Tad Williams Le Livre du Nécromant L’Arcane des Épées tome 5 Traduit de l’américain par Jacques Collin Rivages/Fantasy Cette série est dédiée à ma mère, Barbara Jean Evans, qui m’a appris à chercher d’autres mondes, et à partager ce que j’y découvre. La seconde moitié de cette saga est dédiée à Nancy Deming-Williams, avec beaucoup, beaucoup d’amour. RÉSUMÉ DES VOLUMES PRÉCÉDENTS Jean Presbytère, Roi souverain des nations humaines d’Osten Ard, règne depuis plusieurs décennies sur un royaume en paix depuis son trône squelettique, le Trône du Dragon, sis au cœur de la citadelle du Hayholt, ancienne forteresse des immortels Sithis. Simon, un orphelin de quatorze ans, est l’un des serviteurs du Hayholt. Peu intéressé par ses tâches subalternes, il devient l’apprenti du savant excentrique du château, le docteur Morgénès. Mais le garçon découvre bientôt que Morgénès préfère lui apprendre à lire et à écrire plutôt que de lui enseigner la magie. Lorsque meurt le roi Jean, Élias, l’aîné de ses deux fils, se prépare à prendre la succession de son père. Josua, son frère à l’humeur taciturne, et que l’on surnomme « Mainmorte » à cause d’une blessure, se dispute violemment avec le futur roi au sujet de Pryrates, un prêtre de très mauvaise réputation devenu l’un des conseillers les plus influents d’Élias. Le règne d’Élias débute bien, mais le royaume est bientôt frappé par la sécheresse, puis par la peste et par d’étranges disparitions. Alors que la vague de mécontentement s’amplifie à travers tout le royaume, Josua disparaît, et d’aucuns prétendent qu’il organise la rébellion. La dérive du règne d’Élias inquiète particulièrement le duc Isgrimnur de Rimmersgard et le comte Éolair, émissaire d’Hernystir, un royaume de l’ouest d’Osten Ard. Ce malaise touche jusqu’à la propre fille du roi Élias, Miriamélé, qui se défie tout particulièrement de Pryrates, le conseiller du roi. Cependant, Simon s’efforce, malgré sa nature distraite, de suivre l’enseignement du vieil homme, qui persiste dans son refus de l’initier à toute magie. Durant l’une de ses escapades dans le labyrinthe des couloirs et des corridors plus ou moins dissimulés du Hayholt, Simon découvre un passage secret et une geôle souterraine dans laquelle Josua est retenu prisonnier par Pryrates. Simon avertit le docteur Morgénès, et tous deux réussissent à organiser l’évasion du prince en lui faisant emprunter un tunnel qui passe sous le Hayholt. Peu après, tandis que Morgénès envoie des oiseaux messagers portant la nouvelle à de mystérieux correspondants, Pryrates et la garde royale se présentent pour arrêter le docteur et son apprenti. Morgénès meurt en combattant Pryrates, mais son sacrifice permet à Simon de s’échapper par le tunnel, qui s’effondre derrière lui. Simon refait surface dans le cimetière au-delà des murs de la ville et s’éloigne, avant d’être attiré par la lueur d’un feu. Il assiste alors à une scène étonnante : une cérémonie rituelle dans laquelle sont engagés Pryrates et le roi Élias, ainsi que des créatures aux robes sombres et à la peau aussi blanche que l’ivoire. Les officiants remettent à Élias une étrange épée grise aux pouvoirs inquiétants, dont le nom est Peine. Simon s’enfuit. Au bout de quelques semaines, le garçon est presque mort de faim et d’épuisement, mais encore très loin de sa destination, Naglimund, la place forte de Josua, au nord du royaume. Dans la forêt Aldhéorte, il découvre une étrange créature prisonnière d’un piège : un Sithi, représentant d’une race qu’il croyait mythique, ou du moins éteinte. Arrive alors un bûcheron qui tente de tuer le Sithi, mais Simon l’en empêche. Le Sithi, une fois libre, ne s’arrête que le temps de tirer une flèche blanche en direction du garçon, puis disparaît. Une voix se fait alors entendre, qui dit à Simon de prendre la flèche blanche, un cadeau sithi. Le nouveau venu, de la taille d’un nain, est un troll du nom de Binabik, monté sur une grande louve grise. Binabik propose de marcher avec Simon vers Naglimund. En chemin, ils tentent une halte à l’abbaye de Saint Hodérund, mais découvrent que le monastère a été le lieu d’un carnage. Alors qu’ils en explorent les ruines, Simon est capturé et emmené au campement du duc Isgrimnur. Durant la nuit, les Rimmersleutes sont attaqués par des fouisseurs. Simon réussit à s’enfuir grâce à l’aide de Binabik, qui lui révèle alors que sa présence est due à un message du docteur Morgénès. Simon et Binabik poursuivent leur chemin vers Naglimund, mais les événements étranges qui se succèdent leur font peu à peu comprendre qu’ils sont confrontés à une menace bien plus grande que la seule colère d’un roi. Poursuivis par une meute de molosses blancs surnaturels portant la marque du Pic de l’Orage, une montagne du nord à la réputation maléfique, ils s’enfoncent dans la forêt et cherchent refuge dans la maison de Géloé, en compagnie de deux autres voyageurs qu’ils ont arrachés aux chiens. Géloé, une femme franche et directe, censée être une sorcière, s’entretient avec eux de la situation ; la somme de leurs informations respectives leur fait supposer que les anciens Norns, des êtres aigris apparentés aux Sithis, sont dorénavant impliqués dans le devenir du royaume de Jean Presbytère. Leurs poursuivants, pas tous humains, continuent de les traquer sur la route de Naglimund. Binabik est frappé par une flèche ; Simon et une jeune servante qu’ils ont sauvée entament alors une lutte acharnée pour finir de traverser la forêt. Attaqués par un géant hirsute, ils ne doivent leur salut qu’à l’apparition de Josua et de son groupe de chasse. Le prince les emmène à Naglimund, où on soigne Binabik. Il se confirme que des événements terrifiants s’annoncent. Le siège de Naglimund par Élias et ses armées est imminent. La servante sauvée par Simon est en fait la princesse Miriamélé, qui cachait son identité après avoir fui son père, devenu fou sous l’influence de son conseiller Pryrates. De tout le pays affluent des gens apeurés qui espèrent que Naglimund et le prince Josua les protégeront d’un roi dément. Tandis que le prince et d’autres débattent de la bataille à venir, un étrange vieillard rimmersleute du nom de Jarnauga fait son apparition dans la salle du conseil. C’est un membre de la Ligue du Parchemin, un cercle de lettrés et d’initiés, auquel appartenaient également Morgénès et le maître de Binabik. Il est porteur de nouvelles plus sombres encore. Leur ennemi, annonce-t-il, n’est pas simplement Élias : le roi est aidé par Ineluki, le Roi de l’Orage, prince des Sithis mort depuis plus de cinq siècles, dont l’esprit immatériel règne maintenant sur les Norns du Pic de l’Orage, parents du peuple banni des Sithis. La terrible magie de l’épée grise, Peine, est la cause de la mort d’Ineluki, ainsi que la guerre que menèrent les humains aux Sithis. La Ligue du Parchemin pense qu’Élias a reçu Peine dans le cadre d’un impénétrable projet de vengeance nourri par Ineluki, un plan qui devrait permettre au Roi de l’Orage mort vivant d’asservir le monde entier. Leur seul espoir réside en un poème prophétique qui suggère que « trois épées » pourront peut-être mettre en échec la puissante magie d’Ineluki. L’une des épées est celle du Roi de l’Orage, Peine, qui se trouve déjà dans les mains de leur ennemi, le roi Élias. La deuxième est une épée de Rimmersgard, Minneyar, que l’on a su un temps au Hayholt, mais dont la trace s’est depuis bien longtemps perdue. La troisième est Épine, l’épée noire du plus grand chevalier du roi Jean, sire Camaris. Jarnauga et d’autres pensent l’avoir localisée dans le Grand Nord gelé. C’est sur cet espoir ténu que Josua envoie Binabik, Simon et quelques soldats à la recherche d’Épine, tandis que la place forte se prépare au siège. La princesse Miriamélé, frustrée d’être trop protégée par son oncle Josua, s’enfuit de Naglimund, déguisée et accompagnée d’un mystérieux moine, frère Cadrach. Elle espère parvenir jusqu’à Nabban, dans le sud d’Osten Ard, et convaincre les membres de sa famille de venir en aide à Josua. Le vieux duc Isgrimnur, à la demande de Josua, se déguise à son tour pour partir à sa recherche et la protéger. Tiamak, un lettré salanais vivant dans les marais du Wran, reçoit un étrange message de son vieux mentor Morgénès, annonçant de grands dangers et sous-entendant que Tiamak aurait bientôt un rôle à jouer. Maegwin, fille du roi d’Hernystir, assiste impuissante aux événements qui entraînent sa famille et son pays dans la tourmente causée par la trahison d’Élias. Simon, Binabik et leurs compagnons tombent dans une embuscade montée par Ingen Jegger, chasseur du Pic de l’Orage, et par ses serviteurs. Ils ne doivent leur salut qu’à la réapparition du sithi Jiriki, que Simon avait sauvé dans la forêt. Informé de leur quête, Jiriki décide de les accompagner jusqu’à la montagne Urmsheim, demeure légendaire de l’un des grands dragons, à la recherche d’Épine. Tandis que Simon et ses compagnons progressent vers la montagne, Élias et ses armées avancent sur Naglimund. Le siège commence bientôt. Les premiers assauts sont repoussés, mais les assiégés subissent de lourdes pertes. Enfin, les troupes d’Élias semblent se retirer et abandonner le siège. Alors, un orage surnaturel se forme à l’horizon septentrional, et avance sur Naglimund. La tempête dissimule en fait les armées d’Ineluki, composées de Norns et de géants. Lorsque la Main Rouge, les maîtres-serviteurs du Roi de l’Orage, abat les portes de la place forte, un terrible massacre commence. Josua et quelques autres réussissent à fuir les ruines du château. Avant de s’enfoncer dans l’immense forêt, le prince Josua maudit Élias pour avoir scellé ce pacte abominable avec le Roi de l’Orage et jure de lui reprendre la couronne de leur père. Parvenus au sommet d’Urmsheim, Simon et ses compagnons trouvent l’Arbre d’Udun, une titanesque chute d’eau gelée. Ils découvrent alors Épine, dans une grotte funèbre. Avant qu’ils n’aient le temps de prendre l’épée et de s’enfuir, Ingen Jegger réapparaît et les attaque. La bataille éveille Igjarjuk, le dragon blanc, qui dormait depuis des lustres sous les glaces. Les pertes sont importantes des deux côtés. Simon reste bientôt seul, acculé au bord d’une falaise ; alors que le dragon s’abat sur lui, il soulève Épine et frappe. Le sang brûlant du dragon jaillit sur lui, et il perd connaissance. Simon s’éveille dans une cave des montagnes trolls de Yiqanuc. Jiriki et Haestan, un soldat erkynéen, le soignent et le remettent sur pied. Épine a bien été ramenée d’Urmsheim, mais Binabik est retenu prisonnier par son propre peuple, ainsi que Sludig le Rimmersleute, et tous deux risquent la mort. Le visage de Simon porte maintenant une balafre surmontée d’une mèche blanche à l’endroit où le sang du dragon l’a touché. Jiriki donne à Simon le surnom de « Mèche-blanche », et lui annonce que, pour le meilleur et le pire, il a été irrévocablement marqué. Simon, Jiriki et Haestan restent les invités d’honneur de la cité qanuqe, mais Sludig et Binabik risquent la condamnation à mort. Une audience devant le Pâtre et la Chasseresse, les seigneurs qanucs, révèle qu’il est reproché à Binabik non seulement d’avoir abandonné sa tribu, mais aussi d’avoir trahi le vœux de mariage fait à Sisqi, la fille cadette de la famille régnante. Simon supplie Jiriki d’intercéder en la faveur du troll et du Rimmersleute, mais le prince se refuse à entraver le cours de la justice qanuqe. Jiriki, tenu par des obligations envers sa propre famille, doit retourner vers son peuple. Blessée par l’apparente inconstance de Binabik, Sisqi ne peut toutefois se résoudre à le voir exécuté. Avec l’aide de Simon et de Haestan, elle organise donc l’évasion des deux prisonniers. Alors qu’ils recherchent dans la cave du maître de Binabik un parchemin indiquant le chemin d’un endroit appelé la Pierre de l’Adieu (dont Simon a appris l’existence dans une vision), ils sont repris par les seigneurs qanucs furieux. Mais le testament du maître de Binabik confirme l’explication que le troll avait donnée de son absence. Le pardon est accordé aux prisonniers : Simon et ses compagnons sont autorisés à quitter Yiqanuc et à apporter la puissante épée Épine au prince exilé Josua. Sisqi et d’autres trolls les accompagneront jusqu’au pied des montagnes. Pendant ce temps, Josua et les quelques autres survivants ayant échappé à la destruction de Naglimund errent dans la forêt Aldhéorte, pourchassés par les Norns du Roi de l’Orage. Ils sont finalement rejoints par Géloé, la femme-sage, et par Leleth, l’enfant muette que Simon avait sauvée des terribles molosses du Pic de l’Orage. Géloé conduit Josua et son groupe à travers la forêt, jusqu’à un endroit ayant autrefois appartenu aux Sithis, dans lequel les Norns n’osent les poursuivre, de crainte de briser le pacte ancien qui lie les branches de cette famille éclatée. Géloé leur annonce alors qu’ils doivent se rendre en un autre endroit plus sacré encore pour les Sithis, cette même Pierre de l’Adieu vers laquelle elle a déjà dirigé Simon par une vision. Miriamélé, fille du Roi souverain, Élias, et nièce de Josua, poursuit sa route vers Nabban avec le moine dissolu Cadrach. Tous deux sont capturés par le comte Streàwe de Perdruin, un homme rusé et cupide, qui annonce à Miriamélé qu’il va la livrer à un homme dont il préfère taire le nom, et envers lequel il a une dette. Pour la plus grande joie de Miriamélé, ce personnage mystérieux s’avère être un ami, le prêtre Dinivan, qui est aussi le secrétaire du lecteur Ranéssin, le maître de la Sainte Église. Dinivan est secrètement membre de la Ligue du Parchemin, et il espère que Miriamélé saura convaincre le Lecteur de dénoncer Élias et son conseiller, le prêtre renégat Pryrates. La Sainte Église subit non seulement les assauts d’Élias, qui lui demande de ne pas s’immiscer dans ses projets, mais aussi ceux des Danseurs de Feu, des fanatiques religieux qui prétendent que le Roi de l’Orage vient à eux dans leurs rêves. Ranéssin écoute ce que Miriamélé a à lui dire, et en est très troublé. Simon et ses compagnons sont attaqués par des géants des neiges, alors qu’ils redescendent des montagnes ; durant le combat, le soldat Haestan et de nombreux trolls sont tués. Peu après, alors qu’il songe mélancoliquement aux injustices de la vie et de la mort, Simon éveille par inadvertance le miroir sithi que Jiriki lui avait offert et s’aventure sur la Route des Rêves, où il rencontre d’abord la matriarche sithie Amerasu, puis la terrible reine des Norns, Utuk’ku. Amerasu cherche à comprendre les intrigues d’Utuk’ku et du Roi de l’Orage, et explore la Route des Rêves à la recherche d’informations et d’alliés. Josua et le reste de son groupe quittent enfin la forêt pour les plaines des Hauts Thrithings, où ils sont presque aussitôt capturés par les gardes-rande du clan nomade que dirige le thane Fikolmij, le père de Vorzheva, promise de Josua. Fikolmij nourrit une rancune tenace à l’encontre du prince qui lui a pris sa fille. Après l’avoir roué de coups, Fikolmij organise un duel destiné à achever son prisonnier ; mais son plan échoue et le prince en sort vainqueur. Fikolmij doit alors tenir sa parole, et équiper en chevaux toute la compagnie de Josua. Le prince, profondément affecté par la honte que ressent Vorzheva face à sa famille, l’épouse devant Fikolmij et tout le clan rassemblé. Lorsque le thane annonce en jubilant l’arrivée imminente des soldats du roi Élias qui viennent pour les capturer, le prince et ses compagnons s’enfuient précipitamment à travers les plaines, en direction de la Pierre de l’Adieu. Dans la lointaine Hernystir, Maegwin est la dernière de sa lignée. Son père, le roi, et son frère ont tous deux été tués en combattant Skali, âme damnée d’Élias ; elle et son peuple ont dû se réfugier dans les cavernes des monts Grianspogs. Maegwin, hantée par des rêves étranges, est attirée par les vieilles mines et cavernes des profondeurs du Grianspog. Le comte Éolair, le plus fidèle des hommes liges de son père, part à sa recherche ; ensemble, ils découvrent l’immense cité souterraine de Mezutu’a. Maegwin est convaincue qu’il s’agit de l’endroit où vivent les Sithis, et que ceux-ci vont venir en aide aux Hernystiris, comme ils l’ont déjà fait de par le passé ; mais les seuls habitants de la cité en ruines sont les Dwarrows, un groupe d’excavateurs étranges et timides, lointains cousins des immortels. Les Dwarrows, qui maîtrisent le fer aussi bien que la pierre, révèlent que l’épée Minneyar, que recherchent Josua et ses compagnons, est en fait Clou-Radieux, l’arme qui a été enterrée avec Jean Presbytère, le père de Josua et d’Élias. Cette information ne présente que peu d’intérêt pour Maegwin, désespérée de voir que ses visions n’ont été d’aucun secours à son peuple. Par ailleurs troublée par son amour pour Éolair, sentiment qu’elle juge insensé, elle lui confie une mission afin de l’éloigner : porter à Josua et à ses compagnons les informations sur Minneyar et les plans des excavations des Dwarrows, qui ont creusé tous les tunnels qui courent sous la place forte d’Élias, le Hayholt. Éolair est surpris et furieux d’être ainsi écarté, mais il obéit. Une fois arrivés au pied de la montagne, Simon, Binabik et Sludig quittent Sisqi et les autres trolls pour poursuivre leur route à travers les étendues glacées du Désert Blanc. Lorsqu’ils atteignent la limite nord de la grande forêt, ils y découvrent une ancienne abbaye habitée par des enfants et leur protectrice, une jeune fille à peine plus âgée du nom de Skodi. Ils acceptent de passer la nuit dans l’abbaye, heureux d’avoir trouvé un abri, mais Skodi révèle alors son vrai visage : dans l’obscurité, elle les emprisonne tous trois par magie, et tente d’invoquer le Roi de l’Orage pour lui annoncer qu’elle est en possession de l’épée Épine. Simon et ses compagnons s’échappent, en grande partie grâce au concours de la louve de Binabik, Qantaqa. Rendu presque fou par le contact mental avec la Main Rouge, Simon s’enfuit droit devant lui, galope à travers la forêt, et tombe dans une ravine. Binabik et Sludig, ne pouvant le retrouver, emportent l’épée Épine et poursuivent leur route vers la Pierre de l’Adieu, sans lui. Miriamélé et Cadrach ne sont pas les seuls à avoir rejoint le palais du Lecteur à Nabban : c’est également le cas du duc Isgrimnur, toujours à la recherche de Miriamélé, et de Pryrates, en mission pour le roi Élias. Le Lecteur condamne vigoureusement Pryrates et Élias ; l’émissaire du roi quitte le banquet furieux, en proférant des menaces. Grâce à un sortilège qu’il tient du Roi de l’Orage, Pryrates se métamorphose durant la nuit en une chose obscure. Il frappe mortellement Dinivan et massacre le Lecteur, puis met le feu au Sancellan Aedonitis pour faire accuser les Danseurs de Feu. Cadrach, que Pryrates terrifie, finit par assommer la princesse et l’emporter au loin. Isgrimnur découvre Dinivan à l’agonie ; le prêtre lui demande de remettre au Salanais Tiamak le symbole de la Ligue du Parchemin, et lui conseille de se diriger vers une auberge appelée La Coupe de Pélippa, à Kwanitupul, une cité en lisière des marais, au sud de Nabban. De son côté, Tiamak se dirige vers Kwanitupul, suite à un message de Dinivan, lorsqu’il est attaqué par un crocodile. Gravement blessé, il réussit non sans mal à atteindre La Coupe de Pélippa. Lorsqu’elle s’éveille, Miriamélé découvre que Cadrach s’est dissimulé avec elle dans la cale d’un navire qui a pris la mer. Tous deux sont rapidement découverts par Gan Itaï, une Niskie qui a pour rôle de protéger le bateau des monstres marins appelés kilpas. Malgré la sympathie qu’ils lui inspirent, Gan Itaï livre les deux passagers clandestins au maître de bord, Aspitis Prévès, un jeune noble nabbanais. Bien plus au nord, Simon s’éveille d’un rêve dans lequel il a une nouvelle fois entendu Amerasu, ce qui lui a appris que celle-ci était la mère d’Ineluki, le Roi de l’Orage. Simon se retrouve seul et sans repères dans la forêt Aldhéorte, que recouvre la neige. Il se maintient en vie en grappillant du lichen et quelques rares insectes, mais son sort semble ne plus se jouer qu’entre la folie et la famine. Il est finalement sauvé par Aditu, la sœur de Jiriki. Par une sorte de déplacement magique qui paraît changer l’hiver en été, elle emmène Simon dans la cité secrète des Sithis, Jao é-Tinukai’i. L’endroit est d’une beauté envoûtante et intemporelle. Lorsqu’il retrouve Jiriki, Simon déborde de joie ; il est ensuite présenté à Likimeya et à Shima’onari, les parents de Jiriki et d’Aditu. Les seigneurs sithis décrètent que, aucun humain n’ayant jamais été autorisé à pénétrer dans l’enceinte secrète de Jao é-Tinukai’i, Simon ne devra jamais quitter la cité. Une longue chevauchée à travers les grandes plaines n’ayant pas suffi à les débarrasser de leurs poursuivants, Josua et ses compagnons font volte-face et se préparent à l’affrontement. Ils découvrent alors que ces cavaliers ne sont pas les soldats d’Élias, mais des hommes des Thrithings qui ont déserté le clan de Fikolmij pour se rallier au prince. Géloé rejoint elle aussi le groupe, qu’elle mène à Sesuad’ra, la Pierre de l’Adieu, une imposante colline rocheuse, au cœur d’une grande vallée. Sesuad’ra est l’endroit où fut conclu le Pacte entre les Sithis et les Norns, le site de la séparation des deux familles. Les compagnons de Josua se réjouissent d’avoir enfin trouvé ce qui devrait être, pour un temps, un endroit sûr. Ils espèrent également pouvoir découvrir ce qui, dans les trois Grandes Épées, pourra les aider à vaincre Élias et le Roi de l’Orage, comme le promet l’ancien manuscrit de Nisses. Au Hayholt, la folie d’Élias semble encore empirer, au point que le marquis Guthwulf, qui a toujours été son plus proche compagnon, commence à douter de la capacité du roi à diriger le royaume. Rachel, le Dragon, l’intendante du château, découvre que le prêtre Pryrates est responsable de ce qu’elle croit être la mort de Simon. Lorsque Pryrates revient de Nabban, elle le poignarde. Le prêtre n’est que légèrement blessé ; lorsqu’il se retourne pour détruire Rachel, Guthwulf s’interpose et est aveuglé. Rachel profite de la confusion pour s’enfuir. Miriamélé et Cadrach, à bord du navire d’Aspitis, sont traités avec courtoisie ; Miriamélé est même l’objet d’une attention toute particulière. Cadrach tente enfin de s’enfuir, Aspitis le fait mettre aux fers. Miriamélé, qui se sent perdue, seule et abandonnée, se laisse séduire par Aspitis. Isgrimnur a, de son côté, réussi à rallier Kwanitupul. Il y trouve Tiamak, mais aucun signe de Miriamélé. Sa déception fait place à la stupéfaction lorsqu’il découvre que le vieillard demeuré qui assure les tâches subalternes dans l’auberge est en fait sire Camaris, le plus grand chevalier de l’époque de Jean Presbytère, l’homme qui portait autrefois l’épée Épine. Tous pensaient Camaris mort depuis quarante ans, mais ce qui s’est réellement passé reste un mystère, car le vieux chevalier a maintenant l’esprit d’un enfant. Toujours en possession de l’épée Épine, Binabik et Sludig échappent aux géants des neiges qui les poursuivaient en construisant un radeau de fortune et en s’enfonçant sur le lac que l’orage a formé dans ce qui était la vallée de la Pierre de l’Adieu. À Jao é-Tinukai’i, l’emprisonnement de Simon est plus contrariant qu’effrayant, mais il souffre surtout de savoir ses amis toujours engagés dans la bataille. La Prime-aïeule des Sithis, Amerasu, le fait appeler, et Jiriki l’amène dans son étrange maison. Elle sonde la mémoire de Simon, en quête d’éléments pouvant l’aider à comprendre les plans du Roi de l’Orage, puis le renvoie. Quelque temps plus tard, Simon est convoqué à un rassemblement de tous les Sithis. Amerasu annonce qu’elle va expliquer ce qu’elle sait d’Ineluki, mais commence par critiquer la réticence de son peuple à combattre et leur obsession maladive et morbide pour le passé. Elle produit ensuite l’un des Témoins, un objet qui, à l’instar du miroir de Jiriki, permet d’accéder à la Route des Rêves. Amerasu veut par ce moyen dévoiler à Simon et à tous les Sithis présents ce que sont les plans du Roi de l’Orage et de la reine des Norns, mais c’est Utuk’ku qui apparaît, pour accuser Amerasu de trop aimer les humains et de s’immiscer dans ses affaires. L’un des membres de la Main Rouge se manifeste alors, et tandis que Jiriki et les autres Sithis combattent l’esprit de feu, Ingen Jegger, le chasseur humain de la reine des Norns, pénètre dans Jao é-Tinukai’i, et assassine Amerasu, la réduisant au silence avant qu’elle puisse dire ce qu’elle sait. Ingen Jegger est tué et la Main Rouge repoussée, mais l’irréparable a été commis. Alors que tout leur peuple prend le deuil, les parents de Jiriki reviennent sur leur décision et autorisent Simon à quitter Jao é-Tinukai’i, avec Aditu pour guide. Une fois à la limite de la forêt, Aditu lui confie un cadeau à transmettre à Josua, de la part d’Amerasu. Simon traverse alors le lac en direction de la Pierre de l’Adieu, où il retrouve ses compagnons. AVANT-PROPOS Guthwulf, marquis d’Utanyéate, laissa courir ses doigts sur le bois marqué de la Grande Table de Jean Presbytère. Le silence anormal qui régnait le mettait mal à l’aise. À l’exception du souffle rauque de l’échanson du roi et du cliquetis des cuillers contre les bols, la grande salle était silencieuse, bien plus qu’elle n’aurait dû l’être avec près d’une douzaine de personnes qui prenaient là leur repas du soir. La cécité de Guthwulf lui rendait ce silence d’autant plus oppressant, même s’il n’y avait rien là de surprenant : les convives s’étaient fait rares à la table du roi, et les hommes qui se trouvaient en présence d’Élias semblaient de plus en plus anxieux de repartir sans avoir tenté le sort par quelque chose d’aussi risqué que des propos de table. Quelques semaines plus tôt, un capitaine du nom d’Ulgart, un mercenaire des Plaines Thrithings, avait commis l’erreur de plaisanter sur la vertu des femmes de Nabban. C’était un point de vue largement répandu chez les hommes des Thrithings, qui ne pouvaient comprendre les femmes qui se peignaient le visage et portaient des vêtements qui laissaient apparaître une quantité de chair jugée obscène par le peuple nomade. La grossièreté d’Ulgart serait habituellement passée inaperçue dans une assemblée purement masculine, et il restait si peu de femmes dans le Hayholt qu’aucune ne s’était depuis bien longtemps assise à la table d’Élias. Mais le mercenaire avait oublié – s’il l’avait jamais su – que l’épouse du Roi souverain, tuée par une flèche thrithing, était une noble nabbanaise. Lorsque furent servies les délicatesses d’après-souper, la tête d’Ulgart se balançait déjà au pommeau de la selle d’un garde erkynéen, en route vers les piques qui ornaient le sommet de la porte de Nearulagh pour le plus grand plaisir des corbeaux qui y avaient élu résidence. Les conversations de table avaient depuis bien longtemps déjà perdu tout éclat, se remémora Guthwulf, mais les repas se prenaient maintenant dans un silence presque funèbre, uniquement interrompu par les halètements de serviteurs en sueur – chacun devant travailler dur pour assurer les taches de tous ceux qui s’étaient enfuis – et par un occasionnel compliment nerveux avancé par quelque noble ou dignitaire du château qui n’avait pu échapper à l’invitation du roi. Maintenant, Guthwulf entendait le murmure d’une conversation ; il reconnut la voix de sire Fluiren, qui chuchotait quelque chose au roi. Le vieux chevalier rentrait de mission dans sa Nabban natale, où il avait servi d’émissaire devant le duc Bénigaris ; il était ce soir assis à la place d’honneur, à la droite du Roi souverain. Le vieil homme avait dit à Guthwulf un peu plus tôt dans la journée que l’entretien qu’il venait d’avoir avec le roi avait été très ordinaire, mais Élias avait paru troublé durant tout le souper. Guthwulf ne pouvait évidemment rien en voir, mais des décennies passées en sa présence lui permettaient de se représenter les expressions qui correspondaient à chaque inflexion irritée, à chaque remarque étrange du Roi souverain. De plus, son ouïe, son odorat et son toucher, qui semblaient s’être affinés depuis qu’il avait perdu l’usage de ses yeux, paraissaient plus affûtés encore en présence de Peine, la terrible épée d’Élias. Depuis que le roi avait forcé Guthwulf à la toucher, l’épée grise lui semblait être presque un être vivant, quelque chose qui le connaissait, qui attendait patiemment avec une détermination opiniâtre, comme un animal en chasse qui aurait flairé sa trace. Sa seule présence lui hérissait le poil et faisait vibrer chaque muscle de son corps. Parfois, au milieu de la nuit, lorsque le marquis d’Utanyéate restait éveillé dans son obscurité personnelle, il avait l’impression de pouvoir sentir l’épée à travers les centaines de coudées de pierre qui séparaient ses quartiers de ceux du roi, un cœur gris dont lui seul pouvait percevoir les battements. Élias repoussa brusquement sa chaise en arrière, le crissement du bois sur la pierre imposant aussitôt le silence à tous. Guthwulf se représenta les cuillers et les gobelets suspendus en l’air, des gouttes pendantes. « Maudit sois-tu, vieil homme, s’exclama le roi d’une voix rageuse, es-tu à mon service ou à celui de ce chiot de Bénigaris ? » « Je ne fais que vous rapporter les paroles du duc, Votre Altesse, chevrota sire Fluiren. Mais je pense qu’il ne voulait pas vous manquer de respect. Il a des problèmes sur ses frontières avec les clans thrithings, et les Salanais renâclent… » « Et cela devrait me suffire ! ? » Guthwulf pouvait presque voir Élias plisser les yeux, tant il avait souvent observé les changements que provoquait la colère sur les traits du roi. Son visage pâle devait être cireux et légèrement moite. Ces derniers jours, il avait entendu les serviteurs murmurer que le roi était devenu très maigre. « Par l’Aédon, Bénigaris me doit son trône ! Et je lui ai donné un Lecteur qui ne le gênerait en rien ! » Élias fit alors une pause. Guthwulf fut le seul de toute l’assemblée à entendre la soudaine inspiration rauque prise par Pryrates, qui était assis en face du marquis aveugle. Comme s’il avait senti qu’il était allé trop loin, le roi s’excusa par une plaisanterie rapide et retourna à sa discussion avec Fluiren sur un ton plus mesuré. Guthwulf resta un instant abasourdi, puis s’empressa de soulever sa cuiller, et mangea pour dissimuler sa frayeur soudaine. De quoi avait-il l’air ? Avaient-ils tous les yeux fixés sur lui ? Pouvaient-ils tous voir le feu de la trahison sur ses joues ? Les paroles du roi sur le Lecteur et la réaction alarmée de Pryrates se répétaient encore et encore dans son esprit. Les autres supposeraient très certainement qu’Élias faisait allusion à son rôle dans le choix du docile Escritor Velligis pour la succession de Ranéssin, mais Guthwulf savait que ce n’était pas le cas. L’inquiétude de Pryrates lorsqu’il avait paru que le roi allait trop en dire confirmait ce que Guthwulf suspectait déjà : Pryrates avait organisé la mort de Ranéssin. Et maintenant, Guthwulf était certain qu’Élias le savait – il en avait peut-être même donné l’ordre. Le roi et son conseiller avaient traité avec les démons, et avaient assassiné le premier serviteur de Dieu. En cet instant, alors qu’il était assis en fort nombreuse compagnie, Guthwulf se sentit aussi seul qu’un homme dressé au sommet d’une montagne battue par les vents. Il ne pouvait plus supporter le fardeau des compromissions et des peurs. Le temps était venu de s’enfuir. Mieux valait être un mendiant aveugle dans le pire cloaque de Nabban que de rester un instant de plus dans cette citadelle maudite et hantée. Guthwulf ouvrit la porte de sa chambre et s’immobilisa un temps pour laisser l’air froid du couloir le baigner. Il était minuit. Même s’il n’avait pas entendu la série de notes lugubres égrenées par la Tour de l’Ange Vert, il aurait reconnu le contact plus intense du froid sur ses joues et ses yeux, ce tranchant qu’avait la nuit lorsque le soleil était au plus profond de sa retraite. Il était étrange de faire appel à ses yeux pour sentir cela, mais depuis que Pryrates lui avait ôté la vue, ils étaient devenus la partie la plus sensible de son corps, ressentant toutes les variations du vent et du temps avec une acuité plus subtile encore que celle du bout de ses doigts. Pourtant, quelle que fut la finesse de perception de ses orbites aveugles, il y avait quelque chose d’horrible à en faire ainsi usage. Il s’était souvent éveillé en sursaut au milieu de la nuit, en sueur et le souffle coupé, parce qu’il avait rêvé qu’il était une espèce de chose informe et rampante, avec des pédoncules de chair qui s’échappaient de son visage, des bulbes aveugles qui se balançaient comme les cornes d’un escargot. Dans son rêve, il pouvait encore voir ; et savoir que c’était lui-même qu’il regardait le réveillait à chaque fois, et le ramenait violemment dans l’obscurité qui était devenue son domicile permanent. Guthwulf s’avança dans le couloir du château, comme toujours surpris de ne pas quitter l’obscurité à chaque fois qu’il passait d’une pièce à une autre. Lorsqu’il referma la porte sur sa chambre, et donc sur son brasier de charbons ardents, le froid empira. Il entendit le tintement assourdi des sentinelles en arme sur les remparts au-delà de la fenêtre, et écouta le vent se lever et couvrir le cliquetis de leurs cottes d’armes sous le bruit de son propre gémissement. Un chien jappa plus bas dans la ville, et, au-delà de quelques détours du couloir, une porte s’ouvrit doucement et se referma. Guthwulf, hésitant, se balança un temps sur lui-même, puis commença à s’éloigner de sa porte. S’il voulait partir, il fallait le faire maintenant : tergiverser ainsi dans le couloir ne servait à rien. Il devait se hâter et profiter de la nuit : tant que régnait l’obscurité, il se trouvait presque à égalité avec le reste du monde. Quel autre choix lui restait-il ? Il ne pouvait plus supporter ce que le roi était devenu. Mais il devait s’enfuir en secret. Si une Main du Roi qui ne pouvait pas mener de bataille ne présentait plus aucune utilité pour Élias, Guthwulf doutait tout de même que son ancien ami pût pour autant se contenter de le laisser tout simplement partir. Qu’un aveugle veuille quitter le château où il était nourri et logé, et fuir le vieil ami qui l’avait protégé de la fureur de Pryrates sentait la trahison ; c’est du moins ce que penserait celui qui s’asseyait sur le Trône du Dragon. Guthwulf avait longuement réfléchi, et même préparé son itinéraire. Il allait rejoindre Erchester et dormirait à Saint Sutrin : la cathédrale était presque déserte, et les moines se montraient charitables avec tout mendiant assez téméraire pour passer la nuit dans l’enceinte de la ville. Lorsque viendrait le matin, il se mêlerait aux grappes de voyageurs qui remontaient la vieille route forestière et marcherait vers l’est jusqu’à Hasu Vale. Ensuite, qui savait ? Peut-être qu’il se dirigerait vers les prairies, où la rumeur prétendait que Josua organisait la rébellion. Peut-être qu’il préférerait une abbaye à Stanshire ou ailleurs, un endroit qui demeurerait un refuge jusqu’à ce que le jeu inconcevable auquel Élias se livrait finisse par tout détruire. Mais le temps n’était plus à la réflexion. La nuit le protégerait des regards inquisiteurs ; et il passerait la journée à l’abri des murs de Saint Sutrin. Il était temps de partir. À l’instant où il se remit à marcher, il ressentit le signe le plus infime d’une présence à son côté : un souffle, un soupir, l’indéfinissable impression que quelque chose était là. Il se tourna, le bras tendu. Quelqu’un était-il finalement venu le retenir ? « Qui… ? » Il n’y avait personne. Ou, si quelqu’un était là, il ne faisait ni geste ni bruit, et se gaussait de sa cécité. Guthwulf se sentit soudain perdre étrangement de son aplomb, comme si le sol se mouvait sous ses pieds. Il fit un nouveau pas et ressentit brusquement la présence de l’épée grise, étonnamment proche, emplissant l’air de sa force singulière. Il eut un instant l’impression que tous les murs s’étaient envolés. Un vent violent le balaya, puis disparut. Quelle folie était-ce là ? Aveugle et impotent. Il en pleura presque. Maudit. Guthwulf se reprit et s’écarta de la sécurité que représentait la porte de sa chambre, mais l’étrange impression de décalage resta sienne tandis qu’il poursuivait son chemin à travers les arpents de couloirs du Hayholt. Des objets inhabituels glissaient sous ses doigts interrogateurs, des meubles délicats et des balustrades finement polies malgré leurs motifs complexes, qui n’évoquaient rien dans son souvenir de ces endroits. La porte des quartiers autrefois occupés par les femmes de chambre béait, et, bien qu’il sût que ces pièces étaient désertes – l’intendante avait fait évacuer toutes les filles du château à la dérobée avant d’attaquer Pryrates –, il entendit des chuchotements s’élever de leurs profondeurs. Guthwulf fut parcouru d’un frisson, mais poursuivit son chemin. Le marquis connaissait la nature versatile et trompeuse qui était maintenant celle du Hayholt : avant même qu’il ne perdît la vue, l’endroit était déjà d’une inconstance dérangeante. Guthwulf continua à compter ses pas. Il avait répété son trajet à de nombreuses reprises ces dernières semaines : il y avait trente-cinq pas jusqu’au coude du couloir, puis deux douzaines pour atteindre le palier ; il sortit alors dans l’étroit jardin des vignes battu par les vents. Cinquante pas de plus, et il était de nouveau abrité par un toit, dans le promenoir du chapelain. Le mur se réchauffa sous ses doigts, puis devint subitement brûlant. Le marquis retira brusquement sa main, le souffle coupé par la surprise et la douleur. Un cri lointain flotta dans le couloir. « T’si e-isi’ha as-irigù… ! » Il avança doucement une main tremblante vers le mur, mais elle ne trouva que la pierre humide et froide. Le vent faisait voleter ses vêtements – le vent, ou le murmure d’une foule intangible. La sensation de l’épée grise était très forte. Guthwulf pressa le pas à travers les couloirs du Hayholt, gardant un contact aussi léger que possible avec ces murs d’une inconstance effrayante. Autant qu’il eût pu le dire, il était le seul être vivant à arpenter ces couloirs. Les bruits étranges et les contacts aussi légers que de la fumée ou des ailes de papillon étaient les produits de son imagination, tentait-il de se persuader ; ils ne pouvaient pas le retenir. Ils n’étaient que les reliquats de la sorcellerie aventureuse de Pryrates. Il ne les laisserait pas faire obstacle à sa fuite. Il ne resterait pas prisonnier en cet endroit corrompu. Le marquis toucha le bois grossier d’une porte, découvrant avec une joie féroce que son décompte avait été exact. Il se fit violence pour réfréner un hurlement de triomphe et de soulagement. Il avait atteint le petit portail qui jouxtait la Grande Porte Sud. Une fois son seuil franchi, il serait à l’air libre, dans les communs qui desservaient l’enceinte intérieure. Mais lorsqu’il ouvrit la porte et s’avança, au lieu de l’air froid de la nuit auquel il s’attendait, le marquis ressentit un vent torride et la chaleur de nombreux feux sur sa peau. Des voix murmuraient, anxieuses et plaintives. Mère de Dieu ! Le Hayholt serait-il en feu ? Guthwulf recula, mais ne put retrouver la porte. Ses doigts qui tâtonnaient nerveusement ne rencontrèrent que la pierre, qui devenait de plus en plus chaude. Le murmure grandit jusqu’à former un vrombissement fait de voix agitées, à la fois doux et perçant, comme le bourdonnement d’une ruche. Folie, se dit-il ; illusions. Il ne devait pas abandonner. Il se remit à avancer en flageolant, sans cesser de compter ses pas. Ses pieds glissèrent bientôt sur la boue des communs, et pourtant dans le même temps ses talons claquaient sur des dalles polies. Le château invisible était pris dans un terrible balancement, brûlant et intangible un instant, froid et solide aussitôt après, le tout dans un silence total, ses occupants étant tous endormis. Le rêve et la réalité semblaient presque totalement amalgamés, son obscurité personnelle s’emplissant de fantômes chuchoteurs qui gênaient son décompte, mais Guthwulf se battait avec la détermination qui lui avait fait traverser tant de terribles campagnes alors qu’il commandait les troupes d’Élias. Il poursuivit son éprouvante avancée en direction du mur d’enceinte central, et s’accorda enfin un instant de repos à l’endroit où, si son décompte était exact, se trouvaient autrefois les quartiers du docteur du château. Il perçut l’odeur aigre des poutres calcinées, tendit la main, et sentit le bois se décomposer sous ses doigts. Il se souvint distraitement de la conflagration qui avait tué Morgénès et tant d’autres. Soudain, comme éveillées par ses pensées, des flammes crépitantes se mirent à bondir autour de lui. Ce ne pouvait pas être une illusion : il pouvait en sentir la chaleur mortelle. La fournaise l’encerclait comme un poing qui se referme, avançant sur lui depuis toutes les directions. Guthwulf laissa échapper un cri de désespoir. Il était piégé. Piégé ! Il allait brûler ! « Ruakha, Ruakha Asu’a ! » Des voix fantomatiques criaient par-delà les flammes. L’épée grise était maintenant présente en lui ; elle était présente en tout. Il avait l’impression de pouvoir entendre sa musique inhumaine, et, plus faiblement, les chants de ses deux sœurs surnaturelles. Trois épées. Trois épées maudites. Elles le connaissaient, maintenant. Il y eut un froissement qui ressemblait au battement de nombreuses ailes, puis le marquis d’Utanyéate sentit une ouverture se former devant lui, un interstice dans le mur de feu, une porte qui exhalait l’air frais. N’ayant nul autre choix, il rejeta sa cape par-dessus sa tête, et tituba vers un couloir aux ombres plus froides et plus placides. Première partie LA PATIENCE DE LA PIERRE 1. Sous des Cieux Étranges Simon plissa les yeux en direction des étoiles qui poursuivaient leur chemin dans le ciel noir. Il lui était de plus en plus difficile de rester éveillé. Ses yeux épuisés se tournèrent vers la plus brillante des constellations, un cercle d’étoiles approximatif qui flottait à environ une largeur de main au-dessus du pourtour en coquille d’œuf brisée du dôme. Là. Ce devait être la Roue du Destin, n’est-ce pas ? Elle paraissait curieusement elliptique – comme si le ciel dans lequel étaient suspendues les étoiles avait été étrangement déformé – mais quelle autre constellation que la Roue du Destin pouvait être aussi haut dans le ciel à la mi-automne ? Le Lièvre ? Mais le Lièvre était accompagné d’une petite étoile vaporeuse, la Queue. Et le Lièvre n’avait jamais été aussi grand, n’est-ce pas ? Le vent s’engouffra dans la pièce à moitié en ruines. Géloé appelait cette salle « l’Observatoire ». Simon supposait qu’il s’agissait là d’une forme d’humour à froid : c’était l’effet des siècles qui avait ouvert la coupole de pierre blanche au ciel de la nuit ; l’endroit n’avait donc pas pu être un observatoire. Même les mystérieux Sithis ne pouvaient probablement pas regarder les étoiles à travers un plafond de pierre. Il y eut un nouveau coup de vent, plus puissant, et porteur cette fois d’une nuée de flocons de neige. Cela le fit frissonner, mais il en fut néanmoins reconnaissant : le froid avait chassé un peu de sa somnolence. Il ne devait pas s’endormir : surtout pas cette nuit, pas cette nuit entre toutes les nuits. Ainsi donc, je suis un homme, pensa-t-il. Enfin, presque. Presque un homme. Simon remonta la manche de sa chemise et regarda son bras. Il tenta d’en faire saillir les muscles, et se renfrogna devant un résultat aussi peu satisfaisant. Il laissa courir ses doigts sur les poils de son avant-bras, et sentit les endroits où les blessures étaient devenues des cicatrices protubérantes : ici, où les ongles noirs d’un Hunë avaient laissé leur trace ; là, lorsqu’il avait glissé et heurté un rocher sur les flancs de Sikkihoq. Qu’était-ce donc, que d’être adulte ? Avoir beaucoup de cicatrices ? Il supposa que cela avait également quelque chose à voir avec le fait d’apprendre de ces blessures – mais quel enseignement y avait-il à tirer de tout ce qui lui était arrivé durant les douze derniers mois ? Il ne faut pas laisser ses amis se faire tuer, se dit-il amèrement. Voilà la première chose. Il ne faut pas partir à l’aventure, et se faire pourchasser par des monstres et par des fous. Il ne faut pas se faire d’ennemis. On était bien loin des conseils que les gens semblaient toujours vouloir lui donner ! Les décisions n’étaient jamais aussi aisées qu’elles lui avaient paru dans les sermons du père Dréosan, où les gens étaient toujours confrontés à un choix clair entre la Voie du Mal et la Voie d’Aédon. Dans tout ce que Simon avait récemment vu du monde, il n’y avait jamais le choix qu’entre une possibilité désagréable et une autre, avec au mieux la plus ténue des relations avec le bien et le mal. Le vent qui ronflait dans la coupole de l’Observatoire se fit plus strident. Ce crissement le fit grincer des dents. Malgré toute la beauté des murs nacrés finement ciselés, l’endroit ne donnait pas à Simon l’impression qu’il y était le bienvenu. Les angles étaient étranges, et les proportions correspondaient à une sensibilité qui n’était pas humaine. Comme bien d’autres constructions des architectes immortels, l’Observatoire appartenait totalement aux Sithis : aucun mortel ne s’y sentirait jamais réellement à l’aise. Troublé, Simon se leva et se mit à arpenter la salle, le faible écho de ses pas se perdant dans le bruit du vent. L’un des aspects intéressants de cette grande salle circulaire, décida-t-il, était que le sol était dallé de pierre, un matériau que les Sithis ne semblaient plus utiliser. Il replia ses orteils dans ses bottes au souvenir de l’herbe douce et chaude de Jao é-Tinukai’i. Il marchait pieds nus, là-bas, et l’été n’y avait pas de fin. À cette évocation, Simon serra ses bras autour de sa poitrine, en quête de chaleur et de réconfort. Le sol de l’Observatoire était couvert de dalles subtilement taillées et ajustées, mais le mur cylindrique semblait fait d’une seule pièce, comme s’il eut été issu de la Pierre de l’Adieu elle-même. Tous les bâtiments que l’on voyait ici étaient d’ailleurs dépourvus de marques d’assemblage. Mais si les Sithis avaient directement taillé dans l’ossature même de la colline, et creusé dans Sesuad’ra – la Pierre de l’Adieu était percée en tous sens de tunnels –, comment avaient-ils su quand s’arrêter ? N’avaient-ils jamais craint qu’un trou de trop fît s’effondrer le rocher tout entier ? Cela lui paraissait presque aussi fascinant que tous les autres actes magiques dont il avait été témoin ou avait entendu parler, et tout aussi hors de portée des mortels : savoir quand s’arrêter. Simon bâilla. Usires Aédon, que cette nuit était longue ! Il observa le ciel, le cheminement des étoiles incandescentes. J’ai envie de grimper. J’ai envie de voir la lune. Simon se dirigea vers l’un des grands escaliers qui s’élevaient en spirale le long du mur de la pièce, et compta les marches en montant. Il avait déjà suivi ce chemin à plusieurs reprises durant cette interminable nuit. Lorsqu’il arriva à la centième marche, il s’assit. L’éclat de diamant d’une certaine étoile, qui se trouvait à mi-chemin dans une crénelure du pourtour déchiré de la coupole lors de son dernier voyage, était maintenant près du bord. Elle s’effacerait bientôt derrière la pierre. Bien. Au moins, du temps avait passé. La nuit était longue et les étoiles étaient étranges, mais au moins, le temps continuait à s’écouler. Il se releva et reprit sa route, grimpant aisément les escaliers étroits malgré un léger vertige qui disparaîtrait sans aucun doute avec une bonne nuit de sommeil. Il monta jusqu’à atteindre le plus haut palier, un promontoire de pierre soutenu par des piliers qui, à une époque, avait fait tout le tour de la salle. Il s’était désagrégé depuis bien longtemps, et s’était presque entièrement écroulé : il ne s’étendait maintenant plus que sur quelques aunes au-delà de l’endroit où il rejoignait l’escalier. Le sommet du grand mur extérieur s’étendait juste au-dessus du niveau de la tête de Simon. Il avança de quelques pas sur le promontoire avec précaution, jusqu’à un endroit où la déchirure de la coupole était à sa portée. Simon tendit les bras, assura sa prise, et tira. Il lança l’une de ses jambes par-dessus le mur, et la laissa se balancer dans le vide. La lune, en partie couverte d’un voile de nuages rongé par le vent, demeurait assez brillante pour donner aux ruines blanchâtres l’éclat de l’ivoire. Le poste de Simon était parfait. L’Observatoire était le seul édifice de Sesuad’ra à s’élever aussi haut que ce mur d’enceinte qui donnait à la cité l’apparence d’une construction unique, vaste et basse. Contrairement aux autres colonies sithies abandonnées qu’il avait vues jusqu’alors, aucune tour ne s’était jamais élevée ici, aucune flèche ne s’était jamais dressée vers le ciel. On eût dit que les bâtisseurs de Sesuad’ra avaient voulu se modérer, ou qu’ils avaient cette fois construit dans une optique utilitaire, plutôt que de laisser libre cours à leur inspiration. Les ruines n’en étaient pas pour autant dénuées de grâce : la pierre blanche avait un éclat chatoyant qui lui était propre, et les bâtiments à l’intérieur de l’enceinte répondaient à une organisation géométrique exubérante mais en fin de compte, suprêmement logique. Si elle n’avait rien de comparable avec ce que Simon avait vu de Da’ai Chikiza et de Enki-e-Shao’saye, la modestie de sa taille et l’uniformité de son style avaient leur propre charme, unique et bien différent de celui de cités plus grandioses. L’Observatoire, à l’instar de toutes les autres constructions importantes, comme la Maison de la Séparation et la Maison des Eaux – des noms que Géloé leur avait donnés ; Simon ne savait s’ils avaient un quelconque rapport avec la destinée originelle de ces lieux –, était entouré d’un entrelacs de chemins et de constructions plus modestes ou de leurs ruines, dont les tours et détours étaient aussi finement dessinés et aussi naturels que les pétales d’une fleur. Les arbres avaient envahi une grande partie du périmètre, mais ils dévoilaient eux-mêmes le tracé de quelque ordre originel, comme la verdure au centre d’un rond de sorcières révèle la trace de la rangée de champignons initiale. Au centre de ce qui avait été à l’évidence une colonie d’une beauté rare et subtile se trouvait un étrange plateau dallé. Il était maintenant en grande partie recouvert par une herbe impertinente, mais la seule lumière de la lune suffisait à laisser entrevoir le luxe et la complexité de son dessin original. Géloé appelait cet endroit le Jardin de Feu. Simon, qui se sentait plus à l’aise avec la conception humaine des habitations, voyait plutôt en cet endroit une sorte de place du marché. Au-delà du Jardin de Feu, de l’autre côté de la Maison de la Séparation, se dressait une vague immobile faite de pâles formes coniques – les tentes des partisans de Josua, dont le nombre était devenu conséquent, suite à un afflux régulier de nouveaux venus ces dernières semaines. Il ne restait plus que peu de place malgré l’étendue du sommet de la Pierre de l’Adieu, et bon nombre des derniers arrivants avaient dû s’établir dans le labyrinthe des tunnels qui couraient sous la surface de pierre de la colline. Simon garda les yeux fixés sur le scintillement des feux de camp lointains jusqu’à ressentir une douloureuse solitude. La lune semblait bien lointaine, son visage froid et indifférent. Il ne savait pas depuis combien de temps il observait l’obscurité. Un instant, il pensa s’être assoupi et être en train de rêver, mais cette pesante impression d’inertie ne pouvait qu’être réelle, réelle et effrayante. Il la combattit, mais ses membres étaient lointains et amorphes. Il ne semblait plus rien rester du corps de Simon que ses deux yeux. Ses idées paraissaient brûler aussi fort que les étoiles qu’il avait vues dans le ciel, lorsqu’il y avait eu un ciel et des étoiles dans cette obscurité sans fin. La terreur l’envahit. Qu’Usires me protège ; le Roi de l’Orage est-il donc venu ? Est-ce que l’obscurité va régner toujours ? Mon Dieu, ramenez la lumière, par pitié ! Et, comme pour répondre à sa prière, des lueurs commencèrent à briller dans le grand noir. Ce n’était pas des étoiles, comme il lui avait d’abord semblé, mais des torches – de petits points lumineux qui grandissaient peu à peu avec une incroyable lenteur, comme s’ils venaient de très loin. Le nuage de lucioles devint une rivière, la rivière une file qui tournait et tournait en une longue spire. C’était une procession, des dizaines de torches qui grimpaient la colline comme Simon l’avait fait lorsqu’il avait suivi pour la première fois les circonvolutions du chemin qui menait au sommet de Sesuad’ra. Simon pouvait maintenant distinguer les silhouettes portant capes et capuches qui formaient la colonne, une foule silencieuse qui progressait avec une précision rituelle. Je suis sur la Route des Rêves, réalisa-t-il soudain. Amerasu a dit que j’en étais plus proche que les autres. Mais à quoi assistait-il ? La rangée des porteurs de torches atteignit le plat, et se déploya en éventail, leur lumière s’étendant ainsi très loin des deux côtés du sommet. C’était bien Sesuad’ra qu’ils avaient escaladée, mais une Sesuad’ra qui même à la lueur des torches était visiblement différente de l’endroit que Simon connaissait. Les ruines qui l’avaient entouré n’étaient plus des ruines. Chaque mur et chaque pilier étaient intacts. Était-ce le passé, la Pierre de l’Adieu telle qu’elle avait été, ou quelque étrange version future de ce qui serait un jour reconstruit – peut-être après une victoire totale du Roi de l’Orage sur Osten Ard ? Tous rejoignirent ensuite un endroit plat que Simon reconnut pour être le Jardin de Feu. Puis les silhouettes en cape placèrent leurs torches dans des niches entre les dalles, ou les installèrent sur des piédestaux de pierre, si bien qu’un jardin de feu se forma bien là, un champ de lumières dansantes et éclatantes. Le vent faisait virevolter les flammes ; les points lumineux semblaient plus nombreux que les étoiles. Simon se trouva soudain entraîné vers la foule et vers la Maison de la Séparation. Il s’enfonça à travers la nuit étincelante, traversant rapidement les murs de pierre jusqu’à rejoindre une salle brillamment éclairée, comme s’il n’avait pas de substance. Il ne percevait aucun bruit, sinon un souffle continu. Vues de plus près, les images qui défilaient devant ses yeux semblaient se troubler ou se déformer sur les bords, comme si le monde avait été imperceptiblement dévié de sa forme naturelle. Troublé, il voulut fermer les yeux, et s’aperçut que son corps onirique était incapable de se couper de ces visions : il ne pouvait que regarder, tel un fantôme impuissant. De nombreuses silhouettes se tenaient autour de la grande table. Des globes de feu froid avaient été placés sur tous les murs dans des alcôves, et leur éclat bleu, orange ou jaune dessinait de longues ombres sur les murs ciselés. D’autres ombres plus profondes étaient projetées par l’objet qui se dressait sur la table, une construction faite de sphères concentriques ressemblant au grand astrolabe que Simon avait souvent poli pour le docteur Morgénès – mais au lieu de chêne et de cuivre, celui-ci était entièrement fait de traits de lumière incandescente, comme si quelqu’un avait peint ces formes extravagantes dans l’air avec du feu liquide. Les silhouettes mouvantes qui l’entouraient étaient floues, mais Simon savait sans l’ombre d’un doute qu’il s’agissait de Sithis. Il était impossible de ne pas reconnaître immédiatement ces postures d’oiseau et cette grâce soyeuse. Une femme sithie en robe bleu ciel se pencha au-dessus de la table, et ajouta habilement du feu de son doigt sa propre contribution à la chose brillante. Ses cheveux étaient plus noirs que l’ombre, plus noirs même que le ciel nocturne, et formaient un grand nuage d’obscurité autour de sa tête et de ses épaules. Un instant, Simon pensa qu’il pouvait s’agir d’une Amerasu plus jeune, mais si cette femme avait beaucoup en commun avec son souvenir de la Prime-aïeule, nombre d’autres traits ne lui ressemblaient pas. À côté d’elle se tenait un homme à la barbe blanche, vêtu d’une robe cramoisie. Des formes qui pouvaient être de pâles cornes se dressaient sur son front, et mirent Simon mal à l’aise – il avait déjà vu quelque chose comme cela dans d’autres rêves, beaucoup plus déplaisants que celui-ci. L’homme à la barbe se pencha et parla à la femme ; elle se tourna et ajouta un nouvel anneau de feu au dessin. Si Simon ne pouvait distinguer le visage de la femme aux cheveux noirs, il ne voyait que trop clairement celle qui se trouvait face à elle. Son visage était dissimulé derrière un masque d’argent, et le reste de son corps sous des robes d’un blanc de glace. Comme pour répondre à son interlocutrice, la reine des Norns leva le bras et tira un trait de feu blafard en travers de tout l’assemblage puis, d’un dernier geste de la main, fit naître un halo de lumière écarlate délicatement fumant autour du globe le plus excentré. Un homme se tenait à côté d’elle, et observait calmement chacun de ses mouvements. Il était grand, apparemment puissant, et portait une armure à pointes noir obsidienne. Il n’était masqué ni d’argent ni de rien d’autre, mais Simon ne pouvait distinguer ses traits. Que faisaient-ils ? Était-ce le Pacte de la Séparation dont Simon avait tant entendu parler ? La scène à laquelle il assistait rassemblait en tout cas les Norns et les Sithis sur Sesuad’ra. Les silhouettes floues se mirent à parler de façon plus animée. Des lignes de feux croisées et contradictoires furent tracées dans l’air autour des sphères où elles restaient suspendues, aussi brillantes que l’image rémanente d’une flèche enflammée. La discussion semblait s’être envenimée : de nombreux observateurs, gesticulant avec plus de colère que Simon n’en avait jamais vu chez les immortels, s’avancèrent vers la table et entourèrent les quatre personnages principaux, mais Simon n’entendait toujours rien d’autre qu’un ronflement semblable au bruit du vent ou de l’eau. Les globes de feu au centre de la discussion se mirent à brûler plus fort, ondulant comme un brasier sous le vent. Simon aurait aimé pouvoir s’avancer pour mieux voir. Était-ce le passé qu’il observait ? Celui-ci avait-il transpiré de la pierre hantée ? Ou n’était-ce qu’un rêve, un songe dû à cette nuit interminable et aux chants qu’il avait entendus à Jao é-Tinukai’i ? Non. Il était certain que ce n’était pas une illusion. Tout était si réel qu’il avait l’impression de pouvoir tendre le bras… tendre le bras… et toucher… Le bruit dans ses oreilles commença à disparaître. Les lumières et les torches perdirent de leur intensité. Simon reprit conscience en frissonnant. Il était assis sur le mur en ruines de l’Observatoire, dangereusement proche du bord. Les Sithis avaient disparu. Il n’y avait nulle torche dans le Jardin de Feu, et aucune âme qui vive au sommet de Sesuad’ra en dehors des deux sentinelles assises devant leur feu en regard de la cité de toile. Déconcerté, Simon resta un temps assis, les yeux fixés sur les flammes distantes, à essayer de comprendre ce qu’il avait vu. Cela avait-il un sens ? Ou n’était-ce qu’un reliquat futile, un nom griffonné sur un mur par un voyageur, et qui survit bien longtemps après son départ ? Simon redescendit les escaliers du mur de l’Observatoire et retourna à sa couverture. Essayer de comprendre sa vision lui donnait mal à la tête. Penser lui devenait de plus en plus difficile à mesure que les heures passaient. Après avoir resserré sa cape contre lui – la robe qu’il portait n’était pas très chaude – il tira une longue rasade de son outre. L’eau, qui provenait de l’une des sources de Sesuad’ra, était douce et froide contre ses dents. Il prit une nouvelle gorgée, savourant son arrière-goût d’herbe et de fleurs, et tapota du bout des doigts sur les dalles de pierre. Rêve ou pas, il était censé méditer sur ce que Déornoth lui avait dit. Plus tôt cette nuit, il s’était si souvent répété ces mots en pensée qu’ils avaient commencé à lui sembler vidés de tout sens. Mais maintenant qu’il essayait de se concentrer, il découvrait que la litanie que Déornoth lui avait si soigneusement enseignée lui échappait, ses mots devenus aussi insaisissables que les poissons d’une mare. Son esprit se mit à vagabonder, et il songea à tous les événements étranges qu’il avait vécus depuis qu’il s’était enfui du Hayholt. Il s’était passé tant de choses, il en avait tant vu ! Simon n’était pas certain de pouvoir appeler cela une aventure : ce mot faisait un peu trop penser à quelque chose qui finit bien pour tout le monde. Il doutait fort que la fin puisse être heureuse, et il y avait déjà beaucoup trop de morts, pour lesquels tout s’était déjà mal fini. Mais il était néanmoins allé au-delà des rêves les plus fous d’un jeune marmiton. Simon tête creuse avait rencontré des créatures de légendes, et avait participé à des batailles ; il avait même tué des gens. Bien sûr, cela s’était révélé bien moins aisé qu’il ne l’avait autrefois supposé, lorsqu’il s’imaginait devenir le capitaine des armées du roi ; en fait, cela s’était même révélé très, très pénible. Simon avait également été pourchassé par des démons, était l’ennemi des sorciers, était devenu un intime des nobles – qui ne paraissaient d’ailleurs ni meilleurs ni pires que la domesticité – et avait un temps vécu dans la cité des immortels Sithis. Si l’on excepte la sécurité et les lits chauds, rien ne manquait à cette aventure sinon les belles jeunes filles. Il avait bien rencontré une princesse, qui lui avait plu même lorsqu’elle ne semblait être qu’une fille ordinaire, mais elle avait depuis longtemps disparu, et Aédon seul savait où elle se trouvait. Il n’y avait depuis presque rien eu d’autre en matière de compagnie féminine sinon Aditu, la sœur de Jiriki, mais celle-ci excédait un peu trop les capacités de compréhension de Simon. Elle était semblable au léopard : adorable, mais assez effrayante. Il désespérait de rencontrer quelqu’un qui lui ressemblait un peu, en plus séduisant, bien sûr. Il passa la main sur sa barbe frisottante, toucha son nez proéminent. En beaucoup plus séduisant. Il en avait assez d’être seul. Il voulait quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui l’écouterait, qui le comprendrait, d’une façon dont même son ami troll n’était pas capable. Quelqu’un qui saurait partager avec lui… Quelqu’un qui comprendrait, pour le dragon, fut la conclusion qui lui vint naturellement à l’esprit. Simon sentit un frisson parcourir son dos, et la raison n’en était cette fois pas le vent. C’était une chose que d’avoir une vision de l’ère des Sithis, quelque réaliste qu’elle fut. Des tas de gens avaient des visions : les fous par douzaines se les décrivaient l’un l’autre en hurlant sur la place de la victoire à Erchester, et Simon présumait que ces choses étaient probablement encore plus courantes sur Sesuad’ra. Mais Simon avait rencontré un dragon, ce dont bien peu d’hommes pouvaient se vanter. Il s’était dressé devant Igjarjuk, le Ver de Glace, et n’avait pas reculé. Il avait frappé avec son épée – enfin, une épée : il était plus que présomptueux de considérer Épine comme sienne –, et le dragon était tombé. C’était vraiment une chose magnifique. C’était une chose qu’aucun autre homme que Jean Presbytère n’avait faite, et Jean était le plus grand de tous les hommes, le Roi souverain. Bien sûr, Jean a tué son dragon, et je ne crois pas qu’Igjarjuk soit mort. Plus j’y pense, plus je suis certain du contraire. Je ne crois pas que son sang m’aurait fait ressentir de telles choses si le dragon avait été mort. Et je ne crois pas que je sois assez fort pour le tuer, même avec une épée comme Épine. Mais le plus étrange était que, bien que Simon eût raconté à tout le monde exactement ce qui s’était passé sur Urmsheim et ce qu’il en pensait, certains de ceux qui vivaient maintenant sur la Pierre de l’Adieu l’appelaient « le Tueur de Dragon », et souriaient, et saluaient à son passage. Lorsqu’il s’avisait de réfuter ce surnom, les gens semblaient prendre sa réticence pour de la modestie. Il avait même entendu une nouvelle arrivante de Gadrinsett raconter toute l’histoire à ses enfants, dans une version qui comprenait la description détaillée de la décapitation du dragon sous la force du coup de Simon. Bientôt, ce qui s’était réellement passé n’aurait plus aucune importance. Les gens qui l’aimaient – ou plutôt qui aimaient son histoire – raconteraient qu’il avait à lui seul exterminé le grand dragon des neiges. Ceux à qui il n’avait pas l’heur de plaire maintiendraient que toute l’histoire n’était que mensonge. L’idée de ces gens qui transmettaient des versions déformées de sa vie était plus qu’horripilante aux yeux de Simon. En un sens, cela semblait rabaisser la réalité. Ce n’étaient pas les sceptiques potentiels qui lui posaient problème – ceux-là ne lui enlèveraient jamais cet instant où tout, même le bruit, s’était arrêté, sur Urmsheim –, mais les autres, ceux qui exagéraient ou simplifiaient à l’excès. Faire de cette expérience une histoire de courage insouciant, ou décrire un Simon imaginaire qui tuait les dragons tout simplement parce qu’il le pouvait, ou parce que les dragons étaient mauvais, revenait un peu à salir une part immaculée de son âme. Il y avait eu en tout cela tellement d’autres choses, tellement de choses qui lui avaient été révélées dans les yeux pâles et impassibles du dragon, dans la confusion de son propre héroïsme, et dans l’instant brûlant du sang noir… ce sang qui lui avait dévoilé le monde… le monde… Simon se redressa. Il avait recommencé à somnoler. Dieu, que le sommeil était traître ! On ne pouvait affronter cet ennemi et le combattre : il attendait que l’on regarde ailleurs, et investissait doucement la place. Mais Simon avait donné sa parole, et maintenant qu’il allait être un homme, sa parole devait être un lien solennel. Il allait donc rester éveiller. Cette nuit était particulière. Lorsque l’aube s’annonça, les armées du sommeil l’avaient poussé à des mesures énergiques, mais n’avaient pas pour autant réussi à vaincre. Lorsque Jérémias entra dans l’Observatoire, porteur d’une chandelle et le corps tout entier tendu par la gravité de sa mission, ce fut pour découvrir Simon assis en tailleur au centre d’une flaque d’eau en train de geler, ses cheveux roux trempés se balançant devant ses yeux, sa mèche blanche aussi raide qu’un glaçon. Le long visage de Simon rayonnait d’un sourire de triomphe. « Je me suis vidé toute l’eau de mon outre sur la tête », annonça-t-il fièrement. Ses dents claquaient si fort que Jérémias dut lui demander de répéter. « Je me suis versé de l’eau sur la tête. Pour rester éveillé. Que fais-tu là ? » « C’est l’heure, répondit-il. C’est presque l’aube. Il est temps que tu viennes. » « Ah. » Simon se leva dans un mouvement hésitant. « Je suis resté éveillé, Jérémias. Je n’ai pas dormi une seule fois. » Jérémias acquiesça. Son sourire était prudent. « C’est bien, Simon. Viens. Il y a du feu chez Strangyeard. » Simon, plus touché par le froid et la fatigue qu’il ne l’aurait imaginé, glissa son bras sur les étroites épaules de son compagnon pour s’y appuyer. Jérémias était maintenant si mince qu’il était difficile à Simon de se souvenir de ce qu’il avait été : un apprenti chandelier gras, au triple menton, qui haletait et transpirait tout le temps. Mais, à part ce voile tourmenté qui apparaissait parfois dans ses yeux sombres, Jérémias ressemblait exactement à ce qu’il était devenu : un bel et jeune écuyer. « Un feu ? » Les pensées de Simon avaient enfin rattrapé les paroles de son ami. La tête lui tournait un peu. « Un bon feu ? Et il y a à manger, aussi ? » « Un très bon feu, reprit Jérémias d’un ton solennel. C’est une chose que j’ai appris à faire… quand j’étais dans les forges. Comment faire un bon feu. » Il hocha lentement la tête, perdu dans ses pensées, puis croisa les yeux de Simon. Une ombre glissa dans son regard, comme un lièvre traqué qui déguerpit à travers un champ, puis son sourire hésitant revint. « Quant à la nourriture… non, bien sûr ; pas avant un certain temps, et tu le sais. Mais ne t’inquiète pas, petit cochon, tu auras certainement droit à un quignon de pain ou quelque chose, ce soir. » « Malédiction », dit Simon en souriant et en s’appuyant de façon que l’accroissement soudain de son fardeau fit chanceler Jérémias. Ils basculèrent en avant et n’évitèrent la chute sur les dalles de pierre froide qu’après une longue course chancelante ponctuée de jurons et d’insultes mutuelles. Ensemble, ils titubèrent à travers la porte de l’Observatoire et sortirent sous la pâle lueur gris violet de l’aube. La lumière de l’est baignait le sommet de la Pierre de l’Adieu, mais aucun oiseau ne chantait. Jérémias avait dit vrai. Le brasier qui brûlait dans la chambre au toit de toile de Strangyeard était admirablement ardent – ce que Simon appréciait d’autant mieux qu’il avait dû quitter sa robe et se glisser dans une baignoire de bois. Pendant qu’il observait les murs de pierre blanche et les sculptures de lierres entrelacés et de fleurs minuscules, la lumière du feu baignait les parois de telle manière que celles-ci semblaient se mouvoir à faible profondeur sous des eaux roses et orange. Le père Strangyeard souleva une nouvelle cruche d’eau et la versa sur la tête et les épaules de Simon. Contrairement au bain qu’il s’était infligé quelques heures plus tôt, l’eau avait au moins cette fois été réchauffée ; lorsqu’elle courut sur sa peau glacée, Simon pensa sentir couler du sang plutôt que de l’eau. « Puisse… puisse cette eau laver le péché et le doute. » Strangyeard s’interrompit et se mit à triturer nerveusement son bandeau, en fronçant les sourcils au-dessus de son œil restant alors qu’il s’efforçait de se souvenir de la suite de la prière. Simon savait que le problème était la nervosité et non la mémoire : le prêtre avait passé la plus grande partie de la journée de la veille à lire et à relire le court cérémonial. « Que… que l’homme ainsi purifié et absous ne craigne point de se présenter devant Moi, que Je puisse lire dans le miroir de son âme le reflet de la pureté de son être, de la sincérité de son serment… la sincérité de… de son serment… » Le prêtre plissa une nouvelle fois le front, désespérément. « … de… » Simon laissa la chaleur du feu le pénétrer. Il se sentait un peu amorphe et stupide, mais ce n’était pas réellement une impression désagréable. Il avait été certain qu’il allait être nerveux, et même terrifié, mais sa nuit sans sommeil avait effacé sa peur. Strangyeard, passant répétitivement la main à travers les quelques mèches de cheveux qui lui restaient, retrouva enfin le fil de ses pensées, et s’empressa de le mener à bout, comme s’il avait peur de s’égarer une nouvelle fois. Lorsqu’il eut terminé, le prêtre aida Jérémias à sécher Simon avec des tissus doux, puis lui rendit sa robe blanche, avec cette fois un épais ceinturon de cuir qu’il noua autour de sa taille. Lorsqu’enfin Simon enfila ses sandales, une petite silhouette apparut dans l’embrasure de la porte. « Est-il maintenant prêt ? » demanda Binabik. Le troll parlait avec douceur et gravité, comme toujours plein de respect pour les rituels des autres. Simon l’observa et se sentit soudain plein d’un amour féroce pour le petit homme. C’était un ami, un vrai – qui avait toujours été à ses côtés dans l’adversité. « Oui, Binabik, je suis prêt. » Le troll le mena vers l’extérieur, et Strangyeard et Jérémias les suivirent. Le ciel était plus gris que bleu, et couvert de nuages effilochés. L’ensemble de la procession partit sous le soleil du matin, sur le rythme du pas déconcerté et hésitant de Simon. Le chemin qui menait à la tente de Josua était bordé de spectateurs, peut-être deux cents en tout, principalement composés des Thrithings de Hotvig et des nouveaux habitants de Gadrinsett. Simon reconnut quelques visages, mais il savait que la plupart de ceux qui lui étaient familiers l’attendaient plus loin, avec Josua. Certains des enfants lui faisaient des signes de la main. Leurs parents les interrompaient aussitôt, et leur chuchotaient des avertissements de peur de perturber la nature solennelle de l’événement, mais Simon leur souriait et leur rendait leurs saluts. L’air froid du matin sur son visage lui faisait du bien. Il ressentait de nouveau un certain vertige, et dut réprimer une envie de rire à pleine gorge. Qui aurait jamais pu imaginer telle chose ? Il se tourna vers Jérémias, mais le visage du garçon était impassible, ses yeux baissés sous le poids de la réflexion ou de la timidité. Lorsqu’ils atteignirent l’espace découvert qui s’étendait devant les quartiers de Josua, Jérémias et Strangyeard s’écartèrent pour aller se joindre à ceux qui formaient un demi-cercle approximatif. Sludig, sa barbe blonde taillée et nouée de frais, exultait devant Simon avec la fierté d’un père. Déornoth se tenait derrière lui, vêtu des atours d’un chevalier, ainsi que le trouvère Sangfugol, le fils du duc Isorn et le vieux Towser – le fou, vêtu d’une lourde cape, semblait se plaindre à voix basse dans l’oreille du jeune Rimmersleute. Plus près de l’entrée de la tente, Simon pouvait voir la duchesse Gutrun et la jeune Leleth, accompagnées de Géloé. Le regard de la femme de la forêt était celui d’un vieux soldat tenu de participer à une revue inutile, mais lorsque Simon croisa ses yeux jaunes, elle hocha la tête une fois, comme pour approuver un travail bien fait. De l’autre côté du demi-cercle se trouvaient Hotvig et ses gardes-rande, leurs longues lances évoquant un bosquet de jeunes arbres élancés. La lumière blanche du matin qui se glissait à travers les défauts des nuages faisait briller leurs bracelets et leurs fers de lance. Simon s’efforça de ne pas penser à tous les autres, ceux qui, comme Haestan ou Morgénès, auraient dû être présents, mais ne l’étaient pas. Au sommet du demi-cercle et entre ces deux groupes se dressait une tente rayée de gris, de rouge et de blanc, devant laquelle se tenait le prince Josua, son épée Naidel au côté, le front ceint d’une fine couronne d’argent. Il était accompagné de Vorzheva, dont les cheveux libres flottaient sur ses épaules et voletaient au vent. « Qui se présente devant moi ? » demanda Josua d’une voix lente et mesurée. Comme pour contrebalancer la sévérité de son ton, il gratifia Simon de l’esquisse d’un sourire. Binabik articula soigneusement chaque mot. « Quelqu’un qui voudrait être fait chevalier, Prince – quelqu’un qui se voudrait à votre service et à celui de Dieu. Il s’appelle Seoman, fils d’Eahlferend et de Susanna. » « Qui parle en son nom et jure que cela est vrai ? » « Je suis Binbiniqegabenik d’Yiqanuc, et je jure que cela est vrai. » Binabik salua cérémonieusement. Ce geste courtois fut accueilli avec amusement par la foule. « A-t-il effectué sa vigile et été purifié et absous ? » « Oui, s’exclama Strangyeard. Il l’a – je veux dire, il l’est ! » Josua réfréna un nouveau sourire. « Alors que Seoman s’avance. » Lorsque la petite main de Binabik se posa sur son bras, Simon s’avança de quelques pas vers le prince, puis il mit un genou à terre, dans l’herbe épaisse et mouvante. Un frisson parcourut son dos. Josua attendit un moment avant de parler. « Tu as servi avec bravoure, Seoman. En un temps de grand péril, tu as risqué ta vie pour ma cause, et ton geste a porté des fruits extrêmement bénéfiques. Aujourd’hui, sous le regard de Dieu et celui de tes compagnons, je me déclare prêt à t’élever et à te conférer un titre et un honneur au-delà du commun, mais aussi à faire peser sur tes épaules des responsabilités qui ne sont pas celles des autres hommes. Jureras-tu d’accepter tout cela ? » Simon prit une longue inspiration pour s’assurer que sa voix ne le trahirait pas et pour réfléchir une dernière fois aux mots que Déornoth lui avait si soigneusement enseignés. « Je servirai Usires Aédon et mon maître. Je relèverai celui qui est chu et défendrai l’innocent. Je ne détournerai pas les yeux de mon devoir. Je défendrai le royaume de mon prince contre la menace, morale comme physique. Je le jure sur mon nom et mon honneur, avec Elysia, sainte mère d’Aédon, pour témoin. » Josua s’approcha, puis tendit le bras et posa son unique main sur la tête de Simon. « Ainsi je fais de toi mon homme, Seoman, et te confère les charges de la chevalerie. » Il releva les yeux. « Écuyer ! » Jérémias s’avança. « Oui, Prince Josua. » Sa voix tremblait un peu. « Apporte l’épée. » Après un instant de confusion – la garde s’était emmêlée dans la manche du père Strangyeard –, Jérémias s’approcha, portant l’épée dans son fourreau de cuir repoussé. L’arme était superbement polie, mais il ne s’agissait que d’une lame erkynéenne commune. Simon regretta un instant que ce ne fut pas Épine, puis se fustigea pour son outrecuidance démesurée. Ne serait-il donc jamais satisfait ? Et puis, de quoi aurait-il eu l’air, si Épine avait refusé de se plier au rituel, et s’était montrée aussi lourde qu’une enclume ? Il en aurait sans aucun doute été ridiculisé ! La main de Josua sur son front lui parut soudain aussi pesante que l’épée noire elle-même. Simon baissa les yeux pour que personne ne devine sa gêne. Lorsque Jérémias eut soigneusement noué le fourreau à la ceinture de Simon, celui-ci tira l’épée, baisa sa garde, puis fit le signe de l’Arbre en la posant au sol devant les pieds de Josua. « À votre service, Sire. » Le prince leva la main, puis tira la fine Naidel de son fourreau et toucha les épaules de Simon, droite, gauche, et droite de nouveau. « Devant les yeux de Dieu et de tes compagnons – relève-toi, Sire Seoman. » Simon se remit sur pied en chancelant. C’était fait. Il était chevalier. Son esprit lui paraissait aussi embrumé que le ciel était nuageux. Il y eut un long moment durant lequel on n’entendit que des murmures, puis les ovations commencèrent. Plusieurs heures après la cérémonie, Simon s’éveilla en haletant d’un rêve d’obscurité oppressant, pour se découvrir à demi étranglé par des couvertures emmêlées. Une chétive lumière solaire hivernale baignait la tente rayée de Josua ; des barres de lumière rouge s’étalaient sur le bras de Simon comme de la peinture. Il faisait jour, se rassura-t-il. Ce n’était qu’un mauvais rêve, ce n’était qu’un cauchemar… Il s’assit, et démêla les couvertures en grommelant. Les parois de la tente vibraient sous l’effet du vent. Avait-il crié ? Il espérait que non. Il serait par trop humiliant de se réveiller en hurlant l’après-midi même du jour où il avait été fait chevalier pour son courage. « Simon ? » Une petite ombre se dessina sur la paroi près de l’entrée. « Es-tu éveillé ? » Il se pencha pour attraper sa chemise, tandis que le petit homme se glissait sous le rabat pour entrer. « As-tu bien dormi ? Il n’y a pas de facilité à rester éveillé la nuit pleine, et parfois cela donne de la difficulté à trouver plus tard le sommeil. » « J’ai dormi, dit Simon dans un haussement d’épaules. J’ai fait un rêve étrange. » Le troll fronça les sourcils. « En as-tu la souvenance ? » Simon réfléchit un instant. « Pas vraiment. Il s’est enfui. Quelque chose au sujet d’un roi et de fleurs anciennes, de l’odeur de la terre… » Il secoua la tête. Il n’en restait plus rien. « J’ai la certaineté que c’est tout aussi bien. » Binabik s’affaira dans la tente du prince, à la recherche de la cape de Simon. Il la trouva enfin, la secoua, et la tendit au tout nouveau chevalier, qui enfilait ses chausses. « Tes rêves te donnent souvent l’inquiéteté sans pour autant nous apporter la clarté d’un gain de connaissance. Il y a donc une grande judicieuseté que tu n’aies pas le trouble du souvenir de chacun d’entre eux. » Simon se sentit vaguement vexé. « Pas de connaissance ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Amerasu a dit que mes rêves avaient un sens. Et toi aussi, et Géloé ! » Binabik soupira. « Ma seule signification était que nous avons eu une quasi-nullité de réussite à découvrir leur sens. Donc, je pense qu’il y a préférabilité à ce que tu n’en sois pas troublé, au moins pour la durée de ce jour que tu devrais apprécier avec grande gaieté ! » Le sérieux de l’expression du troll suffit à rendre Simon profondément honteux de sa mauvaise humeur temporaire. Il noua le ceinturon qui portait son épée. Son poids inhabituel était une chose étrange de plus dans une journée faite d’émerveillements. « Aujourd’hui, je ne vais penser à rien… à rien de mauvais. » Binabik lui donna une solide claque amicale. « C’est mon compagnon de nombreux voyages qui parle là ! Maintenant, allons-y. En plus de l’amabilité de sa tente pour le confort de ton sommeil, Josua a décidé l’assurance d’un bon repas pour tous, et d’autres plaisirs. » Dehors, les tentes du campement qui s’abritait le long du mur nord-est de Sesuad’ra avaient été décorées de rubans de toutes les couleurs qui flottaient et claquaient dans le vent puissant. À leur vue, Simon ne put s’empêcher de penser au temps qu’il avait passé à Jao é-Tinukai’i, des souvenirs qu’il essayait généralement de réprimer à cause des sentiments complexes et dérangeants qui les accompagnaient. Toutes les belles paroles de cette journée ne pouvaient changer la vérité, ne pouvaient éliminer la menace du Roi de l’Orage. Simon était las de la peur. La Pierre de l’Adieu n’était un refuge que pour un temps – il avait tant besoin d’un endroit à lui, sûr et libre de toute terreur ! Amerasu Née-du-Bateau avait vu ses rêves. Elle avait dit qu’il n’avait pas besoin de nouvelles charges sur ses épaules, n’est-ce pas ? Mais Amerasu, qui avait vu tant de choses, avait parfois été aveugle devant d’autres. Elle s’était peut-être également trompée sur le destin de Simon. Avec les derniers retardataires, Simon et ses compagnons franchirent l’embrasure craquelée et pénétrèrent dans la chaleur et la lumière des torches de la Maison de la Séparation. La vaste pièce était remplie de gens assis sur des capes et des couvertures déployées. Le sol dallé avait été débarrassé de siècles de mousse et d’herbe ; de petits feux de cuisson brûlaient partout. Les festivités étaient bien rares en ces temps difficiles ; les exilés des nations et des endroits les plus divers qui se retrouvaient ici paraissaient déterminés à se réjouir. Simon fut si souvent invité à s’arrêter devant un feu pour s’y voir offrir un verre et de chaudes félicitations qu’il lui fallut près d’une heure pour atteindre la grande table – une immense plaque de pierre ornementée qui faisait partie de la pièce sithie originale – où le prince et le reste de son groupe l’attendaient. « Bienvenue, Sire Seoman. » Josua fit signe à Simon de venir s’asseoir à sa gauche. « Les habitants de la Nouvelle-Gadrinsett n’ont reculé devant aucun effort pour rendre cette fête grandiose. Il y a du lapin et de la perdrix ; du poulet aussi, je crois – et des truites de la Stefflod. » Il se pencha en avant pour parler plus doucement. Malgré ces semaines de relative tranquillité, Simon trouvait le visage du prince émacié. « Mange, mon garçon. Les mauvais jours viendront bientôt. Nous aurons peut-être besoin de vivre sur notre graisse, comme les ours. » « La Nouvelle-Gadrinsett ? » « Nous ne sommes que des visiteurs sur Sesuad’ra, dit Géloé. Le prince a pensé à juste titre qu’il serait présomptueux de donner à notre colonie le nom d’un endroit sacré pour les Sithis. » « Et puisque Gadrinsett nous a fourni tant de nos résidents, et que son nom est approprié – “Lieu de Rassemblement”, dans la vieille langue erkynéenne – j’ai choisi d’appeler ainsi notre cité de toile. » Il leva sa coupe de métal martelé. « La Nouvelle-Gadrinsett ! » Tous leurs compagnons répondirent à son toste. Les maigres ressources de la vallée et de la forêt avaient effectivement été fort habilement mises à contribution ; Simon dévora avec un enthousiasme qui frôlait l’hystérie. Il était resté sans manger depuis son repas de midi la veille, et une bonne partie de sa vigile avait été occupée par l’envie de se nourrir. Vers la fin, l’épuisement avait effacé son appétit, mais celui-ci avait fait un retour en force. Jérémias se tenait derrière Simon, et remplissait son gobelet de vin trempé à chaque fois qu’il la vidait. Simon ne réussissait toujours pas à s’habituer à l’idée que son compagnon du Hayholt le servît, mais Jérémias ne voulait rien savoir. Lorsque l’ancien apprenti chandelier avait rejoint Sesuad’ra, attiré vers l’est par la rumeur qui prétendait qu’un nombre croissant de réfugiés se réunissaient sous la bannière rebelle de Josua, Simon avait été surpris – non seulement par le changement dans l’apparence de Jérémias, mais aussi par le simple fait, tellement improbable, de le retrouver, en particulier en un endroit aussi étrange. Mais si Simon avait été surpris, Jérémias, lui, avait été effaré de découvrir que Simon était vivant, et plus stupéfait encore par le récit de tout ce qui était arrivé à son ami. Il semblait voir en la survie de Simon rien de moins qu’un miracle, et s’était proposé à son service comme on entre en religion. Confronté à la détermination inébranlable de Jérémias, Simon avait cédé, non sans éprouver une gêne immense. La dévotion indéfectible de son nouvel écuyer le mettait mal à l’aise ; lorsque, à l’occasion, un vestige de leur ancienne complicité moqueuse refaisait surface, Simon était beaucoup plus heureux. Si Jérémias demandait à la moindre occasion à Simon de répéter tous les détails de son histoire, il était par contre fort peu enclin à s’épancher sur sa propre expérience. Il s’était contenté de dire qu’il avait été forcé de travailler dans les forges sous le Hayholt, et que Inch, l’ancien assistant de Morgénès, avait été un maître cruel. Simon pouvait deviner une partie de ce qu’il taisait, et avait en lui-même ajouté ces malheurs à la longue liste des injustices qui trouveraient un jour châtiment. Après tout, Simon était un chevalier, maintenant, et n’était-ce pas ce que faisaient les chevaliers ? Dispenser la justice… ? « Tu regardes dans le vide, Simon », dit dame Vorzheva, le ramenant à la réalité. On commençait à deviner les premiers signes de l’enfant qu’elle portait, mais elle conservait un air sauvage, comme un cheval ou un oiseau capables d’accepter le contact d’un humain, mais qui ne seraient jamais tout à fait apprivoisés. Il se souvint de la première fois qu’il l’avait vue à l’autre bout des communs de Naglimund : il s’était demandé ce qui pouvait donner à une femme aussi belle une expression aussi malheureuse. Elle paraissait maintenant plus sereine, mais il restait une lueur d’insoumission dans son regard. « Je suis désolé, Madame. Je pensais… au passé, je suppose. » Il rougit. De quoi parlait-on à table avec la femme du prince ? « C’est un monde étrange. » Vorzheva sourit, amusée. « Oui, c’est vrai. Étrange et terrible. » Josua se leva et frappa la table de pierre de sa coupe jusqu’à enfin obtenir le silence de la salle surpeuplée. Lorsque tous les visages maculés furent tournés vers la tablée du prince, Simon eut une révélation soudaine et stupéfiante. Tous ces gens de Gadrinsett qui restaient bouche bée en regardant Josua – ils étaient lui ! Ils étaient ce qu’il avait été ! Il avait toujours été dans la foule, à regarder les gens importants. Et maintenant, chose aussi merveilleuse qu’invraisemblable, il faisait partie des dignitaires, un chevalier à la grande table du prince, que les autres regardaient avec envie – et pourtant il restait le même Simon. