces mots lui revenant soudain. C’était une chanson que quelqu’un lui avait chantée il y a bien longtemps, quand il était petit. « Usires Aédon, qui était un mat’lot, Partit sur l’océan Porter le nom de Dieu : Il s’embarqua pour Nabban-o, hisse ho ! » Binabik et Marya se retournèrent vers lui ; Simon sourit. « Tiyagaris le grand, qui était un guerrier, Partit sur l’océan Au nom de la Justice Il s’embarqua pour Nabban-o, hisse ho ! Le Roi Jean Presbytère, qui était un seigneur, Partit sur l’océan Proclamer Aédon : Il s’embarqua pour Nabban-o, hisse ho ! » Il s’interrompit. « Pourquoi t’arrêtes-tu ? » demanda Binabik. Marya, qui semblait surprise, continuait de le fixer des yeux. « C’est tout ce que je connais de cette chanson », répondit Simon en replongeant sa rame dans le sillage du bateau. « Je ne sais même pas d’où elle vient. Je suppose que l’une des femmes de chambre me la chantait quand j’étais petit. » Binabik sourit. « Une bonne chanson pour descendre une rivière, avec certaineté, même si les détails n’ont pas toujours une honnêteté historique. Tu es certain que tu ne connais pas la suite ? » « Oui, c’est tout ce dont je me souviens. » Cet oubli ne le gênait pas outre mesure : l’heure qu’il venait de passer sur la rivière avait complètement transformé son humeur. Il était déjà monté sur un bateau de pêche, dans la baie, et il avait adoré cela… mais ce n’était rien comparé à ce qu’il ressentait ici, à filer entre les arbres sur cette embarcation légère et délicate qui se menait comme un poulain. « Je ne connais pas de chanson de rivière », ajouta le troll, enchanté par la nouvelle humeur de Simon. « Dans le haut Qanuc, les rivières sont de glace et utilisées pour les jeux glissants des trolls dans leurs années-bébé. Mais je peux peut-être chanter les aventures du puissant Chukku… » « Je connais une chanson qui parle de rivière », dit Marya en passant une fine main blanche à travers ses cheveux noirs. « Les rues de Mérémund sont pleines de chants de marins. » « Mérémund ? » s’exclama Simon. » Comment une servante du château aurait bien pu aller à Mérémund ? » Marya fit une moue de mépris. « Et où crois-tu que la princesse et toute sa suite vivaient avant que nous ne venions au Hayholt : dans le fin fond de Nascadu ? » grommela-t-elle. « À Mérémund, bien sûr. C’est la plus belle ville du monde ; c’est là que se rencontrent l’océan et le fleuve Gleniwent. Tu ne pouvais pas le savoir : tu n’y es jamais allé. » Elle sourit malicieusement. « Rat de château. » « Eh bien chante ! » dit Binabik, en accompagnant ses mots d’un grand geste du bras. « La rivière veut entendre, et la forêt aussi ! » « J’espère m’en souvenir », dit-elle en jetant un regard en coin à Simon, qui redressa fièrement la tête : la remarque qu’elle avait faite avait à peine affecté sa bonne humeur. « C’est une chanson de rivière », reprit-elle ; puis elle s’éclaircit la gorge et commença à chanter, d’un ton d’abord hésitant puis plus confiant, et d’une voix douce et rauque. « Ceux qui barbotent sur la Grande Baille Vous parleront de ses mystères ; Ils vous vanteront ses batailles Et toute son histoire sanguinaire Mais si tu demandes céans Je te répondrai fort et fier Que quand Dieu fit les océans, C’dont il rêvait, c’est d’une rivière L’océan prend, la rivière donne Et la Gleniwent a ma foi, D’une danseuse belle et bonne La grâce, la beauté et la joie Qu’aillent en Enfer les paresseux, Et nos bateaux n’en veulent pas, S’il tombe à l’eau un homme ou deux, Un verre pour eux on lèvera… À Mérémund, à Mérémund ! Un verre pour eux on lèvera Dans nos tavernes, à Mérémund ! Si nous ne les retrouvons pas… ! Quand un homme en mer est parti Sait-on quand on va le revoir ? Dans nos tavernes, toutes les nuits Nous, nous sommes là, à rire et boire On nous dit soûlards et paillards, Bruyants, violents, toujours en liesse, Mais un homme vit ainsi le soir Quand la rivière est sa maîtresse L’océan prend, la rivière donne Et la Gleniwent a, ma foi, D’une danseuse belle et bonne La grâce, la beauté et la joie Qu’aillent en Enfer les paresseux, Et nos bateaux n’en veulent pas, S’il tombe à l’eau un homme ou deux, Un verre pour eux on lèvera… À Mérémund, à Mérémund ! Un verre pour eux on lèvera Dans nos tavernes, à Mérémund ! Si nous ne les retrouvons pas… ! » Lorsque Marya entonna le refrain pour la seconde fois, Simon et Binabik connaissaient assez bien les paroles pour le reprendre avec elle. Qantaqa abaissa les oreilles tandis qu’ils braillaient et s’époumonaient sur la barque que la puissante Aelfwent emportait. « L’océan prend, la rivière donne… » Simon chantait à pleins poumons lorsque le nez de la barque plongea dans un creux et rebondit : ils étaient de nouveau entourés par des rochers. Lorsqu’ils en eurent terminé avec les rapides de cette section de la rivière et qu’ils eurent rejoint une zone plus calme, ils étaient trop essoufflés pour chanter. Malgré cela, Simon souriait toujours ; et, lorsque la pluie se mit à tomber une fois encore des nuages gris qui surplombaient le toit de verdure que leur offrait la forêt, il leva son visage vers le ciel et attrapa les premières gouttes du bout de la langue. « Il pleut encore », dit Binabik, les sourcils froncés sous les cheveux humides qui collaient sur son front. « Je crois que nous allons terminer mouillés. » Le bref instant de silence qui suivit fut brisé par le rire puissant et aigu du troll. Lorsque la lumière qui filtrait à travers la voûte luxuriante que tissaient les branches commença à faiblir, ils dirigèrent leur barque vers le rivage et montèrent le camp. Après avoir allumé un feu, grâce à sa poudre jaune qu’il saupoudra sur le bois humide, Binabik tira des légumes et des fruits frais de l’un des sacs que Géloé avait préparés. Il laissa Qantaqa se débrouiller seule : elle se glissa furtivement à travers les hautes broussailles et disparut. Elle revint quelque temps plus tard, la fourrure trempée et le museau taché de quelques traînées de sang. Simon observa Marya, qui rêvassait en suçant un noyau de pêche, pour voir quelle serait sa réaction devant la révélation de cet aspect de la nature de Qantaqa ; mais si la jeune fille le remarqua, elle ne montra pas le moindre signe de gêne. Elle a dû travailler dans les cuisines de la princesse, se dit-il. Mais si j’avais sous la main l’un des lézards empaillés de Morgénès à glisser dans sa cape, là, elle ferait un bond, je parie. Le fait de se dire qu’elle avait dû travailler dans les cuisines du château lui fit se demander ce qu’elle avait bien pu faire pour le service de la princesse ; et, pendant qu’il y pensait, pour quelle raison elle avait bien pu l’espionner. Mais lorsqu’il essaya de lui poser des questions sur la princesse, elle répondit par un signe négatif de la tête, se contentant d’ajouter qu’elle ne pouvait rien dire de sa maîtresse ou de ses services tant qu’elle n’avait pas transmis son message à Naglimund. « J’espère que tu accorderas ton pardon à ma question », demanda Binabik en finissant de remballer ce qu’il avait utilisé pour le repas puis en démontant son bâton pour en tirer sa flûte, « mais quel est ton plan si Josua n’est pas à Naglimund pour la réception de ton message ? » Marya parut troublée par cette question, mais n’en dit pourtant pas plus. Simon fut tenté d’interroger Binabik sur leurs plans, sur Da’ai Chikiza et la Percée, mais le troll avait déjà commencé à jouer un petit air sur sa flûte. La nuit posa son manteau de ténèbres qui recouvrit tout Aldhéorte, sauf leur petit feu. Simon et Marya, assis, écoutèrent la musique du troll qui se fondait et résonnait dans la forêt humide. Le lendemain, ils quittèrent le campement peu après le lever du soleil. Les rythmes de la rivière leur paraissaient maintenant aussi familiers qu’une comptine d’enfant : les longues périodes de désœuvrement durant lesquelles il leur semblait que leur barque était un rocher sur lequel ils étaient assis tandis que deux immenses étendues boisées défilaient sur les côtés, puis la dangereuse excitation des rapides qui secouaient la fragile embarcation comme un poisson qui se débat au bout d’une ligne. La pluie cessa au milieu de la matinée, et fut remplacée par le soleil qui brillait à travers les branches et saupoudrait la surface de la rivière de taches de lumière. Ce répit bienvenu que leur accordait le temps (qui était assez froid pour la fin maia, se dit Simon qui ne pouvait s’empêcher de songer à la montagne de glace de leur rêve commun), les avait mis de fort belle humeur. Alors qu’ils flottaient à travers un tunnel d’arbres inclinés, que perçaient parfois de majestueuses bandes de lumière qui se déversaient par les interstices entre les branches entrelacées pour transformer brièvement la rivière en un miroir d’or poli, ils commencèrent à passer le temps en se racontant des histoires. Simon, d’abord à contrecœur, leur parla des gens qu’il connaissait dans le château : Rachel, Tobas, le maître du chenil, qui se passait le nez au noir de fumée pour être mieux accepté par ses protégés, Pierre Tête-d’Or, le géant Ruben, et tous les autres. Binabik parla de ses voyages, des routes qui l’avaient emmené dans sa jeunesse jusqu’aux régions saumâtres des Grands Marais, des lugubres étendues étranges et désertes à l’est du pays où il était né, Mintahoq. Jusqu’à Marya, qui, malgré sa réticence première et les nombreux sujets qu’elle refusait d’aborder, fit sourire Simon et le troll avec ses imitations des disputes qui opposaient marins et navigateurs de rivière, et avec ses remarques sur certains nobles douteux qui entouraient la princesse Miriamélé à Mérémund et au Hayholt. Ils n’abordèrent qu’une seule fois durant cette deuxième journée de navigation les sujets plus sérieux qui assombrissaient toutes leurs pensées. « Binabik », demanda Simon lors du repas de midi qu’ils prirent sur une petite avancée de terre assez dégagée pour être baignée de soleil, « crois-tu vraiment que ces hommes ont perdu notre piste ? Et est-ce qu’il pourrait y en avoir d’autres à notre poursuite ? » Le troll enleva d’une chiquenaude un pépin de pomme accroché à son menton. « Je ne sais rien avec certaineté, ami Simon, comme je l’ai déjà dit. J’ai la certaineté que nous nous sommes échappés, et qu’il n’y a personne dans notre poursuite immédiate ; mais quand je ne sais pas la raison de cette poursuite, je ne sais pas s’ils sauront nous trouver. Ont-ils la connaissance que notre destination est Naglimund ? Nous pouvons le penser avec forte supposition. Mais il y a trois choses en notre faveur. » « Lesquelles ? » demanda Marya, les sourcils froncés. « En premier, cacher est plus facile que trouver en forêt. » Il leva un doigt court et épais. « En deuxième, nous faisons l’usage d’une route qui n’est plus connue depuis des siècles. » Un autre doigt. « Enfin, pour avoir la connaissance de notre route, ils auront le besoin de l’apprendre par Géloé », un troisième doigt se dressa, « et cela, je crois, est une chose qui n’arrivera pas. » Simon s’était secrètement inquiété à ce sujet. « Ils ne vont pas lui faire de mal ? Ces hommes avaient des épées et des lances, Binabik. Les chouettes ne les repousseront pas longtemps s’ils pensent que nous sommes avec elle. » Binabik acquiesça gravement. Il replia ses doigts. « Mon cœur n’est pas indifférent, Simon. Fille des Montagnes, non ! Mais tu sais très peu de Géloé. Imaginer qu’elle n’est que la femme très sage du village est une très importante erreur, une erreur que les hommes de Heahferth regretteront avec grande probabilité si ils ne la traitent pas avec respect. Valada Géloé a parcouru très longtemps Osten Ard ; elle a passé beaucoup d’années dans la forêt, et auparavant plus d’années encore chez les Rimmersleutes. Encore plus tôt, elle était venue du sud jusqu’à Nabban, et personne n’a la connaissance de ses voyages avant cela. Elle est une personne qui sait se protéger ; bien plus que moi, ou même, comme la vie l’a prouvé avec grande tristesse, que l’homme bon qui était Morgénès. » Il tendit la main pour attraper une autre pomme, la dernière du sac. « Mais nous avons eu assez de telles inquiétudes. La rivière attend, et nos cœurs doivent être légers pour voyager avec plus de rapidité. » Plus tard dans l’après-midi, alors que les ombres des arbres commençaient à se mêler pour devenir une large tache sombre qui couvrait la rivière, Simon découvrit certains des mystères de l’Aelfwent. Il fouillait dans son sac, à la recherche d’un bout de chiffon à envelopper autour de ses mains pour les protéger des échardes qu’il tirait des rames de bois brut. Il sentit quelque chose qui, au toucher, devait convenir, et le sortit du sac. C’était la Flèche Blanche, toujours enveloppée dans ses lambeaux de tissu. Il ressentait une étrange sensation à l’avoir de nouveau dans sa main, à sentir la délicatesse de l’objet posé sur sa paume comme une plume que le moindre souffle de brise pourrait emporter au loin. Il déroula délicatement l’enveloppe de toile. « Regarde ça », dit-il à Marya en passant la main par-dessus Qantaqa pour lui présenter l’objet dans son écrin de toile déchirée. « C’est une Flèche Blanche Sithi. J’ai sauvé la vie d’un Sithi, et il me l’a donnée. » Il s’interrompit une seconde. « Plus exactement, il l’a tirée dans ma direction. » C’était un objet magnifique. Dans la lumière faiblissante, elle semblait presque lumineuse, comme le poitrail éclatant d’un cygne. Marya l’observa un instant, puis la toucha du bout du doigt. « C’est joli », dit-elle ; mais son ton était loin d’exprimer l’admiration que Simon attendait. « Bien sûr que c’est joli ! C’est sacré. C’est le symbole d’une dette due. Demande à Binabik, il te le dira. » « Ce que dit Simon est la vérité, dit le troll en s’approchant. Tout cela est arrivé juste avant notre rencontre. » Marya continua calmement de regarder la flèche, comme si son esprit était ailleurs. « C’est un objet magnifique », dit-elle avec à peine plus de conviction dans la voix. « Tu as beaucoup de chance, Simon. » Sans qu’il sache pourquoi, cette remarque le rendit furieux. Elle ne comprenait donc pas tout ce qu’il avait vécu ? Des cimetières, le Sithi dans le piège, les chiens, l’inimitié d’un Roi souverain ? Qui était-elle, pour lui répondre sur le ton d’une femme de chambre qui le console distraitement après qu’il s’était écorché un genou ? « Évidemment », dit-il en tenant la flèche devant lui de manière à lui faire refléter les rayons presque horizontaux du soleil, la rive formant une longue tenture mouvante derrière sa main. « Évidemment, pour la chance qu’elle m’a portée jusqu’ici : attaqué, mordu, affamé, poursuivi, je pourrais tout aussi bien ne jamais l’avoir reçue. » Il la regarda durement, ses yeux courant sur des gravures qui pourraient être l’histoire de sa vie depuis qu’il avait quitté le Hayholt : complexes mais dénuées de sens. « Je pourrais tout aussi bien m’en débarrasser », dit-il avec désinvolture. Il ne ferait jamais une telle chose, bien évidemment, mais il éprouvait une étrange satisfaction à prétendre qu’il pouvait le faire. « C’est vrai, quel bien elle m’a apporté… ? » L’avertissement de Binabik l’interrompit au milieu de sa phrase, mais, le temps qu’il comprît, il était trop tard. La barque frappa presque de plein fouet le rocher qui affleurait la surface ; elle plongea, et la poupe se souleva dans un bruit de succion. La flèche fut projetée des mains de Simon et tournoya en l’air avant de retomber dans l’eau qui tourbillonnait autour des rochers. Lorsque l’arrière de la barque retomba, Simon se retourna pour la chercher du regard ; un instant plus tard, ils heurtèrent un autre rocher caché, et Simon perdit l’équilibre, le bateau pencha, et il passa par-dessus bord… L’eau était affreusement froide. Durant un instant, tout se passa comme s’il était tombé hors du monde dans un trou d’une obscurité absolue. Tout de suite après, il suffoquait, sortait la tête de l’eau, et tourbillonnait follement, emporté par le courant violent. Il heurta un rocher, tournoya, se trouva de nouveau sous l’eau, qui forçait l’air à s’échapper de son nez et de sa bouche. En se débattant, il réussit à ressortir la tête, et tendit ses muscles pour résister aux chocs violents qui se répétaient alors qu’il était projeté d’un obstacle à l’autre. Il sentit le vent contre son visage et inspira en toussant ; Usires en soit remercié, un peu d’air atteignit ses poumons brûlants. Puis, soudain, la section rocheuse fut passée, et il flottait librement sur la rivière, battant furieusement des jambes pour maintenir sa tête hors de l’eau. À sa grande surprise, la barque était maintenant derrière lui, et passait à peine les derniers rochers. Binabik et Marya ramaient de toutes leurs forces, les yeux agrandis par la peur ; et pourtant Simon vit que la distance qui les séparait allait croissante. Il était emporté par le courant, et, lorsqu’il tourna rapidement la tête pour regarder autour de lui, il s’aperçut que les rives étaient affreusement éloignées. Il inspira une longue goulée d’air. « Simon », hurla Binabik, « nage vers nous ! Nous ne pouvons pas ramer avec assez de vitesse ! » Pataugeant à moitié, il essaya de se retourner et de se débattre pour avancer vers eux, mais la rivière l’emportait avec un millier de doigts invisibles. Il battit l’eau, tentant de mettre ses mains en cuillère comme Rachel (ou Morgénès ?) le lui avait enseigné en le maintenant dans les hauts-fonds du Kynslagh, mais son effort semblait risible, comparé à la toute-puissance du courant. Il s’épuisait très vite ; il ne sentait plus ses jambes, ne sentait plus qu’une absence froide quand il tentait de les faire battre. L’eau envahit ses yeux, et il vit les branches les plus proches comme à travers un prisme ; puis il glissa sous la surface. Quelque chose le heurta sur le côté de la main, et il battit des bras pour remonter à la surface une dernière fois. C’était la rame de Marya. Plus grande, elle avait remplacé Binabik à la proue, et s’étendait de tout son long pour tendre le morceau de bois jusqu’à quelques pouces de sa portée. Qantaqa se tenait derrière elle ; la louve aboyait, le corps tendu comme pour mimer la jeune fille ; la barque, surchargée à l’avant, penchait dangereusement. Simon envoya un ordre à l’endroit où s’étaient trouvées ses jambes, leur demanda de battre si elles pouvaient l’entendre, et tendit la main. Il sentit à peine la rame lorsqu’il referma les doigts sur elle, mais elle était là, juste là où il avait besoin qu’elle soit. Après qu’ils l’eurent hissé à bord, une tâche presque impossible puisqu’il était le plus lourd de tous à l’exception de la louve, et après qu’il eut toussé ou recraché d’impressionnantes quantités d’eau de rivière, il se recroquevilla, se roula en boule au fond de la barque, haletant et tremblotant, tandis que le troll et la jeune fille cherchaient un endroit pour accoster. Il trouva la force de descendre seul du bateau, les jambes tremblantes. Tandis qu’il se laissait tomber à genoux, heureux et reconnaissant de pouvoir poser les paumes de ses mains sur la terre meuble de la forêt, Binabik tendit le bras et arracha quelque chose au bout du chiffon loqueteux qu’était la chemise de Simon. « Regarde ce qui était accroché dans ta chemise », dit Binabik, une expression étrange sur le visage. C’était la Flèche Blanche. « Je vais faire un feu pour toi, pauvre ami Simon. Tu as avec possibilité fait l’apprentissage d’une leçon, d’une leçon cruelle mais importante, sur l’acte de parler en mal d’un cadeau sithi en naviguant sur une rivière sithie. » Simon, qui n’avait même plus la force de se sentir gêné, laissa Binabik l’aider à se débarrasser de ses vêtements et se rouler dans sa cape, et s’endormit aussitôt devant ce feu qu’il aurait voulu bénir. Il ne rêva que de ténèbres et de choses qui agrippaient, envahissaient et étouffaient. Les nuages étaient bas, le lendemain matin. Simon était très malade. Après avoir mâchonné et avalé deux ou trois lamelles de viande séchée, malgré les vigoureuses protestations de son estomac nauséeux, il se hissa avec circonspection sur la barque, abandonnant la poupe à Marya pour se pelotonner au centre, la masse chaude de Qantaqa collée contre lui. Il dormit par à-coups tout au long de la journée qu’ils passèrent sur la rivière. Le défilement flou et confus de la forêt lui donnait le vertige, et sa tête lui semblait brûlante et bien trop grande, comme une pomme de terre cuite dans la braise. Tant Binabik que Marya suivaient régulièrement la progression de sa fièvre. Lorsqu’il s’éveilla du demi-sommeil vaseux dans lequel il avait plongé durant la pause que ses compagnons s’étaient accordée pour le repas de midi, et qu’il les vit tous deux penchés sur lui, la main de Marya posée sur son front, la seule pensée qui s’imposa à son esprit confus fut : j’ai de bien étranges père et mère ! Ils s’arrêtèrent pour la nuit lorsque le crépuscule envahit les arbres. Simon, emmitouflé dans sa cape comme un petit enfant, était assis près du feu, et ne desserra les bras que pour boire la soupe que Binabik avait préparée, un bouillon de bœuf séché, de navet et d’oignons. « Nous devons partir aux premiers pas du soleil, demain », annonça Binabik en tendant un navet à la louve, qui le renifla avec une indifférence marquée. « Da’ai Chikiza est très proche, mais il y aurait une grande absurdité à faire notre approche de nuit, quand elle ne peut pas être vue avec véracité. De toute façon, nous devrons beaucoup grimper pour atteindre la Percée, et il sera préférable de débuter cette marche quand le jour est encore chaud. » Simon observa vaguement le troll tirer le manuscrit de Morgénès de l’un des sacs et le dérouler. Binabik s’assit près des flammes vacillantes du feu et inclina les pages pour mieux lire ; il ressemblait à un petit moine priant sur son Livre d’Aédon. Le vent s’engouffra dans les branches qui les surplombaient, et fit tomber les gouttes d’eau qui s’étaient accrochées aux feuilles, un souvenir de l’averse de l’après-midi. Le coassement insistant des petites grenouilles vertes se mêlait au doux murmure continu des eaux en contrebas. Simon mit un certain temps à réaliser que la légère pression qu’il ressentait sur son épaule n’était pas un étrange signal de plus que lui envoyait son organisme incommodé et malade. Il passa laborieusement son menton par-dessus le bord de la capuche de sa cape de laine épaisse, et libéra une main pour chasser Qantaqa de là, mais découvrit la masse sombre de la tête de Marya reposant sur son bras, sa bouche entr’ouverte modulant le souffle régulier de son sommeil. Binabik se tourna vers lui. « Aujourd’hui a été une très difficile journée », dit-il en souriant. « Nous avons beaucoup ramé. Si cela ne t’inflige pas de douleur, laisse-la se reposer un peu. » Il revint au manuscrit. Marya s’agita et murmura quelque chose. Simon remonta un peu la cape que Géloé avait donnée à la jeune fille ; lorsqu’il la redéposa sous son menton, elle marmonna quelque chose, sortit une main pour tapoter gauchement la poitrine de Simon, et se rapprocha de lui en se tortillant. Le bruit de sa respiration régulière si proche de son oreille se mêla au murmure de la rivière et à tous les sons nocturnes de la forêt. Simon fut parcouru d’un frisson, puis sentit ses yeux devenir lourds, lourds… mais son cœur battait rapidement, et ce fut le rythme du sang dans ses veines qui l’emporta sur le chemin des chaudes ténèbres. Dans la lumière grise et diffuse d’une aube pluvieuse, les yeux encore lourds de sommeil et les corps étrangement lents de par une journée trop tôt commencée, ils virent leur premier pont. Simon était de nouveau en poupe. Il avait été quelque peu désorienté en embarquant et en commençant à naviguer dans une semi-obscurité, mais il se sentait beaucoup mieux que la veille : la tête lui tournait encore un peu, mais il était plus reposé. Alors qu’ils descendaient le long d’un coude que faisait la rivière, dont les flots dévalaient gaiement, sans s’inquiéter de l’heure aussi matinale, il vit une étrange forme arc-boutée par-dessus la rivière en contrebas. Il s’essuya les yeux pour les débarrasser de la bruine qui semblait plus flotter dans l’air que tomber, puis se pencha pour mieux voir. « Binabik », demanda-t-il, les sourcils froncés, « est-ce que c’est… » « Un pont, avec certaineté », répondit joyeusement le troll. « La Porte des Grues, je crois avec probabilité. » Le cours de la rivière les en rapprocha, et ils ramèrent à contre-courant pour ralentir la barque. Le pont naissait dans la végétation luxuriante de la berge pour former une arche fine et élancée qui s’achevait entre les arbres de l’autre rive. Ciselé dans une roche vert pâle et translucide, il semblait aussi délicat qu’une frange d’écume de mer figée. Il avait été autrefois couvert de motifs complexes gravés dans la pierre, mais la plus grande partie de sa surface était maintenant obscurcie par des mousses et du lierre ; les endroits qui n’avaient pas été envahis par la végétation étaient érodés, les volutes et courbes et coins adoucis, arrondis par le vent et la pluie. Perché au sommet, et surplombant précisément la trajectoire que leur barque suivait, un oiseau d’une pierre vert crème translucide étendait ses grandes ailes usées par la pluie. Ils plongèrent dans son ombre légère, puis émergèrent de l’autre côté. La forêt leur parut soudain antique, comme s’ils venaient de franchir la porte du passé. « Ces chemins ont depuis longtemps été avalés par Vieuxcœur », dit doucement Binabik alors que tous se retournaient pour continuer d’observer le pont qui s’éloignait derrière eux. « Les constructions des Sithis pourront avec possibilité toutes disparaître un jour. » « Comment ces gens pouvaient-ils traverser la rivière sur une telle chose ? » demanda Marya. « Cela semble… si fragile. » « Plus fragile qu’en leur temps, avec certaineté », répondit Binabik en jetant au pont un regard nostalgique. « Mais les Sithis n’ont jamais construit… ne construisent jamais, pour la seule beauté. Leur œuvre est faite avec solidité. La plus haute tour d’Osten Ard, qui est leur travail, n’est-elle pas toujours debout dans votre Hayholt ? » Marya acquiesça, pensive. Simon laissa pendre ses doigts dans l’eau. Ils passèrent onze autres ponts, ou “portes”, comme disait Binabik, parce que, pendant plus d’un millier d’années, elles avaient marqué l’entrée de la rivière dans Da’ai Chikiza. Chacune portait le nom d’un animal, expliqua le troll, et correspondait à une phase de la lune. Ils franchirent ainsi les portes des Renards, des Coqs, des Lièvres et des Colombes ; toutes de formes différentes, faites de pierre de lune laiteuse ou de lapis luisant, mais indéniablement toujours ciselées par ces mêmes mains sublimes et révérencieuses. Lorsque le soleil dépassa les nuages et atteignit le point qui marquait le milieu de la matinée, ils s’enfoncèrent sous la Porte des Rossignols. De l’autre côté de cette arche, dont les fiers motifs dorés brillaient encore, la rivière formait un autre coude, et s’orientait une nouvelle fois vers l’ouest, vers le flanc est des collines du Wealdhelm, bien trop éloignées pour être visibles. Il n’y avait plus de rapides, ici ; le courant était vif et régulier. Simon allait poser une question à Marya, lorsque Binabik leva le bras. La courbe passée, elle s’offrit à eux : une forêt de tours à la grâce incommensurable, sertie comme une merveille de joaillerie dans l’immense écrin que formait l’autre forêt, Aldhéorte. La cité sithie, qui bordait la rivière sur ses deux berges, semblait véritablement naître dans le sol. On eût dit la réalisation de ce que la forêt avait rêvé d’être, sa réalisation en une roche subtile, en cent teintes de vert et de blanc et du bleu pâle d’un ciel d’été. C’était un gigantesque buisson de pierre aussi fine qu’une aiguille, de passages vaporeux aussi délicats qu’un pont fait de toile d’araignée, de sommets de tours qui ne se découpaient qu’en filigrane, et de minarets qui s’élevaient jusqu’à la cime des arbres pour baigner dans le soleil comme des fleurs givrées. Le passé du monde se dressait devant eux, impressionnant et déchirant à la fois. Simon n’avait jamais rien vu de plus beau. Mais dès que la rivière les eut emportés dans la cité, les faisant voguer au gré de ses circonvolutions entre les fines colonnes, il devint évident que la forêt reprenait possession de Da’ai Chikiza. Les tours carrelées, ciselées d’un écheveau de fissures, étaient recouvertes par un filet de lierre et de branches. Dans les endroits où s’étaient autrefois dressés des murs et des portes faits de bois ou d’un autre matériau périssable, les structures de pierre étaient maintenant creuses et vides, aussi nues que les squelettes séchés de gigantesques monstres marins. Partout, la végétation reprenait ses droits, pénétrant dans les constructions, grimpant sur les murs délicats et s’enroulant autour des fines ciselures, absolument insensible à ce qu’avait été cette cité. En un sens, se dit Simon, cela ne la rendait que plus belle, comme si la forêt, qui ne connaissait ni repos, ni satisfaction, avait décidé de construire sa propre cité. La voix calme de Binabik brisa le silence, aussi solennelle que le moment l’imposait ; ses échos se dissipèrent dans la végétation luxuriante. « Ils l’ont appelée “l’Arbre du Vent Chantant” : Da’ai Chikiza. Il y a bien longtemps, elle était envahie de musique et de vie. Des lampes brûlaient à toutes les fenêtres, et de superbes bateaux couraient sur la rivière. » Le troll se retourna vers la cité alors qu’ils passaient le dernier pont, aussi étroit que la penne d’une plume et décoré de représentations d’un cerf gracieux couronné d’une magnifique ramure. « L’Arbre du Vent Chantant », répéta-t-il, sur le ton impersonnel d’un homme perdu dans ses souvenirs. Simon guida sans un mot leur petite embarcation vers une volée de marches qui rejoignaient une plate-forme de pierre, la première d’entre elles à peine plus élevée que la surface de la large rivière. Ils quittèrent la barque, et attachèrent l’amarre à une racine qui avait poussé à travers l’une des fissures de la roche blanche. Ils s’immobilisèrent un instant devant les murs couverts de lierre et les couloirs qu’envahissaient les mousses. L’atmosphère même de la cité en ruines semblait vibrer d’une résonance silencieuse, comme une corde accordée qui n’aurait pas encore été pincée. Le respect que cette vision imposait semblait toucher jusqu’à Qantaqa, qui gardait la queue basse tout en reniflant l’air. Puis ses oreilles se redressèrent, et elle gémit. Le sifflement fut presque imperceptible. Une bande d’ombre fila le long du visage de Simon et frappa l’une des passerelles érodées en un craquement sec. Des éclats de pierre verte volèrent dans toutes les directions. Simon se retourna d’un bond. À moins de soixante toises de l’endroit où ils se trouvaient, uniquement séparée d’eux par la largeur de la rivière, se tenait une silhouette vêtue de noir qui tenait un arc aussi grand qu’elle. Une douzaine de formes aux habits bleus et noirs remontaient une allée en hâte pour le rejoindre. L’un d’entre eux portait une torche. La silhouette sombre porta la main à sa bouche, découvrant un instant une tache de barbe pâle. « Toute fuite est impossible ! » La voix d’Ingen Jegger ne leur parvenait que faiblement par-dessus le bruit de la rivière. « Rendez-vous, au nom du Roi ! » « La barque ! » cria Binabik. Mais alors même qu’ils se précipitaient vers les marches, Ingen tendit une chose étroite vers le porteur de torche ; l’une de ses extrémités s’enflamma. Un instant plus tard, il l’avait placée sur son arc. Lorsque les compagnons atteignirent la dernière marche, une boule de feu bondit par-dessus la rivière, et explosa sur le flanc du bateau. L’écorce prit feu instantanément, et le troll n’eut que le temps de tirer l’un des sacs de leur embarcation avant que les flammes ne le repoussassent. Momentanément dissimulés derrière un rideau de feu, Simon et Marya remontèrent les marches, immédiatement suivis de Binabik. Sur l’à-plat, Qantaqa bondissait en tous sens, poussant des aboiements rauques qui montraient son désarroi. « Courez ! » ordonna sèchement Binabik. De l’autre côté de la rivière, deux archers rejoignirent Ingen. Tandis que Simon courait aussi vite que pouvaient le porter ses jambes vers l’abri de la tour la plus proche, il entendit le terrible sifflement d’une autre flèche, et la vit rebondir sur un pavé à vingt coudées de lui. Deux autres projectiles percutèrent le mur de la tour qui lui semblait encore si loin. Il entendit un cri de douleur, et le hurlement terrifié de Marya. « Simon ! » Il se retourna, pour voir Binabik tomber au sol comme un sac de linge au pied de la jeune fille. Au loin, une louve hurlait. 28. Des Tambours de Glace Le soleil du matin de ce vingt-quatrième jour du mois de maia illuminait Hernysadharc, transformant le disque d’or placé au sommet du plus haut des toits du Taig en une ardente couronne de flammes. Le ciel était aussi bleu qu’une assiette d’émail, comme si Brynioch de Tous les Cieux avait chassé les nuages de la pointe de son bâton céleste, les renvoyant se tapir au loin et ne plus menacer que les cimes des plus hauts sommets de l’immense Grianspog. Le retour soudain du printemps aurait dû réjouir le cœur de Maegwin. Dans tout Hernystir, les gelées cruelles et les pluies hors de saison avaient tiré un lugubre linceul tant sur le pays que sur tous les sujets du roi Lluth, son père. Les fleurs avaient gelé sur pied avant d’éclore. Les pommes étaient tombées trop petites et trop vertes des branches noueuses des arbres du verger. Les moutons et les vaches, lâchés dans des champs détrempés, étaient rentrés dans les étables les yeux roulant de frayeur, perturbés par la grêle et le vent qui soufflait en bourrasques. Un merle, ayant insolemment patienté jusqu’au dernier moment, s’écarta de la trajectoire de Maegwin et s’envola pour aller se poser sur la branche d’un cerisier d’où il lança une trille hardie. Maegwin n’en fit aucun cas, et retroussa sa longue robe pour se presser vers la salle du trône. Elle ignora tout d’abord la voix qui criait son nom, peu désireuse d’être retardée dans sa course. Finalement, elle se retourna à contrecœur et vit son demi-frère Gwythinn qui courait vers elle. Elle s’arrêta puis l’attendit les bras croisés. La tunique blanche de Gwythinn était en désordre, et son torque d’or pendait à moitié dans son dos, comme s’il était un enfant plutôt qu’un jeune homme en âge de porter une arme. Il la rejoignit et resta un instant à ses côtés, pantelant ; elle laissa échapper un court grognement de consternation, et commença à ajuster la tenue du prince. Celui-ci eut un petit sourire gêné, mais il attendit patiemment qu’elle ait fini de remettre son torque en place autour de son cou. Sa longue crinière sombre s’était en grande partie libérée de la bande de toile rouge qui retenait ses cheveux en une queue de cheval lâche. Lorsqu’elle s’avança pour les nouer de nouveau, ils se trouvèrent face à face : ils faisaient la même taille, et pourtant Gwythinn était loin d’être petit. Maegwin se renfrogna. « Par le Troupeau de Bagba, Gwythinn, regarde-toi ! Tu dois faire un effort, tu seras roi un jour ! » « Et qu’est-ce que la royauté a à voir avec la façon dont mes cheveux sont noués ? De toute façon, ma tenue était tout à fait convenable jusqu’au moment où j’ai dû courir aussi vite que le vent pour te rattraper, avec tes grandes jambes ! » Maegwin rougit et détourna la tête. Malgré tous ses efforts, sa grande taille était un sujet de conversation qu’elle était incapable d’affronter. « Eh bien ! tu m’as rattrapée, maintenant. Tu vas à la Salle du Trône ? » « Absolument. » Un voile de sévérité s’abattit sur le visage de Gwythinn comme du vif-argent, et il se mit à jouer avec sa longue moustache. « Il y a quelques petites choses dont je veux parler à notre père. » « C’est également mon cas », acquiesça Maegwin, qui reprit sa marche. Leurs foulées et leurs tailles étaient si exactement identiques, et leur chevelures brun roux à tel point semblables et tirées du même fuseau, que n’importe quel étranger eût juré qu’ils étaient jumeaux, quand Maegwin était en vérité de cinq années l’aînée de Gwythinn, et née d’une mère différente. « La truie la plus prolifique du troupeau, Aeghonwye, est morte la nuit dernière. Encore une, Gwythinn ! Que se passe-t-il ? Une nouvelle peste, comme à Abainguéate ? » « Si c’est la peste », répondit sombrement son frère, en montrant du doigt la poignée gainée de cuir de son épée, « je sais qui nous l’a apportée. Cet homme est la pestilence même. » Il frappa le pommeau de son arme, et cracha par terre. « J’espère seulement qu’il dira un mot de trop aujourd’hui. Brynioch ! Que j’adorerais croiser le fer avec celui-là ! » Les yeux de Maegwin se rétrécirent. « Ne sois pas stupide », répondit-elle violemment. « Guthwulf a tué cent hommes. De plus, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est un invité, dans le Taig. » « Un invité qui insulte mon père ! » gronda Gwythinn, en tirant d’un coup sec le coude que Maegwin retenait dans sa main. « Un invité qui apporte les menaces d’un Roi souverain dépassé par sa propre royauté : un roi qui plastronne et tyrannise et dépense les pièces d’or comme une pluie puis se tourne vers Hernystir et exige que nous l’aidions ! » La voix de Gwythinn prenait de l’ampleur, et sa sœur observa les alentours, inquiète de qui pourrait l’entendre. Il n’y avait personne en vue, n’étaient les formes vagues des gardes de la grande porte à plus de cent pas d’eux. « Où était le Roi Élias quand nous avons perdu la route de Naarved et d’Elvritshalla ? Quand des bandits et les dieux savent quoi d’autre ont envahi la Route des Marches Gelées ? » Le visage de nouveau écarlate, le prince tourna la tête et s’aperçut que Maegwin n’était plus à ses côtés. Il regarda derrière lui, pour la découvrir immobile, les bras croisés, dix pas derrière lui. « Tu as terminé, Gwythinn ? » demanda-t-elle. Il acquiesça, mais sa mâchoire était serrée. « Très bien. La différence entre notre père et toi, mon ami, est bien plus importante que les trente et quelques années qui vous séparent. Durant toutes ces années, il a appris quand parler et quand garder ses pensées pour lui-même. Et c’est pour cette raison que tu pourras un jour devenir le Roi Gwythinn, plutôt que le simple duc d’un quelconque Duché d’Hernystir. » Gwythinn garda longtemps les yeux fixés sur elle. « Je sais », dit-il enfin, « tu préférerais que je sois comme Éolair, et que je m’incline et me traîne devant les chiens d’Erkynée. Je sais que tu penses qu’Éolair est le soleil et la lune, sans même te préoccuper de ce qu’il pense de toi, alors que tu es la fille du Roi, mais je ne suis pas ce genre d’homme. Nous sommes des Hernystiris ! Nous ne rampons devant personne ! » Maegwin devint écarlate, touchée par la pique concernant ses sentiments pour le Comte de Nad Mullach, au sujet desquels Gwythinn avait entièrement raison : les égards dont il faisait montre étaient simplement ceux dus à une princesse célibataire et empruntée. Mais les larmes qu’elle craignait ne vinrent pas ; au lieu de cela, lorsqu’elle regarda Gwythinn, dont le beau visage restait marqué par la frustration, la fierté, et par un amour authentique de son peuple et de son pays, elle vit à nouveau le petit frère qu’elle avait porté sur ses épaules, et qu’elle avait parfois, elle aussi, taquiné jusqu’aux larmes. « Pourquoi nous disputons-nous, Gwythinn ? » demanda-t-elle d’un ton las. « D’où vient cette ombre qui s’est abattue sur notre maison ? » Son frère baissa les yeux, gêné, puis lui tendit la main. « Amis, alliés », dit-il. « Viens. Entrons, et allons voir Père avant que le marquis d’Utanyéate ne se glisse en ces lieux pour faire ses adieux les plus respectueux. » Les fenêtres de la grande salle du Taig étaient ouvertes ; les larges rais lumineux qu’elles laissaient pénétrer étaient chargés d’une poussière brillante échappée de la paille fraîche qui avait été épandue sur le sol. Les madriers épais qui formaient les murs, et avaient été taillés dans les chênes du Circoille, étaient si bien assujettis que pas un seul point de lumière ne passait entre eux. Entre les poutres du plafond pendaient un millier de sculptures peintes représentant les dieux des Hernystiris, des héros et des monstres, tous tournant doucement entre les chevrons, tandis que la lumière se reflétait chaleureusement sur leurs formes de bois polies. À l’autre extrémité de la salle, que baignait par deux côtés la lumière du soleil, était dressé l’imposant trône de chêne sur lequel le Roi Lluth ubh-Llythinn était assis. Le dossier du trône se terminait en une sculpture représentant une grande tête de cerf, une véritable ramure animale ayant été fixée sur ce crâne de bois. Le roi mangeait un bol de bouillie d’avoine et de miel avec une cuillère en os, tandis qu’Inahwen, sa jeune épouse, assise sur un siège plus bas à ses côtés, brodait de délicats motifs sur les pans de l’une des robes de Lluth. Lorsque les sentinelles frappèrent deux fois les pointes de leur pique sur leur bouclier pour signaler l’arrivée de Gwythinn (les membres de la noblesse d’un rang inférieur, comme le comte Éolair, était annoncé par un battement et le roi par trois, mais aucun pour Maegwin), Lluth leva la tête et sourit, puis reposa son bol sur l’un des accoudoirs du trône et essuya sa moustache grise d’un revers de manche. Inahwen remarqua ce geste et adressa à Maegwin un sourire de fausse contrariété complice qui déplut profondément à la fille de Lluth. Maegwin ne s’était jamais vraiment habituée à voir Fiathna, la mère de Gwythinn, assise à la place de sa propre mère (Penemhwye, la mère de Maegwin, était morte alors que sa fille avait quatre ans), mais Fiathna, au moins, avait l’âge de Lluth, ce n’était pas une jeune fille comme Inahwen ! Pourtant, cette jeune femme aux cheveux d’or avait bon cœur, même si elle ne brillait pas tout à fait par son intelligence. Et ce n’était pas de sa faute si elle était la troisième femme de son époux. « Gwythinn ! » Lluth se dressa à demi, et brossa les miettes du pan de sa tunique jaune que fermait une ceinture. « Ce soleil magnifique n’est-il pas le bienvenu ? » Le roi fit un grand signe de la main en direction de la fenêtre, aussi heureux qu’un enfant qui aurait appris un nouveau tour. « C’est une chose dont nous avions bien besoin, n’est-ce pas ? Et cela nous aidera peut-être à mettre nos invités Erkynéens », il grimaça, son visage souriant et astucieux semblant soudain déconcerté, ses sourcils se fronçant au-dessus de son nez déformé, qu’il avait cassé dans sa jeunesse, « à les mettre de meilleure humeur. Tu ne crois pas ? » « Non, je ne crois pas, père », répondit Gwythinn en s’approchant, tandis que le roi s’enfonçait dans son trône couronné de grands bois. « Et j’espère que la réponse que vous leur donnerez aujourd’hui, si je puis me permettre, les renverra au loin de plus mauvaise humeur encore. » Il attrapa un tabouret et s’assit aux pieds du roi, juste au bord de la plate-forme surélevée, faisant ainsi déguerpir le ménestrel qui jusqu’alors se trouvait là. « L’un des soldats de Guthwulf a cherché querelle au vieux Craobhan hier soir. J’ai eu toutes les peines du monde à empêcher Craobhan de lui planter douze pouces de chêne dans le dos avec son arc. » Lluth sembla un instant préoccupé, puis cette expression disparut derrière le masque souriant que Maegwin connaissait si bien. Ah ! Père, pensa-t-elle, même toi, tu dois trouver un peu difficile de continuer de faire jouer les ménestrels alors que ces créatures aboient dans les couloirs du Taig. Elle s’avança et vint s’asseoir sur la plate-forme, à côté du tabouret de Gwythinn. « Eh bien ! », dit le roi avec un sourire triste, « il semble évident que le Roi Élias aurait pu choisir ses diplomates avec un peu plus de discernement. Mais aujourd’hui et dans une heure ils seront partis, et la paix reviendra sur Hernysadharc ». Lluth claqua des doigts, et un jeune serviteur se précipita pour emporter son bol de bouillie. Inahwen observa la scène d’un air réprobateur. « Voilà », lui dit-elle sur un ton de reproche. « Vous ne l’avez encore pas terminé. Comment dois-je m’y prendre avec ton père ? » ajouta-t-elle, cette fois-ci à l’adresse de Maegwin, et lui souriant comme si la princesse était elle aussi un soldat engagé dans la lutte pour forcer Lluth à finir ses repas. Maegwin qui ne savait toujours pas comment réagir face à une mère d’une année sa cadette, préféra rapidement briser le silence. « Aeghonwye est morte, Père. C’était la meilleure, et c’est la dixième truie ce mois-ci. Et plusieurs autres sont maintenant très maigres. » Le roi fronça les sourcils. « Ce maudit temps. Si Élias réussissait à conserver ce soleil magnifique au-dessus de nos têtes, je lui donnerais tous les impôts qu’il désire. » Il se baissa pour donner une tape affectueuse à Maegwin, mais elle se trouvait juste hors de sa portée. « Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’empiler de la paille dans les étables pour repousser le froid. En dehors de cela, notre sort est dans les mains de Brynioch et de Mircha. » Il y eut un nouveau claquement métallique de piques et de boucliers, et un chambellan apparut, les mains nerveusement serrées. « Votre Majesté », annonça-t-il, « le marquis d’Utanyéate demande audience. » Lluth sourit. « Nos invités ont donc décidé de nous faire leurs adieux avant de reprendre la route. Mais bien sûr ! S’il vous plaît, faites immédiatement entrer le marquis d’Utanyéate. » Mais leur invité, suivi de plusieurs de ses hommes en armure mais désarmés, dépassait déjà le vieux serviteur. Guthwulf mit lentement un genou à terre à cinq pas de la plateforme. « Votre Majesté… ah !, et le prince, également. J’ai bien de la chance. » Il n’y avait pas la moindre nuance de moquerie dans sa voix, mais ses yeux verts brillaient d’une flamme non dissimulée. « Et la princesse Maegwin », il sourit, « la Rose d’Hernysadharc. » Maegwin se fit violence pour garder son calme. « Messire, il n’y eut qu’une Rose d’Hernysadharc », dit-elle, « et puisqu’il s’agissait de la mère de votre Roi Élias, je suis surprise que vous ayez pu l’oublier. » Guthwulf acquiesça gravement. « C’est tout à fait évident, Madame, et je ne voulais que vous faire un compliment ; mais je me dois par contre de vous reprendre quand vous dites d’Élias qu’il est mon roi. N’est-il donc pas aussi le vôtre, du fait de la Charte de Suzeraineté ? » Gwythinn se tourna vivement sur son tabouret, pour voir quelle allait être la réaction de son père ; le fourreau de son épée frotta contre la plate-forme de bois. « Bien sûr, bien sûr. » Lluth agitait la main aussi lentement que s’il se fût trouvé sous l’eau. « Nous avons déjà parlé de tout cela, et il n’y a aucune raison d’y trouver querelle. Je reconnais la dette de ma maison envers le Roi Jean. Nous l’avons toujours honorée, en temps de paix comme en temps de guerre. » « Oui. » Le marquis d’Utanyéate se redressa et épousseta ses chausses aux genoux. « Mais qu’en est-il de la dette de votre maison envers le Roi Élias ? Il s’est jusqu’ici montré très indulgent… » Inahwen se redressa, et la robe qu’elle brodait glissa à terre. « Vous devez m’excuser », dit-elle, le souffle court, en ramassant le vêtement, « mais certaines tâches m’appellent qui sont extrêmement pressantes. » Le roi lui signifia sa permission ; elle se glissa rapidement mais prudemment entre les hommes présents et sortit par la porte entrouverte de la grande salle, avec la douceur d’une biche. Lluth laissa échapper un calme soupir ; Maegwin l’observa, son regard s’attardant sur les rides qui plissaient le visage de son père. Il est épuisé, et elle, Inahwen, est terrifiée, pensa Maegwin. Je me demande ce que je ressens vraiment. La colère ? Je ne sais pas. La fatigue, en tout cas. Lorsque le regard du roi revint sur le messager d’Élias et le fixa, la salle sembla s’assombrir. Maegwin craignit tout d’abord que les nuages eussent caché le soleil, et que l’hiver fut de retour ; puis elle comprit qu’il ne s’agissait que de sa propre appréhension, de la soudaine impression que ce qui se jouait en cet instant ne se limitait pas à la sérénité de son père. « Guthwulf », reprit le roi, et sa voix était aussi tendue que si elle avait supporté un grand poids, « je ne perds pas facilement mon sang-froid… mais je ne me laisse pas intimider pour autant. Le roi n’a pas fait preuve de la moindre indulgence devant les problèmes des Hernystiris. Nous avons enduré une cruelle sécheresse, et maintenant les pluies pour lesquelles nous avions prié les dieux mille fois deviennent elles-mêmes une nouvelle malédiction. Y a-t-il pire punition dont Élias pourrait me menacer que de voir mon peuple trembler de peur, notre bétail mourir de faim ? Je ne peux payer un plus lourd tribut. » Le marquis d’Utanyéate resta un instant silencieux, et son visage, d’abord impassible, se durcit lentement jusqu’à former une expression qui, de l’avis de Maegwin, ressemblait dangereusement à de la jubilation. « Pas de pire punition ? » reprit le marquis, en se délectant de chacun des mots qui passaient sa bouche. « Pas de plus lourd tribut ? » Il cracha le jus de sa chique de citrile sur le sol, au pied du trône du roi. Nombre des soldats de Lluth laissèrent échapper un cri d’horreur ; le ménestrel, qui jouait doucement de sa harpe dans un coin, lâcha son instrument qui se fracassa au sol avec un bruit discordant. « Chien ! » Gwythinn s’était redressé d’un bond, envoyant voler son tabouret. En un éclair, il eut tiré son épée, dont la pointe se posa sur la gorge de Guthwulf. Le marquis se contenta de le fixer des yeux, reculant à peine le menton. « Gwythinn ! » aboya Lluth, « rengaine, maudit imbécile, rengaine ! » Guthwulf fit une moue de mépris. « Laissez-le faire. Vas-y, petit. Tue donc la Main du Roi quand elle est désarmée ! » Il y eut un bruit de métal à la porte, quand certains de ses hommes, la surprise passée, commencèrent à avancer. « Non ! Même si ce morveux me tranche la gorge d’une oreille à l’autre, personne ne doit intervenir ! Vous devez repartir, et chevaucher vers l’Erkynée. Le roi Élias jugera sans doute cette nouvelle… fort intéressante. » Ses hommes, ne sachant que faire, s’immobilisèrent comme des épouvantails en armure. « Laisse-le, Gwythinn », dit Lluth, une colère froide perçant dans sa voix. Le prince, le visage empourpré, regarda l’Erkynéen dans les yeux durant un long moment, puis ramena son épée à son côté. Guthwulf passa le doigt sur la petite coupure qui ornait maintenant son cou, puis observa froidement son propre sang. Maegwin s’aperçut qu’elle retenait toujours son souffle ; lorsqu’elle vit la tache écarlate sur le doigt du marquis, elle laissa tout l’air de ses poumons s’échapper en une longue expiration. « Tu vivras pour raconter toi-même ton histoire à Élias, Utanyéate. » Malgré un léger frissonnement, la voix du roi était parfaitement calme. « J’espère que tu lui diras aussi l’insulte mortelle que tu as faite à la maison de Hern, une insulte qui t’aurait valu la mort si tu n’avais pas été l’émissaire d’Élias et la Main du Roi. Pars. » Guthwulf fit demi-tour et se dirigea vers l’endroit où se tenaient ses hommes effarés. Lorsqu’il arriva à leur hauteur, il pivota sur un talon et fit de nouveau face à Lluth, à travers la salle du trône. « Souvenez-vous bien que vous n’imaginiez pas pire tribut à payer », dit-il, « si un jour vous entendez le feu lécher les murs du Taig et vos enfants pleurer ». Il franchit lourdement la porte. Maegwin, les mains tremblantes, se pencha pour ramasser un morceau de la harpe brisée, puis en roula la corde autour de son poignet. Elle releva la tête pour observer son père et son frère : ce qu’elle vit l’incita à se détourner de nouveau vers le morceau de bois qu’elle tenait dans sa paume et la corde tendue sur sa peau blanche. Dans un soupir, Tiamak laissa échapper un court juron salanais en observant tristement la cage de roseaux vide. C’était le troisième piège qu’il relevait, et il n’avait pas encore attrapé un seul crabe. La tête de poisson qui avait servi d’appât avait évidemment disparu. Son regard revint à l’eau boueuse et il eut soudain la désagréable impression que les crabes avaient une coudée d’avance sur lui, qu’ils étaient peut-être déjà même en train d’attendre qu’il immergeât une nouvelle tête aux yeux écarquillés. Il s’en figura une tribu tout entière se pressant avec des expressions d’allégresse autour de la cage pour en retirer l’appât entre les barreaux avec un bâtonnet ou tout autre outil récemment octroyé à leur espèce par une déité crustacéenne bienfaisante. Les crabes le vénéraient-ils comme un ange nourricier à la carapace molle, se demanda-t-il, ou portaient-ils au contraire sur lui le regard indifférent et cynique d’une bande de vauriens qui jauge un ivrogne en se proposant de le soulager de sa bourse ? La seconde hypothèse lui parut plus plausible. Il appâta de nouveau la cage soigneusement tressée et, dans un long soupir, la laissa glisser dans l’eau, en déroulant la corde derrière elle. Le soleil venait de disparaître à l’horizon, et baignait le ciel des marais de reflets orange et rouge plaquemine. Alors qu’il menait à la perche son embarcation à fond plat à travers le Wran, dont les voies navigables ne se distinguaient souvent des rives que par la plus faible hauteur de leur végétation, il eut le désagréable pressentiment que la malchance qui l’avait accablé tout au long de cette journée n’était que le préambule à un puissant flux ténébreux qui irait croissant. Il avait cassé son meilleur bol ce matin, celui pour lequel il avait dû payer de deux journées entières passées à rédiger la liste des ancêtres de Roahog le Potier ; dans l’après-midi, il avait écrasé la pointe de l’une de ses plumes, et éclaboussé de l’encre qu’il tirait de baies une page presque achevée de son manuscrit. Et maintenant, à moins que les crabes n’eussent décidé d’organiser une sorte de festival dans l’espace restreint de son dernier piège, il allait ce soir se contenter d’un bien maigre repas. Il était plus que las de la soupe de racines et des biscuits de riz. Alors qu’il s’approchait silencieusement du dernier flotteur, une balle faite d’un treillis de roseau, il adressa une prière muette à Celui Qui Toujours Marche sur le Sable, implorant une ruée soudaine des petits rampants sous-marins en direction de sa cage immergée. De par son éducation inhabituelle, qui incluait une année entière passée à Perdruin (un événement sans précédent pour un Salanais), Tiamak ne croyait plus vraiment à Celui Qui Marche sur le Sable, mais avait conservé une certaine affection pour lui, proche de ce que l’on pourrait ressentir pour un grand-père sénile qui s’effondrait trop souvent, mais avait autrefois apporté des noix et des jouets sculptés. De toute façon, prier ne pouvait pas faire de mal, même si l’on ne croyait plus au récipiendaire de ses prières. Cela aidait à mettre de l’ordre dans ses idées, et avait au moins l’avantage d’impressionner les autres. Le piège remonta lentement, et le cœur de Tiamak battit pour un instant un peu plus fort dans sa mince poitrine brune, comme s’il cherchait à couvrir les bruits qui témoignaient de l’impatience de son estomac. Mais la résistance qu’il avait ressentie ne dura qu’un temps (probablement une racine enchevêtrée qui avait fini par céder) ; la cage creva soudain la surface et se dodelina dans l’eau trouble. Quelque chose remuait à l’intérieur ; il souleva la cage, l’intercalant entre son visage et le ciel brillant des reflets du crépuscule, et plissa les yeux pour mieux voir. Deux petits yeux pédonculés lui rendirent son regard, des yeux qui tremblotaient au sommet d’un crabe qui eût disparu dans la paume de sa main s’il avait refermé ses doigts sur lui. Tiamak laissa échapper un petit grognement de mépris. Il pouvait se représenter ce qui s’était passé : les plus âgés et plus roués des frères crabes incitant le plus jeune à sonder le piège ; le petit, captif, gémissant tandis que ses frustes frères riaient et agitaient leurs pinces. Puis l’ombre immense de Tiamak, la cage soudain emportée, et les frères crabes échangeant des regards penauds en se demandant comment ils allaient expliquer l’absence de bébé à maman. Enfin, se dit Tiamak, prenant en compte la sensation de vide qui lui étreignait l’estomac, puisque c’était sa seule prise de la journée… Il était petit, mais il agrémenterait tout de même sa soupe. Il observa de nouveau la cage, puis la retourna, faisant tomber le prisonnier dans la paume de sa main. À quoi bon se raconter des histoires ? La journée se terminait comme elle avait commencé, et il n’y pouvait rien faire. Le crabe ne souleva que quelques gouttes en perçant la surface opaque lorsqu’il le rejeta à l’eau. Il ne prit même pas la peine de réappâter le piège. Tout en grimpant la longue échelle de corde qui menait de sa barque amarrée à sa petite maison perchée dans un banian, Tiamak fit vœu de se satisfaire d’une soupe et d’un biscuit. La gourmandise était un défaut, se rappela-t-il, un obstacle entre l’âme et la Sagesse. Alors qu’il enroulait l’échelle depuis le porche de sa cabane, il pensa à Celle Qui Accoucha de l’Humanité, qui n’avait même pas un bol de soupe de racines et se contenta de roches, de terre et d’eau du marais jusqu’à ce que ces éléments se combinassent dans son estomac et qu’elle mît bas une portée d’hommes d’argile, les premiers humains. Comparé à cela, la soupe de racines était un mets de choix, n’est-ce pas ? De toute façon, il lui restait encore bien des choses à faire ; rattraper ou recopier la page tachée de son manuscrit, par exemple. Les autres membres de sa tribu le considéraient comme quelqu’un d’étrange, mais il y aurait dans le reste du monde des gens qui liraient la nouvelle version des Remèdes Souverains des Médecins Salanais, et qui comprendraient qu’il y avait des esprits d’une grande érudition dans les Marais. Mais tout de même ! Un crabe aurait vraiment été le bienvenu ; un crabe et une cruche de bière. Alors qu’il se lavait les mains dans le pot d’eau qu’il avait préparé avant de sortir, se tenant accroupi parce qu’il n’y avait pas assez de place pour s’asseoir entre son pupitre maladivement astiqué et poli, et son pot d’eau, il entendit un grattement sur le toit. Il tendit l’oreille tout en s’essuyant les mains sur ses vêtements à hauteur des hanches. Le bruit revint : un froissement sec, comme si l’on frottait sa plume brisée contre la couverture de chaume au-dessus de sa tête. Il ne lui fallut qu’un instant pour se glisser par la fenêtre et grimper sur la toiture inclinée. Il attrapa l’une des longues branches incurvées du banian et se hissa jusqu’au faîte du toit, là où était juchée une petite boîte recouverte d’écorce, un modèle réduit de maison portée sur le dos par sa mère. Il plongea la tête dans l’ouverture de la boîte. Il était là, comme prévu : un moineau gris, picorant énergiquement les graines qui parsemaient le sol. Tiamak avança doucement la main pour l’attraper ; puis il redescendit du toit aussi prudemment que possible et se glissa à travers la fenêtre. Il enferma le moineau dans la cage à crabes suspendue à la poutre précisément pour ce genre d’occasions, et alluma rapidement un feu. Lorsque les flammes commencèrent à lécher l’âtre de pierre, il sortit l’oiseau de la cage, ses yeux le piquant encore un peu tandis que la fumée commençait à s’élever vers l’ouverture dans le plafond. Le moineau avait perdu une plume ou deux au niveau de la queue et gardait une aile légèrement écartée du corps, comme si le voyage depuis l’Erkynée avait été difficile. Il savait que l’oiseau arrivait d’Erkynée, parce que c’était le seul moineau qu’il eût jamais dressé. Ses autres oiseaux étaient des colombes des marais, mais Morgénès avait toujours insisté sur l’utilisation de moineaux, pour une raison que lui seul connaissait : c’était vraiment un vieil homme bien étrange. Lorsqu’il eut placé un bol d’eau au-dessus des flammes, Tiamak revint vers l’oiseau et fit ce qu’il put pour l’aile argentée meurtrie, puis lui apporta un peu plus de graines et un bout d’écorce arrondi rempli d’eau. Il fut tenté d’attendre la fin de son repas pour lire le message, de savourer aussi longtemps que possible la promesse de nouvelles lointaines, mais, dans un jour comme celui-ci, une telle patience était au-dessus de ses forces. Il moulut un peu de farine de riz dans son mortier, y ajouta un peu de poivre et d’eau, puis malaxa la mixture et en fit une galette qu’il mit à cuire sur la pierre de l’âtre. Les bords du bout de parchemin qui avait été enroulé autour de la patte du moineau étaient en lambeaux, et l’encre des lettres avait coulé, comme si l’oiseau avait été plus qu’un peu mouillé, mais il avait l’habitude de ce genre de choses et déchiffra bien vite l’ensemble. Les signes indiquant la date à laquelle il avait été écrit le surprirent : le moineau gris avait mis près d’un mois pour atteindre le Wran. Le message l’étonna plus encore, mais ce n’était pas le genre de surprise qu’il avait espéré. C’est avec le sentiment de porter une masse froide dans l’estomac annihilant toute faim qu’il s’approcha de la fenêtre. Son regard se porta au-delà des branches emmêlées du banian, vers les étoiles. Ses yeux restaient fixés vers le ciel du nord : un moment, il eut même l’impression qu’un coup de vent froid l’avait transpercé, en traçant une traînée glaciale à travers l’air chaud du Wran. Il passa un long moment à la fenêtre avant de remarquer l’odeur de son souper qui brûlait. Le comte Éolair s’enfonça plus profondément dans les épais coussins de son siège et observa le haut plafond. Celui-ci était couvert de fresques religieuses, de minutieuses représentations de Usires soignant la lavandière, de Sutrin martyrisé dans l’arène de l’empereur Crexis, et d’autres scènes du même genre. Les couleurs semblaient un peu passées, et nombre de ces peintures étaient obscurcies par la poussière, comme si elles avaient été recouvertes par un voile fin. Mais cela n’en était pas moins une vision impressionnante, d’autant plus qu’il ne s’agissait que de l’une des antichambres secondaires du Sancellan Aedonitis. De telles masses de grès, de marbre et d’or, pensa Éolair, et tout cela pour un monument dédié à quelque chose que personne n’a jamais vu. Une soudaine vague de nostalgie le submergea, comme cela avait souvent été le cas toute cette dernière semaine. Que ne donnerait-il pas pour être de retour dans son humble manoir de Nad Mullach, entouré de ses nièces et neveux et des monuments simples de ses gens et de ses dieux, ou au Taig de Hernysadharc, où toujours demeurait en secret une partie de son cœur, plutôt qu’au sein des monuments envahissants de Nabban ! Mais l’odeur de la guerre était dans l’air, et il ne pouvait se retirer au loin alors que son roi lui avait demandé son aide. Pourtant, il était las de voyager. Il serait heureux lorsque les sabots de son cheval fouleraient de nouveau l’herbe de Hernystir. « Comte Éolair ! Pardonnez-moi, s’il vous plaît, de vous avoir fait attendre si longtemps. » Le Père Dinivan se tenait dans l’encoignure de la porte, à l’autre bout de la pièce, et s’essuyait les mains sur sa robe noire. « La matinée n’est pas encore terminée et j’ai déjà été confronté aux occupations d’une journée entière. Mais, ajouta-t-il en riant, c’est une bien piètre excuse. S’il vous plaît, suivez-moi jusqu’à mes appartements ! » Éolair quitta avec lui l’antichambre, ses bottes ne faisant pas un bruit sur les vieux et épais tapis. « Voilà, dit Dinivan, en souriant et en se réchauffant les mains devant le feu. N’est-ce pas plus agréable ? Je sais que c’est scandaleux, mais il nous est impossible de chauffer la plus grande demeure de notre Seigneur. Les plafonds sont trop hauts. Et le printemps a été si froid ! » Le comte sourit. « Pour dire la vérité, je n’avais rien remarqué. À Hernystir, nous dormons les fenêtres ouvertes, sauf peut-être lors des hivers les plus rudes. Nous sommes un peuple qui vit en plein air. » Dinivan fronça les sourcils. « Tandis que nous, Nabbanais, sommes des sudistes ramollis, eh ? » « Je n’ai pas dit cela ! s’exclama Éolair en riant. Vous, les sudistes, avez vraiment une langue fort habile. » Dinivan s’assit sur une chaise au dossier de bois. « Ah ! mais Sa Sainteté le Lecteur, qui est à l’origine un Erkynéen, comme vous le savez bien, est capable de circonvenir de ses mots n’importe lequel d’entre nous. C’est un homme sage et subtil. » « Je le sais bien. Et c’est de lui que je voudrais parler, Père. » « Appelez-moi Dinivan, s’il vous plaît. Ah ! Voilà bien ce qui est toujours le triste sort du secrétaire d’un grand homme : de voir sa compagnie recherchée pour sa position plutôt que pour sa personnalité. » Il prit un air faussement attristé. Éolair se dit encore une fois qu’il aimait beaucoup ce prêtre. « Tel est effectivement votre destin, Dinivan. Écoutez-moi, maintenant, s’il vous plaît. Je suppose que vous savez pourquoi mon maître m’a envoyé ici ? » « Il me faudrait être bien bête pour ne pas le savoir. Une époque comme celle-ci délie les langues et les fait danser comme les queues d’une meute de chiens excités. Votre maître désire entrer en contact avec Léobardis pour qu’ils puissent évoquer la possibilité de faire cause commune. » « Effectivement. » Éolair s’éloigna du feu et approcha une chaise de celle de Dinivan. « L’équilibre est délicat : mon Lluth, votre Lecteur Ranéssin, Élias le Roi souverain, le duc Léobardis… » « Et le Prince Josua, s’il est encore en vie, ajouta Dinivan, une expression inquiète sur le visage. Un équilibre bien précaire, en effet. Et vous savez que le Lecteur ne peut rien faire qui risquât de le rompre. » Éolair hocha lentement la tête. « Je sais. » « Alors pourquoi êtes-vous venu me voir ? » demanda aimablement Dinivan. « Je n’en suis pas certain. Je ne puis vous dire que ceci : il semble que tous les éléments menant à un conflit se mettent en place, comme c’est souvent le cas, mais je crains pour ma part que la crise ne soit plus profonde. Vous penserez peut-être que je suis fou, mais je pressens la fin d’une ère, et je redoute celle qui pourrait lui succéder. » Le secrétaire du Lecteur le fixa des yeux. Durant un instant, son visage sembla plus âgé, comme s’il exprimait un profond tourment déjà ancien. « Je vous dirai seulement que je partage vos craintes, comte Éolair, répondit-il enfin. Mais je ne puis parler au nom du Lecteur. Je répéterai simplement ce que j’ai dit un peu plus tôt : c’est un homme sage et subtil. » Il porta la main à l’Arbre qui pendait sur sa poitrine. « Pour votre réconfort, je puis néanmoins vous dire ceci : le duc Léobardis n’a pas encore choisi le camp auquel il accordera son soutien. Le Roi souverain alterne menaces et flatteries, mais Léobardis résiste. » « Eh bien, c’est une bonne nouvelle, dit Éolair dans un sourire hésitant. Lorsque j’ai rencontré le duc ce matin, il semblait distant, comme s’il craignait d’être vu en train de m’écouter trop attentivement. » « Il a bien des arguments à peser, tout comme mon propre maître, répondit Dinivan. Mais sachez également ceci, et c’est là un grand secret : ce matin même, j’ai conduit le baron Devasalles au Lecteur Ranéssin qui l’a reçu en audience. Le baron se prépare à mener une mission diplomatique dont les résultats seront de la plus haute importance tant pour Léobardis que pour mon maître, et pèseront d’un grand poids sur la façon dont Nabban pourrait s’engager dans un possible conflit. Je ne puis en dire plus, mais j’espère que c’est déjà quelque chose. » « C’est bien plus que cela, répondit Éolair. Je vous remercie pour votre confiance, Dinivan. » Quelque part dans le Sancellan Aedonitis, une cloche sonna, basse et ample. « La Cloche Clavéenne annonce la mi-journée, dit le père Dinivan. Suivez-moi ; nous trouverons bien quelque chose à manger et une cruche de bière, et nous pourrons parler de sujets plus agréables. » Un sourire s’afficha sur son visage, qui retrouva sa jeunesse. « Saviez-vous que j’ai eu l’occasion de visiter Hernystir ? Votre pays est magnifique, Éolair. » « Mais nous n’avons rien de comparable à toutes ces constructions de pierre », répondit le comte, en tapotant de la main le mur de la chambre de Dinivan. « C’est bien l’un de ses plus grands charmes », reprit Dinivan en riant, tout en l’invitant à franchir la porte. La barbe du vieil homme était blanche, et assez longue pour qu’il la glissât dans sa ceinture lorsqu’il marchait, ce qu’il avait fait depuis plusieurs jours et jusqu’à ce matin. Ses cheveux n’avaient pas plus de couleur que sa barbe. Même sa veste à capuche et ses chausses étaient faites de l’épaisse fourrure d’un loup blanc ; la peau de l’animal avait été soigneusement découpée : les pattes avant étaient croisées sur sa poitrine, et sa tête sans mâchoire, clouée à un casque de fer, reposait sur son front. S’il n’y avait eu les deux morceaux de cristal rouge dans les orbites de la tête du loup et les féroces yeux bleus du vieil homme en dessous, il n’aurait été qu’une autre masse blanche dans la forêt enneigée qui s’étendait entre le lac Drorshull et les collines. Le grondement du vent dans la cime des arbres enfla, et un bloc de neige tomba des branches du grand pin sur l’homme qui était accroupi à son pied. Il se secoua impatiemment, comme un animal, et un fin nuage l’entoura, brisant momentanément la faible lumière du soleil en un brouillard de minuscules arcs-en-ciel. Le vent poursuivit son chant enthousiaste, et le vieil homme en blanc porta la main à son côté, pour attraper quelque chose qui sembla d’abord n’être qu’une autre masse blanche : un chicot de bois ou une pierre, recouvert de neige. Il le souleva, brossa la poudre blanche qui recouvrait son sommet et ses côtés, puis écarta l’enveloppe de toile, juste assez pour pouvoir regarder à l’intérieur. Il murmura à travers l’ouverture et attendit, puis fronça les sourcils un instant, comme s’il était fâché ou troublé. Il reposa l’objet, puis se releva et dégrafa la ceinture de cuir de renne blanchi qui lui ceignait la taille. Après avoir d’abord écarté la capuche de son visage émacié et endurci par les éléments, il ôta sa veste de fourrure. La chemise sans manches qu’il portait en dessous était de la même couleur que sa veste, et la peau de ses bras musclés n’était pas beaucoup plus sombre ; mais à partir du poignet droit, au-dessus de son gant de fourrure, était dessinée directement sur sa peau en encres vives bleues et noires et rouge sang une tête de serpent. Le corps du reptile s’enroulait en spirale et remontait autour du bras droit du vieil homme, puis disparaissait sous sa chemise au niveau de l’épaule avant de réapparaître sur son épaule gauche et de poursuivre sa course sinueuse le long de son bras gauche ; elle se terminait en une queue enroulée sur son autre poignet. Ce violent éclat de couleur ressortait contre la fade forêt hivernale, et la peau et les vêtements blancs de l’homme ; d’une certaine distance, on eût cru qu’un serpent volant, sectionné en son milieu, était à l’agonie à deux coudées au-dessus de la terre gelée. Le vieil homme n’accorda pas la moindre attention à la chair de poule qui recouvrait ses bras jusqu’à ce qu’il eût fini de recouvrir son paquet avec sa chemise, en glissant les pans en dessous. Puis il tira un sachet de cuir de l’une des poches de son sous-vêtement, et le pressa pour en extraire une masse de graisse jaune, qu’il étala vigoureusement sur sa peau dénudée, faisant briller le serpent qui sembla soudain fraîchement arrivé de l’une des humides jungles australes. Sa tâche remplie, il s’accroupit de nouveau sur ses talons pour attendre. Il avait faim, mais avait terminé la dernière de ses rations de voyage la nuit précédente. Cela n’avait de toute façon aucune importance, car ceux qu’il attendait allaient bientôt arriver, et il y aurait alors de la nourriture. Le menton baissé, ses yeux de cobalt brûlant sous ses sourcils de glace, Jarnauga observa le sud. Il était très, très âgé, et les rigueurs du temps et des éléments avaient fait de lui un homme sec et endurci. En un sens, il attendait l’heure très proche où la Mort le rappellerait et l’emporterait en son domaine sombre et calme. Le silence et la solitude ne l’effrayaient pas : ils avaient toujours été ses plus proches compagnons. Il désirait simplement terminer la tâche qui lui avait été confiée, transmettre la torche que d’autres pourraient utiliser dans l’obscurité qui approchait ; alors il laisserait derrière lui son corps et sa vie, aussi facilement qu’il débarrassait d’un mouvement la neige de ses épaules nues. L’évocation des salles solennelles qui l’attendaient au dernier tournant de sa route lui fit penser à sa Tungoldyr adorée, abandonnée derrière lui deux semaines plus tôt. Lorsqu’il s’était dressé sur le seuil de sa porte ce jour-là, le petit village où il avait passé la plus grande partie des sept douzaines et demie d’années qui avaient composé sa vie s’étendait devant lui, aussi désert que le légendaire Huelheim qu’il rejoindrait lorsque son travail serait fini. Le reste de la population de Tungoldyr avait fui plusieurs mois plus tôt ; seul Jarnauga était resté dans ce village dont le nom signifiait La Porte de la Lune, et qui, s’il était perché dans les hauts Monts Himilfell, n’en restait pas moins dans l’ombre du distant Sturmrspeik, le Pic de l’Orage. La rudesse de l’hiver s’était changée en un froid que même les Rimmersleutes de Tungoldyr n’avaient jamais connu auparavant, et les chants nocturnes des vents s’étaient transformés en quelque chose où se mêlaient des échos de hurlements et de sanglots, jusqu’à ce que les hommes devinssent fous et fussent retrouvés riants au petit matin, les membres de leur famille morts autour d’eux. Seul Jarnauga était resté dans son humble demeure lorsque les brouillards glacés étaient devenus aussi épais que de la laine dans les défilés montagneux et les rues étroites du village, les toits inclinés de Tungoldyr semblant flotter comme des navires de guerriers fantômes naviguant dans les nuages. Seul Jarnauga avait pu voir les lumières vacillantes du Pic de l’Orage brûler de plus en plus fort, entendre le son de la musique puissante et stridente qui se mêlait au fracas du tonnerre et résonnait à travers les montagnes et les vallées de cette province qui marquait les limites septentrionales de Rimmersgard. Mais maintenant, même lui (le temps en était enfin venu, comme le lui avaient signalé certains signes et messages) avait abandonné Tungoldyr aux ténèbres rampants et au froid. Jarnauga savait que, quoi qu’il arrivât, il ne reverrait jamais le soleil briller sur ces maisons de bois, ou n’écouterait le chant des ruisselets de montagne qui clapotaient devant sa porte avant d’aller se joindre aux eaux du Gratuvask. Il ne se tiendrait plus jamais sur son porche durant les nuits de printemps douces et sombres pour observer les lumières dans le ciel (les chatoyantes lumières du nord qui étaient là depuis son enfance, pas le flamboiement oppressant et nauséeux qui émanait maintenant de la masse sombre du Pic de l’Orage). De telles choses avaient à jamais disparu. Sa route était dégagée, maintenant, mais promettait peu de joies. Tout n’était pas simple, pourtant. Il lui restait encore à résoudre l’énigme de ce rêve récurrent, le rêve du livre noir et des trois épées. Celui-ci avait hanté toutes ses nuits depuis deux semaines, mais son message restait impénétrable. Ses pensées furent interrompues lorsqu’il perçut un mouvement venant du sud, très loin, au niveau des arbres qui parsemaient les contreforts occidentaux du Wealdhelm. Il plissa brièvement les yeux, puis hocha lentement la tête et se releva. Alors qu’il remettait son manteau, la direction du vent changea ; un instant plus tard, il entendit le bruit estompé d’un roulement de tonnerre venu du nord. Un autre le suivit, un grondement grave proche de celui d’une bête qui échappe lentement au sommeil. Lui succéda, mais provenant de la direction opposée, un bruit de sabots qui débuta dans un murmure et enfla jusqu’à un niveau comparable à celui du tonnerre. Tandis que Jarnauga ramassait sa cage à oiseaux puis marchait en direction des cavaliers, les deux bruits s’accrurent ensemble, le tonnerre claquant au nord, la chevauchée résonnant au sud, jusqu’à emplir la forêt blanche de leur grondement froid, comme une musique jouée sur des tambours de glace. 29. Chasseurs et Proies Le rugissement caverneux de la rivière emplit ses oreilles. Le temps d’un battement de cœur, il sembla à Simon que l’eau était la seule chose capable de mouvement, que les archers sur l’autre rive, Marya et lui-même avaient été totalement paralysés par l’impact de la flèche qui vibrait dans le dos de Binabik. Puis une autre hampe empennée siffla devant la jeune fille au teint pâle, avant de s’écraser bruyamment sur une corniche de pierre luisante, et tout ne fut plus de nouveau que course frénétique. À peine à demi conscient du grouillement désordonné des archers sur l’autre rive, Simon couvrit la distance qui le séparait de la fille et du troll en trois pas. Il se pencha pour regarder ; une partie étrangement décalée de son cerveau remarqua que les chausses que Marya portait étaient sales et percées aux genoux, et une flèche traversa sa chemise sous son bras. Il pensa tout d’abord qu’elle l’avait complètement manqué ; mais un instant plus tard, il ressentit un élancement douloureux dans sa cage thoracique. D’autres pointes de métal filèrent autour d’eux, ricochant sur la pierre comme des galets sur l’eau d’un lac. Simon s’agenouilla promptement et prit le troll inanimé dans ses bras ; il sentit vibrer entre ses doigts la hampe de cette flèche atroce et répugnante. Il se retourna, interposant son dos entre le petit homme et les archers (Binabik était tellement pâle ! Il devait être mort pour être si pâle !), puis se redressa. La douleur dans ses côtes se manifesta de nouveau et le fit chanceler, mais Marya le rattrapa par le coude. « Par le Sang de Löken ! » vociféra la silhouette sombre d’Ingen, dont la voix distante ne parvenait à l’oreille de Simon que sous la forme d’un chuchotement. « Vous êtes en train de les tuer, pauvres imbéciles ! Je vous avais dit de les retenir ! Où est le baron Heahferth ? ! » Qantaqa s’était précipitée pour les rejoindre ; Marya tentait de la diriger de la main tout en grimpant pesamment avec Simon les marches qui menaient à Da’ai Chikiza. Un dernier éclair empenné se brisa sur une marche derrière eux, et ils purent enfin respirer. « Heahferth est là, Rimmersleute ! » hurla une voix perdue dans la clameur d’un groupe d’hommes en armure. Simon, perché sur la dernière marche, se retourna. Son cœur s’arrêta. Une douzaine d’hommes en armes avaient dépassé Ingen et ses archers, et se précipitaient vers la Porte des Cerfs, le pont sous lequel Simon et ses compagnons étaient passés juste avant d’accoster. Le baron en personne les suivait sur son cheval rouge, en brandissant une longue lance au-dessus de sa tête. Il leur aurait déjà été impossible de rester longtemps à distance des soldats ; le cheval du baron les rattraperait en un instant. « Simon ! Cours ! » Marya le tira par le bras et le fit basculer en avant, manquant le faire tomber. « Nous devons nous cacher dans la cité ! » Mais Simon savait déjà que cet effort serait vain : les soldats seraient sur eux avant qu’ils n’aient atteint les premiers abris. « Heahferth ! » La voix d’Ingen Jegger s’éleva derrière eux, faible et monocorde par-dessus le ronflement de la rivière. « C’est impossible ! Ne sois pas stupide, Erkynéen ! Ton cheval… ! » La fin de sa phrase se perdit dans le vrombissement de l’eau. Si Heahferth l’avait entendu, il n’y prit pas garde. Un instant plus tard, le claquement des bottes des soldats sur le pont fut couvert par le martèlement des sabots sur la pierre. Alors même que le fracas de ses poursuivants s’amplifiait, Simon heurta de la pointe de sa botte le coin d’une dalle brisée et plongea en avant. Une lance dans le dos… pensa-t-il dans sa chute, et : Comment tout cela est-il arrivé ? Puis son épaule heurta violemment le sol, et il roula pour protéger le corps du troll qu’il serrait précieusement dans ses bras. Il s’immobilisa sur le dos et observa les taches de ciel qui brillaient à travers le sombre plafond que formait la forêt, le poids non négligeable de Binabik portant sur sa poitrine. Marya le tirait par la chemise, pour qu’il se redresse. Il voulut lui dire que cela n’avait plus d’importance, que cela ne valait plus la peine ; mais, alors qu’il se redressait sur un coude, en soutenant le corps du troll de l’autre bras, il vit une chose extraordinaire se passer en contrebas. Au milieu de l’arche que formait le long pont de pierre, le baron Heahferth et ses soldats s’étaient arrêtés. Non, ce n’était pas exactement ça : ils oscillaient sur place, les hommes en armes s’accrochant au muret du pont et le baron perché sur sa monture. La distance empêchait Simon de distinguer son visage, mais la posture du cavalier était celle d’un homme que l’on a réveillé par surprise. Un moment plus tard, sans que Simon puisse en discerner la raison, le cheval fit un écart et se précipita en avant ; les hommes le suivirent, courant plus vite que jamais. Immédiatement après, Simon entendit un puissant craquement, comme si une main géante avait brisé un tronc d’arbre pour s’en faire un cure-dents. Le pont sembla se défaire en son centre. Sous le regard fasciné et incrédule de Simon et Marya, la délicate Porte des Cerfs s’effondra, en commençant par le milieu, les blocs de pierre formant de larges épines anguleuses qui allaient violemment s’écraser dans les flots écumants. Durant un infime instant, il leur sembla que Heahferth et ses hommes allaient réussir à rejoindre la rive ; puis, retombant comme une couverture déployée, l’arche de pierre s’effondra sur elle-même, projetant une masse inextricable de bras, de jambes et de visages livides, ainsi qu’un cheval ruant au milieu des blocs de calcédoine laiteuse vers un tourbillon d’eau verte et d’écume blanche qui les engloutit. Quelques instants plus tard, la tête du cheval du baron réapparut dans le courant plusieurs toises en aval, son cou puissant tentant désespérément de la maintenir hors de l’eau, puis elle s’enfonça de nouveau. Simon tourna lentement la tête vers la base du pont. Les deux archers étaient agenouillés et scrutaient le torrent ; la silhouette de noir vêtue d’Ingen se dressait derrière eux, observant les compagnons. Ses yeux pâles ne semblaient qu’à quelques pouces… « Debout ! » hurla Marya, en tirant Simon par les cheveux. Il libéra son regard de celui de Jegger avec le sentiment d’une séparation presque tangible, comme une corde qui rompt. Il se releva, et remit sa légère charge en place. Puis ils se retournèrent et s’enfuirent vers les échos et les hautes ombres de Da’ai Chikiza. Les bras de Simon lui faisaient mal après cent pas, et il avait l’impression qu’un couteau lui labourait le côté ; il lutta pour se maintenir au niveau de la jeune fille alors qu’ils suivaient la louve qui bondissait à travers les ruines de la cité sithie. C’était comme courir à travers une caverne d’arbres et de colonnes de glace dressée, une forêt de magnificence verticale et de corruption sourde. Il y avait partout des pierres brisées, et d’immenses enchevêtrements de toiles d’araignées pendaient entre de magnifiques arches en ruines. Simon eut l’impression d’avoir été avalé par quelque ogre incroyable dont les entrailles étaient faites de quartz et de jade et de nacre. Le tumulte de la rivière s’amenuisait derrière eux ; le bruit rauque de leur respiration ne rivalisait plus qu’avec le martèlement étouffe de leurs pieds. Enfin, il leur sembla qu’ils atteignaient les limites de la cité : les grands arbres, sapins et cèdres et pins fuselés, étaient maintenant plus proches les uns des autres, et les dalles qui, un peu plus tôt, recouvraient tout le sol, ne formaient plus maintenant que des chemins qui serpentaient entre les géants de la forêt. Simon arrêta de courir. Sa vision noircissait en périphérie. Il s’immobilisa et sentit le sol vaciller autour de lui. Marya le prit par la main et lui fit faire quelques pas chancelants vers un monticule de pierre recouvert de mousse dans lequel Simon, sa vision s’éclaircissant, finit par reconnaître un puits. Il posa doucement le corps de Binabik sur le sac que Marya avait porté, calant le côté du petit homme sur le tissu rugueux, puis s’appuya contre la bordure du puits pour inspirer par grandes goulées l’air que ses poumons réclamaient. Son côté continuait de le lancer. Marya s’installa au côté de Binabik, repoussant le museau de Qantaqa qui s’avançait vers son maître. La louve recula d’un pas, émit un gémissement d’incompréhension, puis se coucha et glissa son museau entre ses pattes. Simon sentit des pleurs lui monter aux yeux. « Il n’est pas mort. » Simon fixa Marya des yeux, puis détourna son regard vers le visage livide de Binabik. « Quoi ? » s’exclama-t-il. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Il n’est pas mort », répéta-t-elle sans relever les yeux. Simon s’agenouilla auprès d’elle. Elle avait raison : la poitrine du troll se soulevait presque imperceptiblement, mais régulièrement. Sur sa lèvre inférieure, une bulle de sang mousseuse palpitait en rythme. « Usires Aédon. » Simon passa sa main sur son front en sueur. « Il faut extraire la flèche. » Marya le regarda durement. « Tu es fou ? Si nous faisons cela, la vie s’écoulera hors de son corps ! Il n’aura plus aucune chance ! » « Non. » Simon appuya sa dénégation d’un signe de la tête. « Le docteur me l’a dit, j’en suis sûr ; mais de toute façon je ne sais pas si je pourrai réussir à l’enlever. Aide-moi à le débarrasser de sa veste. » Lorsqu’ils eurent durant quelques instants fait précautionneusement jouer la veste en tous sens, ils comprirent qu’il serait impossible de l’ôter sans tirer sur la flèche. Simon jura. Il avait besoin de quelque chose pour la découper, quelque chose de tranchant. Il tira le sac restant par sa lanière, et se mit à fouiller fébrilement son contenu. Malgré sa tristesse et sa douleur, il fut heureux de trouver la Flèche Blanche, toujours enroulée dans son suaire de chiffons. Il la sortit et commença à dénouer les nœuds qui retenaient les bandes de tissu. « Que fais-tu ? demanda Marya. N’avons-nous pas déjà eu assez de flèches ? » « J’ai besoin de quelque chose de tranchant pour couper, gronda-t-il. Je regrette vraiment que l’on ait perdu ce morceau du bâton de Binabik : c’était celui qui contenait le couteau. » « C’est ce que tu étais en train de faire ? » Marya glissa la main dans sa chemise et en tira un petit couteau rangé dans un fourreau de cuir dont s’échappaient deux lanières formant un collier. « Géloé m’a dit que cela pourrait me servir, expliqua-t-elle en le sortant du fourreau et en le lui tendant. Ce n’est pas très utile contre des archers. » « Mais un arc n’est pas très utile pour empêcher un pont de tomber, Usires en soit loué. » Simon commença à entailler l’épaisse peau tannée. « Tu crois que c’est ce qui est arrivé ? » demanda-t-elle après un moment. « Que veux-tu dire ? » rétorqua-t-il en haletant. La tâche était difficile, mais il avait réussi à découper la veste depuis le bas jusqu’à plus haut que la flèche, ce qui avait révélé une importante masse de sang coagulé. Il détourna le tranchant de la lame vers le col. « Tu crois que le pont est simplement… tombé ? » Marya leva les yeux vers la lumière qui filtrait à travers l’épaisse couverture végétale. « Peut-être que les Sithis étaient furieux de ce qui se passait dans leur cité. » « Pfff ! » Simon serra les dents et taillada la dernière bande de cuir. « Les Sithis qui sont encore vivants ne vivent plus ici, et s’ils sont immortels, comme le docteur me l’a dit, alors ils n’ont pas de fantômes pour faire tomber les ponts. » Il écarta les pièces de la veste et grimaça. Le dos du troll était couvert de sang séché. « Tu as entendu ce que le Rimmersleute criait à Heahferth : il ne voulait pas qu’il mène son cheval sur le pont. Maintenant, laisse-moi réfléchir, maudite pie borgne ! » Marya leva la main comme pour le gifler ; Simon redressa la tête, et leurs regards se croisèrent. Pour la première fois, il s’aperçut que la jeune fille, elle aussi, avait pleuré. « Je t’ai donné mon couteau ! » dit-elle. Simon, désorienté, agita la tête. « C’est juste que… que ce démon d’Ingen a peut-être déjà trouvé un autre endroit pour traverser. Il a deux archers, au moins, et qui sait ce que sont devenus les chiens… et… et ce petit homme est mon ami. » Il se retourna vers le troll ensanglanté. Marya resta longtemps silencieuse. « Je sais », dit-elle enfin. La flèche avait pénétré de biais, à une bonne longueur de main du milieu de la colonne vertébrale. En tournant précautionneusement le petit corps, Simon réussit à glisser la main par en dessous. Ses doigts trouvèrent rapidement la pointe aiguisée de la flèche, qui était ressortie juste sous le bras de Binabik, près de sa poitrine. « Par l’Enfer ! Elle l’a transpercé ! » Simon, fou d’inquiétude, se mit à réfléchir. « Un instant… Un instant… » « Brise la pointe, suggéra Marya d’une voix maintenant plus calme. Cela te permettra de retirer la flèche plus facilement, si tu crois vraiment que c’est nécessaire. » « Bien sûr ! » Simon était exalté, et la tête lui tournait un peu. « Bien sûr. » Couper la flèche sous la pointe ne fut pas tâche facile ; le petit couteau avait été considérablement émoussé. Lorsqu’il eut terminé, Marya l’aida à placer Binabik dans une position favorisant le mouvement de la flèche. Puis, avec une prière silencieuse à Aédon dans sa bouche close, il fit glisser la flèche à travers la blessure qu’elle avait provoquée en le frappant, son geste étant accompagné de flots de sang. Il fixa un instant des yeux l’objet haï, puis le jeta au loin. Qantaqa redressa la tête pour suivre sa trajectoire du regard, grogna, et se recoucha. Ils pansèrent Binabik avec les chiffons de la Flèche Blanche, ainsi qu’avec des bandes de cuir découpées dans les restes de sa veste, puis Simon souleva le troll à la respiration encore ténue, et le tint dans ses bras comme un enfant. « Géloé nous avait dit de grimper jusqu’à la Percée. Je ne sais pas où cela se trouve, mais je suppose que nous devrions continuer vers les collines », dit-il. Marya acquiesça. Ce qu’ils apercevaient du soleil à travers la cime des arbres leur indiqua qu’il était près de midi lorsqu’ils quittèrent le puits. Ils traversèrent rapidement les dernières constructions de la cité en décomposition, et, après moins d’une heure, commencèrent à percevoir un début d’inclinaison du sol sous leurs pieds épuisés. Le troll redevenait une charge difficile. Simon était trop fier pour en parler, mais il transpirait abondamment, et ses bras et son dos devenaient aussi douloureux que sa blessure au côté. Marya lui suggéra de faire des trous pour les jambes dans le sac à dos et de l’utiliser pour porter Binabik. Après y avoir réfléchi, Simon rejeta cette proposition. D’abord parce que cela eût signifié un ballottement trop important pour le troll vulnérable et inconscient ; et ensuite parce qu’il eût alors fallu abandonner la plus grande partie du contenu du sac, qui contenait principalement de la nourriture. Lorsque la douce inclinaison du terrain se changea en une forte pente broussailleuse couverte de laîches et de chardons, Simon fit enfin signe à Marya de s’arrêter. Il posa le petit homme au sol puis se redressa, et resta debout, les mains sur les hanches, avec pour seul mouvement celui de ses épaules qui se levaient et s’abaissaient à mesure qu’il reprenait sa respiration. « Nous… Nous devons… Il faut… que je me repose… » souffla-t-il. Marya observa son visage écarlate avec compassion. « Tu ne pourras pas le porter comme ça jusqu’au sommet des collines, Simon, dit-elle doucement. La côte devient plus raide encore un peu plus haut. Tu auras besoin de t’aider de tes mains. » « C’est… mon ami, répondit obstinément Simon. Je peux… je peux le faire. » « Non. Tu ne peux pas. » Marya secoua la tête. « Si nous ne nous servons pas du sac pour le porter, alors il faudra… » Ses épaules s’affaissèrent, et elle s’assit soudainement sur un rocher. « Je ne sais pas ce qu’il faudra faire, mais il le faudra », acheva-t-elle. Simon se laissa tomber à ses côtés. Qantaqa, qui batifolait sur le flanc de la colline, était hors de vue ; en quelques bonds prestes, elle avait déjà parcouru une distance que le garçon et la fille mettraient de longues minutes à couvrir. Soudain, Simon eut une idée. « Qantaqa ! » appela-t-il, en se levant si rapidement qu’il renversa le sac sur l’herbe qui s’étendait à ses pieds. « Qantaqa ! Viens ici ! » La menace que représentait Ingen Jegger toujours présente à leur esprit, Simon et Marya enveloppèrent fiévreusement Binabik des pieds à la tête dans la cape de la jeune fille, puis déposèrent son corps à cheval sur le dos de Qantaqa. Ils l’attachèrent avec les dernières bandes de toile tirées du sac. Simon se souvenait de sa chevauchée involontaire vers le camp du duc Isgrimnur, et savait que, si l’épaisse cape était placée entre les côtes de Binabik et le dos de la louve, alors le petit homme serait au moins capable de respirer. Il savait également qu’il ne s’agissait pas d’une position très favorable pour un blessé, probablement un mourant, mais que pouvait-il faire d’autre ? Marya avait raison : il allait avoir besoin de ses mains pour grimper. Qantaqa, d’abord récalcitrante, s’était rapidement calmée et avait laissé le garçon et la fille travailler : elle se contentait de parfois tourner la tête pour tenter de renifler le visage de Binabik là où il reposait à son côté. Lorsqu’ils eurent terminé et commencé à grimper la pente, la louve se mit à progresser précautionneusement, comme si elle avait conscience de l’importance qu’il y avait à lui éviter les heurts. Ils avançaient maintenant beaucoup plus rapidement, franchissant des rochers et d’anciens troncs abattus dont l’écorce pourrie s’arrachait par pans. La boule brillante estompée par les nuages que formait le soleil qui perçait à travers les branches s’était très nettement rapprochée de sa destination. Toujours à la recherche d’une prise, la queue grise et blanche de la louve flottant comme une volute de fumée devant ses yeux irrités par les gouttes de sueur, Simon se demanda où la nuit les trouverait, et ce qui les trouverait dans la nuit. L’escarpement était devenu particulièrement abrupt ; tant Simon que Marya étaient couverts d’égratignures dues aux griffes de la végétation lorsqu’ils atteignirent enfin en titubant un repli sur le flanc de la colline qui offrait un espace dégagé et horizontal. Heureux de ce répit, ils s’assirent sur le sentier poussiéreux. Qantaqa semblait disposée à explorer la piste étroite et herbeuse plus avant, mais se coucha finalement auprès d’eux, la langue pendante. Simon détacha le troll de son harnais improvisé. L’état du petit homme n’avait pas changé, et sa respiration était toujours terriblement difficile. Simon lui versa un peu d’eau dans la bouche, puis passa l’outre à Marya. Lorsqu’elle eut terminé, Simon fit une coupe de ses mains, qu’elle remplit, et il tendit l’eau à la louve pour qu’elle puisse boire. Il ne prit l’outre qu’ensuite, et en tira de longues rasades. « Tu crois que c’est la Percée ? » demanda Marya tout en passant ses mains à travers ses cheveux noirs humides. Simon sourit faiblement. Il n’y avait bien qu’une fille pour soigner ses cheveux au milieu d’une forêt ! Elle avait le visage en feu, et il remarqua que cela faisait ressortir les taches de rousseur sur l’arête de son nez. « On dirait plutôt une voie de cerfs, ou quelque chose comme ça », répondit-il enfin. Il détourna son attention vers l’endroit où la piste s’éloignait le long du flanc de la colline. « Je pense que la Percée est une chose sithie, c’est ce que Géloé a dit. Mais nous devrions tout de même suivre cette piste un moment. » Elle n’est pas vraiment mince, pensa-t-il. Plutôt ce que l’on appelle délicate. Il se souvint alors de la manière dont elle avait attrapé et brisé les branches qui les gênaient, et de ses chansons de marin. Non, peut-être que “délicate” n’était pas non plus le terme exact. « Allons-y, s’exclama Marya qui interrompit ainsi sa rêverie. J’ai faim, mais je préférerais ne pas me retrouver ici à découvert lorsque le soleil se couchera. » Elle se redressa et commença à ramasser les bandes de toile qui permettraient de rattacher Binabik sur sa monture, qui, elle, faisait usage de ses derniers instants de liberté pour se gratter derrière l’oreille. « Je t’aime bien, Marya », laissa soudain échapper Simon. Il eut aussitôt envie de se détourner, de s’enfuir, de faire quelque chose ; mais il resta bravement là où il était, et un instant plus tard, elle le regarda en souriant, et c’était elle qui avait l’air embarrassée ! « J’en suis heureuse », fut tout ce qu’elle dit, puis elle fit quelques pas sur la voie de cerfs, laissant à Simon, dont les mains étaient soudain un peu gauches, le soin de remettre Binabik en place. Subitement, alors qu’il finissait de nouer le dernier nœud sous le ventre fourni de la louve incroyablement patiente, il regarda le visage livide du troll, aussi inerte et éteint que la mort, et fut furieux contre lui-même. Quel tête-creuse ! pensa-t-il violemment. L’un de tes meilleurs amis est mourant, tu es perdu au milieu de nulle part, poursuivi par des hommes armés et peut-être par quelque chose de pire, et tu restes la à songer à une domestique maigre ! Imbécile ! Il ne dit rien à Marya lorsqu’il la rattrapa, mais l’expression de son visage devait être claire : elle le regarda un instant, l’air pensive, puis ils reprirent leur marche en silence. Le soleil était descendu derrière les dos ridés des collines lorsque la voie de cerfs commença à s’élargir. Elle devint en moins d’un quart de lieue un large sentier aplani qui avait peut-être autrefois emprunté par des chariots, même s’il avait depuis bien longtemps abandonné sa souveraineté à la végétation luxuriante. D’autres pistes, plus petites, serpentaient non loin, et ne se distinguaient que par le défaut qu’elles formaient dans le manteau uni d’arbres et de broussailles. Ils arrivèrent à un endroit où ces petits chemins rejoignaient le leur ; moins de cinquante toises plus tard, ils marchaient de nouveau sur d’anciennes dalles de pierre. Peu après, ils atteignirent la Percée. La large route pavée coupait le sentier qu’ils avaient suivi, et se dirigeait vers le sommet de la colline en une transversale escarpée faite d’allées et venues. De hautes herbes poussaient entre les dalles grises et blanches, et de grands arbres s’étaient même parfois forcé un chemin à travers la surface de la route, soulevant les pierres à mesure qu’ils se développaient, ce qui faisait que chacun d’eux était maintenant entouré d’une petite couronne de dalles déracinées. « Elle va nous mener à Naglimund », dit Simon, moitié pour lui-même. Ce furent les premiers mots prononcés par l’un d’entre eux depuis très longtemps. Marya allait répondre lorsque quelque chose au sommet de la colline attira son regard. Elle écarquilla les yeux pour mieux voir, mais ce qui avait provoqué cet éclat lumineux avait disparu. « Simon, je crois que j’ai vu quelque chose briller là-haut. » Elle montra du doigt la crête de la colline, à une bonne lieue de là. « Qu’est-ce que c’était ? » demanda-t-il, mais elle se contenta de hausser les épaules. « Une armure, peut-être, si le soleil peut encore se refléter aussi tard dans la journée, répondit lui-même Simon. Ou les murs de Naglimund, ou… Qui sait ? » Il regarda vers le sommet en plissant les yeux. « Nous ne pouvons pas quitter la route, dit-il enfin. Pas sans avoir fait plus de chemin, pas tant qu’il y a encore de la lumière. Je ne me le pardonnerai jamais si je n’arrive pas à mener Binabik à Naglimund, surtout s’il… s’il… » « Je sais, Simon, mais je ne crois pas que nous pourrons atteindre le sommet ce soir. » Elle donna un coup de pied dans une pierre, et l’envoya voler dans les hautes herbes au-delà des dalles. Elle grimaça. « J’ai plus d’ampoules sur un pied que j’en ai eu de toute ma vie avant cela. Et Binabik ne supportera pas de rebondir sur le dos de la louve toute la nuit », elle croisa son regard, « si il a même une chance de survivre. Tu as fait tout ce que tu as pu, Simon, et personne n’aurait pu faire mieux. Ce n’est pas de ta faute. » « Je sais, répondit Simon, furieux. Allons-y. Nous pourrons en parler en marchant. » Ils entreprirent la longue et pénible ascension. Il ne leur fallut pas longtemps pour se rendre compte que les sages paroles de Marya étaient une désagréable évidence. Le corps de Simon portait lui aussi tant d’égratignures, d’ampoules et d’éraflures qu’il ne désirait plus que s’étendre par terre et pleurer. Un autre Simon ; le Simon qui avait mené une existence tranquille dans le labyrinthe du Hayholt aurait effectivement cédé : il se serait assis sur une pierre, aurait réclamé son souper, et se serait endormi. Mais il avait quelque peu changé : la douleur était la même, mais il y avait maintenant d’autres choses qui étaient plus importantes. Néanmoins, aller jusqu’à s’estropier ne leur apporterait rien. Finalement, même Qantaqa commença à boitiller. Simon était presque prêt à céder lorsque Marya remarqua un nouvel éclat de lumière sur la crête de la colline. Ce ne pouvait plus être le reflet du soleil : la lumière bleutée du crépuscule avait déjà envahi les alentours. « Des torches ! » gronda Simon. « Usires ! Pourquoi maintenant, alors que nous sommes si près du but ? » « Je suppose que c’est précisément pour ça. Ce monstre d’Ingen a dû filer vers le sommet de la Percée pour nous y attendre. Nous devons quitter la route ! » Le cœur lourd, ils quittèrent le pavé de la Percée et rejoignirent une ravine qui courait sur toute la largeur de la colline. Ils coururent aussi vite qu’ils le pouvaient, trébuchant fréquemment dans l’obscurité naissante, jusqu’au moment où ils trouvèrent un espace dégagé, guère plus large que Simon n’était grand, et abrité par une haie de jeunes sapins. Lorsqu’il regarda une dernière fois le sommet de la colline avant de s’abriter dans leur cachette, Simon crut y distinguer le scintillement de nombreuses torches. « Que ces bâtards brûlent en Enfer ! » lâcha-t-il d’un ton hargneux malgré son essoufflement ; puis il s’accroupit pour détacher la forme inerte de Binabik du dos de Qantaqa. « Aédon ! Usires Aédon ! Si seulement j’avais une épée, ou un arc ! » « Faut-il vraiment le détacher ? murmura Marya. Et si nous devons nous enfuir ? » « Alors je le porterai. De toute façon, s’il faut courir, nous pouvons tout de suite abandonner. Je serais incapable de courir cinquante pas. Et toi ? » Marya acquiesça tristement. Ils burent chacun leur tour à l’outre, tandis que Simon massait les poignets et les chevilles de Binabik pour accélérer la circulation de son sang dans les extrémités glacées du troll. Le petit homme respirait un peu mieux, mais Simon était loin d’être certain que cela durerait : une mince couche de salive ensanglantée allait et venait au coin de sa bouche à chaque respiration. Lorsque Simon souleva les paupières du troll, comme il avait vu une fois le docteur Morgénès le faire sur une femme de chambre évanouie, le blanc des yeux lui parut bien gris. Alors que Marya fouillait le sac à la recherche de quelque nourriture, Simon voulut soulever l’une des pattes de Qantaqa pour voir pourquoi la louve boitait. La louve cessa de haleter assez longtemps pour lui montrer les dents et aboya d’une manière très convaincante. Lorsqu’il tenta de poursuivre son examen, elle referma sa gueule d’un coup sec, ses mâchoires claquant à moins d’un pouce des doigts inquisiteurs du garçon. Simon avait presque oublié que Qantaqa était vraiment une louve, et avait pris l’habitude de la traiter comme s’il s’agissait de l’un des chiens de Tobas. Il lui fut soudain reconnaissant de l’avoir rejeté de manière aussi modérée. Il la laissa lécher en paix ses coussinets râpés. La lumière baissait ; au-dessus d’eux, les étoiles commençaient à fleurir dans l’obscurité grandissante. Simon mâchait un morceau de biscuit dur que Marya lui avait trouvé, en regrettant de ne pas avoir une pomme ou n’importe quoi de juteux, lorsqu’une clameur assourdie commença à se détacher du chant des premiers grillons de la nuit. Simon et Marya se regardèrent l’un l’autre, puis, comme pour obtenir une confirmation inutile, tournèrent leur regard vers Qantaqa. Les oreilles de la louve étaient dressées, et ses yeux en alerte. Il n’était pas nécessaire de nommer les animaux qui donnaient ainsi de la voix dans le lointain : tous deux ne connaissaient que trop bien le bruit d’une meute de chiens de chasse en action. « Qu’allons-nous… ? » commença Marya, mais Simon secoua négativement la tête. De frustration, il frappa du poing sur un tronc d’arbre, puis regarda sans réagir le sang qui commençait à couler des articulations de ses doigts pâles. Dans quelques minutes, l’obscurité serait totale. « Nous ne pouvons rien faire, siffla-t-il. Si nous fuyons, nous ne ferons que tracer une piste qu’ils suivront facilement. » Il avait envie de se défouler encore une fois, de casser quelque chose. C’est stupide ! Toute cette maudite aventure, et tout ça pour quoi ? Tandis qu’il fulminait, assis par terre, Marya se rapprocha de lui ; elle prit le bras du garçon et le glissa sur ses épaules. « J’ai froid », fut tout ce qu’elle dit. Il laissa aller sa tête contre celle de la jeune fille ; des pleurs de rage et de peur lui montaient aux yeux tandis qu’il écoutait les bruits qui descendaient de la colline. Il lui semblait qu’il pouvait maintenant percevoir la voix des hommes qui criaient par-dessus les hurlements des chiens. Que ne donnerait-il pas pour une épée ! Il n’était peut-être pas entraîné, mais il aurait au moins l’occasion de leur faire mal avant qu’ils ne le capturent. Gentiment, il souleva la tête de Marya qui reposait sur son épaule, et se pencha en avant. Son souvenir était exact, et la bourse de cuir de Binabik se trouvait bien nichée au fond du sac. Il l’en sortit et glissa ses doigts à l’intérieur, fouillant à tâtons dans l’obscurité de leur abri. « Que fais-tu ? » chuchota Marya. Simon trouva ce qu’il cherchait et referma sa main dessus. Certains des bruits provenaient maintenant du nord, sur le flanc de la colline, presque au même niveau qu’eux. Le piège se refermait. « Retiens Qantaqa. » Il se redressa et parcourut quelques pas accroupi en fouillant les fourrés jusqu’à ce qu’il eût trouvé une branche brisée de bonne taille, épaisse et plus longue que son bras. Il la ramena et vida la poche de poudre de Binabik dessus, puis la posa délicatement sur le sol. « Je prépare une torche », expliqua-t-il en sortant les silex du troll. « Ça ne va pas les mener jusqu’à nous ? » demanda la jeune fille. Sa voix n’exprimait qu’une curiosité détachée. « Je ne l’allumerai qu’au dernier moment, répondit-il. Mais au moins, nous aurons quelque chose… Quelque chose pour nous battre. » L’obscurité lui cachait le visage de Marya, mais il pouvait sentir son regard sur lui. Elle comprenait parfaitement les conséquences qu’aurait un tel geste. Il espérait, et cela de tout son cœur, qu’elle savait pourquoi ce geste était nécessaire. Le rugissement féroce des chiens était maintenant horriblement proche. Simon pouvait entendre le bruit des buissons piétinés, et les cris puissants des chasseurs. Le bruit des branches brisées se fit plus fort : il provenait du flanc de la colline, juste au-dessus d’eux, et se rapprochait ; il semblait même trop puissant pour des chiens, se dit Simon dont le cœur s’emballa lorsqu’il commença à frotter un silex contre une pierre. Ce doit être des cavaliers. La poudre grésilla, mais ne s’enflamma pas. Le sous-bois craquait comme si un lourd