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? « Nous sommes ici rassemblés pour plusieurs raisons, dit le prince. Et en premier lieu pour rendre grâce à Dieu d’être tous en vie et en sécurité au sommet de ce havre, entourés d’eau et protégés de nos ennemis. Nous célébrons également la venue de la Saint Granis, ce jour sacré voué au jeûne et à la prière, et dont la veille est consacrée à la bonne chère et au bon vin ! » Il leva sa coupe en réponse à la clameur de la foule. Lorsque le bruit se fut éteint, il sourit et poursuivit. « Nous célébrons enfin l’adoubement du jeune Simon, devenu Sire Seoman. » Nouvelle ovation. Simon rougit et baissa les yeux. « Vous en avez tous été témoins, vous avez assisté à la remise de son épée et l’avez vu prêter serment. Mais vous ne connaissez pas encore… sa bannière ! » La salle s’emplit de chuchotements, tandis que Gutrun et Vorzheva se penchaient et tiraient un rouleau de toile de sous la table ; il était resté aux pieds de Simon. Isorn s’approcha pour les aider. Ensemble, ils le soulevèrent et le déroulèrent. « La devise de Sire Seoman de la Nouvelle-Gadrinsett », déclara le prince. Sur un champ rayé à bandes de gris et de rouge – les couleurs de Josua – se dessinait la silhouette d’une épée noire, autour de laquelle s’enroulait comme du lierre un dragon blanc ondulé dont les yeux, les crocs et les écailles avaient été méticuleusement brodés avec du fil rouge. La foule tonna et l’acclama. « Hourra pour le Tueur de Dragon ! » s’exclama un homme ; de nombreuses voix reprirent cette formule. Simon baissa la tête, les joues de nouveau empourprées, et s’empressa de vider sa coupe de vin. Jérémias, souriant fièrement, la remplit. Simon vida aussi celle-là. C’était magnifique, tout était magnifique, et pourtant… au fond de son cœur, il ne pouvait s’empêcher de sentir que l’on passait à côté de quelque chose d’important. Ce n’était pas simplement le dragon, qu’il n’avait pas tué. Ce n’était pas non plus Épine, qui n’était certes pas son épée, et n’aurait peut-être aucune utilité pour Josua. Mais quelque chose n’allait pas… Par l’Arbre, se dit-il avec un dégoût profond, tu ne te lasses jamais de te plaindre, tête creuse ? Josua frappait de nouveau la table avec sa coupe. « Ce n’est pas tout ! Ce n’est pas tout ! » Le prince paraissait beaucoup s’amuser. Ça doit être agréable, pour lui, de présider à des événements heureux, pour une fois. « Il y a plus ! s’exclama Josua. Un dernier cadeau, Simon. » Il fit un signe de la main, et Déornoth quitta la table pour se diriger vers le fond de la pièce. Le bruissement des conversations reprit de plus belle. Simon but un peu de vin trempé, puis remercia Vorzheva et Gutrun pour leur travail sur sa bannière, louant la qualité de leurs broderies jusqu’à les faire rire toutes deux. Lorsque plusieurs personnes au loin dans la foule commencèrent à crier et à applaudir, Simon se retourna, pour voir Déornoth revenir. Le chevalier menait un cheval bai. Simon ouvrit grand les yeux. « Est-ce… ? » Il bondit, en se cognant les genoux contre la table, et se précipita à travers la salle encombrée. « Monretour ! » cria-t-il. Il lança les bras autour du cou de la jument ; celle-ci, moins émue que lui, fourragea du bout du nez sur son épaule. « Mais je pensais que Binabik avait dit qu’elle était perdue ! » « Elle l’était, dit Déornoth en riant. Lorsque Binabik et Sludig ont été acculés par les géants, ils ont dû libérer leurs chevaux. L’un de nos groupes d’éclaireurs l’a trouvée près des ruines de la cité sithie de l’autre côté de la vallée. Elle a peut-être senti quelque chose des Sithis là-bas, et s’y est sentie en sécurité, puisque tu m’as dit qu’elle avait passé un certain temps au milieu d’eux. » Simon fut désolé de se voir pleurer. Il avait été convaincu que la jument n’était qu’un nom de plus sur la longue liste des amis et des connaissances perdus durant cette terrible année. Déornoth attendit qu’il se fut séché les yeux, puis dit : « Je vais la remettre avec les autres chevaux, Simon. Je l’ai emmenée alors qu’elle mangeait. Tu pourras la voir demain matin. » « Merci, Déornoth, merci. » Il tituba jusqu’à la grande table. Alors que Simon s’asseyait tout en acceptant les félicitations de Binabik, Sangfugol se leva à la demande du prince. « Nous célébrons l’adoubement de Simon, comme l’a dit le prince Josua. » Le trouvère s’inclina en direction de la grande table. « Mais il n’était pas seul durant son voyage, ni dans la bravoure ni dans le sacrifice. Vous savez également que le prince a nommé Binabik d’Yiqanuc et Sludig d’Elvritshalla protecteurs du royaume d’Erkynée. Mais cela ne dit pas non plus toute l’histoire. Des six braves qui sont partis, seuls trois sont revenus. J’ai composé cette chanson en espérant que même dans un avenir lointain, aucun d’entre eux ne sera oublié. » Sur un hochement de tête de Josua, il tira une délicate succession de notes de la harpe que l’un des nouveaux arrivants avait réalisée pour lui, puis commença à chanter. « Vers le septentrion aux dents d’un froid cruel Où déferlent les bourrasques boréales Dans les profondeurs des neiges éternelles Se dresse une montagne, Urmsheim la glaciale. À l’appel du prince d’un pays qu’on immole Chevauchèrent six hommes qui resteront des grands, C’était Sludig, Grimmric, et Binabik le troll Ethelbearn, Simon, et le brave Haestan. Ils se mirent en quête d’un objet prodigieux : Lame noire Épine, l’épée de Camaris, Écharde d’étoile un jour tombée des deux, Qui saura sur nos terres rétablir la justice… » À mesure que Sangfugol jouait et chantait, les murmures et les chuchotements s’éteignaient, et un grand silence s’abattit bientôt sur l’assemblée. Même Josua se concentrait, comme si la chanson pouvait rendre la victoire réelle. Simon but plus de vin. Il était assez tard. Seuls quelques musiciens jouaient encore – Sangfugol avait abandonné la harpe pour le luth, et Binabik avait sorti sa flûte bien plus tard dans la soirée. La danse avait dégénéré en un mélange de titubations et de rires. Simon lui-même avait bu beaucoup de vin et dansé avec deux jeunes filles de Gadrinsett, l’une plutôt potelée et l’autre plus mince. Les deux filles avaient chuchoté entre elles presque tout le temps, impressionnées par Simon, sa jeune barbe et ses honneurs. Elles avaient également pouffé nerveusement à chaque fois qu’il essayait de leur parler. Surpris et plus qu’un peu énervé, il leur avait finalement souhaité le bonsoir et leur avait baisé la main comme un chevalier se doit de le faire, ce qui avait provoqué de nouveaux ricanements incontrôlables. Elles n’étaient vraiment à peine plus que des enfants, décida Simon. Josua avait raccompagné dame Vorzheva, puis était revenu présider la dernière heure des festivités. Il était maintenant assis, et parlait doucement avec Déornoth. Les deux hommes paraissaient épuisés. Jérémias dormait dans un coin, déterminé à ne pas aller se coucher tant que Simon était encore debout, nonobstant le fait que son ami eût l’avantage d’avoir dormi bien après midi. Simon commençait néanmoins à envisager de se glisser furtivement jusqu’à sa tente lorsque Binabik apparut dans l’embrasure de la porte de la Maison de la Séparation. Qantaqa se tenait à son côté, reniflant l’air de la grande salle avec un mélange d’intérêt et de méfiance. Binabik laissa la louve et entra. Il fit signe à Simon, puis se fraya un chemin jusqu’à Josua. « On lui a donné un lit ? Bien. » Le prince se tourna à l’approche de Simon. « Binabik nous apporte des nouvelles. Des nouvelles qui sont les bienvenues. » Le troll acquiesça. « Je n’ai pas la connaissance de cet homme, mais Isorn pense avec grande certaineté que son arrivée était une chose importante. Le comte Éolair, un Hernystiri, ajouta-t-il à l’attention de Simon, vient d’être mené à travers les eaux par l’un de nos pêcheurs, ici à la Nouvelle-Gadrinsett. » Il sourit de ce nom, qui avait encore la fragilité de la nouveauté. « Son épuisement est grand, mais il dit porter des nouvelles de grand avantage qu’il nous donnera dès demain matin si le prince en a le désir. » « Bien sûr. » Josua se passa la main sur le menton d’un geste songeur. « Toute information provenant d’Hernystir est précieuse, même si l’on peut deviner que son récit sera fort peu réjouissant. » « Cela est sans doute. Mais Isorn dit aussi, Binabik baissa la voix et se pencha plus avant, qu’Éolair prétend avoir appris des choses de grande importance au sujet, sa voix se fit encore plus basse, des Grandes Épées. » « Ah ! » laissa échapper Déornoth, surpris. Josua resta un instant silencieux. « Eh bien, dit-il enfin, demain, jour de la Saint Granis, nous apprendra peut-être si notre exil est marqué par l’espoir ou la défaite. » Il se leva et fit tourner sa coupe entre ses doigts. « Il est l’heure de se coucher. Je vous ferai tous appeler demain, lorsque Éolair aura eu le temps de se reposer. » Le prince s’éloigna sur les dalles de pierre. Les torches faisaient bondir son ombre sur les murs. « Au lit, comme le prince a dit », dit Binabik en souriant. Qantaqa vint glisser sa tête sous la main du troll. « Aujourd’hui sera un jour de longue survivance dans les mémoires, n’est-ce pas ? » Simon ne put qu’acquiescer. 2. Des Chaînes de Toute Nature La princesse Miriamélé regarda l’océan. Lorsqu’elle était enfant, l’une de ses dames de compagnie lui avait expliqué que la mer était la mère des montagnes, et que toute terre était née de la mer et y retournerait un jour, comme était réputée avoir été engloutie la mythique Khandie. Et l’océan qu’elle avait durant toute son enfance entendu marteler les falaises de Mérémund avait effectivement paru impatient de reprendre possession de ces côtes escarpées. D’autres disaient de la mer qu’elle était la mère des monstres, des kilpas et des krakens, des oruks et des eaux-vives. Les sombres profondeurs grouillaient d’êtres étranges, Miriamélé le savait. Plus d’une fois, quelque mastodonte informe s’était échoué sur les plages rocheuses de Mérémund, et avait pourri sous le soleil devant les yeux craintifs et fascinés des autochtones, jusqu’à ce que les vagues les reprennent et les engloutissent. Il était indéniable que la mer engendrait des monstres. Lorsque la propre mère de Miriamélé fut partie pour ne jamais revenir, et que son père Élias eut sombré dans une fureur glaciale à la nouvelle de la mort de son épouse, l’océan devint même une sorte de parent pour elle. Malgré des humeurs aussi variées que les heures du jour et de la nuit, et aussi capricieuses que les tempêtes qui se déchaînaient à sa surface, l’océan avait assuré une certaine stabilité à son enfance. Le bruit des vagues la berçait le soir, et elle s’éveillait chaque matin en entendant le cri des mouettes et en voyant les hautes voiles dans le port au pied du château de son père, voiles qui flottaient comme des fleurs aux grands pétales lorsqu’elle les observait depuis sa fenêtre. L’océan était devenu beaucoup de choses pour elle, et avait acquis une grande signification. Mais jusqu’à cet instant, alors qu’elle se tenait contre le bastingage arrière du Nuage de l’Eadne, avec les moutons de la Grande Verte qui s’étendaient à perte de vue dans toutes les directions, elle n’avait jamais réalisé qu’il pouvait aussi être une prison, une geôle bien plus imperméable que ne le serait jamais une construction de pierre et de fer. Alors que le vaisseau du marquis Aspitis filait au sud-est de Vinitta en direction de la baie de Firannos et de son chapelet d’îles, Miriamélé sentit pour la première fois l’océan se retourner contre elle, la maintenant sous un joug bien plus oppressant que tout ce qu’elle avait pu ressentir en étant prisonnière du formalisme de la cour, ou entourée à chaque seconde par les gardes armés de son père. Mais elle avait su échapper à ces geôliers-là, n’est-ce pas ? Mais comment allait-elle échapper à des centaines de miles de mer vide ? Non, il valait mieux abandonner. Miriamélé était fatiguée de se battre, fatiguée d’être forte. Les collines de pierre pouvaient bien résister fièrement durant des temps incommensurables, elles finissaient tout de même par céder à l’océan. Au lieu de lutter, elle allait se laisser porter par les vagues, comme un bout de bois qui flotte au gré des courants, mais reste en mouvement, toujours en mouvement. Le marquis Aspitis n’était pas un mauvais homme. C’est vrai, il ne la traitait plus tout à fait avec la même sollicitude que deux semaines plus tôt, mais il lui parlait aimablement, du moins tant qu’elle agissait selon son désir. Elle allait donc agir selon son désir. Elle allait flotter comme un espar abandonné, sans résister, jusqu’à ce que le temps et les événements finissent par la ramener vers la grève… Une main toucha la manche de sa robe. Elle sursauta, surprise, et se retourna pour découvrir Gan Itaï, qui se tenait derrière elle. Le visage aux rides complexes de la Niskie était impassible, mais ses yeux tachetés d’or, bien qu’à l’abri du soleil, semblaient briller. « Je ne voulais pas te faire peur, mon enfant. » Elle vint se placer à côté de Miriamélé le long du bastingage, et toutes deux regardèrent la mer agitée. « Lorsqu’il n’y a pas de terre en vue, dit enfin Miriamélé, on pourrait tout aussi bien être en train de naviguer au bord du monde. Je veux dire qu’on a l’impression que la terre n’existe plus. » La Niskie acquiesça. Ses fins cheveux blancs voletaient autour de sa tête. « Parfois, la nuit, quand je suis seule sur le pont et que je chante, j’ai l’impression de traverser l’Océan Infini et Éternel, celui que mes ancêtres ont franchi pour venir sur cette terre. On dit que cet océan était aussi noir que la poix, mais que l’écume des vagues brillait comme la nacre. » Tout en parlant, Gan Itaï étendit les bras et se saisit de la main de Miriamélé. Surprise et ne sachant que faire, la princesse ne résista pas, et continua de regarder la mer. Un instant plus tard, les doigts longs et tannés de la Niskie lui glissèrent quelque chose dans la paume de la main. « On peut se sentir seule en mer, poursuivit la Niskie, comme si elle n’avait pas conscience de ce que faisait sa main. Très seule. Il est difficile de se faire des amis. Difficile de savoir à qui on peut faire confiance. » La main de la Niskie s’effaça, et disparut dans l’une des longues manches de sa robe. « J’espère que tu sauras trouver des gens en lesquels tu peux croire… Dame Marya. » Le temps d’hésitation marqué avant son nom d’emprunt ne pouvait être involontaire. « Moi aussi », répondit la princesse, nerveuse. « Ah. » Gan Itaï acquiesça. Un sourire se dessina sur sa mince bouche. « Tu as l’air un peu pâle. Peut-être que le vent est trop violent. Peut-être que tu devrais retourner dans ta cabine. » La Niskie inclina brièvement la tête, puis s’éloigna, ses pieds nus la portant gracieusement malgré les mouvements du pont. Miriamélé la regarda s’éloigner, puis jeta un coup d’œil en direction du gouvernail, à côté duquel se tenait le marquis Aspitis, qui parlait au timonier. Le marquis leva un bras pour se libérer de sa cape dorée, que le vent avait rabattue sur lui. Il vit Miriamélé et sourit brièvement, puis revint à sa conversation. Rien dans son sourire n’était inhabituel, excepté peut-être son aspect formel, mais Miriamélé sentit soudain son cœur se glacer. Elle serra plus fort le bout de parchemin dans sa main, de peur que le vent ne lui arrache et vienne le déposer aux pieds d’Aspitis. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait contenir, mais était déjà certaine au plus profond d’elle-même de ne pas vouloir qu’il le voit. Miriamélé s’imposa de traverser lentement le pont, en se guidant de sa main libre sur le bastingage. Elle n’avait pas l’aisance de Gan Itaï. Dans la semi-obscurité de la cabine, Miriamélé déroula précautionneusement le parchemin. Elle dut le maintenir à côté de la flamme de sa chandelle pour lire les fines pattes de mouche de l’écriture. J’ai fait bien des mauvaises choses, lut-elle, et je sais que je n’ai plus votre confiance. Mais croyez s’il vous plaît que ces mots sont sincères. J’ai eu de nombreuses identités, et aucune ne fut satisfaisante. Padréic était un imbécile, Cadrach un scélérat. Peut-être que je pourrai faire quelque chose de bien avant de mourir. Elle se demanda où il avait pu trouver le parchemin et l’encre, et supposa que la Niskie avait dû les lui apporter. Les yeux fixés sur l’écriture torturée, Miriamélé pensa aux bras affaiblis du moine sous le poids des chaînes. Elle ressentit un élan de pitié – quelle agonie cela avait dû être pour lui que d’écrire cela ! Mais pourquoi lui parlait-il encore ? Pourquoi ne la laissait-on pas seule ? Si vous lisez cela, alors Gan Itaï a tenu sa promesse. Elle est la seule sur ce navire que vous pouvez croire… à l’exception peut-être de moi-même. Je sais que je vous ai trompé et déserté. Je suis un faible, Madame, mais je vous ai au moins servi par mes avertissements, et je m’efforce de vous servir encore. Vous n’êtes pas en sécurité sur ce bateau. Le marquis Aspitis est pire encore que je ne le pensais. Il n’est pas simplement une créature servile de la cour du duc Bénigaris. Il est au service de Pryrates. Je vous ai souvent menti, Madame, et il y a bien des vérités que je vous ai cachées. Je ne peux tout réparer ici. Mes doigts sont déjà épuisés, et mes bras me font souffrir. Mais je puis vous dire ceci : il n’est pas un être au monde qui connaît mieux que moi le mal que représente Pryrates. Il n’est pas un être au monde qui porte une plus grande responsabilité que moi pour ce mal, parce que je l’ai aidé à devenir ce qu’il est. C’est une histoire longue et complexe. Disons simplement que pour ma plus grande et éternelle honte, j’ai fourni à Pryrates la clé d’une porte qu’il n’aurait jamais dû ouvrir. Pis, j’ai fait cela en sachant quelle bête vorace il était. Je la lui ai donnée parce que j’étais faible et effrayé. C’est la pire chose que j’ai jamais faite, dans une vie qui ne fut qu’une suite d’erreurs regrettables. Croyez-moi en cela, Madame. À mon grand regret, je connais bien notre ennemi. J’espère que vous me croirez également lorsque je vous dis non seulement qu’Aspitis obéit à son seigneur Bénigaris, mais qu’il est aussi au service du prêtre rouge. Tout le monde le savait à Vinitta. Vous devez fuir. Peut-être que Gan Itaï pourra vous aider. Malheureusement, je crains que vous ne soyez plus jamais l’objet d’une surveillance aussi relâchée qu’à Vinitta, après ma lâche tentative de fuite. Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais je vous supplie de fuir dès que vous le pourrez. Rejoignez l’auberge appelée La Coupe de Pélippa, à Kwanitupul. Je pense que Dinivan a indiqué cet endroit à d’autres, qui pourront peut-être vous aider à rejoindre votre oncle Josua. La douleur est trop forte, et je dois m’interrompre. Je ne vous demanderai pas de me pardonner. Je n’ai pas mérité de pardon. Du sang tachait le bord du parchemin. Miriamélé le regarda, les larmes aux yeux, jusqu’à être soudain interrompue par le bruit sec de quelqu’un qui frappait à la porte. Son cœur se mit à battre follement. Elle chiffonna la note et referma la main sur elle au moment même où la porte s’ouvrit. « Gente dame, dit Aspitis en souriant, pourquoi vous cachez-vous ici dans l’obscurité ? Venez, nous pouvons marcher sur le pont. » Le parchemin semblait la brûler, comme si elle serrait dans sa main une braise incandescente. « Je… je ne me sens pas bien, Monseigneur. » Elle secoua la tête, en tentant de dissimuler son souffle court. « Je marcherai une autre fois. » « Marya, réprimanda le marquis, je vous ai dit que c’était votre fraîcheur qui me charmait. Allez-vous donc devenir l’une de ces grincheuses de la cour ? » Il vint se placer à côté d’elle en une longue enjambée. Sa main glissa sur sa nuque. « Venez. Il n’y a rien d’étonnant à ce que vous vous sentiez mal, à rester dans cette pièce sombre. Vous avez besoin d’air. » Il se pencha en avant et effleura son oreille de ses lèvres. « Ou vous préférez peut-être rester ici, dans le noir ? Vous avez peut-être simplement besoin de compagnie ? » Ses doigts coulèrent délicatement sur sa gorge, aussi doux que des toiles d’araignée sur sa peau. Miriamélé regarda la chandelle. La flamme dansait devant elle, mais tout le reste était plongé dans l’obscurité. Les fenêtres de verre coloré de la salle du trône du Hayholt avaient été brisées. Les tentures décaties barraient encore la route aux bourrasques de neige, mais n’empêchaient pas l’air glacial de pénétrer. Même Pryrates semblait sentir le froid : s’il allait encore crâne nu, le conseiller du roi portait des robes rouges doublées de fourrure. Seuls parmi tous ceux qui venaient dans la salle du trône, le roi et son échanson ne semblaient pas incommodés par l’air froid. Élias était assis dans le Trône du Dragon bras et pieds nus ; exception faite de la grande épée dans son fourreau qui pendait à son ceinturon, il était vêtu aussi simplement que s’il se prélassait dans ses quartiers privés. Le moine Hengfisk, le page muet du roi, portait une robe râpée et son habituel sourire lunatique, et ne paraissait pas plus gêné que son maître dans la salle glaciale. Le Roi souverain s’enfonça plus profond dans la cage d’os de dragon, regardant par-dessous ses sourcils vers Pryrates. Par contraste avec les statues de malachite noire qui se dressaient des deux côtés du trône, la peau d’Élias paraissait aussi blanche que le lait. Des veines bleutées se dessinaient sur ses tempes et ses avant-bras vigoureux, et saillaient comme si elles allaient exploser à travers ses chairs. Pryrates ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis la referma. Son expression était celle d’un martyr aédonite terrassé par la cruauté absurde de ses persécuteurs. « Maudit sois-tu, prêtre, gronda Élias, ma décision est prise. » Le conseiller du roi ne répondit pas et se contenta d’acquiescer ; la lueur des torches fit briller son crâne chauve comme une pierre humide. Malgré le vent qui gonflait les tentures, la pièce semblait saisie d’une étrange immobilité. « Eh bien ? » Les yeux verts du roi brillaient d’un éclat dangereux. Le prêtre soupira une nouvelle fois, plus doucement. Sa voix, lorsqu’il parla, avait un ton conciliant. « Je suis votre conseiller, Élias. Je ne fais que ce que vous souhaitez me voir faire : c’est-à-dire vous aider à décider au mieux. » « Alors je pense que le mieux est que Fengbald prenne des soldats et parte vers l’est. Je veux que Josua et sa bande de traîtres soient extirpés de leur tanière, et écrasés. Je n’ai déjà que trop longtemps attendu avec l’histoire de Guthwulf et les tâtonnements de Bénigaris à Nabban. Si Fengbald se met en route dès maintenant, lui et ses troupes pourront atteindre le repaire de Josua dans un mois. Tu sais quel hiver nous allons avoir, alchimiste. Tu le sais mieux que quiconque. Si j’attends plus longtemps, l’occasion ne se représentera plus. » Le roi fit une grimace irritée. « La rudesse de l’hiver ne laisse pas grand doute, annonça équitablement Pryrates. Je ne peux que poser la question de la nécessité de poursuivre votre frère. Il ne constitue pas une menace. Même avec une armée de plusieurs milliers d’hommes, il ne pourrait nous arrêter avant que ne vous soit assurée une victoire glorieuse, totale et permanente. Il ne reste qu’à attendre encore un peu. » La direction du vent changea, et les bannières qui pendaient du plafond ondulèrent comme la surface de l’eau d’une mare. Élias claqua des doigts, et Hengfisk s’empressa de s’avancer avec la coupe du roi. Élias but, toussa, puis but encore jusqu’à vider le gobelet. Une goutte d’un liquide noir fumant resta suspendue à son menton. « C’est facile pour toi de le dire, gronda le roi une fois avalée la dernière gorgée. Par le sang de l’Aédon, tu l’as dit assez souvent. Mais j’ai déjà patienté très longtemps. Je suis définitivement fatigué d’attendre. » « Mais vos desseins justifient amplement cette patience, Majesté. Vous le savez bien. » L’expression du roi se fit momentanément pensive. « Et mes rêves se font de plus en plus étranges, Pryrates. Plus… réels. » « C’est compréhensible. » Pryrates leva ses longs doigts en un geste apaisant. « Vous portez un immense fardeau – mais tout sera bientôt résolu. Vous allez engendrer un règne d’une splendeur que le monde n’a jamais connue, si vous voulez bien être patient. Ces choses progressent à leur propre rythme – comme la guerre, comme l’amour. » « Hah », éructa Élias avec une aigreur qui signalait un regain d’irritation. « Comme si tu savais quelque chose de l’amour, pauvre bâtard impuissant. » Le trait fit broncher Pryrates, et durant un instant, ses yeux noir charbon ne furent plus que deux fentes ; mais le roi fixait Épine d’un air morose et ne le vit pas. Lorsqu’il releva les yeux, le visage du prêtre était aussi impassible et patient que précédemment. « Mais quel est ton intérêt dans tout ça, alchimiste ? Je ne le comprends toujours pas. » « En plus du plaisir de vous servir, Majesté ? » L’éclat de rire d’Élias fut sec et court, comme l’aboiement d’un chien. « Oui, en plus de cela. » Pryrates resta un instant à le jauger de l’oeil. Un sourire étrange déforma ses lèvres minces. « La puissance, bien sûr. Le pouvoir de faire ce que je veux faire… ce que je dois faire. » Les yeux du roi s’étaient tournés vers la fenêtre. Un corbeau s’était posé sur le rebord, et lustrait maintenant ses plumes noires huileuses. « Et que veux-tu faire, Pryrates ? » « Apprendre. » Un instant, le masque circonspect du calculateur parut glisser ; le visage d’un enfant apparut – un enfant horrible et d’une avidité obscène. « Je veux tout savoir. Et pour cela, j’ai besoin de puissance, qui est une sorte de permission. Il est des secrets si noirs, si profonds que le seul moyen de les découvrir est de déchirer l’univers et de fouiller dans les entrailles de la Mort et du Néant. » Élias leva la main et demanda sa coupe d’un signe. Il continua de regarder le corbeau, qui s’avança sur le rebord d’un petit bond, et se tourna pour croiser les yeux du roi. « Tu parles de bien étrange façon, prêtre. La Mort ? Le Néant ? Ce n’est pas la même chose ? » Pryrates eut un sourire malveillant, sans en laisser transparaître la raison. « Oh non, Majesté. Pas le moins du monde. » Élias virevolta soudain dans son fauteuil, contournant de la tête le crâne aux crocs acérés et jaunis du dragon Shurakaï. « Malédiction, Hengfisk, tu n’as donc pas vu que j’avais demandé ma coupe ! ? Ma gorge brûle ! » Le moine aux yeux saillants s’empressa de rejoindre le côté du roi. Élias lui prit soigneusement la coupe et la ramena vers lui, puis frappa Hengfisk sur la tempe d’un geste si rapide et si puissant que l’échanson fut projeté à terre, comme foudroyé. Élias but alors calmement la mixture fumante. Hengfisk resta longtemps étendu à terre, aussi flasque qu’une méduse, puis se releva et récupéra la coupe vide. Son sourire idiot n’avait pas disparu ; s’il avait subi la moindre variation, c’était pour s’élargir et paraître plus inepte encore, comme si le roi venait de lui faire une extraordinaire faveur. Le moine hocha la tête et disparut une nouvelle fois dans l’ombre. Élias ne lui prêta aucune attention. « Eh bien donc c’est réglé. Fengbald prendra la garde erkynéenne et une compagnie de soldats et de mercenaires, et partira vers l’est. Il me rapportera la tête suffisante et pontifiante de mon frère sur une lance. » Il fit une pause, puis ajouta d’un air songeur : « Crois-tu que les Norns pourraient se joindre à Fengbald ? Ce sont des combattants féroces, et le froid et l’obscurité ne sont rien pour eux. » Pryrates plissa le front. « Je crains que ce ne soit peu probable, ô mon Roi. Ils semblent ne pas vouloir voyager de jour, et n’apprécient pas la compagnie des mortels. » « Ce ne sont pas des alliés très fiables, n’est-ce pas ? » Élias fronça les sourcils et tapota la poignée de Peine. « Oh, ils sont précieux, Majesté. » Pryrates acquiesça en souriant. « Ils nous rendront service lorsque nous aurons vraiment besoin d’eux. Leur maître, votre plus grand allié, s’en assurera. » Le corbeau cligna de ses yeux dorés, puis émit un bruit rauque et prit son envol. La tenture décatie ondoya à l’endroit où il franchit la fenêtre pour s’enfoncer dans le vent mordant. « S’il te plaît, je peux le prendre ? » Maegwin tendit les bras. Avec une inquiétude évidente sur son visage maculé, la jeune mère lui présenta le bébé. Maegwin ne put s’empêcher de se demander si cette femme avait peur d’elle – la fille du roi, avec ses sombres vêtements de deuil et ses étranges manières. « Je crains juste qu’il ne se tienne mal, Madame, dit la jeune femme. Il a pleuré toute la journée, jusqu’à presque me rendre folle. Il a faim, le pauvre petit, mais je ne veux pas qu’il hurle près de vous, Madame. Vous avez des choses plus importantes en tête. » Maegwin sentit la pression qui avait saisi son cœur se relâcher un peu. « Ne t’inquiète jamais de cela. » Elle souleva le bébé au visage rose, qui semblait effectivement prêt à se remettre à crier. « Dis-moi son nom, Caihwye. » La jeune femme releva les yeux, surprise. « Vous me connaissez, Madame ? » Maegwin sourit tristement. « Nous ne sommes plus si nombreux que cela. Bien moins d’un millier, même en comptant toutes les cavernes. Il n’y a pas tant d’habitants dans la libre Hernystir que j’éprouverais des difficultés à me souvenir de tous. » Caihwye hocha la tête, les yeux écarquillés. « C’est terrible. » Elle avait probablement été jolie avant la guerre, mais elle avait perdu des dents et était affreusement maigre. Maegwin était certaine qu’elle avait donné la plus grande partie de sa nourriture à son bébé. « Le nom de ton enfant ? » répéta Maegwin. « Oh ! Siadreth, Madame. C’était le nom de son père. » Caihwye agita tristement la tête ; Maegwin ne posa pas de question sur le sort du premier porteur du nom. Pour la plupart des survivants, toute discussion sur les pères, les maris et les fils était malheureusement trop prévisible. La plupart des histoires se terminaient à la bataille de l’Inniscrich. « Princesse Maegwin ! » Le vieux Craobhan l’avait observée en silence jusqu’alors. « Nous devons partir. Bien d’autres gens attendent pour vous voir. » Elle acquiesça. « Tu as raison. » Doucement, elle rendit l’enfant à sa mère. Le petit visage rose se plissa, et se prépara à verser des larmes. « Il est très beau, Caihwye. Puissent tous les dieux le bénir, et que Mircha elle-même veille sur sa santé. Ce sera un bel homme. » Caihwye sourit et berça le jeune Siadreth dans ses bras jusqu’à lui faire oublier ce qu’il se préparait à faire. « Merci, Madame. Je suis tellement heureuse de vous savoir de retour saine et sauve. » Maegwin, qui avait commencé à se détourner, s’immobilisa. « De retour ? » La jeune femme parut déconcertée, craignant d’avoir dit quelque chose de mal. « De sous la terre, Madame. » Elle indiqua le sol de sa main libre. « Des cavernes profondes. C’est vous qui devez avoir la faveur des dieux, pour qu’ils vous aient ramenée d’un tel abîme. » Maegwin la dévisagea un instant, puis se força à sourire. « Je le suppose. Oui, je suis heureuse d’être revenue, moi aussi. » Elle caressa le crâne du bébé une dernière fois avant de se retourner et de suivre Craobhan. « Je sais que régler les disputes n’est pas une tâche aussi agréable pour une femme que de bercer les bébés, dit le vieux Craobhan par-dessus son épaule, mais c’est néanmoins une chose que vous devez faire. Vous êtes la fille de Lluth. » Maegwin grimaça, mais ne se laissa pas distraire. « Comment cette femme sait-elle que je suis descendue dans les cavernes ? » Le vieil homme haussa les épaules. « Vous n’avez pas fait grand-chose pour le garder secret, et vous ne pouvez vous attendre à ce que les gens ne soient pas intéressés par les faits et gestes de la famille du roi. Les langues seront toujours agiles. » Maegwin se renfrogna. Craobhan avait raison, évidemment. Elle s’était montrée impétueuse et imprudente dans sa détermination à explorer les profondeurs des cavernes. Si elle avait voulu le secret, elle aurait dû s’en inquiéter plus tôt. « Et qu’en pensent-ils ? » demanda-t-elle enfin. « Les gens, je veux dire. » « Ce qu’ils pensent de votre aventure ? » Il laissa échapper un petit rire amer. « Je suppose qu’il y a autant d’histoires que de feux de camp. Certains disent que vous êtes partie à la recherche des dieux. D’autres pensent que vous cherchiez une issue qui nous emmènerait tous loin d’ici. » Il la regarda par-dessus son épaule décharnée. Son regard suffisant lui donna envie de le gifler. « D’ici le milieu de l’hiver, ils raconteront que vous avez découvert une cité faite d’or, ou combattu un dragon ou un géant à deux têtes. N’y faites pas attention. Les histoires sont comme les lièvres : seul le fou essaie de les poursuivre pour les rattraper. » Maegwin rougit derrière le vieux crâne chauve de Craobhan. Elle ne savait pas ce qui lui déplaisait le plus : que les gens racontent des mensonges sur elle, ou qu’ils sachent la vérité. Elle souhaita soudain qu’Éolair fût de retour. Pauvre mollassonne inconstante, se morigéna-t-elle. Mais c’était vrai. Elle aurait vraiment aimé pouvoir lui parler, lui exposer toutes ses idées, même les plus folles. Il comprendrait, n’est-ce pas ? Ou cela ne ferait-il que confirmer ses doutes ? Cela n’avait de toute façon aucune importance : Éolair était parti depuis plus d’un mois, et Maegwin ne savait même pas s’il était encore en vie. C’est elle-même qui avait décidé de son départ. Maintenant, elle regrettait cette décision de tout son cœur. Angoissée mais résolue, Maegwin n’avait pas une seule fois tempéré les mots durs qu’elle avait eus pour le comte Éolair dans la cité souterraine de Mezutu’a. Ils avaient à peine conversé durant les quelques jours qui s’étaient écoulés entre leur retour vers la surface et son départ en quête de l’hypothétique camp rebelle de Josua. Éolair avait passé la plus grande partie du temps au plus profond de l’ancienne cité, à superviser le travail de deux courageux lettrés hernystiris qui recopiaient les cartes de pierre des Dwarrows sur des peaux de mouton tannées, plus faciles à transporter. Maegwin ne l’avait pas accompagné : malgré la gentillesse des Dwarrows, la seule pensée de cette ville vide et silencieuse l’emplissait d’un sentiment d’amère déception. Elle s’était trompée. Elle n’était pas folle, comme beaucoup l’avaient pensé, mais elle s’était trompée. Elle avait cru que les dieux allaient lui faire découvrir les Sithis en cet endroit, mais il était maintenant évident que les Sithis étaient perdus ou effrayés, et qu’ils n’aideraient pas son peuple. Quant aux Dwarrows, les anciens serviteurs des Sithis, ils n’étaient guère plus que des ombres, incapables de s’aider eux-mêmes. Lors du départ d’Éolair, elle avait ressenti des sentiments tellement contradictoires qu’elle avait tout juste pu articuler des adieux courtois. Il lui avait glissé dans la main un cadeau des Dwarrows, un morceau de cristal gris blanc poli, sur lequel Yis-fidri, le gardien des connaissances, avait gravé le nom de Maegwin dans ses propres runes. On eût presque dit qu’il s’agissait d’un éclat du Têt lui-même, s’il ne lui avait manqué la perpétuelle lumière intérieure de cette pierre. Éolair s’était ensuite retourné pour monter à cheval, en se forçant à dissimuler sa colère. Elle avait senti quelque chose se briser au fond d’elle-même lorsque le comte de Nad Mullach avait descendu la pente pour peu à peu disparaître dans les bourrasques de neige. Les dieux ne pourraient sûrement que la soutenir en un tel moment de désespoir, avait-elle prié. Mais les dieux semblaient ces temps-ci bien peu enclins à tendre la main. Maegwin avait d’abord pensé que ses rêves concernant une cité souterraine étaient un signe du désir des dieux de venir en aide à leurs fidèles terrassés d’Hernystir. Maegwin savait maintenant qu’elle avait quelque part commis une erreur. Elle avait cru pouvoir trouver les Sithis, alliés anciens et légendaires, cru pouvoir franchir les barrières de la légende pour sauver Hernystir, mais ce n’était qu’une illusion orgueilleuse et insensée. On invitait les dieux, on ne les contraignait pas. Maegwin avait fait une erreur, mais elle savait qu’elle n’avait pas entièrement tort. Quelque terrible méfait qu’ait commis son peuple, les dieux ne le déserteraient pas aussi facilement. Brynioch, Rhynn, Murhagh Un-bras – ils allaient sauver leurs enfants, elle en était certaine. D’une manière ou d’une autre, ils allaient détruire Skali et Élias, le Roi souverain, le duo bestial qui avait infligé une telle humiliation à un peuple libre et fier. S’ils ne le faisaient pas, alors la vie ne serait qu’une farce inutile. Donc, Maegwin allait attendre un signe plus fort, plus clair. Et durant cette attente, elle allait simplement remplir son rôle… s’occuper de son peuple et pleurer ses morts. « Quelles requêtes dois-je entendre aujourd’hui ? » demanda-t-elle au vieux Craobhan. « De petites choses, ainsi qu’une demande de jugement fort peu plaisante, répondit Craobhan. Elle émane des maisons Earb et Lacha, deux anciens domaines en bordure du Circoille. » Le vieil homme avait été conseiller du roi depuis l’époque du grand-père de Maegwin, et connaissait le moindre détail fantastique de la vie politique hernystirie aussi bien qu’un maître des forges sait les caprices de la chaleur et du métal. « Les deux familles se partageaient une section de la forêt comme partie de leur octroi, expliqua-t-il, – la seule fois que votre père eut à déclarer des droits séparés sur des terres forestières et à tracer une carte de propriété pour chacun, comme le font les rois aédonites, simplement pour empêcher les Earb et les Lacha de s’entre-tuer. Ils se haïssent et se sont toujours combattus. C’est tout juste s’ils ont pris le temps d’aller se battre contre Skali, et il n’est pas certain qu’ils aient remarqué que nous avons perdu. » Il toussa et cracha. « Et qu’attend-on de moi ? » Craobhan plissa le front. « À votre avis, Madame ? Ils se disputent maintenant l’espace dans les cavernes – sa voix se fit moqueuse – : “Cet endroit est à moi, et celui-là à toi. Non, non, c’est le mien ; non, le mien.” » Il renifla. « Ils se disputent comme des porcelets pour le dernier téton, alors même que nous nous abritons ensemble sous la menace et dans les pires conditions. » « Ces gens me paraissent écœurants. » Maegwin avait peu de goût pour de telles aberrations. « Je n’aurais pu mieux les décrire », répondit le vieil homme. Ni la maison Lacha ni la maison Earb ne tirèrent profit de la présence de Maegwin. Leur dispute se révéla aussi médiocre que Craobhan l’avait prédit. Un tunnel avait été creusé vers la surface par des hommes des deux maisons, avec l’aide d’autres Hernystiris de familles moins puissantes, qui partageaient la même caverne. Maintenant, les deux maisons adverses prétendaient chacune être seule propriétaire du tunnel, et exigeait qu’une dîme de lait de chèvre fut versée par l’autre maison et tous les autres occupants pour leur utilisation du tunnel, par lequel ils emmenaient quotidiennement paître leurs bêtes. Maegwin fut profondément dégoûtée par tout cela et le dit. Elle proclama également que si l’on osait encore une fois prétendre à une chose aussi absurde que la « propriété » d’un tunnel, elle réunirait la troupe qui lui restait et lui ordonnerait de rassembler les hommes fautifs, de les traîner dehors, et d’aller les jeter de la plus haute falaise du Grianspog qui se pût trouver. Ce jugement ne fit pas le bonheur des maisons Earb et Lacha, qui réussirent à mettre de côté leurs différences assez longtemps pour exiger que Maegwin fut remplacée par sa belle-mère Inahwen – qui était, après tout et selon leurs propres termes, la femme du regretté roi Lluth et non simplement sa fille. Maegwin éclata de rire et les traita de benêts sournois. Les spectateurs qui s’étaient rassemblés et les familles qui occupaient la même caverne que les deux maisons adverses lui firent une ovation, en hommage à son bon sens et à l’humiliation des arrogants Earb et Lacha. Les autres problèmes furent rapidement réglés. Maegwin aimait cette tache, même si certaines des disputes étaient tristes. C’était une chose qu’elle faisait bien, une chose pour laquelle il n’y avait nul besoin d’être petite, délicate ou jolie. Entourée de femmes plus belles et plus gracieuses, elle s’était toujours considérée comme une gêne pour son père, même dans une cour aussi rustique que le Taig. Mais ici, seul comptait son bon sens. Ces dernières semaines, elle s’était aperçue, à sa grande surprise, que les sujets de son père l’appréciaient, qu’ils lui étaient reconnaissants de sa détermination à écouter et à se montrer impartiale. À observer ainsi son peuple, déguenillé et encrassé par la fumée grasse, elle sentit son cœur se serrer. Les Hernystiris méritaient mieux que ce sort pitoyable. Et ils l’obtiendraient, d’une façon ou d’une autre, si cela était en son pouvoir. Durant un temps, elle réussit presque entièrement à oublier sa cruauté envers le comte de Nad Mullach. Ce soir-là, alors que le sommeil allait la saisir, Maegwin se sentit soudain projetée dans une obscurité plus vaste et plus noire que la caverne où elle avait fait son lit, et qu’éclairaient des braises. Un moment, elle crut que quelque cataclysme avait ouvert le sol sous elle ; puis elle fut au contraire convaincue qu’elle rêvait. Mais alors qu’elle se sentait s’enfoncer dans le vide, elle jugea cette sensation à la fois trop immédiate pour être un rêve, et trop étrangement confuse pour être n’importe quoi d’aussi réel qu’un tremblement de terre. Elle avait déjà ressenti quelque chose de ce genre, ces nuits où elle avait rêvé de la magnifique cité sous la terre… Alors même que ses pensées confuses s’éparpillaient dans l’obscurité comme des chauve-souris effrayées, une nuée de lueurs imprécises commença à apparaître. Ce devait être des vers luisants, ou des étincelles, ou des torches lointaines. Elles s’élevèrent en spirale, comme la fumée d’un grand feu, s’envolant vers quelque cime inimaginable. Viens, dit une voix dans sa tête. Va vers le sommet. Le temps est venu. En flottant dans le vide, Maegwin s’efforça de rejoindre le pic distant où s’étaient réunies les lueurs hésitantes. Va vers le sommet, ordonna la voix. Le temps est venu. Et soudain, elle se trouva au milieu de lumières brillantes, aussi petites et intenses que des étoiles distantes. Une foule indistincte l’entourait, belle et inhumaine, aux vêtements de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les créatures s’observaient l’une l’autre avec des yeux brillants. Leurs silhouettes gracieuses étaient vagues ; elles avaient forme humaine, et pourtant Maegwin était certaine qu’elles n’étaient pas plus humaines que les nuages noirs ou un cerf traqué. Le temps est venu, dit la voix, maintenant multiple. Une traînée agile de lumière scintillante brilla au milieu d’eux, comme si l’une des étoiles était tombée du firmament. Va vers le sommet… Puis cette vision fantastique s’effaça, retournant à l’obscurité. Maegwin s’éveilla pour découvrir qu’elle était assise droite et tendue sur sa paillasse. Les feux n’étaient plus que des braises luisantes. Il n’y avait rien à voir dans la caverne obscure, et rien à entendre sinon le bruit de la respiration de tous ceux qui dormaient. Elle serrait la pierre dwarrow de Yis-Fidri si fort dans sa main que les articulations de ses doigts en étaient douloureuses. Durant un instant, elle crut discerner une faible lueur au plus profond du cristal, mais lorsqu’elle reposa les yeux sur lui, elle décida que cela n’avait été qu’une illusion : ce n’était qu’un éclat de roche transparent. Elle secoua lentement la tête. La pierre n’avait de toute façon aucune importance, comparée à ce qu’elle venait de vivre. Les dieux. Les dieux s’étaient de nouveau adressés à elle, et lui avaient parlé cette fois de façon beaucoup plus claire. Le sommet, lui avaient-ils dit. Le temps est venu. Cela devait signifier que les seigneurs de son peuple étaient enfin prêts à intervenir et à aider Hernystir. Et ils voulaient que Maegwin fasse quelque chose. Ce ne pouvait qu’être le cas, puisqu’ils ne l’auraient pas touchée sans cela, ils ne lui auraient pas envoyé un message aussi limpide. Les faits anodins de la journée passée avaient maintenant disparu de son esprit. Le sommet, se dit-elle. Elle resta longtemps assise dans l’obscurité, à réfléchir. Après s’être soigneusement assurée que le marquis Aspitis se trouvait bien sur le pont, Miriamélé descendit précipitamment par l’étroit couloir et frappa à la porte basse. Une voix qui murmurait à l’intérieur se tut au bruit des coups de Miriamélé. La réponse vint quelques instants plus tard. « Oui ? Qui est là ? » « Dame Marya. Puis-je entrer ? » « Entre. » Miriamélé poussa la porte bombée. Celle-ci céda à contrecœur, et s’ouvrit sur une petite pièce austère. Gan Itaï était assise sur une paillasse sous la fenêtre ouverte, qui était à peine plus qu’une fente étroite au sommet de la paroi. Quelque chose bougeait là ; Miriamélé vit un peu de cou blanc et l’éclair d’un œil jaune, puis la mouette prit son envol et disparut. « Les mouettes sont comme des enfants. » Gan Itaï offrit un sourire ridé à son invitée. « Chicaneuses, étourdies, mais adorables. » Miriamélé, troublée, secoua la tête. « Je suis désolée de vous déranger. » « Me déranger ? Mon enfant, quelle folle idée ! Il fait jour, et je n’ai pas à chanter. En quoi pourrais-tu me déranger ? » « Je ne sais pas, je… » Miriamélé s’interrompit, et chercha à retrouver le fil de ses pensées. Elle n’était pas réellement certaine de la raison pour laquelle elle était venue. « J’ai… j’ai besoin de parler à quelqu’un, Gan Itaï. J’ai peur. » La Niskie se pencha pour attraper un tabouret à trois pieds qui semblait lui servir de table. Ses agiles doigts bruns balayèrent prestement de sa surface de petites pierres polies par la mer qu’elle glissa dans sa poche, puis elle poussa le tabouret vers Miriamélé. « Assieds-toi, mon enfant. Et prend ton temps. » Miriamélé arrangea sa jupe, en se demandant jusqu’à quel point elle pouvait se confier à la Niskie. Mais si Gan Itaï transmettait des messages secrets pour Cadrach, que pouvait-il y avoir qu’elle ne sût pas encore ? Elle donnait pour le moins l’impression de savoir que Marya était un faux nom. Il n’y avait plus rien à faire que se jeter à l’eau. « Savez-vous qui je suis ? » La garde-mer sourit une nouvelle fois. « Vous êtes Dame Marya, une noble femme d’Erkynée. » Miriamélé en fut sidérée. « Vraiment ? » Le rire de la Niskie siffla comme le vent dans l’herbe sèche. « Ce ne serait pas le cas ? Tu as pourtant donné ce nom à bien des gens. Mais si ton intention était de demander à Gan Itaï qui tu es vraiment, je vais te le dire. Ou, plus exactement, je vais commencer ainsi : Miriamélé est ton nom, et tu es fille du Roi souverain. » Miriamélé se sentit curieusement soulagée. « Ainsi donc, vous le savez. » « Ton compagnon Cadrach me l’a confirmé. Je m’en doutais. J’ai rencontré ton père, une fois. Tu as la même odeur, et le même timbre de voix. » « Nous avons… Vous l’avez… » Miriamélé eut l’impression d’avoir perdu l’équilibre. « Que voulez-vous dire ? » « Ton père a rencontré Bénigaris ici, sur ce navire, il y a deux ans, alors que Bénigaris n’était que le fils du duc. Aspitis, le maître du Nuage de l’Eadne, avait organisé la rencontre. Cette étrange créature occulte était là, aussi – celui qui n’a pas de cheveux. » Gan Itaï fit un geste lent le long de son crâne. « Pryrates. » Le goût maudit de ce nom lui resta dans la bouche. « Oui, celui-là. » Gan Itaï se redressa, tendant l’oreille vers quelque bruit distant. Après un instant, elle ramena son attention vers son invitée. « Je n’apprends pas le nom de tous ceux qui montent sur ce bateau. Je prête une attention toute particulière à chacun de ceux qui sont à bord, bien sûr – cela fait partie de la charge du Navigateur – mais les noms n’ont habituellement pas d’importance pour les gardes-mer. Pourtant, ce jour-là, Aspitis m’a donné tous leurs noms, comme mes enfants me chantaient la suite des marées et des courants. Il était très fier de l’importance de ses invités. » Miriamélé en fut momentanément distraite. « Vos enfants ? » « Par les mers ignorées ! Oui, bien sûr ! » Gan Itaï appuya ses paroles d’un hochement de tête. « Je suis plus de vingt fois arrière-grand-mère. » « Je n’ai jamais vu d’enfant niskie. » La vieille femme la dévisagea d’un air maussade. « Je sais que tu n’es méridionale que par ta naissance, mon enfant ; mais même à Mérémund, où tu as grandi, il y a un petit quartier niskie près des quais. Tu n’y es jamais allée ? » Miriamélé secoua négativement la tête. « Je n’y étais pas autorisée. » Gan Itaï fit la moue. « C’est malheureux. Tu aurais dû voir cela. Nous sommes moins nombreux que nous ne l’étions autrefois, et qui sait ce qu’apportera la prochaine marée ? Ma famille est l’une des plus grandes, mais il n’y a plus deux cents familles tout compté sur toute la côte, depuis Abainguéate au nord jusqu’à Naraxi et Harcha. Si peu d’entre nous pour tant de navires de grande mer ! » Elle secoua tristement la tête. « Mais lorsque mon père et les autres étaient là, de quoi ont-ils parlé ? Qu’ont-ils fait ? » « Ils ont parlé, mon enfant, mais de quoi ? Je ne saurais le dire. Ils ont parlé toute la nuit, mais j’étais sur le pont, avec la mer et mes chants. De plus, ce n’est pas mon rôle d’espionner le maître de ce navire. D’ailleurs, tant qu’il ne met pas arbitrairement le navire en danger, ce n’est pas mon rôle de faire quoi que ce soit excepté ce pourquoi je suis née : chanter le calme des kilpas. » « Mais vous m’avez apporté le message de Cadrach. » Miriamélé regarda autour d’elle pour s’assurer que la porte était bien fermée. « Ce n’est pas une chose qu’Aspitis aurait aimé vous voir faire. » Pour la première fois, les yeux dorés de Gan Itaï laissèrent paraître une trace de mécontentement. « C’est vrai, mais cela ne porte pas atteinte au navire. » Un peu de méfiance s’inscrivit sur son visage ridé. « Nous sommes des Niskies, après tout, pas des esclaves. Nous sommes un peuple libre. » Toutes deux se regardèrent un long moment. La princesse fut la première à détourner les yeux. « Je ne m’intéresse même pas à ce qu’ils se sont dit, de toute façon. Je suis lasse des hommes et de leurs disputes et de leurs guerres. Je veux juste partir et être seule, me glisser dans un trou quelque part et ne jamais ressortir. » La Niskie ne répondit pas, et se contenta de la dévisager. « Mais je ne peux pas m’enfuir à travers cinquante lieues de pleine mer. » La vacuité de sa situation pesa sur elle et la désespéra. « Allons-nous bientôt revoir la terre ? » « Nous ferons relâche sur certaines des îles de la baie de Firannos. Spenit, peut-être Risa – je ne sais pas encore ce qu’a décidé Aspitis. » « Je trouverai peut-être le moyen de m’échapper. Mais je sais que je serai fortement gardée. » Le poids sur ses épaules parut l’écraser plus encore. Puis elle eut une idée. « Vous arrive-t-il jamais de quitter le navire, Gan Itaï ? » La garde-mer la jaugea du regard. « Rarement. Mais il y a une famille du Tinukeda’ya – des Niskies – sur Risa. Le clan Injar. Je leur ai déjà rendu visite une fois ou deux. Pourquoi poses-tu cette question ? » « Parce que s’il vous est possible de quitter le navire, alors vous pourriez emporter un message de ma part. Le donner à quelqu’un qui essaierait de le transmettre à mon oncle Josua. » Gan Itaï fronça les sourcils. « Je le ferai, bien sûr, mais je crains qu’il soit peu probable que le message l’atteigne jamais. Il faudrait vraiment une chance extraordinaire. » « Ai-je un autre choix ? » soupira Miriamélé. « Bien sûr qu’il y a peu d’espoir. Mais il y a tout de même une chance, et je ne peux rien faire d’autre. » Les larmes lui montèrent soudain aux yeux. Elle les essuya rageusement. « Personne ne peut rien faire, même ceux qui le voudraient. Mais je dois essayer. » Gan Itaï la dévisagea d’un air inquiet. « Ne pleure pas, mon enfant. Cela me fait me sentir cruelle pour vous avoir tirés de votre cachette dans les cales. » Miriamélé agita une main humide de larmes. « Quelqu’un nous aurait trouvés. » La Niskie se pencha en avant. « Peut-être que ton compagnon saura à qui transmettre ton message, ou aura quelque idée de ce qu’il devra contenir. Je pense que c’est un homme avisé. » « Cadrach ? » « Oui. Après tout, il connaissait le vrai nom des Enfants du Navigateur. » Sa voix était grave mais fière, comme si connaître le nom de son peuple était la preuve d’une sagesse quasi divine. « Mais comment… » Miriamélé ravala la fin de sa question. Bien sûr que Gan Itaï savait comment entrer en contact avec Cadrach. Elle lui avait déjà transmis un message de sa part. Mais Miriamélé n’était pas certaine d’avoir envie de revoir le moine. Il l’avait profondément blessée, et avait souvent provoqué sa colère. « Viens. » Gan Itaï quitta sa paillasse, se levant avec autant de facilité qu’une jeune fille. « Je vais te mener à lui. » Elle regarda à travers l’étroite fenêtre. « Ils ne lui apporteront pas à manger avant plus d’une heure. Cela nous donne plus de temps que nécessaire pour une conversation plaisante. » Elle sourit, puis traversa rapidement la pièce. « Peux-tu grimper avec cette robe ? » La Niskie glissa ses doigts derrière une latte du mur de bois nu et tira. Un panneau, si précisément agencé qu’il était jusqu’alors resté presque invisible, se libéra ; Gan Itaï le posa sur le sol. Un trou noir bordé de poutres tachées de poix béait là où s’était trouvé le panneau. « Où cela mène-t-il ? » demanda Miriamélé, surprise. « Nulle part en particulier », répondit Gan Itaï. Elle se glissa à l’intérieur et se releva, si bien que seules ses fines jambes brunes et le bas de sa robe restèrent visibles. « Ce n’est qu’un moyen simple de rejoindre le pont ou les cales. Un trou-à-Niskie, comme on dit. » Sa voix assourdie avait un léger écho. Miriamélé s’y glissa à son tour. Une échelle se dressait à l’autre bout de l’étroite remise. Au-dessus des parois partaient dans deux directions des conduits assez larges pour que l’on pût s’y engager. La princesse haussa les épaules et suivit la Niskie sur l’échelle. Les conduits étaient trop bas pour que l’on pût les emprunter autrement qu’à quatre pattes ; Miriamélé noua donc le bas de sa robe pour ne pas être gênée puis elle se lança. À mesure que la lumière de la chambre de la Niskie disparaissait derrière elles, l’obscurité se faisait plus envahissante, si bien que Miriamélé dut bientôt avancer au jugé, en se fiant au bruit léger de la progression de Gan Itaï. Les poutres craquaient avec les mouvements du bateau. Miriamélé avait l’impression de descendre dans la gorge de quelque immense monstre marin. À vingt coudées de l’échelle, Gan Itaï s’arrêta. Miriamélé la heurta de la tête. « Attention, mon enfant. » Le visage de la Niskie fut progressivement éclairé lorsqu’elle libéra un nouveau panneau. Lorsque Gan Itaï eut scruté l’intérieur, elle fit signe à Miriamélé de s’avancer. En comparaison du conduit obscur, la cale sombre semblait être un endroit accueillant et baigné de soleil, même si son seul éclairage consistait en une écoutille ouverte au bout de la pièce. « Il faut veiller à parler bas », dit la garde-mer. La cale était remplie presque à capacité de sacs et de tonneaux, suffisamment arrimés pour ne pas bouger en haute mer. Accolée à l’une des parois comme s’il était lui aussi protégé des mouvements intempestifs du bateau, se dessinait la silhouette recroquevillée du moine. Une lourde longueur de chaîne enserrait ses chevilles ; une autre pesait sur ses poignets. « Érudit ! » appela la Niskie. La tête ronde de Cadrach se releva lentement, comme celle d’un chien battu. Son regard se tourna vers l’obscurité des chevrons. « Gan Itaï ? » Sa voix était rauque et fatiguée. « C’est vous ? » Miriamélé sentit son cœur s’effondrer dans sa poitrine. Miséricordieux Aédon, regardez-le ! Enchaîné comme une bête dangereuse ! « Je suis venue te parler, chuchota la Niskie. Les gardes doivent-ils revenir bientôt ? » Cadrach secoua négativement la tête. Ses chaînes cliquetèrent doucement. « Je ne crois pas. Ils ne sont jamais pressés de me nourrir. Avez-vous transmis ma note à… à la dame ? » « Oui. Et elle est venue vous parler. » Le moine sursauta, comme terrorisé. « Quoi ? Vous l’avez amenée ici ? » Il dissimula son visage derrière les fers de ses poignets. « Non ! Non ! Emmenez-la loin d’ici ! » Gan Itaï tira Miriamélé vers l’avant. « Il est très malheureux. Parle-lui. » Miriamélé avala sa salive. « Cadrach ? » dit-elle enfin. « Vous ont-ils brutalisé ? » Le moine se laissa glisser contre le mur, devenant à peine plus qu’une masse d’ombre. « Partez, Madame. Je ne peux supporter de vous voir, ou de savoir que vous me voyez. Partez. » Il y eut un long moment de silence. « Parle-lui ! » souffla Gan Itaï. « Je suis désolée de ce qu’ils vous ont fait. » Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. « Quoi que j’ai pu penser de vous, je n’aurais jamais voulu vous voir ainsi maltraité. » « Ah, Madame, ce monde est bien cruel. » La voix du moine semblait retenir des sanglots. « N’allez-vous donc pas suivre mon conseil et fuir ? S’il vous plaît. » Miriamélé fit un signe négatif de la tête, puis réalisa qu’il ne pouvait la voir dans l’ombre de l’écoutille. « Comment, Cadrach ? Aspitis ne me quitte plus de l’œil. Gan Itaï dit qu’elle pourrait porter une lettre de ma part et essayer de la donner à quelqu’un qui pourrait la transmettre, mais la transmettre à qui ? Qui voudrait m’aider ? Je ne sais pas où se trouve Josua. La famille de ma mère, à Nabban, a trahi. Que puis-je faire ? » La forme sombre qui était Cadrach se redressa lentement. « La Coupe de Pélippa, Miriamélé. Comme je vous l’ai dit dans ma lettre. Il y a peut-être là-bas quelqu’un qui peut aider. » Il ne semblait pas très convaincu. « Qui ? À qui dois-je l’envoyer ? » « Envoyez-le à l’auberge. Dessinez une plume d’écriture dessus. Une plume dans un cercle. Cela lui assurera de parvenir en bonnes mains, s’il se trouve quelqu’un d’utile là-bas. » Il leva un bras enchaîné. « Partez, s’il vous plaît, Princesse. Après ce qui s’est passé, je préfère rester seul. Je ne veux pas que vous soyez plus longtemps témoin de ma honte. » Miriamélé avait les larmes aux yeux. Il lui fallut un certain temps avant de pouvoir parler. « Avez-vous besoin de quelque chose ? » « Un pichet de vin. Non, une outre : ce sera plus facile à dissimuler. C’est tout ce qu’il me faut. Un moyen de provoquer en moi une obscurité semblable à celle qui m’entoure. » Son rire fut douloureux à entendre. « Et apprendre que vous avez réussi à vous échapper. Cela aussi. » Miriamélé détourna son visage. Elle ne pouvait plus supporter de regarder la forme recroquevillée du moine. « Je suis vraiment désolée », dit-elle ; puis elle dépassa précipitamment Gan Itaï et s’enfonça de quelques coudées dans l’étroit conduit par lequel elle était venue. Cette conversation lui avait donné la nausée. La Niskie dit quelques mots de plus à Cadrach, puis referma le panneau derrière elle, plongeant une nouvelle fois le conduit dans l’obscurité. Sa fine silhouette se fraya un chemin pour reprendre la tête, et ramena Miriamélé jusqu’à l’échelle. La princesse fut à peine de retour dans la lumière qu’elle éclata en sanglots. Gan Itaï, gênée, la regarda un temps. Lorsqu’elle vit que cela ne cessait pas, la Niskie passa son bras fin autour de l’épaule de Miriamélé. « Arrête, maintenant, susurra-t-elle. Tu connaîtras encore le bonheur. » Miriamélé dénoua le bas de sa robe, puis en souleva le coin et s’essuya les yeux et le nez. « Non, ce n’est pas vrai. Et Cadrach non plus. Oh, Dieu du ciel, je me sens si seule ! » Une nouvelle crise de larmes s’empara d’elle. Gan Itaï la tint dans ses bras jusqu’au dernier sanglot. « Il est cruel d’enchaîner n’importe quelle créature de cette manière. » La voix de la Niskie était chargée de quelque chose comme de la colère. Miriamélé, la tête sur l’épaule de Gan Itaï, se sentait trop vide pour répondre. « Ils ont enchaîné Ruyan Vé, le savais-tu ? Le père de notre peuple, le grand Navigateur. Lorsqu’il a voulu repartir avec les navires et reprendre la mer, ils sont devenus furieux et l’ont enchaîné. » La Niskie se balançait d’avant en arrière. « Puis ils ont brûlé les bateaux. » Miriamélé renifla. Elle ne savait pas de qui parlait Gan Itaï, ni ne s’en inquiétait en cet instant. « Ils voulaient que nous soyons des esclaves, mais le Tinukeda’ya est un peuple libre. » La voix de Gan Itaï devint presque une mélodie, un chant mélancolique. « Ils ont brûlé nos bateaux, brûlé les grands navires que nous ne pouvions rebâtir ici, et nous ont laissé là. Ils ont dit qu’ils faisaient cela pour nous protéger du Néant, mais c’était un mensonge. Ils voulaient juste que nous partagions leur exil, nous qui n’avions pas besoin d’eux ! L’Océan Infini et Éternel aurait pu être notre nouveau domaine, mais ils nous ont pris nos navires et ont enchaîné le grand Ruyan. Ils voulaient que nous soyons leurs serviteurs. Il est mal d’enchaîner quelqu’un qui ne vous a rien fait. C’est mal. » Gan Itaï continua de garder Miriamélé dans ses bras et de se balancer, tout en parlant de terribles injustices. Le soleil descendit plus bas dans le ciel. La petite pièce commença à se remplir d’ombres. Miriamélé était étendue dans sa cabine sombre et écoutait le chant lointain de la Niskie. Gan Itaï avait été très touchée. Miriamélé ne se doutait pas que la garde-mer pût avoir en elle d’aussi puissants sentiments, mais quelque chose dans la captivité de Cadrach et dans les larmes de la princesse avait ranimé sa peine et sa colère. Mais qui étaient les Niskies, de toute façon ? Cadrach les appelait Tinukeda’ya – Enfants de l’Océan, avait dit Gan Itaï. D’où venaient-ils ? De quelque île distante, peut-être. La Niskie avait parlé de navires sur un océan obscur, venant de très loin. Était-ce donc la loi du monde, que chacun voulût retourner vers un endroit ou une époque révolus ? Ses pensées furent interrompues par des coups à la porte. « Dame Marya ? Êtes-vous éveillée ? » Elle ne répondit pas. La porte s’ouvrit lentement. Miriamélé se maudit en silence : elle aurait dû la verrouiller. « Dame Marya ? » La voix du marquis était douce. « Êtes-vous souffrante ? J’ai regretté votre absence durant le souper. » Elle s’étira et se frotta les yeux comme si elle s’éveillait à peine. « Seigneur Aspitis ? Je suis désolée, je ne me sens pas très bien. Nous parlerons demain, si je vais mieux. » Il s’approcha à pas de chat, et s’assit sur le bord de la couche. Ses doigts longs parcoururent la joue de la princesse. « Mais c’est terrible. De quoi souffrez-vous ? Je vais demander à Gan Itaï de venir vous voir. Elle est versée dans la médecine ; je lui fait bien plus confiance qu’à n’importe quel chirurgien ou apothicaire. » « Merci, Aspitis. Ce serait très aimable. Maintenant, je ferais certainement mieux de me rendormir. Je suis désolée d’être de si mauvaise compagnie. » Le marquis ne semblait pas pressé de partir. Il caressa ses cheveux. « Vous savez, Madame, je suis vraiment navré pour les mots désagréables que j’ai pu avoir l’autre soir. Je tiens profondément à vous, et j’étais vraiment ennuyé à l’idée que vous puissiez me quitter si vite. Après tout, notre amour est sincère, n’est-ce pas ? » Le bout de ses doigts glissa le long de son cou ; elle se raidit, et fut parcourue d’un frisson. « Je crains n’être pas en état de discuter de telles choses maintenant, Seigneur. Mais je vous pardonne volontiers vos propos, puisque je sais qu’ils étaient hâtifs et exagérés. » Elle posa un instant les yeux sur lui, essayant de deviner ses pensées. Son regard semblait ingénu, mais elle se souvint des mots de Cadrach et de la description qu’avait fait Gan Itaï de la rencontre qu’il avait organisée, et le frisson revint, provoquant un mouvement qu’elle eut du mal à dissimuler. « Bien, dit-il. Très bien. Je suis heureux de votre compréhension. Des paroles hâtives. Exactement. » Miriamélé décida d’éprouver la sincérité du courtisan. « Mais, Aspitis, vous devez assurément comprendre mon chagrin. Mon père, voyez-vous, ne sais pas où je suis. Le couvent lui a peut-être déjà fait dire que je n’étais pas arrivée. Il en sera malade d’inquiétude. Il est vieux, Aspitis, et je crains pour sa santé. Vous comprenez pourquoi je dois renoncer à votre hospitalité, que ce soit ou non ma volonté. » « Bien sûr », répondit le marquis. Miriamélé sentit naître en elle un espoir. Avait-elle pu se tromper sur son compte ? « Il est cruel de laisser votre père s’inquiéter. Nous lui ferons transmettre un message dès que nous toucherons terre – sur l’île de Spenit, je pense. Et nous lui ferons annoncer la bonne nouvelle. » Elle sourit. « Il sera très heureux d’apprendre que je vais bien. » « Ah. » Aspitis lui rendit son sourire. Sa mâchoire longue et fine et ses yeux clairs auraient pu servir de modèle à un sculpteur pour quelque grand héros des temps anciens. « Mais ce ne sera pas la seule bonne nouvelle. Nous lui annoncerons également que sa fille va s’unir par le mariage à l’une des Cinquante Familles de Nabban ! » Le sourire de Miriamélé disparut. « Quoi ? » « Eh bien, nous allons lui annoncer notre mariage ! » Aspitis rit de joie. « Oui, Madame. J’ai beaucoup réfléchi, et bien que votre famille ne soit pas du même rang que la mienne – et erkynéenne, de surcroît – j’ai décidé de cracher par amour sur la tradition. Nous nous marierons dès notre retour à Nabban. » Il prit sa main froide dans ses paumes chaudes. « Mais vous ne paraissez pas aussi heureuse que je l’avais espéré, belle Marya. » L’esprit de Miriamélé bouillonnait, mais comme dans un cauchemar de poursuite, elle ne pouvait penser à rien d’autre qu’à la fuite. « Je… je suis subjuguée, Aspitis. » « Eh bien, je suppose que c’est compréhensible. » Il se leva, puis se pencha pour l’embrasser. Son haleine sentait le vin, son visage le parfum. Ses lèvres furent fermement pressées contre les siennes jusqu’à ce qu’il se retire. « Après tout, c’est assez soudain, je le sais. Mais il serait pis qu’ignominieux de vous déserter… après tout ce que nous avons partagé. Et mon amour est allé croissant, Marya. Les fleurs du Nord sont différentes de celles de mon pays, mais leur parfum est tout aussi doux, leur floraison tout aussi belle. » Il s’arrêta dans l’encoignure de la porte. « Reposez-vous et dormez bien, Madame. Nous avons à beaucoup parler. Bonne nuit. » La porte se referma derrière lui. Miriamélé bondit immédiatement de sa couche pour pousser le verrou, puis revint se glisser sous sa couverture, en tremblant de tout son corps. 3. À l’Est du Monde « Je suis un chevalier, maintenant, n’est-ce pas ? » Simon glissa ses doigts à travers l’épaisse fourrure du col de Qantaqa. La louve le regarda d’un air impassible. Binabik le regarda de sous son tas de parchemins et acquiesça. « Par un serment à ton dieu et à ton prince. » Le troll revint une nouvelle fois au livre de Morgénès. « Cela a la semblance du respect de toutes les caractéristiques chevaleresques. » Simon laissa courir son regard sur l’étendue dallée du Jardin de Feu, cherchant à trouver un moyen d’exprimer ses pensées avec des mots. « Mais… mais je ne me sens pas différent. Je suis un chevalier – un homme ! Alors pourquoi ai-je l’impression d’être la même personne ? » Captivé par sa lecture, Binabik prit un moment avant de répondre. « Je suis désolé, Simon, dit-il enfin. Je ne me montre pas un bon ami dans mon écoute. Répète s’il te plaît ce que tu as dit une deuxième fois. » Simon se pencha et ramassa un éclat de pierre, qu’il envoya voler à travers les dalles et jusqu’à la végétation environnante. Qantaqa bondit à sa poursuite. « Si je suis un chevalier et un adulte, pourquoi ai-je l’impression d’être toujours le même marmiton stupide ? » Binabik sourit. « Tu n’as pas l’unicité de la propriété d’un tel sentiment, ami Simon. Le passage d’une saison ou l’accordement d’une reconnaissance ne changent pas beaucoup le vrai intérieur d’une personne. Tu es le chevalier de Josua à cause de la bravoure dont tu as fait preuve sur Urmsheim. Si changement il y a eu, ce n’est pas pendant la cérémonie d’hier, mais sur la montagne que c’est arrivé. » Il tapota le pied botté de Simon. « N’as-tu pas dit que tu avais appris quelque chose là-bas, et aussi dans le versement du sang du dragon ? » « Oui. » Simon plissa les yeux en direction de la queue de Qantaqa, qui s’agitait au-dessus de la bruyère comme une volute de fumée. « Chacun, troll ou Basse-terre, grandit à sa vitesse, dit le petit homme, – et non quand quelqu’un en fait le décret. Sois beaucoup satisfait. Tu seras toujours très simonesque, mais j’ai vu du changement avec ampleté dans les mois où nous avons été amis. » « Vraiment ? » Simon interrompit son geste. « Je dis la vérité. Tu deviens un homme, Simon. Laisse l’adulteté venir à la vitesse dont elle a la nécessité, et ne te remplis pas d’inquiétude. » Il agita les parchemins devant lui. « Écoute. Je veux te lire quelque chose. » Il fit glisser un doigt court et épais le long des lignes de l’écriture arachnéenne de Morgénès. « Toute l’absoluté de ma gratitude va à Strangyeard pour avoir sauvé ce livre des ruines de Naglimund. C’est notre dernier lien avec ce grand homme, ton maître. » Son doigt s’immobilisa. « Ah. Voilà. Morgénès parle du roi Jean Presbytère : “… Si l’on voulait croire que la divinité l’avait effleuré, c’est dans ses allées et venues que l’on pouvait en trouver la confirmation, dans sa capacité à toujours être là où il fallait quand il le fallait, et à en tirer profit…” » « J’ai déjà lu cette partie », dit Simon avec un intérêt fort peu soutenu. « Alors tu en auras retenu sa pertinence dans nos efforts », répondit le troll. « Car Jean Presbytère savait qu’en matière de guerre et de diplomatie – ainsi qu’en amour et en commerce, des occupations loin d’être dissimilaires – la fortune ne souriait pas au puissant ni même au juste, mais plutôt au chanceux. Jean savait aussi que celui qui agit vite et sans excès de prudence force souvent la chance. » Simon fronça les sourcils devant l’expression satisfaite de Binabik. « Et alors ? » « Ah. » Le troll poursuivit imperturbablement. « Écoute la suite. » « Ainsi, durant la guerre qui fit tomber Nabban dans sa main impériale, Jean, confronté à un ennemi largement supérieur en nombre, mena ses troupes à travers le col Onestrien et les jeta directement dans la bataille contre les légions d’Ardrivis, quand tout le monde savait que seul un fou ferait cela. C’est cette témérité, cette folie apparente, qui donna à sa petite armée l’immense avantage de la surprise, ainsi que, dans les yeux des combattants nabbanais incrédules, une auréole d’invincibilité divine. » Simon jugea la pointe de triomphalisme dans la voix du petit homme quelque peu dérangeante. Binabik semblait penser que son propos était vraiment évident. Simon fronça les sourcils et réfléchit. « Veux-tu dire que nous devrions faire comme le roi Jean ? Que nous devrions essayer de prendre Élias par surprise ? » C’était une idée ahurissante. « Que nous devrions… attaquer ? » Binabik acquiesça, ses lèvres découvrant un sourire jauni. « Malin Simon ! Et pourquoi pas ? Nous n’avons fait que la réaction, jamais l’action. Le changement pourrait être bénéfique. » « Et le Roi de l’Orage ? » Ébranlé par cette idée, il regarda vers les nuages noirs à l’horizon. Le simple fait de prononcer ce nom sous le ciel lourd de cet endroit étrange le révulsait. « De toute façon, Binabik, nous ne sommes que quelques centaines. Le roi Élias a des milliers de soldats. Tout le monde le sait ! » Le troll haussa les épaules. « Qui dit qu’il faut combattre armée contre armée ? Et de toute façon, notre petit groupe grandit chaque jour avec tous ces gens qui traversent les plaines pour rejoindre… Quel est le nom choisi par Josua ? Ah. La Nouvelle-Gadrinsett. » Simon agita la tête et lança un nouvel éclat de pierre poli par le vent. « Ça me semble stupide – non, pas stupide. Mais trop dangereux. » Binabik ne s’en offusqua pas. Il siffla Qantaqa, qui revint vers lui en trottant sur les dalles de pierre. « La vérité est peut-être ce que tu dis, Simon. Marchons un peu. » Le prince Josua regarda l’épée, une expression troublée sur le visage. La bonne humeur dont il avait fait preuve durant la célébration de Simon semblait avoir entièrement disparue. Cela n’avait pas signifié que le prince était devenu plus heureux ces derniers temps, décida sire Déornoth, mais plutôt qu’il avait compris que ses doutes mettaient son entourage mal à l’aise. Dans des temps tels que ceux-ci, les gens préféraient un prince intrépide à un prince honnête, et Josua s’efforçait donc d’afficher un masque d’optimisme réfléchi devant ses sujets. Mais Déornoth, qui le connaissait bien, ne doutait pas un seul instant que les responsabilités de Josua ne pesassent aussi lourdement sur lui qu’elles l’avaient toujours fait. Il est comme ma mère, réalisa Déornoth. Une chose étrange à penser de son prince. Mais, tout comme elle, il est convaincu de devoir prendre sur lui les peurs et les craintes de tous, que personne d’autre ne peut supporter ce fardeau. Et à l’instar de ce qu’avait vu Déornoth avec sa mère, Josua paraissait vieillir plus vite que ceux qui l’entouraient. Le prince, qui avait toujours été naturellement mince, s’était émacié durant la fuite qui avait suivi la chute de Naglimund. Il avait, depuis, repris un peu de poids, mais était maintenant entouré d’une étrange auréole de fragilité qui ne disparaîtrait plus ; Déornoth le trouvait de plus un peu détaché du monde, comme un homme qui se remet d’une longue maladie. Ses cheveux grisonnaient de plus en plus, et si son regard était toujours aussi perçant et intelligent, il brillait également d’une lueur un peu fiévreuse. Il a besoin de paix. Il a besoin de repos. J’aimerais pouvoir m’installer au pied de son lit et le protéger pendant qu’il dort une année entière. « Que Dieu lui prête force », murmura-t-il. Josua se tourna vers lui. « Je suis désolé. Mon esprit était ailleurs. Qu’as-tu dit ? » Déornoth fit un signe de tête, préférant ne pas mentir, sans vouloir pour autant partager ses pensées. Ils ramenèrent tous deux leur attention à l’épée. Le prince et son homme-lige se trouvaient tous deux devant la longue table de pierre du bâtiment que Géloé avait nommé la Maison de la Séparation. Toutes les traces des libations de la nuit précédente avaient été effacées, et un unique objet noir et brillant reposait maintenant sur la pierre polie. « De penser que tant d’hommes sont morts de la pointe de cette épée », dit enfin Déornoth. Il toucha la poignée couverte de corde ; Épine était aussi froide et inerte que la pierre sur laquelle elle reposait. « Et plus récemment… » murmura le prince. « Pense à tous ceux qui sont morts pour que nous puissions l’avoir. » « Mais puisqu’elle a coûté tant de vie, nous ne devrions pas la laisser là, dans un endroit public, où n’importe qui peut entrer. » Déornoth secoua la tête. « C’est peut-être notre plus grand espoir, Majesté – notre seul espoir ! Ne devrions-nous pas la cacher, ou la faire garder ? » Josua manqua sourire. « Dans quel but, Déornoth ? Tout trésor peut être volé, tout château peut être déposé, toute cachette peut être découverte. Il vaut mieux la laisser là où chacun peut la voir, et sentir l’espoir qui est en elle. » Il plissa les paupières en regardant l’épée. « Même si je ne ressens pas vraiment d’espoir en la regardant. Je suppose que tu ne penseras pas que j’ai dérogé si j’admets qu’elle me donne plutôt le frisson. » Il passa lentement la main le long de la lame. « De toute façon, si l’on en croit ce qu’ont dit Binabik et le jeune Simon, personne n’emportera cette épée là où elle ne veut pas aller. De plus, si elle reste ici à la vue de tous, comme la hache de Tethtain au cœur du célèbre hêtre, peut-être que quelqu’un viendra nous dire comment elle pourra nous servir. » Déornoth était perplexe. « Vous voulez dire quelqu’un du commun, Majesté ? » Le prince gronda. « Il existe bien des sortes de sagesse, Déornoth. Si nous avions écouté plus tôt les gens des Marches Gelées qui nous disaient que le mal arpentait leurs terres, qui sait quelles souffrances auraient pu être évitées ? Non, Déornoth, chaque idée concernant cette épée peut nous être utile, chaque vieille chanson, chaque souvenir fugace d’une légende oubliée. » Josua ne pouvait cacher son mécontentement. « Après tout, nous ne savons rien de l’utilité qu’elle peut avoir pour nous. Nous ne sommes même pas certains qu’elle pourrait avoir quelque utilité que ce soit, sinon pour un chant obscur et ancien… » Une voix rauque l’entonna, interrompant le prince. « Lorsque le froid touchera la cloche de Claves Et que les ombres arpenteront les voies Lorsque l’eau noircira dans le puits Il faudra que trois épées reviennent. » Surpris, les deux hommes firent volte-face. Géloé se dressait dans l’encoignure de la porte. Elle poursuivit le chant tout en s’avançant vers eux. « Lorsque le Bukken sortira soudain de terre Et que les Hunën descendront des hauteurs Lorsque les cauchemars étrangleront les rêves Il faudra que trois épées reviennent. Pour changer la cadence des pas du destin Pour disperser les brumes épaisses du temps Si de bonne heure résiste trop tard Il faudra que trois épées reviennent… » « Je n’ai pu m’empêcher de vous entendre, Prince Josua – j’ai l’oreille fine. Vos paroles sont très sages. Mais quant à douter que l’épée pourrait nous aider… » Elle grimaça. « Pardonnez une vieille forestière pour sa franchise, mais si nous ne croyons pas en la véracité de la prophétie de Nisses, que nous reste-t-il ? » Josua s’efforça de composer un sourire. « Je ne disputais pas sa pertinence ou l’importance qu’elle a pour nous, Valada Géloé. J’aimerais simplement avoir une idée plus claire de l’usage que nous pourrions avoir de ces épées. » « Comme nous tous. » La femme-sorcière salua Déornoth de la tête, puis jeta un coup d’oeil à l’épée noire. « Néanmoins, nous disposons de l’une des trois Grandes Épées, ce qui n’était pas le cas il y a une saison. » « C’est vrai. Très vrai. » Josua s’appuya contre la grande table. « Et nous sommes en sécurité, grâce à vous. Je ne suis pas devenu aveugle et je sais notre chance, Géloé. » « Mais vous êtes inquiet. » Ce n’était pas une question. « Il devient de plus en plus difficile de nourrir notre colonie grandissante, et plus difficile de gouverner ceux qui vivent ici. » Le prince acquiesça. « Nombre d’entre eux ne sont pas certains de la raison de leur venue, sinon qu’ils ont suivi quelqu’un d’autre. Après un été aussi froid, je ne sais pas comment nous survivrons à l’hiver. » « Les gens vous écouteront, Majesté », dit Déornoth. Lorsqu’il se trouvait en présence de la femme-sorcière, Josua ressemblait plus à un étudiant appliqué qu’à un prince. Déornoth ne s’y était jamais habitué, et ne réussissait que partiellement à dissimuler son mécontentement. « Ils feront ce que vous dites. Et nous survivrons à cet hiver ensemble. » « Bien sûr, Déornoth. » Josua posa la main sur l’épaule de son ami. « Nous avons traversé trop d’épreuves pour accepter d’être entravés par les petits problèmes du quotidien. » Il parut vouloir dire autre chose, mais tous trois entendirent alors des bruits de pas sur le large escalier extérieur. Le jeune Simon et le troll apparurent dans l’ouverture de la porte, suivis de près par la louve apprivoisée de Binabik. L’impressionnante bête huma l’air, puis renifla la pierre des deux côtés de la porte avant d’entrer au petit trot pour aller se coucher au bout de la pièce. Déornoth la regarda s’éloigner avec un certain soulagement. Il savait pour l’avoir souvent vue qu’elle ne représentait aucun danger, mais il avait été élevé dans la campagne erkynéenne, où les loups étaient les démons de toutes les histoires que l’on racontait à la veillée. « Ah, dit Josua avec entrain. Mon tout nouveau chevalier, accompagné de l’honorable émissaire de la lointaine Yiqanuc. Entrez, asseyez-vous. » Il indiqua de la main une rangée de tabourets laissés là après les festivités de la veille. « Nous n’attendons plus que quelques personnes, dont le comte Éolair. » Le prince se tourna vers Géloé. « Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? Il va bien ? » « Quelques plaies et contusions. Et il est bien maigre – il a fait un long voyage avec fort peu de nourriture. Mais il est en bonne santé. » Déornoth pensa qu’elle en dirait à peine plus si le comte de Nad Mullach avait été essorillé et écartelé – mais qu’elle allait rapidement le remettre sur pied. La femme-sorcière ne faisait pas montre du respect qui était dû à son prince et affichait bien peu des traits que Déornoth considérait comme féminins, mais il devait admettre qu’elle excellait dans ce qu’elle faisait. « Je suis heureux de l’entendre. » Josua glissa sa main sous sa cape. « Il fait froid, ici. Faisons un feu afin de pouvoir parler sans claquer des dents. » Tandis que Josua et les autres discutaient, Simon prépara le feu avec le bois empilé dans un coin de la pièce, heureux de s’être trouvé une occupation. Il était fier d’avoir été convié en une telle compagnie, mais n’avait pas encore tout à fait assimilé son appartenance au conseil. « Essaie de les mettre en contact au sommet tout en les écartant à la base », lui conseilla Géloé. Il fit ce qu’elle lui avait suggéré, et monta une tente de bois conique au milieu des cendres. Lorsqu’il eut terminé, il regarda autour de lui. Le foyer rudimentaire ne semblait pas à sa place sur ce sol de pierre délicatement agencé, comme si quelque animal sauvage avait pris possession d’une construction humaine. Aucun âtre ou équivalent sithi ne paraissait avoir été prévu dans la grande pièce. Comment l’avaient-ils chauffée ? Simon se souvint d’Aditu courant pieds nus dans la neige, et se dit qu’ils ne s’en étaient peut-être pas souciés. « Est-ce que cet endroit s’appelle vraiment la Maison de la Séparation ? » demanda-t-il à Géloé lorsqu’elle s’approcha avec le fer et la pierre. Elle ignora sa question le temps de s’accroupir près du foyer et d’enflammer les bandes d’écorces posées au pied des bûches. « C’est assez proche de son nom. Je l’aurais appelé “Salle de l’Adieu”, mais le troll a corrigé ma grammaire sithie. » Elle esquissa un sourire. Un filet de fumée s’éleva près de ses mains. Simon pensa qu’elle avait peut-être plaisanté, mais il n’en était pas certain. « “Séparation” parce que c’est l’endroit où les deux familles se sont séparées ? » « Je crois que c’est ici qu’elles se sont dissociées, oui. Là où l’accord fut scellé. Je suppose que les Sithis lui donnent un autre nom, puisqu’ils l’utilisaient bien avant la rupture de ces deux tribus. » Ainsi, il avait deviné juste : sa vision lui avait montré le passé de ce lieu. Plongé dans ses pensées, il laissa courir son regard sur la pièce et ses colonnes de pierre ouvragées que d’innombrables années n’avaient ni ébranlées ni émoussées. Le peuple de Jiriki avait autrefois compté de grands constructeurs, mais leurs maisons dans la forêt étaient aujourd’hui aussi délicates et éphémères que des nids d’oiseaux. Les Sithis faisaient peut-être preuve de sagesse en évitant de s’enraciner. Pourtant, pensa Simon, un endroit stable, une maison inamovible devait aujourd’hui constituer le plus beau trésor du monde. « Pourquoi les deux familles se sont-elles séparées ? » Géloé haussa les épaules. « Il n’y a jamais de raison unique pour une telle décision, mais j’ai entendu dire que cela avait à voir avec les mortels. » Simon se souvint de la terrible dernière heure dans le Yásira. « La reine des Norns – Utuk’ku. Elle était folle de rage parce que les Sithis n’avaient pas “anéanti les mortels” ; c’est ce qu’elle a dit. Elle a dit aussi qu’Amerasu était incapable d’abandonner les mortels à leur propre sort. Nous, les mortels. Comme moi. » Il lui était difficile d’évoquer Amerasu Née-du-Bateau sans en être gêné : son assassin avait prétendu qu’il avait suivi Simon jusqu’à Jao é-Tinukai’i. La femme-sorcière le dévisagea longtemps. « J’oublie parfois tout ce que tu as vu, mon garçon. J’espère que toi, tu ne l’oublieras pas lorsque ton heure viendra. » « Mon heure ? » « Quant à la séparation des Sithis et des Norns, reprit-elle en ignorant sa question, les mortels y ont joué un rôle ; mais il est dit également que l’alliance des deux maisons était précaire même sur leur terre d’origine. » « Le Jardin ? » « Comme ils l’appellent. Je ne connais pas bien le détail de leur histoire – de telles choses n’ont jamais eu beaucoup d’intérêt pour moi. J’ai toujours œuvré avec les choses qui se trouvent devant moi, ce qui peut être touché, et vu, et écouté. Il y avait une femme dans cette histoire ; une femme sithie ainsi qu’un homme du Hikeda’ya. Elle mourut. Il mourut. Les deux familles en furent aigries. C’est une vieille histoire, mon garçon. Si tu revois ton ami Jiriki, demande-lui. C’est l’histoire de sa propre famille, après tout. » Géloé se releva et s’éloigna, laissant Simon se réchauffer les mains devant le feu. Ces vieilles histoires sont comme le sang. Elles courent dans le corps des gens, même lorsqu’ils ne le savent pas ou n’y pensent pas. Il réfléchit un temps à cette idée. Mais même si l’on ne pense pas à elles, les vieilles histoires reviennent à la surface dès que l’époque devient difficile. Et le sang coule, lui aussi. Tandis que Simon réfléchissait, Hotvig fit son apparition, accompagné de sa main droite, Ozhbern. Ils furent rapidement suivis par Isorn et sa mère, la duchesse Gutrun. « Comment va mon épouse, Duchesse ? » demanda Josua. « Elle ne se sent pas très bien, Votre Majesté, répondit-elle. Ou elle serait venue ici. Mais il n’y a rien que de prévisible : les enfants ne se contentent pas de poser des problèmes après leur naissance, vous savez. » « Je sais très peu de choses, bonne Dame, répondit Josua en riant. En particulier à ce sujet. Je n’ai jamais été père avant. » Le père Strangyeard fit bientôt son apparition, accompagné du comte Éolair de Nad Mullach. Le comte avait remplacé sa tenue de voyage par des vêtements thrithings, des chausses et une chemise d’épaisse laine brune. Il portait un torque d’or au cou, et ses cheveux noirs étaient noués en une longue natte. Simon se souvient l’avoir déjà vu, il y a très longtemps, au Hayholt, et s’émerveilla une nouvelle fois de l’étrangeté du Destin, de la façon dont celui-ci déplaçait les gens dans le monde comme les pièces d’un immense jeu de shent. « Bienvenue, Éolair, bienvenue, dit Josua. Qu’Aédon en soit remercié, vous revoir m’emplit de joie. » « Votre joie est partagée, Majesté. » Le comte laissa tomber contre le mur adjacent à la porte les sacs de selle qu’il portait avec lui, puis mit brièvement un genou à terre. Il se releva pour accepter l’accolade de Josua. « Salutations de la nation hernystirie en exil. » Josua présenta rapidement à Éolair ceux qu’il n’avait pas encore rencontrés. À Simon, le comte dit : « J’entends parler de tes aventures depuis mon arrivée. » Le sourire sur ses lèvres fines était chaleureux. « J’espère que tu pourras trouver le temps de t’en entretenir avec moi. » Flatté, Simon acquiesça. « Certainement, Comte. » Josua mena Éolair vers la longue table sur laquelle Épine attendait, solennelle et terrible comme un roi mort dans sa bière. « La célèbre épée de Camaris », dit le Hernystiri. « J’en ai tellement souvent entendu parler, qu’il est étrange de la voir enfin et de réaliser qu’elle est bien réelle, forgée de métal comme n’importe quelle arme. » Josua secoua négativement la tête. « Pas vraiment comme n’importe quelle arme. » « Puis-je la toucher ? » « Bien sûr. » Éolair put à peine en décoller la poignée de la table de pierre. Les muscles de son cou saillaient alors qu’il tirait de toutes ses forces. Il finit par abandonner et massa ses doigts douloureux. « Elle est aussi lourde qu’une meule. » « Parfois. » Josua lui tapota l’épaule. « Mais elle peut également être aussi légère qu’une plume. Nous ne savons pas pourquoi, pas plus que nous ne savons quel service elle pourra nous rendre, mais elle est tout ce que nous avons. » « Le père Strangyeard m’a parlé de la prophétie, dit le comte. Je crois avoir d’autres informations à vous transmettre sur les Grandes Épées. » Son regard parcourut la pièce. « Si le moment est bien choisi. » « C’est un conseil de guerre, répondit simplement Josua. Ceux qui sont réunis ici peuvent tout entendre, et nous sommes impatients d’apprendre tout ce qu’il se peut dire sur les Épées. Nous désirons également connaître le sort de votre peuple, bien sûr. J’ai cru comprendre que Lluth était mort. Vous avez toute ma sympathie. C’était un grand homme et un grand roi. » Éolair acquiesça. « Ainsi que Gwythinn, son fils. » Sire Déornoth, assis sur un tabouret à proximité, réagit aussitôt. « Oh, quelle terrible nouvelle ! Il a quitté Naglimund juste avant le siège. Que lui est-il arrivé ? » « Il a été capturé par les Kaldskrykis de Skali, et supplicié. » Éolair baissa les yeux. « Ils ont jeté son corps au pied des montagnes comme un déchet, puis ils sont repartis. » « Maudits soient-ils », gronda Déornoth. « J’ai honte de les savoir mes compatriotes », ajouta le jeune Isorn. Sa mère signifia son assentiment d’un hochement de tête. « Lorsque mon mari sera de retour, il s’occupera de Nez-tranchant. » Elle parlait d’un ton aussi assuré que si elle eut annoncé l’arrivée du crépuscule. « Quoi qu’il en soit, nous sommes tous compatriotes, dit Josua. Nous ne formons qu’un seul peuple. À partir d’aujourd’hui, nous marchons contre un ennemi commun. » Il décrivit d’un geste les tabourets de bois alignés contre le mur. « Venez, asseyez-vous tous. Il n’y aura personne pour nous servir : j’ai pensé que si ce groupe restait restreint, nous pourrions parler plus librement. » Lorsque tous furent installés, Éolair, décrivit la chute d’Hernystir, en débutant par le massacre de l’Inniscrich et la blessure mortelle de Lluth. Il avait à peine commencé à parler qu’il fut interrompu par une bruyante agitation à l’extérieur de la salle. Un instant plus tard, le vieux bouffon Towser entra en chancelant, Sangfugol s’accrochant à ses basques pour tenter de le retenir. « Eh bien ! » Le vieil homme fixa Josua de ses yeux injectés de sang. « Vous n’avez pas plus de loyauté que votre assassin de frère ! » Il continua d’avancer en titubant, tandis que Sangfugol le tirait désespérément. Les joues rosies et les cheveux en bataille – le peu de cheveux blancs qui lui restait – Towser était visiblement ivre. « Malédiction, tu vas sortir d’ici ! » s’exclama le trouvère. « Je suis désolé, mon Prince. Il est parti d’un coup et… » « De penser qu’après toutes ces années de bons et loyaux services, bafouilla Towser, on pourrait… je serais… exclu ! » Il prononça ce dernier mot avec un soin altier, sans avoir conscience du filet de bave qui pendait à son menton. « Que je serais écarté, évincé, banni de vos conseils, alors que personne n’était plus proche de votre père… » Josua se redressa, en dévisageant tristement le bouffon. « Je ne peux te parler maintenant, vieil homme. Pas tant que tu es dans cet état. » Il fronça les sourcils, et observa Sangfugol qui luttait avec lui. « Je vais l’aider, Prince Josua », dit Simon. Il ne pouvait supporter de voir plus longtemps le vieil homme s’humilier ainsi. Simon et le trouvère réussirent à faire effectuer un demi-tour au vieil homme. Dès qu’il ne fit plus face au prince, son agressivité parut l’abandonner ; il se laissa mener vers la porte sans résister. Dehors, un vent glacial balayait le sommet de la colline. Simon ôta sa cape et la passa autour des épaules de Towser. Le vieil homme s’assit sur la plus haute marche, masse amorphe d’os protubérants et de peau diaphane, et dit : « Je crois que je vais être malade. » Simon lui tapota l’épaule et adressa un regard impuissant à Sangfugol, qui paraissait beaucoup moins compatissant. « J’ai l’impression de m’occuper d’un enfant, grommela le trouvère. Non, les enfants sont plus courtois. Leleth, par exemple, qui ne parle pas du tout. » « C’est moi qui lui ai dit où trouver cette maudite épée noire, grommela Towser. Qui leur ai dit où elle était. Qui leur ai parlé de l’autre, aussi, qu’Élias ne voulait pas toucher. “Votre père voulait qu’elle soit vôtre”, je lui ai dit, mais il ne m’aurait pas écouté. L’a jetée comme un serpent. Maintenant, l’épée noire aussi. » Une larme coula sur sa joue aux poils blancs épars. « Il me jette comme une pelure d’orange. » « De quoi parle-t-il ? » demanda Simon. Sangfugol fit la moue. « Il a dit certaines choses sur Épine au prince avant que vous ne partiez la chercher. Je ne comprends rien au reste de ce qu’il raconte. » Il se pencha et attrapa le bras de Towser. « Eh ! C’est facile pour lui de se plaindre – lui n’a pas à s’occuper de ce qu’il est. » Il adressa à Simon un sourire amer. « Bah. Je suppose qu’il y a également des mauvais jours dans la carrière d’un chevalier, n’est-ce pas ? Comme quand les gens vous tapent dessus avec des épées et tout ça ? » Il mit le bouffon sur pied et attendit que le vieil homme trouve son équilibre. « Ni Towser ni moi ne sommes vraiment de bonne humeur, Simon. Ce n’est pas de ta faute. Viens me voir plus tard, et nous boirons du vin. » Sangfugol se détourna et s’éloigna à travers les herbes qui voletaient, en s’efforçant simultanément de soutenir Towser et de le maintenir aussi loin que possible de ses propres vêtements. Le prince Josua eut un hochement de tête de remerciement lorsque Simon revint dans la Maison de la Séparation ; Simon trouva étrange d’être félicité pour une tache aussi démoralisante. Éolair terminait sa description de la chute d’Hernysadharc, et de la fuite de son peuple vers les monts Grianspogs. Pendant qu’il narrait la retraite des Hernystiris dans les cavernes qui criblaient la montagne et la façon dont ils avaient été menés là par la fille du roi, la duchesse Gutrun souriait. « Cette Maegwin est une fille bien maligne. Vous avez de la chance de l’avoir, si la femme du roi est aussi incompétente que vous le dites. » Le comte eut un sourire douloureux. « Vous avez raison, Madame. C’est bien la fille de son père. J’ai longtemps pensé qu’elle serait un meilleur souverain que Gwythinn, qui se montrait parfois impétueux – mais je n’en suis plus si sûr. » Il parla de l’excentricité croissante de Maegwin, de ses visions et de ses rêves, et de la façon dont ces rêves avaient entraîné la fille de Lluth et le comte jusqu’au cœur de la montagne et à l’antique cité de Mezutu’a. Lorsqu’il décrivit la cité et ses singuliers occupants, les Dwarrows, son auditoire en fut fasciné. Seuls Géloé et Binabik ne semblaient pas surpris par l’histoire d’Éolair. « Magnifique », chuchota Strangyeard, le visage tourné vers la voûte de la Maison de la Séparation comme s’il se fut trouvé en cet instant précis dans les profondeurs du Grianspog. « La Salle des Figures ! Quelles histoires merveilleuses doivent y être gravées ! » « Vous pourrez en lire certaines plus tard, dit Éolair avec un certain amusement. Je suis heureux de voir que la soif de connaissance a survécu à ce terrible hiver. » Il se retourna vers le reste du groupe. « Mais ce qui est le plus important de tout est peut-être ce que les Dwarrows ont dit au sujet des Grandes Épées. Ils prétendent avoir forgé Minneyar. » « Nous avons la connaissance d’une part de l’histoire de Minneyar, dit Binabik. Et les Dwarrows – ou Dvernings, comme les appellent les hommes du Nord – sont dans l’histoire. » « C’est ce qu’il est advenu de Minneyar qui nous importe le plus, ajouta Josua. Nous avons une épée. Élias une autre. La troisième… » « Presque tous ceux qui sont présents dans cette salle ont vu la troisième, reprit Éolair, et ont vu l’endroit où elle se trouve – si l’on en croit les Dwarrows. Parce qu’ils disent que Minneyar est entrée dans le Hayholt avec Fingil, mais que Jean Presbytère l’a trouvée… et l’a appelée Clou-Radieux. S’ils ont raison, Josua, elle a été enterrée avec votre père. » « Quelle… » murmura Strangyeard. Un instant de silence abasourdi fit suite à ce sifflement. « Mais je l’ai tenue dans ma main », dit enfin Josua, d’un ton interrogateur. « Je l’ai placée moi-même sur la poitrine de mon père. Comment Clou-Radieux pourrait-elle être Minneyar ? Mon père ne m’en a jamais dit un mot ! » « Non, il n’a rien dit. » Le ton de Gutrun était étonnamment cassant. « Il n’en a même jamais dit un mot à mon mari. Il disait à chaque fois à Isgrimnur que c’était une vieille histoire sans importance. » Elle secoua la tête. « Des secrets. » Simon, qui avait écouté sagement, parla enfin. « Mais n’avait-il pas apporté Clou-Radieux de Warinsten, là où il est né ? » Il regarda Josua, craignant soudain de s’être montré présomptueux. « Votre père, je veux dire. C’est l’histoire que je connaissais. » Josua fronça les sourcils et réfléchit. « C’est l’histoire que j’ai moi aussi entendu raconter par de nombreuses voix, mais quand j’y pense maintenant, mon père n’a jamais été l’une d’elles. » « Bien sûr, bien sûr ! » Strangyeard se redressa, frappant ses deux longues mains l’une contre l’autre. Son bandeau glissa un peu, et le coin vint s’appuyer sur l’arête de son nez. « Le passage qui avait tant troublé Jarnauga, ce passage du livre de Morgénès ! Il racontait comment Jean était descendu pour affronter le dragon – mais il portait une lance ! Une lance ! Bonté divine ! Comment avons-nous tous pu être aussi aveugles ! » Le prêtre gloussait comme un petit garçon. « Et quand il est sorti, il tenait Clou-Radieux ! Oh, Jarnauga, si seulement tu étais là ! » Le prince leva la main. « Il y a ici matière à une longue réflexion, et bien des vieilles histoires doivent être réexaminées, mais pour l’instant nous avons un problème encore plus important. Si les Dwarrows disent vrai, et je suppose qu’ils ont raison – qui pourrait douter d’une histoire aussi folle, en une époque aussi troublée ? –, alors nous devons prendre possession de cette épée, qu’elle s’appelle Minneyar ou Clou-Radieux. Elle repose dans la tombe de mon père sur Swertclif, en regard des murs du Hayholt. Mon frère peut voir les cairns depuis ses remparts. La garde erkynéenne parade sur la colline à l’aube et au crépuscule. » Le moment de liesse était terminé. Dans le lourd silence qui suivit, Simon sentit se former les prémisses d’une idée. Elle était vague et informe, alors il préféra la garder pour lui-même. Elle était également un peu effrayante. Éolair prit la parole. « Ce n’est pas tout, Votre Majesté. Je vous ai parlé de la Salle des Figures, et des plans que les Dwarrows y conservent de tout ce que les Dvernings ont réalisé. » Il se leva et marcha jusqu’aux sacs de selle qu’il avait posés près de la porte. Lorsqu’il fut revenu, il les vida sur le sol. De nombreux rouleaux de parchemin huilés s’en échappèrent. « Voici les plans des tunnels souterrains du Hayholt, un travail que les Dwarrows disent avoir accompli alors que la place forte s’appelait Asu’a et appartenait aux Sithis. » Strangyeard fut le premier à genoux. Il déroula l’un des parchemins avec la tendre délicatesse d’un amoureux transi. « Ah ! » souffla-t-il. « Ah ! » Son sourire extatique fit bientôt place à une expression de perplexité. « Je dois admettre, dit-il finalement, que je suis quelque peu… euh… quelque peu déçu. Je ne pensais pas que les cartes des Dwarrows seraient… pauvre de moi !… seraient aussi sommaires. » « Ce ne sont pas les cartes des Dwarrows, dit Éolair en fronçant les sourcils. C’est le résultat du travail éprouvant et assidu de deux scribes hernystiris qui ont œuvré dans la quasi-obscurité d’un endroit terrifiant pour copier les cartes de pierre des Dwarrows sur un support que je pourrais emporter vers la surface. » « Oh ! » Le prêtre était mortifié. « Oh ! Pardonnez-moi, comte ! Je suis désolé… » « Ce n’est pas grave, Strangyeard. » Josua se tourna vers le comte de Nad Mullach. « C’est un trésor tout à fait inattendu, Éolair. Le jour où nous pourrons enfin nous dresser devant les murailles du Hayholt, nous louerons votre nom au plus haut des cieux. » « Ils sont à vous, Josua. Et, pour dire la vérité, l’idée était de Maegwin. Je ne sais pas s’ils vous seront jamais utiles, mais la connaissance n’est jamais malvenue, et je suis certain que votre archiviste ne me contredira pas. » Il fit un signe en direction de Strangyeard, qui avait pris racine au milieu des parchemins comme une truie qui vient de découvrir un nid de truffes. « Mais je dois pourtant admettre que je suis venu à vous en espérant plus que des remerciements. Lorsque j’ai quitté Hernystir, c’était avec l’idée de rejoindre une armée rebelle qui pourrait nous aider à chasser Skali de Kaldskryke de notre terre. Mais je vois que vous n’êtes pas vraiment en position de dépêcher une armée où que ce soit. » « Non. » L’expression de Josua était sombre. « Nous sommes encore très peu nombreux. Quelques hommes de plus nous rejoignent chaque jour, mais il faudrait attendre encore bien longtemps avant que nous ne puissions envoyer même une petite troupe au secours d’Hernystir. » Il se leva et s’éloigna un peu dans la pièce, en massant le moignon de son poignet droit comme s’il était douloureux. « Toute cette lutte a été comme mener une guerre les yeux bandés. Nous n’avons jamais identifié ni compris les forces qui nous étaient opposées. Maintenant que nous commençons à saisir la nature de nos ennemis, nous ne sommes plus assez nombreux pour faire quoi que ce soit, sinon nous terrer ici dans les régions les plus reculées d’Osten Ard. » Déornoth se pencha en avant. « Si nous pouvions frapper quelque part, mon Prince, les gens se lèveraient pour vous soutenir. Très peu au-delà des Thrithings savent même que vous êtes encore en vie. » « Il y a du vrai dans tout cela, Prince Josua, dit Isorn. Je sais qu’ils sont nombreux à Rimmersgard à haïr Skali. Certains m’ont aidé à me cacher lorsque je me suis échappé du campement de Nez-tranchant. » « Dans le sens où, Josua, votre survie n’est qu’une maigre rumeur à Hernystir, dit Éolair, le simple fait de ramener cette information à mon peuple, au Grianspog, fera de cette expédition un succès. » Josua, qui faisait les cent pas, s’arrêta. « Vous allez leur ramener plus que cela, Comte Éolair. Je vous le jure, vous allez leur ramener plus d’espoir que cela. » Il passa sa main sur ses yeux, comme quelqu’un que l’on a réveillé trop tôt. « Par l’Arbre, quelle journée ! Arrêtons-nous et prenons un peu de pain. De toute façon, j’aimerais pouvoir réfléchir à ce que j’ai entendu. » Il eut un sourire fatigué. « Et je devrais également aller voir ma femme. » Il agita le bras. « Debout, tout le monde, debout. Sauf toi, Strangyeard. Je suppose que tu préfères rester ici ? » L’archiviste, au milieu de ses parchemins, ne l’entendit même pas. Plongé dans des pensées complexes et ténébreuses, Pryrates ne remarqua tout d’abord pas le bruit. Lorsqu’enfin fut franchi l’écran de ses préoccupations, il s’immobilisa brusquement, manquant basculer sur le bord de la marche. « Azha she’she t’chakó, urun she’she bhabekró… » Le son qui s’élevait de la profondeur des escaliers était délicat mais sinistre, une mélodie solennelle qui se modulait dans une dissonance douloureuse : c’eût pu être le chant contemplatif d’une araignée tissant son cocon gluant autour de sa proie. Profond et lent, le chant glissait amèrement entre les notes, mais avec une assurance qui suggérait que l’apparente absence de structure était intentionnelle – qu’il reposait en fait sur une conception totalement différente de la mélodie. « Mudhul samat’ai. Jabbak s’era memekeza sanayha-z’à… Ninyek she’she, hamut ’tke agrazh’a s’era yé… » Un autre homme aurait peut-être tourné les talons pour remonter vers le soleil plutôt que de risquer d’être confronté au chanteur d’une aussi inquiétante mélopée. Pryrates n’hésita pas et poursuivit sa descente, ses bottes résonnant sur les marches de pierre. Une seconde ligne mélodique vint se joindre à la première, tout aussi inhumaine, tout aussi horriblement patiente ; ensemble, elles hululèrent comme le vent dans une cheminée. Pryrates atteignit le palier et s’engagea dans un couloir. Les deux Norns qui se tenaient devant la lourde porte de chêne se turent aussitôt. Lorsqu’il s’approcha, ils le regardèrent avec l’expression indifférente et vaguement insultante de chats importunés alors qu’ils se chauffaient au soleil. Ils étaient grands pour des Norns, réalisa Pryrates : chacun avait la taille d’un très grand homme, même s’ils étaient aussi minces que des mendiants affamés. Ils tenaient leurs lances blanc argent d’un geste lâche, et leurs visages d’une pâleur mortelle étaient calmes dans leurs capuches sombres. Pryrates dévisagea les Norns. Les Norns dévisagèrent Pryrates. « Eh bien, est-ce que vous allez rester là bouche bée, ou est-ce que vous allez m’ouvrir cette porte ? » L’un des Norns salua lentement de la tête. « Oui, Seigneur Pryrates. » Il n’y avait pas la moindre trace de déférence dans sa voix glaciale. Il se tourna et ouvrit la grande porte, découvrant un couloir rougeoyant de la lumière des torches, et d’autres escaliers. Pryrates passa entre les deux gardes et commença à descendre ; la porte se referma derrière lui. Avant qu’il eût passé dix marches, l’étrange mélodie avait repris. Les marteaux s’élevaient et retombaient, retentissaient et résonnaient, donnant au métal des formes utiles au roi assis sur son sombre trône bien loin au-dessus de ses forges. Le fracas était terrible ; les effluves – mélange de soufre, de fer chauffé à blanc et de terre carbonisée, mêlés à l’odeur douce-amère de la chair brûlée – étaient pires. La difformité des hommes qui se précipitaient ici et là à travers la grande salle des forges était dramatique, comme si la chaleur terrible et suffocante qui régnait dans cette caverne souterraine les avait fait fondre comme un mauvais métal. Même leurs lourds vêtements matelassés ne pouvaient le dissimuler. En fait, comme le savait Pryrates, il n’y avait plus que ceux au corps ou à l’esprit horriblement déformé qui travaillaient encore ici, dans l’armurerie d’Élias. Quelques-uns de ceux qui étaient sains de corps avaient réussi à s’échapper dans les débuts ; la plupart des autres étaient morts d’épuisement sous le joug de Inch, l’imposant contremaître. Quelques poignées de malheureux avaient été sélectionnés par Pryrates lui-même pour ses expériences : ce qu’il restait d’eux avait finalement été renvoyé ici, pour alimenter dans la mort les fournaises qu’ils avaient servies de leur vivant. Le conseiller du roi plissa les yeux à travers la fumée ambiante, observant les hommes des forges qui pliaient sous de lourdes charges ou bondissaient comme des grenouilles ébouillantées lorsqu’une langue de flamme les approchait trop. D’une façon ou d’une autre, remarqua Pryrates, Inch s’était chargé de tous ceux qui étaient plus beaux ou plus intelligents que lui. D’ailleurs, pensa Pryrates en souriant de ce trait cruel, si telle avait été la règle, alors c’était un miracle que quiconque eût survécu pour alimenter les feux ou faire couler les métaux en fusion dans les grands creusets. Il y eut une pause dans le fracas des marteaux, et en cet instant de quasi-silence, Pryrates entendit un craquement derrière lui. Il se tourna, en s’assurant que son geste ne pût paraître trop précipité, au cas où quelqu’un le regarderait. Rien ne pouvait effrayer le prêtre rouge : il était important que tous en eussent conscience. Lorsqu’il vit ce qui faisait ce bruit, il grimaça et cracha sur la pierre. L’immense roue à eau couvrait la plus grande partie du mur de la caverne derrière lui. La puissante roue de bois, ferrée et fixée sur un moyeu taillé dans un gros tronc d’arbre, puisait l’eau d’un puissant torrent qui irriguait les forges, puis l’élevait et la reversait dans un ingénieux labyrinthe de gouttières. Celles-ci menaient l’eau vers différents points de la forge, pour refroidir le métal ou éteindre des feux, ou même – les rares fois où Inch pouvait en avoir fantaisie – pour être lapée par les travailleurs parcheminés et misérables de l’endroit. La roue entraînait également une série de chaînes de fer noires et grasses, dont la plus imposante s’élevait verticalement vers l’obscurité pour fournir la force motrice nécessaire à certains mécanismes chers au cœur de Pryrates. Mais en cet instant, c’était le déplacement de l’eau assuré par la roue qui nourrissait l’imagination de Pryrates. Il se demanda négligemment si un tel mécanisme, construit à la taille d’une montagne et entraîné par plusieurs milliers d’esclaves gémissants, pourrait vider jusqu’au fond des mers et exposer des secrets cachés depuis plusieurs ères. Alors qu’il considérait quelles choses fascinantes ces eaux millénaires pourraient dégorger, une large main aux ongles noirs se posa sur sa manche. Pryrates virevolta, et l’écarta d’une gifle. « Comment oses-tu me toucher ? » siffla-t-il, ses yeux noirs se rétrécissant. Il découvrit ses dents comme s’il envisageait de déchirer la gorge de la haute et puissante silhouette qui se dessinait devant lui. Inch le dévisagea un moment avant de répondre. Son visage rond était une mosaïque de barbe et de chairs brûlées. Il semblait, comme toujours, aussi intelligent et expressif qu’une pierre. « Vous voulez me parler ? » « Ne me touche plus jamais. » La voix de Pryrates était maintenant contrôlée, mais conservait une tension mortelle. « Jamais. » Inch fronça les sourcils, plissant son front difforme. Le trou qui avait été autrefois occupé par un œil béait odieusement. « Que voulez-vous de moi ? » L’alchimiste fit une pause et inspira, en ravalant la rage noire qui était montée en lui. Pryrates fut surpris par la violence de sa propre réaction. Il était ridicule de gâcher sa colère sur le bestial maître des forges. Lorsque Inch aurait accompli sa tâche, il pourrait être abattu comme le sombre animal qu’il était. Jusque lors, il avait son utilité dans les plans du roi – et, plus important, dans ceux de Pryrates. « Le roi désire que la chemise du château soit renforcée. Des solives neuves, de nouveaux entretoisements – les troncs les plus lourds que nous puissions tirer du Kynslagh. » Inch baissa la tête et réfléchit. Son effort était presque tangible. « Pour quand ? » demanda-t-il finalement. « D’ici les Flambeaux. Une semaine de retard et toi et tous tes vermisseaux irez tenir compagnie aux corbeaux sur la porte de Nearulagh. » Pryrates dut étouffer un gloussement lorsqu’il imagina la tête difforme d’Inch sur une pique. Même les corbeaux ne se battraient pas pour ça. « Je n’admettrai aucune excuse. Cela te donne le tiers d’une année. Et puisque l’on parle de la porte de Nearulagh, il y a quelques autres choses qu’il faut que tu fasses. Des choses très importantes. Des améliorations pour la défense de la porte. » Il plongea la main dans sa robe et en tira un parchemin. Inch le déroula et le leva pour mieux saisir la lumière intermittente des feux des forges. « Cela doit également être terminé d’ici les Flambeaux. » « Où est le sceau du roi ? » Une expression étonnamment malicieuse revêtit le visage couturé d’Inch. La main de Pryrates s’envola. Une nuée de petites lumières jaunes dansait autour du bout de ses doigts. Après quelques instants, la lueur s’éteignit ; il laissa retomber sa main, qui disparut dans une ample manche écarlate. « Si tu oses jamais la moindre contestation, gronda l’alchimiste les dents serrées, je te réduis en cendres. » Le visage du maître des forges se fit solennel. « Alors la porte et les fortifications ne seront pas terminées. Personne ne les fait travailler comme le docteur Inch. » « Docteur Inch. » Pryrates eut une moue de mépris. « Usires me vienne en aide, je suis fatigué de te parler. Contente-toi de faire ton travail comme le désire le roi Élias. Tu es plus chanceux que tu ne le crois, misérable gueux. Tu vivras pour voir le début d’une nouvelle ère, un âge d’or. » Mais seulement le début, seulement le tout début, se promit le prêtre. « Je reviendrai dans deux jours. Tu me diras de combien d’hommes tu auras besoin, et tout ce qui te sera nécessaire. » Alors qu’il s’éloignait, il crut entendre Inch l’appeler, mais lorsque Pryrates tourna la tête, le maître des forges avait les yeux fixés sur les épais rayons de la roue à eau qui poursuivaient leur mouvement sans fin. Le fracas des marteaux était puissant, mais Pryrates entendait toujours le craquement lugubre et pesant de la roue. Le duc Isgrimnur était appuyé sur le rebord de la fenêtre, occupé à caresser sa barbe toute neuve et à regarder les eaux grasses des canaux de Kwanitupul. L’orage était passé, la fine couche de neige aberrante et inattendue avait fondu, et l’air des marais, bien qu’étrangement frais, avait retrouvé sa moiteur habituelle. Isgrimnur débordait du besoin de bouger, de faire quelque chose. Piégé, pensa-t-il. Cloué au sol aussi sûrement que par les flèches d’un rang d’archers. J’ai l’impression de revivre cette maudite bataille du lac Clodu en entier. Mais il n’y avait bien sûr ni archers ni quelque force hostile que ce soit. Kwanitupul, libérée au moins temporairement des griffes du froid et rendue à son existence mercenaire coutumière, ne prêtait pas plus attention à Isgrimnur qu’aux milliers d’autres qui occupaient son corps délabré comme autant de puces affairées. Non, c’était des circonstances que l’ancien maître d’Elvritshalla était prisonnier, et les circonstances étaient en cet instant un geôlier bien plus implacable que n’importe quel ennemi humain, quels que fussent son nombre et son armement. Isgrimnur se redressa en soupirant, et se retourna pour regarder Camaris, assis en tailleur dos au mur à l’autre bout de la pièce, qui nouait et dénouait sans cesse le même bout de corde. Le vieil homme, qui avait autrefois été le plus grand chevalier d’Osten Ard, leva les yeux et lui adressa son habituel sourire idiotique et doux. Malgré l’âge que révélaient ses cheveux blancs, ses dents étaient encore bonnes. Il était également très fort, avec une poigne qu’envieraient la plupart des jeunes bagarreurs de tavernes. Mais des semaines entières d’efforts constants de la part d’Isgrimnur n’avaient pas réussi à altérer ce sourire affolant. Que Camaris fut ensorcelé, blessé à la tête ou tout simplement sénile, la conclusion n’en était pas moins la même : le duc avait été incapable de faire naître en lui le moindre soupçon de souvenir. Le vieil homme ne reconnaissait pas Isgrimnur, et ne se souvenait ni de son passé, ni même de son nom. Si le duc n’avait pas autrefois si bien connu Camaris, il en serait presque venu à douter de ses sens ou de ses souvenirs, mais Isgrimnur avait vu le chevalier suprême de Jean sous toutes les lumières, dans toutes les saisons, dans les bons et les mauvais moments. Le vieil homme ne savait peut-être plus qui il était, mais Isgrimnur ne se trompait pas. Mais que fallait-il faire de lui ? Qu’il fut irrémédiablement fou ou pas, il devait être aider. Le plus évident était de commencer par ramener le vieil homme vers ceux qui le reconnaîtraient et le révéreraient. Même si le monde à la construction duquel Camaris avait contribué s’effondrait maintenant, même si le roi Élias avait ravagé le rêve de Jean, seigneur et ami de Camaris, le vieil homme méritait de passer ses dernières années ailleurs que dans ce trou à rats perdu. Par ailleurs, si le prince Josua avait encore des fidèles, il fallait leur faire savoir que Camaris était en vie. Le vieil homme pouvait représenter l’espoir et l’avenir, et Isgrimnur, fin tacticien malgré toute la ferveur avec laquelle il niait l’être, savait la valeur d’un symbole. Mais même si Josua ou certains de ses capitaines avaient réussi à survivre et à se regrouper quelque part au nord, comme le suggéraient les rumeurs du marché de Kwanitupul, comment Isgrimnur et Camaris pourraient-ils les rejoindre, quand ils en étaient séparés par une Nabban pleine d’ennemis ? Et comment pouvaient-ils même quitter l’auberge ? Le père Dinivan, dans son dernier souffle, avait dit à Isgrimnur d’emmener Miriamélé ici. Le duc n’avait pu la trouver avant d’être forcé à fuir le Sancellan Aedonitis, mais Miriamélé connaissait peut-être l’existence de cet endroit : Dinivan lui-même avait pu lui en parler ! Elle pouvait se présenter ici, seule et sans amis, pour découvrir qu’Isgrimnur était déjà parti. Le duc pouvait-il prendre ce risque ? Il devait à Josua – que le prince fut vivant ou mort – de faire de son mieux pour venir en aide à la princesse. Isgrimnur avait espéré que Tiamak – qui était, sans que le duc sût comment, un intime de Dinivan – saurait où se trouvait Miriamélé, mais cet espoir avait été immédiatement anéanti. Après de longs tâtonnements, le petit homme brun avait reconnu avoir été lui aussi envoyé ici par Dinivan, mais sans qu’il lui ait été donné une quelconque explication. Tiamak avait été profondément affecté par la nouvelle des morts de Dinivan et de Morgénès, et n’avait plus apporté la moindre information utile à Isgrimnur depuis lors. D’ailleurs, le duc le trouvait plutôt taciturne. La blessure à la jambe du Salanais était visiblement douloureuse – un cockindrill l’avait mordu, avait-il expliqué – mais Isgrimnur pensait néanmoins que Tiamak aurait pu faire plus pour aider à résoudre les différentes énigmes qui se posaient à eux, le mystère des desseins de Dinivan étant la plus importante. Au lieu de cela, il se contentait de broyer du noir dans la chambre – une chambre payée par Isgrimnur ! – ou de passer de longues heures à écrire ou à arpenter les passerelles de bois de Kwanitupul, ce qu’il était probablement en train de faire en cet instant même. Isgrimnur allait dire quelque chose au paisible Camaris lorsque l’on frappa à la porte. Elle craqua en s’ouvrant pour révéler la tenancière, Charystra. « Je vous ai apporté la nourriture que vous avez demandée. » Son ton laissait entendre qu’il s’agissait d’un immense sacrifice personnel, et non pas simplement de prendre l’argent d’Isgrimnur pour un gîte et un couvert fournis moyennant un prix prohibitif. « Du bon pain et une soupe excellente. Avec des haricots. » Elle posa la soupière sur la table basse ainsi que trois bols. « Je ne comprends pas pourquoi vous ne pouvez pas descendre manger avec tous les autres. » Tous les autres se composaient de deux marchands de plumes salanais et d’un tailleur de pierres précieuses itinérant qui venait de Naraxi et cherchait du travail. « Parce que je paie pour ne pas le faire », gronda Isgrimnur. « Où est l’homme des marais ? » Elle servit une soupe qui n’était pas vraiment fumante. « Je ne sais pas, et je ne crois pas que ce soit vos affaires. » Il lui lança un regard furieux. « Je t’ai vue partir avec ton amie ce matin. » « Au marché », dit-elle d’un ton dédaigneux. « Je ne peux pas prendre mon bateau, puisque celui-là – ayant les mains pleines, elle fit un signe de tête en direction de Camaris – ne l’a jamais réparé. » « Ce que je ne permettrai pas, eu égard à sa dignité – et je paie pour cela, aussi. » Isgrimnur commençait à bouillir. Charystra éprouvait toujours les limites de la galanterie du duc. « Tu as la langue bien pendue, femme. Je me demande ce que tu racontes à tes amies du marché sur moi et tes autres étranges clients. » Elle jeta un regard plein d’appréhension dans sa direction. « Rien, c’est certain. » « Il vaut mieux que cela soit vrai. Je t’ai donné de l’argent pour… pour ne pas parler de mon ami. » Il regarda Camaris, qui portait joyeusement des cuillerées de soupe huileuse jusqu’à sa bouche. « Mais au cas où tu penserais pouvoir prendre mon argent tout en propageant des ragots, souviens-toi : si je découvre que tu as parlé de moi ou de mes affaires… je trouverai le moyen de te le faire regretter. » Il laissa sa grosse voix faire résonner ses mots comme le tonnerre. L’inquiétude fit reculer Charystra d’un pas. « Je sais bien que je n’ai rien dit ! Et vous n’avez aucune raison de me menacer, Messire ! Aucune raison ! Ce n’est pas bien ! » Elle se dirigea vers la porte, en agitant sa louche comme pour parer des coups. « J’ai dit que je ne dirai rien et je ne dirai rien. Tout le monde pourra vous le dire : Charystra tient sa parole ! » Elle fit rapidement le signe de l’Arbre, puis se faufila dans le couloir, laissant derrière elle une traînée de gouttes de soupe sur le sol de bois. « Bah », gronda Isgrimnur. Il regarda le liquide grisâtre qui ondulait encore dans le bol. Payer pour son silence, vraiment ! C’était comme payer le soleil pour qu’il ne brille pas. Il avait distribué son argent comme de l’eau du Wran : il n’y en aurait bientôt plus. Et que ferait-il alors ? Le simple fait d’y penser le rendit furieux. « Bah », répéta-t-il. « Malédiction ! » Camaris s’essuya le menton et sourit, le regard perdu dans le vide. Simon prit appui sur la pierre dressée et regarda vers le bas. Le soleil pâle était presque à son zénith ; il pénétrait profondément la végétation, révélant un reflet mouvant dans le flanc de la colline. « Elle est là », cria-t-il, puis il s’adossa à la colonne polie par le vent pour attendre. La pierre blanche ne s’était pas encore débarrassée du froid du matin, et était plus glaciale encore que l’air ambiant. Après quelques instants, Simon sentit ses os geler. Il s’écarta et tourna sur lui-même pour observer le bord de la colline. Les pierres dressées formaient un cercle autour du sommet de Sesuad’ra semblable aux pointes de la couronne d’un roi. Plusieurs de ces anciens piliers s’étaient effondrés, si bien que la couronne paraissait quelque peu décrépite, mais la plupart se dressaient hautes et droites, tenant toujours leur rôle après tant de siècles. Elles ressemblent aux Pierres de la Colère sur le Thisterborg, réalisa-t-il. Ce lieu avait-il lui aussi été un endroit sithi ? On racontait certainement assez d’histoires étranges à son sujet pour que ce fut le cas. Où étaient les deux autres ? « Vous venez », cria-t-il. Ne recevant aucune réponse, il contourna la pierre et descendit sur une courte distance le flanc de la colline, en prenant bien soin d’assurer ses prises sur les solides plants de bruyère, malgré les démangeaisons qui en résultaient : le sol était boueux et potentiellement traître. En contrebas, la vallée s’était remplie d’une eau grise qui ondulait à peine, si bien que le tout nouveau lac qui entourait la colline ressemblait à un sol de pierre. Simon ne put s’empêcher de penser à l’époque où il était monté dans la salle des cloches de la Tour de l’Ange Vert, et avait eu l’impression de flotter sur un nuage au-dessus du monde. Ici, sur Sesuad’ra, on pouvait penser que la colline de pierre venait de naître, de s’arracher à la boue primordiale. Il était facile de prétendre que rien n’existait au-delà de cet endroit, d’imaginer ce que Dieu avait dû ressentir lorsqu’il s’était dressé au sommet du mont Den Haloï et qu’il avait créé le monde, comme il est dit dans le Livre de l’Aédon. Jiriki avait raconté à Simon l’arrivée des Natifs du Jardin à Osten Ard. À cette époque, avait dit le Sithi, la plus grande partie du monde était recouverte par l’océan, comme l’ouest l’était encore aujourd’hui. Le peuple de Jiriki était parti du Levant, et avait navigué sur des distances inimaginables, avant de débarquer sur la côte verdoyante d’un monde vierge d’humanité, une île vaste au milieu d’une grande mer. Jiriki avait laissé entendre que quelque cataclysme ultérieur avait ensuite changé le visage du monde : la terre s’était élevée et les mers s’étaient retirées vers l’est et le sud, laissant derrière elles de nouvelles montagnes et prairies, mais rendant tout retour impossible pour les Natifs du Jardin. Simon se remémora tout cela en plissant les yeux pour regarder vers l’est. Depuis le sommet de Sesuad’ra, il n’y avait pas grand-chose à voir dans cette direction, sinon une sombre steppe, des plaines désertes, mêlant un gris sans fin et un vert morne, qui s’étendaient à perte de vue. D’après ce que Simon avait entendu dire, les plaines de l’Est étaient déjà un territoire inhospitalier avant même ce terrible hiver : plus on s’éloignait vers l’est de la forêt Aldhéorte, plus elles devenaient stériles et sèches. Au-delà d’un certain point, prétendaient les voyageurs, même les Hyrkas et les Thrithings ne s’y aventuraient plus. Le soleil n’y brillait jamais vraiment, et la terre y baignait dans un crépuscule perpétuel. Les rares inconscients qui avaient tenté de traverser ces steppes en quête de nouveaux territoires n’étaient jamais revenus. Il réalisa qu’il avait regardé longtemps l’horizon, mais qu’il était toujours seul. Il allait se décider à crier une nouvelle fois lorsque Jérémias apparut, s’avançant précautionneusement à travers les ronces et une végétation qui lui arrivait à la taille, et se dirigeant vers le bord de la colline. Leleth, à peine visible dans les hautes herbes, tenait la main du jeune écuyer. Elle semblait s’être attachée à Jérémias, même si ce n’était visible que dans sa continuelle proximité. Elle ne parlait toujours pas, et son expression restait perpétuellement solennelle et absente, mais lorsqu’elle ne pouvait pas être avec Géloé, elle se trouvait presque toujours avec Jérémias. Simon supposa qu’elle avait peut-être senti chez le jeune écuyer une douleur proche de la sienne, quelque terrible affliction partagée. « Est-ce qu’elle rentre dans le sol, demanda Jérémias, ou bondit par-dessus le bord ? » « Les deux », répondit Simon en accompagnant ses paroles d’un geste de la main. Ils avaient suivi le cours de ce ru depuis l’endroit où il prenait naissance dans la construction que Géloé avait nommée Maison des Eaux. Sortant mystérieusement de la roche, il ne disparaissait pas dans le bassin qui s’était formé au pied de la source – qui fournissait l’eau fraîche de la Nouvelle-Gadrinsett et était donc devenue l’un des lieux et des sujets de discussion de la toute jeune colonie – mais en débordait et filait à travers la Maison des Eaux, par ailleurs l’un des endroits les plus élevés de Sesuad’ra, avant de traverser le sommet sous la forme d’un petit ruisseau qui apparaissait et disparaissait selon la forme du sol. Simon n’avait jamais vu ou entendu parler d’une source qui avait un tel comportement – et qui avait jamais entendu parler d’une source sur un sommet, de toute façon ? – et il était fermement déterminé à suivre son cours et peut-être à découvrir son origine avant que les orages ne reviennent et rendent toute recherche impossible. Jérémias vint rejoindre Simon en contrebas. Tous deux se tinrent au-dessus du ru au cours animé et rapide. « Est-ce que tu crois qu’il descend jusqu’en bas, Jérémias fit un geste en direction de l’immense douve grisâtre qui entourait le pied de la Pierre de l’Adieu, ou est-ce qu’il rentre dans la colline ? » Simon haussa les épaules. Une eau qui sourdait du cœur d’une montagne sacrée sithie pouvait tout aussi bien retourner dans la roche, comme quelque incompréhensible roue de création et de destruction, comme l’avenir s’approchant pour absorber le présent, puis disparaissant pour devenir le passé. Il voulut suggérer de pousser plus loin l’exploration, mais Leleth s’engagea à son tour sur le flanc de la colline. Simon s’inquiéta pour elle, même si elle paraissait faire peu de cas de ce passage périlleux. Elle pouvait facilement glisser, et la pente était raide et dangereuse. Jérémias remonta de quelques pas et se saisit d’elle, l’attrapant sous ses bras minces et la soulevant pour la reposer à côté de lui. Durant ce mouvement, sa robe lâche se souleva ; durant un bref instant, Simon vit ses cicatrices, de longues boursouflures rougies qui couvraient ses cuisses. Ce devait être bien pire sur son ventre, se dit-il. Il avait réfléchi toute la matinée sur ce qui avait été dit dans la Maison de la Séparation à propos des Grandes Épées et du reste. Ces questions avaient paru abstraites, comme si Simon, ses amis et alliés, Élias et même le terrible Roi de l’Orage lui-même n’étaient rien plus que des pièces sur un plateau de shent, de petites choses que l’on pouvait considérer dans des centaines de configurations différentes. Mais là, d’une façon totalement soudaine, on lui rappelait les horreurs véritables d’un passé récent. Leleth, une enfant innocente, avait été terrorisée et martyrisée par les molosses du Pic de l’Orage ; des milliers d’autres, tout aussi innocents, avaient été chassés de chez eux, privés de leur famille, torturés, tués. La colère manqua lui faire perdre l’équilibre, comme si sa fureur était si puissante qu’elle pût l’assommer. S’il y avait une justice, quelqu’un paierait pour ce qui était arrivé – pour Morgénès, Haestan, Leleth, pour Jérémias avec son visage mince et ses peines cachées, pour Simon lui-même, déraciné et affligé. Qu’Usires ait pitié de moi, je les tuerais tous si je le pouvais. Élias et Pryrates et leurs Norns au visage blanc – Si seulement je le pouvais, je les tuerais de mes propres mains. « Je l’ai vue au château », dit Jérémias. Simon leva les yeux, surpris. Il avait serré les poings si fort que ses jointures lui faisaient mal. « Quoi ? » « Leleth. » Jérémias fit un signe de tête en direction de l’enfant qui frottait son visage sale en regardant la vallée inondée. « Lorsqu’elle était la servante de la princesse Miriamélé. Je me souviens avoir pensé : “Quelle jolie petite fille.” Elle était vêtue de blanc et portait des fleurs. J’ai trouvé qu’elle était très propre. » Il rit doucement. « Regarde-la, maintenant. » Simon se dit qu’il ne désirait pas parler de choses tristes. « Et regarde-toi, dit-il. Ça te va bien de parler de propreté. » Jérémias ne se laissa pas distraire. « Tu l’as vraiment connue, Simon ? La princesse, je veux dire. » « Oui. » Simon n’avait pas envie de répéter une nouvelle fois cette histoire à Jérémias. Il avait été amèrement déçu de découvrir que Miriamélé n’était pas avec Josua, et horrifié d’apprendre que personne ne savait où elle se trouvait. Il avait rêvé de lui raconter ses aventures, de la façon dont ses yeux vifs se seraient agrandis lorsqu’il lui aurait parlé du dragon. « Oui, répéta-t-il, je l’ai connue. » « Et était-elle belle, comme une princesse doit l’être ? » demanda Jérémias, soudain passionné. « Je suppose que oui. » Simon rechignait à parler d’elle. « Oui, elle l’était. Je veux dire, elle l’est. » Jérémias était sur le point de poser une autre question, mais il fut interrompu. « Ah ! » cria une voix venue d’en haut. « Vous êtes là ! » Une étrange silhouette bicéphale les regardait de derrière la grande pierre dressée. L’une des têtes avait les oreilles pointues. « Nous essayons de trouver d’où vient la source et où elle va, Binabik », cria Simon. La louve tourna la tête et aboya. « Qantaqa pense que vous devriez arrêter votre suivance d’eau pour l’instant, Simon. » Binabik s’esclaffa. « De toute façon, Josua a demandé que tous prennent le chemin du retour à la Maison de la Séparation. Il y a de la discussion à faire avec ampleté. » « Nous arrivons. » Simon et Jérémias prirent chacun une des petites mains froides de Leleth et remontèrent vers la cime. Le soleil les dévisagea comme un œil laiteux. Tous ceux qui avaient participé à la réunion du matin étaient de retour dans la Maison de la Séparation. Ils parlaient doucement, peut-être impressionnés par la taille et les dimensions étranges de la pièce, qui étaient bien plus perturbantes lorsque l’on n’était pas distrait par une foule, comme la veille au soir. La lumière souffreteuse de l’après-midi pénétrait par les fenêtres, mais avec si peu de force qu’elle semblait n’avoir pas de source, et illuminait la pièce de façon égale ; les ciselures méticuleuses des murs brillaient comme éclairées de leur propre lumière intérieure, rappelant à Simon les mousses scintillantes des tunnels du Hayholt. Il y avait erré dans une obscurité oppressante, étouffante. Il était allé au-delà du désespoir. Il devait y avoir une signification à sa survie. Il fallait bien qu’il ait été épargné pour une raison ! S’il vous plaît, Seigneur Aédon, pria-t-il, ne m’emmenez pas aussi loin juste pour me laisser mourir ! Mais il avait déjà maudit Dieu pour avoir laissé périr Haestan. Il ne faisait pas de doute qu’il était trop tard pour s’amender. Simon ouvrit les yeux et découvrit que Josua était arrivé. Le prince venait de quitter Vorzheva, et assura à tous qu’elle se sentait mieux. Deux hommes qui n’avaient pas participé au conseil du matin accompagnaient Josua : Sludig – qui avait fait une reconnaissance dans la vallée toute la matinée – et un jeune homme costaud du nom de Fréosel, originaire de Falshire, et que les colons avaient choisi pour être le connétable de la Nouvelle-Gadrinsett. Malgré son relatif jeune âge, Fréosel avait la paupière lourde et le regard méfiant d’un bagarreur invétéré. Il portait diverses cicatrices et deux de ses doigts manquaient. Après que Strangyeard eut prononcé une courte bénédiction et que le nouveau connétable eut été enjoint de garder le secret sur tout ce qu’il allait entendre, le prince Josua se leva. « Nous avons de nombreuses décisions à prendre, dit-il. Mais avant de commencer, laissez-moi vous parler de chance et de jours plus heureux. » « À une époque où notre seule perspective semblait être la défaite et le désespoir, Dieu nous a soutenu. Nous sommes maintenant dans un endroit sûr, alors qu’une saison plus tôt, nous étions éparpillés de par le monde, naufragés de la guerre. Nous avons entamé une quête pour l’une des trois Grandes Épées, qui sont peut-être notre seul espoir de victoire, et elle fut couronnée de succès. De nouveaux arrivants se rallient à notre bannière chaque jour, et si le temps nous en est donné, nous pourrons rassembler une armée assez puissante pour inquiéter jusqu’à mon frère le Roi souverain. » « Nos besoins sont immenses, bien sûr. Nous pourrons effectivement monter une armée à partir de tous ces gens qui sont chassés de leur maison dans toute l’Erkynée, mais il en faudra bien plus encore pour renverser le Roi souverain. Il est par ailleurs évident qu’il nous est déjà difficile de nourrir et d’abriter ceux qui sont déjà ici. Et il est même possible qu’aucune armée, quels que soient son nombre et son équipement, soit en mesure de défaire l’allié d’Élias, le Roi de l’Orage. » Josua fit une pause. « Ainsi donc, à mon avis, les questions importantes auxquelles nous devons répondre aujourd’hui sont au nombre de trois : quelles sont les intentions de mon frère ? Comment rassembler une puissance suffisante pour le contrecarrer ? Et comment prendre possession des deux autres épées, Clou-Radieux et Peine, si l’on veut pouvoir espérer défaire les Norns et leurs sombres maître et maîtresse ? » Géloé leva le bras. « Veuillez me pardonner, Josua, mais je pense qu’il y a une autre question : combien de temps avons-nous pour faire toutes ces choses ? » « Vous avez raison, Valada Géloé. S’il nous est possible de protéger cet endroit un an encore, nous rassemblerons peut-être une force suffisante pour commencer à pouvoir inquiéter Élias sur son propre terrain, ou du moins dans ses positions les plus éloignées. Mais, comme vous, je doute qu’on nous laissera en paix aussi longtemps. » D’autres voix s’élevèrent pour s’interroger sur le soutien que l’on pouvait attendre de l’est et du nord de l’Erkynée, des territoires qui pliaient sous le joug du roi Élias et qui pourraient potentiellement offrir d’autres alliés. Après un temps, Josua demanda une nouvelle fois le silence. « Avant que nous ne puissions résoudre toutes ces énigmes, déclara-t-il, l’on doit à mon sens répondre à la première et à la plus importante, savoir : que veux mon frère ? » « Le pouvoir, s’exclama Isorn. Le pouvoir de contrôler la vie des hommes comme s’ils n’étaient que de simples poupées de chiffon. » « Il l’a déjà, répondit Josua. Mais j’y ai très longtemps réfléchi, et je ne peux trouver meilleure réponse. Il ne serait certainement pas le premier roi de l’histoire à ne pas se contenter de ce qu’il a. Peut-être que la réponse à cette question cruciale nous restera cachée jusqu’au dernier instant. Si nous connaissions le contenu du pacte qui lie Élias au Roi de l’Orage, alors nous pourrions peut-être deviner les intentions secrètes de mon frère. » La voix de Binabik s’éleva : « Prince Josua, j’ai eu moi-même la longue interrogation d’une autre question. Quelles que soient l’envie et la planification de votre frère, la puissance et la magie ténébreuse du Roi de l’Orage l’aideront avec certaineté. Mais que veux le Roi de l’Orage en retour ? » Le silence s’imposa dans la grande salle de pierre durant un moment, puis les voix s’élevèrent de nouveau, opposant leurs arguments, jusqu’à ce que Josua tapât du pied au sol pour les faire taire. « Tu poses une question effroyable, Binabik, dit le prince. Que peut effectivement vouloir le Ténébreux ? » Simon pensa à l’obscurité des profondeurs du Hayholt, qu’il avait parcourues dans un terrible cauchemar hanté de fantômes. « Peut-être qu’il veut reprendre son château », dit-il. Simon avait parlé doucement, et ceux qui ne l’avaient pas entendu continuaient d’argumenter entre eux, mais Josua et Binabik se tournèrent tous deux pour le dévisager. « Miséricordieux Aédon, dit Josua, serait-ce possible ? » Binabik réfléchit un long moment, puis secoua la tête lentement. « Il y a quelque chose d’erroné dans cette pensée, même si elle est réfléchie avec grande intelligence, Simon. Dites-moi, Géloé, quelle est cette chose qui est dans le recoin lointain de ma pensée ? » La femme-sorcière acquiesça. « Ineluki ne pourra jamais revenir dans ce château. Lors de la chute d’Asu’a, ses ruines furent à ce point bénites par les prêtres et chargées de sorts qu’il ne pourrait pas y retourner d’ici la fin du monde. Non, je ne pense pas qu’il puisse le reprendre, même s’il en brûle sans aucun doute d’envie… Mais il peut vouloir faire diriger par Élias ce qu’il ne peut diriger lui-même. Pour toute leur puissance, les Norns sont peu nombreux – mais sous la forme d’une ombre cachée derrière le Trône du Dragon, le Roi de l’Orage pourrait régner sur toutes les terres d’Osten Ard. » L’expression de Josua se fit solennelle. « Et de penser que mon frère a si peu de respect pour son peuple ou son trône qu’il est capable de les vendre pour un prix pathétique à l’ennemi de l’humanité. » Il se tourna vers tous ceux qui étaient rassemblés là, ses traits maigres cachant avec difficulté sa fureur. « Pour l’instant, nous considérerons cela comme étant la vérité, que le Roi de l’Orage veut régner sur l’humanité à travers mon frère. Ineluki est, d’après ce que l’on m’a dit, une créature qui ne survit que par la haine, et je n’ai donc pas besoin de vous expliquer quel type de règne ce serait. Simon nous a dit que la femme sithie Amerasu avait pressenti le sort que le Roi de l’Orage envisageait pour l’homme, et l’avait qualifié de “terrible”. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir – et même si cela nous coûte la vie, si nécessaire – pour les arrêter tous les deux. Il faut maintenant s’intéresser aux autres questions. Comment allons-nous les combattre ? » Dans les heures qui suivirent, de nombreux plans furent proposés. Fréosel proposa prudemment de se contenter d’attendre dans leur abri pendant que la désaffection pour Élias gagnait tout Osten Ard. Hotvig qui, pour un homme des plaines, semblait bien s’adapter au goût de l’intrigue des Cages-de-pierre, émit le projet audacieux d’envoyer des hommes qui, avec les cartes d’Éolair, pourraient s’introduire dans le Hayholt et tuer Élias et Pryrates. Le père Strangyeard paraissait horrifié à l’idée de confier les précieux parchemins à une bande de brutes assassines. À mesure que ces éventualités étaient envisagées, proposées et débattues, les sangs s’échauffaient. Lorsqu’enfin Isorn et Hotvig, habituellement francs camarades, en vinrent presque aux mains, Josua mit fin à la discussion. « Souvenez-vous que nous sommes tous amis et alliés ici, dit-il. Nous avons tous l’objectif commun de libérer nos terres. » Le prince parcourut la pièce du regard, ramenant ses conseillers excités au calme d’un regard sévère comme un dresseur hyrka apaise ses chevaux sans les toucher. « Je vous ai tous entendu, et je vous suis reconnaissant de votre aide, mais je dois maintenant trancher. » Il posa sa main sur la table de pierre, près de la poignée enveloppée d’argent d’Épine. « Je conviens qu’il nous faut encore patienter ici avant d’être prêts à frapper Élias, il fit un signe de tête en direction de Fréosel, mais nous ne pouvons nous contenter d’attendre sans rien faire. De plus, nos alliés en Hernystir sont paralysés. Ils pourraient constituer une gêne déterminante sur le flanc ouest d’Élias s’ils recouvraient leur liberté de mouvement. S’ils pouvaient en plus rassembler les populations éparpillées de la région, ils pourraient faire mieux encore. J’ai donc décidé de combiner deux objectifs et de voir s’ils ne peuvent pas se servir l’un l’autre. » Josua se tourna vers le seigneur de Nad Mullach. « Comte Éolair, je vais vous renvoyer vers votre peuple avec plus que des remerciements, comme je l’ai promis. Vous partirez avec Isorn, fils du duc Isgrimnur. » Gutrun ne put retenir un petit cri étouffé, mais lorsque son fils se retourna pour la réconforter, elle sourit bravement et lui tapota l’épaule. Josua lui adressa un signe de tête, en réponse à sa tristesse. « Vous allez comprendre en découvrant mon plan, Duchesse, que je ne fais pas cela sans raison. Isorn, tu emmèneras avec toi une demi-douzaine d’hommes. Peut-être que certains des gardes-rande d’Hotvig consentiront à t’accompagner : ce sont des guerriers braves et des cavaliers infatigables. Sur le chemin d’Hernystir, tu rassembleras autant de tes compatriotes que faire se peut. Je sais que la plupart d’entre eux ne portent pas Skali Nez-tranchant dans leur cœur, et que les populations ont été dispersées à travers les Marches Gelées. Tu décideras ensuite selon les circonstances du meilleur usage qui pourra en être fait : aider à briser le joug de Skali sur le peuple d’Éolair, ou, si ce n’est pas possible, les ramener ici pour nous aider dans notre combat contre mon frère. » Josua regarda affectueusement Isorn, si concentré qu’il buvait chacun de ses mots comme s’il voulait les apprendre par cœur. « Tu es le fils du duc. Ils te respectent, et ils te croiront lorsque tu leur expliqueras qu’il s’agit du premier pas dans la reconquête de leurs terres. » Le prince se retourna vers l’assemblée. « Pendant qu’Isorn et les autres rempliront cette mission, nous nous appliquerons à faire progresser nos autres objectifs. Et il y a fort à faire. Le Nord a été à ce point dévasté par l’hiver, par Skali, par Élias et par son allié le Roi de l’Orage, que quelle que soit l’ampleur de la réussite d’Isorn, les terres au nord de l’Erkynée ne suffiront jamais à fournir la totalité des forces dont nous avons besoin. Nabban et le Sud sont sous la coupe des amis d’Élias, et tout particulièrement de Bénigaris, mais ces terres nous seront nécessaires. Alors et alors seulement, nous aurons suffisamment de combattants pour affronter Élias. Nous devons donc nous atteler à la tâche, en débattre, et réfléchir. Il doit exister un moyen d’isoler Bénigaris de la puissance d’Élias, mais pour l’instant je ne le vois pas. » Simon avait écouté impatiemment, mais avait tenu sa langue. Maintenant, alors qu’il semblait que Josua avait exprimé tout ce qu’il avait à dire, Simon ne put se retenir plus longtemps. Pendant que les autres criaient, il avait réfléchi avec une excitation croissante aux choses dont il avait parlé avec Binabik ce matin. « Mais, Prince Josua, s’exclama-t-il, et les Épées ? » Le prince acquiesça. « C’est également un sujet auquel il faudra réfléchir. Ne t’inquiète pas, Simon : je ne les ai pas oubliées. » Simon prit une longue inspiration, déterminé à se lancer. « La meilleure chose à faire serait de surprendre Élias. Envoyez Binabik, et Sludig, et moi chercher Clou-Radieux. Elle se trouve en dehors des murs du Hayholt. Si nous ne sommes que trois, nous poumons atteindre la tombe de votre père, prendre l’épée, et disparaître avant qu’Élias ait su que nous étions venus. Il n’imaginerait jamais que nous ferions une telle chose. » Simon eut un instant la vision d’un retour glorieux de lui et de ses compagnons à Sesuad’ra, tenant haut Clou-Radieux tandis que flottait sa nouvelle bannière au dragon. Josua sourit mais agita négativement la tête. « Personne ne doute de ta bravoure, Sire Seoman, mais nous ne pouvons prendre un tel risque. » « Nous avons trouvé Épine quand personne ne pensait cela possible. » « Mais la garde erkynéenne ne défilait pas au pied d’Épine chaque matin. » « Non, c’était le dragon. » « Assez. » Josua leva la main. « Non, Simon, il n’est pas encore temps. Lorsque nous pourrons attaquer Élias de l’est ou du sud et que nous pourrons distraire son attention de Swertclif et des tertres funéraires, alors le temps sera venu. Tu as conquis bien des honneurs, et en conquerras sans aucun doute bien d’autres, mais tu es maintenant un chevalier, avec toutes les responsabilités gue ce titre implique. J’ai regretté de t’avoir envoyé en quête d’Épine, et j’ai craint ne jamais te revoir. Maintenant que ton succès est allé au-delà de toute espérance, je préfère te garder un temps à mes côtés… ainsi que Binabik et Sludig, que tu as négligé de consulter avant de les proposer pour une mission mortelle. » Il sourit pour adoucir le coup. « Du calme, mon garçon, ce n’est rien. » Simon sentit monter en lui le même terrible sentiment d’impuissance qui l’avait envahi à Jao é-Tinukai’i. Ne comprenaient-ils donc pas qu’attendre trop longtemps pour agir pouvait les mener à leur perte ? Que le mal ne serait pas puni ? « Puis-je accompagner Isorn, plaida-t-il. Je veux être utile, Prince Josua. » « Apprends à être un chevalier, Simon, et profite de ces jours de relative liberté. Il y aura bien assez de danger plus tard. » Le prince se leva. Simon ne put s’empêcher de remarquer l’épuisement qui se lisait sur son visage. « Cela suffit pour aujourd’hui. Éolair, Isorn et ceux qu’Isorn choisira devront se préparer à partir d’ici deux jours. Sortons, maintenant. Un repas nous attend. Il ne sera pas aussi somptueux que celui qui a célébré l’adoubement de Simon, mais il nous fera néanmoins du bien. » D’un geste de la main, il mit fin au conseil. Binabik s’approcha de Simon, pour lui parler, mais Simon rageait et commença par ne pas répondre. Cela revenait encore une fois à la même chose, n’est-ce pas ? Attends, Simon, attends. Laisse les autres prendre les décisions. On te dira ce que tu dois faire bien assez tôt. « C’était une bonne idée », grommela-t-il. « Ce sera une bonne idée plus tard avec égalité, dit Binabik. Lorsque l’attention d’Élias sera dans nos filets, comme l’a dit Josua. » Simon le dévisagea, mais quelque chose dans le visage rond du troll rendait sa fureur futile. « Je veux juste être utile. » « Tu es bien plus que cela, ami Simon. Mais chaque chose a sa saison. Iq ta randayhet suk biqahuc, comme nous disons dans mes montagnes, l’hiver n’est pas la juste époque pour le baignement de rivière sans vêtements. » Simon réfléchit à cela durant un moment. « C’est stupide », dit-il enfin. « Eh bien, répondit Binabik avec une note d’exaspération dans la voix, tu peux dire ce que tu veux, mais ne viens pas pleurer devant mon feu lorsque tu auras choisi la mauvaise saison pour nager dans l’eau. » Ils marchèrent en silence sur la colline herbeuse, hantée par le soleil froid. 