chariot filait à travers la végétation à grande allure. Brûle, maudite poudre, brûle ! Quelque chose enfonça un buisson juste au-dessus de leur cachette. La main de Marya serra son bras assez fort pour lui faire mal. « Simon ! » hurla-t-elle, et la poudre crépita et s’enflamma ; une fleur orangée vacillante s’épanouit au bout de la branche. Simon bondit en la brandissant à bout de bras, la flamme s’inclinant dans le mouvement. Quelque chose se fraya un chemin à travers les arbres. Qantaqa se libéra des bras de Marya et poussa un hurlement. Cauchemar ! fut le mot qui s’imposa à l’esprit de Simon lorsqu’il leva la torche ; la lumière éclaira les alentours, illuminant et surprenant la chose qui se dressait devant lui. C’était un géant. Durant l’instant terrifiant qui suivit où tout sembla s’être arrêté, l’esprit de Simon s’efforça d’absorber ce que ses yeux voyaient : la chose qui le surplombait et qui s’agitait dans la lumière. Il pensa tout d’abord qu’il pouvait s’agir d’une sorte d’ours, car tout son corps était recouvert d’une fourrure pâle et touffue. Mais non, ses jambes étaient trop longues, ses bras et ses mains à la peau noire trop humains. Le sommet du crâne chevelu de la créature se trouvait à trois coudées au-dessus de celui de Simon lorsqu’il se pencha, ses yeux plissés dans son visage tanné et presque humain. Les aboiements étaient maintenant partout, comme la musique d’un atroce chœur de démons. La bête lança en avant une longue main que terminaient des griffes, qui déchirèrent les chairs de l’épaule de Simon et l’envoyèrent rouler en arrière si violemment qu’il manqua lâcher sa torche. La lumière de ses flammes éclaira brièvement Marya, les yeux emplis d’horreur, et qui s’accrochait au corps de Binabik pour tenter de l’écarter de leur trajectoire. Le géant ouvrit sa bouche et tonna (c’était le seul mot qui pouvait décrire le grondement résonnant qui s’en échappa), puis se précipita sur Simon. Celui-ci s’écarta d’un bond, mais se prit le pied et chuta en avant. Mais avant que la chose ne puisse se retourner vers lui, son grognement rauque se mua en cri de douleur. Le monstre trébucha, et tomba à moitié sur le sol. Qantaqa l’avait attrapé derrière le genou, ombre grise qui avait déjà reculé et se préparait à se jeter de nouveau sur les jambes du géant. La bête grogna et frappa en direction de la louve, mais la manqua. Le deuxième coup toucha ; elle roula et roula dans les fourrés. Le géant se retourna vers Simon ; mais, alors même que le garçon dressait inutilement la torche devant lui, et voyait sa lumière se refléter dans les yeux noirs et luisants du géant, une masse de formes bouillonnantes traversa le sous-bois, hurlant comme le vent à travers mille hautes tourelles. Ils grouillaient autour du géant comme un océan en fureur : des chiens partout, bondissant et mordant l’immense créature qui rageait de sa voix de tonnerre. Elle fit tournoyer ses bras et des corps brisés volèrent ; l’un d’entre eux entraîna Simon qui lâcha sa torche en retombant par terre ; mais cinq nouveaux molosses remplaçaient chacun de ceux dont le géant se débarrassait. Alors même que Simon se traînait vers sa torche, l’esprit saturé d’images folles et fiévreuses, la lumière apparut soudain partout. La vaste silhouette de la bête se roulait sur le sol de la minuscule clairière en rugissant, puis des hommes arrivèrent, puis il y eut des chevaux qui se cabraient et des gens qui hurlaient. Une forme sombre bondit par-dessus Simon, envoyant encore une fois sa torche voler. Le cheval s’immobilisa immédiatement après, son cavalier dressé sur sa monture tenant une longue lance qui entrait et sortait de la lumière des torches. Un instant plus tard, la lance était devenue un grand clou noir dépassant de la poitrine du géant assiégé, qui poussa un dernier rugissement terrifiant avant de disparaître sous la vague mouvante des chiens. Le cavalier descendit de sa monture. Des hommes tenant des torches se précipitèrent pour retenir les chiens ; la lumière dessina le profil du cavalier, et Simon se releva en conservant un genou à terre. « Josua ! » s’exclama-t-il, puis il tomba la tête la première. Sa dernière vision fut celle du visage austère du prince se dessinant dans la lumière jaune des torches, les yeux écarquillés par la surprise. Le temps passa en périodes intermittentes d’éveil et d’obscurité. Il était assis à cheval devant un homme silencieux qui sentait le cuir et la sueur. Le bras de l’homme formait comme un anneau de métal autour de la taille du garçon tandis qu’ils se balançaient au rythme de leur monture sur la Percée. Les sabots du cheval résonnaient sur de la pierre, et il s’aperçut qu’il observait le mouvement de la queue du cheval qui le précédait. Il y avait des torches partout. Il cherchait Marya, Binabik, tous les autres… Où étaient-ils ? Il se trouvait dans un tunnel, maintenant ; des murs de pierre faisaient résonner le bruit régulier de battements de cœur. Non, des battements de sabots. Le tunnel sembla durer toujours. Une immense porte de bois entourée de pierre se profila devant eux. Elle s’ouvrit lentement, la lumière des torches les inonda comme l’eau à travers une digue qui se brise, et de nombreuses silhouettes humaines se tenaient dans la lumière de l’entrée. Maintenant ils descendaient une longue pente a l’air libre, les chevaux en une seule file, le serpent luisant que formaient les torches suivant devant lui les méandres du chemin aussi loin qu’il pouvait voir. Ils étaient entourés d’une étendue de terre inculte dans laquelle n’étaient plantées que des barres de fer nues. Plus bas, d’autres torches s’alignaient sur les murailles, et les sentinelles observaient la procession qui descendait des collines. Les murs de pierre furent bientôt devant eux, maintenant à leur niveau, puis au-dessus de leur tête à mesure qu’ils descendaient le long de la piste. Le ciel nocturne était aussi sombre que l’intérieur d’un tonneau, mais saupoudré d’étoiles. La tête lourde, Simon sentit le sommeil l’envahir à nouveau, à moins que ce ne fut le ciel noir : il était incapable de faire la différence. Naglimund, pensa-t-il alors que la lumière des torches baignait son visage, et que les hommes hurlaient et chantaient sur les murailles au-dessus de sa tête. Puis il échappa à la lumière, et l’obscurité le recouvrit comme un nuage de poudre d’ébène. Troisième partie SIMON MÈCHE-BLANCHE 30. Un Millier de Clous On enfonçait la porte avec des haches, qui frappaient, tranchaient, et déchiraient le bois protecteur. « Docteur ! hurla Simon en s’asseyant d’un bond. Ce sont les soldats ! Les soldats arrivent ! » Mais il ne se trouvait pas dans les quartiers de Morgénès. Il était enroulé dans des draps trempés de sueur, sur un petit lit, dans une chambre minuscule et bien rangée. Le bruit des lames déchirant le bois se poursuivit ; un instant plus tard, la porte s’ouvrit vers l’intérieur et le fracas prit de l’ampleur. Un visage inconnu apparut dans l’embrasure, un visage pâle au long menton, surmonté d’une couronne clairsemée de cheveux roux qui brillaient dans la lumière du jour du même éclat cuivré que ceux de Simon. Le seul œil visible était bleu : l’autre était recouvert par un bandeau noir. « Ah ! dit l’étranger. Tu es réveillé. Très bien. » Malgré une pointe de lourdeur septentrionale, son accent était celui d’un Erkynéen. Il referma la porte derrière lui, étouffant en partie le bruit du bois que l’on fendait dehors. Il était vêtu d’une soutane grise qui tombait droit sur sa silhouette frêle. « Je suis le Père Strangyeard. » Il s’assit près de Simon sur une chaise au haut dossier qui, en dehors du lit et d’une table basse couverte de parchemins et de tout un bric-à-brac, était le seul meuble de la pièce. Lorsqu’il fut confortablement installé, l’étranger se pencha en avant et tapota la main de Simon. « Comment te sens-tu ? Mieux, j’espère ? » « Oui… Oui, je crois. » Simon regarda autour de lui. « Où suis-je ? » « À Naglimund. Mais cela, tu le savais, je suppose. » Le Père Strangyeard lui sourit. « Pour être plus spécifique, tu es dans ma chambre… et dans mon lit. » Il leva une main. « J’espère que tu le trouves confortable. Il est un peu sommaire, mais… Seigneur ! Pourquoi dis-je cela ? Tu as passé toutes ces nuits dans la forêt, n’est-ce pas ? » Le prêtre fit un nouveau sourire, rapide et hésitant. « Ça doit être mieux que la forêt, non ? » Simon balança ses pieds vers le sol froid. Il fut soulagé de voir qu’il portait des chausses, et un peu surpris de voir que ce n’était pas les siennes. « Où sont mes amis ? » Une sombre pensée l’envahit comme un nuage noir. « Binabik… Il est mort ? » Strangyeard serra les lèvres comme si Simon venait de proférer un léger blasphème. « Mort ? Usires soit loué, non ! Mais il ne va pas bien, pas bien du tout. » « Je peux le voir ? » Simon se laissa glisser vers les dalles et se mit à la recherche de ses bottes. « Où est-il ? Et comment va Marya ? » « Marya ? » Le prêtre regarda Simon explorer la pièce à quatre pattes d’un air surpris. « Ah ! Ton autre compagnon va bien. Tu la verras bientôt, sans aucun doute. » Les bottes se trouvaient sous la table. Tandis que Simon les chaussait, le Père Strangyeard tendit le bras et attrapa la chemise blanche propre qui reposait sur le dossier de sa chaise. « Tiens, dit-il. Eh bien, tu es vraiment pressé ! Veux-tu voir ton ami tout de suite, ou préfères-tu manger d’abord quelque chose ? » Simon fermait déjà sa chemise. « Binabik et Marya. Puis je mangerai. » Il grogna en se concentrant. « Et Qantaqa, aussi. » « Je sais que ces derniers temps ont été durs, répondit le père sur un ton de reproche, mais nous ne mangeons jamais les loups à Naglimund. Je présume que tu la comptes parmi tes amis. » Simon leva les yeux, et vit que l’homme à l’œil unique plaisantait. « Oui, dit Simon, soudain intimidé. Une amie. » « Alors allons-y, reprit le prêtre en se levant. On m’a demandé de subvenir à tous tes besoins ; et plus vite je t’aurai fait manger, plus vite j’aurai rempli ma mission. » Il ouvrit la porte, faisant de nouveau entrer un flot de soleil et de bruit. Simon cligna des yeux sous l’effet de la puissante lumière, puis observa les hautes murailles de la place forte et les vastes étendues pourpres et brunes du Wealdhelm qui les surplombait et donnait par comparaison l’impression que les sentinelles vêtues de gris n’étaient que des nains. Une agglomération de constructions de pierre anguleuses occupait de toute sa masse le centre de la place forte, aménagée sans la grâce excentrique du Hayholt, sans son agréable mélange de styles et d’époques. Les masses de grès dont s’échappaient des volutes de fumée, les petites fenêtres sans lumière et les portes épaisses semblaient n’avoir été construites que dans un unique objectif : empêcher quelque chose d’entrer. À un jet de pierre de là, au sein des communs bourdonnants d’activité, un groupe d’hommes, chemise tombée, fendait des bûches pour ajouter du bois à une pile déjà aussi haute qu’eux. « Ainsi, c’était ça, ce bruit ! dit Simon en observant les haches qui se dressaient et s’abaissaient. Mais que font-ils ? » Le père Strangyeard tourna la tête pour regarder dans la même direction. « Ah ! Ah ! Ils construisent un bûcher, voilà ce qu’ils font. Ils vont brûler le Hunë, le géant. » « Le géant ? » Tout lui revint soudain : le visage tanné et rugissant, les bras d’une longueur impossible frappant dans sa direction. « Il n’est pas mort ? » « Oh ! Si, il est bien mort. » Strangyeard commença à marcher en direction des bâtiments principaux. Simon lui emboîta le pas, jetant un dernier regard vers le tas de bois toujours grandissant. « Tu vois, Simon, certains des hommes de Josua voulaient en faire un symbole, tu comprends, lui couper la tête et la clouer sur les portes, ce genre de choses. Le prince a dit non. Il a dit que c’était une chose mauvaise, mais que ce n’était pas un animal. Ils portent des sortes de vêtements, tu sais ? Et ils se servent de massues ; enfin, de gourdins. Eh bien, Josua a dit qu’il ne se servirait jamais de la tête d’un ennemi comme trophée. Il a ordonné qu’il soit brûlé. » Strangyeard se pinça l’oreille. « Alors ils vont le brûler. » « Ce soir ? » Simon dut allonger le pas pour se maintenir au niveau du prêtre. « Dès que le bûcher sera terminé. Le prince Josua ne veut rien faire de plus que ce qui est nécessaire. Je suis certain qu’il préférerait encore qu’il soit simplement enterré dans les collines, mais les gens veulent être sûrs qu’il est mort. » Le père Strangyeard dessina rapidement le signe de l’Arbre sur sa poitrine. « C’est le troisième qui descend du nord ce mois-ci, tu sais. L’un des deux autres a tué le frère de l’évêque. Tout ceci est éminemment anormal. » Binabik se trouvait dans une petite chambre non loin de la chapelle, qui se dressait dans la cour centrale des constructions de l’enceinte intérieure. Il semblait plus pâle et plus petit que ne l’escomptait Simon, comme si une partie de sa substance l’avait quitté, mais son sourire était engageant. « Mon ami Simon », dit-il en s’asseyant précautionneusement. Son petit torse brun était recouvert de bandages jusqu’au cou. Simon résista à l’envie de soulever le petit homme pour le prendre dans ses bras, de peur de rouvrir ses plaies. Au lieu de cela, il s’assit sur le bord de la paillasse et serra l’une de ses mains chaudes dans la sienne. « Je t’ai cru perdu », dit Simon en articulant difficilement. « Moi aussi, quand la flèche m’a frappé », répondit le troll, en accompagnant ses paroles d’un mouvement de tête chagrin. « Mais l’apparence est que rien de sérieux n’a été transpercé. On m’a donné des soins avec excellence, et si ce n’est une doulourosité de mouvement, je suis aussi bon que neuf. » Il se tourna vers le prêtre. « J’ai marché dans la cour, aujourd’hui. » « Bien, très bien. » Strangyeard sourit distraitement en jouant avec la lanière qui maintenait son bandeau en place. « Eh bien, je dois y aller. Je suis certain que vous avez tous les deux bien des choses à vous raconter. » Il se faufila jusqu’à la porte. « Simon, s’il te plaît, profite de ma chambre aussi longtemps qu’il te plaira. Je partage celle de frère Églaf pour le nonce. Il fait de terribles bruits lorsqu’il dort, mais il a la gentillesse de m’accueillir. » Simon le remercia. Après avoir souhaité un prompt rétablissement à Binabik, le prêtre quitta la pièce. « C’est un homme à la très bonne âme, Simon, dit Binabik alors qu’ils écoutaient décroître le bruit des pas du prêtre dans le couloir. Maître des archives du château est sa fonction. Nous avons déjà eu de très intéressantes conversations. » « Il est un peu étrange, n’est-ce pas ? Un peu… distrait ? » Binabik s’esclaffa, puis grimaça et se mit à tousser. Simon, inquiet, se pencha en avant, mais le troll lui fit signe que c’était inutile. « Un instant ; ce n’est rien », dit-il. Lorsqu’il eut repris sa respiration, il poursuivit. « Certains hommes, Simon, dont l’esprit est très empli d’idées, oublient de parler et d’agir comme les hommes normaux. » Simon acquiesça d’un signe de tête et observa la pièce autour de lui. Elle ressemblait à la chambre de Strangyeard : austère, petite, aux murs passés à la chaux. En lieu et place des piles de livres et de parchemins, la table basse ne supportait qu’un unique exemplaire du livre d’Aédon, dont dépassait comme une langue mince un ruban rouge qui indiquait le dernier endroit où le lecteur s’était arrêté. « Sais-tu où est Marya ? » demanda-t-il. « Non. » Binabik semblait extrêmement sérieux. Simon se demanda pourquoi. « Je suppose qu’elle a transmis son message à Josua. Il l’a peut-être renvoyée avec célérité là ou se trouve la princesse pour transmettre une réponse. » « Non ! » Simon n’aimait pas du tout cette idée. « Comment tout cela a-t-il pu arriver aussi vite ? » « Aussi vite ? » Binabik sourit. « Ceci est le matin du deuxième jour après notre arrivée à Naglimund. » Simon en fut stupéfait. « Comment cela se peut-il ? Je viens de me réveiller ! » Binabik secoua négativement la tête, tout en se laissant glisser entre ses draps. « Cela n’est pas l’exactitude. Tu as dormi la journée d’hier en presque totalité, en ne te réveillant que pour boire un peu d’eau et te rendormir. Je suppose que la dernière partie du voyage t’a épuisé, en complément de la fièvre venue de l’aventure de la rivière. » « Par Usires ! » Il eut soudain l’impression que son corps l’avait trahi. « Et Marya est déjà repartie ? » Binabik sortit la main de sous les draps et la leva en un signe d’apaisement. « Ce n’est pas une sûreté. Je n’ai fait qu’une supposition. Il est tout aussi possible qu’elle se trouve quelque part ici, peut-être avec les femmes, ou dans les quartiers des domestiques. Elle est, après tout, une domestique. » Simon eut soudain l’air furieux. Binabik reprit gentiment la main que le garçon avait libérée dans son mouvement d’humeur. « Prouve une grande patience, ami Simon, dit le troll. Tu as fait un travail de héros en arrivant aussi loin. Qui sait ce qui peut arriver ensuite ? » « Tu as raison, je suppose… » Il inspira profondément. « Et tu m’as sauvé la vie », lui fit remarquer Binabik. « Est-ce vraiment important ? » Simon tapota distraitement la petite main, puis se leva. « Tu m’as sauvé aussi, et ce à plusieurs reprises. Les amis sont les amis. » Binabik sourit, mais la fatigue se lisait dans ses yeux. « Les amis sont les amis, reprit-il. Et puisque nous parlons de ces choses, je dois dormir, maintenant. Nous aurons à faire des actions importantes dans les jours à venir. Peux-tu t’inquiéter de Qantaqa, et voir comment elle est traitée ? Strangyeard devait la raccompagner à moi, mais je crois que cela a glissé de son esprit très préoccupé comme d’un… » Il tapota le sien, « d’un oreiller. » « Bien sûr », dit Simon, en ouvrant la porte. « Sais-tu où elle se trouve ? » « Strangyeard a dit… les écuries… » répondit Binabik en bâillant. Simon s’éclipsa. Lorsqu’il émergea dans la cour centrale, il s’immobilisa. Tout en regardant passer les courtisans, les domestiques et les prêtres, il fut frappé par une double révélation. En premier lieu, il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où pouvaient se trouver les écuries. Et ensuite, il avait faim. Très faim. Le père Strangyeard avait fait allusion à une obligation de subvenir à tous ses besoins ; mais le prêtre avait disparu. C’était vraiment un drôle d’oiseau ! Soudain, il aperçut un visage familier dans la cour. Il eut le temps de faire plusieurs enjambées avant de se souvenir du nom qui lui correspondait. « Sangfugol ! » appela-t-il, et le ménestrel s’immobilisa, cherchant du regard celui qui pouvait bien l’avoir interpellé. Il vit Simon courir vers lui, et porta la main à ses yeux pour se protéger du soleil. La perplexité se lisait encore sur son visage lorsque le garçon s’arrêta devant lui. « Oui ? » dit-il. Il était vêtu d’un luxueux pourpoint lavande, de chausses du même tissu, et ses cheveux noirs tombaient élégamment de sous une coiffe assortie et ornée d’une plume. Ses vêtements avaient beau être propres, Simon se sentit intimidé par la comparaison avec le musicien qui souriait poliment. « As-tu un message pour moi ? » « Je m’appelle Simon. Vous ne vous souvenez probablement pas… Vous m’avez parlé lors de la soirée de funérailles au Hayholt. » Sangfugol le fixa des yeux un long instant, les sourcils froncés, puis son visage s’éclaira. « Simon ! Ah ! Ah ! bien sûr ! Le porteur de vin au vocabulaire recherché. Je suis vraiment désolé, je ne t’avais pas reconnu. Tu as beaucoup grandi. » « Vraiment ? » Le ménestrel sourit. « C’est le moins que l’on puisse dire ! Et tu n’avais pas ce duvet sur le menton la dernière fois que je t’ai vu. » Il tendit le bras et prit le menton de Simon dans la paume de sa main. « Ou du moins je ne m’en souviens pas. » « Un duvet ? » L’air étonné, Simon leva la main et la passa sur sa joue. Il y avait effectivement quelque chose, mais cela restait doux, comme les poils sur le dessus de ses avant-bras. Sangfugol pinça les lèvres puis éclata de rire. « Comment as-tu pu ne pas t’en apercevoir ? Lorsque la barbe a commencé à me pousser, j’étais devant le miroir de ma mère tous les matins, pour voir comment cela progressait ! » Il porta la main à sa mâchoire, soigneusement rasée. « Maintenant, je la coupe en la maudissant tous les matins, pour garder un visage doux pour les dames. » Simon se sentit rougir. Il devait vraiment avoir l’air d’un paysan ! « Je n’ai pas croisé de miroir depuis un certain temps. » « Humm. » Sangfugol le regarda de la tête aux pieds. « Et tu as grandi, si je puis faire confiance à ma mémoire. Qu’est-ce qui t’amène à Naglimund ? Pas que ce soit bien difficile a deviner : il y a bien des gens ici qui ont fui le Hayholt, dont, évidemment, mon maître le Prince Josua. » « Je sais », répondit Simon. Il éprouva le besoin de dire quelque chose qui le remettrait en quelque sorte sur un pied d’égalité avec l’élégant jeune homme. « Je l’ai aidé à s’échapper. » Le ménestrel leva les sourcils. « C’est vrai ? Eh bien, cela semble être une histoire intéressante ! As-tu mangé ? Ou as-tu envie d’un peu de vin ? Je sais qu’il est encore tôt, mais pour dire la vérité, je ne me suis pas encore couché… en tout cas, je n’ai pas dormi. » « Pouvoir manger serait splendide, répondit Simon, mais je dois d’abord remplir une autre tâche. Pouvez-vous me montrer où sont les écuries ? » « Que veut faire notre jeune héros ? Chevaucher jusqu’à Erchester pour nous ramener la tête de Pryrates dans un sac ? » Simon rougit de nouveau, mais cette fois-ci sans le moindre déplaisir. « Viens, lui dit le ménestrel. D’abord les écuries, puis la nourriture. » L’homme courbé au visage hargneux qui étalait de la paille à la fourche sembla tout d’abord méfiant lorsque Simon lui demanda où se trouvait Qantaqa. « Qu’est-ce que vous lui voulez ? » demanda-t-il ; puis il secoua la tête. « L’est vraiment vicieux. C’est pas bien de le mettre ici. J’aurais pas dû, mais c’était un ordre du prince. M’a presque arraché la main, vous savez ! » « Eh bien alors, dit Simon, tu dois être heureux de t’en débarrasser. Mène-moi à elle. » « C’est une créature du démon, je vous assure », reprit l’homme, qui partit en boitant. Ils le suivirent à travers toutes les étables sombres, puis passèrent une porte qui les mena dans une cour boueuse blottie dans l’ombre de la muraille. « N’abat les vaches ici, de temps en temps, dit l’homme en montrant du doigt une fosse carrée. Sais pas pourquoi l’prince a ramené c’ui-là vivant pour que l’pauvre vieux Lucuman s’en occupe. Aurais dû planter sa lance dans c’te bâtard maudit, comme dans l’géant. » Simon adressa à l’homme voûté un regard de dégoût, puis avança à grands pas vers le bord de la fosse. Une corde dont une extrémité était attachée à un pieu planté dans le sol de la cour filait jusqu’au fond du trou. L’autre bout était noué autour du cou de la louve, qui était étendue sur le flanc dans la boue de la fosse. Simon en fut abasourdi. « Que lui as-tu fait ? » hurla-t-il en se retournant vers le maître des écuries. Sangfugol, qui avait traversé la cour humide avec plus de précautions, arriva à ses côtés. La méfiance du vieil homme devint irritation. « Lui ai rien fait, répondit-il d’un ton amer. C’est le diable incarné. Il a hurlé et hurlé comme un démon. A essayé de me mordre, en plus. » « J’aurais fait pareil à sa place, lâcha Simon sèchement. Et je vais peut-être encore le faire. Sors-la de là. » « Et comment j’ferai ça ? interrogea l’homme, troublé. En tirant sur la corde ? Il est trop lourd de moitié ! » « Elle, imbécile ! » Simon était furieux de voir la louve, avec laquelle il avait fait tant de chemin, couchée dans cette fosse sombre et boueuse. Il se pencha en avant. « Qantaqa ! appela-t-il. Ho ! Qantaqa ! » Elle bougea les oreilles comme pour chasser une mouche, mais n’ouvrit pas les yeux. Simon jeta un coup d’œil alentour, jusqu’à découvrir ce qu’il cherchait : le billot, une pièce de bois portant de nombreuses marques et aussi grosse que la poitrine d’un homme. Il la fit rouler et glisser jusqu’à la fosse sous l’œil ahuri du maître des étables et du ménestrel. « Attention ! » cria-t-il en direction de la louve, puis il fit basculer la pièce de bois par-dessus le bord. Celle-ci atterrit mollement sur le sol meuble à moins d’une coudée des pattes arrière de la louve. Elle souleva brièvement la tête pour regarder, puis se recoucha. Simon se pencha de nouveau par-dessus le bord, et tenta de la décider à se lever, mais elle ne fit aucun cas de ses appels. « Sois prudent, bon sang ! » s’exclama Sangfugol. « L’a d’la chance que l’bestiau dort, à c’t’heure ! » dit l’autre homme en mâchonnant sagement l’ongle de son pouce. « Z’auriez dû l’entendre avant, ’vec tous ses hurlements et tout ça. » Simon s’élança par-dessus le bord et se laissa glisser dans la fosse, atterrissant dans la boue molle et gluante. « Que fais-tu ? hurla Sangfugol. Tu es fou ? » Simon s’agenouilla au côté de la louve, et tendit lentement la main. Elle grogna en sa direction, mais il ouvrit les doigts. Son museau boueux renifla brièvement, puis elle tendit sa longue langue et lécha le dos de sa main. Simon commença par lui flatter les oreilles, puis l’examina, à la recherche de plaies ou d’os fracturés. Elle n’avait aucune blessure apparente. Il se retourna et redressa le billot, l’enfonçant dans la boue au pied de la paroi de la fosse, puis revint vers Qantaqa. Il passa ses bras autour de son poitrail et la força à se redresser. « L’est fou, s’pas ? » murmura l’homme au visage acariâtre en direction de Sangfugol. « Ferme-la », gronda Simon, en regardant ses bottes et ses vêtements propres maintenant tachés de boue. « Attrape la corde et tire quand je te dis de tirer. Sangfugol, coupe-lui la tête s’il fléchit. » « Eh ! tout de même… » dit l’homme sur un ton de reproche, mais il attrapa la corde. Le ménestrel se mit en position derrière lui pour l’aider. Simon entraîna Qantaqa vers le billot, et finit par la convaincre de poser ses pattes avant sur la pièce de bois. Simon abaissa ses épaules au niveau de la fourrure épaisse de son large train arrière. « Prêt ? Tirez ! » cria-t-il. La corde se tendit. Qantaqa la combattit tout d’abord, tirant dans la direction opposée à celle des deux hommes, et faisant porter son poids considérable sur l’épaule de Simon, dont les pieds glissaient dans la boue. Au moment où il sentit qu’il commençait à déraper, il s’imagina mourir dans une fosse boueuse, écrasé sous le poids d’une louve géante ; mais Qantaqa se laissa enfin aller à la traction de la corde. Simon glissa effectivement, mais il eut la satisfaction de voir d’abord la louve se hisser par-dessus le bord de la fosse. L’arrivée de sa tête aux yeux jaunes au niveau du sol fut accueillie par des expressions de surprise et de consternation de la part du maître des étables et de Sangfugol. Simon se servit du billot pour remonter. L’homme des écuries tremblait de peur devant la louve, qui l’observait d’un œil menaçant. De son côté, Sangfugol, plus qu’inquiet, reposait sur son postérieur et s’aidait de ses quatre membres pour s’éloigner le plus vite possible de la louve sans trop pour le moment s’inquiéter de ses vêtements de choix. Simon éclata de rire et aida le ménestrel à se relever. « Suis-moi, lui dit-il. Nous allons amener Qantaqa à son ami et maître : c’est quelqu’un qu’il faut de toute façon que tu rencontres. Puis nous pourrons nous occuper de la nourriture dont tu parlais ? » Sangfugol hocha lentement la tête. « Maintenant que j’ai vu de mes yeux Simon le Compagnon des Loups, les autres histoires sont plus faciles à accepter. Tu as raison, allons-y. » Qantaqa fit un dernier mouvement en direction de l’homme prostré, ce qui lui fit pousser un nouveau gémissement de terreur. Simon dénoua la corde du piquet, et ils s’éloignèrent à travers les étables, laissant quatre paires de traces de pas boueuses sur le sol. Tandis que Simon tentait de modérer les retrouvailles de Qantaqa et de Binabik, et de préserver le troll encore faible des élans par trop fougueux de sa monture, Sangfugol s’éclipsa vers les cuisines. Il en revint un peu plus tard avec une cruche de bière et une quantité impressionnante de mouton, de fromage et de pain enveloppée dans un linge ; à la grande surprise de Simon, il portait encore les mêmes vêtements maculés de boue. « Nous allons nous rendre sur les remparts sud, expliqua le ménestrel. Ce n’est pas un endroit très propre, et je n’ai aucunement l’intention de gâcher un second pourpoint dans la même journée ! » Alors qu’ils marchaient vers le portail principal de la place forte et l’escalier raide des remparts, Simon s’étonna de l’importance de la foule qui grouillait dans les communs et du nombre de tentes et d’appentis qui constellaient tous les espaces libres. « La plupart d’entre eux cherchaient un refuge, expliqua Sangfugol. Ils viennent principalement des Marches Gelées et de la vallée de la Greenwade. Certains ont fui Utanyéate pour échapper à la poigne implacable du marquis Guthwulf, mais ce sont surtout des gens qui ont été chassés de leurs terres par le mauvais temps ou les bandits. Ou par d’autres choses, comme les Hunën. » En passant, il accompagna ses paroles d’un geste du bras en direction du bûcher, qui était terminé. Les bûcherons avaient disparu : l’imposante pile de bois se dressait là, aussi muette et expressive qu’une église en ruines. Une fois en haut des remparts, ils s’installèrent sur la pierre grossièrement taillée. Le soleil était maintenant haut dans le ciel, et dardait ses rayons à travers les derniers nuages. Simon regretta de ne pas avoir de chapeau. « Toi, ou quelqu’un d’autre, nous a apporté le beau temps avec lui. » Sangfugol ouvrit son pourpoint au soleil. « Ça a été le mois de maia le plus étrange dont je me souvienne : de la neige dans les Marches Gelées, des pluies froides jusqu’en Utanyéate… Et de la grêle ! Nous avons eu de la grêle il y a moins de quinze jours ! Des grêlons gros comme des œufs d’oiseau ! » Il commença à déballer les aliments tandis que Simon observait le paysage. Perchés comme ils l’étaient au sommet des murailles de l’enceinte centrale, ils pouvaient voir Naglimund étalée à leurs pieds comme une couverture. La place forte était nichée dans un renfoncement escarpé des collines du Wealdhelm, comme quelque chose que l’on tiendrait dans la paume de sa main. En contrebas des remparts ouest, en face de l’endroit où ils étaient assis, se dressait l’imposante enceinte externe du château ; au pied de celle-ci débutaient les rues étroites de Naglimund qui descendaient en serpentant jusqu’aux murs de la ville. Au-delà de ces murs, le paysage n’était plus que pâturages rocailleux et basses collines qui s’étendaient à perte de vue. De l’autre côté, entre les remparts est et le mur violet et abrupt du Wealdhelm, il pouvait voir les circonvolutions du long chemin qui descendait depuis la crête des collines. Tout le versant, des deux côtés de la piste, était parsemé d’un millier de points d’une éclatante noirceur sur lesquels se reflétait le soleil. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda Simon en les montrant du doigt. Sangfugol plissa les yeux sans cesser de mâcher. « Tu veux parler des clous ? » « Quels clous ? Non, je parle de ces longues piques sur le flanc de la colline. » Le ménestrel hocha la tête. « Les clous. Que crois-tu donc que veut dire Naglimund ? Vous autres du Hayholt avez donc oublié votre erkynéen ! Le Fort-aux-clous, voilà ce que cela veut dire. Le duc Aeswides les a fait planter lorsqu’il a construit Naglimund. » « Quand a-t-il fait cela ? Et pourquoi ? » Incapable d’en détourner son regard, Simon laissa le vent emporter ses miettes de pain et les faire voleter au-delà de la muraille. « Cela date d’avant que les Rimmersleutes ne descendent vers le sud ; je n’en sais pas plus, répondit Sangfugol. Mais le fer venait de Rimmersgard, toutes ces barres. Elles ont été forgées par les Dvernings », précisa-t-il gravement, mais ce nom ne disait rien à Simon. « Mais pourquoi ? On dirait un jardin de métal. » « Pour repousser les Sithis, énonça Sangfugol. Aeswides était terrifié par les Sithis, parce que ces terres étaient en réalité les leurs. L’une de leurs grandes cités, dont j’ai oublié le nom, se trouve de l’autre côté de ces collines. » « Da’ai Chikiza », dit doucement Simon, en observant le fourré de métal terni. « C’est ça, acquiesça le ménestrel. On dit que les Sithis ne supportent pas le fer. Cela les rend malades, et peut même les tuer. Alors Aeswides a entouré son château de ces clous de fer. Mais maintenant que les Sithis ont disparu, on a enlevé ceux qui se trouvaient devant la place forte : ils gênaient, rendaient l’accès difficile aux chariots les jours de marché, ce genre de choses. Donc, quand le Roi Jean a donné cette forteresse à Josua, pour l’éloigner le plus possible de son frère, je suppose, mon maître les a tous fait abattre, sauf ceux qui se trouvaient sur la colline. Je pense qu’ils l’amusent. Mon maître le prince aime les choses anciennes, tu sais… » Tandis qu’ils se partageaient la cruche de bière, Simon raconta au musicien une version simplifiée de ce qui lui était arrivé depuis leur dernière rencontre, laissant de côté certains faits inexplicables, parce qu’il n’avait aucune réponse à offrir aux questions que le ménestrel n’eût pas manqué de poser. Sangfugol fut impressionné par son récit, mais fut surtout affecté par l’histoire de la délivrance de Josua et du sacrifice de Morgénès. « Ah, ce monstre d’Élias ! » s’exclama-t-il enfin, et Simon fut surpris par l’intensité de la colère qui assombrit son visage tel un orage dans le ciel. « Le Roi Jean aurait dû l’étrangler à la naissance, ou, au moins, lui donner la charge des armées et mission de dévaster les Thrithings ! Tout, plutôt que de lui transmettre le Trône du Dragon pour le plus grand malheur de nous tous ! » « Mais il est sur le trône », dit Simon en mâchonnant. « Tu crois qu’il va nous attaquer, ici, à Naglimund ? » « Seuls Dieu et le Diable le savent, grimaça amèrement Sangfugol. Et le Diable ne parie pas au hasard. Élias ne sait peut-être pas encore que Josua est ici, mais il est évident que cela ne durera pas. Cette forteresse est puissante, extrêmement puissante. Même s’il est mort depuis bien longtemps, nous pouvons remercier Aeswides pour cela. Mais qu’elle soit puissante ou non, je n’imagine pas Élias rester sans rien faire alors que Josua consolide sa position ici, dans le nord. » « Mais je pensais que le prince Josua ne désirait pas être roi », dit Simon. « Et il ne le veut pas. Mais Élias n’est pas homme à comprendre cela. Les ambitieux ne croient jamais que les autres ne le sont pas. Et Pryrates est toujours là pour lui murmurer à l’oreille ses conseils perfides. » « Mais Josua et le roi ne sont-ils pas ennemis depuis des années ? Depuis bien avant l’arrivée de Pryrates ? » Sangfugol acquiesça. « Les problèmes entre eux n’ont jamais manqué. Ils s’aimaient : à une époque, ils étaient plus proches que la plupart des frères. C’est du moins ce que m’ont dit les plus anciens serviteurs de Josua. Mais ils se sont fâchés, et puis il y a eu la mort d’Hylissa. » « Hylissa ? » interrogea Simon. « L’épouse nabbanaise d’Élias. Josua l’escortait jusqu’à Élias, qui était encore prince, et menait la guerre pour son père dans les Thrithings. Leur groupe fut attaqué par des guerriers thrithings. Josua a perdu sa main en tentant de défendre Hylissa, mais cela n’a pas suffi : leurs assaillants étaient trop nombreux. » Simon souffla longuement. « Alors c’est comme ça que c’est arrivé ! » « Ce fut la fin de tout sentiment entre eux deux… Du moins c’est ce que l’on dit. » Après avoir médité un moment sur ce que venait de raconter Sangfugol, Simon se leva et s’étira ; le point douloureux de ses côtes se rappela à lui. « Et que va faire le prince, maintenant ? » demanda-t-il. Le ménestrel se gratta l’avant-bras et détourna le regard vers les communs en contrebas. « Je n’en ai pas la moindre idée, dit Sangfugol. Le Prince Josua est circonspect, et lent à l’action ; de toute façon, ils n’ont pas l’habitude de m’appeler lorsqu’ils parlent stratégie. » Il sourit. « On dit que d’importants émissaires vont arriver, et que dans moins d’une lune, Josua convoquera formellement un Raed. » « Un quoi ? » « Un Raed. c’est un vieux mot erkynéen, qui veut dire conseil, plus ou moins. Les gens, ici, sont plus attachés aux traditions. Dans la campagne, loin du château, la plupart d’entre eux parlent encore l’ancienne langue. Quelqu’un du Hayholt comme toi aurait probablement besoin d’un interprète du pays. » Simon n’avait aucune envie de se laisser distraire par des histoires de coutumes locales. « Un conseil, tu dis… Un Raed… ? Est-ce que ce serait un conseil de… guerre ? » « Ces temps-ci », répondit le musicien, dont l’expression était de nouveau sinistre, « tout conseil réuni à Naglimund est un conseil de guerre ». Ils se mirent à marcher sur les remparts. « Je suis surpris, dit Sangfugol, qu’avec tous les services que tu lui as rendus, mon maître ne t’ait pas encore fait appeler en audience. » « Je ne me suis levé que ce matin, répondit Simon. De plus, il n’a peut-être pas vu que c’était moi… dans une clairière sombre, avec un géant mourant, et tout ça. » « Je suppose que tu as raison », répondit le musicien, en retenant son chapeau qui n’avait d’autre envie que d’aller là où l’emmèneraient les bourrasques de vent. Pourtant, pensa Simon, si Marya lui a transmis le message de la princesse, j’espère qu’elle aura tout de même parlé de ses compagnons. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle puisse être le genre de fille à nous oublier aussi facilement. Il lui fallait quand même être honnête : quelle fille, subitement arrachée aux dangers et aux intempéries de ces régions sauvages, ne préférerait pas la compagnie des occupants du château à celle d’un garçon de cuisine filiforme ? « Tu n’aurais pas, par le plus grand des hasards, vu la fille qui est arrivée avec nous, Marya ? » demanda-t-il. Sangfugol secoua négativement la tête. « De nouveaux arrivants franchissent ces portes tous les jours. Et cela ne se limite pas aux gens qui fuient les fermes et les villages isolés. Les cavaliers du prince Gwythinn d’Hernystir sont arrivés hier soir, les chevaux écumants. Le reste de son escorte sera là ce soir. Le seigneur Ethelferth de Tinsett est en ville depuis une semaine, avec deux cents hommes. Le baron Ordmaer est arrivé juste après, avec cent guerriers utersalls. D’autres seigneurs viennent de partout avec leurs troupes. On va sonner l’hallali, Simon ; mais seul Aédon sait qui chasse qui. » Ils avaient atteint la tourelle nord-est. Sangfugol salua d’un signe de tête la jeune sentinelle qui y montait la garde. Derrière son épaule drapée de gris se dressait la masse du Wealdhelm, les collines imposantes semblant si proches qu’on eût pu tendre la main et les toucher. « Même s’il est très occupé, dit soudain le musicien, il ne me semble pas juste qu’il ne t’ait pas encore reçu. Me permets-tu de lui dire un mot en ta faveur ? Je suis censé assister à son dîner ce soir. » « Je serais vraiment très heureux de le voir, oui. J’ai été très … préoccupé par sa sécurité. Et mon maître a payé un lourd tribut pour que Josua puisse revenir ici, parmi les siens. » Simon fut surpris de remarquer une touche d’amertume dans sa propre voix. Il n’avait pas voulu cela ; pourtant, il avait effectivement souffert pour venir ici, et c’était vraiment lui et personne d’autre qui avait découvert Josua troussé et suspendu comme un faisan sur la porte d’une cabane forestière. Le ton de sa répartie n’avait pas non plus échappé à Sangfugol : le regard qu’il posa sur Simon était un mélange de sympathie et d’amusement. « Je te comprends. Je te conseillerais néanmoins de ne pas t’exprimer tout à fait de cette façon devant mon prince. C’est un homme fier et difficile, Simon, mais je suis certain qu’il ne t’a pas oublié. La situation ici a été difficile, ces temps-ci, comme tu le sais ; presque aussi éprouvante que ton propre voyage. » Le regard de Simon se porta plus haut ; vers les collines, vers l’étrange mouvement des arbres sous le vent. « Je sais, dit-il enfin. S’il peut me voir, ce sera un honneur. S’il ne peut pas… eh bien il en sera ainsi. » Le ménestrel sourit paresseusement, ses yeux joueurs se soulevant aux coins. « Un discours fier et honnête. Viens, maintenant. Je vais te montrer les Clous de Naglimund. » En plein jour, il s’agissait véritablement d’un spectacle incroyable. Le champ de perches brillantes, débutant à quelques toises du fossé sous le mur est du château, s’éloignait en remontant la pente sur près d’un quart de lieue, jusqu’au pied des collines. Les Clous étaient plantés en rangées symétriques, comme si une légion de soldats avait été enterrée là, et dont seules les piques dépasseraient du sol noir pour prouver la détermination avec laquelle ils montaient la garde. La route tortueuse qui descendait depuis une passe sombre ouverte dans le flanc ouest de la colline poursuivait ses méandres entre les rangées d’épieux, aussi sinueuse que la trace d’un serpent, pour s’arrêter enfin devant la lourde porte est de Naglimund. « Et Je-ne-sais-plus-qui a fait tout cela parce qu’il avait peur des Sithis ? » demanda Simon, déconcerté par l’étrange plantation noir argent qui s’étendait devant lui. « Pourquoi ne les a-t-il pas simplement mis en haut des murs ? » « Il s’agissait du duc Aeswides. Il était le gouverneur de Nabban ici, et il établissait un précédent en construisant son château sur des terres sithies. Quant à savoir pourquoi il n’a pas fait installer ses épieux sur les murs, eh bien ! je suppose qu’il a craint qu’ils ne trouvent un moyen de passer un mur, ou qu’ils ne passent dessous, qui sait ? De cette manière, il était certain qu’ils devraient les traverser. Et tu n’en as pas vu la moitié, Simon ! Il y en avait partout ! » La main de Sangfugol vola en un geste circulaire qui embrassait tous les alentours. « Et qu’ont fait les Sithis ? » interrogea Simon. « Ont-ils essayé d’attaquer ? » Sangfugol fronça les sourcils. « Pas que je sache. Mais tu ferais mieux de demander au père Strangyeard. C’est l’archiviste et l’historien du château. » Simon sourit. « Je l’ai rencontré. » « Un personnage surprenant, n’est-ce pas ? Il m’a dit un jour que lorsque Aeswides eut construit ce château, les Sithis l’appelèrent… l’appelèrent… Malédiction ! Un trouvère devrait connaître toutes ces vieilles histoires ! Enfin, le nom qu’ils lui avaient donné voulait dire quelque chose comme “Piège qui Attrape le Chasseur”… Comme si Aeswides venait de s’enfermer, ou quelque chose comme ça : comme s’il avait construit son propre piège. » « Est-ce que c’était vrai ? Que lui est-il arrivé ? » Sangfugol secoua négativement la tête, et manqua encore une fois perdre son chapeau. « Que je sois damné si je le sais. Je suppose qu’il a vieilli et qu’il est mort ici. Je ne crois pas que les Sithis se soient jamais intéressés à lui. » Il leur fallut une heure pour terminer leur circuit. Ils avaient depuis bien longtemps déjà terminé la cruche de bière que Sangfugol avait amenée pour faire passer leur repas, mais le musicien avait par prudence emporté une outre de vin qui leur permit de ne pas marcher la gorge sèche. Tous deux riaient ; le plus âgé enseignait à Simon une chanson paillarde parlant d’une noble nabbanaise lorsqu’ils atteignirent la porte principale et les escaliers en colimaçon qui les ramenèrent jusqu’au niveau du sol. Lorsqu’ils émergèrent du corps de garde, ils se trouvèrent dans une foule grouillante de manants et de soldats, ces derniers n’étant visiblement pas de garde, à en juger par le désordre de leur tenue. Tout le monde criait et se bousculait ; Simon se trouva bien vite écrasé entre un gros homme et un garde barbu. « Que se passe-t-il ? » cria-t-il en direction de Sangfugol, que les mouvements de la foule avaient un peu éloigné de lui. « Je n’en suis pas certain, lui répondit le ménestrel. Peut-être que Gwythinn d’Hernysadharc est arrivé. » Le gros homme tourna son visage rougeaud vers Simon. « Nanhhan ! C’est pas ça », dit-il joyeusement. Son haleine empestait la bière et les oignons. « C’est le géant, celui que le prince a tué. » Il montra du doigt le bûcher inoccupé qui se dressait au bord des communs. « Mais je ne vois pas le géant », dit Simon. « Ils sont en train de l’amener, répondit l’homme. Je suis venu tout de suite avec les autres pour être sûr de voir. Le fils de ma sœur était des rabatteurs qui ont fait attraper cette bête du démon ! » ajouta-t-il fièrement. Une nouvelle vague sonore parcourut la foule : quelqu’un, devant, pouvait distinguer quelque chose et le mot passait vers ceux qui ne pouvaient rien voir. Les cous se tendirent, et des enfants furent hissés sur les épaules de mères patientes au visage sale. Simon regarda autour de lui. Sangfugol avait disparu. Il se mit sur la pointe des pieds, et s’aperçut qu’ils étaient assez peu nombreux dans la foule à être aussi grands que lui. Au-delà du bûcher, il distingua la soie brillante d’une tente ou d’un auvent et, devant celle-ci, les couleurs éclatantes de certains des courtisans du château qui discutaient, assis sur des tabourets. Les gestes qui accompagnaient leurs paroles agitaient leurs manches comme des branches recouvertes d’oiseaux brillants. Il parcourut tous les visages en espérant apercevoir Marya. Elle avait peut-être déjà trouvé une noble dame au service de laquelle elle pourrait s’attacher : il était certainement trop dangereux pour elle de retourner vers la princesse au Hayholt, ou où qu’elle soit. Mais aucun des visages n’était le sien ; et avant qu’il eût le temps de la chercher ailleurs dans l’assemblée, une colonne d’hommes en armes apparut sous l’une des arches du mur intérieur. Le murmure de la foule reprit de plus belle, car la première demi-douzaine de soldats était suivie d’un groupe de chevaux qui tiraient un haut chariot de bois. Simon ressentit soudain comme une étreinte à l’estomac, mais n’en tint pas compte : il n’allait tout de même pas perdre tous ses moyens à chaque fois qu’il entendait les craquements d’un chariot ! Alors que les roues s’immobilisaient et que les soldats se rassemblaient pour décharger la chose pâle qui formait une grosse bosse sur le dos du chariot, Simon aperçut du coin de l’œil des cheveux noir corbeau et une tache de peau blanche à l’endroit où se tenaient les nobles, derrière le bois empilé ; lorsqu’il voulut mieux voir, espérant qu’il s’agissait de Marya, le mur de courtisans hilares s’était déjà refermé. Il fallut toute la force de huit gardes pour soulever la perche sous laquelle le corps du géant pendait comme un cerf que l’on ramène d’une partie de chasse royale ; et même ainsi, ils durent le faire glisser du chariot jusqu’au sol avant de pouvoir bien placer leur épaule sous la barre. La créature avait été ligotée aux genoux et aux coudes : d’immenses mains se balançaient dans les airs à chaque fois que son dos rebondissait sur le sol. La foule, qui s’était avancée avec enthousiasme, s’empressait maintenant de reculer tandis que retentissaient des cris de peur et de dégoût. La chose semblait plus humaine que lorsqu’elle s’était dressée devant lui dans la forêt de la Percée, pensa Simon. La peau de son visage sombre s’était détendue dans la mort ; sa grimace menaçante ayant disparu, son expression était maintenant celle d’un homme à qui l’on vient d’apprendre une nouvelle inexplicable. Tout comme Strangyeard l’avait dit, le géant portait une sorte de vêtement grossier autour de la taille. Une ceinture de pierres rougeâtres pendait et traînait dans la poussière des communs. Le gros homme à côté de Simon, qui avait jusque-là exhorté les soldats à avancer plus vite, lui adressa un regard radieux. « Tu sais ce qu’il portait autour du cou ? » cria-t-il. Simon, bloqué de tous côtés, haussa les épaules. « Des crânes ! » ajouta l’homme, aussi heureux que s’il les avait offerts lui-même au géant mort. « Les portait comme collier, si vrai qu’j’te vois. Z’auront un enterrement Aédonite, grâce au prince, même si personne ne sait qui c’est que ces crânes-là. » Il se retourna vers le spectacle. De nombreux autres soldats avaient escaladé le bûcher et aidaient les huit porteurs à hisser l’imposante créature. Lorsqu’ils l’eurent mis en place, allongé sur le dos au sommet du tas de bois, ils firent glisser la perche hors des anneaux que formaient ses bras et ses jambes, puis descendirent. Au moment où le dernier homme sauta vers le sol, l’immense cadavre glissa un peu en avant ; ce mouvement soudain fit hurler une femme dans la foule. De nombreux enfants se mirent à pleurer. Un officier à la cape grise hurla un ordre ; l’un des soldats se pencha en avant et enfonça une torche dans les bottes de paille qui avaient été disposées sur les bords. Les flammes, étonnamment peu colorées sous le soleil de cette fin d’après-midi, commencèrent à danser autour de la paille et à se tendre vers l’aliment plus substantiel qui les attendait plus haut. Des volutes de fumée s’enroulèrent autour du géant, et quelque courant d’air vint plier sa fourrure hirsute comme il eût courbé l’herbe sèche de l’été. Là ! Il la vit de nouveau, derrière le bûcher. Lorsqu’il essaya de se frayer un chemin en avant, il reçut un violent coup de coude dans les côtes de la part de quelqu’un qui prétendait conserver une place de choix. Il s’arrêta, dépité, et fixa des yeux l’endroit où il pensait l’avoir vue. Elle était là, et il s’aperçut que ce n’était pas Marya. Cette femme aux cheveux noirs, vêtue d’une cape vert sombre aux broderies exquises, avait peut-être vingt ans de plus qu’elle. Mais elle était vraiment très belle, avec une peau d’ivoire et de larges yeux félins. Tandis que Simon l’observait, elle regardait le géant, dont les cheveux commençaient à se recourber et à noircir, à mesure que le feu progressait sur le monticule de rondins de pin. La fumée s’éleva comme un rideau, la dissimulant partiellement au regard de Simon ; il se demanda qui elle pouvait bien être, et pourquoi, alors que tous les Naglimundais réunis autour du bûcher hurlaient et montraient le poing en direction de la colonne de fumée, elle avait dans le regard tant de tristesse et de colère. 31. Les Conseils du Prince Alors que la faim l’avait tenaillé tout au long de sa promenade sur les remparts avec Sangfugol, Simon s’aperçut, lorsque le père Strangyeard passa le prendre pour l’emmener aux cuisines, remplissant ainsi avec quelque retard son ancienne promesse, que son appétit avait disparu. La puanteur de la crémation de l’après-midi était encore dans ses narines, et il ressentait presque le contact entêtant de la fumée sur sa peau tandis qu’il marchait derrière l’archiviste du château. Tandis que, sur le chemin du retour, ils traversaient les communs embrumés, après que Simon eut à peine touché à une assiette de pain et de saucisses qu’une robuste cuisinière avait plantée devant lui, Strangyeard s’efforça de lui faire la conversation. « Tu es peut-être simplement… simplement fatigué, mon garçon. Oui, ça doit être ça. Ton appétit va revenir très vite. Les jeunes gens ont toujours de l’appétit. » « Je suis sûr que vous avez raison, mon Père », répondit Simon. Il était effectivement épuisé, et il était parfois plus facile de dire aux gens qu’ils avaient raison plutôt que de s’expliquer. De plus, il n’était lui-même pas vraiment certain de la raison pour laquelle il se sentait si las, si vide. Ils marchèrent un moment sous la lumière du crépuscule. « Oh ! dit enfin le prêtre, je voulais te demander… J’espère que tu ne trouveras pas cela discourtois… » « Oui ? » « Eh bien, Binbines… Binabik, donc, m’a parlé d’un certain manuscrit. Un manuscrit écrit par le docteur Morgénès d’Erchester ? Un si grand homme, et une perte tragique pour toute la communauté des érudits… » Strangyeard secoua tristement la tête, puis sembla avoir oublié ce qu’il demandait, car il poursuivit sa marche sans un mot, perdu dans ses réflexions mélancoliques. Simon se sentit finalement obligé de briser le silence. « Le livre du docteur Morgénès ? » suggéra-t-il. « Oh ! Oh oui, oui… Eh bien, ce que je voulais demander… Je sais que c’est une bien trop grande faveur… Mais Binabik a dit qu’il avait été sauvé… Le manuscrit… Il a dit que tu le portais dans ton sac… » Simon réprima un sourire. Ça allait lui prendre des heures ! « Je ne sais pas où est le sac. » « Oh ! il est sous mon lit ; ton lit, pour l’instant. Et aussi longtemps que tu veux, d’ailleurs. J’ai vu l’envoyé du prince le ranger là. Mais je t’assure que je n’y ai pas touché ! » s’empressa-t-il d’ajouter. « Vous voulez le lire ? » Simon fut ému par la gravité du vieil homme. « Mais je vous en prie ! Je suis trop fatigué pour même le parcourir, ces temps-ci, et je suis certain que le docteur préférerait qu’il soit examiné par un érudit, ce qui est loin d’être mon cas. » « C’est vrai ? » Strangyeard parut ébloui ; il jouait nerveusement avec son bandeau. Il semblait prêt à l’arracher et à le jeter en l’air avec un hurlement de joie. « Oh ! dit le prêtre en s’efforçant de retrouver son calme. Ce serait magnifique ! » Simon se sentit mal à l’aise : après tout, l’archiviste avait quitté sa propre chambre pour que Simon, un inconnu, puisse en avoir l’usage. Il était gênant qu’il se montrât à tel point reconnaissant. Bah ! se dit-il, sa gratitude ne s’adresse pas vraiment à moi, je ne crois pas ; il s’agit plutôt de la joie que lui procure une occasion de lire l’œuvre de Morgénès sur le Roi Jean. Cet homme aime les livres comme Rachel aime le savon et l’eau. Ils avaient presque atteint le petit alignement de chambres accolées au mur sud lorsqu’une forme se dessina ; un homme, impossible à reconnaître dans le brouillard et la lumière décroissante. Il fit un léger bruit métallique lorsqu’il se dressa devant eux. « Je cherche le prêtre Strangyeard », dit l’homme, d’une voix mal assurée. Il semblait osciller un peu ; le petit bruit métallique se reproduisit. « Il est moi, dit Strangyeard d’une voix un peu plus haut perchée qu’à l’habitude. Hum. Je veux dire que je suis lui. Que me voulez-vous ? » « Je cherche un certain jeune homme », répondit-il ; et il avança de quelques pas. « Est-ce lui ? » Simon tendit ses muscles, mais ne put s’empêcher de remarquer que l’homme qui approchait n’était pas très robuste. Et puis il y avait quelque chose dans sa façon de marcher… « Oui », dirent ensemble Simon et Strangyeard ; puis le prêtre se tut et se mit à jouer avec son bandeau tandis que Simon poursuivait : « C’est moi. Que me veux-tu ? » « Le prince désire te parler », dit la frêle silhouette qui avança jusqu’à n’être plus qu’à quelques pieds de lui, et leva la tête pour dévisager Simon. Son geste fut accompagné d’un tintement. « Towser ! » s’exclama joyeusement Simon. « Towser ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ? » Il tendit les bras et posa ses mains sur les épaules du vieil homme. « Mais qui es-tu ? » dit le bouffon, surpris. « Est-ce que je te connais ? » « Je ne… Je suis Simon ! L’apprenti du docteur Morgénès ! Je viens du Hayholt ! » « Humm », répondit le bouffon, d’un air de doute. De près, il sentait le vin. « Je suppose que c’est ça… Je ne vois plus très bien, mon garçon. Et il fait bien noir. Towser se fait vieux, comme le vieux roi Tethtain : Car sa tête érodée au sommet enneigé était l’image maintenant du mont Minari distant. » Il plissa les yeux. « Et puis il m’est plus difficile qu’avant de placer les visages. Es-tu celui que je dois mener au prince Josua ? » « Je le suppose, oui. » Simon se sentait soudain de meilleure humeur. « Sangfugol a dû lui parler. » Il se tourna vers le père Strangyeard. « Je dois le suivre. Le sac est toujours à sa place : je ne savais même pas qu’il était là. » L’archiviste bredouilla un vague remerciement et fila vers son trésor. Simon prit gentiment le coude du vieux bouffon pour le soutenir lorsqu’ils firent demi-tour pour marcher vers les communs. « Woufff ! » fit Towser en frissonnant ; les clochettes de sa veste tintèrent encore une fois. « Le soleil a été généreux aujourd’hui, mais ce soir, le vent est glacial. Un temps bien cruel pour mes pauvres vieux os ; je me demande pourquoi Josua m’a fait sortir. » Il perdit légèrement l’équilibre, et porta un instant tout son poids sur le bras de Simon. « En réalité, ce n’est pas tout à fait vrai, poursuivit-il. Il aime bien me donner des choses à faire. Il n’a pas grand goût pour mes plaisanteries ou mes tours, tu sais, mais il n’aime pas me savoir désœuvré. » Ils marchèrent un temps sans parler. « Comment es-tu venu à Naglimund ? » demanda enfin Simon. « Je me suis joint à la dernière caravane de chariots qui a remonté la route du Wealdhelm. Élias l’a fermée maintenant, le chien. Le voyage fut terrible, et nous avons dû nous défendre contre des bandits au nord de Flett. Le monde s’écroule autour de nous, mon garçon. Tout va mal. » Les gardes à l’entrée de la résidence princière les dévisagèrent longuement sous la lumière vacillante des torches avant de frapper pour faire déverrouiller la porte. Simon et le bouffon descendirent à pas feutrés le long couloir froid et dallé, jusqu’à atteindre une nouvelle lourde porte gardée par une nouvelle paire de sentinelles. « Te voilà rendu, dit Towser. Je vais me coucher, je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière. Ça m’a fait plaisir de revoir un visage connu. Passe donc me voir bientôt ; nous partagerons un pichet de vin et tu me raconteras ce que tu as fait ces derniers temps ; d’accord ? » Il fit lentement demi-tour et s’éloigna d’un pas traînant, les couleurs criardes de sa livrée bariolée miroitant légèrement jusqu’à ce qu’il soit avalé par l’obscurité. Simon s’avança entre les gardes impassibles et frappa à la porte. « Qui va là ? » demanda la voix d’un jeune garçon. « Simon du Hayholt, pour voir le prince. » La porte s’ouvrit silencieusement devant lui, pour révéler un enfant d’une dizaine d’années au visage grave et vêtu d’une tenue de page. Lorsque celui-ci s’écarta pour le laisser passer, Simon pénétra dans une antichambre fermée de rideaux. « Entre », dit une voix étouffée. Après quelques tâtonnements, il trouva l’entrée que cachait un rideau. La pièce était austère, à peine mieux meublée que la chambre de Strangyeard. Le prince Josua, en robe et bonnet de nuit, était assis devant une table et maintenait un rouleau de parchemin ouvert avec le coude. Il ne releva pas la tête lorsque Simon entra, mais lui fit signe de prendre un siège. « Assieds-toi, s’il te plaît », dit-il en interrompant le geste de Simon qui s’inclinait pour le saluer. « Je n’en aurai que pour un instant. » Alors qu’il s’asseyait sur la dure chaise de bois, Simon remarqua un mouvement au fond de la pièce. Une main écarta un rideau, laissant percer un mince rai de lumière. Un visage aux yeux noirs, encadré d’épais cheveux jais apparut : la femme qu’il avait vue dans la cour, derrière le bûcher. Elle regarda attentivement le prince, puis elle s’en détourna. Ses yeux rencontrèrent ceux de Simon, et elle soutint son regard : la fureur qu’il pouvait y lire était celle d’un chat acculé au mur. Le rideau retomba en place. Inquiet, il pensa un instant en dire un mot à Josua. Une espionne ? Un assassin ? Puis il réalisa la raison pour laquelle cette femme se trouvait dans la chambre du prince, et se sentit profondément ridicule. Josua se tourna vers Simon dont les joues avaient viré au rouge, et laissa le parchemin s’enrouler sur la table. « Je dois m’excuser. » Il se redressa et rapprocha sa chaise de celle de Simon. « J’ai agi de façon inconsidérée. J’espère que tu comprendras que je ne voulais aucunement offenser quelqu’un qui m’a aidé à échapper à ma geôle. » « Vous…Vous n’avez pas besoin de vous excuser, votre Altesse », balbutia Simon. Josua écarta les doigts de sa main gauche, son visage exprimant une profonde affliction. Simon se souvint de ce qu’avait dit Sangfugol, et se demanda ce que l’on pouvait ressentir en perdant une main. « S’il te plaît : “Josua”, tant que nous sommes ici : “Prince Josua” lorsque cela est vraiment nécessaire. Lorsque j’étudiais à Nabban avec les frères Usiréens, ils m’appelaient “acolyte”, ou “petit”. Je ne pense pas avoir fait tant de chemin depuis lors. » « Oui, sire. » Les yeux de Josua se détournèrent soudain pour revenir à sa table ; durant l’instant de silence qui suivit, Simon l’observa attentivement. En fait, son apparence n’était pas beaucoup plus princière que lorsque Simon l’avait regardé, portant encore ses chaînes, dans les quartiers de Morgénès. Il paraissait épuisé, usé par les soucis comme la pierre peut l’être par les embruns. En tenue de nuit, son pâle front haut plissé par ses pensées, il ressemblait plus à un archiviste condisciple du père Strangyeard qu’à un prince d’Erkynée ou un fils de Jean Presbytère. Josua se leva et revint à son parchemin. « Les écrits du vieux Dendinis, dit-il en tapotant le rouleau contre son poignet droit recouvert de cuir. L’architecte militaire d’Aeswides. Sais-tu qu’aucun siège n’est jamais venu à bout de Naglimund ? Lorsque Fingil de Rimmersgard est descendu du nord, il a dû détacher deux mille hommes, simplement pour paralyser cette place forte et protéger son flanc. » Il tapota de nouveau le parchemin. « Dendinis était un excellent constructeur. » Il y eut une pause. Simon finit par briser maladroitement le silence. « C’est une puissante forteresse, prince Josua. » Le prince lança négligemment le rouleau sur la table, en pinçant les lèvres comme un avare qui compte l’argent de ses impôts. « Oui… mais même la plus puissante des forteresses peut être affamée. Nos voies de ravitaillement sont incroyablement longues, et quelle aide pouvons-nous donc espérer ? » Josua regardait Simon comme s’il attendait une réponse, mais le garçon se contentait de le regarder avec des yeux ronds, sans rien trouver à dire. « Isgrimnur reviendra peut-être avec de bonnes nouvelles… poursuivit le prince. Et peut-être pas. On raconte dans le sud que mon frère lève une puissante armée. » Ses yeux étaient fixés sur le sol, mais il releva brusquement la tête, le regard soudain brillant et déterminé. « Pardonne-moi une fois encore. Je suis plongé dans des pensées bien sombres, ces temps-ci, et mes paroles manquent parfois de bon sens. C’est une chose de lire le récit de grandes batailles, tu sais, mais c’en est une autre que de les mettre sur pied. Sais-tu à combien de choses l’on doit penser ? Rassembler les troupes, faire venir les gens et leurs troupeaux dans l’enceinte du château, rentrer du fourrage, étayer les murailles… toutes choses qui seront de toute façon inutiles si personne n’ouvre un second front contre Élias. Si nous sommes seuls à nous battre, nous résisterons longtemps… mais nous finirons par tomber. » Simon était déconcerté. Il trouvait bien sûr flatteur d’entendre Josua lui parler si franchement, mais il y avait malgré tout quelque chose d’effrayant à voir un prince aussi plein d’appréhension, un prince prêt à se confier à un garçon comme s’il se fut agi de son conseil de guerre. « Eh bien… dit enfin Simon. Eh bien… je suppose qu’il se passera ce que Dieu veut. » Il s’en voulut d’avoir dit une telle bêtise dès que les mots eurent quitté sa bouche. Josua se contenta d’un petit rire, bref et amer. « Ah ah ! Admonesté par un simple jeune homme, comme Usires sur le fameux buisson épineux. Tu as raison, Simon. Tant qu’il nous reste un souffle de vie, il ne faut pas perdre espoir, et je dois te remercier pour cela. » « Seulement en partie, prince Josua. » Simon se demanda s’il s’était montré trop acerbe. Le visage sévère du prince retrouva son impassibilité. « J’ai appris ce qui était arrivé au docteur. Ce fut un rude coup pour nous tous, et plus cruel pour toi encore, j’en suis certain. Sa sagesse va nous manquer. Sa bonté aussi, mais sa sagesse plus encore. J’espère que d’autres viendront qui sauront prendre en partie la relève. » Josua avança encore sa chaise et se pencha en avant. « Il va y avoir un conseil, et je pense qu’il aura lieu bientôt. Gwythinn, le fils de Lluth d’Hernystir, arrivera cette nuit. D’autres attendent déjà depuis plusieurs jours. Bien des choses dépendent de ce qui se décide ici, bien des vies. » Josua hocha lentement la tête, pensif. « Est-ce que… est-ce que le duc Isgrimnur est encore en vie, prince ? demanda Simon. Je… j’ai passé une nuit avec ses hommes durant le voyage qui m’a mené ici, mais… mais je ne suis pas resté avec eux. » « Lui et ses hommes étaient ici il y a de cela quelques jours : ils se sont arrêtés avant de repartir pour Elvritshalla. C’est pour cela que je ne peux pas attendre : ils ne seront peut-être pas de retour avant des semaines. » Son regard s’écarta de nouveau. « Sais-tu te servir d’une épée, Simon ? » demanda-t-il soudain. « T’a-t-on formé au maniement des armes ? » « Pas réellement, sire. » « Alors va voir le capitaine de la garde et demande-lui de te trouver quelqu’un pour t’entraîner. Nous allons avoir besoin de chaque bras valide, je crois, et tout particulièrement des bras jeunes et forts. » « Bien sûr, prince Josua », répondit Simon. Le prince se releva et se dirigea vers sa table, lui tournant le dos comme si l’audience était terminée. Simon, qui voulait poser une autre question, resta pétrifié sur sa chaise, incapable de décider si cela serait ou non déplacé. Il finit par se lever, et se dirigea lentement vers le rideau qui dissimulait la porte. Josua était de nouveau absorbé par la lecture du parchemin de Dendinis. Simon n’avait plus qu’un pas à faire pour franchir la porte lorsqu’il s’immobilisa, redressa les épaules, et posa la question qui lui brûlait la langue. « Prince Josua ; sire… » commença-t-il. L’homme tourna la tête vers lui. « Oui ? » « Est-ce que… est-ce que la jeune Marya… la jeune fille qui vous a apporté le message de votre nièce Miriamélé… Il reprit longuement sa respiration. Est-ce que vous savez où elle se trouve ? » Josua fronça les sourcils. « Même dans nos jours les plus sombres, il nous est impossible de les chasser de notre esprit, n’est-ce pas ? » Le prince secoua négativement la tête. « Je crains de ne pouvoir t’être d’aucun secours, jeune homme. Bonsoir. » Simon salua de la tête et recula à travers le rideau. Alors qu’il s’en retournait après cette audience déconcertante avec le prince, Simon se demanda ce que l’avenir leur réservait à eux tous. Atteindre Naglimund avait été pour lui une telle victoire ! Durant des semaines, il n’avait pensé à rien d’autre, suivi aucune autre étoile. Il avait été arraché à son foyer, et ce but lui avait permis d’écarter toutes les autres questions qui se posaient à lui. Mais aujourd’hui, ce qui avait tout d’abord semblé être un paradis en comparaison de tous les dangers qu’il avait affrontés n’était finalement qu’un autre piège. Josua le lui avait pour ainsi dire avoué : s’ils n’étaient pas vaincus, ils seraient affamés. Dès qu’il atteignit la minuscule chambre de Strangyeard, il se traîna au lit ; mais il entendit encore les sentinelles crier l’heure deux fois avant de s’endormir. C’est un Simon encore endormi qui répondit aux coups donnés sur la porte, l’ouvrant pour découvrir un matin gris, une grande louve et un troll. « Je suis choqué de te trouver au lit ! » sourit cruellement Binabik. « Quelques jours hors de la nature et déjà la civilisation a enfoncé ses griffes de paresse en toi ! » Simon fronça les sourcils. « Je ne suis pas au lit. Plus maintenant. Mais toi, tu devrais y être ! » « Au lit ? » demanda Binabik. Il entra en boitillant et referma la porte d’un coup de hanche. « Je vais mieux, ou au moins assez mieux. Il y a des actions qui doivent être faites. Il balaya la pièce du regard tandis que Simon se rasseyait sur le bord de sa paillasse et contemplait ses pieds nus. « Sais-tu où est le sac que nous avons sauvé ? » demanda enfin le troll. « Grumfff », grogna Simon ; puis il agita la main en direction du sol. « Il était sous le lit, mais je crois que le père Strangyeard l’a pris quand il est venu chercher le livre de Morgénès. » « Il est encore là avec grande vraisemblance », dit Binabik en se mettant lentement à quatre pattes. « Il me semble que le prêtre est un homme étourdi des gens, mais qui remet les choses à leur place quand il a fini avec elles. » Il chercha à tâtons sous le lit. « Aba ! Je l’ai trouvé ! » « Tu es sûr que tu peux faire ça, avec ta blessure ? » demanda Simon qui s’était soudain senti coupable de ne pas avoir proposé de le faire lui-même. Binabik revint en arrière et se releva. Simon remarqua qu’il se mouvait avec précaution. « Les trolls soignent très vite », répondit-il en accompagnant ses paroles d’un large sourire, qui ne rassura pas réellement Simon. « Je ne pense pas que tu devrais déjà être debout et hors de ta chambre, dit-il alors que Binabik fouillait le sac. Ce n’est pas comme ça que tu te soigneras. » « Tu ferais une bonne mère troll, dit Binabik sans relever la tête. Vas-tu aussi mâcher ma viande pour moi ? Qinkipa ! Où sont ces osselets ! ? » Simon s’agenouilla pour essayer de trouver ses bottes, mais les mouvements de la louve qui tournait en rond dans la pièce minuscule rendaient sa tâche ardue. « Qantaqa ne peut pas attendre dehors ? » demanda-t-il après qu’elle l’eut encore une fois heurté de son large flanc. « Tes deux amis seront heureux de partir s’ils t’apportent incommodité, Simon », répondit le troll d’une voix affectée. « Aia ! Voilà où ils étaient cachés ! » Vaincu, le garçon regarda le troll. Binabik était brave, astucieux, bon, avait été blessé au côté de Simon, et de toute façon, était bien trop petit pour qu’on le frappe. Simon émit un bruit de dégoût et de frustration, puis se rapprocha de lui sans se relever. « Mais à quoi te servent ces osselets ? » Il jeta un œil par-dessus l’épaule de Binabik. « Et est-ce que ma flèche est toujours là ? » « La flèche, oui, répondit son ami. Les osselets ? Parce que ce sont des jours de décision, et je serais stupide de refuser de sages conseils. » « Le prince m’a convoqué la nuit dernière. » « Je sais. » Binabik sortit les osselets de leur petit sac et les soupesa dans la paume de sa main. « J’ai parlé avec lui ce matin. Les Hernystiris sont arrivés. Le conseil sera tenu ce soir. » « Il t’a dit ça ? » Simon était plus qu’un peu déçu de voir qu’il n’avait pas été l’unique confident de Josua, mais également un peu soulagé de partager cette responsabilité. « Et tu vas y assister ? » « En tant que seul homme de mon peuple jamais entré dans la cité de Naglimund ? En tant qu’apprenti d’Ookequk, l’Homme Chantant des trolls de Mintahoq ? Je vais y aller, avec évidence. Et toi aussi. » « Moi ? ! » Il se sentit pris de court. « Pourquoi moi ? Au nom de notre bon Dieu, qu’est-ce que j’irais bien faire à… à un conseil de guerre ? Je ne suis pas un soldat. Je ne suis même pas un adulte ! » « C’est une certaineté que tu ne te presses pas d’en devenir un ! » Le sourire de Binabik devint moqueur. « Mais même toi ne peux pas combattre éternellement la maturité. Et puis tes années n’ont aucune importance à ce sujet. Tu as vu et entendu des choses qui ont peut-être de l’importance, et le prince Josua sera avec probabilité heureux que tu viennes. » « Il sera heureux… ? Il a demandé à ce que je vienne ? » Le troll souffla impatiemment sur la mèche rebelle qui pendait sur son front. « Pas avec exacteté… mais il a demandé à ce que je vienne, et je t’emmènerai avec moi. Josua ne sait pas tout ce que tu as vu. » « Par le Sang de Dieu, Binabik ! » « S’il te plaît, ne jure pas des jurons Aédonites sur moi. Le simple fait d’avoir une barbe… presque… n’est pas suffisant pour faire de toi un homme qui jure. Maintenant, offre-moi le silence pour lancer les osselets, et ensuite j’aurai d’autres nouvelles pour toi. » Simon s’assit, inquiet et énervé. Et s’ils lui posaient des questions ? Allait-on l’appeler et le faire parler devant des barons et des ducs et des généraux et toute cette sorte de gens ? Lui, un marmiton en fuite ? Binabik psalmodiait doucement en agitant délicatement les osselets comme un soldat s’apprêtant à lancer les dés dans une taverne. Lorsqu’il les libéra, ceux-ci cliquetèrent et roulèrent sur le plancher d’ardoise. Il examina leur position, puis les ramassa et les relança deux fois. Ses lèvres se pincèrent et il fixa des yeux le dernier arrangement un long moment. « Nuages dans le Col… » dit-il enfin, songeur. « Oiseau sans Ailes… Noire Crevasse. » Il s’essuya les lèvres du revers de la manche, puis se frappa une fois la poitrine du talon de la main. « Qu’est-ce que je dois faire d’une telle histoire ? » « Ça veut dire quelque chose ? » demanda Simon. « Qu’est-ce que tu viens de dire ? » « Ce sont les noms de certains lancers, de certaines formes. Nous lançons trois fois, et chaque lancer a un sens différent. » « Je ne…je… tu peux m’expliquer ? » dit le garçon, puis il bascula et manqua tomber parce que Qantaqa avait bondi pour aller poser sa tête sur les cuisses trapues de Binabik. « Voilà, dit le troll. D’abord, Nuages dans le Col. Qui veut dire que de l’endroit où nous nous trouvons, il est difficile de voir loin, mais que ce qui est devant est très différent de ce qui est derrière. » « J’aurais pu te le dire. » « Silence, trollinet. Veux-tu demeurer sot toute ta vie ? Maintenant, le lancer qui était deuxième était Oiseau sans Ailes. Celui-ci est plutôt un avantage, mais il semble avec probabilité que c’est seulement notre impuissance qui pourra peut-être nous être elle-même utile ; en tout cas, c’est ainsi que je le lis aujourd’hui. Et le dernier est la chose que nous devons savoir… » « Ou craindre ? » « Ou craindre, acquiesça calmement Binabik. Noire Crevasse. Celui-là est étrange, une position que je n’avais jamais lancée pour moi-même. Elle peut signifier la traîtrise. » Simon reprit son souffle et fit appel à sa mémoire. « Comme “faux messager” ? » « Oui. Mais elle a d’autres significations, des significations inhabituelles. Mon maître m’a enseigné que cela pouvait aussi être des choses venant d’autres endroits, provenant de l’autre côté… et donc peut-être des choses liées aux mystères que nous avons découverts… Les Norns, tes rêves… tu comprends ? » « Un peu. » Il se releva et s’étira, puis commença à chercher sa chemise. « Et les autres nouvelles dont tu parlais ? » Le troll, absorbé par ses pensées, caressait distraitement le dos de Qantaqa, et resta un moment sans répondre. « Ah ! » dit-il enfin, et il plongea la main sous sa veste. « J’ai quelque chose pour la vue de tes yeux. » Il exhiba un petit rouleau de parchemin aplati et le lui tendit. Simon sentit un frisson parcourir sa peau. Le texte était écrit d’une manière délicate mais précise, une poignée de mots au centre du parchemin déroulé. Pour Simon Tous mes remerciements pour ta bravoure durant notre voyage. Que Notre Seigneur veille toujours sur toi, mon ami. Le message était signé d’une simple lettre,“M.” « Ça vient d’elle », dit-il lentement. Il était incapable de dire s’il était déçu ou ravi. « Ça vient de Marya, n’est-ce pas ? C’est tout ce qu’elle nous envoie ? Est-ce que tu l’as vue ? » Binabik hocha la tête. Il semblait triste. « Je l’ai vue, mais seulement un court moment. Elle a dit que nous la reverrions avec probabilité, mais qu’elle avait des choses à faire en premier. » « Quelles choses ? Je lui en veux… Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Est-ce qu’elle est ici à Naglimund ? » « Elle m’a transmis ce message, non ? » Binabik se releva avec difficulté, mais, en cet instant, Simon était trop excité pour y faire réellement attention. Elle avait écrit ! Elle ne l’avait pas oublié ! Ceci dit, elle n’avait pas écrit beaucoup, et ne s’était pas dérangée pour le voir, lui parler, faire quelque chose… Qu’Usires me protège, c’est ça, être amoureux ? se demanda-t-il soudain. Ça n’avait rien à voir avec les ballades qu’il avait entendu chanter : c’était plus irritant qu’édifiant. Il avait cru un temps qu’il était amoureux d’Hepzibah. Il avait vraiment beaucoup pensé à elle, mais il rêvait de son visage, de son image, de sa façon de marcher. Dans le cas de Marya, son image revenait sans cesse à son esprit, mais il se demandait tout autant ce qu’elle pouvait bien penser. Ce qu’elle pense ! Il se dégoûtait lui-même. Je ne sais même pas d’où elle vient, et encore moins quoi que ce soit de sa façon de penser ! Je ne sais absolument rien d’elle… et si elle éprouve le moindre sentiment à mon égard, elle n’a visiblement pas éprouvé le besoin de le signaler dans son message. Et tout cela était vrai, il le savait. Mais elle a dit que j’étais brave. Elle m’a appelé son ami. Il releva les yeux du parchemin et s’aperçut que Binabik le regardait. Le troll semblait morose, mais Simon n’en pouvait deviner la raison. « Binabik », commença-t-il, mais il ne put trouver une seule question dont la réponse eût pu éclaircir ses idées embrumées. « Eh bien, dit-il enfin, sais-tu où est le capitaine de la garde ? Il faut que je trouve une épée. » L’air était humide, et le lourd ciel gris semblait suspendu juste au-dessus de leurs têtes alors qu’ils marchaient vers l’enceinte extérieure. Une foule pressante affluait à travers les portes de la cité ; certains portant des légumes ou du lin ou d’autres choses à vendre, d’autres tirant des charrettes sur lesquelles paraissait être empilée la dérisoire totalité de leurs biens terrestres. Les compagnons de Simon, le petit troll et l’immense louve aux yeux jaunes, ne passaient pas inaperçus chez les nouveaux arrivants : certains les montraient du doigt ou martelaient précipitamment des questions angoissées dans des dialectes rustiques ; d’autres s’écartaient en s’empressant de faire le signe de l’Arbre sur les vêtements frustes qui couvraient leur poitrine. La peur se lisait sur tous les visages : la peur de ce qui est différent, la peur des mauvais jours qui s’étaient abattus sur l’Erkynée. Simon souhaitait à la fois que le ciel puisse leur venir en aide et ne plus avoir à supporter leurs visages maussades et anxieux. Binabik le laissa devant le corps de garde, qui faisait partie des constructions de la porte de l’enceinte extérieure, et repartit vers la bibliothèque du château pour y rejoindre le père Strangyeard. Simon se retrouva rapidement devant le capitaine de la garde, un jeune homme aux traits tirés qui semblait soucieux et ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours. Il était nu-tête, son casque conique plein à ras bords des graviers avec lesquels il faisait le compte des effectifs de l’arrière-ban qui se présentaient au château. Il avait été prévenu de la venue de Simon, qui fut dûment flatté de voir que le prince s’était souvenu de lui, et confia le jeune homme aux bons soins d’un garde venant du nord de l’Erkynée, un guerrier du nom d’Haestan qui lui fit penser à un ours. « L’est pas ’core bien épais, ’s’pas ? » gronda Haestan en jaugeant la carcasse dégingandée de Simon sans cesser de jouer avec les boucles de sa barbe brune. « ’Lors t’vas êt’ archer, v’là c’qui t’faut. On va t’trouver une épée, pour sûr, mais faut pouvoir en t’nir une grande pour qu’ce soit vraiment utile. C’est l’arc qui t’sera l’plus utile. » Ils longèrent ensemble le mur d’enceinte jusqu’à l’armurerie, une longue pièce étroite qui jouxtait la forge bruyante. Lorsqu’ils parcoururent avec le responsable du dépôt ces rangées d’armures bosselées et d’épées ternies, Simon ne put s’empêcher d’éprouver une certaine tristesse mêlée d’inquiétude devant la pauvreté et le délabrement de l’armement du château, qui formait une bien piètre protection contre les légions rutilantes qu’Élias ne manquerait pas d’engager sur le champ de bataille. « Rest’ plus grand-chose, fit remarquer Haestan. T’façon, y’avait pas la moitié d’c’qu’était nécessaire. Faut espérer qu’l’arrière-ban amèn’ra un peu mieux qu’des fourches et des faux. » L’armurier boiteux finit par trouver une épée dans un fourreau que le soldat jugea assez fine pour convenir à Simon. L’arme était recouverte d’une gangue d’huile séchée, et l’armurier eut bien du mal à masquer la répugnance qu’elle lui inspirait. « Polis-la, lui dit-il. Ça sera une belle arme. » Ils poursuivirent leurs recherches et découvrirent finalement un arc auquel il manquait la corde, mais qui était en dehors de cela en assez bon état, ainsi qu’un carquois en cuir. « Du travail thrithing », dit Haestan en montrant du doigt le cerf aux yeux ronds et les lièvres gravés sur la sombre peau tannée. « ’Font de bons carquois, les gens des Thrithings ; vraiment. » Simon eut l’impression que le garde se sentait un peu coupable du piètre attrait de son épée. Une fois de retour au corps de garde, son nouveau tuteur extorqua gentiment une corde d’arc et une demi-douzaine de flèches à l’intendant, puis montra à Simon comment nettoyer et entretenir ses nouvelles armes. « Affûte-la vers l’extérieur, p’tit gars. Vers l’extérieur », dit le garde en faisant glisser la lame sur la pierre à aiguiser ; « pa’c’que sinon, t’s’ras une fille avant d’êt’ un homme ! » Bizarrement, contre toute logique, il commença à voir peu à peu apparaître l’éclat du fer dans la masse terne et sale. Simon avait espéré commencer immédiatement à apprendre le maniement de l’épée, ou au moins tirer sur une cible, mais au lieu de cela, Haestan apporta deux longs bâtons recouverts d’une épaisse couche de tissu et emmena Simon en dehors des murs de la cité, vers la colline qui dominait la ville. Simon comprit rapidement à quel point ses jeux avec Jérémias, l’apprenti du chandelier, avaient eu peu à voir avec le véritable entraînement des soldats. « En fait, c’est la pique qui s’rait la plus efficace », expliqua Haestan tandis que Simon, assis sur l’herbe, tentait de reprendre sa respiration après un coup à l’estomac. « Mais y s’trouve qu’on n’en a plus. C’est pour ça qu’t’auras un arc. Et puis y faut savoir s’servir d’une épée, pour le combat rapproché. C’est c’jour-là qu’tu r’mercieras le bon vieux Haestan cent fois. » « On va… essayer… l’arc ? » demanda Simon en haletant. « On verra d’main, p’tit gars, pour l’arc et les flèches. Demain… ou un peu plus tard. » Haestan éclata de rire et lui tendit une large main. « Allez, r’lève-toi ! Les réjouissances ne font que commencer ! » Épuisé, endolori, et battu comme des blés auxquels on aurait fait rendre leur dernier grain, Simon mangea des haricots et du pain avec les gardes lors de leur repas de l’après-midi, tandis qu’Haestan poursuivait son éducation par sa partie théorique, enseignement que Simon manqua presque entièrement pour cause de bourdonnement continu dans les oreilles. Il fut finalement libéré après avoir été clairement enjoint à se représenter au corps de garde le lendemain aux aurores et sans retard. Il tituba jusqu’à la petite chambre de Strangyeard et s’endormit sans même ôter ses bottes. La pluie s’engouffrait par la fenêtre ouverte et le tonnerre résonnait dans le lointain. Simon s’éveilla pour découvrir Binabik qui l’attendait comme il l’avait déjà fait ce matin, comme si cet après-midi éprouvant et interminable n’avait pas existé. Cette illusion se dissipa immédiatement lorsqu’il s’assit : chacun de ses muscles était aussi dur que du bois. Il avait l’impression d’avoir cent ans. Ce ne fut pas une mince tâche pour Binabik que de réussir à faire sortir Simon du lit. « Simon, ceci n’est pas un amusement auquel tu choisis ou non d’assister. Cela concerne des choses dont notre vie dépend. » Il s’était rallongé. « Je te crois… mais si je me lève, je meurs. » « Assez. » Le petit homme lui attrapa le poignet, assura la position de ses jambes, puis grimaça en tirant lentement Simon jusqu’à le faire asseoir. Il y eut un long grognement, suivi d’un claquement lorsque l’un des pieds bottés de Simon heurta le sol, puis un long silence avant que le second ne le rejoigne. Quelques longues minutes plus tard, il passait la porte en boitillant au côté de Binabik pour affronter les rafales de vent et la pluie glacée. « Devrons-nous également rester pour tout le repas ? » demanda Simon. Pour peut-être la première fois de sa vie, il se sentait trop endolori pour manger. « Cela, je ne le crois pas. Josua est bien étrange à ce sujet : il n’a pas la ferveur de manger ou de boire souvent avec la cour. Il a le désir de solitude. Donc, c’est ma pensée, tous auront mangé avant. C’est par cette idée que j’ai convaincu Qantaqa de rester dans la chambre. » Il sourit et tapa sur l’épaule de Simon, qui grimaça. « Nous dévorerons au festin de ce soir uniquement des soucis et des dissentiments, qui sont mauvais à digérer pour les hommes, les trolls ou les louves. » Tandis que la tempête se déchaînait bruyamment à l’extérieur, la grande salle de Naglimund était sèche, chauffée par trois feux puissants, et éclairée par d’innombrables bougies. Les poutres inclinées du plafond disparaissaient dans l’ombre très haut au-dessus de leurs têtes, et les murs étaient recouverts de tapisseries aux graves motifs religieux. Des dizaines de tables avaient été réunies pour former un vaste fer à cheval ; la haute chaise étroite de Josua, gravée du cygne de Naglimund, se dressait au sommet de l’arc. Une cinquantaine d’hommes s’étaient déjà installés en différents points de la table et échangeaient des propos animés ; des hommes grands, vêtus pour la plupart des manteaux de fourrure et des pourpoints élégants de la petite noblesse, mais auxquels étaient mêlés des guerriers. Nombre d’entre eux se détournèrent pour regarder passer le garçon et le troll d’un œil curieux avant de revenir à leurs discussions. Binabik donna un coup de coude dans la hanche de Simon. « Ils pensent avec probabilité que nous sommes les acrobates venus pour les divertir ! » Il rit, mais Simon eut l’impression qu’il n’était pas vraiment amusé. « Qui sont tous ces gens ? » murmura Simon alors que tous deux s’asseyaient à l’extrémité de l’une des branches du fer à cheval. Un page vint leur servir du vin, auquel il ajouta de l’eau chaude, puis reprit le chemin de la large zone d’ombre qui bordait le mur. « Des seigneurs d’Erkynée fidèles à Naglimund et à Josua, ou du moins n’ayant pas encore décidé de leur fidélité. Le grand en rouge et blanc est Ordmaer, baron d’Utersall. Il parle avec Grimstede, Ethelferth, et d’autres seigneurs. » Le troll souleva son gobelet de bronze et but. « Hummm. Notre prince n’est pas très prodigue avec son vin, ou alors il désire nous faire apprécier l’excellente eau de sa ville. » Le sourire espiègle de Binabik réapparut ; Simon s’enfonça dans sa chaise, craignant que cette expression malicieuse ne s’accompagnât d’un nouveau coup de son petit coude pointu, mais le petit homme se contenta de laisser courir son regard plus loin sur la table. Simon avala une longue gorgée de son vin. Il était effectivement fortement coupé ; il se demanda si c’était le sénéchal ou le prince lui-même qui chassait le liard superflu. Enfin, c’était tout de même mieux que rien, et cela apaiserait ses membres endoloris. Lorsqu’il eut terminé son gobelet, le page s’empressa de venir le resservir. La salle continua de se remplir, certains des arrivants poursuivant des conversations animées, d’autres observant silencieusement ceux qui étaient déjà installés. Un homme très, très âgé, vêtu d’une somptueuse robe religieuse, entra au bras d’un jeune prêtre robuste et commença à arranger divers objets étincelants près de la tête de la table ; on pouvait deviner à l’expression de son visage qu’il était de fort mauvaise humeur. Le jeune homme l’aida à s’asseoir, puis s’inclina et lui murmura quelque chose dans l’oreille. La réponse qu’il lui fit sembla être d’une amabilité discutable ; le prêtre quitta la pièce en adressant aux poutres du plafond un regard qui exprimait toute sa résignation. « C’est le Lecteur ? » demanda Simon à voix basse. Binabik secoua négativement la tête. « Il me semble vraiment très douteux que le sommet de toute ton église Aédonite viendrait ici, dans le repaire d’un prince hors la loi. C’est avec probabilité Anodis, l’évêque de Naglimund. » Pendant que Binabik parlait, un dernier groupe d’hommes entra, et le troll se détourna pour les observer. Certains, les cheveux nattés descendant dans le dos, portaient les tuniques blanches ceintes des Hernystiris. Celui qui semblait être leur chef, un homme vif et musclé aux longues moustaches noires, parlait à quelque méridional excessivement distingué, qui semblait à peine plus âgé que lui. Ce dernier, les cheveux soigneusement bouclés, et vêtu d’une robe toute de délicates nuances de bruyère et de bleu, était si élégant que, Simon en était certain, même Sangfugol en eût été impressionné. Une partie des vieux guerriers assis à table souriaient ostensiblement de la délicatesse de sa tenue. « Et ceux-là ? » demanda Simon. « Ceux en blanc, avec des colliers d’or ; ce sont des Hernystiris, n’est-ce pas ? » « Exact. Ce sont le prince Gwythinn et son ambassade. L’autre, si mon devinement est correct, sera le baron Devasalles de Nabban. Il a une réputation d’intelligence aiguisée, malgré un peu trop de goût pour le costume. C’est aussi un guerrier très brave, d’après ce qu’on m’a dit. » « Comment sais-tu tout cela, Binabik ? » s’enquit Simon en ramenant son attention sur son compagnon. « Tu écoutes aux trous de serrure ? » Le troll se redressa, drapé de toute sa dignité. « Je n’ai pas passé la totalité de ma vie au sommet des montagnes, tu sais. Également, j’ai trouvé Strangyeard et d’autres sources ici, pendant que tu travaillais à garder ton lit chaud. » « Quoi ? » Simon avait parlé plus fort qu’il ne l’avait voulu : il comprit qu’il était au moins un peu ivre. L’homme assis à côté de lui se retourna et le regarda de curieuse façon ; Simon se pencha vers Binabik pour poursuivre sa défense sur un ton plus calme. « J’ai… » commença-t-il, et les chaises commencèrent à craquer dans toute la salle à mesure que leurs occupants se levaient. Simon redressa la tête, pour voir la mince silhouette du prince Josua, vêtu de son gris habituel, entrer à l’autre bout de la salle. Son expression était calme, mais il ne souriait pas. La seule indication de son rang était la fine couronne d’argent qui lui ceignait le front. Josua salua l’assemblée d’un signe de tête puis s’assit ; les autres suivirent son exemple. Alors que les pages s’avançaient pour servir du vin, le vieil évêque, assis à la gauche de Josua (Gwythinn d’Hernystir était à sa droite), se leva. « S’il vous plait », dit l’évêque du ton aigre de celui qui accorde une faveur en sachant très bien qu’elle sera inutile, « baissez la tête pendant que nous implorons Usires Aédon de bénir cette table et ses délibérations. » Tout en parlant, il prit un splendide Arbre d’or ciselé orné de pierres bleues et le tint devant lui. « Vous qui fûtes de notre monde sans être tout à fait de notre chair, écoutez-nous. « Vous qui fûtes un homme, mais dont le père ne l’était pas, mais était le Dieu vivant, réconfortez-nous. « Veillez sur cette table et sur ceux qui sont assis ici, et posez Votre main sur l’épaule de celui qui est perdu et cherche la voie. » Le vieil homme inspira et observa l’assemblée. Simon, qui s’efforçait de voir tout en gardant son menton collé contre sa poitrine, pensa qu’il avait l’air de vouloir prendre son Arbre précieux et en marteler toutes ces têtes baissées. « Enfin », s’empressa d’ajouter l’évêque, « pardonnez à tous ceux qui sont ici rassemblés les paroles orgueilleuses et pécheresses qui pourraient être prononcées. Nous sommes Vos enfants. » Le vieil homme vacilla et se laissa tomber sur sa chaise ; le léger murmure de quelques conversations commença à s’élever autour de la table. « Irais-tu imaginer, Simon, que l’évêque n’est pas tout à fait heureux d’être ici ? » lui souffla Binabik à voix basse. Josua se leva. « Je vous remercie, monseigneur, pour la… sincérité de votre bénédiction. Et je remercie tous ceux qui sont présents ici. » Il parcourut la salle du regard, sa main gauche sur la table, l’autre dissimulée dans les replis de sa cape. « Nous vivons des temps troublés », énonça-t-il, laissant courir son regard de visage en visage. Simon sentit l’enthousiasme ambiant se mêler au sien, et se demanda si le prince ferait allusion à sa délivrance. Il cligna des yeux, et les rouvrit à temps pour croiser le regard de Josua qui passa sur lui avant de revenir vers le centre de la pièce. « Nous vivons des temps troublés et inquiétants. Au Hayholt, le Roi souverain, et je sais qu’il est mon frère, évidemment, mais pour les besoins de notre propos il est le roi, semble avoir choisi de se désintéresser de nos difficultés. Les impôts ont augmenté au point de devenir une punition cruelle, alors que le pays souffrait une impitoyable sécheresse en Erkynée et en Hernystir, et de terribles orages dans le nord. Au moment même où le Hayholt exige plus que l’on a jamais demandé sous le règne du Roi Jean, Élias a retiré les troupes qui maintenaient les routes ouvertes et sûres, et qui concouraient au contrôle des grands espaces plus sauvages des Marches Gelées et du Wealdhelm. » « C’est la pure vérité ! » vociféra le baron Ordmaer ; il appuya ses paroles en frappant la table de la coupe qu’il tenait en main. « Dieu vous bénisse, prince Josua, mais ce que vous dites est vrai. » Il se tourna et leva le poing en regardant la salle. Son geste déclencha une ovation, mais une partie des hommes présents, dont l’évêque Anodis, secoua tristement la tête en déplorant que l’on prononçât des mots aussi durs aussi tôt dans la soirée. « Et cela », reprit fortement Josua, en calmant l’assemblée, « cela nous pose un problème. Qu’allons-nous faire ? C’est la raison pour laquelle je vous ai réunis, et, je présume, la raison pour laquelle vous êtes venus. Pour décider de ce que nous pouvons faire. Pour que nos cous échappent aux fers », il leva son bras gauche et exhiba le bracelet de fer qui ne l’avait pas quitté, « échappent aux chaînes que le roi voudrait leur passer. » Il y eut quelques exclamations d’approbation. Le bourdonnement des discussions chuchotées augmenta également. Josua faisait en direction de la salle un signe apaisant de son bras enchaîné lorsqu’il fut interrompu par une flamme rouge passant la porte. Une femme s’avança dans la pièce, sa longue robe de soie resplendissant comme la lumière d’une torche. C’était elle que Simon avait vue dans la chambre de Josua, le port impérieux, les yeux noirs. En quelques instant, elle eut atteint la chaise de Josua ; tous les regards l’avaient suivie avec un intérêt non dissimulé. Josua semblait mal à l’aise : lorsqu’elle s’inclina pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, son regard ne quitta pas sa coupe de vin. « Qui est cette femme ? » souffla Simon ; et il n’était pas le seul à poser cette question, à en juger par le frémissement qui avait parcouru la salle. « Son nom est Vorzheva. Fille du seigneur d’un clan des Thrithings, vraiment. Et aussi la… la compagne, je suppose, de Josua. On dit qu’elle est très belle. » « Elle l’est. » Simon garda un moment les yeux fixés sur elle, puis revint au troll. « “On dit” ! Pourquoi tu dis ça,“on dit” ? Elle est dans la même pièce que toi, non ? » « Ah. Mais j’ai du mal à me rendre compte. » Il sourit. « Je n’aime pas l’apparence des femmes grandes. » Dame Vorzheva avait apparemment terminé de transmettre son message. Elle écouta la réponse de Josua, puis sortit gracieusement de la pièce en ne laissant derrière elle qu’un dernier chatoiement rouge dans l’ombre de la porte. Le prince releva les yeux, et derrière son expression impassible, Simon crut deviner quelque chose qui ressemblait à… à de l’embarras ? « Eh bien, reprit Josua. Nous disions… ? Oui, baron Devasalles ? » Le dandy de Nabban se leva. « Vous disiez, votre Altesse, que nous ne devions considérer Élias que comme le roi. Mais il est évident que ce n’est pas le cas. » « Que voulez-vous dire ? » demanda le seigneur de Naglimund, en couvrant le murmure réprobateur de ses vassaux. « Pardonnez-moi, prince, mais voici ce que je veux dire : s’il n’était que le roi, nous ne serions pas ici ; ou, du moins, le duc Léobardis ne m’aurait pas dépêché. Vous êtes le seul autre fils de Jean Presbytère. Pour quelle autre raison aurions-nous fait ce long voyage ? Sans cela, ceux d’entre nous qui avaient à se plaindre du Hayholt se seraient rendus au Sancellan Mahistrevis, ou au Taig d’Hernysadharc. Mais vous êtes son frère, n’est-ce pas ? Le frère du roi ? » Un sourire froid se dessina sur la bouche de Josua. « Oui, baron, je suis son frère. Et je comprends ce que vous voulez dire. » « Je vous remercie, votre Altesse. » Devasalles s’inclina légèrement. « La question reste posée. Que voulez-vous, prince Josua ? La vengeance ? Le Trône ? Ou un simple arrangement avec un roi insatiable, un arrangement qui vous épargnerait, vous et Naglimund ? » Cette fois-ci, la réprobation des Erkynéens fut retentissante, et certains se levèrent, les sourcils froncés et les moustaches frémissantes. Mais avant qu’aucun d’entre eux n’eût pu saisir cette opportunité, le jeune Gwythinn d’Hernystir se redressa d’un bond et se pencha en travers de la table en direction du baron Devasalles comme un cheval tirant sur la bride. « Le gentilhomme de Nabban veut une réponse, n’est-ce pas ? Eh bien voici la mienne. Battons-nous ! Élias a insulté le sang de mon père et son trône, et a envoyé la Main du Roi à notre Taig pour nous menacer et nous invectiver comme un adulte punit des enfants. Nous n’avons plus besoin de peser le pour et le contre de tout ça : nous sommes prêts à nous battre ! » Les membres de l’assistance furent nombreux à acclamer la fière diatribe de l’Hernystiri, mais Simon, qui regardait confusément la pièce en terminant une autre coupe de vin, s’aperçut que plus nombreux encore étaient ceux qui paraissaient inquiets, et discutaient à voix basse avec leurs voisins. À son côté, Binabik avait froncé les sourcils, reflétant involontairement l’expression qui avait assombri le visage du prince. « Écoutez-moi, tonna Josua. Nabban, en la personne de l’émissaire de Léobardis, a posé des questions dures mais justes, et auxquelles je vais répondre. » Il tourna son regard froid vers Devasalles. « Je n’ai aucun désir d’être roi, Baron. Mon frère le savait, et pourtant il m’a capturé, a tué deux douzaines de mes hommes, et m’a retenu dans ses geôles. » Il brandit une nouvelle fois ses fers. « De tout cela, oui, je veux me venger ; mais si Élias régnait de façon juste et bonne, alors je sacrifierais mon désir de vengeance pour le bien d’Osten Ard, et pour celui de mon Erkynée. Quant à un arrangement… Je ne sais même pas si cela est possible. Élias est devenu dangereux et difficile ; certains disent qu’il s’aventure parfois dans les domaines de la démence. » « Qui le dit ? » demanda Devasalles. « Des seigneurs qui se plaignent par ailleurs de décisions effectivement difficiles à tolérer ? Nous parlons de l’éventualité d’une guerre qui déchirera nos nations comme un morceau de tissu moisi. Il serait regrettable qu’elle débutât sur des rumeurs. » Josua s’enfonça dans son siège, et fit signe à un page. Il lui chuchota un message. Le garçon s’envola littéralement jusqu’à la porte. Un homme barbu et musclé, vêtu de fourrures blanches et de chaînes d’argent, se leva. « Le baron ne se souvient peut-être pas de moi, mais qu’il me permette… » dit-il, visiblement mal à l’aise. « Je suis Ethelferth, seigneur de Tinsett, et je ne désire dire que ceci : si mon prince dit que le roi a perdu l’esprit, eh bien sa parole me suffit. » Il fronça les sourcils et s’assit. Josua se releva, son corps mince et habillé de gris se déroulant comme une corde. « Je vous remercie, seigneur Ethelferth, pour votre soutien. Mais », il parcourut des yeux toute l’assemblée qui fit silence pour le regarder, « personne n’aura à se contenter de ma parole, ou de celle de l’un de mes suzerains. Au lieu de cela, je vous présente quelqu’un qui pourra vous donner sur Élias une opinion qui, j’en suis certain, vous paraîtra digne de foi. » De la main gauche, il fit un signe en direction de la porte la plus proche, celle par laquelle le page avait disparu. Le garçon venait de réapparaître ; derrière lui, dans l’embrasure de la porte, se dressaient deux silhouettes. L’une était celle de Lady Vorzheva. L’autre, toute vêtue de bleu ciel, avança d’un pas pour entrer dans la lumière des torches suspendues aux murs. « Mes seigneurs, dit Josua, la princesse Miriamélé, fille du Roi souverain. » Et Simon, le souffle coupé, ne put détacher son regard des courtes mèches blondes qui apparaissaient sous le voile et la couronne, débarrassées de leur déguisement teint… les yeux fixés sur ce visage si familier, il sentit l’intérieur de son organisme s’effondrer. Il voulut se lever, comme le faisaient les autres, mais ses jambes le trahirent et il retomba sur sa chaise. Comment ? Pourquoi ? Voilà ce qu’était son secret, son maudit et fourbe secret ! « Marya », murmura-t-il ; et tandis qu’elle s’asseyait sur la chaise que Gwythinn lui abandonnait, le remerciant de son geste par un signe de tête précis et gracieux, et tandis que tous se rasseyaient et commentaient bruyamment leur surprise, Simon se redressa enfin. « Toi », dit-il à Binabik en attrapant le petit homme par l’épaule, « tu savais… ? Est-ce que tu savais ? » Le troll sembla prêt à dire quelque chose, mais se contenta de grimacer et de hausser les épaules. Simon regarda par-dessus la mer de têtes pour voir Marya… Miriamélé… le regarder avec de grands yeux tristes. « Malédiction ! » souffla-t-il ; puis il fit demi-tour et quitta précipitamment la pièce, en essayant de retenir les larmes de honte qui emplissaient ses yeux. 32. Des Nouvelles du Nord « Tout à fait, mon gars », dit Towser en poussant à travers la table un nouveau pichet de vin. « On ne peut pas mieux dire. Elles ne nous posent que des problèmes. Ne savent rien faire d’autre. » Simon regarda en plissant les yeux le vieux bouffon qui semblait soudain être devenu le dépositaire de toute la sagesse du monde. « Elles écrivent des lettres à un gars », reprit-il avant de s’interrompre pour une généreuse gorgée ; « des lettres pleines de mensonges. » Il reposa sa coupe sur la table et regarda le vin se balancer d’un côté à l’autre en menaçant de déborder. Towser s’adossa au mur de sa petite chambre. Il était en tricot de corps, et ne s’était pas rasé depuis un jour ou deux. « C’est vrai qu’elles écrivent ces lettres », dit-il, en appuyant ses mots d’un mouvement de son menton parsemé de poils blancs. « Et puis des fois elles racontent des histoires mensongères aux autres dames. » Simon plissa le front en réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre. Elle avait certainement fait ça, et raconté à toute la noblesse l’histoire de ce marmiton stupide qui avait descendu l’Aelfwent en bateau avec elle. Tout Naglimund devait déjà en rire. Il avala une nouvelle lampée, et sentit un goût âcre remonter dans sa gorge, emplissant sa bouche de bile. Il reposa sa coupe. Towser se releva avec difficulté. « Regarde, regarde ! » dit le vieil homme qui s’était approché d’un coffre de bois et avait commencé à fouiller à l’intérieur. « Malédiction ! Je sais qu’elle est là, quelque part ! » « J’aurais dû comprendre ! » se reprocha Simon. « Elle m’a écrit une lettre. Comment une servante aurait-elle pu… pu savoir écrire mieux que moi ? ! » « Tiens ! Voilà enfin cette maudite corde de luth ! » Towser poursuivait sa fouille. « Mais, Towser, elle m’a envoyé un message ! Elle m’a souhaité que Dieu veille toujours sur moi ! Elle m’a appelé son ami ! » « Quoi ? Eh bien, c’est très bien, mon garçon ! Voilà le genre de fille qu’il te faut, pas comme cette pimbêche trop bien née qui te prendra toujours de haut ! Ah, la voilà ! » « Hein ? » Simon avait perdu le fil de la conversation. Il était à peu près certain de n’avoir parlé que d’une seule fille : la suprême traîtresse aux multiples identités, Marya… Miriamélé… Enfin, de toute façon, ça ne faisait pas grande différence, n’est-ce pas ? Mais elle s’est endormie sur mon épaule. Vaguement, à travers les brumes de l’alcool, il se souvint d’un souffle chaud et régulier sur sa joue, et souffrit de la perte correspondante. « Regarde ça, mon gars. » Towser se dressait devant lui, en équilibre instable, et tenait à la main quelque chose de blanc. Simon plissa les yeux, surpris. « Qu’est-ce que c’est ? » « Une écharpe. Pour le froid. Tu vois ça ? » Le vieil homme montra d’un doigt tordu une série de lettres tissées en bleu sombre sur l’étoffe blanche. La forme des runes rappela à Simon quelque chose qui lui fit froid à l’intérieur malgré le vin. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il d’une voix un peu plus claire qu’auparavant. « Des runes de Rimmersgard », dit le vieil homme en souriant distraitement. « Ça veut dire Cruinh ; c’est mon vrai nom. Une jeune fille a brodé cela, après avoir tissé l’écharpe. Pour moi. Alors que j’étais avec mon cher Roi Jean à Elvritshalla. » Brusquement, il se mit à pleurer, et revint à tâtons s’effondrer sur sa chaise inconfortable. Après quelques instants ses sanglots cessèrent, laissant derrière eux des larmes dans ses yeux rougis comme des flaques d’eau après une pluie d’été. Simon ne dit rien. « J’aurais dû l’épouser », dit enfin Towser. « Mais elle ne voulait pas quitter son pays, elle ne voulait pas rentrer avec moi au Hayholt. Elle avait peur de changer de mode de vie, peur de quitter sa famille. Elle est morte il y a de cela quelques années, la pauvre fille. » Il renifla bruyamment. « Et comment aurais-je pu quitter mon bon Jean ? » « Que veux-tu dire ? » demanda Simon. Il ne se rappelait pas où il avait bien pu voir des runes de Rimmersgard ces derniers temps, ou du moins ne voulait pas faire l’effort de s’en souvenir. Il était plus facile de rester assis dans la lumière des bougies et de laisser parler le vieil homme. « Quand est-ce que… quand as-tu été à Rimmersgard ? » « Oh, mon gars, ça fait des années et des années et des années. » Towser sécha ses larmes sans honte et se moucha dans un large mouchoir. « C’était après la Bataille de Naarved. Durant l’année qui a suivi la victoire. C’est là que j’ai rencontré la jeune fille qui a fait cela. » « La Bataille de Naarved ? » Simon tendit la main pour se resservir du vin, mais se reprit. Que pouvait-il bien se passer en ce moment dans la grande salle ? se demanda-t-il. « Naarved ? » gloussa Towser. « Tu ne connais pas Naarved ? Là où le Roi Jean a vaincu le vieux Roi Jormgrun et est devenu Roi souverain sur le nord ? » « Je crois que j’en ai entendu parler », répondit Simon, embarrassé. Il y avait tant de choses à savoir ! « C’est une bataille célèbre ? » « Bien sûr ! » Les yeux de Towser brillaient. « Jean avait assiégé Naarved tout l’hiver. Jormgrun et ses hommes n’avaient pas imaginé un seul instant que des méridionaux, des Erkynéens, pourraient survivre aux neiges cruelles de Rimmersgard. Ils étaient convaincus que Jean serait forcé de lever le siège et de faire retraite vers le sud. Mais Jean a tenu ! Non seulement il a brisé Naarved, mais, lors de l’assaut final, Jean a franchi la dernière enceinte et ouvert le pont-levis : il a tenu tête à dix hommes jusqu’à pouvoir trancher la corde. Puis il a brisé le bouclier de Jormgrun et l’a terrassé devant son propre autel païen ! » « Vraiment ? Et tu y étais ? » Simon connaissait cette histoire, mais c’était tout autre chose que de l’entendre de la bouche de quelqu’un qui y avait assisté. « Pour ainsi dire ! J’étais au campement de Jean ; il m’emmenait partout avec lui, mon bon vieux roi. » « Et comment Isgrimnur est-il devenu duc ? » « Ah ! » La main de Towser qui avait serré l’écharpe blanche partit à la recherche du pichet de vin et le trouva. « En réalité, c’est son père, Isbéorn, qui fut le premier duc. Il avait été le premier des nobles païens de Rimmersgard à voir la lumière, à être touché par la grâce d’Usires Aédon. Jean fit de sa maison la première de Rimmersgard. Maintenant, c’est le fils d’Isbéorn qui est duc, et tu aurais bien du mal à trouver un Aédonite plus pieux qu’Isgrimnur. » « Qu’est-il arrivé aux fils du Roi Jorg-je-sais-plus-quoi ? Aucun d’entre eux n’a voulu se convertir ? » « Oh », répondit Towser en accompagnant ses paroles d’un signe de main dédaigneux. « Je crois qu’ils sont tous morts durant la bataille. » « Hummm. » Simon s’enfonça dans son siège, écartant les histoires trop complexes de religion et de paganisme pour mieux visualiser la grande bataille. « Est-ce que Jean avait Clou-Radieux à l’époque ? » demanda-t-il. « Oui ; oui, bien sûr », répondit Towser. « Par l’Arbre de Dieu, le voir combattre était un spectacle magnifique. Clou-Radieux brillait intensément et était si vive, tel un éclair de fer, qu’on avait parfois l’impression que Jean baignait dans une magnifique lumière argentée qui venait du ciel. » Le vieux bouffon soupira. « Et qui était la jeune fille ? » demanda Simon. Towser le fixa des yeux. « Quelle jeune fille ? » « Celle qui a tissé l’écharpe pour toi. » Towser fronça les sourcils, et son front se plissa. « Sigmar. » Il resta pensif durant de longs moments. « Eh bien, tu vois, nous sommes restés après cela pendant près d’un an. Administrer un pays conquis est un travail difficile, tu sais, très difficile. Il me semble parfois que c’est plus difficile que la conquête elle-même. Elle avait la charge de l’entretien des quartiers dans lesquels habitait le roi, et dans lesquels j’habitais aussi. Ses cheveux avaient la couleur de l’or. Non, plus clairs : ils étaient presque blancs. Je l’ai séduite ; c’était comme apprivoiser un poulain sauvage : un mot gentil ici, parfois un peu de nourriture pour sa famille… Ah ! qu’elle était belle ! » « Et tu voulais l’épouser ? » « Oui, je crois. Bien des longues années se sont écoulées, mon garçon. Je voulais l’emmener avec moi, ça j’en suis sûr. Mais elle ne voulait pas partir. » Tous deux restèrent pour un temps sans dire un mot. Les vents de la tempête grondaient de l’autre côté des murs épais du château, comme des chiens oubliés par leur maître. La cire des bougies gouttait et sifflait. « Si tu pouvais y retourner », dit enfin Simon. « Si tu pouvais revenir en arrière… » Il eut du mal à exprimer cette idée difficile. « Est-ce que tu… est-ce que tu la laisserais t’échapper une seconde fois ? » Il n’y eut d’abord pas de réponse. Mais, alors que Simon s’apprêtait à tendre la main pour lui offrir un geste de réconfort, le vieil homme se redressa et s’éclaircit la gorge. « Je ne sais pas », dit lentement Towser. On dirait qu’est arrivé ce que Dieu a voulu ; mais il faut bien que certains choix nous appartiennent, hein, mon garçon ? Sans choix, il n’y a rien de bon. Je ne sais pas ; je crois que je n’ai pas envie de déballer autant le passé. Il vaut mieux laisser les choses telles qu’elles sont, que les choix aient été bons ou pas. » « Mais les choix sont toujours plus faciles après », répliqua Simon en se relevant avec difficulté. Towser avait les yeux fixés sur la flamme dansante de la bougie. « Je veux dire, au moment où l’on doit se décider, on n’en sait jamais assez. Ce n’est que plus tard que tout devient limpide. » Il se sentit soudain plus épuisé que saoul, happé et balancé par une vague de fatigue. Il remercia le vieux bouffon pour le vin, lui souhaita bonne nuit et s’en retourna vers la cour déserte et la pluie battante. Simon, debout, chassa la boue de ses bottes tout en regardant Haestan s’éloigner lourdement à travers le flanc de colline humide et battu par le vent. Plus bas, les fumées des feux de la ville s’élevaient vers le ciel gris acier. Alors qu’il déroulait la toile dont il avait matelassé son épée, il regarda les pinceaux de lumière qui perçaient à travers les nuages au loin, vers le nord-ouest, et signifiaient peut-être qu’il existait un endroit meilleur et moins gris au-delà de l’orage ; à moins que ce ne fut qu’un jeu de lumière impersonnel, parfaitement insensible au monde et à ses problèmes. Simon regarda plus haut, tout en roulant la toile dans ses mains, mais son humeur resta inchangée. Il se sentait seul. Debout au milieu des hautes herbes qui s’agitaient sous le vent, il aurait tout aussi bien pu être une pierre ou la souche d’un arbre. Binabik était venu ce matin, et le bruit de ses petits coups secs sur la porte de bois avait fini par venir à bout d’un sommeil alourdi par le vin. Simon n’avait pas répondu aux frappements, pas plus qu’aux vagues paroles du troll ; puis tout cela avait cessé, et il s’était retourné pour sommeiller encore quelque temps. Il n’avait pas envie de voir le petit homme ; pas encore. Et il était heureux que cette porte impersonnelle se fut trouvée entre eux deux. Haestan avait éclaté d’un rire impitoyable en voyant le teint verdâtre que Simon arborait en entrant dans le corps de garde. Après avoir promis au garçon de l’emmener un de ces soirs pour lui montrer ce que c’était que de vraiment boire, il s’était employé à lui faire éliminer les dernières vapeurs d’alcool. Bien que celui-ci eût été convaincu au départ qu’il était en train de perdre la vie par la même occasion, il eut l’impression, près d’une heure après, de sentir son sang recommencer à couler dans ses veines. Haestan l’avait fait travailler plus dur encore que la veille, avec des épées enveloppées de toile et des targes matelassées, mais Simon avait été reconnaissant de cette distraction : c’était somme toute un luxe que de pouvoir s’immerger dans le rythme bruyant et opiniâtre du choc des épées contre les boucliers, des attaques et parades et ripostes. Le vent traversait maintenant sa chemise collée par la sueur ; il ramassa ses affaires et commença à remonter la pente vers la porte principale. Alors qu’il progressait difficilement entre les flaques qui inondaient les communs, et s’écartait précipitamment lorsque passaient des pelotons de gardes en lourde cape de laine grise qui se pressaient pour aller relever les sentinelles, il eut l’impression que Naglimund avait été vidée de ses couleurs. Les arbres maladifs, les capes grises des gardes de Josua, les sombres vêtements des prêtres : tout ce qu’il pouvait voir aurait pu être taillé dans de la pierre ; même les pages empressés n’étaient que des statues auxquelles une sorte de vie transitoire avait été offerte, mais qui retrouveraient bientôt leur immobilité. Alors que Simon s’abandonnait à ces pensées macabres, avec même un certain plaisir, son attention fut attirée par un brusque reflet de couleur qui avait soudain apparu à l’autre bout d’une longue cour ouverte, comme une sonnerie de trompette dans un soir paisible. Ces extravagantes soieries étaient portées par trois jeunes filles qui avaient débouché de sous une arche pour s’engager en riant à travers la cour. L’une était vêtue de rouge et d’or, une autre du jaune d’un champ de paille fauchée ; la troisième portait une longue robe brillante gris perle et bleu. Il ne lui fallut qu’un instant pour reconnaître en cette dernière la silhouette de Miriamélé. Ses pas s’étaient dirigés vers le trio qui s’éloignait avant même qu’il eût réfléchi à ce qu’il allait faire ; quelques instants plus tard, il accéléra le pas lorsqu’elles disparurent sous les arcades, le son de leur discussion flottant jusqu’à lui comme une odeur provocatrice vers un molosse enchaîné. En trente longues enjambées, il les eut rattrapées. « Miriamélé ! » s’exclama-t-il, d’une voix si bruyante qu’il s’immobilisa, paralysé par la surprise et l’embarras. « Princesse ? » reprit-il plus doucement alors qu’elle se retournait. Dès qu’elle l’eut reconnu, son visage se couvrit d’une expression qui lui sembla effroyablement proche de la pitié. « Simon ? » demanda-t-elle ; mais il n’y avait pas le moindre doute dans ses yeux. Ils se tenaient à deux ou trois toises l’un de l’autre, et se faisaient face comme s’ils s’étaient trouvés des deux côtés d’un ravin. Durant un instant, ils ne firent que se regarder, attendant chacun que la voix de l’autre traverse cette distance pour apporter la réponse appropriée. Miriamélé murmura enfin quelques mots à ses suivantes, dont les visages ne laissèrent d’autre souvenir à Simon que la certitude d’y avoir lu une expression de désapprobation ; toutes deux reculèrent, puis se retournèrent pour les précéder à bonne distance. « Ça… ça me fait drôle de ne pas t’appeler Marya… Princesse. » Simon baissa les yeux vers la boue qui maculait ses bottes et les traces d’herbe sur ses chausses, mais plutôt que la honte qu’il s’attendait à ressentir, il se surprit à éprouver une profonde fierté. Il était peut-être une tête-creuse, mais il était une tête-creuse honnête. La princesse l’examina d’un coup d’œil rapide, en terminant par son visage. « Je suis désolée, Simon. Je ne t’ai pas menti par plaisir, mais parce que je le devais. » Elle ouvrit les mains en un geste d’impuissance. « Je suis désolée. » « Non… Il ne faut pas. C’est juste que… que… » il cherchait ses mots, les mains résolument serrées sur le fourreau de son épée, « c’est juste que ça rend les choses étranges, je suppose. » Il l’observa à son tour. Il décida finalement que cette robe magnifique (qui, il le remarqua, était rayée de vert, peut-être en signe d’une loyauté obstinée envers son père) servait et desservait à la fois la Marya dont il se souvenait. Elle était superbe, il dut en convenir : sa silhouette délicate était maintenant enchâssée, telle une pierre précieuse, dans une matière qui lui rendait justice. Mais dans le même temps, il lui manquait quelque chose, un peu de l’humour et l’humanité et l’insouciance de la Marya qui avait partagé avec lui le voyage sur la rivière et la nuit terrifiante sur la Percée. Il ne retrouvait plus vraiment tout cela dans l’expression retenue de son visage ; pourtant, il en subsistait une trace dans les courtes mèches de cheveux visibles sur sa nuque. « Tu t’étais fait teindre les cheveux en noir ? » demanda-t-il enfin. Elle sourit timidement. « Oui. J’avais décidé bien longtemps avant de m’enfuir du Hayholt de ce que je devais faire. Je me suis coupé les cheveux. Ils étaient très longs, précisa-t-elle fièrement. Puis une femme d’Erchester en a fait une perruque. Leleth est allée la chercher pour moi. Je l’ai utilisée pour cacher mes cheveux courts, que j’avais fait teindre en noir pour pouvoir observer les hommes qui entouraient mon père sans être reconnue, entendre des choses que je n’aurais pas sans cela entendues… découvrir ce qui se passait. » Simon, malgré sa gêne, était plein d’admiration pour l’habileté dont la jeune fille avait fait preuve. « Mais pourquoi est-ce que tu m’espionnais moi ? Je n’avais aucune importance ! » La princesse continua de jouer nerveusement avec ses doigts. « Ce n’est pas toi que j’espionnais… pas la première fois. J’écoutais la dispute qu’avaient mon père et mon oncle dans la chapelle. Les autres fois… c’est vrai que je t’ai suivi. Je t’avais vu dans le château, libre, sans personne pour te dire quoi faire, où aller, à qui sourire ou parler… je t’enviais. » « Personne pour me dire quoi faire ! » Simon sourit involontairement. « On voit que tu ne connais pas Rachel le Dragon, ma belle ! » Il se reprit immédiatement. « Je veux dire… Princesse. » Miriamélé, qui avait souri elle aussi, eut de nouveau l’air embarrassée. Simon sentit revenir la colère qui l’avait habité toute la nuit. Quelle raison avait-elle de se sentir gênée devant lui ? N’était-ce pas lui qui l’avait trouvée sur un arbre ? Est-ce qu’elle ne s’était pas endormie sur son épaule ? Oui, mais c’est peut-être là qu’est le problème, se dit-il soudain. « Il faut que j’y aille. » Il exhiba le fourreau de son épée comme pour lui en montrer les ornements. « Je me suis entraîné toute la journée. Je suis sûr que tes amies t’attendent. » Il commença a se retourner, mais s’interrompit pour la saluer d’une génuflexion. Celle-ci en parut, si cela était possible, plus gênée et plus triste encore qu’auparavant. « Princesse… » ajouta-t-il, puis il s’éloigna. Il ne se retourna pas pour voir si elle le regardait partir. Il garda la tête haute, et son dos était très droit. Binabik, vêtu de ce qui devait être ses plus beaux atours, une veste de daim blanche et un collier de crânes d’oiseaux, le retrouva sur le chemin de sa chambre. Simon le salua fraîchement, mais fut secrètement surpris de s’apercevoir que ce qui était une vaste réserve de colère quelques heures plus tôt encore n’était plus maintenant qu’une profonde sensation de manque. Le troll attendit patiemment tandis que Simon décrottait soigneusement ses bottes devant la porte, puis le suivit à l’intérieur, où le garçon se changea et passa l’autre chemise que Strangyeard avait aimablement mise à sa disposition. « J’ai la certaineté que tu es fâché, Simon », dit Binabik. « Je voudrais que tu saches que je ne savais pas pour la princesse jusqu’à ce que Josua me le dise la nuit d’avant hier. » La chemise du prêtre était longue, même sur le corps efflanqué du garçon ; il en enfonça les pans dans ses chausses. « Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? » demanda-t-il, heureux du détachement qu’il ressentait maintenant. Il n’avait aucune raison de laisser la mauvaise foi du petit homme le troubler : il avait déjà été livré à lui-même auparavant. « La cause est une promesse que j’avais faite. » Binabik semblait très malheureux. « J’ai accepté la promesse avant de savoir ce qu’elle était. Mais il y a eu un seul jour où tu ne savais pas et je savais ; est-ce que cela fait une différence vraiment grande ? C’est elle qui aurait dû dire à toi et à moi qui elle était ; voilà mon avis. » Il y avait du vrai dans ce que disait le troll, mais Simon n’aimait pas entendre critiquer Miriamélé, même s’il l’accusait lui-même de crimes bien plus importants, quoique plus subtils. « Ça n’a plus d’importance, maintenant », fut tout ce qu’il répondit. Binabik s’efforça de sourire. « J’espère que c’est ainsi. Mais pour maintenant, la chose importante est le Raed. Ton histoire doit être connue, et je crois que ce sera le moment ce soir. Après ton départ, tu n’as rien raté : guère que le baron Devasalles cherchant à obtenir des garanties de la part du prince Josua au cas où Nabban s’engagerait de son côté. Mais ce soir… » « Je ne veux pas y aller. » Il releva ses manches qui pendaient sur ses mains. « Je vais aller voir Towser, ou peut-être Sangfugol. » Il tira nerveusement sur le bout de l’une de ses manches. « Est-ce que la princesse sera là ? » Le troll sembla soucieux. « Qui peut le dire ? Mais ta présence est indispensable, Simon. Le duc et ses Rimmersleutes sont là. Ils sont arrivés il y a à peine une heure, sales et jurant, en ayant fait venir l’écume à la bouche de leurs chevaux. Il y aura ce soir discussion de choses très importantes. » Simon baissa les yeux au sol. Il serait bien plus facile d’aller trouver le ménestrel et de boire avec lui : cela semblait dégager son esprit de ce genre de problèmes. Et il trouverait sans doute certains des gardes dont il avait fait connaissance, et qui seraient certainement de bonne compagnie. Ils pourraient tous aller en ville, d’autant qu’il l’avait à peine vue. Ce serait tellement plus facile que de s’asseoir dans cette grande salle, cette salle pesante, avec le poids des décisions et du danger sur leurs épaules à tous. Que d’autres se chargent des décisions, des angoisses : il n’était qu’un marmiton, après tout, et il avait été entraîné hors de son élément depuis trop longtemps. Ne serait-ce pas mieux ainsi ? N’était-ce pas le meilleur choix ? « Je viendrais, dit-il enfin. Mais seulement si c’est moi qui décide de parler ou de me taire. » « Accepté ! » répondit Binabik. Il sourit, mais Simon n’était pas d’humeur à lui faire le plaisir de le lui rendre. Il mit sa cape, qui était maintenant propre, mais conservait les marques de leur rude équipée à travers la forêt et la route, et laissa Binabik l’entraîner vers la grande salle. « C’est tout ! » hurla le duc Isgrimnur d’Elvritshalla. « De quelle autre preuve avez-vous donc besoin ? Il nous prendra toutes nos terres bien assez tôt ! » Isgrimnur, tout comme ses hommes, n’avait pas pris le temps de se débarrasser de ses vêtements de voyage. De l’eau gouttait de sa cape détrempée, formant une mare sur le sol de pierre. « Quand je pense que j’ai un jour fait sauter ce monstre infâme sur mes genoux ! » Il se frappa la poitrine d’un geste apoplectique, en cherchant du regard le soutien de ses hommes. Tous, excepté l’impassible Einskaldir aux yeux plissés, hochèrent lugubrement la tête en signe de compassion. « Duc ! » l’interpella Josua en levant la main. « S’il te plaît, assieds-toi. Tu cries depuis que tu as franchi ces portes, et je ne comprends toujours pas… » « Ce que votre frère le roi a fait ! ? » s’empourpra Isgrimnur, qui sembla prêt à attraper le prince pour le jeter sur ses genoux. « Il a volé mes terres ! Il les a offertes à des traîtres qui ont emprisonné mon fils ! Qu’avez-vous donc besoin qu’il fasse de plus pour être convaincu que c’est un démon ? » Les seigneurs et généraux assemblés, qui s’étaient levés d’un bond lorsque les Rimmersleutes avaient fait une entrée tonitruante dans la salle, commencèrent à se rasseoir sur les dures chaises de bois en murmurant rageusement, le fer étant rengainé dans une douzaine de fourreaux avec un sifflement aigu. « Dois-je demander à tes hommes de parler pour toi, mon bon Isgrimnur ? » demanda Josua. « Ou vas-tu enfin pouvoir nous dire ce qui s’est passé ? » Le vieux duc observa un moment le prince par-dessus la table, puis leva lentement la main et la passa sur son visage, comme pour en essuyer la sueur. Durant un intolérable instant, Simon fut certain que le duc allait éclater en sanglots ; l’expression de son visage écarlate devint un masque de désespoir et d’impuissance, ses yeux ceux d’un animal aux abois. Finalement, il recula d’un pas et s’assit sur sa chaise. « Il a donné mes terres à Skali Nez-tranchant », dit-il enfin, d’une voix qui s’éteignait à mesure qu’en disparaissait la fureur. « Je n’ai plus rien, et nul autre endroit où aller qu’ici. » Il secoua gravement la tête. Ethelferth de Tinsett se leva, son large visage exprimant une profonde sympathie. « Racontez-nous ce qui s’est passé, duc Isgrimnur », dit-il. « Nous avons tous ici des blessures et des griefs, mais nous partageons également une longue histoire commune. Nos épées sont au service les unes des autres. » Le duc le regarda avec gratitude. « Merci, seigneur Ethelferth. Vous êtes un fidèle compagnon d’armes, et un bon pays. » Il se retourna vers les autres. « Pardonnez-moi. Je me suis conduit depuis que je suis entré d’une façon fort discourtoise. Et puis ce n’est pas une manière d’annoncer les nouvelles. Permettez-moi : il y a des choses qu’il faut que vous sachiez. » Isgrimnur attrapa une coupe de vin abandonnée et la vida. Plusieurs hommes, en prévision d’une longue histoire, firent signe que l’on remplît leur coupe. « Une partie de mon histoire vous sera certainement familière, puisque Josua et bien des hommes ici présents en ont déjà eu connaissance : j’ai dit à Élias que je ne pouvais pas rester plus longtemps au Hayholt malgré sa requête, pas tant que les tempêtes tuaient mes gens, que la neige ensevelissait nos villages, et que mon jeune fils devait diriger le duché en mon nom. Le roi a résisté et résisté durant des mois, mais il a finalement accepté. J’ai réuni mes hommes et nous sommes partis vers le nord. « D’abord, nous sommes tombés dans une embuscade à Saint Hodérund ; nos assaillants avaient tué tous les prêtres de ce lieu saint avant de nous attaquer. » Isgrimnur porta la main à l’arbre de bois qui pendait sur sa poitrine. « Nous les avons combattus et ils se sont enfuis ; ils ont réussi à nous échapper à la faveur d’une étrange tempête. » « Je ne savais pas tout cela », dit Devasalles de Nabban, les yeux fixés sur Isgrimnur en un regard pensif. « Qui a monté l’embuscade à l’abbaye ? » « Je ne sais pas, répondit le Rimmersleute, d’un air de profond dégoût. Nous n’avons pas pu faire un seul prisonnier. Mais nous en avons tout de même envoyé un bon nombre sur la froide route de l’Enfer. Certains d’entre eux avaient l’air d’être des Rimmersleutes. Au début, je pensais qu’il s’agissait de mercenaires ; mais maintenant je ne suis plus sûr de rien. L’un de mes cousins est mort par leur faute. « Ensuite, alors que nous campions au nord du Knock, nous avons été attaqués par l’infâme Bukken : un essaim entier, et en terrain découvert, rien de moins. Ils se sont attaqués à un campement armé ! Nous les avons repoussés, eux aussi, mais à quel prix ! Hani, Thrinin, Utë de Saegard… » « Le Bukken ? » Il était difficile de dire si les sourcils froncés de Devasalles étaient un signe de surprise ou de mépris. « Êtes-vous en train de nous dire que vos guerriers ont été attaqués par des petits hommes de légende, duc Isgrimnur ? » « Une légende dans le sud, peut-être », lâcha dédaigneusement Einskaldir. « Une légende dans les cours indolentes de Nabban ; mais dans le nord, nous savons qu’ils existent, et nous n’oublions jamais d’aiguiser nos haches. » Le baron Devasalles se hérissa ; mais avant qu’il n’eût pu répliquer, Simon sentit un mouvement à son côté, et une voix s’éleva. « Incompréhension et ignorance existent avec profusion dans le nord et dans le sud », dit Binabik, debout sur sa chaise et une main posée sur l’épaule de Simon. « Le Bukken, les fouisseurs, n’étendent presque jamais leurs trous au-delà des limites nord de l’Erkynée ; mais ce qui est de la chance pour ceux du sud ne doit pas être mélangé avec la vérité universelle. » Devasalles en resta un instant bouche bée, et il ne fut pas le seul. « Et le Bukken a donc dépêché un émissaire en Erkynée ? Maintenant que j’ai vu tout ce qui existait sous le soleil, je peux mourir heureux ! » « Si tes yeux ne voient rien de plus étrange que moi avant la fin de l’année… » commença Binabik, mais il fut interrompu par Einskaldir, qui bondit pour se dresser au côté d’Isgrimnur, encore ébahi. « C’est pire qu’un Bukka, trancha-t-il. C’est un troll, une créature des enfers ! » Il tenta de forcer son chemin malgré le bras du duc qui le retenait. « Que fait ce voleur d’enfants ici ? » « Plus de bien que toi, espèce de stupide gros tas velu ! » répliqua Binabik ; il n’en fallut pas plus à la salle : les cris fusèrent alors en tous sens et la confusion fut bientôt générale. Simon attrapa le troll par la taille lorsque celui-ci, s’étant trop penché en avant, menaça de basculer sur la table tachée de vin. La voix de Josua se fit enfin entendre par-dessus le tumulte, réclamant violemment le silence. « Par le Sang d’Aédon, je n’en tolérerai pas plus ! Êtes-vous des hommes ou des enfants ? Isgrimnur, Binabik d’Yiqanuc est ici sur mon invitation. Si l’un de tes hommes ne respecte pas les règles qui régissent cette salle, il est le bienvenu dans les cachots de mon donjon ! J’exige des excuses ! » Le prince se pencha en avant comme un aigle plonge sur une proie, et Simon, qui agrippait la veste de Binabik, fut frappé par la ressemblance avec le défunt Roi souverain. Voilà ce que Josua devait être ! Isgrimnur inclina la tête. « Je vous présente mes excuses pour mon vassal, Josua. Son sang est chaud, et il n’a pas l’habitude des manières de la cour. » Il jeta un regard furieux à Einskaldir qui s’assit de nouveau, en marmonnant dans sa barbe, les yeux baissés. « Notre peuple et les trolls sont ennemis depuis toujours », ajouta-t-il en guise d’explication. « Les trolls d’Yiqanuc ne sont les ennemis de personne », répondit Binabik, de manière plus que hautaine. « Ce sont les Rimmersleutes qui voient notre grande taille et notre force avec une telle frayeur qu’ils nous attaquent dès qu’ils nous voient, et même sous le toit du prince Josua. » « Assez. » Josua fit de la main un signe de dégoût. « Ce n’est ni le moment, ni l’endroit pour déballer de vieilles malles. Binabik, tu auras l’occasion de parler. Isgrimnur, tu as une histoire à terminer. » Devasalles s’éclaircit la gorge. « Si je puis me permettre de dire une seule chose, Prince. » Il se tourna vers Isgrimnur. « Maintenant que j’ai vu le petit homme de… d’Yiqanuc ?… je trouve votre histoire de Bukken plus facile à croire. Veuillez pardonner mon incrédulité, mon bon duc. » L’expression d’Isgrimnur se détendit un peu. « N’en dites plus rien, baron », grommela-t-il. « Je l’ai déjà oubliée, tout comme vous avez, j’en suis certain, oublié les paroles peu avenantes d’Einskaldir. » Le duc s’interrompit un instant pour ordonner ses pensées. « Bien. Comme je le disais, il y avait quelque chose d’étrange dans tout cela. Même dans les Marches Gelées et les terres arides du nord, le Bukken se montre très rarement, et nous remercions Dieu qu’il en soit ainsi. Qu’ils attaquent un groupe armé de notre importance ne s’était jamais vu. Les Bukkas sont petits. » Son regard s’arrêta un court instant sur Binabik, puis glissa sur Simon. Stupéfait, le duc fronça de nouveau les sourcils en le fixant des yeux. « Petits… Ils sont petits… mais féroces, et dangereux lorsqu’ils sont nombreux. » En secouant la tête comme pour bannir le visage familier de Simon de son esprit, Isgrimnur détourna son attention vers le reste de l’assistance rassemblée autour de la longue table incurvée. « Après avoir échappé aux fouisseurs et parcouru la distance qui nous séparait encore de Naglimund, nous nous sommes réapprovisionnés ici et sommes repartis vers le nord. J’étais impatient de revoir mon domaine, mon fils et ma femme. « Le haut de la route du Wealdhelm et la route des Marches Gelées ne sont plus ces jours-ci très accueillants. Ceux d’entre vous dont les terres sont au nord de cette ville savent ce que je veux dire sans qu’il soit besoin d’en dire plus. Nous avons été fort heureux d’apercevoir enfin les lumières de Vestvennby dans la nuit du sixième jour de route. « Le lendemain matin, nous avons trouvé devant les portes de la ville Storfot, Thane de Vestvennby, ce que vous appelleriez un baron, je suppose, et une cinquantaine de ses hommes. Mais vous croyez qu’il venait accueillir son duc ? « Gêné, et il avait bien raison de l’être, ce chien de traître, il m’explique qu’Élias a annoncé que c’était moi le traître, et qu’il avait donné mes terres à Skali Nez-tranchant. Il me raconte ensuite que Skali exige que je me rende ; que lui, Storfot, m’emmènera à Elvritshalla où mon fils Isorn est déjà retenu prisonnier… et que Skali se montrera juste et magnanime. Juste ! Skali de Kaldskryke, qui a tué son propre frère un jour qu’il était saoul ! Skali se montrerait magnanime avec moi sous mon propre toit ! « Si mes hommes ne m’avaient pas retenu… S’ils n’avaient pas… » Isgrimnur dut s’interrompre un moment, et tordit nerveusement sa barbe en un geste de rage. « Eh bien, reprit-il, vous pouvez deviner que je penchais pour étriper immédiatement Storfot. Mieux vaut mourir d’un coup d’épée, me suis-je dit, que de m’incliner devant un porc comme Skali. Mais, comme Einskaldir me l’a fait remarquer, il valait mieux encore reprendre ma place et faire manger du fer à Skali. » Isgrimnur partagea une brève grimace amère avec son compagnon, puis se retourna vers les hommes assemblés et frappa de la main son fourreau vide. « Ceci, je le jure. Même si je dois ramper sur mon vieux gros ventre jusqu’à Elvritshalla, je jure par Dror et son mar… je veux dire par Usires Aédon, pardonnez-moi, monseigneur Anodis, que je serai là pour enfoncer ma bonne épée Kvalnir d’une coudée dans ses tripes. » Gwythinn, prince d’Hernystir, qui était jusque-là resté exceptionnellement silencieux, frappa du poing sur la table. Ses pommettes étaient rouges, mais cela, pensa Simon, n’était pas uniquement dû au vin, même s’il en avait ce soir bu une bonne quantité. « Bien ! » dit le prince. « Bien. Mais réfléchissez, Isgrimnur, réfléchissez. Vous voyez bien que votre pire ennemi n’est pas Skali : non, c’est le roi lui-même ! » Un grondement parcourut la table, mais ce semblait être cette fois-ci un signe d’approbation. L’idée de voir ses terres confisquées et données à un rival de sang touchait un point sensible chez presque tout le monde. « L’Hernystiri a raison », cria le gros Ordmaer, en soulevant difficilement sa masse de son siège. « Il est évident que Élias ne vous a retenu au Hayholt que pour donner à Skali le temps de mettre en œuvre sa trahison. Élias est l’ennemi derrière tout cela. » « Tout comme il a agi à travers Guthwulf et Fengbald et les autres pour bafouer les droits de la plupart de ceux qui sont présents ici ! » Gwythinn avait planté ses crocs, et ne lâchait plus le morceau. « À travers tous ses complices, c’est Élias qui cherche à nous atteindre pour nous écraser tous, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de résistance à son règne tragique, jusqu’à ce que nous soyons tous réduits à la misère par ses impôts ou écrasés par ses chevaliers ! Le Roi souverain est notre ennemi, et nous devons agir ! » Gwythinn se tourna vers Josua, qui observait les débats telle une statue grise. « C’est à vous, prince, de nous montrer la voie. Votre frère a sans aucun doute des projets pour chacun de nous, comme il l’a déjà si clairement prouvé avec vous et Isgrimnur ! N’est-il pas notre véritable et pire ennemi ? » « Non, ce n’est pas lui ! » La voix, stupéfiante, claqua comme le fouet d’un toucheur de bestiaux à travers la grande salle de Naglimund. Simon, comme tous les autres, se tourna immédiatement pour voir qui avait parlé. Ce n’était pas le prince, qui paraissait partager la surprise générale. Durant un instant, il sembla que le vieil homme s’était matérialisé devant eux, tant il était vite passé de l’ombre à la lumière des torches suspendues au mur. Il était grand et incroyablement maigre ; la lueur des torches dessinait de profondes ombres sur ses joues creuses et sous ses sourcils anguleux. Sa cape était faite de fourrure de loup, et sa longue barbe blanche était passée sous sa ceinture. Aux yeux de Simon, il devait être l’incarnation sauvage de la forêt hivernale. « Qui es-tu, vieil homme ? » demanda Josua. Deux de ses gardes avancèrent de quelques pas pour se tenir des deux côtés du trône du prince. « Et comment se fait-il que tu assistes à notre conseil ? » « C’est un espion d’Élias ! » siffla l’un des seigneurs du nord ; quelques autres abondèrent en son sens. Isgrimnur se leva. « Il est ici parce que je l’ai amené, Josua, grommela le duc. Il nous attendait sur la route de Vestvennby : savait où nous allions, et savait avant nous que nous reviendrions ici. Il nous a dit que, d’une manière ou d’une autre, il viendrait vous parler. » « Et qu’il serait préférable pour tout le monde que j’arrive aussi vite que possible », termina le vieil homme, en fixant ses yeux bleus lumineux sur le prince. « J’ai des choses importantes à vous dire, à vous dire à tous. » Il fit glisser son regard inquiétant sur toute la longueur de la table, faisant taire à mesure tous les murmures. « Vous pouvez m’écouter ou non, le choix vous appartient… le choix est toujours possible dans de tels cas. » « Ce ne sont que des devinettes d’enfant », railla Devasalles. « Qui donc es-tu, et que sais-tu des choses dont nous débattons ? À Nabban », il sourit à Josua, « nous le ferions emmener chez les frères Vilderiviens, qui pourvoient aux besoins des lunatiques. » « Nous ne parlons pas ici de problèmes méridionaux, baron », répondit le vieil homme avec un sourire aussi froid qu’une rangée de glaçons pendant au bord d’un toit. « Quoique cela viendra bien assez tôt : le sud sentira bientôt des doigts glacés sur sa gorge. » « Assez ! » tonna Josua. « Explique-toi, ou je te fais effectivement jeter au cachot en tant qu’espion. Qui es-tu, et en quoi tes affaires nous concernent-elles ? » Le vieil homme acquiesça sèchement de la tête. « Pardonnez-moi. J’ai depuis bien longtemps perdu la pratique des manières de la cour. Mon nom est Jarnauga, anciennement de Tungoldyr. » « Jarnauga ! » s’exclama Binabik en grimpant de nouveau sur sa chaise pour mieux voir le nouvel arrivant. « Incroyable ! Jarnauga ! Ho ! je suis Binabik ! J’ai longtemps été enseigné par Ookequk ! » Le vieil homme planta son regard perçant sur le troll. « Oui. Nous parlerons ensemble. Bientôt. Mais j’ai d’abord des choses à faire ici, avec ces hommes. » Il se redressa, et fit face au trône du prince. « Le roi Élias est l’ennemi, ai-je entendu le jeune Hernystiri énoncer, et d’autres l’ont répété. Vous êtes tous ici comme des souris qui parlent à voix basse du terrible chat, et dont les rêves se limitent à l’idée de s’en débarrasser un jour. Pas un seul d’entre vous ne comprend que ce n’est pas le chat qui est le problème, mais le maître qui l’a apporté pour qu’il tue les souris. » Josua, intéressé malgré lui, se pencha en avant. « Es-tu en train de nous dire qu’Élias est manipulé par quelqu’un d’autre ? Qui ? Ce diable de Pryrates, je suppose ? » « Pryrates se croit diabolique », lâcha dédaigneusement le vieil homme, « mais ce n’est qu’un enfant. Je parle de quelqu’un pour qui les vies des rois ne sont que d’éphémères instants… quelqu’un qui vous prendra bien plus que vos terres. » Les hommes commencèrent à parler entre eux. « Est-ce que ce moine fou s’est imposé à nous pour nous faire la leçon sur l’œuvre du Démon ? » s’exclama l’un des barons. « Ce n’est un secret pour personne que le Malin utilise des hommes pour servir ses fins. » « Je ne parle pas de votre suprême démon Aédonite », répondit Jarnauga, avant de ramener son regard vers le trône du prince. « Je parle du véritable démon suprême d’Osten Ard, qui est aussi réel que cette pierre », il s’accroupit et plaqua la paume de sa main sur le sol, « et fait tout autant partie de notre terre. » « Blasphème ! » cria quelqu’un. « Jetez-le dehors ! » « Non, laissez-le parler ! » « Parle, vieil homme ! » Jarnauga leva les mains. « Je ne suis pas un saint homme sénile et à moitié fou venu sauver vos âmes en péril. » Il pinça les lèvres en un triste sourire. « Je me présente devant vous en tant que membre de la Ligue du Parchemin ; un membre qui a passé sa vie au pied d’une montagne mortelle, et a consacré sa vie à surveiller cette montagne mortelle que l’on appelle le Pic de l’Orage. Nous, membres de la Ligue du Parchemin, et le troll pourra vous le confirmer, veillons depuis très longtemps tandis que d’autres dorment. Je viens aujourd’hui tenir une promesse faite il y a bien longtemps… et vous dire des choses que vous espérerez n’avoir jamais entendues. » Un silence nerveux tomba sur la salle, tandis que le vieil homme traversait la pièce pour aller ouvrir la porte qui donnait sur la cour. Le hurlement du vent, qui n’avait été jusqu’ici qu’un grondement sourd, résonna dans toutes les oreilles. « Nous sommes au mois de yuven ! » s’exclama Jarnauga. « À quelques semaines du solstice ! Écoutez-moi : est-ce qu’un roi, même un roi souverain, pourrait faire cela ? » Une bourrasque de pluie passa devant lui comme un nuage de fumée. « Des Hunën vêtus de fourrure, des géants, pourchassent des hommes dans le Wealdhelm. Le Bukken sort de la terre froide pour attaquer des soldats armés dans les Marches Gelées, et les feux des forges du Pic de l’Orage brûlent toute la nuit dans le nord. J’ai vu de mes yeux leur lueur dans le ciel, et entendu les marteaux glacés frapper ! Comment croyez-vous qu’Élias aurait pu causer tout cela ? Ne voyez-vous pas qu’un hiver noir et cruel s’abat sur vous tous, un hiver qui n’est pas une saison et dépasse l’entendement ? » Isgrimnur se leva de nouveau, le teint pâle, et les yeux plissés. « Mais qu’est-ce alors, vieil homme ? Veux-tu dire, Udun Un-œil me protège, que nous combattons… les Renards Blancs des anciennes légendes ? » Il y eut derrière lui un chœur de questions chuchotées et de marmonnements scandalisés. Jarnauga fixa le duc des yeux, et son visage ridé s’adoucit pour une expression qui était peut-être de la pitié, ou de la peine. « Ah, duc Isgrimnur… Quelque malheur que les Renards Blancs, que d’autres appelèrent les Norns, quelque malheur qu’ils puissent nous apporter, ils seraient une bénédiction si notre problème se limitait à eux. Mais je dois dire que Utuk’ku, la reine des Norns elle-même, maîtresse de l’effroyable montagne Sturmrspeik, n’est pas plus qu’Élias la main qui gouverne tout cela. » « Attends, vieil homme ; retiens ta langue un instant. » Devasalles, furieux, s’était levé d’un bond, faisant voler ses robes. « Prince Josua, pardonnez-moi ; il est déjà assez surprenant que ce fou entre et dérange le conseil, et qu’il prenne la parole sans expliquer qui il est ou ce qu’il est, mais je dois maintenant, en tant qu’émissaire du duc Léobardis, perdre mon temps à écouter des histoires de superstitions nordiques ? C’est intolérable ! » Alors que le brouhaha reprenait, Simon ressentit un étrange frisson d’excitation. De penser que lui et Binabik avaient été au centre de tout cela, au milieu d’une histoire plus inconcevable que tout ce que Shem Palefrenier pouvait imaginer ! Mais, tandis qu’il songeait à l’histoire qu’il pourrait un jour raconter au coin du feu, il se souvint des museaux des molosses des Norns, et des pâles visages de la ténébreuse montagne de ses rêves ; alors, une fois encore, et ce n’était ni la première ni la dernière, il souhaita désespérément être de retour dans les cuisines du Hayholt, que rien n’ait changé, que rien ne change jamais… Le vieil évêque Anodis, qui avait observé le nouvel arrivant du regard vif et acharné d’une mouette confrontée à un nouveau venu sur sa plage de prédilection, se leva. « Je dois dire, et je n’ai aucune honte à l’admettre, que je n’avais pas une très haute opinion de ce… Raed. Élias a peut-être commis des erreurs, mais Sa Sainteté le Lecteur Ranéssin a proposé de servir de médiateur, pour trouver le moyen de ramener la paix chez les Aédonites, ainsi, bien évidemment, que chez leurs honorables alliés païens », il fit un signe de tête sommaire en direction de Gwythinn et de ses hommes, « mais je n’ai entendu parler ici que des appels à la guerre, et à verser le sang Aédonite en réponse à des outrages somme toute mineurs. » « Des outrages mineurs ? » Isgrimnur fulminait. « Vous appelez le vol de mon duché une insulte mineure, l’évêque ? Essayez un peu de rentrer chez vous pour découvrir que votre église a été transformée en … en une maudite étable hyrka, ou en un nid de trolls, et vous verrez si vous appelez ça un outrage mineur ! » « Un nid de trolls ? » reprit Binabik en se dressant d’un bond. « Tout cela ne fait que confirmer mon propos ! » lâcha Anodis en tenant son Arbre dans sa main noueuse comme s’il se fut agi du poignard pour repousser des bandits. « Vous voyez ? vous élevez la voix contre un homme d’Église lorsqu’il tente de corriger vos errements. » Anodis se redressa de toute sa hauteur. « Et maintenant », il exhiba son arbre en direction de Jarnauga, « maintenant ce… ce… cet ermite barbu vient nous raconter des histoires de sorcières et de démons, et enfoncer un coin plus grand encore entre les deux seuls fils du Roi souverain ! À qui cela bénéficie-t-il, hein ? Qui ce Jarnauga sert-il, hein ? » Rouge et tremblant, l’évêque s’effondra dans sa chaise ; il attrapa vivement la coupe emplie d’eau que lui tendait son acolyte, et la but goulûment. Simon attrapa le bras de Binabik et tira jusqu’à ce que son ami s’assît. « J’ai encore une volonté d’explication pour “nid de trolls” », grommela-t-il mais lorsque Simon fronça les sourcils, il pinça les lèvres et se tut. Le prince Josua resta un certain temps les yeux fixés sur Jarnauga, qui soutint le regard du prince avec un calme félin. « J’ai entendu parler de la Ligue du Parchemin », dit enfin Josua. « Mais je ne savais pas que ses membres se mêlaient des affaires des princes et des États. » « Je n’ai pas, moi, entendu parler de cette prétendue Ligue », dit Devasalles, « et je pense qu’il est temps que cet étrange vieil homme nous explique qui l’envoie, et quel est ce danger qui nous menace, si ce n’est pas le Roi souverain comme beaucoup semblent le penser ici. » « Pour une fois, j’approuve le Nabbanais », ajouta Gwythinn d’Hernystir. « Que Jarnauga s’explique ; nous déciderons ensuite si nous voulons le croire ou le faire jeter dehors. » Du haut de son trône, le prince Josua acquiesça d’un mouvement de tête approbateur. Le vieux Rimmersleute parcourut d’un coup d’œil circulaire les visages attentifs, puis leva les mains en un geste étrange, joignant les doigts et les pouces comme s’il tenait un fil fragile devant ses yeux. « Bien », dit-il. « Bien. Nous faisons donc les premiers pas sur la route, l’unique route qui puisse nous mener hors de l’ombre noire de la montagne. » Il écarta les bras, comme s’il tendait le fil, puis ouvrit grand les mains. « L’histoire de la Ligue n’est qu’une petite histoire », commença-t-il, « mais elle se place au sein d’une histoire plus grande. » Il se dirigea de nouveau vers la porte, qu’un page avait refermée pour conserver la chaleur de l’immense salle. Jarnauga posa la main sur la lourde pièce de bois. « Nous pouvons fermer cette porte, mais cela ne chassera pas la neige et la grêle. De la même façon, vous pouvez me dire fou : cela ne fera pas disparaître celui qui vous menace. Il a attendu cinq siècles pour reprendre ce qu’il pense être sien, et ses mains sont plus froides et plus puissantes qu’aucun de vous ne peut l’imaginer. Il est l’histoire plus grande dont je parlais, au sein de laquelle se loge l’histoire de la Ligue, comme une vieille pointe de flèche plantée dans un grand arbre et par-dessus laquelle aurait repoussé une écorce assez épaisse pour rendre la flèche invisible. « L’hiver qui est maintenant sur nous, l’hiver qui a détrôné l’été de sa juste place, est sien. C’est le symbole de son pouvoir, alors qu’il se redresse et commence à imposer sa volonté. » Les yeux de Jarnauga brillèrent intensément, et durant un long instant, il n’y eut plus d’autre bruit que le chant solitaire du vent de l’autre côté des murs. « Qui est-ce ? » demanda enfin Josua. « Quel est le nom de cette créature, vieil homme ? » « Je pensais que vous le saviez, Prince, répondit Jarnauga. Vous êtes un homme qui a appris bien des choses. » « Votre ennemi… notre ennemi… est mort il y a cinq cents ans ; l’endroit où s’est achevée sa première vie se trouve sous les fondations du château où a débuté la vôtre. C’est Ineluki… le Roi de l’Orage. » 33. Des Cendres d’Asu’a… « Des histoires dans les histoires », énonça Jarnauga en se défaisant de sa cape. La lumière des feux révéla le serpent enroulé qui ornait la peau de ses longs bras, provoquant de nouveaux murmures. « Je ne peux vous raconter l’histoire de la Ligue sans que vous n’ayez d’abord compris la chute d’Asu’a. La fin du Roi Eahlstan Fiskerne, celui qui bâtit la Ligue comme un rempart contre les ténèbres, est indissociable de la fin d’Ineluki, dont les ténèbres fondent sur nous. Ainsi, ces histoires sont tissées ensemble, un brin par-dessus l’autre. Si vous tirez un seul fil, il ne sera que cela : un simple fil. Je mets au défi quiconque de comprendre une tapisserie à partir d’un seul de ses fils. » Tout en parlant, Jarnauga passait ses longs doigts fins à travers sa barbe emmêlée, la lissant et l’arrangeant sur toute sa longueur comme si elle eût été elle-même une tapisserie, et pouvait donner un sens à son histoire. « Bien avant que les hommes n’arrivent à Osten Ard, reprit-il, les Sithis étaient là. Il n’est pas un homme ou une femme qui sait quand eux sont arrivés, mais ce fut également leur cas : ils venaient de l’est, du levant, et s’établirent sur ces terres. » « En Erkynée, à l’endroit où se dresse maintenant le Hayholt, ils construisirent leur plus belle œuvre, le château Asu’a. Ils creusèrent jusqu’aux entrailles de la terre pour poser ses fondations sur le squelette même d’Osten Ard, puis construisirent des murs d’ivoire et de perle et d’opale qui s’élevaient plus haut que les arbres, et des tours qui se dressaient contre le ciel comme les mâts des navires, des tours depuis lesquelles on pouvait voir tout Osten Ard, et depuis lesquelles les Sithis aux yeux perçants pouvaient regarder l’immense océan rebondir sur la côte ouest. « Durant d’innombrables années, ils furent les seuls occupants d’Osten Ard, et construisirent leurs fragiles cités sur les flancs des montagnes et dans les profondeurs de la forêt : dans les collines, des cités hautes et délicates comme des fleurs de glace ; et dans la forêt des villages qui ressemblaient à des navires terrestres aux multiples voiles. Mais Asu’a était le plus grand, et les rois des Sithis régnaient là. « Lorsque les hommes arrivèrent, ce n’étaient au départ que de simples bergers et pêcheurs qui s’étaient aventurés sur un passage menant aux terres désertiques du nord, et qui a depuis bien longtemps disparu. Ils fuyaient peut-être quelque horrible danger, ou cherchaient tout simplement de nouveaux pâturages. Les Sithis ne leur prêtèrent pas plus attention qu’aux cerfs ou aux troupeaux sauvages, même si les générations se multipliaient rapidement, et que l’homme commençait à se construire des cités de pierre et à forger des outils de bronze et des armes. Tant qu’ils ne s’appropriaient pas ce qui appartenait aux Sithis et restaient sur les terres que l’Erl-roi leur avait attribuées, la paix régnait entre les peuples. « Même l’empire de Nabban au sud, célèbre par ses arts et ses armes, et à l’ombre duquel vivaient tous les mortels d’Osten Ard, n’inquiétait pas les Sithis, ni leur roi, Iyu’unigato. » Jarnauga s’interrompit pour chercher quelque chose à boire. Tandis qu’un page remplissait une coupe pour lui, son auditoire échangea des regards surpris et des commentaires à voix basse. « Le docteur Morgénès m’avait parlé de tout ça », chuchota Simon à Binabik. Le troll sourit et hocha la tête, mais il semblait absorbé par ses propres pensées. « Il ne sera pas utile, j’en suis certain », reprit Jarnauga, en haussant la voix pour retrouver l’attention de son audience qui s’était dissipée, « d’évoquer les changements que provoqua l’arrivée des premiers Rimmersleutes. Les anciennes blessures que nous allons rouvrir sont déjà bien assez nombreuses pour ne pas nous aventurer à insister sur ce qui se passa lorsqu’ils débarquèrent de l’ouest par la mer. « Mais il est nécessaire de rappeler ce que fut l’avancée du roi Fingil depuis le nord et la chute d’Asu’a. Cinq longs siècles ont recouvert cette histoire de la poussière du temps et de l’ignorance, mais lorsque Eahlstan le Roi Pêcheur créa notre Ligue, il y a de cela deux cents ans, il le fit pour découvrir et préserver de telles connaissances. Il y a donc des choses dans ce que je vais vous dire que la plupart d’entre vous n’ont jamais entendues. « À la bataille du Knock, dans la plaine d’Ach Samrath, dans la vallée d’Utan ; à chaque fois, Fingil et ses armées triomphaient, et menaçaient un peu plus Asu’a. Les Sithis perdirent leurs derniers alliés humains à Ach Samrath ; une fois les Hernystiris défaits, plus personne chez les Sithis ne pouvait résister au fer du nord. » « Vaincus par traîtrise ! » s’exclama le Prince Gwythinn, écarlate et tremblant. « Seule la trahison pouvait défaire Sinnach sur le champ de bataille : la corruption des hommes des Thrithings, qui ont frappé les Hernystiris dans le dos dans l’espoir de se voir offrir les miettes de la table sanglante de Fingil ! » « Gwythinn ! » tonna Josua. « Vous avez entendu Jarnauga dire qu’il s’agissait de vieilles blessures. Il n’y a même pas de Thrithings ici. Voulez-vous bondir sur la table pour frapper le duc Isgrimnur parce que c’est un Rimmersleute ? » « Qu’il essaye », gronda Einskaldir. Gwythinn secoua négativement la tête, penaud. « Vous avez raison, Josua. Jarnauga, toutes mes excuses. » Le vieil homme acquiesça, et le fils de Lluth se tourna vers Isgrimnur. « Et bien sûr, mon bon duc, nous sommes ici les plus sûrs des alliés. » « Il n’y a pas de mal, jeune sire. » Isgrimnur souriait, mais à côté de lui Einskaldir croisa les yeux de Gwythinn, et tous deux soutinrent durement leur regard. « Il se passa donc », poursuivit Jarnauga comme s’il n’avait pas été interrompu, « qu’à Asu’a, bien que ses murs soient gorgés d’ancienne et puissante magie, et bien qu’il soit le cœur de la race sithie, s’était pourtant répandu le sentiment que les choses arrivaient à leur terme, que ces mortels orgueilleux allaient détruire la maison de leurs aînés, et que les Sithis disparaîtraient définitivement d’Osten Ard. « Le roi Iyu’unigato se vêtit de blanc, couleur de deuil, et, avec sa reine Amerasu, passa les longues journées du siège de Fingil, des journées qui devinrent des mois, puis des années, car même le fer ne pouvait détruire en un jour les constructions sithies, à écouter la musique mélancolique et les poèmes de l’ère sithie d’Osten Ard. De l’extérieur, depuis le camp des assiégeants, Asu’a semblait encore être une forteresse à la puissance immense, ceinte de charme et de sorcellerie… mais à l’intérieur de cette coquille étincelante, le cœur se décomposait déjà. « Un Sithi, pourtant, voulait qu’il n’en soit pas ainsi, et ne se résignait pas à passer ses derniers jours à se lamenter sur la paix perdue et l’innocence ravagée. Il était le fils de Iyu’unigato, et s’appelait… Ineluki. » Sans un mot mais non sans bruit, l’évêque Anodis rassemblait ses affaires. Il fit signe à son jeune acolyte, qui l’aida à se lever. « Excuse-moi, Jarnauga, dit Josua. Monseigneur, pourquoi partez-vous ? Comme vous pouvez l’entendre, de terribles choses se dressent contre nous. Nous aurons besoin de votre sagesse et de la force de notre Mère l’Église pour nous guider. » Anodis le regarda, plein de rancœur. « Et je devrais rester ici, dans un conseil de guerre que je n’ai jamais approuvé, à écouter ce… ce sauvage prononcer les noms de démons païens ? Regardez-vous, tous ; vous buvez chacun de ses mots comme s’ils sortaient du Livre d’Aédon. » « Ceux dont je parle sont nés bien avant ce livre », dit doucement Jarnauga ; mais il penchait la tête d’un air féroce et combatif. « Tout cela est absurde, grommela Anodis. Vous pensez que je suis un vieil homme aigri, mais je vous assure que ces divagations vous mèneront à votre perte. Mais ce qui m’attriste vraiment, c’est que vous risquez d’entraîner votre pays avec vous. » Il traça le signe de l’Arbre devant lui comme un bouclier, puis quitta la pièce d’un pas mal assuré au bras du jeune prêtre. « Divagation ou non, démons ou Sithis, dit Josua en se levant pour observer l’assemblée, ceci est mon palais et j’ai demandé à cet homme de nous dire ce qu’il savait. Il n’y aura pas d’autres interruptions. » Il parcourut la pièce sombre du regard, puis s’assit, satisfait. « Eh bien, il est temps de dresser l’oreille, dit Jarnauga, car j’en arrive à la véritable substance de mon histoire. Je veux parler d’Ineluki, fils de Iyu’unigato, l’Erl-roi. « Ineluki, dont le nom veut dire “celui au propos spirituel” en langue sithie, était le plus jeune des deux fils du roi. Avec son frère, il avait combattu le ver Hidohebhi le Noir, mère du ver rouge Shurakaï que tua Jean Presbytère, et d’Igjarjuk, le dragon blanc du nord. » « Pardonnez-moi, Jarnauga ? » L’un des compagnons de Gwythinn se leva. « Tout cela nous paraît extraordinaire, mais peut-être pas tout à fait étranger. Nous, les Hernystiris, connaissons l’histoire d’un dragon noir, mère de tous les vers ; mais dans nos histoires, elle s’appelait Drochnathair. » Jarnauga hocha la tête, comme un maître devant son élève. « Tel était son nom chez les premiers hommes de l’ouest, bien avant qu’Hern ne construise le Taig d’Hernysadharc. C’est ainsi que des fragments de vérités anciennes survivent dans les histoires que les enfants entendent dans leur lit, ou que les soldats et les chasseurs partagent autour d’un feu. Mais Hidohebhi était son nom sithi, et elle était bien plus puissante que n’importe lequel de ses fils. « Durant ce combat, qui devint en soi une longue et célèbre histoire, Hakatri, le frère d’Ineluki, fut horriblement blessé : il fut brûlé par les terribles flammes du ver. Dans tout Osten Ard, il n’existait aucun remède à ses terribles blessures, ni à la douleur atroce qu’elles lui infligeaient ; mais il ne succomba pas non plus. Finalement, le roi le fit embarquer sur un bateau avec son plus fidèle serviteur, et ils partirent sur l’océan vers l’ouest, parce que les sithis espéraient qu’il se trouvait un autre pays au-delà du couchant, un endroit où n’existait pas la douleur, et où Hakatri trouverait enfin la paix. « Ainsi, Ineluki devint l’héritier du trône ; mais malgré l’exploit que constituait le fait d’avoir tué Hidohebhi, cela se fit dans l’ombre que projetait le sort de son frère. S’en sentant peut-être en partie responsable, il consacra de longues années à la poursuite de connaissances qui devraient certainement être interdites tant aux hommes qu’aux Sithis. Au début, il a dû penser que cela lui permettrait de soigner son frère, de le ramener des terres inexplorées de l’ouest… mais ensuite, comme c’est toujours le cas, ses recherches devinrent leur propre justification et leur propre but… Ineluki, dont la beauté avait autrefois été la musique silencieuse du palais d’Asu’a, devint chaque jour plus étranger à son peuple, un explorateur des ténèbres. « Il se fit donc que, lorsque les hommes du nord déferlèrent en pillant et massacrant pour enfermer enfin Asu’a dans un cercle de ce fer empoisonné, Ineluki fut celui qui décida de briser ce piège. « Dans les profondes cavernes d’Asu’a qu’éclairaient d’astucieux miroirs, poussaient les jardins de bois-sorcier, l’endroit où les Sithis entretenaient les arbres dont ils utilisaient le bois comme les hommes du sud utilisaient le bronze et les hommes du nord le fer. Les arbres de bois-sorcier, dont les racines, disent certains, plongent jusqu’au cœur du monde, étaient entretenus par des jardiniers aussi sacrés que des prêtres. Chaque jour, ils prononçaient les anciennes incantations et accomplissaient les rituels immuables qui faisaient pousser le bois-sorcier, alors même que le roi et sa cour dans le palais au-dessus d’eux s’abandonnaient au désespoir et à l’oubli. « Mais Ineluki n’avait pas oublié les jardins, ni n’avait oublié les sombres livres qu’il avait lus ou les chemins ténébreux qu’il avait parcourus en quête de connaissance. Dans ses quartiers, où plus personne ne s’aventurait depuis déjà longtemps, il entama une tâche qui, pensait-il, allait sauver Asu’a et les Sithis. « D’une manière ou d’une autre, mais au prix d’une immense douleur, il réussit à se procurer du fer noir, qu’il administra aux arbres de bois-sorcier comme un moine arrose ses vignes. La plupart des arbres, tout aussi sensibles que les Sithis, dépérirent et moururent, mais l’un d’entre eux survécut. « Ineluki enveloppa cet arbre d’incantations dont les mots étaient plus vieux peut-être que les Sithis, et de sorts qui pénétrèrent plus loin encore que les racines du bois-sorcier. L’arbre reprit de la force, mais cette fois le fer empoisonné coulait en lui comme du sang. Les gardiens du jardin sacré, voyant leur charge anéantie, s’enfuirent. Ils informèrent le roi Iyu’unigato, et celui-ci s’en inquiéta ; mais parce qu’il voyait venir la fin de toutes choses, il décida de ne pas arrêter son fils. À quoi pouvait bien leur servir le bois-sorcier maintenant qu’ils étaient encerclés par des hommes aux yeux luisants qui tenaient le fer mortel dans leurs mains ? « La croissance de l’arbre affaiblit Ineluki tout comme elle avait affecté le jardin, mais sa volonté était plus forte que toutes les souffrances. Il persévéra, jusqu’à ce qu’enfin il soit temps de récolter la moisson attendue. Il cueillit son œuvre, le bois-sorcier injecté de fer, et remonta vers les forges d’Asu’a. « Hagard, malade à en devenir fou, mais porté par une détermination inflexible, il regarda les maîtres forgerons d’Asu’a s’enfuir à sa vue sans s’en inquiéter. Il poussa lui-même les feux des forges jusqu’à ce qu’ils soient plus ardents qu’ils ne l’avaient jamais été ; seul, il entonna les Mots de Fabrication, tout en tenant le Marteau qui Façonne, que seuls les Grands Maîtres Forgerons avaient tenu jusqu’à ce jour. « Seul dans les profondeurs de la forge éclairée de rouge, il fabriqua une épée, une terrible épée grise dont la substance même semblait exprimer le désespoir. Ineluki avait fait appel à une magie si hideuse et contre nature pour la forger que l’air même d’Asu’a semblait crépiter sous la chaleur, et que les murs oscillaient comme s’ils avaient été frappés par des poings géants. « Il emporta alors son épée nouvellement forgée vers la salle du trône de son père, pensant montrer à son peuple la chose qui allait les sauver. Mais l’épée grise, qui brillait d’une lumière intolérable, exprimait un tel tourment, et son aspect était si terrifiant que les Sithis s’enfuirent, horrifiés, laissant Ineluki seul avec son père, Iyu’unigato. » Dans le silence de plus en plus profond qui entourait les mots de Jarnauga, un calme si tangible que même le feu semblait ne plus craquer comme si lui aussi retenait sa respiration, Simon sentit les poils sur ses bras et sa nuque se hérisser, et un étrange vertige l’envahir. Une… une épée ! Une épée grise ! Je la vois si clairement ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi cette image reste-t-elle fixée dans mon esprit ? Il se gratta durement le cuir chevelu à deux mains, comme si de sa douleur pouvait tomber la réponse. « Lorsque l’Erl-roi vit enfin ce que son fils avait fait, il dut sentir son cœur se changer en glace dans sa poitrine, car l’épée que tenait Ineluki n’était pas une simple arme, mais un blasphème contre la terre qui avait produit à la fois le fer et le bois-sorcier. C’était un trou dans la tapisserie de la création, et la vie s’étiolait à son contact. « “Une telle chose ne devrait pas être”, dit-il à son fils. “Il vaut encore mieux que nous disparaissions dans le néant miséricordieux, que les humains rongent nos os, ou même que nous n’ayons jamais vécu, plutôt que d’accepter l’existence d’une telle chose, et encore moins de l’utiliser.” « Mais Ineluki avait été rendu fou par le pouvoir de cette chose, et était inextricablement lié aux sorts infâmes qui l’avaient créée.“C’est l’arme qui va nous sauver !” dit-il à son père. “Sinon, ces créatures, ces insectes vont s’amasser sur le visage de ce pays, anéantissant tout sur leur passage, détruisant cette beauté qu’ils ne peuvent ni voir ni comprendre. Éviter cela est à ce prix !” « “Non, répondit Iyu’unigato. Non, le prix est parfois trop élevé. Regarde-toi ! Elle a déjà rongé ton esprit et ton cœur ! Je suis ton roi, ainsi que ton père, et je t’ordonne de la détruire avant qu’elle ne te dévore entièrement.” « Mais d’entendre son père lui commander une telle chose, la destruction d’une œuvre dont la création lui avait presque coûté la vie, et qu’il avait réalisée, pensait-il, dans le seul but de sauver son peuple du néant, lui fit définitivement perdre l’esprit. Ineluki leva son épée et en frappa son père, tuant le roi de Sithis. « Un tel acte n’avait jamais été commis, et lorsque Ineluki vit le corps de Iyu’unigato à ses pieds, il pleura et pleura encore, non seulement pour son père, mais aussi pour lui-même et pour son peuple. Enfin, il porta l’épée grise jusque devant ses yeux. “De la peine tu es venue, dit-il ; et tu as apporté la peine avec toi. Peine sera ton nom.” C’est ainsi qu’il a nommé l’épée Jingizu, qui est le même mot en langue sithie. » Peine… Une épée nommée Peine… Simon entendit ce nom résonner dans son esprit comme un écho qui rebondissait à travers ses pensées jusqu’à menacer de couvrir les paroles de Jarnauga, la tempête dehors, tout… Pourquoi ce nom lui semblait-il si familier ? Peine… Jingizu… Peine… « Mais l’histoire ne s’arrête pas là », reprit l’homme du nord, sa voix prenant de l’ampleur alors même que ses mots avaient instauré un profond malaise dans son assistance attentive. « Ineluki, rendu plus fou encore par l’acte qu’il venait de commettre, ramassa néanmoins la blanche couronne de bois de bouleau de son père, et se proclama roi. Sa famille et son peuple avaient été à tel point stupéfaits que personne n’eut envie de lui en dénier le droit. Certains approuvèrent même secrètement ce changement, et plus particulièrement cinq Sithis qui, comme Ineluki, refusaient cette capitulation passive devant les humains qui les encerclaient. « Ineluki, son épée Peine en main, était une force dévastatrice. Avec ses cinq serviteurs, que les guerriers nordiques, superstitieux et terrifiés, appelèrent la Main Rouge à cause de leur nombre et de la couleur de leurs capes flamboyantes, Ineluki porta la bataille en dehors des murs d’Asu’a, pour la première fois en près de trois années de siège. Seul le nombre, les milliers d’hommes armés de fer des légions de Fingil, empêcha l’effroyable bras destructeur qu’il était devenu de briser le siège. En fait, si les autres Sithis s’étaient ralliés à lui en cet instant, les rois sithis arpenteraient peut-être encore les murailles du Hayholt. « Mais le peuple d’Ineluki n’avait plus la force de combattre. Effrayés par leur nouveau roi, horrifiés par le meurtre de Iyu’unigato, ils profitèrent au contraire de la panique causée par Ineluki et sa Main Rouge dans les rangs ennemis pour fuir Asu’a, sous la conduite de la reine Amerasu et de Shima’onari, fils d’Hakatri, le frère d’Ineluki qu’avait mutilé le dragon. Ils s’enfuirent vers les profondeurs sombres mais protectrices de la forêt, échappant à la folie sanguinaire des mortels et à leur propre roi. « Ineluki se trouva donc seul avec à peine plus que ses cinq guerriers au milieu du resplendissant squelette d’Asu’a. À la fin, même sa puissante magie ne suffit pas à contenir les hordes par trop nombreuses de Fingil. Les chamans du nord prononcèrent leurs incantations et les dernières protections magiques des murs anciens tombèrent. Avec de la poix, de la paille et des torches, les Rimmersleutes mirent le feu à tous ces délicats édifices. Alors que s’élevaient la fumée et les flammes, les Rimmersleutes écrasèrent les derniers Sithis, ceux qui avaient été trop faibles ou trop craintifs pour fuir, ou qui avaient éprouvé une trop grande fidélité envers leur demeure immémoriale. Durant cet incendie, les hommes de Fingil commirent de terribles exactions ; les derniers Sithis n’avaient pas la force de résister. Leur monde s’était écroulé. Les meurtres cruels, les tortures impitoyables, les viols de victimes vaincues, la vaine destruction de milliers d’objets exquis et irremplaçables… par ces actes, les armées de Fingil Mainrouge marquèrent notre histoire d’une tache sanglante qui ne pourra jamais être effacée. Il ne fait aucun doute que ceux qui s’étaient enfuis dans la forêt purent entendre les hurlements, et frémirent, et pleurèrent en suppliant leurs ancêtres de leur rendre justice. « Durant la dernière heure, l’heure la plus funeste de leur histoire, Ineluki entraîna sa Main Rouge au sommet de la plus haute tour. Il avait clairement décidé que ce que les Sithis ne pouvaient plus habiter n’appartiendrait jamais aux hommes. « Il proféra ce jour-là des mots plus terribles que tous ceux qu’il avait jamais prononcés, plus effroyables même que ceux qui lui avaient permis de former la matière de Peine. À mesure que sa voix tonnait par-dessus le fracas, les Rimmersleutes s’effondraient dans la cour, le visage noircissant et du sang coulant de leurs yeux et de leurs oreilles. Son chant s’éleva jusqu’à un aigu intolérable, puis devint un immense hurlement d’agonie. Un gigantesque éclair de lumière fit tourner le ciel au blanc, et fut immédiatement suivi par une obscurité si noire que même Fingil, dans sa tente à un mille de là, crut être devenu aveugle. « Mais, en un sens, Ineluki avait échoué. Asu’a n’était pas détruite et brûlait encore, même si la plus grande partie des armées de Fingil avait été décimée, ses hommes gémissant et agonisant au pied de la tour. Au sommet de la tour elle-même, que les flammes et la fumée avaient étrangement épargnée, le vent souleva six piles de cendres grises et les dispersa lentement sur le sol. » Peine… La tête de Simon lui tournait, et il avait du mal à respirer. La lumière des torches dansait devant ses yeux. La colline… J’ai entendu les roues du chariot… Ils amenaient Peine ! Je me souviens… C’était comme si le Démon était dans la boîte… Le cœur de toutes les peines. « Ainsi mourut Ineluki. L’un des lieutenants de Fingil, avant de rendre son dernier soupir quelques minutes plus tard, jura qu’il avait vu une forme immense s’élever de la tour, aussi rouge que la braise, tourbillonnant comme de la fumée, et se dressant vers le ciel comme une large main rouge… » « Nooooon ! » hurla Simon en se levant d’un bond. Une main s’avança pour le retenir, puis une autre, mais il s’en débarrassa comme s’il se fut agi de toiles d’araignées. « Ils ont apporté l’épée grise, la terrible épée ! Puis je l’ai vu, lui ! J’ai vu Ineluki ! Il était… il était… » La pièce se balançait d’avant en arrière, et les visages de ceux qui l’observaient, Isgrimnur, Binabik, le vieux Jarnauga, jaillissaient sous ses yeux comme des poissons bondissant dans un bassin. Il voulait en dire plus, leur parler de la colline et des démons blancs, mais un rideau noir se tirait devant ses yeux, et quelque chose rugissait dans ses oreilles… Simon courait dans un espace obscur, et ses seuls compagnons étaient des mots dans le néant. Tête-creuse ! Viens à nous ! Nous avons préparé une place ici pour toi ! Un garçon ! Un enfant mortel ! Qu’a-t-il vu ? Qu’a-t-il vu ? Gelez ses yeux et emportez-le dans l’ombre. Couvrez-le d’un voile de froideur enveloppant et perçant. Une forme surgit devant lui, une ombre cornue aussi massive qu’une colline. Elle portait une couronne de pierres pâles, et ses yeux étaient de la couleur du feu. Sa main aussi était rouge, et lorsqu’elle l’attrapa et le souleva, ses doigts le brûlèrent comme des fers incandescents. Des visages blancs apparurent tout autour, dansant dans l’obscurité comme des flammes de bougies. La roue tourne, mortel ; elle tourne, tourne… Qui es-tu pour l’arrêter ? C’est une mouche, un moucheron… Les doigts écarlates se resserrèrent et les yeux de feu brillèrent avec une joie sombre et infinie. Simon hurla et hurla, mais la seule réponse à ses cris fut un rire impitoyable. Il s’éveilla, quittant un tourbillon de mélopées étranges et de mains cherchant à l’agripper pour une réalité qui reflétait son rêve par le cercle des visages penchés sur lui, aussi pâles sous la lumière des torches qu’un collier de champignons enchantés. Au-delà des visages indistincts, les murs semblaient porter un alignement de points lumineux qui s’élevaient jusque dans l’ombre du plafond. « Il se réveille », dit une voix, et soudain les points lumineux devinrent des rangées de pots sur des étagères. Il était étendu sur le sol d’un cellier. « Il n’a pas l’air bien », dit nerveusement une voix grave. « Il vaut mieux aller lui chercher encore un peu d’eau. » « Je suis sûre qu’il ira très bien si vous voulez retourner là-bas », répondit la première voix, et Simon plissa les yeux et battit des paupières jusqu’à ce que le visage qui l’accompagnait ne soit plus une masse confuse. C’était Marya ; non, c’était Miriamélé, agenouillée à ses côtés. Il ne put s’empêcher de remarquer la façon dont le bas de sa robe était froissé sous son genou sur le sol de pierre sale. « Non, non », dit l’autre voix, celle du duc Isgrimnur, qui jouait nerveusement avec sa barbe. « Qu’est… Qu’est-il arrivé ? » S’était-il cogné la tête en tombant ? Il se tâta rapidement des deux mains, mais la douleur était générale et il n’avait pas de bosse. « Tu t’es évanoui, mon garçon, grommela Isgrimnur. Tu étais en train de crier… au sujet de quelque chose que tu avais vu. Je t’ai porté jusqu’ici. Me suis bien abîmé le dos, d’ailleurs. » « Ensuite, il est resté là à te regarder sans rien faire, ajouta Miriamélé d’une voix dure. Heureusement que j’arrivais à ce moment-là. » Elle se tourna vers le Rimmersleute. « Tu es un guerrier, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu fais quand quelqu’un est blessé au combat ? Tu le regardes ? » « Ce n’est pas la même chose, se défendit le duc. On les panse s’ils saignent. On les emporte sur leur bouclier s’ils sont morts. » « C’est très bien », lâcha Miriamélé, mais Simon vit un sourire se dessiner sur ses lèvres. « Et s’ils ne saignent pas et qu’ils ne sont pas morts, je suppose que vous les piétinez ? Bon, laissons cela. » Isgrimnur ferma la bouche et se remit à jouer avec sa barbe. La princesse continua d’essuyer le front de Simon avec son mouchoir humecté d’eau. Il ne voyait pas en quoi cela pouvait être utile, mais pour l’instant il était heureux de rester étendu là et de se laisser soigner. Il savait qu’il aurait à s’expliquer bien assez tôt. « Je… je savais bien que je t’avais reconnu, mon garçon, dit enfin Isgrimnur. C’est toi qui étais à Saint Hodérund, n’est-ce pas ? Et ce troll… Je pensais bien avoir vu… » La porte du cellier s’ouvrit plus grand. « Ah ! Simon ! J’espère que tu te sens plus comme toi-même, maintenant ! » « Binabik », dit Simon en s’efforçant de s’asseoir. Miriamélé appuya doucement mais fermement sur sa poitrine, le forçant à rester couché. « Je l’ai vue ! Je l’ai vraiment vue ! C’est ça dont je ne pouvais pas me souvenir ! La colline, et le feu, et… et… » « Je sais, ami Simon. J’ai eu la compréhension de nombreuses choses lorsque tu t’es levé ; mais pas de tout, pourtant. Il reste encore beaucoup d’inexpliqué dans cette énigme. » « Ils doivent penser que je suis fou », marmonna Simon en écartant la main de la princesse, mais en appréciant néanmoins ce moment de contact. Que pensait-elle de lui ? Elle le regardait maintenant comme une jeune fille mûre regarde son jeune frère irréfléchi. Que Dieu emporte les filles et les femmes ! « Non, Simon, répondit Binabik en s’accroupissant au côté de Miriamélé pour le dévisager. Je leur ai fait plusieurs récits, dont celui de notre aventure. Jarnauga a confirmé beaucoup des indices de mon maître. Il a lui aussi reçu l’un des derniers messages de Morgénès. Non, personne ne te croit fou, mais je pense que ceux qui doutent du vrai danger sont nombreux. Le baron Devasalles avec particularité, je pense. » « Hum. » Isgrimnur frotta sa botte sur le sol. « Puisque le garçon va bien, je crois que je ferais mieux d’y retourner. Simon, n’est-ce pas ? Oui, eh bien…Toi et moi, nous parlerons plus tard. » Le duc fit glisser sa masse imposante hors de l’étroit cellier et partit d’un pas lourd vers la grande salle. « Je vais y aller aussi, annonça Miriamélé en chassant sèchement la poussière de sa robe. « Certaines décisions ne doivent pas être prises avant que l’on ne m’ait entendue, quoi qu’en pense mon oncle. » Simon voulut la remercier, mais, allongé sur le sol de pierre, il ne put rien trouver à dire qui ne le fît se sentir plus ridicule encore qu’il ne croyait l’être. Le temps qu’il se décidât à mettre son orgueil de côté, la princesse avait quitté la pièce dans un tourbillon de soieries. « Et si tu as retrouvé tes moyens avec suffisance, ajouta Binabik en lui tendant sa petite main ferme, alors il y a des choses que nous devons entendre dans la salle du conseil, car j’ai la certaineté que Naglimund n’a jamais vu un Raed comme celui-là. » « Tout d’abord, jeune homme, dit Jarnauga, même si je crois tout ce que tu nous as dit, il faut que tu saches que ce n’est pas Ineluki que tu as vu sur cette colline. » Les grands feux n’étaient plus que des tapis de braises, mais personne n’avait quitté la salle. « Si tu avais vu le Roi de l’Orage sous la forme qui doit maintenant être la sienne, tu ne serais plus qu’une coquille vide à l’esprit foudroyé perdue au milieu des Pierres de la Colère. Non ; ce que tu as vu, outre les pâles Norns et Élias et ses hommes, était un membre de la Main Rouge. Et il me semble déjà miraculeux que ton cœur et ton âme se soient sortis indemnes de cette expérience. » « Mais… mais… » Alors qu’il commençait à se souvenir de ce que le vieil homme avait dit avant que le mur de l’oubli ne s’effondrât, libérant les souvenirs de cette terrible nuit, – la Nuit des Pierres, l’avait appelé le Docteur, – Simon se sentit de nouveau surpris et confus. « Mais je pensais que vous aviez dit que Ineluki et sa… sa Main Rouge… étaient morts ? » « Morts, oui ; leurs enveloppes terrestres se sont totalement consumées lors de leurs derniers instants. Mais quelque chose a survécu : quelqu’un ou quelque chose a été capable de recréer Peine. D’une manière ou d’une autre, et il n’a pas été nécessaire d’attendre ton histoire pour l’apprendre, car c’est pour cette même raison que fut créée la Ligue du Parchemin, Ineluki et sa Main Rouge survécurent : sous la forme de rêves ou de pensées incarnés, peut-être ; des ombres dont l’existence n’était maintenue que par la haine et les effroyables runes du dernier sort d’Ineluki. Quoi qu’il en soit, les ténèbres qui étaient l’esprit d’Ineluki à l’ultime instant ne disparurent pas. « Le Roi Eahlstan Fiskerne s’assit trois siècles plus tard sur le trône du Hayholt, le château bâti sur les ruines d’Asu’a. Eahlstan était un homme sage qui cherchait la connaissance ; il découvrit dans les ruines qui se trouvaient sous le Hayholt des choses qui lui permirent de comprendre qu’Ineluki n’avait pas entièrement été défait. Il forma la Ligue dont je suis membre, et qui se réduit très vite, maintenant que nous avons perdu Morgénès et Ookequk, pour que l’ancien savoir ne soit pas perdu. Non seulement le savoir concernant le sombre seigneur de Sithis, mais également sur d’autres sujets, car il se passait alors des choses maléfiques dans le nord d’Osten Ard. À mesure que passaient les années, il fut découvert, ou plutôt présumé, qu’Ineluki, ou son esprit, ou son ombre, ou sa volonté incarnée, s’était manifesté chez les seuls êtres susceptibles de l’accueillir. « Les Norns ! » s’exclama Binabik, comme si un banc de brume s était soudain dissipé devant ses yeux. « Les Norns, approuva Jarnauga. Je pense qu’au début, même les Renards Blancs n’avaient pas compris ce qu’il était devenu ; ensuite, son influence sur Sturmrspeik est devenue trop importante pour que quiconque puisse lui dire non. Sa Main Rouge était également revenue avec lui, mais sous une forme jamais vue sur terre. » « Et nous qui pensions que le Löken qu’adoraient les Rimmersleutes Noirs n’était que notre ancien dieu du feu de l’époque païenne ! » s’exclama Isgrimnur, songeur. « Si j’avais su à quel point ils s’étaient écartés de la lumière… » Il passa la main sur l’Arbre qui pendait à son cou. « Usires ! » jura-t-il doucement. Le prince Josua, qui écoutait en silence depuis longtemps, se pencha en avant. « Mais pourquoi, si c’est vraiment ce démon surgi du passé qui est notre véritable ennemi, ne se montre-t-il pas lui-même ? Pourquoi joue-t-il ce jeu étrange avec mon frère Élias ? » « Je crois que nous en arrivons au point où mes longues années d’études sur les hauteurs de Tungoldyr ne sont plus d’aucun secours », concéda Jarnauga. « J’ai observé, j’ai écouté, et j’ai observé encore, car c’était ce que je devais faire, mais deviner ce qui se passe dans l’esprit d’un être comme le Roi de l’Orage est plus que je n’en puis faire. » Ethelferth de Tinsett se leva et s’éclaircit la gorge. Josua lui fit signe de parler. « Si tout ceci est vrai… et ma tête tourne devant tout cela, je puis vous le dire… alors peut-être… peut-être que je peux répondre à la dernière question. » Il regarda autour de lui, comme s’il s’attendait à être hué pour sa présomption ; mais, ne lisant sur les visages qui l’entouraient qu’inquiétude et confusion, il s’éclaircit la gorge une nouvelle fois et poursuivit. « Le Rimmersleute », il fit un signe de tête en direction de Jarnauga, « a dit que c’était notre Eahlstan Fiskerne qui avait le premier pris conscience du retour de ce Roi de l’Orage. C’est-à-dire trois cents ans après que Fingil a pris le Hayholt, quel qu’ait été son nom à l’époque. Deux siècles ont passé depuis lors. Il me semble que ce… démon, je suppose, a mis bien longtemps à reprendre des forces. « Or, poursuivit-il, nous savons tous, du moins ceux dont le domaine est bordé d’avides voisins », il détourna vivement les yeux en direction d’Ordmaer, mais le gros baron, qui était pâle depuis bien longtemps déjà, semblait insensible aux allusions, même marquées, « que le meilleur moyen de gagner sans grand risque le temps de renforcer ses positions est de s’assurer que ses voisins se battent l’un l’autre. Il me semble que c’est ce qui est en train de se passer. Ce démon rimmersleute offre un cadeau à Élias, qui va se battre avec ses barons et ducs et tous les autres. » Ethelferth regarda autour de lui, souleva sa tunique et s’assit. « Ce n’est pas un “démon rimmersleute”, gronda Einskaldir. Nous sommes de confession Aédonite. » Josua ignora le commentaire du guerrier nordique. « Il y a du vrai dans ce que vous dites, seigneur Ethelferth, mais je crois que tous ceux qui connaissent Élias s’accorderont pour dire qu’il suit également ses propres desseins. » « Il n’a certes pas eu besoin de démon sithi pour me voler mes terres », dit amèrement Isgrimnur. « Néanmoins, reprit Josua, je trouve malheureusement Jarnauga, et Binabik d’Yiqanuc… et le jeune Simon, qui fut l’apprenti du docteur Morgénès, par trop dignes de foi. J’aimerais pouvoir dire que je n’ai pas cru à ces histoires. Je ne sais pas encore que croire, mais je ne puis écarter leur témoignage. » Il se tourna une fois encore vers Jarnauga, qui attisait le feu le plus proche avec un tisonnier. « Si la sinistre mise en garde que tu es venu faire est vraie, alors dis-moi une chose : que veut Ineluki ? » Le vieil homme garda les yeux fixés sur le feu, et l’attisa vigoureusement. « Comme je l’ai dit, prince Josua, ma tâche était d’être les yeux de la Ligue. Tant Morgénès que le maître du jeune Binabik savaient beaucoup mieux que moi ce qui pouvait se passer dans la tête du maître du Pic de l’Orage. » Il leva la main, comme pour retenir d’autres questions. « Si je devais deviner, je dirais simplement ceci : pensez à la haine qui a maintenu Ineluki en vie dans le néant, et l’a ramené des feux de sa propre mort… » « Alors ce que veut Ineluki », la voix de Josua emplit la salle sombre et muette, « c’est la vengeance ? » Jarnauga ne leva pas les yeux des braises. « Nous avons bien des éléments à peser », dit le maître de Naglimund, « pour des décisions qui ne peuvent être prises à la légère. » Il se leva, grand et pâle, son visage fin un masque protégeant ses pensées secrètes. « Nous nous retrouverons ici demain au coucher du soleil. » Il sortit, entouré de deux gardes à la cape grise. Dans la grande salle, les hommes se tournèrent pour se regarder les uns les autres, puis se levèrent et se réunirent en petits groupes silencieux. Simon vit Miriamélé, qui n’avait pas eu une seule occasion de parler, quitter la pièce entre Einskaldir et le duc Isgrimnur, qui traînait la jambe. « Viens, Simon », dit Binabik en le tirant par la manche. « Je pense que je vais laisser Qantaqa courir un peu, maintenant que la pluie est plus gentille. Il faut savoir profiter de telles choses. À ce jour, on ne m’a pas ôté mon goût de réfléchir en marchant avec le vent sur le visage… et j’ai beaucoup à penser. » « Binabik », dit Simon, qui sentit soudain toutes les fatigues et les surprises de cette journée peser sur ses épaules, « tu te souviens du rêve que j’ai fait… que nous avons tous fait… dans la maison de Géloé ? Le Pic de l’Orage… et ce livre ? » « Oui », répondit gravement le petit homme. « C’est une des choses qui m’inquiètent beaucoup. Les mots, les mots que tu as vus : ils attrapent mon attention. J’ai une grande peur qu’ils cachent une énigme d’absolue importance. » « Du… Du Swar… » Simon se débattit avec ses souvenirs confus. « Du… » « Du Svardenvyrd ; voilà le nom, soupira Binabik. L’Arcane des Épées. » L’air chaud pesait douloureusement sur le visage nu et glabre de Pryrates, mais il s’interdisait de laisser paraître le moindre embarras dans son expression. Alors qu’il traversait le niveau des forges, ses robes volant, il eut le plaisir de voir que les ouvriers, qui étaient, eux, masqués et lourdement harnachés, le regardaient et s’écartaient sur son passage. Allègre dans la lumière palpitante des forges, il jubila en imaginant un instant qu’il était un seigneur démon arpentant les voies dallées de l’Enfer, et que s’éparpillaient sur son chemin les petits diables de second ordre. Son humeur retomba peu après, et il se renfrogna. Il était arrivé quelque chose à ce misérable petit résidu de magicien, Pryrates le savait. Il l’avait senti aussi clairement que si quelqu’un l’avait frappé avec un objet effilé. Il existait entre eux un lien étrange et ténu depuis la Nuit des Pierres ; cela l’irritait et le dérangeait dans sa concentration. Les événements de cette nuit-là avaient été trop importants, trop dangereux pour tolérer la moindre interférence. Maintenant, le garçon repensait à cette nuit, et racontait probablement tout ce qu’il savait à Lluth, ou à Josua, ou à quelqu’un. Il fallait absolument régler le problème de ce sale gosse trop curieux… Il s’arrêta devant le grand creuset et se redressa, les bras croisés sur sa poitrine. Il resta immobile un certain temps, déjà furieux, sa colère augmentant à mesure que durait son attente. Enfin, l’un des fondeurs se pressa dans sa direction, et posa maladroitement un genou à terre devant lui. « Comment pouvons-nous vous servir, Maître Pryrates ? » dit l’homme d’une voix étouffée par le linge humide qui lui couvrait le bas du visage. Le prêtre le fixa silencieusement des yeux assez longtemps pour que la gêne déjà visible sur son visage se transforme en véritable frayeur. « Où est ton contremaître ? » siffla-t-il. « Là-bas, mon Père. » L’homme tendit le bras vers l’une des sombres ouvertures du mur de la caverne. « Un des rouages du treuil est démis, Éminence. » Ce qui était tout à fait gratuit, puisqu’il n’était toujours officiellement que prêtre, mais ne sonnait pas mal à son oreille. « Eh bien… ? » reprit Pryrates. L’homme ne répondit pas, et Pryrates le frappa violemment au menton. « Eh bien va le chercher ! » cria-t-il d’un voix perçante. Après l’avoir salué en inclinant la tête, l’homme s’éloigna, ses vêtements rembourrés lui donnant l’allure d’un jeune enfant. Pryrates était conscient des gouttelettes de sueur qui se formaient sur son front et de l’air vicié des fournaises qui semblait cuire ses poumons de l’intérieur, mais un bref sourire se dessina néanmoins sur son visage. Il avait connu bien pire : Dieu, ou qui que ce soit, savait qu’il avait connu bien pire. Le contremaître arriva enfin, immense et posé. Sa taille, lorsque cessa son pas traînant et qu’il s’immobilisa au-dessus de Pryrates, pouvait presque à elle seule être considérée comme une insulte. « Je suppose que tu sais pourquoi je suis là ? » dit le prêtre, ses yeux noirs brillant et sa bouche raidie par la contrariété. « Pour les machines », répondit l’autre d’une voix calme teintée d’une joie puérile. « Oui, pour les machines de guerre ! » reprit sèchement Pryrates. « Et enlève ce maudit masque, Inch, que je te voie quand je te parle. » Le contremaître tendit une patte aux poils hérissés et ôta la pièce de toile. Son visage détruit, couvert de cicatrices de brûlures autour de l’orbite vide de son œil droit, renforça l’impression qu’avait le prêtre de se trouver dans l’une des antichambres de l’Enfer. « Les machines ne sont pas finies », dit opiniâtrement Inch. « Ai perdu trois hommes quand la grande s’est effondrée iordi dernier. Ça avance pas vite. » « Je sais qu’elles ne sont pas terminées. Prends d’autres hommes. Aédon sait qu’il y a bien assez d’inutiles au Hayholt. Nous allons faire travailler certains des nobles ; qu’ils attrapent donc quelques ampoules sur leurs mains délicates. Mais le roi veut qu’elles soient terminées. Maintenant. Il part en guerre dans dix jours. Dix jours, tu m’entends ? » L’unique sourcil d’Inch se dressa lentement, comme un pont-levis. « Naglimund. Il va à Naglimund, n’est-ce pas ? » Il y avait une lueur vorace dans son regard. « Ce n’est pas à ceux de ton rang de s’en inquiéter, pauvre singe balafré, dit Pryrates d’un ton méprisant. Contente-toi de les finir ! Tu sais pour quelle raison cette position t’a été accordée ; mais nous pouvons la reprendre… » Pryrates pouvait sentir le regard d’Inch dans son dos lorsqu’il s’éloigna ; il devinait sa présence massive dans la lumière enfumée et vacillante. Il se demanda de nouveau s’il avait été judicieux de laisser cette brute vivre, et, dans le cas contraire, si l’erreur devait être rectifiée. Le prêtre avait atteint l’un des larges paliers, avec des couloirs partant à gauche et à droite et une nouvelle rangée de marches devant lui, lorsqu’une silhouette sombre sortit abruptement de l’ombre. « Pryrates ? » Le prêtre, dont les nerfs étaient si solides qu’il n’aurait peut-être pas crié s’il avait été frappé avec une hache, sentit néanmoins le rythme de son cœur accélérer. « Votre majesté », dit-il d’un ton égal. Élias, en une parodie involontaire des ouvriers de la fonderie que Pryrates venait de quitter, portait la capuche de sa cape noire tirée sur le visage. Il était toujours vêtu ainsi ces jours-ci, du moins lorsqu’il quittait ses quartiers ; et l’épée était toujours à son côté. L’obtention de cette épée avait apporté au roi un pouvoir que bien peu de mortels avaient jamais possédé, mais qui n’était pas venu sans contrepartie. Le prêtre rouge était assez sage pour savoir que l’équilibre de marchés de cette sorte était une science délicate. « Je… je ne peux pas dormir, Pryrates. » « Cela est compréhensible, ô mon roi. Vos épaules supportent bien des fardeaux. » « Tu m’aides… pour nombre d’entre eux. Tu t’es chargé des machines de guerre ? » Pryrates hocha la tête, puis réalisa qu’Élias, encapuchonné, ne le voyait peut-être pas dans ces escaliers obscurs. « Oui, sire. J’adorerais brûler Inch, ce porc de contremaître, sur l’un des ses propres feux. Mais nous les aurons, sire, d’une façon ou d’une autre. » Le roi resta silencieux un long moment, et caressa la garde de son épée. « Naglimund doit être écrasée, dit enfin Élias. Josua me défie. » « Ce n’est plus votre frère, sire ; ce n’est plus que votre ennemi », dit Pryrates. « Non, non, répondit lentement Élias, en réfléchissant profondément. Il est mon frère. C’est précisément pour cette raison qu’il ne peut lui être permis de me défier. Cela me semble évident. N’est-ce pas évident, Pryrates ? » « Bien sûr, votre Majesté. » Le roi resserra sa cape comme pour se protéger d’un vent froid, mais l’air qui montait était lourd de la chaleur des forges. « As-tu enfin trouvé ma fille, Pryrates ? » demanda soudain Élias en relevant les yeux. Le prêtre pouvait à peine deviner la lueur des yeux et l’ombre du visage du roi dans la caverne que formait sa capuche. « Comme je vous l’ai dit, sire, si elle ne s’est pas rendue à Nabban, où se trouve la famille de sa mère, et nos espions pensent qu’elle n’y est pas, alors elle est à Naglimund avec Josua. » « Miriamélé. » Le nom, prononcé en un souffle, résonna dans les escaliers. « Il faut que je la retrouve, il le faut ! » Le roi tendit sa main ouverte, et la referma lentement en un poing devant lui. « Elle est la seule bonne chose que je sauverai de la coquille brisée que sera la maison de mon frère. Je réduirai le reste en cendres. » « Vous en avez maintenant la force, ô mon roi, dit Pryrates. Et vous avez de puissants alliés. » « Oui. » Le roi hocha lentement la tête. « Oui, c’est vrai. Et que fait ce chasseur, ce Ingen Jegger ? Il n’a pas trouvé ma fille, mais il n’est pas revenu non plus. Où est-il ? » « Il poursuit toujours le gamin du magicien, Majesté. C’est devenu une sorte de… de rancune personnelle. » Pryrates fit un geste de la main, comme pour chasser le désagréable souvenir du Rimmersleute Noir. « D’importants efforts, me semble-t-il, ont été consacrés à la recherche de ce garçon qui, d’après tes dires, connaît quelques-uns de nos secrets. » Le roi grimaça et parla sèchement. « J’aurais aimé que la même énergie fût consacrée à celle qui est ma chair et mon sang. Je ne suis pas satisfait. » Durant un instant, ses yeux brillèrent de colère dans l’ombre de sa capuche. Il se détourna pour s’en aller, mais s’immobilisa. « Pryrates ? » La voix du roi avait de nouveau changé. « Oui, sire ? » « Crois-tu que je dormirai mieux… lorsque Naglimund sera tombée et que j’aurai retrouvé ma fille ? » « J’en suis certain, ô mon roi. » « Bien. Cela me fera encore plus plaisir, dans ce cas. » Élias s’éloigna doucement à travers le couloir sombre. Pryrates ne bougea pas, mais tendit l’oreille alors que le bruit des pas du roi se mêlait à celui des marteaux d’Erkynée qui résonnaient d’un ton monotone dans les profondeurs des cavernes. 34. Les Épées Oubliées Vorzheva était furieuse. Le pinceau tremblait dans sa main, et la ligne rouge s’était poursuivie sur son menton. « Regardez ce que j’ai fait ! » dit-elle, la colère épaississant son lourd accent thrithing. « Vous êtes cruel de me presser ainsi. » Elle s’essuya la bouche avec un mouchoir et recommença. « Par Aédon, femme, il se prépare des choses bien plus importantes que de se peindre les lèvres ! » Josua se releva et se remit à tourner en rond. « Ne me parlez pas ainsi, messire ! Et ne marchez pas comme cela derrière moi », elle fit un signe de la main, cherchant ses mots. « À passer, et repasser sans cesse. Si vous devez me renvoyer dans le couloir comme une fille à soldats, je peux tout de même me préparer. » Le prince attrapa un tisonnier, et se pencha pour attiser les braises. « Vous n’êtes pas “renvoyée dans le couloir”, ma dame. » « Si je suis effectivement votre dame, se renfrogna Vorzheva, alors pourquoi ne pas me laisser rester ? Vous avez honte de moi. » « Parce que nous allons parler de choses qui ne vous concernent pas. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous nous préparons à la guerre. Je suis désolé si cela vous cause quelque désagrément. » Il grogna et se releva, puis reposa doucement le tisonnier contre la cheminée. « Allez donc parler avec les autres clames. Et soyez heureuse de ne pas avoir à supporter les mêmes fardeaux que moi. » Vorzheva se retourna pour lui faire face. « Les autres dames me haïssent ! » s’exclama-t-elle, une mèche de cheveux noirs se balançait sur sa joue. « Je les entends chuchoter à propos de la traînée que Josua a ramenée des prairies. Et je les hais moi aussi, ces vaches nordiques ! Sur les terres de mon père, elles seraient fouettées pour ce… ce… » Elle se débattait avec cette langue qui ne lui était pas encore tout à fait familière. « …Cet irrespect ! » Elle inspira longuement pour calmer ses tremblements. « Pourquoi êtes-vous si froid avec moi, messire ? » demanda-t-elle enfin. « Et pourquoi m’avez-vous amenée ici, dans ce pays froid ? » Le prince leva la tête, et durant un instant, son visage sévère s’adoucit. « Je me le demande parfois. » Il agita lentement la tête. « S’il vous plaît, si la compagnie des autres dames de la cour vous déplaît, allez demander au ménestrel de chanter pour vous. S’il vous plaît. Je ne veux pas de ce genre de discussion ce soir. » « Ni aucun autre soir, ajouta sèchement Vorzheva. Vous semblez ne plus vouloir de moi. Mais toutes ces vieilles choses, oui ! Elles, elles vous intéressent ! Vous et vos vieux livres ! » Josua commençait à perdre patience. « Les événements dont nous allons parler ce soir sont anciens, en effet, mais concernent notre lutte actuelle. Malédiction, femme, je suis le prince de ce domaine, et ne puis échapper à mes responsabilités ! » « Vous y arrivez mieux que vous ne le croyez, prince Josua », répondit-elle d’un ton glacial, en jetant sa cape sur ses épaules. Lorsqu’elle atteignit la porte, elle se retourna. « Je déteste cette façon que vous avez de ne penser qu’au passé : aux anciens livres, aux anciennes batailles, à anciennes histoires… » ses lèvres se retroussèrent. « …aux anciennes amours. » La porte se referma derrière elle. « Je vous remercie, Prince, de nous recevoir dans vos quartiers », dit Binabik. Son visage rond semblait troublé. « Je n’aurais pas fait une telle demande si je n’avais pas pensé que c’était important. » « Bien sûr, Binabik, répondit le prince. Je préfère moi aussi parler en des endroits plus calmes. » Le troll et le vieux Jarnauga avaient tiré de durs tabourets de bois pour s’asseoir près de Josua à sa table. Le père Strangyeard, qui les avait accompagnés, faisait sans bruit le tour de la pièce en observant les tapisseries. Après toutes ces années passées à Naglimund, c’était la première fois qu’il avait l’occasion de pénétrer dans les quartiers de Josua. « Ma tête tourne encore de tout ce que j’ai entendu hier soir », dit Josua. Puis il fit un signe de la main en direction des parchemins que Binabik avait déroulés devant lui. « Et vous venez me dire qu’il est encore d’autres choses que je dois savoir ? » Le prince eut un triste sourire. « Dieu a dû vouloir me châtier, en m’infligeant le cauchemar qu’est déjà le commandement d’un château assiégé et en y ajoutant tout cela. » Jarnauga se pencha en avant. « Autant qu’il vous en souvienne, prince Josua, ce n’est pas d’un cauchemar dont il est question, mais d’une sombre réalité. Aucun d’entre nous ne doit se permettre le luxe de penser que tout cela est hypothétique. » « Le père Strangyeard et moi avons fouillé de longues journées les archives du château, dit Binabik. Depuis mon arrivée, nous cherchons à comprendre le sens de l’Arcane des Épées. » « Ah, ton rêve, tu veux dire ; celui dont tu m’as parlé ? » demanda Josua, en feuilletant distraitement les pages d’écriture posées sur la table. « Celui que toi et le garçon avez fait dans la maison de la sorcière ? » « Et ils ne sont pas les seuls, déclara Jarnauga, ses yeux vifs aussi intenses que des éclats de glace bleue. Les dernières nuits avant que je ne quitte Tungoldyr, j’ai moi aussi rêvé d’un grand livre. Du Svardenvyrd était écrit dessus en lettres de feu. » « J’ai déjà entendu parler du livre du prêtre Nisses, évidemment, dit le prince en acquiesçant de la tête. À l’époque où j’étais un jeune étudiant chez les frères Usiréens. C’était une œuvre impie, mais elle n’existe plus. Vous n’allez tout de même pas me dire que vous en avez trouvé une copie dans la bibliothèque du château ? » « Non, et ce n’est pas faute d’avoir cherché, répondit Binabik. S’il en existait une quelque part, à l’exception peut-être du Sancellan Aedonitis, elle serait ici. Strangyeard a rassemblé une bibliothèque qui est une grande merveille. » « Trop aimable », dit l’archiviste en restant tourné vers le mur et en l’étudiant comme s’il s’agissait d’une tapisserie pour que la rougeur inconvenante que ce compliment avait fait monter à ses joues ne vînt pas ternir sa réputation d’historien réfléchi. « En fait, malgré toutes les profondes recherches de Strangyeard et de moi, c’est Jarnauga qui a en partie résolu notre problème », poursuivit Binabik. Le vieil homme se pencha en avant et tapota d’un doigt décharné le parchemin. « C’était en fait un coup de chance qui Je l’espère, est de bon augure pour nous tous. Morgénès m’avait transmis il y a bien longtemps une série de questions sur Nisses, qui était, comme vous le savez, un Rimmersleute tout comme moi. Il avait besoin de ces informations pour combler des lacunes dans son récit de la vie de votre père, le Roi Jean. Je crains de ne pas lui avoir été d’une grande aide. Je lui ai dit ce que je savais. Mais je me suis souvenu de sa requête. » « Et, dit Binabik, très excité, autre coup de bénédiction : la seule chose que le jeune Simon a sauvée de la destruction des quartiers de Morgénès était… ce livre ! » Il attrapa une feuille de parchemin dans sa petite main brune et l’agita. « “La Vie et le Règne du Roi Jean Presbytère, par Morgénès Ercestrès”, le docteur Morgénès d’Erchester. D’une autre manière encore, le docteur est avec nous ici ! » « Nous lui devons plus que nous ne saurons jamais le dire, dit solennellement Jarnauga. Il avait prévu que viendraient des jours noirs, et avait pris de nombreuses dispositions, dont certaines nous sont à ce jour encore inconnues. » « Mais le plus important en cet instant de maintenant, s’exclama le troll, c’est ce livre : sa vie de Jean Presbytère. Regardez ! » Il plongea la pile de parchemins dans les mains de Josua. Le prince les feuilleta, puis releva les yeux en souriant faiblement. « La lecture de la langue archaïque et inextricable de Nisses me replonge dans mes années d’études, quand j’explorais les archives du Sancellan Aedonitis. » Il secoua la tête avec une expression de regret. « Tout cela est fascinant, bien sûr, et j’espère sincèrement avoir un jour le temps de lire l’œuvre de Morgénès, mais je ne comprends toujours pas. » Il souleva la page qu’il avait lue. « Il décrit ici le forgeage de l’épée Peine, mais je n’y vois aucune information que Jarnauga ne nous ait déjà donnée. Alors en quoi cela pourra-t-il nous aider ? » Binabik, avec la permission de Josua, reprit le manuscrit. « Nous devons regarder plus près, Prince Josua, dit-il. Morgénès cite Nisses, et le fait qu’il a avec réalité lu au moins une partie de Du Svardenvyrd confirme encore pour moi l’étendue de son ingéniosité. Il cite Nisses comme parlant de deux autres “Grandes Épées”. Deux en plus de Peine. Permettez-moi de vous lire ce qui est d’après Morgénès les propres mots de Nisses. » Binabik s’éclaircit la gorge et commença. « La première Grande Épée vint, en sa forme originelle, des hauteurs du Ciel il y a plus de mille années. « Usires Aédon, que nous, enfants de notre Mère l’Église, appelons le Fils et l’Avatar de Dieu, resta suspendu neuf jours et neuf nuits, cloué en Ses Mains et en Ses Pieds sur l’Arbre de l’Exécution, devant le Temple de Yuvénis à Nabban. Ce Yuvénis était le dieu païen de la Justice, et l’empereur Nabbanais avait pris coutume de clouer tout criminel que sa cour condamnait aux épaisses branches de l’Arbre de Yuvénis. Ainsi resta suspendu Usires du Lac, coupable de sacrilège et de rébellion pour avoir proclamé le Dieu Unique, Tête en bas, telle une carcasse de bœuf. « Il y eut, cette Neuvième nuit, un grand Hurlement et un éclair ; puis une puissante Boule de Feu venue des deux s’abattit et fracassa le Temple en un millier d’éclats, tuant tous les prêtres païens et les juges qui se trouvaient à l’intérieur. Lorsque la poussière et la fumée se furent dispersées, le Corps d’Usires Aédon avait disparu. Une immense clameur s’éleva, qui annonçait que Dieu L’avait ramené en Son Paradis et avait puni Ses ennemis, même si d’autres prétendirent que les patients disciples d’Usires avaient emporté Son corps et s’étaient enfuis dans la Confusion qui régnait. Ces sceptiques furent rapidement réduits au silence, et l’Annonce du miracle se répandit à travers tous les quartiers de la Cité. Ainsi commença la chute des dieux païens de Nabban. « Au centre des ruines fumantes du Temple se trouvait maintenant une grande et bouillonnante Pierre. Les Aédonites proclamèrent qu’il s’agissait de l’autel païen, fondu par les Feux vengeurs du Dieu Unique. « Moi, Nisses, pense qu’il s’agissait plutôt d’une Étoile enflammée tombée des cieux sur la Terre comme il se le produit à l’Occasion. « Ensuite, de cette masse fondue une part fut prélevée, que les Maîtres Forgerons de l’empereur jugèrent Exploitable, et le métal du ciel fut martelé en une Grande Épée. En souvenir des branches cinglantes qui avaient lacéré le Dos d’Usires, l’épée-étoile, comme je la suppose être, fut nommée ÉPINE, et un immense pouvoir était en elle… » « Ainsi, dit Binabik, l’épée Épine, transmise par héritage dans la ligne des seigneurs de Nabban, arriva enfin… » « À Sire Camaris, l’ami adoré de mon père, termina Josua. Les histoires chantant Épine, l’épée de Camaris, sont nombreuses, mais je ne savais pas, jusqu’à ce jour, d’où elle venait… si l’on peut croire Nisses. Ce passage a quelque chose d’hérétique. » « Celles de ses affirmations qui ont pu être comparées à des faits s’y mesurent admirablement bien, votre Altesse », dit Jarnauga en lissant sa barbe. « Quoi qu’il en soit, reprit Josua, que cela veut-il dire ? L’épée de Camaris a disparu avec lui lorsqu’il s’est perdu en mer. » « Permettez-moi de partager d’autres écrits de Nisses, répondit Binabik. Celui-ci, dans lequel il parle de la troisième partie de notre énigme. » « La deuxième des Grandes Épées vint de la Mer, et traversa l’océan salé de l’Ouest jusqu’à Osten Ard. « Depuis un certain nombre d’années, les Barbares débarquaient régulièrement en ces terres depuis le lointain et froid Pays qu’ils appelaient Ijsgard, pour reprendre aussitôt la mer, dès leur pillage terminé. « Il se passa alors que, pour quelque Tragédie ou Événement funeste en leur pays natal, les hommes d’Ijsgard abandonnèrent leurs terres pour amener leurs familles en bateau à Osten Ard, et s’établirent à Rimmersgard dans le nord, pays de ma Propre, et bien plus récente, naissance. « Lorsqu’ils eurent débarqué, leur roi Elvrit remercia Udun et leurs autres dieux Païens, puis ordonna que la quille de fer de son Bateau-dragon fût fondue en une épée pour protéger son Peuple en leur nouveau pays. « Ainsi fut donc fait, et la quille fut confiée aux Dvernings, une race Secrète et habile, qui séparèrent le métal Pur et Singulier par des moyens inconnus, puis forgèrent une longue épée brillante. « Mais, durant la négociation du paiement le Roi Elvrit et le maître des Dvernings se disputèrent, et le roi tua le forgeron et emporta l’épée sans la payer, ce qui fut plus tard la cause de bien des Malheurs. « Pensant à leur arrivée en ce nouveau pays, Elvrit nomma son épée MINNEYAR, qui signifie “l’Année du Souvenir”. » Le troll acheva sa lecture, et s’approcha de la table pour boire à l’aiguière d’eau qui s’y trouvait. « Donc, Binabik d’Yiqanuc, deux puissantes épées, dit Josua. Les années ont peut-être émoussé mon esprit, mais je ne vois pas quelle importance elles peuvent avoir pour nous. » « Trois épées, énonça Jarnauga. En comptant Jingizu, d’Ineluki, celle que nous appelons Peine. Trois grandes épées. » « Il faut que vous lisiez ce dernier extrait du livre de Nisses que cite Morgénès, Prince Josua », dit Strangyeard en se joignant enfin à eux. Il ramassa les parchemins que Binabik avait posés sur la table. « Ici, s’il vous plaît. Ce chant provenant de la fin des écrits du fou. » « Lorsque le froid touchera la cloche de Claves… lut Josua à haute voix, « Et que les ombres arpenteront les voies Lorsque l’eau noircira dans le puits il faudra que trois épées reviennent « Lorsque le Bukken sortira soudain de terre Et que les Hunën descendront des hauteurs Lorsque les cauchemars étrangleront les rêves il faudra que trois épées reviennent « Pour changer la cadence des pas du destin Pour disperser les brumes épaisses du temps Si de bonne heure résiste trop tard il faudra que trois épées reviennent… » « Je crois… je crois que je comprends, dit le prince avec un intérêt croissant. Cela ressemble à une prophétie s’appliquant à notre époque, comme si Nisses avait de quelque manière su qu’Ineluki reviendrait un jour. » « Oui », répondit Jarnauga en peignant sa barbe avec ses doigts tout en regardant par-dessus l’épaule de Josua. « Et apparemment, si l’on veut avoir une chance de redresser la situation, “il faudra que trois épées reviennent”. » « Notre compréhension, prince, dit Binabik, est que si il existe une façon de vaincre le Roi de l’Orage, c’est de trouver les trois épées. » « Les trois épées dont parle Nisses ? » demanda Josua. « C’est ce qu’il semble. » « Mais, si ce qu’a vu le jeune Simon est vrai, Peine est déjà dans les mains de mon frère. » Le prince fronça les sourcils, sa réflexion creusant des rides sur son front pâle. « S’il était facile d’y aller et de la lui prendre dans le Hayholt, nous ne serions pas terrés ici à Naglimund. » « Nous nous inquiéterons de Peine en dernier, Prince, dit Jarnauga. Nous devons d’abord nous consacrer aux deux autres. On vante mes yeux et mon regard aiguisé, mais cela ne me permet pas pour autant de lire l’avenir. Une occasion se présentera peut-être de ravir son épée à Élias, ou il fera peut-être une erreur. Non, nous devons tout d’abord trouver Épine et Minneyar. » Josua s’enfonça dans sa chaise, croisa les jambes, et appuya ses mains ouvertes sur ses yeux fermés. « Tout ceci est insensé ! s’exclama-t-il. Comment un homme peut-il survivre en de tels temps ? Un rude hiver au mois de yuven… l’éruption du Roi de l’Orage qui est en réalité un prince sithi mort… et maintenant une quête désespérée pour trois épées qui ont depuis longtemps disparu ! Folie que tout cela ! » Il ouvrit les yeux et se redressa. « Mais que pouvons-nous faire ? Je vous crois… Je dois être fou, moi aussi. » Le prince se leva et commença à arpenter la pièce. Les autres l’observèrent, heureux d’avoir, malgré la minceur de leur espoir, réussi à convaincre Josua de l’étrange et sinistre réalité. « Père Strangyeard, dit-il enfin, pouvez-vous aller chercher le duc Isgrimnur ? J’ai renvoyé mes pages et mes autres serviteurs pour que nous puissions parler en toute quiétude. » « Certainement », répondit l’archiviste, qui s’empressa de quitter la pièce, ses robes volant autour de sa silhouette maigre. « Quoi qu’il arrive, dit Josua, j’aurai de nombreuses explications à donner ce soir, durant le Raed. Je veux avoir Isgrimnur à mes côtés. Les barons le voient comme un homme de bon sens, alors que je reste parfois suspect à leurs yeux, en raison des années que j’ai passées à Nabban et de mes manières étranges. » Le prince eut un sourire fatigué. « Si toutes ces choses folles sont vraies, alors notre tâche sera plus complexe encore. Mais si le duc d’Elvritshalla me soutient, je crois que les barons me soutiendront aussi. Ceci dit, je n’irai pas jusqu’à partager ces dernières informations avec eux, même si elles apportent une lueur d’espoir : je doute fortement de la capacité qu’auraient certains seigneurs à garder de telles choses secrètes. » Le prince soupira. « Les choses étaient déjà bien assez difficiles lorsque Élias était notre seul ennemi. » Il resta un instant les yeux fixés sur les flammes dans la cheminée. Ses yeux brillèrent comme s’ils étaient humides. « Mon pauvre frère. » Binabik leva les yeux, surpris par le ton du prince. « Mon pauvre frère, répéta Josua. Il doit vivre un véritable cauchemar ! Le Roi de l’Orage ! Les Renards Blancs ! Je ne peux pas croire qu’il ait su ce qu’il faisait. » « Quelqu’un avait la compréhension de ce qu’ils faisaient, Prince, déclara le troll. Le maître du Pic de l’Orage et ses laquais ne vont pas, selon ma pensée, danser de maison en maison comme des colporteurs pour vendre leur marchandise. » « Oh ! je ne doute pas un seul instant que Pryrates les ait sollicités d’une façon ou d’une autre, dit Josua. Je connais sa soif malsaine pour toutes les connaissances interdites des temps anciens, depuis l’époque du séminaire chez les frères Usiréens. » Il secoua tristement la tête. « Mais Élias, même s’il a le courage d’un ours, s’est toujours méfié des secrets des livres anciens, et a toujours dédaigné l’érudition. Il a toujours craint de parler des esprits et des démons. Cela a encore empiré après… après la mort de sa femme. Je me demande quelle promesse a pu lui faire accepter les terreurs qui accompagnent un tel marché. Je me demande s’il regrette maintenant ce qu’il a fait. Quels effroyables alliés ! Quelle imprudence insensée ! Pauvre Élias… » Il pleuvait toujours, et, lorsque Strangyeard revint avec le duc, ils étaient tous les deux trempés pour avoir traversé la cour. Isgrimnur se tenait dans l’embrasure de la porte de la chambre d’Élias et trépignait comme un cheval nerveux. « J’étais en train de m’occuper de ma femme, expliqua-t-il. Elle et les autres femmes ont quitté Elvritshalla avant l’arrivée de Skali, et se sont