4. L’Enfant Silencieuse Bien que l’air fut chaud et immobile, les nuages noirs paraissaient anormalement épais. Le navire était resté presque paralysé toute la journée, ses voiles pendant contre ses mâts. « Je me demande quand l’orage va éclater », dit Miriamélé à haute voix. Un jeune marin qui se tenait non loin leva les yeux de surprise. « Madame ? Vous m’avez parlé ? » « J’ai dit que je me demandais quand l’orage allait éclater. » Elle fit un geste en direction de l’amoncellement de nuages dans le ciel. « Oui, Madame. » Lui parler semblait le mettre mal à l’aise. Sa maîtrise de la langue westerlienne n’était pas grande : elle supposa qu’il venait de l’une des petites îles du Sud, dont certains des habitants ne parlaient même pas nabbanais. « L’orage arrive. » « Je sais qu’il arrive. Je me demandais quand. » « Ah. » Il hocha la tête, puis regarda furtivement alentour, comme si l’information précieuse qu’il s’apprêtait à partager risquait d’attirer des voleurs. « L’orage arrive très bientôt. » Il lui adressa un large sourire flasque. Son regard la parcourut des chaussures au visage et son sourire s’élargit. « Très jolie. » Le plaisir momentané qu’avait pu lui procurer le fait d’avoir une discussion, quelque limitée qu’elle fut, fut aussitôt gâché. Elle reconnut l’expression dans les yeux du marin, ce regard insultant. Quelle que soit la liberté qu’il prenait dans son inspection, il n’oserait jamais la toucher, mais la seule raison en était qu’il la considérait comme un jouet appartenant de plein droit au maître du navire, Aspitis. Son indignation instinctive fut bientôt mêlée d’un doute soudain. Avait-il raison ? Malgré tous les doutes qu’elle entretenait maintenant au sujet du marquis – qui, si Gan Itaï disait vrai, avait rencontré Pryrates, et qui, si Cadrach disait vrai, était même au service du prêtre rouge – elle avait au moins cru que son intention affirmée de l’épouser était sincère. Mais aujourd’hui, elle se demandait si ce pouvait n’être qu’une ruse, un moyen de la maintenir docile et reconnaissante jusqu’à pouvoir l’éconduire dès son arrivée à Nabban et se mettre en quête de chair fraîche. Il pensait sans aucun doute qu’elle aurait trop honte pour avouer à quiconque ce qui s’était passé. Miriamélé ne savait pas ce qui la rendait la plus furieuse en cet instant : la possibilité d’être forcée d’épouser Aspitis, ou son contraire et qu’il lui eût menti avec la même condescendance désinvolte que celle dont il pourrait faire preuve dans une taverne avec une jolie catin. Elle dévisagea froidement le marin jusqu’à ce qu’enfin, perplexe, il préférât tourner les talons et repartir vers la proue du navire. Miriamélé le regarda s’éloigner, en souhaitant silencieusement qu’il glisse et s’écrase le visage sur le pont, mais son souhait ne fut pas exaucé. Elle ramena son regard vers les nuages noir suie et le triste océan métallique. Trois petits objets dansaient sur l’eau en poupe, à un bon jet de pierre du bateau. Pendant que Miriamélé regardait, l’une de ces choses approcha, puis ouvrit le trou rouge qui était sa bouche et hulula. La voix gargouillante du kilpa portait loin dans ces eaux calmes ; Miriamélé fit un bond de surprise. En réponse à son mouvement, les trois têtes se tournèrent vers elle, leurs yeux noirs humides et fixes, leurs bouches béant grossièrement. Miriamélé s’éloigna d’un pas du bastingage et fit le signe de l’Arbre, puis se tourna pour échapper à ces yeux vides. Elle manqua renverser Thurès, le jeune page qui était au service du marquis Aspitis. « Dame Marya », dit-il ; puis il voulut la saluer, mais il se trouvait trop près d’elle. Il se cogna la tête contre le coude de la princesse et laissa échapper un petit cri de douleur. Lorsqu’elle tendit le bras pour l’apaiser, il eut un geste de recul, embarrassé. « Maît’ vous veut. » « Où, Thurès ? » « Cabine. » Il reprit ses esprits. « Dans sa cabine, Madame. » « Merci. » Le garçon s’écarta comme pour lui ouvrir le chemin, mais le regard de Miriamélé avait une nouvelle fois été attiré par un mouvement dans l’eau. L’un des kilpas s’était éloigné des deux autres et nageait maintenant lentement à côté du bateau. Ses yeux vides fixés sur elle, la créature des mers sortit une main grise luisante de l’eau et laissa glisser ses longs doigts le long de la coque, comme s’ils cherchaient nonchalamment une prise pour grimper. Miriamélé, incapable de bouger, était aussi horrifiée que fascinée. Après un moment, la chose à l’apparence odieusement humaine se laissa couler et disparut doucement dans la mer, pour réapparaître quelques instants plus tard à un jet de pierre de la poupe du navire. Il se laissa flotter, la bouche luisante, les branchies sur son cou gonflant et rétrécissant régulièrement. Miriamélé ne pouvait détourner son regard, paralysée comme dans un cauchemar. Finalement, elle baissa les yeux et se força à s’éloigner du bastingage. Le jeune Thurès la regardait d’un air curieux. « Madame ? » « Je viens. » Elle le suivit, ne se retournant qu’une fois pour regarder en arrière. Les trois têtes se balançaient dans le sillage du bateau comme des flotteurs de pêche. Thurès la laissa dans l’étroit couloir qui menait à la cabine d’Aspitis et remonta l’échelle, courant certainement remplir d’autres taches. Miriamélé profita de cet instant de solitude pour se composer. Elle ne pouvait effacer le souvenir des yeux visqueux du kilpa, de son approche calme et délibérée du navire. La façon dont il l’avait regardée – presque avec insolence, comme s’il la défiait de l’arrêter. Elle fut parcourue d’un frisson. Ses pensées furent interrompues par une série de petits bruits métalliques qui s’échappaient de la cabine du marquis. La porte n’était pas totalement fermée, alors elle s’avança et regarda par l’interstice. Aspitis était assis devant son petit bureau. Un livre était ouvert devant lui, ses pages parcheminées reflétant la lumière crémeuse de la lampe. Le marquis fit glisser deux autres piles de pièces d’argent depuis la table vers un sac, puis jeta le sac cliquetant dans un coffre ouvert à ses pieds, qui semblait presque plein de sacs similaires. Aspitis inscrivit alors quelque chose dans le livre. Une latte de bois craqua – que ce fut sous son poids ou suite à un mouvement du navire, Miriamélé ne le savait pas – mais elle recula précipitamment avant qu’Aspitis ne put lever les yeux et la voir dans l’étroite fente de la porte entrouverte. Un instant plus tard, elle s’avança, et frappa fermement à la porte. « Aspitis ? » Elle l’entendit fermer le livre dans un bruit sourd, suivi de ce qu’elle devina être le frottement du coffre tiré sur le sol. « Oui, Madame. Entrez. » Elle poussa la porte et la franchit, puis la referma doucement derrière elle – mais sans laisser retomber la clenche. « Vous m’avez demandée ? » « Asseyez-vous, belle Marya. » Aspitis fit un geste en direction du lit, mais Miriamélé prétendit ne pas l’avoir vu et préféra se percher sur un tabouret à l’autre bout de la pièce. L’un des chiens d’Aspitis s’écarta pour faire de la place pour ses pieds, battit sa lourde queue, puis se rendormit. Le marquis était vêtu de sa robe au balbuzard brodé, celle qu’elle avait tant admirée lors de leur premier souper. Maintenant elle regardait les serres brodées d’or, parfait outil pour qui veut saisir et broyer, et sa propre inconséquence l’emplissait de remords. Comment ai-je pu me laisser piéger par tous ces mensonges stupides ? Elle ne le lui aurait jamais avoué, mais Cadrach avait eu raison. Si elle avait prétendu n’être qu’une roturière, Aspitis l’aurait peut-être laissée en paix ; et même s’il avait abusé d’elle, il n’aurait certainement pas aujourd’hui le projet de l’épouser. « J’ai vu trois kilpas qui nageaient près du bateau. » Elle le regarda avec un air de défi, comme s’il allait nier que ce fut vrai. « L’un d’entre eux s’est approché. On aurait dit qu’il allait monter à bord. » Le marquis hocha la tête, mais il souriait. « Ils ne feront pas une telle chose, Madame ; n’ayez crainte. Pas sur le Nuage de l’Eadne. » « Il a touché la coque ! » Elle leva une main ouverte en forme de griffe. « Comme ça. Il cherchait une prise. » Le sourire d’Aspitis disparut. Son expression se fit grave. « Je monterai sur le pont dès que nous aurons fini de parler. Je vais aller tirer quelques flèches sur ces démons aquatiques. On ne touche pas mon bateau. » « Mais que veulent les kilpas ? » Elle ne pouvait chasser les créatures grises de son esprit. De plus, elle n’était pas pressée de parler avec Aspitis de ce qu’il avait en tête, quoi que ce fut. Elle était maintenant convaincue que rien de bien la concernant ne pourrait découler des plans du marquis. « Je ne sais pas ce qu’ils veulent, Madame. » Il agita impatiemment la tête. « Ou plutôt si, je le sais : de la nourriture. Mais il existe pour les kilpas de nombreux moyens bien plus simples de s’assurer un repas que d’aborder un navire plein d’hommes armés. » Il la dévisagea. « Je n’aurais jamais dû vous dire cela. Maintenant vous êtes effrayée. » « Ils mangent… de la chair humaine ? » Aspitis agita la tête avec cette fois plus de véhémence. « Ils mangent du poisson, et parfois des oiseaux qui ne s’envolent pas assez vite quand ils flottent sur l’eau. » Il vit son air sceptique. « Oui, et d’autres choses aussi, quand ils en ont l’occasion. Il leur est arrivé d’aborder de petits bateaux de pêche, mais nul ne sait réellement pourquoi. De toute façon, cela n’a aucune importance. Je vous l’ai dit, ils ne feront rien contre le Nuage de l’Eadne. Il n’est pas de meilleur garde-mer que Gan Itaï. » Miriamélé resta un temps assise en silence. « Je suis certaine que vous dites vrai », dit-elle enfin. « Bien. » Il se leva, en évitant une poutre du plafond bas de la cabine. « Je suis heureux que Thurès vous ait trouvée – même si vous ne pouviez être bien loin sur un vaisseau en mer, n’est-ce pas ? » Son sourire parut un peu cruel. « Nous avons de nombreux points à discuter. » « Mon Seigneur. » Elle sentit une étrange lassitude l’envahir. Peut-être que si elle ne résistait pas, qu’elle ne protestait pas, et surtout qu’elle ne se souciait plus de rien, alors les choses se dérouleraient d’elles-mêmes, de façon peu satisfaisante mais fugace. Elle s’était promis de se laisser flotter, sans résister… « Nous sommes encalminés, dit Aspitis, mais je pense que le vent va se lever bientôt, bien avant l’orage. Avec un peu de chance, nous pourrions être sur l’île de Spenit demain soir. Imaginez cela, Marya ! C’est là que nous nous marierons, dans l’église consacrée à saint Lavennin. » Il serait tellement facile de ne pas résister, de se laisser flotter, comme le Nuage de l’Eadne, d’être portée lentement par le souffle imperturbable du vent. Elle aurait bien une chance de s’enfuir une fois sur Spenit, n’est-ce pas… ? « Mon Seigneur, s’entendit-elle dire, il y a… des problèmes. » « Oui ? » Le marquis inclina sa tête aux cheveux d’or. Miriamélé se dit qu’il ressemblait à un chien dressé, imitant la civilisation tout en flairant sa proie. « Des problèmes ? » Elle serra le tissu de sa robe dans sa paume moite, et prit une longue inspiration. « Je ne puis vous épouser. » Contre toute attente, Aspitis s’esclaffa. « Oh ! Quelle sottise ! Mais bien sûr que vous le pouvez ! Seriez-vous inquiète au sujet de ma famille ? Ils apprendront à vous aimer, tout comme moi. Mon frère a épousé une Perdruinaise, et c’est aujourd’hui la fille favorite de ma mère. N’ayez aucune inquiétude. » « Ce n’est pas cela. » Elle serra sa robe plus fort. « C’est… c’est juste que… qu’il y a quelqu’un d’autre. » Le marquis fronça les sourcils. « Que voulez-vous dire ? » « Je suis déjà promise à quelqu’un d’autre. Chez moi. Et je l’aime. » « Mais je vous avais posé la question ! Vous m’aviez dit qu’il n’y avait personne. Et vous vous êtes donnée à moi. » Il était en colère, mais avait réussi à garder son calme. Miriamélé sentit sa peur s’atténuer quelque peu. « Je me suis disputée avec lui, et j’ai refusé de l’épouser ; c’est d’ailleurs pour cela que mon père m’a envoyée au couvent. Mais j’ai compris que j’avais eu tort. Je me suis montrée injuste avec lui… et injuste avec vous. » Elle se détesta pour avoir dit cela. Il n’y avait, semblait-il, qu’une faible chance qu’elle fut effectivement injuste avec Aspitis ; il n’avait certainement pas péché par excès de chevalerie avec elle. Mais il fallait faire preuve de générosité. « Mais de vous deux, c’est lui que j’ai aimé en premier. » Aspitis avança d’un pas vers elle, la bouche déformée. Il y avait une étrange tension dans sa voix. « Mais vous vous êtes offerte à moi. » Elle baissa les yeux, désireuse de ne pas l’offenser. « J’ai eu tort. J’espère que vous me le pardonnerez. J’espère qu’il me le pardonnera, même si je ne le mérite pas. » Le marquis lui tourna brusquement le dos. Ses paroles étaient tendues, difficilement contrôlées. « Et cela s’arrête là, d’après vous ? Vous allez juste dire : “Adieu, Marquis Aspitis !” C’est ce que vous pensez ? » « Je ne puis que faire appel à votre honneur de gentilhomme, mon Seigneur. » La petite pièce semblait avoir rétréci. Elle eut l’impression de pouvoir sentir l’air s’appesantir, comme si l’orage s’abattait sur elle. « Je ne puis qu’invoquer votre bonté et votre pitié. » Les épaules d’Aspitis commencèrent à s’agiter. Une lamentation puissante et grave prit naissance au plus profond de lui. Miriamélé, horrifiée, se fit toute petite contre le mur, à moitié convaincue qu’il allait se transformer en un loup enragé sous ses yeux, comme dans les histoires de son enfance. Le marquis d’Eadne et de Brina fit volte-face. Ses dents étaient effectivement découvertes dans une expression lupine, mais il riait. Elle en fut sidérée. Comment se fait-il qu’il… ? « Oh, Madame ! » Il pouvait à peine contrôler son hilarité. « Vous êtes très maligne ! » « Je ne comprends pas, dit-elle d’un ton glacial. Vous trouvez ça drôle ? » Aspitis frappa dans ses mains. Ce claquement soudain fit sursauter Miriamélé. « Vous êtes tellement maligne. » Il hocha la tête. « Mais vous n’êtes pas aussi maligne que vous le croyez… Princesse. » « Que… quoi ? » Il sourit. Il n’y avait absolument plus rien de charmant dans son expression. « Vous pensez vite et vous inventez très bien de superbes petits mensonges – mais j’ai assisté aux funérailles de votre grand-père, ainsi qu’au couronnement de votre père. Vous êtes Miriamélé. Je le sais depuis le premier soir où vous vous êtes assise à ma table. » « Vous… vous… » Les mots s’entrechoquaient dans son esprit, mais aucun n’avait de sens. « Quoi… ? » « Je me suis douté de quelque chose dès que l’on vous a amenée à moi. » Il tendit la main et la glissa le long du visage de Miriamélé, en remontant vers ses cheveux. Ses doigts puissants la saisirent derrière l’oreille. Elle s’immobilisa, et retint sa respiration. « Voyez-vous, dit-il, vos cheveux sont courts, mais dans leur partie la plus proche du crâne ils sont blonds… tout comme les miens. » Il gloussa. « Eh bien… Une jeune femme noble en route pour le couvent pourrait peut-être se couper les cheveux en chemin – mais les teindre, quand ils sont naturellement d’une si belle couleur ? Vous pouvez être certaine que j’ai très soigneusement observé votre visage, ce soir-là. Après cela, il n’y avait plus rien de très difficile. Je vous avais déjà vue, même si ce n’était pas de près. Tout le monde sait que la fille d’Élias était à Naglimund, et avait disparu à la chute du château. » Il claqua des doigts en souriant. « Voilà. Maintenant vous êtes mienne, et nous allons nous marier sur Spenit, parce qu’à Nabban, où vous avez encore de la famille, vous pourriez vous échapper. » Il eut un nouveau gloussement satisfait. « Mais elle deviendra également ma famille. » Il lui était difficile de parler. « Vous voulez vraiment m’épouser ? » « Pas à cause de votre beauté, Madame, bien que vous soyez très jolie. Et pas parce que j’ai partagé votre couche. Si je devais épouser toutes les femmes que j’ai connues, j’aurais besoin d’offrir leur propre château à mon armée d’épouses, comme le font les rois du désert de Nascadu. » Il s’assit sur le lit, et se laissa glisser en arrière jusqu’à pouvoir reposer la tête contre le mur de la cabine. « Non. Vous allez être mon épouse. Ensuite, lorsque votre père aura achevé ses conquêtes et qu’il se sera lassé de Bénigaris, comme ça a été mon cas il y a bien longtemps – saviez-vous qu’après avoir tué son père, il a bu du vin et pleuré toute la nuit, comme un enfant ! –, lorsque votre père se sera lassé de Bénigaris, qui sera mieux placé pour régner sur Nabban que celui qui a trouvé sa fille, est tombé amoureux d’elle, et la lui a ramenée ? » Son sourire avait l’éclat d’une lame. « Moi. » Elle le dévisagea, avec l’impression que sa peau devenait froide ; elle se sentait presque capable de cracher du venin comme un serpent. « Et si je lui dis que vous m’avez enlevée et déshonorée ? » Il dénia de la tête, amusé. « Vous n’êtes pas aussi bonne tacticienne que je le croyais, Miriamélé. Vous vous êtes présentée sur mon bateau sous une fausse identité devant de nombreux témoins, qui m’ont vu vous faire la cour alors qu’il m’avait été dit que vous n’étiez que la fille d’un petit baron. Lorsque l’on saura que vous avez été – déshonorée, avez-vous dit ? – pensez-vous que votre père refusera un époux légitime et de haute lignée ? Un époux qui est déjà son allié, et qui lui a rendu – il tendit la main et tapota quelque chose que Miriamélé ne put voir – d’importants services ? » Ses yeux brillants brûlèrent dans les siens, moqueurs et immensément satisfaits. Il avait raison. Il n’y avait rien qu’elle pût faire pour l’en empêcher. Il la possédait. La possédait. « Je sors. » Elle se leva en flageolant. « Ne vous jetez pas dans l’océan, belle Miriamélé. Mes hommes vous surveilleront pour s’assurer que vous ne nous jouerez pas un tel tour. Vous m’êtes bien trop précieuse vivante. » Elle poussa la porte, qui ne s’ouvrit pas. Elle se sentait vide, creuse et à l’agonie, comme si son corps avait été vidé de son air. « Essayez de tirer », suggéra Aspitis. Miriamélé s’avança en chancelant dans le couloir sombre, qui semblait se balancer follement. « Je vous rejoindrai un peu plus tard dans votre cabine, mon amour, clama le marquis. Préparez-vous à me recevoir. » Elle put de justesse grimper l’escalier et atteindre le pont avant de tomber à genoux. Elle voulut s’enfoncer dans l’obscurité et disparaître. Tiamak était furieux. Il avait beaucoup fait pour le bien de ses associés terres-sèches – la Ligue du Parchemin, comme ils s’appelaient, même si Tiamak se disait parfois qu’un groupe d’une demi-douzaine de membres était un peu réduit pour justifier le nom de Ligue. Mais le docteur Morgénès en avait fait partie, et Tiamak révérait le docteur, alors il avait toujours fait de son mieux lorsque quelqu’un de la Ligue avait besoin d’une information que seul le petit Salanais pouvait offrir. Les Terres-sèches n’avaient que rarement l’usage de la sapience salanaise, mais lorsque c’était le cas – quand, par exemple, l’un d’entre eux avait besoin d’un échantillon d’herbe-torse ou de boiteux-d’or, des herbes qui n’avaient jamais été disponibles sur un marché terre-sèche – alors ils ne mettaient pas longtemps à envoyer une note à Tiamak. Occasionnellement, comme lorsqu’il avait laborieusement réalisé un bestiaire de la faune du marais entièrement illustré de sa main pour Dinivan, ou lorsqu’il avait étudié et retranscrit pour le vieux Jarnauga quelles rivières atteignaient le Wran, et ce qui arrivait lorsque leur eau douce se mêlait au sel de la baie de Firannos, il recevait une longue lettre de remerciement du récipiendaire – de fait, la lettre de Jarnauga avait à ce point encombré son porteur que le pigeon avait mis le double du temps habituel pour parcourir la distance. Dans ces courriers pleins de gratitude, les membres de la Ligue laissaient parfois entendre que Tiamak pourrait dans un avenir proche devenir officiellement l’un des leurs. Peu apprécié des habitants de son village, Tiamak avait terriblement besoin de ce genre de reconnaissance. Il se souvint de Perdruin, de l’hostilité et de la méfiance qu’il avait ressenties de la part des autres jeunes étudiants, qui avaient été abasourdis de découvrir un Salanais dans leurs rangs. Sans la bonté de Morgénès, il serait vite reparti vers ses marais. Pourtant, sous l’apparence timide de Tiamak, brûlait plus qu’un peu de fierté. N’avait-il pas été, après tout, le premier Salanais à jamais quitter les marais et à étudier avec les Frères aédonites ? Même les habitants de son village savaient qu’il était unique. Et donc, les encouragements des Porteurs du Parchemin lui avaient donné l’impression que son heure viendrait. Un jour, il serait membre de la Ligue du Parchemin, le plus haut cercle de lettrés qui soit, et se rendrait tous les trois ans chez l’un des membres pour une réunion, un rassemblement d’égaux. Il verrait le monde et deviendrait un lettré célèbre… c’était du moins ce qu’il avait imaginé. Lorsque l’immense Rimmersleute Isgrimnur était entré dans La Coupe de Pélippa et lui avait donné le pendentif tant convoité – le parchemin d’or à la plume –, Tiamak avait senti son cœur bondir. Tous ses sacrifices avaient porté leurs fruits ! Mais l’instant d’après, le duc Isgrimnur lui avait expliqué que le pendentif provenait des mains de Dinivan mourant ; et lorsque Tiamak, éberlué, s’était enquis de Morgénès, Isgrimnur lui avait appris la terrible nouvelle de son décès, qu’il était mort depuis près de six mois. Deux semaines avaient passé, et Isgrimnur ne comprenait toujours pas le désespoir de Tiamak. Il semblait penser que, bien que la disparition de ces deux hommes fut triste, la mélancolie endeuillée de Tiamak était un peu exagérée. Mais le Rimmersleute n’avait apporté aucune nouvelle stratégie, aucun conseil utile ; il n’était même pas, avait-il admis, membre de la Ligue ! Isgrimnur ne paraissait pas comprendre que Tiamak – qui avait attendu de longues et douloureuses semaines dans l’expectative d’une explication de ce que préparait Morgénès – se sentait maintenant aussi désarmé, aussi impuissant qu’une barque entraînée dans un tourbillon. Tiamak avait fait fi de ses obligations envers son peuple pour répondre à l’appel d’un Terre-sèche – ou c’était du moins ce qu’il lui semblait lorsqu’il était assez furieux pour oublier que c’était en fait l’attaque du crocodile qui l’avait détourné de sa députation à Nabban. De toute façon, il avait incontestablement failli à son peuple. Tiamak devait reconnaître qu’Isgrimnur lui assurait au moins le gîte et le couvert, ce que le Salanais aurait été bien en mal de faire. C’était au moins une chose, mais ce n’était que justice : les Terres-sèches avaient exploité les Salanais depuis des temps immémoriaux. Tiamak lui-même avait été menacé, pourchassé et abusé sur les marchés d’Ansis Pelippé. Morgénès l’avait protégé alors, mais maintenant Morgénès était mort. Le propre peuple de Tiamak ne lui pardonnerait jamais sa trahison. Et Isgrimnur était obsédé par le vieux portier Céallio, qui était d’après les dires du duc le légendaire chevalier Camaris ; en regard de cela, la vie ou la mort de Tiamak ne semblaient guère avoir d’importance aux yeux d’Isgrimnur. Si l’on songeait à tout cela, il paraissait évident que Tiamak avait maintenant autant d’utilité qu’un crabe sans pattes. Il leva les yeux, surpris. Ses pas l’avaient entraîné bien loin de La Coupe de Pélippa, dans un quartier de Kwanitupul qu’il ne reconnaissait pas. L’eau ici était encore plus grise et plus grasse, parsemée de dépouilles de poissons et d’oiseaux marins. Les bâtiments à l’abandon qui donnaient sur les canaux semblaient presque s’affaisser sous le poids de siècles de crasse et de sel. Un vertigineux sentiment de vide et de désolation s’empara de lui. Vous Qui Toujours Marchez sur le Sable, faites que je revienne chez moi sain et sauf. Que mes oiseaux soient encore en vie. Que… « Un homme des marais ! » Le cri interrompit sa prière. « Il vient par ici ! » Surpris, Tiamak regarda alentour. Trois jeunes Terres-sèches vêtus des robes blanches des Danseurs de Feu se tenaient de l’autre côté de l’étroit canal. L’un d’entre eux repoussa sa capuche, pour révéler un crâne en partie tondu, quelques mèches de cheveux se dressant encore comme des touffes d’herbe. Son regard, même de loin, paraissait anormal. « Il vient par ici ! » répéta-t-il gaiement, comme si Tiamak était un vieil ami. Tiamak savait qui étaient et ce qu’étaient ces hommes ; il ne voulait rien avoir à faire avec leur folie. Il fit demi-tour et boitilla le long de la passerelle inégale. Les bâtiments qu’il dépassa étaient obturés par des planches, inhabités. « Le Roi de l’Orage arrive ! Il va s’occuper de ta jambe ! » Sur l’autre rive, les trois Danseurs de Feu avaient eux aussi tourné les talons. Ils avançaient maintenant parallèlement à Tiamak en le singeant, faisant un pas court pour chacun de ses boitements, et criaient tout en marchant. « Tu ne le sais pas encore ? Les estropiés et les malades seront exterminés ! Le feu les prendra, la glace les recouvrira ! » Tiamak vit une ouverture dans le long mur à sa droite. Il s’y engagea, en espérant que ce ne serait pas une impasse. Les railleries des Danseurs de Feu l’y suivirent. « Où vas-tu, petit homme brun ? Quand il arrivera, le Roi de l’Orage te trouvera, que tu sois caché dans le plus profond des trous ou sur la plus haute des montagnes ! Reviens parler avec nous, ou nous venons te chercher ! » Le passage menait dans une grande cour à ciel ouvert, qui avait peut-être été un atelier de construction de bateaux, mais ne contenait maintenant que les rebuts de ses anciens occupants, une pile d’espars gris altérés par le temps, des manches d’outil brisés, et des éclats de pots fracassés. Les planches du sol de la cour étaient à ce point déformées qu’en baissant les yeux il put voir de longues bandes du canal boueux qui coulait sous ses pieds. Tiamak traversa précautionneusement la cour au sol douteux, jusqu’à une porte qui ouvrait sur une autre passerelle. Les cris des Danseurs de Feu se firent moins audibles, mais paraissaient néanmoins gagner en ampleur et en fureur à mesure qu’il s’éloignait. Pour un Salanais, Tiamak avait une certaine maîtrise de la ville, mais même ses habitants se perdaient facilement dans Kwanitupul. Rares étaient les bâtiments qui restaient longtemps en usage, ou même simplement debout ; les rares établissements qui pouvaient se targuer d’un siècle ou même de deux d’existence s’étaient déplacés au moins une douzaine de fois – l’air marin et les eaux boueuses avaient raison de n’importe quelle peinture, de n’importe quel pilier. Rien n’était permanent à Kwanitupul. Après avoir marché quelque temps, Tiamak commença à reconnaître quelques points de repères familiers : la flèche chancelante de Sainte Rhiappa en ruines, la peinture vive mais en décomposition du dôme de la Grande Halle. À mesure que s’atténuait l’angoisse d’être égaré et menacé revenait son lourd dilemme. Il était piégé dans une cité inamicale. S’il désirait gagner sa vie, il devait louer ses services en tant que scribe ou traducteur, ce qui signifiait prendre ses quartiers près du marché, parce que les affaires de la soirée, et en particulier les petites transactions sur lesquelles Tiamak pouvait intervenir, n’attendaient jamais le matin. S’il ne travaillait pas, il restait dépendant de la continuation de la charité du duc Isgrimnur. Tiamak n’avait pas le moindre désir de souffrir l’hospitalité de la redoutable Charystra une seconde plus que nécessaire. Pour résoudre ce problème, il avait déjà proposé à Isgrimnur que tous vinssent s’installer plus près du marché : ainsi, Tiamak pourrait gagner de l’argent pendant que le duc soignerait le portier idiotique. Mais le Rimmersleute s’était montré inflexible. Il était convaincu que Dinivan avait eu une bonne raison de leur demander d’attendre à La Coupe de Pélippa, même s’il ne pouvait dire laquelle. Et donc, bien qu’Isgrimnur n’aimât pas plus la tenancière que Tiamak, il refusait de partir. Tiamak s’interrogeait par ailleurs sur sa possible appartenance à la Ligue du Parchemin. Les apparences indiquaient qu’il venait d’y être associé, mais les membres qu’il connaissait personnellement étaient morts, et il n’avait reçu aucun message des autres depuis des mois. Qu’était-il censé faire ? Enfin, et c’était loin d’être un problème mineur, il faisait des cauchemars. Ou plus exactement, se corrigea-t-il, des rêves étranges. Durant ces dernières semaines, son sommeil avait été hanté par une apparition : quel que fut son rêve, qu’il fut pourchassé par un crocodile avec un œil dans chacune de ses mille dents, ou qu’il partageât un splendide repas de crabe et de poisson avec ses parents ressuscités, le fantôme d’une enfant était présent – une petite fille terre-sèche aux cheveux noirs qui l’observait en silence. L’enfant n’intervenait jamais, que le rêve fut effrayant ou agréable, et paraissait en quelque sorte moins réelle que le rêve lui-même. Sans la constance de sa présence de rêve en rêve, il l’aurait oubliée. Ces derniers temps, elle semblait se faire de plus en plus ténue, comme si son image s’estompait dans la texture du monde des rêves, sans que son message eût été transmis… Tiamak leva les yeux et vit le quai de déchargement des chalands. Il était absolument certain d’être passé par là en sortant. Bien. Il était de retour en des quartiers plus familiers. Il y avait donc là un autre mystère – qui était ou que symbolisait cette petite fille muette ? Il tenta de se remémorer ce que Morgénès lui avait dit des songes et de la Route des Rêves, et de ce que pourrait signifier une telle apparition, mais sans réussir à évoquer le moindre souvenir utile. C’était peut-être un messager de la Terre des Morts, un esprit envoyé par feu sa mère, fustigeant silencieusement son manquement à ses obligations… « Le petit homme des marais ! » Tiamak fit volte-face, et découvrit les trois Danseurs de Feu dressés sur la passerelle à quelques pas de lui. Cette fois, il n’y avait pas de canal pour les séparer. Leur meneur s’avança. Sa robe blanche n’était pas très nette, maculée de traces de mains et de marques de suif, mais ses yeux étaient encore plus effrayants qu’ils ne l’avaient été de loin, brillant et brûlant comme s’ils possédaient leur propre lumière intérieure. Son regard semblait jaillir de son visage. « Tu ne marches pas très vite, petit homme. » Il sourit, montrant des dents gâtées. « Quelqu’un t’a fait mal à la jambe ? Très mal ? » Tiamak recula de quelques pas. Les trois jeunes hommes attendirent qu’il s’arrêtât, puis s’avancèrent nonchalamment de la même distance pour maintenir leur écart. Il était évident qu’ils n’allaient pas le laisser partir. Tiamak laissa descendre sa main jusqu’au manche de son couteau. Les yeux brillants s’ouvrirent plus grands, comme si le maigre Salanais devenait soudain une proie plus intéressante. « Je ne vous ai rien fait », dit Tiamak. Le meneur rit en silence, écartant ses lèvres pour laisser pendre sa langue comme un chien. « Il arrive, tu sais. Tu ne pourras pas lui échapper. » « Est-ce que ton Roi de l’Orage t’a chargé d’importuner des passants innocents ? » Tiamak s’efforça de parler d’une voix forte. « Je ne peux pas croire qu’un tel être s’abaisserait à cela. » Il fit doucement glisser le couteau dans sa gaine. Le meneur prit un air amusé pour s’adresser à ses compagnons. « Ah, mais il parle bien pour un petit homme brun, n’est-ce pas ? » Ses yeux brillants revinrent vers Tiamak. « Le maître veut savoir qui est digne de lui, qui est fort. Il ne sera pas magnanime envers les faibles lorsqu’il viendra. » Tiamak recula, espérant rejoindre un endroit plus peuplé où d’autres l’aideraient – ce qui était fort peu probable dans ces quartiers perdus de Kwanitupul –, ou au moins toucher un mur qui protégerait ses arrières et limiterait la capacité de mouvement de ses trois agresseurs. Il pria Ceux qui Observent et Façonnent de faire qu’il ne trébuchât pas. Il aurait aimé pouvoir tâtonner de la main pour savoir ce qu’il y avait derrière lui, mais savait qu’il pouvait avoir besoin de ce bras pour parer le premier coup ou pour conserver la possibilité de tirer son couteau. Les trois Danseurs de Feu le suivirent, leurs trois visages aussi dénués de compassion que celui d’un crocodile. D’ailleurs, se dit Tiamak pour se donner du courage, il avait combattu un crocodile, et survécu. Ces bêtes n’étaient guère différentes, n’était que le crocodile l’aurait au moins mangé. Ces trois-là le tueraient pour le plaisir, ou au nom d’une vision pervertie de ce que pouvaient être les désirs de leur Roi de l’Orage. Même alors qu’il reculait, engagé dans une étrange danse de mort avec ses persécuteurs, même alors qu’il recherchait désespérément un endroit qui ne fut pas trop défavorable pour se défendre, Tiamak ne pouvait s’empêcher de se demander comment le nom d’un obscur démon des légendes du Nord pouvait maintenant être sur les lèvres des brutes de Kwanitupul. Les choses avaient vraiment beaucoup changé depuis la dernière fois qu’il avait quitté les marais. « Attention, petit homme. » Le regard du meneur se porta au-delà de Tiamak. « Tu vas tomber et te noyer. » Surpris, Tiamak jeta un coup d’oeil par-dessus son épaule, s’attendant à découvrir le canal derrière une passerelle sans balustrade juste derrière lui. Lorsqu’il réalisa qu’au lieu de cela il se trouvait à l’entrée d’une sombre ruelle, et qu’on s’était joué de lui, il se retourna précipitamment pour faire face à ses poursuivants, juste à temps pour éviter le coup d’un gourdin plombé qui s’écrasa sur le mur de bois derrière lui. Des éclats volèrent en tous sens. Tiamak tira son couteau de sa gaine et décocha un coup circulaire en direction de la main qui tenait le gourdin. Il la manqua mais trancha dans la manche d’une robe blanche. Deux des Danseurs de Feu, dont l’un agitait une manche déchirée en signe de moquerie, vinrent se placer sur ses flancs, tandis que le meneur lui faisait face. Tiamak recula dans l’allée en agitant son couteau devant lui pour tenter de les garder tous les trois à distance. Le meneur partit d’un grand éclat de rire, tout en tirant son propre gourdin de sous sa robe. Ses yeux débordaient d’une joie méprisante et terrifiante. L’assaillant de gauche émit soudain un bruit mat et disparut derrière le coin de la ruelle et de la passerelle qu’ils venaient de quitter. Tiamak supposa qu’il allait faire le guet pendant que ses acolytes en finissaient avec leur victime. Un instant plus tard, le gourdin du jeune absent réapparut sans son porteur, et traversa la ruelle pour aller s’écraser contre le Danseur de Feu à la droite de Tiamak, le choc le projetant contre le mur de la ruelle. Son crâne laissa une marque rouge contre les planches de bois lorsqu’il glissa jusqu’au sol pour former une masse informe de tissu blanc. Alors que le meneur au crâne rasé restait bouche bée de surprise, une puissante silhouette pénétra dans la ruelle derrière lui, le souleva fermement par le cou, et l’envoya voler vers le parapet de la passerelle, qui se brisa sous le choc, comme s’il avait été frappé par la pierre d’une catapulte. Le corps amorphe roula sur les restes de la rambarde, et tomba dans le canal ; puis, après un long moment de silence, il s’enfonça et disparut dans l’eau grasse. Tiamak réalisa qu’il tremblait de tout son corps, d’exaltation et de terreur. Il leva les yeux vers le visage doux et un peu interloqué de Céallio, le portier. Camaris. Le duc a dit que c’était Camaris, pensa Tiamak, fasciné. Un chevalier. Voué à… voué à… à protéger les innocents. Le vieil homme posa sa main sur l’épaule de Tiamak et le mena hors de la ruelle Cette nuit-là, le Salanais rêva de silhouettes en linceul blanc et dont les yeux étaient des roues de feu. Ils venaient vers lui par-dessus les eaux, comme des voiles claquantes. Il se débattait dans l’un des bras annexes du Wran, cherchant à échapper au courant, mais quelque chose le retenait par la jambe. Plus il s’agitait, plus il lui était difficile de rester à la surface. La petite fille aux cheveux noirs le regardait depuis la berge, solennelle et silencieuse. Elle était cette fois à ce point estompée qu’il pouvait à peine la voir, comme si elle était faite de brume. Finalement, avant même que son rêve ne fut achevé et qu’il se fut éveillé en suffocant, elle disparut. Diawen, la Devineresse, avait fait de sa caverne au cœur de la montagne quelque chose qui ressemblait fort à la petite maison qu’elle habitait autrefois dans les environs d’Hernysadharc, près de la lisière du Circoille. La petite caverne était fermée aux regards par des châles de laine tendus en travers de l’entrée. Lorsque Maegwin écarta doucement l’un des châles, une bouffée d’une fumée doucereuse s’échappa. Le rêve des lumières brillantes avait été si réaliste, son importance à ce point évidente, que Maegwin avait eu depuis son réveil bien des difficultés à vaquer à ses occupations. Bien que les besoins de son peuple fussent nombreux et qu’elle eût fait de son mieux pour les satisfaire, elle s’était mue toute la matinée dans une espèce de brouillard, le cœur et l’esprit ailleurs alors même qu’elle tenait la main d’un vieillard ou prenait un enfant dans ses bras. Diawen avait été prêtresse de Mircha bien des années plus tôt, mais avait rompu ses vœux – personne ne savait pourquoi, ou du moins personne ne pouvait l’affirmer avec certitude, mais les spéculations allaient bon train – puis quitté son ordre pour vivre seule. Elle avait la réputation d’être folle, mais on disait aussi qu’elle savait guérir, lire dans les rêves et voir ce qui est. Dans la difficulté, bien des habitants d’Hernysadharc, après avoir laissé un bol de fruits et une pièce en offrande à Brynioch ou à Rhynn, attendaient la nuit pour aller chercher chez Diawen une assistance plus immédiate. Maegwin se souvenait l’avoir vue une fois sur le marché près du Taig, ses longs cheveux châtains flottant comme un fanion. La nourrice de Maegwin l’avait rapidement tirée à l’écart, comme si le simple fait de regarder Diawen pouvait être dangereux. Lors, confrontée à un rêve important mais obscur, et ayant fait une grave erreur dans son interprétation du précédent, Maegwin avait cette fois décidé de chercher conseil. Et si quelqu’un était capable de comprendre ce qui lui arrivait, pensait-elle, ce serait sans aucun doute Diawen. Pour une pièce envahie par un nuage de fumée aussi épais que le brouillard de l’Inniscrich, la caverne de la Devineresse était étonnamment ordonnée. Elle avait soigneusement arrangé les quelques possessions qu’elle avait pu sauver de sa maison d’Hernysadharc – une collection d’objets chatoyants qui auraient fait la joie d’une pie au nid. Des douzaines de colliers de verroterie étaient suspendus aux murs de pierre brute de la caverne, et reflétaient la lumière du feu comme des toiles d’araignée gonflées de rosée. De petites piles de babioles étincelantes – principalement des billes de métal et des petits cailloux polis – étaient disposées sur le rocher plat qui lui servait de table. Dans diverses niches des murs étaient répartis les outils tout aussi rutilants servant à son art : des miroirs variant en taille de celle d’un plateau à celle de l’ongle du pouce, faits de métal poli ou même de verre, certains ronds, certains carrés, d’autres elliptiques comme un œil de chat. Maegwin fut fascinée d’en voir autant en un même lieu. Enfant d’une cour rustique, où le miroir d’une dame était peut-être sa possession la plus chère après sa réputation, elle n’avait jamais rien vu de comparable. Diawen avait été belle autrefois, ou c’était du moins ce que tout le monde disait. Il était devenu difficile de s’en faire une opinion. Ses yeux bruns et sa bouche large s’inscrivaient dans un visage buriné et émacié. Sa chevelure, qui restait exceptionnellement longue et fournie, était maintenant d’un gris fer très ordinaire. Maegwin se dit qu’elle ne ressemblait guère qu’à une femme mince vieillissant rapidement. Diawen eut un sourire moqueur. « Ah, jeune Maegwin. Vous venez me voir pour un philtre d’amour, n’est-ce pas ? Si c’est après le comte que vous en avez, il faudra d’abord lui chauffer les sangs, ou le charme ne prendra pas. Il est vraiment circonspect, celui-là. » La surprise initiale de Maegwin fit rapidement place au choc et à la colère. Comment cette femme pouvait-elle connaître ses sentiments envers Éolair ? Tout le monde le savait-il ? Était-elle un sujet de dérision autour de tous les feux de camp ? Un instant, son profond sentiment de responsabilité envers les sujets de son père s’évapora. Pourquoi poursuivre un combat aussi éprouvant si c’était pour de tels ingrats ? « Pourquoi dis-tu cela ? » dit-elle d’un ton sec. « Qu’est-ce qui pourrait te faire penser que je serais amoureuse ? » Diawen s’esclaffa, sans prendre ombrage de la colère de Maegwin. « Je suis celle qui sait. C’est ce que je suis, fille du roi. » Durant un long moment, ses yeux irrités par la fumée persistante et sa fierté piquée par l’affirmation intrépide de Diawen, Maegwin n’eut d’autre envie que de tourner les talons et de partir. Puis la raison reprit le dessus. Il devait effectivement se dire des choses au sujet de la fille de Lluth – comme l’avait souligné le vieux Craobhan, c’était inévitable. Et Diawen était exactement du genre à écouter soigneusement tous les racontars – toutes ces bribes de discussion qui, une fois arrangées et utilisées à bon escient, pouvaient rendre ses prophéties plus réalistes. Mais si Diawen était du genre à faire appel à de tels expédients, serait-elle à même de répondre aux besoins actuels de Maegwin ? Comme si elle avait lu ses pensées, Diawen lui fit signe de s’asseoir sur une pierre lisse recouverte d’un châle, et dit : « J’ai entendu des choses, c’est vrai. Et aucune magie n’était nécessaire pour découvrir vos sentiments pour le comte Éolair – vous voir ensemble une fois a suffi à m’apprendre tout ce qu’il y avait à savoir. Mais je ne me contente pas d’avoir le regard acéré et l’oreille fine. » Elle attisa le feu, ce qui fit claquer des étincelles et libéra une nouvelle bouffée de fumée jaune, puis tourna un œil calculateur vers Maegwin. « Eh bien, que voulez-vous, alors ? » Lorsque Maegwin lui eut dit qu’elle désirait son aide dans l’interprétation d’un rêve, la Devineresse se fit négociatrice. Elle refusa les offres que lui fit Maegwin de vêtements ou de nourriture. « Non, fille du roi, dit-elle avec un sourire inflexible, je vais vous aider maintenant, et en retour vous me devrez une faveur. Cela me conviendra mieux. C’est d’accord ? » Après s’être assurée que cette faveur ne serait ni son premier-né, ni son ombre, ni son âme, ni sa voix, ni rien de tout cela, elle accepta. « Ne vous inquiétez pas, s’esclaffa Diawen. Nous ne sommes pas dans une histoire de grand-mère. Non, un jour, j’aurai simplement besoin d’aide… et vous m’offrirez la vôtre. Vous êtes une enfant de la maison de Hern et je ne suis qu’une pauvre Devineresse, après tout. Voilà la raison. » Maegwin narra à Diawen les grandes lignes de son rêve, et lui raconta les autres choses extraordinaires dont elle avait rêvé dans les mois précédents, ainsi que ce qui était arrivé lorsqu’elle avait laissé ses visions la mener au plus profond de la terre avec Éolair. La fumée dans la petite pièce était si épaisse que lorsqu’elle eut achevé sa description de Mezutu’a et de ses habitants, elle dut passer quelque temps de l’autre côté des châles pour respirer. Elle avait commencé à ressentir des sensations curieuses, comme si elle flottait en dehors de son corps, mais quelques instants passés à l’extérieur suffirent à lui rendre tous ses esprits. « Cette histoire est presque en soi un paiement suffisant, fille du roi, dit la Devineresse lorsque Maegwin réapparut. J’avais entendu des rumeurs, mais je ne savais s’il fallait les croire. Le peuple dwarrow vivant dans les profondeurs au-dessous de nous ! » Elle fit un mystérieux geste en crochet avec ses doigts. « Bien sûr, j’avais toujours pensé qu’il y avait plus dans les tunnels du Grianspog qu’un simple passé oublié. » Maegwin fronça les sourcils. « Et au sujet de mon rêve ? Du sommet ? Du temps qui est venu ? » Diawen acquiesça. La Devineresse avança jusqu’au mur à quatre pattes. Elle laissa ses doigts glisser sur plusieurs miroirs, puis finit par en choisir un, qu’elle ramena jusqu’au feu. Le miroir était petit, et monté dans un cadre de bois presque entièrement noirci par d’innombrables années d’usage. « Ma grand-mère l’appelait le miroir du ver », dit Diawen en le tendant à Maegwin. L’objet ressemblait à un miroir très ordinaire, et les sculptures avaient été usées au point d’être presque lisses. « Le miroir du ver ? Pourquoi ? » La Devineresse haussa ses épaules décharnées. « Peut-être qu’à l’époque de Drochnathair et des autres grands vers, il permettait de prévoir leur approche. Ou peut-être qu’il a été taillé dans la griffe ou la dent d’un ver. » Elle sourit, comme pour montrer que malgré son mode de vie, elle ne prêtait pas foi à de telles superstitions. « Mais le plus probable est que la sculpture du cadre avait dû représenter un dragon. Quoi qu’il en soit, c’est un bon outil. » Elle maintint le miroir au-dessus des flammes, en lui imprimant un lent mouvement circulaire qu’elle poursuivit longtemps. Lorsqu’enfin elle le retourna, un mince film de suie couvrait sa surface. Diawen le tint devant le visage de Maegwin ; son reflet était obscurci comme par une brume. « Pensez à votre rêve, puis soufflez. » Maegwin s’efforça de fixer dans son esprit l’image de l’étrange procession, les silhouettes belles mais inhumaines. Un fin nuage de suie s’envola de la surface du miroir. Diawen retourna le miroir et l’étudia en se mordillant la lèvre inférieure tant elle se concentrait. Son visage, que le feu éclairait directement par en dessous, paraissait encore plus décharné – presque squelettique. « C’est étrange, dit enfin la Devineresse. Je peux voir des formes, mais aucune ne m’est familière. C’est comme si quelqu’un parlait très fort dans une maison voisine, mais dans une langue que je n’ai jamais entendue. » Ses yeux se rétrécirent. « Il y a là quelque chose d’anormal, fille du roi. Êtes-vous certaine qu’il s’agissait de votre propre rêve et non d’un songe que quelqu’un vous aurait raconté ? » Lorsque Maegwin l’en assura avec colère, Diawen fronça les sourcils. « J’ai peu de choses à vous dire, et rien qui vienne du miroir. » « Qu’est-ce que cela veut dire ? » « Le miroir est aussi utile que s’il était muet. Il parle, mais je ne comprends pas. Je vais donc vous libérer de votre promesse, mais j’ai tout de même une chose à vous dire – un conseil de mon cru à vous donner. » Le ton de sa voix laissait supposer que cela avait la même valeur que si le miroir eut parlé. « Si les dieux veulent réellement vous transmettre ce message, faites ce qu’ils disent. » Elle nettoya nerveusement le miroir avec un tissu blanc, et alla le ranger dans sa niche. « C’est à dire ? » Diawen pointa le doigt vers le haut, comme si elle montrait le plafond de la caverne. « Allez vers le sommet. » Maegwin sentit ses bottes glisser sur la pierre enneigée et lança une main gantée pour se rattraper à un rocher qui bordait la piste escarpée. Elle plia les genoux et inclina ses pieds sous elle jusqu’à retrouver son équilibre, puis se redressa en regardant le long du flanc blanc de la colline la distance qu’elle avait déjà parcourue et la hauteur dangereuse jusqu’à laquelle elle avait grimpé. Un faux pas ici pourrait facilement la faire basculer du chemin ; il n’y aurait alors plus rien pour arrêter sa chute que les troncs des arbres, qui lui briseraient le crâne bien avant qu’elle n’atteignît le bas de la pente. Elle profita de cet arrêt pour reprendre son souffle et découvrit avec un certain étonnement qu’elle n’avait pas vraiment peur. Une telle chute entraînerait une mort quasi certaine, d’une manière ou d’une autre – être paralysée sur le flanc enneigé d’une montagne du Grianspog ne valait guère mieux qu’une mort plus immédiate –, mais Maegwin laissait sa vie dans les mains des dieux : quelle différence cela ferait-il s’ils décidaient de la prendre maintenant plutôt que plus tard ? Et par ailleurs, il faisait bon voir de nouveau le ciel, quelque froid et lugubre qu’il fut. Elle s’approcha un peu plus de l’à-pic et tourna son regard vers le haut. Près de la moitié de la montagne se dressait encore entre Maegwin et sa destination – Bradach Tor, qui se dressait au-dessus du sommet comme la proue d’un navire de pierre, ses flancs noirs vierges de la neige qui tapissait les pentes. Si elle y mettait toutes ses forces, elle devait pouvoir atteindre le sommet avant que le pâle soleil du matin, qui lui illuminait maintenant le visage, n’eût de beaucoup dépassé midi. Maegwin remit son sac à l’épaule et rapporta son attention vers le chemin, en remarquant avec une grande satisfaction que la neige qui tombait avait déjà presque effacé les traces de son récent passage. Au pied de la montagne, à l’endroit d’où elle était partie, sa piste avait sans aucun doute déjà été complètement oblitérée. Si l’un des Rimmersleutes de Skali venait à passer par cette partie du Grianspog, il ne trouverait aucun signe d’elle. Les dieux faisaient leur part. C’était bon signe. La forte inclinaison de la piste lui imposait d’effectuer la plus grande partie de son ascension penchée en avant, en s’accrochant à toutes les prises qui se présentaient. Elle ressentit une certaine fierté amère devant la force de son corps, devant la façon dont ses muscles se tendaient et se nouaient, la hissant le long de la pente aussi puissamment qu’un homme grimperait. La taille et la force de Maegwin avaient toujours été pour elle une malédiction plutôt qu’une bénédiction. Elle savait qu’on la jugeait peu féminine, et avait passé le plus clair de sa vie à faire semblant de n’en être pas gênée. Mais il y avait tout de même une certaine satisfaction à sentir ainsi ses membres travailler pour elle. Pourtant, son corps même était le plus grand obstacle à la réalisation de l’objectif qu’elle s’était donné. Maegwin était certaine de pouvoir s’en passer si nécessaire, bien que cela eût été difficile, mais il avait été plus pénible encore de se retourner contre Éolair, de prétendre le mépriser quand ses sentiments étaient tout autres. Mais elle l’avait fait, quelque malade que cela l’eût rendue. Respecter les volontés des dieux demandait parfois des sacrifices. L’escalade ne gagna pas en facilité. Le chemin enneigé qu’elle suivait était à peine plus qu’une piste animale. En de nombreux endroits, il disparaissait, la forçant à se frayer maladroitement un chemin par-dessus des affleurements rocheux, en confiant sa vie à des touffes de bruyère sans feuilles ou à des branches d’arbres battues par le vent, qui soutenaient son poids le temps qu’elle puisse se hisser jusqu’à une nouvelle zone de relative sécurité. Elle fit de nombreuses pauses pour reprendre son souffle, ou pour essorer ses gants détrempés et ramener un peu de sang dans ses doigts. Le soleil voilé avait déjà fait bien du chemin dans le ciel de l’ouest lorsqu’elle grimpa enfin la dernière pente et atteignit le sommet de Bradach Tor. Elle chassa la neige, puis se laissa tomber sur la pierre noire polie par le vent. Les contreforts boisés du Grianspog s’étendaient à ses pieds. Au-delà du pied de la montagne, caché à ses yeux par les bourrasques de neige, se trouvait Hernysadharc, le domaine ancestral de la famille de Maegwin. Là, Skali l’usurpateur occupait les salles de chêne du Taig, et ses soudards arpentaient les rues décorées de blanc d’Hernysadharc. Quelque chose devait être fait ; apparemment, c’était une chose que seule la fille du roi pouvait faire. Elle ne se reposa pas longtemps. La chaleur produite par son épuisement avait rapidement été dispersée par le vent, et elle avait de plus en plus froid. Elle vida son sac, et étala toutes les possessions dont elle pensait pouvoir avoir besoin en ce monde sur la pierre noire. Elle s’enveloppa dans la lourde couverture, en s’efforçant de ne pas s’inquiéter puérilement de la façon dont la tombée de la nuit risquait de faire empirer le froid. Elle mit d’un côté la poche de cuir qui contenait ses silex et sa pierre ; elle allait devoir redescendre du Tor pour trouver du bois. Maegwin n’avait pas apporté de provisions, non seulement pour montrer sa foi en ses dieux, mais aussi parce qu’elle était lasse de toujours céder aux exigences de son corps. La chair qu’elle habitait ne pouvait vivre sans repas, sans amour – en fait, c’était la vile argile dont elle était faite qui l’avait si longtemps troublée, avec son constant besoin de nourriture, et de chaleur, et de la bonne volonté des autres. Il était temps maintenant d’écarter ces besoins matériels pour que les dieux puissent découvrir son essence. Il y avait deux objets rangés au plus profond de son sac. Le premier était un cadeau de son père, un rossignol en bois sculpté, l’emblème de la déesse Mircha. Un jour, alors que Maegwin, encore toute jeune, pleurait sans fin pour quelque chagrin d’enfant, le roi Lluth s’était levé et était allé décrocher l’oiseau gracieux des chevrons du Taig, où il était suspendu au milieu d’innombrables autres figurines religieuses, pour revenir le poser dans ses petites mains. C’était tout ce qu’il lui restait pour lui rappeler comment les choses étaient autrefois, pour lui rappeler tout ce qui avait été perdu. Après l’avoir serré longuement dans ses mains, elle le déposa délicatement sur un affleurement circulaire, où il se balança dans le vent. Le dernier trésor de son sac était la pierre qu’Éolair lui avait offerte, le cadeau du Dwarrow. Maegwin fronça les sourcils, en faisant rouler l’étrange objet dans la paume de sa main. Elle avait voulu croire qu’elle l’emportait parce qu’elle le tenait dans la main au moment où elle avait fait ce rêve inspiré par les dieux, mais elle savait que ce n’était pas la vérité. Le comte la lui avait offerte, puis il était parti. Épuisée et étourdie par son ascension, Maegwin observa la pierre et la rune qui l’ornait jusqu’à ce que la tête lui en tourne. C’était un objet parfaitement inutile – une sorte de fausse immortalité offerte à son nom, une promesse tout aussi mensongère que l’immense cité de pierre sous le sol. Tous les objets de cette terre étaient suspects ; elle le savait, maintenant. À la demande des dieux, elle s’était rendue sur ce sommet. Cette fois, avait décidé Maegwin, elle laisserait les dieux agir à leur aise, et ne chercherait plus à anticiper leur volonté. S’ils choisissaient de la faire paraître devant eux, alors elle plaiderait pour la sauvegarde de son peuple et la destruction de Skali et du Roi souverain, les deux êtres bestiaux qui avaient infligé une telle humiliation à un peuple irréprochable ; si les dieux ne désiraient pas lui venir en aide, alors elle mourrait. Mais quoi qu’il arrive, elle resterait assise au sommet du Tor jusqu’à ce que les dieux aient fait connaître leur décision. « Brynioch, Seigneur du ciel ! » cria-t-elle dans le vent. « Mircha à la cape de pluie ! Murhagh Un-bras, et Rhynn le valeureux ! J’ai entendu votre appel ! J’attends votre jugement ! » Ses paroles disparurent dans le gris et le blanc des tourbillons. Avec patience, Miriamélé combattit le sommeil, mais Aspitis resta longtemps à la lisière de l’éveil, marmonnant et s’agitant dans le lit à côté d’elle. Il lui était de plus en plus difficile de se concentrer sur ses pensées. Lorsque l’on frappa à la porte de sa cabine, elle flottait dans une sorte de demi-sommeil, et ne réalisa d’abord pas ce qu’était ce bruit. On frappa une nouvelle fois, un peu plus fort. Surprise, Miriamélé roula sur elle-même. « Qui est-ce ? » souffla-t-elle. Ce ne pouvait être que Gan Itaï, se dit-elle – mais qu’allait penser le marquis d’une visite de la Niskie dans la chambre de Miriamélé ? Cette pensée fut rapidement suivie d’une autre, tout aussi alarmante : elle ne voulait pas que Gan Itaï vît Aspitis dans son lit. Miriamélé ne se faisait pas d’illusions sur ce que savait la Niskie, mais même dans son malheur, elle désirait préserver les quelques fragments de son amour-propre qui subsistaient. « Le maître est-il là ? » La voix, pour à la fois sa plus grande honte et son plus grand soulagement, était masculine – ce n’était que l’un des marins. Aspitis s’assit dans le lit à côté d’elle. Son corps mince était désagréablement chaud contre sa peau. « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il en bâillant. « Pardonnez-moi, Seigneur. Le timonier a besoin de vous. Je veux dire, il vous prie de l’excuser et requiert votre présence. Il pense voir des signes d’orage. Des signes curieux. » Le marquis se laissa retomber sur le dos. « Par la Sainte Mère ! Quelle heure est-il donc ? » « La Langouste vient de disparaître à l’horizon, Seigneur Aspitis. Le demi-quart, quatre heures avant l’aube. Je suis vraiment désolé, Seigneur. » Aspitis jura une nouvelle fois, puis se tourna vers le plancher à la recherche de ses bottes. Bien qu’il eût dû s’apercevoir que Miriamélé était éveillée, il ne lui dit pas un mot. Miriamélé vit le visage barbu du marin éclairé par sa lampe lorsque la porte s’ouvrit, puis écouta les deux séries de pas s’éloigner dans le couloir en direction de l’escalier. Elle resta plusieurs minutes étendue dans le noir à écouter les battements de son cœur, plus bruyants que l’océan, encore étal. Il était évident que tous les marins savaient où se trouvait Aspitis – ils s’attendaient à trouver le marquis dans le lit de sa catin ! La honte l’étouffa. Un instant, elle pensa à ce pauvre Cadrach dans sa cale obscure. Lui ployait sous les fers, mais ses chaînes à elle étaient-elles plus confortables parce qu’immatérielles ? Miriamélé ne pouvait même imaginer comment elle pourrait jamais traverser le pont sous les yeux de ces marins goguenards – pas plus qu’elle n’aurait pu s’imaginer nue devant eux. Les suppositions étaient une chose, mais il s’agissait là d’un fait connu de tous sur le navire : lorsque l’on avait besoin de lui durant le quart, c’est dans son lit à elle que l’on venait chercher Aspitis. Ce dernier avilissement parut courir en elle et l’engourdir comme un froid glacial et pesant. Comment pourrait-elle jamais oser sortir de cette cabine ? Et même si elle le faisait, quel avenir avait-elle, sinon un mariage forcé avec cette monstruosité aux cheveux d’or ? Plutôt mourir. Dans l’obscurité, Miriamélé laissa échapper un petit cri. Lentement, comme si elle approchait une bête dangereuse, elle commença à envisager cette possibilité – elle était extraordinaire par sa puissance, même en tant que simple idée non formulée. Elle s’était promis qu’elle saurait survivre à tout, qu’elle pourrait se laisser dériver avec le courant et accepter avec joie de s’échouer sur quelque rivage qui la reçût – mais était-ce vrai ? Aurait-elle simplement la force d’épouser Aspitis, qui avait fait d’elle sa catin, qui avait participé au meurtre de son oncle, et s’était volontairement mis au service de Pryrates ? Comment une jeune fille – non, une femme, maintenant, se corrigea-t-elle tristement – comment une femme dans les veines de laquelle courait le sang de Jean Presbytère avait-elle pu permettre qu’une telle chose lui arrivât ? Mais si l’avenir qui s’offrait à elle était à ce point intolérable que la mort fut préférable, alors elle n’avait plus besoin d’avoir peur. Elle pouvait tout faire. Miriamélé se laissa glisser hors du lit. Après s’être rapidement habillée, elle se faufila dans le couloir. Miriamélé grimpa l’escalier aussi silencieusement qu’elle le put, et ne sortit la tête par l’écoutille que juste assez pour s’assurer qu’Aspitis parlait encore au timonier. Ils semblaient avoir une discussion très animée, et agitaient leurs lampes avec tant de force que les pinceaux lumineux laissaient des traces dans le ciel noir. Miriamélé redescendit vers le couloir avec hâte. Une sorte d’agilité froide lui était venue avec sa résolution toute nouvelle, et elle s’avança d’un pas furtif mais assuré jusqu’à la cabine d’Aspitis. Lorsqu’elle en eut franchi et refermé la porte, elle ôta le capuchon de sa lampe. Une inspection sommaire de la cabine ne lui fit rien découvrir d’intéressant. L’épée du marquis était en travers du lit tel un cadeau de mariage païen, une épée fine et magnifiquement ouvragée, avec une poignée en forme de rapace marin aux ailes déployées. C’était la possession préférée du marquis – à l’exception peut-être d’elle-même, pensa sombrement Miriamélé –, mais ce n’était pas ce qu’elle cherchait. Elle entama une fouille plus méthodique, examinant les plis de ses habits et explorant les coffrets dans lesquels il rangeait ses bijoux et ses dés. Bien qu’elle sût ne pas avoir beaucoup de temps, elle s’imposa de replier chaque vêtement et de le remettre là où elle l’avait pris. Elle n’avait rien à gagner à alerter Aspitis. Lorsqu’elle eut terminé, Miriamélé jeta un regard de frustration sur la cabine, peu disposée à admettre qu’elle pût échouer. Soudain, elle se souvint du coffre dans lequel elle avait vu Aspitis ranger des sacs de pièces. Où était-il ? Elle se mit à genoux et écarta le couvre-lit pendant. Le coffre était là, recouvert de la deuxième cape favorite d’Aspitis. Bien que convaincue que le marquis d’Eadne et de Drina pût maintenant franchir la porte à tout moment, Miriamélé se glissa sous le lit et ramena le coffre à la lumière, en grimaçant devant le crissement bruyant que firent ses coins de métal en frottant sur le bois du sol. Le coffre était, comme elle l’avait vu, plein de sacs de pièces. La plupart étaient d’argent, mais chaque sac contenait un assez bon nombre d’impérators d’or. Il y avait là une petite fortune, mais Miriamélé savait qu’Aspitis et sa famille possédaient une fortune autrement plus conséquente. Elle souleva précautionneusement quelques sacs, en essayant d’éviter de les faire tinter, et remarqua que ses mains, qui auraient dû trembler, étaient aussi solides que la pierre. Sous la première couche de sacs se cachait un livre de comptes relié en cuir. Celui-ci contenait, rédigées de l’écriture étonnamment fastidieuse d’Aspitis, des listes des endroits où le Nuage de l’Eadne avait fait relâche – Vinitta et Grenamman ainsi que d’autres noms qui parurent à Miriamélé être ceux d’autres ports correspondant à d’autres voyages ; en face de chaque nom était inscrite une série de signes énigmatiques. Après avoir impatiemment et vainement tenté de leur donner un sens, elle referma et écarta le livre. Sous celui-ci, roulée en boule, se trouvait une robe à cape faite d’un tissu blanc grossier – mais ce n’était pas non plus ce qu’elle cherchait. Le coffre ne contenait pas d’autres secrets, alors elle le réarrangea aussi bien qu’elle pût, puis le remit en place sous le lit. Le temps commençait à manquer. Miriamélé s’assit sur le sol, débordant d’une haine froide et terrible. Le plus simple serait peut-être de se glisser jusqu’au pont et de se jeter dans l’océan. Il restait plusieurs heures avant l’aube : personne ne saurait qu’elle avait disparu jusqu’à ce qu’il fut bien trop tard. Mais elle pensa aux kilpas qui attendaient patiemment, et ne put se résoudre à aller les rejoindre dans les eaux noires. Lorsqu’elle se releva, elle la vit enfin. Elle avait été suspendue à un crochet derrière la porte tout du long. Elle la prit, et la glissa dans sa ceinture sous sa cape, puis s’avança dans le couloir. Lorsqu’elle fut certaine que personne ne venait, elle masqua sa lampe et revint à sa cabine. Miriamélé se glissait sous sa couverture lorsqu’elle comprit soudain la signification de la robe blanche. Dans l’état de détachement où elle se trouvait, cette découverte ne constitua qu’une tare de plus dans le portrait déjà trop chargé du marquis, mais cela renforça sa détermination. Elle resta immobile, respirant doucement et attendant le retour d’Aspitis, l’esprit si fermement concentré sur son dessein qu’il ne permettait à aucune idée de le distraire – ni souvenirs de son enfance ou de ses amis ni regrets pour les endroits qu’elle ne verrait jamais. Ses oreilles lui transmettaient chaque craquement de la membrure du bateau, chaque claquement des vagues sur la coque, mais les heures passaient, et ses bottes ne résonnaient toujours pas dans le couloir. La porte ne s’ouvrit pas. Aspitis ne revint pas. Enfin, alors que l’aube brillait dans le ciel au-dessus du pont, elle sombra dans un sommeil lourd et pâteux, la dague du marquis toujours serrée dans son poing. Elle sentit les mains qui la secouaient et entendit la faible voix, mais son esprit se refusait à l’éveil. « Mon enfant, réveille-toi ! » Enfin, Miriamélé roula sur elle-même en grommelant et ouvrit les yeux. Gan Itaï avait les yeux fixés sur elle, une expression inquiète assombrissant son visage déjà extrêmement ridé. La lumière du matin qui traversait l’écoutille et le couloir baignait la pièce à travers la porte ouverte. Le souvenir affreusement douloureux de la veille, absent durant les premiers instants, lui revint d’un coup. « Partez », dit-elle à la Niskie. Elle voulut disparaître sous sa couverture, mais les mains puissantes de Gan Itaï se saisirent d’elle et la redressèrent. « Qu’ai-je entendu dire sur le pont ? Les marins racontent que le marquis Aspitis va se marier sur Spenit – et que c’est toi qu’il va épouser ! Est-ce vrai ? » Miriamélé cacha ses yeux derrière ses mains, essayant de se protéger de la lumière. « Est-ce que le vent s’est levé ? » Gan Itaï répondit d’un ton perplexe. « Nous, nous sommes toujours encalminés. Pourquoi poses-tu une question aussi étrange ? » « Parce que tant que nous n’arriverons pas là-bas, il ne pourra pas m’épouser », murmura Miriamélé. La Niskie secoua la tête. « Par les mers ignorées ! C’est donc vrai ? Oh, mon enfant, ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ? » Miriamélé ouvrit les yeux. « Je préférerais mourir. » Gan Itaï laissa échapper une sorte de bourdonnement de consternation. Elle aida Miriamélé à poser les pieds par terre et à se lever, puis lui apporta le petit miroir qu’Aspitis avait offert à Miriamélé lorsqu’il se prétendait encore prévenant. « N’as-tu pas envie de te brosser les cheveux ? » demanda la Niskie. « Ils sont emmêlés et ébouriffés, et ce n’est pas comme cela que tu les aimes, je crois. » « Ça ne fait rien », répondit-elle, mais l’expression de Gan Itaï lui alla droit au cœur : la garde-mer ne trouvait pas de meilleur moyen de l’aider. Miriamélé tendit la main pour attraper le miroir. La garde de la dague d’Aspitis, jusqu’alors recouverte par la couverture, s’accrocha dans sa manche et alla retomber par terre. Tant Miriamélé que la vieille Niskie la regardèrent un long moment. Soudain, Miriamélé vit dans un frisson sa dernière porte de sortie se refermer. Elle bondit du lit pour ramasser la dague, mais Gan Itaï s’était déjà penchée. La Niskie la tint dans la lumière, un air de surprise dans ses yeux dorés. « Rendez-la moi », dit Miriamélé. Gan Itaï observa le balbuzard d’argent gravé qui semblait luire sur le pommeau de la dague. « C’est le couteau du marquis. » « Il l’a oubliée ici, mentit-elle. Rendez-la moi. » La Niskie se retourna vers elle, une expression solennelle sur le visage. « Il ne l’a pas laissée ici. Il ne la porte qu’avec ses plus beaux atours, et j’ai vu ce qu’il portait lorsqu’il est monté sur le pont cette nuit. De toute façon, il avait son autre dague à la ceinture. » « Il me l’a donnée, c’est un cadeau… » Soudain, elle fondit en larmes, de gros sanglots qui secouaient tout son corps. Gan Itaï sursauta et, d’inquiétude, préféra fermer la porte. « Je le hais », grommela Miriamélé en se balançant d’un côté à l’autre. Gan Itaï passa un bras maigre et sec autour de ses épaules. « Je le hais ! » « Que fais-tu avec ce couteau ? » N’obtenant aucune réponse, elle répéta sa question. « Dis-le-moi, mon enfant. » « Je vais le tuer. » Le dire lui rendit des forces ; durant un instant, ses pleurs se tarirent. « Je vais poignarder cette immonde bête malfaisante, et tout ce qui peut bien arriver après ne m’intéresse pas. » « Non, non, c’est de la folie », s’exclama la Niskie en fronçant les sourcils. « Il sait qui je suis, Gan Itaï. » Miriamélé prit une longue inspiration. Il lui était difficile de parler. « Il sait que je suis la princesse, et il dit qu’il veux m’épouser… pour devenir le maître de Nabban quand mon père aura conquis le monde entier. » Cette idée paraissait irréelle ; et pourtant, qu’est-ce qui pourrait l’empêcher de se réaliser ? « Aspitis a également aidé à tuer mon oncle Léobardis. Et il donne de l’argent aux Danseurs de Feu. » « Que veux-tu dire ? » Gan Itaï la scrutait des yeux. « Les Danseurs de Feu, ce sont des fous. » « Peut-être, mais il a un coffre plein de sacs d’argent et d’or, et un livre qui énumère les paiements faits. Il a également une robe de Danseur de Feu soigneusement cachée. Aspitis ne s’habillerait jamais d’une toile aussi grossière. » Tout avait été tellement clair, soudain, tellement évident : Aspitis préférerait mourir que de porter quelque chose d’aussi commun… sauf s’il y avait une raison. Et de penser qu’elle avait été autrefois impressionnée par ses habits magnifiques ! « Je suis certaine qu’il se mêle à eux. Cadrach dit qu’Aspitis obéit aux ordres de Pryrates. » Gan Itaï ôta son bras des épaules de Miriamélé, et s’assit contre le mur. Dans le silence, le bruit des hommes qui se déplaçaient sur le pont leur parvint à travers le plafond. « Les Danseurs de Feu ont fait brûler une partie du quartier niskie à Nabban, dit lentement la vieille femme. Ils ont bloqué les portes des maisons, avec les enfants et les vieillards à l’intérieur. Ils ont également détruit et massacré dans d’autres villes où vit mon peuple. Et le duc de Nabban et les autres hommes ne font rien. Rien. » Elle passa sa main dans ses cheveux. « Les Danseurs de Feu prétendent toujours avoir une raison, mais en fait il n’y en a aucune : ils aiment simplement voir souffrir les autres. Et aujourd’hui tu me dis que le maître de mon navire leur apporte de l’or. » « Ça n’a aucune importance. Il sera mort avant que nous ne touchions terre. » Gan Itaï agita la tête en ce qui semblait être un signe d’effarement. « Nos anciens maîtres ont enchaîné Ruyan le Navigateur. Nos nouveaux maîtres brûlent nos enfants, et assassinent même leurs propres petits. » Elle posa une main fraîche sur le bras de Miriamélé et la laissa là longtemps. Ses yeux se rétrécirent tandis qu’elle réfléchissait. « Cache le couteau, dit-elle enfin. Ne l’utilise pas tant que nous n’avons pas parlé une nouvelle fois. » « Mais… » commença Miriamélé. Gan Itaï lui serra fort le bras. « Non », dit brusquement la Niskie. « Attends ! Tu dois attendre ! » Elle se leva et quitta la pièce. Lorsque la porte se referma derrière elle, Miriamélé se retrouva seule, les larmes séchant sur ses joues. 