rendues chez le Thane Tonnrud, son oncle. Elle vient d’arriver avec une demi-douzaine de mes hommes et une vingtaine de femmes et d’enfants. Elle a les doigts gelés, ma pauvre Gutrun. » « Je suis désolé de te faire appeler loin d’elle, Isgrimnur ; surtout si elle est blessée », s’excusa le prince, en se levant pour prendre la main du vieux duc dans la sienne. « Bah, je ne peux pas faire grand-chose. Elle a nos filles pour s’occuper d’elle. » Il fronça les sourcils, mais il y avait de la fierté dans sa voix. « C’est une forte femme. Elle m’a donné des fils solides. » « Et nous viendrons en aide à Isorn, ton aîné ; ne t’inquiète pas. » Josua mena Isgrimnur jusqu’à la table, puis lui tendit le manuscrit de Morgénès. « Il semble, par contre, que. nous allons devoir mener plus d’une bataille. » Lorsque le duc eut lu le passage concernant l’Arcane des Épées et eut posé quelques questions, il se replongea dans le manuscrit. « C’est ce chant, n’est-ce pas ? » demanda-t-il enfin. « Vous pensez que c’est la clef de toute cette histoire ? » « Si vous parlez des clefs de la sorte qui ferme les portes », répondit Jarnauga, « oui, nous l’espérons. Car c’est ce que nous devons faire, semble-t-il. Trouver les épées de la prophétie de Nisses, les épées qui permettront de tenir le Roi de l’Orage à distance. » « Mais le garçon prétend qu’Élias possède l’épée sithie, et j’ai d’ailleurs vu qu’il portait une arme étrange le jour où il m’a dit que je pouvais rentrer à Elvritshalla. Une grande épée à l’étrange apparence. » « Cela, nous le savons, Duc, interrompit Binabik. Ce sont les deux autres que nous voulons trouver. » Le duc fixa sur Binabik un regard méfiant. « Et que veux-tu de moi, petit homme ? » « Uniquement ton aide, en tout ce qui te sera possible », dit Josua en tendant la main pour la poser sur l’épaule du Rimmersleute. « Et Binabik d’Yiqanuc est ici pour les mêmes raisons. » « Savez-vous quoi que ce soit sur ce qui est arrivé à Minneyar, l’épée d’Elvrit ? » demanda Jarnauga. « Je dois avouer que je devrais le savoir, puisque la Ligue a précisément été fondée pour réunir ce genre d’informations, mais Minneyar a déserté les histoires que nous connaissons. » « Je tiens tout cela de ma grand-mère, qui contait les histoires », dit Isgrimnur en mâchonnant sa moustache à mesure que les souvenirs lui revenaient. « Elle fut transmise à travers la lignée d’Elvrit jusqu’à Fingil Mainrouge, et de Fingil à son fils Hjeldin. Lorsque Hjeldin tomba de la tour, avec le cadavre de Nisses sur le sol derrière lui, elle fut prise par Ikferdig, un lieutenant de Hjeldin qui s’appropria également la couronne de Fingil et la maîtrise du Hayholt. » « Ikferdig est mort au Hayholt », dit timidement Strangyeard en se réchauffant les mains devant le feu. « On le surnomme “le Roi Brûlé” dans mes livres. » « Tué par le feu-dragon de Shurakaï le rouge, dit Jarnauga, rôti comme un lapin dans sa propre salle du trône. » « Donc », dit Binabik pensivement tandis que Strangyeard frémissait à l’idée de ce que venait de dire Jarnauga, « Minneyar est dans les murs du Hayholt, quelque part… si elle n’a pas été détruite par le souffle enflammé du dragon rouge. » Josua se releva et marcha jusqu’à la cheminée, devant laquelle il s’immobilisa pour observer la danse des flammes. Strangyeard s’écarta pour ne pas gêner le prince. « Une alternative confondante et bien peu agréable », dit Josua. Il grimaça et se tourna vers le père Strangyeard. « Vous êtes des hommes sages mais ne m’avez apporté aucune bonne nouvelle aujourd’hui. » L’archiviste sembla morose à l’écoute de ces mots. « Vous me dites tout d’abord que notre unique espoir est de retrouver trois épées légendaires, et vous m’expliquez ensuite que deux d’entre elles se trouvent dans la forteresse ennemie, si elles existent encore. » Le prince soupira, consterné. « Que savez-vous de la troisième ? Pryrates s’en sert pour couper sa viande à table ? » « Épine », dit Binabik en grimpant sur son tabouret pour se percher sur le rebord de la table. « L’épée du grand chevalier qu’était Camaris. » « Faite de la pierre-étoile qui détruisit le temple de Yuvénis à Nabban, ajouta Jarnauga. Mais elle a sûrement disparu en mer lorsque le grand Camaris est passé par-dessus bord dans la Baie de Firannos. » « Vous voyez ! » s’exclama rageusement Josua. « Deux épées dans les mains de mon frère, et la troisième livrée à l’étreinte plus forte encore de l’océan. Nous sommes condamnés avant même d’avoir commencé. » « Il ne fait aucun doute qu’il devait au départ sembler impossible que l’œuvre de Morgénès survive à sa mort et à la destruction de ses quartiers, dit Jarnauga d’une voix grave, puis traverse tant d’épreuves et de dangers pour arriver jusqu’à nous, et nous permette de lire la prophétie de Nisses. Mais elle a survécu. Et nous la tenons dans nos mains. Il y a toujours un espoir. » « Pardonnez-moi, prince, mais il semble qu’une seule chose est à faire, dit Binabik en hochant sagement la tête du haut de la table. C’est retour aux archives et nouvelles recherches jusqu’à trouver la réponse aux énigmes de Épine et des autres épées. Et nous devons trouver vite. » « Très vite, dit Jarnauga. Car nous perdons un temps aussi précieux que le diamant. » « Bien sûr, dit Josua en tirant sa chaise vers la cheminée et en s’y asseyant. Vous devez faire vite, mais je crains malheureusement qu’il ne soit déjà trop tard. » « Malédiction de malédiction de malédiction ! » s’exclama Simon, en jetant encore une fois depuis les remparts une nouvelle pierre dans les griffes du vent. Naglimund semblait se dresser au milieu d’un grand vide gris mousseux, une montagne dépassant d’une mer de pluie tourbillonnante. « Malédiction », ajouta-t-il en se penchant pour en ramasser une nouvelle sur le sol de pierre mouillé. Sangfugol se tourna vers lui, son délicat couvre-chef une masse molle posée sur sa tête. « Simon, dit-il d’un ton fâché, il faut choisir. D’abord, tu les maudis pour t’avoir traîné derrière eux presque pieds et poings liés, puis tu blasphèmes et jettes des pierres parce que tu n’as pas été invité aux discussions de l’après-midi. » « Je sais, répondit Simon en lançant un nouveau projectile au-delà des murs du château. Je ne sais pas ce que je veux. Je ne sais rien du tout. » Le ménestrel se renfrogna. « J’aimerais tout de même savoir une chose : que faisons-nous ici ? N’y a-t-il pas de meilleurs endroits pour se sentir malheureux et s’apitoyer sur soi-même ? Il fait aussi froid que dans les lieux d’aisances d’un perceur de puits, ici ! » Il laissa ses dents claquer un instant, espérant inspirer pitié. « Pourquoi sommes-nous montés jusqu’ici ? » « Parce que le vent et la pluie aident à s’éclaircir les idées », cria Towser en pressant le pas le long des remparts pour rejoindre ses deux compagnons. « Il n’est pas de meilleur remède après une nuit de beuverie. » Le petit homme fit un clin d’œil à Simon, qui devina que Towser serait déjà reparti depuis bien longtemps, n’était-ce le spectacle de Sangfugol tremblant dans sa magnifique robe de velours gris. « Eh bien, grogna le ménestrel, aussi misérable qu’un chat mouillé, puisque tu bois comme un homme dans la force de l’âge, ou plutôt dans sa seconde enfance, je suppose qu’il n’y a rien de surprenant à te trouver caracolant sur les murailles comme un galopin. » « Ah, Sangfugol », dit Towser avec un sourire ridé, tout en regardant le nouveau projectile de Simon soulever une nuée d’éclaboussures dans la mare d’eau de pluie qui tourbillonnait là où s’étaient trouvés les communs. « Tu es trop… Ho ! » Towser tendit le bras. « N’est-ce pas le duc Isgrimnur ? J’avais entendu dire qu’il était revenu. Ho, Duc ! » Le Bouffon cria et fit un grand geste du bras en direction de l’imposante silhouette. Isgrimnur, plissant les yeux sous la pluie battante, releva la tête. « Duc Isgrimnur ! C’est Towser ! » « Est-ce que c’est bien toi ? » cria le duc. « Malédiction, c’est vrai, espèce de fils de pute borgne ! » « Montez, montez ! s’exclama Towser. Montez nous raconter les nouvelles. » « Je suppose que je ne devrais pas être surpris », dit sardoniquement Sangfugol alors que le duc s’enfonçait à travers les communs submergés vers les escaliers en colimaçon de la muraille. « À part un vieux fou, la seule personne capable de venir ici de son propre gré ne pouvait évidemment être qu’un Rimmersleute. Il doit même probablement faire trop chaud pour lui : il ne neige même pas. » À son arrivée, Isgrimnur eut un sourire fatigué et fit un signe de tête en direction de Simon et du troubadour, puis il se tourna, prit la main veinée du bouffon, et le tira à lui pour une accolade. La différence de poids et de masse était telle que l’on eût dit une mère ourse embrassant son petit. Tandis que le duc et le bouffon discutaient, Simon jetait des pierres en écoutant et Sangfugol restait debout, immobile, avec sur le visage un air de souffrance patient et désespéré. Bientôt, la discussion dériva, et passa des souvenirs et des nouvelles des amis communs à des sujets plus graves. Alors qu’Isgrimnur parlait de la guerre qui menaçait et de l’ombre qui planait sur le nord, Simon sentit revenir en lui le froid que le vent glacé avait, bizarrement, aidé à disperser pour un temps. Lorsque le duc commença à parler à voix basse du Seigneur du Nord, puis s’interrompit en disant que certaines choses étaient trop effrayantes pour que l’on puisse en parler librement, le froid sembla s’enfoncer plus profond dans son être. Il regarda au loin, vers le poing noir de l’orage qui flottait au nord au-delà de la pluie, et se sentit revenir à son voyage sur la route des rêves… …La pure puissance de la montagne de pierre, son halo de flammes jaunes et indigo. La reine au masque d’argent sur son trône déglacé, et les voix psalmodiant dans le repaire rocheux… De terribles pensées l’oppressèrent, l’écrasant comme la jante d’une immense roue. Il serait si facile, il le savait, d’avancer vers les ténèbres, vers la chaleur au-delà du froid de l’orage… … C’est si proche… si proche… « Simon », dit une voix dans son oreille. Une main l’attrapa par le coude. Surpris, il regarda en bas, pour voir le bord de la muraille à quelques pouces de ses pieds, et l’eau de la cour battue par le vent juste en dessous. « Qu’est-ce que tu es en train de faire ? » demanda Sangfugol en lui secouant le bras. « Si tu passes par-dessus ce muret, tu n’auras pas simplement des os cassés. » « J’étais… » dit Simon, sentant toujours ses pensées obscurcies par une sombre brume, une brume qui mettait longtemps à se dissiper. « Je… » « Épine ? » s’exclama Towser, en réponse à quelque chose qu’Isgrimnur lui avait dit. Simon se retourna pour voir le petit bouffon s’agripper à la cape du Rimmersleute comme un gosse importun. « Épine, avez-vous dit ? Mais pourquoi n’êtes-vous pas venu immédiatement me poser la question ? Pourquoi ne pas penser au vieux Towser ? Je sais tout ce qui vaut d’être su, si un homme peut dire cela ! » Le vieil homme se tourna vers Simon et le ménestrel. « Enfin, qui a passé plus de temps avec notre Jean que quiconque ? Qui ? Moi, évidemment. J’ai plaisanté, chanté et fait des pirouettes pour lui durant soixante ans. Et pour le grand Camaris, aussi. Je l’ai vu arriver à la cour. » Il se retourna pour faire face au duc, et avait dans les yeux une lueur que Simon ne lui avait jamais vue avant. « Je suis l’homme qu’il vous faut, dit fièrement Towser. Vite ! menez-moi au prince Josua. » Le bouffon aux jambes arquées semblait presque danser, tant son pas était léger alors qu’il entraînait le Rimmersleute quelque peu décontenancé vers les escaliers. « Remercions Dieu et Ses anges, dit Sangfugol en les regardant s’éloigner. Je suggère que nous allions immédiatement verser quelque chose dans nos gosiers, une humidité intérieure qui contrebalancera l’humidité extérieure. » Il entraîna Simon, qui agitait encore la tête, hors des remparts battus par la pluie vers les escaliers éclairés par des torches, hors des griffes du vent du nord et vers la chaleur. « Nous comprenons ton rôle dans tous ces événements, mon bon Towser », dit Josua impatiemment. Le prince, peut-être pour parer au froid omniprésent, s’était enroulé une écharpe de laine autour du cou. Le bout de son nez mince était rose. « Je ne fais que dresser la table, pour ainsi dire, votre Altesse, répondit Towser avec suffisance. Si l’on pouvait me donner une coupe de vin pour m’humecter la gorge, je pourrais passer directement au vif du sujet. » « Isgrimnur, grommela Josua, pourrais-tu avoir la bonté de trouver quelque chose à boire pour notre vénérable bouffon, ou je crains que nous restions ici jusqu’à Aédontide à attendre le reste de son histoire. » Le duc d’Elvritshalla avança jusqu’à un coffret de cèdre qui se trouvait derrière la table de Josua et en tira une aiguière de vin rouge de Perdruin. « Voilà », dit-il, en tendant une coupe pleine à Towser, qui but une gorgée et sourit. Ce n’est pas le vin qu’il désire, pensa le Rimmersleute, c’est l’attention. Ces temps sont déjà extrêmement difficiles pour qui est jeune et valide ; ils le sont plus encore pour un vieux bouffon dont le maître est mort depuis deux ans. Il fixa des yeux le visage ridé du bouffon, et pensa avoir aperçu durant un court instant l’expression enfantine qui se cachait en dessous, comme derrière un rideau trop fin. Que Dieu m’accorde une mort rapide et honorable, pria Isgrimnur, et ne me laisse jamais devenir l’un de ces vieux fous qui s’asseyent autour des feux de camp pour dire aux jeunes hommes que le monde ne sera jamais aussi beau qu’il l’était avant. Pourtant, pensa-t-il en retournant vers sa chaise et en écoutant les hurlements lupins que poussait le vent à l’extérieur, pourtant c’est peut-être vrai cette fois-ci. Peut-être que nous avons vu la plus belle époque. Peut-être qu’il ne reste plus rien maintenant que de perdre une bataille contre les ténèbres qui s’avancent. « Voyez-vous, était en train de dire Towser, Épine, l’épée de Camaris, ne fut pas perdue dans les flots avec lui. Il l’avait confiée aux bons soins de son écuyer, Colmund de Rodstanby. » « Il avait abandonné son épée ? s’exclama Josua, surpris. Cela ne correspond en rien aux histoires que j’ai entendues sur Camaris-sà-Vinitta. » « Ah, mais vous ne l’avez pas connu la dernière année… et comment auriez-vous pu, puisque vous veniez à peine de naître ? » Towser but une nouvelle gorgée et fixa un temps le plafond des yeux, pensif. « Sire Camaris est devenu étrange après le décès de votre mère, la Reine Ebekah. Il était son chevalier servant, vous savez, et vénérait les dalles du sol sur lesquelles elle marchait, comme si elle avait été Elysia, la Mère de Dieu elle-même. J’ai toujours pensé qu’il se reprochait sa mort, comme s’il avait pu soigner sa maladie par la force de son bras, ou par la pureté de son cœur… le pauvre idiot. » Remarquant l’impatience de Josua, Isgrimnur se pencha en avant. « Et donc il a confié l’épée-étoile Épine à son écuyer ? » « Oui, oui », répondit le vieil homme d’un ton irrité, montrant qu’il n’appréciait pas être pressé. « Lorsque Camaris disparut en mer au-delà de l’île Harcha, Colmund la garda pour lui. Il s’en retourna sur les terres de sa famille, à Rodstanby, dans les Marches Gelées, et redevint le baron d’une importante province. Épine était une arme célèbre dans le monde entier, et lorsque ses ennemis la voyaient, car elle était facilement reconnaissable, toute d’un noir brillant à l’exception de sa poignée d’argent, un objet magnifique et dangereux, ils n’osaient pas l’affronter. Il n’avait même que rarement besoin de la sortir de son fourreau. » « Elle est donc à Rodstanby ? » s’exclama Binabik avec excitation depuis le coin où il se trouvait. « C’est à peine à deux jours de chevauchée de l’endroit où nous sommes assis ! » « Non, non, non, grommela Towser, en agitant sa coupe pour qu’Isgrimnur la remplisse. Si tu étais seulement patient, troll ; je vais tout vous raconter. » Avant que Binabik ou le prince ou qui que ce soit ait eu le temps de répondre, Jarnauga, qui était accroupi près du feu, se releva et se pencha sur le bouffon. « Towser », dit-il, et sa voix était aussi dure et aussi froide que la glace dans les chaumes du toit, « nous ne pouvons progresser à ton rythme. Des ténèbres redoutables s’étendent depuis le nord, une ombre froide et fatale. Il nous faut cette épée, tu comprends ? » Il approcha son visage anguleux plus près encore de celui de Towser ; les sourcils touffus du petit homme se redressèrent en signe d’inquiétude. « Nous devons trouver Épine, car bientôt le Roi de l’Orage lui-même frappera à nos portes, est-ce que tu comprends ? » Towser resta bouche bée tandis que Jarnauga reprenait sa position face à l’âtre. Eh bien, se dit Isgrimnur, si nous voulions faire annoncer les dernières nouvelles à travers tout Naglimund, maintenant c’est fait. Ceci dit, j’ai l’impression qu’il a enfoncé quelques chardons sous la selle de Towser. Le bouffon eut besoin de quelques instants pour réussir à détourner son regard ahuri et fasciné de l’homme du nord au regard brillant. Lorsqu’il se retourna, il semblait ne plus autant apprécier son nouveau statut. « Colmund, commença-t-il, Sire Colmund eut vent des histoires que racontaient les voyageurs au sujet du légendaire trésor du dragon Igjarjuk, enfoui dans les hauteurs de la montagne Urmsheim. On prétendait qu’il n’en existait pas de plus riche dans le monde entier. » « Il faut bien un homme des terres plates pour aller à la recherche d’un dragon des montagnes pour de l’or ! » lâcha Binabik avec une moue dégoûtée. « Mon peuple vit depuis longtemps près d’Urmsheim, et nous vivons depuis longtemps parce que nous n’allons pas là-bas. » « Voyez-vous, reprit le vieux Towser, le dragon n’était plus qu’une légende depuis des générations. Personne ne l’avait vu, personne n’en avait rien entendu, excepté quelques voyageurs égarés rendus fous par les neiges. Et Colmund possédait Épine, une épée magique qui pourrait le mener dans la quête du trésor du dragon magique ! » « Mais quelle folie ! » dit Josua. « N’avait-il pas tout ce qu’il voulait ? Une baronnie puissante ? L’épée d’un héros ? Quel besoin avait-il de se lancer dans ce rêve insensé ? » « Dieu me damne, Josua, jura Isgrimnur, pourquoi les hommes font-ils tout ce qu’ils font ? Pourquoi ont-ils pendu notre Seigneur tête en bas sur l’Arbre ? Pourquoi Élias irait-il emprisonner son frère et faire un marché avec des démons alors qu’il est déjà Roi souverain de tout Osten Ard ? » « Il y a effectivement quelque chose dans les hommes et les femmes qui les pousse à rechercher ce qui est hors de leur portée, dit Jarnauga depuis la cheminée. Les choses qu’ils recherchent se trouvent parfois au-delà des limites de l’entendement. » Binabik sauta avec souplesse vers le sol. « Ceci est une discussion de choses que nous ne saurons jamais, dit-il. Notre question est toujours : où est l’épée ? Où est Épine ? » « Perdue dans le nord, je pense, répondit Towser. Personne n’a jamais évoqué un éventuel retour de Sire Colmund. Une histoire de voyageur prétend qu’il s’est proclamé roi des Hunën, et vit toujours là-haut dans une forteresse de glace. » « On dirait que son histoire s’est estompée puis s’est mêlée à de vieux souvenirs d’Ineluki », ajouta pensivement Jarnauga. « Il a au moins réussi à atteindre le monastère de Saint Skendi à Haethstead », annonça d’une voix fluette le père Strangyeard, à la surprise générale. Il s’était absenté puis était revenu sans que personne ne s’en aperçoive ; ses hautes pommettes avaient rosi de plaisir. « L’histoire de Towser m’a rappelé quelque chose. J’étais sûr d’avoir quelque part certains des livres monastiques de l’ordre de Skendi, ceux qui ont été arrachés à l’incendie du monastère durant les guerres des Marches Gelées. Voici le Livre de Comptes de l’année 1131 de la Fondation. Regardez, on y trouve la description de l’équipement du groupe de Colmund. » Il le passa fièrement à Josua, qui l’éclaira de la lumière du feu. « Fruits et viande séchés », lut Josua, en écarquillant les yeux pour déchiffrer les mots presque effacés. « Capes de laine, deux chevaux… » Il releva les yeux. « Il est dit ici“un groupe de douze plus un”, treize. » Il tendit le livre à Binabik, qui le prit pour aller le lire avec Jarnauga devant la cheminée. « Alors ils ont dû rencontrer quelques problèmes, dit Towser en remplissant une nouvelle fois sa coupe. Les histoires que j’ai entendues disaient qu’il était parti avec plus de deux douzaines de ses meilleurs hommes. » Isgrimnur observait le troll. Il est visiblement très intelligent, pensa le Rimmersleute, même si je n’ai pas trop confiance en lui ou dans les siens. Et quelle influence a-t-il sur ce garçon ? Je crois que je n’aime pas trop ça non plus. Mais je pense que l’histoire qu’ils racontent tous les deux est largement vraie. « Et qu’est-ce que cela nous apporte ? » dit-il de sa voix puissante. « Si l’épée est perdue, elle est perdue, et il ne nous reste qu’à préparer le siège de notre mieux. » « Duc Isgrimnur, dit Binabik, vous n’avez peut-être pas une parfaite compréhension : nous n’avons pas le choix. Si le Roi de l’Orage est vraiment notre grand ennemi, comme nous l’acceptons tous ici, je crois, alors la seule chose qui soit un espoir, il semble, est d’acquérir les trois épées. Deux nous sont aujourd’hui refusées. Cela laisse Épine, et nous devons la trouver, si la trouver est possible. » « Ne me fais pas la leçon, petit homme », gronda Isgrimnur, mais Josua leva la main d’un geste las pour prévenir toute dispute. « Assez, dit le prince. S’il vous plaît, laissez-moi réfléchir. Mon cerveau bout de toutes ces folies qui s’ajoutent les unes aux autres. J’ai besoin de calme. » Strangyeard, Jarnauga et Binabik s’affairèrent autour du livre monastique et du manuscrit de Morgénès, chuchotant entre eux ; Towser finit son vin, en compagnie d’Isgrimnur qui buvait à petites gorgées en réfléchissant. Josua restait assis, les yeux fixés sur le feu. Le visage fatigué du prince ressemblait à du parchemin tiré sur des os ; le duc d’Elvritshalla pouvait à peine supporter de le regarder. Son père n’avait pas plus mauvaise mine dans ses derniers jours, se dit sombrement Isgrimnur. A-t-il la force de nous commander durant un siège comme celui qui semble se préparer ? A-t-il même la force de survivre ? Il a toujours été un penseur, un anxieux… même si je dois admettre en toute honnêteté que ce n’est pas un empoté pour ce qui est de se battre avec une épée et un bouclier. Sans y réfléchir, il se leva et alla se placer au côté du prince, puis posa sa patte d’ours sur l’épaule de Josua. Le prince releva la tête. « Peux-tu me confier un homme de valeur, mon bon ami ? En as-tu un qui connaisse bien la région nord-est ? » Isgrimnur resta un instant songeur. « J’en ai deux ou trois. Mais Frekke est trop vieux pour un voyage tel que celui que vous semblez envisager. Einskaldir ne quitterait pas mes côtés sauf si je le forçais hors des portes de Naglimund à la pointe de la lance. De toute façon, je crois que nous aurons besoin de sa férocité ici, lorsque les combats deviendront vraiment sanglants. Il est comme le blaireau : il a le sang chaud et se bat au mieux de ses possibilités lorsqu’il est acculé. » Le duc réfléchit. « De tous les autres, je choisirais Sludig. Il est jeune et fort, mais aussi très malin. Oui, Sludig est l’homme qu’il vous faut. » « Bien. » Josua hocha lentement la tête. « Je vois les trois ou quatre hommes que je vais envoyer, et un petit groupe sera de toute façon préférable. » « Et que vont-ils faire exactement ? » Isgrimnur parcourait du regard la pièce, son austère solidité, et se demanda une fois de plus s’ils poursuivaient des ombres, si le temps hivernal n’avait pas émoussé leur jugement. « Partir à la recherche de l’épée de Camaris, oncle Peau-d’ours », répondit le prince avec sur les lèvres une esquisse de sourire. « C’est sans aucun doute folie, et nous n’avons rien de plus que de vieilles légendes et quelques mots effacés dans des livres anciens, mais c’est une possibilité que nous ne pouvons nous permettre d’ignorer. Les plus violentes des tempêtes hivernales se sont abattues en ce mois d’été, et notre scepticisme ne changera rien à cela. » Il parcourut la pièce du regard, les lèvres pincées tandis qu’il réfléchissait. « Binabik d’Yiqanuc, dit-il enfin, et le troll se pressa vers lui. Veux-tu mener une expédition sur la trace de l’épée Épine ? Tu connais les montagnes du nord mieux que personne ici, à l’exception peut-être de Jarnauga, et j’espère qu’il se joindra à vous. » « J’en serai rempli d’honneur, Prince », dit Binabik, qui mit un genou à terre. Même Isgrimnur ne put retenir son sourire. « Je suis également très honoré, Prince Josua, dit Jarnauga en se relevant, mais je pense que cela ne sera pas. Je servirai bien mieux ici à Naglimund. Mes jambes sont âgées, mais mes yeux sont encore perçants. J’aiderai Strangyeard dans les archives, car il reste encore bien des questions sans réponses, bien des énigmes à élucider derrière l’histoire du Roi de l’Orage, et la destinée de Minneyar, l’épée de Fingil. Et il se présentera peut-être encore d’autres occasions dans lesquelles je pourrai me rendre utile. » « Votre Altesse, s’enquit Binabik, s’il est une place restante, puis-je avoir votre permission d’emmener avec moi le jeune Simon ? Morgénès a demandé pour son vœu ultime que mon maître s’occupe du garçon. Après la mort d’Ookequk je suis maître maintenant, et je ne peux me dérober à cette importante obligation. » Josua sembla sceptique. « Et tu penses assurer sa sécurité en l’entraînant dans cette folle expédition vers les terres inconnues du nord ? » Binabik fronça les sourcils. « Inconnues des gens de haute taille, peut-être. Mais c’est le jardin de mon peuple qanuc. Avec comparaison, est-il moins risqué de le laisser dans un château où se prépare la guerre avec le Roi souverain ? » Le prince porta sa longue main vers son visage, comme s’il avait mal à la tête. « Tu as raison, je suppose. Si ces quelques espoirs ténus se révèlent stériles, il n’y aura aucun refuge pour ceux qui se sont alliés au seigneur de Naglimund. Si le garçon veut venir, tu peux l’emmener avec toi. » Il baissa la main et serra l’épaule de Binabik. « Très bien, petit homme ; petit mais brave. Tu peux retourner à tes livres, et je t’enverrai trois solides Erkynéens et Sludig, l’homme d’Isgrimnur, dès demain matin. » « Mes remerciements, Prince Josua, dit Binabik en soulignant ses mots d’un respectueux signe de tête. Mais je pense que c’est demain à la nuit que nous devrons partir. Nous serons un petit groupe, et notre meilleure chance est de ne pas attirer l’attention maligne. » « Qu’il en soit ainsi », dit Josua en relevant puis en tenant sa main comme en signe de bénédiction. « Qui peut dire si vous partez pour une quête insensée, ou pour nous sauver tous ? Votre départ devrait se faire au milieu des trompettes et des hurlements de joie, mais la nécessité a préséance sur l’honneur, et le secret sera notre règle. Sachez que nos pensées seront avec vous. » Isgrimnur hésita, puis se pencha et serra la petite main de Binabik. « Tout cela me paraît sacrément étrange, dit-il, mais que Dieu soit avec vous. Si Sludig se montre récalcitrant, soyez indulgent. Il est fougueux, mais c’est un homme franc et loyal. » « Je vous remercie, duc, répondit le troll tout à fait sérieusement. Que votre dieu nous bénisse, car nous partons vers des terres inconnues. » « Comme tout mortel, ajouta Josua. Un jour ou l’autre. » « Quoi ! Tu as dit au prince et à tout le monde que j’irai où ? » Simon serra les poings de rage. « De quel droit as-tu fait ça ? » « Ami Simon, répondit calmement Binabik. Tu n’as pas reçu l’ordre de partir. J’ai demandé la permission de Josua pour ta présence dans cette quête, et il l’a accordée. Le choix est ta décision. » « Putain de nom de Dieu ! Et que puis-je faire d’autre, maintenant ? Si je dis non, tout le monde me prendra pour un lâche ! » « Simon. » Le petit homme prit un air patient. « En premier, ne fais s’il te plaît pas usage sur moi de tes jurons de soldat appris avec nouveauté. Nous Qanucs sommes un peuple courtois. En second, il n’est pas bien de s’inquiéter ainsi de l’opinion des autres. Et de toute façon, rester à Naglimund ne sera pas un bon choix pour des couards. » Simon expira longuement, son souffle formant un nuage de fumée dans l’air froid. Il serra ses bras contre sa poitrine, puis leva les yeux vers le ciel sombre, vers la terne lueur du soleil dissimulé derrière les nuages. Pourquoi tout le monde prend-il des décisions pour moi sans me demander d’abord ? Est-ce que je suis un enfant ? Il resta quelque temps immobile, la rougeur de son visage n’étant pas uniquement due au froid, jusqu’à ce que Binabik tende gentiment sa petite main. « Mon ami, j’ai un grand regret que ce ne soit pas l’honneur que j’avais imaginé ; un honneur accompagné de terribles dangers, bien sûr, mais un honneur tout de même. J’ai expliqué l’importance qu’a cette quête dans notre idée, comment le destin de Naglimund et de tout le nord dépend de son accomplissement avec probabilité. Et, bien sûr, que tous peuvent périr sans gloire et sans chanson de leurs exploits dans les territoires blancs du nord. » Il tapota solennellement la main de Simon, puis fouilla dans la poche de sa veste de cuir. « Tiens », dit-il en glissant un objet dur et froid entre les doigts de Simon. Temporairement distrait de ses sombres pensées, celui-ci ouvrit la main pour regarder. C’était une bague, un simple anneau fin de métal doré. Il ne portait qu’un seul dessin : un long ovale surmonté d’un triangle inversé à l’une de ses extrémités. « Le signe du poisson de la Ligue du Parchemin, dit Binabik. Morgénès a attaché cet anneau à la patte du moineau, avec le message dont je t’ai parlé. La fin du texte disait que l’anneau était pour toi. » Simon le porta à ses yeux, en essayant de lui faire refléter un rayon de soleil. « Je ne l’ai jamais vu au doigt de Morgénès », dit-il un peu surpris que l’objet n’évoquât aucun souvenir. « Est-ce que tous les membres de la Ligue en ont un ? De toute façon, comment serais-je digne de le porter ? Je peux à peine lire. Et mon écriture ne vaut guère mieux. » Binabik sourit. « Mon maître n’avait pas une telle bague, ou du moins je ne l’ai jamais vue. Et pour l’autre question, Morgénès voulait que tu l’aies, et c’est pour moi une permission suffisante, avec certaineté. » « Binabik, dit Simon en fronçant les sourcils, il y a quelque chose d’écrit dedans. » Il tendit la bague au troll pour qu’il l’inspecte. « Je n’arrive pas à le lire. » Le troll plissa les yeux. « C’est une écriture en langue sithie », dit-il en tournant la bague pour suivre le pourtour intérieur. « Difficile à lire car très petit, et dans un style que je ne connais pas. » Il l’étudia un peu plus longtemps. « “Dragon”, c’est ce que veut dire ce signe, dit enfin Binabik. Et celui-ci veut dire, je crois, “Mort”… “La Mort et le Dragon” ?… “La Mort du Dragon” ? » Il regarda Simon, grimaça et haussa les épaules. « Ce que cela peut vouloir dire, je n’en ai aucune idée. Ma connaissance n’est pas assez profonde. Un trait d’esprit de ton docteur, c’est mon avis ; ou peut-être une devise familiale. Jarnauga le lirait peut-être avec plus grande facilité. » L’anneau s’ajusta au troisième doigt de sa main droite aussi bien que s’il avait été fait pour lui. Morgénès était si petit ! Comment aurait-il pu porter cela ? « Crois-tu que c’est un anneau magique ? » demanda-t-il soudain, en plissant les yeux comme s’il espérait détecter des sorts bourdonnant autour de la bague comme de minuscules abeilles. « Si elle l’est, répondit Binabik, mi-sérieux, mi-moqueur, Morgénès a oublié d’inclure l’explication de son utilisation. » Il secoua négativement la tête. « Je crois que ce n’est pas une probabilité. Plutôt un souvenir, d’un homme qui tenait à toi. » « Pourquoi me le donnes-tu maintenant ? » demanda Simon, en sentant la tristesse exercer une certaine tension entre ses yeux, à laquelle il avait la ferme intention de résister. « Parce que je dois partir demain soir vers le nord. Si tu décides de rester ici, nous n’aurons peut-être pas l’occasion de nous revoir. » « Binabik ! » La tension se fit plus forte. Il eut l’impression d’être un petit enfant écartelé par les jeux de ses aînés. « C’est la vérité avec simplicité. » Le visage rond du troll était maintenant tout à fait sérieux. Il leva la main pour prévenir toute nouvelle question ou protestation. « Maintenant, tu dois faire ton choix, mon bon ami. Je pars vers le pays de neige et de glace, pour une mission qui est peut-être une folie, et qui peut coûter la vie à ceux qui s’y aventurent. Ceux qui restent seront confrontés à la colère des armées du roi. Un choix vicieux, je crains. » Binabik hocha gravement la tête. « Mais, Simon, quels que soient tes pas, que tu ailles vers le nord ou que tu restes te battre pour Naglimund, et pour la princesse, nous serons encore les meilleurs des camarades, n’est-ce pas ? » Il se mit sur la pointe des pieds pour étreindre l’avant-bras de Simon, puis fit demi-tour et repartit à travers la cour en direction des archives. Simon la trouva debout, seule, au bord du puits du château dans lequel elle jetait des gravillons. Elle portait une lourde cape de voyage et sa capuche était relevée pour se protéger du froid. « Bonjour, princesse », dit-il. Elle leva la tête et sourit, tristement. Pour quelque raison, elle semblait plus âgée aujourd’hui, et semblait adulte. « Bienvenue, Simon. » Son souffle forma un halo de brume autour de sa tête. Il commença à incliner un genou, mais elle ne le regardait déjà plus. Une nouvelle pierre rebondit sur la paroi du puits. Il envisagea un instant de s’asseoir, parce que c’était la chose la plus simple à faire, mais le seul endroit où cela était possible était le bord du puits, et cela lui aurait imposé de se trouver beaucoup trop près de la princesse, ou de lui tourner le dos. Il décida de rester debout. « Quelles sont les nouvelles ? » demanda-t-il enfin. Elle soupira. « Mon oncle me traite comme si j’étais aussi fragile qu’une coquille d’œuf ou une toile d’araignée, comme si j’allais me briser au moindre effort, ou si quelqu’un me bousculait. » « Je suis sûr… je suis sûr qu’il ne fait que s’inquiéter de votre confort, après le rude voyage qui vous a amenée ici. » « Le rude voyage qui nous a amenés ici ; mais toi, personne ne surveille chacun de tes pas pour s’assurer que tu ne vas pas t’écorcher le genou. Ils t’apprennent même à te battre à l’épée ! » « Miri… Princesse ! » Simon était plus qu’un peu choqué. « Vous ne voulez tout de même pas combattre à l’épée, n’est-ce pas ? » Elle leva les yeux vers lui, et leurs regards se croisèrent. Durant un instant, son regard brûla d’une envie impénétrable tel le soleil de midi ; puis, après un instant, ses yeux s’écartèrent de nouveau. « Non, dit-elle, je suppose que non. Mais, oh ! j’ai tellement envie de pouvoir faire quelque chose, n’importe quoi ! » Surpris, il remarqua la douleur déchirante que trahissait sa voix, et se souvint en cet instant du parfait compagnon qu’elle avait été lors de la fuite sur la Percée, restant calme et forte sans jamais se plaindre. « Que… que voulez-vous faire ? » Elle le regarda de nouveau, heureuse du ton sérieux sur lequel il avait posé sa question. « Eh bien, commença-t-elle, ce n’est un secret pour personne que Josua éprouve de vives difficultés à convaincre Devasalles que son maître le duc Léobardis devrait soutenir le prince contre mon père. Josua pourrait m’envoyer à Nabban ! » « Vous envoyer… à Nabban ? » « Bien sûr, espèce d’idiot. » Elle fronça les sourcils. « Je fais partie par ma mère de la maison Ingadarine, une très noble famille de Nabban. Ma tante a épousé Léobardis ! Qui mieux que moi pourrait aller convaincre le duc ! ? » Elle battit de ses mains gantées pour soutenir ses mots. « Oh… » Simon ne savait trop que dire. « Peut-être que Josua pense que ce serait… ce serait… je ne sais pas. » Il réfléchit. « Je veux dire, est-ce que la fille du Roi souverain devrait être celle qui… arrange les alliances contre lui ? » « Et qui le connaît mieux que moi ? » Elle était maintenant vraiment en colère. « Est-ce que vous… » Il hésita, puis sa curiosité prit le dessus. « Que ressentez-vous envers votre père ? » « Est-ce que je le hais ? » Son ton était amer. « Je hais ce qu’il est devenu. Je hais ce que les hommes qui l’entourent l’ont poussé à faire. S’il découvrait le bien au fond de son cœur, et comprenait ses erreurs… alors je l’aimerais de nouveau. » Une armée entière de petits cailloux plongea vers le fond du puits tandis que Simon restait muet. « Je suis désolée, Simon, dit-elle enfin. Je ne sais plus parler avec les gens. Ma vieille gouvernante serait choquée de voir tout ce que j’ai oublié, à courir les forêts. Comment vas-tu, et comment se passent les choses pour toi ? » « Binabik m’a demandé de partir avec lui en mission pour Josua », dit-il, en présentant les faits d’une façon plus brusque qu’il ne l’avait voulu. « Vers le nord », insista-t-il. Alors qu’il s’attendait à une expression d’inquiétude et d’angoisse, le visage de la princesse sembla au contraire s’éclairer de l’intérieur. Bien qu’elle soit en train de lui sourire, elle paraissait ne pas le voir. « Oh, Simon, dit-elle, c’est si courageux de ta part. Si bien. Est-ce que… Quand pars-tu ? » « Demain soir », répondit-il, vaguement conscient du fait que, par quelque mystérieux procédé, demandé était devenu accepté. « Mais je n’ai pas encore pris ma décision, dit-il faiblement. Je pensais qu’on avait peut-être plus besoin de moi ici, à Naglimund, pour tenir une pique sur les remparts. » Il insista sur ces derniers mots juste pour le cas où elle aurait pu penser qu’il voulait rester pour travailler dans les cuisines, ou ce genre de choses. « Oh, mais Simon », dit Miriamélé en tendant soudain le bras pour prendre la main froide de Simon entre ses doigts gantés. « Si mon oncle a besoin de toi, tu dois le faire ! Il nous reste si peu d’espoir, d’après ce que j’ai entendu dire. » Elle porta les mains à son cou, et détacha précipitamment l’écharpe bleu azur qu’elle portait, une fine bande de gaze ; elle la lui tendit. « Prends-la et porte-la pour moi », dit-elle. Simon sentit le sang monter à ses joues, et lutta pour empêcher ses lèvres de dessiner la grimace choquée d’une tête-creuse. « Merci… Princesse », dit-il enfin. « Si tu la portes, dit-elle en se relevant, ce sera presque comme si j’étais avec toi. » Elle effectua un bizarre petit pas de danse, et rit. Simon essayait sans succès de comprendre ce qui venait de se passer, et comment cela avait pu arriver si vite. « Ce sera exactement ça, Princesse, dit-il. Comme si vous étiez avec moi. » Quelque chose dans la façon dont il venait de parler fit changer l’humeur de la jeune fille : son expression redevint sobre, et même maussade. Elle sourit de nouveau ; un sourire plus lent, plus triste, puis elle se précipita en avant, si vite que Simon faillit lever la main pour la retenir. Elle effleura sa joue de ses lèvres froides. « Je sais que tu seras brave, Simon. Sois prudent. Je prierai pour toi. » Puis elle disparut, filant à travers la cour comme une petite fille, sa cape sombre un tourbillon de fumée lorsqu’elle disparut dans la pénombre des arches. Simon resta immobile, l’écharpe dans la main. Il pensa à tout cela, à son sourire lorsqu’elle avait embrassé sa joue, et il sentit quelque chose s’enflammer à l’intérieur de lui-même. Il lui semblait, en un sens qu’il ne comprenait pas tout à fait, qu’une simple torche avait été allumée au sein de l’immense et froide grisaille qui s étendait sur le nord. Ce n’était qu’un point de lumière dans une terrible tempête… mais même un feu unique peut permettre à un voyageur de revenir chez lui. Il fit une balle de l’écharpe et la glissa dans sa chemise. « Je suis heureuse que tu sois venu si vite », dit Dame Vorzheva. L’intensité de sa robe jaune semblait se refléter dans ses yeux noirs. « Ma Dame m’honore », répondit le moine, en parcourant la pièce du regard. Vorzheva rit sèchement. « Tu es bien le seul qui juge honorable de me rendre visite. Mais passons. Tu comprends ce que tu dois faire ? » « Je suis certain d’avoir compris. C’est une tâche difficile dans son exécution, mais un concept assez simple à saisir. » Il salua d’un geste de tête. « Bien. Alors n’attends pas plus longtemps, car à mesure que le temps passe s’amenuisent les chances de succès. Et les langues risquent de se délier. » Elle tournoya et se dirigea vers l’autre pièce dans un tourbillon de soies. « Euh… Ma Dame ? » L’homme soufflait sur ses doigts. Il faisait froid dans les quartiers du prince, et le feu était éteint. « Il reste le sujet du… paiement ? » « Je pensais que tu faisais tout ceci pour me rendre honneur ? » dit-elle depuis l’autre pièce. « Tout à fait, madame, mais je suis pauvre, et ce que vous demandez entraînera des dépenses. » Il souffla de nouveau sur ses doigts, puis enfonça profondément ses mains dans sa robe. Elle revint avec une bourse faite d’une étoffe luisante. « Je le sais. Tiens. C’est de l’or, comme promis : la moitié maintenant, l’autre lorsque j’aurai reçu la preuve que ta tâche est accomplie. » Elle lui tendit la bourse, mais eut soudain un geste de recul. « Tu pues le vin ! Es-tu donc ce genre d’homme, alors qu’une telle tâche t’est confiée ? » « Il s’agit de vin sacramental, ma Dame. Parfois, sur mon dur chemin, c’est la seule chose qu’il reste à boire. Vous devez me comprendre. » Il lui offrit un sourire hésitant, puis fit le signe de l’arbre par-dessus l’or avant de le faire disparaître dans les poches de sa robe. « Nous faisons ce que nous devons pour servir la volonté de Dieu. » Vorzheva acquiesça lentement. « Cela, je peux le comprendre. N’échoue pas. Tu sers une grande cause, et pas uniquement pour moi. » « Je comprends, ma Dame. » Il salua, puis fit demi-tour et quitta la pièce. Vorzheva resta un instant sans bouger, à regarder les parchemins épars sur la table du prince, puis poussa un long soupir. C’était fait. Le crépuscule du lendemain du jour où Simon avait parlé à la princesse trouva celui-ci dans les quartiers du prince Josua, se préparant à faire ses adieux. Plongé dans une torpeur pesante comme s’il venait juste de se réveiller, il écouta le prince et Binabik échanger leurs derniers mots. Le garçon et le troll avaient consacré la totalité de cette sombre journée à préparer leur équipement, et déniché une lourde cape doublée de fourrure et un casque pour Simon, ainsi qu’une cotte de mailles légère qu’il pouvait porter sous sa veste. Les anneaux étaient trop fins, lui avait expliqué Haestan, pour le protéger d’un coup d’épée puissant ou d’une flèche dans le cœur, mais lui serait fort utile dans le cas d’un assaut moins précis. Simon jugea son poids rassurant, mais Haestan lui annonça qu’à la fin d’une longue journée de voyage, il s’en réjouirait peut-être moins. « Un soldat porte bien des fardeaux, p’tit gars », lui dit le puissant homme, « et parfois, rester en vie est le plus lourd de tous. » Haestan avait été l’un des trois Erkynéens à se porter volontaire lorsque le capitaine avait réclamé des hommes. Tout comme ses deux compagnons, Ethelbearn, un vétéran balafré à la moustache broussailleuse presque aussi grand qu’Haestan, et Grimmric, un homme mince au profil de faucon, aux dents gâtées et aux yeux perçants, il avait passé si longtemps à préparer le siège que n’importe quel type d’action était le bienvenu, même s’il s’agissait d’une chose aussi dangereuse et mystérieuse que cette quête semblait l’être. Lorsque Haestan avait découvert que Simon en ferait partie, il s’était montré plus intraitable encore dans sa décision de se joindre à eux. « C’t’une folie d’envoyer un gosse comme ça, avait-il grogné, surtout quand l’a mêm’ pas fini d’apprend’ à manier l’épée ou à tirer à l’arc. Vaut mieux qu’j’sois là pour m’cuper d’son éducation. » Sludig, l’homme du duc Isgrimnur, était là lui aussi. Le jeune Rimmersleute à la barbe blonde était vêtu comme les erkynéens, de fourrures et d’un casque conique. Au lieu de la longue épée que les autres portaient, Sludig avait deux haches aux lames crénelées glissées dans sa ceinture. Il sourit joyeusement en direction de Simon, anticipant sa question. « Parfois, l’une d’entre elles reste bloquée dans un crâne ou une poitrine », dit le Rimmersleute. Il parlait superbement l’erkynéen, avec presque aussi peu d’accent que le duc. « Il vaut mieux en avoir une autre jusqu’à ce que l’on ait pu dégager la première. » Simon hocha la tête et tenta de sourire. « Content de te revoir, Simon. » Sludig lui tendit une main calleuse. « Me revoir ? » « Nous nous sommes déjà rencontrés, à l’abbaye de Saint Hodérund, dit-il, hilare, mais tu as passé tout le voyage les fesses en l’air en travers de la selle d’Einskaldir. J’espère que tu connais une autre manière de te tenir à cheval. » Simon rougit, serra la main du guerrier nordique, puis détourna la tête. « Nous n’avons presque rien trouvé qui puisse vous être utile », expliquait Jarnauga avec regret à Binabik. « Les moines Skendiens n’ont pour ainsi dire gardé aucune trace de l’expédition de Colmund en dehors de l’enregistrement de la transaction concernant son équipement. Ils ont dû penser qu’il était fou. » « Ils avaient avec très grande probabilité raison », observa le troll. Il polissait le couteau à manche d’os qu’il avait taillé pour remplacer la pièce manquante de son bâton. « Nous avons tout de même trouvé quelque chose », dit Strangyeard. Les cheveux du prêtre étaient ébouriffes et son bandeau était un peu décalé, comme s’il venait de passer une nuit entière penché sur ses livres… ce qu’il avait fait. « L’archiviste de l’abbaye a noté : “le baron ne sait pas combien de temps durera son voyage vers l’arbre du Rimeur…” » « Cela ne me dit rien, dit Jarnauga. D’ailleurs, c’est certainement quelque chose que le moine a mal entendu, ou que quelqu’un lui a répété… mais c’est un nom. Vous comprendrez peut-être mieux lorsque vous atteindrez la montagne Urmsheim. » « Peut-être, dit pensivement Josua, qu’il s’agit d’une ville sur la route, ou d’un village au pied de la montagne ? » « Peut-être, répondit Binabik d’un ton sceptique. Mais d’après ma connaissance de ces endroits, il n’y a rien entre les ruines du monastère Skendi et les montagnes ; il n’y a rien à part de la glace, des arbres et des rochers, bien sûr. Il y a énormément de toutes ces choses. » Alors que se faisaient les derniers adieux, Simon entendit la voix de Sangfugol s’échapper de la pièce voisine, où il chantait pour Dame Vorzheva. « Dois-je partir et traverser Du rude hiver le froid palais, Ou revenir vous retrouver Dites-le-moi ; j’obéirai… » Simon ramassa son carquois et vérifia pour la troisième ou la quatrième fois que la flèche blanche était toujours là. Il se sentit aussi déconcerté que s’il était prisonnier d’un rêve long et persistant lorsqu’il se rendit compte avec stupéfaction qu’il se préparait de nouveau à partir pour un long voyage, et n’était encore une fois pas certain de savoir pourquoi. Il avait passé bien peu de temps à Naglimund, et c’était déjà terminé ; au moins pour très longtemps. Alors qu’il portait la main à l’écharpe bleue nouée lâchement autour de son cou, il réalisa qu’il ne reverrait peut-être jamais aucun de ceux qui étaient présents dans la pièce, aucun de tous ceux qui se trouvaient à Naglimund… Sangfugol, le vieux Towser, ou Miriamélé. Il eut l’impression de sentir son cœur accélérer, bégayer comme un ivrogne, et cherchait un appui de la main lorsqu’une main ferme l’attrapa par le coude. « Ça va aller, p’tit gars. » C’était Haestan. « Vu qu’t’avais pas assez d’problèmes à pas savoir t’servir d’une épée et d’un arc, maintenant on va t’mettre sur le dos d’un ch’val. » « Un cheval ? » s’exclama Simon. « Je vais adorer ça. » « Oh non », répondit Haestan avec un sourire narquois, « t’vas pas aimer. Pas avant un ou deux mois. » Josua dit quelques mots à chacun d’entre eux, puis il y eut partout dans la pièce de longs serrements de mains chaleureux et solennels. Quelques instants plus tard, ils étaient dans la cour froide et sombre où les attendaient Qantaqa et sept chevaux piaffants, cinq pour les cavaliers et deux pour leur équipement lourd. S’il y avait une lune, elle se cachait comme un chat endormi dans son manteau de nuages. « Il est très bien que nous ayons cette obscurité », dit Binabik en se hissant d’un bond sur la nouvelle selle qui équipait le dos gris de Qantaqa. Les hommes, qui voyaient la monture du troll pour la première fois, échangèrent des regards ahuris tandis que Binabik claquait la langue et que la louve bondissait pour leur ouvrir le chemin. Un groupe de soldats ouvrit discrètement le pont-levis bien huilé, et ils se retrouvèrent sous le ciel, les champs de clous ténébreux s’étendant autour d’eux alors qu’ils s’enfonçaient dans la nuit en direction des collines. « Adieu, vous tous », dit doucement Simon. La route commença à grimper. Bien plus haut, sur la percée, au sommet d’une colline dominant Naglimund, une forme sombre observait. Malgré ses yeux perçants, Ingen Jegger ne pouvait guère plus, dans ces ténèbres sans lune, que deviner que quelqu’un venait de quitter la forteresse par la porte est. Mais cela était néanmoins plus qu’il n’en fallait pour susciter son intérêt. Il se releva, se frotta les mains, et envisagea un instant d’appeler un de ses hommes pour qu’il vienne avec lui mieux se rendre compte. Au lieu de cela, il porta le poing à la bouche, et poussa un long hululement semblable à celui d’une chouette des neiges. Quelques secondes plus tard, une immense masse se fraya un chemin à travers les broussailles et bondit à ses côtés sur la Percée. C’était un molosse, plus gros encore que celui qu’avait tué la louve dressée du troll. Son poil blanc brillait sous la lumière de la lune, et ses yeux étaient deux perles symétriques au milieu d’une longue gueule grimaçante. L’animal gronda, un grognement grave et caverneux, puis agita la tête latéralement, les narines frémissantes. « Oui, Niku’a, oui, souffla doucement Ingen. Il est temps de se remettre en chasse. » Un instant plus tard, la Percée était déserte. Les feuilles s’agitaient lentement au bord des anciennes dalles, mais il n’y avait pas de vent. 35. Le Corbeau et le Chaudron Maegwin plissa le front lorsque les coups recommencèrent à retentir, ce lugubre fracas qui signifiait tant, et rien de bon. L’une des filles, une jeune beauté à la peau claire que Maegwin avait jugée bonne à rien dès le premier regard, lâcha la barre qu’elles tenaient toutes, pour se couvrir les oreilles. La lourde pièce de bois qui servait à fermer le portail manqua tomber, mais Maegwin et les deux autres filles supportèrent la brusque augmentation de leur charge et réussirent à la retenir en grimaçant. « Par le Troupeau de Bagba, Cifgha », hurla-t-elle au visage de celle qui venait de lâcher, « es-tu folle ? Si elle était tombée, quelqu’un aurait pu être écrasé, ou avoir au moins un pied brisé ! » « Je suis désolée ! Je le suis vraiment, Madame », dit la jeune fille, les joues empourprées. « Mais c’est ce bruit terrible… Ça me fait peur ! » Elle reprit sa place et toutes se remirent à pousser pour faire verser l’énorme barre de chêne par-dessus le tenant et la faire retomber dans l’encoche, ce qui verrouillerait la porte de l’enclos. À l’intérieur de celui-ci était amassé un troupeau serré de vaches rousses qui meuglaient, aussi perturbées que les jeunes filles par le tumulte incessant. Avec un craquement et un bruit sourd, la poutre se mit en place, et elles se retournèrent toutes, haletantes, pour s’appuyer dos au portail. « Loués soient les dieux, souffla Maegwin. J’ai le dos en miettes. » « Ce n’est pas juste », ajouta Cifgha en opinant de la tête, ses yeux tristes fixés sur les écorchures qui couvraient les paumes de ses mains. « C’est un travail d’homme ! » Le fracas métallique s’arrêta, et durant un instant, le silence même sembla chanter. La fille de Lluth souffla un grand coup puis inspira une longue goulée d’air froid. « Non, petite Cifgha, dit-elle. Ce que les hommes sont en train de faire est un travail d’homme, et le reste est le travail des femmes ; à moins que tu ne veuilles porter une épée et une lance. » « Cifgha ? » dit l’une des filles en riant. « Elle ne pourrait même pas tuer une araignée. » « J’appelle toujours Tuilleth pour qu’il le fasse », dit Cifgha, fière de sa méticulosité, « et il vient toujours. » L’expression de Maegwin se fit amère. « Eh bien, il va nous falloir nous habituer à affronter nos propres araignées. Il ne va plus y avoir beaucoup d’hommes autour de nous ces prochains jours, et ceux qui seront restés auront bien autre chose à faire. » « C’est différent pour vous, Princesse, dit Cifgha. Vous êtes grande et forte. » Maegwin lui adressa un regard acéré mais ne répondit pas. « Vous ne pensez pas que les combats vont durer tout l’été, n’est-ce pas ? » demanda l’une des autres jeunes filles, comme si elle parlait d’un travail particulièrement désagréable. Maegwin tourna la tête pour les regarder toutes, et vit leurs visages perlés de sueur, et leurs yeux déjà brillants, déjà à la recherche d’un nouveau sujet de conversation plus intéressant. Un instant, elle eut envie de hurler, de les effrayer pour leur faire comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un tournoi, que ce n’était pas un jeu, mais une affaire mortellement sérieuse. Mais pourquoi les mortifier maintenant ? pensa-t-elle, clémente. Elles s’en apercevront bien assez tôt. « Je ne sais pas si cela va durer si longtemps, Gwelan », répondit-elle. Puis elle secoua la tête. « J’espère que non. J’espère vraiment que non. » Alors qu’elle marchait de l’enclos vers la salle du trône, les deux hommes se remirent à frapper l’immense chaudron de bronze suspendu à l’envers dans un échafaudage de poutres de bois devant les portes principales du Taig. Tandis qu’elle pressait le pas, le bruit que faisaient les hommes en frappant furieusement le chaudron avec des gourdins à la tête cerclée de fer devint si puissant qu’elle dut se couvrir les oreilles avec les mains. Elle se demanda encore une fois comment son père et ses conseillers pouvaient bien réfléchir et même définir une stratégie capitale avec cet affreux fracas juste devant la grande salle. Pourtant, si l’on ne sonnait pas le Chaudron de Rhynn, dors il faudrait des jours pour faire porter la nouvelle à tous les villages isolés, en particulier ceux qui étaient perchés sur les flancs du Grianspog. Tandis qu’ainsi, les villages et les manoirs qui se trouvaient à portée du Chaudron dépêcheraient aussitôt des cavaliers vers les endroits plus éloignés. Les seigneurs du Taig sonnaient déjà le Chaudron pour annoncer le danger bien longtemps avant que Hern le Chasseur et sa puissante lance Oinduth ne fassent de leur pays un grand royaume. Les enfants qui ne l’avaient jamais entendu sonner le reconnaissaient pourtant instantanément, tant les histoires que l’on racontait sur le Chaudron de Rhynn étaient nombreuses. Les volets des hautes fenêtres du Taig étaient aujourd’hui fermés au vent froid et à la brume. Maegwin trouva son père et ses conseillers plongés dans une âpre discussion devant la cheminée. « Ma fille », dit Lluth en se levant. Il fit un effort méritoire pour forcer un sourire sur son visage. « J’ai pris quelques femmes et ai rassemblé les dernières vaches du troupeau dans le grand enclos », annonça Maegwin. « Je ne crois pas qu’il soit bon de les tasser ainsi. Elles le supportent très mal. » Lluth rejeta sa remarque d’un geste. « Il vaut mieux en perdre quelques-unes maintenant que d’avoir à les rassembler dans les champs si nous devons nous replier précipitamment vers les collines. » À l’autre bout de la salle, la porte s’ouvrit, et les sentinelles frappèrent une fois leur épée contre leur bouclier, comme pour répondre à la Sommation du Chaudron. « Je te remercie, Maegwin », dit le roi en se détournant d’elle pour accueillir le nouvel arrivant. « Éolair ! » clama-t-il alors que le comte avançait à grands pas, toujours vêtu de la tenue qui portait les marques de son voyage. « Tu es vite revenu de chez nos guérisseurs. C’est bien. Comment vont tes hommes ? » Le comte de Nad Mullach s’approcha, fit une brève génuflexion, et se releva sur le signe impatient de Lluth. « Cinq d’entre eux sont indemnes ; les deux blessés vont très mal. Skali devra personnellement me rendre des comptes pour les quatre autres. » Il vit enfin la fille de Lluth et lui adressa son plus grand sourire, mais son front restait noué et plissé. « Gente Dame Maegwin », dit-il, et il s’inclina de nouveau, baisant sa main aux longs doigts qui, remarqua-t-elle pour son plus grand embarras, était maculée de la boue de l’enclos. « J’ai appris votre retour, comte, dit-elle. J’aurais seulement aimé que ce fut en de plus agréables circonstances. » « Ce qui est arrivé à ton brave Mullachi est terrible, Éolair », dit le roi en retournant s’asseoir auprès du vieux Craobhan et de ses autres confidents. « Mais nous devons remercier Brynioch et Murhagh Un-bras de t’avoir fait croiser le chemin de ce groupe d’éclaireurs. Sans cela, Skali et ses bâtards nordiques nous auraient pris par surprise. Lorsque la nouvelle de l’escarmouche avec tes hommes sera remontée jusqu’à lui, il devra changer son approche, et peut-être même renoncer à son projet. » « J’aimerais que cela fût vrai, ô mon roi », dit Éolair en secouant tristement la tête. Le cœur de Maegwin fondit à voir le courage avec lequel il supportait sa lassitude ; elle maudit en silence ses émotions puériles. « Mais, poursuivit-il, je crains que cela ne soit pas. Pour que Skali se permette une telle traîtrise et attaque aussi loin de ses terres, il faut qu’il soit certain de ses chances. » « Mais pourquoi, pourquoi ? » protesta Lluth. « Cela fait des années que nous sommes en paix avec les Rimmersleutes ! » « Je pense, Sire, que le problème n’est pas là. » Éolair était respectueux de son roi, mais ne craignait pas de le contredire. « Si le vieil Isgrimnur trônait encore à Elvritshalla, vous seriez en droit de vous étonner, mais Skali est la créature d’Élias, je crois. La rumeur à Nabban prétend qu’Élias va très bientôt partir au combat contre Josua. Il sait que nous avons refusé l’ultimatum de Guthwulf, et craint que les Hernystiris ne soient libres de le prendre à revers lorsqu’il attaquera Naglimund. » « Mais Gwythinn s’y trouve encore ! » s’exclama Maegwin, effrayée. « Et avec cinquante de nos meilleurs hommes, ce qui est encore pire », dit le vieux Craobhan depuis la cheminée. Éolair se tourna pour adresser à Maegwin un regard de sympathie, qu’elle jugea condescendant. « Votre frère est sans aucun doute bien plus en sécurité derrière les épais murs de pierre du château de Josua qu’il ne le serait ici, à Hernysadharc. De plus, si la nouvelle de notre situation lui parvient et peut partir, c’est Skali que lui et ses cinquante hommes prendront à revers, et ce sera à notre avantage. » Le roi Lluth se frotta les yeux comme pour en chasser la consternation et les angoisses de cette journée. « Je ne sais pas, Éolair, je ne sais pas. J’ai un mauvais pressentiment au sujet de tout cela. Il n’est pas besoin d’être devin pour voir qu’une année est maudite, et celle-ci l’a été depuis le premier jour. » « Je suis toujours là, père », dit Maegwin, qui s’approcha pour s’agenouiller près de lui. « Je resterai avec vous. » Le roi lui tapota la main. Éolair sourit et hocha la tête en entendant ce que disait Maegwin à son père, mais il ne pouvait manifestement chasser de son esprit ses deux hommes mourants, et la horde de Rimmersleutes qui traversaient les Marches Gelées vers l’Inniscrich, une immense vague de fer agile et aiguisée. « Ceux qui restent ne nous remercieront peut-être pas », dit-il à voix basse. Dehors, la voix cuivrée du chaudron chantait à travers Hernysadharc, hurlant sans cesse en direction des collines : Prenez garde… Prenez garde… Prenez garde… Le baron Devasalles et son petit contingent nabbanais avaient réussi à apporter à leurs quartiers de la terne aile est du château de Naglimund un peu de leur chaleur méridionale. Le froid anormal qui régnait en cet été hivernal interdisait de conserver toutes les fenêtres et les portes ouvertes comme c’était la coutume dans la douce Nabban, mais ils avaient tendu sur les murs gris des tapisseries vert vif ou bleu ciel, et recouvert toutes les surfaces disponibles de bougies et de lampes à huile si nombreuses que les pièces aux volets clos éclataient de lumière. Il fait plus clair ici qu’à l’extérieur à midi, jugea Isgrimnur. Mais tout cela revient à ce que disait le vieux Jarnauga : ils ne pourront faire disparaître tout le reste aussi facilement qu’ils se sont affranchis de l’obscurité hivernale. Les narines d’Isgrimnur se retroussèrent comme celles d’un cheval apeuré. Devasalles avait réparti dans toute la pièce des pots d’huiles parfumées, sur lesquels flottaient parfois des mèches allumées qui lui faisaient penser à de grands vers blancs, et la chambre était noyée de l’odeur épaisse des épices des îles. Je me demande si c’est l’odeur de peur sous-jacente qu’il n’aime pas, ou celle du bon vieux fer ? Isgrimnur grogna de dégoût et rapprocha sa chaise de la porte menant au couloir. Devasalles avait été surpris de la visite inopinée du duc et du Prince Josua, qui ne s’étaient pas fait annoncer, mais les avait aussitôt invités à entrer, et avait rapidement jeté au loin les robes multicolores qui encombraient les chaises pour leur permettre de s’asseoir. « Pardonnez-moi de vous déranger, Baron », dit Josua en se penchant en avant pour appuyer ses coudes sur ses genoux, « mais je désirais vous parler en privé avant que nous n’achevions le Raed ce soir. » « C’est tout à fait naturel, mon prince, bien sûr », acquiesça Devasalles pour l’encourager à poursuivre. Isgrimnur observa dédaigneusement les cheveux brillants du baron et les babioles dorées qu’il portait au cou et au poignet, en se demandant comment il pouvait bien être aussi redoutable à l’épée que sa réputation le prétendait. Il risque d’accrocher la garde de son épée dans ses colliers et de s’étrangler tout seul. Josua lui résuma rapidement les événements de ces deux derniers jours, événements qui étaient la véritable raison pour laquelle le Raed ne s’était pas poursuivi. Devasalles qui, comme tous les autres seigneurs assemblés, avait douté des prétendus problèmes de santé de Josua mais avait accepté cette excuse, fronça les sourcils sans faire de commentaires. « Je ne pouvais en parler ouvertement ; je ne le peux toujours pas, ajouta Josua. Avec cette incroyable cohue, le rassemblement des forces et de l’arrière-ban, les va-et-vient incessants, il serait bien trop facile pour quelqu’un de mauvaise foi ou un espion d’Élias d’aller porter la nouvelle de nos craintes et de nos plans au Roi souverain. » « Mais nos craintes sont connues de tous, répondit Devasalles, et nous n’avons dressé aucun plan ; du moins pas encore. » « Lorsque je parlerai de ces choses devant tous les seigneurs, j’aurai déjà fait verrouiller les portes du château. Mais je dois vous dire, Baron, que vous ne connaissez pas encore toute la vérité. » Le prince entreprit alors de narrer à Devasalles les dernières découvertes, l’histoire des trois épées, la prophétie contenue dans le livre du prêtre fou, et la façon dont toutes ces choses correspondaient aux rêves de certains. « Mais puisque vous prévoyez de raconter bientôt tout cela à vos suzerains, pourquoi m’en parler maintenant ? » s’enquit Devasalles. Près de la porte, Isgrimnur renâcla : il s’était posé la même question. « Parce que j’ai besoin de votre seigneur Léobardis, et que j’ai besoin de lui maintenant ! » répondit Josua. « J’ai besoin de Nabban ! » Il se leva et se mit à arpenter la pièce, s’arrêtant face aux murs comme s’il en étudiait les tapisseries, mais son regard était fixé sur un point qui se trouvait à des lieues des blocs de pierre et des tentures. « Le soutien de votre duc était nécessaire dès le début, mais j’ai besoin de lui plus que jamais. Élias a livré Rimmersgard, pour des raisons tactiques, à Skali et à son Clan-corbeau de Kaldskryke. Il a ainsi mis le couteau sous la gorge du roi Lluth : les Hernystiris pourront m’envoyer bien moins d’hommes puisqu’ils doivent défendre leurs propres terres. Gwythinn, qui, il y a une semaine, piaffait d’en découdre avec Élias, est maintenant impatient de rentrer aider son père à défendre Hernysadharc et ses frontières. » Josua virevolta pour regarder Devasalles dans les yeux. Le visage du prince était un masque de fierté froide, mais sa main jouait nerveusement avec le devant de sa chemise, un geste que ni Isgrimnur ni le baron ne manquèrent de remarquer. « Si le duc Léobardis a même simplement l’espoir d’être jamais plus que le laquais d’Élias, il doit engager ses forces avec moi maintenant. » « Mais pourquoi me dire cela ? » demanda Devasalles. Il semblait réellement surpris. « Je savais déjà tout ceci, et ces nouveaux éléments, les épées et le livre et tout cela, ne font aucune différence. » « Malédiction, baron ; mais bien sûr que si ! » s’exclama Josua, hurlant presque. « Sans Léobardis, et avec Hernystir paralysé par la menace nordique, nous devenons une proie facile pour mon frère ; d’autant plus qu’il traite avec les démons, et qui sait quel avantage cela peut lui apporter ? ! Nous avons fait une minuscule tentative pour contrer ces forces, mais que peut-on en espérer, à supposer qu’elle réussisse, ce qui est loin d’être une certitude, si d’ici là toutes les places fortes sont tombées ? ! Ni votre duc ni personne d’autre ne pourra alors plus jamais dire autre chose que “Oui, maître” au roi Élias ! » Le baron secoua de nouveau la tête, et ses colliers s’entrechoquèrent doucement. « Je suis troublé, mon seigneur. Se pourrait-il que vous ne sachiez pas ? J’ai fait porter un message au Sancellan Mahistrevis par mon cavalier le plus rapide annonçant à Léobardis que je pensais que vous alliez vous battre, et lui conseillant de faire entrer ses armées dans la bataille de votre côté. » « Quoi ? » Isgrimnur bondit, sa surprise reflétant celle du prince. Ils restèrent tous deux interdits, les yeux fixés sur Devasalles, avec sur le visage l’expression d’hommes qui tombent dans une embuscade nocturne. « Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? » demanda Josua. « Mais, mon prince, je vous l’ai dit, bredouilla Devasalles. Ou, plus exactement, ayant été informé que vous ne désiriez pas être dérangé, je vous ai fait porter un message fermé de mon sceau. Vous l’avez certainement lu ? » « Par Usires et Sa Sainte Mère ! » Josua se frappa la cuisse de la main. « Tout est de ma faute, et il est encore posé sur ma table de nuit. Déornoth me l’a apporté, mais j’ai préféré attendre un moment plus tranquille pour le lire. Je suppose que j’ai oublié. Mais il n’y a pas de mal, et ces nouvelles sont excellentes ! » « Vous dites que Léobardis se battra ? » reprit Isgrimnur, sceptique. « Mais comment pouvez-vous en être certain ? Vous sembliez vous-même avoir plus que quelques doutes. » « Duc Isgrimnur, dit Devasalles d’un ton glacial, vous comprenez certainement que je ne faisais que remplir ma mission. En fait, le duc Léobardis a toujours éprouvé de la sympathie pour Josua, comme il a toujours craint qu’Élias ne devienne trop ambitieux. Nos troupes sont en alerte depuis des semaines. » « Mais alors pourquoi vous envoyer ici ? » demanda Josua. « Que pensait-il découvrir que je ne lui avais déjà fait dire par mes messagers ? » « Il ne cherchait rien de nouveau, dit Devasalles, même si nous avons tous appris plus qu’aucun d’entre nous ne le demandait. Non, mon ambassade était surtout un simulacre pour certaines personnes à Nabban. » « Certains suzerains ne partagent pas son avis ? » demanda Josua. « Bien sûr, mais cela n’a rien d’inhabituel… et n’est pas l’objet de ma mission. La résistance qu’il désirait saper vient d’une source bien plus proche. » À ce point de sa confidence, Devasalles s’interrompit pour regarder tout autour de lui, alors qu’il était bien évident qu’ils étaient les trois seuls occupants de la pièce. « Les plus fermes opposants à l’alliance avec Naglimund sont sa femme et son fils », dit enfin Devasalles. « Vous voulez dire son fils aîné, Bénigaris ? » « Oui, sans quoi lui ou l’un de ses cadets serait venu ici à ma place. » Devasalles haussa les épaules. « Bénigaris trouve bien des choses à son goût dans le règne d’Élias, et la duchesse Nessalanta… » L’émissaire nabbanais haussa de nouveau les épaules. « Elle appelle également de ses vœux la victoire du Roi souverain », dit Josua avec un sourire amer. « Nessalanta est une femme intelligente. Malheureusement pour elle, elle va être forcée, qu’elle le veuille ou non, de soutenir le choix que fera son époux quant à ses alliés. Mais ses doutes sont peut-être fondés. » « Josua ! » Isgrimnur était indigné. « Je ne fais que plaisanter, mon vieil ami », dit le prince, mais son expression démentait ses dires. « Le duc va donc entrer en guerre, mon bon Devasalles ? » « Aussi tôt que possible, prince Josua. Avec derrière lui la fine fleur des chevaliers de Nabban. » « Ainsi qu’une bonne brassée de soldats et d’archers, j’espère. Eh bien, que la grâce d’Aédon soit sur nous tous, Baron. » Le prince et Isgrimnur firent leurs adieux puis s’enfoncèrent dans le sombre couloir, les couleurs vives de la chambre du baron qu’ils quittaient ressemblant soudain à un rêve que l’on abandonne à la lisière de l’éveil. « Je sais une personne que ces nouvelles vont ravir, Isgrimnur. » Le duc haussa les sourcils, en un signe interrogateur. « Ma nièce. Miriamélé était furieuse, parce qu’elle pensait que Léobardis ne se joindrait pas à nous. Nessalanta est sa tante, après tout. Elle sera très certainement heureuse d’apprendre ces nouvelles. » « Allons lui dire », proposa Isgrimnur en prenant Josua par le coude et en l’entraînant vers la cour. « Elle est peut-être avec les autres dames de la cour. Je suis fatigué de ne voir que des guerriers barbus. Je suis peut-être vieux, mais j’apprécie encore de voir un visage féminin de temps en temps. » « Alors allons-y. » Le visage de Josua s’illumina du premier sourire authentique qu’Isgrimnur avait vu depuis bien longtemps. « Puis nous rendrons visite à ta femme, et tu pourras lui parler de la constance de ton goût pour la gent féminine. » « Prince Josua, dit le vieux duc en pesant ses mots, vous ne serez jamais trop âgé ou si haut placé que je ne puisse vous tirer les oreilles juste pour voir si je le peux encore. » « Pas aujourd’hui, mon oncle, répondit le prince joyeusement. J’en aurai besoin pour entendre ce que Gutrun a à te dire. » Le vent qui murmurait par-dessus l’eau portait une odeur de cyprès. Tiamak, en essuyant la sueur qui perlait sur son front, remercia Celui Qui Toujours Marche sur le Sable pour cette brise inattendue. Il rentrait de sa tournée d’inspection des pièges lorsqu’il avait senti l’air lourd chargé d’orage descendre sur le Wran : un air chaud et fiévreux qui arrivait et ne repartirait pas, comme un crocodile tournant autour d’un esquif qui prend l’eau. Tiamak s’essuya de nouveau le front, et tendit la main vers la décoction de racine jaune qui infusait sur la pierre chaude. Tout en sirotant son thé malgré l’épreuve qu’il imposait à ses lèvres craquelées, il s’inquiéta de ce qu’il devait faire. C’était l’étrange message de Morgénès qui l’avait perturbé. Durant des jours, ses termes inquiétants avaient crépité dans son esprit comme des cailloux dans une gourde vide alors qu’il menait à la perche son embarcation à fond plat à travers le labyrinthe des voies du Wran, et le hantaient encore lorsqu’il se rendit au marché de Kwanitupul, un village marchand blotti à l’embouchure de la rivière qui se formait au lac Eadne. Il faisait ce long voyage qui durait trois jours à chaque nouvelle lune, tirant avantage de son éducation inhabituelle sur les étals du marché, en aidant les petits marchands salanais à traiter avec les négociants nabbanais ou perdruinais qui parcouraient les villes côtières du Wran. Cet épuisant voyage à Kwanitupul était une nécessité, ne serait-ce que pour gagner quelques pièces et parfois un sac de riz. Le riz lui servait à accommoder les quelques crabes trop stupides ou trop présomptueux pour éviter ses pièges. Mais les crabes étaient rarement aussi obligeants, et l’ordinaire de Tiamak était composé de poisson et de racines. Alors que, accroupi dans sa petite cabane perchée sur un banian, il relisait anxieusement pour la centième fois le message de Morgénès, ses pensées dérivèrent vers les rues grouillantes et animées d’Ansis Pelippé, la capitale de Perdruin, où lui et le vieux docteur s’étaient rencontrés pour la première fois. Plus encore que le tumulte et le spectacle d’un immense port marchand, cent, non des centaines de fois plus grand que Kwanitupul (un fait que les autres Salanais ne croiraient jamais, tant ils n’étaient que de rustres provinciaux fouilleurs de sable), c’étaient les odeurs qui avaient le plus marqué Tiamak, le million de senteurs changeantes : l’air salé, humide et froid des quais, que relevait l’odeur puissante des bateaux de pêche ; les feux dans les rues sur lesquels grillaient des brochettes de mouton grésillantes que des hommes des îles barbus vendaient aux passants ; le musc des chevaux suants et pressés que de fiers cavaliers, marchands ou soldats, lançaient audacieusement au milieu des rues pavées, forçant les piétons à s’écarter précipitamment ; et, bien sûr, les odeurs enivrantes du safran et de l’herbe vive, de la cannelle et de la muscade qui tourbillonnaient dans le quartier des épices comme autant de sollicitations fugaces et exotiques. Ces souvenirs à eux seuls lui donnèrent si faim qu’il eût pu en pleurer, mais Tiamak se contrôla. Il avait une tâche à accomplir, et ne pouvait se laisser distraire par des considérations aussi bassement matérielles. Morgénès semblait avoir besoin de lui, et Tiamak devait se tenir prêt. En fait, c’était précisément la nourriture qui avait attiré l’attention de Morgénès sur lui, il y a de cela toutes ces années, à Perdruin. Morgénès arpentait les rues du quartier marchand d’Ansis Pellipé en quête de produits apothicaires lorsqu’il heurta et manqua renverser le jeune Salanais, tant celui-ci était fasciné par un alignement de galettes sur l’étal d’un boulanger. Le docteur fut amusé puis intrigué de rencontrer un garçon des marais si loin du Wran, et dont les excuses étaient à ce point émaillées d’idiomes nabbanais méticuleusement choisis. Lorsque Morgénès apprit que le jeune homme se trouvait dans la capitale de Perdruin pour étudier chez les Frères Usiréens, et qu’il était le premier de son village à jamais quitter le Wran, il lui offrit une large part de galette et une coupe de lait. En cet instant, Morgénès devint un dieu pour Tiamak, ébahi. La feuille de parchemin maculée ouverte devant lui n’était qu’une retranscription du message original qui n’avait plus supporté que quelques manipulations, mais elle devenait elle aussi difficile à lire. Quoi qu’il en soit, il en avait étudié chaque mot si souvent que cela n’avait guère d’importance. Il en avait même recopié une fois le texte dans son code original pour le décrypter de nouveau, simplement pour s’assurer qu’un détail subtil mais important ne lui avait pas échappé. « L’ère de l’Étoile du conquérant semble se profiler… » avait écrit le docteur, dans ce message qui avertissait Tiamak que ceci serait certainement sa dernière lettre avant longtemps. La collaboration de Tiamak serait requise, l’assurait Morgénès, si l’on voulait que « certaines choses horribles auxquelles il semble, d’après certains, qu’il soit fait allusion dans l’infâme livre perdu du prêtre Nisses… » pussent être évitées. La première fois qu’il s’était rendu à Kwanitupul après avoir reçu le message de Morgénès, Tiamak avait demandé à Middastri, un marchand perdruinais avec lequel il buvait parfois une chope de bière, s’il s’était passé quelque horrible chose à Erchester, la cité d’Erkynée en laquelle vivait Morgénès. Middastri lui avait répondu qu’il avait entendu parler d’une querelle entre Élias, le Roi souverain, et Lluth d’Hernystir, ainsi que, bien sûr, de la brouille entre Élias et son frère le prince Josua, qui était depuis des mois sur toutes les lèvres. Mais en dehors de cela, le marchand ne se souvenait de rien de particulier. Tiamak, qui, depuis que le moineau lui avait porté le message de Morgénès, redoutait un danger bien plus vaste et plus pressant, en avait été réconforté. Pourtant, la teneur du message continuait de l’inquiéter. « L’infâme livre perdu… » Comment Morgénès avait-il su ? Tiamak n’en avait parlé à personne ; il avait voulu que ce soit une surprise pour le docteur lors de la visite qu’il envisageait de lui rendre au printemps prochain, son premier voyage au nord de Perdruin. Il semblait maintenant que Morgénès savait quelque chose de son trésor ; mais pourquoi n’en disait-il rien ? Pourquoi simplement y faire allusion et parler par devinettes, avec la finesse d’un crabe qui retire délicatement la tête de poisson servant d’appât à l’un des pièges de Tiamak ? Le Salanais reposa son bol de thé et traversa la pièce au plafond bas, sans déplier complètement les genoux. Le vent chaud et aigre se mit à souffler un peu plus fort, faisant doucement se balancer la cabane sur ses hauts pilotis, et sifflant dans le chaume du toit. Il fouilla son coffre de bois, à la recherche d’une chose enveloppée dans des feuilles et soigneusement dissimulée sous la pile de parchemin qui formait sa révision des Remèdes Souverains des Médecins Salanais, que Tiamak considérait secrètement comme son chef-d’œuvre. La trouvant enfin, il la déballa, un geste qu’il avait accompli plus d’une fois durant la dernière lune. Il la posa à côté de sa transcription du message de Morgénès, et le contraste le frappa. Les mots de Morgénès avaient été méticuleusement recopiés à l’encre noire sur un mauvais parchemin usé rendu si fin qu’une chandelle approchée à une largeur de main aurait pu l’enflammer. L’autre, le trésor, était écrit sur une feuille de peau tendue. Les mots brun rouille filaient à travers la page comme si celui qui les avait écrits s’était trouvé à cheval, ou assis à une table lors d’un frémissement de la terre. C’était le dernier joyau de la collection de Tiamak ; d’ailleurs, s’il s’agissait effectivement de ce qu’il pensait, ce serait la perle de n’importe quelle collection. Il l’avait trouvé dans une pile de vieux parchemins usagés qu’un marchand de Kwanitupul vendait pour des exercices d’écriture. Le marchand ne savait pas à qui le coffre de parchemin avait appartenu, l’objet faisant partie d’un lot qu’il avait acquis à Nabban. Craignant que la chance ne l’abandonnât soudain, Tiamak réprima l’envie qu’il avait de le questionner plus avant et acheta le tout, avec le reste de la pile de parchemins, pour une pièce brillante d’un quini nabbanais. Il le regarda de nouveau, même s’il l’avait déjà lu plus souvent que même le message de Morgénès, si une telle chose était possible, et s’intéressa plus particulièrement au sommet du parchemin, dont on eût dit qu’il était mordillé plutôt qu’usé, et sur lequel on lisait, dans le prolongement du coin manquant, les lettres « …ARDENVYRD. » Le célèbre tome disparu de Nisses, dont certains niaient même qu’il eût jamais existé, ne s’intitulait-il pas Du Svardenvyrd ? Comment Morgénès avait-il su ? Tiamak n’avait parlé à personne de son heureuse découverte. Sous le titre, les runes nordiques, qui avaient coulé en certains endroits, et s’étaient écaillées en une poussière rouille ailleurs, étaient néanmoins assez lisibles. Il était rédigé dans un nabbanais archaïque vieux de cinq siècles. « Ramenez du jardin de pierre de Nuanni L’Homme qui bien qu’aveuglé peut voir Découvrez l’Epée qui délivre la Rose Au pied du grand arbre du Froid Trouvez le Cri dont le puissant Appel Est le nom du porteur du Cri En un navire sur la moins profonde des mers Quand Epée Cri et Homme Viendront à la Main droite du Prince Alors l’Emprisonné sera de nouveau libre… » Sous cet étrange poème était inscrit un seul nom, tracé en de grandes runes malhabiles : « NISSES ». Mais Tiamak avait beau s’user les yeux sur le parchemin, l’inspiration ne venait pas. En soupirant, il se décida enfin à rouler le manuscrit pour le recouvrir de son enveloppe de feuilles protectrices et le remit à sa place dans son coffre de bois ronceux. Mais que donc Morgénès voulait-il qu’il fasse ? Qu’il l’apporte au docteur lui-même au Hayholt ? Qu’il aille le montrer à un autre des sages, comme la femme-sorcière Géloé, le gros Ookequk à Yiqanuc, ou celui de Nabban ? Le plus judicieux était peut-être tout simplement d’attendre le prochain message de Morgénès, plutôt que de céder à l’affolement sans comprendre la situation. Après tout, d’après ce que lui avait dit Middastri, ce que craignait Morgénès n’arriverait pas avant longtemps ; il pouvait tout à fait attendre de savoir ce que voulait le docteur. Il faut savoir être patient, se dit-il, il faut savoir être patient… Derrière ses fenêtres, les branches des cyprès grondèrent, souffrant du rude traitement que leur infligeait le vent. La porte de la chambre s’ouvrit violemment. Sangfugol et Dame Vorzheva se levèrent d’un bond, comme s’ils avaient été surpris dans une situation coupable, alors que la longueur de la pièce les séparait. Alors qu’ils levaient des yeux éberlués, le luth du ménestrel, qui était appuyé sur la chaise de celui-ci, glissa et tomba à ses pieds. Il s’empressa de le ramasser et le tint contre sa poitrine comme s’il se fût agi d’un enfant blessé. « Malédiction, Vorzheva, qu’avez-vous donc fait ? » tonna Josua. Le duc Isgrimnur se tenait derrière lui dans l’embrasure de la porte, une expression soucieuse sur le visage. « Restez calme, Josua », conseilla-t-il en tirant la manche de son pourpoint gris. « Lorsque j’aurai arraché la vérité à cette… cette femme », cracha Josua. « Pour l’instant, reste en dehors de tout cela, mon vieil ami. » Les couleurs revenaient rapidement aux pommettes de Vorzheva. « Qu’est-ce que tout cela ? » dit-elle. « Vous enfoncez les portes comme un taureau et hurlez des questions. Qu’est-ce que tout cela ? » « Ne cherchez pas à me duper. Je viens de parler au capitaine du poste de garde ; il regrette encore que j’aie pu le trouver, si grande était ma colère. Il m’a dit que Miriamélé est sortie hier matin avec ma permission, qui n’était pas ma permission, mais mon sceau apposé à un faux document ! » « Et pourquoi est-ce sur moi que vous hurlez ? » demanda Vorzheva d’un ton hautain. Sangfugol entreprit de se faufiler vers la porte, en serrant toujours son instrument dans ses bras. « Cela, vous le savez très bien », gronda Josua, dont le visage commençait à perdre peu à peu le rouge de la colère. « Et toi, ménestrel, ne bouge pas de là. Je n’en ai pas fini avec toi. Tu partages bien souvent les confidences de ma Dame, ces jours-ci. » « Sur votre ordre, Prince Josua, dit Sangfugol d’un ton hésitant. Pour soulager sa mélancolie. Mais je jure que je ne sais rien de la princesse Miriamélé ! » Josua pénétra plus avant dans la chambre et claqua la lourde porte sans regarder derrière lui. Isgrimnur, agile malgré ses années et son poids, s’écarta prestement de sa trajectoire. « Ma bonne Vorzheva, ne me prenez pas pour l’un des nomades avec lesquels vous avez été élevée. Je n’ai entendu de vous ces jours-ci qu’une longue litanie plaignant la princesse, rappelant à quel point elle est triste et combien sa famille lui manque. J’apprends maintenant que Miriamélé a franchi les portes de Naglimund avec quelque scélérat, et qu’un complice a utilisé mon sceau pour lui délivrer un sauf-conduit ! Je ne suis pas stupide ! » La femme aux cheveux noirs soutint son regard un instant, puis ses lèvres se mirent à trembler. Des pleurs de rage se formèrent dans ses yeux alors qu’elle s’asseyait dans le bruissement de ses longues robes. « Très bien, prince Josua, dit-elle, faites-moi trancher la tête si vous le voulez. J’ai aidé cette pauvre jeune fille à s’enfuir pour rejoindre sa famille à Nabban. Si votre cœur n’avait pas été de pierre, vous l’y auriez envoyée vous-même, avec une escorte d’hommes armés. Au lieu de cela, elle a pour seule compagnie un moine charitable. » Elle tira un mouchoir des profondeurs de ses robes et sécha ses yeux. « Mais elle est tout de même plus heureuse de cette manière qu’enfermée comme un oiseau en cage. » « Par les larmes d’Elysia ! » jura Josua en portant les bras au ciel. « Pauvre folle ! Miriamélé voulait jouer à l’émissaire ; elle pensait trouver la gloire en poussant ses parents nabbanais à choisir notre camp dans cette bataille ! » « Parler de gloire est peut-être injuste, Josua, fit remarquer Isgrimnur. Elle désire sincèrement nous venir en aide. » « Et qu’y a-t-il de mal à cela ? » reprit fièrement Vorzheva. « Vous avez besoin de l’aide de Nabban, que je sache ! Cela heurterait votre fierté ? » « Que Dieu nous apporte sa miséricorde, les Nabbanais sont déjà de notre côté ! Est-ce que vous comprenez ? J’ai vu le baron Devasalles il y a moins d’une heure. Mais maintenant, la fille du Roi souverain erre inutilement quelque part dans la nature, alors que les armées de son père se préparent à entrer sur le champ de bataille et que les espions grouillent dans toute la région comme des asticots dans une carcasse. » Josua battit des bras de frustration, puis se laissa tomber dans sa chaise, les jambes étendues devant lui. « C’en est trop pour moi, Isgrimnur, dit-il d’un ton las. Et tu te demandes pourquoi je ne veux pas prétendre au trône d’Élias ? Je ne suis même pas capable de garder une jeune fille sous mon toit. » Isgrimnur sourit d’un air malheureux. « Confronté au même problème, son père n’a pas fait mieux que vous, si ma mémoire est bonne. » « Ce n’est pas une raison. » Le prince porta la main à sa tête et commença à se masser le front. « Usires, c’en est trop pour ma pauvre tête. » « Allons, Josua », dit le duc en adressant un regard ferme aux autres pour leur intimer de garder le silence, « tout n’est pas perdu. Nous pouvons encore envoyer quelques hommes de confiance fouiller la région à la recherche de Miriamélé et de ce moine, ce Cédric, ou je ne sais plus quoi… » « Cadrach », reprit Josua d’une voix éteinte. « Oui, bon, Cadrach. Mais une jeune fille et un homme d’Église ne peuvent pas marcher bien vite. Il nous suffira de prendre quelques cavaliers et de partir à leur recherche. » « À moins que Dame Vorzheva ici présente n’ait également caché des chevaux pour eux », dit aigrement Josua. Il se redressa sur son siège. « Vous n’avez tout de même pas fait cela ? » Vorzheva ne put soutenir son regard. « Par la miséricorde d’Aédon ! » jura Josua. « C’en est trop ! Je vais vous renvoyer à votre barbare de père dans un sac, pauvre inconsciente ! » « Prince Josua ? » C’était le ménestrel. N’obtenant aucune réponse, il s’éclaircit la gorge et tenta de nouveau sa chance. « Mon prince ? » « Quoi ? » dit Josua, agacé. « Oui, tu peux partir. Je te dirai ce que j’ai à te dire un peu plus tard. Sors. » « Non, Sire… Je veux dire, avez-vous dit que le nom du moine était… Cadrach ? » « Oui ; du moins c’est ce qu’a dit le capitaine du poste de garde. Il a échangé quelques mots avec lui. Pourquoi ? Tu le connais, ou tu connais son repaire ? » « Rien de tout cela, prince Josua, mais je crois que le garçon, Simon, l’a rencontré. Il m’a raconté la plus grande partie de ses aventures, et ce nom me rappelle quelque chose. Oh ! Sire, si c’est lui, la princesse est peut-être en danger ! » « Que veux-tu dire ? » dit le prince en se penchant en avant. « Le Cadrach dont Simon m’a parlé était un coquin et un coupeur de bourse, sire. Celui-là portait également un déguisement d’un moine, mais ce n’était pas un Aédonite, c’est certain. » « C’est impossible ! » s’exclama Vorzheva. Le khôl qui entourait ses yeux avait coulé sur ses joues. « Je l’ai rencontré, et il a cité le Livre d’Aédon. Frère Cadrach est un homme honnête et bon. » « Même le démon peut citer le Livre », dit Isgrimnur, en secouant tristement la tête. Le prince avait bondi de son siège et se dirigeait vers la porte. « Nous devons immédiatement envoyer des soldats, Isgrimnur », dit-il ; puis il s’arrêta et fit volte-face, pour aller prendre Vorzheva par le coude. « Venez, Madame, dit-il sèchement. Vous ne réparerez pas vos erreurs, mais vous pourrez au moins nous aider en nous disant tout ce que vous savez : l’endroit où vous avez caché les chevaux, et ce genre de choses. » Il la força à se lever. « Mais je ne peux sortir ainsi ! » s’exclama-t-elle, surprise. « Regardez ! J’ai pleuré, mon visage est dans un état pitoyable ! » « Pour le mal que vous m’avez fait, et pour celui que vous avez peut-être fait à ma nièce, la punition est bien légère. Venez ! » Il sortit de la chambre en la poussant devant lui, Isgrimnur marchant à leur suite. Leurs éclats de voix résonnaient dans les couloirs de pierre. Sangfugol, resté seul, posa un regard désolé sur son luth. Le dos de frêne de l’instrument était fendu sur toute sa longueur, et l’une des cordes était brisée et formait en l’air une boucle inutile. « La musique de ce soir sera saumâtre », dit-il lentement. Il restait une heure avant l’aube lorsque Lluth vint à son chevet. Elle n’avait pas réussi à dormir de la nuit, tant elle s’inquiétait pour lui, mais lorsqu’il se pencha pour lui toucher le bras, elle fit semblant d’être endormie, pour lui épargner la seule chose qu’elle encore pouvait lui épargner : savoir qu’elle aussi avait terriblement peur. « Maegwin », dit-il doucement. Elle ferma violemment les yeux, et combattit comme elle put l’envie pressante qu’elle avait de tendre les bras et de le serrer contre son cœur. En grande armure à l’exception de son heaume, comme elle l’avait deviné d’après le bruit de ses pas et l’odeur d’huile, il lui aurait été difficile de se redresser après qu’elle l’eut tiré vers elle. Elle pouvait supporter même cette séparation, quelque déchirante qu’elle fut, mais pas l’idée de le voir montrer son épuisement et son âge, pas cette nuit. Surtout pas cette nuit. « C’est vous, père ? » demanda-t-elle enfin. « C’est moi. » « Vous partez maintenant ? » « Il le faut. Le soleil sera bientôt levé, et nous espérons atteindre la lisière de la forêt d’ici au milieu de la matinée. » Elle s’assit. Le feu s’était éteint, et même ses yeux écarquillés ne lui permettaient pas de voir grand-chose. Faiblement, à travers le mur, elle pouvait entendre le bruit de sa belle-mère Inahwen qui pleurait. Maegwin sentit la colère monter en elle devant une telle manifestation de sentiments. « Que le Bouclier de Brynioch te protège, Père », dit-elle, en tendant la main dans le noir pour trouver son visage buriné. « J’aimerais être un fils, pour me battre à tes côtés. » Elle sentit ses lèvres se relever sous ses doigts. « Ah, Maegwin, tu as toujours été fougueuse. N’as-tu pas ici une tâche assez grande ? Il ne sera pas aisé d’être la maîtresse du Taig durant mon absence. » « Vous oubliez votre femme. » Lluth sourit de nouveau dans le noir. « Je ne l’oublie pas. Tu es forte, Maegwin ; plus forte qu’elle. Il faudra que tu la soutiennes. » « Elle sait obtenir ce qu’elle désire. » Le roi parlait d’une voix douce, mais il serra le poignet de la jeune fille d’une main ferme. « Je ne veux pas de cela, ma fille. Avec Gwythinn, vous êtes les trois personnes que j’aime le plus au monde. Aide-la. » Maegwin haïssait les pleurs. Elle tira sa main de celle de son père et se frotta violemment les yeux. « Je l’aiderai, dit-elle. Pardonnez-moi. » « Tu n’as pas à t’excuser », répondit-il. Puis il reprit sa main et la serra fort. « Adieu, ma fille ; à bientôt. De cruels corbeaux planent sur nos terres, et il nous faut encore une fois aller les chasser. » Elle avait quitté son lit et s’était levée : elle passa les bras autour de son cou. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et se referma, et elle entendit ses pas résonner dans le couloir, ses éperons tintant sur le sol comme une musique triste. Plus tard, lorsqu’elle pleura, ce fut la tête sous les couvertures pour que personne ne l’entende. 36. Vieilles Cicatrices et Nouvelles Blessures Les chevaux étaient plus qu’un peu effrayés par Qantaqa, et Binabik préféra prendre avec la grande louve grise quelque avance sur Simon et le reste de la troupe, le troll tenant une lampe couverte pour leur indiquer le chemin dans les ténèbres grandissantes. Tandis que la petite caravane cheminait le long des contreforts des collines, la lumière tremblante dansait comme la flamme d’un cierge. La lune alla se tapir dans son nid de nuages, et leur progression se fit lente et circonspecte. Entre le doux balancement régulier de son cheval et la chaleur du large dos de l’animal, Simon manqua s’endormir à plusieurs reprises, pour être à chaque fois violemment tiré de son demi-sommeil par de longs doigts fins qui s’accrochaient à son visage : les branches des arbres qui bordaient leur route. Personne ne parlait. De temps en temps, l’un des hommes murmurait quelques mots d’encouragement à sa monture, ou Binabik chuchotait un avertissement au sujet d’un obstacle proche ; mais à l’exception de cela et du bruit des sabots des chevaux, ils auraient aussi bien pu n’être qu’une procession d’âmes en peine. Lorsque la lune finit par percer le plafond nuageux, un peu avant l’aube, ils montèrent le campement. Leur respiration vaporeuse reflétait la lumière de la lune, leur donnant l’impression d’exhaler des nuages bleu argent tandis qu’ils attachaient leurs montures et les deux chevaux chargés de leurs sacs. Ils ne firent pas de feu. Ethelbearn prit le premier tour de garde ; les autres, enveloppés dans leurs lourdes capes, se pelotonnèrent contre le sol humide pour dormir autant que faire se peut. Simon s’éveilla sous un ciel matinal qui évoquait la bouillie délayée ; son nez et ses yeux semblaient s’être changés en glace comme par magie durant la nuit. Alors qu’il était accroupi près du petit feu, occupé à mâcher le pain et le fromage dur que Binabik avait distribués, Sludig vint s’asseoir à côté de lui. Les joues du jeune Rimmersleute avaient été teintées d’un rouge lisse par le vent sec et froid. « C’est un peu le temps que nous avons au début du printemps, par chez nous », sourit-il en enfilant un bout de pain sur la longue lame de son couteau, et en le tenant au-dessus du feu. « Ça fera bien vite de toi un homme, tu verras. » « J’espère qu’il y a d’autres manières de devenir un homme que de mourir de froid », grogna Simon en se frottant vigoureusement les mains. « Tu peux tuer un ours avec une pique, répondit Sludig. Nous faisons ça, aussi. » Simon ne sut dire s’il plaisantait. Binabik, qui venait d’envoyer Qantaqa chasser, vint vers eux et s’assit en tailleur. « Eh bien ! tous les deux, êtes-vous prêts à une journée de dure chevauchée ? » dit-il. Simon ne répondit pas, parce qu’il avait la bouche pleine. Lorsque, un instant plus tard, Sludig n’eut toujours pas répondu non plus, Simon leva les yeux. Le Rimmersleute regardait fixement le feu, sa bouche fermée ne formant qu’une ligne. Le silence devint gênant. Simon déglutit. « Je suppose que oui, Binabik », s’empressa-t-il de dire. « Est-ce que nous allons loin ? » Binabik sourit gaiement, comme si le silence du Rimmersleute était tout à fait naturel. « Nous allons aussi loin que nous voulons. Aujourd’hui, il semble judicieux de chevaucher longtemps, car le ciel est clair. Plus tôt que nous le voulons, nous serons peut-être trouvés par la pluie et la neige. » « Savons-nous où nous allons ? » « En partie, ami Simon. » Binabik tira une longue brindille des bords du feu, et commença à tracer des lignes sur le sol humide. « Ici est dressée Naglimund », dit-il en dessinant un cercle approximatif. Il traça ensuite une ligne de festons qui débutait sur le côté droit du cercle et se poursuivait assez haut. « Ça, le Wealdhelm. Cette croix est nous, ici. » Il fit une marque, non loin du cercle. Puis il dessina rapidement un large ovale près de l’autre bout des montagnes, plusieurs petits cercles près de son bord, et ce qui semblait être une autre ligne de collines un peu plus loin. « Donc », dit-il en se penchant plus avant sur son carré de terre ridée de sillons, « c’est bientôt que nous allons approcher de ce lac », il fit un signe en direction de l’ovale, « qui est appelé Drorshull. » Sludig, qui s’était penché presque involontairement pour regarder, se redressa. « Drorshullvenn : le Lac du Marteau de Dror. » Il fronça les sourcils et se pencha de nouveau en avant, pour marquer du doigt un point près de la rive occidentale du lac. « Ici se trouve Vestvennby, le Thaner de ce traître, Storfot. J’aimerais beaucoup passer par là de nuit. » Il chassa les miettes de pain de la lame de sa dague et lui fit refléter la lumière du feu. « Mais nous n’irons pas en cet endroit, dit gravement Binabik, et ta vengeance doit attendre. Nous passons de l’autre côté, au-delà de Hullnir puis vers Haethstad, près d’où se trouve l’abbaye de Saint Skendi, puis avec probabilité à travers la plaine du nord, vers les montagnes. Pas d’arrêt en chemin pour le coupage de gorge. » Il poussa son bâtonnet au-delà du lac, vers la rangée de formes arrondies. « C’est parce que vous, les trolls, ne comprenez pas l’honneur », dit aigrement Sludig, en regardant Binabik de sous ses épais sourcils blonds. « Sludig », dit Simon d’un ton suppliant ; mais Binabik ne répondit pas à cette provocation. « Nous avons le devoir d’une tâche à accomplir, répondit calmement le troll. Isgrimnur, ton duc, en a le désir, et sa volonté n’est pas servie avec fidélité en se glissant dans les nuits pour couper la gorge de Storfot. Ceci n’est pas un manque d’honneur de troll, Sludig. » Le Rimmersleute le regarda un instant durement, puis secoua la tête. « Tu as raison. » À la grande surprise de Simon, il n’y avait plus aucune agressivité dans sa voix. « Je suis en colère, et mes mots étaient mal choisis. » Il se leva et se dirigea vers l’endroit où Grimmric et Haestan harnachaient les chevaux ; tout en marchant, il fit jouer ses souples et puissantes épaules, comme pour en chasser des nœuds. Simon et le troll gardèrent les yeux fixés sur lui un moment. « Il s’est excusé », dit Simon. « Tous les Rimmersleutes ne sont pas ce froid Einskaldir, répondit son ami. Mais avec égalité, tous les trolls ne sont pas non plus Binabik. » Ils chevauchèrent toute la journée, en longeant le flanc des collines, sous l’abri des arbres. Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin pour le repas du soir, Simon était convaincu de l’exactitude de l’avertissement que lui avait prodigué Haestan. Bien que son cheval eût marché lentement et qu’ils eussent progressé sur un terrain facile, ses jambes et son aine lui donnaient l’impression qu’il avait passé la journée attaché à quelque terrifiant instrument de torture. Haestan, qui ne put retenir son sourire, lui expliqua aimablement qu’une bonne nuit de sommeil raidirait ses muscles et que le pire était donc à venir ; il lui offrit ensuite de profiter autant qu’il le voulait de son outre de vin. Lorsque Simon se pelotonna finalement entre les racines saillantes et moussues d’un chêne qui avait perdu presque toutes ses feuilles, il se sentait un peu mieux, même si le vin lui faisait penser qu’il entendait des voix murmurant d’étranges chansons dans le vent. Lorsqu’il s’éveilla au matin, il découvrit non seulement que tout ce qu’avait dit Haestan était vrai dix fois, mais également que la neige tombait et recouvrait lentement les collines du Wealdhelm et les voyageurs d’une fine couche blanche froide et uniforme. Alors qu’il frissonnait sous le faible soleil de yuven, il continua d’entendre les voix dans le vent. Leur message était clair : elles se moquaient des saisons, se gaussaient des voyageurs qui pensaient pouvoir s’aventurer impunément dans le nouveau royaume de l’hiver. La princesse Miriamélé, horrifiée, observa avec stupéfaction le tableau qui s’offrait à ses yeux. Ce qui avait été durant toute la première partie de la chevauchée de la matinée un bouillonnement de couleurs et de fumée noire à l’horizon se révélait maintenant, alors qu’elle et Cadrach se tenaient sur le flanc de colline qui surplombait l’Inniscrich. Ils n’avaient devant eux qu’une tapisserie de mort, tissée de chair, de métal, et de terre déchiquetée. « Miséricordieuse Elysia ! » souffla-t-elle d’une voix, pantelante, en reprenant le contrôle de son cheval qui bronchait. « Qu’est-il arrivé ici ? Serait-ce l’œuvre de mon père ? » Le petit homme rond plissa les yeux, ses lèvres formant durant un instant ce que la princesse prit pour une prière silencieuse. « La plupart des morts sont des Hernystiris, Madame, dit-il enfin. Et je pense que les autres sont des Rimmersleutes, à en juger par leur apparence. » Il fronça les sourcils devant ce spectacle, tandis qu’une bande de corbeaux, surpris, s’envolèrent tous ensemble comme un nuage de mouches, tournèrent en cercle dans le ciel, puis revinrent se poser. « Il semble que la bataille, ou ce qu’il en reste, ait dérivé vers l’ouest. » Miriamélé sentit des pleurs monter à ses yeux, et leva un poing rageur pour les chasser. « Les survivants doivent se replier sur Hernysadharc, sur le Taig. Pourquoi tout cela est-il arrivé ? Tout le monde est-il devenu fou ? » « Tout le monde était déjà fou, Madame, dit Cadrach avec un étrange sourire triste. Il y a simplement que cette époque a fait ressortir cette folie. » Ils avaient chevauché prestement durant le premier jour et la première moitié du deuxième, poussant les chevaux de Dame Vorzheva à leurs limites, jusqu’à atteindre et traverser le fleuve Greenwade à sa fourche, à quelque vingt-cinq lieues au sud-ouest de Naglimund. Ils avaient ensuite ralenti le pas, pour donner aux chevaux l’occasion de se reposer pour le cas où ils devraient de nouveau les presser. Miriamélé tenait parfaitement la monte masculine, qui était appropriée aux vêtements qu’elle portait ; à savoir les chausses et le pourpoint qui lui avaient servi de déguisement lorsqu’elle avait fui le Hayholt. Ses cheveux courts étaient de nouveau teints en noir, et presque entièrement invisibles sous la capuche qui la protégeait autant du froid que des regards. Frère Cadrach, qui voyageait dans son vieil habit gris maculé, attirerait aussi peu qu’elle l’attention. De toute façon, bien peu de voyageurs s’aventuraient sur la route de la rivière sous un ciel aussi peu propice et en une époque aussi troublée. La confiance qu’avait la princesse en la réussite de sa fuite allait croissante. Depuis la mi-journée de la veille, ils avaient chevauché le long de la digue qui surplombait la large et puissante rivière au son de trompettes lointaines, des voix stridentes et enflammées qui couvraient jusqu’au grondement du vent chargé de pluie. Ils en furent tout d’abord effrayés, imaginant les troupes ivres de vengeance de son père ou de son oncle à leurs trousses, mais il devint rapidement évident que c’était elle et Cadrach qui s’approchaient de la source de cette clameur plutôt que le contraire. Enfin, ce matin, ils avaient aperçu les premiers signes de la bataille, de longs filets de fumée noire qui s’élevaient ça et là dans le ciel. « N’y a-t-il pas quelque chose que nous puissions faire », demanda Miriamélé en descendant de cheval pour se tenir près de sa monture qui soufflait doucement. Mais, à l’exception des oiseaux, la scène était aussi figée que si elle avait été gravée dans une pierre grise et rouge. « Et que pourrions-nous donc faire, Madame ? » répondit Cadrach, toujours en selle. Il tira une longue gorgée de son outre de vin. « Je ne sais pas. Vous êtes un prêtre ! Ne devez-vous pas dire une mansa pour leurs âmes ? » « Pour quelles âmes, Princesse ? Pour celles des guerriers païens de mon peuple, ou pour les bons Aédonites de Rimmersgard qui leur ont rendu cette aimable visite ? » Ses mots amers semblèrent ne jamais s’envoler et flotter dans l’air. Miriamélé se retourna pour observer le petit homme, dont les yeux n’avaient plus rien de commun avec ceux du jovial compagnon de ces derniers jours. Lorsqu’il racontait des histoires ou entonnait des chants de marche ou de boisson hernystiris, ses yeux brillaient gaiement. Maintenant, il ressemblait à un homme qui savourait la douteuse victoire qu’est la vision de l’accomplissement de l’une de ses terribles prophéties. « Les Hernystiris ne sont pas tous païens ! » s’exclama-t-elle, furieuse de ce surprenant état d’esprit. « Vous êtes vous-même un prêtre Aédonite ! » « Dois-je alors parcourir le champ de bataille pour demander qui est païen et qui ne l’est pas ? » Il fit un signe de sa main potelée vers le spectacle immobile du carnage. « Non, Madame. Les seuls qui ont à faire ici sont les charognards. » Il talonna son cheval et prit quelques foulées d’avance. Miriamélé resta un instant immobile, sa joue posée contre le cou du cheval. « Enfin ! Aucun homme d’Église ne resterait indifférent devant un tel spectacle ! » cria-t-elle dans sa direction. « Même ce monstre rouge de Pryrates ! » Cadrach se voûta en entendant prononcer le nom du conseiller du roi comme s’il avait été frappé dans le dos, puis fit faire quelques pas de plus à son cheval avant de s’arrêter et d’attendre en silence. « Venez, Madame, dit-il enfin. Nous devons quitter ces hauteurs, où nous sommes bien trop en vue. Les charognards n’ont pas tous des plumes, et certains marchent sur deux jambes. » Les yeux enfin secs, Miriamélé haussa les épaules sans dire un mot, puis se remit en selle pour suivre le moine vers la pente boisée qui longeait l’Inniscrich ensanglantée. Alors qu’il dormait dans le campement monté sur le flanc de la colline qui dominait l’étendue plate et blanche du lac Drorshull, Simon rêva de nouveau de la roue. Une fois encore, il s’y trouva accroché, impuissant, balancé comme la poupée de chiffons d’un enfant, emporté vers le ciel par la large jante de la roue. Des vents froids le cinglaient, et des éclats de glace griffaient son visage tandis qu’il était emporté vers une obscurité glaciale. Lorsqu’il fut au sommet de cette lente révolution, battu par les vents et ensanglanté, il vit une lueur dans les ténèbres, une bande verticale de lumière qui courait de l’obscurité impénétrable du dessus vers les profondeurs tout aussi ténébreuses du dessous. C’était un arbre blanc, dont le large tronc et les fines branches luisaient comme s’ils étaient emplis d’étoiles. Il tenta de se libérer de l’étreinte de la roue, pour bondir vers cette blancheur attirante, mais il semblait solidement retenu. D’un dernier et puissant effort, il s’en arracha et bondit en avant. Il plongea à travers un univers de feuilles brillantes, comme s’il volait au milieu des lampes qu’étaient les étoiles ; il supplia le Saint Usires de le sauver, implora la grâce de Dieu, mais aucune main ne vint le retenir tandis qu’il tombait à travers le froid firmament… Hullnir, sur la rive est du lac qui gelait doucement, était une ville si déserte qu’il ne s’y trouvait même pas de fantômes. À moitié enfouie sous les neiges, les toits des maisons détruits par le vent et la grêle, elle ressemblait à la carcasse d’un élan mort de faim sous des cieux sombres et indifférents. « Skali et ses corbeaux ont-ils donc arraché si vite toute vie aux terres du nord ? » s’exclama Sludig, les yeux écarquillés. « Comme si ils avaient fui d’vant les gelées tardives », dit Grimmric en resserrant sa cape sous son menton. « Fait trop froid, ici. On est trop loin des quelques routes encore ouvertes. » « Il y a probabilité qu’Haethstad sera de même », dit Binabik en poussant Qantaqa à retourner vers les collines. « Il est bien que nous n’ayons pas prévu de nous réapprovisionner en route. » Passé l’extrémité du lac les collines commencèrent à disparaître, pour être lentement remplacées par un immense bras de la partie septentrionale d’Aldhéorte. Celle-ci n’avait que peu de rapport avec la partie sud de la forêt que Simon avait vue, et pas uniquement à cause de la neige qui tapissait le sol de la forêt et avalait jusqu’au bruit de leur passage. Ici, les arbres étaient hauts et droits, des sapins vert sombre et des épicéas qui se dressaient comme des piliers sous leur blanc manteau et dessinaient de larges couloirs ombragés. Les cavaliers avançaient maintenant comme à travers de pâles catacombes, sur lesquelles la neige s’abattait à l’image de la poussière des temps. « Il y a quelqu’un là-bas, frère Cadrach ! » souffla Miriamélé. Elle pointa le doigt. « Là. Vous ne voyez pas ce reflet ? C’est du métal ! » Cadrach abaissa son outre de vin et regarda. Sa bouche était tachée d’un rouge pourpre aux commissures. Il gronda et plissa les yeux, comme s’il s’agissait de satisfaire l’un de ses caprices. Un instant plus tard, ses sourcils se froncèrent. « Par notre Très Bon Dieu, vous avez raison, Princesse », murmura-t-il en tirant sur ses rênes. « Il y a effectivement quelque chose là-bas. » Il lui tendit le trait et mit pied à terre dans l’herbe épaisse ; puis, après lui avoir intimé d’un geste de garder le silence, il s’avança. Grâce à un tronc épais derrière lequel il put dissimuler sa silhouette presque aussi large, il s’approcha à moins de cent pas de l’objet brillant, puis il sortit la tête pour voir comme un enfant qui joue à cache-cache. Après un instant, il se retourna et lui fit signe d’approcher. Miriamélé talonna son cheval, entraînant celui de Cadrach avec elle. Il s’agissait d’un homme étendu, les épaules appuyées au tronc d’un chêne. Il portait une armure qui brillait encore en quelques endroits malgré l’incroyable pluie de coups qu’elle avait reçue. Dans l’herbe non loin de lui se trouvaient le manche d’une épée fracassée ainsi qu’une perche brisée portant un fanion vert orné en blason du Cerf blanc d’Hernystir. « Elysia Mère de Dieu ! » s’écria Miriamélé en se pressant vers lui. « Est-il toujours en vie ? » Cadrach attacha rapidement les chevaux à l’une des racines protubérantes de l’arbre, puis vint la rejoindre. « C’est fort peu probable. » « Mais si ! » dit la princesse. « Écoutez… Il respire ! » Le moine s’agenouilla près de l’homme dont le souffle discontinu résonnait effectivement dans la chambre que formait son heaume à demi ouvert. Cadrach tira en arrière le masque à la crête ailée et découvrit un visage moustachu presque couvert par des ruisselets de sang séché. « Par les Chiens du Paradis ! » soupira Cadrach, « C’est Arthpréas, le comte de Cuimhne. » « Vous le connaissez ? » demanda Miriamélé, en cherchant son outre d’eau dans le sac de selle. Elle la trouva, et humecta un morceau de tissu. « J’ai entendu parler de lui, en fait. » Il fit un signe en direction des deux oiseaux cousus sur le pourpoint en lambeaux du chevalier. « C’est le seigneur de Cuimhne, près de Nad Mullach. Son emblème est la paire d’alouettes. » Miriamélé tamponna le visage d’Arthpréas tandis que le moine explorait les déchirures sanglantes de son armure. Les yeux du comte tremblèrent. « Il se réveille ! » dit la princesse en respirant plus fort. « Cadrach, je crois qu’il va vivre ! » « Pas très longtemps, madame, répondit doucement le petit homme. Il a ici une blessure au ventre aussi large que ma main. Laissez-moi lui donner les derniers sacrements, qu’il puisse mourir en paix. » Le comte gronda et un peu de sang versa par-dessus sa lèvre inférieure. Miriamélé l’essuya tendrement. Ses yeux s’entr’ouvrirent. « E gundhain sluith, ma connalbehn… » murmura le chevalier en hernystiri. Il toussota faiblement, et le sang vint une nouvelle fois à ses lèvres. « C’est bien… mon gars. Ont-ils pris… le Cerf ? » « Que veut-il dire ? » murmura Miriamélé. Cadrach fit un geste de la main en direction de la bannière déchirée étendue dans l’herbe près du bras du comte. « Vous l’avez sauvé, comte Arthpréas », dit-elle en approchant son visage du sien. « Il est sauf. Que s’est-il passé ? » « Les guerriers-corbeaux de Skali… Ils étaient partout. » Le chevalier toussa longuement, puis ses yeux s’ouvrirent plus grand. « Oh, mes pauvres fils… morts, tous morts… massacrés comme… comme… » Arthpréas laissa échapper un long sanglot. Ses yeux se levèrent vers le ciel, pour se déplacer lentement comme s’il suivait le mouvement des nuages. « Et où est le roi ? » demanda-t-il enfin. « Où est notre brave vieux roi ? Ces goirach guerriers nordiques étaient partout autour de lui, que Brynioch leur fasse pourrir les entrailles, Brynioch na ferth ub… ub strocinh… » « Le roi ? » murmura Miriamélé. « Il doit vouloir dire Lluth. » Les yeux du comte se fixèrent soudain sur Cadrach, et semblèrent un instant s’illuminer de l’intérieur. « Padréic ? » dit-il, et il souleva une main tremblante et ensanglantée pour la reposer sur le poignet du moine. Cadrach tressaillit, et parut un instant vouloir retirer sa main, mais ses yeux semblaient pris, et éclairés d’une étrange lueur. « C’est toi, Padréic feir ? Tu es… revenu… ? » Le chevalier se raidit, puis laissa échapper une très longue toux rauque qui lui fit monter un flot rouge aux lèvres. Quelques instants plus tard, ses yeux roulèrent dans leurs orbites. « Il est mort », dit Cadrach un peu plus tard, d’un ton dur. « Qu’Usires prenne soin de lui et que Dieu accorde le réconfort à son âme. » Il fit le signe de l’Arbre par-dessus sa poitrine puis se releva. « Il vous a appelé Padréic », dit Miriamélé, le regard perdu dans la pièce de tissu qu’elle tenait à la main et qui était maintenant entièrement rouge. « Il m’a pris pour quelqu’un d’autre, répondit le moine. Un homme mourant qui pensait à un vieil ami. Venez. Nous n’avons pas de pelle pour lui creuser une tombe. Allons chercher des pierres pour le recouvrir. C’était… On m’a dit que c’était un homme bon. » Tandis que Cadrach s’éloignait à travers la clairière, Miriamélé tira soigneusement le gantelet de métal d’Arthpréas, et l’enveloppa dans les restes de la bannière verte. « Soyez aimable de venir m’aider, Madame, cria Cadrach. Nous ne pouvons nous permettre de perdre trop de temps ici. » « Je vais venir, répondit-elle en glissant le paquet dans son sac de selle. Nous avons assez de temps pour cela. » Simon et ses compagnons poursuivaient lentement leur route sur la rive du lac, le long d’une péninsule de grands arbres et dans une couche de neige toujours plus épaisse. Sur leur gauche se trouvait le miroir gelé du Drorshull ; les hauts sommets enneigés du Wealdhelm dominaient sur leur droite. Le chant du vent suffisait à noyer toute conversation d’un niveau inférieur à un hurlement. Tandis que Simon chevauchait en observant le balancement du large dos sombre d’Haestan devant lui, il lui sembla qu’ils n’étaient tous que des îles solitaires sur un océan froid : toujours visibles les unes des autres, mais séparées par des espaces inusités. Bercé par le pas monotone de son cheval, il sentit ses réflexions devenir plus personnelles. Bizarrement, pour son œil intérieur, le Naglimund qu’ils venaient de quitter avait aussi peu de substance que ses souvenirs d’enfance. Même les traits de Miriamélé et de Josua devenaient difficiles à évoquer ; c’était comme s’il essayait de se souvenir des visages d’étrangers dont il n’aurait découvert l’importance que bien après leur disparition. Au lieu de cela, son esprit était rempli de souvenirs colorés du Hayholt… des longues soirées d’été sur les pelouses des communs, couvertes d’herbe coupée et d’insectes, des après-midi venteuses et printanières qu’il avait consacrées à grimper sur les murs, alors que l’enivrante senteur des buissons de roses des jardins l’attirait comme une main chaude. Se souvenir de l’odeur légèrement humide du mur qui entourait son étroite paillasse, dans un coin des quartiers des domestiques, lui fit se sentir comme un roi en exil, comme si son palais lui avait été enlevé par des usurpateurs, ce qui, en un sens, était le cas. Les autres semblaient tout autant perdus dans leurs propres pensées ; à l’exception du sifflement de Grimmric, une fine trille qui ne s’élevait que rarement au-dessus du vent, mais semblait néanmoins constante, leur périple autour du lac Drorshull se faisait en silence. À plusieurs reprises, lorsqu’il l’apercevait à travers l’épaisse masse de flocons de neige, il eut l’impression de voir Qantaqa s’immobiliser le temps de tourner la tête pour écouter. Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin pour monter le camp, la plus grande partie de la masse du lac se trouvant maintenant derrière eux au sud-ouest, il posa la question à Binabik. « Est-ce qu’elle entend quelque chose, Binabik ? Est-ce qu’il y a quelque chose devant nous ? » Le troll secoua négativement la tête, en approchant ses mains maintenant dégantées plus près du petit feu. « Peut-être ; mais les choses qui sont devant nous, même avec un tel temps, Qantaqa peut les sentir : nous marchons dans le vent. Si elle entend quelque chose, c’est plutôt avec probabilité derrière nous ou sur nos côtés. » Simon réfléchit à cela un instant. Tout de même, rien n’aurait pu les suivre depuis Hullnir, où il n’y avait pas même d’oiseaux. « Quelqu’un est derrière nous ? » demanda-t-il. « Je doute. Qui ? Et pour quelle raison ? » Néanmoins, Sludig, qui fermait la colonne, avait lui aussi remarqué l’inquiétude apparente de la louve. Bien qu’il ne fut pas encore vraiment à l’aise avec Binabik, et certainement pas prêt à faire confiance à Qantaqa (il s’enroulait toujours dans sa cape à l’autre bout du campement pour dormir), il n’avait pas le moindre doute quant à l’acuité des sens de la grande louve grise. Alors que les autres s’asseyaient pour manger du pain dur et de la venaison séchée, lui sortit sa pierre à aiguiser et se mit à affûter ses haches. « Les terres sur lesquelles nous nous trouvons, ici, entre la forêt au nord que l’on appelle le Dimmerskog, et le Drorshullvenn », expliqua Sludig en plissant le front, « sont toujours restées à l’état sauvage, même lorsque Isgrimnur ou son père trônaient à Elvritshalla et que l’hiver connaissait sa place. Alors maintenant, qui sait ce qui peut rôder dans ce désert blanc ; ou au-delà, dans les Monts-Trolls ? » La pierre allait et venait sur la lame en un mouvement régulier. « Des trolls, avec certaineté, dit sardoniquement Binabik. Mais je peux vous assurer avec totalité que nous n’avons pas à craindre que le peuple troll nous attaque dans la nuit pour tuer et piller. » Sludig grimaça et continua d’aiguiser ses haches. « Le Rimmersleute n’a pas tort », dit Haestan en adressant à Binabik un regard désapprobateur. « Mêm’ si c’est pas des trolls que j’ai peur. » « Sommes-nous près de ton pays, Binabik ? » demanda Simon. « Près d’Yiqanuc ? » « Nous nous approcherons avec plus de proximité lorsque nous aurons atteint les montagnes, mais l’endroit de ma naissance est, avec réalité, à l’est, je crois, de notre direction. » « Tu crois ? » « N’aie pas l’oubli que nous ne savons toujours pas avec exacteté où nous allons. L’Arbre du Rimeur : un arbre de rimes ? Je sais que la montagne appelée Urmsheim, où on a la supposition que Colmund est allé, se trouve quelque part au nord, entre Rimmersgard et Yiqanuc, mais c’est une grande montagne. » Le troll haussa les épaules. « L’arbre est-il dessus ? Sur le chemin ? Ou ailleurs avec totalité ? Je ne peux pas le savoir maintenant. » Simon et les autres observèrent tous le feu d’un air morose. Se lancer dans une dangereuse mission pour son souverain était une chose ; partir aveuglément à l’aventure dans le désert blanc en était une autre. Les flammes sifflèrent en mordant le bois humide. Qantaqa se releva de l’endroit où elle avait choisi de s’étendre dans la neige, et tendit l’oreille. Elle avança résolument jusqu’au bord de la clairière qu’ils avaient choisie, dans un bosquet de sapins sur le bas du flanc de la colline. Après un instant d’incertitude, elle revint à sa place et se recoucha. Personne ne dit le moindre mot, mais un moment de tension venait de s’achever, permettant à leurs cœurs de battre un peu plus librement. Lorsqu’ils eurent fini de manger, de nouvelles pièces de bois furent entassées sur le feu, qui pétilla et siffla joyeusement sans se soucier de la neige qui tombait. Tandis que Binabik et Haestan discutaient doucement et que Simon se servait de la pierre à aiguiser d’Ethelbearn pour affûter sa propre épée, une fine mélodie s’éleva. Simon tourna la tête pour découvrir Grimmric qui sifflait, les lèvres pincées et les yeux fixés sur les flammes dansantes. Lorsqu’il leva la tête et vit que Simon le regardait, le vigoureux Erkynéen lui sourit de toutes ses dents gâtées. « A m’fait penser à quet’chos’, dit-il. Un’ vieille chanson d’hiver. » « Eh ben laquelle ? » demanda Ethelbearn. « Chante-la, une ’tite chanson peut pas faire de mal. » « Oui, vas-y », insista Simon. Grimmric regarda en direction d’Haestan et du troll, comme s’il craignait une objection venant de ce côté, mais ils étaient toujours plongés dans leur discussion. « Pourquoi pas, dit-il. J’suppose qu’ça nous f’ra pas d’mal. » Il s’éclaircit la gorge et fixa le sol des yeux, comme s’il était soudain gêné d’être devenu le centre de toute cette attention. « C’est just’une chanson qu’mon père chantait quand y sortait dans les après-midi de dersandre pour couper du bois. » Il s’éclaircit la gorge. « Just’une chanson d’hiver », reprit-il avant de s’éclaircir une fois encore la gorge ; puis il chanta, d’une voix un peu rêche mais pas déplaisante. « La neige est tombée cette nuit, Le givre a pris les chaumes du toit. Quand résonnent trois coups sur l’huis : Quelqu’un est là, et dans le froid Chantez tous “Ah !, mais qui est là ?” Un feu brûle dans la cheminée Qui saura bien le froid guérir. De derrière ses verrous tirés La belle Arda va s’enquérir : Chantez tous “Ah !, mais qui est là ?” La voix qui alors lui parvient Lui dit “Pitié, ouvrez céans ! Je voudrais réchauffer mes mains Devant un feu pour un instant” Chantez tous “Ah !, mais qui est là ?” Arda, jeune fille chaste et sage Répond : “Messire, qui donc ainsi Par un temps aussi froid voyage Quand il devrait rester chez lui ?” Chantez tous “Ah !, mais qui est là ?” “Un saint homme sans toit sur la tête” répondit une voix si émue Que si de glace elle fût faite, elle aurait aussitôt fondu Chantez tous “Ah !, mais qui est là ?” “Oh mais alors, répondit-elle Je peux bien vous laisser entrer Une jeune fille même belle D’un homme d’Église ne peut douter” Chantez tous “Ah !, mais qui est là ?” Ouvre la porte et qui est là, Avec sa cape et son bâton ? le vieil Un-œil, drôle d’homme de foi ! Un large chapeau sur le front Chantez tous “Ah !, mais qui est là ?” “J’ai menti, menti pour entrer” Dit vieil Un-œil qui rit et danse “Froid neige et glace sont mon foyer mais une belle vaut bien une chance…” » « Par le Saint Usires, es-tu fou ! ? » Sludig avait bondi, surprenant tout le monde. Ses yeux écarquillés emplis d’horreur, il fit un ample signe de l’Arbre devant lui, comme pour repousser la charge d’une bête puissante. « Es-tu fou ? » ragea-t-il de nouveau, en jetant un regard assassin à Grimmric, abasourdi. L’Erkynéen, les bras ballants, regarda ses autres compagnons avec impuissance. « Qu’est-ce qu’est arrivé au Rimmersleute, troll ? » demanda-t-il. Binabik plissa le front et observa Sludig, qui se dressait toujours devant eux. « Quelle est la malignité, Sludig ? Personne d’entre nous tous n’en a la compréhension. » Le guerrier nordique parcourut des yeux la rangée de visages perplexes. « Avez-vous tous perdu l’esprit ? » demanda-t-il. « Vous ne savez donc pas de qui parle cette chanson ? » « Le vieil Un-œil ? » répondit Grimmric, les sourcils froncés par l’étonnement. « C’est juste une chanson. Mon père m’la chantait. » « Ta chanson parle d’Udun Un-œil, Udun Rimmer, le sombre dieu ancien de mon peuple. Nous l’adorions à Rimmersgard lorsque nous étions égarés par notre ignorance païenne. N’invoque pas Udun Père-du-ciel lorsque tu t’aventures sur son territoire, ou il pourrait bien se montrer, à ton grand regret. » « Udun Rimmer… » dit Binabik rêveusement. « Si tu ne crois plus en lui, demanda Simon, pourquoi as-tu peur de prononcer son nom ? » Sludig se tourna vers lui, les lèvres encore tremblantes d’émotion. « Je n’ai pas dit que je ne croyais plus en lui, Aédon me pardonne… j’ai dit que nous Rimmersleutes ne l’adorions plus. » Après un instant de silence, il s’assit sur le sol. « Je suis sûr que vous me trouvez ridicule, mais il vaut mieux cela plutôt que d’attirer sur nous les foudres d’un vieux dieu jaloux. Nous sommes sur ses terres, maintenant. » « C’est jus’ un’ chanson, se défendit Grimmric. J’invoquais personne, j’ai rien d’mandé, c’est jus’ un’ putain d’chanson. » « Binabik, est-ce que c’est pour ça qu’on dit “Udundi” ? » commença Simon, mais il s’interrompit lorsqu’il vit que le troll n’écoutait pas. Au lieu de cela, le troll arborait un large sourire enjoué, comme s’il venait d’avaler une longue gorgée d’une liqueur plaisante. « C’est ça, avec certaineté ! » s’exclama le troll, qui se tourna vers le visage sévère et pâle de Sludig. « C’est toi qui as trouvé, mon ami. » « Mais de quoi parles-tu ? » demanda le guerrier blond, d’un ton irrité. « Je ne te comprends pas du tout. » « Ce que nous recherchons. L’endroit où Colmund s’est dirigé, l’Arbre du Rimeur. Sauf que nous pensions tous à une rime de poésie ; mais tu viens de nous le dire. “Udun le Rimmer”. Rimme veut dire “gel”. C’est l’Arbre du Rimmer, un arbre gelé que nous cherchons. » Sludig garda un instant encore son expression stupéfaite, puis il hocha la tête. « Par la Sainte Elysia, troll, l’Arbre d’Udun. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? L’Arbre d’Udun ! » « Tu connais cet endroit ? » Simon commençait à peine à comprendre ce qui venait de se passer. « Bien sûr. C’est une vieille, très vieille légende rimmersleute : un arbre entièrement fait de glace. Nos anciennes histoires disent que Udun l’avait fait pousser pour pouvoir grimper jusqu’au ciel et se proclamer roi de tous les autres dieux. » Simon entendit Haestan demander à quoi pouvait bien servir une légende, mais alors que les mots parvenaient à ses oreilles, il sentit un froid mordant l’envelopper comme un manteau de neige fondue. L’arbre blanc gelé… Il le vit de nouveau : le tronc blanc s’enfonçant dans les ténèbres, l’impénétrable tour blanche, l’immense trait pâle tiré sur l’obscurité… Il se dressait au milieu du chemin de sa vie, et Simon savait qu’il ne pourrait l’éviter, qu’il était impossible de contourner ce fin doigt blanc qui appelait, prévenait, et attendait. L’arbre blanc. « Parce que la légende dit aussi où il se trouve », répondit une voix qui semblait elle aussi résonner dans un long couloir. « Même si l’arbre n’existe pas, nous savons que sire Colmund a dû se diriger vers l’endroit qu’indique la légende : la face nord d’Urmsheim. » « Sludig a raison », dit une voix… celle de Binabik. « Notre besoin est avec suffisance de savoir où Colmund est allé avec Épine… Le reste n’a aucune importance. » La voix du troll semblait très distante. « Je crois… je crois qu’il faut que je dorme », dit Simon, la langue lourde. Il se leva et s’éloigna du feu en chancelant, sans pratiquement attirer l’attention des autres, qui discutaient fiévreusement de journées de cheval et de voyage en montagne. Il s’enveloppa dans sa cape épaisse et sentit le monde enneigé tourner autour de lui. Il ferma les yeux et, bien qu’il perçût encore chaque bruit et chaque mouvement, commença à s’enfoncer lourdement dans un sommeil plein de rêves. Le lendemain, ils chevauchèrent toute la journée au milieu des arbres de la baie que la neige formait entre le lac et les premières collines, espérant rejoindre Haethstad à l’extrémité nord-est du lac avant la fin de l’après-midi. Ils convinrent que, si ses habitants n’avaient pas fui le rude hiver pour partir vers l’ouest, alors Sludig pourrait s’y rendre pour refaire quelques provisions. Par ailleurs, si la ville était déserte, ils pourraient peut-être trouver refuge pour la nuit dans une maison abandonnée et sécher leurs affaires avant le long voyage qui les attendait. Ils avaient donc un but pour la journée, et avançaient prestement le long de la rive du lac. Haethstad, un village de quelque deux douzaines de maisons, se dressait sur un promontoire de terre à peine plus large que la ville elle-même ; vue depuis le flanc de colline qui la dominait, on eût dit qu’elle émergeait du lac gelé. La satisfaction qu’ils ressentirent et le plaisir que leur procura cette première vision ne durèrent que jusqu’à mi-chemin de la descente vers le val. Il devint rapidement évident que, si les constructions tenaient encore debout, elles n’étaient plus que des coquilles calcinées. « Que mes yeux soient maudits ! » jura rageusement Sludig. « Ce n’est pas un simple village abandonné, troll. Les habitants en ont été chassés. » « S’ils ont eu assez de chance pour en sortir », murmura Haestan. « Je crois que je dois partager ton avis avec totalité, Sludig, dit Binabik. Mais nous devons de toute façon y aller pour découvrir quelle est la récenteté de l’incendie. » Tandis qu’ils poussaient leurs chevaux vers Haethstad, Simon ne put s’empêcher, en contemplant le spectacle désolé qui s’offrait à lui, de se souvenir du squelette calciné de l’abbaye de Saint Hodérund. Le prêtre du Hayholt disait toujours que le feu purifie, pensa-t-il. Si c’est vrai, alors pourquoi est-ce que le feu et les flammes effraient tant les gens ? Par Aédon ! Je suppose que personne ne désire être purifié aussi minutieusement. « Oh ! non », s’exclama Haestan. Simon le heurta presque alors que le solide soldat retenait son cheval. « Oh, par mon bon Dieu ! » ajouta-t-il. Simon regarda alentour et vit une rangée de silhouettes sombres surgir des arbres près du village, avançant lentement vers la route à moins de cinquante toises devant eux ; des hommes à cheval. Simon les compta alors qu’ils se regroupaient à découvert : sept, huit, neuf. Ils étaient tous en arme. Leur chef portait un heaume de fer noir en forme de tête de chien, qui révéla un profil de museau hargneux lorsqu’il se tourna pour donner des ordres. Les neuf hommes commencèrent à avancer. « Celui-là, celui avec la tête de chien. » Sludig tira ses haches et montra du bras les hommes qui approchaient. « C’est lui qui dirigeait l’embuscade à Saint Hodérund. Nous lui devons la mort du jeune Hove et de tous les prêtres de l’abbaye ! » « Jamais on les aura, dit calmement Haestan. Y vont nous tailler en pièces ; neuf hommes cont’ six, dont un garçon et un troll. » Binabik ne dit rien, mais démonta calmement son bâton qu’il venait de tirer de sous une sangle de la selle de Qantaqa. Il le remonta en quelques secondes, puis dit : « Nous devons fuir. » Sludig talonnait déjà son cheval pour charger, mais Haestan et Ethelbearn le rejoignirent aussitôt et l’attrapèrent par les coudes. Le Rimmersleute, qui n’avait même pas mis son casque, voulut les chasser : ses yeux bleus brillaient d’une lueur étrange. « Malédiction ! Sludig, dit Haestan. Viens par là ! Au moins, on aura une chance si on r’joint les arbres ! » Le chef du groupe qui approchait cria quelque chose, et les cavalier talonnèrent leurs montures qui se mirent à trotter. Leurs sabots soulevèrent une poussière blanche qui faisait penser que les chevaux couraient sur de l’écume. « Détourne-le ! » hurla Haestan à Ethelbearn, tout en attrapant les rênes du cheval de Sludig et en faisant pivoter sa propre monture. Ethelbearn donna un coup de la garde de son épée sur la cuisse du cheval de Sludig, et leur groupe s’écarta de la trajectoire des cavaliers, qui se lancèrent à leur poursuite au galop, épées et haches en main. Simon tremblait tant qu’il craignit de tomber de sa selle. « Binabik, où… » cria-t-il d’une voix brisée. « Les arbres », coupa le troll alors que Qantaqa bondissait en avant. « Ce serait la mort de remonter vers la route ; et reste presque sur moi ! » Les chevaux de ses compagnons avaient dévié et filaient à bride abattue hors du large chemin, loin des ruines noircies d’Haethstad. Simon réussit à tirer son arc de dessus son épaule, puis se pencha vers le cou de son cheval et glissa son visage contre sa crinière. En une puissante envolée, ils bondirent par-dessus la neige, et vers l’épaisse forêt. Simon aperçut le petit dos de Binabik et la bondissante croupe grise de Qantaqa tandis que les arbres se rapprochaient follement de tous les côtés. Des cris résonnèrent derrière eux, et il se retourna pour voir ses quatre autres compagnons regroupés derrière lui, eux-mêmes suivis par la masse sombre de leurs poursuivants qui s’ouvraient en éventail entre les arbres. Il entendit un bruit qui évoquait un parchemin que l’on déchire, et durant un bref instant vit vibrer une flèche fichée dans un arbre devant lui. Le martèlement assourdi des sabots était partout, et emplissait ses oreilles alors qu’il s’agrippait à sa selle en ne pensant qu’à sauver sa vie. Un fil noir sifflant s’étira devant lui et se brisa, puis un autre : leurs poursuivants les débordaient, et étaient presque à leur niveau. Simon s’entendit hurler quelque chose en direction des silhouettes qu’il entrevoyait sur ses côtés ; de nombreux autres projectiles volèrent non loin de lui. Sans lâcher le pommeau de sa selle, il tendit la main qui tenait l’arc vers son carquois pour en tirer une flèche ; mais lorsqu’il la ramena, il aperçut sa lueur pâle contre le poil de son cheval. C’était la flèche blanche ; que devait-il faire ? En un très court instant qui lui sembla beaucoup plus long, il la repoussa par-dessus son épaule vers son carquois et en tira une autre. Une voix moqueuse quelque part dans sa tête le railla de prendre le temps de choisir ses flèches en un tel moment. Il manqua lâcher arc et flèche lorsque son cheval fit un écart pour éviter un arbre couvert de neige qui semblait avoir surgi devant eux. Un instant plus tard, il entendit un cri de douleur et le hurlement terrifié et terrifiant d’un cheval qui tombait. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour ne voir que trois de ses compagnons derrière lui, ainsi qu’une masse furieuse de bras, de pattes de cheval et de neige, à chaque instant plus distante. Les poursuivants passèrent autour ou au-dessus du cavalier à terre sans s’inquiéter de lui. Lequel était-ce ? fut la seule pensée qui lui traversa l’esprit. « Vers la colline, la colline », hurla Binabik d’une voix rauque, depuis quelque part à droite de Simon. Le garçon vit l’étendard qu’était la queue de Qantaqa alors que la louve bondissait sur la pente vers des grands arbres, vers un épais bosquet de sapins qui se dressaient là comme des sentinelles insensibles devant le chaos qu’elles voyaient passer. Simon tira de toutes ses forces sur la partie droite de ses rênes, sans savoir si le cheval allait porter le moindre intérêt à son geste ; un instant plus tard, ils virèrent vers le côté et bondirent sur la pente à la suite de la louve. Leurs trois autres compagnons filèrent droit et le dépassèrent ; ils menèrent leurs montures écumantes à travers l’abri précaire d’une couronne de troncs aussi droits que des mâts. Sludig ne portait toujours pas de casque et la silhouette mince devait être celle de Grimmric, mais l’autre homme, puissant et casqué, était passé un peu plus haut ; avant que Simon n’ait le temps de se retourner pour voir de qui il s’agissait, il entendit un cri de triomphe. Les cavaliers étaient sur eux. Après un court instant d’hésitation, il plaça sa flèche et leva son arc, mais les assaillants vociférants passaient si vite entre les arbres que sa flèche fila par-dessus la tête de l’homme le plus proche et disparut. Simon décocha un deuxième projectile, et crut le voir se planter dans la jambe de l’un des cavaliers. Quelqu’un hurla de douleur. Sludig, répondant d’un long cri, poussa son cheval blanc en avant et passa son casque. Deux des attaquants se détachèrent du groupe et foncèrent sur lui. Simon le vit éviter le coup d’épée du premier et, dans un mouvement tournant, enfoncer la lame de sa hache dans les côtes de l’homme au passage ; du sang rouge gicla de la fente ouverte dans son armure. Tandis qu’il se retournait, son second assaillant eut presque raison de lui ; Sludig eut juste le temps de détourner le coup de sa seconde hache, mais l’épée frappa tout de même violemment son casque. Simon vit le Rimmersleute chanceler et presque tomber tandis que son assaillant faisait volte-face pour revenir sur lui. Avant que le deuxième assaut n’ait lieu, Simon entendit un hurlement déchirant et se tourna pour voir un cheval et son cavalier avancer sur lui. Qantaqa, sans troll, avait les dents plantées dans la cuisse non protégée de l’homme, et ses griffes déchiraient le flanc du cheval. Simon tira son épée, mais tandis que le cavalier tentait désespérément de se débarrasser de la louve, sa monture affolée heurta celle de Simon. L’épée du garçon s’envola, puis il perdit à son tour tout poids et attache. Un long moment plus tard, l’air fut chassé de ses poumons comme par un coup de poing géant. Il roula jusqu’à s’arrêter face contre terre, non loin de l’endroit où les deux chevaux se débattaient en un nœud hennissant et paniqué. À travers un fin masque de neige, Simon vit Qantaqa émerger de sous les deux chevaux et filer au loin. L’homme, lui, hurlait : il était pris en dessous et ne pouvait s’échapper. Simon se remit péniblement sur pied en crachant de la poussière gelée, et tendit la main vers son arc et son carquois. Il entendit les bruits du combat s’éloigner un peu vers le haut de la colline, et se prépara à s’y joindre à pied. Quelqu’un rit. À moins de vingt pas plus bas, assis sur son cheval gris immobile, se dressait l’homme en armure noire qui portait le heaume à tête de chien. Une austère forme pyramidale blanche formait blason sur son pourpoint noir. « Te voilà, mon garçon », dit Tête-de-chien, sa voix basse résonnant dans son heaume. « Je te cherche depuis un moment. » Simon se retourna et grimpa le long de la pente enneigée, chancelant, s’enfonçant parfois jusqu’aux genoux. L’homme en noir s’esclaffa gaiement et le suivit. Se relevant encore une fois, goûtant son propre sang qui coulait de son nez et de sa lèvre, Simon s’arrêta enfin pour s’adosser à un épicéa. Il attrapa une flèche et laissa tomber son carquois, puis la mit en position et tendit son arc. L’homme en noir s’arrêta alors qu’il se trouvait encore à trois ou quatre toises de lui, et tourna la tête vers le côté comme pour imiter le chien auquel il ressemblait. « Eh bien tue-moi, mon garçon, si tu le peux, railla-t-il. Tire ! » Il talonna son cheval qui avança vers l’endroit où Simon se tenait, tremblant. Il y eut un sifflement, suivi d’un bruit mat. Soudain, le cheval gris se cabra ; haut, très haut, la tête balancée en arrière, crinière flottante, une flèche vibrant dans sa poitrine. Le cavalier au visage de chien fut violemment projeté au sol ; il resta étendu dans la neige, inerte, et ne réagit pas lorsque son cheval retomba sur ses genoux et roula sur lui. Simon regarda la scène, fasciné. Il fut plus surpris encore un instant plus tard lorsqu’il observa l’arc qu’il tenait toujours dans ses bras tendus. La flèche n’avait pas quitté la corde. « H-Haestan… ? » dit-il en se retournant vers le haut de la pente. Trois silhouettes se tenaient là, dans un espace entre deux arbres. Aucune d’entre elles n’était Haestan. Aucune d’entre elles n’était humaine. Ils avaient des yeux brillants et félins, et leurs bouches dessinaient une ligne dure. Le Sithi qui avait tiré la flèche en arma une nouvelle et la fit lentement descendre jusqu’à ce que sa pointe délicatement frémissante fut parfaitement alignée avec les yeux de Simon. « T’si im t’si’, Sudhoda’ya », dit-il, le sourire qui venait de se dessiner sur ses lèvres étant aussi froid que le marbre. « Le sang, comme vous dites… pour le sang. » 37. La Chasse de Jiriki Simon regarda avec impuissance la pointe noire de la flèche, et les trois visages fins. Sa mâchoire trembla. « Ske’i ! Ske’i ! » hurla une voix. « Arrêtez ! » Deux des Sithis tournèrent la tête vers leur droite, mais celui qui tenait l’arc tendu ne cilla pas. « Ske’i, ras-Zida’ya ! » cria le petit homme, qui bondit en avant et roula dans la neige, pour atterrir dans un nuage de poudre brillante à quelques pas de Simon. Binabik se remit lentement à genoux. Le troll était recouvert d’une pellicule de neige, comme s’il avait été fariné par un boulanger trop pressé. « Q-Quoi ? » Simon tenta de forcer ses lèvres inertes à former des mots, mais le troll lui intima le silence d’un geste précis de la main, les doigts légèrement écartés. « Chhhht. Baisse avec précautionneuse lenteur l’arc que tu tiens dans les mains. Maintenant ! » Tandis que le garçon obéissait à son injonction, Binabik éructa un nouveau chapelet de mots dans cette langue étrange, en agitant les mains de façon implorante devant les Sithis inflexibles. « Que… Où sont les autres… » murmura Simon ; mais Binabik le fit de nouveau taire, cette fois d’un mouvement de tête rapide mais éloquent. « Pas le temps… nous n’avons pas le temps… C’est ta vie que nous disputons. » Le troll leva les mains vers le ciel, et Simon, qui avait lâché son arc, fit de même, en tournant la paume de ses mains vers l’avant. « Tu n’as pas, j’ai le grand espoir, perdu la Flèche Blanche ? » « Je…je ne sais pas. » « Fille des Montagnes ! Je dois espérer que non. Fais glisser ton carquois avec lenteur. Là. » Il prononça encore quelques mots de ce que Simon supposa être du sithi, puis donna un coup de pied dans le carquois, pour que les flèches s’éparpillent dans la neige comme des brins de paille sombres… toutes sauf une. Seule sa pointe triangulaire, bleu perle comme une goutte de ciel, était visible contre la blancheur environnante. « Oh ! que les Hauts Lieux soient bénis », soupira Binabik. « Staj’a Ame ine ! » cria-t-il aux Sithis, qui les regardaient comme des chats dont la proie aérienne aurait choisi de se retourner et de chanter plutôt que de s’enfuir à tire-d’aile. « La Flèche Blanche ! Vous ne pouvez avoir l’ignorance de cela ! Im sheyis tsi-keo’su d’a Yana o Lingit ! » « Ceci est… rare », dit le Sithi qui tenait l’arc en le baissant légèrement. Son accent était étrange, mais sa maîtrise de la langue erkynéenne excellente. Il cilla. « Se faire rappeler les Règles du Chant par un troll. » Son sourire froid revint un instant. « Tu peux nous épargner tes exhortations… et tes traductions approximatives. Ramasse la flèche et apporte-la moi. » Il siffla quelques mots aux deux autres tandis que Binabik se penchait vers le carquois. Tous deux jetèrent un dernier coup d’œil par-dessus leur épaule vers Simon et le troll, puis grimpèrent vers le sommet de la colline avec une vitesse déconcertante. Ils semblaient flotter au-dessus de la neige tant leur pas était léger et rapide. Celui qui était resté en retrait garda son arc tendu et pointé dans la direction de Simon tandis que Binabik marchait lentement vers lui. « Donne-la moi, lui ordonna le Sithi. Les pennes en avant, troll. Maintenant, recule et va rejoindre ton compagnon. » Il détendit lentement son arc pour pouvoir examiner l’objet, laissant la flèche avancer jusqu’à ce que la corde de l’arc fut presque au repos et qu’il pût tenir l’arc et la flèche engagée d’une seule main. Simon remarqua pour la première fois le souffle rauque qu’était devenue sa respiration. Il abaissa légèrement ses mains tremblantes tandis que Binabik le rejoignait en faisant craquer la neige sous ses bottes. « Elle fut donnée à ce jeune homme pour un service rendu », dit Binabik sur un ton de défi. Le Sithi leva les yeux vers lui et fronça les sourcils. Il ressemblait à première vue beaucoup au premier représentant de son espèce que Simon avait rencontré : les mêmes pommettes hautes et étranges, et la façon de se mouvoir d’un oiseau. Il était vêtu de pantalons et d’une veste faits d’une toile blanche chatoyante, relevés aux épaules, sur les manches et à la taille de fines écailles vert sombre. Ses cheveux, presque noirs, mais dans lesquels paraissait également un étrange reflet vert, étaient noués en deux nattes complexes qui tombaient chacune devant une oreille. Ses bottes, sa ceinture et son carquois étaient faits du même cuir souple teint en blanc. Simon réalisa soudain que seule la position surélevée du Sithi qui se détachait ainsi contre le ciel leur permettait de le voir : si l’Être Fabuleux s’était trouvé dans la neige et au milieu des arbres, il aurait été aussi invisible que le vent. « Isi-isi’ye ! » murmura le Sithi avec conviction, en se tournant pour tenir la flèche devant le soleil voilé. En la baissant, il adressa un long regard surpris à Simon, puis plissa les yeux. « Où as-tu trouvé cela, Sudhoda’ya ? » demanda-t-il sèchement. « Comment quelqu’un de ta sorte peut-il posséder une telle chose ? » « On me l’a donnée ! » s’exclama Simon dont le visage reprenait des couleurs et la voix de la force. Il savait ce qu’il savait. « J’ai sauvé quelqu’un de votre peuple. Il l’a tirée dans un arbre, puis il s’est enfui. » Le Sithi l’observa une fois encore de pied en cap, et sembla prêt à reprendre la parole, mais il préféra détourner son attention vers le flanc de la colline. Un oiseau lâcha une trille longue et complexe, du moins ce fut la première impression de Simon, jusqu’à ce qu’il perçût le léger mouvement de lèvres du Sithi vêtu de blanc. Celui-ci attendit, aussi immobile qu’une statue, et une autre trille lui répondit. « Avancez ; passez devant », dit-il, en indiquant la direction au garçon et au troll d’un geste de l’arc. Ils s’engagèrent avec difficulté sur la pente abrupte, tandis que leur garde les suivait avec aisance sans jamais cesser de tourner lentement la Flèche Blanche entre ses doigts. En l’espace de quelques centaines de battements de cœur, ils atteignirent le sommet arrondi du tertre et commencèrent leur descente sur l’autre versant. Là, accroupis au bord d’une excavation bordée d’arbres et couverte de neige, se tenaient quatre Sithis : les deux que Simon avait déjà vus, uniquement reconnaissables aux reflets bleutés dans leurs tresses, ainsi que deux autres, dont les tresses étaient d’un gris de fumée, même si, tout comme les autres, leur visage doré n’était marqué d’aucune ride. Au fond du trou, sous la quadruple menace des flèches sithies, étaient assis Haestan, Grimmric et Sludig. Ils portaient tous des marques sanglantes, et conservaient sur leur visage l’expression de défi et d’impuissance des animaux acculés. « Par les os de Saint Eahlstan ! » jura Haestan en voyant les nouveaux arrivants. « Bon sang, p’tit gars, j’espérais qu’t’avais pu filer ! » Il agita la tête. « ’Fin, c’est t’jours mieux qu’êt’ mort, j’suppose. » « Tu vois, troll ? » dit amèrement Sludig, son visage barbu maculé de rouge. « Tu vois ce que nous avons appelé ? Des démons ! Nous n’aurions jamais dû railler… celui-là. » Le Sithi qui tenait la flèche, et qui semblait être le chef, dit quelques mots aux autres dans sa langue puis fit signe aux compagnons de Simon de grimper hors du trou. « Ils ne sont pas des démons », dit Binabik, tandis que lui et Simon s’arquaient pour les aider à se hisser jusqu’à eux, une tâche difficile dans la neige glissante. « Ils sont des Sithis, et ils ne nous feront pas de mal. C’est, après tous les mots, leur propre Flèche Blanche qui les en empêche avec totalité. » Le chef des Sithis adressa au troll un regard sombre mais ne dit rien. Grimmric, haletant, parvint enfin à leur niveau. « Sit… Sithis ? » dit-il en s’efforçant de reprendre son souffle. Une entaille sous le cuir chevelu avait peint son front d’une épaisse couche écarlate. « C’te fois-ci, nous nous sommes vraiment aventurés dans de vieilles histoires, ça c’est sûr ! Des Sithis ! Qu’Usires l’Aédon nous protège tous ! » Il fit le signe de l’Arbre puis se retourna pour aider Sludig qui chancelait. « Que s’est-il passé ? » demanda Simon. « Comment avez-vous… Qu’est-il arrivé à … » « Ceux qui nous poursuivaient sont morts », dit Sludig en reposant son dos contre un tronc d’arbre. Ses fourrures étaient lacérées et son casque, qu’il portait à la main, était entaillé et mordu comme un vieux pot. « Nous en avons eu certains nous-mêmes. Les autres », il fit un vague signe du bras en direction des gardes sithis, « sont tombés, le corps criblé de flèches. » « Y nous auraient abattus aussi si l’troll avait pas parlé leur langue », ajouta Haestan. Il sourit légèrement en direction de Binabik. « On n’a pas pensé d’mal de toi quand t’as filé. N’a tous prié pour qu’tu réussisses. » « Je suis parti à la recherche de Simon. Il est ma responsabilité », répondit simplement Binabik. « Mais… » Simon regarda un peu partout, contre toute logique. Il ne vit pas d’autre prisonnier. « Alors… alors c’est Ethelbearn qui est tombé. Avant qu’on atteigne la première colline. » Haestan hocha lentement la tête. « C’tait lui. » « Qu’ils soient maudits ! jura Grimmric. C’étaient des Rimmersleutes, ces bâtards meurtriers ! » « Des hommes de Skali », dit Sludig, les yeux plissés. « Deux d’entre eux portaient le corbeau de Kaldskryke », poursuivit-il, sa voix prenant de l’ampleur. « Oh mon Dieu, que j’aimerais me trouver face à lui sans rien d’autre entre nous que nos haches ! » « Tu attends en nombreuse compagnie », dit Binabik. « Attendez », dit Simon, en ressentant un grand vide au fond de lui : ce n’était pas juste. Il se tourna vers le chef des Sithis. « Vous avez vu ma flèche. Vous savez que mon histoire est vraie. Vous ne pouvez nous emmener nulle part ou nous faire quoi que ce soit avant qu’on ait vu ce qui était arrivé à notre compagnon. » Le Sithi le jaugea du regard. « Je ne sais pas si ton histoire est vraie, jeune humain, mais nous le saurons bien assez tôt. Peut-être plus tôt que tu ne le crois. Et pour le reste… » Il prit le temps de parcourir du regard tous les membres du groupe épuisé. « Très bien. Nous allons vous permettre de voir l’autre homme. » Il parla à ses comparses, puis ils suivirent les hommes vers le bas de la colline. Durant la descente, ils croisèrent les corps criblés de flèches de deux de leurs assaillants, les yeux grands ouverts et la bouche pendante. La neige recouvrait déjà leurs cadavres, dissimulant les taches écarlates. Ils découvrirent Ethelbearn à une cinquantaine de toises de la route du lac. La hampe brisée d’une flèche de frêne dépassait du côté de son cou sous sa barbe, et la position écartée et tordue de son corps indiquait que son cheval agonisant avait roulé sur lui dans sa chute. « L’a pas été long à mourir », dit Haestan, les larmes aux yeux. « Ç’a été rapide. » Ils lui creusèrent une tombe comme ils le purent, en déchirant la terre dure à coups d’épée et de hache ; les Sithis les observèrent, aussi indifférents que des oies. Les compagnons enveloppèrent Ethelbearn dans son épaisse cape et le descendirent dans le trou. Lorsqu’il fut recouvert, Simon enfonça l’épée de leur compagnon mort dans la terre pour marquer sa tombe. « Prends son casque », dit Haestan à Sludig, et Grimmric acquiesça. « L’aurait pas voulu qu’y d’vienne inutile », ajouta le second Erkynéen. Sludig alla placer son propre casque bosselé sur le pommeau de l’épée d’Ethelbearn avant d’accepter celui qu’on lui tendait. « Nous te vengerons, mon gars, dit le Rimmersleute. Le sang pour le sang. » Le silence retomba sur eux. La neige se glissait à travers les arbres tandis qu’ils observaient le rectangle de terre nue. Il serait bientôt de nouveau tout blanc. « Venez, dit enfin le chef des Sithis. Nous vous avons attendus assez longtemps. Il y a quelqu’un qui veut voir cette flèche. » Simon fut le dernier à se mettre en marche. J’ai à peine eu le temps de faire ta connaissance, Ethelbearn, pensa-t-il. Mais ton rire était clair et fort. Je me souviendrai de cela. Ils firent demi-tour et repartirent vers les collines. L’araignée pendait sans un mouvement, comme une pierre précieuse d’un marron terne au milieu d’un collier au dessin complexe. La toile était achevée, maintenant ; les derniers brins étaient en place. Elle s’étendait d’un côté à l’autre d’un coin du plafond, frémissant doucement sous les courants d’air comme si elle avait été agitée par des mains invisibles. Durant un instant, Isgrimnur perdit le fil de la conversation, bien qu’il se fût agi d’une conversation très importante. Son regard avait un instant quitté les visages inquiets réunis autour de la cheminée de la grande salle, et s’était attardé sur ce coin sombre, et sur la petite constructrice au repos. C’est logique, se dit-il. On construit quelque chose et puis on reste là. C’est comme cela que les choses doivent se passer. On ne court pas partout, tout le temps, à ne pas revoir sa famille ou les toits de sa maison parfois pendant plus d’un an. Il pensa à sa femme, Gutrun, aux yeux vifs et aux pommettes rouges. Elle ne lui avait pas fait une seule remarque, mais il savait qu’elle était fâchée qu’il eût pu rester si longtemps loin d’Elvritshalla, qu’il eût laissé leur fils aîné, la fierté de son cœur, diriger un grand duché… et échouer. Pas qu’Isorn, ou qui que ce fut d’autre a Rimmersgard, eût pu résister à Skali et à ses hommes, pas lorsqu’il avait le soutien du Roi souverain. Mais c’est le jeune Isorn qui avait été le maître du duché tandis que son père était loin, et c’était lui qui resterait dans les mémoires comme celui qui avait vu le clan de Kaldskryke, ennemi juré des hommes d’Elvritshalla, entrer dans la ville en maître. Pourtant ce n’est pas l’envie de rentrer qui m’a manqué, pensa tristement le vieux duc. J’aurais tellement aimé m’occuper de mes chevaux et de mes vaches, régler quelques disputes locales, et regarder mes enfants élever leurs propres enfants. Au lieu de cela, tout le pays est de nouveau déchiré comme un toit de chaume qui fuit. Que Dieu me vienne en aide, j’ai eu bien assez de combats dans ma jeunesse… malgré tout ce que j’en dis. La guerre était, après tout, une affaire de jeunes gens, forts et insouciants. Et elle donnait aux vieux guerriers quelque chose à raconter quand ils se réchauffaient devant leur feu, tandis que l’hiver grondait dehors. Un vieux chien tanné comme moi est mûr pour s’allonger et dormir devant la cheminée. Il se mit à jouer avec sa barbe et regarda l’araignée avancer vers le coin du toit, où une mouche venait de faire une pause inopinée. Nous pensions que Jean avait forgé une paix qui durerait un millier d’années. Au lieu de cela, elle ne lui a pas survécu deux étés. On construit et on construit encore, brin après brin comme cette petite chose là-haut, juste pour voir un coup de vent tout emporter. « … Et j’ai donc presque tué deux chevaux sous moi pour vous apporter ces nouvelles aussi vite que je le pouvais, Monseigneur », termina le jeune homme, alors qu’Isgrimnur ramenait son attention à cette importante discussion. « Tu as superbement agi, Déornoth, dit Josua. S’il te plaît, relève-toi. » Le visage encore couvert de la sueur de sa chevauchée, le soldat aux cheveux ternes se redressa, et resserra autour de ses épaules la couverture que Josua lui avait tendue. Il n’avait pas beaucoup changé depuis ce jour où, vêtu d’une robe de moine pour les festivités du jour de la Saint Tunath, il avait apporté au prince la nouvelle de la mort de son père. Le prince posa la main sur l’épaule de Déornoth. « Je suis heureux de te voir enfin de retour. J’ai craint pour ta vie, et me suis maudit pour t’avoir confié une mission aussi dangereuse. » Il se retourna vers les autres. « Eh bien ! Vous avez entendu le rapport de Déornoth. Élias entre enfin en campagne. Il marche vers Naglimund avec… Déornoth, tu as dit… ? » « Un peu plus de mille chevaliers et peut-être dix mille hommes à pied, dit-il d’un air désolé. C’est certainement l’estimation la plus réaliste que l’on puisse tirer des rapports qui m’ont été faits. » « J’en suis certain. » Josua fit un geste de la main. « Et nous avons tout au plus deux semaines avant qu’il n’atteigne nos murs. » « Tout à fait, sire », acquiesça Déornoth. « Et qu’en est-il de mon maître ? » demanda Devasalles. « Eh bien, Baron », commença le soldat, qui dut serrer les dents alors qu’il était parcouru de frissons. « Le chaos le plus total régnait à Nad Mullach, ce qui est compréhensible, bien sûr, avec tout ce qui s’est passé à l’ouest… » Il s’interrompit et tourna la tête vers le prince Gwythinn, qui était assis un peu à l’écart et observait misérablement le plafond. « Poursuis, dit calmement le prince. Nous entendrons toute ton histoire. » Déornoth détourna son regard de l’Hernystiri. « Donc, comme je le disais, il était difficile d’obtenir des informations fiables. Néanmoins, si l’on en croit les marins qui remontaient le fleuve depuis Abainguéate, sur la côte, votre duc Léobardis a pris la mer à Nabban, et navigue maintenant au large. Il prévoit certainement d’accoster vers Crannhyr. » « Avec combien d’hommes ? » gronda Isgrimnur. Déornoth haussa les épaules. « Difficile à dire. Trois cents chevaux, peut-être, et environ deux mille hommes à pied. » « Cela me semble correct, prince Josua », dit Devasalles, qui pinça les lèvres pour réfléchir. « De nombreux seigneurs liges ne le suivront pas, effrayés par la perspective d’aller à l’encontre du Roi souverain, et les Perdruinais resteront neutres, comme c’est leur habitude. Le Comte Streàwe sait qu’il s’en tirera bien mieux en aidant les deux côtés, et en utilisant ses navires pour transporter des marchandises. » « Nous pouvons donc toujours compter sur l’aide puissante de Léobardis, même si l’on eût pu imaginer une aide plus puissante encore. » Josua parcourut le cercle d’hommes des yeux. « Même si ces Nabbanais réussissent à atteindre nos portes avant Élias », dit le baron Ordmaer, dont les traits gras dissimulaient difficilement la peur, « l’armée d’Élias fait trois fois la nôtre. » « Mais nous avons ces murs, messire », répondit Josua, son visage mince se faisant sévère. « Nous sommes dans une puissante forteresse. » Il se tourna vers Déornoth, et son visage se radoucit. « Donne-nous le reste de tes nouvelles, mon fidèle ami, que tu puisses enfin aller dormir. Je crains pour ta santé, et j’aurai besoin que tu sois en pleine forme ces prochains jours. » Déornoth se força à un faible sourire. « Oui, Sire. Mais les autres nouvelles ne sont pas non plus très bonnes, je le crains. Les Hernystiris ont été défaits à Inniscrich. » Il voulut regarder vers l’endroit où était assis Gwythinn, mais ne put s’y résoudre. « On dit que le roi Lluth est blessé, et que ses armées se sont repliées vers les Monts Grianspogs, pour mieux harceler Skali et ses hommes. » Josua regarda gravement en direction du prince hernystiri. « Les nouvelles sont malgré tout meilleures que ce que vous craigniez, Gwythinn. Votre père vit, et poursuit le combat. » Le jeune homme tourna la tête. Ses yeux étaient rouges. « Oui ! Ils continuent le combat, alors que je reste derrière ces murs de pierre, à boire de la bière et à manger du pain et du fromage comme un gros citadin. Mon père est peut-être mourant ! Comment puis-je rester ici ? » « Et tu crois que tu pourrais battre Skali avec tes cinquante hommes, mon garçon ? » demanda Isgrimnur, d’un ton plutôt gentil. « Ou préférerais-tu aller chercher une mort rapide et glorieuse plutôt que d’attendre de voir quelle est la meilleure chose à faire ? » « Je ne suis pas aussi stupide que cela, répondit froidement Gwythinn. Et puis, par le Troupeau de Bagba, Isgrimnur, qui êtes-vous pour me parler ainsi ? Qu’en est-il de l’épée que vous vouliez enfoncer d’une coudée dans les tripes de Skali ? ! » « C’est différent, marmonna Isgrimnur, embarrassé. Je n’ai jamais parlé de donner l’assaut à Elvritshalla avec ma douzaine de chevaliers. » « Mais je ne veux que contourner les corbeaux de Skali pour aller rejoindre mon peuple dans les montagnes. » Incapable de soutenir le regard brillant et exigeant du prince Gwythinn, Isgrimnur laissa errer ses yeux jusqu’au coin du plafond, où l’araignée brune s’employait à envelopper quelque chose dans sa soie gluante. « Gwythinn, dit Josua d’un ton conciliant, je ne vous demande que d’attendre que nous puissions en parler. Un ou deux jours ne feront pas grande différence. » Le jeune Hernystiri se redressa, en faisant crisser son siège sur les dalles de pierre. « Attendre ! C’est tout ce que vous faites, Josua ; attendre ! Attendre l’arrière-ban, attendre Léobardis et son armée, attendre… attendre qu’Élias escalade les murs et mette le feu à Naglimund ! Je suis fatigué d’attendre ! » Il leva la main pour prévenir les protestations de Josua. « N’oubliez pas, Josua, que je suis moi aussi un prince. Je suis venu vers vous au nom de l’amitié que partageaient nos pères. Maintenant, mon père est blessé, et harcelé par des diables nordiques. S’il meurt sans avoir été secouru, et que je deviens roi, continuerez-vous de me donner des ordres ? Est-ce que vous tenterez toujours de me retenir ? Brynioch ! Je ne comprends pas qu’on puisse hésiter moitié autant ! » Avant qu’il n’ait atteint la porte, il se retourna. « Je vais dire à mes hommes de se préparer pour un départ demain à l’aube. Si vous pensez à une bonne raison qui justifierait de repousser ce départ, une raison qui m’aurait échappé, vous savez où me trouver. » Alors que le prince claquait la porte derrière lui, Josua se leva. « Je pense que vous êtes nombreux à… » il s’interrompit et secoua la tête avec lassitude, « à avoir besoin de manger et de boire ; toi tout particulièrement, Déornoth. Mais je vais te demander de me consacrer encore quelques instants tandis que les autres nous précèdent pour te parler de sujets plus personnels. » Il indiqua du bras à Devasalles et au reste du groupe la direction de la salle à manger, et les regarda quitter la pièce en discutant calmement entre eux. « Isgrimnur », appela-t-il. Le duc s’arrêta dans l’embrasure de la porte pour regarder le prince d’un air interrogateur. « Reste là toi aussi, s’il te plaît. » Lorsque Isgrimnur se fut de nouveau installé sur une chaise, Josua se tourna vers Déornoth. « As-tu d’autres nouvelles pour moi ? » demanda le prince. Le soldat plissa le front. « Si j’avais eu la moindre bonne nouvelle, mon prince, je vous l’aurais annoncée dès la première minute, avant l’arrivée des autres. Mais je n’ai trouvé nulle trace de votre nièce ou du moine qui l’accompagne, si ce n’est un paysan près de la fourche de la Greenwade qui a vu deux voyageurs correspondant à leur description traverser la rivière à gué il y a quelques jours. Ils se dirigeaient vers le sud. » « Ce qui ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà d’après ce que Dame Vorzheva nous a dit. Mais ils sont maintenant bien engagés dans l’Inniscrich, et seul le Saint Usires sait ce qu’ils feront ensuite. La seule bonne chose dans tout cela est que je suis certain que mon frère mènera ses armées en longeant les collines, parce qu’en cette saison humide, la route du Wealdhelm est la seule praticable pour les chariots lourds. » Il garda un instant les yeux fixés sur les flammes du feu. « Eh bien », dit-il enfin, « tous mes remerciements, Déornoth. Si tous mes hommes étaient comme toi, alors je pourrais rire des menaces du Roi souverain. » « Vos hommes sont très courageux, Sire », répondit loyalement le jeune chevalier. « Tu peux aller, maintenant. » Le prince tendit la main pour donner une petite tape sur le genou de Déornoth. « Va manger et dormir. Tu ne reprendras pas ton service avant demain. » « Oui, Sire. » Le jeune Erkynéen se débarrassa de sa couverture et se leva ; son dos était aussi droit qu’un pilier lorsqu’il quitta la pièce. Lorsqu’il fut parti, Josua et Isgrimnur se regardèrent en silence. « Miriamélé est partie Dieu sait où, et Léobardis tente d’atteindre nos portes avant Élias. » Le prince agita la tête et pressa ses tempes avec sa main. « Lluth est blessé, les Hernystiris se replient, et Skali, le chien d’Élias, est le maître du Vestivegg au Grianspog. Et en plus de tout cela, des démons sortis de légendes reviennent sur la terre des mortels. » Il fit un grand sourire au duc. « Le filet se resserre, mon oncle. » Isgrimnur fit passer ses doigts dans sa barbe. « Le vent soulève la toile, Josua. Un vent puissant. » Il n’ajouta aucune explication, et le silence retomba sur la grande salle. L’homme au masque de chien jura faiblement et recracha encore un peu de sang dans la neige. N’importe qui d’autre, il le savait, serait maintenant mort, étendu dans la neige avec les jambes brisées et les côtes enfoncées, mais cette pensée ne lui apportait qu’une satisfaction minime. Toutes ces années d’entraînement rituel et de discipline impitoyable qui lui avaient sauvé la vie lorsque le cheval mourant avait roulé sur lui seraient inutiles s’il ne parvenait pas à atteindre un endroit sec et abrité. Une ou deux heures de plus dans les conditions actuelles achèveraient ce que sa monture agonisante avait commencé. Ces maudits Sithis (et le fait qu’ils se fussent mêlés d’une telle affaire n’était rien moins qu’ahurissant) avaient amené leurs captifs à quelques pas de l’endroit où il se cachait, dissimulé sous un demi-pied de neige. Il avait fait appel à tout ce qui lui restait de force et de courage pour rester parfaitement immobile lorsque les Êtres Fabuleux avaient inspecté les alentours. Ils avaient dû conclure qu’il avait rampé quelque part pour aller y mourir, ce qui était évidemment ce qu’il voulait qu’ils fissent, et s’étaient éloignés quelques instants plus tard. Recroquevillé et tremblant, il rassemblait ses forces, maintenant qu’il s’était débarrassé de l’épais manteau blanc. Son seul espoir était de trouver un moyen de rejoindre Haethstad, où deux de ses hommes devaient maintenant l’attendre. Il se maudit cent fois pour avoir eu la bêtise de jamais faire confiance aux rustres de Skali, des ivrognes imbéciles tout juste capables de piller des villages et de brutaliser des femmes, qui ne méritaient pas de lustrer ses bottes. Si seulement il n’avait pas été obligé de charger ses propres hommes d’une autre mission ! Il secoua la tête en une tentative de se débarrasser des points de lumière dansants qui flottaient contre le ciel allant s’obscurcissant, puis serra ses lèvres craquelées. Un hululement de chouette des neiges s’échappa incongrûment du museau menaçant. Tandis qu’il attendait, il essaya encore une fois désespérément de se lever, ou au moins de ramper. Cet effort fut inutile : ses deux jambes étaient très gravement touchées. Ignorant la douleur cinglante dans ses côtes brisées, il se servit de ses bras pour se rapprocher un peu des arbres, mais dut s’arrêter, face contre terre et haletant. Un moment plus tard, il sentit un souffle chaud, et releva la tête. Comme s’il se fût trouvé devant un miroir grotesque, la gueule noire et menaçante de son heaume trouvait un étrange pendant dans un museau blanc grimaçant. « Niku’a », souffla-t-il dans une langue qui n’avait presque rien de commun avec la langue maternelle des Rimmersleutes Noirs, « viens-là, qu’Udun te damne ! Viens ! » Le grand chien s’approcha plus près, jusqu’à passer la tête au-dessus de son maître blessé. « Maintenant… ne bouge plus », dit l’homme en tendant ses mains puissantes vers le collier de cuir blanc. « Vas-y ; tire ! » La traction lui arracha un cri d’agonie, mais il ne lâcha pas ; les yeux écarquillés derrière son masque canin à l’expression invariable, il serra les dents. L’indicible douleur qui martelait tout son corps tandis que le chien le traînait à travers le terrain accidenté et la neige le fit presque perdre conscience, mais il ne desserra pas sa prise avant d’avoir atteint l’abri des arbres. Ce n’est qu’alors qu’il put se permettre de lâcher, de se laisser aller. Il s’abandonna alors aux ténèbres, et au bref sursis à la douleur qu’elles offraient. Lorsqu’il s’éveilla, le gris du ciel s’était très nettement assombri, et le vent avait déposé sur son corps une fine couche de neige qui le recouvrait comme une couverture. Le grand chien Niku’a attendait toujours, impassible et indifférent même au froid malgré sa courte fourrure, comme s’il se reposait devant un brasier. L’homme étendu sur le sol n’en fut pas surpris : il connaissait bien les chenils sombres et glacés de Sturmrspeik, et savait comment ces bêtes étaient élevées. En regardant la gueule rouge de Niku’a avec ses crocs recourbés, et ses petits yeux blancs qui ressemblaient à deux gouttes d’un poison laiteux, il se sentit encore une fois heureux d’être celui qui chassait avec ces chiens plutôt que celui qui était chassé par eux. Il retira son heaume, non sans effort car la chute l’avait déformé, et le lança dans la neige à côté de lui. Avec son couteau, il découpa sa cape noire en longues bandes ; il commença peu après à cisailler les jeunes arbres les plus tendres. Tout cela mettait ses côtes à l’agonie, mais il ignora autant qu’il put la douleur déchirante et poursuivit son œuvre. Il avait deux excellentes raisons de survivre : son devoir d’informer ses maîtres de l’attaque inattendue des Sithis, et son désir encore renforcé de se venger de cette bande dépenaillée qui l’avait trop souvent défié. L’œil bleu blanc de la lune l’observait étrangement à travers la cime des arbres lorsqu’il eut enfin terminé ses préparatifs. Il se servit des bandes de toile pour maintenir un bon nombre d’épaisses tiges de bois courtes le long de ses jambes comme des attelles ; puis, assis les jambes tendues devant lui comme un enfant qui joue au morpion dans la poussière, il noua des traverses à l’extrémité des deux longs bouts de bois restants. Les tenant d’une main, il attrapa de l’autre le collier de Niku’a, et laissa le long chien blanc le remettre sur pied. Il se maintint dans un équilibre précaire le temps de glisser sous ses bras les deux béquilles qu’il venait de fabriquer. Il fit quelques pas, se balançant maladroitement sur ses jambes tendues. Cela suffirait, décida-t-il en grimaçant de douleur ; de toute façon, il n’avait pas le choix. Il regarda le heaume à la gueule menaçante qui traînait dans la neige, en pensant à l’effort qui serait nécessaire pour le ramasser et au poids de cet objet maintenant inutile. Puis il se pencha, le souffle rauque, et le ramassa tout de même. Il lui avait été donné dans les cavernes sacrées de Sturmrspeik, par Elle en personne, lorsqu’Elle avait fait de lui Son chasseur sacré, lui, un mortel ! Il ne pouvait pas plus l’abandonner dans la neige qu’il n’eût pu y laisser son cœur encore battant. Il se souvint de cet instant incroyablement grisant, du papillonnement des lumières bleutées dans la Chambre de La Harpe Vivante, lorsqu’il s’était agenouillé devant le trône, devant l’éclat serein de Son masque d’argent. Sa terrifiante douleur un instant adoucie par l’ivresse du souvenir, Niku’a marchant silencieusement sur ses talons, Ingen Jegger descendit la longue colline boisée en commençant à préparer sa vengeance. Simon et ses compagnons, maintenant réduits d’un membre, n’avaient pas vraiment le cœur à parler, et leurs gardes n’encourageaient pas la discussion. Ils poursuivirent leur progression silencieuse et lente, marchant péniblement dans la neige qui tapissait les collines tandis que l’après-midi gris laissait peu à peu place au soir. Les Sithis semblaient savoir exactement où ils allaient, bien qu’aux yeux de Simon, les pentes parsemées de sapins sur lesquelles il ne remarquait pas le moindre signe distinctif fussent impossibles à distinguer les unes des autres. Les yeux d’ambre du chef de leurs gardes restaient rarement immobiles au milieu de son visage aussi impassible qu’un masque, mais ne semblaient jamais chercher quelque chose : on eût plutôt dit qu’il lisait le subtil langage du territoire comme le père Strangyeard parcourait les étagères des archives. La seule fois où le chef des Sithis laissa une émotion transparaître fut lorsque Qantaqa, au début de leur marche, dévala au trot une courte pente et vint se placer au côté de Binabik en agitant sa truffe alors qu’elle reniflait la main du troll, la queue nerveusement baissée. Le Sithi fronça légèrement les sourcils, puis se tourna pour croiser le regard de ses compagnons, dont les yeux étaient plissés plus qu’à l’habitude. Il ne fit aucun signe que Simon pût discerner, mais la louve fut sans encombre autorisée à marcher avec eux. La lumière du jour disparaissait lorsque l’étrange groupe obliqua soudain vers le nord ; ils atteignirent rapidement la base d’une pente abrupte dont les flancs enneigés étaient parsemés de saillies rocheuses nues, et la contournèrent. Simon qui, depuis que la commotion et la torpeur dues aux derniers événements s’étaient évanouies, n’était que trop conscient du froid douloureux qui avait envahi ses pieds, adressa mentalement un remerciement silencieux au chef des Sithis lorsqu’il leur fit signe de s’arrêter. « Là », dit-il en indiquant un large affleurement rocheux qui s’élevait bien haut au-dessus de leur tête. « En bas. » Il fit un nouveau signe de la main, cette fois en direction d’une large fissure qui montait jusqu’à hauteur de ceinture dans la roche. Avant qu’aucun d’entre eux n’eût pu dire un mot, deux des gardes sithis les dépassèrent agilement et se glissèrent la tête la première dans l’ouverture. En un instant, ils eurent disparu. « Toi », dit-il à Simon. « Suis-les. » Haestan et les deux autres soldats marmonnèrent rageusement, mais Simon, malgré la situation inhabituelle, ressentit une étrange confiance. Il s’agenouilla et passa la tête dans l’ouverture. C’était un étroit tunnel brillant, un tube recouvert de glace qui tournait et s’éloignait vers le haut devant lui, et semblait avoir été creusé dans la montagne elle-même. Il supposa que les Sithis qui étaient entrés devant lui devaient avoir poursuivi leur chemin après ce coude. Il n’y avait aucun signe d’eux, et personne ne pouvait se dissimuler dans ce couloir lisse et étroit, à peine assez large pour lui permettre de lever les bras. Il recula et ressortit dans l’air froid de l’extérieur. « Qu’est-ce que je peux faire ? La pente est bien trop forte, et c’est couvert de glace. Je ne pourrai jamais grimper : je vais glisser. » « Regarde au-dessus de ta tête », dit le chef sithi. « Tu comprendras. » Simon rejoignit le tunnel, en entrant un peu plus, de façon à ce que ses épaules et tout le haut de son corps fussent également à l’intérieur, et qu’il fut capable de se retourner pour regarder en l’air. La glace du plafond du tunnel, si l’on pouvait appeler plafond ce qui se trouvait à la moitié d’un bras du sol, était striée d’une série régulière d’entailles qui se poursuivait sur toute la longueur du passage. Chacune était profonde de plusieurs pouces et assez large pour que deux mains y tinssent confortablement côte à côte. Il comprit après y avoir réfléchi un instant qu’il était censé se hisser le long du tunnel en s’aidant de ces entailles avec les mains et les pieds, dos au sol. Il envisagea cette éventualité avec consternation, d’autant plus qu’il ne pouvait deviner la longueur du tunnel, ni imaginer ce avec quoi il était censé le partager. Il pensa un moment ressortir encore une fois. Après quelques instants de réflexion, il changea d’avis. Les Sithis avaient filé devant lui comme des écureuils, et pour quelque raison il eut envie de leur montrer que, même s’il n’était pas aussi agile qu’eux, il avait néanmoins assez de courage pour les suivre sans devoir y être forcé. L’escalade fut difficile, mais pas impossible. Le tunnel tournait assez souvent pour lui permettre de faire des pauses fréquentes, en tendant ses jambes contre les coudes du passage. Alors qu’il agrippait, tirait et poussait, puis répétait le même mouvement encore et encore, les avantages d’un tel tunnel d’entrée, s’il s’agissait effectivement d’une entrée, comme cela semblait probable, lui parurent évidents : l’escalade était difficile, et presque impossible pour un animal ; et si l’on éprouvait le besoin de s’enfuir précipitamment, il suffisait de se laisser glisser pour disparaître aussi vite qu’un serpent. Il commençait à envisager une nouvelle pause lorsqu’il entendit des voix parler la fluide langue sithie juste au-dessus de sa tête. Un instant plus tard, des mains puissantes se tendirent vers lui, l’attrapèrent par les bandes de cuir de sa cotte de mailles et le tirèrent vers le haut. Le souffle coupé, il se vit échapper au tunnel et retomba sur un sol de pierre chaud maculé de neige fondue. Les deux Sithis qui l’avaient tiré étaient accroupis autour de l’embouchure du passage, le visage dissimulé par la semi-obscurité. La seule lumière de la pièce, qui n’était pas tant une pièce qu’une caverne rocheuse soigneusement nettoyée, venait d’une crevasse de la taille d’une porte dans le mur opposé. De l’ouverture s’échappait une lueur jaune, qui dessinait une tache brillante sur le sol de la caverne. Alors qu’il se remettait lentement à genoux, il sentit une main fine et puissante se poser sur son épaule pour s’opposer à son mouvement. Le Sithi aux cheveux noirs à côté de lui lui indiqua le plafond bas, puis lui fit signe de se relever et tendit la main vers l’embouchure du tunnel. « Attends », dit-il calmement, en un erkynéen qu’il maîtrisait beaucoup moins que son chef, « il faut attendre. » Haestan arriva ensuite, en grommelant et jurant. Les deux Sithis durent forcer pour l’extraire du tunnel, dont il s’échappa finalement comme un bouchon du col d’une bouteille. Binabik apparut sur ses talons : le troll agile n’avait pas eu de mal à suivre l’Erkynéen. Vinrent ensuite Sludig et Grimmric ; enfin, les trois derniers Sithis se glissèrent élégamment dans la pièce. Le dernier Être Fabuleux avait à peine posé le pied dans la caverne que le groupe se remit en marche, passant sous la porte de pierre pour entrer dans un petit passage après lequel ils purent enfin se tenir droits. Des lampes d’une sorte de cristal ou de verre doré et laiteux avaient été installées dans des niches dans le mur, et leur lumière suffit à masquer la lueur de la porte suivante jusqu’à ce qu’ils fussent presque sur elle. L’un des Sithis franchit cette ouverture qui, contrairement aux autres, était fermée d’une tenture de toile sombre, puis appela. Un instant plus tard, deux autres de ses congénères passèrent la tenture. Chacun d’eux portait une épée courte faite de ce qui semblait être un métal sombre. Ils restèrent silencieusement sur le qui-vive, sans faire montre de la moindre surprise ou curiosité, tandis que le chef leur parlait. « Nous allons vous lier les mains. » Alors qu’il disait cela, les autres Sithis sortirent des rouleaux de corde noire luisante de sous leur robe. Sludig recula d’un pas, heurtant l’un des gardes, qui émit un léger sifflement mais n’eut aucune réaction violente. « Non », dit le Rimmersleute, la voix dangereusement tendue, « je ne les laisserai pas faire. Personne ne m’enchaînera contre ma volonté ». « Moi non plus », dit Haestan. « Ne soyez pas stupides », dit Simon qui s’avança en tendant ses poignets croisés. « Nous avons de grandes chances de nous sortir vivants de toute cette histoire, mais pas si nous nous battons. » « Simon parle avec vérité », dit Binabik. « Je vais moi aussi les laisser m’attacher. Vous n’avez pas de logique si vous ne faites pas la même chose avec exacteté. La flèche de Simon est véritable. C’est pour cette raison qu’ils ne nous ont pas tués et qu’ils nous ont amenés ici. » « Mais comment pouvons-nous… » commença Sludig. « Par ailleurs, l’interrompit Binabik, quels plans avez-vous pour une action ? Même si vous combattez et vainquez ces gens, et les autres qui attendent derrière avec probabilité, alors quoi ? Si vous glissez à travers le tunnel, vous allez atterrir au milieu de Qantaqa, qui attend en bas. Je pense qu’une arrivée avec une telle rapidité ne vous donnera pas le temps d’expliquer que vous n’êtes pas des ennemis. » Sludig fixa un instant le troll des yeux, réfléchissant visiblement à la possibilité d’être confronté à une erreur de Qantaqa due à la surprise. Il finit par afficher un faible sourire. « Tu as encore gagné, troll. » Il tendit ses mains en avant. La corde noire était fraîche et écailleuse comme une peau de serpent, mais aussi souple qu’une lanière de cuir huilée. Simon s’aperçut que deux tours suffisaient à immobiliser ses mains aussi fermement que si elles eussent été tenues dans le poing d’un ogre. Lorsque les Sithis en eurent terminé avec les autres, le groupe fut encore une fois conduit en avant, à travers la tenture et vers un intense bain de lumière. On eût dit, de la façon dont Simon se le remémora plus tard, qu’ils avaient traversé un nuage pour pénétrer en un pays clair et brillant, un voisin un peu plus proche du soleil. Après la neige morne et le tunnel informe, la différence était la même qu’entre le carrousel du festival du Neuvième Jour et les huit jours gris qui le précédaient. La lumière, parfaitement domestiquée, était partout. La pièce était une chambre de pierre de moins de deux fois la hauteur d’un homme, mais très grande. Des racines d’arbres couraient le long des murs. Dans un coin, à trente pas de là, une source d’eau miroitante courait le long d’une pierre courbée pour s’élancer et retomber dans un bassin formé naturellement dans la roche. Son tintement délicat se mêlait élégamment à l’étrange et subtile musique qui emplissait l’air. Des lampes identiques à celles qui étaient alignées dans le couloir de pierre emplissaient la salle et l’illuminaient de couleurs variant selon leur matière : jaune, ivoire, pâle bleu crayeux ou rose, qui peignaient les murs de la grotte de centaines de teintes différentes là où elles se mêlaient entre elles. Au centre de la pièce, non loin du bassin, brûlait avec vivacité un feu dont la fumée disparaissait dans une crevasse au-dessus. « Elysia, mère du Saint Aédon », dit Sludig, impressionné. « Aurais même pas r’marqué qu’y avait un trou de lapin, là-bas », dit Grimmric en secouant la tête d’un air perplexe, « et ils ont un palais. » Une douzaine de Sithis, tous des hommes, autant que Simon pouvait le voir, se trouvaient dans la pièce. La plupart d’entre eux étaient calmement assis devant deux Sithis, eux-mêmes assis sur une haute pierre. L’un tenait un instrument ressemblant à une longue flûte, et l’autre chantait. Leur musique était si étrange aux oreilles de Simon qu’il lui fallut un moment pour réussir à séparer la voix de la flûte, et ces deux sons de la mélodieuse chute d’eau. Pourtant, leur chanson harmonieuse et exquise le touchait profondément, alors même qu’elle lui faisait se dresser les poils de la nuque. Bien que rien de tout cela ne lui fût familier, quelque chose dans cette mélodie le poussait à ne plus vouloir que s’asseoir et ne plus bouger tant que la musique n’était pas interrompue. Ceux qui n’étaient pas réunis autour des musiciens discutaient calmement entre eux, ou étaient tout simplement allongés sur le sol et regardaient vers le haut, comme s’ils pouvaient voir à travers la pierre et contempler le ciel nocturne qui les surplombait. Ils tournèrent presque tous la tête lorsque les prisonniers entrèrent dans la pièce, mais d’une manière qui rappela à Simon le regard d’un homme qui écoute une bonne histoire et se détourne un instant pour regarder passer un chat. Simon et ses compagnons, que rien n’avait préparés à cela, restèrent bouche bée. Le chef des gardes traversa la pièce en direction de deux autres Sithis assis face à face au-dessus d’une table faite d’un haut bloc aplati de pierre blanche brillante. Tous deux observaient fixement ce qui se trouvait sur la table et qu’éclairait une autre de ces lampes étranges installée dans une niche du mur le plus proche. Leur gardien s’immobilisa et attendit à quelque distance de la table, comme s’il attendait d’être invité à approcher. Le Sithi qui tournait le dos aux compagnons était vêtu d’une magnifique veste vert feuille au col haut, et d’un pantalon et de hautes bottes de la même teinte. Ses longs cheveux tressés étaient d’un roux plus ardent encore que ceux de Simon, et ses mains, un instant visibles lorsqu’il déplaça quelque chose sur la table, étaient couvertes de bagues brillantes. Celui qui se trouvait face à lui, et semblait absorbé par les mouvements de sa main, était vêtu d’une longue robe blanche lâche ouverte sur ses avant-bras ornés de bracelets ; ses cheveux avaient une teinte bruyère ou bleue. Une plume de corbeau, d’un noir luisant, pendait devant l’une de ses oreilles. Alors que Simon les observait, le Sithi vêtu de blanc montra les dents et parla à son compagnon, puis se pencha pour faire glisser quelque objet en avant. Le regard de Simon se fit plus intense ; il cligna des yeux. Il s’agissait du Sithi qu’il avait sauvé du piège du bûcheron. Il en était certain. « C’est lui ! » chuchota-t-il avec excitation à Binabik. « Celui à qui appartient la flèche ! » Alors même qu’ils parlaient, leur gardien s’approcha de la table, et celui que Simon avait reconnu releva la tête. Le gardien dit rapidement quelques mots, mais le Sithi vêtu de blanc ne fit que jeter un coup d’œil aux prisonniers et agiter rapidement la main vers son interlocuteur, avant de rapporter toute son attention vers ce qui devait être, de l’avis de Simon, soit une carte soit un plateau de jeu. Son compagnon aux cheveux roux ne se retourna pas une seule fois, et, un instant plus tard, leur gardien revint vers eux. « Vous devrez attendre que le seigneur Jiriki ait terminé. » Il tourna son visage impassible vers Simon. « Puisque la flèche est tienne, tu peux aller sans liens. Pas les autres. » Simon, qui ne se trouvait qu’à un jet de pierre de celui qui lui avait reconnu une dette, mais était ignoré, fut tenté de forcer son chemin et d’aller confronter le Sithi en robe blanche, Jiriki, si c’était son nom. Binabik, qui avait senti son hésitation, lui donna un coup de coude en guise d’avertissement. « Si les autres doivent garder leurs liens, alors je garderai les miens », dit enfin Simon. Pour la première fois, il eut l’impression de lire quelque chose sur le visage de son gardien : une expression de gêne. « C’est une Flèche Blanche, dit le chef des gardes. Tu ne devrais pas être ligoté, sauf s’il est prouvé que tu l’as obtenue par un moyen vil, mais je ne peux libérer tes compagnons. » « Alors je garderai mes liens », répéta Simon. Le Sithi l’observa un instant, puis ferma les yeux en un long cillement reptilien, avant de les rouvrir en souriant tristement. « Il en sera donc ainsi, dit-il. Je n’aime pas ligoter le porteur de la Staj’a Ame, mais je n’ai pas d’autre choix. Sur mon cœur j’ai fait ce choix, qu’il soit bon ou mauvais. » Puis, bizarrement, il inclina la tête d’une manière presque respectueuse, en fixant ses yeux limpides sur ceux de Simon. « Ma mère m’a donné le nom de An’naï », dit-il. Surpris, Simon laissa s’écouler un long moment, puis sentit la botte de Binabik appuyer sur son orteil. « Oh ! » s’exclama-t-il, « je m’a… Ma mère m’a donné le nom de Simon… Seoman, en fait ». Puis, voyant le Sithi hocher la tête, satisfait, il s’empressa d’ajouter : « Et voici mes compagnons : Binabik d’Yiqanuc, Haestan et Grimmric d’Erkynée, et Sludig de Rimmersgard. » Puisque le Sithi avait donné autant d’importance à cet échange de noms, pensa Simon, peut-être que cette présentation forcée aidera à protéger mes compagnons. An’naï inclina de nouveau la tête puis s’éloigna, pour aller reprendre sa place près de la table de pierre. Les autres gardes, après avoir fait preuve d’un soin étonnant pour aider les compagnons à s’asseoir, se dispersèrent dans la caverne. Simon et les autres discutèrent un assez long moment à voix basse, leurs chuchotements devant plus au respect que leur inspirait l’étrange et délicate musique qu’à leur situation. « Enfin », conclut Sludig après s’être amèrement plaint de la façon dont ils avaient été traités, « nous sommes encore vivants. Bien peu de ceux qui rencontrent les démons ont cette chance. » « T’es un chef, mon gars Simon ! » dit Haestan en riant. « Un vrai chef ! Les Et’ Fabuleux t’saluent et t’font des courbettes. Oublie pas de d’mander un sac d’or avant qu’on s’en aille ! » « Ils me font des courbettes ? » ronchonna Simon avec un rire amer. « Est-ce que je suis libre ? Est-ce qu’on m’a donné à manger ? » « C’est vrai », acquiesça tristement Haestan. « Un p’tit quet’chose nous f’rait pas d’mal. Avec un ou deux p’tits cruchons. » « J’ai la pensée que nous ne recevrons rien avant que Jiriki ne nous ait vus, dit Binabik. Mais s’il est avec vérité la personne que Simon a sauvée, alors nous mangerons avec certaineté très bien. » « Tu crois que c’est quelqu’un d’important ? » demanda Simon. « An’naï l’a appelé “Seigneur Jiriki”. » « S’il n’y a pas plus d’un être de ce nom… » commença Binabik, mais il fut interrompu par le retour d’An’naï. Il était accompagné par ce même Jiriki, qui tenait dans sa main la Flèche Blanche. « S’il vous plaît », dit-il en faisant signe à deux autres Sithis, « détachez-les maintenant. » Il se tourna et prononça quelques mots rapides dans sa langue modulée. Les phrases mélodieuses semblaient cependant porter une note de reproche. An’naï accepta l’admonestation de Jiriki sans mot dire, et se contenta de baisser les yeux. Simon, l’observant minutieusement, fut certain qu’à l’exception des effets d’une station prolongée dans un piège, et des contusions et blessures infligées par l’attaque du bûcheron, il s’agissait du même Sithi. Jiriki fit un signe de la main et An’naï s’éloigna. À cause de la confiance qu’il arborait et de la déférence que lui montraient ceux qui l’entouraient, Simon avait tout d’abord pensé qu’il était plus vieux, ou du moins du même âge que les autres Sithis. Maintenant, malgré l’étrange intemporalité de leurs visages dorés, Simon eut soudain l’impression que Jiriki était, au moins selon les normes sithies, très jeune. Tandis que les prisonniers nouvellement libérés frottaient encore leurs poignets pour ramener un peu de vie dans leurs mains, Jiriki souleva la flèche. « Veuillez pardonner cette attente. An’naï a mal jugé, parce qu’il sait à quel point je prends le jeu de shent au sérieux. » Ses yeux retournèrent vers les compagnons, puis de nouveau vers la flèche. « Je ne pensais pas jamais te revoir, Seoman », dit-il avec un mouvement de menton qui faisait penser à un oiseau, et un sourire qui n’atteignit pas ses yeux. « Mais une dette est une dette… et la Staj’a Ame est bien plus encore. Tu as changé depuis notre première rencontre. Tu ressemblais alors plus à l’un des animaux de la forêt qu’à l’un de tes frères humains. Tu avais l’air égaré, de bien des manières. » Ses yeux brillaient intensément. « Tu as changé toi aussi », répondit Simon. Un voile douloureux s’abattit sur le visage anguleux de Jiriki. « Je suis resté suspendu trois nuits et deux jours dans le piège de ce mortel. Je n’aurais pas tardé à mourir, même si ce bûcheron n’était pas venu. De honte, je veux dire. » Son expression changea, comme s’il avait dissimulé sa douleur. « Venez, dit-il. Nous devons vous offrir de quoi vous restaurer. C’est dommage, mais nous ne pourrons vous nourrir aussi bien que je l’aurais voulu. Nous apportons peu de réserves dans nos… », il décrivit la pièce d’un grand geste le temps de trouver ses mots, « … pavillons de chasse. » Bien qu’il eût une maîtrise de l’erkynéen bien supérieure à ce que Simon aurait jamais pu imaginer lors de leur première rencontre, il y avait quelque chose d’à la fois haché et précis dans sa façon de parler qui montrait à quel point cette langue pouvait lui être étrangère. « Vous êtes ici pour… chasser ? » demanda Simon alors qu’on les menait à travers la pièce pour qu’ils s’assissent devant le feu. « Que chassez-vous ? Les collines semblent désertes, pourtant ? » « Ah… Mais notre gibier est plus abondant que jamais », répondit Jiriki, en les dépassant pour marcher jusqu’à l’un des murs contre lequel se trouvait une pile d’objets recouverte d’une toile brillante. Le Sithi vêtu de vert et aux cheveux roux se leva de la table de jeu, à laquelle An’naï avait remplacé Jiriki, et parla sur un ton qui semblait à la fois interrogateur et fâché, mais en langue sithie. « Je ne fais que montrer à nos visiteurs les fruits de notre chasse, oncle Khendraja’aro », dit gaiement Jiriki ; mais Simon eut une nouvelle fois l’impression qu’il manquait quelque chose dans son sourire. Jiriki s’agenouilla gracieusement près de la pile d’objets recouverts, se posant comme un oiseau de mer. D’un geste ample, il tira au loin le voile, révélant une rangée d’une demi-douzaine de grandes têtes aux cheveux blancs, une effroyable expression de haine encore figée sur le visage. « Par les Osselets de Chukku ! » jura Binabik tandis que les autres restaient bouche bée. Simon eut besoin d’un instant avant de réaliser ce qu’étaient ces visages à la peau tannée. « Des géants ! » dit-il enfin. « Des Hunën ! » « Oui », répondit le prince Jiriki, puis il se retourna. Une note de danger perçait dans sa voix. « Et vous, mortels… Qu’êtes-vous venus chasser dans les collines de mon père ? » 38. Les Chants des Aînés Déornoth s’éveilla en sueur dans la fraîcheur de l’obscurité. Dehors, le vent sifflait et gémissait, en essayant de s’infiltrer sous les volets fermés tel l’envol d’un mort solitaire. Son cœur bondit lorsqu’il vit la silhouette sombre se pencher sur lui, dessinée par la lueur des braises de la cheminée. « Capitaine ! » C’était l’un de ses hommes, dont la panique était évidente même dans ce chuchotement. « Quelqu’un approche de la porte ! Des hommes en armes ! » « Par l’Arbre de Dieu ! » jura-t-il en se hâtant d’enfiler ses bottes. Il passa sa cotte de mailles par-dessus sa tête, attrapa prestement son heaume et son fourreau, puis suivit le soldat. Quatre autres hommes se tenaient sur la plus haute plate-forme du corps de garde, accroupis derrière les remparts. Le vent manqua le faire basculer en arrière, et il les imita précipitamment. « Là-bas, capitaine ! » L’homme qui avait parlé était celui qui l’avait réveillé. « Ils remontent la route à travers la ville. » Il se pencha vers Déornoth pour lui indiquer une direction de la main. La lumière de la lune, qui brillait à travers le flot de nuages, habillait d’une teinte argentée les toits de chaume serrés des maisons de Naglimund. Un mouvement était effectivement perceptible sur la route : un petit groupe de cavaliers, peut-être une douzaine d’hommes. Les hommes du corps de garde observèrent l’approche des cavaliers. L’un des soldats gronda doucement. Déornoth, lui aussi, ressentit les affres de l’attente. Il préférait le hurlement des trompettes et le cri des hommes sur le champ de bataille. C’est cette attente qui nous a émasculés, pensa Déornoth. Lorsqu’un peu de notre sang aura coulé, Naglimund retrouvera sa fierté. « Il doit y en avoir d’autres, cachés ! » souffla l’un des soldats. « Que devons-nous faire ? » Malgré le sifflement du vent, sa voix semblait porter. Comment les cavaliers pouvaient-ils ne pas entendre ? « Rien », répondit fermement Déornoth. « Attendre. » L’attente sembla durer des jours. Alors que les cavaliers approchaient, les reflets de la lune firent deviner les pointes brillantes des lances et la lueur des casques. Les cavaliers silencieux arrêtèrent leurs chevaux devant la porte, et s’immobilisèrent comme pour écouter. L’un des gardes se redressa en tendant son arc, et visa la poitrine du cavalier qui avait mené la troupe. Au moment même où Déornoth bondissait sur lui, effrayé par la tension sur son visage et son regard désespéré, de puissants coups furent frappés sur la porte. Déornoth attrapa le bras qui tenait l’arc et le tira vers le haut ; la flèche s’envola et fila à travers la nuit et le vent vers les toits de la ville. « Par notre bon Dieu, ouvrez cette porte ! » tonna un homme, et la hampe d’une lance vint de nouveau frapper le bois. C’était la voix d’un Rimmersleute, et Déornoth crut y avoir décelé une touche de démence. « Dormez-vous donc tous ? Laissez-nous entrer ! Je suis Isorn, le fils d’Isgrimnur, et j’ai échappé aux mains de nos ennemis ! » « Regardez ! Voyez comment les nuages se défont ! Ne pensez-vous pas que ce soit bon signe, Velligis ? » Tout en parlant, le duc Léobardis décrivit un large arc de cercle du bras pour pointer le doigt vers la fenêtre ouverte de la cabine, manquant dans son geste heurter de la manche de sa cotte de mailles la tête de son écuyer en sueur. L’écuyer esquiva à temps, ravala un juron silencieux tout en jonglant avec les grèves du duc, et se retourna pour donner une gifle à un page qui ne s’était pas assez vite écarté de son chemin. Le page, qui avait fait tout ce qu’il pouvait pour n’importuner personne dans la cabine surpeuplée, redoubla d’efforts pour se faire aussi petit que possible. « Nous sommes peut-être, en quelque sorte, la pointe du coin qui va mettre fin à toutes ces folies. » Léobardis cliqueta jusqu’à la fenêtre, son écuyer le poursuivant à quatre pattes en s’accrochant à lui pour maintenir en place la grève à moitié attachée. Le ciel gravide présentait effectivement de longues traînées bleues effilochées, comme si les sombres et massives collines de Crannhyr qui surplombaient la baie dans laquelle mouillait le Joyau d’Émettin, le vaisseau amiral de Léobardis, atteignaient et lacéraient les nuages bas. Velligis, un grand et gros homme en robes escritoriales dorées, marcha d’un pas lourd jusqu’à la fenêtre pour s’installer à côté de Léobardis. « Comment, Monseigneur, le fait de jeter de l’huile sur le feu pourrait-il bien aider à l’éteindre ? C’est, si vous pardonnez mon impertinence, folie que de le penser. » Le martèlement du tambour de rassemblement résonna au-dessus de l’eau. Léobardis écarta les cheveux blancs qui pendaient devant ses yeux. « Je connais les sentiments du Lecteur, répondit-il, et je sais qu’il vous a chargé, très cher Escritor, d’essayer de me convaincre de me retirer. L’amour de la paix qu’a Sa Sainteté…. C’est admirable, mais les paroles ne suffiront pas à atteindre ce but sacré. » Velligis ouvrit un petit coffret de cuivre et en tira une sucrerie qu’il plaça délicatement sur sa langue. « Tout ceci est dangereusement proche du blasphème, duc Léobardis. Les prières ne sont-elles donc que des paroles ? L’intercession de Sa Sainteté le Lecteur Ranéssin aurait-elle une légitimité moindre que la force de vos armées ? S’il en est ainsi, alors notre foi en la parole d’Usires, et celle de son premier acolyte, Sutrinès, n’est qu’une parodie. » L’escritor soupira fortement, puis se remit à sucer. Les joues du duc rosirent ; il chassa son écuyer de la main, et se pencha dans un grand craquement pour nouer lui-même la dernière boucle. Il réclama ensuite d’un signe de main que son pourpoint au bleu profond orné sur la poitrine de son blason d’or, le martin-pêcheur des Bénidrivis, lui fut apporté. « Que Dieu me pardonne, Velligis, dit-il nerveusement, mais j’ai l’esprit trop occupé pour argumenter avec vous aujourd’hui. Élias, le Roi souverain, est allé trop loin et je dois maintenant faire ce qui est devenu nécessaire. » « Mais vous n’entrez pas en guerre tout seul », reprit le gros homme, qui s’exprimait pour la première fois avec quelque fièvre. « Vous êtes à la tête de centaines, non, de milliers d’hommes ; de milliers d’âmes. Leur bien-être et leur survie sont entre vos mains. Les graines du désastre ont été emportées par le vent ; il est de la responsabilité de notre Mère l’Église de s’assurer qu’elles ne trouvent pas une terre fertile. » Léobardis secoua tristement la tête tandis que le petit page lui tendait timidement son heaume d’or, dont la crête portait les crins d’une queue de cheval teinte en bleue. « Les terres fertiles sont partout, ces temps-ci, Velligis, et la catastrophe germe déjà, si vous me permettez l’emprunt de votre image poétique. Le problème maintenant est de l’arracher avant qu’elle ne mûrisse. Venez. » Il tapota amicalement le bras épais de l’escritor. « Il est temps maintenant de descendre sur les barques de débarquement. Marchez avec moi. » « Certainement, mon bon duc, certainement. » Velligis se tourna légèrement pour se glisser à travers l’étroite porte. « Vous voudrez bien m’excuser si je ne vous accompagne pas dès maintenant à terre. Mes jambes ont un peu de mal à me porter ces temps-ci. Je me fais vieux, je le crains. » « Votre rhétorique n’a certainement pas perdu de sa vigueur », répondit Léobardis alors qu’ils traversaient lentement le pont. Un personnage de petite taille enveloppé dans une robe noire croisa leur chemin, et s’arrêta le temps de les saluer de la tête, les mains croisées sur la poitrine. L’escritor se renfrogna, mais le duc Léobardis rendit le salut avec un sourire. « Nin Reisu est depuis très longtemps sur le Joyau d’Émettin, dit-il, et c’est la meilleure des gardes-mer qui soit. Je lui fais grâce des formalités : les Niskies sont de bien étranges gens, Velligis, comme vous le sauriez si vous étiez marin. Venez, ma barque se trouve par là. » Le vent fit de la cape de Léobardis une voile gonflée de bleue contre le ciel incertain. Léobardis vit Varellan, son fils cadet, qui l’attendait à terre et semblait trop petit pour entièrement remplir son armure brillante. Son visage fin scrutait anxieusement les alentours depuis l’ouverture de son heaume : il surveillait le rassemblement des forces nabbanaises comme si son père allait le tenir pour responsable du moindre désordre dans le flot de soldats qui s’affairaient en jurant. Plusieurs d’entre eux le bousculèrent sans plus se gêner que s’il eût été un petit joueur de tambour, en noyant d’insultes deux chevaux qui, effrayés par la confusion, avaient sauté des planches de débarquement vers l’eau peu profonde, emportant leur palefrenier avec eux. Varellan s’écarta de ce chaos tourbillonnant et éclaboussant, son front plissé en une expression de soucis qui ne disparut même pas lorsqu’il vit le duc quitter la barque échouée et franchir en pataugeant les derniers pas qui le séparaient du rivage rocheux de la côte sud d’Hernystir. « Messire », dit-il, puis il hésita ; Léobardis devina qu’il se demandait s’il devait descendre de cheval pour une génuflexion. Le duc retint une grimace. Il tenait Nessalanta pour responsable de la timidité du garçon, parce qu’elle s’était accrochée à lui comme un ivrogne à son pot de vin, incapable d’admettre que le dernier de ses enfants était adulte. Bien sûr, une partie de la responsabilité lui incombait. Il n’aurait jamais dû se moquer du garçon lorsqu’il avait un instant envisagé de devenir prêtre. Mais cela avait eu lieu il y a bien des années, et l’avenir du garçon ne faisait plus aucun doute, maintenant : il serait soldat même s’il devait en mourir. « Eh bien, Varellan », dit-il ; puis il regarda alentour. « Eh bien, mon fils, il me semble que tout se passe très bien ! » Bien que tout ce qu’il pouvait voir autour de lui fût la preuve tangible de ce que son père était soit devenu fou soit trop gentil, le jeune homme afficha un sourire reconnaissant. « Je pense que nous aurons terminé le débarquement dans deux heures. Allons-nous nous mettre en marche ce soir ? » « Après une semaine en mer ? Les hommes nous tueraient tous les deux et se trouveraient une nouvelle famille ducale. Je suppose qu’ils devraient également se débarrasser de Bénigaris, s’ils voulaient achever la lignée. D’ailleurs, puisque l’on parle de ton frère, où est-il ? » Il plaisantait, mais trouvait irritante l’absence de son fils aîné. Après avoir durant des semaines âprement soutenu que Nabban devait rester neutre, et après avoir très violemment réagi lorsque le duc avait décidé de soutenir Josua, Bénigaris avait retourné sa veste et annoncé son désir de chevaucher avec son père et ses armées. Bénigaris ne pouvait laisser passer une chance de mener les Légions du Martin-pêcheur à la bataille, avait souri le duc, même si cela signifiait perdre une opportunité de s’installer pour quelque temps sur le trône du Sancellan Mahistrevis. Il s’aperçut qu’il rêvassait. « Non, non, Varellan, nous devons laisser les hommes passer une nuit à Crannhyr, même si les réjouissances risquent d’y être rares, après les revers qu’a subis Lluth dans le nord. Où as-tu dit que se trouvait Bénigaris ? » Varellan rougit. « Je ne vous l’ai pas encore dit, mon seigneur. Je suis désolé. Il est parti en ville avec son ami le comte Aspitis Prévès. » Léobardis ne fit aucun cas de la gêne de son fils. « Par l’Arbre ! Je ne pensais pourtant pas que ce soit trop demander d’être accueilli à terre par mon fils et héritier. Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, allons donc voir comment se passent les choses avec nos autres commandants. » Il claqua des doigts, et son écuyer lui avança son cheval, dont les clochettes du harnais tintaient. Ils trouvèrent Mylin-sà-Ingadaris sous la bannière à l’albatros blanche et rouge de sa maison. Le vieil homme, qui avait durant des années été l’ennemi cordial de Léobardis, lui adressa un grand salut. Le duc et son fils patientèrent tandis que Mylin surveillait la fin du déchargement de ses deux caraques, puis se joignirent au vieux marquis sous sa tente rayée pour une coupe de vin doux ingadarien. Après avoir discuté des détails de la marche et de l’approvisionnement, et écouté les suggestions moyennement heureuses de son fils, Léobardis remercia le marquis Mylin pour son hospitalité et quitta sa tente, son jeune fils sur les talons. Reprenant les rênes que leur tendaient leurs écuyers, ils poursuivirent leur chemin à travers le campement en ébullition, rendant de brèves visites de courtoisie aux autres nobles du camp. Alors que père et fils venaient de faire demi-tour sur la grève pour prendre le chemin du retour, le duc aperçut une silhouette familière sur un puissant cheval de guerre rouan, qui descendait la route venant de la ville, un second cavalier à son côté. L’armure d’argent de Bénigaris, qu’il chérissait entre toutes ses possessions, était à tel point couverte de gravures et de coûteuses incrustations d’ilénite que la lumière renonçait à se réfléchir convenablement sur elle, et la faisait paraître presque grise. Corseté par sa cuirasse qui corrigeait la surabondance de sa silhouette, il ressemblait tout à fait à un brave et preux chevalier. Le jeune Aspitis à ses côtés portait lui aussi une armure magnifiquement ouvragée ; le balbuzard de ses armoiries familiales qui ornait son plastron était une incrustation de nacre. Il ne portait aucun vêtement qui pût la couvrir, et allait, tout comme Bénigaris, en armure tel un crabe luisant. Bénigaris dit quelque chose à son compagnon ; Aspitis Prévès s’esclaffa, puis fit virer son cheval et repartit vers la ville. Bénigaris descendit la route vers la plage, puis se dirigea vers son père et son frère cadet, les sabots de son cheval crissant sur le gravier. « C’était le comte Aspitis, n’est-ce pas ? » demanda Léobardis en s’efforçant d’effacer de sa voix toute trace de l’amertume qui avait envahi le fond de sa gorge. « La maison prévéenne est donc devenue notre ennemie, qu’il ne daigne pas venir saluer son duc ? » Bénigaris se pencha sur l’encolure de son cheval pour le flatter ; Léobardis ne pouvait voir si son fils le regardait de dessous ses épais sourcils noirs. « J’ai dit à Aspitis que nous devions parler en privé tous les deux, mon père. Il serait venu sans cela, mais je l’ai renvoyé. C’est par respect pour vous qu’il est parti. » Il se tourna vers Varellan, qui semblait flotter dans sa brillante armure, et le salua d’un rapide signe de tête. Pris de court, le duc préféra changer de sujet. « Qu’es-tu allé chercher en ville, mon fils ? » « Des nouvelles, Sire. Je pensais qu’Aspitis, qui est arrivé ici avant nous, pourrait m’aider à collecter des informations utiles. » « Tu es resté longtemps absent. » Léobardis n’avait plus assez de force pour se fâcher. « Qu’as-tu découvert, Bénigaris, quelque chose d’intéressant ? » « Rien que nous n’ayons déjà appris des bateaux d’Abainguéate. Lluth est blessé et s’est replié dans les montagnes. Skali contrôle Hernysadharc, mais n’a pas les armées nécessaires pour s’étendre plus, du moins tant qu’il n’aura pas soumis les Hernystiris dans le Grianspog. Donc les côtes sont encore libres, ainsi que tout ce qui se trouve de ce côté d’Ach Samrath : Nad Mullach, Cuimhne, et toute la vallée jusqu’à l’Inniscrich. » Léobardis se frotta la tête en observant les bandes brillantes que faisait le soleil en se reflétant sur la surface de l’océan. « Nous serions peut-être plus utiles au prince Josua si nous brisions ce siège moins éloigné. Si nos deux mille hommes se portent sur le dos de Skali Nez-tranchant, les armées de Lluth, ou du moins ce qu’il en reste, pourraient être dégagées, et seraient libres à leur tour de se porter sur le flanc découvert des armées d’Élias paralysées par le siège de Naglimund. » Il réfléchit un instant à ce plan et le jugea fort bon. Cela ressemblait à quelque chose que son frère Camaris aurait pu faire : rapide, puissant, une action qui claque comme un coup de fouet. Camaris avait toujours envisagé l’art de la guerre à la manière de l’arme pure qu’il était : aussi direct et résolu qu’un marteau brillant. Bénigaris secouait la tête avec une expression réellement alarmée. « Oh ! non, Sire ! Non ! Si jamais nous faisions cela, Skali n’aurait qu’à se fondre dans le Circoille, ou se replier dans ces mêmes monts Grianspogs. Et c’est notre armée, alors, qui serait fixée sur place comme une peau tendue, à attendre que les Rimmersleutes sortent de leur trou. Élias pourrait prendre Naglimund, puis se retourner sur nous. Nous serions brisés comme une noisette entre le Roi souverain et le Corbeau. » Il secoua la tête avec emphase, comme si cette perspective l’effrayait. Léobardis se détourna du soleil éblouissant. « Je suppose qu’il y a du vrai dans ce que tu dis, Bénigaris… même si tout cela est bien différent des arguments que tu employais il n’y a pas si longtemps. » « Avant que vous ne décidiez d’emmener vos troupes sur le champ de bataille, Mon Seigneur. » Bénigaris souleva son heaume et le fit rouler un instant dans ses mains avant de le reposer sur son pommeau. « Maintenant que nous avons pris parti, je suis un lion de Nascadu. » Léobardis prit une longue inspiration. L’odeur forte de la guerre était dans l’air, et il s’agissait d’un parfum qui lui inspirait gêne et regret. Du moins, la fracture d’Osten Ard après toutes ces années de la paix que Jean avait instaurée, la Charte de Suzeraineté du Roi souverain, semblait-elle avoir ramené son fils impétueux à son côté. Il devait s’en montrer reconnaissant, même s’il ne s’agissait que d’un détail insignifiant perdu dans un flot d’événements majeurs. Le duc de Nabban offrit une prière de remerciements silencieuse à son Dieu déroutant mais finalement généreux. « Qu’Usires Aédon soit remercié de t’avoir ramené à nous ! » s’exclama Isgrimnur, qui sentit une fois encore les pleurs lui monter aux yeux. Il se pencha par-dessus le lit et secoua fermement et joyeusement l’épaule d’Isorn, s’attirant ainsi un regard furieux de Gutrun, qui n’avait pas quitté le chevet de son fils depuis qu’il était arrivé la nuit passée. Isorn, habitué aux manières strictes de sa mère, adressa un faible sourire à Isgrimnur. Il avait les yeux bleus du duc et son visage large, mais presque tout l’éclat de la jeunesse semblait avoir disparu depuis la dernière fois que son père l’avait vu : il semblait vide, voilé. Quelque chose semblait lui avoir été arraché, malgré son imposante carrure. Ce sont les angoisses et les épreuves qu’il a traversées qui l’ont éprouvé, décida le duc. Il est fort. Regarde-le, vois comme il endure la sollicitude de sa mère. Ce sera un bel homme… non, c’est un bel homme. Lorsqu’il sera duc après moi… après que nous ayons précipité les restes de Skali en Enfer… « Isorn ! » La nouvelle voix fit disparaître ces pensées vagabondes. « C’est un miracle que tu sois parmi nous ! » Le prince Josua se pencha et serra la main d’Isorn dans sa main gauche. Gutrun hocha la tête d’un air approbateur. Elle ne s’était pas levée pour saluer le prince, ses devoirs de mère ayant apparemment pour elle préséance sur la politesse en cette occasion. Josua ne semblait pas en prendre ombrage. « Par le Diable, c’est bien un miracle », gronda Isgrimnur d’un ton bourru. Il plissa le front pour empêcher son cœur lourd de le mettre dans une situation embarrassante. « Il les a fait sortir par son intelligence et sa vaillance, et c’est la sainte vérité de Dieu. » « Isgrimnur… » l’avertit Gutrun. Josua s’esclaffa. « Bien sûr. Disons simplement que ton intelligence et ta vaillance ont été miraculeuses. » Isorn se redressa sur le lit, en réajustant sa jambe bandée qui reposait sur une couverture comme la relique d’un saint. « Vous êtes bien trop aimable, Votre Altesse. Si certains des hommes de Skali n’avaient pas manqué de goût pour la torture d’autres Rimmersleutes, nous serions encore là-bas, ou plutôt nos cadavres gelés. » « Isorn ! » interrompit sa mère, mécontente. « Ne parle pas de telles choses ! Ces mots portent une ombre sur le visage de la miséricorde de Dieu. » « Mais c’est vrai, mère. Ce sont les propres Corbeaux de Skali qui nous ont donné les couteaux qui nous ont permis de nous échapper. » Il se tourna vers Josua. « Il se passe quelque chose de maléfique à Elvritshalla, et dans tout Rimmersgard, prince Josua ! Vous devez me croire ! Skali n’est pas seul. La ville était pleine de Rimmersleutes Noirs venus des terres qui entourent le Pic de l’Orage. Ce sont eux que Skali a chargés de nous garder. Ce sont ces monstres reniés par Dieu qui ont torturé nos hommes, et pour rien ! Nous n’avions aucun secret à leur dissimuler ! Ils l’ont fait pour le plaisir, si l’on peut imaginer telle chose. Nous nous sommes endormis toutes ces nuits en entendant les hurlements de nos compagnons, en nous demandant qui ils emmèneraient la fois d’après. » Il poussa un léger râle et retira sa main qu’étreignait Gutrun pour se frotter les tempes, comme s’il voulait effacer ces souvenirs. « Même les propres hommes de Skali trouvaient cela infâme. Je crois qu’ils commencent à se demander dans quoi leur thane a pu les entraîner. » « Nous te croyons », dit gentiment Josua ; le regard qu’il adressa à Isgrimnur exprimait de profonds soucis. « Mais il y en avait d’autres encore. Ils ne venaient que la nuit, dissimulés derrière des capes et des capuches noires. Même nos gardes ne pouvaient voir leurs visages ! » La voix d’Isorn restait calme, mais cette évocation faisait s’ouvrir grands ses yeux. « Ils ne se déplaçaient même pas comme des hommes, que l’Aédon m’en soit témoin ! Ils venaient des déserts gelés au-delà des montagnes. Nous pouvions sentir le froid lorsqu’ils passaient devant nos geôles ! Nous avions plus peur d’être près d’eux que de tous les fers rouges des Rimmersleutes Noirs ! » Isorn agita la tête et se reposa sur son oreiller. « Je suis désolé, mon père… prince Josua… Je suis très fatigué. » « Il est fort, Isgrimnur », dit le prince alors qu’ils remontaient le couloir en évitant les flaques d’eau : il y avait des fuites dans le toit, comme dans bien des toits de Naglimund après un hiver aussi rude, et un printemps et un été qui ne s’en étaient pas démarqués. « Si seulement je ne l’avais pas laissé seul face à ce fils de pute borgne de Skali. Que le Ciel le damne ! » Glissant sur les dalles mouillées, Isgrimnur maudit son âge et sa maladresse. « Il a fait tout ce qui pouvait être fait, mon oncle. Tu devrais être fier de lui. » « Je le suis. » Ils marchèrent un instant avant que Josua ne reprenne la parole. « Je dois t’avouer que le fait qu’Isorn soit ici me facilite la tâche pour te demander… ce que je dois te demander. » Isgrimnur commença à jouer avec sa barbe. « Et qu’est-ce donc ? » « Une faveur. Une faveur que je ne te demanderais pas si… » Il hésita. « Non. Allons plutôt dans mes quartiers. C’est une chose dont il sera plus facile de discuter en tête à tête. » Il glissa son bras droit à travers le coude du duc, la boule de cuir qui fermait son poignet prévenant déjà silencieusement tout refus. Isgrimnur tira de nouveau sur sa barbe, jusqu’à en avoir mal. Il avait le sentiment qu’il n’allait pas aimer ce qu’il allait entendre. « Par l’Arbre, allons chercher une bouteille de vin pour l’emporter avec nous, Josua. J’en ai vraiment besoin. » « Pour l’amour d’Usires ! Par le maillet écarlate de Dror ! Les os de Saint Eahlstan et de Saint Skendi ! Es-tu fou ? ! Pourquoi devrais-je quitter Naglimund ? » Isgrimnur tremblait de surprise et de colère. « Je ne te le demanderais pas s’il y avait une autre solution, Isgrimnur. » Le prince parlait sur un ton patient, mais le duc pouvait voir jusqu’à travers les brumes de sa colère l’angoisse que ressentait Josua. « Je suis resté étendu ces deux dernières nuits sans dormir, à ne faire que chercher un autre moyen. Je n’en ai pas trouvé. Quelqu’un doit retrouver la princesse Miriamélé. » Isgrimnur avala une longue gorgée de vin, et sentit quelques gouttes couler le long de son menton, sans plus s’en inquiéter. « Pourquoi ? » dit-il enfin ; puis il reposa bruyamment la bouteille sur la table. « Et pourquoi moi, par toutes les malédictions de Dieu, pourquoi moi ? » La patience du prince était aussi parfaite que forcée. « Nous devons la retrouver parce qu’elle est pour nous d’une importance vitale… ainsi que mon unique nièce. Que se passera-t-il si je meurs, Isgrimnur ? Si nous repoussons Élias, que nous brisons son siège, mais que j’intercepte une flèche ou que je tombe d’une muraille ? Derrière qui se rallieront les gens ? Je ne parle pas simplement des seigneurs et des barons, mais des gens, de tous ceux qui sont venus se réfugier derrière ces murs. Combattre Élias avec moi à votre tête sera déjà bien assez difficile, quand tant de seigneurs me jugent étrange et inconstant ; mais si je meurs ? » Isgrimnur fixa le sol des yeux. « Il y a Lluth. Et Léobardis. » Josua secoua violemment la tête. « Lluth est blessé, et peut-être mourant. Léobardis est le duc de Nabban, dont les guerres avec l’Erkynée sont encore dans la mémoire de certains, et le Sancellan est le symbole d’un temps où Nabban contrôlait toutes ces terres. Toi-même, mon oncle adoré, ne pourrais rassembler une force suffisante pour résister à Élias. C’est le fils de Jean Presbytère ! Il a été placé sur le Trône-dragon par Jean en personne. Malgré toutes ses exactions, il faudra quelqu’un de son sang pour le détrôner, tu le sais bien ! » Le long silence d’Isgrimnur fut sa réponse. « Mais pourquoi moi ? » dit-il enfin. « Parce que Miriamélé ne reviendrait avec aucun autre que toi. Déornoth ? Il est aussi brave et loyal qu’un faucon de chasse, mais il serait forcé de ramener la princesse à Naglimund dans un sac. À part moi, tu es la seule personne capable de la faire revenir de son propre gré ; or il serait catastrophique que vous soyez découverts. Élias va peut-être bientôt comprendre son absence, et il mettra alors tout le sud à feu et à sang pour la retrouver. » Josua marcha jusqu’à sa table et fit distraitement glisser une pile de parchemins. « Réfléchis, Isgrimnur. Oublie un instant qu’il s’agit de toi. Qui a autant voyagé, et connaît autant de gens en d’aussi étranges endroits ? Qui d’autre, si tu veux bien me pardonner, a visité tous les bas-fonds d’Ansis Pelippé et de Nabban ? » Isgrimnur ne put retenir un sourire amer. « Mais tout cela n’a néanmoins aucun sens, Josua. Comment pourrais-je abandonner mes hommes, alors que les armées d’Élias marchent sur eux ? Et comment une mission aussi secrète pourrait-elle être remplie par quelqu’un d’aussi connu que moi ? » « À ta première question, je répondrai que c’est précisément pour cela que je considère que le retour d’Isorn est un signe de Dieu. Einskaldir, nous serons tous les deux d’accord, n’a pas la retenue nécessaire au commandement. Isorn l’a. De toute façon, mon oncle, il mérite une seconde chance. La chute d’Elvritshalla a meurtri son jeune amour-propre. » « C’est cela qui fait d’un garçon un homme, gronda le duc. Continuez. » « Pour la seconde ; eh bien !, tu es célèbre, mais l’on t’a rarement vu au sud de l’Erkynée durant ces vingt dernières années. Et de toute façon, tu porteras un déguisement. » « Un déguisement ? » Isgrimnur se remit à jouer distraitement avec sa barbe tandis que Josua marchait jusqu’à la porte de sa chambre et appelait quelqu’un. Le duc ressentait un sentiment étrange et lourd dans son cœur. Il avait craint le combat, non pas tant pour lui que pour son peuple, sa femme… maintenant, son fils était là aussi, et sa présence ajoutait une pierre au poids de son souci. Mais partir, même pour affronter un danger aussi important que celui qu’il laissait derrière lui… cela ressemblait de façon insupportable à de la lâcheté, à une trahison. Mais j’ai prêté serment au père de Josua, mon cher vieux Jean ; comment pourrais-je ne pas faire ce que son fils me demande ? Et ses arguments sont malheureusement bien trop logiques. « Par ici », dit le prince, en s’écartant de la porte pour laisser entrer quelqu’un. C’était le père Strangyeard, son visage rose bandé affichant un timide sourire et sa haute silhouette penchée sous le poids de sa charge, une masse de toile sombre. « J’espère qu’elle vous ira, dit-il. C’est rarement le cas ; je ne sais pas pourquoi, peut-être simplement un petit rappel, un autre des petits soucis de Notre Seigneur. » Il se tut, puis sembla retrouver le fil de ses pensées. « Églaf a eu l’immense gentillesse de nous la prêter. Il fait à peu près votre taille, je pense, même s’il n’est pas aussi grand. » « Églaf ? » dit Isgrimnur, stupéfait. « Qui est Églaf ? Josua, que se passe-t-il ? » « Frère Églaf, bien sûr », expliqua Strangyeard. « Ton déguisement, Isgrimnur », ajouta Josua. L’archiviste du château secoua son paquet, qui s’avéra être un jeu complet de vêtements de prêtre noirs. « Tu es maintenant un homme d’Église, mon oncle. Je suis certain que tu sauras te montrer à la hauteur de ta charge. » Le duc aurait pu jurer que Josua retenait un sourire. « Quoi ? Une soutane ? » Isgrimnur commençait à mieux comprendre, et n’aimait pas ce qu’il voyait. « Quel meilleur moyen de passer inaperçu à Nabban, où notre Mère l’Église est reine, et où les prêtres de tout ordre sont presque plus nombreux que les autres citoyens ? » Josua souriait. Isgrimnur était furieux. « Josua, il m’est déjà arrivé de craindre pour votre santé mentale, mais je sais maintenant que vous avez perdu la raison ! C’est le plan le plus fou que j’aie jamais vu ! Et, de toute façon, qui a jamais entendu parler d’un prêtre Aédonite avec une barbe ? » lâcha-t-il dédaigneusement. Le prince, en adressant d’abord un regard d’avertissement au père Strangyeard qui posa les robes sur une chaise et recula jusqu’à la porte, marcha jusqu’à sa table et souleva une serviette, pour révéler… un bassin d’eau chaude et un rasoir brillant fraîchement affûté. Le hurlement d’Isgrimnur fit vibrer la vaisselle dans la cuisine à l’étage en dessous. « Répondez, mortels. Êtes-vous venus dans nos collines pour nous espionner ? » Un silence glacial suivit les mots du prince Jiriki. Du coin de l’œil, Simon vit Haestan reculer lentement, et chercher à tâtons contre le mur quelque chose dont il pourrait faire une arme ; Sludig et Grimmric observaient les Sithis qui les entouraient, certains qu’ils allaient bientôt être attaqués. « Non, prince Jiriki, se hâta de dire Binabik. Avec certaineté, vous avez remarqué que nous n’avions pas l’attente de trouver votre peuple ici. Nous venons de Naglimund, sur l’ordre du prince Josua, qui nous a confié une mission de terrible importance. Nous cherchons… » Le troll hésita, comme s’il craignait d’en dire trop. Finalement, avec un haussement d’épaules, il poursuivit. « Nous allons à la montagne-dragon pour chercher Épine, l’épée de Camaris-sà-Vinitta. » Jiriki plissa les yeux ; derrière lui, le Sithi vêtu de vert qu’il avait appelé son oncle souffla en un long sifflement. « Que comptez-vous faire avec un tel objet ? » demanda Khendraja’aro. Plutôt que de répondre, Binabik fixa le sol de la caverne des yeux d’un air malheureux. L’air semblait épaissir à mesure que le temps passait. « C’est pour nous sauver d’Ineluki le Roi de l’Orage », laissa échapper Simon. Aucun des Sithis ne bougea le moindre muscle, si ce n’est pour ciller. Personne ne dit un mot. « Expliquez-vous », dit enfin Jiriki. « S’il le faut, répondit Binabik. Ceci fait partie d’une histoire presque aussi longue que votre Ua’kiza Tumet’ai nei-R’i’anis, le Chant de la Chute de Tumet’ai. Nous allons essayer d’expliquer ce que nous pouvons. » Le troll résuma rapidement les principaux faits. Simon eut l’impression qu’il omettait délibérément certaines choses ; une fois ou deux, durant son récit, le troll le regarda comme pour lui ordonner de garder le silence. Binabik raconta aux Sithis silencieux les préparatifs de Naglimund et les crimes du Roi souverain ; parla de l’histoire de Jarnauga et du livre de Nisses ; il leur récita l’étrange prophétie qui les avait poussés à se diriger vers Urmsheim. La fin de son histoire laissa le troll devant le regard vide de Jiriki, l’expression plus sceptique de son oncle, et un silence si total que l’écho de la chute d’eau sembla enfler jusqu’à emplir le monde entier de bruit. Quel endroit fou et irréel, et quelle histoire insensée dans laquelle ils se trouvaient plongés ! Simon sentit son cœur accélérer, et la peur n’était pas la seule responsable. « Tout cela est difficile à croire, fils de ma sœur », dit enfin Khendraja’aro, en ouvrant ses mains couvertes de bagues en un geste étrange. « En effet, mon oncle. Mais je pense que ce n’est pas le moment de parler de cela. » « Mais celui dont le garçon a parlé… » reprit Khendraja’aro, ses yeux jaunes exprimant son trouble, et la colère montant dans sa voix. « L’être noir sous Nakkiga… » « Pas maintenant. » Le ton du prince sithi était mordant. Il se tourna vers les cinq étrangers. « Des excuses sont nécessaires. Il est anormal que nous discutions de ces choses alors que vous n’avez pas encore mangé. Vous êtes nos invités. » Simon sentit une vague de soulagement en entendant ces mots, chancela légèrement, ses jambes se dérobant sous lui. Remarquant cela, Jiriki les entraîna vers le feu. « Asseyez-vous. J’espère que vous nous pardonnerez notre méfiance. Comprends que même si j’ai envers toi une dette de sang, Seoman, et tu es mon Hikka Sta’ja, votre race a fait preuve de bien peu de bienveillance à l’égard de la nôtre. » « Je dois apporter mon désaccord en partie, prince Jiriki », répondit Binabik en s’asseyant sur une pierre plate près du feu. « De tous les Sithis, votre famille est celle qui devrait savoir que nous Qanucs ne vous avons jamais fait de mal. » Jiriki baissa les yeux vers le petit homme, et son visage tendu se relâcha en une expression presque affectueuse. « Tu m’as surpris en malgracieuseté, Binbiniqegabenik. Uniquement derrière les hommes de l’ouest, qui étaient ceux que nous connaissions le mieux, nous avons eu de l’affection pour les Qanucs. » Binabik leva la tête, son visage rond affichant une expression abasourdie. « Comment avez-vous la connaissance de mon nom complet ? Je n’en ai pas fait la mention, et mes camarades ne l’ont pas faite non plus ! » Jiriki rit ; il s’agissait d’une sorte de sifflement, mais qui était étrangement réconfortant, sans la moindre trace d’hypocrisie. En cet instant, Simon ressentit une puissante et soudaine affection pour lui. « Ah, troll, dit le prince, quelqu’un qui a autant voyagé que toi ne devrait pas être surpris que ton nom soit connu. Combien de Qanucs à part toi et ton maître descendent jamais au sud des montagnes ? » « Vous aviez la connaissance de mon maître ? Il est mort, maintenant. » Binabik ôta ses gants et étira ses doigts. Simon et les autres choisirent des endroits où s’asseoir. « Il nous connaissait, dit Jiriki. Ne t’a-t-il pas enseigné notre langage ? Tu as dit que le troll t’avait parlé, An’naï ? » « Oui, mon prince. Presque toujours correctement. » Binabik rougit, heureux mais embarrassé. « Ookequk m’en a donné l’enseignement, mais il ne m’a jamais dit comment il en avait fait l’étude. J’ai eu la pensée que peut-être c’était son maître qui la lui avait enseignée. » « Asseyez-vous, asseyez-vous », dit Jiriki, en invitant d’un signe Haestan, Sludig et Grimmric à suivre l’exemple de Simon et de Binabik. Ils s’avancèrent comme des chiens qui craignent d’être battus et se trouvèrent des places près du feu. Plusieurs Sithis approchèrent, portant des plateaux de bois délicatement gravés et polis, chargés d’une multitude de choses : beurre et pain brun sombre, une roue d’un fromage acre et salé, et de petits fruits jaunes et rouges d’une sorte que Simon n’avait jamais vue. Il y avait également de nombreuses coupes de baies aisément reconnaissables, et même une pile de gâteaux de miel dont le suc gouttait lentement. Lorsque Simon tendit le bras pour prendre deux de ces rayons luisants, Jiriki rit de nouveau, en un doux sifflement qui rappelait celui d’un geai dans un arbre distant. « L’hiver est partout, dit-il ; mais dans le refuge qu’est Jao é-Tinukai’i, les abeilles ne le savent pas. Sers-toi autant que tu veux. » Leurs anciens gardiens devenus leurs hôtes leur servirent un vin curieux mais puissant, remplissant leurs gobelets à l’aide de cruches de pierre. Simon se demanda brièvement si une prière devait être prononcée avant de manger, mais les Sithis avaient déjà commencé. Haestan, Sludig et Grimmric jetaient autour d’eux des regards misérables, affamés qu’ils étaient tout en ne s’étant pas encore départis de leur méfiance et de leur crainte. Ils observèrent attentivement Binabik briser le pain et porter à sa bouche une bouchée de croûte beurrée. Lorsque, un instant plus tard, ils virent que le troll était non seulement toujours vivant, mais qui plus est mangeait allègrement, les hommes se décidèrent à partager le repas des Sithis, et le firent avec la vigueur de prisonniers libérés. Après avoir rattrapé une goutte de miel qui coulait sur son menton, Simon fit une pause pour regarder les Sithis. Les Êtres Fabuleux mangeaient lentement, et restaient parfois de long moments à observer une baie entre leurs doigts avant de la porter à leur bouche. Ils parlaient peu, mais lorsque l’un d’entre eux faisait une remarque dans leur langue fluide, ou laissait échapper une brève trille musicale, tous les autres écoutaient. Il n’y avait que rarement une réponse, mais elle était alors écoutée avec la même attention. Les rires contenus étaient nombreux, mais il n’y avait ni disputes ni cris, et Simon n’entendit jamais aucun d’entre eux en interrompre un autre. An’naï était venu s’asseoir près de Simon et de Binabik. L’un des Sithis fit une remarque solennelle qui provoqua les rires de tous les autres. Simon demanda à An’naï de lui expliquer la plaisanterie. Le Sithi à la veste blanche sembla légèrement mal à l’aise. « Ki’ushapo vient de dire que vos amis mangent comme s’ils craignaient que la nourriture puisse s’échapper. » Il fit un signe du bras en direction d’Haestan qui mangeait des deux mains. Simon ne comprit pas vraiment ce que voulait dire An’naï : ils avaient bien dû voir des gens affamés auparavant ; mais il sourit tout de même. À mesure que le repas se poursuivait, et qu’une rivière de vin qui semblait inépuisable continuait de remplir les gobelets de bois, le Rimmersleute et les deux soldats erkynéens commencèrent à mieux apprécier leur situation. À un moment, Sludig se leva en renversant une partie du contenu de son gobelet et tosta ses nouveaux amis Sithis. Jiriki sourit et hocha la tête, mais Khendraja’aro se raidit ; lorsque Sludig entonna une vieille chanson à boire de sa contrée, l’oncle du prince s’éloigna silencieusement vers le coin de la large caverne pour aller observer les mouvements de l’eau dans la vasque de pierre illuminée. Les autres Sithis riaient tandis que Sludig braillait les couplets de sa chanson, et oscillaient en mesure malgré le rythme hésitant, chuchotant occasionnellement entre eux. Sludig, Haestan et Grimmric semblaient maintenant heureux Jusqu’à Binabik qui souriait en mordant l’écorce d’une poire, mais Simon, qui se souvenait de la musique voluptueuse qu’avaient jouée les Sithis, eut un peu honte pour ses compagnons, comme si le Rimmersleute était un de ces ours dressés qui dansaient parfois pour un peu de pain dans la grand’rue. Après avoir un temps observé cette scène il se leva, et essuya ses mains sur sa chemise. Binabik se redressa lui aussi et, après en avoir demandé l’autorisation à Jiriki, se dirigea vers le tunnel de glace pour aller s’occuper de Qantaqa. Les trois soldats riaient bruyamment entre eux, se racontant sans nul doute des histoires de soldats saouls. Il marcha vers l’une des niches du mur pour examiner ces lampes étranges. Il se souvint soudain du cristal brillant que Morgénès lui avait donné. Aurait-ce été un objet sithi ? Il ressentit un petit pincement au cœur. Il souleva l’une des lampes et aperçut l’ombre des os de sa main, comme si ses chairs n’étaient qu’une eau boueuse. Il avait beau chercher, il ne parvenait pas à comprendre comment la flamme avait été introduite dans le cristal translucide. Sentant qu’on l’observait, il se retourna. Jiriki l’observait, ses yeux félins brillant depuis l’autre côté du feu. Simon tressaillit, surpris ; le prince hocha la tête. Haestan, le vin lui étant monté à la tête, avait défié l’un des Sithis, celui qu’An’naï avait appelé Ki’ushapo, au bras de fer. Grimmric, fin saoul, prodiguait explications et conseils au Sithi aux nattes blondes et à la robe noire et grise. La raison pour laquelle le mince Erkynéen avait décidé de venir en aide au Sithi était évidente : celui-ci faisait une tête de moins qu’Haestan, et semblait peser à peine plus que la moitié de son poids. Tandis que le Sithi, avec une expression amusée, se penchait en avant au-dessus de la pierre lisse pour prendre la large main d’Haestan, Jiriki se leva et passa devant eux pour traverser la grotte avec une grâce étonnante et rejoindre Simon. Il restait difficile, pensa Simon, de concilier l’image de cet être intelligent et confiant avec celle de la créature affolée qu’il avait découverte dans le piège du bûcheron. Pourtant, lorsque Jiriki tournait la tête d’une certaine façon, ou tendait ses doigts aux fines articulations, il pouvait de nouveau entrevoir la férocité qui l’avait effrayé et fasciné. Et à chaque fois que le feu illuminait les yeux d’ambre tachetés d’or du prince, ceux-ci prenaient le reflet patiné de joyaux anciens tirés du sol noir de la forêt. « Suis-moi, Seoman, dit le Sithi. Je vais te montrer quelque chose. » Il glissa sa main sous le coude du jeune garçon et l’entraîna vers le bassin au bord duquel Khendraja’aro était assis, faisant aller et venir ses doigts dans l’eau. Lorsqu’ils passèrent près du feu, Simon vit que le duel battait son plein. Les adversaires s’affrontaient sans qu’aucun d’entre eux n’eût encore pris l’avantage, mais Haestan serrait les dents, et son visage barbu était déformé par la tension. Le mince Sithi, de son côté, ne semblait guère affecté, à l’exception d’un tremblement de son bras gainé de gris dû à leurs efforts conjugués. Simon jugea que tout cela n’augurait rien de bon pour Haestan. Sludig, voyant le petit déjouer tous les efforts du grand, en restait bouche bée. Jiriki lança une trille à son oncle lorsqu’ils approchèrent de lui, mais Khendraja’aro ne répondit pas ; son visage sans âge semblait fermé, clos comme une porte. Simon suivit le prince le long des murs de la caverne. Un instant plus tard, devant ses yeux étonnés, Jiriki disparut. Il s’était en fait engagé dans un autre tunnel, qui partait en oblique sous l’embouchure des eaux du petit torrent. Simon s’engagea dans le tunnel à sa suite ; il s’agissait d’un escalier éclairé par une rangée de lampes et fait de marches de pierre brute, qui montait en colimaçon. « Suis-moi, s’il te plaît », dit Jiriki, qui commença à grimper. Il lui sembla qu’ils montaient très haut dans la colline, tournant toujours et toujours durant assez longtemps. Ils dépassèrent enfin la dernière lampe, et avancèrent avec précaution dans la semi-obscurité, jusqu’à ce qu’enfin Simon prît conscience de la lueur des étoiles devant lui. Un instant plus tard, le passage s’élargit en une petite cave, dont un des côtés était ouvert sur le ciel nocturne. Il suivit Jiriki jusqu’au bord de la caverne, une lèvre de pierre qui lui arrivait à la ceinture. Le flanc rocheux de la colline plongeait très loin sous lui : plus de dix coudées avant les cimes des plus hauts arbres, cinquante de plus avant le sol enneigé. La nuit était claire, les étoiles brillaient violemment dans l’obscurité, et la forêt était tout autour, comme un vaste secret. Après qu’ils furent tous deux restés silencieux un long moment, Jiriki dit : « Je te dois la vie, jeune humain. Tu n’as pas à craindre que je l’oublie jamais. » Simon ne dit rien, de crainte de briser l’enchantement qui lui permettait de se trouver au centre de la nuit de la forêt, un espion dans le sombre jardin de Dieu. Une chouette hulula. Un long moment se passa dans le silence, puis le Sithi toucha doucement le bras de Simon, et fit un signe en direction de l’océan de verdure. « Là-bas. Vers le nord, sous le Bâton de Lu’yasa… » Il lui indiqua une rangée de trois étoiles dans la partie la plus basse du ciel de velours. « Tu peux voir le contour des montagnes ? » Simon plissa les yeux. Il pensa apercevoir une faible luminescence dans les ténèbres de l’horizon, indice ténu d’une grande masse blanche qui pouvait se trouver là, si loin de lui qu’elle semblait hors de portée même de la lumière de la lune qui baignait la forêt et la neige à leurs pieds. « Je crois », répondit-il doucement. « C’est là que vous devrez aller. Le pic que les humains nomment Urmsheim est dans cette direction, bien qu’une nuit plus claire fût nécessaire pour le voir. » Il soupira. « Ton ami Binabik a parlé ce soir de Tumet’ai. Il y eut une époque où l’on pouvait la voir d’ici, très loin, par là, vers l’est », il tendit le bras à travers l’obscurité, « on pouvait la voir de l’endroit où nous nous trouvons… mais c’était à l’époque de mes arrière-grands-parents. Le jour, la Seni Anzi’in… la Tour de l’Aube en Marche… reflétait le soleil levant dans ses toits de cristal et d’or. On dit que cela ressemblait à une torche magnifique qui brûlait à l’horizon du matin… » Il s’interrompit, tournant finalement ses yeux vers Simon, le reste de son visage étant masqué par l’obscurité. « La terre a depuis bien longtemps ravalé Tumet’ai », dit-il ; puis il haussa les épaules. « Rien n’est éternel… pas même les Sithis, pas même le temps lui-même. » « Quel âge avez-vous ? » Jiriki sourit, ses dents brillant sous la lumière de la lune. « Je suis plus vieux que toi, Seoman. Il est temps de redescendre, maintenant. Tu as vu et survécu à beaucoup de choses aujourd’hui, et tu as certainement besoin de sommeil. » Lorsqu’ils atteignirent la caverne, les trois soldats étaient déjà enveloppés dans leur cape, et ronflaient bruyamment. Binabik était revenu, et écoutait un groupe de Sithis qui chantaient un air lent et mélancolique qui bourdonnait comme une ruche et courait comme une rivière, et semblait emplir la caverne comme l’épaisse senteur d’une fleur rare et mourante. Enroulé dans sa propre cape, les yeux perdus dans les reflets du feu qui dansaient sur la pierre au-dessus de lui, Simon se laissa bercer par l’étrange musique de la tribu de Jiriki. 39. La Main du Roi Souverain Simon s’éveilla pour découvrir la caverne éclairée d’une lumière bien différente. Le feu brûlait encore de quelques petites flammes jaunes au milieu des cendres blanches, mais les lampes avaient été éteintes. La lumière du jour filtrait à travers des crevasses dans le plafond qui avaient été invisibles durant la nuit, et transformait la pièce de pierre en une salle aux piliers de lumière et d’ombre. Les trois guerriers de leur équipe dormaient encore, ronflant dans leur cape, étendus comme des morts sur un champ de bataille. Le seul autre occupant de la caverne était Binabik, qui jouait distraitement de la flûte tirée de son bâton, assis en tailleur devant le feu. Simon s’appuya sur ses coudes, les yeux encore pleins de sommeil. « Où sont les Sithis ? » Binabik ne se retourna pas, mais joua quelques notes de plus. « Salutations, bon ami », dit-il enfin. « Ton sommeil a-t-il été bénéfique ? » « Je le suppose », grommela Simon en se rallongeant pour regarder les grains de poussière se réfléchir dans la lumière près du plafond de la caverne. « Où sont allés les Sithis ? » « Ils sont partis chasser. Allez, lève-toi ; j’ai besoin de ton assistance. » Simon grogna, mais s’assit tout de même. « Ils sont partis chasser le géant ? » demanda-t-il un instant plus tard, en mâchant une bouchée de fruit. Les ronflements d’Haestan s’étaient faits si bruyants que Binabik avait fini par ranger sa flûte d’un air dégoûté. « Partis chasser tout ce qui menace leur territoire, je suppose. » Le troll regardait quelque chose devant lui sur le sol de pierre. « Kikkasut ! Cela n’a aucun bon sens. Je n’aime pas cela du tout. » « Qu’est-ce qui n’a pas de sens ? » Simon parcourait négligemment la caverne du regard. « Est-ce que c’est une maison sithie ? » Binabik tourna la tête vers lui, les sourcils froncés. « Je suppose qu’il est bon signe que tu aies retrouvé ta capacité à poser de nombreuses questions en même temps. Non, ce n’est pas une maison sithie, comme celles que tu penses. C’est, j’ai l’opinion, ce que Jiriki l’a appelé : un pavillon de chasse, un endroit pour que logent les chasseurs quand ils sont dans les collines. Et pour ton autre question, ce sont ces os qui n’ont pas de sens ; ou plutôt, qui ont beaucoup trop de sens. » Les osselets étaient dispersés devant les genoux de Binabik. Simon les observa un instant. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » « Je vais te donner l’explication. Il serait bien avec très forte probabilité que tu utilises cette durée pour laver la crasse et le sang et le jus des baies de ton visage. » Le troll eut un sourire amer et lui indiqua le bassin dans le coin. « Ceci est approprié pour le lavage. » Il attendit que Simon ait plongé une fois sa tête dans l’eau qui était d’un froid mordant. « Aaah ! » s’exclama le garçon en frissonnant. « Elle est gelée ! » « Tu as avec certaineté la compréhension », reprit le troll sans plus s’inquiéter des plaintes de Simon, « que j’ai lancé mes osselets ce matin. Ce qu’ils disent est : La Route Ténébreuse, Fléchette Déballée et Noire Crevasse. Cela me crée une grande confusion et une grande angoisse. » « Pourquoi ? » Simon aspergea son visage d’un peu plus d’eau, puis le frotta avec la manche de son pourpoint qui n’était elle-même pas très propre. « Parce que j’ai lancé les osselets avant de quitter Naglimund, répondit nerveusement Binabik, et que j’ai obtenu les mêmes tirages avec exacteté ! » « Et pourquoi est-ce que ce serait mauvais ? » Quelque chose de brillant posé au bord du bassin attira son attention. Il attrapa l’objet délicatement, et s’aperçut qu’il s’agissait d’un miroir rond serti dans un splendide cadre de bois gravé. Le bord du verre sombre était gravé de symboles qui lui étaient inconnus. « Il y a souvent du mal dans le fait que les choses soient toujours les mêmes, répondit Binabik. Mais avec les osselets, c’est plus que cela. Les os sont pour moi des guides vers la sagesse, n’est-ce pas ? » « Mmum-Hummh. » Simon frotta le miroir sur le devant de sa chemise. « Eh bien, si tu ouvrais ton Livre de l’Aédon et que tu découvrais que toutes les pages étaient devenues avec soudaineté couvertes d’un seul vers ; encore et toujours le même vers ? » « Tu veux dire un Livre que j’aurais déjà vu ? Qui n’était pas comme ça avant ? Alors je suppose que ce serait de la magie. » « Eh bien ! », dit Binabik, plus calme, « eh bien ! tu vois mon problème. Il y a des centaines de façons de retomber pour les osselets. Que le même tirage tombe six fois de suite est à mon avis très mauvais. Après tout ce que j’ai étudié, je n’aime toujours pas le mot “magie” ; mais il y a une force qui attrape les os, comme un vent qui ferait voler tous les étendards dans la même direction… Simon ? Tu m’écoutes ? » Les yeux fixés sur le miroir, Simon fut stupéfait d’y découvrir un visage inconnu qui le regardait. L’étranger avait un visage long et robuste, des yeux bleu sombre, et des poils d’un roux doré sur le menton, les joues et la lèvre supérieure. Simon fut encore plus surpris de réaliser qu’il s’agissait évidemment de son propre visage, aminci et endurci par ses pérégrinations, sa première barbe assombrissant sa mâchoire. Qu’était-ce donc que ce visage ? se demanda-t-il soudain. Ce n’était pas encore les traits d’un homme sérieux et buriné, mais il eut l’impression de s’être débarrassé d’un peu de sa gaucherie. Il fut néanmoins un peu déçu par le jeune homme au long menton et aux cheveux ébouriffés qui le regardait. Est-ce que c’est cela qu’a vu Miriamélé ? Un fils de paysan, un garçon de ferme ? Alors même qu’il pensait à la princesse, il lui sembla apercevoir ses traits dans le miroir, comme s’il se dessinait à partir des siens. Il eut un éblouissement durant lequel les deux visages étaient mêlés, comme si deux âmes se partageaient un seul corps ; puis il ne vit plus que le visage de Miriamélé, ou plutôt de Malachias, car ses cheveux étaient courts et noirs, et elle portait des vêtements masculins. Le ciel au-dessus d’elle était terne, et parsemé de nuages d’orage. Il y avait quelqu’un d’autre, qui se tenait juste derrière elle, un homme au visage rond sous une capuche grise. Simon l’avait déjà vu auparavant. Il en était certain, absolument certain. Mais qui était-ce ? « Simon ! » La voix de Binabik l’éclaboussa comme l’eau froide du bassin à l’instant où le nom allait lui venir. Surpris, il se détourna du miroir. Lorsqu’il y reporta son attention, il n’y vit plus d’autre visage que le sien. « Es-tu malade ? » demanda le troll, inquiet devant l’air hagard et surpris qu’arborait le garçon lorsqu’il se tourna vers lui. « Non…Je ne crois pas… » « Alors, si tu es propre, viens m’aider. Nous discuterons des augures plus tard, lorsque ton attention sera moins fragile. » Binabik se releva, et glissa les osselets dans leur sachet de cuir. Binabik descendit le premier à travers le tunnel de glace, après avoir averti Simon qu’il devait garder les jambes tendues et les mains près de la tête. Les quelques secondes enivrantes que dura la descente du tunnel lui firent l’effet d’un rêve de chute depuis un point élevé ; lorsqu’il atterrit dans la neige moelleuse sous la bouche du tunnel, la lumière froide et éclatante du jour dans les yeux, il fut heureux de rester assis un instant et de sentir le rythme trépidant de son cœur. Quelques instants plus tard, il fut renversé par un grand choc dans le dos, avant d’être étouffé par la montagne de muscles et de fourrure qui venait de lui sauter dessus. « Qantaqa ! » entendit-il Binabik crier en riant. « Si ce sont tes amis qui reçoivent un tel traitement, je suis heureux de ne pas être de tes ennemis ! » Simon repoussa la louve en haletant, pour subir aussitôt un nouvel assaut mené par une langue râpeuse contre son visage. Enfin, avec l’aide de Binabik, il réussit à se libérer. Qantaqa se redressa d’un bond en gémissant d’excitation, décrivit un cercle autour du garçon et du troll, puis fila vers la forêt enneigée. « Maintenant », dit le troll en chassant la neige de ses cheveux noirs, « nous devons trouver l’endroit où les Sithis ont mis nos chevaux. » « Pas très loin, homme des Qanucs. » Simon sursauta. Il se retourna, pour découvrir une file de Sithis qui sortait en silence d’entre les arbres, l’oncle de Jiriki vêtu de vert à sa tête. « Et pourquoi les cherchez-vous ? » Binabik sourit. « Certes pas pour nous échapper, bon Khendraja’aro. Votre hospitalité est trop généreuse pour que nous ayons l’empressement de vous quitter. Non, il y a avec simplicité des objets dans nos possessions que je veux m’assurer d’encore posséder, des choses que j’ai obtenues avec grande difficulté à Naglimund et qui nous seront nécessaires sur notre chemin ultérieur. » Khendraja’aro observa le troll un instant avec une totale impassibilité, puis fit un signe à deux des Sithis. « Sijandi, Ki’ushapo, emmenez-les. » Les deux Sithis aux cheveux blonds parcoururent quelques pas le long du flanc de la colline au-delà de la bouche du tunnel, puis s’arrêtèrent, attendant que Simon et le troll les suivent. Lorsque Simon regarda en arrière, il vit que Khendraja’aro les observait fixement, une expression indéfinissable dans ses yeux brillants et plissés. Ils trouvèrent les chevaux installés à quelques centaines de toises de là, dans une caverne dissimulée derrière deux sapins couverts de neige. La cave était chaude et sèche ; les chevaux broutaient tranquillement dans une pile de foin frais. « D’où vient tout cela ? » demanda Simon, surpris. « Nous amenons souvent nos propres chevaux », répondit Ki’ushapo, en choisissant soigneusement les mots erkynéens. « Est-il si surprenant que nous ayons une écurie ? » Tandis que Binabik fouillait l’un des sacs de selle, Simon explora la caverne. Il vit que la lumière venait d’une fente haut dans le mur, et remarqua la présence d’un abreuvoir de pierre rempli d’eau claire. Au fond de la caverne se trouvait une pile de casques, de haches et d’épées. Simon reconnut l’arme qui lui avait été donnée à Naglimund. « Ce sont nos armes, Binabik, s’exclama-t-il. Comment sont-elles arrivées là ? » Ki’ushapo lui répondit lentement, comme s’il parlait à un enfant. « Nous les avons apportées ici après les avoir prises à vous et à vos compagnons. Ici, elles sont en sûreté et au sec. » Simon observa le Sithi d’un air de défiance. « Mais je croyais que vous ne pouviez pas toucher le fer ! Que c’était un poison pour vous ! » Il s’interrompit, craignant de s’être aventuré dans un sujet interdit, mais Ki’ushapo ne fit qu’échanger un regard rapide avec son compagnon silencieux avant de répondre. « Ainsi, vous avez entendu les histoires de l’Époque du Fer Noir, dit-il. Oui, cela fut vrai, mais ceux d’entre nous qui ont survécu à cette époque ont beaucoup appris. Nous savons quelles eaux boire, et de quelles sources, pour pouvoir toucher le fer des mortels durant une courte période sans en être affecté. Pourquoi croyez-vous que nous vous avons permis de conserver vos cottes de mailles ? Mais, bien sûr, nous ne l’aimons toujours pas, et n’en faisons pas usage… Nous en évitons le contact quand il n’est pas nécessaire. » Il regarda Binabik, qui fouillait toujours minutieusement le sac de selle. « Nous allons vous laisser finir vos recherches, dit le Sithi. Vous verrez que rien ne manque ; du moins rien de ce que vous aviez lorsque vous êtes tombés entre nos mains. » Binabik releva la tête. « Bien sûr, dit-il. Je n’ai d’inquiétude que pour ce que nous pourrions avoir perdu durant la bataille d’hier. » « Bien sûr », répondit Ki’ushapo. Lui et Sijandi se glissèrent sous les branches de l’entrée. « Ah ! » s’exclama enfin Binabik, qui exhiba un sac qui tintait comme une bourse remplie d’imperators d’or. « Voici un souci apaisé. » Il remit le sac dans le sac de selle. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda Simon, irrité d’avoir à poser une nouvelle question. Binabik sourit malicieusement. « Une autre surprise troll, qui se montrera très utile très bientôt. Viens, nous devons nous en retourner. Si les autres s’éveillent avec dans la tête un lendemain d’alcool et se trouvent seuls, ils feront avec possibilité quelque chose d’erroné. » Qantaqa les retrouva sur le court chemin du retour, la gueule et le museau mouchetés du sang de quelque animal infortuné. Elle bondit plusieurs fois autour d’eux, puis s’arrêta, les poils de son cou se hérissant tandis qu’elle reniflait. Elle baissa la tête et renifla de nouveau, puis se remit à marcher devant eux. Jiriki et An’naï avaient rejoint Khendraja’aro. Le prince avait abandonné sa robe blanche au profit d’une veste jaune et bleue. Il tenait un grand arc détendu, et portait un carquois rempli de flèches aux pennes brunes. Qantaqa tourna autour des Sithis en grognant et en reniflant, mais sa queue se balançait derrière elle comme si elle retrouvait de vieilles connaissances. Elle plongea en avant vers les Êtres Fabuleux puis recula, et gronda en secouant la tête comme si elle brisait le cou d’un lapin. Lorsque Binabik et Simon se joignirent au cercle, elle revint et resta assez longtemps pour toucher la main de Binabik du bout de son museau, puis repartit et reprit sa danse folle sans cesser de tourner nerveusement autour du groupe. « Avez-vous trouvé toutes vos possessions en bon ordre ? » demanda Jiriki. Binabik hocha la tête. « Oui, avec certaineté. Merci à vous pour vous être occupé de nos chevaux. » Jiriki fit un signe négligent de sa main fine. « Et que faire maintenant ? » demanda-t-il. « J’ai la pensée que nous devrions bientôt reprendre notre route », répondit le troll, en mettant la main au-dessus de ses yeux pour observer le ciel gris bleu. « Certainement pas ce jour, reprit Jiriki. Reposez-vous cet après-midi et mangez une nouvelle fois avec nous. Nous avons encore beaucoup à parler, et vous pourrez partir aux premières lueurs de l’aube demain. » « Vous… et votre oncle… nous avez montré beaucoup d’amabilité, prince Jiriki ; et d’honneur. » Binabik s’inclina. « Nous ne sommes pas une race aimable, Binbiniqegabenik, pas autant que par le passé, mais nous restons courtois. Venez. » Après un splendide repas fait de pain, de lait sucré et d’une magnifique et étrange soupe au goût puissant faite à base de noix et de fleurs des neiges, l’après-midi fut consacré tant par les humains que les Sithis à de calmes discussions, à des chansons et à de longues siestes. Simon dormit mal et rêva que Miriamélé se dressait sur l’océan comme s’il se fut agi d’un plancher inégal de marbre vert, et lui faisait signe de la rejoindre. Dans son rêve, il vit de violents nuages noirs à l’horizon, et cria pour tenter de la prévenir. La princesse, qui ne pouvait l’entendre à cause du bruit du vent, se contentait de sourire et de lui faire signe. Il savait qu’il ne pouvait marcher sur les vagues, et plongea pour nager vers elle, mais il sentit l’eau froide le tirer vers le bas, l’envelopper dans… Lorsqu’il se libéra enfin de son cauchemar, ce fut pour s’éveiller dans l’après-midi finissant. Les piliers de lumière avaient faibli, et penchaient comme s’ils étaient saouls. Certains des Sithis préparaient les lampes de cristal dans leurs niches murales, mais l’occasion qui lui était offerte de les observer ne lui apporta aucune explication quant à leur fonctionnement : une fois en place, elles commençaient tout simplement à briller d’une lumière douce et diffuse. Simon rejoignit ses compagnons assis dans le cercle qui entourait le feu. Ils étaient seuls : les Sithis, bien qu’hospitaliers et même amicaux, semblaient préférer leur propre compagnie, et étaient assis en petits groupes disséminés dans la caverne. « ’Tit gars », dit Haestan en tendant la main pour lui serrer l’épaule, « on avait peur qu’tu dormes tout’ la journée ! » « J’aurais dormi aussi, si j’avais mangé autant de pain que lui », dit Sludig, qui se curait les ongles avec un éclat de bois. « Tous ici sommes d’accord pour un départ tôt demain », dit Binabik. Grimmric et Haestan acquiescèrent. « Il n’y a aucune certaineté que cette douceur du temps va durer longtemps, et c’est à une très lointaine distance que nous devons aller. » « Quelle douceur ? » demanda Simon en s’inquiétant de la raideur de ses jambes alors qu’il s’asseyait. « Il neige à n’en plus finir ! » Binabik gloussa longuement. « Ho, ami Simon, parle à un enfant des neiges si tu veux savoir ce qu’est le vrai temps froid. Ceci est comme notre printemps qanuc, quand nous jouons nus dans les neiges du Mintahoq. Lorsque nous aurons atteint les montagnes, alors, j’ai le déplaisir de te le dire, tu sauras ce qu’est vraiment le froid. » Il n’a pas l’air désolé du tout, pensa Simon. « Alors quand partons-nous ? » « À la première lueur à l’est », dit Sludig. « Le plus tôt », ajouta-t-il en parcourant du regard la caverne et leurs hôtes étranges, « sera le mieux. » Binabik le fixa des yeux, puis détourna son regard vers Simon. « Donc nous allons mettre les choses en ordre ce soir. » Jiriki était apparu comme s’il avait toujours été là, et se joignit à eux autour du feu. « Ah !, dit-il, je veux vous parler justement de ce sujet. » « Notre départ n’est avec certaineté pas remis en cause ? » demanda Binabik avec un sourire joyeux qui dissimulait mal une certaine anxiété. Haestan et Grimmric semblaient inquiets, et Sludig légèrement amer. « Je ne crois pas, répondit le Sithi. Mais il y a certaines choses que je désire envoyer avec vous. » Il plongea agilement ses longs doigts fins dans sa robe, et en tira la Flèche Blanche de Simon. « Elle est à toi, Seoman », dit-il. « Quoi ? Mais… mais elle vous appartient, prince Jiriki. » Le Sithi leva la tête un instant, comme s’il écoutait un appel lointain, puis son regard se rabaissa de nouveau. « Non, Seoman. Elle n’est pas mienne tant que je ne l’ai pas méritée ; une vie pour une vie. » Il la tint à deux mains, de façon à ce que le rayon lumineux qui tombait du plafond vînt illuminer les gravures complexes et minutieuses qui la décoraient sur toute sa longueur. « Je sais que tu ne peux lire ce qui est inscrit ici, dit lentement Jiriki, mais je peux te dire que ce sont les Mots de Fabrication, gravés sur cette flèche par Vindaomeyo le Flécheur lui-même, il y a très longtemps dans la nuit des temps, bien avant que nous du Premier Peuple ne soyons séparés en les Trois Tribus. C’est tout autant une partie de ma famille que si elle était faite de mes os et de mes muscles, et tout autant une partie de moi. Je ne te l’ai pas donnée facilement : bien peu de mortels ont jamais tenu une Sta’ja Ame, et je ne pourrai certainement pas la reprendre tant que je n’ai pas payé la dette qu’elle symbolise. » Sur ces mots, il la tendit à Simon, dont les doigts tremblèrent lorsqu’ils touchèrent la tige lisse de la flèche. « Je… je ne savais pas… » bégaya-t-il, se sentant si gêné qu’il avait l’impression que c’était lui qui avait une obligation. Il haussa les épaules, incapable d’en dire plus. « Eh bien ! », dit Jiriki, en se tournant vers Binabik et les autres, « ma destinée semble étrangement liée à celle de cet enfant humain. Vous ne serez donc pas trop surpris lorsque je vous dirai ce que je désirerais que vous emmeniez d’autre dans votre quête étrange et probablement vaine. » Après un instant de silence, Binabik demanda : « Et quelle est cette chose, Prince ? » Jiriki sourit, un sourire satisfait et félin. « Moi, répondit-il. J’irai avec vous. » Le jeune soldat, sa pique à la main, s’arrêta un instant, hésitant à interrompre les pensées du prince. Le regard de Josua plongeait à mi-distance de l’horizon, et les jointures de ses mains étaient blanches tant il serrait le parapet de la muraille ouest de Naglimund. Le prince sembla enfin remarquer sa présence. Il se retourna, révélant un visage si incroyablement pâle que le soldat eut un geste de recul. « Vot’ Altesse… ? » demanda-t-il, en supportant difficilement de regarder Josua dans les yeux. Le regard du prince, pensa le soldat, lui rappelait celui du renard blessé qu’il avait un jour vu être acculé et écharpé par la meute. « Va me chercher Déornoth », dit le prince qui se força à sourire, une expression que le jeune soldat jugea plus terrifiante encore. « Et va également quérir le vieil homme Jarnauga, le Rimmersleute. Tu le connais ? » « Je crois, vot’ Altesse. C’ui qu’est avec le prêtre à un œil dans la salle des livres. » « C’est bien. » Le visage de Josua se détourna vers le ciel ; il observa les nuages d’un noir d’encre avec autant d’intensité que s’il eût pu y lire une prophétie. Le soldat hésita, se demandant s’il avait reçu congé, puis se tourna pour s’éloigner. « Toi », dit le prince en l’arrêtant au milieu de son mouvement. « Vot’ Altesse ? » « Comment t’appelles-tu ? » La question aurait aussi bien pu s’adresser au ciel. « Ostraël, Altesse… Ostraël, fils de Firsfram, Seigneur… de Runchester. » Le prince le regarda brièvement, puis son regard retourna vers l’horizon qui s’assombrissait, comme sous l’effet d’une attraction irrésistible. « Quand es-tu retourné chez toi à Runchester pour la dernière fois, fidèle soldat ? » « À l’avant-dernière Elysiamansa, prince Josua ; mais je leur verse la moitié de ma solde, Seigneur. » Le prince resserra son haut col, et hocha la tête comme s’il avait entendu des mots d’une grande sagesse. « Très bien… Ostraël fils de Firsfram. Va chercher Déornoth et Jarnauga. Va, maintenant. » Il y avait déjà bien longtemps que le jeune soldat avait entendu dire que le prince était à moitié fou. Alors qu’il faisait résonner les escaliers du corps de garde du bruit de ses lourdes bottes, il pensa au visage de Josua, et se remémora en frissonnant les yeux brillants et extatiques des martyrs suppliciés dans le Livre de l’Aédon de sa famille ; et pas uniquement les martyrs chantants, mais également l’expression lasse et triste d’Usires lui-même, enchaîné et mené vers l’Arbre de l’Exécution. « Et les éclaireurs en sont certains, votre Altesse ? » demanda précautionneusement Déornoth. Il ne voulait pas offenser le prince, mais il sentait chez lui aujourd’hui une rudesse qu’il ne comprenait pas. « Par l’Arbre de Dieu, Déornoth, bien sûr qu’ils en sont certains ! Tu les connais tous les deux : ce sont des hommes de confiance. Le Roi souverain est au gué de la Greenwade, à moins de dix lieues d’ici. Il sera sous nos murs demain matin. Avec des forces considérables. » « Léobardis est donc trop lent. » Déornoth plissa les yeux, pour regarder non pas vers le sud, d’où approchaient inexorablement les armées d’Élias, mais vers l’ouest où, quelque part derrière les brumes de cette fin de matinée, les Légions du Martin-pêcheur s’évertuaient à traverser l’Inniscrich et la partie méridionale des Marches Gelées. « À moins d’un miracle… » dit le prince. « Va, Déornoth. Demande à sire Eadgram d’ordonner les préparatifs. Je veux que chaque pique soit affûtée, que chaque arc soit tendu, et qu’il n’y ait plus une goutte de vin dans le corps de garde… ni dans le corps des gardes. C’est compris ? » « Bien sûr, votre Altesse », acquiesça Déornoth. Il sentit que son souffle se faisait plus court ; un frisson d’anticipation nouait son estomac. Par le Dieu Miséricordieux, ils allaient montrer à ce roi souverain ce qu’était l’honneur de Naglimund, c’était certain ! Quelqu’un s’éclaircit la gorge pour indiquer sa présence. C’était Jarnauga, qui montait les dernières marches menant aux remparts aussi facilement qu’un homme de la moitié de son âge. Il portait l’une des larges robes noires lâches de Strangyeard, et avait glissé sa barbe sous sa ceinture. « Je réponds à votre requête, prince Josua », dit-il avec une politesse froide. « Merci, Jarnauga, répondit Josua. Tu peux partir, Déornoth. Nous parlerons durant le souper. » « Oui, Altesse. » Déornoth salua d’un signe de tête, puis disparut vers les escaliers dont il descendit les marches deux par deux. Josua attendit quelque temps avant de parler. « Regarde tout cela, vieil homme, regarde », dit-il enfin, en parcourant du bras les toits de la ville de Naglimund, et les champs et les prés qui s’étendaient au-delà, dont les verts et les jaunes étaient assombris par le ciel menaçant. « Les rats arrivent et veulent ronger nos murs. Nous ne reverrons pas ce paisible paysage avant longtemps, si nous le revoyons jamais. » « L’approche d’Élias est sur toutes les lèvres du château, Josua. » « Comme il se doit. » Le prince, comme rassasié de ce paysage, se retourna, dos au parapet, et fixa de son regard intense les yeux brillants du vieil homme. « Es-tu resté avec Isgrimnur jusqu’à son départ ? » « Oui. Il n’était pas très heureux de devoir partir en secret et avant l’aube. » « Mais que pouvait-on faire d’autre ? Une fois terminés tous les préparatifs de sa mission à Perdruin, nous ne pouvions guère risquer qu’il soit vu par quelqu’un en robe de prêtre, et aussi imberbe que lorsqu’il était enfant à Elvritshalla. » Le prince se força à sourire, sans desserrer les dents. « Dieu sait bien, Jarnauga, que même si je me suis moqué de son déguisement, ce fut un coup de couteau dans mes tripes que de devoir arracher cet homme à sa famille pour le charger de corriger l’une de mes propres erreurs. » « Vous êtes maître ici, Josua ; parfois, être le maître implique d’avoir moins de liberté encore que ce qui est accordé au plus misérable des serfs. » Le prince rentra son bras droit sous sa cape. « A-t-il emporté Kvalnir ? » Jarnauga sourit. « Son fourreau est entre ses robes. Que votre Dieu protège celui qui tente de dévaliser ce vieux moine gras. » Le sourire las du prince s’élargit un instant. « Dieu lui-même ne pourra pas l’aider, vu l’humeur actuelle d’Isgrimnur. » Le sourire ne dura que ce qu’avait duré sa phrase. « Maintenant, Jarnauga, je voudrais que tu me suives sur ces remparts. J’ai besoin de tes yeux perçants et de tes sages conseils. » « Je peux effectivement voir plus loin que la plupart des gens, Josua ; c’est ce que m’ont enseigné mon père et ma mère. C’est d’ailleurs pour cette raison que je porte ce nom, qui veut dire “Yeux de Fer” en Rimmerspakk : j’ai appris à percer le voile des illusions comme le fer noir tranche les sorts. Mais pour le reste, je ne puis vous assurer être capable d’offrir un quelconque commentaire qui puisse être qualifié de sage à une heure aussi tardive. » Le prince écarta l’objection d’un geste. « Tu nous as déjà beaucoup aidés, je crois, et montré bien des choses que nous n’aurions pas vues. Parle-moi de cette Ligue du Parchemin. T’ont-ils envoyé à Tungoldyr pour surveiller le Pic de l’Orage ? » Le vieil homme se mit à marcher au côté de Josua, ses manches noires volant comme des fanions noirs. « Non, Prince ; ce n’est pas la voie qu’a choisie la Ligue. Mon père était lui aussi Porteur du Parchemin. » Il tira du col de sa robe une chaîne d’or, et montra à Josua la plume ciselée et le parchemin qui y étaient suspendus. « Il m’a élevé dans le but de faire de moi son successeur, et je n’aurais rien voulu faire d’autre. La Ligue n’impose jamais ; elle demande seulement que chacun fasse ce qu’il peut faire. » Josua marcha en silence, songeur. « Si seulement on pouvait être ainsi dirigé, dit-il enfin. Si seulement les hommes faisaient ce qu’ils devaient faire. » Il tourna ses yeux gris pensifs vers le vieux Rimmersleute. « Mais rien n’est jamais aussi facile, et le bien et le mal sont rarement évidents. Votre Ligue doit bien avoir son grand-prêtre, ou son prince ; était-ce Morgénès ? » Les lèvres de Jarnauga se soulevèrent en une étrange grimace. « En certaines époques, il serait effectivement préférable que nous ayons un chef, quelqu’un à notre tête. Notre consternant manque de préparation devant ces événements le prouve. » Jarnauga secoua la tête. « Et nous aurions immédiatement concédé ce rôle au docteur Morgénès s’il en avait fait la demande. C’était un homme d’une sagesse extraordinaire, Josua ; j’espère que vous l’avez apprécié quand vous le connaissiez. Mais il ne le voulait pas. Il ne désirait que chercher, et apprendre, et poser des questions. Nous devons néanmoins remercier quelque Force qui soit pour l’avoir eu avec nous durant le temps où il nous a accompagnés, car sa sagesse est actuellement notre unique rempart. » Josua s’arrêta et s’accouda au parapet. « Donc votre ligue n’a jamais eu de dirigeant ? » « Pas depuis que le roi Eahlstan Fiskerne, votre Saint Eahlstan, l’a créée… » Il s’interrompit, songeur. « Il y en a presque eu un, et ce de mon temps. C’était un jeune Hernystiri, une autre des découvertes de Morgénès. Il avait presque le talent de Morgénès, mais était beaucoup moins prudent, et étudiait des choses que Morgénès refusait d’aborder. Il était ambitieux, et voulait que nous devenions une véritable force. Il aurait pu devenir un jour le chef dont vous parlez, Josua : c’était un homme de caractère et de grande sagesse… » Le vieil homme ne poursuivant pas, Josua regarda par-dessus son épaule : les yeux de Jarnauga étaient fixés sur l’horizon, vers l’ouest. « Qu’est-il arrivé, demanda le prince. Il est mort ? » « Non », répondit lentement Jarnauga, les yeux toujours perdus au-delà des plaines. « Non, je ne crois pas. Il… Il a changé. Quelque chose l’a effrayé, ou blessé, ou… lui a fait quelque chose. Il nous a quittés il y a bien longtemps. » « Ainsi, vous avez vous aussi vos échecs », dit Josua en reprenant sa marche. Le vieil homme resta immobile. « Oh ! bien sûr », dit-il en portant sa main à son front comme pour abriter ses yeux alors qu’il regardait au loin. « Pryrates a également été l’un des nôtres. » Avant que le prince ne puisse répondre à cela, il fut interrompu. « Josua ! » cria une voix depuis la cour. Les rides au coin de la bouche de Josua se tendirent. « Dame Vorzheva », dit-il en se tournant vers l’endroit où elle se tenait l’air indignée, dans une robe d’un rouge éclatant, et ses cheveux volant dans le vent comme une fumée noire. Towser, embarrassé, se tenait à son côté. « Que me voulez-vous ? » demanda le prince. « Vous devriez déjà vous trouver dans le donjon. D’ailleurs, il me semble me souvenir que je vous avais ordonné de vous y rendre. » « J’y suis allée », répondit-elle sèchement. Elle souleva les pans de sa robe et se dirigea vers les escaliers, sans cesser de parler. « Et j’y retournerai bientôt, n’ayez aucune inquiétude. Mais d’abord, je dois voir encore une fois le soleil ; à moins que vous ne préfériez me garder dans une cellule noire ? » Malgré son exaspération, Josua eut du mal à garder tout son sérieux. « Dieu sait qu’il y a des fenêtres dans le donjon, Madame. » Il fronça les sourcils en direction de Towser. « N’es-tu même pas capable de la garder hors des murailles, Towser ? Nous serons bientôt assiégés. » Le petit homme haussa les épaules en silence et continua de monter les escaliers derrière Vorzheva. « Montrez-moi les armées de votre terrible frère », dit-elle lorsque, un peu essoufflée, elle rejoignit le prince. « Si ses armées étaient là, vous n’y seriez pas », répondit Josua, irrité. « Il n’y a encore rien à voir. » « Josua ? » Jarnauga n’avait pas quitté des yeux l’ouest nuageux. « Je crois qu’il y a peut-être quelque chose à voir. » « Quoi ? ! » En un instant, le prince fut au côté du Rimmersleute, le corps écrasé contre le parapet, à tenter de découvrir ce que voyait le vieil homme. « Est-ce Élias ? Si tôt ? Je ne vois rien ! » De frustration, il frappa la paume de sa main sur la pierre. « Je doute que ce soit le Roi souverain, aussi haut à l’ouest, dit Jarnauga. Ne soyez pas surpris de ne pas les voir. Comme je vous l’ai dit, j’ai été entraîné à voir ce que les autres ne voient pas. Néanmoins, ils sont bien là et marchent vers nous : des hommes et des chevaux, très nombreux ; trop éloignés pour que l’on puisse dire combien ils sont. Là. » Il pointa son doigt. « Qu’Usires soit loué ! » s’exclama Josua, enthousiaste. « Tu dois avoir raison ! Ce ne peut être que Léobardis ! » Il se redressa, soudain plein de vie, alors même que le souci se peignait sur son visage. « La situation est délicate », dit-il, moitié pour lui-même. « Les Nabbanais ne doivent pas trop s’approcher, sans quoi ils ne nous seront plus utiles, pris entre Élias et les murs de Naglimund. Nous serions alors obligés de les laisser entrer, et ils ne seraient plus que d’autres bouches à nourrir. » Il se précipita vers les escaliers. « S’ils sont trop éloignés, nous ne pourrons pas les protéger lorsque Élias se retournera contre eux. Nous devons leur envoyer des messagers ! » Il descendit les escaliers quatre à quatre, en appelant de ses cris Déornoth et Eadgram, le seigneur connétable de Naglimund. « Oh ! Towser », dit Vorzheva, les joues rougies par le vent et les événements précipités, « nous allons finalement être sauvés ! Tout ira de nouveau bien ! » « Rien ne me ferait plus plaisir, répondit le bouffon. J’ai déjà vécu tout cela avec mon maître Jean, vous savez… et je ne suis pas impatient de recommencer. » Des soldats juraient et criaient maintenant dans la cour du château. Josua se trouvait au bord du puits, et hurlait des ordres. Le bruit du choc du métal contre le métal, alors que les pointes des piques heurtaient les boucliers et que les casques et les épées étaient précipitamment ramassés ensemble là où ils avaient été posés s’éleva dans les airs et au-delà des murailles comme une invocation. Le comte Aspitis Prévès échangea quelques mots succincts avec Bénigaris, puis talonna son cheval pour lui faire rejoindre celui du duc, et maintint ensuite sa monture à son niveau, à travers l’herbe haute et couverte de rosée. Le soleil levant formait une flaque brillante dans le gris de l’horizon. « Jeune Aspitis ! » s’exclama chaleureusement Léobardis. « Quelles sont les nouvelles ? » Puisqu’il s’entendait maintenant mieux avec son fils aîné, il devait se montrer aimable avec les intimes de Bénigaris, et même avec Aspitis, qu’il considérait comme l’un des produits les moins impressionnants de la Maison Prévéenne. « Les éclaireurs viennent de nous rejoindre, mon seigneur Duc. » Le comte, un jeune homme mince et beau garçon, était assez pâle. « Nous sommes à moins de cinq lieues des murs de Naglimund, mon seigneur. » « Bien ! Avec un peu de chance, nous les atteindrons en début d’après-midi ! » « Mais Élias est devant nous. » Aspitis regarda par-dessus son épaule vers le fils du duc, qui secoua violemment la tête et jura dans sa barbe. « Le siège a déjà débuté ? » demanda Léobardis, surpris. « Comment a-t-il fait ? A-t-il donc appris à faire voler ses armées ? » « Eh bien ! mon seigneur, ce n’est pas exactement cela ; ce n’est pas Élias », s’empressa d’ajouter Aspitis. « C’est une armée marchant sous l’étendard du Sanglier et des Lances, la bannière du marquis Guthwulf d’Utanyéate. Ils ont environ une demi-lieue d’avance sur nous, et nous empêcheront d’atteindre les portes. » Le duc hocha la tête, soulagé. « Combien d’hommes a Guthwulf ? » « Peut-être cent chevaux, mon seigneur, mais le Roi souverain ne peut être loin derrière. » « Eh bien ! nous n’avons pas à nous en inquiéter », dit Léobardis en serrant la bride à son cheval alors qu’ils longeaient l’un des nombreux ruisseaux qui sillonnaient les prairies à l’est de la Greenwade. « Que la Main du Roi souverain et ses troupes aillent croupir là-bas. Nous serons plus utiles à Josua si nous restons en retrait, d’où nous pourrons harceler les assiégeants et interdire que soit coupé l’approvisionnement. » Il mena vivement sa monture à travers le gué. Bénigaris et le comte se précipitèrent à sa suite. « Mais père », dit Bénigaris en le rattrapant, « réfléchissez ! Nos éclaireurs disent que Guthwulf est loin devant le roi, et qu’il n’a que cent chevaliers. » Aspitis Prévès acquiesça de la tête et Bénigaris fronça les sourcils en signe de sérieux et de sincérité. « Nous sommes trois fois aussi nombreux, et les troupes de Josua peuvent se joindre à nous si nous leur envoyons des messagers. Nous pourrions écraser Guthwulf contre les murs de Naglimund comme entre marteau et enclume. » Il sourit, et tapota l’armure de son père à hauteur de l’épaule. « Pensez à l’effet que cela ferait au roi Élias ; cela le forcerait à réfléchir à deux fois, non ? » Léobardis chevaucha en silence durant une longue minute. Il regarda par-dessus son épaule les bannières flottantes de ses légions qui s’étendaient sur près d’un mille à travers les plaines. Le soleil était passé derrière des nuages un peu moins épais, et redonnait des couleurs aux herbes battues par le vent. Cela lui rappela la Terre des Grands Lacs à l’est de son palais. « Appelez les trompettes », dit-il, et Aspitis se retourna pour crier un ordre. « Héa ! Je vais envoyer des cavaliers vers Naglimund, Père », dit Bénigaris, en souriant d’un air presque soulagé. Le duc pouvait voir à quel point son fils mourait d’envie de trouver la gloire ; mais ce serait également la gloire de Nabban. « Choisis les plus rapides, mon fils », cria-t-il alors que Bénigaris faisait faire volte-face à son cheval pour repartir vers le gros des troupes. « Car nous allons agir plus vite que qui que ce soit puisse imaginer ! » Il laissa sa voix s’amplifier jusqu’à devenir un grand cri qui fit tourner de nombreuses têtes à travers la plaine. « Les Légions vont chevaucher ! Pour Nabban et Notre Mère l’Église ! Que nos ennemis prennent garde ! » Bénigaris fut rapidement de retour, pour annoncer que les cavaliers avaient été dépêchés. Le duc Léobardis fit sonner les trompettes une fois, puis une seconde, et la grande armée s’élança. Le martèlement des sabots s’amplifia, résonnant comme un roulement de tambour à travers les vallons lorsqu’ils quittèrent l’Inniscrich. Le soleil s’éleva dans le ciel terreux du matin, et les bannières crièrent le bleu et l’or. Le Martin-pêcheur volait vers Naglimund. Josua n’eut le temps de mettre son heaume de métal brillant, mais sans ornements, que lorsqu’il passa les portes à la tête de quarante chevaliers. Le ménestrel Sangfugol courait à ses côtés, en lui tendant quelque chose ; le prince tira sur les rênes de son cheval et le ramena au pas. « Qu’est-ce qu’il y a, Sangfugol », demanda-t-il impatiemment, les yeux fixés sur l’horizon. Le musicien se battit pour retrouver son souffle. « C’est… c’est l’emblème de votre père, prince Josua », dit-il en le lui donnant. « Ramené… ramené du Hayholt. Vous n’avez d’autres couleurs que le Cygne Gris de Naglimund ; que pourriez-vous espérer de mieux ? » Le prince regarda la bannière rouge et blanche à demi déroulée sur sa cuisse. L’œil du dragonnet brillait durement, comme si quelque intrus menaçait l’Arbre sacré autour duquel il s’était enroulé. Déornoth et Isorn, ainsi que les chevaliers les plus proches, sourirent impatiemment, pleins d’espoir. « Non », dit Josua en la rendant au ménestrel. Son regard était froid. « Je ne suis pas mon père. Et je ne suis pas le roi. » Il se tourna, roula les rênes autour de son bras droit et leva la main. « En avant ! » hurla-t-il. « Nous partons à la rencontre d’amis et d’alliés ! » Le prince et sa troupe partirent à travers les rues de la ville. Quelques fleurs, lancées pour leur porter bonheur depuis les murs du château, retombèrent derrière eux sur la piste boueuse. « Qu’est-ce que tu vois, Rimmersleute ? » demanda Towser, les sourcils froncés. « Pourquoi bougonnes-tu comme ça ? » La petite armée de Josua n’était plus qu’une tache de couleur, qui disparaissait rapidement dans le lointain. « Une troupe de cavaliers longe les collines au sud, dit Jarnauga. On dirait que ce n’est pas une grande armée, mais ils sont encore loin. » Il ferma les yeux un instant, comme pour essayer de se remémorer quelque chose, puis les rouvrit pour regarder vers l’horizon. Towser fit par réflexe le signe de l’Arbre : le regard du vieux Rimmersleute était si violent et ses yeux brillaient si fort, comme des lampes de saphir ! « Une tête de sanglier sur des lances croisées », siffla Jarnauga. « Qui est-ce ? » « Guthwulf », répondit Towser, surpris. Le Rimmersleute aurait tout aussi bien pu être en train de regarder des fantômes, pour tout ce que le vieux bouffon pouvait voir à l’horizon. « Marquis d’Utanyéate ; la Main du Roi. » Plus loin sur les murailles, Dame Vorzheva observait d’un air triste et rêveur les chevaliers qui disparaissaient au loin. « Alors il arrive du sud, et devance les armées d’Élias. On dirait que Léobardis l’a vu : les Nabbanais se dirigent maintenant vers les collines du sud, comme pour engager le combat. » « Combien… combien d’hommes ? » demanda Towser, se sentant encore plus confus. « Comment peux-tu voir tout cela ? Je ne vois rien, et ma vue est la seule chose qui n’ait pas… » « Cent chevaliers, peut-être moins, l’interrompit Jarnauga. C’est cela qui est surprenant : pourquoi sont-ils aussi peu nombreux ? » « Par la miséricorde de Dieu ! Mais que fait donc le duc ? » jura Josua en se dressant dans ses étriers pour mieux se rendre compte. « Il a tourné vers l’est et galope en plein vers les collines du sud ! A-t-il perdu la tête ? » « Mon seigneur, regardez ! » lui cria Déornoth. « Regardez, là-bas, au pied de la colline Bullback ! » « Par l’amour d’Aédon, c’est l’armée du roi ! Mais que fait Léobardis ? Il croit pouvoir vaincre Élias à lui seul ? » Josua gifla le cou de son cheval et le poussa en avant. « On dirait que ce n’est qu’une petite troupe, prince Josua, cria Déornoth. Une force avancée, peut-être. » « Pourquoi ne nous a-t-il pas envoyé de messagers ? » s’exclama plaintivement le prince. « Regarde, ils vont essayer de les forcer vers Naglimund, pour les piéger contre les murailles. Pourquoi au nom de Dieu Léobardis ne m’a-t-il pas envoyé de messagers ? ! » Il soupira et se tourna vers Isorn, qui avait repoussé le heaume d’ours de son père au-dessus de son front pour mieux voir. « Eh bien ! il semble qu’aujourd’hui nous allons devoir prouver notre courage, mon ami. » L’inévitabilité du combat semblait avoir apporté la sérénité à Josua comme si un manteau l’avait recouvert. Ses yeux étaient calmes, et son visage portait un étrange demi-sourire. Isorn sourit à Déornoth, qui détachait son bouclier du pommeau de sa selle, puis son regard revint au prince. « Qu’ils viennent s’y frotter, Seigneur », répondit le fils du duc. « En avant ! » hurla le prince. « Le spoliateur d’Utanyéate est devant nous ! En avant ! » Sur ces mots, il poussa son cheval de bataille pie au galop, faisant voler la boue derrière les sabots de sa monture. « Pour Naglimund ! » cria Déornoth en levant haut son épée. « Pour Naglimund et notre prince ! » « Guthwulf ne se replie pas ! » dit Jarnauga. « Il reste au pied de la colline, alors que les Nabbanais le chargent. Et Josua a viré vers eux. » « Ils se battent ? » demanda Vorzheva, effrayée. « Qu’arrive-t-il au prince ? » « Il n’a pas encore atteint le champ de bataille. Là ! » Jarnauga dévala la muraille en courant jusqu’à la tourelle sud-ouest. « Les chevaliers de Guthwulf subissent la première charge des Nabbanais ! Tout n’est plus que confusion ! » Il plissa le front puis se frotta les yeux. « Quoi ? ! Quoi ? ! » Towser porta un doigt à sa bouche et se mit à le mâchonner nerveusement. « Ne m’abandonne pas comme ça, Rimmersleute ! » « Il est difficile de voir ce qui se passe d’aussi loin », dit Jarnauga ; bien inutilement, puisque aucun de ses deux compagnons, ni quiconque sur les murailles de la forteresse, ne pouvait voir plus qu’un léger signe de mouvement dans l’ombre de la colline Bullback. « Le prince engage le combat, et les chevaliers de Guthwulf et de Léobardis sont dispersés sur le flanc de la colline. Maintenant… maintenant… » Il s’interrompit et se concentra. « Ah ! » dit Towser dégoûté, en claquant ses mains sur ses cuisses décharnées. « Par saint Muirfath et l’Archange, c’est pire que tout ce que je peux imaginer. Je pourrais tout aussi bien lire tout ça dans… dans un livre ! Au nom du Ciel, Jarnauga, parle ! » Déornoth vit tout se dérouler devant lui comme dans un rêve : le scintillement trouble des armures, le choc des épées contre les boucliers. Lorsque les troupes du prince s’abattirent sur les combattants, il vit le visage des chevaliers nabbanais se relever, ainsi que celui des Erkynéens, un vent de surprise parcourant le champ de bataille lors de leur arrivée. Durant un instant qui dura une éternité, il eut l’impression d’être une goutte d’écume au sommet d’une vague qui s’apprêtait à déferler. Immédiatement après, dans le hurlement et le choc des armes, la bataille fut tout autour de lui, alors que les chevaliers de Josua s’abattaient sur le flanc du Sanglier aux Lances croisées de Guthwulf. Soudain il y eut quelqu’un face à lui, un visage inexpressif et casqué au-dessus des yeux écarquillés et des naseaux frémissants d’un cheval de guerre. Déornoth ressentit un coup à l’épaule qui l’ébranla sur sa selle : la lance du chevalier avait frappé son bouclier et rebondi. Il entr’aperçut le pourpoint sombre de l’homme devant lui, et balança immédiatement son épée de toute la force de ses deux bras. Elle força son chemin sur le bord du bouclier, et il tressaillit sous l’impact lorsqu’elle vint heurter la poitrine du chevalier de plein fouet, le projetant hors de selle vers la boue et l’herbe tachée de sang. Il se trouva un instant débarrassé de tout opposant, et en profita pour regarder alentour et essayer de localiser la bannière de Josua ; il avait vaguement conscience d’une douleur lancinante dans l’épaule. Le prince et Isorn fils d’Isgrimnur se battaient dos à dos au milieu du flot tourbillonnant des chevaliers de Guthwulf. La main agile de Josua pointa soudain, et Naidel perça la visière de l’un des chevaliers à crête noire. Les mains de l’homme s’envolèrent vers son visage bardé de métal, et se furent aussitôt recouvertes de rouge ; il disparut dans la mêlée lorsque son cheval se cabra et le jeta au sol. Déornoth vit Léobardis, le duc de Nabban, dressé sur son cheval à l’extrême sud-est du champ de bataille, sous la bannière au Martin-pêcheur. Deux chevaliers maintenaient leurs montures piaffantes près de lui, et Déornoth devina que le plus grand, à l’armure ciselée, devait être son fils, Bénigaris. Que Dieu le maudisse ! le duc Léobardis était vieux, mais pourquoi Bénigaris restait-il à l’écart ? C’était la guerre ! Une forme se profila devant lui, et Déornoth n’eut que le temps de détourner son cheval sur la gauche pour éviter la hache de guerre qui s’abattait vers lui. Le cavalier fila droit sans revenir à la charge, mais fut suivi d’un autre assaillant. Durant un moment, il n’eut plus rien en tête que la danse des armes alors qu’il échangeait assauts et parades avec l’Utanyéate ; la clameur du champ de bataille n’était plus qu’un bruit de fond, proche de celui d’une chute d’eau. Il trouva enfin une ouverture dans la garde de l’homme et abattit son épée sur son heaume, l’enfonçant au niveau de la charnière de la visière. Le chevalier versa sur le côté et bascula ; son pied resta prisonnier de l’étrier, et il resta pendu à sa monture comme une carcasse de porc dans un cellier. Son cheval affolé l’entraîna dans son sillage. Le marquis Guthwulf, sous sa cape noire et son heaume noir, n’était plus qu’à un jet de pierre de lui, frappant de taille et d’estoc tout autour de lui de son grand sabre ; il maintenait à distance deux cavaliers nabbanais tout de bleu vêtus aussi facilement que s’ils n’étaient que des enfants. Déornoth se pencha sur sa selle pour pousser son cheval vers lui – quelle gloire il y aurait à croiser le fer avec le Monstre d’Utanyéate ! – mais un cheval projeté à terre à côté de lui bouscula sa monture. Il marqua un temps d’arrêt, l’esprit toujours aussi confus que s’il rêvait, et réalisa qu’il avait été emporté au bas de la colline, vers la lisière de la bataille. La bannière bleu et or de Léobardis flottait devant lui ; le duc, ses longs cheveux blancs tombant de sous son heaume, était dressé sur ses étriers. Il exhorta ses hommes au combat, puis rabaissa sa visière, et s’apprêta à se jeter dans la mêlée. Le rêve devint cauchemar sous les yeux de Déornoth. Le cavalier en lequel il avait reconnu Bénigaris, dans un mouvement si lent que Déornoth eut presque l’impression qu’il pourrait tendre la main et le retenir, recula sa longue épée et, soigneusement et délibérément, l’enfonça dans la nuque du duc en dessous de son heaume. De toute la foule grouillante plongée dans les affres du combat, il semblait que seul Déornoth eût été témoin de cet acte abominable. Léobardis se cambra alors que la lame se retirait, tachée d’un rouge écarlate, et porta ses mains gantées et tremblantes à sa gorge ; il les maintint là un instant, comme s’il essayait de parler malgré un irrépressible chagrin. Peu après, le duc s’effondra sur sa selle et s’affala sur le cou blanc de son cheval, maculant sa monture de ses jets de sang incontrôlés avant de glisser de sa selle vers le sol. Bénigaris l’observa un instant comme s’il regardait un oiseau tombé de son nid, puis porta sa trompe à ses lèvres. Une seconde, dans le chaos hurlant qui l’entourait, Déornoth crut déceler une lueur dans la fente noire du heaume de Bénigaris, comme si le fils du duc avait croisé son regard au milieu de tous les cavaliers qui l’entouraient. Sa trompe sonna, longue et rauque, et de nombreuses têtes se tournèrent. « Tambana Leobardis eis ! » cria Bénigaris, sa voix un son terrible, rauque et triste. « Le duc est tombé ! Mon père est mort ! Repliez-vous ! » Il fit de nouveau sonner sa trompe ; alors même que Déornoth l’observait avec un sentiment d’horreur incrédule, une autre trompe retentit depuis le flanc de la colline au-dessus d’eux. Une rangée de cavaliers en armes quitta l’ombre des arbres derrière lesquels ils étaient dissimulés. « Par les Lumières du Nord ! » gronda Jarnauga, poussant de nouveau Towser au paroxysme de la frustration. « Raconte-nous ! Comment se passe la bataille ? » « Je crains qu’elle soit perdue », dit le Rimmersleute, sa voix n’était plus qu’un faible écho. « Quelqu’un est tombé. » « Oh ! » s’exclama Vorzheva d’un voix pantelante, des larmes dans les yeux. « Josua ! Ce n’est pas Josua ? » « Je ne peux le dire. C’est peut-être Léobardis. Mais une autre troupe sort maintenant des arbres et descend la colline. Ils portent des capes rouges, et sur leur bannière… un aigle ? » « Falshire », grommela Towser, qui arracha son bonnet à clochette de sa tête et l’envoya voler contre la pierre. « Mère de Dieu, c’est le marquis Fengbald ! Oh ! Usires Aédon, sauvez notre prince ! Les bâtards de fils de putains ! » « Ils chargent Josua tel un marteau », dit Jarnauga. « Et les Nabbanais sont indécis, je crois. Ils… ils… » « Repliez-vous ! » hurla Bénigaris. Aspitis Prévès, qui se trouvait à son côté, arracha la bannière des mains de l’écuyer de Léobardis, et projeta le jeune homme surpris sous les sabots de son cheval qui le piétina. « Ils sont trop nombreux, cria Aspitis. Retirez-vous ! Le duc est mort ! » Déornoth fit faire volte-face à son cheval et s’engouffra dans la mêlée pour rejoindre Josua. « C’est un piège ! » hurla-t-il. Les chevaliers de Fengbald dévalaient le flanc de la colline, lances tendues. « C’est un piège, Josua ! » Il se tailla un chemin à travers deux des Sangliers de Guthwulf qui voulaient lui barrer le passage, et fut frappé au bouclier et au heaume ; il trancha la gorge du second et manqua perdre son épée lorsqu’elle accrocha dans sa colonne vertébrale. Il vit un jet de sang passer devant sa visière, sans savoir si c’était le sien ou celui d’un autre. Le prince rappelait ses chevaliers, la trompe d’Isorn couvrant les hurlements et le fracas des armes. « Bénigaris a tué le duc ! » cria Déornoth. Josua se retourna, surpris par la silhouette ensanglantée qui plongeait vers lui. « Bénigaris lui a planté son épée dans le dos ! C’est un piège ! » Durant un bref instant, le prince hésita, et leva la main comme pour soulever sa visière et regarder autour de lui. Fengbald et ses Aigles avaient chargé en direction du flanc des Naglimundais, pour tenter de leur interdire toute retraite. Un instant plus tard, le prince leva le bras sur lequel était noué son bouclier. « Ta trompe, Isorn ! » cria-t-il. « Nous devons nous tailler un chemin à travers eux ! Repliez-vous ! Repliez-vous sur Naglimund ! Nous avons été trahis ! » Au son de la trompe et d’un gigantesque hurlement de rage, les chevaliers chargèrent droit devant eux, vers la ligne écarlate des hommes de Fengbald. Déornoth poussa son cheval au galop, et tenta de rejoindre la tête des Naglimundais. Il vit la lame tournoyante de Josua se glisser à travers la garde du premier Aigle, s’enfoncer comme un serpent sous le bras de l’homme et ressortir. Peu après, il vit un groupe de capes rouges devant lui. Il balança son épée et jura ; il ne le savait pas, mais sous son heaume, ses joues étaient couvertes de larmes. Les hommes de Fengbald, surpris par la férocité de leurs assaillants, plièrent peu à peu ; et soudain les Naglimundais percèrent leurs rangs. Derrière eux, les légions de Nabban se repliaient, fuyant en désordre vers l’Inniscrich. Guthwulf ne les poursuivit pas, mais préféra envoyer ses troupes rejoindre Fengbald à la poursuite des chevaliers de Josua qui galopaient à bride abattue vers Naglimund. Déornoth se pencha sur le cou de son cheval de guerre. Il pouvait entendre son souffle haletant alors qu’ils fuyaient à travers les prairies et les champs en friche. Le bruit des poursuivants décrut à mesure que les murs de Naglimund approchaient. La porte fut levée, et ressemblait à une bouche ouverte et noire. Les yeux fixés sur elle, la douleur martelant son crâne comme un roulement de tambour, Déornoth eut soudain l’envie d’être avalé, de s’enfoncer vers de profondes ténèbres, et de ne jamais ressortir. 40. La Tente Verte « Non, prince Josua. Nous ne pouvons vous permettre de faire une chose aussi absurde. » Isorn s’assit lourdement, en faisant tout particulièrement attention à ne pas porter son poids sur sa jambe blessée. « Vous ne pouvez pas ? » Le prince, qui regardait le plancher, releva les yeux vers le Rimmersleute. « Êtes-vous donc mes tuteurs ? Suis-je un enfant couronné ou un idiot, que l’on doive me dire quoi faire ? » « Mon prince », dit Déornoth en posant une main sur le genou d’Isorn pour lui intimer le silence, « vous êtes évidemment le maître ici. Ne vous suivons-nous pas ? Ne vous avons-nous pas prêté serment d’allégeance ? » Des têtes dans la pièce acquiescèrent en silence. « Mais vous nous demandez beaucoup trop, il faut que vous le sachiez. Après la traîtrise dont il a déjà fait preuve envers vous, êtes-vous vraiment certain de pouvoir faire confiance au roi ? » « Je le connais mieux que quiconque ici. » Josua, comme consumé par quelque feu intérieur, avait bondi de sa chaise et arpentait nerveusement la pièce. « Il veut ma mort, j’en suis certain, mais pas comme cela. Pas d’une façon aussi déshonorante. S’il me jure le sauf-conduit, et si nous évitons tout acte totalement stupide, alors je reviendrai indemne. Il entend toujours agir comme le Roi souverain, et le Roi souverain ne tue pas son frère désarmé sous la bannière de la trêve. » « Alors pourquoi vous a-t-il jeté dans une cellule comme vous nous l’avez raconté ? » demanda Ethelferth de Tinsett d’un air renfrogné. « Vous pensez que c’est une preuve d’honneur ? » « Non, répondit Josua, mais je ne crois pas que l’idée soit venue d’Élias. Je n’y vois que la main de Pryrates, du moins jusqu’à ce que le forfait soit accompli. Élias est devenu un monstre, que Dieu me soutienne, car il était autrefois plus qu’un frère de sang pour moi, mais il a encore un étrange sens de l’honneur, je crois. » Déornoth expira en un léger sifflement. « Comme il l’a prouvé à Léobardis ? » « L’honneur du loup qui tue le faible et fuit le puissant », ajouta Isorn d’un air méprisant. « Je ne crois pas. » La grimace patiente de Josua se faisait plus tendue. « Le parricide de Bénigaris ressemble plus à une rancune personnelle. Je pense qu’Élias… » « Prince Josua, si vous voulez bien me pardonner… » l’interrompit Jarnauga, provoquant plus d’un froncement de sourcils dans l’assistance. « Ne pensez-vous pas que vous êtes en train de chercher des excuses à votre frère ? Les soucis de vos liges sont justifiés. Le fait qu’Élias ait demandé des pourparlers ne veut pas dire que vous soyez obligé d’accepter. Personne ne mettra votre honneur en doute si vous refusez. » « Qu’Aédon me protège, vieil homme, je me moque éperdument de ce que les gens peuvent penser ! » répondit le prince d’un ton sans appel. « Je connais mon frère, et je le connais d’une façon qu’aucun de vous ne peut comprendre. Et ne viens pas me dire qu’il a changé, Jarnauga », ajouta-t-il avec un regard furieux en anticipant l’objection du vieil homme, « car personne ne le sait mieux que moi. Mais j’irai néanmoins, et n’ai pas besoin de m’en justifier plus avant. Je voudrais que vous me laissiez seul, maintenant. Je dois réfléchir à de nombreuses choses. » Se détournant de la table, il leur fit signe de quitter la pièce. « Est-il devenu fou, Déornoth ? » demanda Isorn, son large visage lourd d’appréhension. « Comment peut-il se jeter ainsi dans les mains ensanglantées du roi ? » « L’entêtement, Isorn. Oh ! mais qui suis-je pour dire cela ? Il sait peut-être de quoi il parle. » Déornoth secoua la tête. « Est-ce que cette maudite chose est encore là ? » « La tente ? Oui. Juste hors de portée de flèche des murailles ; ainsi d’ailleurs que hors de portée du campement d’Élias. » Déornoth marchait lentement, pour permettre au jeune Rimmersleute d’avancer à la vitesse qu’imposait sa jambe blessée. « Que Dieu nous protège, Isorn ; je ne l’ai jamais vu comme ça, et je le sers depuis que je suis en âge de porter une épée. On dirait qu’il cherche à prouver que Gwythinn avait tort lorsqu’il lui avait reproché d’être trop hésitant. » Déornoth soupira. « Eh bien ! puisque nous ne pouvons pas l’arrêter, nous allons devoir faire de notre mieux pour le protéger. Le héraut du roi a dit deux gardes, et pas un de plus ? » « Et la même chose pour le roi. » Déornoth hocha la tête, pensif. « Si ce bras peut bouger », il indiqua de la-main l’écharpe de toile blanche, « d’ici le jour après demain, alors aucune force sur terre ne pourra m’empêcher d’être l’un de ceux-là. » « Et je serai l’autre », ajouta Isorn. « Je crois qu’il serait préférable que tu restes à l’intérieur de l’enceinte avec une vingtaine de cavaliers. Allons en parler au seigneur connétable Eadgram. Si c’est une embuscade, ou si ne serait-ce qu’un moineau quitte le camp d’Élias pour se diriger vers la tente, alors tu seras là en quelques battements de cœur. » Isorn acquiesça. « Je suppose que tu as raison. Nous pourrions peut-être parler au sage Jarnauga, lui demander un charme qui protégerait Josua. » « Ce dont il a besoin, et cela me peine de le dire, est d’un sort pour se protéger de sa propre imprudence. » Déornoth marcha dans une large flaque. « De toute façon, aucun sort n’est assez puissant pour protéger d’une dague dans le dos. » Les lèvres de Lluth poursuivaient sans interruption leur incessante mimique silencieuse, comme s’il offrait une série d’explications infinie. Son marmonnement s’était fait muet la veille ; Maegwin se maudissait de n’avoir pas noté ses derniers mots ; mais elle était alors certaine que sa voix lui reviendrait, comme cela avait déjà été le cas à plusieurs reprises depuis qu’il avait été blessé. Cette fois-ci, elle pouvait le sentir, elle ne reviendrait pas. Les yeux du roi étaient clos, mais son visage à la pâleur de cire ne cessait de se tordre en exprimant tour à tour la peur et le regret. Lorsqu’elle toucha son front brûlant, elle put sentir le mouvement de ses muscles affaiblis qui se tendaient au rythme de son discours continuel et stérile, et se dit une fois encore qu’il fallait qu’elle pleure, comme si les larmes non versées qui montaient en elle étaient en train de s’amasser et allaient finir par jaillir à travers tous les pores de sa peau. Mais elle n’avait pas pleuré depuis la nuit où son père était parti à la tête de ses armées vers l’Inniscrich ; pas même lorsqu’ils l’avaient ramené sur une civière, fou de douleur, les toises de toile recouvrant son estomac ruisselantes de sang sombre. Parce qu’elle n’avait pas pleuré alors, elle ne pleurerait plus jamais. Les larmes étaient pour les enfants et les idiots. Une main se posa sur son épaule. « Maegwin. Princesse. » C’était Éolair, son visage intelligent exhibant une expression de tristesse aussi impeccable que des vêtements d’apparat. « Je dois vous parler dehors. » « Laissez-moi, Comte », dit-elle, son regard revenant au lit de rondins et de paille. « Mon père est mourant. » « Je partage votre peine, Madame. » Sa main se fit plus pesante, semblable au museau d’un animal tâtonnant aveuglément dans l’obscurité. « Ayez la bonté de le croire. Mais les vivants doivent vivre, c’est une évidence même pour les dieux, et votre peuple a besoin de vous en cet instant. » Ayant peut-être jugé ses mots trop froids ou trop fiers, il serra gentiment son bras puis la lâcha. « S’il vous plaît. Lluth ubh-Llythinn n’aurait pas voulu qu’il en soit autrement. » Maegwin ravala une réponse acerbe. Il avait raison, évidemment. Elle se leva, ses genoux douloureux d’être restés trop longtemps sur le sol de pierre de la caverne, et le suivit, laissant derrière elle sa belle-mère Inahwen silencieuse, assise au pied du lit, les yeux fixés sur les flammes tremblantes des torches fixées au mur. Regarde-nous, pensa Maegwin, perplexe. Il a fallu aux Hernystiris mille milliers d’années pour quitter les caves et marcher sous le soleil. Elle baissa la tête pour passer sous le renfoncement du plafond de la caverne et plissa les yeux en réaction à la fumée âcre des torches. Et pourtant il a fallu moins d’un mois pour nous y renvoyer Nous devenons des animaux. Les dieux nous ont tourné le dos. Elle releva la tête en émergeant dans la lumière du jour derrière Éolair. Le désordre diurne du campement était partout : des enfants étroitement surveillés jouaient sur le sol boueux, des dames de la cour, qui n’étaient souvent vêtues que des lambeaux de ce qui avait été leur plus belle robe, préparaient à genoux des ragoûts d’écureuil ou de lièvre, ou pilaient du grain sur des pierres plates. Les arbres qui se dressaient partout alentour sur le flanc rocheux de la montagne pliaient avec réticence sous le vent. Les hommes étaient presque tous absents ; ceux qui n’étaient pas morts à l’Inniscrich et ne faisaient pas partie des blessés soignés dans le nid d’abeille que formaient les caves étaient à la chasse, ou postés plus bas sur la montagne pour parer aux velléités qu’auraient les armées de Skali d’écraser définitivement les derniers Hernystiris résistant encore. Il ne nous reste que des souvenirs, se dit-elle, en observant sa propre jupe tachée et déchirée, et les trous du Grianspog pour nous cacher. Nous avons été forcés comme un renard. Lorsque le maître Élias viendra chercher la proie qu’a levée son chien Skali, tout sera fini. « Que voulez-vous, comte Éolair ? » demanda-t-elle. « Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, Maegwin, dit-il en secouant la tête, mais de Skali. Des sentinelles sont remontées nous dire qu’il est au pied du Moir Brach depuis le début de la matinée et appelle votre père. » « Eh bien ! que ce porc continue de grouiner, dit Maegwin d’un air renfrogné. Pourquoi est-ce qu’aucun des hommes ne lui perce le cuir d’une flèche ? » « Il reste hors de portée, princesse. Et il a cinquante hommes avec lui. Non, je crois que nous devrions descendre pour écouter ce qu’il dit. En restant à couvert et hors de vue, bien évidemment. » « Évidemment, dit-elle d’un ton méprisant. Que peut-il y avoir d’intéressant dans ce que Nez-tranchant a à dire ? Il est venu nous demander de nous rendre, sans aucun doute. » « C’est possible. » Le comte Éolair baissa les yeux, et Maegwin ressentit soudain une profonde tristesse pour lui, qui était obligé de supporter sa mauvaise grâce. « Mais je crois qu’il y a autre chose, Madame. Il est là depuis plus d’une heure, d’après ce que disent les hommes. » « Très bien », dit-elle, désireuse de s’éloigner du sombre lit de Lluth, et se haïssant pour cela, « laissez-moi le temps de mettre des chaussures, et je vous accompagne. » Il leur fallut presque une heure pour redescendre le flanc boisé de la montagne. Le sol était détrempé et l’air frais ; le souffle de Maegwin s’élevait en petits nuages alors qu’elle suivait Éolair à travers les ravines. Le froid gris avait chassé les oiseaux du Circoille, ou les avait engourdis au point de les rendre muets. Aucun son n’accompagnait leur passage, si ce n’est le murmure frémissant des branches balayées par le vent. Suivant du regard le comte de Nad Mullach qui se glissait agilement à travers le sous-bois, et ressemblait tant à un enfant, par la finesse de son dos et sa queue de cheval brillante, et par ses mouvements prestes et naturels, Maegwin ne put s’empêcher d’être de nouveau submergée par l’amour sourd et désespéré qu’elle éprouvait pour lui. Qu’elle, jeune fille empruntée et dégingandée d’un homme mourant, puisse ressentir un tel sentiment lui paraissait si incongru que cela provoqua sa colère. Lorsque Éolair se retourna pour l’aider à passer un gros rocher, elle se renfrogna comme si cette main tendue était une insulte. Les hommes accroupis dans un épais taillis surplombant la longue arête rocheuse appelée Moir Brach, surpris, se retournèrent lorsque approchèrent Éolair et Maegwin, mais abaissèrent aussitôt leurs arcs et leur firent signe de les rejoindre. Regardant à travers les fougères en direction du doigt de pierre qui avait donné son nom à l’arête rocheuse, elle vit une foule animée qui lui faisait penser à des fourmis au pied de la pente, à une centaine de perches d’elle. « Il a arrêté de parler il n’y a pas très longtemps », murmura l’une des sentinelles, un jeune homme aux yeux écarquillés par la nervosité. « Il recommencera bientôt, Princesse ; vous allez voir. » Comme pour confirmer cette affirmation, l’une des silhouettes s’éloigna de la masse des hommes portant casque et cape qui entouraient un chariot attelé. L’homme porta les mains sur les côtés de sa bouche et fit face à la montagne, regardant légèrement plus au nord que l’endroit où se cachaient les Hernystiris. « … dernière fois… » sa voix porta jusqu’à eux, assourdie par la distance « … vous offre… otages… en échange… » Maegwin se concentrait pour tenter de distinguer chaque mot. Information ? « … sujet du gamin du magicien… princesse. » Éolair jeta un coup d’œil en direction de Maegwin, qui restait parfaitement immobile. Que lui voulaient-ils ? « Si vous ne dites… où… est la princesse… nous… ces otages. » L’homme qui parlait, et Maegwin était absolument sûre qu’il s’agissait de Skali, à sa posture orgueilleuse et à son ton âpre et moqueur que même la distance ne pouvait complètement obscurcir, leva un bras. Une silhouette vêtue de haillons bleus et qui se démenait sans grande force fut entraînée jusqu’à l’endroit où il se trouvait. Maegwin plissa les yeux, en sentant un horrible poids sur sa poitrine. Elle était certaine que cette robe bleu clair appartenait à Cifgha… la petite Cifgha, jolie et stupide. « Si vous ne nous dites pas… vous savez… la Princesse Miriamélé, alors… malheur à ces… » Skali fit un geste et la jeune fille en pleurs qui se débattait et qui, Maegwin essaya de s’en convaincre, n’était peut-être pas Cifgha, fut rejetée au milieu des autres captifs pâles étendus en rang au fond du chariot comme les doigts d’une main. Ainsi, c’était la princesse Miriamélé qu’ils cherchaient, songea-t-elle ; la fille du Roi souverain ! S’était-elle enfuie ? Avait-elle été enlevée ? « Est-ce que l’on ne peut pas faire quelque chose ? Et qui est le gamin du magicien ? » Le comte secoua durement la tête, chaque ligne de son visage prouvant sa frustration. « Que pourrions-nous faire, Princesse ? Skali ne pourrait rêver mieux que de nous voir charger. Il a dix fois nos forces ! » De longues minutes s’écoulèrent en silence tandis que Maegwin continuait de guetter, sa fureur jouant avec ses émotions comme un enfant exigeant. Elle cherchait ce qu’elle pouvait dire à Éolair et aux autres, voulait leur annoncer que si aucun des hommes ne voulait l’accompagner, elle se rendrait seule au Taig pour libérer les captifs de Skali, ou plus probablement mourrait en essayant, lorsque la silhouette trapue de l’homme qui avait parlé, et qui avait maintenant ôté son casque, révélant la tache jaune que formaient ses cheveux et sa barbe, revint vers le pied du Moir Brach. « Très bien ! » rugit-il, « … la malédiction de Löken… vous tous ! Nous… et reprenons ces… » Il fit un signe du bras en direction du chariot. « Mais… vous laissons un présent ! » Quelque chose fut détaché de l’un des chevaux, un grand paquet sombre, et jeté aux pieds de Skali Nez-tranchant. « Au cas où… espériez de l’aide ! Tout… inutile… Kaldskryke ! » Peu après, il remonta à cheval ; sur un coup de trompe rauque, lui et ses Rimmersleutes s’éloignèrent bruyamment à travers la vallée en direction d’Hernysadharc, le chariot cahotant derrière eux. Ils attendirent une heure avant de descendre précautionneusement le long de la pente, observant les alentours avec autant d’attention qu’une biche traversant une clairière. Lorsqu’ils atteignirent le pied du Moir Brach, ils se précipitèrent vers le paquet drapé de noir que Skali avait abandonné derrière lui. Lorsqu’il fut ouvert, les hommes hurlèrent d’horreur et sanglotèrent, de longs pleurs rauques dans lesquels se mêlaient rage et impuissance… Mais Maegwin ne versa pas une larme, pas même lorsqu’elle vit ce que Skali et ses bouchers avaient fait à son frère Gwythinn avant qu’il ne meure. Lorsque Éolair passa son bras autour de son épaule pour l’éloigner de la couverture ensanglantée, elle l’écarta d’un violent geste des épaules, puis se retourna et le gifla de toutes ses forces. Il ne chercha pas à se protéger, mais se contenta de la regarder. Les larmes qui emplissaient ses yeux, elle le savait, n’étaient pas dues à son coup, et en cet instant cela la fit le haïr plus encore. Mais ses propres yeux restèrent secs. Les flocons de neige étaient partout dans l’air, brouillant la vision, alourdissant les vêtements, glaçant les doigts et les oreilles qui subissaient un picotement douloureux incessant, mais Jiriki et ses trois compagnons sithis ne semblaient pas le moins du monde incommodés. Tandis que Simon et les autres progressaient difficilement à cheval, les Sithis marchaient devant eux d’un pas leste, s’arrêtant régulièrement pour attendre que les cavaliers les rattrapent, aussi patients que des chats bien nourris, une sérénité impénétrable derrière leurs yeux brillants. Avoir marché de l’aube au crépuscule ne les empêcha pas d’avoir le pas aussi léger lorsqu’ils montèrent le camp qu’ils l’avaient eu au lever du soleil. Simon aborda timidement An’naï alors que les autres étaient partis chercher du bois mort pour le feu. « Puis-je vous poser une question ? » demanda-t-il. Le Sithi tourna vers lui son visage imperturbable. « Posez-la. » « Pourquoi est-ce que l’oncle de Jiriki était en colère lorsqu’il a décidé de venir avec nous ? Et pourquoi vous a-t-il amenés tous les trois avec lui ? » « Ce qui advient entre le prince et S’hue Khendraja’aro ne me concerne pas, et je ne peux donc pas le partager. » Il hocha la tête une fois, gravement. « Et pour l’autre question, il répondra peut-être mieux lui-même… n’est-ce pas, Jiriki ? » Simon, surpris, regarda par-dessus son épaule, pour découvrir le prince qui se tenait derrière lui, les lèvres tendues en un grand sourire. « Pourquoi je les ai amenés ? » reprit Jiriki en désignant d’un mouvement du bras An’naï et les deux autres Sithis, qui revenaient de leur incursion dans le périmètre fortement boisé du campement. « Ki’ushapo et Sijandi sont venus parce que quelqu’un doit s’occuper des chevaux. » « S’occuper des chevaux ? » Jiriki haussa les sourcils, puis claqua des doigts. « Troll, appela-t-il par-dessus son épaule. Si cet enfant humain est ton élève, alors tu es un bien piètre professeur ! Oui, Seoman, les chevaux. Mais tu t’attendais peut-être à ce qu’ils grimpent la montagne à tes côtés ? » Simon en perdit tous ses moyens. « Mais… grimper ? Les chevaux ? Je n’avais pas pensé à… Je veux dire, on ne pourrait pas simplement les laisser ? Les laisser partir ? » Cela ne lui semblait pas juste ; il n’avait jamais été dans tout cela qu’une pièce rapportée, à part pour la Flèche Blanche, et maintenant Jiriki le tenait pour responsable des chevaux ! « Les laisser partir ? » La voix de Jiriki était sèche, presque furieuse, mais il restait impassible. « Les laisser mourir, tu veux dire ? Après les avoir emmenés bien plus loin qu’ils ne seraient allés d’eux-mêmes, nous les laisserions affronter seuls ces déserts de neige ou mourir ? » Simon voulut protester, expliquer que la responsabilité ne lui incombait pas, mais décida que ce n’était pas la peine de discuter. « Non, préféra-t-il dire. Non, il ne faut pas les laisser mourir. » « De toute façon », ajouta Sludig qui arrivait avec une pleine brassée de bois, « comment ferions-nous nous-mêmes pour revenir sans chevaux à travers ces déserts de neige ? » « Exactement », dit Jiriki dont le sourire se reformait : il était satisfait. « J’ai donc amené Ki’ushapo et Sijandi. Ils s’occuperont des chevaux et prépareront mon… notre retour. » Il joignit l’extrémité de ses deux index, comme pour indiquer une sorte d’accomplissement. « Maintenant, An’naï, reprit-il, est un problème beaucoup plus complexe. Ses raisons d’être ici sont beaucoup plus proches des miennes. » Il se tourna vers l’autre Sithi. « L’honneur », dit An’naï, les yeux baissés et fixés sur ses doigts croisés. « J’ai lié les mains du Hikka Sta’ja, du Porteur de la Flèche. Je n’ai pas fait preuve du respect dû à un… invité sacré. Je dois racheter ma faute. » « Une bien faible dette, dit doucement Jiriki, comparée à la mienne, mais An’naï fera ce qu’il doit faire. » Simon se demanda si An’naï avait pris sa décision tout seul, ou si Jiriki l’avait en quelque sorte forcé à les accompagner. Il était difficile de savoir quoi que ce soit avec ces Sithis, ou de deviner ce qu’ils pensaient, ce qu’ils voulaient. Ils étaient si différents, si lents et si subtils ! « Venez maintenant », annonça Binabik. Un mince serpentin de flamme tremblotait devant lui, et il l’éventait de la main. « Maintenant nous avons le début d’un feu, et j’ai la certaineté que vous serez intéressés par un peu de nourriture et de vin, pour le réchauffement des intérieurs. » Dans les jours qui suivirent, ils laissèrent derrière eux le nord d’Aldhéorte et descendirent les dernières pentes du Wealdhelm pour s’engager dans des plaines désolées et enneigées. Il faisait toujours froid, maintenant, chaque longue nuit, chaque morne jour blanc ; un froid cinglant et mordant. La neige battait continuellement le visage de Simon, lui piquant les yeux, brûlant et craquelant ses lèvres. Son visage avait douloureusement rougi, comme s’il était resté trop longtemps au soleil, et il tremblait tant qu’il pouvait à peine tenir les rênes de son cheval. C’était comme s’il avait été jeté dehors pour toujours, une punition qui durait depuis trop longtemps. Pourtant, il n’y avait rien qu’il pût faire pour remédier à cette situation, si ce n’était offrir chaque jour des prières muettes à Usires pour lui demander de lui accorder la force de tenir jusqu’à ce que le camp fût monté. Au moins, se dit-il tristement, ses oreilles le lançant malgré sa capuche relevée, au moins Binabik s’amuse bien. Le troll était effectivement dans son élément : il chevauchait en tête et pressait ses compagnons, riant parfois de plaisir lorsque lui et Qantaqa bondissaient au gré des bourrasques. Durant les longues soirées passées près du feu, alors que les autres mortels frissonnaient et graissaient leurs gants et leurs bottes saturés de neige fondue, Binabik détaillait les différents types de neige, et les divers signaux annonçant les avalanches, pour mieux les préparer aux montagnes qui se profilaient implacablement à l’horizon, aussi sévères et impitoyables que des dieux sous leurs couronnes de neige blanche. Chaque jour, l’impressionnante chaîne de montagnes semblait plus haute, sans pour autant sembler plus proche d’un pas, malgré toute la distance qu’ils parcouraient. Après une semaine passée dans ce désert sans forme et sans chaleur, Simon commença à penser qu’il préférerait encore la si mal famée forêt de Dimmerskog, ou même les hauteurs battues par les vents des montagnes elles-mêmes ; n’importe quoi plutôt que cette plaine de neige infinie qui lui glaçait les os. Ils passèrent les ruines de l’abbaye de Saint-Skendi durant le sixième jour. Elle avait été presque entièrement recouverte par la neige : seule la flèche de la chapelle, un Arbre de fer lové dans les anneaux de quelque bête serpentine couronnant son toit ravagé, dépassait assez pour être vue de quelque distance. Dressée dans la brume gelée, elle eût pu être un navire presque immergé dans une mer d’un blanc immaculé. « Quels que soient les secrets qu’elle possède, quoi qu’elle sache de Colmund et de l’épée Épine, elle les tient avec une trop grande force pour nous », dit Binabik lorsque leurs chevaux dépassèrent l’abbaye qui sombrait. Sludig fit le signe de l’Arbre sur son front et son cœur, l’air préoccupé, mais les Sithis en firent lentement le tour, la contemplant comme s’ils n’avaient jamais rien vu d’aussi intéressant. Lorsque les voyageurs se pressèrent autour du feu ce soir-là, Sludig insista pour savoir pourquoi Jiriki et ses camarades avaient passé autant de temps à examiner le monastère perdu. « Parce que, répondit le prince, nous le trouvions plaisant. » « Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Sludig d’un ton perplexe et irrité, en regardant Haestan et Grimmric comme s’ils pouvaient savoir ce que le Sithi voulait dire. « Il vaut peut-être mieux ne pas parler de ces choses », dit An’naï, en faisant un geste conciliant de sa main ouverte. « Nous sommes compagnons devant ce feu. » Jiriki fixa solennellement le feu des yeux durant un moment, puis son visage dessina un étrange sourire espiègle. Cela décontenança Simon : il lui était parfois difficile de croire que Jiriki pût être plus âgé que lui, tant son comportement pouvait parfois sembler fantasque et irréfléchi. Mais Simon se souvenait également de la caverne surplombant la forêt. La jeunesse et le grand âge faisaient un étonnant mélange, et voilà ce qu’était Jiriki. « Nous regardons les choses qui nous intéressent », dit Jiriki, « tout comme les mortels le font. Seules les raisons sont différentes, et vous ne comprendriez probablement pas les nôtres. » Son large sourire semblait parfaitement amical, mais Simon détectait une note discordante, quelque chose d’anormal. « La question, homme du nord », poursuivit Jiriki, « est de savoir pourquoi notre regard t’a autant offensé. » Durant un instant, le silence s’imposa autour du feu, tandis que Sludig regardait intensément le prince sithi. Les flammes claquèrent et crépitèrent sur le bois humide, et le vent mugit, faisant s’ébrouer nerveusement les chevaux. Sludig baissa les yeux. « Vous pouvez regarder ce que vous voulez, bien sûr », dit-il en souriant tristement ; sa barbe blonde était mouchetée de neige fondante. « C’est simplement que l’abbaye m’avait fait penser à Saegard, au Skipphavven. C’était comme si vous vous moquiez de quelque chose qui m’est cher. » « Skipphavven ? » grommela Haestan, enfoncé dans ses fourrures. « En n’ai jamais entendu parler. C’t’une église ? » « Bateau… » dit Grimmric, en plissant le front de son visage mince alors qu’il faisait un effort de mémoire. « Ça parle de bateaux. » Sludig hocha la tête, le visage très sérieux. « Vous diriez le Havre des Navires, dans votre langue. C’est l’endroit où reposent les vaisseaux de Rimmersgard. » « Mais les Rimmersleutes ne naviguent pas ! » Haestan était stupéfait. « Dans tout Osten Ard, y’a pas race plus attachée à la terre ferme ! » « Mais nous avons navigué ! » Le visage de Sludig brilla du reflet du feu. « Avant que nous n’arrivions par la mer, quand nous vivions à Ijsgard, dans l’ouest perdu, nos pères brûlaient les hommes et brûlaient les bateaux. Du moins c’est ce que disent nos légendes. » « Brûlaient les hommes… ? » reprit Simon d’un ton hésitant. « Les morts, expliqua Sludig. Nos pères construisaient des navires de frêne et faisaient brûler les morts sur l’eau, pour que leur âme s’envole avec la fumée. Mais nos grands vaisseaux, ceux qui nous portaient sur tous les océans et toutes les rivières, ces navires qui étaient toute notre vie comme l’arpent du paysan ou le troupeau du berger, ceux-là, nous les enterrions dans la terre lorsqu’ils étaient trop vieux pour pouvoir naviguer, pour que leur âme aille dans les arbres et les fasse pousser droit et haut pour qu’ils deviennent de nouveaux bateaux. » « Mais tu as dit que c’était d’l’aut’ côté d’l’océan, il y a longtemps, reprit Grimmric. Mais Saegard est ici, s’pas ? À Osten Ard ? » Les Sithis autour du feu étaient muets et immobiles ; ils écoutèrent attentivement la réponse de Sludig. « Oui. C’est l’endroit où la quille du bateau d’Elvrit toucha terre, et où il a dit : “Nous avons traversé l’océan ténébreux et atteint notre nouveau pays.” » Sludig parcourut l’assemblée du regard. « Ils ont enterré les grands navires en cet endroit. “Nous ne reprendrons jamais la mer que hantent les dragons”, avait dit Elvrit. La vallée de Saegard au pied des montagnes est couverte des tertres des derniers vaisseaux. Sur le promontoire au bord de l’eau, sous le plus grand cairn, ils ont enterré Sotfengsel, le navire d’Elvrit, en ne laissant dépasser de la terre que son haut mât, comme un arbre sans branches. C’est à cela que j’ai pensé lorsque j’ai vu l’abbaye. » Il secoua la tête, les yeux pleins de souvenirs. « Le gui pousse sur le mât de Sotfengsel. Chaque année, le jour de la mort d’Elvrit, les baies blanches du gui sont cueillies par les jeunes filles de Saegard, et emportées à l’église… » Sludig se tut. Le feu siffla. « Ce que tu ne racontes pas », dit Jiriki après un moment de silence, « c’est que ton peuple de Rimmersgard n’est venu sur ces terres que pour en chasser d’autres. » Simon avala un grand bol d’air. Il avait senti quelque chose de ce genre sous le calme apparent du prince. Sludig répondit avec une étonnante douceur ; il avait peut-être encore en tête les pieuses jeunes filles de Saegard. « Je ne peux défaire ce qu’ont fait mes ancêtres. » « Il y a du vrai dans ce que tu dis », répondit Jiriki, « mais nous Zida’ya, nous les Sithis, ne ferons pas une seconde fois l’erreur qu’ont commise nos ancêtres. » Il tourna son regard brûlant vers Binabik, qui le soutint gravement. « Certaines choses doivent être claires entre nous, Binbiniqegabenik. Je n’ai dit que la vérité lorsque j’ai expliqué les raisons qui m’ont fait vous accompagner : un certain intérêt pour l’endroit où vous allez, et ce lien ténu et inhabituel entre cet enfant humain et moi. Ne croyez pas une seule seconde que je partage vos craintes et vos combats. En ce qui me concerne, vous et votre Roi souverain pouvez tout aussi bien vous entre-tuer. » « Avec respecteté, prince Jiriki », répondit Binabik, « vous n’examinez pas la vérité avec complèteté. Si notre problème n’était qu’un combat entre rois et princes, nous serions en train de défendre Naglimund. Vous savez que nous cinq, au moins, poursuivons un autre but. » « Alors sache ceci », dit froidement Jiriki. « Bien que les années qui ont passé depuis que nous nous sommes séparés de l’Hikeda’ya, ceux que vous appelez les Norns, soient aussi nombreuses que les flocons de neige, nous sommes toujours un seul sang. Comment pourrions-nous prendre parti pour l’envahisseur humain contre notre race ? Pourquoi le devrions-nous, alors que nous avons un jour marché ensemble sous le soleil, depuis l’est ultime ? Quel devoir aurions-nous envers les mortels, qui nous ont détruits avec autant de passion qu’ils ont détruit tout le reste…jusqu’à eux-mêmes ? » De tous les humains, seul Binabik put soutenir son regard froid. Jiriki leva l’un de ses longs doigts. « Et celui que vous appelez à voix basse le Roi de l’Orage… Lui dont le nom est Ineluki… » Il sourit amèrement lorsque les compagnons s’agitèrent et frissonnèrent. « Ah ! même son nom inspire la peur ! Il était autrefois le meilleur d’entre nous tous : beau, d’une sagesse qui allait bien au-delà de ce que peuvent en comprendre les mortels, aussi brillant qu’une flamme ! S’il est maintenant une chose d’une horreur innommable, froide et emplie de haine, à qui la faute ? Si maintenant, immatériel et vengeur, il prévoit de balayer l’humanité de la surface de ces terres comme la poussière d’une page, pourquoi ne nous en réjouirions-nous pas ? Ce n’est pas Ineluki qui nous a forcés à l’exil, au point que nous devons nous cacher entre les arbres d’Aldhéorte comme des cerfs, toujours à l’affût pour ne pas être découverts. Nous foulions la terre d’Osten Ard bien avant l’arrivée de l’homme, et nos constructions s’élevaient magnifiquement sous les étoiles. Les mortels nous ont-ils jamais apporté autre chose que la souffrance ? » Personne ne pouvait répondre à cela, mais le silence qui avait suivi les mots de Jiriki fut doucement remplacé par un son calme et plaintif. Il flotta dans l’obscurité, fait de mots inconnus formant une mélodie d’une beauté spectrale. Lorsqu’il eut fini de chanter, An’naï se tourna vers son prince silencieux et ses compagnons sithis, puis vers ceux qui lui faisaient face de l’autre côté des flammes dansantes. « C’est l’une de nos chansons, mais elle a également été chantée par les mortels, murmura-t-il. Les hommes de l’ouest l’aimaient beaucoup, et ils lui ont donné des paroles dans leur langue. Je vais… je vais essayer de lui donner des paroles dans la vôtre. » Il leva les yeux au ciel pour réfléchir. Le vent se calmait un peu, et, lorsque les bourrasques de neige s’apaisèrent, on put voir les étoiles briller, froides et lointaines. « La mousse envahit lentement les pierres de Sení Ojhisà », commença An’naï, cette fois-ci sans les cliquètements et les voyelles fluides de la langue sithie. « Les ombres sont immobiles, comme attentives à ce qu’elles voient Les tours de Da’ai Chikiza supportent des arbres l’ardeur Les ombres toutes murmurent, depuis l’abri sombre des feuilles. L’herbe tendre ondule doucement et couvre Enki-e-Shao’saye Soudain les ombres grandissent sur la pelouse qui toujours croît Nenais’u en sa tombe dort sous un épais manteau de fleurs Le ruisseau ombragé se tait, et nul ne porte leur deuil Où sont-ils partis ? La forêt n’est plus que silence Où sont-ils partis ? Leurs chants se sont envolés Ne reviendront-ils jamais Charmer le crépuscule de leur danse ? Ne reviendront-ils jamais Se faire des étoiles les messagers ? Tandis que s’élevait la voix d’An’naï, qui caressait ces mots poignants, Simon sentit s’emparer de lui une émotion plus forte que celles qu’il avait jamais connues, le besoin d’un endroit qu’il n’avait jamais vu, la perte d’une chose qui n’avait jamais été sienne. Personne ne parlait pendant qu’An’naï chantait. Personne n’aurait pu. « La mer seule arpente maintenant les rues de Jhina-T’senei Parfois les ombres se cachent, et au fond des grottes se noient La glace a gelé Tumet’ai et la maintient contre son cœur Les ombres ont laissé leur empreinte sur tous les fruits que le temps cueille Où sont-ils partis ? La forêt n’est plus que silence Où sont-ils partis ? Leurs chants se sont envolés Ne reviendront-ils jamais Charmer le crépuscule de leur danse ? Ne reviendront-ils jamais Se faire des étoiles les messagers ? » La chanson s’acheva. Leur feu était un point de lumière solitaire au milieu d’un désert de ténèbres. La tente verte se dressait seule dans la plaine vide et humide qui s’étendait au pied des murs de Naglimund. Ses pans se soulevaient et ondulaient sous le vent, comme si elle seule, de tout ce qui pouvait exister dans cet immense espace ouvert, respirait pleinement. Serrant les dents pour éviter un frissonnement superstitieux, bien que le vent froid et perçant fût à lui seul une raison de les laisser claquer, Déornoth détourna son regard vers Josua, qui chevauchait en tête. Regarde-le, pensa-t-il. On dirait qu’il voit déjà son frère, comme s’il pouvait voir à travers la soie verte et la crête au dragon noir, jusque dans le cœur d’Élias. Se retournant pour observer le troisième et dernier membre de leur groupe, Déornoth sentit son cœur lourd s’enfoncer plus bas encore dans sa poitrine. Le jeune soldat que Josua avait absolument voulu emmener avec eux, un certain Ostraël, semblait prêt à s’évanouir de peur. Ses traits francs et anguleux, qui avaient perdu leurs couleurs après toutes ces semaines sans soleil, étaient tendus par une terreur modérément contrôlée. Qu’Aédon ait pitié de nous si jamais on a besoin de lui. Pourquoi Josua l’a-t-il choisi ? Alors qu’ils approchaient lentement, les rabats de la tente s’écartèrent. Déornoth se tendit, prêt à attraper son arc. Il se maudit aussitôt pour avoir permis à son prince de faire une chose aussi folle que celle-ci, mais le soldat à la cape verte qui en émergea se contenta de les regarder d’un air indifférent, puis s’écarta en maintenant le rabat ouvert. Déornoth fit respectueusement signe à Josua d’attendre, et talonna son cheval pour faire rapidement le tour de la tente verte. Elle était très grande, une bonne douzaine de pas de côté, et les cordes vibraient sous son poids et la force du vent, mais l’herbe basse qui l’entourait ne semblait dissimuler aucun guet-apens. « Très bien. Ostraël », dit-il en revenant, « tu resteras ici, à côté de cet homme », il indiqua de la main l’autre soldat, « en gardant toujours au moins une de tes épaules visible de l’intérieur, c’est compris ? » Supposant que le sourire souffreteux que lui adressa le jeune garde était un signe affirmatif, il se tourna vers l’autre soldat. Son visage barbu lui était familier ; il l’avait sans doute déjà vu au Hayholt. « Il serait préférable pour tout le monde que tu restes également près de la porte. » Le garde fit une moue de dédain, mais fit un pas de côté vers l’entrée. Josua était déjà descendu de cheval et s’approchait de la porte, mais Déornoth se glissa précipitamment à l’intérieur, en le précédant la main posée sur la poignée de son épée. « Une telle prudence est superflue, Déornoth », dit une voix douce mais éloquente, « c’est bien ton nom, n’est-ce pas ? Après tout, nous sommes ici entre gens de bonne éducation. » Déornoth cligna des yeux, et Josua entra derrière lui. Il régnait un froid mordant à l’intérieur, et faisait sombre. Les parois brillaient faiblement, et ne laissaient entrer qu’une faible fraction verdâtre de la lumière extérieure, comme si les occupants de la tente flottaient à l’intérieur d’une émeraude grande mais imparfaitement taillée. Un visage livide se dressa devant eux, ses yeux noirs de minuscules ouvertures sur le vide. La robe écarlate de Pryrates semblait brun rouille dans la lumière verte, couleur de sang séché. « Et Josua ! » dit-il, avec une horrible légèreté. « Nous nous rencontrons de nouveau. Qui eût pu dire qu’il se serait passé autant de choses depuis notre dernière conversation… ? » « Tais-toi, prêtre, ou quoi que tu sois », dit sèchement Josua. Il y avait une telle détermination dans sa voix que même Pryrates cligna des yeux de surprise, comme un lézard effarouché. « Où est mon frère ? » « Je suis là, Josua », dit une voix, un murmure profond et cassé qui semblait faire écho au vent. Une silhouette était assise dans un fauteuil au haut dossier dans un coin de la tente, séparé d’un autre siège par une table basse ; il n’y avait pas d’autres meubles dans la tente large et sombre. Josua s’approcha. Déornoth resserra sa cape et le suivit, plus par envie de ne pas rester à côté de Pryrates que pour voir le roi. Le prince prit le siège qui se trouvait face à son frère. Élias restait étrangement raide, ses yeux brillant comme des pierres précieuses au milieu de son visage d’aigle, ses cheveux noirs et son front pâle ceints par la couronne de fer du Hayholt. Il tenait entre ses jambes une épée dans un fourreau de cuir noir. Les mains puissantes du Roi souverain reposaient sur son pommeau, au-dessus de l’étrange double garde. Déornoth observa tout cela, mais ses yeux refusaient de s’arrêter sur l’épée : elle le mettait mal à l’aise, lui donnait la nausée, comme s’il regardait vers le bas depuis des hauteurs. Il préféra regarder le roi, mais cela ne valait guère mieux : dans le froid glacial de la tente, alors que Déornoth voyait sa respiration former un nuage devant ses propres yeux, Élias ne portait qu’un pourpoint sans manche, ses bras blancs nus sous ses lourds bracelets, ses chairs palpitant à travers sa peau comme si elles avaient leur vie propre. « Eh bien ! mon frère, dit le roi en découvrant ses dents pour sourire. Tu sembles bien te porter. » « Ce n’est pas ton cas », répondit Josua. Il avait parlé d’un ton neutre, mais Déornoth pouvait percevoir un léger signe d’inquiétude dans ses yeux. Il y avait ici quelque chose d’anormal : tout le monde en était conscient. « Tu as demandé ces pourparlers, Élias. Que veux-tu ? » Le roi plissa ses yeux, les faisant disparaître dans l’ombre verte, et attendit un long moment avant de répondre. « Ma fille. Je veux ma fille. Il y en a un autre, aussi… un garçon ; mais il a moins d’importance. Non, c’est Miriamélé que je veux vraiment. Si tu me la rends, je t’offrirais mon sauf-conduit pour toutes les femmes et les enfants de Naglimund. Sinon, tous ceux qui se cachent derrière ses murs et me défient… périront. » Il prononça ces derniers mots avec une telle désinvolture que Déornoth fut stupéfait par la violente expression de désir pur qui envahit son visage. « Je ne l’ai pas, Élias », répondit lentement Josua. « Où est-elle ? » « Je ne sais pas. » « Menteur ! » La voix du roi était chargée d’une telle fureur que Déornoth tira presque son épée, tant il s’attendait à ce qu’Élias bondisse de son fauteuil. Au lieu de cela, le roi resta presque immobile, et se contenta de faire signe à Pryrates de remplir sa coupe avec une aiguière pleine d’un liquide noir. « Ne t’offusque pas si je ne t’en offre pas », dit Élias après avoir bu une longue gorgée. Il sourit d’un air menaçant. « Je crains que cette liqueur ne te convienne pas. » Il tendit la coupe à Pryrates, qui la prit délicatement du bout des doigts et la reposa sur la table. « Bien », reprit Élias, sur un ton presque raisonnable, « ne pourrions-nous pas éviter des tractations inutiles ? Je veux ma fille et je l’aurai. » Son ton se fit ridiculement plaintif. « N’est-ce pas le droit d’un père qui l’a aimée et élevée ? » Josua inspira profondément. « Les droits que tu peux avoir sont une affaire entre elle et toi. Je ne l’ai pas, et je ne te la livrerais pas contre sa volonté si je l’avais. » Il s’empressa de poursuivre, avant que le roi n’ait pu répondre. « Allons Élias, s’il te plaît ; tu étais mon frère, autrefois. Notre père nous aimait tous les deux, toi plus que moi, mais il aimait ce pays plus encore. Ne vois-tu pas ce que tu es en train de faire ? Je ne parle pas uniquement de cette bataille : Aédon sait bien que ce pays a vu plus d’une guerre. Mais il y a autre chose. Pryrates sait de quoi je parle. C’est lui qui a guidé tes premiers pas sur cette voie, je n’en doute pas ! » Déornoth vit Pryrates se tourner, la surprise lui faisant souffler un long nuage de fumée dans l’air gelé. « S’il te plaît, Élias », poursuivit Josua, la détresse se lisant sur son visage sévère, « renonce à la voie que tu as choisie, renvoie cette épée maudite à ces êtres maléfiques qui veulent empoisonner et toi et Osten Ard… et je remettrai ma vie entre tes mains. Je te ferai ouvrir les portes de Naglimund comme une jeune fille ouvre sa fenêtre à son amant ! Je retournerai chaque pierre du paradis et de la terre pour retrouver Miriamélé ! Débarrasse-toi de cette épée, Élias ! Jette-la ! Ce n’est pas sans raison qu’elle s’appelle Peine ! » Le roi regarda Josua comme assommé. Pryrates, marmonnant, se précipita vers lui, mais Déornoth bondit et l’arrêta. Le prêtre se tortillait comme un serpent pour échapper à son étreinte, et son contact était horrible, mais Déornoth ne lâcha pas prise. « Ne bouge pas ! » siffla-t-il dans l’oreille de Pryrates. « Même si tu me foudroies d’un sort, j’aurai le temps de te tuer avant de mourir ! » Il enfonça doucement sa dague découverte sur le côté de la robe écarlate, juste assez pour presser les chairs. « Cela ne te concerne pas, ni moi non plus ! C’est entre les deux frères ! » Pryrates se calma. Josua était penché en avant, et observait le Roi souverain. Élias écarquillait les yeux, comme s’il avait du mal à voir ce qui se trouvait devant lui. « Elle est si belle, ma Miriamélé », dit-il à moitié pour lui-même. « En elle, je vois parfois sa mère Hylissa ; la pauvre fille, qui est morte ! » Le visage du roi, un instant tordu par un rictus de haine, afficha soudain une profonde confusion. « Comment Josua a-t-il pu laisser faire cela ? Comment a-t-il pu ? Elle était si jeune… » Ses mains blanches se tendirent aveuglément devant lui. Josua réagit trop tard. Au lieu de l’attraper, les doigts longs et froids du roi se posèrent sur le moignon recouvert de cuir qu’était le poignet droit du prince. Ses yeux s’illuminèrent, et son visage devint un masque de rage. « Retourne dans ton trou, traître ! » éructa-t-il alors que Josua écartait son bras. « Menteur ! Menteur ! Je l’abattrai sur tes oreilles ! Je vais t’écraser ! » Le roi exprimait une telle haine que Déornoth recula d’un pas, et laissa Pryrates lui échapper. « Je vais te détruire si complètement », tonna Élias en se tortillant sur son siège alors que Josua marchait vers la porte, « que Dieu Tout-puissant cherchera mille ans et ne pourra même trouver ton âme ! » Le jeune soldat Ostraël fut si terrifié par les visages de Déornoth et du prince qu’il sanglota en silence jusqu’aux murailles de Naglimund. 