5. Le Désert des Rêves Le ciel était rempli de traînées grises et torses. Un amas de nuages plus épais se dessinait comme un poing dressé à l’horizon septentrional, pourpre et noir. Le temps était revenu à un froid mordant ; Simon était d’autant plus heureux de sa nouvelle chemise de laine épaisse. C’était un cadeau d’une mince jeune fille de la Nouvelle-Gadrinsett, l’une des deux jeunettes qui s’étaient attachées à lui lors de la célébration de son adoubement. Lorsque la jeune fille et sa mère étaient venues lui offrir ce présent, Simon s’était montré aussi convenablement poli et reconnaissant qu’il avait imaginé qu’un chevalier devait l’être. Il espérait simplement qu’elles ne pensaient pas qu’il allait épouser la jeune fille, ou quelque chose comme ça. Il l’avait depuis rencontrée une demi-douzaine de fois, mais elle lui avait à peine adressé la parole, bien qu’elle gloussât beaucoup. C’était agréable d’être admiré, s’était dit Simon, mais il ne pouvait s’empêcher d’espérer entendre cette admiration exprimée par quelqu’un d’autre que cette jeune sotte ou son amie, tout aussi niaise. Néanmoins, la chemise était bien faite et chaude. « Venez, Sire Chevalier, dit Sludig. Alors, tu vas enfin utiliser ce bâton, ou est-ce qu’on laisse tomber pour aujourd’hui ? Je suis aussi épuisé et gelé que toi. » Simon leva les yeux. « Désolé, je réfléchissais. Il fait vraiment froid, n’est-ce pas ? » « Il y a semblance que notre mince part d’été est épuisée », cria Binabik depuis le pilier brisé sur lequel il était assis. Tous se trouvaient au milieu du Jardin de Feu, sans la moindre protection contre le vent violent et glacial. « L’été ! ? » s’exclama Sludig avec une moue de mépris. « Parce qu’il a arrêté de neiger pendant deux semaines ? Je trouve quand même de la glace dans ma barbe tous les matins. » « Il y a néanmoins eu avec certaineté un améliorement dans le temps que nous subissons », répondit Binabik d’un ton serein. Il jeta un nouvel éclat de pierre à Qantaqa, qui formait un anneau de fourrure sur le sol à quelques pas de là. Elle le regarda de côté, puis, décidant apparemment qu’un caillou ne valait pas l’effort de se lever pour aller mordiller son maître, referma ses yeux jaunes. Jérémias, qui était assis à côté du troll, observait la louve avec appréhension. Simon reprit son épée d’entraînement en bois, et s’avança sur les dalles polies. Bien que Sludig se refusât toujours à utiliser de vraies épées, il avait aidé Simon à lacer des bouts de pierre aux épées de bois pour que leur poids soit plus réaliste. Simon soupesa soigneusement la sienne, pour en trouver l’équilibre. « Alors viens », dit-il. Le Rimmersleute s’avança contre le vent, sa lourde tunique flottant dans l’air, et frappa latéralement avec son épée dans un mouvement à deux mains étonnamment rapide. Simon s’écarta, para le coup de Sludig vers le haut, puis développa sa propre riposte. Sludig le bloqua ; les échos du bois frappant le bois flottèrent au-dessus des dalles. Ils s’entraînèrent pendant près d’une heure, tandis que le soleil poursuivait sa course au-dessus d’eux. Simon commençait enfin à se sentir à l’aise avec une épée dans la main : son arme lui semblait souvent faire partie de son bras, comme Sludig avait toujours dit que cela devait être. C’était principalement une question d’équilibre, réalisait-il enfin – non pas projeter un objet lourd, mais bouger avec lui, en laissant ses jambes et son dos fournir la puissance, et en laissant son élan le porter jusqu’à sa prochaine position défensive, plutôt que frapper en direction de son adversaire pour reculer aussitôt après. Tandis que se poursuivait l’entraînement, il pensa au shent, le jeu complexe des Sithis, avec ses feintes et ses coups incompréhensibles, et se demanda si ces tactiques pouvaient s’appliquer au maniement de l’épée. Il laissa quelques attaques consécutives le déséquilibrer de plus en plus, jusqu’à ce que Sludig ne pût faire autrement que le remarquer ; puis, lorsque le Rimmersleute s’avança à la suite d’un nouvel assaut manqué de Simon dans l’intention de profiter de son avancée trop importante pour le frapper dans les côtes, Simon laissa son élan l’entraîner et roula en avant. L’épée de bois du Rimmersleute siffla au-dessus de lui. Simon se redressa alors et tapa proprement Sludig sur le côté du genou. Le Rimmersleute lâcha son épée et bondit en l’air en jurant. « Ummu Bok ! Très bien, Simon ! » cria Binabik. « Un mouvement provoquant l’imprévision ! » À côté de lui, Jérémias souriait. « Ça fait mal. » Sludig se frotta la jambe. « Mais c’était bien imaginé. Maintenant, arrêtons-nous avant que nos doigts ne soient trop gourds pour tenir les épées. » Simon était très fier de lui-même. « Est-ce que ça marcherait dans un vrai combat, Sludig ? » « Peut-être. Peut-être pas, si tu portes une armure. Parce que tu pourrais tomber comme une tortue et ne pas pouvoir te relever à temps. Il faut que tu sois vraiment certain de ce que tu fais avant de te lancer dans ce genre de choses. Sinon, tu risques d’en sortir plus mort que malin. Mais c’était bien pensé. » Il se redressa. « Le sang gèle dans mes veines. Allons nous réchauffer dans les forges. » Fréosel, le jeune connétable de la Nouvelle-Gadrinsett, avait confié à plusieurs nouveaux colons le soin de construire une forge dans l’une des cavernes les mieux aérées. Ils s’étaient attelés à la tâche avec ferveur et efficacité, et ils fondaient maintenant tous le métal épars qu’ils pouvaient trouver pour forger de nouvelles armes et réparer les anciennes. « Aux forges, pour le réchauffement », opina Binabik. Il adressa un claquement de langue à Qantaqa, qui se leva et s’étira. À mesure qu’ils avançaient, le timide Jérémias se laissait distancer, jusqu’à marcher plusieurs longueurs derrière eux. Un vent cinglant balayait le Jardin de Feu, et la sueur sur la nuque de Simon était glacée. Son enthousiasme retomba quelque peu. « Binabik, demanda-t-il soudain, pourquoi ne pouvions-nous pas partir à Hernystir avec le comte Éolair et Isorn ? » Les deux hommes avaient quitté Sesuad’ra la veille dans la grisaille de l’aube, accompagnés d’une petite garde d’honneur principalement composée de cavaliers thrithings. « J’ai la pensée que les raisons que t’a données le prince Josua composaient la vérité, répondit Binabik. Il n’est pas bien de toujours laisser aux mêmes personnes l’entièreté des risques – ou de la gloire. » Il fit une grimace désabusée. « Il y aura assez à faire pour tous dans l’avenir proche. » « Mais nous lui avons ramené Épine. Pourquoi ne pas essayer de trouver aussi Minneyar – ou plutôt Clou-Radieux ? » « Le simple fait d’être chevalier ne veut pas dire que tout se fera toujours comme tu le veux, mon garçon, maugréa Sludig. Estime-toi heureux de ce que tu as et ne t’en plains pas. » Pris au dépourvu, Simon se retourna vers le Rimmersleute. « Tu as l’air fâché. » Sludig regarda ailleurs. « Moi ? Non. Je ne suis qu’un soldat. » « Et pas un chevalier. » Simon eut l’impression de comprendre. « Mais tu sais pourquoi il en est ainsi, Sludig. Josua n’est pas roi. Il ne peut adouber que ses propres Erkynéens. Tu es un lige du duc Isgrimnur. Je suis certain qu’il t’honorera dès qu’il reviendra. » « S’il revient. » La voix de Sludig était pleine d’amertume. « Je n’ai plus envie de parler de cela. » Simon réfléchit longuement avant de parler. « Nous savons tous le rôle que tu as joué, Sludig. Josua l’a dit devant tout le monde – et Binabik et moi étions là, et nous n’oublierons jamais. » Il toucha le bras du Rimmersleute. « S’il te plaît, ne te fâche pas contre moi. Je suis toujours la même tête creuse à laquelle tu as appris à tenir une épée. Je suis toujours ton ami. » Sludig le dévisagea un moment de sous ses épais sourcils blonds. « Assez, dit-il. Tu es vraiment une tête creuse, et moi j’ai besoin de quelque chose à boire. » « Et d’un bon feu. » Simon s’efforça de ne pas sourire. Binabik, qui avait écouté cet échange sans rien dire, acquiesça solennellement. Géloé les attendait au bord du Jardin de Feu. Elle s’était emmitouflée pour se protéger des intempéries, et l’écharpe enroulée autour de son visage ne laissait paraître que ses yeux jaunes. Elle leva une main rougie par le froid à leur approche. « Binabik, j’aimerais que toi et Simon me rejoigniez juste avant le coucher du soleil, à l’Observatoire. » Elle fit un signe de la main en direction de la coquille en ruines qui se dressait à quelques centaines de pas à l’ouest. « J’ai besoin de votre aide. » « L’aide d’un troll magique et d’un chevalier tueur de dragon. » Le sourire de Sludig n’était pas tout à fait convaincant. Géloé tourna vers lui son regard de rapace. « Ce n’est pas une récompense. Par ailleurs, Rimmersleute, je pense que même si tu le pouvais, tu n’aurais pas envie d’arpenter la Route des Rêves. Pas maintenant. » « La Route des Rêves ? » Simon était surpris. « Pourquoi ? » La femme-sorcière indiqua l’ignoble brouet de nuages noirs dans le ciel du nord. « Un nouvel orage s’annonce. Avec lui s’approchent, en plus de la neige et de la tempête, la main et l’esprit de notre ennemi. Emprunter la Route des Rêves est plus dangereux chaque jour, et risque d’être bientôt impossible. » Ses mains reprirent leur place sous sa cape. « Nous devons mettre à profit le temps qui nous reste. » Géloé tourna les talons et s’éloigna en direction de l’océan de toiles de tente. « Au coucher du soleil ! » répéta-t-elle. « Ah, dit Binabik après un instant de silence. L’intervalle laisse le temps du vin et du réchauffement des mains dont nous parlions. Rejoignons les forges avec prompteté. » Il joignit le geste à la parole. Qantaqa bondit derrière lui. Jérémias dit quelque chose qu’ils ne purent comprendre dans le sifflement croissant du vent. Simon s’arrêta pour se laisser rattraper. « Quoi ? » L’écuyer releva la tête. « J’ai dit que Leleth n’était pas avec elle. Lorsque Géloé sort, Leleth l’accompagne toujours. J’espère qu’elle va bien. » Simon haussa les épaules. « Allons nous réchauffer. » Ils pressèrent le pas en direction des silhouettes de Binabik et de Sludig. Loin devant, Qantaqa était une ombre grise dans l’herbe mouvante. Simon et Binabik pénétrèrent dans l’Observatoire qu’éclairaient des lampes. Au-delà du toit brisé, le crépuscule faisait ressembler le ciel à une coupe de verre bleu. Géloé n’était pas là, mais l’Observatoire n’était pas vide : Leleth était assise sur les restes d’un pilier renversé, ses minces jambes tirées sous elle. Elle ne tourna même pas la tête lorsqu’ils entrèrent. L’enfant était généralement réservée, mais il y avait quelque chose dans l’intensité de son calme qui inquiéta Simon. Il s’approcha et prononça doucement son nom, mais bien que les yeux de la petite fille fussent ouverts et tournés vers le ciel, elle avait l’indolence et le souffle lent de quelqu’un qui dort. « Tu crois qu’elle est malade ? » demanda Simon. « C’est peut-être pour ça que Géloé nous a demandé de venir. » Malgré son inquiétude au sujet de Leleth, Simon ressentit un certain soulagement : l’idée de s’engager sur la Route des Rêves le rendait anxieux. Même après qu’il eut atteint la sécurité de Sesuad’ra, ses rêves avaient continué d’être réalistes et angoissants. Le troll souleva la main chaude de l’enfant, puis la reposa doucement. « Tout ce que l’on peut faire pour elle, Géloé le fera mieux. Nous attendrons avec patienteté. » Il se tourna, et observa la grande salle circulaire. « J’ai l’idée que cet endroit a été de très immense beauté. Mon peuple taille depuis longtemps dans le cœur de la montagne, mais nous n’avons pas le dixième du talent qui était celui des Sithis. » L’emploi du passé au sujet du peuple de Jiriki dérangeait Simon en cela qu’il donnait l’impression d’une race disparue, mais il n’en avait pas encore terminé avec la santé de Leleth. « Tu es sûr que nous ne devrions pas faire quelque chose pour elle ? Peut-être lui passer une cape ? Il fait vraiment froid. » « Leleth n’a besoin de rien », dit Géloé depuis l’entrée. Simon sursauta comme un conspirateur pris en faute. « Elle fait tout simplement un peu de chemin sur la Route des Rêves sans nous. C’est là qu’elle est le mieux, je crois. » Elle pénétra plus avant dans la pièce. Le père Strangyeard apparut derrière elle. « Bonsoir, Simon, Binabik », dit le prêtre. Il paraissait aussi heureux et excité qu’un enfant le jour d’Aédontide. « Je vais venir avec vous. Rêver, je veux dire. Sur la Route des Rêves. J’en avais entendu parler dans mes lectures, bien sûr – cela me fascine depuis très longtemps –, mais je n’avais jamais imaginé… » Il agita les doigts, comme pour exprimer la magnifique improbabilité de tout cela. « Il ne s’agit pas d’aller cueillir des mûres, Strangyeard, dit durement Géloé. Mais puisque vous êtes maintenant un Porteur du Parchemin, il est bon que vous appreniez certains des quelques arts qui nous restent. » « Non, ce n’est pas – je veux dire oui, il est bon d’apprendre. Mais cueillir des mûres, non – je veux dire… Euh. » Défait, Strangyeard se tut. « Je comprends maintenant le rejoignement de Strangyeard, dit Binabik, et j’ai peut-être la capacité d’être d’utilité. Mais pourquoi Simon, Valada Géloé ? Et pourquoi ici ? » La femme-sorcière passa brièvement sa main à travers les cheveux de Leleth, sans provoquer la moindre réaction de la part de l’enfant, puis s’assit sur le pilier à côté d’elle. « Pour ta première question, j’ai un besoin particulier, et Simon pourra peut-être m’aider. Mais laissez-moi d’abord tout expliquer, afin qu’aucune erreur ne soit commise. » Elle attendit jusqu’à ce que les autres se fussent tous assis autour d’elle. « Je vous ai dit qu’un nouvel orage approchait. La Route des Rêves va être difficile à arpenter, voire impossible. Et d’autres choses approchent également. » Elle leva la main pour prévenir la question que Simon allait poser. « Je ne puis en dire plus. Pas tant que je n’aurai pas parlé à Josua. Mes oiseaux m’ont apporté des nouvelles – mais même eux devront rejoindre leurs cachettes lorsque l’orage sera là. Et nous, au sommet de ce rocher, serons alors aveugles. » Tout en parlant, elle forma une pile de petit bois sur le sol de pierre, à laquelle elle mit le feu avec une brindille allumée à la flamme de l’une des lampes. Elle fouilla ensuite dans la poche de sa cape et en tira un petit sachet. « Donc, poursuivit-elle, nous allons, tant que c’est encore possible, faire une dernière tentative pour rassembler ceux qui pourraient nous être utiles, ou qui auraient besoin de l’abri que nous pouvons leur fournir. Et je vous ai réunis ici parce que c’est le meilleur endroit. C’est là que les Sithis eux-mêmes venaient lorsqu’ils devaient se parler sur de grandes distances, en utilisant, comme le dit l’ancienne légende, “Éclats et Écailles, Bassins d’Eau et de Feu” – ce qu’ils avaient appelé leurs Témoins. » Elle puisa une poignée d’herbes dans le sachet, et la soupesa dans la paume de sa main. « C’est pour cette raison que j’ai appelé cet endroit “l’Observatoire”. À l’instar des clercs des observatoires de l’ancien empire qui observaient les étoiles depuis les leurs, les Sithis venaient autrefois ici pour observer leur empire sur Osten Ard. C’est un endroit favorable à la vision. » Simon connaissait bien les Témoins : il avait appelé Aditu avec le miroir de Jiriki, et avait assisté à l’utilisation désastreuse qu’avait fait Amerasu de la Lampe des Brumes. Il se souvint soudain du rêve de la nuit de sa vigile – la procession aux torches, les Sithis et leur étrange cérémonie. La nature de cet endroit pouvait-elle avoir quelque chose à voir avec sa vision puissante et claire du passé ? « Binabik, dit Géloé, tu as peut-être entendu parler de Tiamak, un Salanais dont Morgénès était devenu l’ami. Il envoyait parfois des messages à ton maître Ookequk, je crois. » Le troll acquiesça. « Dinivan, de Nabban, le connaissait également. Il m’a dit avoir échafaudé un plan, dans lequel Tiamak avait un rôle à jouer. » Géloé fronça les sourcils. « Je n’ai jamais su de quoi il retournait. Maintenant que Dinivan est mort, je crains que le Salanais ne soit seul, et ne sache où aller. Leleth et moi avons essayé de l’atteindre, sans tout à fait réussir. La Route des Rêves est traître, ces temps-ci. » Elle tendit le bras en travers du pilier et souleva une petite cruche d’eau, posée sur le sol au milieu des débris de pierre. « J’espère que ta force ajoutée aux nôtres nous permettra de parvenir jusqu’à Tiamak. Nous lui dirons de nous rejoindre s’il a besoin de protection. Par ailleurs, j’ai promis à Josua que je ferai une nouvelle tentative pour localiser Miriamélé. Son cas est plus étrange encore : il y a un voile au-dessus d’elle, quelque ombre qui m’empêche de la trouver. Tu étais proche d’elle, Simon. J’espère que ce lien nous aidera à franchir cette barrière. » Miriamélé. Son nom provoqua en Simon un déluge d’émotions puissantes : espoir, affection, amertume. Il avait été furieux et déçu de découvrir qu’elle ne se trouvait pas à Sesuad’ra. Au plus profond de lui-même, il avait toujours eu la certitude que, s’il réussissait à atteindre la Pierre de l’Adieu, elle serait là pour l’accueillir : son absence lui avait fait l’effet d’une trahison. Il avait également été épouvanté lorsqu’il avait appris qu’elle avait disparu avec pour seule compagnie le voleur Cadrach. « J’aiderai autant que je le peux », dit-il. « Bien. » Géloé se leva en se frottant les mains sur ses chausses. « Strangyeard, je vais vous montrer comment l’on mêle la persicaire et la morelle noire. Est-ce que votre religion interdit ces choses ? » Le prêtre haussa les épaules avec une expression qui trahissait son impuissance. « Je ne sais pas. Peut-être… je veux dire, nous vivons une bien étrange époque. » « Effectivement. » La femme-sorcière sourit. « Eh bien alors, venez, je vais vous montrer. Vous pourrez considérer tout cela comme une leçon d’histoire, si vous le voulez. » Simon et Binabik restèrent assis en silence pendant que Géloé enseignait les proportions à l’archiviste fasciné. « Il y a là tout ce qui me restait, et nous n’en aurons plus tant que nous n’aurons pas quitté ce rocher, dit-elle une fois qu’ils eurent terminé. Une autre raison de réussir aujourd’hui. Tenez. » Elle en étala un peu sur les paumes, le front et les lèvres de Simon, puis fit de même pour Strangyeard et Binabik, avant de reposer le pot. Simon sentit la pâte se glacer contre sa peau. « Mais et vous et Leleth ? » demanda Simon. « Je peux m’en passer. Leleth n’en a jamais eu besoin. Maintenant, asseyons-nous et joignons nos mains. Et souvenez-vous : la Route des Rêves est devenue bien capricieuse. N’ayez pas peur, mais prenez garde à vous. » Ils posèrent l’une des lampes sur le sol et formèrent un cercle à côté du pilier. Simon serra la petite main de Binabik d’un côté, et la main tout aussi petite de Leleth de l’autre. Un sourire se dessina lentement sur le visage de la petite fille, le sourire aveugle de quelqu’un qui rêve de surprises agréables… La sensation de froid remonta les bras de Simon et s’étendit à tout son corps, emplissant sa tête d’une sorte de brume. Bien que ce dût être encore le crépuscule, la salle s’obscurcit rapidement. Bientôt, Simon ne put rien voir d’autre que les langues agiles et orange du feu, puis même cette lumière disparut dans l’obscurité… et Simon tomba en avant. Au-delà du noir, tout était d’un gris brumeux universel – un océan de vide sans fond ni ciel. Dans la vacuité informe de ce néant commença à se fondre une petite silhouette, qui se mit à évoluer en tous sens avec la rapidité d’un moineau. Il ne lui fallut qu’un instant pour reconnaître Leleth – mais une Leleth onirique, une Leleth qui tournait et tourbillonnait, ses cheveux noirs flottant dans un vent qu’il ne sentait pas. Bien qu’il ne pût rien entendre, il vit sa bouche exprimer une hilarité ravie alors qu’elle lui faisait signe de s’avancer ; même ses yeux avaient une lueur qu’il ne lui avait jamais connue. C’était la petite fille qu’il n’avait jamais rencontrée – l’enfant qui, d’une façon inexplicable, n’avait pu survivre aux mâchoires implacables de la meute du Pic de l’Orage. Mais ici elle revivait, débarrassée des terreurs de la réalité et de son corps mutilé. Son cœur s’enflamma de la voir ainsi danser sans entraves. Leleth flotta devant lui, lui faisant signe, le suppliant silencieusement de faire vite, de la suivre, de venir ! Simon s’y évertua, mais dans ce rêve gris c’était lui qui était maladroit et infirme. La petite silhouette de Leleth devint rapidement indistincte, puis se dissolut dans la grisaille sans fin. Son corps onirique sentit une sorte de chaleur disparaître avec elle. Soudain, il fut de nouveau seul et à la dérive. Ce qui fut peut-être un laps de temps assez long s’écoula. Simon flottait sans but, jusqu’à ce que quelque chose l’attirât avec de doux doigts invisibles. Il se sentit tiré en avant, d’abord lentement, puis avec une vitesse croissante : il était toujours immatériel, mais était néanmoins emporté par un courant incompréhensible. Une nouvelle forme commença à prendre corps à partir du néant devant lui – une tour sombre à l’ombre instable, un maelström noir percé d’étincelles rougeoyantes, semblable à un tourbillon de fumée et de feu. Simon se sentit aspiré par lui à une vitesse plus grande encore, et eut soudain très peur. La mort se cachait dans cette obscurité tournoyante – la mort ou quelque chose de pire. La panique monta en lui, plus forte qu’il eût pu jamais l’imaginer. Il s’imposa de se souvenir que ce n’était qu’un rêve, et non pas un endroit. Il n’avait pas à rêver ce rêve s’il n’en avait pas envie. Une partie de lui se rappelait qu’à cet instant même, en un autre lieu, il tenait la main de ses amis… Dès qu’il pensa à eux, ils furent avec lui, invisibles mais présents. Cela lui donna un peu de force, et il fut capable d’arrêter sa chute vers la noirceur étincelante et bouillonnante. Puis, peu à peu, il s’en éloigna, son corps onirique trouvant un moyen de remonter le courant. Alors qu’il s’éloignait de cette obscurité, le tourbillon se replia soudain sur lui-même et disparut. Il était libre, et dériva vers un ailleurs. La grisaille y était plus tranquille, et la lumière était différente, comme si un soleil brillait derrière d’épais nuages. Leleth se tenait devant lui. Elle sourit de son arrivée, du plaisir de le savoir avec elle en cet endroit – même si Simon savait maintenant sans l’ombre d’un doute qu’il ne partagerait jamais tout ce qu’elle y trouvait. La vacuité du rêve commença à évoluer ; Simon eut l’impression de maintenant flotter au-dessus de quelque chose qui ressemblait au vrai monde. Une cité semi-obscure se déployait sous lui, vaste écheveau de structures variées formé d’une accumulation hasardeuse des objets les plus divers – des roues de chariots, des jouets d’enfants, des statues d’animaux inconnus, et même des tours de siège renversées datant de quelque guerre oubliée. Les rues désorganisées qui séparaient les bâtiments aberrants étaient pleines de lueurs qui couraient en tous sens. Pendant qu’il regardait, Simon se sentit soudain attiré par un bâtiment particulier, une tour imposante entièrement faite de livres et de parchemins jaunis, qui semblait menacer de s’effondrer à n’importe quel moment. Leleth, qui jusqu’alors tournait en rond autour de lui aussi rapidement qu’une abeille, se dirigea vers l’une des fenêtres éclairées de la tour livresque. Sur un lit était étendue une silhouette. Sa forme était indéfinissable, comme une chose que l’on voit à travers une grande profondeur d’eau. Leleth étendit ses bras minces au-dessus du lit et la silhouette sombre remua dans un sommeil agité. « Tiamak », dit Leleth – mais la voix était celle de Géloé, mêlée de traces des voix de ses autres compagnons. « Tiamak ! Éveille-toi à nous ! » La silhouette sur le lit se tortilla de manière intermittente, puis s’assit lentement. La forme parut onduler, ce qui renforça l’impression qu’avait Simon de se trouver sous l’eau. Simon crut l’entendre parler, mais la voix fut tout d’abord muette. « … ? ? » « C’est Géloé, Tiamak – Géloé de la forêt Aldhéorte. Je veux que tu viennes nous rejoindre, moi et d’autres, à Sesuad’ra. Tu y seras en sécurité. » La silhouette ondula une nouvelle fois. « … rêve ?… » « Oui – mais c’est un rêve de vérité. Viens à la Pierre de l’Adieu. Il est difficile de te parler. Voilà comment tu pourras la trouver. » Leleth étendit les bras une nouvelle fois au-dessus de la silhouette, et une image trouble de la Pierre commença à se former. « … Dinivan… voulait… » « Je sais. Mais tout a changé, maintenant. Si tu as besoin d’un refuge, viens à Sesuad’ra. » Leleth baissa les bras, et l’image ne fut plus là. La silhouette sur le lit commença elle aussi à s’estomper. « … !… » Il voulut dire quelque chose d’important, mais il n’était déjà plus que brume, tandis que la tour dans laquelle il était étendu et le reste de la cité disparaissaient elles aussi. « … du Nord… sinistre… trouvé le vieux… » Il y eut un vide, puis un dernier effort héroïque. « … livre de Nisses… » L’ombre onirique disparut toute entière et redevint grisaille. Alors que la brume intangible l’entourait une fois de plus, les pensées de Simon se tournèrent vers Miriamélé. Puisqu’ils avaient réussi à atteindre Tiamak, Géloé allait certainement maintenant concentrer son attention sur la princesse disparue. Et effectivement, lorsque l’image de Miriamélé vint à son esprit – il la voyait comme elle avait été dans la maison de Géloé, vêtue en garçon, et les cheveux noirs et courts –, cette même image commença à se former dans le vide devant lui. Miriamélé scintilla durant un moment – il pensa que ses cheveux étaient peut-être redevenus blonds, sa couleur naturelle –, puis se fondit en quelque chose d’autre. Un arbre ? Une tour ? Simon eut un mauvais pressentiment. Il avait souvent vu une tour dans ses rêves, et cela n’avait jamais signifié rien de bon. Mais non, c’était plus qu’une simple forme en hauteur. Des arbres ? Une forêt ? Alors qu’il s’efforçait de rendre l’image plus claire, sa sombre vision prit lentement forme, jusqu’à ce qu’il pût enfin voir qu’il s’agissait d’un bateau, aussi flou et imprécis que l’avaient été le Tiamak onirique et sa tour de parchemin. Les grands mats portaient des voiles étiolées et des cordages lâches, tous faits de toile d’araignée, tous gris, et poussiéreux, et en lambeaux. Le navire se ballottait comme s’il y avait grand vent. Les eaux noires étaient parsemées de moutons luisants et le ciel au-dessus était tout aussi noir. Une force inconnue repoussait Simon, l’écartait du vaisseau malgré son besoin désespéré de s’approcher. Il combattit de toutes ses forces. Miriamélé était peut-être là ! Puisant dans sa volonté jusqu’à son ultime limite, Simon tenta de se rapprocher du navire fantomatique, mais un grand voile noir se referma devant lui, une tempête de pluie et de brouillard si épaisse qu’elle en était presque solide. Il s’arrêta, perdu et impuissant. Leleth apparut soudain à ses côtés, son sourire effacé de son petit visage, les traits tendus par l’effort. Miriamélé ! hurla Simon. Sa voix retentit, non pas depuis sa bouche mais depuis celle de Leleth. Miriamélé ! rugit-il encore. Leleth força son chemin pour s’approcher un peu plus du fantôme, comme si elle voulait rapprocher autant que possible la voix de Simon avant de la laisser résonner depuis ses lèvres. Miriamélé, va à la Pierre de l’Adieu ! Le bateau avait maintenant entièrement disparu, et la tempête s’étendait pour recouvrir toute la mer obscure. En son centre, Simon crut voir des étincelles rougeoyantes semblables à celles qui avaient parsemé le grand tourbillon. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Miriamélé était-elle en danger ? Ses rêves étaient-ils assiégés ? Il s’imposa un dernier effort, pressant de toute son énergie contre la tempête onirique, mais sans résultat. Le navire avait disparu. La tempête elle-même était sur lui, grondant et ronflant à travers tout son être, comme la sonnerie d’immenses cloches impudentes, le secouant avec une telle force qu’il eut l’impression de se sentir fracassé. Maintenant Leleth avait disparu, elle aussi. La noirceur parsemée d’étincelles le tenait comme un poing d’encre, et il pensa soudain qu’il allait mourir ici, en cet endroit qui n’en était pas un. Une tache de lumière apparut au loin, minuscule et grise, comme une pièce d’argent ternie. Il s’avança vers elle tandis que la noirceur le broyait et que les étincelles rouges s’enfonçaient en lui comme autant de petites lances de feu. Il essaya de sentir les mains de ses amis, mais en fut incapable. Le gris semblait ne pas se rapprocher. Il s’épuisait, comme un nageur trop éloigné du rivage. Binabik, aide-moi ! pensa-t-il, mais ses amis se trouvaient au-delà de cette obscurité sans fin. Aide-moi ! Même le petit point gris s’estompait. Miriamélé, pensa-t-il, je voulais te revoir… Il tenta une dernière fois d’atteindre le point lumineux, et sentit un contact, comme si le bout d’un doigt avait touché le sien, bien qu’il n’eût pas de main pour toucher ou être touché. Un peu de force lui revint, et il s’approcha du gris… plus près, avec le noir tout autour de lui… plus près… Déornoth pensa qu’en d’autres circonstances il en aurait ri. Voir ainsi Josua écouter avec une attention à ce point intense et respectueuse deux conseillers aussi inhabituels – une femme au visage d’aigle, vêtue et coiffée comme un homme, et un troll qui lui arrivait à la ceinture – était voir le monde à l’envers. « Qu’espérez-vous que ce Tiamak va nous apporter, Valada Géloé ? » demanda le prince. Il rapprocha la lampe. « S’il s’agit d’un homme aussi sage que vous ou Morgénès, il sera effectivement plus que bienvenu. » La femme-sorcière fit de la tête un signe de dénégation. « Ce n’est pas un pratiquant de l’Art, Josua, et ce n’est certainement pas non plus un grand stratège militaire. En fait, c’est un petit homme timide venant des marais, qui connaît très bien les plantes qui poussent dans le Wran. Non, je n’ai essayé de le faire venir ici que parce qu’il était proche de la Ligue, et parce que je m’inquiète pour lui. Il avait un rôle à jouer dans les plans que Dinivan avait dressés, mais Dinivan est mort. Nous ne devons pas l’abandonner. Avant l’arrivée de l’orage, nous devons sauver tous ceux que nous pouvons. » Josua opina, mais sans grand enthousiasme. A son côté, Vorzheva ne paraissait pas plus heureuse. Déornoth pensa que la femme du prince n’appréciait guère qu’une quelconque responsabilité supplémentaire vînt peser sur les épaules de son époux, quelque minime que fut le problème du petit homme des marais. « Merci pour tout cela, Géloé, dit-il. Et merci d’avoir une nouvelle fois essayé d’atteindre ma nièce Miriamélé. Mon inquiétude à son sujet va croissante. » « C’est curieux, répondit la femme-sorcière. Il y a là quelque chose de singulier, quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. On dirait presque que Miriamélé a érigé une sorte de barrière pour se couper de nous, mais elle n’a pas la capacité de faire une telle chose. J’en reste perplexe. » Elle se redressa, comme pour chasser une pensée oiseuse. « Mais j’ai autre chose à vous dire. » Binabik n’avait cessé de se balancer d’un pied sur l’autre. Avant que Géloé ne pût poursuivre, il toucha son bras. « Pardonnez-moi, mais je devrais m’occuper de Simon, m’assurer que la déplaisanteté de la Route des Rêves l’a quitté et qu’il se repose. » Géloé sourit presque. « Toi et moi pourrons parler plus tard. » « Va, Binabik, ajouta Josua. J’irai le voir moi-même un peu plus tard. Ce garçon est brave, même s’il est un peu trop impatient. » Le troll salua bien bas puis franchit au trot le rabat de la tente. « Je préférerais annoncer de bonnes nouvelles, Prince Josua, dit Géloé, mais les faits que m’ont rapportés les oiseaux sont au contraire des plus alarmants. Un large corps d’hommes en arme s’avance vers nous depuis l’ouest. » « Quoi ? » Josua s’assit, stupéfait. À côté de lui, Vorzheva passa ses bras autour de son ventre d’un geste protecteur. « Je ne comprends pas. Qui vous a envoyé ce message ? » La femme-sorcière fit de la tête un geste de dénégation. « Je ne parle pas d’oiseaux comme ceux de Jarnauga, qui emportent de petits rouleaux de parchemin. Je veux dire les oiseaux du ciel. Je peux leur parler… en quelque sorte. Assez pour comprendre le sens des choses. Une petite armée est en marche, qui vient du Hayholt. Ils ont franchi les villages d’Hasu Vale, et longent maintenant la frange sud de la grande forêt en direction des prairies. » Déornoth la dévisagea. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix faible et plaintive, même à ses propres oreilles. « Vous parlez aux oiseaux ? » Géloé lui lança un regard sévère. « Et cela t’a probablement sauvé la vie. Comment, à ton avis, ai-je pu savoir où vous trouver sur les rives de la Stefflod, alors que vous alliez vous battre contre les hommes d’Hotvig dans le noir ? Et comment crois-tu que je vous ai trouvés la première fois, dans toute l’immensité Aldhéorte ? » Josua avait posé la main sur l’épaule de Vorzheva comme pour l’apaiser, bien qu’elle parût très calme. Lorsqu’il parla, ce fut avec une dureté fort inhabituelle. « Pourquoi ne pas nous l’avoir dit plus tôt, Géloé ? Quelles autres informations aurions-nous pu obtenir ? » La femme-sorcière parut ravaler une réponse acerbe. « J’ai partagé toutes les informations vitales. Il n’y a presque rien eu à dire durant cette année qui ne fut qu’un hiver. La plupart des oiseaux sont morts, ou s’abritent du froid – et ne volent certainement pas. Par ailleurs, il ne faut pas se faire une fausse idée de ce que je viens de vous dire : je ne peux pas leur parler comme vous et moi parlons maintenant. Leurs pensées ne sont pas celles des humains, et ne sont pas adaptées aux mots ; et je ne saisis pas tout. Ils comprennent le beau et le mauvais temps, et la peur ; mais ceci s’est manifesté d’une façon assez évidente pour que nous nous apercevions tout seuls de ces choses. À part cela, seules des choses aussi flagrantes qu’une armée en marche sont susceptibles de capter leur attention. Sauf quand un homme les pourchasse, ils s’intéressent très peu à nous. » Déornoth réalisa qu’il la dévisageait toujours, et détourna le regard. Il se dit qu’elle faisait plus que parler aux oiseaux – il se souvenait de la chose ailée qui l’avait frappé dans le bosquet au-dessus de la Stefflod –, mais savait qu’il était vain d’aborder ce sujet. C’était d’ailleurs plus qu’inutile, décida-t-il : c’était inconvenant. Géloé avait été une alliée loyale et une amie précieuse. Pourquoi lui reprocher des secrets qui touchaient visiblement aux fondements de son existence ? « Je pense que Valada Géloé a raison, Sire, dit-il doucement. Elle a prouvé à de nombreuses reprises qu’elle était une alliée précieuse. Ce qui est important aujourd’hui est l’information qu’elle apporte. » Josua se tourna un temps vers lui, puis opina en signe d’assentiment. « Très bien, Géloé. Vos amis ailés ont-ils une idée du nombre de ces hommes et de la vitesse de leur progression ? » Elle réfléchit un instant. « Je dirais qu’ils sont plusieurs centaines, Josua, mais ce n’est qu’une supposition. Les oiseaux ne comptent pas comme nous non plus. Quant au temps qu’ils mettront, ils semblent progresser sans hâte, mais je ne serais pas surprise de les voir d’ici un mois. » « Par le sang de l’Aédon, jura Josua. Je pourrais parier qu’il s’agit de Guthwulf et de la garde erkynéenne. Si vite. J’avais espéré que nous aurions jusqu’au printemps pour nous préparer. » Il releva les yeux. « Êtes-vous certaine qu’ils viennent ici ? » « Non, répondit simplement Géloé. Mais où pourraient-ils bien aller ? » Chez Déornoth, la crainte qu’apportait cette nouvelle fut presque entièrement balayée par un surprenant sentiment de soulagement. Ce n’était pas ce qu’ils avaient voulu, pas si tôt, mais la situation était loin d’être désespérée. Malgré la faiblesse de leur nombre, tant que ce rocher éminemment défendable était entouré d’eau, il leur restait au moins une petite chance de repousser des assiégeants. Et cela allait être leur première occasion de riposter à Élias depuis la chute de Naglimund. Il ne serait pas entièrement désagréable de revenir à une vision simple du monde, d’autant plus qu’il n’y avait pas d’autre choix. Qu’est-ce qu’Einskaldir disait toujours ? « Se battre et survivre, se battre et mourir, Dieu nous attend tous. » Oui, c’était cela. Simple. « Eh bien, dit enfin Josua, nous voilà pris entre un terrible nouvel orage et l’armée de mon frère. » Il agita la tête. « Il nous faut nous défendre, c’est tout. Si peu de temps après avoir trouvé un refuge, nous devons de nouveau nous battre et mourir. » Il se leva, et se tourna pour embrasser son épouse. « Où vas-tu ? » Vorzheva leva la main pour toucher son visage, mais ne croisa pas son regard. « Que vas-tu faire ? » Josua soupira. « Je dois aller voir Simon et lui parler. Puis je marcherai un peu et je réfléchirai. » Il s’éloigna dans la nuit et le vent. Dans son rêve, Simon était assis sur un trône immense, fait de pierre blanche polie. Sa salle du trône n’était pas une salle, mais une vaste étendue d’herbe verte et raide. Le ciel au-dessus de lui était d’un bleu surnaturel, aussi peu profond que l’intérieur d’un bol peint. Un vaste cercle de courtisans se dressait devant lui ; à l’instar du ciel, leur sourire paraissait fixe et faux. « Le roi apporte la renaissance ! » cria quelqu’un. Le plus proche des courtisans s’approcha du trône. C’était une femme aux yeux noirs, vêtue de gris et aux longs cheveux raides ; il y avait quelque chose d’extraordinairement familier dans son visage. Elle déposa devant lui une poupée tissée de feuilles et de roseaux, puis s’écarta et, malgré la totale absence de couvert dans tout le paysage, disparut. La personne suivante s’avança. « Renaissance ! » cria une voix ; « Sauvez-nous ! » cria une autre. Simon voulut leur dire qu’il ne possédait pas un tel pouvoir, mais les visages désespérés continuèrent à défiler avec la régularité et la similitude des rayons d’une roue en mouvement. La pile des offrandes prit de plus en plus d’importance. Il y avait d’autres poupées, et des gerbes de blé doré, ainsi que des bouquets de fleurs dont les pétales aux couleurs vives paraissaient aussi faux que le ciel peint. Des paniers de fruits et de fromages étaient déposés devant lui, et même des animaux : des chèvres ou des agneaux, dont les bêlements couvraient les voix importunes. « Je ne peux pas vous aider, cria Simon. Il n’y a rien à faire ! » L’infinie succession de visages se poursuivit. Les cris et les plaintes commencèrent à enfler, un océan de gémissements qui lui fit mal aux oreilles. Enfin, il baissa les yeux et vit qu’un enfant avait été placé au sommet des offrandes comme un corps sur une bière funéraire. Le visage de l’enfant était sombre, avec de grands yeux. Alors qu’il tendait les bras vers l’enfant, son regard accrocha la poupée qui avait été le premier cadeau. Elle pourrit sous ses yeux, noircissant et s’effondrant sur elle-même jusqu’à n’être plus qu’une tache sur l’herbe à l’éclat obscène. Les autres offrandes changeaient elles aussi, pourrissant à une vitesse alarmante – les fruits éclataient et se ridaient, puis paraissaient mousser tant la moisissure les couvrait vite. Les fleurs séchaient et étaient réduites en cendres, le blé tombait en poussière. Sous les yeux horrifiés de Simon, même les animaux s’effondrèrent, séchèrent, et furent réduits à l’état de squelettes l’espace de quelques battements de cœur par une nuée grouillante de petits asticots blancs. Simon voulut descendre de son trône, mais son siège improbable s’était mis à ruer et à se dérober sous lui, tanguant comme sous l’effet d’un tremblement de terre. Il tomba à genoux dans la boue. Où était le bébé ? Où ? Il allait être consumé comme le reste des offrandes, et pourrir s’il ne le sauvait pas ! Il plongea en avant, creusant avec ses mains dans l’humus putride et puant qui avait été la pile d’offrandes, mais il n’y avait pas signe de l’enfant – n’était un éclat d’or, au plus profond de l’amoncellement… Simon creusa dans la masse sombre jusqu’à y être entièrement plongé, le nez et les yeux remplis d’une terre qui ne pouvait appartenir qu’à un cimetière… Était-ce l’éclat de l’or, là, dans l’ombre ? Il devait aller plus profond. L’enfant ne portait-il pas un collier d’or ? À moins que ce ne fut une bague, un bracelet… ? Plus profond. Il était si difficile de respirer… Simon s’éveilla dans l’obscurité. Après un instant de panique, il se libéra de sa cape et roula vers le battant, qu’il ouvrit pour voir les quelques étoiles qui n’étaient pas cachées par les nuages. Son cœur reprit un rythme plus naturel. Il se trouvait dans la tente qu’il partageait avec Binabik. Géloé, et Strangyeard, et le troll l’avaient aidé à s’effondrer jusqu’ici depuis l’Observatoire. Une fois allongé sur sa couche, il s’était endormi et avait fait un rêve étrange. Mais il y avait aussi eu d’autres rêves, n’est-ce pas ? Le voyage sur la Route des Rêves, et une construction de brumes, et un vaisseau fantôme ? Il était maintenant difficile de séparer ce qui appartenait à quoi, et où se trouvait la séparation. Sa tête était lourde et encombrée. Simon sortit la tête et respira l’air froid, l’inspirant goulûment comme s’il se fut agi de vin. Progressivement, ses pensées s’éclaircirent. Ils s’étaient tous retrouvés dans l’Observatoire pour marcher sur la Route des Rêves, mais n’avaient pas réussi à trouver Miriamélé. Voilà ce qui était important, bien plus important qu’un cauchemar parlant de poupées, et de bébés, et de bagues en or. Ils avaient essayé d’atteindre Miriamélé, mais quelque chose les en avait empêché, une possibilité dont Géloé les avait avertis. Simon avait refusé d’abandonner. Il avait insisté quand les autres ne l’assistait pas, et avait manqué se perdre dans quelque chose de mauvais, quelque chose de très mauvais. J’ai presque réussi à l’atteindre ! Presque ! Je sais que si je réessayais, j’y arriverais ! Mais ils avaient utilisé les dernières réserves d’herbes de Géloé, et l’époque où il était encore possible d’arpenter la Route des Rêves était quasiment achevée. Il n’y aurait pas de dernière chance… À moins que… L’idée – une idée effrayante et maligne – avait à peine commencé à se former lorsqu’il fut dérangé dans ses pensées. « Je suis surpris de te trouver éveillé. » La lampe que Josua tenait baignait son visage maigre d’une lumière jaunâtre. « Binabik m’a dit que tu dormais quand il t’a laissé. » « Je viens de me réveiller, Votre Majesté. » Simon tenta de se lever, mais il se prit dans le rabat de la tente et manqua retomber par terre. « Tu ne devrais pas être debout. Le troll a dit que tu avais passé un mauvais moment. Je ne comprends pas tout à fait ce que vous faisiez tous les quatre, mais j’en sais assez pour savoir que tu devrais être couché. » « Je vais très bien. » Si le prince le pensait malade, il ne le laisserait aller nulle part. Simon ne voulait pas risquer d’être une nouvelle fois gardé à l’écart d’une quelconque expédition. « C’est vrai. Ce n’était qu’une sorte de mauvais rêve. Je vais bien, maintenant. » « Hum. » Josua le dévisagea d’un air sceptique. « Si tu le dis. Eh bien alors, viens marcher un petit peu avec moi. Peut-être que quand tu reviendras, tu trouveras plus facilement le sommeil. » « Marcher… ? » Simon se maudit intérieurement. Juste à un moment où il avait réellement besoin de rester seul, son orgueil stupide l’avait encore piégé. Mais c’était au moins une occasion de parler avec Josua. « Oui, juste un petit peu sur le sommet de la colline. Prends quelque chose pour te couvrir. Binabik ne me pardonnera jamais si tu tombes malade par ma faute. » Simon replongea dans sa tente et trouva sa cape. Ils marchèrent un temps en silence. La lampe de Josua créait des reflets étranges sur les pierres brisées de Sesuad’ra. « Je veux vous être utile, Prince Josua, dit-il enfin. Je veux ramener l’épée de votre père. » Josua ne répondit pas. « Si vous laissez Binabik venir avec moi, nous passerons inaperçus. Nous sommes trop petits pour attirer l’attention du roi. Nous vous avons ramené Épine, nous pouvons aussi vous ramener Clou-Radieux. » « Une armée approche, dit le prince. Il semble que mon frère ait appris notre survie et veuille remédier à sa négligence passée. » À mesure que Josua lui énonçait les nouvelles qu’avait apportées Géloé, Simon sentit monter en lui une surprenante forme d’enthousiasme. Ainsi, il allait finalement avoir une chance de se montrer utile ! Un instant plus tard, il se souvint des femmes, et des enfants, et des vieillards qui habitaient maintenant la Nouvelle-Gadrinsett, et eut honte de sa joie. « Que pouvons-nous faire ? » demanda-t-il. « Attendre. » Josua s’arrêta devant la masse ténébreuse de la Maison des Eaux. Un ru sombre se frayait lentement un chemin à leurs pieds entre les pierres. « Toutes les autres voies nous sont barrées. Nous allons attendre et nous préparer. Lorsque Guthwulf ou qui que ce soit qui mène ces troupes arrivera – et ce peut même être mon frère –, alors nous nous battrons pour défendre notre nouveau domaine. Si nous perdons… Eh bien, tout sera terminé. » Le vent du sommet souleva leurs capes et fit claquer leurs vêtements. « Si Dieu trouve le moyen de nous permettre de gagner, alors nous poursuivrons notre tache et trouverons un moyen de mettre cette victoire à profit. » Le prince s’assit sur un pan de mur effondré, puis fit signe à Simon de le rejoindre. Il posa la lampe ; leurs ombres démultipliées furent projetées sur les murs de la Maison des Eaux. « Nous devons maintenant vivre au jour le jour. Nous ne devons pas penser à trop long terme, sous peine de perdre le peu que nous avons. » Simon fixa des yeux la flamme dansante. « Et le Roi de l’Orage ? » Josua serra sa cape sur lui. « Je ne sais pas – c’est un sujet trop vaste. Nous devons nous limiter aux choses que nous pouvons comprendre. » Il tendit la main vers la ville de toile endormie. « Il y a des innocents à protéger. Tu es un chevalier, maintenant, Simon. C’est ton devoir sacré. » « Je le sais, Prince Josua. » Ce dernier resta un temps silencieux. « Et j’ai aussi à me soucier de mon propre enfant. » Son sourire triste parut un petit mouvement dans la lueur de la lampe. « J’espère que ce sera une fille. » « C’est vrai ? » « Autrefois, quand j’étais plus jeune, je voulais que mon premier enfant fut un garçon. » Josua tourna son visage vers les étoiles. « Je rêvais d’un garçon qui partagerait mon amour de la connaissance et de la justice, mais n’aurait pas mes défauts. » Il secoua la tête. « Mais maintenant, je préférerais que notre enfant soit une fille. Si nous perdons et que nous survivons, un fils de mon sang sera pourchassé toute sa vie. Élias ne pourrait le laisser vivre. Et si nous trouvons le moyen de gagner… » Il se tut. « Oui ? » « Si nous trouvons le moyen de gagner et que je prends possession du trône de mon père, alors un jour je devrai envoyer mon fils faire quelque chose que je ne peux faire – quelque chose de dangereux et de glorieux. C’est ce que font les rois et leurs fils. Et je ne pourrais plus jamais dormir, de craindre d’apprendre qu’il a été tué. » Il soupira. « Voilà ce que je déteste dans l’autorité et la royauté, Simon. C’est avec des êtres de chair et d’os qu’un prince joue aux jeux du pouvoir. Je vous ai envoyé, toi, et Binabik, et les autres, vers le danger – toi qui était à peine plus qu’un enfant. Non, je sais que tu es maintenant un jeune homme – qui t’a adoubé, après tout ? – mais cela n’apaise pas mes remords. Par la grâce d’Aédon, tu as survécu à ma mission – mais ce ne fut pas le cas de tous tes compagnons. » Simon hésita un instant avant de parler. « Mais être une femme ne sauve personne des affres de la guerre, Prince Josua. Voyez Miriamélé. Voyez votre femme, Dame Vorzheva. » Josua acquiesça lentement. « Je crains que tu n’aies raison. Et maintenant, il va y avoir d’autres batailles, d’autres guerres – et d’autres innocents vont mourir. » Après un instant de réflexion, il releva les yeux, avec une expression alarmée. « Elysia, mère de Dieu ! Que voilà un magnifique traitement pour quelqu’un qui souffre de cauchemars ! » Il eut un sourire honteux. « Binabik va être furieux : j’emmène son pupille dans le froid et je lui parle de mort et de misère. » Il posa un instant son bras autour des épaules de Simon, puis se leva. « Je vais te ramener à ta tente. Le vent devient féroce. » Lorsque le prince se pencha pour attraper la lampe, Simon observa sa silhouette maigre, et ressentit une sorte d’amour cruel pour Josua, un amour mêlé de compassion ; il se demanda si tous les chevaliers avaient le même sentiment pour leur seigneur. Eahlferend, le père de Simon, aurait-il eu pour lui la même sévérité teintée de tendresse que Josua, s’il avait vécu ? Lui et Simon auraient-ils parlé ensemble de ce genre de choses ? Et, plus important que tout, pensa Simon alors qu’ils s’éloignaient à travers les herbes mouvantes, Eahlferend aurait-il été fier de son fils ? Ils aperçurent les yeux brillants de Qantaqa avant de pouvoir distinguer Binabik, petite silhouette sombre dressée auprès du battant de la tente. « Ah, bien, dit le troll. J’ai le confessement de l’importance de mon inquiéteté lorsque j’ai découvert ton absence, Simon. » « Tout est de ma faute, Binabik. Nous parlions. » Josua se tourna vers Simon. « Je te laisse en de bonnes mains. Dors bien, jeune chevalier. » Il sourit et prit congé. « Maintenant, dit gravement Binabik, la direction que doivent prendre tes pieds est celle du lit. » Il mena Simon vers l’ouverture, puis le suivit à l’intérieur. Simon ravala un grognement d’exaspération. Tous les habitants de la Nouvelle-Gadrinsett allaient donc vouloir lui parler cette nuit ? Son grognement finit par s’échapper lorsque Qantaqa, qui les avait suivis à l’intérieur, lui marcha sur le ventre. « Qantaqa ! Hinik aia ! » lâcha Binabik en direction de la louve. Elle grogna et franchit le battant à reculons. « Il est maintenant temps de dormir. » « Tu n’es pas ma mère », maugréa Simon. Comment pourrait-il jamais mettre son idée à profit, si Binabik restait là ? « Et toi, tu vas dormir aussi ? » « Je ne peux pas. » Binabik prit une cape supplémentaire, dont il couvrit Simon. « Je suis de garde avec Sludig, cette nuit. Je reviendrai dans la tente avec silence quand j’aurai terminé. » Il s’accroupit au côté de Simon. « As-tu le désir de parler un peu ? Josua te disait-il qu’une armée marche sur nous ? » « Il me l’a dit. » Simon feignit un bâillement. « Je t’en reparlerai demain. J’ai effectivement sommeil, maintenant que tu en parles. » « Tu as eu un jour de grande difficulté. La Route des Rêves était traître, comme dans l’avertissement de Géloé. » L’impatience avec laquelle Simon voulait mettre son plan à exécution fit un temps place à la curiosité. « Qu’est-ce que c’était, Binabik, cette chose sur la Route des Rêves ? Comme un orage, avec des étincelles ? Est-ce que tu l’as vu, toi aussi ? » « Géloé ne le sait pas, et moi non plus. Une perturbation est l’appellation que Géloé lui a donné. Orage est un bon nom, parce que j’ai la pensée que c’était quelque chose comme du mauvais temps sur la Route des Rêves. Mais nous n’avons que la supputation sur sa cause. Et la supputation n’est pas l’amie du sommeil dans la nuit. » Il se leva. « Dors bien, ami Simon. » « Bonne nuit, Binabik. » Il écouta le troll s’éloigner et siffler Qantaqa, puis resta longtemps immobile, comptant vingt dizaines de battements de cœur avant de quitter l’abri des capes pour se mettre à la recherche du miroir de Jiriki. Il le trouva dans les sacs de selle que Binabik avait conservés en libérant Monretour. La flèche blanche était là, elle aussi, tout comme un lourd sac à cordon qui le laissa un temps perplexe. La mémoire lui revint comme un éclair : Aditu le lui avait donné lorsqu’ils s’étaient séparés, en disant qu’il s’agissait de quelque chose qu’Amerasu voulait transmettre à Josua. Simon, curieux, se demanda un instant s’il allait l’emmener avec lui et l’ouvrir dans un endroit plus isolé, mais décida que le temps lui manquait. Binabik pouvait revenir plus tôt que prévu ; il valait mieux se faire réprimander pour une absence que d’être retenu avant d’avoir eu une chance de mettre son projet à exécution. Il remit à contrecœur le sac dans le sac de selle. Plus tard, se jura-t-il. Puis il le donnerait au prince, comme il l’avait promis. Ne s’arrêtant plus que le temps de prendre la petite poche qui contenait ses pierres à feu, il se glissa hors de la tente et dans le vent froid. À travers les nuages, la lune n’éclairait que d’une faible lueur, mais cela lui suffisait pour se déplacer sur le sommet de la colline. Quelques sombres silhouettes se mouvaient dans la cité de toile pour une raison ou pour une autre, mais aucune ne s’intéressa à lui, et il eut tôt fait de quitter la Nouvelle-Gadrinsett pour s’engager dans les ruines principales de Sesuad’ra. L’Observatoire était désert. Simon entra et s’avança à travers les ténèbres jusqu’à trouver les restes du feu qu’avait fait Géloé. Les cendres étaient encore chaudes. Il ajouta un peu du petit bois qui traînait près des braises, puis saupoudra l’ensemble d’une poignée de sciure tirée de sa poche. Il frappa sur son fer avec sa pierre jusqu’à produire une flammèche. Elle mourut avant qu’il n’eût pu la faire prendre, le forçant à tout recommencer en jurant doucement. Finalement, il réussit à allumer le feu. Le cadre ciselé du miroir de Jiriki semblait chaud au toucher, mais la surface réfléchissante, lorsqu’il l’approcha de sa joue, était aussi froide qu’un bloc de glace. Il souffla sur le miroir comme il avait soufflé sur ses flammèches, puis le maintint devant son visage. Sa cicatrice avait perdu de sa violence : elle formait maintenant une ligne rouge et blanche qui traversait sa joue, de l’oeil à la mâchoire. Cela lui donnait, pensa-t-il, un certain air martial, l’apparence de quelqu’un qui a combattu pour ce qui était juste et honorable. La mèche blanc neige qui courait dans ses cheveux semblait elle aussi ajouter une touche de maturité à son visage. Sa barbe, qu’il ne put s’empêcher de flatter de la main lorsqu’il la regarda, le faisait ressembler, sinon à un chevalier, du moins à un jeune homme plutôt qu’un jeune garçon. Il se demanda ce que penserait Miriamélé si elle pouvait le voir maintenant. Je le saurai peut-être bientôt. Il inclina un peu le miroir, de façon à ne faire éclairer par la lumière du feu qu’une moitié de son visage, l’autre demeurant dans une ombre teintée de rouge. Il réfléchit attentivement à ce que Géloé avait dit de l’Observatoire, au fait que cela avait autrefois été un endroit où les Sithis se voyaient et se parlaient à travers de grandes distances. Il s’efforça de s’envelopper de l’ancienneté et du silence de l’endroit comme d’une cape. Il avait trouvé Miriamélé une fois avec le miroir, sans même le vouloir ; pourquoi pas maintenant, en cet endroit puissant ? Tandis qu’il se concentrait sur cette moitié de son visage, la lumière du feu parut changer. Le vacillement des flammes devint un doux balancement, puis l’ondulation régulière d’une lueur écarlate. Le visage dans le miroir se dissolut en un gris brumeux, vers lequel il se sentit tomber en avant ; il eut le temps d’une exclamation muette mais victorieuse. Dire que personne ne voulait m’enseigner la magie ! Le cadre du miroir avait disparu, et la grisaille était tout autour de lui. Après l’autre expérience de cette même journée, il n’en fut pas intimidé : il était en terre connue. Mais alors même qu’il se disait cela, une autre pensée lui vint soudain. Il avait toujours eu un guide, jusqu’alors, et d’autres voyageurs avec lui. Cette fois, il n’y aurait ni Leleth pour partager ses problèmes ni Géloé ou Binabik pour l’aider s’il s’aventurait trop loin. L’angoisse naquit en lui, mais il la combattit. Il avait utilisé le miroir pour appeler Jiriki une fois, n’est-ce pas ? Il n’y avait eu personne pour l’aider, cette fois-là. Mais une partie de son esprit se dit tout de même qu’appeler à l’aide devait être un peu moins difficile que d’explorer seul la Route des Rêves. Géloé avait dit qu’il ne restait plus beaucoup de temps, et que la Route des Rêves serait bientôt impraticable. C’était peut-être la dernière chance d’atteindre Miriamélé, la dernière chance de la sauver et de la guider vers eux. Si Binabik et les autres s’apercevaient de quelque chose, ce serait très probablement sa dernière chance. Il devait poursuivre. De plus, Miriamélé serait probablement fort étonnée, heureuse et surprise… Le néant gris paraissait plus épais, cette fois. S’il avait nagé, c’aurait été dans une eau boueuse et glaciale. Comment trouvait-on son chemin, ici, sans signes ni points de repère ? Simon évoqua l’image de Miriamélé dans son esprit, celle qu’il avait formée au coucher du soleil, lorsqu’il arpentait la Route avec les autres. Mais cette fois, l’image ne se composa pas. Non, ses yeux n’étaient certainement pas ceux-là ! Et ses cheveux, même lorsqu’elle les avait teints pour se dissimuler, n’avaient jamais eu ces reflets roux ! Il combattit sa vision récalcitrante, mais les traits de la princesse disparue se refusaient à lui. Il lui était même difficile de juger de la ressemblance. Simon eut l’impression de chercher à réaliser un vitrail avec des eaux colorées : les formes ruisselaient et se mêlaient les unes aux autres, sans prêter attention à ses efforts. Tandis qu’il se démenait, la grisaille qui l’entourait commença à changer. La différence ne fut pas immédiatement perceptible, mais si Simon avait été dans son corps – ce qu’il souhaita soudain de tout son cœur – les cheveux se seraient dressés sur sa nuque et la chair de poule aurait envahi tout son être. Quelque chose partageait le vide avec lui. Quelque chose de bien plus vaste que lui. Il sentit la puissance qui en exsudait. Mais, contrairement à l’orage onirique qui l’avait happé précédemment, cette chose n’était pas une force inanimée : elle débordait d’intelligence et de patience malfaisante. Il se sentit impitoyablement scruté, comme un nageur en pleine mer peut percevoir une grande chose à ailerons passer sous lui dans les profondeurs. La solitude de Simon lui parut soudain être une sorte de terrible nudité. Il lutta, essayant désespérément d’entrer en contact avec quelque chose qui pourrait le tirer de ce vide dénué d’abri. Il se sentit trembler de peur, vaciller comme une flamme – il ne savait pas comment s’enfuir ! Comment quitter cet endroit ? Il essaya de provoquer un choc en lui, de se forcer à s’éveiller ; mais à l’instar des cauchemars d’enfant, il était impossible de briser le charme. Il était entré dans ce rêve sans dormir, alors comment pouvait-il se réveiller ? L’image vague qui n’était pas Miriamélé persistait. Il essaya de se projeter vers elle, de s’éloigner de l’immense chose lente qui le traquait. Aidez-moi ! cria-t-il en silence, et il sentit une lueur de reconnaissance au plus loin de ses pensées. Il voulut la saisir, s’y accrochant comme un naufragé à une épave. Cette nouvelle présence se fit plus forte, mais alors même qu’elle gagnait en intensité, la chose qui partageait le vide avec lui déploya une infime partie de son pouvoir, juste assez pour l’empêcher de s’échapper. Il sentit une sorte d’humour inhumain et maléfique qui se délectait de sa lutte vaine, mais il sentit aussi que la chose se lassait de ce divertissement, et allait bientôt mettre un terme au jeu. Une sorte de force abrutissante s’étendit et l’entoura, une froideur de l’âme qui paralysa ses efforts alors même qu’il tentait une nouvelle fois d’atteindre la présence ténue. Il la toucha alors, à travers une effrayante distance onirique, et s’y accrocha. Miriamélé ? pensa-t-il, en espérant que ce serait le cas, terrifié à l’idée de perdre cet infime contact. Qui qu’elle fût, elle parut s’apercevoir de sa présence, mais la chose qui le tenait ne faiblissait pas. Une ombre noire s’avança sur et dans lui, étouffant lumière et pensées… Seoman ! ? Une autre présence fut soudain avec lui – qui n’était ni l’une, féminine et hésitante, ni l’autre, ténébreuse et mortelle. Viens à moi, Seoman, dit la voix. Viens ! Une chaleur le toucha. La poigne glaciale de l’autre serra un peu plus fort durant un instant, puis lâcha – non pas vaincu, sentit Simon lorsque la chose s’éloigna, mais par ennui et désintérêt pour un si petit problème, comme un chat peut oublier une souris qui s’est cachée sous une pierre. La grisaille revint, toujours informe et sans repère, puis commença à tourbillonner comme des nuages déformés par le vent. Un visage se forma devant lui – fin, avec des yeux d’or liquide. « Jiriki ! » « Seoman », répondit-il. Son visage paraissait inquiet. « Es-tu en danger ? As-tu besoin d’aide ? » « Plus maintenant, je crois. » De fait, la présence chasseresse semblait avoir entièrement disparu. « Qu’était cette horrible chose ? » « Je ne suis pas certain de ce qui te tenait, mais si cela ne vient pas de Nakkiga, il y a plus de mal dans ce monde que même nous l’avions soupçonné. » Malgré l’étrange détachement de la vision onirique, Simon pouvait voir que le Sithi l’étudiait soigneusement. « Tu veux dire que tu m’as appelé sans raison ? » « Je n’ai pas essayé de t’appeler du tout », répondit Simon, un peu honteux maintenant que le pire était passé. « J’essayais de trouver Miriamélé – la fille du roi. Je t’ai déjà parlé d’elle. » « Tout seul sur la Route des Rêves ? » Sa colère s’accompagnait d’une sorte d’amusement froid. « Stupide fils-des-hommes ! Si je n’avais pas été en train de me reposer, et donc proche de l’endroit où tu te trouves – proche en pensée, je veux dire – alors seul le Bosquet saurait ce qui te serait arrivé. » Après un moment, la sensation de sa présence se réchauffa. « Mais je suis content de savoir que tu vas bien. » « Je suis heureux de te voir, moi aussi. » Et c’était vrai. Simon n’avait pas réalisé à quel point la voix calme de Jiriki lui manquait. « Nous sommes à la Pierre de l’Adieu – Sesuad’ra. Élias nous envoie une armée. Peux-tu nous aider ? » Le visage du Sithi devint grave. « Je vais être indisponible un certain temps, Seoman. Tu devras prendre soin de toi. Mon père, Shima’onari, est mourant. » « Je suis… je suis désolé. » « Il a tué le molosse Niku’a, le monstre le plus puissant jamais élevé dans les chenils de Nakkiga, mais ses propres blessures sont mortelles. Un nœud de plus dans une chaîne trop longue – une autre dette de sang pour Utuk’ku et… » Il hésita. « … l’autre. Néanmoins, les maisons se réunissent. Lorsque mon père aura été porté au Bosquet, le Zida’ya prendra une nouvelle fois les armes. » Après son éclat de colère, le Sithi avait repris son impassibilité habituelle, mais Simon crut pouvoir déceler les prémisses d’un sentiment de tension, d’excitation. L’espoir de Simon grandit. « Vous joindrez-vous à Josua ? Allez-vous combattre avec nous ? » Jiriki fronça les sourcils. « Je ne puis le dire, Seoman – et je ne ferai pas de fausses promesses. Si mon point de vue l’emporte, c’est ce que nous ferons, et une dernière fois, le Zida’ya et le Sudhoda’ya combattront ensemble. Mais nous serons nombreux à parler lorsque je parlerai, et bien des opinions seront exprimées. Nous avons dansé l’année bien des centaines de fois depuis la dernière réunion de toutes les maisons en conseil de guerre. Regarde ! » Le visage de Jiriki scintilla et disparut, et durant un instant Simon put voir une scène brumeuse, un vaste cercle d’arbres aux feuilles d’argent qui se dressaient aussi haut que des tours. À leurs pieds était rassemblée une foule de Sithis, des centaines d’immortels portant des armures incroyablement différentes en formes et en couleurs, des armures qui brillaient et luisaient dans les colonnes de lumière qui se déversaient à travers le feuillage. « Regarde. Les membres de toutes les maisons sont réunis à Jao é-Tinukai’i. Cheka’iso, Mèche-d’ambre, est là, ainsi que Zinjadu, Maîtresse-du-savoir de la Kementari perdue, et Yizashi Lance-grise. Même Kuroyi, le Grand Cavalier, est venu, qui ne s’était pas joint à la maison de l’Année-dansante depuis l’époque de Shi’iki et Senditu. Les exilés sont revenus, et nous allons combattre unis en un seul peuple, ce que nous n’avons pas fait depuis la chute d’Asu’a. En ce sens, au moins, la mort d’Amerasu et le sacrifice de mon père n’auront pas été vains. » La vision de la foule en arme s’évanouit, et Jiriki fut de nouveau face à lui. « Mais je n’ai qu’une influence limitée sur un tel conseil, dit-il. Et nous, Zida’ya, avons de nombreuses obligations. Je ne peux promettre que nous viendrons, Seoman, mais je ferai de mon mieux pour respecter mes propres devoirs envers toi. Si tu en as le besoin impérieux, appelle-moi. Je sais que je ferai ce que je pourrai. » « Je sais, Jiriki. » Simon avait l’impression qu’il lui restait beaucoup de choses importantes à dire, mais la tête lui tournait. « J’espère que nous nous reverrons bientôt. » Enfin, Jiriki sourit. « Comme je te l’ai déjà dit, fils-des-hommes, une sagesse qui n’a rien de magique me dit que nous nous rencontrerons de nouveau. Prends soin de toi. » « Je n’y manquerai pas. » Le visage du Sithi redevint sérieux. « Maintenant pars, s’il te plaît. Comme tu l’as vu, les Témoins et la Route des Rêves ne sont plus fiables – ils sont même devenus dangereux. Et je doute aussi que ce qui se dit ici fût à l’abri des oreilles indiscrètes. Le rassemblement des maisons n’est pas un secret, mais il en va autrement de ce qui sera décidé. Évite ces domaines, Seoman. » « Mais il faut que je trouve Miriamélé », répondit Simon avec obstination. « Tu ne trouveras que des ennuis, à mon avis. Laisse-là où elle est. Par ailleurs, elle se cache peut-être de choses qui ne peuvent la trouver sauf si, sans le vouloir, tu les mènes à elle. » Simon pensa à Amerasu et se sentit coupable, puis il réalisa que Jiriki n’avait pas voulu évoquer ce souvenir, mais simplement l’avertir. « Si tu le dis » approuva-t-il. Ainsi, il avait fait tout cela pour rien. « Bien. » Le Sithi plissa les yeux, et Simon sentit sa présence commencer à s’évanouir. Une pensée soudaine lui vint. « Mais je ne sais pas comment rentrer ! » « Je vais t’aider. Adieu pour cette fois, mon Hikka Sta’ja. » Le visage de Jiriki s’estompa et s’évapora, ne laissant derrière lui que le gris scintillant. Et quand même le néant commença à s’effacer, Simon ressentit une nouvelle fois un contact ténu, la présence féminine vers laquelle il s’était tourné quand il avait eu peur. Était-elle restée avec eux tout le temps ? Était-ce une espionne, une possibilité dont avait parlé Jiriki ? Ou était-ce effectivement Miriamélé, séparée de lui par un moyen inconnu mais percevant néanmoins sa présence ? Qui était-ce ? Lorsqu’il revint à lui, tremblant de froid sous la coupole brisée de l’Observatoire, il se demanda s’il le saurait jamais. 6. Le Tombeau Marin Miriamélé avait tourné et retourné tant de fois dans la petite cabine qu’elle pouvait presque sentir le bois du plancher s’user sous ses chaussons. Elle s’était montée la tête à un point exquis, pour se préparer à trancher la gorge du marquis dans son sommeil. Mais maintenant, sous le conseil de Gan Itaï, elle avait dissimulé la dague volée et attendait quelque chose – sans savoir quoi. Elle tremblait, et ce n’était plus simplement de colère et de frustration : la peur rampante, qu’elle avait réussi à étouffer en se disant que tout serait très vite terminé, était revenue. Combien de temps s’écoulerait-il avant qu’Aspitis ne remarquât la disparition de sa dague ? Et douterait-il même un seul instant avant d’en blâmer sa juste responsable ? Cette fois, il viendrait à elle paré et sur ses gardes ; et au lieu des simples obligations de la honte et de la bienséance, elle porterait à son mariage des chaînes aussi réelles que celles de Cadrach. Tout en marchant, elle priait sainte Elysia et Usires de l’aider, mais du ton désinvolte avec lequel on s’adresse à un vieillard de la famille devenu depuis longtemps sourd et gâteux. Elle se faisait peu d’illusions sur l’intérêt que pouvait provoquer ce qui lui arrivait sur ce bateau chez un dieu qui n’avait de toute façon pas vu d’inconvénient au départ à ce que tout cela se passât. Elle avait eu tort à deux reprises. Après une enfance passée au milieu de flatteurs et de serviteurs, elle avait été convaincue que le seul moyen de vivre était de n’écouter que ses propres conseils, et de ne jamais céder quels que fussent les obstacles, ni ne laisser quiconque la détourner de ce qu’elle jugeait important – des principes qui l’avaient menée droit où elle se trouvait maintenant. Elle avait fui la place forte de son oncle, certaine qu’elle seule pouvait changer le cours des choses, mais les vagues perfides du temps et de l’histoire ne l’avaient pas attendue, et les événements sur lesquels elle avait espéré influer s’étaient tout de même déroulés – la chute de Naglimund, la défaite de Josua –, l’abandonnant dans une errance sans but. Il lui avait donc paru plus sage de cesser de se battre, de mettre fin à une vie entière de résistance obstinée et de simplement laisser les événements la prendre en charge. Mais ce plan s’était révélé aussi inepte que le premier, puisque son apathie l’avait menée dans le lit d’Aspitis, et allait faire d’elle sa reine. Durant un temps, cette réalisation avait rendu sa combativité à Miriamélé – elle allait le tuer, puis probablement être tuée elle-même par les hommes d’Aspitis ; il n’y aurait pas de temps perdu, pas de responsabilités complexes. Mais Gan Itaï l’en avait empêchée, et maintenant elle tournait en rond, à l’instar du Nuage de l’Eadne encalminé, à attendre le vent. L’heure du choix était venue, celle dont ses tuteurs lui avaient si souvent parlé – comme lorsque Pélippa, l’épouse adorée d’un noble, avait dû prendre la décision de déclarer ou non sa croyance en Usires, malgré sa condamnation. Elle avait encore en mémoire les images du livre de prières de son enfance. Jeune princesse, elle avait toujours été fascinée par la peinture argent sur la robe de Pélippa. Miriamélé n’avait jamais vraiment réfléchi à Pélippa elle-même, à ce qu’avaient pu être vraiment les gens dont s’étaient emparées les légendes, dont on parlait dans les histoires, ou que l’on représentait sur les murs. Elle n’avait eu que récemment l’idée de se demander ce qu’ils pouvaient ressentir. Les rois en guerre immortalisés sur les tapisseries du Sancellan avaient-ils marché de long en large dans de grandes salles à hésiter longuement sur une décision, s’inquiétant moins de ce que l’on dirait dans plusieurs siècles que d’une analyse des faits en leur possession qui leur permettrait de prendre une décision plus sage ? Tandis que le navire se balançait doucement et que le soleil s’élevait dans le ciel, Miriamélé marchait et réfléchissait. Il devait bien exister un moyen d’être audacieuse sans être stupide, d’être réfléchie sans devenir influençable et aussi molle que de la cire à bougie. Existait-il entre ces deux extrêmes une voie qui lui permettrait de survivre ? Et si cela était, lui serait-il possible d’en faire une vie qui valait d’être vécue ? Dans la cabine qu’éclairait la lampe, coupée du soleil, Miriamélé restait songeuse. Elle n’avait pas beaucoup dormi la nuit précédente, et doutait qu’elle trouverait le sommeil dans la suivante… si elle vivait assez longtemps pour la voir tomber. Lorsque l’on frappa à la porte, ce fut avec douceur. Elle se pensait prête à affronter quiconque, et même Aspitis, mais ses mains tremblaient lorsqu’elle chercha la clenche. C’était Gan Itaï, mais un instant, Miriamélé crut qu’une autre Niskie était montée à bord, tant la garde-mer avait changé. Sa peau brun doré paraissait presque grise. Son visage était défait et hagard, et ses yeux creux et bordés de rouge semblaient regarder Miriamélé depuis une grande distance. La Niskie avait resserré sa cape contre elle, comme si même dans l’air lourd et humide qui annonçait la tempête, elle craignait d’attraper froid. « Par la miséricorde d’Aédon ! » Miriamélé s’empressa de la faire entrer et de refermer la porte derrière elle. « Êtes-vous malade, Gan Itaï ? Que s’est-il passé ? » Aspitis avait découvert le vol et il venait ici, c’était certain – pour quelle autre raison la Niskie aurait-elle affiché une expression aussi terrible ? Miriamélé envisagea cette solution avec une sorte de soulagement. « Avez-vous besoin de quelque chose ? Un peu d’eau à boire ? » Gan Itaï leva une main tannée. « Je n’ai besoin de rien. J’ai longuement… réfléchi. » « Réfléchi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? » La Niskie agita la tête. « Ne m’interromps pas, jeune fille. J’ai des choses à te dire. J’ai pris ma décision. » Elle s’assit sur le lit de Miriamélé, se déplaçant comme si deux douzaines d’années venaient d’être ajoutées à son âge. « En premier lieu, sais-tu où se trouve le canot de débarquement ? » Miriamélé hocha la tête. « Près du centre du bateau, à tribord, suspendu au guindeau. » Il y avait au moins un avantage à avoir vécu au milieu d’un peuple de marins dans sa jeunesse. « Bien. Vas-y cet après-midi, quand tu seras certaine de n’être pas observée. Et cache ceci à l’intérieur. » La Niskie souleva sa cape et lâcha plusieurs paquets sur le lit. Quatre d’entre eux étaient des outres d’eau, et les deux autres des ballots enveloppés de toile. « Du pain, du fromage et de l’eau, expliqua Gan Itaï. Et quelques hameçons, qui serviront peut-être à enrichir les provisions. Il y a aussi quelques autres petites choses qui peuvent s’avérer utiles. » « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Miriamélé dévisagea la vieille femme. Gan Itaï donnait toujours l’impression de porter quelque terrible fardeau, mais ses yeux avaient perdu un peu de leur voile. Ils brillaient, maintenant. « Cela veut dire que tu vas t’échapper. Je ne peux supporter d’assister à cette folie malfaisante que l’on veut t’imposer. Je ne serais pas l’une des vrais Enfants du Navigateur si je l’acceptais. » « Mais ce n’est pas possible ! » Miriamélé lutta contre l’espoir soudain qui s’emparait d’elle. « Même si je pouvais quitter le navire, Aspitis partirait à ma poursuite dans les heures qui suivraient. Le vent se sera levé bien avant que je n’atteigne la terre. Croyez-vous que je peux disparaître dans une douzaine de lieues de mer plate, ou distancer le Nuage de l’Eadne ? » « Le distancer ? Non. » Il y avait une étrange fierté dans l’expression de Gan Itaï. « Bien sûr que non. Il est aussi rapide qu’un dauphin. Mais il y a un moyen… Laisse-moi m’en charger, mon enfant. Cela fait partie de mes obligations. Toi, par contre, tu auras une autre chose à faire. » Miriamélé ravala ses objections. Ses paroles obstinées et inconsidérées ne l’avaient pas beaucoup servie de par le passé. « Quoi ? » « Dans la cale, dans l’un des tonneaux près du mur tribord, des outils et d’autres objets de métal sont enveloppés et huilés. Il y a une inscription sur le fut, alors ne crains pas de ne pas le trouver. Va dans la cale après le coucher du soleil, prends un maillet et un burin dans le tonneau, et tranche les chaînes de Cadrach. Il devra ensuite cacher le fait que ses chaînes sont brisées, si quelqu’un vient. » « Briser ses chaînes ? Mais tout le monde sur le navire va m’entendre. » Une profonde lassitude l’envahit. Il paraissait déjà évident que le plan de la Niskie ne pourrait jamais réussir. « Si mon nez ne me trahit pas, l’orage sera bientôt sur nous. Un bateau en mer par grand vent fait beaucoup de bruit. » Gan Itaï leva la main pour mettre un terme à ses questions. « Contente-toi de remplir ta tache, puis quitte la cale et retourne dans ta cabine, ou ailleurs, mais ne laisse personne t’enfermer. » Elle agita ses longs doigts pour insister. « Même si tu dois feindre la maladie ou la folie, ne laisse personne mettre un verrou entre toi et la liberté. » Les yeux dorés se fixèrent dans les siens jusqu’à ce que Miriamélé sentît tous ses doutes s’effacer. « Oui, dit-elle, je le ferai. » « Alors, à minuit, lorsque la lune sera juste là, la Niskie indiqua du doigt un point sur le plafond, comme si le ciel s’étendait directement au-dessus d’elles, va chercher ton ami érudit et aide-le à rejoindre le canot. Je m’assurerai que vous ayez une chance de le mettre à l’eau. » Elle leva les yeux, saisie d’une idée soudaine. « Par les mers ignorées, mon enfant, assure-toi que les rames sont bien dans le canot ! Vérifie lorsque tu cacheras la nourriture et l’eau. » Miriamélé acquiesça. Ainsi, le problème était résolu. Elle allait faire de son mieux pour survivre, mais si elle échouait, elle ne refuserait plus l’inévitable. Même en l’épousant, Aspitis Prévès ne pouvait la garder en vie contre son gré. « Et que ferez-vous, Gan Itaï ? » demanda-t-elle. « Mon devoir. » « Mais ce n’était pas un rêve ! » Tiamak perdait patience. Que fallait-il donc pour convaincre cette grande brute de Rimmersleute ? « C’était Géloé. La femme-sage de la forêt Aldhéorte. Elle m’a parlé à travers une enfant qui est apparue régulièrement dans mes rêves ces derniers temps. J’ai lu des textes à ce sujet. C’est une possibilité de l’Art, une chose que savent faire les adeptes. » « Calme-toi, petit homme, je n’ai pas dit que tu avais inventé cette histoire. » Isgrimnur se détourna du vieillard, qui attendait patiemment la prochaine question que le duc pourrait lui poser. Bien qu’incapable de répondre, celui-qui-avait-été-Camaris semblait trouver une satisfaction douce et puérile dans l’attention qu’on lui accordait, et pouvait passer des heures assis à sourire à Isgrimnur. « J’ai entendu parler de cette Géloé. Je te crois. Et lorsque nous pourrons partir, ta Pierre de l’Adieu sera une destination aussi bonne qu’une autre – j’ai entendu dire que le camp de Josua se trouve dans la région dont tu parles. Mais je ne peux permettre à un rêve quel qu’il soit, quelque urgent qu’il paraisse, de me faire partir maintenant. » « Mais pourquoi ? » Tiamak n’était pas certain lui-même de l’urgence de leur départ. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il en avait assez de se sentir inutile. « Que pouvons-nous faire ici ? » « J’attends Miriamélé, la nièce du prince Josua, dit le Rimmersleute. Dinivan m’a envoyé dans cette auberge oubliée des dieux. Peut-être qu’il l’a envoyée ici, elle aussi. Puisque j’ai juré de la trouver et que j’ai perdu sa trace, je dois attendre ici, où la trace s’achève. » « Mais s’il lui a dit de venir ici, pourquoi n’est-elle pas déjà arrivée ? » Tiamak savait qu’il cherchait les problèmes, mais ne pouvait s’en empêcher. « Elle a peut-être été retardée. C’est un long voyage, à pied. » Le calme que s’imposait Isgrimnur céda un peu. « Maintenant tais-toi, maudit bavard ! Je t’ai dit tout ce que je pouvais. Si tu veux partir, vas-y ! Je ne t’en empêcherai pas ! » Tiamak ferma la bouche dans un claquement, puis se détourna et boitilla tristement vers le sac de ses possessions. Il commença à les ranger, envisageant sans conviction l’hypothèse d’un départ. Devait-il s’en aller ? C’était un long voyage, qu’il serait préférable d’entreprendre avec des compagnons, quelque obtus et insensibles qu’ils puissent être. Ou peut-être qu’il ferait tout simplement mieux de retourner dans sa maison dans le banian, à l’écart du village, au plus profond du marais. Mais les siens exigeraient de savoir ce qu’il était advenu de son ambassade à Nabban abandonnée, et que pourrait-il leur dire ? Toi Qui Toujours Marches sur le Sable, pria Tiamak, sauve-moi de cette terrible indécision ! Ses doigts en mouvement touchèrent un lourd parchemin. Il tira la page du livre perdu de Nisses, et la soupesa brièvement dans ses mains. Ce petit triomphe, au moins, ne lui serait jamais enlevé par personne ! Il était sien, et personne d’autre que lui ne l’avait trouvé. Mais, tristesse des tristesses, Morgénès et Dinivan ne vivaient pas pour s’en émerveiller ! « Ramenez du jardin de pierre de Nuanni, » lut-il en silence, « … L’Homme qui bien qu’aveuglé peut voir Découvrez l’Épée qui délivre la Rose Au pied du grand arbre du Froid Trouvez le Cri dont le puissant Appel Est le nom du porteur du Cri En un navire sur la moins profonde des mers Quand Épée Cri et Homme Viendront à la Main droite du Prince Alors l’Emprisonné sera de nouveau libre… » Il se souvint de l’état de délabrement du lieu de culte voué à Nuanni qu’il avait découvert durant ses pérégrinations quelques jours plus tôt. Le vieux prêtre asthmatique et à demi aveugle ne lui avait pas dit grand-chose d’important, bien qu’il eût été heureux de parler après que Tiamak eut posé deux pièces d’un cintis dans le réceptacle destiné aux offrandes. Nuanni était apparemment un dieu marin de l’ancienne Nabban, dont l’ère de splendeur était déjà depuis longtemps passée, même avant que ne vînt le temps d’Usires. Les disciples de Nuanni étaient maintenant peu nombreux, lui avait expliqué le prêtre : sans les quelques petites poches de culte qui refusaient de disparaître au plus profond des îles superstitieuses, aucun humain vivant ne se souviendrait du nom de Nuanni, qui avait pourtant autrefois chevauché la Grande Verte, premier dans les cœurs de tous les marins. De l’avis du prêtre, Nuanni n’avait probablement aucun autre lieu de culte sur le continent. Tiamak avait été heureux de pouvoir enfin donner substance à ce nom tiré du parchemin, sans alors chercher à aller plus loin. Mais là, il se mit à réfléchir au premier vers de ce chant au sens obscur, et se demanda si le « jardin de pierre de Nuanni » ne pouvait pas être en fait les îles éparses de la baie de Firannos elles-mêmes ? « Qu’as-tu là, petit homme ? C’est une carte, n’est-ce pas ? » Au son de sa voix, Isgrimnur cherchait à se montrer amical, peut-être pour faire oublier ses excès précédents – mais Tiamak n’avait pas l’intention de se laisser amadouer. « Rien. Ce n’est pas vos affaires. » Il enroula rapidement le parchemin et le glissa dans son sac. « Pas la peine de mordre, grommela le duc. Allez viens, petit homme. Parle-moi. As-tu vraiment l’intention de partir ? » « Je ne sais pas. » Tiamak préférait ne pas se retourner et le voir. Le Rimmersleute était si grand et imposant qu’il donnait au Salanais l’impression d’être minuscule. « Peut-être. Mais c’est un bien long voyage à entreprendre seul. » « Et comment compterais-tu t’y rendre, de toute façon ? » L’intérêt du duc semblait sincère. Tiamak réfléchit. « Si je ne voyageais pas en compagnie de vous deux, il ne serait pas nécessaire de faire preuve de circonspection. Je prendrais le chemin le plus court possible, en avançant par voie de terre à travers Nabban et les Thrithings. Ce serait une longue marche, mais je ne crains pas la fatigue. » Il fronça les sourcils, en pensant à sa jambe blessée. Elle ne guérirait peut-être jamais, et n’était certainement pas apte à le porter sur une longue distance. « Ou peut-être que j’achèterais un âne. » « Tu parles vraiment très bien westerlien pour un Salanais, dit Isgrimnur en souriant. Tu utilises des mots que je ne connais pas moi-même. » « Je vous l’ai déjà dit, répondit sèchement Tiamak : j’ai étudié avec les Frères aédonites, à Perdruin. Et Morgénès lui-même m’a beaucoup appris. » « Bien sûr, opina Isgrimnur. Mais si tu devais voyager… Hum… en faisant preuve de circonspection, as-tu dit ? Si tu devais voyager sans te faire remarquer, alors que ferais-tu ? Tu utiliserais des tunnels salanais secrets, ou ce genre de chose ? » Tiamak tourna la tête. Isgrimnur l’observait attentivement. Tiamak baissa rapidement les yeux, en essayant de dissimuler un sourire. Le Rimmersleute essayait de le manœuvrer comme un enfant ! C’était amusant, finalement. « Je suppose que j’irais en volant. » « En volant ! ? » Tiamak put presque entendre l’expression d’incrédulité qui déforma les traits du duc. « Es-tu fou ? » « Oh non, répondit tout à fait sérieusement Tiamak. C’est une capacité qu’ont tous les Salanais. Pourquoi, à votre avis, ne nous aperçoit-on que dans des endroits comme Kwanitupul, où nous choisissons d’être vus ? Vous n’êtes sûrement pas sans savoir que d’ineptes Terres-sèches s’aventurent régulièrement dans le Wran, et qu’ils ne rencontrent jamais âme qui vive. C’est parce que nous volons lorsque c’est nécessaire. Comme les oiseaux. » Il jeta un coup d’œil oblique en direction du Rimmersleute. L’expression abasourdie d’Isgrimnur correspondait exactement à ce qu’il avait espéré. « Et puis, de toute façon, si nous ne pouvions pas voler… comment ferions-nous pour atteindre nos nids en haut des arbres, où nous pondons nos œufs ? » « Par le sang rouge du Seigneur ! Aédon sur l’Arbre ! » explosa Isgrimnur. « Malédiction, petit homme ; tu te moques de moi, n’est-ce pas ? » Tiamak serra les dents en s’attendant à voir voler vers lui un objet lourd, mais lorsqu’il tourna les yeux, il vit qu’Isgrimnur souriait en agitant la tête. « Je suppose que je l’ai bien mérité. Il semble que les Salanais aient le sens de l’humour. » « C’est peut-être aussi le cas de certains Terres-sèches. » « Mais le problème reste le même. » Isgrimnur s’empourpra. « La vie semble n’être faite que de décisions difficiles, ces temps-ci. Par le nom du Rédempteur, j’ai fait le mien et je m’y tiendrai : si Miriamélé n’est pas là d’ici le trente et unième jour d’octandre – pour le jour des mes – alors je m’inclinerai et je partirai vers le nord. Voilà mon choix. Maintenant, tu dois faire le tien : rester ou partir. » Il se tourna vers le vieil homme, qui avait observé leur conversation entière avec une incompréhension affable. « J’espère que tu resteras, petit homme », ajouta doucement le duc. Tiamak garda un temps les yeux dans le vague, puis se leva et marcha vers la fenêtre. En contrebas, le canal boueux brillait comme du métal vert dans la lumière de l’après-midi. Il s’assit sur le rebord et laissa pendre sa jambe blessée à l’extérieur. « Inihe, Fleur-rouge, avait les cheveux noirs », chantonna-t-il, en regardant passer une barque à fond plat. « Les cheveux noirs et les yeux noirs. Elle était aussi fine qu’un jonc, Et chantait pour les colombes et les pigeons. Ah-yi, Ah-yi, elle chantait pour eux toute la nuit. Shoaneg, Godille-agile, l’entendit, L’entendit et s’en éprit. Il était aussi fort qu’un banian, Mais n’avait pas d’enfant. Ah-yi, Ah-yi, personne pour faire survivre son nom. Shoaneg vit Fleur-rouge et l’appela, L’appela et l’emporta. Leur amour était aussi vif qu’un taon, Et elle s’installa dans sa maison Ah-yi, Ah-yi, sa plume flottait sur sa porte. Il vint à Inihe un fils qu’elle porta, qu’elle éleva et aima. Il était aussi doux qu’un vent frais ; Le nom de Godille-agile survivrait. Ah-yi, Ah-yi, il allait sur l’eau comme sur le sable. Il eut bientôt l’âge de s’absenter, De s’éloigner, de s’évader. Il était aussi libre que l’air, Il partit loin de chez son père. Ah-yi, Ah-yi, un jour il quitta son foyer. Un jour son bateau revint sans occupant, errant, dérivant. Il était aussi vide qu’une coquille de noix : Le fils de Fleur-rouge a quitté son toit. Ah-yi, Ah-yi, il a déployé ses ailes et s’en est allé. Shoaneg lui dit de l’oublier, de s’en détacher, de s’en désintéresser. Il était aussi inconscient qu’une jeune pie Qui quitte bien trop tôt le nid. Ah-yi, Ah-yi, son père maudit son nom. Inihe ne pouvait cesser de penser, De l’aimer, d’espérer. Elle était aussi triste qu’une feuille morte, Et ses larmes coulaient en cohortes. Ah-yi, Ah-yi, elle pleurait son fils parti. Fleur-rouge chaque jour rêvait, priait, guettait. Elle était aussi tendue qu’un rapace Et décida de se mettre en chasse. Ah-yi, Ah-yi, elle le retrouverait un jour. Shoaneg s’y opposa, vociféra, ordonna. Il était aussi impérieux qu’une orfraie : Si elle partait, qu’elle ne revienne jamais. Ah-yi, Ah-yi, il arracherait sa plume de sa porte… » Tiamak laissa la chanson en suspens. Un chaland, manœuvré par un Salanais hurlant, était maladroitement conduit vers un étroit canal latéral. Il frotta durement contre les pilotis des quais, qui saillaient devant l’auberge comme des dents pourries. La surface de l’eau bouillonna de vagues. Tiamak se retourna pour regarder Isgrimnur, mais le duc avait quitté la pièce. Seul le vieil homme était encore présent, les yeux fixés dans le vide, le visage inexpressif, à l’exception d’un léger sourire incompréhensible. Il y avait bien longtemps que la mère de Tiamak lui avait chanté cette chanson. L’histoire du terrible choix d’Inihe, Fleur-rouge, avait toujours été sa chanson préférée. Penser à elle noua la gorge de Tiamak. Il avait trahi la confiance qu’elle aurait voulu lui voir respecter – la dette qu’il avait envers les siens. Que devait-il faire maintenant ? Attendre ici avec ces Terres-sèches ? Rejoindre Géloé et les autres Porteurs du Parchemin qui le lui avaient demandé ? Ou revenir toute honte bue vers son propre village ? Où qu’il allât, il savait que l’esprit de sa mère le suivrait, portant le deuil parce que son fils avait tourné le dos à son peuple. Il grimaça, comme s’il avait avalé quelque chose d’amer. Isgrimnur avait raison pour au moins une chose. Ces jours-ci, en cette époque terrible, la vie semblait n’être faite que de décisions difficiles. « Ramenez-la », dit la voix. « Vite ! » Maegwin s’éveilla pour découvrir toute la profondeur d’un vide blanc devant ses yeux. La transition fut à ce point étrange qu’elle eut un instant l’impression de rêver encore. Elle se pencha en avant, essayant de progresser dans ce vide comme elle l’avait fait dans la grisaille onirique, mais quelque chose la retenait. Elle eut le souffle coupé en découvrant l’air froid, féroce et mordant. Elle surplombait un gouffre de neige tourbillonnante. Des mains puissantes la maintenaient par les épaules. « Retenez-la ! » Elle se jeta en arrière, se débattant de toutes ses forces et cherchant à échapper à ses agresseurs. Lorsqu’elle se sentit entièrement entourée d’un sol de pierre ferme, elle laissa échapper le souffle qu’elle avait retenu, et s’affaissa. Les bourrasques de neige emplissaient rapidement les marques que ses genoux avaient laissées au bord du précipice. Non loin, les cendres de son petit feu de camp avaient presque entièrement disparues son un manteau blanc. « Dame Maegwin, nous sommes ici pour vous aider ! » Elle regarda autour d’elle, ahurie. Deux hommes la tenaient encore fermement ; un troisième se tenait à quelques pas derrière elle. Tous étaient vêtus de lourdes capes, les visages protégés par des écharpes. L’un d’entre eux arborait les armoiries en lambeaux du clan Croich. « Pourquoi m’avez-vous ramenée ? » Sa voix semblait lente et maladroite. « J’étais avec les dieux. » « Vous alliez tomber, Madame », dit l’homme à sa droite. Elle pouvait sentir par sa main qui la tenait qu’il grelottait. « Cela fait trois jours que nous vous cherchons. » Trois jours ! Maegwin secoua la tête d’incrédulité et regarda le ciel. D’après l’éclat indistinct du soleil, l’aube était passée depuis peu. Était-elle restée si longtemps avec les dieux ? Cela n’avait paru durer qu’un instant. Si seulement ces hommes n’étaient pas venus… Non, se dit-elle. C’est un réflexe égoïste. Je devais revenir. Et je n’aurais été d’aucune utilité si j’étais tombée de la montagne et que je m’étais tuée. Après tout, elle avait maintenant le devoir de survivre. C’était plus qu’un devoir. Maegwin déroula ses doigts transis qui enserraient la pierre dwarrow et la laissa tomber par terre. Elle sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Elle avait eu raison ! Elle avait escaladé Bradach Tor comme son rêve le lui avait demandé. Et ici, sur le sommet, elle avait une nouvelle fois rêvé, des rêves aussi irrésistibles que ceux qui l’avaient fait monter ici. Maegwin avait senti le messager des dieux venir la chercher, un messager qui avait la forme d’un grand jeune homme aux cheveux roux. Bien que son visage eût été voilé par le rêve, elle savait qu’il devait être très beau. C’était peut-être un héros de l’ancienne Hernystir, Airgad Cœur-de-chêne ou le prince Sinnach, qui vivaient depuis dans le ciel avec Brynioch et les autres ! Durant sa première vision, dans la caverne, elle avait simplement senti qu’il la cherchait, mais lorsqu’elle avait essayé de l’atteindre, le rêve s’était volatilisé, la laissant seule et glacée sur son rocher. Puis, lorsqu’elle s’était rendormie, elle avait senti le messager qui la cherchait une nouvelle fois. Elle avait senti que son besoin était pressant ; alors elle s’était tendue autant que possible, cherchant à brûler aussi fort qu’une lampe pour qu’il pût la trouver, s’étirant à travers la substance du rêve pour pouvoir l’atteindre. Puis, lorsqu’elle l’eut enfin touché, il l’avait aussitôt emporté jusqu’en lisière des terres où vivaient les dieux. Car cela ne pouvait être qu’un des dieux qu’elle avait vu là ! Une fois encore, la vision onirique avait été voilée – peut-être que les humains vivants ne pouvaient voir les dieux dans leur forme véritable – mais le visage qui était apparu devant elle n’était assurément pas celui d’un être né d’un homme et d’une femme. Ses yeux d’or intenses et inhumains en auraient été à eux seuls la preuve. Peut-être qu’elle avait vu Brynioch de Tous les Cieux en personne ! Le messager, dont l’esprit était resté avec elle, évoqua d’abord avec le dieu un sommet – qui ne pouvait être que l’endroit où reposait le corps endormi de Maegwin pendant que son esprit flottait dans ce rêve –, puis le messager et le dieu parlèrent de la fille d’un roi et d’un père mort. Tout cela avait été très confus, les voix ne lui parvenant que dénaturées et déformées – comme si elles traversaient un long tunnel ou un immense abysse – mais de qui aurait-il pu s’agir, sinon de Maegwin et de son père Lluth, qui était mort en protégeant son peuple ? Les mots ne lui étaient pas tous parvenus, mais leur sens était clair : les dieux se préparaient à la guerre. Cela ne pouvait que signifier qu’ils allaient enfin intervenir. Un instant, il lui avait même été donné de voir l’intérieur du Paradis. Une puissante assemblée de dieux attendait là, les yeux féroces et les chevelures éclatantes, tous vêtus d’armures aussi colorées que des ailes de papillons, leurs lances et épées brillant comme des éclairs dans un ciel d’été. Maegwin avait vu les dieux eux-mêmes en leur puissance et en leur splendeur. C’était vrai, cela ne pouvait que l’être ! Comment pouvait-il y avoir encore le moindre doute ? Les dieux allaient se lancer dans la bataille et assouvir leur terrible vengeance sur les ennemis d’Hernystir. Elle se balança d’avant en arrière et les deux hommes la soutinrent. Elle eut l’impression que si elle sautait en cet instant de Bradach Tor, elle ne tomberait pas mais volerait comme un étourneau, et filerait à la vitesse d’une flèche vers le pied des montagnes, où elle annoncerait à son peuple la magnifique nouvelle. Elle rit d’elle-même et de cette idée ridicule, puis rit de joie pour avoir été choisie par les dieux des champs, de l’eau et de l’air pour apporter leur message de rédemption prochaine. « Madame ? » L’inquiétude de l’homme était évidente dans le ton de sa voix. « Êtes-vous souffrante ? » Elle l’ignora, bouillonnant d’idées. Même si elle ne pouvait réellement voler, elle devait s’empresser de redescendre de la montagne et de rejoindre les cavernes dans lesquelles s’épuisait son peuple en exil. Il était temps de partir ! « Je ne me suis jamais sentie mieux, dit-elle. Menez-moi à mon peuple. » Tandis que son escorte l’aidait à redescendre du Tor, l’estomac de Maegwin gargouilla. La faim, réalisa-t-elle, revenait rapidement. Durant trois jours, elle avait dormi, et rêvé, et observé l’horizon enneigé depuis ce sommet, et elle n’avait presque rien mangé. Pleine des mots du Paradis, elle était également presque aussi creuse qu’un baril vide. Comment pourrait-elle jamais se remplir ? Elle éclata d’un rire sonore et s’arrêta le temps de balayer la neige de ses vêtements, en de petits nuages blancs. Le froid était mordant, mais elle était réchauffée. Elle était loin de chez elle, mais elle avait ses pensées pour compagnie. Elle aurait aimé pouvoir partager cette sensation de triomphe avec Éolair, mais même l’évocation du comte ne l’attristait plus, comme cela avait toujours été le cas précédemment. Il faisait ce qu’il devait faire, et si les dieux lui avaient inspiré l’idée de l’envoyer au loin, il devait y avoir une raison. Comment aurait-elle pu douter, quand tout ce qui avait été promis avait été réalisé – à l’exception de la dernière et plus importante annonce qui, elle le savait, se concrétiserait bientôt. « J’ai parlé aux dieux, dit-elle aux trois hommes inquiets. Ils nous soutiennent dans cette terrible épreuve. Ils se joindront bientôt à nous. » L’homme le plus proche d’elle lança un regard en direction de ses compagnons, puis fit de son mieux pour sourire, et dit : « Que leurs noms soient loués. » Maegwin remit si vite ses quelques possessions dans son sac qu’elle écorna l’anneau de bois de l’oiseau de Mircha. Elle renvoya l’un des hommes chercher la pierre dwarrow, qu’elle avait laissée dans la neige au bord de la montagne. Avant que le soleil n’eût dépassé d’une largeur de main la ligne d’horizon, elle descendait les pentes enneigées du Grianspog. Elle était affamée et épuisée, et avait finalement commencé à sentir le froid. Même avec l’aide de ses sauveteurs, la descente était beaucoup plus difficile que l’escalade. Pourtant, Maegwin sentait la joie palpiter doucement en elle comme un enfant attendant de naître – une joie qui, comme un enfant, allait grandir et devenir plus belle encore. Maintenant, elle pouvait annoncer à son peuple qu’une aide venait ! Il ne pouvait y avoir meilleure nouvelle après ces terribles douze derniers mois. Mais que fallait-il faire, se demanda-t-elle soudain. Que devait faire le peuple hernystiri pour se préparer au retour des dieux ? Maegwin se concentra sur ce problème tandis que le petit groupe poursuivait avec précaution sa descente et que la matinée s’effaçait sur les flancs du Grianspog. Elle décida enfin qu’avant tout, elle devait parler de nouveau avec Diawen. La Devineresse avait eu raison au sujet de Bradach Tor, et avait immédiatement compris l’importance des autres rêves. Diawen aiderait Maegwin à décider ce qu’il fallait faire. L’expédition fut accueillie par le vieux Craobhan, qui débordait de paroles furieuses et d’inquiétude mal dissimulée, mais sa fureur glissa sur Maegwin comme la pluie sur du cuir graissé. Elle sourit et le remercia pour avoir envoyé des hommes l’aider à redescendre en toute sécurité, mais ne se laissa pas distraire : elle l’ignora lorsqu’il commença par exiger, puis demanda, puis supplia qu’elle se reposât et se fît soigner. Finalement, incapable de la convaincre de l’accompagner, et réticent à faire usage de la force dans une caverne pleine de spectateurs curieux, Craobhan et ses hommes se résignèrent. Diawen se tenait devant sa caverne comme si elle s’était attendue à ce que Maegwin arrivât en cet instant précis. La Devineresse la prit par le bras et la fit entrer dans la pièce enfumée. « Je peux le voir sur votre visage. » Diawen regarda solennellement Maegwin dans les yeux. « Mircha soit louée, vous avez fait un autre rêve. » « J’ai escaladé Bradach Tor, comme tu l’avais suggéré. » Elle avait envie de hurler sa joie. « Et les dieux m’ont parlé ! » Elle raconta tout ce qu’elle avait vécu, en s’efforçant de ne rien exagérer ou magnifier – la vérité était assez merveilleuse comme cela ! Lorsqu’elle eut terminé, Diawen la dévisagea en silence, les yeux brillants de ce qui semblait être des larmes retenues. « Ah, loués soient les cieux, dit la Devineresse. Vous avez fait l’objet d’un témoignage, comme dans les anciennes histoires. » Maegwin afficha un sourire bienheureux. Diawen comprenait, comme elle avait été certaine que ça allait être le cas. « C’est merveilleux, opina-t-elle. Nous allons être sauvés. » Elle fit une pause, tandis que revenait l’idée qui l’avait hantée. « Mais que devrions-nous faire ? » « La volonté des dieux », répondit Diawen sans hésiter. « Mais quelle est-elle ? » Diawen parcourut sa collection de miroirs, et finit par en choisir un, fait de bronze poli avec une poignée en forme de serpent enroulé. « Gardez le silence, maintenant. Je n’ai pas marché à vos côtés dans vos rêves, mais j’ai d’autres ressources. » Elle maintint le miroir au-dessus des braises, puis souffla la suie. Elle le regarda longtemps, ses yeux brun noir apparemment fixés sur quelque chose au-delà du miroir. Ses lèvres se mouvaient en silence. Enfin, elle reposa le miroir. Lorsque Diawen parla, ce fut d’une voix lointaine. « Les dieux aident ceux qui sont audacieux. Bagba a donné le troupeau au peuple de Hern parce qu’ils avaient perdu leurs chevaux en combattant au nom des dieux. Mathan a enseigné l’art du tissage aux femmes qui l’avaient cachée et protégée de la rage de son époux Murhagh. Les dieux aident ceux qui sont audacieux. » Elle cilla et chassa une mèche de cheveux gris de ses yeux. Sa voix reprit son ton habituel. « Nous devons aller au devant des dieux. Nous devons leur montrer que les Enfants de Hern sont dignes de leur aide. » « Qu’est-ce que cela signifie ? » Diawen secoua la tête. « Je n’en suis pas sûre. » « Devons-nous prendre les armes ? Aller de l’avant et affronter Skali ? » Maegwin fronça les sourcils. « Comment puis-je demander une telle chose à mon peuple, quand il est si faible et si peu nombreux ? » « Obéir à la volonté des dieux n’est jamais chose aisée, soupira Diawen. Je le sais. Quand j’étais jeune, Mircha m’est apparue en rêve, mais je n’ai pu faire ce qu’elle me demandait. J’avais peur. » Le visage de la Devineresse, perdu dans ses pensées, était tout entier à un terrible regret. « Ainsi donc, j’ai failli en mon jour et ai abandonné la prêtrise. Je n’ai plus jamais ressenti son contact, pas une seule fois en toutes ces années de solitude… » Elle s’interrompit. Lorsque son regard revint sur Maegwin, elle était de nouveau aussi vive qu’un marchand de laine. « La volonté des dieux peut être effrayante, fille du roi, mais on ne peut la refuser sans refuser également leur aide. Je ne peux vous en dire plus. » « Prendre les armes contre Skali et ses brigands… » Maegwin laissa ce concept s’étendre en elle comme de l’eau. Il y avait une certaine beauté démente dans cette idée, une beauté qui pourrait plaire aux cieux. Lever une nouvelle fois l’épée d’Hernystir contre les envahisseurs, même pour un bref moment. Les dieux eux-mêmes acclameraient sûrement une telle heure de gloire ! Et en cet instant, le ciel ne pourrait manquer de s’ouvrir, et tous les éclairs de Rhynn viendraient réduire Skali, Nez-tranchant, et son armée en poussière… « Je dois réfléchir, Diawen. Mais lorsque je parlerai au peuple de mon père, te tiendras-tu à mes côtés ? » La Devineresse acquiesça, en souriant avec la fierté d’une mère. « Je serai à vos côtés, fille du roi. Nous leur dirons ce qu’ont annoncé les dieux. » Une pluie chaude tombait, annonciatrice de l’orage qui approchait. L’épaisse masse de nuages à l’horizon était de noir et de gris mêlés, colorée en son pourtour par l’éclat orangé du soleil de fin d’après-midi, qu’elle avait presque entièrement avalé. Miriamélé plissa les yeux pour se protéger des gouttes et regarda soigneusement autour d’elle. La plupart des marins étaient occupés à préparer le bateau pour l’orage, et aucun d’entre eux ne semblait s’intéresser à elle. Aspitis se trouvait dans sa cabine, et elle priait pour qu’il fut trop absorbé par ses cartes pour remarquer le vol de la plus belle de ses dagues. Elle tira la première outre d’eau de sous sa cape fermée, puis défit l’un des nœuds qui maintenait en place la lourde toile recouvrant le canot. Après un nouveau regard rapide alentour, elle laissa l’outre glisser à l’intérieur du bateau et aller reposer à côté des rames, puis en fit rapidement passer une autre. Alors qu’elle se tenait sur la pointe des pieds pour déposer les paquets de pain et de fromage, quelqu’un cria en nabbanais. « Hé ! Arrête ça ! » Miriamélé se figea comme un lapin acculé, le cœur battant. Elle laissa les paquets de nourriture glisser de ses doigts et tomber dans le canot, puis fit lentement volte-face. « Crétin ! Tu l’as mise à l’envers ! » hurla le marin depuis son poste dans le gréement. À vingt coudées du pont, il regardait l’air indigné un autre marin qui travaillait plus haut sur le mât. Celui qui était l’objet de sa critique lui fit le signe de la chèvre et poursuivit joyeusement sa tâche sans aucunement s’inquiéter. L’autre marin hurla encore un instant, puis s’esclaffa et cracha dans le vent, avant de se remettre au travail. Miriamélé ferma les yeux en attendant que ses genoux cessassent de trembler. Elle respira profondément, emplissant ses narines de l’odeur de la poix, du bois humide, et de la laine détrempée de sa propre cape, ainsi que celle, irritante et secrète, de l’orage approchant, puis rouvrit les yeux. La pluie avait gagné en intensité et dégoulinait de sa capuche une petite cascade qui retombait sur le bout de son nez. Il était temps de quitter le pont. Le crépuscule allait bientôt arriver, et elle ne voulait pas faire échouer par une simple négligence le plan de Gan Itaï, quelque limité que fut son espoir de réussite. Et si sa présence sur le pont sous une pluie battante n’était pas totalement inexplicable, elle pourrait néanmoins paraître curieuse à Aspitis si jamais elle le rencontrait. Miriamélé ne savait pas exactement ce que la Niskie avait en tête, mais elle supposait que mettre le marquis en garde ne servirait en rien le plan de Gan Itaï. Elle réussit à atteindre les escaliers sans avoir attiré l’attention, et longea le couloir à pas de loup jusqu’à la chambre chichement meublée de la Niskie. La porte n’était pas verrouillée, et Miriamélé se glissa rapidement à l’intérieur. Gan Itaï n’était pas là – elle devait être occupée à préparer son coup de maître, supposa Miriamélé, quelque hasardeux que la Niskie elle-même jugeât son plan. Gan Itaï avait certainement paru épuisée et démoralisée lorsqu’elle l’avait vue ce matin. Lorsqu’elle eut noué le bas de sa robe, Miriamélé défit la partie mobile du mur de bois, puis se rongea longuement les sangs à se demander si elle devait ou non verrouiller la porte de la chambre. Sauf à replacer parfaitement le panneau de l’intérieur du passage, quiconque entrant dans la pièce comprendrait instantanément que quelqu’un était passé là, et pourrait être assez curieux pour chercher à en savoir plus. Mais si elle fermait le verrou, Gan Itaï pourrait revenir et être incapable d’entrer. Après avoir pesé le pour et le contre, elle décida de ne pas toucher à la porte, et de prendre le risque d’une éventuelle découverte. Elle tira une chandelle de sa cape, et l’alluma à la flamme de la lampe de Gan Itaï, puis elle s’engagea dans l’ouverture et tira le panneau derrière elle. Elle tint le bout de la chandelle entre ses dents lorsqu’elle grimpa à l’échelle, et dit une silencieuse prière de remerciement pour avoir eu en cet instant les cheveux humides et courts. Elle s’empressa de repousser l’image de ce qui pourrait arriver à quelqu’un dont les cheveux prendraient feu dans un espace aussi exigu que celui-ci. Lorsqu’elle atteignit l’écoutille, elle fit couler un peu de cire sur le sol du conduit pour faire tenir la chandelle, puis souleva la trappe. La cale était obscure – ce qui était bon signe : elle imaginait mal qu’un marin eût envie de marcher entre les empilements précaires de tonneaux sans lumière. « Cadrach ! » appela-t-elle doucement. « C’est moi ! Miriamélé ! » Il n’y eut aucune réponse, et elle fut l’espace d’un instant certaine qu’elle était arrivée trop tard, que le moine était mort ici dans l’obscurité. Elle ravala le nœud dans sa gorge, récupéra sa chandelle, et descendit précautionneusement le long de l’échelle fixée au rebord de la trappe. Celle-ci n’allait pas tout à fait jusqu’au plancher, et lorsque Miriamélé sauta le reste de la distance, elle heurta le sol plus tôt que prévu. La chandelle lui glissa des mains et alla rouler sur le plancher de bois. Elle bondit pour la récupérer, et se brûla dans la panique de son geste, mais la flamme ne s’éteignit pas. Miriamélé prit une longue inspiration. « Cadrach ? » N’obtenant toujours aucune réponse, elle louvoya entre les piles hasardeuses des provisions du bateau. Le moine était affaissé au sol près du mur, la tête sur la poitrine. Elle le prit par l’épaule et le secoua, faisant dodeliner sa tête. « Réveillez-vous, Cadrach. » Il gémit, sans pour autant s’éveiller. Elle secoua plus fort. « Par les dieux, bredouilla-t-il, smearech fleann… livre maudit… » Il battit des bras, comme pris dans un terrible cauchemar. « Referme-le ! Referme-le ! Si seulement je ne l’avais jamais ouvert… » Ses mots devinrent un marmonnement incompréhensible. « Malédiction, réveillez-vous », siffla-t-elle. Ses yeux s’ouvrirent enfin. « Ma… Madame ? » Sa confusion faisait peine à voir. Une partie de sa masse s’était évanouie durant sa captivité : sa peau pendait sur les os de son visage, et ses yeux troubles étaient enfoncés dans leurs orbites. Il ressemblait à un vieil homme. Miriamélé prit sa main, s’étonnant un peu de pouvoir le faire sans hésitation. N’était-il pas le traître ivrogne qu’elle avait jeté dans la baie d’Émettin en espérant le voir couler ? Mais elle savait que ce n’était pas vrai. L’homme qui se trouvait devant elle était une créature misérable qui avait été enchaînée et battue – non pas pour un crime, mais pour s’être enfuie, pour avoir essayé de sauver sa vie. Maintenant, elle regrettait de ne s’être pas enfuie avec lui. Miriamélé eut pitié du moine, et se souvint qu’il n’avait pas été entièrement mauvais. D’une certaine manière, il avait même agi en ami. Miriamélé eut soudain honte de son intransigeance. Elle avait été tellement sûre d’elle-même, tellement certaine de savoir distinguer le bien et le mal, qu’elle avait été prête à le laisser se noyer. Il lui était maintenant difficile de regarder Cadrach, de voir ses yeux blessés et effrayés, sa tête dodelinante au-dessus de sa robe maculée. Elle serra sa main froide dans la sienne et dit : « N’ayez pas peur – je reviens dans un instant. » Elle prit sa chandelle, et s’éloigna, et se mis en quête, entre les rangées de tonneaux, des outils promis par Gan Itaï. Elle plissa les yeux pour déchiffrer des inscriptions délavées pendant que des bruits de pas résonnaient au-dessus de sa tête. Le navire roula soudain, craquant dans l’étreinte des premiers vents de la tempête. Enfin, elle découvrit un tonneau portant utilement l’inscription « Otillenaes ». Lorsqu’elle eut par ailleurs trouvé une barre de fer suspendue près de l’escalier, elle fit sauter le couvercle. Elle découvrit une manne d’outils, tous soigneusement enveloppés de cuir et baignant dans l’huile comme les oiseaux d’un dîner exotique. Elle se mordit la lèvre et s’imposa de travailler calmement et méthodiquement, déballant les paquets un par un jusqu’à trouver un burin et un lourd maillet. Après les avoir essuyés sur l’intérieur de sa cape, elle les ramena vers Cadrach. « Que faites-vous, Madame ? Avez-vous apporté cet outil d’abattage pour me faire la faveur d’un coup de grâce ? Ce serait me faire une immense faveur. » Elle haussa les épaules et fixa la chandelle au sol avec de la cire chaude. « Ne soyez pas stupide. Je vais briser vos chaînes. Gan Itaï nous aide à nous échapper. » Le moine la dévisagea un instant, ses yeux noircis étonnamment intenses. « Vous devez savoir que je ne peux marcher, Miriamélé. » « S’il le faut, je vous porterai. Mais nous ne partirons que dans la nuit. Cela vous laissera peut-être le temps de ramener un peu de vie dans vos jambes. Peut-être que vous pourrez même vous lever et faire quelques pas, si vous restez discret. » Elle tira sur la chaîne qui pendait de sa cheville. « Je suppose qu’il faut la couper de chaque côté, sinon vous allez cliqueter en marchant, comme un rétameur. » Le sourire de Cadrach, se dit-elle, devait surtout être destiné à la rassurer. La longue chaîne qui passait dans les fers de ses jambes courait jusqu’à un anneau scellé dans le sol. Miriamélé la tendit, puis posa la lame du burin sur le maillon le plus proche des fers. « Pouvez-vous le tenir pour moi ? » demanda-t-elle. « Ainsi, je pourrai frapper des deux mains. » Le moine acquiesça et saisit l’outil de métal. Miriamélé soupesa le maillet jusqu’à l’avoir bien en main, puis le leva au-dessus de sa tête. « Vous ressemblez à Deanagha aux Yeux Bruns », chuchota-t-il. Miriamélé épiait le rythme des craquements que provoquaient les mouvements du bateau, espérant trouver le bon moment pour frapper. « À qui ? » « Deanagha aux Yeux Bruns. » Il sourit. « La fille cadette de Rhynn. Lorsque ses ennemis l’eurent encerclé alors qu’il était malade, sa fille a frappé son chaudron de bronze avec sa cuiller jusqu’à ce que les autres dieux viennent à sa rescousse. » Il tourna ses yeux vers elle. « Elle était brave. » Le bateau roula, et la membrure laissa échapper un long gémissement retentissant. « Mes yeux sont verts », dit Miriamélé, avant d’abattre le maillet aussi fort qu’elle le pût. Le choc parut aussi bruyant que le tonnerre. Certaine qu’Aspitis et ses hommes devaient maintenant tous se précipiter vers la cale, elle baissa les yeux. La morsure du burin était profonde, mais la chaîne n’était pas tranchée. « Malédiction. » Elle souffla et fit une pause pour tendre l’oreille un long moment. Il semblait y avoir aucun bruit inhabituel provenant du pont ; elle souleva donc le maillet, puis eut une idée. Elle ôta sa cape et la plia en deux, puis encore en deux. Elle glissa ce coussin sous la chaîne. « Tenez ça », ordonna-t-elle, puis elle frappa. Il fallut s’y reprendre à plusieurs fois, mais la cape aidait à amortir le bruit, même si elle rendait les coups puissants plus difficiles. Le maillon de fer céda enfin. Miriamélé s’attaqua alors à l’autre côté, et réussit même à trancher les fers de l’un des poignets de Cadrach avant de devoir s’arrêter. Ses bras lui donnaient l’impression d’être en feu ; il lui était devenu impossible de soulever le maillet au-dessus de l’épaule. Cadrach essaya, mais il était trop affaibli. Après avoir frappé à plusieurs reprises sans entamer le métal, il lui rendit le maillet. « Cela suffira, dit-il. Un côté suffit à me libérer, et je pourrai enrouler la chaîne autour de mon bras pour qu’elle ne fasse pas de bruit. Les jambes étaient ce qui importait, et elles sont libres. » Il agita doucement les pieds pour appuyer ses dires. « Pensez-vous pouvoir trouver un peu de toile sombre dans cette cale ? » Miriamélé le dévisagea avec effarement, mais elle se leva et se mit à fouiller. Elle revint enfin. Le couteau d’Aspitis, noué jusqu’alors à sa jambe par une écharpe, était dans sa main. « Il n’y a rien. Si vous en avez vraiment besoin, nous pouvons prendre la doublure de ma cape. » Elle s’agenouilla et glissa la lame dans la toile sombre. « Dois-je ? » Cadrach acquiesça. « Je vais m’en servir pour nouer ensemble les maillons de la chaîne. Ainsi, ils tiendront tant que l’on ne tire pas fort. » Il se força à sourire. « Dans cette pénombre, mes geôliers ne remarqueront jamais que l’un des maillons est fait de laine erkynéenne. » Lorsqu’ils eurent fait cela, et lorsque tous les outils eurent été remballés et replacés dans le tonneau, Miriamélé ramassa sa chandelle et se leva. « Je serai de retour à minuit ou juste avant. » « Comment Gan Itaï pense-t-elle réussir ce tour de force ? » Il y avait un peu de son ironie passée dans le ton de sa voix. « Elle ne me l’a pas dit. Elle pense probablement que le moins j’en saurai, le moins je m’inquiéterai. » Miriamélé agita la tête. « En cela au moins, elle a eu tort. » « Il est peu probable que nous réussissions à quitter le bateau, ou que nous allions bien loin en cas de succès. » Les terribles efforts de l’heure passée étaient visibles dans chacun des mouvements de Cadrach. « Fort peu probable, convint-elle. Mais Aspitis sait que je suis la fille du Roi souverain et veut me forcer à l’épouser, alors les risques n’ont aucune importance. » Elle se tourna pour s’éloigner. « Effectivement, Madame, je suppose que cela importe peu. À plus tard, alors. » Miriamélé s’arrêta. À un moment donné, durant l’heure passée, alors que les chaînes tombaient une à une, un accord tacite s’était établi entre eux… une sorte de pardon. « Cette nuit », répondit-elle. Elle leva la chandelle et remonta à l’échelle, laissant une nouvelle fois le moine dans l’obscurité. Les heures de la soirée s’écoulèrent petit à petit. Miriamélé était étendue dans sa cabine et écoutait la tempête aller croissant, en se demandant où elle serait le lendemain à la même heure. Le vent prit de l’ampleur. Le Nuage de l’Eadne roula et tangua. Lorsque le page du marquis vint frapper à sa porte et lui annoncer que son maître la priait de le rejoindre pour le souper, elle se dit indisposée par la mer agitée et déclina l’invitation. Un peu plus tard, Aspitis se présenta en personne. « Je suis désolé d’apprendre votre indisposition, Miriamélé. » Il se tenait avec nonchalance dans l’embrasure de la porte, aussi détendu que n’importe quel prédateur. « Peut-être préférerez-vous dormir dans ma cabine cette nuit, pour ne pas rester seule dans votre malheur ? » Elle eut envie de rire d’une telle ironie, mais résista. « Je suis malade, Seigneur. Lorsque vous m’aurez épousée, j’agirai selon votre désir. Mais laissez-moi cette dernière nuit. » Il parut prêt à discuter, mais préféra hausser les épaules. « Comme vous voulez. J’ai eu une longue soirée, à préparer l’orage. Et, comme vous le dites, nous avons toute la vie devant nous. » Il sourit, en une ligne aussi fine qu’une entaille. « Je vous souhaite une bonne nuit. » Il s’avança et déposa un baiser sur sa joue froide, puis s’approcha de la petite table et moucha la chandelle. « La nuit sera agitée. Vous ne voudriez pas risquer de provoquer un incendie. » Il sortit, refermant la porte derrière lui. Dès que le bruit de ses pas dans le couloir se fut éteint, elle bondit de son lit pour aller s’assurer qu’il ne l’avait pas d’une manière ou d’une autre enfermée. La porte s’ouvrit librement sur le couloir sombre. Même avec l’écoutille fermée, le hurlement du vent était strident, débordant d’une force sauvage. Elle referma la porte et retourna dans son lit. Tendue et balancée par les puissants mouvements du bateau, Miriamélé allait et venait dans un état de demi-sommeil, s’éveillant de temps en temps en sursaut la tête encore pleine de lambeaux de rêves, et se précipitait vers l’écoutille pour jeter un coup d’œil subreptice au ciel. Une fois, elle dut attendre si longtemps pour voir réapparaître la lune dans les cieux couverts de nuages d’orage que, dans sa torpeur, elle craignit que celle-ci eût définitivement disparu, chassée de quelque manière par son père et Pryrates. Lorsqu’elle réapparut enfin, clin d’œil lumineux dans les ténèbres, et que Miriamélé vit qu’elle était encore loin de la position qu’avait indiquée la Niskie, la princesse retourna vers son lit. Il lui sembla même qu’une fois, alors qu’elle était à demi éveillée, Gan Itaï avait ouvert la porte et l’avait regardée. Mais si cela avait été le cas, la Niskie n’avait rien dit ; un instant plus tard, la porte était fermée. Peu après, lors d’une pause entre deux bourrasques de vent, Miriamélé entendit le chant de la garde-mer s’élever dans la nuit. Lorsqu’elle ne put attendre plus longtemps, Miriamélé se leva. Elle récupéra le sac qu’elle avait caché sous le lit et en tira sa robe de moine, qu’elle avait jusqu’alors délaissée au profit des robes élégantes qu’Aspitis lui avait offertes. Après avoir mis ses chausses et sa chemise, et avoir serré la large robe à sa taille par une ceinture, elle enfila ses vieilles bottes, et glissa quelques objets choisis dans le sac. Le couteau d’Aspitis, qu’elle avait porté cet après-midi, trouva sa place à sa ceinture. Il valait mieux le garder à portée de main, quitte à risquer sa découverte. Si elle rencontrait quelqu’un sur le chemin de la cabine de Gan Itaï, elle pourrait toujours essayer de le dissimuler derrière les larges manches de sa robe. Une rapide inspection révéla que le couloir était désert. Miriamélé prit son sac sous son bras et descendit le couloir aussi silencieusement que possible, aidée en cela par la pluie qui battait sur le pont au-dessus de sa tête comme un millier de tambours. Le chant de la Niskie, qui s’élevait au-dessus du bruit de l’orage, avait une tonalité étrange et dérangeante, bien moins agréable à l’oreille qu’à l’habitude. Peut-être qu’il trahissait l’évident déplaisir de la Niskie, se dit Miriamélé. Elle secoua la tête, mal à l’aise. Le temps d’un bref coup d’œil à l’extérieur suffit à ce qu’elle fut trempée. Les pluies torrentielles s’abattaient presque à l’horizontale sous l’effet du vent, et les quelques lampes qui brûlaient encore derrière leur protection de corne translucide tapaient et claquaient contre les mâts. Les hommes d’équipage du Nuage de l’Eadne, enveloppés dans des capes qui volaient au vent, se hâtaient sur le pont comme des singes paniqués. Tout n’était que confusion, mais Miriamélé sentit néanmoins son cœur se serrer. Tous les marins du navire semblaient être sur le pont, l’œil aux aguets d’une voile qui se déchire ou d’une corde qui se rompt. Il serait impossible à elle et à Cadrach de traverser le bateau sans être vus, et plus impensable encore de mettre le lourd canot à l’eau et de s’enfuir. Quoi que Gan Itaï eût prévu, son plan allait certainement être mis en échec par la tempête. La lune, bien que presque entièrement obscurcie par les nuages, semblait approcher de la position que Gan Itaï avait indiquée. Alors que Miriamélé plissait les yeux pour mieux voir à travers la pluie, deux marins s’approchèrent en jurant de l’écoutille, tirant une lourde glène. Elle s’empressa de refermer le battant, et fila jusqu’à la chambre de Gan Itaï et le trou-à-Niskie qui menait à Cadrach. Le moine était éveillé et l’attendait. Sa condition semblait s’être un peu améliorée, mais ses mouvements restaient faibles et lents. Tandis que Miriamélé enroulait le reste de la chaîne autour de son bras et nouait l’ensemble avec les bandes de laine de la doublure de sa cape, elle s’inquiéta de la façon dont elle allait bien pouvoir lui faire traverser le pont et l’amener au canot sans qu’ils ne fussent découverts. Lorsqu’elle eut terminé, Cadrach leva le bras et l’agita fièrement. « Cela ne pèse presque rien, Madame. » Elle regarda la lourde chaîne, les sourcils froncés. Il mentait, bien sûr. Elle pouvait lire la tension sur son visage et dans tous ses muscles. Un instant, elle envisagea de rouvrir le tonneau et de reprendre le maillet et le burin, mais elle craignait de perdre du temps. De plus, les mouvements du bateau étaient tels qu’elle risquait de se blesser ou de blesser Cadrach. Elle doutait du succès de leur tentative d’évasion, mais c’était leur seule chance. Maintenant que l’heure était venue, elle était décidée à faire de son mieux. « Nous allons devoir partir bientôt. Tenez. » Elle tira une petite gourde de son sac et la tendit à Cadrach. « Juste quelques gorgées. » Il la saisit d’un air interrogateur. Après la première gorgée, un sourire envahit tout son visage. Il but longuement. « Du vin. » Il se lécha les babines. « Du bon perdruin rouge ! Par Usires et Bagba et… et tous les autres ! Soyez bénie, Madame ! » Il prit une longue inspiration, puis soupira. « Maintenant, je peux mourir heureux. » « Ne mourez pas. Pas encore. Donnez-moi ça. » Cadrach la dévisagea, puis lui tendit la gourde à contrecœur. Miriamélé la retourna et avala les dernières gorgées, sentant la chaleur chatouiller sa gorge et se répandre dans son estomac. Elle cacha le récipient vide derrière l’un des tonneaux. « Maintenant, allons-y. » Elle prit sa chandelle et le mena vers l’échelle. Lorsque Cadrach eut enfin réussi à grimper l’échelle et à pénétrer dans le conduit du trou-à-Niskie, elle s’arrêta pour reprendre son souffle. Pendant qu’il haletait, Miriamélé réfléchit à la prochaine étape. Au-dessus d’elle, le navire ronflait et vibrait sous l’averse torrentielle. « Nous avons trois possibilités pour sortir », dit-elle à haute voix. Cadrach, qui essayait de contrebalancer les mouvements du navire, ne semblait pas écouter. « L’écoutille de la cale – mais elle ouvre directement sur le pont arrière, sur lequel se trouve toujours un timonier. Dans une telle tempête, celui qui sera à ce poste se montrera particulièrement vigilant. Nous n’aurions aucune chance. » Elle se retourna pour regarder le moine. Dans le petit cercle dessiné par la lueur de la chandelle, il observait le bois du plancher. « Ne nous reste que deux possibilités. L’écoutille principale, et passer devant Aspitis et tous ses marins, ou suivre jusqu’au bout ce conduit, qui nous mènera probablement jusqu’au gaillard d’avant. » Cadrach releva les yeux. « Probablement ? » « Gan Itaï ne me l’a jamais dit, et j’ai oublié de le lui demander. Mais c’est un trou-à-Niskie : elle l’utilise pour traverser rapidement le bateau. Puisqu’elle chante toujours depuis le gaillard d’avant, c’est là que le conduit doit mener. » Le moine acquiesça d’un air las. « Ah. » « Donc je pense que nous devrions passer par là. Peut-être que Gan Itaï nous attend. Elle ne m’a pas dit comment aller jusqu’au canot, ni quand elle nous rejoindrait. » « Je vous suivrai, Madame. » Alors qu’ils progressaient à quatre pattes dans l’étroit conduit, une déflagration fit trembler jusqu’à l’air dans leurs oreilles. Cadrach laissa échapper un petit glapissement de terreur. « Par les dieux, qu’était-ce que cela ? » souffla-t-il. « Le tonnerre », dit Miriamélé. « La tempête est là. » « Usires Aédon en Votre miséricorde, sauvez-moi des bateaux et de la mer », grommela Cadrach. « Ils sont tous maudits. Maudits. » « D’un bateau à un autre, et plus proche de la mer. » Miriamélé reprit sa progression. « Voilà où nous allons – si nous avons de la chance. » Elle entendit Cadrach se précipiter à sa suite. Le tonnerre claqua deux fois de plus avant qu’ils n’atteignissent la fin du passage, et chaque déflagration fut plus bruyante que la précédente. Lorsqu’enfin ils s’accroupirent sous une écoutille, Miriamélé se tourna et posa sa main sur le bras du moine. « Je vais souffler la chandelle. Restez calme. » Elle souleva lentement la lourde porte, jusqu’à ce qu’elle fut ouverte de la largeur d’une main. La pluie dense envahissait tout son champ de vision. Ils se trouvaient juste sous le gaillard d’avant – l’écoutille n’en était séparée que par quelques marches – et à une vingtaine de coudées du bastingage bâbord. La lueur d’un éclair illumina momentanément tout le pont. Miriamélé vit des silhouettes d’hommes d’équipage un peu partout, saisis au milieu de leurs activités comme dans une peinture murale. Le ciel écrasait le navire, une masse de nuages noirs furieux qui étouffait les étoiles. Elle redescendit et laissa l’écoutille se fermer tandis qu’un nouveau coup de tonnerre déchirait la nuit. « Il y a des hommes partout », dit-elle une fois l’écho disparu. « Mais aucun n’est trop près. Si nous rejoignons le bastingage et que nous gardons nos capuches, ils ne remarqueront peut-être pas que nous ne faisons pas partie de l’équipage. Alors nous pourrons peut-être marcher vers la poupe jusqu’au canot. » Sans chandelle, elle ne pouvait voir le moine, mais elle pouvait l’entendre respirer bruyamment dans l’espace étroit derrière elle. Elle eut une pensée soudaine. « Je n’ai pas entendu Gan Itaï. Elle ne chantait pas. » Il y eut un instant de silence avant que Cadrach ne parlât. « J’ai peur, Miriamélé, dit-il d’une voix rauque. Si nous devons y aller, il faut y aller bientôt, avant que je ne perde le peu de sang-froid qui me reste. » « J’ai peur moi aussi, répondit-elle, mais j’ai encore besoin de réfléchir. » Elle tendit le bras et trouva sa main glaciale, qu’elle serra tout en réfléchissant. Ils restèrent ainsi assis quelque temps, avant qu’elle ne reprit la parole. « Si Gan Itaï n’est pas sur le gaillard d’avant, alors je ne sais pas où elle se trouve. Peut-être qu’elle nous attend à côté du canot, peut-être pas. Lorsque nous l’aurons atteint, il faudra dénouer les cordages qui le retiennent au navire – tous sauf un. Puis je partirai à sa recherche et lorsque je reviendrai, nous mettrons le canot à la mer et nous nous jetterons à l’eau. Si je ne reviens pas, vous devrez le faire vous-même. Mais il ne restera qu’un nœud. Ce ne sera pas trop difficile. » « Sauter… dans l’eau ? » bafouilla-t-il. « Pendant cette horrible tempête ? Avec toutes ces créatures démoniaques, ces kilpas, qui nagent par ici ? » « Bien sûr, sauter », murmura-t-elle en essayant de dissimuler son agacement. « Si quelqu’un était dans le canot pendant sa chute, il se briserait les reins sous le choc. Mais ne vous inquiétez pas, je sauterai la première et je vous tendrai une rame pour que vous vous y raccrochiez. » « Vous me faites honte, Madame », dit le moine, sans pour autant lâcher sa main. « Ce devrait être à moi de vous protéger. Mais vous savez que je déteste la mer. » Elle serra ses doigts. « Je sais. Venez, maintenant. Et souvenez-vous : si quelqu’un vous adresse la parole, faites comme si vous ne l’aviez pas entendu et continuez de marcher. Et gardez la main sur le bastingage, parce que dans une telle tempête le pont sera glissant. Vous n’avez certainement pas envie de passer par-dessus bord quand le canot n’est pas encore à la mer. » Le rire de Cadrach débordait de peur. « Vous avez là bien raison, Madame. Que Dieu nous protège. » Un autre bruit s’éleva soudain au-dessus du rugissement de la tempête, plus calme que le tonnerre, et pourtant tout aussi puissant. Miriamélé le sentit l’envahir et dut s’appuyer un instant contre le mur tant ses membres étaient devenus flasques. Elle était incapable d’imaginer ce que cela pouvait être. Il y avait quelque chose de terrible dans ce bruit, quelque chose qui lui traversait le cœur comme une lame de glace, mais ils n’avaient plus le temps d’hésiter. Un instant plus tard, de nouveau maîtresse d’elle-même, elle poussa la porte de l’écoutille et tous deux s’engagèrent sous la pluie battante. Le bruit étrange était partout, d’une douceur perçante mais aussi épouvantablement irrésistible qu’un courant marin. Un moment, il parut s’élever au-delà des capacités de l’oreille humaine, si bien que seule une trace en était audible, qui emplissait son crâne d’échos sifflant comme des chauve-souris ; puis un instant plus tard, il redescendit tout aussi facilement, se faisant si grave et si profond qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir du langage lent et rocailleux des fondements de l’océan. Miriamélé eut l’impression de se trouver au milieu d’une ruche d’abeilles vrombissantes de la taille d’une cathédrale : le son plongeait jusque dans ses entrailles. Une partie d’elle-même brûlait d’envie de laisser son corps s’abandonner à l’unisson, de danser et de hurler et de courir follement ; une autre partie désirait simplement se coucher par terre et frapper sa tête sur le sol jusqu’à ce que le bruit cessât. « Que Dieu nous préserve, quel est cet horrible bruit ? » gémit Cadrach. Il perdit l’équilibre et tomba à genoux. Les dents serrées, tête basse, Miriamélé se força à s’éloigner de l’écoutille et à progresser vers le bastingage. Ses os même semblaient cliqueter. Elle attrapa la manche du moine et la tira derrière elle, le traînant comme une masse à travers les planches glissantes. « C’est Gan Itaï », haleta-t-elle en s’efforçant de résister à la puissance démesurée du chant de la Niskie. « Nous sommes trop près. » L’obscurité soyeuse, uniquement éclairée par la lueur jaunâtre de quelques lanternes, se fit soudain bleu et blanc. Le bastingage devant elle, la main de Cadrach dans la sienne, les ténèbres de la mer au-delà – tout lui sauta soudain aux yeux en une explosion. Un battement de cœur plus tard, la foudre frappa une nouvelle fois, et Miriamélé vit, prisonnier de l’éclair, une tête ronde et lisse qui dépassait par-dessus le bastingage bâbord. Lorsque l’éclair s’effaça et que le tonnerre gronda deux fois, une autre demi-douzaine de formes souples montèrent sur le navire, lisses et brillantes dans la lumière des lanternes. Lorsqu’elle comprit, cela lui fit l’effet d’un coup de poing ; Miriamélé se retourna, glissant à moitié, et se précipita vers le côté tribord du navire, entraînant Cadrach derrière elle. « Que se passe-t-il ? » cria-t-il. « C’est Gan Itaï ! » Un peu plus loin devant elle, des marins couraient en tous sens, comme les fourmis d’une fourmilière écrasée, mais ce n’était plus de l’équipage du Nuage de l’Eadne qu’elle avait peur. « C’est la Niskie ! » Sa bouche s’emplit d’eau de mer et elle cracha. « Elle chante la fureur des kilpas ! » « Qu’Aédon nous préserve ! » vociféra Cadrach. « Qu’Aédon nous protège ! » La foudre frappa une nouvelle fois, révélant une nuée de silhouettes grises reptiliennes, rampant sur le bastingage tribord. Une fois sur le pont, les kilpas balançaient leurs visages aux bouches béantes d’un côté à l’autre, avec le regard de pèlerins qui viennent d’atteindre le lieu de leurs dévotions. L’un d’entre eux tendit un bras mince et attrapa un marin flageolant ; il parut l’envelopper, attirant l’homme hurlant dans l’obscurité tandis que résonnait le tonnerre. Dégoûtée, Miriamélé se détourna et courut sur la longueur du bateau vers l’endroit où se trouvait le canot. L’eau retenait ses pieds et ses chevilles. Comme dans un cauchemar, elle avait l’impression de ne pas pouvoir courir, d’avancer de plus en plus lentement. Les choses grises continuaient de se déverser par-dessus le bastingage, comme les goules s’échappant de tombes impies dans un conte pour enfants. Derrière elle, Cadrach hurlait des choses incohérentes. Le chant affolant de la Niskie baignait toute la scène, faisant battre la nuit au rythme d’un cœur puissant. Les kilpas semblaient être partout, se déplaçant par à-coups mais avec une rapidité terrible. Malgré le bruit de la tempête et le chant de Gan Itaï, le pont résonnait des cris désespérés des marins assiégés. Aspitis et deux de ses officiers étaient acculés contre l’un des mâts, tenant tête à une demi-douzaine de ces monstres marins ; leurs épées étaient à peine plus que de fins rais de lumière, qui dansaient et pointaient. L’un des kilpas recula en chancelant, tenant un avant-bras qui n’était plus accroché à son corps. La créature laissa le membre tomber sur le pont, puis se pencha sur lui, les branchies battantes. Du sang noir dégoulinait à gros jets de son moignon. « Oh, miséricordieux Aédon ! » Plus loin, Miriamélé pouvait enfin distinguer la masse sombre qu’était le canot. Alors qu’elle entraînait Cadrach vers lui, l’une des lampes se fracassa contre une vergue au-dessus d’eux, projetant de l’huile enflammée sur le pont trempé. Des nuages de vapeur se formèrent un peu partout, et une flammèche embrasa la manche de Miriamélé. Tandis qu’elle éteignait prestement la flamme, la nuit devint orange. Elle leva les yeux contre un torrent de gouttes de pluie. Une voile avait pris feu, malgré l’orage, et le mât devenait rapidement une torche. « Les nœuds, Cadrach ! » cria-t-elle. Non loin, des hurlements étouffés furent avalés par le roulement du tonnerre. Elle attrapa l’un des cordages rendus glissants par la pluie et s’efforça de défaire le nœud ; elle sentit l’un de ses ongles casser. Lorsqu’enfin il céda, elle se tourna vers le suivant. Le canot se balançait en suivant le mouvement du navire, la forçant à s’écarter et la détournant de sa tâche, mais elle s’accrocha. Près d’elle, Cadrach, aussi pâle qu’un cadavre, se débattait avec une autre des quatre cordes qui maintenait le canot au niveau du pont du Nuage de l’Eadne. Elle sentit une vague de froid avant même que la chose ne la touchât. Elle fit volte-face, glissant et tombant en arrière contre la coque du canot, mais le kilpa fit un pas de plus et attrapa sa manche de sa main arachnéenne. Ses yeux étaient des bassins obscurs qui brillaient sous les flammes de la voile en feu. La bouche s’ouvrit et se referma, s’ouvrit et se referma. Miriamélé hurla, tandis que le monstre l’attirait vers elle. Il y eut un mouvement soudain depuis l’ombre derrière elle. Le kilpa partit en arrière, mais sans lâcher prise et emportant Miriamélé, si bien que sa main tendue s’enfonça dans la masse molle et glissante du ventre du monstre. Elle haleta et essaya de se libérer, mais la prise était trop forte. Sa puanteur l’enveloppait, faite d’eau salée, de boue et de poisson pourri. « Courez, Madame ! » Le visage de Cadrach apparut derrière l’épaule de la créature. Il avait passé sa chaîne autour de la gorge du kilpa et serrait, mais Miriamélé vit alors les branchies sur le cou du monstre briller dans la lumière, petites ailes translucides faites de chair grise délicate. Elle réalisa avec accablement que la bête n’avait pas besoin de sa gorge pour respirer : la chaîne de Cadrach était placée trop haut. Alors même que le moine serrait, le kilpa attirait Miriamélé vers son autre bras, vers sa bouche ouverte et ses yeux glacials. Le chant de Gan Itaï s’interrompit soudain, bien que son écho parût perdurer un long moment. Les seuls sons qui se faisaient encore entendre par-dessus la tempête étaient les hurlements de terreur et les hululements des monstres marins qui grouillaient. Miriamélé avait longtemps farfouillé à tâtons à sa ceinture, mais sa main se referma enfin sur la poignée fauconnière de la dague d’Aspitis. Son cœur fit un bond lorsque la garde se prit dans un pli de sa robe détrempée, mais un geste sec suffit à s’en libérer. Elle l’agita fortement pour se débarrasser de sa gaine, puis frappa le bras gris qui la tenait. Le couteau trancha, libérant un flot de sang noir, sans que cela suffît à faire lâcher le monstre. « Que Dieu nous vienne en aide ! » piailla Cadrach. Le kilpa arrondit la bouche, mais sans émettre le moindre son : il se contenta de l’attirer plus près, jusqu’à ce qu’elle pût voir les gouttes d’eau glisser sur sa peau brillante et la moiteur pâle et douce derrière ses lèvres. Avec un hurlement de rage et de dégoût, Miriamélé se jeta en avant, plongeant son couteau dans l’abdomen mou de la chose. Cette fois il fit un bruit, un doux sifflement de surprise. Le sang couvrit la main de Miriamélé, et elle sentit la prise de la créature se desserrer. Elle poignarda une nouvelle fois, et encore une fois. Le kilpa se contracta et fut pris de violents spasmes durant ce qui parut être une éternité, mais finit par s’effondrer. Elle s’écarta, puis, tremblante, plongea les mains dans l’eau purificatrice. La chaîne de Cadrach était toujours enroulée autour du cou du monstre, formant un tableau macabre lorsque vint la foudre. Les yeux du moine étaient écarquillés, et son visage totalement livide. « Laissez-le », haleta Miriamélé. « Il est mort. » Le tonnerre lui fit écho. Cadrach repoussa la chose du pied puis s’écarta, partant à quatre pattes vers le canot, en essayant de reprendre sa respiration. En quelques instants, il retrouva assez de forces pour finir de dénouer ses deux nœuds, puis vint aider Miriamélé, dont les mains tremblaient convulsivement, à défaire le sien. À l’aide de l’une des rames, ils écartèrent l’échafaud du côté du navire, le guidant jusqu’à ce qu’il soit perpendiculaire au pont et que seul un nœud maintînt le canot suspendu au-dessus de l’eau sombre et furieuse. Miriamélé se retourna pour regarder vers l’intérieur du navire. Le mât brûlait comme un arbre d’Yrmansol, pilier de flammes battu par les vents. Il y avait un peu partout sur le pont des poches d’hommes et de kilpas qui se battaient, mais il semblait également y avoir un espace relativement dégagé entre le canot et le gaillard d’avant. « Restez ici », dit-elle en tirant sa capuche en avant pour obscurcir son visage. « Il faut que je trouve Gan Itaï. » L’expression abasourdie de Cadrach fit rapidement place à la rage. « Êtes-vous folle ? Goirach cilagh ! Vous allez vous faire tuer ! » Miriamélé ne prit pas le temps d’argumenter. « Restez là. Servez-vous de la rame pour vous défendre. Si je ne reviens pas rapidement, libérez le canot et suivez-le. Je vous rejoindrai à la nage si je peux. » Elle se retourna et partit au petit trot à travers le pont, la dague serrée dans son poing. Le superbe Nuage de l’Eadne était devenu un vaisseau des enfers – quelque chose qui aurait pu être imaginé par les constructeurs navals du démon pour tourmenter les pécheurs sur les mers les plus reculées de la damnation. L’eau recouvrait la plus grande partie du pont, et le feu du grand mât s’était propagé jusqu’à certaines autres voiles. Des bouts de toile enflammée couraient dans le vent comme des démons. Les quelques marins ensanglantés encore debout avaient l’air de condamnés dont le châtiment allait bien au-delà de ce que le pire des crimes pouvait justifier. De nombreux kilpas avaient également été massacrés – une pile de leurs corps gris se dressait près du mât sous lequel Aspitis et ses officiers s’étaient battus, même si au moins une jambe humaine dépassait de l’amoncellement – et un assez grand nombre de ces créatures marines semblaient avoir saisi de quoi faire un repas et avoir replongé à l’eau, mais d’autres sautillaient encore sur le pont et traquaient les survivants. Miriamélé traversa le pont en pataugeant sans se faire agresser, bien qu’elle eût eu à passer bien plus près qu’elle ne l’eût préféré de plusieurs groupes de kilpas occupés à se repaître. Une partie d’elle-même se surprit de sa capacité à assister à un tel spectacle sans céder à la terreur. Son cœur, semblait-il, s’était endurci : un an plus tôt, la vue de n’importe laquelle de ces atrocités l’eût fait fondre en larmes et chercher un trou de souris pour se cacher. Maintenant, elle avait l’impression que si elle le devait, elle pourrait marcher sur le feu. Elle atteignit les marches et grimpa prestement sur le gaillard d’avant. La Niskie n’avait pas totalement cessé de chanter : une mélodie éthérée baignait encore le pont, reliquat infime de la puissance qui avait éclipsé jusqu’à la tempête. La garde-mer était assise en tailleur sur le pont, penchée en avant au point que son visage touchait presque le sol. « Gan Itaï », appela Miriamélé. « Le canot est prêt. Venez ! » D’abord, la Niskie ne répondit pas. Puis, lorsqu’elle se redressa, Miriamélé eut le souffle coupé. Elle n’avait jamais vu une consternation aussi extrême sur le visage d’un être vivant. « Non ! » s’exclama-t-elle d’une voix rauque et brisée. « Par les mers ignorées, partez ! Allez-vous-en ! » Elle agita la main d’un geste las. « J’ai fait cela pour vous libérer. Ne rendez pas ce crime inutile en échouant dans votre évasion ! » « Vous ne voulez pas venir ? » La Niskie gémit. Son visage semblait avoir vieilli de cent ans. Ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites, et avaient perdu tout éclat. « Je ne peux partir. Je suis le seul espoir de survie de ce navire. Cela n’atténuera en rien ma culpabilité, mais cela me mettra du baume au cœur. Que Ruyan me pardonne – c’est un monde maléfique qui m’a forcé à agir ainsi ! » Elle rejeta la tête en arrière et laissa échapper une plainte à ce point misérable qu’il fit monter les larmes aux yeux de Miriamélé. « Partez, gémit la Niskie. Partez, je vous en supplie ! » Miriamélé tenta une nouvelle fois de la convaincre, mais la Niskie avait ramené son visage vers le sol. Après un long silence, elle reprit son chant faible et triste. La pluie perdit de son intensité pendant que le vent changeait de direction. Miriamélé vit que seules quelques silhouettes bougeaient encore sur le pont éclairé par l’incendie. Elle regarda la Niskie recroquevillée, puis fit le signe de l’Arbre et redescendit les marches. Elle réfléchirait plus tard. Plus tard, elle s’interrogerait sur ses raisons. Plus tard. Ce fut un marin blessé et non un kilpa qui attrapa Miriamélé sur le chemin du retour. Lorsqu’elle lui taillada la main, le marin la lâcha et retomba dans la mare qu’était le pont. Un instant plus tard, elle dépassa le corps de Thurès, le jeune page du marquis. Il n’y avait aucun signe de violence sur lui. Le visage mort du garçon était paisible, et ses cheveux ondulaient dans l’eau comme des algues. Cadrach éprouva un tel soulagement à la voir revenir qu’il ne fit pas le moindre reproche, ni la moindre remarque sur le fait qu’elle était seule. Le regard de Miriamélé se posa sur le dernier nœud de l’échafaud ; elle leva sa dague et commença à le trancher. Elle fit un écart lorsque la corde se détendit et que son extrémité siffla. Le cylindre tourna et la canot plongea. Une masse d’écume se souleva lorsqu’il heurta les vagues. Cadrach lui tendit la rame qu’il serrait dans ses mains. « Tenez, Miriamélé. Vous êtes épuisée. Cela vous aidera à rester à flot. » « Moi ? » dit-elle, surprise au point de presque en sourire. Une troisième voix les interrompit. « Eh bien, vous voilà, mon amour. » Elle fit volte-face, pour découvrir une silhouette cadavérique qui boitillait vers eux. Aspitis avait été blessé jusqu’au sang en une douzaine d’endroits, et une longue entaille qui louvoyait sur son visage lui avait fermé un œil et avait maculé ses boucles blondes, mais il tenait toujours son épée. Il était toujours aussi beau et terrifiant qu’un léopard aux aguets. « Vous alliez me laisser ? » demanda-t-il d’un ton moqueur. « Sans m’aider à nettoyer le désordre laissé par…, il sourit – terrible spectacle – et fit un geste du bras, … nos invités de mariage ? » Il fit un autre pas en avant, agitant lentement l’épée devant lui. L’arme brilla dans la lumière des voiles en feu comme un trait de métal chauffé au rouge. Il était étrangement fascinant de la regarder se balancer, se balancer… Miriamélé secoua la tête et se redressa. « Allez en enfer. » Le sourire d’Aspitis disparut. Il leva la pointe de son épée vers les yeux de la princesse. Cadrach, qui se tenait derrière elle, jura d’impuissance. « Dois-je vous tuer, dit le marquis d’un air songeur, ou pourrez-vous encore m’être utile ? » Son regard était aussi inhumain que celui des kilpas. « Allez-y, tuez-moi. Je préférerais mourir que de vous laisser me toucher encore une fois. » Elle le dévisagea. « Vous payez les Danseurs de Feu, n’est-ce pas ? Pour Pryrates ? » Aspitis hocha la tête. « Seulement certains. Ceux qui ne sont pas… de fervents adeptes. Mais ils sont tous utiles. » Il haussa les épaules. « Je n’ai pas envie de parler de choses aussi insignifiantes. Vous m’appartenez. Je dois décider… » « Voilà quelque chose qui vous appartient », dit-elle en levant la dague devant elle. Aspitis eut un étrange sourire, mais leva néanmoins son épée pour parer un coup éventuel. En lieu de cela, Miriamélé jeta le couteau dans l’eau à ses pieds. Son œil songeur saisit l’éclat de l’arme et la suivit dans sa chute. À l’instant où sa tête se pencha brièvement, Miriamélé balança la poignée de la rame vers son abdomen. Le souffle coupé, il fit un pas en arrière, son épée s’agitant aveuglément comme le dard d’une abeille blessée. Miriamélé leva la rame à deux mains et la fit tourner de toutes les forces de ses bras et de son dos, pour lui faire parcourir un mouvement circulaire qui s’acheva dans un craquement d’os. Aspitis couina et tomba à genoux en se tenant le visage. Le sang coulait entre ses doigts. « Ah, hurla Cadrach en exultant de joie et de soulagement, regarde-toi maintenant, démon ! Tu vas avoir besoin d’autres appâts pour faire tomber les femmes dans tes rets ! » Miriamélé tomba à genoux, et fit glisser la rame sur le pont en direction de Cadrach. « Allez-y, haleta-t-elle. Prenez ça et sautez. » Le moine hésita un instant, comme s’il ne savait plus où il était, puis il se dirigea en chancelant vers le flanc du bateau. Il ferma les yeux et murmura quelques mots, puis il se jeta par-dessus bord. Miriamélé se releva et regarda une dernière fois le marquis, qui répandait une écume de sang sur le pont, puis elle escalada le bastingage et se lança dans le vide. Un instant elle tomba, suspendue dans l’obscurité. Lorsque l’eau se referma sur elle comme un poing glacial, elle se demanda si elle rejoindrait jamais la surface, ou si elle allait continuer de descendre jusqu’aux ultimes profondeurs, vers les ténèbres et le silence… Mais elle refit surface. Lorsqu’elle eut rejoint le canot et aidé Cadrach à monter à bord, tous deux mirent les rames en place et commencèrent à souquer et s’éloigner du navire blessé. La tempête était toujours au-dessus d’eux, mais elle perdait de son intensité. Le Nuage de l’Eadne rétrécit derrière eux jusqu’à n’être plus qu’un point lumineux à l’horizon, la petite flamme d’une étoile mourante. 