41. Feu Froid et Pierre Austère Le rêve s’estompa peu à peu, se dispersa comme une brume ; un rêve terrifiant dans lequel il était entouré par une mer verte étouffante. Il n’y avait ni haut ni bas, mais une lumière ambiante sans source et sans obstacles, ainsi qu’une armée d’ombres tranchantes, des requins, qui avaient tous les yeux noirs et sans vie de Pryrates. Tandis que la mer s’effaçait progressivement, Déornoth refit surface, se débattant jusqu’à un vague demi-éveil. Les murs du quartier des gardes étaient éclairés par endroits par la froide lumière de la lune, et le souffle régulier des autres hommes ressemblait au bruit que fait le vent en soufflant à travers les feuilles mortes. Alors que son cœur palpitait encore rapidement dans sa poitrine, Il sentit le sommeil s’emparer de nouveau doucement de lui et reprendre possession de son âme épuisée, l’apaisant de ses doigts de plume, murmurant sans parler dans son oreille. Il commença à glisser, le rêve l’attirant plus graduellement qu’auparavant. Il fut emporté cette fois-ci vers un endroit plus agréable, fait de rosée matinale et du doux soleil de midi : la ferme de son père à Hewenshire, où il avait grandi en travaillant dans les champs avec ses sœurs et son frère aîné. Une partie de lui-même n’avait pas quitté le baraquement : il se savait au neuvième jour de yuven, avant l’aube, mais une autre partie était revenue dans le passé. Il sentit de nouveau le musc de la terre fraîchement retournée, et entendit le craquement patient du sillon sous le soc de la charrue et le chant mesuré des roues du chariot que les bœufs tiraient sur la route de la ville. Le craquement se fit de plus en plus fort, alors même que l’odeur puissante et tourbeuse du labour s’amenuisait. La charrue se rapprochait ; le bruit du chariot le suivait de près. Est-ce que les conducteurs de bœufs s’étaient endormis ? Est-ce que quelqu’un avait laissé les bœufs piétiner librement les champs ? Il ressentit une terreur enfantine. P’pa va être fou de rage : c’était pas moi ? J’étais pas censé les surveiller ? Il savait l’expression qu’aurait son père, connaissait le visage grimaçant de fureur qui n’accepterait aucune excuse, ce visage qui, dans l’esprit du jeune Déornoth, était celui de Dieu envoyant un pécheur en Enfer. Sainte Elysia ! P’pa va sortir le cuir, c’est sûr… Il s’assit d’un bond sur sa paillasse, haletant. Son cœur battait aussi fort qu’après le cauchemar des requins, mais il se calma rapidement, pendant qu’il regardait la pièce autour de lui. Depuis combien de temps es-tu mort, Père ? se demanda-t-il, en essuyant de la main sa sueur déjà froide sur son front. Pourquoi continues-tu de me hanter ? Est-ce que toutes ces années et ces prières… ? Déornoth sentit soudain le doigt glacial de la peur lui parcourir l’échine. Il était éveillé, n’est-ce pas ? Alors pourquoi l’implacable craquement n’avait-il pas disparu en même temps que son rêve ? Il fut sur pied en un instant, hurlant, le spectre de son père oublié déjà. « Debout, les hommes, debout ! Aux armes ! Le siège a commencé ! » Tout en enfilant à la hâte sa cotte de mailles, il parcourut l’alignement de lits de camp, leur donnant de puissants coups de pied pour faire sortir de leur torpeur des esprits encore embrouillés par le sommeil et le vin, tout en hurlant des ordres à ceux que son premier cri avait réveillés. Des cris d’alarme leur parvinrent du corps de garde au-dessus d’eux, puis le chevrotement décousu d’une trompette. Son casque était de travers sur sa tête et son bouclier lui cognait le côté lorsqu’il trotta vers la porte en nouant la ceinture à laquelle était attachée son épée. Il passa la tête à travers les portes des autres pièces du baraquement et vit que leurs occupants étaient également en train de prendre leurs armes. « Ho ! les Naglimundais ! » cria-t-il en levant un poing, tout en tenant sa ceinture de l’autre, « la vraie épreuve est là ! Dieu nous aime ! C’est l’épreuve ! » Il sourit devant le hurlement décousu qui lui répondit, et se dirigea vers les escaliers en redressant son casque. Le toit du corps de garde principal, dans la muraille ouest, semblait étrangement déformé par la lumière de la demi-lune qui dominait le ciel ; les palissades n’étaient terminées que depuis quelques jours, des murs et toits de bois qui protégeraient les défenseurs des flèches. L’endroit grouillait déjà de gardes partiellement vêtus, des silhouettes étrangement rayées de blanc par les pinceaux de lumière qui s’infiltraient à travers les palissades des murailles. Des torches s’illuminèrent le long des remparts, tandis que les archers et les soldats prenaient position. Une autre trompette brailla, comme un coq qui désespérerait de voir jamais arriver l’aube, et amena d’autres soldats dans la cour qu’ils surplombaient. Les plaintes stridentes des roues de bois se firent plus violentes. Déornoth observa la plaine nue qui descendait devant les murailles de la ville, à la recherche de la source de ce bruit : il savait ce que ce serait, mais n’en fut pas moins stupéfait par le spectacle qui s’offrit à ses yeux. « Saint Arbre de Dieu ! » jura-t-il, et il entendit l’homme à côté de lui prononcer les mêmes mots. Les silhouettes qui avançaient vers eux aussi lentement que des géants entravés et se dessinaient peu à peu dans la pénombre qui précédait l’aube étaient celles de six grandes tours de siège, aussi hautes que les puissantes murailles de Naglimund. Entièrement recouvertes de peaux sombres, elles se traînaient en avant comme d’immenses ours à la tête carrée ; les grognements et les hurlements des hommes cachés à l’intérieur qui les poussaient et le crissement des roues aussi hautes que des maisons semblaient être le cri de monstres disparus depuis les Temps Anciens. Déornoth sentit la peur monter en lui d’une façon qui ne lui déplut pas. Le Roi était enfin là, et ses armées étaient à leur porte. Par le Bon Dieu, des chansons raconteraient un jour tout cela, quelle qu’en soit l’issue ! « Gardez vos flèches, imbéciles ! » cria-t-il alors que certains défenseurs tiraient au hasard dans l’obscurité, leurs projectiles retombant loin devant leurs cibles par trop éloignées. « Attendez, attendez ! Ils seront sur vous bien assez tôt ! » Les armées d’Élias, en réponse aux torches qui s’étaient illuminées sur les murailles de Naglimund, firent tonner leurs tambours à travers l’obscurité en un roulement dominateur qui se mua rapidement en un battement à deux temps évoquant les pas d’un titan. Les assiégés firent résonner leurs trompettes de toutes les tours : ce n’était qu’un son faible et ténu face au fracas des tambours, mais il témoignait néanmoins de leur envie farouche de survivre et de résister. Déornoth sentit une main se poser sur son épaule, et détourna la tête pour découvrir deux silhouettes en armes qui se tenaient derrière lui : Isorn sous son heaume d’ours et Einskaldir, qui portait un casque de fer sans autre ornement qu’un bec de métal qui lui recouvrait le nez. Les yeux du Rimmersleute à la barbe noire brûlaient comme deux torches ; d’une main puissante, il écarta aimablement mais fermement le fils de son maître Isgrimnur pour se glisser jusqu’au parapet. Il regarda fixement à travers l’obscurité, et gronda comme un chien dans sa barbe. « Là », grimaça-t-il en montrant du doigt la base des tours de siège, « au pied des grands ours. Les catapultes et le bélier. » Il désigna de nombreux engins de siège, poussés sous la protection des tours. La plus grande partie de ces machines étaient des catapultes, leur long bras puissant dressé en retrait comme des têtes de serpents effrayés. D’autres paraissaient n’être que des boîtes recouvertes de peaux, leur mécanisme étant dissimulé sous leur armure qui allait leur permettre d’avancer jusqu’aux murailles malgré les flèches et les pierres tels des crabes à la dure carapace, pour ensuite effectuer la tache qui leur avait été assignée. « Où est le prince ? » demanda Déornoth, incapable d’arracher son regard des machines qui rampaient vers lui. « Il arrive », répondit Isorn, dressé sur la pointe des pieds pour essayer de voir par-dessus Einskaldir. « Il n’a pas quitté Jarnauga et le maître des archives depuis que vous êtes revenus des pourparlers. J’espère qu’ils nous ont préparé quelque merveilleux stratagème pour nous donner des forces ou saper celles du roi. C’est vrai, Déornoth : regarde-les. » Il indiqua du bras les silhouettes sombres et grouillantes qui composaient les armées du roi. « Ils sont si abominablement nombreux ! » « Par les Blessures d’Aédon ! » gronda Einskaldir qui tourna ses yeux rouges vers Isorn. « Qu’ils viennent ! Nous les dévorerons et recracherons leurs os ! » « Eh bien ! », reprit Déornoth, en espérant avoir réussi à sourire comme il l’escomptait, « avec Dieu, le prince et Einskaldir à nos côtés, qu’avons-nous à craindre ? » Les armées du roi s’avancèrent sur les plaines à la suite des engins de siège, envahissant et noircissant les prés couverts de rosée comme des mouches sur une pomme verte. Les tentes poussèrent partout sur la terre humide comme des champignons anguleux. L’aube vint doucement, tandis que le siège se mettait en place. Le soleil, voilé par les nuages, ne fit disparaître qu’une partie de l’obscurité de la nuit, laissant le monde suspendu dans une faible lumière grise. Les grandes tours de siège, qui étaient restées immobiles comme des sentinelles assoupies durant une heure qui avait paru très longue, se mirent soudain en mouvement. Des soldats allaient et venaient entre les puissantes roues et tiraient sur les cordes tandis que les engins massifs grimpaient lentement et laborieusement la colline. Ils furent enfin à portée de flèche ; les archers décochèrent une imposante bordée en hurlant de joie, comme si l’attache qui leur serrait le cœur s’était détendue avec la corde de leur arc. Après un premier tir hésitant, leur visée se fit plus précise, tuant ou blessant les hommes du roi qui tombaient parfois dans la trajectoire des roues qui les enfonçaient alors dans le sol sans remords. Mais chaque homme casqué et vêtu de bleu qui tombait percé de flèches était aussitôt remplacé par un autre qui tirait à son tour sur la corde. Les tours poursuivirent leur progression vers les murailles sans en être plus affectées. Les archers du roi étaient maintenant assez proches pour tirer à leur tour. Les flèches se mirent à voler dans les deux sens entre le sol et le sommet des murs comme des abeilles affolées. Alors que les engins cliquetaient et craquaient vers les murailles, le soleil perça un instant les nuages ; les remparts étaient déjà tachetés de rouge par endroits, comme sous l’effet d’une bruine. « Déornoth ! » Le visage blanc et sale du soldat brillait comme la pleine lune sous son casque. « Grimstede vous prie de le rejoindre très vite ! Ils ont monté des échelles contre les murailles sous la tour de Dendinis ! » « Par l’Arbre ! » Déornoth serra les dents de frustration et se retourna pour tenter de voir où se trouvait Isorn. Le Rimmersleute avait ramassé l’arc d’un soldat blessé et participait à l’effort général pour empêcher la plus proche des tours de franchir les dernières toises qui la séparaient du mur, en transperçant tous les soldats assez fous pour sortir des flancs protecteurs de la tour immobile et tenter de ramasser les cordes qui flottaient au vent. « Isorn ! » cria Déornoth. « Pendant que nous retenons les tours, ils montent des échelles sur le mur sud-ouest ! » « Vas-y ! » Le fils d’Isgrimnur ne quitta pas la pointe de sa flèche des yeux. « Je viendrai te rejoindre dès que je le pourrai ! » « Mais où est Einskaldir ? » Du coin de l’œil, il pouvait voir le messager impatient qui sautillait d’un pied sur l’autre. « Dieu seul le sait ! » En jurant une fois encore, Déornoth baissa la tête et se mit à courir maladroitement à côté du messager de Sire Grimstede. Il rassembla une demi-douzaine de gardes sur le chemin, des hommes fatigués qui avaient reculé un moment sur le bord de la muraille pour reprendre leur souffle. Lorsqu’il les somma de le suivre, ils secouèrent la tête à regret, mais mirent leur casque et lui emboîtèrent le pas. Déornoth jouissait d’une solide confiance : les soldats étaient nombreux à l’appeler la Main Droite du Prince. Mais Josua n’a pas eu beaucoup de chance avec sa première main droite, pensa amèrement Déornoth tandis qu’il parcourait les remparts dos voûté, en transpirant malgré l’air froid. J’espère qu’il gardera celle-là plus longtemps. Et où est le prince, de toute façon ? Entre toutes les fois où il était important qu’il soit vu… En achevant de tourner autour de l’imposante masse que formait la tour de Dendinis, Déornoth eut la surprise de voir les hommes de Sire Grimstede reculer devant le rouge et le bleu des soldats du baron Godwig de Cellodshire qui envahissaient les remparts. « Pour Josua ! » hurla-t-il en bondissant en avant. Les hommes qui le suivaient reprirent son cri. Ils entrèrent en contact avec les assiégeants dans le fracas du choc des épées, et, durant un moment, repoussèrent les hommes du Cellodshire. L’un d’entre eux tomba du mur en hurlant, et écarta les bras comme si le vent froid pouvait le porter. Tandis que le combat battait son plein, Déornoth arracha une pique à l’étreinte raide d’un corps étendu, et prit un sérieux coup lorsque le bois d’une lance vint le heurter ; puis il repoussa du mur la première des hautes échelles. Un instant plus tard, deux des gardes se joignirent à lui ; ensemble, ils réussirent à l’écarter. Elle partit en arrière sous les cris et les jurons des assiégeants qui y étaient accrochés, leurs bouches ressemblant à des trous noirs et profonds. Durant un instant, elle resta en équilibre entre ciel et terre et perpendiculaire aux deux, puis elle tomba en arrière vers le sol en perdant ses hommes comme un arbre ses fruits. Bientôt, il ne resta plus que deux hommes en rouge et bleu qui ne fussent pas étendus dans leur sang. Les défenseurs repoussèrent les trois dernières échelles, et Grimstede ordonna à ses hommes d’amener l’une des grosses pierres qu’ils n’avaient pas eu le temps de dégager au début de l’assaut : ils la firent verser par-dessus le mur, et elle alla s’écraser sur les échelles empilées, les fendant en éclats et tuant un homme assis à l’endroit où il était retombé, et qui avait regardé la pierre arriver sur lui avec une expression ahurie. L’un des défenseurs, un jeune homme barbu avec lequel Déornoth avait une fois joué aux dés, était étendu par terre, mort, la nuque brisée par un coup de bouclier. Quatre des hommes de Sire Grimstede étaient également tombés, abattus comme des épouvantails brisés au milieu de sept hommes de Cellodshire qui n’avaient pas survécu à l’assaut. Déornoth avait senti un point au côté, et essayait de retrouver son souffle lorsque Grimstede vint le rejoindre en boitant, une déchirure sanglante dans la botte au niveau du mollet. « Ça fait sept ici, et une demi-douzaine du haut de l’échelle », dit le chevalier en regardant avec satisfaction les corps étendus et les dégâts au pied du mur. « C’est pareil tout le long des murailles. Il en perd bien plus que nous, le roi Élias, bien plus que nous. » Déornoth eut la nausée, et son épaule blessée lui donnait l’impression d’avoir été transpercée par un clou. « Le roi a… beaucoup plus d’hommes que nous, répondit-il. Il peut se permettre de les jeter comme des pelures de pomme. » Il savait maintenant qu’il allait vomir, et se tourna vers le mur. « Comme des pelures de pomme… » répéta-t-il ; puis il se pencha par-dessus le parapet, trop malade pour avoir honte. « Lisez-le encore une fois, s’il vous plaît », dit doucement Jarnauga, les yeux fixés sur ses doigts croisés. Le père Strangyeard releva les yeux, sa bouche fatiguée prête à articuler une question. Au lieu de cela, un bruit lourd et discordant venu de l’extérieur amena une expression paniquée sur le visage du prêtre, qui traça rapidement le signe de l’Arbre sur sa poitrine. « Des pierres ! » s’exclama-t-il d’une voix suraiguë. « Ils jettent… ils projettent des pierres par-dessus les murs ! Ne devrions-nous pas… est-ce qu’il n’y a pas… » « Les hommes qui se battent sur les remparts sont en danger aussi », répondit le vieux Rimmersleute, le visage grave. « Nous sommes ici parce que c’est l’endroit où nous sommes le plus utiles. Nos camarades sont partis dans le nord blanc à la recherche d’une épée, malgré des risques terrifiants. La deuxième est déjà dans les mains de notre ennemi, alors même qu’il assiège nos murs. Le peu d’espoir qu’il reste de découvrir ce qui est arrivé à Minneyar, l’épée de Fingil, est entre nos mains. » Son expression s’adoucit lorsque son regard se tourna vers le visage inquiet de Strangyeard. « Les quelques pierres qui franchissent l’enceinte intérieure doivent passer par-dessus la muraille derrière cette pièce. Nous ne risquons pas grand-chose. Maintenant, s’il vous plaît, relisez ce passage. Il y a quelque chose que je n’arrive pas à saisir mais qui semble important. » Le prêtre regarda sa page quelques instants. Alors que la pièce redevenait silencieuse, une vague de hurlements et d’exhortations, assourdie par la distance, entra par la fenêtre comme une nappe de brouillard. La bouche de Strangyeard se tordit. « Lisez », suggéra Jarnauga. Le prêtre s’éclaircit la gorge. « … Ainsi, Jean descendit dans les tunnels qui s’enfonçaient sous le Hayholt, une enfilade de conduits torrides et de passages moites vibrant du souffle de Shurakaï. Sans autre arme qu’une lance et un bouclier, ses bottes même fumant alors qu’il approchait du repaire du dragon, il était, cela ne fait aucun doute, aussi effrayé qu’il ne le serait jamais de toute sa longue vie… » Strangyeard s’interrompit. « À quoi cela nous sert-il, Jarnauga ? » Quelque chose s’écrasa sur le sol non loin de là avec le bruit qu’aurait fait le marteau d’un géant. Strangyeard affecta de l’ignorer stoïquement. « Est-ce que… est-ce que vous voulez que je poursuive ? Que je lise toute la bataille de Jean avec le dragon ? » « Non. » Jarnauga fit un geste de sa main noueuse. « Lisez seulement la fin. » Le prêtre tourna avec précaution plusieurs pages. « … Il arriva donc qu’il rejoignit la lumière, alors qu’il était entré sans espoir de retour. Les quelques hommes qui avaient attendu à l’entrée de la caverne (ce qui était en soi une preuve de grand courage, car qui sait ce qui peut arriver à la porte de l’antre d’un dragon en colère ?) poussèrent d’incroyables exclamations de joie et de stupéfaction : de joie, car ils voyaient Jean de Warinsten sortir vivant de l’antre du dragon ; de stupéfaction devant l’immense patte aux écailles rouges et aux griffes crochues qu’il portait sur son épaule ensanglantée. Alors qu’ils le précédaient sur la route en hurlant, menant son cheval en triomphe à travers les portes d’Erchester ; les gens se penchèrent aux fenêtres et descendirent dans les rues bouche bée. Certains disent que ceux qui avaient été les plus véhéments à prophétiser la mort horrible de Jean et les conséquences qu’auraient pour eux les actes du jeune chevalier étaient maintenant les plus fervents à acclamer son geste héroïque. À mesure que la nouvelle se répandait, les rues se remplissaient de la clameur des habitants qui jetaient des fleurs devant Jean qui chevauchait, Clou-Radieux tendue haut au-dessus de sa tête comme une torche, à travers la ville qui était maintenant sienne… » Strangyeard laissa échapper un long soupir, puis réunit les pages du manuscrit et les rangea dans la boîte en cèdre qu’il avait choisie pour l’abriter. « Une histoire adorable et effrayante, dirais-je, Jarnauga ; et Morgénès… Hummm… oui, il raconte magnifiquement les choses. Mais à quoi cela nous sert-il ? Sans vouloir lui manquer de respect, bien évidemment. » Jarnauga regarda ses doigts et leurs jointures proéminentes, puis fronça les sourcils. « Je ne sais pas. Quelque chose, il y a quelque chose là. Le docteur Morgénès, volontairement ou non, a mis quelque chose là. Par le ciel, les nuages et les pierres ! Je peux presque le toucher ! J’ai l’impression d’être aveugle ! » Une nouvelle vague de bruit leur parvint à travers la fenêtre : des cris violents et inquiets, et le lourd tintement des armures d’une troupe de garde qui traversait précipitamment les communs. « Je ne crois pas que nous ayons tout le temps nécessaire pour réfléchir, Jarnauga », dit enfin Strangyeard. « Moi non plus », répondit le vieil homme, qui se frotta les yeux. Durant tout l’après-midi, la marée des armées du roi Élias vint frapper les collines qu’étaient les murs de Naglimund. La faible lumière du soleil tirait quelques reflets du métal poli tandis que vagues après vagues de soldats casqués et portant cotte de mailles s’agglutinaient sur les échelles pour être impitoyablement repoussées par les défenseurs sur les murailles. Ici et là, les forces du roi perçaient momentanément une brèche dans le mur d’hommes sévères et de pierre austère, mais elles étaient toujours repoussées. Le gros Ordmaer, baron d’Utersall, tint tête à l’une de ces percées durant de longues minutes, et retint à lui seul les soldats qui grimpaient sur l’échelle : il en tua quatre et empêcha les autres de prendre pied sur la muraille jusqu’à l’arrivée de renforts, mais fut lui-même mortellement blessé durant le combat. Ce fut le prince Josua lui-même qui vint à sa rescousse à la tête d’un groupe de gardes, reprit le contrôle du mur et détruisit l’échelle. Naidel, l’épée de Josua, était un rayon de lumière dansant au milieu des feuilles, s’enfonçant dans les corps pour en ressortir aussitôt, faisant un mort d’un vivant alors que ses attaquants maniaient maladroitement de lourdes épées ou des dagues inadéquates. Le prince pleura lorsque le corps d’Ordmaer fut découvert. Le baron et lui ne s’étaient jamais bien entendus, mais la mort d’Ordmaer avait été héroïque, et, dans l’élan de la bataille, sa chute avait soudain paru à Josua représentative de celle de tous les autres : tous les hommes des deux camps armés de piques ou d’arcs ou d’épées qui mourraient sous ces cieux froids et gris. Le prince ordonna que l’imposant corps inerte du baron fût porté en la chapelle du château. Les gardes, jurant en silence, s’exécutèrent. Alors que le soleil rougissant s’enfonçait vers l’horizon, les armées du roi Élias parurent fléchir, se faire plus passives : leurs efforts pour pousser les engins de siège contre les murailles sous le sifflement des flèches commencèrent à manquer de conviction, et les guerriers se mirent à sauter des échelles au moindre signe de résistance sur les remparts. Il était difficile pour des Erkynéens de tuer d’autres Erkynéens, même sur un ordre du Roi souverain. Et cela était plus difficile encore lorsqu’ils se défendaient comme des blaireaux acculés. Lorsque vint le crépuscule, le son d’une trompe lugubre s’éleva depuis les tentes, et les forces d’Élias commencèrent à se replier, en emportant les blessés et une partie des morts, mais en laissant derrière eux les tours de siège recouvertes de peaux et les écrans de la sape qui se dressaient là en attendant l’assaut du lendemain. La trompe sonna une nouvelle fois, et l’on battit tambour, comme pour rappeler aux défenseurs que la grande armée du roi, comme le vert océan, pouvait envoyer ses vagues éternellement. À la fin, semblaient dire les tambours, même le plus acharné des murs s’effondrerait. Les tours de sièges, dressées tels des obélisques solitaires devant les murailles, était un autre symbole du fait qu’Élias reviendrait. Les peaux détrempées qui les protégeaient empêchaient les flèches enflammées de leur faire subir des dégâts, mais Eadgram, le seigneur connétable, y avait réfléchi toute la journée. Après avoir demandé conseil à Jarnauga et à Strangyeard, il avait conçu un plan. Sans bruit, alors que les derniers hommes d’Élias boitillaient encore vers leur campement en bas de la colline, Eadgram fit charger par des hommes des outres remplies d’huile sur les bras des deux petites catapultes de Naglimund. Lorsque les bras furent libérés, les outres d’huile sifflèrent dans les airs par-dessus les murailles pour aller s’écraser sur les manteaux de cuir des tours. Cela fait, il ne restait plus qu’à lâcher quelques flèches enflammées à travers le crépuscule bleuté ; en quelques instants, les quatre grandes tours étaient devenues des torches tourbillonnantes. Il n’y avait rien que les hommes d’Élias pussent faire pour maîtriser l’incendie. Les défenseurs sur les remparts applaudirent et battirent du pied et hurlèrent de joie, épuisés mais réconfortés, alors que la lumière orangée dansait sur les murs. Lorsque le roi Élias chevaucha hors du camp, drapé dans sa grande cape noire comme un homme de l’ombre, les défenseurs le conspuèrent. Lorsqu’il leva son étrange épée grise et hurla comme un fou que la pluie devait tomber pour éteindre les tours enflammées, ils rirent sans vraiment cacher leur malaise. Ce n’est qu’après quelques instants, lorsque le roi eut tourné en rond, sa cape noir corbeau flottant derrière lui dans le vent froid, qu’ils commencèrent à réaliser, à la terrible colère qui habitait sa voix, qu’Élias s’attendait effectivement à voir la pluie tomber sur son ordre, et qu’il était outragé qu’elle ne lui eût point obéi. Le rire se mua en silence craintif. Les défenseurs de Naglimund abandonnèrent un par un leurs réjouissances et descendirent des remparts pour aller soigner leurs blessures. Le siège, après tout, ne faisait que commencer. Ils n’avaient aucun répit en vue, et le repos n’existait pas de ce côté-ci des portes du Paradis. « J’ai encore fait des rêves étranges, Binabik. » Simon s’était avancé pour chevaucher au côté de Qantaqa, quelques toises devant le reste du groupe. L’air était clair mais terriblement froid, en ce sixième jour de leur traversée du Désert Blanc. « Des rêves de quelle sorte ? » Simon réajusta le masque que le troll avait fabriqué pour lui, une bande de cuir dans laquelle il avait taillé une fente, qui atténuait la lumière éblouissante de la neige. « J’ai rêvé de la Tour de l’Ange Vert… ou d’une tour, en tout cas. La nuit dernière, j’ai rêvé qu’elle était couverte de sang. » Binabik plissa les yeux derrière son propre masque, puis montra du doigt une fine bande grise qui s’étendait à l’horizon au pied des montagnes. « Cela, j’en ai la certaineté, est le rebord du Dimmerskog, ou Qilakitsoq, comme l’appelle mon peuple avec propreté : la Forêt-ombre. Nous l’approcherons dans encore un jour ou deux. » Simon observa un instant cette morne bandelette lointaine et sentit la colère monter en lui. « Je me moque de cette maudite forêt, lâcha-t-il d’un ton amer, et j’en ai plus qu’assez de la glace et de la neige et de la glace et de la neige ! Nous allons geler et mourir au milieu de ces horribles étendues désolées ! Qu’est-ce que tu penses de mes rêves ? » Le troll fut ballotté durant quelques instants tandis que Qantaqa bondissait par-dessus une série de petits amoncellements de neige irréguliers. À travers le chant du vent, ils pouvaient entendre Haestan crier quelque chose à quelqu’un. « Je suis déjà plein de regrets », dit Binabik d’un ton régulier, comme s’il adaptait le rythme de ses mots à celui de leur progression. « J’ai passé deux nuits éveillé avec totalité à Naglimund dans la seule pensée des risques que je te faisais prendre en t’emmenant dans ce voyage. Je n’ai aucune compréhension de la signification de tes rêves, et le seul moyen de la découvrir serait de marcher sur la Route des Rêves. » « Ce que nous avions fait dans la maison de Géloé ? » « Mais je n’ai pas assez de confiance en mes pouvoirs non assistés pour le faire ; pas ici, pas maintenant. Tes rêves nous aideraient avec possibilité, mais je ne crois pas sage de marcher sur la Route des Rêves maintenant. Nous sommes donc tous ici, et c’est ce que sera notre destin. La seule chose que je peux dire est que j’ai fait ce qui semblait le mieux. » Simon réfléchit un instant puis poussa un grognement. Nous sommes tous ici. Binabik a raison ; nous sommes tous ici, et bien trop avancés pour faire demi-tour. « Est-ce que Inelu… » Il fit le signe de l’Arbre avec des doigts qui ne tremblaient pas uniquement de froid. « Est-ce que le Roi de l’Orage… est-ce que c’est le Diable ? » demanda-t-il enfin. Binabik fronça lourdement les sourcils. « Le Diable ? L’Ennemi de ton Dieu ? Pourquoi demandes-tu cela ? Tu as entendu les mots de Jarnauga ; tu sais ce qu’est Ineluki. » « Je suppose que oui. » Il frissonna. « C’est juste que…je le vois dans mes rêves. Du moins, je crois que c’est lui. Des yeux rouges ; c’est tout ce que je vois, et tout le reste est noir…. Comme des bûches calcinées dont la partie chaude brille encore. » Le fait de se souvenir suffisait à lui retourner l’estomac. Le troll haussa les épaules, les mains accrochées dans le collier de fourrure de la louve. « Il n’est pas ton Diable, ami Simon. Mais il est maléfique, ou du moins j’ai la pensée que les choses qu’il veut seront maléfiques pour le reste d’entre nous. C’est assez maléfique pour en porter le nom. » « Et… et le dragon ? » ajouta finalement Simon après un instant d’hésitation. Binabik tourna vivement la tête vers lui, lui présentant l’étrange fente qui lui servait de regard. « Le dragon ? » « Celui qui vit dans la montagne. Celui dont je ne sais pas dire le nom. » Binabik explosa de rire, son souffle formant un grand nuage de fumée. « Igjarjuk est son nom ! Fille des Montagnes, tu as des soucis avec incroyable nombre, mon jeune ami ! Des diables ! Des dragons ! » Il attrapa l’une de ses propres larmes sur la pointe de son gant et la lui montra. « Regarde ! Comme si nous avions besoin de faire plus de glace ! » « Mais il y avait un dragon », répondit Simon avec fougue. « Tout le monde le dit ! » « Il y a bien longtemps, Simon. C’est un endroit maudit, mais autant pour son isolation que pour d’autres raisons, à mon avis. Les légendes qanuqes disent qu’un grand ver de glace vivait là, et mon peuple n’y va pas, mais je pense maintenant que c’est avec grande probabilité un repaire de léopards des neiges ou ce genre de créatures. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de danger. Les Hunën, comme nous le savons tous, s’aventurent très loin ces jours-ci. » « Alors vraiment je n’ai pas grand-chose à craindre ? Les idées les plus terribles m’ont envahi l’esprit la nuit. » « Je n’ai pas dit qu’il n’y avait rien à craindre, Simon. Nous devons ne jamais oublier que nous avons des ennemis ; et certains, il semble, sont vraiment très puissants en vérité. » Une autre nuit glaciale dans le Désert Blanc ; un autre feu de camp dans l’obscurité de ces étendues désolées. Simon n’aurait rien aimé plus au monde que de se trouver dans un lit à Naglimund, recouvert par des couvertures, même si la plus sanglante bataille de l’histoire d’Osten Ard faisait rage juste derrière sa porte. Il était certain que si quelqu’un lui offrait en cet instant un endroit chaud et sec pour dormir, il serait capable de mentir ou de tuer ou de manquer de respect au nom d’Usires pour l’obtenir. Il était certain, alors qu’il restait assis enveloppé dans sa couverture de selle à essayer d’empêcher ses dents de claquer, qu’il pouvait sentir ses cils geler sur ses paupières. Des loups hurlaient et gémissaient dans l’infinie obscurité qui s’étendait au-delà de la faible lumière du feu, échangeant de longues conversations complexes et lugubres. Deux nuits plus tôt, lorsque les compagnons avaient commencé à entendre leur plainte, Qantaqa avait passé toute la soirée à tourner nerveusement en rond autour du feu de camp. Elle s’était depuis habituée aux cris nocturnes de ses congénères, et ne répliquait plus que par un gémissement occasionnel. « Pourquoi elle leur r-r-répond pas ? » demanda anxieusement Haestan. Il avait grandi dans les plaines du nord de l’Erkynée et n’aimait pas plus les loups que Sludig, mais avait fini par un peu s’attacher à la monture de Binabik. « Pourquoi elle leur dit pas d’aller tourmenter quelqu’un d’autre ? » « Comme les hommes, les tribus de l’espèce de Qantaqa ne sont pas toutes en paix », répondit Binabik sans réconforter personne. Ce soir, la grande louve faisait réellement de son mieux pour ignorer les hurlements : elle faisait semblant de dormir, mais ses oreilles tendues qui se tournaient en direction des hurlements les plus forts la trahissaient. Le chant des loups, décida Simon en s’enfonçant plus profondément encore dans sa couverture, était le bruit le plus solitaire qu’il eût jamais entendu. Pourquoi suis-je ici ? se demanda-t-il. Pourquoi sommes-nous tous ici ? Nous sommes partis à travers cette horrible neige chercher une épée à laquelle personne n’a même pensé depuis des années. Pendant ce temps, la princesse et tous les autres sont au château et attendent que le roi attaque ! C’est stupide ! Binabik a grandi dans les montagnes, dans la neige ; Grimmric, Haestan et Sludig sont des soldats ; l’Aédon seul sait ce que veulent les Sithis. Mais moi, pourquoi suis-je ici ? C’est stupide ! Les hurlements se calmèrent. Un long index se posa sur la main de Simon, et le fit sursauter. « Tu écoutes les loups, Seoman ? » demanda Jiriki. « Il est difficile de ne p-p-pas les écouter. » « Leurs chants sont si féroces. » Le Sithi secoua la tête. « Ils sont comme vous, les mortels. Ils chantent les endroits où ils sont allés, et ce qu’ils y ont vu et senti. Ils se racontent où court l’élan, et quels couples se sont formés, mais surtout ils hurlent “J’existe ! Je suis là !” » Jiriki sourit, voilant ses yeux en regardant le feu mourant. « Et vous c-c-croyez que c’est… ce que nous m-m-mortels disons ? » « Avec ou sans les mots, répondit le prince. Tu devrais essayer de voir les choses avec nos yeux : pour le Zida’ya, vous semblez souvent être des enfants. Vous voyez que les Sithis à la longue vie ne dorment pas, que nous restons éveillés durant la longue nuit de l’histoire. Vous désirez rester comme des enfants auprès du feu et de vos aînés pour entendre les chants et les histoires, et pour regarder la danse. » Il décrivit les alentours du bras, comme si l’obscurité était peuplée d’une invisible foule en liesse. « Mais c’est impossible, Simon, poursuivit-il aimablement. Vous ne le pouvez pas. Vous n’en avez pas le droit. Votre peuple peut dormir du dernier sommeil, tout comme le nôtre peut marcher et danser sous les étoiles toute la nuit. Il y a peut-être une richesse dans les rêves que vous faites durant votre sommeil que nous Zida’ya ne comprendrons jamais. » Les étoiles suspendues dans le ciel de cristal noir semblaient s’éloigner, s’enfoncer plus profondément dans la vaste nuit. Simon pensa aux Sithis, à une vie qui n’avait pas de fin, et fut incapable de concevoir cela. Gelé jusqu’aux os, et même jusqu’à l’âme, lui semblait-il, il se pencha vers le feu, et ôta ses moufles trempées pour se réchauffer les mains. « Mais les Sithis p-p-peuvent mourir aussi, n’est-ce pas ? » demanda-t-il avec circonspection, en maudissant le froid et ses claquements de dents qui le faisaient bredouiller. Jiriki se pencha en avant, les yeux plissés, et durant un instant réellement effrayant, Simon pensa que le Sithi allait le frapper pour la témérité dont il avait fait preuve. Au lieu de cela, Jiriki prit la main de Simon et la retourna. « Ton anneau », dit-il en observant le symbole ciselé en forme de poisson. « Je ne l’avais pas vu avant. Qui te l’a donné ? » « Mon m-m-maître ; je suppose que c’est ce qu’il était », bafouilla Simon. « Le docteur Morgénès du Hayholt. Il l’a envoyé p-p-pour moi à Binabik. » L’étreinte froide et puissante du prince sithi le mettait mal à l’aise, mais il n’osait retirer sa main. « Alors tu es l’un de ceux de ton espèce qui connaissent le Secret ? » demanda Jiriki en le regardant fixement. La profondeur de ses yeux dorés, teintés de rouille par les reflets du feu, était effrayante. « S-Secret ? N-N-Non ! Non, je ne connais pas de secret ! » Jiriki l’observa encore un moment, en le retenant de son regard aussi sûrement que s’il avait tenu la tête de Simon entre ses deux mains. « Alors pourquoi t’aurait-il donné la bague », demanda Jiriki en se parlant surtout à lui-même. Il secoua la tête et relâcha la main de Simon. « Et je t’ai moi-même donné une Flèche Blanche ! Les ancêtres ont vraiment tissé pour nous une route bien étrange ! » Il se retourna pour regarder le feu et ne répondit plus à aucune des questions de Simon. Des secrets ! pensa Simon, furieux, et encore des secrets ! Binabik en a. Morgénès en avait, et les Sithis en sont pleins ! Je ne veux pas connaître d’autres secrets ! Pourquoi ai-je été choisi pour une telle punition ? Pourquoi est-ce que tout le monde m’impose ses terribles secrets ? ! Il pleura en silence durant un moment en frissonnant, les genoux serrés contre son corps, en appelant de ses vœux des choses impossibles. Ils atteignirent les limites orientales du Dimmerskog dans l’après-midi du lendemain. Bien que la forêt fût recouverte d’un épais manteau de neige, elle ressemblait néanmoins au nom que Binabik lui avait donné : c’était un endroit habité par les ombres. Le petit groupe ne s’aventura pas sous ses branches, et ne se serait pas plus approché même si son chemin s’y était dirigé, tant l’atmosphère de la forêt semblait de mauvais augure. Les arbres, malgré leur taille, et certains étaient réellement immenses, paraissaient courtauds et difformes, comme s’ils pliaient sous le terrible poids de leurs branches couvertes d’épines et de neige. Les espaces entre les troncs tordus ressemblaient à des tunnels tortueux creusés par une gigantesque taupe saoule, et paraissaient s’enfoncer vers des profondeurs dangereuses et secrètes. Passant dans un silence presque complet, les sabots de son cheval faisaient délicatement craquer la neige, Simon imagina entrer dans l’un des tunnels béants aux piliers d’écorce et à la toiture blanche du Dimmerskog, pour arriver enfin au… Qui pouvait savoir ? Peut-être au cœur sombre et maléfique de la forêt, un endroit où les arbres respiraient ensemble et se faisaient passer des rumeurs sans fin en les transmettant de branche en branche ou en laissant l’exhalaison maléfique du vent les porter entre les épines et les feuilles gelées. Ils campèrent cette nuit encore à découvert, bien que le Dimmerskog fut encore tapi à une courte distance tel un animal endormi. Aucun d’entre eux ne voulait passer la nuit sous ses branches, ce que refusait tout particulièrement Sludig, qui avait grandi en entendant les histoires qui parlaient des choses horribles qui hantaient les pâles couloirs de la forêt. Les Sithis semblaient ne pas s’en inquiéter, mais Jiriki passa une partie de la soirée à huiler sa noire épée de bois-sorcier. Le groupe se blottit une fois encore autour d’un feu, et le vent d’est siffla autour d’eux toute la soirée, faisant s’envoler en grandes bourrasques la neige poudreuse et batifolant dans les cimes des plus hauts arbres du Dimmerskog. Lorsqu’ils s’étendirent pour dormir, ce fut au son des craquements de la forêt et du frottement ininterrompu des branches que le vent jetait les unes contre les autres. Les deux journées de lente chevauchée qui suivirent leur permirent de dépasser la forêt et de traverser les dernières étendues désertes et gelées qui les séparaient des contreforts des montagnes. Le paysage était désolé et la lumière faisait briller la couche neigeuse au point que Simon avait mal à la tête de toujours plisser les yeux, mais le temps semblait un peu plus clément. La neige tombait toujours, mais le vent perçant ne traversait plus la cape et le manteau comme il le faisait précédemment dans l’immense vallée. « Regardez ! » cria Sludig, en montrant du doigt le flanc pentu des contreforts. Tout d’abord, Simon ne vit rien d’autre que la neige omniprésente qui couvrait les rochers et les arbres. Puis, lorsqu’il regarda plus à l’est, il distingua un mouvement. Deux silhouettes à la forme étrange, à moins qu’elles ne fussent quatre, bizarrement emmêlées, se dessinaient sur la ligne de faîte de la colline à une portée de flèche d’eux. « Des loups ? » demanda-t-il nerveusement. Binabik s’écarta du groupe de quelques toises puis porta ses mains gantées aux côtés de sa bouche. « Yah aqonik mij-ayah nu tutusiq, henimaatuq ? » cria-t-il. Ses mots générèrent un écho puis s’éteignirent dans les collines enneigées. « En vérité, je ne devrais pas crier », murmura-t-il à un Simon stupéfait. « Très haut, cela crée des glissements de neige avec probabilité. » « Mais à qui… ? » « Chhhut ! » Binabik lui fit signe de se taire. Un instant plus tard, les deux formes se rapprochèrent un peu des compagnons. Simon put alors voir qu’il s’agissait de deux petits hommes chevauchant des béliers hirsutes aux cornes tordues. Des trolls ! L’un d’entre eux cria. Binabik, après avoir écouté attentivement, se retourna vers ses compagnons avec un grand sourire. « Ils ont le désir de savoir où nous allons, et si ce n’est pas un Rimmersleute mangeur de chair dans nos rangs, et s’il est notre prisonnier ? » « Que le diable les emporte ! » gronda Sludig. Le sourire de Binabik s’élargit, et il se retourna vers la colline. « Binbiniqegabenik ea sikka ! » s’exclama-t-il. « Uc sikkan mohinaq da Yijarjuk ! » Les deux visages ronds entourés de fourrures les regardèrent un moment sans réagir, comme des chouettes surprises par le soleil. Un instant plus tard, l’un frappa sa poitrine avec la main tandis que l’autre faisait tourner sa main en un large cercle ; puis ils firent faire volte-face à leurs montures et remontèrent la pente dans un nuage de neige poudreuse. « Qu’est-ce que c’est que tout ça ? » demanda Sludig, agacé. Le sourire de Binabik parut contrit. « Je leur ai dit que nous allions à Urmsheim, expliqua-t-il. L’un a fait le signe qui protège du mal, et l’autre a lancé un charme contre les fous. » Lorsqu’ils eurent atteint le sommet des collines, les compagnons montèrent le camp dans un vallon rocheux creusé dans l’ourlet du manteau d’Urmsheim. « C’est ici que nous allons laisser les chevaux et les choses que nous n’avons pas besoin de porter », dit Binabik en inspectant le site abrité. Jiriki rejoignit en quelques enjambées le bord du vallon et se pencha en arrière pour regarder le sommet escarpé et enneigé d’Urmsheim, que teintait de rose sur son flanc ouest le soleil couchant. Le vent souleva sa cape et fit voler ses cheveux autour de son visage comme des volutes de nuages couleur lavande. « Il s’est passé bien longtemps depuis que j’ai vu cet endroit », dit-il. « Vous avez déjà escaladé cette montagne ? » demanda Simon, en se débattant avec la boucle de la sangle de son cheval. « Je n’ai jamais vu l’autre versant de ce pic », répondit le Sithi. « Ce sera quelque chose de nouveau pour moi : voir l’est du territoire du Hikeda’ya. » « Les Norns ? » « Tout ce qui se trouve au nord des montagnes leur fut cédé il y a très longtemps, au moment de la Séparation. » Jiriki redescendit dans le ravin. « Ki’ushapo, toi et Sijandi devez préparer un abri pour les chevaux. Tu vois, la broussaille pousse à l’abri des roches, par ici. Ce sera peut-être utile si le foin vient à manquer. » Il se mit à parler sithi, et An’naï et les deux autres commencèrent à installer un campement plus permanent que tout ce que le groupe avait connu depuis qu’ils avaient quitté le pavillon de chasse. « Tiens, Simon, regarde ce que j’ai apporté ! » cria Binabik. Le garçon dépassa les trois soldats, qui débitaient les petits arbres qu’ils venaient d’abattre. Le troll était accroupi sur le sol et déballait des paquets recouverts de toile huilée qu’il avait sortis de son sac de selle. « Le forgeron de Naglimund a pensé que j’étais aussi fou que je suis petit », dit Binabik en souriant alors que Simon approchait. « Mais il a réalisé pour moi les choses que j’ai demandées. » Une fois les lacets défaits, les poches dégorgèrent toutes sortes d’objets étranges : des plaques de métal couvertes de pointes et équipées de sangles et de boucles, des marteaux bizarres à la tête effilée, et des harnais qui semblaient faits pour de tous petits chevaux. « Qu’est-ce que c’est que tout ça ? » « Une nécessité pour charmer et séduire la montagne », dit Binabik avec un sourire satisfait. « Même nous Qanucs, avec toute notre agilité pédestrienne, ne grimpons pas vers les plus hauts sommets sans préparation. Tu vois, celui-là se met sous les bottes », il montra les plaques de pointes, « et ceux-là sont des marteaux à glace, très utiles avec certaineté. Sludig en aura déjà vu, sans aucun doute. » « Et les harnais ? » « Pour que nous puissions nous attacher ensemble. Ainsi, si la neige fondue souffle, ou si nous sommes sur les neiges-dragons ou sur la glace trop fine, quand l’un de nous tombera, les autres pourront supporter son poids. Si nous avions eu du temps avec suffisance, j’aurais fait préparer un harnais pour Qantaqa. Elle va être fâchée de rester derrière, et notre séparation sera douloureuse. » Le troll se mit à chantonner un air calme en huilant et polissant l’équipement. Simon observa silencieusement les instruments de Binabik. Sans plus y réfléchir, il avait pensé qu’escalader une montagne serait quelque chose comme de monter les escaliers de la Tour de l’Ange Vert : une forte pente, mais rien de plus qu’une marche difficile. Mais on lui parlait maintenant de gens qui tombaient, et de glace fine… « Ho, le gars Simon ! » C’était Grimmric. « Viens te rend’ utile. Ramasse un peu de bois. On va s’faire une dernière bonne flambée avant d’aller s’tuer sur la montagne. » La tour blanche envahit de nouveau ses rêves cette nuit-là. Il s’accrochait désespérément à ses flancs rendus glissants par le sang tandis que des loups hurlaient au pied de la tour et qu’une forme sombre aux yeux rouges faisait sonner de sinistres cloches au-dessus de lui. Le tavernier releva les yeux et ouvrit la bouche pour parler, puis s’interrompit. Il cligna des yeux et déglutit, comme une grenouille. L’étranger était un moine, en robe et capuche noires, son vêtement taché par endroits de la boue de la route. Mais c’était sa taille qui l’avait surpris : il était assez grand, et surtout aussi large qu’une barrique ; assez imposant pour que la taverne, qui n’était déjà pas très lumineuse, se fût assombrie de façon perceptible lorsqu’il eut poussé la porte. « Je… je suis désolé, mon Père », dit le tavernier avec un sourire mielleux. Il avait devant lui un homme du Dieu Aédonite qui semblait capable de presser quelqu’un pour en extirper tout le péché s’il en éprouvait l’envie. « Que demandiez-vous ? » « J’ai dit que j’avais visité toutes les tavernes de toutes les rues du quartier des quais et que je n’avais pas eu de chance. J’ai mal au dos. Donne-moi une chope de ta meilleure bière. » Il avança lourdement jusqu’à une table et abaissa sa puissante masse sur un banc. « Cette maudite Abainguéate a plus de tavernes qu’elle a de rues. » Son accent était celui d’un Rimmersleute, remarqua le tavernier. Cela expliquait la peau rose et à vif de son visage : le tavernier avait entendu dire que les hommes de Rimmersgard avaient une barbe si épaisse qu’ils devaient se raser trois fois par jour, dans le cas très rare de ceux qui ne la laissaient pas pousser. « Notre ville est un port, mon Père », dit-il en déposant une solide chope devant le moine renfrogné et hirsute. « Et, avec tout ce qui se passe ces temps-ci », il haussa les épaules et fit une grimace, « eh bien ! il y a beaucoup d’étrangers qui veulent des chambres. » Le moine essuya la mousse de sa lèvre supérieure et fronça les sourcils. « Je sais. Quelle honte ! Pauvre Lluth… » Le tavernier regarda nerveusement autour de lui, mais les soldats erkynéens assis dans le coin ne s’intéressaient pas à eux. « Vous disiez que vous n’aviez pas eu de chance, mon Père », dit-il en changeant de sujet. « Puis-je vous demander ce que vous cherchez ? » « Un moine », grogna le grand homme, « un frère moine, en fait, et un jeune garçon. J’ai fouillé tous les quais dans leur moindre recoin. » Le tavernier sourit en polissant une chope de métal dans son tablier. « Et vous êtes venu ici en dernier ? Pardonnez-moi, mon Père, mais je crois que votre Dieu a jugé utile de vous éprouver. » Le gros homme gronda puis releva ses yeux de sa bière. « Que veux-tu dire ? » « Eh bien ! qu’ils étaient ici, si ce sont bien les mêmes. » Son sourire satisfait se gela sur son visage lorsque le moine se leva d’un bond. Son visage rougi ne se trouvait plus qu’à quelques pouces de celui du tavernier. « Quand ? » « Il y a d-deux, trois jours… Je ne suis pas sûr… » « Tu n’es pas sûr », demanda le moine d’un ton menaçant, « ou tu veux simplement de l’argent ? » Il tapota sa robe. Le tavernier ne savait pas si cet étrange homme de Dieu cherchait une bourse ou un couteau ; de toute façon, il n’avait jamais fait confiance aux disciples d’Usires, et le fait de vivre dans la ville la plus cosmopolite d’Hernystir n’avait pas relevé l’opinion qu’il avait d’eux. « Oh ! non, mon Père, vraiment ! Ils… ils étaient là il y a quelques jours. Ils cherchaient un bateau qui descendrait la côte vers Perdruin. Le moine est un petit homme, chauve ? Le garçon a le visage fin et les yeux noirs ? Ils étaient là. » « Que leur as-tu dit ? » « D’aller voir le vieux Gealsgiath là-bas, au Eirgid Ramh ; c’est la taverne avec une rame peinte sur la porte, au bout des terres ! » L’angoisse le fit taire lorsque les mains puissantes du moine se refermèrent sur ses épaules. Le tavernier, qui était assez fort, se trouva aussi fermement maintenu qu’un enfant. Un instant plus tard, il chancelait, sous le coup d’une accolade qui lui avait écrasé les côtes, et cherchait encore à reprendre son souffle lorsque le moine lui enfonça un Imperator d’or dans la main. « Que le miséricordieux Usires bénisse ton auberge, Hernystiri ! » beugla le grand homme, qui fit se retourner les passants dans la rue. « C’est la première fois que j’ai de la chance depuis que j’ai commencé cette maudite quête ! » Il passa la porte comme un homme qui fuit une maison en flammes. Le tavernier inspira longuement, et serra la pièce d’or, encore chaude d’être restée serrée dans la grosse patte du moine. « Ils sont fous comme la lune, ces Aédonites », se dit-il. « Je suis touché. » Elle resta debout devant le parapet et regarda Abainguéate s’éloigner, s’enfoncer dans le brouillard. Le vent ébouriffait ses cheveux noirs et courts. « Frère Cadrach, l’appela-t-elle. Venez voir. Y a-t-il rien de plus glorieux ? » Elle tendit la main en direction de la bande d’océan vert qui les séparait du rivage embrumé et allait grandissante. Des mouettes tournaient et piaillaient au-dessus de l’écume du sillage du bateau. Le moine lui fit signe d’une main molle depuis l’endroit où il était accroupi, à côté d’une cargaison de tonneaux solidement arrimés. « Profites-en, Malachias. Je n’ai jamais vraiment apprécié la mer, Dieu le sait, et je ne crois pas que ce soit ce voyage qui me fera changer d’avis. » Il essuya les embruns, ou la sueur, de son front. Cadrach n’avait pas touché une goutte de vin depuis qu’ils avaient mis le pied sur ce bateau. Miriamélé releva les yeux et vit deux marins Hernystiris qui l’observaient bizarrement depuis la proue. Elle baissa la tête et traversa le pont pour aller s’asseoir à côté du moine. « Pourquoi êtes-vous venu avec moi ? » demanda-t-elle après un moment. « C’est quelque chose que je ne comprends toujours pas. » Le moine ne releva pas la tête. « Je suis venu parce que cette dame m’a payé. » Miriamélé mit sa capuche. « Il n’y a rien de mieux que l’océan pour vous rappeler ce qui est vraiment important », dit-elle doucement ; puis elle sourit. Cadrach lui sourit faiblement en retour. « Ah ! par notre bon Seigneur, c’est tout à fait vrai, grommela-t-il. Cela me rappelle que la vie est douce, que la mer est traître, et que je suis un fou. » Miriamélé acquiesça solennellement, en regardant les voiles qui gonflaient. « Ce sont des choses dont il faut toujours se souvenir », dit-elle. 42. Sous l’Arbre d’Udun « On ne peut pas aller plus vite, Élias », grommela Guthwulf. « C’est impossible. Naglimund est une sacrée coquille… vous saviez qu’elle serait dure à briser… » Il pouvait s’entendre bafouiller ; il lui avait fallu se saouler pour être simplement capable de faire face à son vieux compagnon. Le marquis d’Utanyéate ne se sentait plus à l’aise en présence du roi, et encore moins lorsqu’il devait lui annoncer de mauvaises nouvelles. « Tu as eu deux semaines. Je t’ai fourni tout ce dont tu avais besoin : des troupes, des engins de siège… tout ! » Le roi grimaça en plissant le front. Il semblait épuisé et maladif, et n’avait pas encore regardé Guthwulf dans les yeux. « Je ne peux pas attendre plus longtemps. Demain est la veille du solstice d’été ! » « Quelle différence cela fait-il ? » Guthwulf, frissonnant et indisposé, se tourna et cracha le morceau de citrile qu’il avait longuement mâché. La tente du roi était aussi froide et humide que le fond d’un puits. « Personne n’a jamais pris l’une des grandes forteresses en deux semaines, sauf par traîtrise, même lorsqu’elles étaient mal défendues ; et ces Naglimundais se défendent comme des animaux acculés. Soyez patient, votre Altesse ; nous n’avons besoin que de patience. Nous pouvons les affamer en quelques mois. » « Des mois ! » Le rire d’Élias sonnait creux. « Des mois, me dit-il, Pryrates ! » Le prêtre rouge répondit par un sourire squelettique. Le rire du roi cessa soudain, et il baissa son menton jusqu’à presque toucher le pommeau de la longue épée grise qu’il serrait entre ses genoux. Il y avait quelque chose dans cette épée que Guthwulf n’aimait pas, bien qu’il sût qu’il était ridicule d’avoir de telles pensées au sujet d’un simple objet. Pourtant, l’épée était ces jours-ci à ses côtés où qu’il allât, comme s’il se fût agi de son chien favori. « C’est aujourd’hui ta dernière chance, Utanyéate. » La voix du roi était épaisse et lourde. « Il faut que la porte soit ouverte aujourd’hui. Sinon, je devrai… prendre d’autres dispositions. » Guthwulf se leva en chancelant. « Tu es fou, Élias ? Tu es fou ? Comment pourrait-on… Les sapeurs sont à peine à mi-chemin… » Guthwulf s’interrompit, pris de vertige. Il se demanda s’il n’était pas allé trop loin. « Pourquoi devrions-nous nous inquiéter du fait que demain soit la veille de la mi-été ? » Il mit de nouveau un genou à terre, implorant. « Parle-moi, Élias. » Le marquis avait craint une réponse explosive d’un roi furieux, mais il avait également espéré, au plus profond de lui-même, un léger sursaut de leur ancienne amitié. Il n’obtint ni l’un ni l’autre. « Tu ne peux pas comprendre, Utanyéate », répondit Élias, ses yeux cernés de rouge fixés sur la paroi de la tente ou perdus dans le lointain. « J’ai… d’autres obligations. Demain, tout sera différent. » Simon s’était imaginé avoir acquis une certaine connaissance de l’hiver. Après la traversée des étendues désolées du Désert Blanc, ces journées infinies de vent, de neige et d’yeux brûlants, il avait été certain que l’hiver n’avait plus rien à lui montrer. Après quelques jours sur Urmsheim, il fut confondu par l’ingénuité dont il avait fait preuve. Ils parcouraient les étroits chemins glacés en une longue file encordée, en enfonçant soigneusement la pointe du pied puis le talon dans le sol avant chaque pas. Parfois, les bourrasques les poussaient avec une telle force qu’ils devaient se pelotonner contre le flanc glacé d’Urmsheim et se cramponner jusqu’à ce que le vent retombât. La marche elle-même était traîtresse : Simon, qui se pensait bon grimpeur lorsqu’il était le maître des hauteurs du Hayholt, passait maintenant son temps à glisser et à se rattraper sur des passages larges d’à peine deux coudées entre paroi et précipice, uniquement séparés du sol lointain par un nuage tourbillonnant de neige poudreuse. Regarder du haut de la Tour de l’Ange Vert, qu’il avait un temps prise pour le sommet du monde, lui paraissait maintenant aussi puéril et réconfortant que de rester debout sur un tabouret dans les cuisines du château. Depuis la piste, il pouvait voir le sommet des autres pics, et les nuages qui tourbillonnaient autour. Tout le nord-est d’Osten Ard s’étendait sous ses yeux, mais à une telle distance qu’il préféra détourner son regard. Il ne fallait pas regarder vers le bas depuis de telles hauteurs. Cela faisait battre son cœur et lui coupait le souffle. Simon regretta de tout son cœur n’être pas resté derrière, mais son seul espoir de retour était maintenant de continuer de grimper. Il pria souvent, en espérant que le fait d’être parvenu à une telle hauteur aiderait ses mots à atteindre le Paradis plus vite. L’altitude nauséeuse et le peu de confiance qui lui restait et allait s’amenuisant suffisaient à le terrifier, mais Simon était également relié par la corde qui tournait autour de sa ceinture à tous les autres membres du groupe, sauf les Sithis qui ne s’étaient pas encordés. Il ne devait donc pas uniquement s’inquiéter de ses propres erreurs : un faux pas de n’importe lequel de ses compagnons pouvait tous les entraîner comme un filet de pêche lesté et les projeter vers les profondeurs vertigineuses et infinies. Leur progression était incroyablement lente, mais Simon aurait été le dernier à s’en plaindre. Mais les leçons de la montagne n’étaient pas toutes aussi cruelles. Bien que l’air fut si raréfié et glacé qu’il avait parfois l’impression qu’une inspiration de plus risquait de le changer en statue de pierre, le froid même de l’air apportait avec lui une étrange exaltation, une sensation de liberté et d’insubstantialité qui lui donnait l’impression qu’un vent surprenant soufflait à l’intérieur de lui. Le flanc glacé de la montagne était lui-même une chose d’une extraordinaire beauté. Simon n’avait jamais rêvé que la glace pût avoir des couleurs ; la variété insipide qu’il connaissait, celle qui ornait les toits du Hayholt à Aédontide et posait son linceul sur les puits en jonoevre était aussi transparente que le diamant, ou d’un blanc laiteux. Par contre, l’armure de glace d’Urmsheim, lustrée, tordue et déformée par le vent et le soleil apparemment si distant, était une forêt irréelle de couleurs et de formes étranges. De grandes tours de glace, parcourues de veines vert émeraude et violettes s’étiraient au-dessus de leurs têtes. Ailleurs, les collines de glace s’étaient fendues et éparpillées en débris cristallins : les blocs aux bords brisés, semblables à des pierres précieuses, gravés en un bleu orageux, s’émiettaient en une mosaïque confuse qui faisait penser à des pierres abandonnées par un architecte géant. En un endroit, les squelettes noircis de deux arbres gelés et morts depuis bien longtemps se dressaient comme des sentinelles abandonnées au bord de la crevasse emplie de brume blanche. La feuille de glace qui se tendait entre eux avait fondu sous l’effet du soleil au point de devenir aussi fine qu’un parchemin ; les arbres momifiés ressemblaient aux portes du Paradis, la feuille de glace entre eux un éventail chatoyant et évanescent qui brisait la lumière en un arc-en-ciel scintillant de lumière couleur rubis et nectarine, en des tourbillons d’or et de lavande et de rose pâle auprès desquels, Simon en était certain, les célèbres vitraux du Sancellan Aedonitis paraîtraient aussi mornes que de la cire fondue dans l’eau d’un bassin. Mais alors que sa peau brillante envoûtait les yeux, le cœur froid de la montagne projetait de se débarrasser de ses visiteurs indésirables. Dans la fin de l’après-midi du premier jour, alors que Simon et ses camarades commençaient à s’habituer au pas étrange et calculé que leur imposaient les semelles à pointes de Binabik (les Sithis méprisaient de tels ustensiles, mais grimpaient néanmoins aussi lentement et précautionneusement que les autres), les ténèbres envahirent le ciel aussi soudainement et complètement que de l’encre jetée sur un buvard. « Couchez-vous ! » cria Binabik alors même que Simon et les deux soldats erkynéens regardaient avec curiosité l’endroit où le soleil se trouvait encore suspendu dans les cieux quelques instants auparavant. Derrière Haestan et Grimmric, Sludig avait déjà plongé vers la neige durcie. « Couchez-vous au sol ! » hurla le troll. Haestan tira Simon vers le bas. Alors qu’il se demandait si Binabik avait aperçu quelque chose de dangereux un peu plus loin sur le chemin, et ce que faisaient alors les Sithis, puisqu’ils avaient disparu au-delà du point où le chemin tournait autour du flanc sud-est d’Urmsheim, Simon entendit le cri du vent, qui n’avait été durant des heures qu’un sifflement doux et régulier, devenir soudain un hurlement déchirant. Il sentit une secousse, puis une violente poussée, et enfonça ses doigts dans la croûte gelée sous la neige poudreuse qui la recouvrait. Un instant plus tard, un coup de tonnerre claqua violemment dans ses deux oreilles. Alors que l’écho du premier coup résonnait encore dans la vallée en contrebas, un deuxième le secoua comme Qantaqa l’eût fait avec un rat. Il gémit et se cramponna contre le sol tandis que le vent l’attirait de ses doigts crochus, et le tonnerre claqua encore et encore, la montagne qu’ils escaladaient devenant l’enclume d’un forgeron terrible et gargantuesque. La tempête s’arrêta aussi soudainement qu’elle avait débuté. Simon resta tapi de longs moments après que le hurlement du vent se fut tu, le front appuyé sur le sol gelé. Lorsqu’il s’assit enfin, les oreilles bourdonnantes, le soleil blanc réapparaissait derrière la masse de nuages d’encre. Derrière lui, Haestan était assis comme un enfant abasourdi, du sang lui coulant du nez et la barbe pleine de neige. « Par l’Aédon ! » jura-t-il. « Par l’Aédon souffrant et saignant et affligé et par Dieu le plus Haut ! » Il s’essuya le nez d’un revers de main et observa bêtement la trace rouge qu’il avait laissée sur son gant. « Qu’est… ? » « C’est une grande chance que nous nous soyons trouvés sur une partie large du chemin », dit Binabik en se relevant. Bien qu’il fût lui aussi recouvert de neige, il semblait presque joyeux. « Ici les orages sont rapides. » « Rapides… » marmonna Simon en baissant les yeux. Il avait enfoncé les piques de sa botte gauche dans celle de droite au niveau de la cheville, et à la façon dont sa jambe le lançait, il pouvait dire qu’il saignait. Peu après, la silhouette fine de Jiriki apparut dans le virage au bout du chemin. « Avez-vous perdu quelqu’un ? » cria-t-il. Lorsque Binabik lui répondit qu’ils étaient tous saufs, le Sithi fit un petit salut moqueur et disparut de nouveau. « Je ne vois pas de neige sur lui », fit remarquer Sludig d’un ton amer. « Les tempêtes des montagnes se déplacent vite, répondit le troll, mais les Sithis aussi. » Les sept voyageurs passèrent la première nuit ensemble contre le fond d’une petite cave de glace sur la face est de la montagne, à tout juste cinq ou six coudées du rebord de la noire abysse. Tandis qu’il frissonnait assis dans le froid pénétrant, réconforté mais pas réchauffé par les chants paisibles de Jiriki et d’An’naï, il se souvint de quelque chose que lui avait un jour dit Morgénès dans la douceur d’un après-midi tranquille, alors que Simon s’était plaint de vivre dans les quartiers surpeuplés et exigus des domestiques. « Ne fais pas ta maison quelque part, lui avait dit le vieil homme, trop paresseux dans la chaleur du printemps pour faire plus que lever un doigt. Fais-la a l’intérieur de ta tête. Tu trouveras tout ce dont tu auras besoin pour la meubler : des souvenirs, des amis auxquels tu peux faire confiance, l’amour de la connaissance, et d’autres choses du même genre, avait grimacé Morgénès. Ainsi tu l’emmèneras avec toi dans tous tes voyages. Ta maison ne te manquera jamais ; à moins, bien sûr, que tu ne perdes la tête… » Il n’était toujours pas certain de ce qu’avait voulu dire le docteur ; et plus que tout, il désirait trouver un nouvel endroit qu’il considérerait comme sa maison. La chambre dépouillée du père Strangyeard à Naglimund avait commencé à y ressembler en à peine une semaine. Pourtant, il y avait quelque chose de romantique dans l’idée de vivre libre sur la route, de faire sa maison là où on s’arrêtait, comme les marchands de chevaux Hyrkas. Mais il se sentait prêt pour d’autres choses. Il lui sembla soudain qu’il voyageait depuis des années. Mais combien de temps cela faisait-il, en fait ? Lorsqu’il compta les changements de lune, avec l’aide de Binabik lorsqu’il avait du mal à se souvenir, il fut abasourdi de découvrir que cela faisait… moins de deux mois ! Incroyable, mais vrai : le troll confirma que les trois premières semaines de yuven étaient passées, alors que Simon savait que son voyage avait débuté lors de la funeste Nuit des Pierres, durant les dernières heures d’avrel. Combien le monde avait changé en sept semaines ! Et, ajouta-t-il pour lui-même d’un ton déprimé en glissant doucement dans le sommeil, presque uniquement en mal. En fin de matinée, le groupe escaladait un imposant bloc de glace qui avait glissé des hauteurs de la montagne pour aller reposer en travers du chemin comme un immense paquet abandonné, lorsque Urmsheim frappa de nouveau. Dans un grincement horrifiant, un long morceau du bloc de glace se fendit en passant du bleu gris au blanc et se détacha, glissant sous les pieds de Grimmric pour plonger et aller se fracasser bien plus bas, sur le flanc de la montagne. L’Erkynéen n’eut que le temps de pousser un cri de surprise ; un instant plus tard, il dégringolait dans la déchirure que le bloc de glace avait laissée derrière lui. Avant d’avoir le temps de penser, Simon se sentit tiré en avant par la chute de Grimmric. Il bascula, tendant la main pour tenter désespérément de se raccrocher au mur de glace ; la crevasse noire plongea vers lui. Horrifié et impuissant, il vit une courte épaisseur de vide à travers la fissure, puis au-delà la vague silhouette des rochers une demi-lieue plus bas. Il hurla et se sentit glisser, ses doigts cherchant en vain une prise sur la surface lisse. Binabik menait la cordée, et son expérience et sa rapidité l’avaient fait plonger en avant dès qu’il avait entendu la glace craquer ; il s’était laissé tomber face contre terre, une main agrippée à la glace, et avait planté son marteau et ses pointes aussi profondément qu’il avait pu. La puissante main d’Haestan avait attrapé la ceinture de Simon, mais même toute la masse du soldat barbu ne suffisait pas à arrêter leur glissade inexorable. Le poids de Grimmric les entraînait, alors même qu’il hurlait piteusement de sous le bord de la crevasse et se balançait d’un côté à l’autre, suspendu par la corde au-dessus du vide dans lequel tourbillonnait la neige. En fin de cordée, Sludig s’ancra dans le sol, interrompant temporairement le mouvement de Simon et d’Haestan, et appela anxieusement les Sithis. An’naï et le prince Jiriki se précipitèrent. Ils couraient aussi légèrement sur la surface poudreuse que des lièvres des neiges. Ils enfoncèrent rapidement leurs propres haches dans la glace et y nouèrent l’extrémité de la corde de Binabik en quelques nœuds rapides. Le troll, libéré, fit le tour de la crevasse avec les deux Sithis pour aller aider Sludig. Simon sentit la pression sur sa ceinture se renforcer, et vit la crevasse s’éloigner lentement. Il glissait vers le haut. Il n’allait pas mourir ! ou, du moins, pas maintenant. Lorsqu’il eut repris pied, il se pencha pour ramasser l’un de ses gants et sentit sa tête le marteler. Tout le groupe tirant maintenant sur la corde, ils purent enfin remonter Grimmric, qui était inconscient, le visage gris sous sa capuche. Ils le firent passer à travers la glace, puis le reposèrent en un endroit sûr. Lorsqu’il fut ranimé, il se passa de longues minutes avant qu’il ne pût reconnaître ses compagnons, et il tremblait comme sous l’effet d’une fièvre mortelle. Sludig et Haestan firent un baudrier de deux capes de fourrure pour le porter jusqu’à un endroit où ils pourraient monter le camp. Lorsqu’ils découvrirent une profonde fissure qui s’enfonçait jusqu’à la roche dans le flanc de la montagne, le soleil n’avait qu’à peine passé le milieu du ciel, mais ils n’avaient guère d’autre choix que de s’arrêter. Ils allumèrent un petit feu, à peine plus haut que le genou, avec le bois qu’ils avaient ramassé au pied d’Urmsheim et emporté avec eux pour ce genre de cas. Grimmric s’étendit près du feu, frissonnant et claquant des dents, attendant la potion troll que Binabik, en mélangeant des herbes et des poudres tirées de son sac avec de la neige fondue, s’empressait de préparer. Personne ne jalousa la précieuse chaleur dont profitait Grimmric. À mesure que l’après-midi progressa, l’étroite bande lumineuse que le soleil projetait dans la fissure s’éleva sur les murs bleus puis disparut, et un froid plus profond encore et plus atroce s’installa. Simon, les muscles tremblant comme des cordes de luth et les oreilles douloureuses malgré sa capuche de fourrure, se sentit glisser, aussi rapidement et inéluctablement que lorsqu’il avait été projeté vers la crevasse, vers un rêve éveillé. Mais au lieu du froid rigoureux auquel il s’attendait, son rêve l’accueillit entre des bras chauds et parfumés. C’était de nouveau l’été. Cela faisait combien de temps ? Aucune importance, puisque les saisons avaient enfin changé, et que l’air chaud et prometteur était empli du bourdonnement des abeilles. Les fleurs du printemps pendaient maintenant gonflées et trop mûres, bordées d’un brun croustillant comme les tourtes au mouton de Judith qui cuisaient dans les fours du château. Dans les champs, au pied des murs du Hayholt, l’herbe jaunissait, entamant ainsi la transformation alchimique qui se terminerait en automne, lorsqu’elle serait empilée en meules dorées et odorantes, qui parsèmeraient le paysage comme des petites maisons. Simon pouvait entendre les bergers chanter paresseusement, en réponse aux abeilles qui menaient leur charge bruyante à travers les prés. L’été ! Bientôt, il le savait, viendraient les festivals… Celui de Saint Sutrin, celui d’Hlafmansa ; mais d’abord son préféré, celui de la veille de la mi-été… La veille de la mi-été, où tout était différent et n’était que déguisements, où les amis masqués et les ennemis costumés se mêlaient sans se savoir dans l’obscurité étouffante… où l’on jouait de la musique toute la nuit, où le jardin d’agrément était couvert de rubans argentés et de rires, où des formes bondissantes peuplaient les heures de la nuit… « Seoman ? » Une main était posée sur son épaule, et le secouait doucement. « Seoman, tu pleures. Réveille-toi. » « Les danseurs… les masques… » « Réveille-toi ! » La main le secoua de nouveau, un peu plus fermement. Il ouvrit les yeux pour voir le visage fin de Jiriki, la faible lumière éclairant son front et ses pommettes tandis que le reste de son visage était dans l’ombre. « Tu semblais avoir un cauchemar », dit le Sithi en s’accroupissant au côté de Simon. « Mais… non, ce n’était pas ça. » Il frissonna. « C’était l’été, la veille de la mi-été… » « Ah. » Jiriki fronça les sourcils, puis haussa les épaules. « Je crois que tu t’es peut-être aventuré dans des royaumes où tu ne devrais pas aller. » « Que peut-il y avoir de mauvais dans l’été ? » Le prince des Sithis haussa de nouveau les épaules, puis, d’un geste proche de celui de l’oncle préféré qui sort un jouet pour distraire un enfant malheureux, il tira de sous sa cape un objet brillant cerclé d’un cadre de bois finement ciselé. « Sais-tu ce que c’est ? » demanda Jiriki. « Un… c’est un miroir… » Simon ne savait trop quoi penser de la question que le Sithi venait de lui poser. Est-ce qu’il savait que Simon s’en était servi dans la grotte ? Jiriki sourit. « Oui, un miroir très particulier. Un miroir qui a une très longue histoire. Sais-tu ce qui peut être fait avec un tel objet ? À part se raser le visage comme le font les hommes ? » Il tendit le bras et tapota d’un doigt froid le menton duveteux de Simon. « Peux-tu deviner ? » « À v-v-voir des choses qui s-s-sont éloignées ? » répondit-il après un moment d’hésitation, puis il attendit l’explosion de colère qui allait sûrement suivre. Le Sithi écarquilla les yeux. « Tu as entendu parler des miroirs des Êtres Fabuleux ? » dit-il enfin, perplexe. « Ils sont encore le sujet de chansons et d’histoires ? » Cela donnait à Simon une chance de s’écarter de la vérité. Au lieu de cela, il se surprit. « Non. J’ai regardé dedans quand nous étions au pavillon de chasse. » Il fut plus surpris encore de voir que, devant cet aveu, Jiriki ne fit qu’ouvrir plus grands encore les yeux. « Tu y as vu d’autres endroits ? Plus que ton reflet ? » « J’ai vu…j’ai vu la princesse Miriamélé, mon amie », acquiesça-t-il, et il porta la main à l’écharpe bleue nouée autour de son cou, là où elle dépassait de son vêtement. « C’était comme un rêve. » Le Sithi grimaça en direction du miroir, non pas avec une expression de colère, mais comme s’il s’agissait de la surface d’un bassin sous laquelle filait un poisson insaisissable qu’il désirait localiser. « Tu as une force de volonté étonnante, jeune homme », dit lentement Jiriki. « Bien plus grande que ce que tu ne crois ; ou alors tu as été touché par d’autres pouvoirs, je ne sais comment… » Son regard passa à plusieurs reprises de Simon au miroir, et il resta silencieux un moment. « C’est une très vieille chose, ce miroir », dit-il enfin. « Il est dit être une écaille du Grand Ver. » « Qu’est-ce que ça veut dire ? » « Le Grand Ver, celui qui, d’après de nombreuses histoires, entoure le monde. Sauf que nous, Sithis, pensons qu’il entoure tous les mondes en même temps, ceux de l’éveil et ceux du rêve… ceux qui étaient et ceux qui seront. Sa queue est dans sa bouche, et il n’a donc ni début ni fin. » « Un ver ?Vous v-v-voulez dire un d-d-dragon ? » Jiriki hocha une fois la tête, en un mouvement brusque qui rappelait un oiseau picorant du grain. « Il est également dit que tous les dragons descendent du Grand Ver, et que chacun est moins puissant que son ancêtre. Igjarjuk et Shurakaï n’avaient pas la grandeur de leur mère Hidohebhi, qui elle-même n’était pas comparable à son ancêtre Khaerukama’o le Doré. Un jour, si tout cela est vrai, les dragons disparaîtront, si ce n’est déjà fait. » « C-ce s-serait bien », dit Simon. « Vraiment ? » Jiriki sourit de nouveau, mais ses yeux étaient des pierres froides et brillantes. « Les hommes se développent tandis que les grands vers… et les autres… diminuent. Cela semble être dans l’ordre des choses. » Il s’étira avec la grâce frémissante et fuyante d’un chat qui s’éveille. « L’ordre des choses », répéta-t-il. « Mais j’ai sorti cette écaille du Grand Ver pour te montrer quelque chose. Voudrais-tu le voir, enfant humain ? » Simon acquiesça. « Ce voyage a été difficile pour toi. » Jiriki jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de l’endroit où les autres étaient réunis autour de Grimmric et du petit feu de camp. Seul An’naï releva les yeux, et quelque message incompréhensible sembla voler entre les deux Sithis. « Regarde », dit Jiriki un moment après. La surface du miroir qu’il tenait à plat dans ses mains en coupe comme une eau précieuse parut presque onduler. Les ténèbres qu’il renfermait, fendues par une bande de lumière grise, le reflet du ciel au-dessus de leur crevasse, semblèrent lentement se parsemer de points verts, comme si d’étranges étoiles végétales germaient dans le ciel du soir. « Je vais te montrer un véritable été », dit doucement Jiriki, « plus vrai que tous ceux que tu as connus. » Les particules de lumière verte commencèrent à palpiter et à se fondre ensemble, tels des poissons émeraude convergeant vers la surface d’un étang ombragé. Simon se sentit couler dans le miroir, bien qu’il n’eût pas bougé de l’endroit où il se trouvait. Le vert devint une multitude de verts, toutes les teintes et les nuances qui aient jamais existé. En un instant, ils se muèrent en un incroyable mélange de ponts et de tours et d’arbres : une cité et une forêt entremêlées, sorties du sol ensemble au milieu d’une plaine herbeuse ; non pas une cité au sein de laquelle s’était étendue la forêt, comme Da’ai Chikiza, mais un vigoureux et vivant amalgame de plantes et de pierre polie, de myrte, de jade et de viridienne. « Enki-e-Shao’saye », murmura Jiriki. L’herbe luxuriante de la plaine pliait sous le vent ; des fanions écarlates, blancs et bleu ciel flottaient comme des fleurs aux flèches des tours de la cité. « La dernière et la plus belle des grandes cités de l’Été. » « Où… se trouve-t-elle… ? » souffla Simon, fasciné et émerveillé par sa beauté. « La question n’est pas où, enfant humain, mais quand. Le monde n’est pas seulement plus vaste que tu ne le crois, Seoman ; il est également beaucoup, beaucoup plus ancien. Enki-e-Shao’saye s’est effondrée il y a bien longtemps. Ses ruines se trouvent à l’est de la grande forêt. » « Ses ruines ? » « C’est le dernier endroit où le Zida’ya et le Hikeda’ya ont vécu ensemble, avant la Séparation. C’était une cité d’une grande finesse et d’une beauté plus grande encore ; le vent lui-même était musique dans les tours, et les lampes brillaient dans la nuit comme des étoiles. Nenais’u dansait sous la lumière de la lune devant l’océan qu’est la forêt, et les arbres eux-mêmes se penchaient pour l’admirer. » Il secoua lentement la tête. « Tout a disparu. C’était l’été de mon peuple. L’automne est maintenant bien avancé… » « Disparu ? » Simon ne parvenait toujours pas à concevoir cette tragédie. Il lui semblait qu’il pouvait tendre la main vers le miroir, toucher l’une des tours élancées du bout du doigt. Il sentit les larmes lui monter aux yeux. Plus de foyer. Les Sithis avaient perdu leur foyer… ils étaient seuls et abandonnés en ce monde. Jiriki passa la main sur le miroir, qui se voila. « Disparu », dit-il. « Mais aussi longtemps qu’il en reste le souvenir, l’Été se perpétue. Et même l’Hiver passe. » Il se tourna et regarda longuement Simon ; la douleur qui se lisait sur le visage du garçon lui inspira finalement un petit sourire prudent. « Ne sois pas triste », dit-il en tapotant le bras de Simon. « La lumière n’a pas complètement disparu du monde ; pas encore. Et ces endroits magnifiques ne sont pas tous en ruines. Il reste Jao é-Tinukai’i, la résidence de ma famille et de mon peuple. Peut-être qu’un jour, si nous revenons sains et saufs de cette montagne, tu auras l’occasion de la voir. » Il grimaça de son étrange sourire, en pensant à quelque chose. « Tu la verras peut-être… » Le reste de l’escalade d’Urmsheim, trois longs jours passés sur des chemins étroits et dangereux qui étaient à peine plus que des bandes de glace, à franchir des plaques brutes presque vitrifiées à la force des bras et des jambes ; deux longues nuits de ce même froid maudit à claquer des dents, se déroula pour Simon comme un rêve fugitif mais douloureux. Durant tout ce temps, il résista au terrible découragement qui l’assaillait en se raccrochant à l’été dont Jiriki lui avait fait cadeau (car c’était bien un cadeau, il en était certain), et s’en trouvait réconforté. Même lorsque ses doigts gourds avaient du mal à garder leur prise et ses pieds engourdis à rester sur l’étroit chemin, il pensait que, quelque part, il y aurait de nouveau de la chaleur, et quelque chose comme un lit et des vêtements propres ; même un bain serait le bienvenu ! Toutes ces choses l’attendaient quelque part, et il les reverrait s’il réussissait à éviter les embûches et à se sortir vivant de cette montagne. Quand on y réfléchissait, se dit-il, il n’y avait pas grand-chose dans la vie dont on avait réellement besoin. Désirer trop de choses était pire que de l’avidité : c’était de la bêtise, une perte de temps et d’énergie. Le groupe poursuivit sa progression autour de la montagne jusqu’à ce que le soleil se lève chaque matin en brillant sur leur épaule droite. L’air s’était douloureusement raréfié, ce qui leur imposait de faire souvent la pause pour reprendre leur souffle ; même le robuste Jiriki et le placide An’naï avaient sensiblement ralenti le pas, et marchaient comme alourdis par d’épais vêtements. Les humains, à l’exception du troll, se traînaient littéralement. Grimmric avait récupéré, grâce au puissant élixir qanuc de Binabik, mais frissonnait et toussait en grimpant. De temps en temps, le vent se faisait plus puissant, et envoyait voler les nuages qui étreignaient les hauteurs d’Urmsheim comme des fantômes déchirés. Les voisins silencieux de la montagne se matérialisaient alors, réunion de pics déchiquetés qui surplombaient Osten Ard, indifférents au paysage sordide et minuscule qui s’étendait à leurs pieds. Binabik, qui respirait aussi facilement dans l’air raréfié du Toit du Monde que lorsqu’il était assis dans le cellier de Naglimund, leur indiqua du doigt les hauteurs escarpées de Mintahoq à l’est, ainsi que de nombreuses autres montagnes qui entouraient les Monts-Trolls de Yiqanuc. Ils le découvrirent abruptement, alors que la moitié de la hauteur de la montagne s’élevait encore au-dessus d’eux. Tandis qu’ils franchissaient à grand-peine un affleurement rocheux, la corde qui les liait aussi tendue que celle d’un arc et chaque inspiration brûlant leurs poumons, ils entendirent l’un des Sithis (les deux Êtres Fabuleux grimpaient devant et étaient hors de vue), pousser un étrange cri sifflé. Les compagnons se précipitèrent en avant aussi vite qu’il leur était possible ; la question de ce qu’ils risquaient de trouver restant en suspens. Binabik, qui menait la cordée, s’immobilisa sur l’arête rocheuse ; il oscilla légèrement pour ne pas perdre l’équilibre. « Fille des Montagnes ! » s’exclama-t-il, le souffle coupé, sa bouche laissant échapper un filet de fumée. Il resta debout sans bouger durant de longs moments. Simon franchit finalement les derniers pas qui le séparaient de lui. Il ne vit d’abord rien de plus qu’une autre large vallée couverte de neige, dont le versant opposé formait un haut mur blanc, et qui s’ouvrait à droite sur le vide et le ciel et sur une succession de collines enneigées qui s’éloignaient peu à peu en suivant le flanc d’Urmsheim. Il se tourna vers Binabik pour lui demander ce qui l’avait fait crier. La question ne franchit jamais ses lèvres. À main gauche, la vallée s’enfonçait profondément dans le flanc de la montagne, le fond s’élevant à mesure que ses hautes parois se rapprochaient. À l’endroit où elles se rejoignaient, courant du sol au triangle de ciel bleu gris, se dressait l’Arbre d’Udun. « Elysia mère de Dieu ! » dit Simon, la voix cassée. « Mère de Dieu », répéta-t-il. Tout d’abord, confronté à l’immense et folle invraisemblance de la chose, il pensa qu’il s’agissait effectivement d’un arbre, un arbre de glace titanique d’un millier de pieds de haut, ses myriades de branches brillant et scintillant sous le soleil de midi, son impossible sommet ombragé par un halo de brume. Ce n’est que lorsqu’il réussit à se convaincre que cette chose était bien réelle, qu’une telle chose pouvait exister dans un monde qui comprenait également des objets aussi ordinaires que des cochons et des barrières et des auges, qu’il commença à comprendre ce que c’était réellement : une chute d’eau gelée, l’accumulation d’années de neige fondue capturée en un million de particules de glace, un enchevêtrement cristallin autour de l’épine rocheuse qui formait le tronc de l’Arbre d’Udun. Jiriki et An’naï étaient cloués sur place à quelques pas du sol de la vallée, les yeux fixés sur l’arbre. Simon partit à la suite de Binabik, et entama la difficile descente pour aller les rejoindre. Il sentit la corde se tendre derrière lui lorsque Grimmric atteignit le sommet et fut à son tour paralysé par cette vision ; il dut attendre patiemment que le phénomène se reproduise par deux fois pour Haestan et Sludig. Puis ils purent enfin se diriger précautionneusement et difficilement vers l’épais tapis de neige du fond de la vallée. Les Sithis chantaient doucement, et ne prêtèrent pas la moindre attention à l’arrivée de leurs compagnons humains. Durant un long moment, personne ne parla. La majesté de l’Arbre d’Udun semblait aspirer l’air de leurs poumons, et les compagnons restèrent très longtemps immobiles, les yeux fixés sur lui, en ressentant un grand vide au fond d’eux. « Avançons », dit enfin Binabik. Simon partit à contrecœur : la voix du troll lui avait semblé être une grossière intrusion. « Mes yeux ont jamais rien vu d’plus incroyable que ce d-d-damné truc ! » bafouilla Grimmric. « C’est ici que le vieil Un-œil a grimpé vers les étoiles »,dit doucement Sludig. « Que Dieu me protège du blasphème, mais je sens encore sa présence ! » Binabik se mit en marche à travers la vallée. Les autres le suivirent après quelques instants, entraînés par le mouvement car toujours encordés. La neige leur arrivait à la cuisse, et leur progression était lente. Après qu’ils eurent franchi une trentaine de pas avec difficulté, Simon réussit à arracher ses yeux de ce spectacle pour regarder derrière lui. An’naï et Jiriki ne s’étaient pas joints à eux ; les deux Sithis restaient immobiles, côte à côte, comme s’ils attendaient quelque chose. Ils avancèrent. Les parois de la vallée se rapprochaient toujours plus au-dessus de leurs têtes, comme fascinées par ces rares voyageurs. Simon pouvait voir que la base de l’arbre de glace était une énorme rocaille irrégulière et aérée, abritée sous la voûte que formaient les basses branches de l’arbre, qui n’étaient pas de vraies branches, mais plutôt une accumulation couche après couche de glace fondue et de nouveau gelée, chacune plus large que celle du dessus, ce qui faisait que les branches les plus basses formaient un toit moitié aussi large qu’un terrain de joute au-dessus de l’amas rocheux. Ils étaient maintenant assez près pour avoir vraiment l’impression que la grande colonne de glace s’étendait jusqu’au toit du ciel. Alors qu’il se penchait en arrière pour tenter d’apercevoir une dernière fois le sommet de l’arbre, la peur et la stupéfaction s’emparèrent de lui, obscurcissant un instant ses yeux. La tour ! Celle de mes rêves, la tour avec des branches ! Abasourdi, il trébucha et tomba dans la neige. Haestan tendit sa large main et le releva sans un mot. Simon hasarda un nouveau coup d’œil, et une sensation effrayante qui était plus qu’un simple vertige envahit tout son corps. « Binabik ! » cria-t-il. Le troll, qui venait de pénétrer dans l’obscurité violette de l’Arbre d’Udun, fit nerveusement volte-face. « Moins fort, Simon ! » souffla-t-il. « Nous ne savons pas s’il y a la possibilité de décrocher des lames de glace pour notre très grand regret ! » Simon le rejoignit aussi vite qu’il put à travers la neige qui se saisissait incessamment de ses jambes. « Binabik, c’est la tour dont j’ai rêvé, une tour blanche avec des branches comme un arbre ! C’est elle ! » Binabik contempla l’amas de gros rochers et de pierres brisées jonché dans les ténèbres du pied de l’arbre. « Je pensais que tu avais la certaineté d’avoir vu la Tour de L’Ange Vert du Hayholt ? » « Oui. Je veux dire, c’était un peu des deux. Mais comme je n’avais jamais vu celle-là avant, je ne savais pas qu’une partie de ma tour venait de là ! Tu comprends ? » Binabik leva ses sourcils noirs et touffus. « Dès que nous trouverons de nouveau le temps, je lancerai les osselets. Pour l’instant, nous avons une mission inachevée. » Il attendit jusqu’à ce que les autres les aient rejoints avant de poursuivre. « C’est ma pensée, dit-il enfin, que nous devons bientôt monter le camp. Puis nous pourrons dépenser les dernières heures de jour à chasser les signes de l’expédition de Colmund, ou de l’épée Épine. » « Est-ce qu’ils vont … » dit Sludig en faisant un signe en direction des Sithis maintenant distants, « … nous aider ? » Avant que Binabik ne pût donner son avis, Grimmric siffla avec excitation et montra du doigt l’amas rocheux. « Regardez, tous ! » dit-il. « J’crois qu’quelqu’un a campé là avant. R’gardez les rochers là-bas ! » Simon suivit le doigt du soldat jusqu’à un point qui se trouvait au-dessus de l’amas de rochers, où plusieurs rangées de pierres avaient été empilées contre l’ouverture de l’un des trous de la paroi. « T’as raison ! » s’exclama Haestan. « Il a raison ! Aussi sûr que les os de Tunath sont alignés du nord au sud, quelqu’un a monté un camp là-bas. » « Prudence ! » dit Binabik d’un ton pressant, mais Simon s’était déjà débarrassé de son harnais et grimpait sur la pierraille en provoquant de petites avalanches lorsqu’il ne faisait pas attention. Il atteignit la grotte en quelques instants, et se dressa en équilibre sur une pierre instable. « Ce mur a été construit par des hommes, c’est certain ! » leur cria-t-il avec une profonde excitation. L’ouverture de la caverne était large d’un peu plus de deux toises, et quelqu’un l’avait rapidement mais adroitement fermée avec des pierres. Pour conserver la chaleur, peut-être ? Pour se protéger des bêtes ? « Aie la gentilleté de ne pas crier, Simon, dit Binabik. Nous venons te rejoindre avec rapidité. » Attendant impatiemment, toute idée d’air raréfié ou de froid insupportable en suspens, Simon observa le petit groupe grimper à sa suite. Alors même qu’Haestan s’engageait sur les rochers, les deux Sithis apparurent sous les branches de l’Arbre d’Udun. Après avoir observé la scène un instant, ils se hissèrent jusqu’à la cave avec l’habileté d’un écureuil sautant de branche en branche. Un moment fut nécessaire pour que les yeux de Simon s’habituassent à l’obscurité beaucoup plus épaisse qui régnait à l’intérieur de la caverne. Lorsqu’il put enfin voir, ses yeux s’écarquillèrent immédiatement sous le choc. « Binabik ! C’est… Ils sont… » Le troll, qui était debout à côté de lui là où Simon devait rester accroupi, porta la main à main à sa poitrine. « Qinkipa… ! » dit-il. « Ils attendaient notre arrivée. » La caverne était remplie des ossements bruns de plusieurs hommes. Les squelettes, nus à l’exception de leurs vêtements et de bijoux de métal corrodé vert et noir, étaient adossés contre les murs. Une fine couche de glace recouvrait le tout, comme s’ils avaient été gardés sous verre. « C’est Colmund ? » demanda Simon. « Qu’Usires ait pitié de nous », s’étouffa Sludig derrière lui, « il faut sortir d’ici ! L’air doit être empoisonné ! » « Il n’y a pas de poison ici », répondit Binabik avec un haussement d’épaules. « Quant à savoir s’il s’agit du groupe de Sire Colmund, je dirais qu’il y a une grande probabilité. » « Il est intéressant de se demander comment ils ont pu mourir. » La voix de Jiriki résonnait étonnamment dans la petite caverne. « S’ils ont gelé, pourquoi ne se sont-ils pas blottis les uns contre les autres pour trouver un peu de chaleur ? » Il indiqua les squelettes disséminés dans la pièce d’un geste du bras. « S’ils ont été tués par un animal, ou se sont tués entre eux, alors pourquoi les os sont-ils dans une telle position, comme s’ils s’étaient assis chacun leur tour pour attendre la mort ? » « Ce sont des mystères qui méritent que l’on en parle un jour, répondit le troll. Mais nous avons d’autres obligations, et la lumière baisse vite. » « Vous tous », dit Sludig, la voix tendue d’une terrible urgence, « venez là ! Vite ! » Il était penché sur l’un des squelettes. Bien que les os se fussent effondrés en un tas couleur garance, il conservait la position de quelqu’un mort en prière, à genoux et les bras écartés. Entre les os de ses deux mains, qui étaient à moitié recouverts de glace comme des cailloux dans un bol de lait, se trouvait un long objet enveloppé dans une toile huilée, pourrie et gelée. Tout l’air sembla soudain quitter la caverne. Un silence tendu et mortel tomba sur le groupe. Le troll et le Rimmersleute s’agenouillèrent, comme pour imiter les os séchés, et commencèrent à casser la glace qui recouvrait l’objet avec leurs haches. La toile se détacha par morceaux, comme de l’écorce. Une longue bande tomba et révéla la profonde noirceur qu’elle recouvrait. « Ce n’est pas du métal », dit Simon, déçu. « Et Épine n’est pas faite de métal », grogna Binabik, « ou en tout cas pas d’un métal que tu aies jamais vu. » Sludig réussit à glisser la pointe de sa hache sous le tissu pétrifié, et, avec l’aide d’Haestan, en arracha une nouvelle bande. Simon cessa de respirer. Binabik avait raison : l’objet qui émergea comme un papillon noir de sa chrysalide n’était pas seulement une épée, c’était une épée comme aucune autre qu’il ait jamais vue : elle était aussi longue que les bras d’un homme ouverts, d’une main à l’autre, et noire. La pureté de sa noirceur n’était pas affectée par les couleurs qui scintillaient sur son fil, comme si la lame était si surnaturellement aiguisée qu’elle fendait jusqu’à la faible lumière de la caverne en arcs-en-ciel. S’il n’y avait pas eu la corde d’argent enroulée pour former sa poignée, laissant sa garde et son pommeau aussi noirs que sa lame, elle aurait paru n’avoir absolument aucune relation avec l’espèce humaine. Elle aurait plutôt, malgré sa symétrie, semblé être quelque excroissance naturelle, quelque essence parfaite de la noirceur de la nature, qui aurait en poussant pris tout à fait par hasard la forme d’une épée parfaite. « Épine », murmura Binabik, avec une joie teintée de révérence. « Épine », répéta Jiriki, et Simon fut incapable de même essayer de deviner ce que ce mot évoquait pour le Sithi. « Alors c’est ça », dit enfin Sludig. « C’est un objet magnifique. Qu’est-ce qui a pu les tuer quand ils possédaient une telle lame ? » « Qui sait ce qui est arrivé à Colmund ? » dit Binabik. « Mais même une épée comme Épine ne peut être mangée lorsqu’il n’y a pas de nourriture. » Leurs yeux restèrent fixés sur l’épée. Grimmric, qui était le plus proche de l’entrée de la caverne, finit par se redresser et croisa les bras sur sa poitrine. « Comme a dit le troll, on peut pas manger des épées. Je vais faire un feu pour la nuit. » Il sortit de la caverne et s’étira longuement. Il siffla un peu ; la musique, d’abord timide, se fit ensuite plus forte. « Il y a des broussailles dans les crevasses qui brûleront peut-être avec notre bois », cria Sludig dans sa direction. Haestan se pencha en avant et toucha la lame noire d’un doigt prudent. « L’est froide », dit-il en souriant. « Ça étonnera personne, n’est-ce pas ? » Il se tourna vers Binabik, étonnamment hésitant. « Est-ce que je peux la soulever ? » Le troll acquiesça. « Avec précaution. » Haestan glissa doucement ses doigts sous la poignée enveloppée de corde et tira, mais l’épée ne bougea pas. « L’est gelée », annonça-t-il. Il tira plus fort, sans plus de résultat. « L’est vraiment g’lée sur place, c’t’épée », haleta-t-il, en tirant maintenant de toutes ses forces. Son souffle devint un nuage. Sludig se pencha pour l’aider. Dehors, Grimmric arrêta de siffler et dit quelque chose d’inintelligible. Sous les efforts conjugués du Rimmersleute et de l’Erkynéen, l’épée noire commença enfin à bouger, mais plutôt que de s’arracher à la glace, elle se contenta de glisser légèrement sur le côté, puis s’immobilisa. « Elle n’est pas gelée, dit Sludig en cherchant son souffle. Elle est aussi lourde qu’une meule. On peut à peine la déplacer à deux ! » « Comment allons-nous faire pour la redescendre en bas de la montagne, Binabik ? » demanda Simon. Il avait envie de rire. C’était tellement étrange et ridicule, de trouver une épée magique et de ne pas pouvoir l’emporter ! Il tendit la main et sentit l’énorme poids de l’objet, et autre chose. Un réchauffement ? Oui, une sorte de vie indéfinissable sous la surface froide, comme un serpent qui s’éveillait lentement. Ou peut-être imaginait-il des choses ? Binabik observa l’épée immobile et se gratta la tête en réfléchissant. Un instant plus tard, Grimmric entra dans la caverne en agitant les bras. Alors qu’ils se tournaient vers lui, il tomba à genoux, puis glissa face contre terre, aussi inerte qu’un sac de viande. Une flèche noire, une épine d’une autre sorte, vibrait dans son dos. Une lumière bleutée baignait le masque d’argent, rehaussant ses contours d’un feu pâle. Le visage qui se cachait derrière avait un jour été le modèle de cette inhumaine beauté sculptée, mais aucune créature vivante ne pouvait plus dire ce que le masque recouvrait maintenant. Le monde avait effectué d’innombrables révolutions depuis que le visage d’Utuk’ku avait à jamais disparu derrière ses traits brillants. Le masque teinté de bleu se tourna et observa la gigantesque salle de pierre aux nombreuses ombres, surveillant ses serviteurs empressés qui effectuaient les tâches qu’elle avait ordonnées. Leurs voix s’élevaient en des chants de louange et de commémoration ; leurs cheveux blancs flottaient dans les vents éternels de la Chambre de la Harpe. Elle écouta avec approbation tandis que le fracas des marteaux de bois-sorcier se répercutait à travers l’incommensurable labyrinthe de couloirs qui criblaient Nakkiga, la montagne que les Norns appelaient le Masque de Pleurs. Les mortels appelaient son repaire le Pic de l’Orage, et Utuk’ku savait qu’il hantait leurs rêves… ce qui était justifié. Le masque d’argent hocha la tête, satisfait. Tout était prêt. Suspendue dans la brume qui couronnait le Grand Puits, la Harpe gémit soudain, un son désolé rappelant celui du vent dans les grands cols. La Reine des Norns savait que ce n’était pas Sa voix, pas Lui, qui pouvait faire chanter et hurler la Harpe Vivante, pas Lui, dont le chant courroucé faisait vibrer toute la chambre au puits d’une impossible musique. Quelque voix inférieure rampait vers la Harpe, piégée par son infinie complexité comme un insecte dans un labyrinthe scellé. Elle leva un doigt ganté de blanc et d’argent de quelques pouces au-dessus de la pierre noire de son siège, et quelque chose se matérialisa en frémissant dans la brume au-dessus du Puits : l’épée grise Jingizu, qui vibrait d’une douloureuse lumière. Quelque chose la tenait : une silhouette indistincte, sa main serrée en un nœud informe autour de la poignée de Jingizu. Utuk’ku comprit. Elle n’avait pas besoin de voir l’invocateur : l’épée était là, bien plus réelle que n’importe quel mortel temporairement autorisé à la posséder. Qui se présente devant la reine du Hikeda’ya ? demanda-t-elle, en connaissant fort bien la réponse. Élias, Roi souverain d’Osten Ard, répondit la silhouette imprécise. J’ai décidé d’accepter les conditions de votre maître. Le mot “maître” l’agaça. Mortel, dit-elle enfin, avec une langueur de reine, ce que tu souhaites te sera accordé. Mais tu as attendu très longtemps. .. presque trop longtemps. Il y a eu… l’ombre qui tenait l’épée vacilla, comme épuisée. Que ces mortels étaient fragiles, que ces mortels étaient faibles ! Comment avaient-ils pu leur faire tant de ravages ? Je pensais… poursuivit-il, que les choses seraient… différentes. Mais je me soumets. Bien sûr. Et tu recevras ce qui t’a été promis. Merci, Ô Reine. Et je donnerai ce que j’ai promis en retour… Bien sûr. Elle abaissa son doigt ganté et l’apparition s’évanouit. Une lumière rouge s’épanouit au fond du Puits lorsqu’il vint. Lorsqu’il en prit possession, la Harpe vibra d’une note de triomphe parfait. « Je… veux pas mourir… ! » souffla Grimmric. La joue et le menton tachés d’écume sanglante, ses dents gâtées visibles dans sa bouche ouverte, il ressemblait à un lièvre attrapé et déchiqueté par des chiens. « Il fait… il fait si froid », dit-il en frissonnant. « Qui a fait ça ? » glapit Simon, le choc et la panique lui ayant fait perdre le contrôle de sa voix. « Qui que ce soit », marmonna Haestan, le visage couleur cendre, en se penchant sur son compatriote à terre, « ils nous tiennent comme des lapins dans un tonneau. » « Il faut sortir », tonna Sludig. « Enroulez les capes autour des bras », dit Binabik, qui assemblait son lance-dards avec les morceaux de son bâton. « Nous n’avons pas de bouclier contre les flèches, mais cela aidera un peu. » Sans un mot, Jiriki enjamba Haestan et Grimmric et se dirigea vers l’ouverture de la caverne. An’naï, les lèvres pincées, le suivit. « Prince Jiriki ? » commença Binabik, mais le Sithi n’y prêta aucune attention. « Alors venez, dit Sludig. On ne peut pas les laisser y aller tous seuls. » Il tira son épée de la cape où il l’avait rangée. Alors que tous les autres suivaient le Sithi vers l’ouverture, Simon se retourna vers l’épée noire Épine. Ils avaient fait tant de chemin pour la trouver ; allaient-ils la perdre maintenant ? Et s’ils s’échappaient, mais étaient coupés de la caverne et ne pouvaient pas revenir ? Il mit sa main sur la poignée et sentit encore une fois l’étrange sensation de vibration. Il tira, et, à sa grande surprise, il la souleva. Son poids était énorme, mais, en se servant de ses deux mains, il put la soulever du sol gelé de la caverne. Qu’était-il en train de se passer ? Il fut pris de vertige. Deux hommes forts n’avaient pas réussi à la soulever, mais lui le pouvait. De la magie ? Simon emporta précautionneusement la longue épée douloureusement lourde vers l’endroit où se tenaient ses compagnons. Haestan défit sa cape, mais, au lieu de l’envelopper autour de son bras pour se protéger, il l’étendit doucement sur Grimmric. L’homme blessé toussa, et cracha du sang. Les deux Erkynéens pleuraient. Avant que Simon n’eût pu dire un mot au sujet de l’épée, Jiriki franchit l’ouverture et se dressa devant la grotte, aussi fier qu’un jongleur. « Montrez-vous », cria-t-il, et les parois de la vallée lui renvoyèrent l’écho de ses mots. « Qui attaque la compagnie du Prince Jiriki i-Sa’onserei, fils de Shima’onari et descendant de la Maison de l’Année-dansante ? Qui voudrait déclarer la guerre au Zida’ya ? » En réponse à ces mots, une douzaine de silhouettes dévalèrent les parois de la vallée et se dressèrent à une cinquantaine de toises de la base de l’Arbre d’Udun. Tous étaient armés, tous portaient des masques contre la lumière et des capes blanches à la capuche relevée, et toutes les poitrines étaient ornées du signe triangulaire du Pic de l’Orage. « Des Norns ? » souffla Simon, bouche bée, en oubliant un instant l’étrange objet qu’il tenait dans ses bras. « Ce n’est pas l’Hikeda’ya, dit rapidement An’naï. Ce sont des mortels qui obéissent à Utuk’ku. » L’un des hommes à la cape blanche s’avança en boitillant, les jambes raides. Simon reconnut la peau brûlée par le soleil et la barbe pâle. « Laissez-nous, Zida’ya », dit Ingen Jegger. Sa voix était lente et froide. « Le Chasseur de la Reine n’a aucun litige avec vous. Ce sont les mortels tapis derrière vous qui m’ont défié et auxquels il ne peut être permis de quitter cet endroit. » « Ils sont sous ma protection, mortel. » Jiriki tapota son épée. « Fais demi-tour et va t’asseoir sous la table d’Utuk’ku ; il n’y a pas de restes ici pour toi. » Ingen Jegger hocha la tête. « Qu’il en soit donc ainsi. » Il fit un signe négligent de la main et l’un de ses chasseurs tendit rapidement son arc et tira. Jiriki bondit de côté, tirant avec lui Sludig, qui se tenait juste derrière. La flèche se fracassa sur un rocher près de l’entrée de la caverne. « À terre ! » cria le prince, tandis que An’naï décochait une flèche en retour. Les chasseurs s’éparpillèrent, mais laissèrent l’un d’entre eux allongé dans la neige, face contre terre. Simon et ses compagnons se précipitèrent le long des rochers vers la base de l’arbre de glace alors que les flèches sifflaient dans l’air froid. En quelques minutes, les deux camps eurent épuisé leur maigre ration de flèches, mais pas avant que Jiriki n’eût eu le temps d’abattre un autre des chasseurs d’Ingen Jegger, en plaçant une flèche dans l’œil de l’homme qui courait aussi précisément que s’il se fut agi d’une pomme posée sur un mur de pierre. Non loin de lui, Sludig fut touché dans la partie charnue de la cuisse, mais la flèche avait d’abord ricoché sur une pierre et le Rimmersleute put en arracher la pointe et boiter jusqu’à un abri. Simon était accroupi derrière un promontoire rocheux, qui faisait partie du tronc de l’Arbre d’Udun, et se maudissait pour avoir laissé son arc et ses précieuses flèches dans la caverne. Il observa An’naï qui, le carquois vide, reposa son arc et tira sa fine épée sombre de son fourreau ; ses traits étaient aussi impassibles que s’il eût été en train de réparer une barrière. Simon était certain que son propre visage devait plutôt refléter la peur qui l’envahissait, le rythme irrégulier de son cœur et la douleur qui étreignait son estomac. Il baissa les yeux vers Épine et ressentit un battement de vie en elle. Sa lourdeur était devenue différente, animée, comme si le cœur de l’épée vibrait de milliers d’abeilles ; elle était comme un animal captif qui se tend en reniflant les senteurs attirantes de la liberté. Non loin de lui à sa gauche, de l’autre côté du tronc de pierre, Haestan et Sludig s’avançaient en restant à couvert sous les grandes branches de l’arbre. Maintenant qu’il n’avait plus à craindre les flèches, Ingen rassemblait ses chasseurs dans la vallée et se préparait à charger. « Simon », siffla une voix. Surpris, il se retourna pour découvrir Binabik accroupi sur la proéminence rocheuse qui le surplombait immédiatement. « Qu’allons-nous faire ? » demanda Simon, en s’efforçant de conserver une voix égale sans y parvenir. Le troll, de son côté, avait les yeux fixés sur la longue masse noire d’Épine, nichée comme un bébé dans les bras de Simon. « Comment… ? » demanda Binabik, son visage rond exprimant toute sa surprise. « Je ne sais pas, je l’ai juste ramassée ! Je ne sais pas ! Qu’allons-nous faire ? » Le troll agita la tête. « Tu dois rester où tu te trouves. Je vais essayer d’aider comme je peux. J’aurais préféré avoir une pique. » Il sauta vers le sol d’un bond souple ; ses talons projetèrent du gravier au visage de Simon lorsqu’il se mit à courir. « Pour Josua Mainmorte ! » hurla Haestan en chargeant de sous les branches de l’Arbre d’Udun vers le manteau blanc de la vallée, Sludig boitillant résolument derrière lui. Lorsqu’ils atteignirent la neige épaisse, leur progression se fit aussi lente que s’ils couraient dans de la mélasse. Les chasseurs d’Ingen se dirigèrent vers eux, en exécutant la même danse mortelle et syncopée. Haestan fit tourner sa lourde épée, mais avant même qu’il n’eût atteint ses attaquants, le premier homme en cape blanche s’effondra, les mains serrées sur sa gorge. « Yiqanuc ! » hurla Binabik triomphalement, avant de s’accroupir pour recharger sa sarbacane. Le fracas des épées résonna lorsque le premier des hommes d’Ingen Jegger atteignit Haestan et Sludig. Les Sithis les rejoignirent peu après, se déplaçant toujours aussi aisément sur la neige, mais le groupe restait très nettement inférieur en nombre. Un moment plus tard, Haestan reçut un coup du plat d’une épée sur sa tête couverte, et s’effondra en soulevant un nuage de neige. Il ne dut qu’à l’interposition immédiate d’An’naï qui avait bondi pour le protéger de ne pas se faire immédiatement embrocher. Les épées brillaient dans la faible lumière du soleil, et les cris de douleur et de rage couvraient presque le choc des épées. Simon sentit son cœur se serrer lorsqu’il vit Binabik, dont les fléchettes s’étaient montrées inefficaces contre les capes épaisses des chasseurs, tirer son long couteau de sa ceinture. Comment peut-il être aussi brave ? Il est trop petit ; ils le tueront avant qu’il n’ait le temps de s’approcher assez pour se servir d’un poignard ! « Binabik ! » cria-t-il en se redressant. Il leva la lourde épée noire au-dessus de sa tête et sentit son poids l’emporter alors qu’il se jetait en avant. Le sol se souleva soudain sous ses pieds. Il chancela, jambes écartées, et sentit la montagne même osciller. Un puissant bruit strident lui vrilla les oreilles, comme si une lourde pierre était arrachée à une carrière. Les combattants s’immobilisèrent, abasourdis, et regardèrent à terre. Dans un nouveau cri de glace déchirée, le sol commença à se gonfler. Au centre de la vallée, à quelques coudées de l’endroit où se dressait Ingen Jegger, paralysé par la stupeur, un grand bloc de glace se souleva, se déformant et craquant dans son mouvement, la neige retombant sur le sol par monceaux dans un nuage poudreux. Projeté par le mouvement soudain du sol sous ses pieds, Simon trébucha et bascula en avant, les mains serrées sur Épine, et atterrit littéralement au milieu des combattants. Personne ne sembla le remarquer : ils étaient tous paralysés, comme si la glace de l’Arbre d’Udun avait gelé le sang dans leurs veines, et observaient avec des yeux écarquillés la chose qui s’arrachait à son manteau de neige. Le dragon de glace. Une tête qui ressemblait à celle d’un serpent, mais aussi longue qu’un homme, jaillit de la crevasse qui venait de se former. Les écailles qui entouraient sa gueule bordée de dents puissantes et ses yeux bleus et occlus étaient aussi blanches que la neige. Elle se balançait sinueusement d’un côté à l’autre comme si elle observait avec curiosité les créatures minuscules qui l’avaient tirée de ces années de sommeil. Puis, avec une vitesse terrifiante, elle se détendit et attrapa l’un des chasseurs dans ses mâchoires, le tranchant en deux et avalant ses jambes. Son torse sanglant retomba dans la neige comme un chiffon délaissé. « Igjarjuk ! C’est Igjarjuk ! » cria faiblement Binabik. La luisante tête d’ivoire happa une autre bouchée hurlante à cape blanche. Tandis que les autres s’éparpillaient, le visage déformé par une horreur irraisonnée, des pattes aux griffes écartées s’agrippèrent aux bords de la crevasse et hissèrent lentement le long corps du dragon au dos recouvert d’une étrange fourrure pâle, jaunie comme un vieux parchemin, hors des profondeurs glacées. Une queue semblable à un fouet, aussi longue qu’une course de joute, balaya deux chasseurs hurlants et les projeta dans le gouffre. Simon, stupéfait, restait assis dans la neige, incapable d’accepter l’existence de la chose monstrueuse tapie sur la crevasse de glace comme un chat sur le dossier d’une chaise. La tête au long museau se tourna vers lui pour le regarder, et les yeux bleus troubles l’observèrent sans ciller avec une malveillance calme et ancienne. Sa tête le lança, comme s’il essayait de voir à travers de l’eau : ces yeux, aussi vides que des gouffres glacés ! Le monstre le voyait, le monstre le connaissait, d’une certaine manière ; il était aussi vieux que les os des montagnes, aussi sage et cruel et impitoyable que le Temps lui-même. Sa mâchoire s’ouvrit et une longue langue noire jaillit, goûtant l’air froid. La tête se rapprocha. « Ske’i, enfant d’Hidohebhi ! » cria une voix. Un instant plus tard, An’naï avait sauté sur l’arrière-train de la créature, et s’accrochait à son épaisse fourrure. En chantant, il souleva son épée et l’enfonça dans la jambe écailleuse. Simon se releva et recula en titubant, tandis que le dragon relevait sa queue et envoyait voler le Sithi au loin ; An’naï fut projeté à cinquante coudées et retomba amorphe au sommet de la paroi de la vallée, sans rien derrière lui que la brume. Jiriki courut vers lui avec un cri de rage et de désespoir. « Simon ! » hurla le troll, « cours, nous ne pouvons rien faire ! » Au moment même où Simon entendait ces mots, les brumes qui avaient obscurci son esprit commencèrent à se disperser. En un instant, il fut sur pied et partit sur les traces de Jiriki. Binabik, qui était perché sur le bord de la crevasse, bondit en arrière lorsque le dragon se détendit, et les puissantes mâchoires claquèrent dans le vide avec un bruit de portail de fer. Le troll tomba dans une fissure béante et disparut. Jiriki serrait dans ses bras la tête d’An’naï, aussi immobile qu’une statue. Tout en courant aussi vite qu’il le pouvait vers le Sithi, Simon regarda par-dessus son épaule, pour voir Igjarjuk ramper hors de ses remparts de glace brisés et s’avancer à travers la petite vallée, ses petites jambes prenant prise dans la glace alors qu’il serpentait sur le sol, gagnant rapidement du terrain sur sa proie chancelante. Simon voulut crier le nom de Jiriki, mais sa gorge se noua ; seul un grognement étouffé s’en échappa. Le Sithi se retourna. Ses yeux d’ambre brillaient. Il se dressa à côté du corps de son camarade, tenant sa longue épée de bois-sorcier gravée de runes devant lui. « Viens, vieux ver ! » cria Jiriki. « Viens ici et goûte à Indreju, enfant bâtard d’Hidohebhi ! » Simon grimaça en s’approchant du prince. Ce n’était pas la peine de crier, le dragon venait de lui-même. « Derrière moi… » commença à dire Jiriki en direction de Simon, mais le Sithi pencha soudain en avant : la neige s’était dérobée sous ses pieds. Jiriki glissa en arrière vers le bord de la vallée et le vide qui lui succédait. En un geste désespéré, il tendit les bras pour trouver une prise dans la neige. Il s’immobilisa, s’agrippant comme il le pouvait, ses pieds balançant dans le vide. Le corps immobile et ensanglanté d’An’naï gisait à une coudée de lui. « Jiriki ! » Simon s’arrêta. Il y eut un bruit comme le tonnerre derrière lui. Il fit volte-face pour voir la masse blanche d’Igjarjuk qui fondait sur lui, sa tête se balançant au rythme du mouvement de ses pattes. Plongeant sur le côté, loin de Jiriki et d’An’naï, il roula puis se remit sur pied. Les soucoupes bleues qu’étaient les yeux du dragon le suivirent, et la créature, qui n’était plus qu’à cent pas, se détourna vers lui. Simon réalisa qu’il tenait toujours Épine. Il la souleva ; elle était maintenant aussi légère qu’une baguette de saule, et semblait chanter dans ses mains comme une corde vibrant dans le vent. Il regarda par-dessus son épaule : il n’était séparé du vide que par quelques toises de neige. L’un des pics lointains se dressait au-delà des brumes qui tourbillonnaient dans le gouffre : blanc, calme, serein. Par la grâce d’Usires, s’interrogea-t-il, pourquoi le dragon ne fait-il pas de bruit ? Son esprit semblait flotter, libéré de son corps. Une main alla toucher l’écharpe de Miriamélé autour de sa gorge, puis revint se poser sur la poignée recouverte d’argent. La tête d’Igjarjuk lui apparut, sa gorge un gouffre ténébreux, son œil une lanterne bleue. Le monde semblait fait de silence. Quel devrait être son dernier cri ? Il se souvint de ce que Jiriki avait un jour dit des mortels, alors que le musc gelé du dragon s’abattait sur lui, une puanteur de terre froide fétide et de pierres humides. « Je suis là ! » cria-t-il, et il abattit Épine vers l’œil menaçant. « Je suis… Simon ! » L’épée s’enfonça. Une goutte de sang noir lui sauta au visage, brûlante comme le feu, comme la glace, consumant son visage alors même qu’une immense blancheur s’abattait sur lui et l’emportait dans les ténèbres. 43. La Descente aux Enfers Le rouge-gorge, son poitrail orangé brillant comme une braise finissante, se posa sur l’une des branches basses de l’orme. Il tourna lentement la tête d’un côté à l’autre en observant le jardin ornemental et pépia impatiemment, comme s’il était mécontent de le découvrir dans un tel désordre. Josua le regarda s’envoler, plongeant au-dessus du mur du jardin, puis reprenant vivement de l’altitude pour filer par-dessus la muraille de la forteresse. En quelques instants, il ne fut plus qu’un point noir contre le ciel gris et lumineux de l’aube. « Le premier rouge-gorge que je vois depuis bien longtemps. C’est peut-être un signe d’espoir en ce sombre mois de yuven. » Le prince se retourna, surpris, et découvrit Jarnauga debout sur le chemin, les yeux fixés sur l’endroit où l’oiseau avait disparu. Le vieil homme, apparemment insensible au froid, n’était vêtu que de chausses et d’une chemise légère ; ses pieds blancs étaient nus. « Bonjour, Jarnauga », dit Josua en resserrant le col de sa cape, comme si l’insensibilité du Rimmersleute rendait le froid plus cruel. « Qu’est-ce qui t’amène dans ce jardin de si bonne heure ? » « Ce vieux corps n’a pas besoin de beaucoup de sommeil, Prince Josua », répondit-il en souriant. « Et je pourrais vous poser la même question, mais je pense connaître la réponse. » Josua hocha la tête d’un air morose. « Je n’ai pas bien dormi une seule nuit depuis que l’on m’a emmené dans les geôles de mon frère. Si mon confort s’est amélioré depuis lors, les soucis ont remplacé les chaînes pour toujours m’interdire le repos. » « On peut être prisonnier de bien des façons », acquiesça Jarnauga. Ils marchèrent lentement durant un temps dans le labyrinthe des allées. Le jardin, entièrement conçu selon les méticuleuses directives de Dame Vorzheva, faisait autrefois sa fierté (pour une fille née dans un chariot, murmuraient les courtisans, elle accordait bien de l’importance au bon goût), mais avait été laissé à l’abandon pour cause de mauvais temps et d’abondance de soucis plus pressants. « Il y a quelque chose d’anormal, Jarnauga, dit enfin Josua. Je le sais. Je peux presque le sentir, comme un pêcheur sent le temps. Que fait mon frère ? » « Il semble qu’il fait de son mieux pour nous tuer tous », répondit le vieil homme, un sourire nerveux creusant son visage tanné. « Est-ce cela qui est “anormal” ? » « Non », dit sérieusement le prince. « Non. Et c’est tout le problème. Nous le tenons en échec depuis un mois, à grands frais : le baron Ordmaer, Sire Grimstede, Wuldorcene de Caldsae, et des centaines de bons soldats ; mais cela fait presque deux semaines qu’il n’a pas monté de véritable assaut. Ses assauts ont été… superficiels. Son attaque prend l’allure d’un siège. Pourquoi ? » Il s’assit sur un banc, et Jarnauga s’assit à côté de lui. « Pourquoi ? » répéta-t-il. « Une place forte n’est pas toujours conquise par la force des armes. Il projette peut-être de nous affamer. » « Mais alors pourquoi avoir lancé ces assauts ? Nous lui avons infligé de terribles pertes. Pourquoi ne pas simplement attendre ? C’est comme s’il voulait à tout prix nous garder à l’intérieur, et rester dehors. Que fait Élias ? » Le vieil homme haussa les épaules. « Je vous l’ai déjà dit : je vois loin, mais l’intérieur du cœur des hommes est hors de ma portée. Nous avons survécu jusqu’ici. Soyons-en reconnaissants. » « Je le suis. Mais je connais mon frère. Il n’est pas du genre à s’asseoir et à attendre patiemment. Il y a quelque chose dans le vent, un plan… » Il se tut et se plongea un temps dans l’observation d’un plant de persicaire. Les fleurs n’avaient pas éclos et les mauvaises herbes se dressaient insolemment au milieu des tiges comme des charognards se mêlant à un troupeau mourant. « Il aurait pu être un roi extraordinaire, tu sais », dit soudain Josua, comme s’il répondait à quelque question restée en suspens. « Il fut un temps où il était très fort, mais pas tyrannique. Ce que je veux dire, c’est qu’il était parfois cruel quand nous étions jeunes, mais de cette sorte de cruauté innocente qui est celle des grands garçons face aux petits. Il m’a même enseigné certaines choses : le maniement de l’épée, la lutte. Je ne lui ai jamais rien appris. Il n’était pas très intéressé par les choses que je connaissais. » Le prince sourit tristement, et durant un instant, on put deviner les traits d’un enfant fragile sous son expression sévère. « Nous aurions pu être amis… » Le prince croisa ses longs doigts et souffla de l’air chaud dans ses mains jointes. « Si seulement Hylissa avait vécu. » « La mère de Miriamélé ? » demanda doucement Jarnauga. « Elle était vraiment très belle. Elle venait du sud, tu sais ? Des cheveux noirs, des dents blanches. Elle était très timide, mais lorsqu’elle souriait, c’était comme si une lampe s’allumait. Et elle aimait mon frère, autant qu’elle le pouvait. Mais elle le craignait : trop bruyant, trop fort. Elle qui était si petite… aussi mince qu’une branche de saule. Elle sursautait si l’on touchait seulement son épaule… » Le prince n’en dit pas plus, perdu dans ses pensées. Le soleil perça les nuages à l’horizon, et les baigna d’une lumière délavée, qui apporta un peu de couleur au jardin délaissé. « Il semble que vous ayez une très haute opinion d’elle », dit gentiment le vieil homme. « Oh ! je l’aimais. » La voix de Josua était tout à fait neutre, et son regard restait fixé sur l’enchevêtrement de persicaire. « Je brûlais d’amour pour elle. Je priais Dieu pour qu’il débarrasse mon cœur de cet amour, tout en sachant que je ne serais alors plus qu’une coquille vidée de toute sa force vive. Mais mes prières n’ont pas été exaucées. Et je crois qu’elle m’aimait aussi ; j’étais son seul ami, disait-elle souvent. Personne ne la connaissait comme moi. » « Élias soupçonnait quelque chose ? » « Bien sûr : il soupçonnait tout le monde, jusqu’à ceux qui se trouvaient dans la même pièce lorsqu’il y avait fête au château, et j’étais constamment avec elle. Mais toujours honorablement », s’empressa-t-il d’ajouter ; puis il s’interrompit. « Pourquoi y attacher autant d’importance, surtout maintenant ? Qu’Usires me pardonne, j’aimerais l’avoir effectivement trahi ! » Josua avait les dents serrées. « J’aimerais qu’elle soit ma maîtresse défunte, plutôt que la défunte femme de mon frère. » Il jeta un œil accusateur en direction du moignon de chair cicatrisée qui dépassait de sa manche droite. « Sa mort reste un grand poids sur ma conscience : c’était ma faute ! Mon Dieu, notre famille est maudite. » Il se tut lorsque des pas résonnèrent dans l’allée. « Prince Josua ! Prince Josua ! Où êtes-vous ? » « Ici », répondit-il distraitement. Un instant plus tard, l’un de ses gardes fit son apparition en sortant de derrière une haie. « Mon prince », dit-il en fléchissant le genou, « Sire Déornoth dit qu’il faut que vous veniez immédiatement ! » « Attaquent-ils nos murs encore une fois ? » demanda Josua, en se relevant et en chassant la rosée de sa cape. Sa voix semblait encore distante. « Non, Sire », répondit le garde ; sa bouche s’ouvrait et se refermait d’excitation sous sa moustache, comme celle d’un poisson. « C’est votre frère, je veux dire le Roi, Sire. Il se retire. Le siège est terminé. » Le prince adressa à Jarnauga un regard surpris et inquiet tandis qu’ils se pressaient dans l’allée à la suite du garde. « Le Roi souverain a abandonné ! » cria Déornoth lorsque Josua grimpa la dernière volée de marches, sa cape volant dans le vent. « Regardez ! Il s’enfuit la queue basse ! » Déornoth se tourna et donna un coup de poing amical sur l’épaule d’Isorn. Le fils du duc sourit, mais Einskaldir, qui se tenait à côté de lui, jeta un regard brûlant en direction du jeune Erkynéen, pour le cas où il aurait l’idée d’essayer quelque chose d’aussi stupide sur lui. « Mais que se passe-t-il ? » demanda Josua en s’avançant jusqu’à Déornoth sur la muraille affaissée. Directement sous eux se trouvaient les ruines d’un caisson de sapeurs, preuve d’une tentative futile de faire s’effondrer la muraille en creusant des tunnels dessous. La muraille s’était enfoncée de quelques pieds, mais avait tenu : les constructions de Dendinis étaient solides. Les sapeurs, lorsqu’ils avaient mis le feu aux piliers de bois qui soutenaient leurs tunnels, avaient eux-mêmes été écrasés par les quelques pierres qu’ils avaient réussi à ébranler. Le camp d’Élias se dressait dans la distance, une fourmilière grouillant d’une activité précipitée. Les derniers engins de siège avaient été renversés et fracassés pour ne servir à personne d’autre ; les innombrables rangées de tentes avaient disparu, comme balayées par un coup de vent. De faibles bruits, les cris des toucheurs de bœufs, le claquement des fouets, flottaient jusqu’à eux tandis que l’on chargeait les chariots du Roi souverain. « Il se retire ! » dit joyeusement Déornoth. « Nous avons réussi ! » Josua secoua la tête. « Mais pourquoi ? Pourquoi le devrait-il ? Nous ne nous sommes débarrassés que d’une partie infime de ses troupes. » « Il a peut-être compris que Naglimund était une puissante forteresse », dit Isorn en plissant les yeux. « Alors pourquoi ne pas nous affamer ? » demanda le prince. « Aédon ! Que se passe-t-il ? Je pourrais comprendre qu’Élias lui-même retourne au Hayholt, mais pourquoi ne pas laisser un minimum de troupes pour assurer le siège ? » « Pour nous attirer dehors », dit doucement Einskaldir. « En terrain découvert. » En se renfrognant, il passa le gras de son pouce rugueux sur la lame de son couteau. « Peut-être », dit le prince, « mais il me connaît mieux que ça. » « Josua… » Le regard de Jarnauga était fixé au-delà de l’armée qui levait le camp, vers la brume matinale qui au nord enveloppait l’horizon. « Il y a d’étranges nuages, au nord. » Les autres regardèrent, mais ne purent rien voir que les vagues prémices des Marches Gelées. « Quelle sorte de nuages ? » demanda enfin le prince. « Des nuages d’orage. Très étranges. Comme aucun que j’aie jamais vu au sud des montagnes. » Le prince était debout devant la fenêtre et écoutait le murmure du vent traînant, le front collé contre le froid montant de pierre. L’étroite cour qu’il pouvait voir était baignée par la lumière de la lune, et les arbres oscillaient. Vorzheva sortit un bras blanc de sous la couverture de fourrure. « Josua, qu’y a-t-il ? Il fait froid. Ferme la fenêtre, et reviens te coucher. » Il ne se retourna pas. « Le vent va partout », dit-il doucement. « On ne peut l’empêcher d’entrer, ni le retenir lorsqu’il a décidé de s’en aller. » « Il est bien trop tard pour tes devinettes, Josua », dit-elle en bâillant et en passant ses doigts dans ses cheveux d’encre pour qu’ils s’étendent sur le drap comme des ailes noires. « Il est peut-être trop tard pour bien des choses », répondit-il, et il alla s’asseoir sur le lit à côté d’elle. Sa main caressa doucement son long cou, mais ses yeux restaient fixés vers la fenêtre. « Je suis désolé, Vorzheva. Je suis… Je sais que c’est étrange. Je n’ai jamais été celui qu’il fallait : ni pour mes tuteurs, ni pour mon frère, ou mon père… ou pour toi. Je me demande parfois si je ne suis pas né à la mauvaise époque. » Il tendit le doigt vers elle pour suivre le contour de son menton et sentit son souffle chaud sur sa main. « Lorsque je regarde le monde tel qu’il m’est présenté, je ne ressens qu’une profonde solitude. » « Solitude ! ? » Vorzheva se redressa. Sa robe de fourrure tomba ; sa douce peau ivoire brilla sous la lumière de la lune. « Par mon clan, Josua, tu es un homme cruel ! Tu continues de me punir pour l’erreur que j’ai commise en tentant d’aider la princesse. Comment peux-tu partager mon lit et te dire seul ? Va-t’en, pauvre garçon mélancolique, va dormir avec l’une de ces froides filles du nord, ou dans un repaire de moines. Allez, va-t’en ! » Elle le frappa, et il attrapa son bras. Elle était forte malgré sa minceur, et elle le gifla encore deux fois de son autre main avant qu’il ne réussît à rouler sur elle et à l’immobiliser. « Paix, madame, paix ! » dit-il, puis il s’esclaffa, même si les joues lui chauffaient. Vorzheva gronda et se débattit. « Tu as raison, lui dit-il. Je t’ai insultée, et je te demande de me pardonner. Je sollicite la paix. » Il se pencha en avant et l’embrassa dans le cou, puis sur sa joue rouge de colère. « Approche-toi encore un peu et je vais te mordre », siffla-t-elle. Son corps tremblait contre le sien. « J’ai eu peur pour toi lorsque tu es parti te battre, Josua. J’ai cru que tu allais mourir. » « Je n’étais pas moins effrayé, madame. Il y a bien des choses à craindre dans ce monde. » « Et maintenant tu te sens seul. » « On peut se sentir seul », dit-il en offrant ses lèvres à sa morsure, « même en la meilleure et la plus digne des compagnies. » Ses bras, maintenant libres, se refermèrent sur son cou et l’attirèrent à elle. La lune donna un reflet argenté à leurs bras entremêlés. Josua laissa tomber sa cuillère en os dans son bol de soupe et regarda avec colère les vaguelettes qui dansaient à sa surface. La salle à manger bourdonnait du bruit de nombreuses voix. « Je ne peux pas manger ; il faut que je sache ! » Vorzheva, qui mangeait en silence, et de bon appétit, comme à son habitude, lui adressa un regard inquiet à travers la table. « Quoi qu’il soit en train de se passer, dit timidement Déornoth, vous devez garder vos forces. » « Vous en aurez besoin pour parler à votre peuple, prince Josua », ajouta Isorn tout en mâchant une bouchée de pain. « Ils sont fâchés et perplexes. Le roi est parti. Pourquoi n’y a-t-il pas de fête ? » « Tu sais très bien pourquoi ! » lâcha vivement Josua, puis il porta la main à sa tempe. « Tu dois quand même bien voir que c’est un piège, qu’Élias n’aurait jamais abandonné aussi facilement ? » « Je suppose que oui », dit Isorn, qui ne semblait pas convaincu. « Ça ne veut pas dire que le peuple qui a été parqué dans l’enceinte intérieure comme du bétail », il décrivit d’un large geste de la main la foule qui s’entassait autour de la table du prince, le plus souvent assis par terre ou contre les murs, les chaises, trop rares, étant réservées aux plus nobles, « que le peuple puisse comprendre ça. Vous pouvez me croire, moi qui ai passé un hiver infernal sous la neige, enfermé à Elvritshalla ! » Isorn mordit une large bouchée de pain. Josua soupira et se tourna vers Jarnauga. Le vieil homme, ses serpents tatoués étonnamment mobiles sous la lumière des lampes, était en grande conversation avec le père Strangyeard. « Jarnauga, dit doucement le prince, tu m’as dit que tu voulais me parler d’un rêve que tu as fait. » Le vieux Rimmersleute s’excusa envers le prêtre. « Oui, Josua », répondit-il en se penchant vers son oreille, « mais nous devrions peut-être attendre de pouvoir en parler en privé. » Il écouta un instant le vacarme de la salle à manger. « D’un autre côté, personne ne pourrait nous écouter ici, même s’il était assis sous votre chaise. » Il eut un sourire froid. « J’ai de nouveau fait un rêve », dit-il enfin, les yeux aussi brillants que des joyaux sous ses sourcils. « Je n’ai pas le pouvoir de les invoquer à volonté, mais ils viennent parfois d’eux-mêmes. Quelque chose est arrivé au groupe qui a été envoyé à Urmsheim. » « Quelque chose ? » Le visage de Josua s’allongea sombrement. « Ce n’est qu’un rêve », se défendit Jarnauga. « Mais j’ai senti une profonde rupture, la douleur et la terreur, et j’ai senti le garçon Simon hurler, hurler de peur et de colère… et quelque chose d’autre… » « Est-ce que ce qui leur est arrivé peut être la cause de l’orage que tu as vu ce matin ? » demanda le prince d’un ton morne, comme s’il entendait de mauvaises nouvelles qu’il attendait depuis longtemps. « Je ne crois pas. Urmsheim est bien plus à l’est, de l’autre côté du lac Drorshull et au-delà du Désert Blanc. » « Sont-ils vivants ? » « Je n’ai aucun moyen de le savoir. C’était un rêve. Un rêve court et étrange. » Ils arpentèrent en silence les hautes murailles du château. Le vent avait chassé les nuages, et la lune donnait à la ville désertée l’éclat de l’os et du parchemin. Les yeux fixés vers le noir ciel du nord, Josua exhala un nuage de fumée. « Ainsi, même le faible espoir d’Épine a disparu. » « Je n’ai pas dit cela. » « Ce n’était pas nécessaire. Et je suppose que toi et Strangyeard n’avez rien découvert qui puisse nous apprendre ce qu’est devenue l’épée de Fingil, Minneyar ? » « Malheureusement pas. » « Que peut-on nous faire de plus pour que notre échec soit total ? Dieu nous a joué un bien triste… » Josua s’interrompit lorsque le vieil homme lui serra le bras. « Prince Josua », dit-il, ses yeux plissés fixés sur l’horizon, « vous m’avez convaincu de ne jamais railler les dieux, même lorsque ce ne sont pas les vôtres. » Il semblait ébranlé, paraissait vieux pour la première fois. « Que veux-tu dire ? » « Vous venez de demander ce que l’on pouvait nous faire d’autre ? » dit le vieil homme avec un sourire amer. « Les nuages d’orage, cet orage noir dans le nord ? Il avance vers nous. Vite. Très vite. » Le jeune Ostraël de Runchester frissonnait sur le mur d’enceinte et méditait sur ce que son père lui avait un jour dit. « C’t’un’ bon’ chos’ d’servir son prince. T’verras un peu du mond’ quand t’s’ras soldat, mon gars », lui avait dit Firsfram en posant ses mains tannées de fermier sur les épaules de son fils, tandis que sa mère, les yeux rouges, regardait en silence. « P’t’êt’ ben mêm’ qu’t’iras dans les Îles du Sud, ou là-bas vers Nabban, et qu’tu t’sortiras d’ce maudit vent des Marches Gelées. » Son père était mort, maintenant. Il avait disparu l’hiver dernier, emporté par des loups durant ce terrible et froid mois de dersandre… Des loups ou autre chose, car on n’avait jamais retrouvé la moindre trace de lui. Et le fils de Firsfram, qui n’avait toujours pas goûté à la vie du sud, se tenait en haut d’un mur dans le vent gelé, et sentait le froid pénétrer au plus profond de son cœur. La mère et les sœurs d’Ostraël étaient blotties en bas, avec des centaines d’autres dépossédés, dans des baraquements de fortune construits à l’intérieur des puissantes murailles de pierre de Naglimund. Les murs de la place forte étaient une bien meilleure protection contre le vent que les remparts sur lesquels il était perché, mais même des murs de pierre, quelle que soit leur épaisseur, ne pouvaient retenir l’épouvantable musique de la tempête qui approchait. Son regard fut attiré, anxieusement mais irrésistiblement, par la tache sombre qui grandissait à l’horizon et s’étendait en approchant comme de l’encre grise jetée dans de l’eau. C’était une traînée, un espace vide, comme si quelqu’un avait effacé la substance qui faisait la réalité. C’était un point où le ciel lui-même semblait basculer, aspirant les nuages vers le bas en une masse qui tournait lentement comme la queue d’un tourbillon. De temps en temps, les pointes brillantes de la foudre jaillissaient en travers du sommet de l’orage. Et toujours, toujours, il y avait cet incessant roulement de tambour, aussi distant que le crépitement de la pluie sur un toit épais, aussi insistant que le claquement des dents d’Ostraël. L’air chaud et les collines baignées de soleil de Nabban ressemblaient de plus en plus pour le fils de Firsfram aux histoires du Livre que racontaient les prêtres, un peu de réconfort imaginaire pour faire plaisir aux gens, pour oublier la terreur de la mort inévitable. La tempête approcha, battant de ses tambours comme un essaim de guêpes en marche. La lanterne de Déornoth vacilla dans le vent puissant et manqua s’éteindre ; il la protégea sous sa cape jusqu’à ce que la flamme ait repris de l’ampleur. Derrière lui, Isorn fils d’Isgrimnur regardait autour de lui dans l’obscurité froide et déchirée d’éclairs. « Par l’Arbre de Dieu ! Il fait aussi noir que dans la nuit, grommela Déornoth. Il est tout juste passé midi, et je peux à peine voir devant moi. » La bouche d’Isorn s’ouvrit, tache noire dans son visage pâle sous la lumière de la lanterne, mais aucun son n’en sortit. Sa mâchoire bougeait. « Tout ira bien », dit Déornoth, lui-même effrayé par la peur du jeune Rimmersleute. « C’est rien qu’un orage, un sale tour minable de Pryrates… » Tout en prononçant ces mots, il fut certain que c’était un mensonge. Les nuages noirs qui masquaient le soleil et apportaient la nuit aux portes mêmes de Naglimund amenaient avec eux une terreur qui portait sur lui comme un poids, comme le couvercle de pierre d’un cercueil. Quelle invocation magique était-ce là ; quelle sorcellerie pouvait plonger une lance d’horreur pure au plus profond de ses entrailles ? L’orage progressa vers eux, une tache d’obscurité qui s’étendait bien au-delà des murs du château des deux côtés, dominait ses plus hauts remparts, et était parcourue des éclats bleu blanc de la foudre. La ville tapie et la campagne leur apparurent en relief durant un instant, puis se fondirent de nouveau dans les ténèbres. Le roulement des tambours résonnait contre les murailles. Lorsqu’un nouvel éclair brilla, contrefaisant momentanément la lumière du jour escamotée, Déornoth vit quelque chose qui le fit se tourner et attraper le bras d’Isorn si fort que le Rimmersleute grimaça de douleur. « Va chercher le prince », dit Déornoth d’une voix creuse. Isorn leva les yeux, sa peur superstitieuse de l’orage surpassée par l’étrangeté de l’attitude de Déornoth. Le visage du jeune chevalier s’était avachi, et paraissait aussi vide qu’un sac de viande, tandis que ses ongles arrachaient un filet de sang au bras d’Isorn. « Qu’est-ce… Que se passe-t-il ? » « Va chercher le prince Josua », répéta Déornoth. « Vite ! » Le Rimmersleute, en jetant un dernier coup d’œil par-dessus son épaule en direction de son ami, fit le signe de l’Arbre et parcourut les remparts d’un pas hésitant en direction des escaliers. Tout son corps gourd et aussi lourd que du plomb, Déornoth resta immobile sur les remparts en regrettant de ne pas avoir été tué à la colline Bullback, de ne pas être mort même dans le déshonneur ; tout plutôt que de voir ce qui se trouvait devant lui. Lorsque Isorn revint avec le prince et Jarnauga, Déornoth n’avait pas bougé. Il n’y avait pas besoin de lui demander ce qu’il voyait, car la foudre éclairait tout. Une grande armée était venue à Naglimund. Sous les nuages tournoyants de l’orage se dressait une vaste forêt de lances dressées. Une galaxie d’yeux brillants luisait dans l’obscurité. Les tambours roulèrent une fois encore comme le tonnerre, et l’orage se posa sur le château et sur la ville, formant une tente tourbillonnante de pluie torrentielle, de nuages noirs et de brouillard froid. Les yeux regardèrent vers les murs ; des milliers d’yeux brillants, chargés d’une impatience féroce. Les cheveux blancs volaient dans le vent, les visages se levaient dans leurs sombres casques, observant les murailles de Naglimund. Les pointes des lances brillèrent d’un éclat bleu sous la lumière d’un nouvel éclair. Les envahisseurs regardaient devant eux en silence comme une armée de fantômes, aussi pâles et éthérés que la lumière de la lune. Les tambours battirent. Dans la brume se dressaient d’autres ombres plus longues : des formes géantes vêtues d’une armure, et tenant en main de longues massues difformes. Les tambours battirent de nouveau, puis se turent. « Miséricordieux Aédon, accordez-moi le repos », priait doucement Isorn. « Dans vos bras je dormirai, contre votre poitrine… » « Qui sont-ils, Josua ? » demanda Déornoth, comme s’il était simplement curieux. « Les Renards Blancs ; les Norns », répondit Josua. « Ce sont les renforts d’Élias. » Il leva la main avec lassitude, comme pour protéger ses yeux de la vision des légions spectrales. « Ce sont les enfants du Roi de l’Orage. » « Votre Éminence, s’il vous plaît ! » Le père Strangyeard tira le bras de l’évêque, tout d’abord gentiment, puis plus fermement. Le vieil homme s’accrochait au banc comme un buccin, l’ensemble ne formant qu’une petite forme dans l’obscurité du jardin ornemental. « Nous devons prier, Strangyeard », répéta obstinément l’évêque Anodis. « Agenouillez-vous. » L’intolérable martèlement de l’orage prit de l’ampleur. Le maître des archives fut soudain pris d’une envie irrépressible de s’enfuir, quelque part, n’importe où. « Ceci… Ce n’est pas un crépuscule naturel, Monseigneur. Vous devez rentrer à l’intérieur, maintenant. S’il vous plaît. » « Je savais que je n’aurais pas dû rester. J’avais pourtant bien dit au prince Josua qu’il ne devait pas résister au roi légitime, ajouta plaintivement Anodis. Dieu est furieux contre nous. Nous devons prier pour que nous soit montrée la voie. Nous devons nous souvenir de son martyre sur l’Arbre… » Il agita les mains dans un mouvement convulsif, comme s’il chassait des mouches. « Cela ? Ce n’est pas l’œuvre de Dieu », répondit Strangyeard, une grimace de mépris sur son visage habituellement plaisant. « C’est l’œuvre de votre “roi légitime” ; de lui et de son laquais de sorcier. » L’évêque ne lui prêta pas attention. « Usires, qui êtes béni », bafouilla-t-il en se traînant loin du prêtre, vers le sombre enchevêtrement du persicaire. « Vos humbles suppliants se repentent de leurs péchés. Nous avons défié Votre volonté, et avons ainsi mérité Votre juste courroux… » « Monseigneur Anodis ! » s’exclama Strangyeard exaspéré, qui fit un pas pour le suivre, puis s’immobilisa de surprise. Un froid tourbillonnant et dense semblait s’abattre sur le jardin. Un instant plus tard, tandis que le maître des archives frissonnait, le martèlement cessa. « Quelque chose… » Un vent glacial projeta la capuche de Strangyeard contre son visage. « Oui, nous avons lourdement péché par notre arrogance, nous pauvres humains ! » cria Anodis, en s’agitant dans le persicaire. « Nous p-prions… nous… p-p-prions… ? » Il interrompit sa litanie, sa voix se faisant curieusement aiguë. « Monseigneur ? » Il y eut un frémissement trépidant dans les profondeurs du persicaire. Strangyeard vit apparaître le visage du vieil homme, bouche bée. Quelque chose sembla l’attraper ; de la boue parut goutter tout autour, obscurcissant encore ce qui se passait dans le buisson. L’évêque hurla, un maigre bruit funèbre. « Anodis ! » hurla Strangyeard, en plongeant vers le persicaire. « Monseigneur ! » Le cri cessa. Strangyeard s’arrêta peu après, debout devant la forme ramassée de l’évêque. Lentement, comme si le vieil homme révélait la partie finale d’un effet élaboré, il roula sur le côté. Une partie de son visage baignait dans le sang. Une tête noire était posée sur le sol à côté de lui, comme celle d’une poupée abandonnée par un enfant étourdi. La tête, qui mâchait énergiquement, se tourna en grimaçant vers Strangyeard. Ses petits yeux étaient aussi blancs que des raisins, et ses maigres moustaches brillaient du sang de l’évêque. Tandis qu’il tendait une main aux longs doigts hors de son trou pour tirer l’évêque vers lui, deux autres têtes sortirent du sol, une de chaque côté de la première. Le maître des archives fit un pas en arrière. Un hurlement se logea dans sa gorge comme une pierre. Le sol s’agita de nouveau ; ici, là, de tous les côtés, de fines mains noires émergèrent tels des museaux de taupes sortant de terre. Strangyeard recula en titubant et tomba. Il se traîna jusqu’à l’allée, certain qu’une main froide et moite allait bientôt se refermer sur sa cheville. Sa bouche était déformée par un rictus de peur, mais aucun son ne s’en échappa. Il avait perdu ses sandales dans les broussailles, et remonta l’allée qui menait à la chapelle aussi rapidement que pouvaient le porter ses pieds nus silencieux. Le monde semblait recouvert d’un manteau de silence qui comprimait sa poitrine et écrasait son cœur. Même le claquement de la porte de la chapelle derrière lui lui parut étouffé. Tandis qu’il la verrouillait à tâtons, un voile gris informe tomba devant ses yeux. Il l’accueillit avec reconnaissance, comme un lit douillet. Les flammes d’innombrables torches s’élevaient maintenant parmi les Norns comme des fleurs dans un champ de coquelicots, transformant ces visages à l’atroce beauté en des demi-silhouettes écarlates, et ajoutant grotesquement à la stature des Hunën en arme tapis en retrait. De tous côtés, des soldats se précipitèrent jusqu’aux remparts, pour s’immobiliser dès que leur regard croisait cette scène, muets de stupéfaction. Cinq formes fantomatiques montées sur des chevaux aussi pâles que la soie d’une araignée s’avancèrent dans l’espace découvert au pied de la muraille. La lumière des torches jouait sur leurs capes blanches à capuchon, et la pyramide rouge du Pic de l’Orage luisait et palpitait sur leurs longs boucliers rectangulaires. La peur semblait flotter autour de ces cavaliers masqués par leur capuche comme un nuage, et s’infiltrait dans le cœur de tous ceux qui les voyaient. Les sentinelles sur les murailles furent envahies d’un terrible sentiment d’impuissance. Le cavalier de tête leva sa lance ; les quatre autres firent de même. Les tambours résonnèrent trois fois. « Où est le maître d’Ujin e-d’a Sikhunae, le Piège qui Attrape le Chasseur ? » La voix du cavalier était un gémissement moqueur qui se répercutait comme le vent dans un long défilé montagneux. « Où est le maître de la Maison aux Mille Clous ? » L’orage respira bruyamment au-dessus de leurs têtes durant de longs moments avant que ne vînt la réponse. « Je suis là. » Josua s’avança, une ombre mince sur le toit du corps de garde. « Que veut cet étrange groupe de voyageurs qui se présente à ma porte ? » Sa voix était calme, mais teintée d’un léger chevrotement. « Eh bien !… Nous sommes venus voir à quel point les clous avaient rouillé, pendant que nous devenions plus forts. » Les mots venaient lentement, poussés avec peine dans un sifflement, comme si le cavalier n’avait pas coutume de parler. « Nous sommes venus, mortel, reprendre un peu de ce qui est nôtre. Cette fois-ci, c’est le sang humain qui sera versé sur les terres d’Osten Ard. Nous sommes venus vous écraser sous les pierres de votre forteresse. » La haine et la force implacables de sa voix creuse étaient telles que nombre de soldats laissèrent échapper des cris de panique et se précipitèrent vers les escaliers pour quitter les remparts. Tandis que Josua se dressait au-dessus de la porte et observait la ténébreuse armée sans dire un mot, un hurlement perçant s’éleva au-dessus des marmonnements et des murmures affolés des Naglimundais. « Les fouisseurs ! Les fouisseurs sont dans nos murs ! » Le prince se retourna vers le centre d’une agitation toute proche. C’était Déornoth, qui grimpait les escaliers d’un pas incertain pour le rejoindre. « Les jardins du château sont infestés de Bukken », dit le jeune chevalier. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il vit les cavaliers blancs. Le prince fit un pas en avant. « Vous prétendez qu’il s’agit de vengeance », hurla-t-il en direction de la multitude qui s’étendait sous ses pieds. « Mais c’est un mensonge ! Vous venez à la demande du Roi souverain Élias, un mortel. Vous êtes les laquais d’un mortel ! Alors venez ! Nous sommes prêts ! Vous allez voir que les clous de Naglimund ne sont pas tous rouillés, et que le fer qui est ici peut encore bien tuer des Sithis ! » Les soldats encore présents sur les remparts saluèrent ces mots d’une bruyante acclamation. Le premier cavalier fit avancer son cheval d’un pas. « Nous sommes la Main Rouge ! » Sa voix était aussi froide qu’une tombe. « Nous ne servons nul autre qu’Ineluki, le Seigneur des Orages. Nous sommes maîtres de notre destin, et le vôtre est de mourir ! » Il agita sa lance au-dessus de sa tête et les tambours se remirent à battre. Le cri strident des trompes retentit. « Amenez ces chariots ! » hurla Josua depuis le toit du corps de garde. « Amenez-les vite et bloquez la porte ! Ils vont essayer de l’enfoncer ! » Mais au lieu de faire avancer un bélier pour tenter de fracasser les lourds madriers solidement armés de fer, les Norns restèrent immobiles et silencieux, se contentant de regarder les cinq cavaliers qui avancèrent sans hâte vers la forteresse. L’un des gardes sur les remparts leur décocha une flèche ; elle fut suivie d’une vingtaine d’autres. Mais si elles atteignirent les cavaliers, ce fut pour passer au travers : ils n’en parurent pas le moins du monde affectés. Les tambours battirent furieusement, et les étranges trompes gémirent et hurlèrent. Les cavaliers descendirent de cheval, et franchirent à pas lents les derniers pas qui les séparaient de la porte en apparaissant et disparaissant au rythme des éclairs qui fendaient l’obscurité. D’un geste à la lenteur effroyablement délibérée, celui qui marchait en tête leva les bras pour ouvrir sa cape. Une lumière écarlate sembla s’échapper de l’intérieur. Lorsqu’il se débarrassa du vêtement, ce fut comme s’il en jaillissait en se retournant vers l’extérieur. Il ne fut soudain plus qu’une forme faite toute d’une lueur d’un rouge de braise. Les autres firent de même. Cinq êtres au dessin tremblant et changeant grandirent et se découvrirent, plus grands qu’auparavant, chacun aussi haut que deux hommes, sans visage, ondulant comme une pièce de soie vermillon en feu. Une bouche noire s’ouvrit dans la tête sans yeux du premier des êtres écarlates tandis qu’il tendait les bras vers la porte et posait ses mains brûlantes sur elle. « Mort ! » hurla-t-il, et sa voix sembla secouer les fondations mêmes des murailles. Les charnières de fer commencèrent à briller d’un orange terne. « Hei ma’akajao-zha ! » Les madriers massifs commencèrent à noircir et à fumer. Josua attrapa frénétiquement le bras de Déornoth qui était resté paralysé par la stupeur, et sauta vers les remparts. « Tsi anh pra INELUKI ! » Tandis que les soldats du prince dévalaient les escaliers en hurlant, il y eut un violent éclat de lumière, un craquement assourdissant plus puissant que les tambours et le tonnerre, et la porte explosa dans un nuage de fumée et d’étincelles. Les éclats volèrent en une pluie mortelle tandis que les murs s’effondraient des deux côtés en écrasant sous eux les hommes qui tentaient de fuir. Des Norns en armes s’engouffrèrent à travers la brèche fumante ainsi percée dans la muraille. Certains portaient de long tubes de bois ou d’os, dont ils touchèrent l’extrémité avec des brandons. Il s’en échappa d’horribles flammes, qui transformèrent les soldats qui fuyaient en torches trépidantes et hurlantes. De grandes formes sombres se frayèrent un chemin à travers les décombres : les Hunën, qui balançaient leurs longues masses cloutées autour d’eux et hurlaient comme des ours fous furieux en fauchant tout ce qui se trouvait sur leur passage. Les corps brisés tombaient devant eux comme des mouches. Certains soldats, maîtrisant la terreur qui les envahissait, se retournèrent pour combattre. Un géant s’effondra, deux piques plantées dans le ventre, mais les guerriers victorieux tombèrent peu après sous les flèches empennées de blanc des Norns. Les pâles Norns se précipitaient en hurlant dans le gouffre béant du mur, grouillant comme des asticots. Déornoth prit le prince qui titubait par le bras et l’entraîna vers l’enceinte intérieure. Le visage noirci de Josua était couvert de larmes et de sang. « Élias a semé les dents du dragon », dit Josua d’une voix étranglée tandis que Déornoth le tirait ; ils dépassèrent un soldat qui gargouillait. Déornoth crut reconnaître le jeune Ostraël, qui avait été leur sentinelle lors des pourparlers avec le roi, enseveli sous la masse noire et grouillante des corps d’une vingtaine de fouisseurs. « Mon frère a planté les graines de la mort de tous les hommes ! » fulmina Josua. « Il est fou ! » Avant que Déornoth n’eût pu répondre (et, s’était-il brièvement demandé, que pouvait-il bien répondre à cela ?), deux Norns, les yeux brûlant comme des feux derrière les fentes de leur heaume, tournèrent au coin de la muraille intérieure, tirant une jeune fille hurlante, et leur firent face. Lorsqu’il aperçut Déornoth, l’un des deux siffla quelque chose, puis détourna sa fine épée noire et trancha d’un geste sec la gorge de la jeune fille. Elle retomba sur le sol derrière eux en se convulsant. Déornoth sentit la bile monter à ses lèvres alors qu’il se jetait en avant, l’épée levée. Le prince fut sur eux même avant lui, Naidel brillant comme les éclairs qui déchiraient le ciel : c’était l’après-midi, ce n’était que l’après-midi ! L’heure est enfin venue, se dit-il soudain. Le fer et le bois-sorcier s’entrechoquèrent. Il faut que ce soit honorable, pensa-t-il désespérément. Même s’il n’y a personne pour le voir… Dieu le verra… Les visages blancs, haïssables et haïssants, dansèrent devant ses yeux que brûlait la sueur. Aucun cauchemar infernal, aucune des gravures de tous ses livres, aucun enseignement de ses maîtres Aédonites n’avait pu préparer le père Strangyeard au terrifiant enfer qu’était devenu Naglimund. La foudre grésillait dans le ciel, le tonnerre rugissait, et les voix des tueurs et des victimes s’élevaient ensemble vers les cieux comme les plaintes des damnés. Malgré le vent et la pluie battante, le feu était partout dans l’obscurité, tuant nombre de ceux qui pensaient se dissimuler derrière d’épaisses portes et se protéger de la folie du dehors. Boitillant dans l’ombre des couloirs, il vit les Norns se hisser à l’intérieur de la chapelle par les fenêtres brisées, et resta immobile sans pouvoir rien faire lorsqu’ils attrapèrent ce pauvre frère Églaf qui priait, à genoux devant l’autel. Strangyeard ne pouvait pas plus assister à l’horreur qui allait suivre qu’il ne pouvait aider cet homme de Dieu qui était son ami. Il s’éloigna, les yeux pleins de larmes et le cœur aussi lourd que du plomb dans sa poitrine, et se dirigea vers l’enceinte intérieure et les quartiers du prince. Dissimulé dans les sombres profondeurs d’une haie, il vit le puissant Ethelferth de Tinsett et deux de ses gardes être réduits à un amas de chair et d’os par la massue d’un géant beuglant. Il observa en tremblant le seigneur connétable Eadgram se vider de son sang debout sous les assauts d’une nuée de fouisseurs piaillants. Il vit l’une des dames de la cour se faire démembrer par l’un des Hunën hirsutes tandis qu’une autre femme était accroupie un peu plus loin, le visage blanchi par la folie. Des milliers de tragédies semblables se produisaient au même instant à travers toute la forteresse brisée, dans un cauchemar qui semblait ne pas avoir de fin. Pleurant une prière à Usires, certain que Dieu avait détourné son visage de l’agonie de Naglimund mais priant néanmoins dans un réflexe passionné et désespéré, il tituba jusqu’aux portes de l’enceinte intérieure. Deux chevaliers sans casque et épuisés se dressaient au milieu d’un enchevêtrement de cadavres, leurs yeux blancs ceux d’un animal blessé. Il se passa un long moment avant qu’il ne reconnût Déornoth et le prince, et il lui fallut plus de temps encore pour les convaincre enfin de le suivre. Le labyrinthe de couloirs de la résidence était plus tranquille. Les Norns étaient entrés : quelques cadavres étaient effondrés contre les murs ou étendus sur les dalles de pierre, mais la plupart des gens s’étaient enfuis vers la chapelle ou la salle à manger, et les Norns ne s’étaient pas attardés pour fouiller. Cela viendrait plus tard. Isorn fit basculer la barre de la porte lorsque Josua en donna l’ordre. Le fils d’Isgrimnur, avec Einskaldir et une poignée de soldats Erkynéens et Rimmersleutes, s’étaient retranchés pour protéger Dame Vorzheva et la duchesse Gutrun. Quelques autres membres de la cour étaient pelotonnés dans la même pièce, dont Towser et le ménestrel Sangfugol. Tandis que le prince s’arrachait sèchement à l’étreinte larmoyante de Vorzheva, Strangyeard découvrit Jarnauga étendu sur une paillasse dans un coin ; un bandage maculé de sang était maladroitement enroulé autour de sa tête. « Le toit de la bibliothèque s’est effondré », dit le vieux Rimmersleute, en souriant amèrement. « Les flammes, je le crains, ont pour ainsi dire tout emporté. » Pour le père Strangyeard, ce fut, en un sens, le coup le plus rude. Il éclata en sanglots, des larmes coulant même de sous son bandeau. « Pire… Ça pourrait être pire », réussit-il finalement à dire, la gorge serrée. « Tu aurais pu partir avec eux, mon ami. » Jarnauga secoua sa tête blanche et grimaça. « Non. Pas encore. Mais bientôt, malheureusement. J’ai tout de même pu sauver quelque chose. » Il tira de sa robe les parchemins meurtris du manuscrit de Morgénès, la première page étant maintenant tachée de sang. « Mets-le à l’abri. Il peut encore être utile, je crois. » Strangyeard le prit précautionneusement, le noua avec une cordelette prise sur la table de Josua, et le glissa dans la poche intérieure de sa soutane. « Peux-tu tenir debout ? » demanda-t-il à Jarnauga. Le vieil homme acquiesça lentement, et le prêtre l’aida à se lever. « Prince Josua », dit Strangyeard, en soutenant Jarnauga par le coude. « J’ai pensé à quelque chose. » Le prince se détourna de la concertation urgente qu’il menait avec Déornoth et les autres pour regarder impatiemment le maître des archives. « À quoi ? » Ses sourcils dressés vers le ciel, le front de Josua parut plus proéminent encore qu’à l’habitude, une pâle masse lunaire sous ses cheveux courts. « Tu veux que je te fasse construire une nouvelle bibliothèque ? » Le prince s’adossa d’un air las contre le mur tandis que le fracas de l’extérieur prenait de l’ampleur. « Je suis désolé, Strangyeard. Je viens de dire une bêtise. Quelle idée as-tu eue ? » « Nous pouvons sortir. » De nombreux visages sales et désespérés se tournèrent vers lui. « Quoi ? » s’exclama Josua en se penchant vers lui pour le dévisager intensément. « Tu veux que nous passions tranquillement les portes ? Il paraît qu’elles ont été ouvertes pour nous ! » L’urgence lui sembla telle que Strangyeard trouva la force de soutenir le regard du prince. « Il y a un passage secret qui mène de la salle de garde vers les portes de l’est », dit-il. « Il est bien normal que je le sache, vous m’avez fait étudier pendant des mois les plans de Dendinis pour préparer le siège. » Il pensa aux irremplaçables rouleaux de parchemins brunis, couverts de l’encre délavée des soigneuses annotations de Dendinis, maintenant calcinés et réduits en cendres dans les ruines de la bibliothèque. Il retint de nouvelles larmes. « Si… si nous réussissons à l’atteindre, nous pourrons rejoindre la Percée et les collines du Wealdhelm. » « Et que pourrons-nous faire ensuite ? » demanda plaintivement Towser. « Mourir de faim dans les collines ? Être dévorés par les loups dans la forêt de Vieuxcœur ? » « Tu préférerais peut-être être dévoré ici et maintenant par des créatures bien moins plaisantes ? » lâcha sèchement Déornoth. Son cœur s’était accéléré lorsqu’il avait entendu les mots du prêtre ; cette légère lueur d’espoir était presque trop douloureuse, mais il aurait supporté n’importe quoi, pourvu que cela lui offrît une chance de mettre son prince à l’abri. « Il faudra nous battre pour l’atteindre, dit Isorn. J’entends déjà les Norns envahir le bâtiment. Nous avons avec nous des femmes et quelques enfants. » Le regard de Josua parcourut la pièce et la vingtaine de visages épuisés et effrayés. « Mieux vaut mourir dehors qu’être brûlé vif ici, je suppose », dit-il enfin. Il leva la main en un geste de bénédiction ou de résignation. « Ne perdons pas de temps. » « Une dernière chose, prince Josua. » Dès qu’il entendit sa voix, le prince se dirigea vers l’endroit où Strangyeard soutenait Jarnauga. « Si nous réussissons à atteindre l’entrée du tunnel », dit doucement Strangyeard, « il nous restera un problème à résoudre. Il a été construit pour la défense, pas pour la fuite. Il est aussi facile à ouvrir qu’à fermer depuis l’intérieur du château. » Josua essuya les cendres qui couvraient son front d’un revers de main. « Tu veux dire que nous devons trouver un moyen de le bloquer derrière nous ? » « Si nous voulons avoir une chance de nous échapper » Le prince soupira. Une goutte de sang glissa sur son menton depuis sa lèvre fendue. « Commençons par atteindre la porte, puis nous ferons ce qui est nécessaire. » Ils s’engouffrèrent à travers la porte comme un seul homme, surprenant deux Norns qui se trouvaient dans le couloir. Einskaldir enfonça sa hache à travers le casque de celui qui était le plus proche, projetant des étincelles dans la semi-obscurité. Avant que l’autre n’eût eu le temps de lever son épée courte, il avait été embroché par Isorn et l’un des gardes naglimundais. Déornoth et le prince guidèrent les courtisans. Le fracas des massacres s’était atténué. Seul un hurlement de douleur occasionnel ou un cri de triomphe s’élevait parfois à travers les couloirs vides. La fumée qui irritait les yeux, les flammes omniprésentes et les chants moqueurs des Norns faisaient ressembler la résidence à quelque terrible enfer, à quelque labyrinthe au bord du Grand Gouffre. Dans les ruines des jardins dévastés, ils furent assaillis par la meute piaillante des fouisseurs. L’un des soldats tomba mort, une lame de métal irrégulière plantée dans le dos par un Bukken ; tandis que le reste du groupe combattait les autres, l’une des servantes de Vorzheva fut emportée vers une fosse ouverte dans la terre noire. Déornoth bondit en avant pour essayer de la sauver et empala un petit corps noir frétillant et sifflant sur la pointe de son épée, mais elle avait déjà disparu. Seul l’un de ses chaussons abandonné dans la boue battue par la pluie montrait qu’elle avait jamais existé. Deux des immenses Hunën avaient découvert les caves à vin, et se battaient, complètement saouls, pour le dernier tonneau devant la salle de garde du château, à coups de griffes et de massues. Le bras de l’un des géants pendait, inerte, à son côté, et l’autre avait reçu un tel coup au crâne qu’une bande de peau pendait sur son visage couvert de sang. Mais ils continuaient de se battre, rugissant dans leur langage incompréhensible au milieu des débris des barriques fracassées et des cadavres broyés des défenseurs de Naglimund. Accroupis dans la boue à la limite des jardins, Josua et Strangyeard plissaient les yeux sous la pluie battante. « La porte de la salle de garde est fermée, dit Josua. Nous pourrons peut-être traverser la cour, mais si elle a été verrouillée de l’intérieur, nous sommes perdus. Nous ne pourrons jamais l’enfoncer assez vite. » Strangyeard frissonna. « Même si c’était possible, nous ne pourrions… nous ne pourrions plus la refermer derrière nous. » Josua regarda Déornoth, qui ne dit rien. « Quoi qu’il en soit, souffla le prince, c’est dans ce but que nous sommes là. Nous allons y aller. » Lorsqu’ils eurent réuni le petit groupe, ils se précipitèrent en avant. Les deux Hunën, dont l’un avait planté une large dent dans la gorge de l’autre, roulèrent sur le sol, engagés dans une lutte aveugle digne des dieux des temps anciens. Indifférent au passage des humains, l’un d’entre eux, au paroxysme de la douleur, rua dans le vide et, d’une jambe énorme, envoya voler Sangfugol. Isorn et le vieux Towser firent précipitamment volte-face et allèrent l’aider à ce relever ; au moment où le ménestrel se remettait sur pied, un cri strident retentit à l’autre bout de la cour. Une douzaine de Norns, dont deux montés sur de grands chevaux blancs, se retournèrent à l’appel de leur compagnon. Apercevant le groupe du prince, ils laissèrent échapper un long hurlement et se précipitèrent en avant, les deux cavaliers dépassant rapidement les géants maintenant inertes. Isorn atteignit la porte et tira. Elle s’ouvrit, mais, alors que le groupe terrifié commençait à entrer, le premier cavalier, la tête couverte d’un grand heaume et une longue lance dans la main, fut sur eux. Einskaldir se précipita en avant avec une grimace de chien acculé, et se coula sous la lance pour l’éviter, puis, d’un bond puissant, il se jeta contre le flanc du Norn. Il s’accrocha à sa cape qui volait et retomba en projetant son ennemi au sol. Le cheval sans cavalier glissa sur les pavés mouillés. Agenouillé auprès du Norn à terre, Einskaldir abattit puissamment sa hache, puis frappa un second coup. Aveuglé par sa fureur, il eût pu être transpercé par la lance du second cavalier, si Déornoth n’avait ramassé et lancé le couvercle de l’une des barriques, faisant tomber le cavalier de sa monture et le projetant dans un buisson. Les autres Norns se précipitaient vers eux en hurlant, et Déornoth n’eut que le temps d’arracher Einskaldir à son cadavre déchiqueté et de le tirer précipitamment vers la salle de garde. Ils n’avaient que quelques pas d’avance sur leurs poursuivants lorsqu’ils franchirent la porte, qu’Isorn et deux autres guerriers refermèrent en force. Des lances s’écrasèrent sur le bois épais ; un instant plus tard, l’un des Norns cria quelque chose d’une voix aiguë et cliquetante. « Des haches ! » dit Jarnauga. « Je connais assez la langue du Hikeda’ya pour comprendre ça. Ils vont chercher des haches. » « Strangyeard ! » cria Josua, « où est ce damné passage ? » « C’est… Il fait si noir », répondit le prêtre d’une voix chevrotante. La pièce n’était effectivement éclairée que par la lueur irrégulière des flammes orangées qui commençaient à s’attaquer aux poutres du toit. Un nuage de fumée se formait sous le plafond. « Je… je crois qu’il se trouve du côté sud… » commença-t-il. Einskaldir et plusieurs autres se précipitèrent vers le mur et commencèrent à en arracher les lourdes tentures. « La porte ! » s’exclama Einskaldir. « Verrouillée », ajouta-t-il un moment plus tard. Le trou de serrure de la porte de bois était vide. Josua l’observa un instant, alors même que le tranchant d’une hache s’enfonçait dans la porte depuis la cour. « Enfoncez-la, dit-il. Les autres, empilez tout ce que vous trouverez devant l’autre porte. » En quelques instants, Einskaldir et Isorn eurent fait sauter le verrou du montant, tandis qu’Isorn approchait une torche éteinte du toit en feu. La porte sortit de ses gonds peu après, et ils s’enfuirent à travers le tunnel en pente. Derrière eux, un autre morceau de la porte céda. Ils coururent pendant plus d’un mile, les plus forts aidant les plus faibles. L’un des courtisans finit par tomber à genoux en pleurant, incapable d’aller plus loin. Isorn se retourna pour aller l’aider, mais sa mère Gutrun, elle-même épuisée, lui fit signe de revenir. « Laisse-le, lui dit-elle. Il peut continuer. » Il la regarda durement, puis haussa les épaules. Alors qu’ils poursuivaient leur course sur la pente de pierre, ils entendirent l’homme se relever lourdement, les maudire, et se remettre à courir. Alors que les portes apparaissaient enfin devant eux, sombres et massives sous la lumière de la torche, se dressant sur toute la hauteur du tunnel, le bruit de leurs poursuivants commença à résonner derrière eux. Craignant le pire, Josua tendit la main vers l’un des anneaux de fer et tira. La porte s’ouvrit vers l’intérieur dans un léger grondement de gonds. « Qu’Usires soit loué », dit Isorn. « Faites sortir les femmes et les autres », ordonna Josua. Un instant plus tard, deux des soldats les eurent emmenés plus loin dans le tunnel, au-delà des épaisses portes. « C’est le moment de vérité, dit Josua. Si nous ne trouvons pas un moyen de sceller cette porte, il faudra laisser assez d’hommes derrière nous pour ralentir nos poursuivants. » « Je reste, gronda Einskaldir. J’ai goûté au sang faërie ce soir. Je ne serais pas fâché d’en reprendre. » Il tapota son arme. « Non. C’est à moi de le faire, et à moi seul. » Jarnauga toussa et s’appuya sur le bras de Strangyeard, puis se redressa. Le prêtre tourna la tête pour regarder le vieil homme, et comprit soudain. « Je suis mourant, dit Jarnauga. Je n’étais pas censé quitter Naglimund, je l’ai toujours su. Je n’ai besoin que d’une épée. » « Tu n’en as pas la force ! » s’emporta Einskaldir, comme s’il était déçu. « J’en ai assez pour fermer cette porte », répondit gentiment le vieil homme. « Vous voyez ? » Il indiqua du doigt les larges gonds. Ils sont solidement forgés. Une fois la porte fermée, une épée brisée dans la fente des gonds retiendra le plus puissant des poursuivants. Partez. » Le prince se tourna comme pour protester ; un hurlement cliquetant résonna dans le tunnel. « Très bien, dit-il doucement. Dieu te bénisse, vieil homme. » « Ce sera inutile », répondit Jarnauga. Il tira quelque chose de brillant de son cou et le glissa dans la main de Strangyeard. « C’est si étrange de se faire un ami au dernier moment », dit Jarnauga. Les yeux du prêtre s’emplirent de larmes, et il embrassa le Rimmersleute sur la joue. « Mon ami », murmura-t-il, puis il passa la porte. La dernière chose qu’ils virent fut le reflet de la torche dans les yeux brillants de Jarnauga au moment où il poussait la porte de l’épaule. Elle se referma, étouffant le bruit des poursuivants. À l’intérieur, les verrous se refermèrent solidement. Après avoir monté un long escalier, ils émergèrent enfin dans le soir battu par la pluie et le vent. L’orage avait perdu de sa force et, alors qu’ils se tenaient sur le flanc nu de la colline en dessous des arbres qui abritaient la Percée, ils purent voir le scintillement du feu dans les ruines de Naglimund et les silhouettes noires et inhumaines qui dansaient au milieu des flammes virevoltantes. Josua resta longtemps immobile, sans pouvoir en détacher ses yeux, la pluie dessinant des rigoles dans la poussière qui maculait son visage. Son petit groupe se tassa derrière lui, en attendant de reprendre son chemin. Le prince leva son poing gauche. « Élias », hurla-t-il, et le vent emporta les échos au loin. « Tu as apporté la mort et bien pire encore au royaume de notre père ! Tu as réveillé un mal ancien, et brisé la Charte de Suzeraineté du Roi souverain ! Tu as détruit mon toit et presque tout ce que j’aimais. » Il s’interrompit pour retenir ses larmes. « Maintenant tu n’es plus le roi ! Je te prendrai la couronne. Je te l’arracherai, je le jure ! » Déornoth le prit par le coude et l’emmena vers le bord du chemin. Les sujets de Josua l’attendaient, frissonnant sous l’effet du froid et de la fatigue, sans foyer, seuls au milieu des étendues sauvages du Wealdhelm. Il inclina la tête un instant, cédant à la fatigue ou à une prière silencieuse, puis les mena vers les ténèbres. 44. Le Sang et le Monde qui Tourne Le sang noir du dragon s’était déversé sur lui, le brûlant comme du feu. À l’instant du contact, il avait senti sa propre vie capituler. La terrifiante essence vitale avait bouillonné en lui, chassant son esprit pour faire place au dragon. C’était comme s’il était lui-même devenu, durant le bref instant qui avait précédé les ténèbres, le cœur secret du Ver. La vie complexe d’Igjarjuk et sa lenteur de braise qui couve s’emparèrent de lui. Il grandit ; il changea, et la transformation fut aussi douloureuse que la naissance et la mort. Ses os se firent lourds, aussi solides que la pierre, et courbes comme ceux d’un reptile. Sa peau se durcit pour devenir une multitude d’écailles semblables à des gemmes, et il sentit sa fourrure se glisser sur son dos comme une cotte de mailles de diamants. Le cœur du dragon battait maintenant puissamment dans sa poitrine, aussi lourdement que le mouvement d’une étoile noire dans la nuit vierge, avec la force et le feu des brasiers des forges de la terre. Ses griffes s’enfoncèrent dans la carapace de pierre du monde, et son cœur ancien battit… battit… battit… Il partagea la sagesse ancienne et indifférente du peuple dragon, ressentant d’abord la naissance de sa race séculaire à l’époque de la jeunesse de la terre, puis le poids des innombrables années qui pesait sur lui, les sombres millénaires défilant comme l’eau d’un torrent. Il était l’une des plus vieilles de toutes les races, l’un des premiers nés de la terre enfin formée, et il était enroulé sous la surface du monde comme le plus infime des vers caché sous l’écorce d’une pomme… Le vieux sang noir bouillonna en lui. Il grandissait encore, et perçut et nomma toutes les choses de ce monde qui tourne. Sa peau, la peau de la terre, devint sienne ; la surface grouillante sur laquelle tous les êtres vivants sont nés, sur laquelle ils ont lutté et échoué, abandonnant enfin pour redevenir partie de lui. Ses os à elle étaient ses os à lui, les piliers rocheux sur lesquels tout reposait, et à travers lesquels il ressentait chaque frisson de vie. Il était Simon. Et pourtant il était le serpent. Et il était néanmoins la terre même dans son infinité et son détail. Et pourtant il grandissait encore, et grandissait, sentant sa vie mortelle s’échapper… Dans la soudaine solitude de sa majesté, craignant de tout perdre, il tenta de toucher ceux qu’il avait connus. Il pouvait sentir la chaleur de leur vie, les percevoir comme des étincelles dans une immense obscurité où souffle le vent. Tant de vies, si importantes, si petites… Il vit Rachel ; voûtée, vieille. Elle était assise sur un tabouret dans une pièce vide et tenait sa tête dans ses mains. Quand était-elle devenue si petite ? Un balai reposait à ses pieds, devant un petit tas de poussière. La salle du château s’assombrissait très vite. Le prince Josua était debout sur le flanc d’une colline, et regardait vers le bas. Des flammes distantes se reflétaient sur son visage sévère. Il pouvait voir les doutes de Josua et ses tourments ; il voulut l’atteindre et le réconforter, mais il ne pouvait que voir ces vies, pas les toucher. Un petit homme brun qu’il ne connaissait pas menait sa barque plate à la perche et remontait un ruisseau. De grands arbres laissaient pendre leurs branches dans l’eau, et des nuées de moucherons planaient. Le petit homme tapota d’un air protecteur une feuille de parchemin glissée dans sa ceinture. Une brise fit bruire les branches pendantes et le petit homme sourit avec gratitude. Un homme imposant (Isgrimnur ? Où était passée sa barbe ?) marchait sur un quai usé par les embruns et observait le ciel qui s’assombrissait, et l’océan fouetté par les vents. Un vieil homme magnifique, ses longs cheveux emmêlés, était assis et jouait avec une foule d’enfants à demi nus. Ses yeux bleus étaient doux, distants, et plissés par un sourire de bonheur. Miriamélé, ses cheveux coupés court, observait depuis le bastingage d’un navire les lourds nuages qui s’amassaient à l’horizon. Les voiles claquèrent et ondulèrent au-dessus de sa tête. Il voulut la regarder plus longtemps, mais la vision disparut en tourbillonnant comme une feuille emportée par le vent. Une grande femme hernystirie vêtue de noir était agenouillée devant deux cairns de pierre dans un bosquet de minces bouleaux, très haut sur le flanc d’une montagne battue par les vents. Le regard du roi Élias était plongé dans les profondeurs d’une coupe de vin, et ses yeux étaient rouges. Peine reposait sur ses genoux. L’épée grise était une chose sauvage qui feignait le sommeil… Morgénès lui apparut soudain, couronné de flammes ; et cette vision enfonça la lance glacée de la douleur jusque dans le cœur du dragon. Le vieil homme tenait un grand livre, et ses lèvres se mouvaient anxieusement, en un cri silencieux, comme s’il hurlait un avertissement… prenez garde… au faux messager. .. prenez garde… Les visages s’effacèrent tous, à l’exception d’un dernier fantôme. Un garçon, mince et gauche, cherchait son chemin à travers de sombres tunnels sous la terre, en pleurant et en rampant à travers ce labyrinthe comme un insecte piégé. Chaque détail, chaque tour et détour se déroulait douloureusement devant ses yeux. Le garçon se dressait sur le flanc d’une colline sous la lune et observait horrifié des silhouettes au visage blanc et une épée grise, mais un nuage sombre maintenait le garçon dans l’ombre. Le même garçon, maintenant plus vieux, se tenait devant une grande tour blanche. Une lumière dorée brillait sur son doigt, bien que le garçon fût plongé dans une ombre profonde et noire. Des cloches sonnaient, et le toit était en flammes… L’obscurité l’engloutissait maintenant, et le tirait vers d’autres endroits, des endroits plus étranges ; mais il ne voulait pas y aller. Pas tant qu’il ne s’était pas souvenu du nom de cet enfant, de ce garçon gauche qui œuvrait dans l’ignorance. Il n’irait pas : il se souviendrait… Le garçon s’appelait… le garçon s’appelait… Simon ! Simon. Et sa vision disparut… « Seoman », dit la voix, assez fort, maintenant ; il réalisa qu’on l’appelait depuis assez longtemps. Il ouvrit les yeux. Les couleurs étaient si intenses qu’il les referma aussitôt, aveuglé. Des roues tournantes d’argent et de rouge dansèrent dans l’obscurité de ses paupières closes. « Viens, Seoman ; viens rejoindre tes compagnons. Ta présence est nécessaire. » Il entr’ouvrit les yeux, les laissant lentement s’accoutumer à la lumière. Il n’y avait plus de couleurs, maintenant : tout était blanc. Il gémit, essaya de bouger, et ressentit une terrible faiblesse, comme si quelque chose de lourd appuyait sur tout son corps ; dans le même temps, il se sentit aussi transparent et fragile que s’il eût été fait de verre. Même les yeux fermés, il eut l’impression que la lumière le traversait, le remplissait d’un rayonnement qui n’apportait pas de chaleur. Une ombre passa sur son visage sensible, semblant presque avoir un poids tangible. Quelque chose d’humide et de froid toucha ses lèvres. Il avala, sentit un élan de douleur, toussa, et but de nouveau. Il eut l’impression qu’il pouvait sentir tous les endroits où l’eau était passée : les pics glacés, les nuages gonflés de pluie, les roches des montagnes. Il ouvrit les yeux plus grand. Tout était effectivement extrêmement blanc, à l’exception du visage doré de Jiriki qui apparaissait non loin de lui. Il se trouvait dans une cave, les murs d’une pâleur de cendres sauf pour quelques traces à peine visibles ; des fourrures et des objets de bois et des bols décorés étaient empilés au bord du sol de pierre. Les mains de Simon, lourdes et engourdies mais pourtant étrangement sensibles, étreignirent la couverture de fourrure puis tâtèrent le petit lit de bois sur lequel il était étendu. Comment… ? « Je… » Il toussa de nouveau. « Tu es endolori, tu es épuisé. Cela est légitime. » Le Sithi fronça les sourcils, mais l’expression de ses yeux lumineux ne changea pas. « Tu as fait une terrible chose, Seoman, le sais-tu ? Tu m’as sauvé la vie deux fois. » « Mmmmmm. » Sa tête répondait aussi lentement que ses muscles. Que s’était-il passé exactement ? Il y avait eu la montagne… la cave… et le… « Le dragon ! » s’exclama Simon en suffoquant ; puis il tenta de s’asseoir. Lorsque la couverture de fourrure glissa, il ressentit violemment le froid de la pièce. La lumière perçait à travers une peau tendue à l’autre bout de la pièce. Il fut pris de vertiges, et sa tête et son visage le lancèrent. Il se rallongea. « Disparu », dit rapidement Jiriki. « Mort ou pas, je ne le sais pas, mais disparu. Lorsque tu l’as frappé, il s’est effondré et a roulé dans l’abîme. Je n’ai pas pu voir où il était tombé dans les neiges et les glaces des grandes profondeurs. Tu as tenu l’épée Épine comme un véritable guerrier, Seoman Mèche-blanche. » « Je… » Il inspira difficilement et réessaya. Son visage le lançait quand il parlait. « Je ne crois pas… que c’était moi. Épine… s’est servie de moi. Elle… voulait être sauvée, je crois. Cela peut sembler étrange, mais… » « Non. Je crois que tu as peut-être raison. Regarde. » Jiriki fit un signe de la main en direction du mur de la caverne à quelques pas de là. Épine y reposait sur la cape du prince, aussi noire et lointaine que le fond d’un puits. Un tel objet avait-il pu prendre vie dans ses mains ? « J’ai facilement pu la porter jusqu’ici, dit Jiriki. C’était peut-être la direction dans laquelle elle voulait aller. » Les mots du Sithi mirent en branle une lente série d’idées dans l’esprit de Simon. L’épée voulait venir ici ; mais où est ici ? Et comment est-ce que… Oh ! Mère de Dieu, le dragon… ! « Jiriki ! » haleta-t-il, « les autres, où sont les autres ? » Le prince hocha gentiment la tête. « Oui. J’aurais préféré attendre plus longtemps, mais je vois que je n’ai pas le choix. » Il ferma ses larges yeux brillants durant un instant. « An’naï et Grimmric sont morts. Ils ont été enterrés sur la montagne Urmsheim. » Il soupira, et fit un geste complexe de la main. « Tu ne sais pas ce que cela veut dire d’enterrer un Sithi et un mortel ensemble, Seoman. Cela est rarement arrivé, et jamais dans les cinq derniers siècles. Les exploits d’An’naï survivront jusqu’à la fin des temps dans la Danse des Années, les annales de notre peuple, et le nom de Grimmric y sera pour toujours associé. Ils reposeront à jamais sous l’Arbre d’Udun. » Jiriki ferma les yeux et resta longtemps silencieux. « Les autres… Eh bien, ils ont tous survécu. » Simon ressentit un serrement au cœur, mais écarta les pensées concernant les deux disparus pour s’y consacrer plus tard. Il observa le plafond couvert de cendres, et s’aperçut que les marques étaient des inscriptions représentant des grands serpents et des bêtes aux longues défenses, qui recouvraient la totalité du plafond et des murs. Les yeux vides de ces animaux le troublèrent : lorsqu’il les regardait trop longtemps, ils lui semblaient bouger. Il se retourna vers le Sithi. « Où est Binabik ? » demanda-t-il. « Je veux lui parler. J’ai fait le plus étrange des rêves… le plus étrange des rêves… » Avant que Jiriki n’eût pu parler, Haestan passa la tête dans l’ouverture de la caverne. « Le roi veut toujours pas parler ? » demanda-t-il ; puis il vit Simon. « T’es d’bout, ’tit gars ! » s’exclama-t-il joyeusement. « Bonne nouvelle ! » « Quel roi ? » demanda Simon, surpris. « Pas Élias, j’espère ? » « Non, ’tit gars. » Haestan secoua négativement la tête. « Après… après c’qu’est arrivé sur la montagne, les trolls nous ont trouvés. T’as dormi pendant plusieurs jours. On est sur Mintahoq, maint’nant, le Mont-troll. » « Et Binabik est avec sa famille ? » « Pas exactement. » Haestan regarda Jiriki. Le Sithi hocha la tête. « Binabik, et Sludig, aussi, sont r’tenus prisonniers par le roi. Certains disent qu’y sont condamnés à mort. » « Quoi ! ? Prisonniers ? ! » explosa Simon, puis il se laissa retomber sur le lit, un anneau douloureux s’étant cruellement refermé sur son crâne. « Pourquoi ? » « Sludig, parce que c’est un Rimmersleute », dit Jiriki. « Et Binabik, disent-ils, parce qu’il a commis un terrible crime contre le Troll-roi. Nous ne savons pas encore lequel, Seoman Mèche-blanche. » Simon secoua la tête de stupéfaction. « Tout cela est folie. Je suis devenu fou, ou je rêve encore. » Il adressa un regard accusateur à Jiriki. « Et pourquoi m’appelez-vous toujours de ce nom ? » « Ne faites… » commença Haestan, mais Jiriki l’ignora, et tira au contraire le miroir de sa veste. Simon s’assit et le prit dans ses mains, les fines gravures de son cadre paraissant rugueuses à ses doigts sensibles. Le vent hurla à l’extérieur de la cave, et l’air froid se glissa sous la peau qui servait de porte. Le monde était-il maintenant entièrement recouvert de glace ? N’échapperait-il donc jamais à l’hiver ? En d’autres circonstances, il eût été surpris par les poils roux-doré qui couvraient tout le bas de son visage, mais son attention fut forcée par la longue cicatrice qui partait de sa mâchoire, courait sur sa joue et remontait jusqu’au-dessus de son œil gauche. La peau qui l’entourait était livide et nouvellement formée. Il la toucha et grimaça, puis remonta jusqu’à son crâne. Une longue mèche de ses cheveux était maintenant aussi blanche que les neiges d’Urmsheim. « Tu as été marqué, Seoman. » Jiriki tendit la main et toucha son menton de son long doigt. « Pour le meilleur et pour le pire, tu as été marqué. » Simon laissa tomber le miroir et prit son visage dans ses mains. APPENDICE PERSONNAGES ERKYNÉENS Barnabas : sacristain de la chapelle du Hayholt Béornoth : membre de la bande mythique de Jack Mundwode Breyugar : comte de Westfold, connétable du Hayholt sous le règne d’Élias Caleb : apprenti de Shem Palefrenier Colmund : écuyer de Camaris, puis baron de Rodstanby Déorhelm : soldat au Dragon et le Pêcheur. Déornoth (Sire) : chevalier de Josua, parfois appelé « La Main Droite du Prince » Dréosan (Père) : chapelain du Hayholt Eadgram (Sire) : seigneur connétable de Naglimund Eahlferend : pêcheur, mari de Susanna, père de Simon Eahlstan Fiskerne : Roi Pêcheur, premier Erkynéen maître du Hayholt Églaf (Frère) : moine de Naglimund, ami de Strangyeard Élias : fils aîné de Jean Presbytère, Prince, puis Roi Souverain Elispeth : sage-femme du Hayholt Ethelbearn : soldat, compagnon de Simon lors du voyage entrepris depuis Naglimund Ethelferth : seigneur de Tinsett Fengbald : marquis de Falshire Firsfram : père d’Ostraël Fréawaru : aubergiste, propriétaire de la taverne Le Dragon et le Pêcheur à Flett Godstan : soldat au Dragon et le Pêcheur Godwig : baron de Cellodshire Grimmric : soldat, compagnon de Simon lors du voyage entrepris depuis Naglimund Grimstede (Sire) : noble erkynéen, rallié à la cause de Josua Guthwulf : marquis d’Utanyéate, Main du Roi Haestan : garde de Naglimund, compagnon de Simon Heahferth : baron de Woodsall Heanfax : employé au Dragon et le Pêcheur Helfcène (Père) : chancelier du Hayholt Hepzibah : servante au château Hruse : femme de Jack Mundwode dans la chanson Inch : assistant du docteur, puis maître de la fonderie Isaak : page Jack Mundwode : bandit mythique vivant dans la forêt Jael : servante au château Jakob : chandelier du château Jean : le Roi Jean Presbytère, Souverain de tous les royaumes d’Osten Ard Jérémias : apprenti chandelier Josua : prince, dit Josua Mainmorte, fils cadet de Jean Presbytère, seigneur de Naglimund Judith : cuisinière et Maîtresse des Cuisines Langrian : moine Hodérundien Leleth : servante de Miriamélé Lofsunu : soldat, promis de Hepzibah Lucuman : maître des étables à Naglimund Malachias : garçon au château Marya : servante de Miriamélé Miriamélé : princesse, fille unique d’Élias Morgénès (docteur) : Porteur du Parchemin, docteur du château du Roi Jean, ami de Simon Noah : écuyer du Roi Jean Ordmaer : baron d’Utersall Osgaël : membre de la bande mythique de Jack Mundwode Ostraël : soldat à Naglimund, fils de Firsfram de Runchester Pierre Tête-d’Or : sénéchal du Hayholt Rachel : intendante du château Rebah : servante aux cuisines du château Ruben l’Ours : forgeron du château Sangfugol : trouvère de Josua Sarrah : servante au château Scénéséfa : moine Hodérundien Shem Palefrenier : responsable des écuries Simon (Seoman) : jeune domestique Sophrona : responsable du linge au château Strangyeard (Père) : archiviste de Naglimund Susanna : servante au château, mère de Simon Tobas : maître du chenil du château Towser : fou du Roi. Son vrai nom est Cruinh Wuldorcene : baron de Caldsae HERNYSTIRIS Arthpréas : comte de Cuimhne Bagba : Dieu du Bétail Brynioch de Tous les Cieux : Dieu du Ciel Cadrach-ec-Crannhyr (Frère) : moine d’un ordre indéterminé Cifgha : jeune fille du Taig Craobhan : vieux chevalier, conseiller de Lluth Cryunnos : Un Dieu d’Hernystir Dochais : moine Hodérundien Efiathe : vrai nom de la reine Ebekah d’Erkynée ; surnommée « la Rose d’Hernystir » Eoin-ec-Cluias : poète de légende Éolair : comte de Nad Mullach, émissaire du Roi Lluth Fiathna : mère de Gwythinn, deuxième femme de Lluth Gealsgiath : capitaine d’un bateau ; surnommé « le vieux » Gormhbata : chef légendaire Gwelan : jeune fille du Taig Gwythinn : prince, fils de Lluth, demi-frère de Maegwin Hathrayhinn le Roux : personnage d’une histoire de Cadrach Hern : fondateur d’Hernystir Inahwen : troisième femme de Lluth Lluth-ubh-Llythinn : Roi d’Hernystir Maegwin : princesse, fille de Lluth, demi-sœur de Gwythinn Mircha : Déesse de la Pluie, femme de Brynioch Mullachi : compagnon d’armes d’Éolair Murhagh Un-bras : Un Dieu d’Hernystir Penemhwye : mère de Maegwin, première femme de Lluth Rhynn : Un Dieu d’Hernystir Sinnach : Prince, chef des armées d’Hernystir lors de la bataille du Knock Tethtain : Roi, seul Hernystiri maître du Hayholt, dit « Le Saint Roi » Tuilleth : jeune chevalier hernystiri RIMMERSLEUTES Bindesekk : espion d’Isgrimnur Dror : Dieu Ancien de la Guerre Einskaldir : chef de tribu Elvrit : Premier roi des Rimmersleutes d’Osten Ard Fingil : Roi, premier maître du Hayholt, dit « Le Roi Sanglant » Frayja : Déesse Ancienne des Moissons Frekke : vieux soldat Gutrun : duchesse d’Elvritshalla, femme d’Isgrimnur Hani : jeune soldat tué par le Bukken Hengfisk : prêtre Hodérundien Hjeldin : Roi, fils de Fingil, dit « Le Roi Fou » Hove : jeune soldat de la famille d’Isgrimnur Ikferdig : lieutenant de Hjeldin, Roi, dit « Le Roi Brûlé » Ingen Jegger : Rimmersleute Noir, maître des chiens norns Isbéorn : père d’Isgrimnur, premier duc de Rimmersgard sous le règne de Jean Isgrimnur : duc de Elvritshalla Isorn : fils d’Isgrimnur et de Gutrun Ithineg le Trouvère : personnage d’une histoire de Cadrach Jarnauga : Porteur du Parchemin, vivant à Tungoldyr Jormgrun : Roi de Rimmersgard, tué par Jean à Naarved Löken : Dieu Ancien du Feu Mémur : Dieu Ancien de la Sagesse Nisse : (Nisses), prêtre et conseiller de Hjeldin, auteur de Du Svardenvyrd Saint Hodérund : prêtre de la bataille du Knock Sigmar : jeune femme rimmersleute courtisée par Towser Skali : thane de Kaldskryke, dit « Nez-tranchant » Skendi : Saint, fondateur d’une abbaye Sludig : jeune soldat, compagnon de Simon lors du voyage entrepris depuis Naglimund Storfot : Thane de Vestvennby Thrinin : soldat tué par le Bukken Tonnrud : Thane de Skoggey, oncle de la duchesse Gutrun Udun : Dieu Ancien du Ciel Utë : de Saegard, soldat tué par le Bukken NABBANAIS Aeswides (probablement une nabbanisation d’un nom erkynéen) : premier seigneur de Naglimund Anitulles : ancien empereur Antippa : fille de Léobardis et de Nessalanta Ardrivis : dernier Empereur de Nabban, oncle de Camaris Aspitis Prévès : comte d’Eadne, maître de la Maison prévéenne, ami de Bénigaris Bénidrivis-sà-Vinitta : premier duc sous le règne de Jean, père de Léobardis et de Camaris Bénigaris : fils du Duc Léobardis et de Nessalanta Camaris-sà-Vinitta : frère de Léobardis, ami de Jean Presbytère Claves : ancien Empereur Crexis La Chèvre : ancien Empereur Dendinis : architecte de Naglimund Devasalles : baron, promis à Dame Antippa Dinivan : secrétaire du Lecteur Ranéssin Domitis : évêque de la cathédrale Saint Sutrin à Erchester Elysia : mère d’Usires Émettin : chevalier légendaire Enfortis : Empereur à l’époque de la chute d’Asu’a Géllès : soldat au marché Hylissa : Mère de Miriamélé, femme d’Élias, sœur de Nessalanta Léobardis : duc de Nabban, père de Bénigaris, de Varellan et d’Antippa Maison Benidrivine : noble Maison nabbanaise, ses armoiries sont le Martin-pêcheur Maison Clavéenne : noble Maison nabbanaise, ses armoiries sont le Pélican Maison Ingadarienne : noble Maison nabbanaise, ses armoiries sont l’Albatros Maison Prévéenne : noble Maison nabbanaise, ses armoiries sont le Balbuzard Maison Sulienne : noble Maison nabbanaise, tombée en disgrâce Mylin-sà-Ingadaris : marquis, maître de la maison Ingadarienne, frère de Nessalanta Nessalanta : duchesse de Nabban, mère de Bénigaris, tante de Miriamélé Nin Reisu : Niskie à bord du Joyau d’Émettin Nuanni (Nuannis) : Dieu Ancien de la Mer Plesinnen Myrmenis (Plesinnen de Myrme) : philosophe Pryrates (père) : prêtre, alchimiste, sorcier, et conseiller d’Élias Quincinès : abbé de l’abbaye de Saint Hodérund Ranéssin : Lecteur, né Oswine de Stanshire, en Erkynée, Souverain Père de la Sainte Église Rhiappa : Sainte, appelée Rhiap en Erkynée Sainte Pélippa : noble femme du Livre d’Aédon, dite « de l’Isle » Sire Fluiren : célèbre chevalier de l’époque de Jean, de la maison Sulienne Sulis : noble apostat, ancien maître du Hayholt, dit « Roi héron » Tiyagaris : premier empereur Turis : soldat au marché Usires Aédon : Fils de Dieu dans la religion Aédonite Varellan : fils cadet du duc Léobardis Velligis : Escritor Vilderivis : Saint Yuvenis : Ancien Dieu Suprême de Nabban SITHIS Amerasu : Erl-Reine, mère d’Ineluki et de Hakatri An’naï : lieutenant de Jiriki, compagnon de chasse Finaju : femme sithie dans une histoire de Cadrach Hakatri : frère aîné d’Ineluki, gravement blessé par Hidohebhi Ineluki : prince, maintenant Seigneur de l’Orage Isiki : nom sithi de Kikkasut (Dieu des Oiseaux) Iyu’unigato : Erl-Roi, père d’Ineluki Jiriki (i-Sa’onserei) : prince, fils de Shima’onari Khendraja’aro : oncle de Jiriki Ki’ushapo : compagnon de chasse de Jiriki Mezumiiru : nom sithi de Sedda (Déesse de la Lune) Nenais’u : femme sithie de la chanson d’An’naï, qui vivait à Enki e-Shaosaye Shima’onari : Roi des Sithis, père de Jiriki, fils de Hakatri Sijandi : compagnon de chasse de Jiriki Utuk’ku : Reine des Norns, maîtresse de Nakkiga Vindaomeyo le Flécheur : ancien fabricant de flèches sithi de Tumet’ai AUTRES Binabik (QANUC) : (Binbiniqegabenik) apprenti d’Ookequk, ami de Simon Celle Qui Accoucha de l’Humanité (SALANAISE) : déesse Celui Qui Toujours Marche sur le Sable (SALANAIS) : dieu Chukku (QANUC) : héros légendaire troll Kikkasut (QANUC) : Dieu des Oiseaux Lingit (QANUC) : fils légendaire de Sedda, père des Qanucs et de tous les humains Middastri (PERDRUINAIS) : marchand, ami de Tiamak Nin Reisu : Niskie du Joyau d’Émettin Ookequk (QANUC) : Homme Chantant de la tribu de Mintahoq, maître de Binabik Piqipeg (QANUC) : héros légendaire troll Qinkipa (QANUC) : Déesse de la neige et du froid Roahog (SALANAIS) : potier Sedda, la Mère Noire (QANUC) : Déesse de la Lune Streàwe (PERDRUINAIS) : comte d’Ansis Pelippé Tallistro (Sire) (PERDRUINAIS) : célèbre chevalier de la Grande Table Tiamak (SALANAIS) : Lettré, correspondant de Morgénès Tohuq (QANUC) : Dieu du Ciel Vorzheva (THRITHINGS) : compagne de Josua, fille d’un chef des Thrithings Yana (QANUC) : fille légendaire de Sedda, mère des Sithis GÉOGRAPHIE Cellodshire : baronnie d’Erkynée à l’ouest de Gleniwent Da’ai Chikiza (Sithi : Arbre du Vent Chantant) : cité sithie abandonnée à l’est du Wealdhelm, dans Aldhéorte Eirgid Ramh (hernystiri) : taverne d’Abainguéate, lieu de prédilection du vieux Gealsgiath Enki-e-Shao’saye (sithi) : cité de l’Eté à l’est d’Aldhéorte, depuis longtemps en ruines Ereb Irigù (sithi : Porte de l’Ouest) : le Knock, Du Knokkegard en Rimmerspakk Escaliers de Tan’ja (les) : grands escaliers d’Asu’a, autrefois pièce maîtresse du château Hewenshire : ville du nord de l’Erkynée, à l’ouest de Naglimund Hullnir : village de l’est de Rimmersgard, sur la rive nord-est de Drorshullvenn Jao é-Tinukai’i (sithi : Navire sur un Océan d’Arbres) : seule colonie sithie existant encore, se trouve dans Aldhéorte Jhina-T’senei (sithi) : cité dans la chanson d’An’naï, maintenant recouverte par l’océan Moir Brach (Hernystiri) : longue arête rocheuse en forme de doigt dans les Monts Grianspog Nakkiga (sithi : Masque de Pleurs) : Pic de l’Orage, Sturmrspeik en Rimmerspakk Petit-nez : montagne d’Yiqanuc sur laquelle sont morts les parents de Binabik Qilakitsoq (qanuc : la Forêt-ombre) : nom troll de Dimmerskog Runchester : ville du nord de l’Erkynée, dans les Marches Gelées Seni Anzi’in (sithi : la Tour de l’Aube en Marche) : grande tour de Tumet’ai Sení Ojhisà (sithi) : cité dans la chanson d’An’naï Skoggey : place forte du centre de Rimmersgard, à l’est d’Elvritshalla T’si Suhyasei (sithi : Elle au sang frais) : rivière traversant Da’ai Chikiza ; Aelfwent en erkynéen Tumet’ai : cité sithie du nord, à l’est de Yiqanuc, disparue sous la glace Ujin e-d’a Sikhunae (sithi : Piège qui Attrape le Chasseur) : nom sithi de Naglimund Woodsall : baronnie située entre le Hayholt et le sud-ouest d’Aldhéorte CRÉATURES Aeghonwye : truie reproductrice du troupeau de Maegwin Atarin : cheval de Camaris Croich-ma-Feareg : légendaire géant hernystiri Grand Ver : mythe sithi, premier dragon dont descendent tous les autres Hidohebhi : Ver Noir, mère de Shurakaï et d’Igjaijuk, tuée par Ineluki ; à Hernystir : Drochnathair Igjarjuk : Ver de Glace d’Urmsheim Khaerukama’o le Doré : dragon, père d’Hidohebhi Niku’a : chef de la meute d’Ingen Jegger Qantaqa : louve amie de Binabik Rim : cheval de trait Shurakaï : dragon tué sous le Hayholt, dont les os forment le trône du Dragon Un-œil : Bélier d’Ookequk CHOSES ET OBJETS Arbre et Dragonnet : emblème du Roi Jean Arbre et Statue : emblème de la Sainte Église Arbre : l’Arbre de l’Exécution, sur lequel Usires fut suspendu tête en bas, situé devant le temple de Yuvénis à Nabban, maintenant symbole sacré de la religion Aédonite Bâton de Lu’yasa : trois étoiles alignées dans le quadrant nord-est du ciel au début yuven Chaudron de Rhynn : appel à la guerre des Hernystiris Clou-Radieux : épée de Jean Presbytère, contenant un clou de l’Arbre et les os d’un doigt de Saint Eahlstan Fiskerne Épine : épée de Camaris Filet de Mezumiiru : constellation ; appelée la Couverture de Sedda par les Qanucs Ilenite : métal brillant coûteux Indreju : épée de Jiriki, en bois-sorcier Kvalnir : épée d’Isgrimnur Minneyar : épée de fer du roi Fingil, héritée en droite ligne d’Elvrit Naidel : épée de Josua Oinduth : lance noire de Hern Sanglier sur Lances croisées : emblème de Guthwulf d’Utanyéate Shent : jeu de réflexion sithi Sotfengsel : navire d’Elvrit, enterré à Skipphavven Les osselets : Oiseau sans Ailes Harpon La Route Ténébreuse Torche à l’Entrée de la Caverne Bélier Refusant l’Obstacle Bélier sans Maître Nuages dans le Col Noire Crevasse Fléchette Déballée Fêtes : 2 fayevère : Les Flambeaux 25 marris : Elysiamansa, la fête des Dames 1 avrel : Le Jour des Fous 30 avrel : la Nuit des Pierres 1 maia : Le Jour de Belthainn 23 yuven : veille de la mi-été 15 tiyagar : Saint Sutrin 1 anitul : Hlafmansa 20 septandre : Saint Granis 1 novandre : jour des mes 21 dersandre : Saint Tunath 24 dersandre : Aédonmansa Mois : jonoevre, fayevère, marris, avrel, maia, yuven, tiyagar, anitul, septandre, octandre, novandre, dersandre Jours : Lunaedi, Tiasdi, Udundi, Iordi, Frayedi, Satrinndi, Soleydi PRONONCIATION ERKYNÉEN : Les noms erkynéens se divisent en deux groupes : l’erkynéen ancien (E.A.) et le Warinsteni. Les noms construits à la mode de Warinsten, l’île natale de Jean Presbytère (principalement les noms des domestiques du château et ceux des membres de la famille de Jean), sont représentés comme des variantes bibliques (Élias : Elijah, Ebekah : Rebecca, etc.) Les noms écrits en erkynéen ancien se prononcent comme en français, à l’exception des règles suivantes : a : toujours le “a” de “bas” ae : se prononce “é” c : “k” dur e : n’est jamais muet, et suit les règles d’accentuation ea : se prononce “a”, sauf au début d’un mot, où il se prononce comme “ae” g : se prononce toujours comme s’il était suivi d’un “u”, sauf devant un “e” h : “h” expiré, ronflant devant une consonne i : toujours fortement accentué o : long mais doux, jamais trop accentué sh : se prononce “ch” th : se prononce “t” HERNYSTIRI : L’hernystiri se prononce comme l’E.A., sauf pour quelques exceptions : ch : se prononce “k” y : se prononce “i”, mais ye se prononce “aille” h : muet e : se prononce toujours, sauf après “th” ll : même chose que “l” RIMMERSPAKK : Le rimmerspakk ne diffère de l’E.A. que pour les sons suivants : j : se prononce “y”, Jarnauga : Yarnauga ei : se prononce “aïe” ë : se prononce “i” ö : se prononce “ou” au : “o” long NABBANAIS : Le nabbanais est une langue dans laquelle toutes les lettres se prononcent. Il y a quelques exceptions : i : la plupart des noms nabbanais sont accentués sur la deuxième syllabe. Lorsque cette syllabe contient un “i”, celui-ci devient un “i” long, à moins d’être placé devant une consonne doublée. QANUC : La langue des trolls est considérablement différente des autres langues humaines. Il existe trois sortes de “k”, représentées par les lettres c, q, et k. La seule différence intelligible pour un non-Qanuc est un léger claquement de langue sur le “q”, mais il est déconseillé aux débutants de tenter de le reproduire. Tous trois seront donc prononcés comme un “k” dur. De plus, le “u” se prononce euh. Pour le reste, le lecteur ne s’éloignera pas beaucoup de la réalité en prononçant les noms phonétiquement. SITHI : La langue du peuple Zida’ya est plus imprononçable encore pour une personne non entraînée que la langue de Yiqanuc. Le plus simple est donc de la prononcer phonétiquement, d’autant que la probabilité que l’un d’entre nous se voie contredit par des experts est faible (mais pas inexistante, comme peut en témoigner Binabik). Il est néanmoins préférable de suivre les règles suivantes : i : si le “i” est inclus dans la première syllabe d’un mot, il s’agit d’un “i” court. Le reste du temps, c’est un “i” long. ai : se prononce aille ’ (apostrophe) : représente un son particulier qui ne peut être reproduit par les gorges des mortels. VOCABULAIRE NABBANAIS : Aedonis Fiyellis extulanin mei : “Seigneur Aédon, sauvez-moi !” Cansim Falis : “Chant de Joie” Cenit : “chien” Cuelos : “Mort” Duos Wulstei : “si Dieu le veut” Hué fauge : “que se passe-t-il ?” Mansa sea Cuelossan : “Messe des Morts” Mulveiz-nei cenit drenisend : “Ne réveille pas le chien qui dort” Oveiz mei : “Entends-moi” Sa Asdridan Condiquilles : “L’Étoile du Conquérant” Tambana Leobardis eis : “Léobardis est tombé” Timior cuelos exaltat mei : “Que la peur de la mort m’exalte !” Vasir Sombris, feata concordin : “Père des Ombres, accepte cette offrande” HERNYSTIRI : Brynioch na ferth ub strocinh… : “Brynioch nous a abandonnés” E gundhain sluith, ma connalbehn… : “Nous avons bien combattu, très cher…” Feir : “Frère” ou “Camarade” Goirach : “fou”, “sauvage” Sithi : Être Paisible RIMMERSPAKK : Im tosdten-grukker ! : “un pilleur de tombes !” Vawer es do kunde ? :“Qui est cet enfant ?” Vaer ! : “Attention !” QANUC : Aia : “en arrière” (Hinik aia : recule !) Bhojujik Mo qunquc (idiome) : “Si les ours ne t’y mangent pas, tu es chez toi.” Binbiniqegabenik ea sikka ! Uc sikkan mohinaq da Yijarjuk ! : Je suis Binabik ! Nous allons à Urmsheim ! Boghanik : “Bukken” Chash : “vrai”, “exact” Chok : “cours” Croohok : “Rimmersleute” Hinik : “Va”, ou “va t’en” Ko muhuhok na mik aqa nop : “Quand ça te tombe sur la tête, tu sais que c’est une pierre” Mikmok hanno so gijiq (idiome) : “Si tu désires porter une belette affamée dans ta poche, c’est ton choix !” Nihut : “attaque !” Ninit : “venir” Sosa : “viens !” Ummu : “maintenant !” Yah aqonik mij-ayah nu tutusiq, henimaatuq : “Ho !, mes frères, arrêtez-vous et parlez-moi” SITHI : Ai Samu’sitech’a ! : “Salut à toi, Samu’sitech’a !” Asu’a : “Qui regarde vers l’est” Hei ma’akajao-zha : “Faites qu’il tombe ! (le château)” Hikeda’ya (Enfants des Nuages) : Norns Hikka : “Porteur” Im sheyis tsi-keo’su d’a Yana o Lingit : “Par le sang commun de nos ancêtres (Yana et Lingit)” Ine : “C’est” Isi-isi’ye : “C’est (effectivement) ça” Ras : terme de respect : “Sire”, “Messire” Ruakha : “mourant” S’hue : “Seigneur” Ske’i : “Arrêtez” Staj’a Ame : “Flèche Blanche” Sudhoda’ya (Enfants du Crépuscule) : mortels T’si anh pra Ineluki : “Par le sang d’Ineluki” T’si e-isi’ha as-irigù ! : “Il y a du sang à la Porte de l’Est !” T’si im t’si : Le sang pour le sang Ua’kiza Tumet’ai nei-R’i’anis : “Chant de la Chute de Tumet’ai” Zida’ya (Enfants de l’Aube) : Sithi Table des matières 22. Un Vent Venu du Nord 23. Retour au Vieux Cœur 24. La Meute d’Erkynée 25. Le Lac Caché 26. Dans la Maison de Géloé 27. Les Tours Arachnéennes 28. Des Tambours de Glace 29. Chasseurs et Proies Troisième partie 30. Un Millier de Clous 31. Les Conseils du Prince 32. Des Nouvelles du Nord 33. Des Cendres d’Asu’a… 34. Les Épées Oubliées 35. Le Corbeau et le Chaudron 36. Vieilles Cicatrices et Nouvelles Blessures 37. La Chasse de Jiriki 38. Les Chants des Aînés 39. La Main du Roi Souverain 40. La Tente Verte 41. Feu Froid et Pierre Austère 42. Sous l’Arbre d’Udun 43. La Descente aux Enfers 44. Le Sang et le Monde qui Tourne APPENDICE