7. L’Enclume du Roi de l’Orage À la limite la plus septentrionale du monde se dressait la montagne, croc de pierre glacé qui assombrissait tout le paysage, s’élevant bien plus haut et dominant tous les autres pics. Durant de longues semaines, les nuages de fumée et les bouillonnements de vapeurs s’étaient échappés par les orifices de ses flancs. Maintenant ils formaient la couronne du Pic de l’Orage, tournoyant dans les vents gigantesques du sommet de la montagne, s’amassant et s’épaississant comme s’ils absorbaient la substance même de la nuit ultime qui séparait les étoiles. L’orage grandissait et s’étendait. Les rares personnes qui habitaient encore à portée de vue de la terrible montagne se pelotonnaient dans leurs baraquements, tandis que les poutres craquaient et que le vent hurlait. La tempête de neige qui paraissait ne jamais vouloir finir recouvrait leurs murs et leurs toits, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que des monticules blancs ressemblant à autant de tertres funéraires, avec pour seul signe de vie le mince panache de fumée qui s’échappait de leurs cheminées. Les vastes étendues sauvages connues sous le nom de Marches Gelées avaient elles aussi été entièrement envahies par les bourrasques de neige. À peine quelques années plus tôt, ces immenses plaines étaient parsemées de hameaux, de villages florissants et d’implantations naissantes irrigués par les routes du Wealdhelm et des Marches Gelées. Mais après une demi-douzaine de saisons de neige continuelle qui avaient détruit toutes les cultures et chassé les rares animaux qui n’avaient pas été mangés, ces terres n’étaient plus qu’un vaste désert désolé. Ceux qui nichaient au pied des collines à sa lisière ou se blottissaient à l’abri des forêts savaient que les Marches Gelées étaient devenues le domaine des loups et des âmes errantes, et avaient pris l’habitude de les appeler d’un autre nom : l’Enclume du Roi de l’Orage. Et maintenant une tempête plus grande encore, un terrible marteau de gel et de froid frappait à grands coups sur cette enclume. L’orage s’étendait même au-delà de l’Erkynée ; au sud, il soufflait ses bourrasques de vent glacial sur les grandes prairies, et recouvrait les Thrithings d’un manteau blanc pour la première fois de son histoire. La neige tombait sur Perdruin et Nabban, pour la deuxième fois en une saison mais la troisième fois en cinq siècles, si bien que ceux qui s’étaient autrefois moqués des Danseurs de Feu et de leur message apocalyptique ressentaient maintenant en leur cœur le pincement de la peur, une peur bien plus glaçante que les flocons poudreux qui s’amassaient sur les dômes des deux Sancellans. Comme une vague cherchant à atteindre quelque laisse de haute mer inimaginablement distante, l’orage allait toujours encore plus loin, apportant le froid à des terres du sud qui n’avaient jamais connu son contact, et revêtant d’un linceul blanc tout Osten Ard. C’était un orage qui glaçait les cœurs et dévastait les âmes. « Par ici ! » hurla le cavalier de tête en indiquant sa gauche. « À prenteiz – dépêchez-vous ! » Il poussa tant sa monture que la buée de son expiration resta derrière lui. La neige jaillit de sous les sabots du cheval. Il se précipita en direction de l’espace qui séparait les ruines de deux bâtiments recouverts de neige, sa monture fendant les congères aussi facilement qu’une brume. Une silhouette sombre jaillit de derrière l’une des maisons et s’enfuit, louvoyant au hasard en terrain découvert. Celui qui menait la poursuite sauta par-dessus une clôture basse et recouverte de neige, et gagna sur lui. Le galop du cheval effaçait les traces plus petites de sa proie, mais il n’était plus nécessaire de s’en inquiéter : la fin était proche. Une demi-douzaine d’autres cavaliers apparurent d’entre les maisons et se déployèrent en éventail, s’ouvrant sur leur proie comme un filet de pêcheur. Le temps de refermer le filet – les cavaliers formèrent un cercle puis avancèrent – et la chasse était terminée. L’un des hommes qui avaient chevauché sur le flanc s’inclina jusqu’à ce que sa lance touchât le côté du captif. Le meneur descendit de cheval et fit un pas en avant. « Tu as bien couru, dit le duc Fengbald en souriant. Ce fut une superbe chasse. » Le garçon leva vers lui des yeux pleins de terreur. « Dois-je l’achever, Seigneur ? » demanda le cavalier à la lance. Il donna au garçon un coup sec et puissant. L’enfant couina et recula devant la pointe affûtée de la lance. Fengbald ôta lentement son gantelet, puis se tourna et le fit voler en travers du visage du cavalier. Ses parures de métal imprimèrent sur la joue de l’homme des hachures croisées qui s’emplirent de sang. « Chien ! » gronda Fengbald. « Pour qui me prends-tu ? Un démon ? Tu seras fouetté pour cela. » Le cavalier recula, écartant son cheval du cercle de quelques pas. Fengbald le dévisagea durement. « Je n’assassine pas les enfants innocents. » Il tourna son regard vers le garçon tremblant. « Nous avons joué à un jeu, c’est tout. Les enfants adorent les jeux. Celui-là a joué avec nous aussi bien qu’il le pouvait. » Le duc ramassa son gant et le remit, puis sourit. « Et tu nous a fait mener une bien belle chasse, mon garçon. Comment t’appelles-tu ? » L’enfant grimaça et découvrit ses dents comme un chat perché, mais ne dit mot. « Ah, dommage, dit Fengbald avec philosophie. S’il ne veut pas parler, il ne parlera pas. Mettez-le avec les autres. L’une de ces loqueteuses se chargera bien de le nourrir : on dit qu’une chienne s’occupera toujours des chiots perdus. » L’un des soldats de Fengbald descendit de sa monture et attrapa le garçon, qui n’opposa aucune résistance lorsqu’il fut étendu en travers du cheval, devant la selle du cavalier. « Je pense que c’est le dernier, dit Fengbald. Le dernier et la fin de notre chasse. C’est un peu ridicule, mais cela vaut mieux que de les laisser courir au-devant de nous et gâcher notre surprise. » Il afficha un large sourire, content de lui. « Venez. J’ai envie d’une bonne coupe de vin chaud pour chasser le froid. La chevauchée a été longue. » Il sauta en selle, fit faire volte-face à sa monture, et mena sa troupe vers les ruines enneigées de Gadrinsett. La tente rouge du duc Fengbald se dressait au centre de la plaine enneigée comme un rubis dans une flaque de lait. Le faucon d’argent, emblème de sa famille, étendait ses ailes d’un coin à l’autre de la porte de toile ; dans le vent puissant qui soufflait sur toute la vallée, le grand rapace tremblait, comme impatient de prendre son envol. Les tentes qui abritaient l’armée du duc étaient dressées tout autour, mais à distance respectable. À l’intérieur, Fengbald était affalé sur une pile de coussins brodés, sa coupe de vin chaud – remplie à de nombreuses reprises depuis son retour – tenue d’une main négligente, sa chevelure sombre flottant librement sur ses épaules. Au couronnement d’Élias, Fengbald avait été aussi mince qu’un jeune chien de chasse. Mais aujourd’hui, le maître de Falshire, d’Utanyéate et de Westfold avait pris un peu d’embonpoint, et ses joues s’étaient relâchées. Une femme aux cheveux blonds était agenouillée à ses pieds. Un page petit, pâle et qui paraissait anxieux attendait à la droite de son seigneur. De l’autre côté du brasier qui chauffait la tente se tenait un homme grand et barbu, vêtu du cuir et de la laine grossière des peuples des Thrithings. Refusant de s’asseoir comme le faisaient les citadins, il restait debout, les jambes écartées et les bras croisés. Lorsqu’il bougeait, son collier fait d’os de doigts cliquetait. « Que reste-t-il à apprendre ? » demanda-t-il. « Pourquoi encore parler ? » Fengbald le dévisagea et cligna lentement des yeux. Il était un peu grisé par l’alcool, ce qui pour une fois semblait adoucir ses instincts belliqueux. « Je dois vraiment bien t’aimer, Lezhdraka, dit-il enfin, parce que sinon, je me serais lassé de tes questions depuis longtemps. » Le chef des mercenaires, guère impressionné, soutint son regard. « Nous savons où ils sont. Que nous faut-il de plus ? » Le duc vida sa coupe, puis s’essuya la bouche avec la manche de sa chemise de soie et fit signe à son page. « Encore, Isaak. » Son attention revint à Lezhdraka. « J’ai appris certaines choses du vieux Guthwulf, malgré tous ses échecs. J’ai les clés d’un grand royaume. Elles sont dans ma main, et je ne veux pas les perdre pour avoir agi trop précipitamment. » « Les clés d’un royaume ? » dit le Thrithing avec une moue de mépris. « Quelle folie de Cage-de-pierre est-ce là ? » Fengbald parut trouver plaisir dans l’incompréhension du mercenaire. « Comment toi et tous les autres hommes des plaines pouvez-vous espérer nous rejeter un jour à la mer, comme vous le dites si souvent ? Tu n’as aucun discernement, Lezhdraka. Aucune ingéniosité. Contente-toi d’aller chercher le vieil homme. Tu aimes l’air de la nuit, après tout – ton peuple ne préfère-t-il pas dormir, manger, pisser et forniquer sous les étoiles ? » Le duc gloussa. La Main du Roi souverain, s’étant tourné pour regarder son page lui reverser à boire, ne vit pas le regard venimeux que lui lança le Thrithing en quittant sa tente. À l’exception du bruit du vent qui faisait battre les toiles, le silence retomba dans la tente. « Eh bien, ma douce, dit enfin Fengbald, en tapotant la femme silencieuse de son chausson, quel effet cela fait-il de savoir que tu appartiens à l’homme qui, un jour, tiendra tout ce pays dans sa main ? » N’ayant pas obtenu de réponse, il tapa un peu plus fort. « Parle, femme. » Elle leva lentement les yeux. Son joli visage était vide, sans plus de vie que celui d’un cadavre. « C’est bien, mon Seigneur », murmura-t-elle enfin, les mots westerliens fortement marqués par un lourd accent hernystiri. Elle laissa sa tête retomber, ses cheveux venant former comme un écran devant son visage. Le duc regarda autour de lui avec impatience. « Et toi, Isaak, qu’en penses-tu ? » « C’est bien, Maître, s’empressa de répondre le page. Si vous dites que cela arrivera, cela va arriver. » Fengbald sourit. « Bien sûr que c’est ce qui va se passer. Comment pourrais-je échouer ? » Il s’interrompit un temps, fronçant les sourcils devant l’expression du garçon, puis haussa les épaules. Il y avait pire sort que d’être craint. « Seul un fou, reprit-il en laissant sa passion pour ce sujet l’emporter, seul un fou, disais-je, pourrait ne pas voir que le roi Élias est un homme à l’agonie. » Il appuya ses dires d’un grand geste du bras, et renversa un peu de vin par-dessus le rebord de sa coupe. « Qu’il soit affligé de quelque terrible maladie, ou que le prêtre Pryrates soit en train de l’empoisonner lentement, la raison m’importe peu. Le prêtre rouge est un imbécile s’il croit qu’il pourra diriger le royaume – il est l’homme le plus haï de tout Osten Ard. Non, quand Élias mourra, seul un homme de sang noble pourra régner. Et qui cela pourrait-il être ? Guthwulf est aveugle et s’est enfui. » Il rit brièvement. « Bénigaris, de Nabban ? Il n’est même pas capable de contrôler sa propre mère. Et Skali, le Rimmersleute, n’est ni plus noble ni plus civilisé que cette bête de Lezhdraka. Lorsque j’aurai tué Josua – s’il est réellement encore en vie – et que j’aurai écrasé cette pitoyable rébellion, qui d’autre pourra prétendre au trône ? » Excité par ses propres paroles, il vida le reste de sa coupe en une seule longue gorgée. « Qui d’autre ? Et qui pourrait s’opposer à moi ? La fille du roi, cette salope volage ? » Il s’interrompit et fixa intensément le page du regard, jusqu’à lui faire baisser les yeux. « Non ; si Miriamélé m’en suppliait à genoux, je daignerai peut-être en faire ma reine – mais je la ferai toujours surveiller de près. Et elle devrait d’abord être punie pour m’avoir éconduit. » Il eut un sourire plein de suffisance et se pencha en avant, plaçant sa main sur le cou pâle de la femme agenouillée à ses pieds. « Mais ne crains rien, petite Feurgha, je ne te rejetterai pas pour elle. Je te garderai, toi aussi. » Alors qu’elle s’écartait, il resserra sa prise, et la maintint en appréciant la tension de sa résistance. Le rabat de la tente se gonfla et s’ouvrit vers l’intérieur. Lezhdraka entra, des flocons de neige brillant dans ses cheveux et sa barbe. Il tenait le bras d’un vieil homme dont le crâne chauve était rouge de trop de soleil et dont les touffes de barbe blanche étaient tachées et décolorées par le jus de racine de citrile. Lezhdraka poussa violemment le vieil homme en avant. Le prisonnier tituba sur quelques pas, puis tomba durement à genoux aux pieds de Fengbald, sans lever les yeux. Son cou et ses épaules, exposés à la vue par le col ouvert de sa mince chemise, étaient couverts de meurtrissures jaunissantes. Lorsque le page craintif eut rempli une nouvelle fois la coupe du duc, Fengbald s’éclaircit la gorge. « Tu m’es familier. Est-ce que je te connais ? » Le vieil homme agita négativement la tête. « Bon. Tu peux lever les yeux. Tu prétends être le seigneur-maire de Gadrinsett ? » Le vieil homme acquiesça lentement. « Je le suis », croassa-t-il. « Tu l’étais. Pas qu’il y ait grande gloire à être le maire d’un tel trou à rats, de toute façon. Dis-moi ce que tu sais de Josua. » « Je… je ne comprends pas, Seigneur. » Fengbald se pencha en avant et lui donna une tape brève mais puissante. Le seigneur-maire tomba sur le côté ; il ne semblait pas avoir la force de se relever. « Ne joue pas les idiots avec moi, vieil homme. Qu’as-tu entendu ? » Toujours recroquevillé sur le côté, le seigneur-maire toussa. « Rien que vous ne sachiez déjà, Duc Fengbald, bafouilla-t-il. Des cavaliers sont venus de cette vallée de la Stefflod que l’on dit maudite. Ils ont annoncé que Josua Mainmorte avait échappé à son frère, que lui et un groupe de guerriers et de magiciens avaient chassé les démons, et fait une place forte de la Montagne-sorcière au milieu de la vallée. Que tous ceux qui se joindraient à eux seraient nourris, auraient un endroit où vivre et seraient protégés des bandits et de… et de… » Sa voix s’éteignit. « … et des soldats du Roi souverain. » « Et tu te dis maintenant que tu as eu tort de ne pas écouter ces rumeurs traîtresses, hein ? » demanda Fengbald. « Tu penses que le prince Josua aurait peut-être pu te sauver de la vengeance du roi ? » « Mais nous n’avons rien fait de mal, Seigneur ! » grommela le vieil homme. « Nous n’avons rien fait de mal ! » Fengbald lui jeta un regard parfaitement froid. « Tu as abrité des traîtres, puisque tous ceux qui rejoignent Josua sont des traîtres. Maintenant, dis-moi combien sont-ils sur cette Montagne-sorcière ? » Le maire secoua la tête avec véhémence. « Je ne sais pas, Seigneur. En tout, plusieurs centaines des nôtres sont partis. Et les premiers cavaliers avaient dit qu’ils étaient déjà cinq ou six douzaines, je crois. » « En comptant les femmes et les enfants ? » « Oui, Seigneur. » Fengbald claqua des doigts. « Isaak, va trouver un garde et dis-lui de venir ici. » « Oui, Sire. » Le garçon se précipita, heureux d’accomplir n’importe quelle mission tant qu’elle le mettait quelques instants hors de portée de son maître. « Encore quelques questions. » Le duc s’adossa à ses coussins. « Qu’est-ce qui a fait croire à tes gens qu’il s’agissait bien de Josua ? Pourquoi abandonner un lieu sûr et lui préférer un endroit d’une telle réputation ? » Le vieil homme eut un geste d’impuissance. « L’une des femmes qui vivaient ici a prétendu qu’elle avait rencontré Josua. Une créature pleine de ragots, mais bien connue. Elle a juré l’avoir nourri à son feu et l’avoir immédiatement reconnu. Elle en a convaincu beaucoup. D’autres sont partis parce que… parce qu’ils ont entendu dire que vous arriviez, Duc Fengbald. Les gens venaient d’Erkynée et de l’ouest des Thrithings en fuyant… en devançant vers l’est la progression de Votre Seigneurie. » Il se tendit comme s’il s’attendait à un coup. « Pardonnez-moi, Seigneur. » Une larme coula sur sa joue ridée. Le rabat de la tente se souleva. Isaak entra, suivi d’un garde erkynéen casqué. « Vous m’avez demandé, Seigneur ? » s’enquit le soldat. « Oui. » Fengbald fit un signe en direction du vieil homme. « Ramène-le à l’enclos. Traite-le durement, mais ne le blesse pas. J’aurai besoin de lui reparler plus tard. » Le duc se tourna. « Toi et moi avons des choses à voir ensemble, Lezhdraka. » Le garde remit le maire sur pied d’un geste. Fengbald le regarda faire avec mépris. « Seigneur-maire, dis-tu ? » Il renifla. « Il n’y a pas une goutte de sang noble en toi, paysan. » Les yeux chassieux du vieil homme s’ouvrirent grands, et se fixèrent sur Fengbald. Un instant, il donna l’impression d’être prêt à faire quelque chose d’insensé ; en lieu de cela, il secoua la tête comme quelqu’un qui s’éveille d’un rêve. « Mon frère était noble », dit-il d’une voix rauque, puis des larmes jaillirent de ses yeux. Le soldat le prit par le coude et l’entraîna hors de la tente. Lezhdraka dévisagea insolemment Fengbald. « “Ne le blesse pas ?” Je vous croyais plus dur que ça, homme des grandes cités. » Un sourire lent et aviné se dessina sur le visage de Fengbald. « La phrase exacte était “traite-le durement, mais ne le blesse pas.” Je ne veux pas que le reste de sa population sache qu’il me dira tout ce que je veux. Et il pourra m’être utile, en tant qu’espion dans les enclos ou espion chez Josua. Ces traîtres recueillent tous ceux qui fuient ma terrible vengeance, n’est-ce pas ? » Le Thrithing plissa les yeux. « Vous pensez que mes cavaliers et vos Cages-de-pierre en arme ne suffiront pas à écraser les ennemis du roi ? » Fengbald agita un doigt docte. « Il ne faut jamais dédaigner une arme. On ne sait jamais quand on peut en avoir besoin. C’est une autre des leçons que ce fou aveugle de Guthwulf m’a enseignée. » Il s’esclaffa, puis agita sa coupe. Le page se précipita avec l’aiguière de vin. Dehors, la nuit était tombée. La tente du duc émettait une lueur cramoisie, luisant comme une braise à moitié enterrée dans les cendres. Un rat, pensa amèrement Rachel. Maintenant, je ne vaux pas mieux qu’un rat dans les murs. Elle épia la cuisine obscure et réprima une malédiction amère. Il valait mieux que Judith eût depuis longtemps quitté le Hayholt. Si l’immense et imposante maîtresse des cuisines avait vu l’état de son domaine adoré, elle en serait morte sur le champ. Les propres mains calleuses de Rachel, marquées par une vie de travail, hésitaient entre le désir qu’elles avaient de réparer les dégâts et celui, tout aussi irrépressible, d’étrangler quiconque avait permis au château de subir de tels outrages. La grande cuisine du Hayholt aurait tout aussi bien pu être devenue le domaine de chiens errants. Les portes du cellier étaient sorties de leurs gonds, et les quelques sacs de nourriture qui restaient étaient éventrés et renversés dans la pièce. C’était le gâchis tout autant que le désordre qui faisait brûler le feu de la colère dans le cœur de Rachel. Il y avait de la farine partout sur le sol et dans les interstices entre les dalles, marquée d’empreintes de bottes inconséquentes. Les grands fours étaient noirs de graisse, les pelles à enfourner carbonisées par un usage inconsidéré. À regarder le désastre depuis sa cachette derrière une tenture, Rachel sentit les larmes lui monter aux yeux. Dieu devrait punir ceux qui ont fait cela et les foudroyer. C’est une vilenie inutile, un acte du démon. Et la cuisine, malgré tous les dégâts, était l’un des endroits du château les moins affectés par les changements maléfiques qui s’étaient abattus sur le Hayholt. Rachel avait vu beaucoup de choses durant ses excursions hors de ses cachettes, et toutes étaient décourageantes. Les feux n’étaient plus entretenus dans la plupart des grandes salles, et les couloirs sombres étaient presque embués par le froid. Les ombres semblaient s’être allongées, comme si un étrange crépuscule était tombé sur le château ; même durant les rares journées où le soleil réussissait à percer les nuages, les passages et les jardins du Hayholt restaient dans l’ombre. La nuit elle-même était devenue presque intolérablement effrayante. Lorsque le soleil se couchait, Rachel se trouvait des cachettes dans les parties abandonnées du château et ne bougeait plus jusqu’à l’aube. Les sons inhumains qui flottaient dans les ténèbres suffisaient à la faire se cacher sous son châle, et parfois, à la tombée de la nuit, des silhouettes fluctuantes et immatérielles apparaissaient à la limite de son champ de vision. Puis, lorsque les cloches sonnaient la minuit, des démons vêtus de robes sombres arpentaient les couloirs. Il était évident qu’une terrible magie était à l’œuvre en ce lieu. L’ancien château semblait presque respirer, imbu d’une vitalité terrifiante qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors, malgré toute son histoire prestigieuse. Rachel pouvait sentir une présence tapie, patiente mais alerte comme un prédateur, qui semblait habiter l’essence même des pierres. Non, cette cuisine dévastée n’était que le plus infime exemple de ce que le maléfique Élias avait fait subir à son château adoré. Elle attendit, attentive au moindre bruit, jusqu’à être certaine qu’il n’y avait personne, puis elle écarta la tenture. Derrière les étagères couvertes de pots de vinaigre et de moutarde, le fond du placard que fermait la tenture coulissait, et s’ouvrait sur un passage menant au dédale des couloirs qui couraient dans, derrière, et au-dessous des murs du Hayholt. Rachel qui, depuis de nombreuses semaines maintenant, habitait cet espace secret, s’émerveillait encore de cette toile invisible qui l’avait entourée toute sa vie sans qu’elle s’en aperçût jamais, comme un réseau complexe de tunnels de taupe sous un grand jardin ornementé. Maintenant je sais comment ce rascal de Simon faisait pour disparaître tout le temps. Par la Sainte Mère, il n’y a rien d’étonnant à ce que j’aie parfois pensé qu’il avait été avalé par le sol à un moment où il y avait du travail. Elle s’avança jusqu’au centre de la pièce, se déplaçant aussi subrepticement que ses vieux os pouvaient le permettre, pour ne pas couvrir le bruit que ferait quelqu’un en s’approchant. Il n’y avait plus grand monde ces temps-ci dans la grande forteresse – Rachel ne comptait pas les démons au visage blanc du roi –, mais il restait encore quelques mercenaires des Thrithings, et d’ailleurs qui occupaient les nombreux casernements du château. C’était des barbares de ce genre, Rachel en était convaincue, qui avaient réduit la cuisine de Judith à l’état de porcherie. Des abominations comme ces Norns démoniaques ne se nourrissaient sûrement pas d’aliments terrestres. Ils devaient boire du sang, si l’on en croyait le Livre de l’Aédon, et Rachel n’avait jamais rien cru d’autre depuis qu’elle avait été en âge de comprendre ce que disaient les prêtres. Il n’y avait pas le moindre aliment frais où que ce fut. Plus d’une fois, Rachel ouvrit un pot pour découvrir son contenu gâté, recouvert d’une moisissure bleue ou blanche ; ses recherches minutieuses lui permirent néanmoins de découvrir deux petites boîtes de bœuf salé et un pot de légumes en saumure, qui avaient roulé sous un meuble et dont personne ne s’était inquiété. Elle découvrit également trois miches de pain, dures et rassies, enveloppées dans de la toile dans l’un des garde-manger. Bien que le bout qu’elle essaya fut effroyablement dur à mâcher – Rachel n’avait plus que quelques dents, et elle était convaincue qu’un tel régime aurait raison des survivantes –, il était comestible, et serait même le bienvenu une fois trempé dans la saumure du bœuf. Il n’en restait pas moins que cette incursion avait porté peu de fruits. Combien de temps pourrait-elle encore survivre sur ce qu’elle pouvait voler dans les garde-manger abandonnés du Hayholt ? En pensant à l’avenir, elle frissonna. Il faisait horriblement froid, même à l’abri des murs épais des passages intérieurs du château. Combien de temps pourrait-elle tenir ? Elle enveloppa le maigre butin de son expédition dans son châle et tira le lourd paquet sur le sol en direction du placard et de sa porte dissimulée, en faisant de son mieux pour déguiser les traces qu’elle faisait dans la farine. Lorsqu’elle eut atteint le placard, au pied duquel la farine – à l’instar de la neige à l’extérieur – n’avait pas disparu, elle ressortit ses paquets et utilisa son châle pour effacer les marques les plus proches, afin que personne ne s’inquiétât de traces qui mèneraient à un placard sans en ressortir. Alors qu’elle rempaquetait ses denrées, elle entendit des voix dans le couloir à l’extérieur. Un instant plus tard, les grandes portes des cuisines commencèrent à s’ouvrir. Son cœur battant soudain aussi vite que celui d’un oiseau, Rachel se pencha et attrapa précipitamment la tenture de ses doigts tremblants, refermant l’entrée du placard au moment où les portes venaient violemment heurter les murs et où retentissaient des bruits de bottes sur les dalles. « Qu’ils soient maudits, lui et son sourire ! Où est-il ? ! » Les yeux de Rachel s’agrandirent lorsqu’elle reconnut la voix du roi. « Je suis certain d’avoir entendu quelqu’un ici ! » cria Élias. Elle entendit le bruit d’un objet projeté depuis la table marquée par les couteaux et qui se brise avec violence, puis le claquement régulier de quelqu’un qui fait les cent pas sur la longueur de la pièce. « J’entends tout dans ce château ; chaque pas, chaque murmure, jusqu’à ce que ma tête en résonne ! Il a dû passer par ici ! Qui cela pourrait-il être d’autre ? » « Je vous l’ai dit, Majesté, je ne sais pas. » Le cœur de l’intendante bondit et parut s’interrompre entre chaque battement. C’était Pryrates. Elle revit cet instant où il s’était dressé devant elle – son couteau planté dans le dos, pas plus gênant qu’une brindille – et sentit ses jambes fléchir. Elle tendit la main pour trouver un soutien et heurta une chevrette de cuivre suspendue là, qui se mit à se balancer. Rachel la rattrapa, soutenant tout le poids du lourd ustensile pour l’empêcher de faire du bruit. Comme un rat ! Ses pensées étaient fragmentaires et incontrôlées. Comme un rat Piégée dans les murs. Avec des chats devant. « Qu’Aédon le brûle et le foudroyé, il a l’obligation d’être toujours à mes côtés ! » La voix rauque du roi, tendue d’un étrange désespoir, paraissait refléter la propre panique de Rachel. « Hengfisk ! » hurla-t-il. « Maudite sois ton âme, où es-tu ? » Le bruit des pas furieux du roi reprit. « Dès que je l’aurai trouvé, je lui tranche la gorge. » « Je vais préparer votre coupe moi-même, Majesté. Je le ferai pour vous. Venez. » « Ce n’est pas uniquement ça. Que fait-il ? Où peut-il être ? Il n’a pas le droit de partir se promener ainsi ! » « Il va bientôt revenir, j’en suis certain », dit le prêtre. Il paraissait impatient. « Ses besoins sont limités, et faciles à satisfaire. Venez, maintenant, Élias ; nous devrions retourner dans vos quartiers. » « Il se cache ! » Rachel entendit les pas du roi prendre de l’ampleur. Il s’arrêta, et elle entendit le couinement de gonds lorsqu’il ouvrit sèchement l’une des portes brisées. « Il est caché là, dans l’ombre, quelque part. » Les pas se rapprochèrent. Rachel retint sa respiration, essayant de rester aussi immobile que la pierre. Elle entendit le roi venir plus près, en marmonnant rageusement tandis qu’il ouvrait des portes ou donnait des coups de pied dans des tentures décrochées qui lui barraient le passage. La tête lui tourna. L’obscurité parut envahir ses yeux, une obscurité parsemée d’étincelles mouvantes. « Majesté ! » La voix de Pryrates était claire et sonore. La colère dévastatrice du roi s’apaisa et le calme revint sur la cuisine. « Cela ne sert à rien. Venez. Permettez-moi de préparer votre coupe. Vous êtes épuisé. » Élias gronda doucement, un son terrible, proche de celui d’une bête à l’agonie. Enfin, il dit : « Quand tout cela cessera-t-il, Pryrates ? » « Bientôt, Majesté. » La voix du prêtre reprit son ton apaisant. « Il reste certains rites à accomplir la veille des mes. Ensuite, après la nouvelle année, l’étoile viendra et annoncera la fin d’une ère. Et enfin, peu après, il sera répondu à votre attente. » « Parfois, je ne peux supporter la douleur, Pryrates. Parfois je me demande si quoi que ce soit peut justifier une telle agonie. » « Le plus grand don qui soit mérite certainement d’être obtenu à n’importe quel prix, Élias. » Les pas de Pryrates se rapprochèrent. « Tout comme votre douleur excède ce qu’un être humain peut endurer, votre courage surpasse celui des autres hommes. Votre récompense sera à sa mesure. » Les deux hommes s’éloignèrent de la cachette de Rachel. Elle s’autorisa à souffler, sans bruit. « Je brûle. » « Je le sais, ô mon roi. » Les portes se refermèrent derrière eux. Rachel s’accroupit sur le sol du placard. Sa main tremblait lorsqu’elle fit le signe de l’Arbre. Guthwulf pouvait sentir la roche derrière son dos et la roche sous ses pieds, et pourtant, dans le même temps, il avait l’impression de se trouver au bord d’un gouffre immense. Il s’accroupit et tapota précautionneusement le sol devant lui, certain qu’il allait à n’importe quel moment sentir ses doigts bouger dans le vide. Mais il ne découvrit rien plus que le sol du tunnel qui se déroulait interminablement devant lui. « Dieu me vienne en aide, on m’a donc jeté un sort ! » hurla-t-il. Sa voix vibra et résonna sur un plafond distant, oblitérant pour un temps le concert de chuchotements qui l’accompagnait depuis si longtemps qu’il ne pouvait se souvenir quand cela avait commencé. « Je suis maudit ! » Il se laissa tomber en avant, vint reposer son visage dans ses mains ouvertes en une involontaire position de prière, et pleura. Il savait simplement qu’il devait se trouver quelque part sous le château. Depuis l’instant où il avait franchi la porte invisible en fuyant ces flammes qui brûlaient si fort qu’il était certain qu’elles allaient le réduire en cendres, il avait été aussi perdu qu’une âme en peine. Il avait erré si longtemps dans les profondeurs de ce labyrinthe qu’il n’arrivait plus à se souvenir de la sensation du vent ou du soleil sur sa peau, du goût d’aliments autres que des vers de terre froids ou des scarabées. Et toujours, les… autres… l’avaient accompagné, présents par un infime murmure à la limite de devenir intelligible, êtres fantomatiques qui restaient à ses côtés mais se riaient de sa cécité en s’écartant toujours avant qu’il ne pût les toucher. Des jours et des jours, il avait titubé à travers cet autre monde fait de chuchotements endeuillés et de formes fluctuantes, jusqu’à ce que la vie ne fut plus pour lui que l’outil de son tourment. Il n’était rien plus qu’une corde tendue entre la terreur et la faim. Il était maudit. Il ne pouvait y avoir d’autre explication. Guthwulf roula sur le côté et s’assit lentement. Si le ciel le punissait pour toutes les vilenies de sa vie, combien de temps cela allait-il durer ? Il avait toujours raillé les prêtres et leurs histoires d’éternité, mais maintenant il savait que même une heure pouvait avoir une durée atroce et infinie. Que pouvait-il faire pour mettre fin à cet abominable châtiment ? « J’ai péché ! » hurla-t-il dans un croassement rauque. « J’ai menti et tué, même lorsque je savais que j’avais tort ! J’ai péché ! » L’écho résonna et se dissipa. « J’ai péché », murmura-t-il. Guthwulf se traîna plus avant d’une coudée, priant pour que l’abîme qu’il avait perçu fut réellement là devant lui, un gouffre dans lequel il tomberait et trouverait peut-être une fin salvatrice – s’il n’était pas déjà mort. Tout était préférable à ce néant infini. Si cela n’avait été un péché aussi grave que le meurtre, il aurait depuis longtemps fracassé son crâne contre la roche qui l’entourait jusqu’à en perdre la vie, mais il craignait de simplement se réveiller dans une situation plus effroyable encore pour avoir ajouté à ses crimes celui de s’être donné la mort. Il continua d’avancer désespérément à tâtons, mais ses doigts ne rencontraient rien d’autre que la pierre, le sol de ces tunnels tortueux et interminables. La réalité versatile de sa prison n’était sûrement qu’un autre élément de son châtiment. Tout comme il avait su un instant plus tôt sans que cela souffrît le moindre doute qu’un gouffre immense s’ouvrait devant lui – et ses doigts en prouvaient maintenant l’absence –, il avait en d’autres temps découvert de grandes colonnes qui s’élevaient jusqu’au plafond, et avait exploré du bout des doigts leurs ciselures complexes, cherchant dans la beauté harmonieuse de leur texture un message d’espoir, avant de réaliser un instant plus tard qu’il se trouvait au milieu d’une vaste grotte vide dans laquelle il n’y avait pas plus de colonnes que d’autres humains. Qu’en était-il des autres, se demanda-t-il soudain. Qu’était-il advenu d’Élias et de l’obscène Pryrates ? Si la justice divine s’était abattue, eux n’avaient sûrement pu lui échapper – pas quand pesait sur leur âme des crimes incomparablement plus nombreux et plus infâmes que le maigre lot de Guthwulf. Que leur était-il arrivé, à eux et aux innombrables pécheurs qui avaient vécu sur cette terre ? Chacun était-il condamné à sa propre damnation solitaire ? D’autres, aussi affligés que Guthwulf, erraient-ils derrière d’autres murs de pierre, en se demandant eux aussi s’ils étaient la dernière créature de l’univers ? Il se remit sur pied avec difficulté, puis avança en trébuchant vers le mur, qu’il se mit à marteler du plat de la main. « Je suis là ! » cria-t-il. « Je suis là ! » Il laissa ses doigts parcourir la surface fraîche et légèrement humide de la paroi tout en glissant lentement une nouvelle fois vers le sol. Durant toutes les années où il avait vécu – puisqu’il ne pouvait s’empêcher de penser que son existence s’était achevée, même s’il habitait encore un corps capable de ressentir la douleur et la faim –, Guthwulf n’avait jamais réalisé la merveille que constituait une compagnie. Il avait apprécié ses relations avec les autres – la rude amitié des hommes, la délicieuse docilité des femmes –, mais il avait toujours été capable de se passer d’eux. Des amis étaient morts ou étaient partis. Guthwulf avait dû tourner le dos à certains, lorsqu’ils s’opposaient à lui, et il avait même été nécessaire d’en éliminer un ou deux, malgré leur ancienne camaraderie. Et le roi avait fini par se détourner de lui, mais Élias était resté fort. Dépendre de quelqu’un était une faiblesse. Les faibles n’étaient pas des hommes. Guthwulf pensa alors à la chose la plus précieuse qui lui restait. Ce n’était pas son honneur, car il savait qu’il y avait renoncé en ne faisant pas un geste pour aider Élias à combattre sa folie grandissante ; ce n’était pas sa fierté, car il l’avait perdue avec la vue, en devenant un invalide titubant qui devait attendre qu’un serviteur lui amenât un pot de chambre. Il ne pouvait plus compter sur son courage, qui l’avait déserté lorsque Élias lui avait fait toucher l’épée grise, et lorsqu’il avait senti le chant horrible et froid de la lame l’envahir comme un poison. Non, la seule chose qui lui restait était la plus éthérée de toutes, cette minuscule étincelle qui brillait et espérait encore, même sous le poids d’un tel désespoir. Peut-être que c’était son âme, cette chose qui faisait jacasser les prêtres, et peut-être que ça ne l’était pas : la distinction n’avait plus la moindre importance. Mais il savait qu’il était prêt à abandonner jusqu’à cette dernière et cruciale étincelle pour un peu de compagnie, pour mettre fin rien qu’un instant à cette hideuse solitude. Le néant vide et noir s’emplit soudain d’un grand vent, un vent qui souffla à travers lui sans soulever une seule mèche de ses cheveux. Guthwulf maugréa faiblement : il avait déjà vécu cela. Le vide qui l’entourait s’emplit d’un babillage fait de mots grondés ou soupirés qu’il ne comprenait pas, mais qui, il pouvait le sentir, étaient pleins de douleur et d’effroi. Il tendit le bras, sachant déjà qu’il n’y avait rien à toucher… Mais sa main effleura quelque chose. Le souffle coupé par la surprise, Guthwulf retira prestement sa main. Un instant plus tard, alors que la vague d’ombres gémissantes passait et s’éloignait dans le tunnel, quelque chose le toucha de nouveau, heurtant cette fois doucement sa jambe tendue. Il ferma les paupières de toutes ses forces, comme si ce qui se trouvait là pouvait horrifier jusqu’aux yeux d’un aveugle. Il y eut une nouvelle poussée insistante contre sa jambe. Il tendit lentement la main et toucha… une fourrure. Le chat – car voilà sûrement ce que c’était : il pouvait sentir l’échine arquée sous sa main, la queue qui glissait entre ses doigts – donna de petits coups contre son genou avec sa petite tête dure. Il laissa ses doigts en place, n’osant pas bouger de peur qu’il n’en fût effrayé. Guthwulf retint sa respiration, quasi certain que cela n’allait s’avérer être qu’un élément de plus de cet autre monde inconstant, que dans un instant il se volatiliserait. Mais le chat semblait satisfait de sa propre matérialité ; il plaça deux pattes sur la jambe mince du marquis, et enfonça délicatement ses griffes dans la peau tout en se mouvant sous ses doigts. Durant un temps, alors qu’il flattait et caressait, et que l’animal se tortillait de plaisir, il lui revint à l’esprit qu’il n’avait rien mangé d’autre que des choses rampantes depuis son arrivée en ce lieu de damnation. La chair chaude glissa sous sa main, repas de roi pour un affamé, fait de viande et de sang chaud et salé, dont il n’était séparé que par une fine couche de fourrure. Ce serait tellement facile, pensa-t-il, ses doigts enserrant gentiment le cou du chat. Facile. Facile. Puis, alors que ses doigts se resserraient juste un peu, le chat se mit à ronronner. Les vibrations passèrent de sa gorge à ses doigts, un ronflement de satisfaction et de confiance d’une beauté aussi déchirante qu’un chœur d’anges. Pour la deuxième fois en une heure, Guthwulf éclata en sanglots. Lorsque celui qui avait été marquis d’Utanyéate s’éveilla, il n’eut aucune idée du temps qu’il avait passé à dormir, mais pour la première fois en bien des jours, il avait l’impression de s’être réellement reposé. Cet instant de paix s’acheva dès qu’il réalisa que le corps chaud qui avait été pelotonné contre lui était parti. Il était une nouvelle fois seul. Alors que toute la pesanteur de la solitude retombait sur ses épaules, il sentit une petite poussée contre sa jambe. Une petite truffe froide vint appuyer sur sa main. « Tu es revenu, chuchota-t-il, tu es revenu. » Il tendit la main pour caresser la tête du chat, mais toucha tout autre chose, quelque chose de plus petit, d’humide et de chaud. Le chat ronronna, tandis que Guthwulf touchait la chose qu’il avait poussé contre sa hanche : c’était un rat, fraîchement tué. Guthwulf s’assit en disant une prière de remerciements muette, puis il déchira l’offrande avec des doigts tremblants. Il attribua une part égale au responsable du festin. Au plus profond de la masse sombre du Pic de l’Orage, les yeux d’Utuk’ku Seyt-Hamakha s’ouvrirent soudain. Elle resta immobile dans la crypte d’onyx où elle était étendue, les yeux fixés dans l’obscurité parfaite de sa chambre de pierre. Elle s’était aventurée très loin sur sa toile, en des endroits du monde des rêves que seuls les plus anciens des immortels pouvaient arpenter – et dans l’ombre de l’une des improbabilités les plus éloignées, elle avait vu quelque chose d’inattendu. La pointe glacée de l’inquiétude perça son cœur ancien. Quelque part, dans les franges les plus reculées de son dessein, un nœud avait cassé. Elle ne pouvait savoir ce que cela signifiait réellement, mais une incertitude avait été introduite, un défaut dans le plan qu’elle avait si parfaitement et si longtemps tissé. La reine des Norns s’assit, les longs doigts de l’une de ses mains cherchant son masque d’argent. Elle le plaça sur son visage et parut une nouvelle fois aussi impassible et sereine que la lune, puis dépêcha une pensée froide et fugace. Une porte s’ouvrit dans l’obscurité, et des silhouettes sombres entrèrent, introduisant avec eux un peu de lumière, car eux aussi portaient des masques, les leurs étant faits d’une pierre pâle légèrement luminescente. Ils aidèrent leur maîtresse à quitter son caveau et lui apportèrent sa robe royale blanc glace et argent, dont ils la vêtirent avec le soin rituel de prêtres funéraires embaumant un mort. Lorsqu’elle fut habillée, ils disparurent, laissant Utuk’ku de nouveau seule. Elle s’assit un temps dans sa chambre sans lumière ; si elle respirait, elle ne faisait pas assez de bruit pour que cela se sût. Seul le craquement quasi imperceptible des racines de la montagne souillait la pureté du silence. Après quelque temps, la reine des Norns se leva et arpenta les couloirs sinueux que ses serviteurs avaient creusés dans les chairs mêmes de la montagne, dans les profondeurs du passé. Elle atteignit enfin la Chambre de la Harpe Vivante et vint prendre place sur le grand trône de roche noire. La Harpe flottait dans les brumes qui s’échappaient du vaste puits, sa masse fluctuante brillant des lueurs qui provenaient d’en dessous. Les Ténébreux chantaient quelque part dans les profondeurs du Pic de l’Orage, leurs voix caverneuses esquissant les structures de chants qui étaient déjà vieux et interdits à l’époque du Jardin Perdu, Venyha Do’sae. Utuk’ku observa la Harpe et laissa son esprit en suivre les complexités pendant que les vapeurs chaudes du puits venaient à la rencontre de l’air glacial de la pièce, et gelaient sur ses cils. Ineluki n’était pas là. Il était parti, comme il le faisait parfois, vers l’endroit qui n’était pas un endroit, et où lui seul pouvait aller – un endroit aussi éloigné du monde des rêves que les rêves l’étaient de l’éveil, aussi éloigné de la mort que la mort l’était de la vie. Cette fois, la reine des Norns allait devoir se contenter de sa propre opinion. Bien que son visage d’argent fut aussi impassible qu’à l’habitude, Utuk’ku ressentit néanmoins l’ombre d’une impatience en regardant le puits vacant. Le temps était compté. Ce qui était une vie pour un mortel était à peine une saison pour les anciens, et le court laps de temps qui séparait cet instant de l’heure de son triomphe pouvait ne paraître que l’espace de quelques battements de cœur si elle choisissait de le percevoir ainsi, mais elle ne fit pas ce choix. Chaque moment était précieux. Chaque instant la rapprochait de sa victoire – mais pour que la victoire vînt, il fallait ne pas commettre d’erreur. La reine des Norns était troublée. 8. Des Nuits de Feu Le sang de Simon parut presque lui bouillir dans les veines. Il regarda alentour, les collines au manteau blanc, les arbres sombres ployant sous les vents froids et mordants, et se demanda comment il pouvait ressentir une telle flamme. C’était l’excitation, l’exaltation de la responsabilité… et du danger. Simon avait l’impression d’être en vie. Il vint poser sa joue contre le cou de Monretour, et tapota son épaule ferme. Sa peau rafraîchie par le vent était trempée de sueur. « Elle est fatiguée », dit Hotvig en sanglant la selle de sa propre monture. « Elle n’est pas faite pour des chevauchées aussi rapides. » « Elle va bien, répliqua Simon. Elle est plus forte que tu ne le crois. » « Les Thrithings connaissent les chevaux s’ils connaissent quelque chose », dit Sludig par-dessus son épaule. Il s’écarta du tronc d’arbre et laça ses chausses. « Ne sois pas si orgueilleux, Simon. » Simon dévisagea un temps le Rimmersleute avant de répondre. « Ce n’est pas de l’orgueil. J’ai fait beaucoup de chemin avec cette jument. Je vais la garder. » Hotvig leva la main d’un geste apaisant. « Je n’ai pas voulu te fâcher. C’est juste que tu es bien vu par le prince Josua. Tu es son chevalier. Tu pourrais avoir l’un des chevaux aux pieds ailés de notre clan : il te suffirait de demander. » Simon tourna son regard vers l’homme des plaines à la barbe tressée et s’efforça de sourire. « Je sais que tu voulais bien faire, Hotvig, et l’un de vos chevaux serait effectivement un vrai trésor. Mais là n’est pas le problème. J’ai appelé cette jument Monretour, parce qu’un jour, elle me ramènera chez moi. » « Et où te mène-t-elle, jeune thane ? Quel est cet endroit ? » demanda l’un des autres Thrithings. « Le Hayholt », annonça fermement Simon. Hotvig s’esclaffa. « L’endroit où règne le frère de Josua ? Toi et ton cheval devez être de sacrés voyageurs, pour chevaucher par un tel mauvais temps. » « C’est ainsi. » Simon se tourna pour regarder les autres, en plissant les yeux contre la lumière oblique de l’après-midi qui se déversait à travers les arbres. « Si vous êtes tous prêts, il est temps de partir. Si nous attendons plus longtemps, l’orage pourrait passer. La lune sera presque pleine, ce soir, et nous éclairera. Je préfère devoir affronter la neige et savoir les sentinelles penchées sur un feu. » Sludig voulut dire quelque chose, puis changea d’idée. Les hommes des Thrithings acquiescèrent et sautèrent prestement en selle. « Ouvre la voie, thane. » L’éclat de rire d’Hotvig fut court mais pas inamical. Le petit groupe quitta lentement le bosquet et retourna sous les serres amères du vent. Simon était presque aussi reconnaissant de cette seule occasion de pouvoir faire quelque chose qu’il l’était de cette marque de confiance de Josua. Le mauvais temps qui empirait de jour en jour était venu s’ajouter au fait que toutes les taches importantes étaient confiées à ses compagnons, mais pas à lui, et cela avait rendu Simon impatient et irritable. Binabik, Géloé et Strangyeard débattaient des épées et du Roi de l’Orage ; Déornoth supervisait l’armement et l’entraînement de l’armée improvisée de la Nouvelle-Gadrinsett ; même Sangfugol, malgré le peu de goût qu’il avait pour cette tache, devait s’occuper de Towser. Quelque temps avant que le prince Josua l’eût fait appeler dans sa tente, Simon avait commencé à redécouvrir un sentiment datant d’une époque qu’il avait espéré révolue – celui d’être le petit joueur de tambour qui courait derrière les soldats de l’empereur. « Juste une petite mission de reconnaissance », avait dit Josua, mais pour Simon, c’était presque aussi merveilleux que son adoubement. Il lui fallait prendre quelques-uns des hommes d’Hotvig et aller estimer l’armée qui approchait. « Ne fais rien », avait insisté le prince. « Contente-toi de regarder. Compte les tentes – et les chevaux, si tu les vois. Cherche les bannières et les armoiries, s’il y a assez de lumière. Mais ne te fais pas voir, et si tu es découvert, fuis. Vite. » Simon avait promis. Un chevalier menant des hommes à la guerre, voilà ce qu’il était devenu. Impatient de se lancer dans cette glorieuse quête, il s’était tortillé d’impatience – discrètement, espérait-il – pendant que Josua terminait de lui donner ses instructions. Sludig, étonnamment, avait demandé à se joindre à eux. Le Rimmersleute souffrait toujours des honneurs accordés à Simon, mais le jeune chevalier supposait qu’à son instar Sludig se sentait un peu tenu à l’écart, et préférait être sous ses ordres pour une courte période à la frustration de l’attente au sommet de Sesuad’ra. Sludig était un guerrier, pas un général : le Rimmersleute n’était intéressé que lorsque le combat devenait réel, épée contre épée. Hotvig avait également offert ses services. Simon s’était dit que le prince Josua – qui avait appris à apprécier et à faire confiance à ce Thrithing – lui avait peut-être demandé de se joindre à eux pour garder un œil sur le plus jeune de ses chevaliers. Mais cette possibilité n’avait finalement pas dérangé Simon. Il commençait à comprendre un peu le fardeau qu’était le pouvoir, et savait que Josua essayait de faire de son mieux pour chacun d’entre eux. Et donc, avait décidé Simon, qu’Hotvig soit l’œil de Josua : il s’assurerait que le Thrithing aurait quelque chose de bien à raconter. L’orage empirait. Toute la vallée de la Stefflod était recouverte de neige, la rivière elle-même ne formant plus qu’une bande noire qui serpentait au milieu d’un champ de blancheur. Simon s’enfonça dans sa cape et resserra son écharpe de laine autour de son visage. Les Thrithings, malgré toutes leurs plaisanteries volontaires, étaient visiblement plus qu’un peu effrayés par les changements qu’avaient apportés les vents d’orage à leurs pâturages ancestraux. Simon vit la façon dont leurs yeux s’agrandissaient lorsqu’ils regardaient autour d’eux ; il remarqua la gêne avec laquelle ils poussaient leurs chevaux à travers la neige toujours plus profonde, et les petits signes qu’ils faisaient par réflexe, les doigts croisés, pour chasser le mauvais œil. Seul Sludig, enfant du Nord gelé, paraissait insensible au terrible climat. « C’est vraiment un hiver noir, dit Hotvig. Si je n’avais pas cru Josua lorsqu’il a annoncé qu’un esprit maléfique était à l’œuvre, je le croirai maintenant. » « Un hiver noir, oui – et l’été vient à peine de s’achever. » Sludig chassa la neige de ses yeux. « Les terres au nord des Marches Gelées n’ont pas vu le printemps depuis plus d’un an. Nous nous battons contre plus que des hommes. » Simon fronça les sourcils. Il ne savait pas jusqu’à quel point allait la superstition des hommes du clan, et il ne voulait pas attiser des peurs qui pourraient entraver leur mission. « C’est effectivement un orage magique, dit-il, assez fort pour être entendu par-dessus le bruit du vent qui faisait claquer les capes, … mais ça reste un orage. La neige ne peut pas vous faire de mal – mais elle peut geler les queues. » L’un des Thrithings se retourna vers lui en souriant. « Si les queues gèlent, c’est toi qui souffrira le plus, jeune thane, à monter cette jument décharnée. » Les autres s’esclaffèrent. Simon, heureux de la façon dont il avait détourné le cours de la conversation, rit avec eux. L’après-midi devint rapidement le soir, tandis qu’ils chevauchaient presque en silence, n’étaient le cognement doux des sabots et le sempiternel gémissement du vent. Le soleil, sur lequel les nuages avaient eu le dessus toute la journée, finit par cesser de lutter et disparut derrière les basses collines. Une lueur violette et sans ombre enveloppa la vallée. Il fit bientôt presque trop sombre pour que le petit groupe pût continuer de voir où ils allaient ; la lune, prise au filet des nuages, était presque invisible. Il n’y avait aucun signe des étoiles. « Faut-il s’arrêter et monter le camp ? » cria Hotvig par-dessus le vent. Simon réfléchit un instant. « Je ne crois pas, dit-il enfin. Nous ne sommes plus très loin – peut-être à une heure de cheval, au mieux. Je pense que nous pourrions prendre le risque d’allumer une torche. » « Doit-on également sonner la trompette ? » demanda Sludig d’une voix sonore. « Ou peut-être pourrait-on trouver quelques crieurs pour nous précéder et annoncer que nous venons faire une reconnaissance sur les positions de Fengbald. » Simon haussa les épaules mais ne mordit pas à l’hameçon. « Nous avons encore les collines entre nous et le camp de Fengbald, à Gadrinsett. Si les gens qui ont fui son armée ont raison quant à sa position, nous pourrons facilement éteindre nos lumières avant d’être à portée de vue de ses sentinelles. » Il éleva la voix pour appuyer son argument. « Crois-tu qu’il vaut mieux attendre la lumière du matin, quand tous les hommes de Fengbald seront reposés et que le soleil nous rendra encore plus facile à repérer ? » Sludig s’avoua vaincu d’un geste de la main. Sludig sortit une torche – une bonne grosse branche enveloppée de toile et trempée dans de la poix –, et l’alluma avec ses pierres. Il protégea la flamme du vent jusqu’à ce qu’elle brûle suffisamment, puis la leva haut et prit quelques foulées d’avance sur les autres, quittant la rive pour se diriger vers l’abri de la colline. « Suivez-moi », cria-t-il. La procession reprit, avançant à peine moins vite. Ils s’engagèrent sur le terrain inégal de la colline, laissant leurs chevaux sentir le chemin. La torche d’Hotvig devint une boule de flamme dansante, la seule chose de toute la vallée plongée dans l’obscurité qui pouvait attirer le regard ; Simon eut l’impression de suivre un feu follet à travers la lande embrumée. Le monde était devenu un long tunnel noir, un couloir sans fin qui s’enfonçait vers le cœur obscur de la terre. « Quelqu’un connaît une chanson ? » demanda enfin Simon. Sa voix semblait fragile en regard des gémissements du vent. « Une chanson ? » Sludig plissa le front de surprise. « Pourquoi pas ? Nous sommes encore très loin de la moindre oreille. Et de toute façon, tu es à peine à une longueur de bras de moi et je t’entends à peine, avec ce maudit vent. Alors oui, une chanson ! » Hotvig et ses Thrithings ne se portèrent pas volontaires, mais ils ne semblaient pas opposés à sa proposition. Sludig grimaça, comme si cette idée était une folie au-delà de toute rédemption. « Ne reste que moi, alors ? » sourit Simon. « Alors ce sera moi. Dommage que Shem Palefrenier ne soit pas là. Il connaît plus de chansons et d’histoires que n’importe qui. » Il se demanda brièvement ce qu’il était advenu de Shem. Vivait-il toujours heureux dans les grandes étables du Hayholt ? « Je vais vous chanter l’une des siennes. Une chanson sur Jack Mundwode. » « Qui ça ? » demanda l’un des Thrithings. « Jack Mundwode. Un célèbre bandit. Il vivait dans la forêt Aldhéorte. » « S’il a jamais vécu », railla Sludig. « S’il a jamais vécu », concéda Simon. « Donc, je vais vous chanter l’une des chansons sur Mundwode. » Il enroula une nouvelle fois ses rênes autour de son poignet, puis se pencha en arrière sur sa selle, en essayant de se souvenir du premier couplet. « L’audacieux Jack Mundwode », commença-t-il enfin, en rythmant la chanson sur le pas de Monretour. « Dit : “Je m’en vais à Erchester. On m’a dit qu’une jeune fille Douce et belle vit là-bas. Hruse est son nom : Ses cheveux sont d’or, Sa peau comme la neige, Hruse jeune et belle. ” Ses bandits ont prévenu : “La ville n’est pas pour toi. Son seigneur veut ta tête, Il t’attend là-bas.” Jack s’est contenté de rire : Le connétable, il le connaît bien. Il lui a souvent échappé, Et parfois d’un cheveu. Jack se vêt d’une riche robe, Soies luisantes et grand collier. Dit à Osgaël : “Tu seras le serviteur Qui toujours se tient derrière moi. Je serai le Duc des Fleurs, Dit Jack, – un riche noble, Homme de grâce et de fortune, Venu à la foire du comté.” » Simon chantait juste assez fort pour laisser sa voix porter par-dessus le vent. C’était une longue chanson, avec de nombreux couplets. Ils suivirent la torche d’Hotvig à travers les collines tandis que Simon poursuivait l’histoire de Jack Mundwode, et chantait la façon dont le voleur s’était déguisé pour se rendre à Erchester, où il avait subjugué le père de Hruse, un baron qui pensait avoir trouvé un riche époux pour sa fille. Bien que Simon eût à s’interrompre à plusieurs reprises pour reprendre son souffle ou se remémorer des paroles – Shem lui avait enseigné cette chanson il y a bien longtemps – sa voix prenait de l’assurance à mesure qu’ils progressaient. Il raconta comment Jack l’astucieux avait fait la cour à la belle Hruse – sincèrement, car il était tombé follement amoureux d’elle –, et s’était assis sans être reconnu à côté du seigneur connétable, à la table du baron. Jack avait même convaincu le cupide baron d’accepter pour dot un buisson de roses magique, dont chaque fleur contenait un impérator d’or flambant neuf et qui, avait assuré le prétendu Duc des Fleurs au père de Hruse et au connétable, porterait son lot de pièces à chaque floraison aussi longtemps qu’il resterait planté en terre. Ce ne fut que lorsque Simon approcha de la fin de la chanson – il venait de se lancer dans le couplet qui racontait comment une remarque du bandit Osgaël, ivre, avait compromis le déguisement de Jack et entraîné sa capture par les hommes du connétable – qu’Hotvig tira sur les rênes de sa monture et fit un signe du bras pour réclamer le silence. « Je pense que nous nous approchons. » Le Thrithing désigna le flanc de colline qui descendait devant eux ; il était évident malgré les bourrasques de neige qu’il ouvrait sur du plat. Sludig chevauchait à côté de Simon. Le souffle vaporeux du Rimmersleute restait suspendu autour de sa tête. « Tu termineras cette chanson au retour, mon garçon. C’est une bonne histoire. » Simon acquiesça. Hotvig se laissa glisser le long de sa selle et mit pied à terre, puis il moucha sa torche en la plongeant dans un monticule de neige. Il l’essuya avec sa couverture de selle avant de la glisser dans sa ceinture, et se tourna vers Simon, dans l’attente d’une décision. « Eh bien allons-y, alors, dit Simon. Mais en faisant attention, puisque nous n’avons plus de lumière. » Ils poussèrent leurs chevaux en avant. Avant d’avoir descendu la moitié de la colline, Simon vit des lumières au loin, un petit amoncellement de points brillants. « Là ! » indiqua-t-il du doigt, en se demandant aussitôt s’il n’avait pas parlé trop fort. Son cœur martelait dans sa poitrine. « Est-ce que c’est le camp de Fengbald ? » « C’est ce qui reste de Gadrinsett, répondit Sludig. Le camp de Fengbald devrait être tout à côté. » Dans la vallée qui s’ouvrait devant eux, où l’invisible Stefflod rejoignait l’Ymstrecca tout aussi indécelable, ne brûlaient que quelques poignées de feux. Mais de l’autre côté, cantonnée près de ce que Simon supposait être la rive ouest de l’Ymstrecca, s’étendait à travers la plaine ténébreuse une grande concentration de lueurs, une myriade de petits points lumineux approximativement organisés en cercles concentriques. « Tu as raison. » Simon plissa les yeux. « Ce doit être la garde erkynéenne. Fengbald se trouve probablement au milieu de ces cercles de tentes. J’aimerais vraiment pouvoir décocher une flèche à travers sa couche. » Hotvig se rapprocha. « Il est là, oui. Et j’aimerais moi aussi pouvoir le tuer, rien que pour ce qu’il a dit sur le clan de l’Étalon la dernière fois que je l’ai vu. Mais nous avons d’autres choses à faire ce soir. » Piqué, Simon prit une longue inspiration. « Bien sûr, dit-il enfin. Josua a besoin de connaître la force de leur armée. » Il prit le temps de réfléchir. « Serait-il utile de compter les feux ? Ainsi, nous pourrions savoir combien d’hommes il a avec lui. » Sludig se renfrogna. « Si nous ne savons pas combien d’hommes se partagent le même feu, ça ne nous apprendra pas grand-chose. » Simon hocha la tête, pensif. « Oui. Mais nous pouvons compter les feux maintenant, puis nous approcher pour voir si chaque tente a son feu, ou chaque douzaine. » « Pas trop près, avertit Sludig. J’aime me battre autant que n’importe quel homme respectueux de Dieu, mais je préfère un combat un peu moins inégal. » « Tu es très sage, sourit Simon. Tu devrais prendre Binabik pour disciple. » Sludig renifla. Après avoir compté les points lumineux, ils descendirent la colline. « Nous avons de la chance, dit doucement Hotvig. Je pense que les sentinelles cages-de-pierre vont rester près de leur feu, et s’abriter du vent. » Simon frissonna et se rapprocha un peu plus du cou de Monretour. « Les Cages-de-pierre ne sont pas tous aussi malins. » Alors qu’ils s’approchaient des plaines enneigées, Simon sentit une nouvelle fois son cœur s’emballer. Malgré la peur, il y avait quelque chose de terriblement excitant dans le fait d’être si près de l’ennemi, de se déplacer en silence dans l’obscurité à tout juste plus d’une portée de flèche d’une troupe armée. Il se sentait plein de vie, comme si le vent avait soufflé directement sur sa peau à travers sa cape et sa chemise. Dans le même temps, il était à moitié convaincu que les troupes de Fengbald avaient déjà repéré leur petit groupe – et qu’en cet instant même, la totalité de la garde erkynéenne était tapie entre les tentes obscures, les arcs tendus et l’œil brillant dans les ténèbres. Ils contournèrent lentement les abords du camp de Fengbald, s’efforçant de passer de l’abri d’un bosquet à un autre, mais les arbres étaient désagréablement rares à l’orée des prairies. Ils ne se sentirent réellement à l’abri des regards que lorsqu’ils atteignirent le bord de la rivière et l’extrémité occidentale du camp. « S’il y a ici moins d’un millier d’hommes en arme, déclara Sludig, je suis un Hyrka. » « Il y a des Thrithings dans ce camp, dit Hotvig. Des hommes sans clan des Lacs Thrithings, si j’ai jamais su quelque chose. » « Comment le sais-tu ? » demanda Simon. À cette distance, aucune marque ou signe distinctif n’était visible sur les tentes – dont la plupart n’étaient que des abris de toile dressés sur le sol et reliés à des buissons ou des rochers – et aucun des occupants du camp ne s’aventurait à l’extérieur. « Écoute. » Hotvig glissa sa main derrière son oreille. Son visage couturé était solennel. Simon retint sa respiration et tendit l’oreille. Le chant du vent couvrait tout, jusqu’au bruit des hommes qui chevauchaient à ses côtés. « Écoute quoi ? » « Écoute plus attentivement, répondit Hotvig. Les harnais. » À côté de lui, l’un des hommes de son clan acquiesça d’un air grave. Simon se concentra pour essayer d’entendre ce dont parlait l’homme des plaines. Il crut déceler un faible cliquetis. « Ça ? » demanda-t-il. Hotvig sourit, en montrant les trous de sa dentition. Il savait que cela avait été difficile. « Ces chevaux portent des harnais des Lacs, j’en suis certain. » « Tu peux dire le type de harnais qu’ils portent par leur seul bruit ? » Simon était stupéfait. Les hommes des plaines avaient-ils donc des oreilles de lapin ? « Nos brides sont aussi différentes que les plumes des oiseaux, ajouta l’un des autres Thrithings. Les harnais des Lacs et des Plaines et des Hauts Thrithings sont aussi différents à nos oreilles que ta voix de celle d’un homme du Nord, jeune thane. » « Sinon, comment pourrions-nous reconnaître nos chevaux dans les plaines la nuit ? » ajouta Hotvig en haussant les épaules. « Par l’Étalon, comment faites-vous donc pour empêcher d’autres Cages-de-pierre de venir vous voler dans le noir ? » Simon secoua la tête. « Donc, nous savons d’où viennent les mercenaires de Fengbald. Est-ce que vous pouvez dire combien de ces hommes sont des Thrithings ? » « D’après leurs abris, je pense qu’ils forment plus de la moitié de cette armée », répondit Hotvig. Simon se rembrunit. « Et ce sont de bons guerriers, je suppose. » Hotvig acquiesça. On pouvait lire plus qu’un peu de fierté dans le dessin de sa mâchoire. « Tous les hommes des prairies savent se battre. Mais ceux qui n’ont pas de clan sont les plus… » Il chercha ses mots. « … les plus féroces. » « Et la garde erkynéenne n’est pas plus tendre. » La voix de Sludig était amère, mais il y avait dans ses yeux une lueur qui faisait penser à un prédateur. « Ce sera une bataille sauvage et sanglante lorsque le fer rencontrera le fer. » « Il est temps de repartir. » Simon regarda la bande de néant sombre qu’était l’Ymstrecca. « Nous avons eu de la chance jusque-là. » Le petit groupe de cavaliers s’engagea à découvert. Simon sentit une nouvelle fois leur vulnérabilité, la proximité d’un millier d’ennemis, et remercia les cieux que le temps leur eût permis de s’approcher aussi près sans avoir à laisser leurs chevaux derrière eux. L’idée de devoir, en cas de découverte, s’enfuir à pied devant des sentinelles à cheval – ce dans la neige et le vent – était assez peu engageante. Ils atteignirent l’abri d’un bosquet de sureaux battus par les vents, qui se dressait tristement au pied de la pente de la première esquisse de colline. Lorsque Simon se retourna pour regarder les lumières qui marquaient la lisière du domaine silencieux de Fengbald, la colère qu’avait jusqu’alors dissimulée son excitation commença à monter en lui – une fureur froide à l’idée de tous ces soldats tranquillement étendus dans leurs tentes, comme des chenilles qui auraient dévoré les feuilles d’un jardin magnifique et se reposeraient maintenant douillettement dans leur cocon. Il avait devant lui les spoliateurs, les hommes de la garde erkynéenne qui étaient venus s’emparer de Morgénès, qui avaient essayé de renverser la place forte de Josua, à Naglimund. Sous les ordres de Fengbald, ils avaient entièrement détruit la ville de Falshire sans plus de scrupules qu’un enfant qui piétine une fourmilière. Plus important encore aux yeux de Simon, ils l’avaient chassé de chez lui, et maintenant ils allaient essayer de le déloger de Sesuad’ra. « Lequel d’entre vous a un arc ? » demanda-t-il soudain. L’un des Thrithings le regarda d’un air surpris. « Moi. » « Donne-le moi. Oui, et une flèche, aussi. » Simon prit l’arc et le suspendit au pommeau de sa selle, les yeux toujours fixés sur la masse sombre des tentes agglutinées. « Maintenant donne-moi cette torche, Hotvig. » Le Thrithing le dévisagea un instant, puis tira la torche éteinte de sa ceinture et la lui tendit. « Que vas-tu faire ? » demanda-t-il avec détachement. Son expression ne trahissait rien plus qu’un intérêt tranquille. Simon ne répondit pas. Au lieu de cela, sa concentration le libérant pour un temps de toute réflexion, il sauta de selle avec une surprenante facilité. Il déroula la toile grasse du bout de la torche pour l’envelopper ensuite autour de la pointe de la flèche, et la noua avec la longueur de fil de cuir qui avait jusqu’ici retenu la gaine de sa dague qanuqe autour de sa cuisse. Accroupi et abrité du vent par la masse de Monretour, il sortit ses pierres et sa barre de fer. « Viens, Simon. » Le ton de la voix de Sludig semblait à mi-chemin entre inquiétude et colère. « Nous avons fait ce pourquoi nous étions venus. Qu’as-tu en tête ? » Simon l’ignora, frappant le fer jusqu’à ce qu’une étincelle vînt nicher dans les plis poisseux du chiffon enroulé autour de la pointe de la flèche. Il souffla jusqu’à faire prendre la flamme, puis rempocha ses pierres et se remit en selle. « Attendez-moi », dit-il ; puis il poussa Monretour hors du bosquet et vers la plaine. Sludig voulut partir à sa suite, mais Hotvig attrapa le harnais de la monture du Rimmersleute, l’arrêtant net. Une discussion fortement animée débuta entre les deux guerriers, mais à voix basse. Simon n’avait jamais eu beaucoup le temps de s’entraîner à l’arc, et n’avait plus décoché une seule flèche à dos de cheval depuis la terrible bataille aux limites d’Haethstad, durant laquelle Ethelbearn avait été tué. Mais l’habileté ou la précision importaient moins que son désir de faire quelque chose, d’adresser un petit message à Fengbald et à ses troupes trop confiantes. Il encocha sa flèche sans lâcher les rênes, s’accrochant à la selle des genoux tandis que Monretour battait la surface inégale de la neige. La flamme brûlait vers lui et il pouvait sentir sa chaleur sur ses phalanges. Enfin, une fois revenu dans la vallée, il s’arrêta. Il utilisa ses genoux pour faire lentement décrire un ample demi-cercle à Monretour, puis banda la corde de son arc jusqu’à l’oreille. Ses lèvres bougeaient, mais Simon lui-même ne savait pas ce qu’il était en train de dire, tant il était absorbé par le mouvement de la boule de feu au bout de la hampe. Il inspira, puis décocha sa flèche. Elle s’envola, aussi brillante et agile qu’une étoile filante, et inscrivit sa courbe dans le ciel nocturne comme un doigt taché de sang sur une toile noire. Simon sentit son cœur s’emporter en observant son vol hasardeux, regarda le vent qui avait presque soufflé sa flamme la porter d’un côté puis de l’autre, avant de la lâcher au milieu des ombres agglutinées du camp. Quelques instants plus tard, une fleur de lumière vive naquit, quand l’une des tentes prit feu. Simon regarda un moment, le cœur battant aussi vite que celui d’un oiseau, puis il se retourna et ramena Monretour vers la colline. Il ne dit pas un mot de la flèche lorsqu’il rejoignit ses compagnons. Même Sludig ne lui posa pas de questions. Au lieu de cela, le petit groupe entoura Simon, et ils chevauchèrent rapidement ensemble à travers les collines assombries, le vent froid mordant leur visage. « Je préférerais que tu ailles t’étendre », dit Josua. Vorzheva leva les yeux. Elle était assise sur une natte, près du brasier, la cape qu’elle était en train de réparer étalée sur ses genoux. La fillette de la Nouvelle-Gadrinsett qui l’aidait leva elle aussi les yeux, mais les rabaissa aussitôt et revint à son travail. « M’étendre ? » dit Vorzheva en penchant la tête d’un air surpris. « Pourquoi ? » Josua se remit à faire les cent pas. « Ce… ce serait préférable. » Vorzheva passa la main dans ses cheveux noirs en le regardant aller sans cesse d’un bout à l’autre de la tente et revenir, un périple d’à peine plus que dix coudées. La taille du prince était telle qu’il ne pouvait réellement se tenir debout qu’au centre de la tente, et cela donnait à ses allées et venues un étrange air penché. « Je ne veux pas m’étendre, Josua », dit-elle enfin, les yeux toujours fixés sur lui. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Il s’arrêta et plia les doigts. « Ce serait mieux pour le bébé… et pour toi… si tu t’étendais. » Vorzheva le dévisagea longuement, puis éclata de rire. « Josua, c’est ridicule ! L’enfant ne viendra pas avant la fin de l’hiver. » « Je m’inquiète pour toi, dit-il d’un ton plaintif. L’âpre climat, la rude vie que nous menons ici. » Son épouse rit de plus belle, mais cette fois d’un ton forcé. « Nous, femmes du clan de l’Étalon, accouchons debout dans la prairie, puis nous retournons travailler. Nous ne sommes pas des citadines. Qu’est-ce qui ne va pas, Josua ? » Le visage mince du prince s’empourpra. « Pourquoi t’opposes-tu à tout ce que je dis ? Ne suis-je pas ton époux ? Je crains pour ta santé et je n’aime pas te voir t’épuiser à la tâche, tard dans la nuit. » « Je ne suis pas une enfant, lâcha Vorzheva d’un ton sec. J’en porte seulement un. Pourquoi marche-tu comme ça en tous sens ? Arrête-toi et parle-moi. » « J’essaie de te parler, et tu me houspilles ! » « Parce que tu me dis ce que je dois faire comme tu le dirais à un enfant. Je ne suis pas stupide, même si je ne parle pas comme les dames de la cour ! » « Aédon m’en soit témoin, je n’ai jamais dit que tu étais stupide ! » hurla-t-il. À l’instant où les mots lui sortirent de la bouche, il arrêta de marcher. Après avoir un temps regardé le sol, il leva les yeux vers la jeune assistante de Vorzheva. La fillette était tassée sur elle-même, mortifiée, et faisait de son mieux pour disparaître dans l’ombre. « Toi, dit-il. Pourrais-tu nous laisser un moment ? Mon épouse et moi préférerions être seuls. » « Elle est en train de m’aider ! » dit rageusement Vorzheva. Josua fixa la fillette de ses yeux gris et durs. « Pars. » La fillette se leva d’un bond et se précipita à travers le rabat de la tente, laissant son travail en tas sur la natte. Le prince suivit son mouvement des yeux, puis ramena son attention vers Vorzheva. Il parut prêt à dire quelque chose, puis s’interrompit et se tourna vers le rabat. « Sainte Elysia », murmura-t-il. Il était difficile de dire s’il s’agissait d’une prière ou d’un juron. Il marcha vers l’ouverture et sortit de la tente. « Où vas-tu ? » s’exclama Vorzheva dans sa direction. Josua plissa des yeux dans l’obscurité. Il vit enfin une forme plus claire contre l’une des tentes à proximité. Il s’avança vers la silhouette, serrant et desserrant son poing. « Attends. » Il tendit le bras et toucha l’épaule de la jeune fille. Ses yeux s’agrandirent. Elle avait reculé contre la tente ; maintenant, elle levait les bras comme pour se protéger d’un coup. « Pardonne-moi, dit-il. C’était un geste malaimable. Tu as été prévenante avec mon épouse, et elle t’aime bien. Pardonne-moi, s’il te plaît. » « Vous par… pardonner, Seigneur ? » Elle renifla. « Moi ? Mais je ne suis personne. » Josua cilla. « Dieu accorde la même attention à toutes les âmes. Maintenant, s’il te plaît, va dans la tente du père Strangyeard, là-bas. Là, tu peux voir la lumière de son feu. Il y fera chaud, et je suis sûr qu’il te donnera quelque chose à manger et à boire. Je viendrai te chercher lorsque j’aurai fini de parler avec mon épouse. » Un sourire triste et épuisé se dessina sur son visage mince. « Quelquefois, un homme et une femme doivent être seuls, même lorsqu’il s’agit du prince et de son épouse. » Elle renifla une nouvelle fois puis voulu faire une révérence, mais elle était appuyée si fort contre la toile de la tente qu’elle ne pouvait se baisser. « Oui, Prince Josua. » « Eh bien alors vas-y. » Josua la regarda se presser à travers le sol enneigé vers le cercle du feu de Strangyeard. Il vit l’archiviste et quelqu’un d’autre se lever pour l’accueillir, puis fit volte-face et marcha vers sa tente. Vorzheva le dévisagea lorsqu’il entra, avec dans son expression une curiosité mêlée de colère. Il lui raconta ce qu’il avait fait. « Tu es l’homme le plus étrange que j’aie jamais rencontré. » Elle prit une longue inspiration chevrotante, puis baissa les yeux et se concentra sur son travail de couture. « Si le fort peut maltraiter le faible sans vergogne, alors quelle différence y a-t-il entre nous et les bêtes de la terre et de la mer ? » « Différence ? » Elle évitait toujours son regard. « Quelle différence ? Ton frère nous pourchasse avec des soldats. Des gens meurent, des femmes meurent, des enfants meurent, tout cela pour des terres, et des titres, et des drapeaux. Des bêtes ? C’est ce que nous sommes, Josua. Tu ne t’en étais pas encore aperçu ? » Elle le dévisagea, avec plus de douceur cette fois, comme une mère regarde un enfant qui n’a pas encore appris les dures leçons de la vie. Elle agita la tête et se remit à son travail. Le prince marcha vers la paillasse, et s’assit au milieu des coussins et des couvertures. « Viens t’asseoir avec moi. » Il tapota le lit à côté de lui. « Il fait plus chaud ici, près du feu. » Vorzheva semblait absorbée par sa couture. « Il ferait tout aussi chaud si nous étions assis ensemble. » Vorzheva soupira, puis posa la cape, se leva, et marcha vers le lit. Elle se laissa tomber à côté de lui et s’appuya sur les coussins. Ensemble, ils regardèrent le toit de la tente, qui ployait sous la masse de neige. « Je suis désolé, dit Josua. Je ne voulais pas être cruel. Mais je m’inquiète. Je crains pour ta santé, et celle de l’enfant. » « Pourquoi les hommes pensent-ils toujours qu’ils sont forts et que les femmes sont faibles ? Les femmes voient plus de douleur et de sang que les hommes en voient jamais, sauf s’ils font la guerre, et ce sang est stupide. » Vorzheva grimaça. « Les femmes soignent les blessures inguérissables. » Josua ne répondit pas. Au lieu de cela, il glissa son bras autour de son épaule et laissa ses doigts se déplacer dans les boucles sombres de ses cheveux. « Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, dit-elle. Les femmes du Clan ne sont pas faibles. Je ne pleurerai pas. J’aurai notre enfant et il sera beau et fort. » Josua maintint un temps son silence, puis il prit une longue inspiration. « Je suis à blâmer pour ne t’avoir pas donné une chance de comprendre ce que tu étais en train de faire. » Elle se tourna avec vivacité pour le regarder, une expression de peur sur le visage. Elle leva les bras et se saisit de sa main dans ses cheveux, qu’elle garda entre les siennes. « De quoi parles-tu ? » demanda-t-elle. « Dis-le moi. » Il hésita, cherchant ses mots. « Il y a une grande différence entre être la femme du prince et l’épouse du prince. » Elle s’écarte d’un bond sur le lit pour pouvoir se tourner et lui faire face. « De quoi parles-tu ? D’amener une autre femme pour prendre ma place ? Je vous tuerai tous les deux, Josua ! Je le jure sur mon clan ! » Il rit doucement, bien qu’en cet instant elle parût tout à fait capable de mettre ses menaces à exécution. « Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Pas du tout. » Il la regarda, et son sourire disparut. « S’il te plaît, ne pense jamais une telle chose. » Il tendit le bras et lui prit de nouveau la main. « Je voulais simplement dire qu’en tant qu’épouse du prince, tu n’es pas comme les autres femmes – et notre enfant n’est pas comme les autres enfants. » « Et ? » La crainte n’était pas entièrement effacée. Elle n’était pas encore apaisée. « Je ne puis permettre qu’il vous arrive quoi que ce soit, a toi ou à notre enfant. Si je venais à disparaître, la vie que tu portes en toi serait peut-être le dernier lien avec le monde que nous avons connu. » « Que veux-tu dire ? » « Je veux dire que notre enfant doit vivre. Si nous échouons – si Fengbald nous vainc, ou si nous survivons à cette bataille mais que je meurs – alors un jour notre enfant devra nous venger. » Il se frotta le visage. « Non, ce n’est pas ce que je veux dire. C’est plus important que la vengeance. Notre enfant sera peut-être la seule lueur dans un monde de ténèbres. Nous ne savons pas si Miriamélé reviendra, ou même si elle est encore en vie. Si elle n’est pas là, alors le fils du prince – ou la fille du prince, d’ailleurs –, le descendant de Jean Presbytère, pourra lever la seule bannière encore capable de rassembler les forces nécessaires pour résister à Élias et à son allié impie. » Vorzheva parut soulagée. « Je te l’ai dit, les femmes thrithings portent des enfants beaux et forts. Tu n’as pas à t’inquiéter – tu seras fier de notre enfant. Et nous allons gagner cette bataille, Josua. Tu es plus fort que tu ne le crois. » Elle se rapprocha de lui. « Tu t’inquiètes trop. » Il soupira. « J’espère que tu dis vrai. Usires et toute sa miséricorde, y a-t-il pire chose que de régner ? J’aimerais tant pouvoir laisser tout cela derrière moi. » « Tu en serais incapable. Mon époux n’est pas un lâche. » Elle se redressa pour l’observer de plus près, comme s’il pouvait s’agir d’un imposteur, puis reprit une position plus confortable. « Non, tu as raison. C’est ma vie. Mon fardeau, peut-être… mon Arbre. Et chaque clou est froid et acéré. Mais même le condamné à le droit de rêver de liberté. » « Ne parle plus de tout cela, dit-elle dans le creux de son épaule. Tu vas nous porter malheur. » « Je peux cesser de parler, mon amour, mais je ne peux aussi facilement cesser de penser. » Elle poussa sa tête contre lui comme un poussin qui veut sortir de sa coquille. « Tais-toi, maintenant. » Le plus gros de l’orage était passé, glissant vers le sud-est. La lune, bien que masquée et invisible, répandait néanmoins assez de lumière pour donner un faible éclat à la neige, comme si toute la vallée entre Gadrinsett et Sesuad’ra avait été recouverte de poudre de diamants. Simon regarda la neige s’envoler sous les sabots du cheval de Sludig, et se demanda s’il vivrait assez longtemps pour se remémorer cette année. Que deviendrait-il, si par quelque hasard extravagant il réussissait à survivre ? Un chevalier, bien sûr, ce qui était déjà une chose tellement extraordinaire qu’il ne l’avait envisagée que dans ses rêves d’enfant les plus fous – mais que faisait un chevalier ? Il se battait pour son seigneur en guerre, bien sûr, mais Simon n’avait pas envie de penser à la guerre. S’il y avait la paix un jour, et s’il vivait assez vieux pour la voir – deux éventualités qui paraissaient malheureusement peu probables – quel genre de vie aurait-il ? Que faisaient les chevaliers ? Ils gouvernaient leur fief, s’ils avaient des terres. Ils étaient un peu comme des fermiers, n’est-ce pas ? Cela ne lui paraissait pas très héroïque, mais soudain l’idée de rentrer chez soi après une dure journée passée à marcher à travers les champs lui semblait attirante. Il enlèverait sa cape et ses bottes et se glisserait dans ses chaussons, puis irait se réchauffer devant un grand feu ronflant. Quelqu’un lui apporterait du vin, et le réchaufferait avec un tisonnier… Mais qui ? Une femme ? Une épouse ? Il s’efforça d’imaginer un portrait satisfaisant à partir de rien, mais en fut incapable. Même Miriamélé, si elle renonçait à ses droits et consentait à épouser un roturier, et si elle choisissait Simon pour cela – si les rivières inversaient leur cours et que les poissons volaient, en d’autres termes. Miriamélé ne serait pas, sentait-il, le genre de femme à attendre patiemment à la maison que son époux revienne des champs. L’imaginer ainsi revenait presque à évoquer un oiseau magnifique auquel on aurait lié les ailes. Mais s’il ne se mariait pas et possédait son domaine, alors que ferait-il ? L’idée des tournois, principal divertissement des chevaliers au printemps et à l’été qui l’avait fasciné durant tant d’années, lui donnait aujourd’hui presque la nausée. De penser que des hommes en pleine santé pouvaient se blesser l’un l’autre sans raison, perdre des yeux, ou des membres, ou même la vie pour un jeu quand le monde était déjà un endroit aussi horrible et dangereux le rendait furieux. « La petite guerre », l’appelaient certains, comme si un jeu, quels que soient ses dangers, pouvait approcher l’horreur de ce que Simon avait vu. La guerre était comme une tempête ou un tremblement de terre, une chose horrible avec laquelle on ne pouvait plaisanter. L’imiter lui semblait presque un blasphème. S’entraîner à l’esquive et au maniement de l’épée était une chose que l’on faisait pour rester en vie si l’on était pris par la guerre. Lorsque tout cela serait terminé – si cela se terminait un jour – alors Simon éviterait la guerre autant que possible, grande ou petite. Mais l’on ne choisissait pas toujours la guerre, la souffrance ou la terreur ; la mort n’avait certainement pas besoin que l’on aille la chercher. Et un chevalier ne devait-il pas toujours être prêt à faire son devoir et se défendre ou défendre les autres ? C’était ce que disait sire Déornoth, et Déornoth ne semblait pas être du genre à se battre sans raison, ou à trouver plaisir dans le combat. Et que le docteur Morgénès lui avait-il dit un jour au sujet du grand Camaris ? Qu’il faisait résonner sa grande corne de guerre Cellian non pas pour appeler à l’aide ou ajouter à sa gloire, mais pour annoncer sa venue à ses ennemis pour qu’ils puissent s’enfuir. Morgénès avait répété à de très nombreuses reprises dans son livre que Camaris ne prenait aucun plaisir à se battre, que ses talents exceptionnels n’étaient pour lui qu’un fardeau, puisqu’ils attiraient des adversaires et le forçaient à les tuer alors qu’il ne le voulait pas. Il y avait là un paradoxe. Quelle que soit l’adresse que l’on pouvait acquérir, il y avait toujours quelqu’un pour vouloir la mettre à l’épreuve. Alors valait-il mieux se préparer à la guerre ou l’éviter ? Un bloc de neige se détacha d’une branche au-dessus de lui et, comme si elle était vivante, évita sa lourde écharpe pour venir se glisser toute seule dans le bas de sa nuque. Simon laissa échapper un piaillement de désarroi, puis regarda rapidement alentour, en espérant qu’aucun des autres ne l’avait entendu faire un bruit aussi puéril. Personne ne le regardait ; l’attention de tous ses compagnons semblait fixée sur les collines gris argent et sur les arbres hauts et ténébreux. Alors que valait-il mieux ? Fuir la guerre, ou s’efforcer de devenir si puissant que nul ne pouvait plus vous atteindre ? Morgénès lui avait dit que de tels problèmes étaient le lot de la royauté, le genre de questions qui gardaient les monarques éveillés toute la nuit pendant que leurs sujets dormaient. Lorsque Simon s’était plaint de recevoir une réponse aussi vague, le docteur avait souri tristement. « Cette réponse est certainement peu satisfaisante, Simon, avait dit le vieil homme. Et c’est le cas de toutes les réponses possibles à de telles questions. Si elles avaient des réponses simples, le monde serait aussi ordonné qu’une cathédrale – pierre plate sur pierre plate, angle droit contre angle droit – et tout serait aussi solide et inamovible que les murs de Saint Sutrin. » Il avait levé sa cruche de bière en une sorte de salut. « Mais l’amour existerait-il dans un tel monde, Simon ? Et la beauté et le charme, sans disgrâce pour servir de comparaison ? Quel genre d’endroit serait un monde sans surprise ? » Le vieil homme avait bu longuement, s’était essuyé la bouche, puis avait changé de sujet. Simon n’avait plus jamais pensé à ce que le docteur lui avait dit ce jour-là – jusqu’à aujourd’hui. « Sludig. » La voix de Simon parut étonnamment bruyante lorsqu’elle brisa le silence. « Quoi ? » Sludig se tourna sur sa selle pour regarder dans sa direction. « Est-ce que tu préférerais vivre dans un monde sans surprises ? Je veux dire, sans ni les bonnes, ni les mauvaises ? » Le Rimmersleute le dévisagea un moment. « Ne dis pas de bêtises », maugréa-t-il ; puis il se retourna, se servant de ses genoux pour faire éviter à sa monture un rocher qui se dressait dans la neige. Simon se renfrogna. Hotvig, qui s’était lui aussi retourné, le dévisagea attentivement quelques instants, puis reprit sa position. Mais l’idée ne disparut pas tout à fait. Pendant que Monretour poursuivait sa route, Simon se souvint d’un lambeau d’un rêve récent – un champ d’herbe dont la couleur était si unie qu’elle aurait pu être peinte, un ciel aussi froid et invariable qu’une poterie, un paysage aussi éternel et mort que la pierre. Je choisirai les surprises, je crois, décida Simon. Même avec les mauvaises. Ils entendirent d’abord la musique, une mélodie fine et légère qui se frayait un chemin à travers le bruit du vent. Alors qu’ils descendaient le flanc de la colline vers la vallée en forme de bol de Sesuad’ra, ils virent un petit feu qui brûlait au bord du lac noir qui entourait la colline. Une petite forme ronde se leva à côté du feu, enveloppée d’ombre, les flammes dessinant sa silhouette alors qu’elle abaissait une flûte en os. « Nous t’avons entendu jouer, dit Simon. Tu ne crains pas que quelqu’un d’autre puisse t’entendre aussi ? Quelqu’un d’inamical ? » « J’ai une grande suffisance de protection. » Binabik sourit juste un peu. « Alors, vous êtes de retour. » Sa voix était mesurée et d’un calme étudié, comme si s’inquiéter était absolument la dernière chose qu’il aurait pu envisager de faire. « Vous allez tous bien ? » « Oui, Binabik, tout va bien. Les sentinelles de Fengbald étaient agglutinées autour de leurs feux. » « En ressemblance de ce que j’ai fait moi-même, ajouta le troll. Les bateaux plats sont par ici, dans la direction que pointe mon doigt. Voulez-vous vous reposer et vous réchauffer ici, ou part-on dans l’immédiateté vers la colline ? » « Il vaut probablement mieux transmettre les informations à Josua aussi tôt que possible, décida Simon. Fengbald a près d’un millier d’hommes, et Hotvig dit que près de la moitié sont des mercenaires thrithings. » Il fut distrait par une forme qui se déplaçait le long de la rive obscure. Lorsqu’elle passa devant un gros amoncellement de neige, Simon vit qu’il s’agissait de Qantaqa, qui filait le long du bord de l’eau comme une goutte de vif-argent. La louve se tourna pour le regarder, ses yeux jaunes reflétant la lumière du feu, et Simon hocha la tête. Oui, Binabik était effectivement protégé : personne ne surprendrait le maître de Qantaqa sans avoir d’abord eu affaire à elle. « Cela n’est pas du domaine de la bonne nouvelle, mais j’ai l’idée que le moins bon était possible avec égalité », dit Binabik en rassemblant les éléments de son bâton de marche. « Le Roi souverain aurait pu lancer toutes ses forces contre nous, comme il l’avait fait à Naglimund. » Il soupira. « Mille guerriers n’est pas une idée réconfortable. » Le troll glissa le bâton dans sa ceinture et prit les rênes de Monretour. « Josua est parti se coucher pour la nuit, mais je crois que tu as raison de vouloir rentrer avec prompteté. Il vaut mieux que nous soyons tous dans la sûreté de la Pierre. Même si les armées du roi sont encore distantes, ceci est un endroit sauvage, et j’ai la pensée que cet orage peut faire sortir des choses étranges dans la nuit. » Simon frissonna. « Alors quittons la nuit pour une tente chaude. » Ils suivirent les petits pas de Binabik jusqu’au bord de l’eau. Elle semblait avoir un lustre étrange. « Pourquoi l’eau paraît si bizarre ? » demanda Simon. Binabik grimaça. « C’est ma nouvelle, que j’ai la tristesse de vous annoncer. J’ai la crainte que le dernier orage a apporté plus de malchance que nous l’avions pensé. Notre fossé, comme disent les habitants des châteaux, est en train de devenir gelé. » Sludig, qui se tenait tout à côté, jura grassement. « Mais le lac est notre meilleure protection contre les troupes du roi ! » Le petit homme haussa les épaules. « Il n’est pas encore gelé avec dureté, sinon il y aurait une terrible difficulté à faire traverser nos bateaux. Il y aura peut-être un dégel, et notre protection reviendra. » L’expression de son visage, correspondant à celle de Sludig, laissait penser que cette éventualité était fort peu probable. Deux grands bateaux à fond plat attendaient au bord du lac. « Hommes et loups doivent aller dans celui-ci, dit Binabik en accompagnant ses paroles d’un geste. L’autre emportera les chevaux et un homme pour leur surveillance. Même si, Simon, j’ai la pensée que ta jument a été avec Qantaqa avec suffisance de temps pour partager la traversée de notre bateau. » « C’est de moi que tu devrais t’inquiéter, troll, gronda Sludig. J’aime les bateaux moins que j’aime les loups, et j’ai la même idée des loups que les chevaux. » Binabik fit un petit geste dédaigneux de la main. « C’est une de tes plaisanteries, Sludig. Qantaqa a risqué sa vie à tes côtés à de nombreuses reprises, et tu en as la lucidité. » « Et maintenant il faut que je risque la mienne sur un autre de tes maudits bateaux », se plaignit le Rimmersleute. Il semblait retenir un sourire. Simon fut une nouvelle fois surpris par l’étrange amitié qui paraissait s’être développée entre le troll et Sludig. « Très bien, dit ce dernier. Je vais monter. Mais si tu trébuches sur cette grande bête et que tu tombes à l’eau, je serai le dernier à plonger pour te repêcher. » « Les trolls, dit Binabik avec une immense dignité, ne tombent pas à l’eau. » Le petit homme retira un tison des flammes, éteignit le feu avec quelques poignées de neige, puis grimpa sur le bateau le plus proche. « Vos torches ont trop d’éclat, dit-il. Éteignez-les. Profitons de cette nuit, qui offre de voir certaines étoiles pour la dernière fois. » Il alluma la lampe qui pendait à l’avant de l’embarcation, puis passa adroitement d’un bateau qui se balançait à un autre, pour allumer l’autre mèche. La lumière des lampes, lunaire et sereine, éclaira l’eau, tandis que Binabik jetait son tison par-dessus bord. Celui-ci disparut avec un sifflement et un petit nuage de fumée. Simon et les autres se débarrassèrent de leurs propres torches et suivirent le troll à bord. L’un des hommes du clan d’Hotvig fut dépêché pour faire traverser les chevaux sur le deuxième chaland, mais la jument Monretour, comme l’avait prédit Binabik, resta assez imperturbable face à Qantaqa pour être admise à voyager avec le reste du groupe. Elle se tint à l’arrière du premier bateau et regarda les autres chevaux comme une duchesse dévisage une bande de soûlards faisant ribote sous son balcon. Qantaqa se roula aux pieds de Binabik, la langue pendante, et observa Sludig et Hotvig qui menaient à la perche le premier chaland sur le lac. La brume se referma sur eux ; en un instant, la rive eut disparu, et les deux bateaux naviguèrent à travers un autre monde fait de brouillard et d’eau noire. La plupart du temps, la glace formait à peine plus qu’une peau sur la surface de l’eau, aussi fragile que des cristaux de sucre. Sous la poussée de l’étrave du bateau, elle se fendait et craquait, bruit délicat mais déconcertant, qui faisait se hérisser la nuque de Simon. Au-dessus d’eux, l’orage, en s’éloignant, avait laissé le ciel presque clair : comme l’avait dit Binabik, quelques étoiles pouvaient même être distinguées dans les ténèbres. « Regardez, dit doucement le troll. Pendant que les hommes se préparent au combat, Sedda poursuit son chemin. Elle n’a toujours pas rattrapé son époux Kikkasut, mais elle continue d’essayer. » Simon se tint à côté de lui et regarda le grand puits qu’était le ciel. À l’exception du léger craquement de la croûte glacée de l’eau qui se déchirait devant eux, et d’un heurt occasionnel lorsqu’ils touchaient un morceau plus épais, la vallée flottait dans un silence surnaturel. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’exclama soudain Sludig. « Là. » Simon se pencha pour suivre les indications du Rimmersleute. Son bras enveloppé de fourrure pointait au-delà des eaux, vers l’orée Aldhéorte, qui se dressait comme la muraille d’un château au-dessus de la rive nord du lac. « Je ne vois rien », chuchota Simon. « Ça a disparu », répondit rageusement Sludig, comme si la réponse de Simon avait exprimé une incrédulité plutôt qu’une impuissance. « Il y avait des lumières dans la forêt. Je les ai vues. » Binabik se rapprocha du bord du bateau, les yeux plongés dans l’obscurité. « C’est la proximité de la cité d’Enki-e-Shao’saye, ou de ses ruines, avec plus d’exacteté. » Hotvig s’avança à son tour. Le chaland se balançait doucement. Simon fut heureux de savoir Monretour tranquillement dressée en poupe : sans elle, le bateau plat aurait pu verser. « Dans la cité fantôme ? » Le visage couturé du Thrithing se fit soudain puéril dans son appréhension. « Tu vois des lumières là-bas ? » « Je les ai vues, dit Sludig. Je jure par le Livre de l’Aédon que c’est vrai. Mais elles ont disparu, maintenant. » « Humm. » Binabik parut troublé. « Il y a la possibilité que la lumière de nos lampes ait trouvé le chemin d’une surface mirorisante dans l’ancienne cité pour nous revenir. » « Non. » Sludig était déterminé. « L’une d’entre elles était plus grande que n’importe laquelle de nos lampes. Mais elles ont disparu si vite ! » « Des lueurs sorcières », dit fermement Hotvig. « Leur disparition, proposa Binabik, a peut-être l’autre explication d’une vision à travers les arbres ou les ruines qui a changée avec notre mouvement. » Il réfléchit un instant, puis se tourna vers Simon. « Josua a mis la responsabilité de cette nuit dans ta main, Simon. Faut-il naviguer à l’envers pour voir si nous revoyons ces lumières de la forêt ? » Simon s’évertua à réfléchir posément à la question, mais il n’avait vraiment pas envie de savoir ce qu’il y avait de l’autre côté des eaux noires. Pas cette nuit. « Non. » Il s’efforça de parler d’une voix claire et calme. « Non, nous n’irons pas voir. Pas quand nous avons des informations dont Josua a besoin. Et s’il s’agissait d’un groupe d’éclaireurs de Fengbald ? Moins ils nous voient, mieux ça vaut. » Énoncée de cette façon, sa décision semblait plutôt raisonnable. Le soulagement que cela lui procura fut rapidement éclipsé par la honte d’avoir cherché à faussement impressionner ces hommes qui avaient risqué leur vie sous ses ordres. « Par ailleurs, ajouta-t-il, je suis épuisé et inquiet – non, effrayé serait plus exact. La nuit a été longue. Allons plutôt dire à Josua ce que nous avons vu, y compris les lumières dans la forêt. Le prince décidera. » Alors qu’il terminait sa phrase, il ressentit une présence soudaine à son côté. Stupéfait, il fit rapidement volte-face, pour découvrir l’immense masse de Sesuad’ra qui se dressait au milieu des eaux devant lui ; elle était apparue de façon si subite dans la brume qu’elle aurait tout aussi bien pu émerger de la surface d’obsidienne du lac comme une baleine sautant hors de l’eau. Il se redressa et la regarda, bouche bée. Binabik caressait la large tête de Qantaqa. « J’ai la pensée que Simon parle avec bon sens. Le prince Josua devrait prendre la décision de l’action consécutive à ce mystère. » « Les lumières étaient là », dit rageusement Sludig, mais il agita la tête comme s’il n’en était plus aussi certain qu’il l’avait été. Les chalands poursuivirent leur progression. La forêt qu’était la rive disparut une nouvelle fois dans la brume, comme un rêve qui s’évanouit devant la lumière et les bruits du matin. Déornoth observa Simon pendant qu’il faisait son rapport, et s’aperçut qu’il aimait bien ce qu’il voyait. Le jeune homme débordait de l’excitation de ses responsabilités nouvelles, et la lumière grise du matin se réfléchissait dans des yeux qui étaient peut-être un peu trop brillants par rapport à la gravité du sujet abordé – savoir l’armée de Fengbald et son écrasante supériorité en nombre, en équipement et en expérience –, mais Déornoth remarqua avec plaisir que le jeune homme ne se précipitait pas dans ses explications, qu’il ne s’aventurait pas à tirer des conclusions inutiles, et qu’il réfléchissait soigneusement avant de répondre à chacune des questions du prince Josua. Ce chevalier frais émoulu avait vu et entendu beaucoup de choses durant sa courte existence, et il avait manifestement retenu la leçon. Alors que Simon relatait son expédition et que Sludig et Hotvig hochaient la tête en signe d’assentiment avec les conclusions du jeune homme, Déornoth se surprit à acquiescer, lui aussi. Bien que sa barbe eût encore l’aspect duveteux de la jeunesse, l’œil expérimenté de Déornoth décelait en dessous un homme de qualité en devenir. Il se dit que ce garçon serait peut-être un jour quelqu’un auquel d’autres hommes auraient avantage à se rallier. Josua tenait conseil devant sa tente, autour d’un brasier qui maintenait à distance la fraîcheur du matin. Tandis que Josua continuait d’affiner ses questions, Fréosel, le robuste connétable de la Nouvelle-Gadrinsett, s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention du prince. « Oui, Fréosel ? » « M’est avis, Sire, que toutes les choses que votre chevalier y dit qu’il a vues, elles correspondent à ce que le seigneur-maire y nous a raconté. » Simon se tourna vers l’homme de Falshire. « Le seigneur-maire ? Qui est-ce ? » « Helfgrim, l’ancien maire de Gadrinsett, expliqua Josua. Il est arrivé juste après que toi et les autres soyez partis en reconnaissance. Il s’est échappé du camp de Fengbald, et a réussi à nous rejoindre. Il est assez mal en point et je lui ai conseillé de rester au lit, sinon il serait ici avec nous. Les hommes de Fengbald n’ont pas été tendres avec lui, et sa marche a été longue et éprouvante. » « Comme je dis, Votre Altesse, poursuivit Fréosel d’un ton poli mais déterminé, ce que Sire Seoman y dit, ça confirme tout ce que Helfgrim a raconté. Alors quand il explique qu’y sait comment Fengbald va attaquer, et où ça, et quand… Eh bien y m’est avis qu’on devrait l’écouter. » Le jeune homme haussa les épaules. « Ça peut être une sacrée aubaine, d’autant que dans notre situation, tout est bon à prendre. » « C’est effectivement un point à prendre en considération, Fréosel. Tu dis qu’il est digne de confiance, et tu es certainement l’un des plus aptes à le juger, puisque tu viens toi aussi de Falshire. » Josua parcourut le cercle des yeux. « Vous tous, qu’en pensez-vous ? Géloé ? » La femme-sorcière leva promptement les yeux, surprise. Son regard était jusqu’alors resté fixé sur les fluctuantes profondeurs orangées du feu. « Je n’ai pas la prétention de connaître la stratégie militaire, Josua. » « Je n’en doute pas, mais vous savez admirablement juger les caractères. Quelle confiance devons-nous accorder aux paroles du vieux seigneur-maire ? Nos forces sont extrêmement réduites et nous ne pouvons nous permettre une erreur d’appréciation. » Géloé réfléchit un instant. « Je ne lui ai parlé que très brièvement, Josua, mais je dirai ceci : il y a un reflet dans ses yeux que je n’aime pas – une ombre. Je vous suggère la plus grande circonspection. » « Une ombre ? » Josua la dévisagea attentivement. « Cela pourrait-il être la marque de ses souffrances, ou lisez-vous la trahison en lui ? » La femme de la forêt agita la tête. « Non, je ne m’avancerais pas à parler de trahison. Ce peut effectivement être la douleur. Les mauvais traitements qui lui ont été infligés ont pu lui troubler l’esprit, et ce que je vois n’est peut-être qu’une âme que se cache à elle-même, qui se dissimule derrière l’illusion de savoir ce que pensent et font les puissants. Mais soyez prudent, Josua. » Déornoth se redressa. « Géloé est sage, s’empressa-t-il de dire, mais nous ne devrions pas faire l’erreur de tant nous méfier que nous rejetterions ce qui pourrait nous sauver. » Alors même qu’il prononçait ces mots, Déornoth se demanda s’il n’avait pas une telle crainte de voir la femme-sorcière pousser Josua vers l’indécision qu’il en négligerait la possibilité qu’elle pût dire vrai. Néanmoins, il était important en ces derniers jours de s’assurer de la résolution de Josua. Si le prince était audacieux et déterminé, bien des petites erreurs seraient outrepassées – il en allait ainsi de la guerre, Déornoth le savait. Si Josua réfléchissait et hésitait trop longtemps, sur ce sujet ou n’importe quel autre, cela pourrait leur coûter le peu d’esprit combatif qui restait aux habitants de la Nouvelle-Gadrinsett. « Je dis que nous devons nous intéresser à ce que dit le maire Helfgrim », affirma-t-il. Hotvig ajouta son soutien aux paroles de Déornoth, et Fréosel était visiblement déjà d’accord. Les autres gardèrent le silence, mais Déornoth ne put s’empêcher de remarquer que Binabik le troll avait une expression embarrassée sur son visage rond, alors qu’il attisait le feu avec un bout de bois. Le petit homme accordait une trop grande importance à Géloé et à sa magie, pensa Déornoth. Il était question ici de tout autre chose : il s’agissait de faire la guerre. « Je pense que je parlerai au seigneur-maire ce soir, dit enfin Josua. S’il en a la force, évidemment. Comme tu le dis, Déornoth, nous n’avons pas les moyens de dédaigner une aide. Nous sommes dans le besoin, et Dieu, dit-on, aide ceux de Ses enfants qui Lui font confiance. Mais je n’oublierai pas vos paroles, Géloé. Ce serait une autre façon de dédaigner un bien précieux. » « Pardonnez-moi, Prince Josua, dit Fréosel, mais si ce problème il est réglé, il y a d’autres choses dont y faut que je parle. » « Bien sûr. » « Nous avons d’autres problèmes que de nous préparer à nous battre, dit l’homme de Falshire. Vous savez que la nourriture, elle est terriblement rare. Nous avons péché les poissons jusqu’à presque vider les rivières, et maintenant que la glace est venue, on ne peut même plus faire ça. Les chasseurs, tous les jours ils doivent aller plus loin, et ils ramènent moins. Cette femme…, il fit un signe de tête en direction de Géloé, … elle nous a aidé à trouver des plantes et des fruits qu’on ne savait pas qu’ils étaient bons à manger, mais ça ne sert qu’à faire durer des réserves presque vides. » Il s’interrompit et avala sa salive, gêné de parler aussi directement, mais décidé à dire ce qui devait l’être. « Même si on gagne et qu’on repousse le siège… » À ces mots, Déornoth sentit un frisson quasi imperceptible parcourir le cercle. « … on ne pourra pas rester. Il y aura jamais assez à manger pour tout l’hiver ; et ça, on pourra rien y faire. » La brutalité de son affirmation laissa sans voix le conseil de fortune. « Cela n’est pas vraiment une surprise, dit enfin Josua. Crois-moi, je sais la faim qui nous afflige tous. J’espère que les habitants de la Nouvelle-Gadrinsett sont conscients du fait que ni toi, ni moi, ni aucun d’entre nous ne mange mieux qu’eux. » Fréosel acquiesça. « Il le savent, Votre Altesse, même que c’est pour ça qu’y a pas plus de problèmes que des plaintes et des grognements. Mais si la famine vient, ça ne les intéressera pas de savoir que vous avez faim aussi. Ils s’en iront. Y en a même qui sont déjà partis. » « Seigneur, s’exclama Strangyeard. Mais où peuvent-ils donc aller ? Les pauvres créatures ! » « Aucune importance. » Fréosel agita la tête. « Y sont retournés dans le voisinage de l’armée de Fengbald pour mendier les restes, ou ils ont décampé à travers les plaines vers l’Erkynée. Toute façon, y sont pas nombreux à être partis. » « Si nous gagnons, dit Josua, nous poursuivrons notre route. C’était mon plan, et tout cela ne fait qu’appuyer ma décision. Si le vent tourne en notre faveur, nous serions fous de ne pas avancer tant que nous l’avons en poupe. » Il agita la tête. « De nouveaux problèmes, encore et encore. La peur et la douleur, la mort et la faim – tant de choses dont mon frère aura à répondre ! » « Il n’y a pas que lui, Prince Josua », dit Simon, le visage tendu par la colère. « Le roi n’a pas déclenché cet orage. » « Non, Simon, tu as raison. Nous ne pouvons nous permettre d’oublier les alliés de mon frère. » Josua parut penser à quelque chose, et il se tourna vers le jeune chevalier. « J’allais presque oublier. Tu as parlé de lumières sur la rive nord-est, la nuit dernière. » Simon acquiesça. « Sludig les a vues – mais nous sommes certains qu’elles étaient là », s’empressa-t-il d’ajouter. Puis il lança un regard en direction du Rimmersleute, qui écoutait attentivement. « J’ai pensé qu’il valait mieux vous le dire avant de faire quoi que ce soit. » « C’est une autre énigme. Ce pourrait être une feinte de Fengbald, je suppose – une tentative de débordement. Mais cela n’a aucun sens. » « En particulier quand le gros de sa troupe est encore aussi loin », ajouta Déornoth. Cela ne ressemblait pas aux méthodes de Fengbald, de toute façon, se dit-il. Le duc de Falshire n’avait jamais été du genre subtil. « Cela pourrait aussi, Simon, être tes amis les Sithis venus se joindre à nous. Ce serait vraiment une bonne chose. » Josua fronça les sourcils. « Je crois que tu as eu récemment une conversation avec ton prince Jiriki ? » Déornoth fut amusé de voir les joues du jeune homme tourner immédiatement au pourpre. « Je… Oui, Votre Altesse, grommela Simon. Je n’aurais pas dû. » « Là n’est pas le problème, répondit sèchement Josua. L’appréciation de tes fautes, quelles qu’elles soient, n’appartient pas à ce conseil. Pour l’instant, je désire savoir si tu penses que ce peut être eux. » « Le peuple fabuleux ? » laissa échapper Fréosel. « Ce garçon parle aux Fabuleux ? » Simon, embarrassé, baissa la tête. « Jiriki semblait dire qu’il s’écoulerait beaucoup de temps avant qu’il ne puisse nous rejoindre, si même il peut le faire. De plus – mais je ne peux le prouver, Majesté, c’est juste mon sentiment – je crois que s’il venait nous aider, il trouverait un moyen de me le faire savoir. Jiriki sait à quel point nous, mortels, sommes impatients. » Il eut un petit sourire triste. « Il sait à quel point cela nous remonterait le moral si nous savions qu’ils étaient en route. » « Miséricordieux Aédon et Sa mère. » Fréosel était encore abasourdi. « Les Fabuleux ! » Josua hocha la tête d’un air pensif. « Eh bien, si ceux qui produisent ces lumières ne sont pas nos amis, ils sont très probablement nos ennemis – bien que vous ayez aussi pu voir, maintenant que j’y pense, les feux de camp des gens dont a parlé Fréosel, ceux qui ont quitté Sesuad’ra. » Il fronça les sourcils. « Je vais également réfléchir à cela. Peut-être que nous enverrons un groupe d’éclaireurs demain. Je n’ai pas l’intention de rester dans l’ignorance de quiconque partage notre petit coin d’Osten Ard. » Il se leva, chassant les cendres de ses chausses, et glissa le moignon de son poignet droit sous sa cape. « Ce sera tout. Vous êtes libres de vous mettre en quête de tout ce qui pourra vous permettre de déjeuner. » Le prince rentra dans sa tente. Déornoth le regarda partir, puis tourna les yeux vers le bord de la colline et les pierres dressées qui se dessinaient dans la brume grise, comme si Sesuad’ra flottait dans une mer de néant. Il fronça les sourcils à cette idée, et se rapprocha du feu. Dans le rêve, le docteur Morgénès se tenait face à Simon, vêtu comme pour un long parcours, avec une cape de voyage à la capuche ornée de glands et au pourtour roussi, comme si son propriétaire avait chevauché à travers les flammes. On ne distinguait presque rien du visage du vieil homme dans les profondeurs obscures de sa capuche – un reflet sur ses lunettes, un peu de sa barbe blanche ; en dehors de cela, ses traits n’étaient qu’ombres et suggestions. Derrière Morgénès ne s’étalait aucun paysage, sinon un néant nacré comme l’œil d’une tempête de neige. « Il ne suffit pas de se défendre, Simon, dit la voix du docteur. Même si tu te bats simplement pour survivre. Il faut faire plus. » « Plus ? » Quel que fut son plaisir de voir ce Morgénès onirique, Simon savait sans pouvoir dire pourquoi qu’il n’avait que quelques instants pour saisir ce que le vieil homme lui disait. Un temps précieux s’écoulait. « Que voulez-vous dire par “plus” ? » « Cela veut dire qu’il faut se battre pour quelque chose. Sinon tu n’es rien plus qu’un épouvantail dans un champ de blé – tu peux effrayer les corbeaux, tu peux même les tuer, mais tu ne les vaincras jamais. Tu ne peux tuer tous les corbeaux du monde… » « Tuer des corbeaux ? Que voulez-vous dire ? » « La haine ne suffit pas, Simon… Elle ne suffit jamais… » Le vieil homme parut vouloir en dire plus, mais le vide blanc derrière lui fut brutalement déchiré par une grande bande d’ombre verticale apparemment née du néant lui-même. Bien que n’ayant aucune substance, l’ombre semblait d’une pesanteur écrasante – une épaisse colonne de ténèbres qui aurait pu être une tour, ou un arbre, ou la jante d’une roue qui avancerait sur lui ; elle trancha le vide derrière la silhouette encapuchonnée de Morgénès de façon si nette qu’on eût dit les deux moitiés d’un blason. « Morgénès ! » cria Simon, mais dans ce rêve sa voix était soudain faible, comme écrasée par le poids de l’ombre longue. « Docteur ! Ne partez pas ! » « Il a fallu que je te quitte il y a déjà très longtemps », cria le vieil homme, d’une voix elle aussi très faible. « Tu as fait le travail sans moi. Et souviens-toi – le faux messager ! » La voix du docteur glissa soudain dans les aigus jusqu’à devenir un hurlement flûté. « Faux ! » cria-t-il. « Faaaaaauuuuuux ! » Sa silhouette encapuchonnée commença à se tasser et à rétrécir, la cape claquant follement. Enfin, le vieil homme eut disparu ; là où il s’était trouvé, un petit oiseau d’argent battait des ailes. Il fila soudain vers le néant, en dessinant de grands cercles jusqu’à n’être plus qu’un point lointain. Un instant plus tard, il avait disparu. « Docteur ! » Simon plissa les yeux pour essayer de le voir. Il voulut tendre les bras, mais quelque chose les retenait, une masse pesante qui appuyait sur lui et l’écrasait, comme si le vide laiteux était soudain devenu aussi épais qu’une couverture détrempée. Il la combattit. « Non ! Revenez ! J’ai besoin d’en savoir plus ! » « C’est moi, Simon ! » souffla Binabik. « Reprends du calme, s’il te plaît ! » Le troll fit une nouvelle fois se mouvoir sa masse jusqu’à être presque assis sur la poitrine du jeune homme. « Cesse, maintenant ! Si tu poursuis tes mouvements de débattement sauvage, tu vas encore frapper mon nez ! » « Que… ? » Simon arrêta progressivement de se débattre. « Binabik ? » « Du nez bleui aux orteils écrasés », renifla le troll. « En as-tu fini avec l’envol intempestif des bras et des jambes ? » « Je t’ai réveillé ? » demanda Simon. Le troll se détendit et s’accroupit à côté de sa couche. « Non. Je venais moi réveiller toi, voilà la vérité de la situation. Mais quel est ce rêve qui a créé un tel état d’inquiétude et de peur ? » Simon agita la tête. « Ça n’a pas d’importance. Je ne m’en rappelle déjà presque plus, de toute façon. » Il se souvenait en fait de chaque mot, mais avait envie de prendre le temps d’y réfléchir avant d’en discuter avec Binabik. Morgénès avait paru plus tangible dans ce rêve que dans les autres, plus réel. En un sens, il avait presque eu l’impression d’une dernière rencontre avec son docteur adoré. Simon en était venu à chérir les rares choses qui lui appartenaient en propre, et ne désirait pas partager déjà celle-ci avec quiconque. « Pourquoi m’as-tu réveillé ? » Il bâilla pour donner de la crédibilité au changement de sujet. « Je ne suis pas de garde cette nuit. » « C’est vrai. » Le surprenant sourire de Simon fut une brève tache pâle dans la lumière des braises déclinantes. « Mais j’ai le désir de te voir te lever, mettre tes bottes et les solides vêtements du voyage lointain, puis venir avec moi. » « Quoi ? » Simon s’assit et tendit l’oreille, en quête de cris d’alarme ou d’un bruit de combat, mais il n’entendit rien d’autre que le sempiternel gémissement du vent. Il se laissa retomber dans son lit et roula sur le côté, tournant le dos au troll. « Je ne veux aller nulle part. Je suis fatigué. Laisse-moi dormir. » « C’est une chose qui te rendra tout le poids de ton dérangement. » « Qu’est-ce que c’est ? » grommela-t-il de sous son coude. « Un secret, mais un secret de grande exalteté. » « Ramène-le demain matin. Je suis sûr que je serai très exalté. » « Simon ! » Le troll était un tout petit peu moins jovial. « N’aie pas trop de paresse. Cela a grande importance. Tu n’as pas de confiance en moi ? » Maugréant comme si tout le poids de la terre était venu reposer sur ses épaules, Simon se tourna et s’assit. « C’est vraiment important ? » Binabik acquiesça. « Et tu ne vas pas me dire ce que c’est ? » Binabik secoua la tête dans l’autre sens. « Mais tu en auras la rapide découverte. C’est une promesse. » Simon dévisagea le troll, qui semblait invraisemblablement joyeux pour une telle heure de la nuit. « Quoi que ça puisse être, ça t’a au moins mis de bonne humeur », grommela-t-il. « Viens. » Binabik se releva, heureux comme un enfant au festin d’Aédontide. « La selle de Monretour est déjà sanglée sur son dos. Et Qantaqa attend avec une grande impatience de louve. Viens ! » Simon se laissa contraindre à enfiler des bottes et une épaisse chemise de laine. Il s’enveloppa dans sa couverture encore chaude, et sortit à la suite de Binabik. Une fois dehors, il faillit faire volte-face et retourner dans la tente. « Par le sang de l’Arbre, jura-t-il. Il fait froid ! » Binabik serra les lèvres en entendant son juron, mais ne dit rien. Depuis que Simon avait été adoubé, le troll paraissait avoir décidé qu’il était adulte et pouvait jurer si bon lui semblait. Le petit homme se contenta d’esquisser un geste en direction de Monretour, qui piaffait à quelques pas de là, baignant dans la lumière d’une torche plantée dans la neige. Simon s’approcha d’elle, s’arrêtant le temps de lui caresser le nez et de murmurer quelques mots doux dans son oreille chaude, puis il monta maladroitement en selle. Le troll laissa échapper un sifflement discret, et Qantaqa apparut, sortant de l’obscurité. Binabik plongea ses doigts dans son épaisse fourrure grise et monta sur son large dos, puis se pencha pour ramasser la torche avant de pousser la louve en avant. Ils quittèrent l’étroite cité de toile et s’engagèrent sur le large sommet de Sesuad’ra. Ils franchirent le Jardin de Feu sur lequel le vent formait de petits tourbillons de neige à la surface des dalles de pierre à demi recouvertes, puis dépassèrent la Maison de la Séparation, devant laquelle étaient postées deux sentinelles. Non loin des hommes en arme se dressait une pierre qui marquait l’extrémité du chemin qui serpentait du sommet au pied de la colline. Les sentinelles, si bien emmitouflées contre le froid que seul le reflet de leurs yeux apparaissait sous leurs casques, levèrent leur lance en guise de salut. Simon, effaré, répondit d’un signe de la main. « Ils ne semblent pas très curieux de savoir où nous allons. » « Nous avons la permission. » Binabik eut un petit sourire mystérieux. Le ciel au-dessus d’eux était presque clair. Alors qu’ils descendaient la colline sur la surface caillouteuse de la vieille route sithie, Simon leva les yeux et vit que les étoiles étaient revenues. Cela lui réchauffa le cœur, même s’il fut surpris de découvrir qu’aucune d’entre elles ne lui semblait réellement familière. La lune, qui se montra un temps entre les nuages, lui apprit qu’il était plus tôt qu’il l’avait d’abord pensé : peut-être seulement quelques heures après le coucher du soleil. Mais il était néanmoins assez tard pour que tous les habitants de la Nouvelle-Gadrinsett fussent couchés. Où Binabik pouvait-il bien donc l’emmener ? À plusieurs reprises, alors qu’ils poursuivaient leur mouvement circulaire autour de la Pierre de l’Adieu, Simon eut l’impression de voir des lumières briller au loin dans la forêt, de petits points lumineux plus ténus encore que les étoiles du ciel. Mais lorsqu’il les indiqua du doigt, le troll se contenta d’acquiescer comme si une telle chose n’avait rien d’inattendu. Lorsqu’ils atteignirent l’endroit où la vieille route s’élargissait de nouveau, la pâle Sedda avait disparu derrière un rideau de brume à l’horizon. Ils franchirent le replat en pente du pied de la colline. Les eaux du grand lac battaient la pierre. Quelques cimes d’arbres engloutis dépassaient toujours de la surface comme les têtes de géants assoupis sous les eaux noires. Sans un mot, Binabik sauta à terre et mena Qantaqa vers l’un des chalands amarrés au bout de la route. Simon, engourdi par un demi-sommeil confiant, glissa de selle et mena sa monture à bord. Lorsque Binabik eut allumé la lampe en proue, ils levèrent leurs perches et les enfoncèrent dans l’eau glacée. « Les voyages faits de cette façon ne seront plus nombreux, dit doucement Binabik. Mais nous avons la chance que cela n’aura bientôt plus d’importance. » « Pourquoi cela n’aura-t-il plus d’importance ? » demanda Simon, mais le troll repoussa sa question d’un vague geste de la main. Bientôt, la pente de la vallée immergée s’éloigna, et leurs perches n’atteignirent plus le fond. Ils prirent les rames qui étaient posées au fond du bateau plat. Ce fut une lourde tache : la glace semblait vouloir les saisir, et s’accrochait à la coque et aux pelles des rames, comme pour exhorter l’embarcation à s’arrêter et à s’intégrer à leur grande solidification. Simon ne remarqua qu’assez tardivement que Binabik leur avait fait prendre la direction du rivage nord, là où s’étaient dressée Enki-e-Shao’saye, et où étaient apparues les étranges lueurs. « Nous allons vers les lumières », dit-il. Sa voix parut n’être qu’un soupir aussitôt avalé par l’immensité de la vallée assombrie. « Oui. » « Pourquoi ? Les Sithis sont venus ? » « Pas les Sithis, non. » Binabik gardait les yeux fixés au-delà de l’eau battue par les vents, dans la position de quelqu’un qui réussit difficilement à se contenir. « J’ai la pensée que la vérité était dans tes paroles : Jiriki n’aurait pas gardé le secret de son arrivée. » « Alors qui est là ? » « Tu vas le savoir. » L’attention de Binabik restait concentrée sur la rive, qui se rapprochait. Simon vit l’immense alignement d’arbres grandir, sombre et impénétrable, et se souvint soudain de la façon dont les prêtres-copieurs du Hayholt levaient tous la tête en un seul mouvement lorsque quelque mission l’amenait dans leur sanctuaire – une vaste foule d’âmes ancestrales arrachées à leurs rêves parcheminés par son entrée fracassante. Bientôt le fond du bateau racla, puis toucha terre. Simon et Binabik descendirent et tirèrent l’embarcation vers un endroit plus sûr, tandis que Qantaqa les aspergeait en dessinant de larges cercles autour d’eux. Une fois Monretour sur la terre ferme, Binabik ralluma sa torche, et ils chevauchèrent dans la forêt. Les arbres d’Aldhéorte étaient ici plus denses, comme s’ils s’étaient rapprochés pour trouver un peu de chaleur. La torche révéla une incroyable profusion de feuilles de toutes formes et tailles, ainsi que ce qui semblait être un éventail exhaustif de toutes les espèces existantes de grimpants, de lichens et de mousses, le tout totalement enchevêtré. Binabik les mena à travers un étroit layon. Les bottes de Simon étaient mouillées et ses pieds étaient de plus en plus froids. Il se demanda une nouvelle fois ce qu’ils faisaient ici à une telle heure. Il entendit le bruit bien avant de pouvoir distinguer quoi que ce fut d’autre que les arbres, un ballet de flûtes plaintif et discordant qui s’enroulait autour du battement grave et presque inaudible d’un tambour. Simon se tourna vers Binabik, mais le troll écoutait en hochant la tête, et ne vit pas le regard inquisiteur de Simon. Bientôt ils aperçurent des lumières, plus chaudes et moins régulières que la lueur de la lune, qui vacillaient à travers l’épaisse végétation. L’étrange musique prit de l’ampleur, et Simon sentit son cœur battre plus fort. Binabik savait certainement ce qu’il faisait, se morigéna-t-il. Après toutes les terribles épreuves auxquelles ils avaient survécu ensemble, Simon pouvait avoir confiance en son ami. Mais Binabik semblait avoir l’esprit ailleurs ! La tête du petit homme était penchée sur le côté en une position qui reproduisait celle de Qantaqa, comme s’il entendait dans l’extravagante mélodie et le battement du tambour des choses que Simon ne pouvait même pas imaginer. Simon bouillonnait d’impatience. Il réalisa qu’il sentait depuis assez longtemps une odeur vaguement familière. Même après qu’il lui fut devenu impossible de l’ignorer, il pensa d’abord que ce n’était rien plus que les effluves de ses propres vêtements, mais bientôt son âcreté, sa vivacité ne purent plus être niées. De la laine mouillée. « Binabik ! » s’exclama-t-il – et lorsqu’il comprit, il éclata de rire. Ils pénétrèrent dans une vaste clairière. Les ruines de l’ancienne cité sithie s’étalaient devant eux, mais la pierre morte était maintenant teintée par la lueur fluctuante de flammes bondissantes : la vie était revenue, bien que ce ne fut pas celle prévue par ses bâtisseurs. Sur toute la partie haute du vallon, cahotant et s’ébrouant, se massait un grand troupeau de béliers blanc neige. La partie basse, dans laquelle brûlaient joyeusement les feux, était tout aussi remplie de trolls. Certains dansaient ou chantaient. D’autres tiraient d’instruments trolls la musique qui s’était frayée un chemin dans la forêt. La plupart se contentaient de regarder et de rire. « Sisqinanamook ! » cria Binabik. Son visage affichait un sourire si large qu’il paraissait presque impossible. « Henimaatuq ! Ea kup ! » Vingt, quarante, soixante visages ou plus se tournèrent vers l’endroit où lui et Simon se trouvaient. En un instant, une véritable foule se précipita et voulut se frayer un chemin à travers le troupeau de béliers, qui bêlaient leur mécontentement. Une petite silhouette se détacha des autres et vint se jeter dans les bras ouverts de Binabik. Simon fut soudain entouré de trolls babillants. Ils criaient et gloussaient en tirant sur ses vêtements et le tapotait : leur bonne volonté était manifeste. Il eut soudain l’impression de se retrouver au milieu de vieux amis, et s’aperçut qu’il leur rendait un sourire éclatant, les yeux brillants. La forte odeur d’huile et de graisse dont il avait gardé le souvenir depuis Yiqanuc lui remonta aux narines, mais ce fut en cet instant une senteur réellement plaisante et bienvenue. Il se retourna, abasourdi, et chercha Binabik. « Comment as-tu su ? » Son ami se tenait un peu à l’écart, un bras passé autour de Sisqi. Elle souriait presque aussi largement que lui, et la couleur lui était montée aux joues. « Ma maligne Sisqinanamook m’a envoyé un oiseau d’Ookequk ! » répondit Binabik. « Mon peuple est ici depuis deux jours, occupé à la fabrication de bateaux ! » « Des bateaux ? » Simon se sentit balancé par un océan de petites gens qui le serraient de près. « Afin de franchir le lac, pour le rejoignement de Josua, expliqua Binabik en riant. Cent braves trolls sont amenés à notre aide par Sisqi ! Maintenant tu vas voir avec la vérité des yeux pourquoi les Rimmersleutes font encore peur à leurs enfants avec les chuchotements des histoires de la vallée Huhinka ! » Il se tourna et l’embrassa encore une fois. Sisqi plongea un temps la tête dans le cou de Binabik, puis elle se tourna et fit face à Simon. « Je lis le livre d’Ookequk, dit-elle dans un westerlien étrange mais compréhensible. Je parle mieux, maintenant, ton langage. » Son salut fut presque une révérence. « Salutations, Simon. » « Salutations, Sisqi, dit-il. Je suis heureux de te revoir. » « C’est pour cela que je voulais ton accompagnement, Simon. » Binabik décrivit la clairière d’un mouvement du bras. « Demain sera le temps des paroles de guerre. Mais cette nuit, les amis sont réunis. Nous allons chanter et danser ! » Simon sourit devant la joie évidente de l’expression de Binabik, un plaisir que l’on retrouvait dans les yeux sombres de sa bien-aimée. La fatigue de Simon était oubliée. « Ça me plaît », dit-il, et il ne mentait pas. 9. Des Pages d’un Vieux Livre Des mains comme des serres voulurent se saisir d’elle. Des yeux vides la dévisagèrent. Ils étaient tout autour d’elle, gris et luisants comme des grenouilles, et elle ne pouvait même pas crier. Miriamélé s’éveilla avec la gorge si serrée qu’elle en était douloureuse. Il n’y avait ni mains ni yeux, seulement un bout de toile au-dessus d’elle et le bruit des vagues. Elle resta étendue un long moment, à chercher à reprendre sa respiration, puis elle s’assit. Pas de mains, pas d’yeux, se promit-elle. Les kilpas, apparemment rassasiés par leur festin à bord du Nuage de l’Eadne, s’étaient à peine intéressés au canot de débarquement. Miriamélé se glissa hors de l’auvent improvisé qu’elle et Cadrach avaient construit à partir de la toile de protection huilée du canot, puis plissa les yeux et essaya de trouver une trace du soleil pour pouvoir juger de l’heure qu’il pouvait être. L’océan autour d’elle avait un éclat morne et métallique, comme si la vaste étendue d’eau qui entourait le bateau avait été martelée par une légion de forgerons. L’immensité gris-vert s’étendait dans toutes les directions, sans autre variation que la crête des vagues qui brillait dans la lumière diffuse. Cadrach était assis devant elle sur l’un des bancs, les poignées des rames sous les aisselles, et regardait ses mains. Les bouts de cape qu’il avait enroulé autour de ses paumes pour les protéger étaient en loques, déchirés par le frottement répété du mouvement des rames. « Vos pauvres mains. » Miriamélé fut stupéfaite par le son rauque de sa voix. Cadrach, plus surpris qu’elle encore, tressaillit. « Madame. » Il leva les yeux vers elle. « Tout va bien ? » « Non », dit-elle, mais elle s’efforça de sourire. « J’ai mal. J’ai mal partout. Mais regardez vos mains. Elles sont dans un terrible état. » Il observa tristement sa peau déchirée. « J’ai ramé un tout petit peu trop, je le crains. Je n’ai pas encore récupéré toutes mes forces. » Miriamélé fronça les sourcils. « Vous êtes fou, Cadrach ! Vous êtes enchaîné depuis des jours et des jours ! Quelle idée d’appuyer ainsi sur les rames ? Vous allez vous tuer ! » Le moine secoua la tête. « Je n’ai pas fait grand-chose. Ces blessures sur mes mains sont la marque de la faiblesse de ma chair, pas de la diligence de mon labeur. » « Et je n’ai rien à mettre sur ces plaies », s’inquiéta Miriamélé ; puis elle leva soudain les yeux. « Quelle heure est-il ? » Il fallut au moine un temps de réflexion avant qu’il pût répondre à cette question inattendue. « Pourquoi ? Le début de soirée, princesse. Le soleil vient de se coucher. » « Et vous m’avez laissée dormir toute la journée ? Comment avez-vous pu ? » « Vous aviez besoin de sommeil, Madame. Vous avez fait des cauchemars, mais je suis néanmoins certain que vous vous en sentirez… » Cadrach s’interrompit, puis il leva ses doigts repliés en signe d’impuissance. « De toute façon, cela valait mieux. » Miriamélé siffla d’exaspération. « Je vais essayer de trouver quelque chose pour ces mains. Peut-être dans l’un des paquets de Gan Itaï. » Elle garda la mâchoire ferme, malgré le tremblement qu’elle avait senti au coin des lèvres en prononçant le nom de la Niskie. « Restez là, et ne bougez pas ces rames d’un pouce si vous tenez à la vie. » « Oui, Madame. » En se déplaçant précautionneusement pour le confort de ses muscles douloureux, Miriamélé finit par découvrir le petit paquet d’objets utiles enveloppés dans de la toile huilée que Gan Itaï avait préparé avec l’eau et les provisions. Il contenait les hameçons promis, ainsi qu’un rouleau d’une corde solide et étrangement terne, faite d’une matière que Miriamélé n’avait jamais vue ; s’y trouvaient également un petit couteau, et un sachet qui contenait une série de petits pots dont aucun n’était plus grand que le pouce. Miriamélé les déboucha un par un, les approchant chaque fois avec circonspection de son nez. « Celui-ci contient du sel, je pense, dit-elle. – Mais qui en mer aurait besoin de sel, quand il suffit de faire sécher de l’eau ? » Elle chercha le regard de Cadrach, mais il ne fit que secouer la tête, sans pouvoir offrir d’explication. « Celui-là contient une poudre jaunâtre. » Elle ferma les yeux et le renifla une nouvelle fois. « L’odeur est plaisante, mais ça ne se mange pas. Humm. » Elle en ouvrit trois autres ; découvrit des pétales pilés dans le premier, une huile douce dans le deuxième, et un onguent pâle dans le troisième, qui lui fit monter les larmes aux yeux lorsqu’elle s’en approcha. « Je connais cette odeur, dit Cadrach. De la persicaire. On s’en sert pour les cataplasmes et ce genre de choses. La base de l’apothicairerie du guérisseur de campagne. » « Alors c’est ce que je cherchais. » Miriamélé coupa des bandes de toile dans la chemise de nuit qu’elle portait encore sous ses vêtements d’homme, puis étala l’onguent sur certaines des bandes, qu’elle enroula fermement autour des mains boursouflées de Cadrach. Lorsqu’elle eut terminé, elle utilisa les bandes sèches pour envelopper celles qui étaient déjà en place et les protéger. « Voilà. Cela aidera au moins un peu. » « Vous êtes trop charitable, Madame. » Bien que le ton de sa voix fût léger, Miriamélé vit l’œil du moine briller d’une étrange façon, comme si une larme y avait pris naissance. Embarrassée et incertaine, elle ne regarda pas de plus près. Le ciel, qui avait depuis longtemps perdu ses couleurs les plus vives, tournait maintenant au bleu-pourpre. Le vent prit de la force, et Miriamélé et Cadrach resserrèrent tous deux leur cape sur leur cou. Miriamélé s’adossa à la coque du canot et resta un long moment silencieuse, se laissant pénétrer des mouvements de balancement de l’embarcation sur l’eau. « Alors que faisons-nous maintenant ? Où sommes-nous ? Où allons-nous aller ? » Cadrach jouait encore doucement avec les bandages de ses mains. « Eh bien, pour ce qui est de l’endroit où nous nous trouvons, je dirais quelque part entre les îles Spenit et Risa, au milieu de la baie de Firannos. Nous sommes probablement à trois lieues de la côte – quelques jours à la rame, même si nous appuyons toute la journée… » « Voilà une bonne idée. » Miriamélé s’avança vers le banc que Cadrach avait occupé et abaissa les rames dans l’eau. « Nous pouvons tout aussi bien continuer d’avancer pendant que nous parlons. Le canot pointe-t-il dans la bonne direction ? » Elle laissa échapper un éclat de rire amer. « Mais comment pourriez-vous le dire alors que nous ne savons probablement pas où nous allons ? » « En fait, cette direction devrait nous convenir, Princesse. Je revérifierai lorsque l’on pourra voir les étoiles, mais le soleil était tout ce dont j’avais besoin pour avancer vers le nord-est, et cela devrait nous suffire pour l’instant. Mais pensez-vous qu’il soit utile de vous fatiguer ? Je pourrais peut-être ramer encore un peu… » « Oh, Cadrach, avec vos mains en sang ? Ce serait de la folie ! » Elle plongea les pelles des rames dans l’eau et tira, mais glissa en arrière sur le banc lorsque l’une d’entre elles jaillit de l’eau. « Non, ne me montrez pas, dit-elle aussitôt. J’ai appris quand j’étais petite – c’est juste que je ne l’ai pas fait depuis longtemps. » Elle plissa le front dans sa concentration, cherchant à se souvenir de mouvements à demi oubliés. « Nous nous entraînions sur les bras morts de la Gleniwent. C’est mon père qui m’emmenait. » Le souvenir de son père assis en face d’elle sur le banc d’un canot, riant de voir l’une des rames perdue s’éloigner sur l’eau verte et fétide, lui traversa soudain l’esprit. Il devait alors avoir été à peine plus âgé qu’elle ne l’était maintenant – peut-être, réalisa-t-elle soudain dans une sorte d’étonnement stupéfiant, n’avait-il encore été par bien des aspects qu’un jeune homme, malgré son âge adulte. Il était indéniable que la présence d’un père aussi puissant, loué et adoré avait lourdement pesé sur ses épaules, lui imposant de réaliser des actes de bravoure toujours plus audacieux. Elle se souvenait des larmes que sa mère retenait devant les récits de sa folle témérité au combat, des larmes que ne comprenaient jamais ceux qui lui apportaient ces nouvelles. Il était étrange de penser à son père de cette façon. Peut-être que malgré tout son courage, il avait connu le doute ou la peur, craignant de toujours rester un enfant, un fils au père éternel. Troublée, Miriamélé préféra chasser ce souvenir de sa mémoire et se concentrer pour retrouver le rythme des rames dans l’eau. « Bien, Madame, vous le faites superbement. » Cadrach se laissa aller en arrière et s’adossa, ses mains bandées et son visage rond aussi pâle que la chair d’un champignon dans le soir qui s’assombrissait rapidement. « Donc, nous savons où nous sommes – à quelques millions de barils d’eau de mer près. Quant à là où nous allons… Eh bien qu’en dites-vous, Princesse ? C’est vous qui m’avez sauvé, après tout. » Les rames lui parurent soudain aussi lourdes que la pierre. Une apathie totale s’empara d’elle. « Je ne sais pas, murmura-t-elle. Je n’ai nulle part où aller. » Cadrach hocha la tête comme s’il s’était attendu à cette réponse. « Alors laissez-moi vous couper un peu de pain et une tranche de fromage de l’épaisseur d’un cintis, Madame ; puis je vous dirai ce que je pense. » Miriamélé ne voulait pas cesser de nager ; le moine accepta donc de lui tendre des bouchées entre ses mouvements. L’expression comique qu’il affichait en évitant le retour des rames la fit rire ; une miette se prit dans sa gorge. Cadrach lui tapa le dos, puis lui fit boire de l’eau. « C’est assez, Madame. Vous devez cesser pour un temps et finir votre repas. Ce serait une insulte à la miséricorde de Dieu que d’échapper aux kil… aux nombreux dangers qui nous ont menacés, pour ensuite simplement mourir d’étouffement. » Il l’observa d’un air critique pendant qu’elle mangeait. « Vous êtes maigre. Une jeune femme de votre âge devrait être un peu plus en chair. Qu’avez-vous donc mangé sur ce maudit bateau ? » « Ce que Gan Itaï m’apportait. La dernière semaine, je n’ai pu supporter l’idée de m’asseoir à la même table que… cet homme. » Elle repoussa une nouvelle vague de désespoir, et se laissa soudain aller à agiter son croûton de pain d’un air indigné. « Mais regardez-vous ! Vous êtes un squelette ! C’est bien à vous de dire de telles choses ! » Elle le força à reprendre le morceau de fromage qu’il lui avait donné. « Mangez ça. » « J’aimerais avoir un pichet. » Cadrach fit passer le fromage avec un peu d’eau. « Par les cheveux d’or de l’Aédon, quelques gorgées de perdruin rouge accompliraient des merveilles ! » « Mais vous n’en avez pas », répliqua Miriamélé, irritée. « Il n’y aura pas de vin pendant… pendant très longtemps. Alors faites quelque chose d’autre à la place. Dites-moi ce que vous pensez de l’endroit où nous devrions aller, si vous avez vraiment une idée. » Elle se lécha les doigts, s’étira jusqu’à sentir ses muscles endoloris la lancer, et reprit les rames. « Et racontez-moi également tout ce que vous voulez. Distrayez-moi. » Elle reprit lentement son mouvement régulier. Durant un temps, les deux bruits des pelles plongeant et refaisant surface furent le seul autre son que le murmure sempiternel de la mer. « Il y a un endroit, dit Cadrach. C’est une taverne – une auberge, je suppose –, à Kwanitupul. » « La ville des marais ? » s’enquit Miriamélé d’un ton soupçonneux. « Quelle raison aurions-nous de nous rendre là-bas – et si nous y allions, quelle différence cela ferait-il à choisir une auberge plutôt qu’une autre ? Le vin y est donc si bon ? » Le moine prit un air de dignité offensée. « Madame, vous êtes injuste. » Puis il reprit son sérieux. « Non, je suggère cet endroit parce que je le sais un refuge sûr en ces temps dangereux – et parce que Dinivan voulait vous y envoyer. » « Dinivan ! » Ce nom fut un choc pour Miriamélé. Elle réalisa qu’elle n’avait pas pensé au prêtre depuis très longtemps, malgré sa gentillesse, malgré sa mort terrible aux mains de Pryrates. « Par quel miracle pourriez-vous savoir quelles étaient les intentions de Dinivan ? Et en quoi cela aurait-il encore un sens aujourd’hui ? » « La raison pour laquelle je connais les intentions de Dinivan est facile à expliquer. J’ai écouté aux portes, et à d’autres endroits. Je l’ai entendu parler de vous avec le Lecteur et lui expliquer ses plans vous concernant… bien qu’il n’ait pas informé le Lecteur de toutes les raisons de ses décisions. » « Vous avez fait une telle chose ? » L’indignation de Miriamélé fut rapidement atténuée par le souvenir d’avoir fait elle-même exactement la même chose. « Bah, passons. Plus rien ne peut me surprendre. Mais il faut cesser ces inconvenances, Cadrach. Fureter de la sorte – cela va de pair avec le vin et le mensonge. » « Je ne pense pas que vous sachiez grand-chose du vin, Madame, dit-il avec un sourire ironique. Et je ne vous considérerai donc pas comme une autorité en la matière. Quant à mes autres défauts – eh bien, “la nécessité se présente et l’on répond selon son intérêt”, comme l’on dit à Abainguéate. Et c’est à ces défauts que nous devrons peut-être notre salut, au moins de la situation actuelle. » « Mais pourquoi Dinivan aurait-il voulu m’envoyer dans cette auberge ? » demanda-t-elle. « Pourquoi ne pas me laisser rester au Sancellan Aedonitis, où j’aurais été en sûreté ? » « Aussi bien protégée que Dinivan et le Lecteur, Madame ? » Malgré la dureté de son ton, il y avait une douleur sincère dans sa voix. « Vous savez ce qui s’est passé là-bas – même si, grâce à Dieu, il vous a été épargné de le voir de vos propres jeunes yeux. Quoi qu’il en soit, même si Dinivan et moi étions brouillés, c’était un homme bon et sensé. Trop de gens entrent et sortent de cet endroit, qui ont bien trop de besoins, et de désirs, et de problèmes différents… et il y a par-dessus tout trop de langues agiles dans ces murs. Je vous le jure, on appelle ce monument à Aédon, Notre Sainte Mère l’Église, mais il n’est nul endroit dans le monde où courent plus de ragots que le Sancellan. » « Et il prévoyait donc de m’envoyer dans une auberge des marais ? » « Je le pense, oui – il est resté vague même avec le Lecteur, et n’a pas prononcé de noms. Mais je suis convaincu d’avoir raison parce que c’est un endroit que nous connaissions tous. Le docteur Morgénès a aidé sa propriétaire à l’acheter. C’est un endroit intimement lié aux secrets que Dinivan, et Morgénès, et moi partagions. » Miriamélé s’arrêta net et s’appuya sur les poignées des rames, les yeux fixés sur Cadrach. Il soutint calmement son regard, comme s’il n’avait rien dit d’inhabituel. « Madame ? » demanda-t-il enfin. « Le docteur Morgénès… du Hayholt ? » « Bien sûr. » Il baissa la tête jusqu’à ce que son menton parût reposer sur sa poitrine. « Un grand homme. Un homme bon, très bon. Je l’adorais, Princesse Miriamélé. Il était comme un père pour tant d’entre nous. » La brume commençait à planer au-dessus de la surface de l’eau, aussi pâle que la laine de coton. Miriamélé respira profondément et frissonna. « Je ne comprends pas. Comment l’avez-vous connu ? Et qui sont ce “nous” ? » Le moine laissa son regard se perdre vers la mer voilée. « C’est une longue histoire, Princesse – une très longue histoire. Avez-vous jamais entendu parler d’une chose appelée “La Ligue du Parchemin” ? » « Oui ! À Naglimund. Le vieux Jarnauga en faisait partie. » « Jarnauga, soupira Cadrach. Un autre excellent homme, même si les dieux savent que nous avons eu bien des différents. Je me suis caché de lui quand j’étais dans la place forte de Josua. Comment était-il ? » « Je l’aimais bien, répondit lentement Miriamélé. Il faisait partie de ces gens qui écoutent vraiment – mais je n’ai parlé avec lui qu’à de rares reprises. Je me demande ce qu’il est advenu de lui à la chute de Naglimund. » Elle adressa à Cadrach un regard circonspect. « Qu’est-ce que tout cela a à voir avec vous ? » « Comme je vous l’ai dit, c’est une longue histoire. » Miriamélé s’esclaffa, mais son rire se changea rapidement en un autre frisson. « Nous n’avons pas grand-chose d’autre à faire. Racontez-moi. » « Mais laissez-moi d’abord trouver quelque chose pour vous protéger du froid. » Cadrach se glissa sous l’abri et en tira une cape de moine. Il la glissa autour des épaules de Miriamélé et rabattit la capuche sur ses cheveux courts. « Vous ressemblez maintenant à la jeune noble destinée au couvent que vous avez autrefois prétendu être. » « Parlez-moi, et j’oublierai le froid. » « Mais vous êtes encore bien faible. Je préférerais que vous lâchiez ces rames et que vous me les laissiez pour un temps, ou au moins que vous vous abritiez sous l’auvent. » « Ne me traitez pas comme une petite fille, Cadrach. » Bien qu’elle eût froncé les sourcils, elle était étrangement touchée. Était-ce là l’homme qu’elle avait voulu noyer – était-ce là l’homme qui l’avait vendue comme une esclave ? « Vous ne toucherez pas les rames cette nuit. Lorsque je serai trop fatiguée, nous jetterons l’ancre. Jusque lors, je nagerai lentement. Maintenant racontez-moi. » Le moine agita les mains pour signifier sa défaite. « Très bien. » Il resserra sa cape sur lui et s’installa dos à un banc, les genoux tirés sur la poitrine, si bien qu’il l’observait depuis l’obscurité du fond du canot. Le ciel était devenu presque entièrement noir, et la lune éclairait juste assez pour que son visage restât visible. « Je crains de ne pas vraiment savoir où commencer. » « Au début, bien sûr. » Miriamélé extirpa les pelles de l’eau et les y replongea. Quelques gouttelettes lui éclaboussèrent le visage. « Ah. Très bien. » Il se concentra durant un temps. « Oui, si je reprends depuis le début, les événements ultérieurs seront probablement plus faciles à comprendre – et de cette façon, je retarderai d’autant la narration des épisodes les plus honteux. Ce n’est pas une histoire gaie, Miriamélé, et elle s’aventure bien souvent dans les ténèbres… Des ténèbres qui affectent aujourd’hui bien d’autres gens que ce seul moine soûlard hernystiri. » « Je suis né à Crannhyr, vous le savez. Mais lorsque je dis être Cadrach-ec-Crannhyr, seule la dernière partie est vraie. Je suis né Padréic. J’ai porté d’autres noms, rarement plaisants, mais suis né Padréic et suis maintenant Cadrach, je suppose. » « Je n’exagère certainement pas en disant que Crannhyr est l’une des villes les plus singulières de tout Osten Ard. Elle est ceinte d’une muraille comme une grande forteresse, mais n’a jamais été attaquée, et n’a jamais contenu grand-chose qui vaille d’être volé. Les habitants de Crannhyr sont secrets à un point que même les autres Hernystiris ne peuvent comprendre. Un homme de Crannhyr, dit-on, préférerait offrir à boire à toute une taverne que de laisser même son meilleur ami entrer chez lui – et personne n’a jamais vu un homme de Crannhyr payer un autre verre que le sien. Les gens de Crannhyr sont austères – c’est le meilleur mot, je crois. Ils s’expriment avec peu de mots – le contraire de tous les autres Hernystiris, qui ont la poésie dans le sang ! – et ils n’affichent jamais leur prospérité ni leur bonne fortune, de peur que les dieux n’en soient jaloux et ne la reprennent. Même les ruelles se resserrent comme des conspirateurs, et les bâtiments sont parfois si proches que l’on doit vider ses poumons avant de s’engager entre eux, et que l’on ne peut reprendre son souffle qu’une fois ressorti à l’autre bout. » « Crannhyr fut l’une des premières cités construites par l’homme sur Osten Ard, et tout y exhale cette ancienneté. Les gens parlent doucement dès leur naissance, de peur qu’un éclat de voix ne fasse s’effondrer les murs et n’expose tous leurs secrets à la lumière du jour. Certains disent que les Sithis ont participé à sa construction ; mais même si, contrairement à certains de nos voisins, les Hernystiris n’ont jamais eu la folie de nier l’existence des Sithis, je ne crois pas que les Êtres Paisibles aient eu quoi que ce soit à voir avec Crannhyr. J’ai vu des ruines sithies, et elles n’ont rien de commun avec les murs tassés et craintifs dans lesquels j’ai passé mon enfance. Non, ce sont des hommes qui l’ont construite – des hommes terrorisés, si mon jugement a une quelconque valeur. » « Mais cela semble être un endroit terrible, dit Miriamélé. Tous ces murmures ! » « Oui, je ne l’aimais pas beaucoup moi-même. » Cadrach sourit, petite tache luisante dans la pénombre. « J’ai passé la plus grande partie de mon enfance à rêver de m’en aller. Ma mère est morte alors que j’étais très jeune, et mon père était un homme dur et froid, en parfaite adéquation avec cette cité dure et froide. Il n’a jamais dit un mot à moi ou à mes frères et sœurs qui ne fut nécessaire, et n’a jamais embelli ces rares paroles d’une quelconque douceur. Il était chaudronnier, et je suppose que marteler tout le jour devant une forge ardente pour nous nourrir prouvait qu’il répondait à ses obligations, et qu’il ne jugeait donc pas nécessaire d’en faire plus. La plupart des Crannhyris sont ainsi : rudes, et dédaigneux envers ceux qui ne le sont pas. J’étais impatient de voir le monde. » « Curieusement, pour quelqu’un qui détestait les secrets et le silence – mais c’est souvent le cas – s’est développé en moi un amour des livres anciens et des connaissances du passé. Vue à travers les yeux des anciens – des érudits comme Plesinnen Myrmenis ou Fréthis de Cuimnhe –, même Crannhyr paraissait magnifique et mystique, son goût du secret ne dissimulant plus uniquement d’anciennes choses déplaisantes, mais aussi une sagesse mystérieuse que ne pouvaient connaître des endroits plus ouverts, moins occultes. Dans la bibliothèque de Tethtain – fondée il y a des siècles dans notre cité par le Saint Roi lui-même –, j’ai rencontré mes seules âmes sœurs de cette prison de pierre, des gens qui, comme moi, vivaient pour les lumières du passé, et se délectaient de la redécouverte d’une connaissance oubliée comme d’autres aiment à pourchasser un cerf et à lui tirer une flèche dans le cœur. » « C’est là que j’ai rencontré Morgénès. À cette époque – je parle d’il y a près de quarante ans, ma jeune Princesse –, il aimait encore à voyager. S’il est un homme qui a vu plus que Morgénès, qui a visité plus de lieux différents, je n’en ai jamais entendu parler. Le docteur passait de nombreuses heures au milieu des parchemins de la bibliothèque de Tethtain, et connaissait les archives mieux que les vieux prêtres qui en avaient la charge eux-mêmes. Il vit mon intérêt pour l’histoire et les connaissances du passé, et me prit par la main pour me guider dans des directions utiles que je n’aurais jamais découvertes seul. Lorsque quelques années eurent passé et qu’il fut certain que ma dévotion envers le savoir n’était pas une chose qui disparaîtrait avec l’âge, il me parla de la Ligue du Parchemin, fondée il y a bien longtemps par saint Eahlstan Fiskerne, le Roi Pêcheur du Hayholt. Eahlstan avait hérité du château de Fingil et de son épée Minneyar, mais il ne voulait rien avoir à faire avec le legs de destruction du Rimmersleute – et en particulier avec la destruction du savoir. Eahlstan désirait au contraire sauvegarder les connaissances qui auraient pu sans cela tomber dans l’oubli, et faire usage de ce savoir lorsque cela était nécessaire. » « En faire usage dans quel but ? » « Nous avons souvent débattu de ce point, Princesse. Il n’a jamais été question d’agir “Pour le Bien” ou “Pour ce qui est Juste” – les Porteurs du Parchemin avaient rapidement réalisé que lorsque l’on s’impose un tel idéal, alors on doit se mêler d’absolument tout. Je suppose que l’explication la plus simple est que la Ligue agit pour protéger ses propres connaissances, pour empêcher l’émergence d’un nouvel âge des ténèbres qui enfouirait de nouveau un savoir qui avait été si patiemment arraché à sa gangue. Mais en d’autres occasions, la Ligue a agi pour se protéger elle-même plutôt que son savoir. » « Quoi qu’il en soit, je ne savais rien de ces questions complexes à cette époque. Pour moi, la Ligue ressemblait à un don des dieux – une heureuse confrérie réunissant d’extraordinaires érudits en quête des secrets de la Création. Je n’avais plus grand rêve que de les rejoindre. Et donc, lorsque notre amour commun pour la connaissance fut devenu une amitié – bien que, de ma part, ce fut plus proche de l’amour d’un fils pour un père remarquable –, Morgénès m’emmena et me fit rencontrer Trestolt, qui était le père de Jarnauga, et le vieil Ookequk, un sage du peuple troll qui vit dans le Nord lointain. Il me présenta comme digne de la Ligue, et tous les deux m’acceptèrent sans hésitation, avec la même chaleur et la même confiance que s’ils m’avaient connu toute leur vie – mais cela ne tenait qu’à Morgénès, bien sûr. À l’exception de Trestolt, dont l’épouse était morte quelques années plus tôt, aucun des Porteurs du Parchemin n’était marié. Cela avait souvent été le cas durant les siècles d’existence de la Ligue. Ses membres sont généralement le genre de gens – et c’est également vrai des femmes qui ont porté le Parchemin – qui aiment plus la connaissance que l’humanité. Cela ne veut pas dire qu’ils n’aiment pas les autres, comprenez-le bien, mais ils préfèrent les garder à l’écart : dans la pratique, ceux-ci représentent une distraction. Ainsi, pour les Porteurs du Parchemin, la Ligue elle-même est devenue une sorte de famille. Il n’y avait donc rien de surprenant à ce qu’un nouvel arrivant présenté par le docteur fut accueilli chaleureusement. Morgénès, même s’il refusait toujours qu’une quelconque autorité lui fut reconnue, était en un sens un père pour tous les membres de la Ligue, bien que certains eussent semblé plus âgés que lui. Mais qui saura jamais où et quand Morgénès est né ? » Du fond de l’obscurité de la coque, Cadrach s’esclaffa. Miriamélé plongea lentement les rames dans l’eau, songeuse devant l’histoire qu’elle écoutait pendant que le canot se balançait. « Plus tard, reprit-il, je fis connaissance du dernier Porteur du Parchemin, Xorastra, de Perdruin. Elle avait été nonne, mais avait déjà quitté son ordre lorsque je l’ai rencontrée. C’est à elle qu’appartient l’auberge de Kwanitupul dont j’ai parlé, d’ailleurs. C’était une femme d’une intelligence féroce, qui n’avait dû qu’à son sexe de ne pas mener la vie qu’elle aurait méritée : elle avait tout ce qu’il fallait pour être le ministre d’un roi. Xorastra m’accepta, et me présenta les deux candidats qu’elle-même proposait, car elle et Morgénès avaient depuis longtemps le projet de ramener la Ligue à son nombre traditionnel de membres, sept. » « Tous deux étaient plus jeunes que moi. Dinivan était tout juste un jeune homme à l’époque, et étudiait avec les Frères usiriens. Xorastra, perspicace, avait vu en lui l’étincelle qui saurait devenir un feu puissant et chaleureux, dont pourrait grandement bénéficier l’Église qu’elle aimait encore tant. L’autre était un jeune prêtre brillant et originaire d’une famille pauvre des îles, qui venait d’être ordonné, et qui avait rapidement pris de l’importance par la seule force de son esprit. Morgénès, après avoir longuement parlé avec Xorastra et leurs deux collègues du Grand Nord, accepta ces deux nouvelles additions. Lorsque nous nous rencontrâmes l’année suivante à Tungoldyr dans la maison de Trestolt, la Ligue du Parchemin comptait une nouvelle fois sept membres. » Les paroles de Cadrach étaient devenues lourdes et lentes, et lorsqu’enfin il s’interrompit, Miriamélé pensa qu’il s’était peut-être endormi. Mais en lieu de cela, ce fut d’une voix terriblement caverneuse qu’il se remit à parler. « Ils auraient mieux fait de nous rejeter tous les trois. Il aurait mieux valu que la Ligue elle-même disparût et tombât dans l’oubli. » Lorsqu’elle vit qu’il ne poursuivait pas, Miriamélé se redressa. « Que voulez-vous dire, Cadrach ? Qu’avez-vous fait de si terrible ? » Il maugréa. « Pas moi, Princesse – mes crimes ne sont venus que bien plus tard. Non, c’est l’instant où nous avons choisi d’accepter ce jeune prêtre en notre sein… puisqu’il s’agissait de Pryrates. » Miriamélé prit une longue inspiration et, durant un instant, malgré sa confiance en Cadrach retrouvée, sentit la toile de quelque terrible conspiration se tisser autour d’elle. Tous ses ennemis étaient donc alliés ? Le moine avait-il joué une partie si complexe qu’elle se retrouvait maintenant totalement à sa merci, en pleine mer ? Puis elle se souvint de la missive que lui avait portée Gan Itaï. « Mais vous m’avez déjà dit cela », dit-elle, soulagée. « Vous m’avez écrit et vous m’avez dit quelque chose sur Pryrates – que vous l’aviez fait ce qu’il était. » « Si j’ai dit cela, répondit tristement Cadrach, alors c’est que j’exagérais dans ma peine. Les germes d’un mal terrible devaient déjà être en lui, sinon il n’aurait pu fleurir aussi rapidement, et avec une telle force… c’est du moins ce que je crois. Le rôle que j’ai joué est venu bien plus tard, et toute ma honte est que je savais alors déjà quelle créature sans cœur et à l’âme noire il était, et que je l’ai aidé quand même. » « Mais pourquoi ? Et comment l’avez-vous aidé ? » « Ah, Princesse, je sens ce soir en moi l’honnêteté de l’Hernystiri ivre sans avoir bu une seule gorgée de vin – mais il reste néanmoins des choses que je préfère ne pas dire. L’histoire de ma déchéance est mienne et mienne seulement. La plupart des amis qui étaient proches de moi en ce temps-là sont morts aujourd’hui. Disons simplement ceci : pour de nombreuses raisons, tant à cause de certaines des choses que j’avais étudiées et que je préférerais ne jamais avoir abordées, qu’à cause de ma propre souffrance et de toutes les nuits d’ivresse passées à essayer de l’oublier, la joie que me procurait la vie avait disparu. Lorsque j’étais enfant, je croyais en les dieux de mon peuple. Lorsque je fus plus âgé, j’en suis venu à douter d’eux, et j’ai cru en leur place en le dieu unique des aédonites – unique, bien qu’intimement lié à Usires, Son fils, et Elysia, la sainte mère. Plus tard, durant mon apprentissage, j’en suis venu à douter de tous les dieux, anciens et nouveaux. Mais une certaine angoisse s’est emparée de mon cœur et maintenant je crois de nouveau en les dieux… Oh, à quel point j’y crois !… car je me sais maudit. » Le moine essuya rapidement ses yeux et son nez dans sa manche. Il était maintenant plongé dans une obscurité que même la lumière de la lune ne perçait plus. « Maudit ? Que voulez-vous dire ? Quel genre de malédiction ? » « Je ne le sais pas, sinon je me serais trouvé quelque bon sorcier qui m’aurait concocté un charme il y a bien longtemps. Non, je plaisante, Madame, et c’est une bien piètre plaisanterie. Il y a des malédictions en ce monde qu’aucun sort ne peut disperser – tout comme il y a, je le suppose, des bonnes fortunes qu’aucun mauvais œil ou rival jaloux ne peut débouter, et qui ne peuvent être perdues que par leur récipiendaire. Je sais seulement qu’il y a bien longtemps, le monde est devenu pour moi un terrible fardeau, trop lourd pour mes faibles épaules. Je devins un ivrogne – non pas un riboteur qui boit trop et réveille ses voisins en chantant à son retour, mais une âme glacée et solitaire qui cherche l’abrutissement et l’oubli. Mes livres étaient mon seul réconfort, mais même eux me semblaient exhaler une odeur putride : ils ne parlaient que de personnes mortes, que d’idées mortes, et surtout, le pire de tout, d’espoirs vides et morts, un million d’espoirs mort-nés pour chacun de ceux qui ont connu la brève existence d’un papillon sous le soleil. » « Alors j’ai bu, et insulté les étoiles, et bu. Mon ivresse me plongeait dans les affres du désespoir et mes livres, en particulier le volume auquel je consacrais tout mon temps, ne faisaient qu’ajouter à mon accablement. Et cela rendait l’oubli encore plus désirable. Bientôt, je ne fus plus le bienvenu dans les endroits où j’avais été l’ami de tous, et cela me rendit plus amer encore. Lorsque l’on m’interdit la bibliothèque de Tethtain, je plongeai plus bas encore, et entamai une saison entière d’ivresse noire, dont je m’éveillai un jour au bord d’une route dans les environs d’Abainguéate, nu et sans un cintis. Uniquement vêtu de branchages et de feuilles comme la plus immonde des bêtes, je rejoignis de nuit la maison d’un noble que je connaissais, un homme bon et amoureux du savoir qui avait été, de temps en temps, mon patron. Il me laissa entrer, me nourrit, puis m’offrit un lit pour la nuit. Lorsque le soleil se leva, il me donna une robe de moine qui avait appartenu à son frère, et me souhaita bonne chance là où j’irais. » « Il y avait du dégoût dans ces yeux ce matin-là, Madame, le genre de mépris que je vous souhaite de ne jamais voir dans les yeux d’une autre personne. Il connaissait mes mœurs, voyez-vous, et mon histoire d’agression et de vol ne l’avait pas trompé. Je sus, debout devant sa porte, que j’avais quitté l’enceinte de l’humanité, que j’étais maintenant comme un pestiféré. Voyez-vous, toute mon ivresse et la folie de mes actes n’avaient eu qu’un seul effet : rendre ma malédiction aussi évidente pour les autres qu’elle l’était depuis bien longtemps pour moi. » La voix de Cadrach, qui était devenue lugubre durant cette narration, disparut en un murmure rauque. Miriamélé l’écouta longtemps respirer. Elle ne voyait rien à dire. « Mais qu’aviez-vous vraiment fait ? » essaya-t-elle enfin. « Vous parlez d’une malédiction, mais vous n’aviez rien fait de mal – à part boire trop de vin, évidemment. » Le rire de Cadrach parut désagréablement fêlé. « Oh, le vin n’avait fait que soulager la douleur. C’est bien là le problème de telles taches, Madame. Même si certains, en particulier les innocents comme vous, ne peuvent pas toujours la distinguer, la tache reste néanmoins présente, et d’autres la sentent, comme les animaux devinent celui dans leur troupeau qui est fou ou malade. Vous avez essayé de me noyer, n’est-ce pas ? » « Mais c’était différent ! » s’exclama-t-elle avec indignation. « C’était pour quelque chose que vous aviez fait ! » « N’ayez crainte, murmura le moine. J’ai fait assez de mal depuis cette nuit aux abords d’Abainguéate pour justifier n’importe quelle punition. » Miriamélé ramena les rames. « Est-ce assez peu profond pour jeter l’ancre ? » demanda-t-elle, en essayant de parler d’une voix posée. « Mes bras sont fatigués. » « Je vais voir. » Pendant que le moine tirait l’ancre de sa cache et s’assurait que sa corde était fermement nouée au canot, Miriamélé s’efforça de réfléchir à ce qu’elle pouvait faire pour l’aider. Plus elle le faisait parler, plus les plaies paraissaient profondes. Sa bonne humeur, sentait-elle, n’avait été qu’une fine peau qui avait repoussé sur ces blessures à vif. Valait-il mieux le faire parler, quand c’était visiblement douloureux, ou simplement ne rien dire ? Elle aurait aimé que Géloé fut présente, ou le petit Binabik avec toute sa finesse et son ingéniosité. Lorsque l’ancre fut passée par-dessus bord et que la corde l’eut suivie vers les profondeurs, tous deux s’assirent et gardèrent un temps le silence. Enfin Cadrach parla, sa voix un peu plus légère qu’elle ne l’avait été. « La corde n’a filé que d’une vingtaine de brasses avant d’atteindre le fond. Nous sommes peut-être plus près de la côte que je ne l’avais pensé. Mais vous devriez essayer de dormir encore, Miriamélé. La journée de demain risque d’être longue. Si nous voulons atteindre le rivage, il va falloir se relayer pour avancer toute la journée. » « Ne pourrait-il pas y avoir un bateau quelque part qui nous verrait et nous repêcherait ? » « Je ne sais pas si cela serait vraiment une chance. N’oubliez pas que Nabban est maintenant entièrement sous la coupe de votre père et de Pryrates. Je pense que le mieux qui pourrait nous arriver serait de rejoindre la rive sans nous faire remarquer et de disparaître dans les quartiers les plus pauvres de Nabban, puis de rejoindre l’auberge de Xorastra. » « Vous ne m’avez pas expliqué pour Pryrates, dit-elle effrontément, en priant pour que ce ne fut pas une erreur. Que s’est-il passé entre vous deux ? » Cadrach soupira. « Voulez-vous vraiment me forcer à raconter d’aussi horribles choses, Madame ? Seules la faiblesse et la crainte m’ont poussé à mentionner cela dans ma missive, lorsque je craignais que vous ne vous fassiez une fausse idée de ce qu’était le marquis d’Eadne. » « Je ne vous forcerai pas à faire quelque chose qui vous ferait plus mal encore, Cadrach. Mais j’aimerais savoir. Ce sont ces secrets qui sont à l’origine de tous nos problèmes, n’est-ce pas ? Alors il n’est plus temps de les dissimuler, quelque horribles qu’ils soient. » Le moine acquiesça lentement. « Des paroles clignes de la fille d’un roi, mais bien dites. Ah, dieux de la terre et du ciel, si j’avais su qu’un jour, j’allais devoir raconter une telle histoire en disant “voilà ma vie”, je pense que j’aurai enfoncé ma tête dans la forge de mon père. » Miriamélé ne répondit pas mais resserra sa cape. Une partie de la brume avait disparu, et la mer s’étendait devant eux comme la surface d’une grande table noire. Les étoiles paraissaient trop petites et trop froides pour émettre de la lumière ; elles restaient suspendues sans briller, comme de petites pierres laiteuses. « Je n’ai pas quitté la compagnie des bonnes gens entièrement les mains vides, reprit Cadrach. Il y avait certaines choses que j’avais obtenues – la plupart du temps de façon légitime, au début de mes recherches. L’une d’elles était un immense trésor dont personne n’imaginait qu’il était entre mes mains. Mes possessions – celles que je n’avais pas vendues pour acheter du vin – étaient gardées pour moi par un ami. Lorsqu’il fut décidé que je n’étais plus de bonne compagnie pour tous ceux que je connaissais, je les lui repris… malgré ses protestations, car il savait que l’on ne pouvait plus me faire confiance pour en prendre soin. Ainsi, lorsque les temps étaient particulièrement durs, je pouvais toujours trouver un marchand de manuscrits rares ou de livres interdits par l’Église et – à des prix généralement si bas qu’ils frisaient le vol – obtenir quelque argent en échange de l’un de mes précieux livres. Mais comme je l’ai dit, l’une des choses que j’avais obtenues valait mille fois toutes les autres ensemble. L’histoire de son obtention prendrait une nuit à elle seule, mais ce fut durant très longtemps la seule chose dont je refusais de me séparer, quelque désespérées que fussent les circonstances. Car voyez-vous, j’avais découvert un exemplaire de Du Svardenvyrd, le légendaire livre de Nisses le fou, le seul exemplaire encore existant dont j’ai jamais entendu parler à notre époque. Je ne sais s’il s’agissait de l’original, car la reliure avait depuis longtemps disparu, mais la… personne dont je l’ai reçu jurait qu’il était authentique ; de fait, si c’était un faux, alors c’était une œuvre d’art en soi. Mais copie ou pas, il contenait les paroles de Nisses ; de cela, il ne pouvait y avoir de doute. Personne ne peut lire les choses effroyables que j’ai lues, puis regarder le monde autour de lui et en douter. » « J’en ai entendu parler, dit Miriamélé. Qui était Nisses ? » Cadrach eut un rire bref. « Une question pour l’Histoire. C’était un homme qui était venu du Nord, d’au-delà d’Elvritshalla, des terres des Rimmersleutes Noirs qui vivent sous le Pic de l’Orage, et qui s’était présenté à Fingil, roi de Rimmersgard. Ce n’était pas un conjureur, mais il est dit qu’il fournit à Fingil la puissance qui lui permit de conquérir la moitié d’Osten Ard. Ce pouvoir était peut-être la connaissance, car Nisses savait la vérité de choses dont nul autre n’avait même jamais rêvé l’existence. Après la conquête d’Asu’a et la mort de Fingil, Nisses servit le fils de Fingil, Hjeldin. Ce fut durant ces années qu’il écrivit son livre – un livre qui contenait une partie de l’effroyable savoir qu’il avait apporté avec lui lorsqu’il était apparu au milieu d’une terrible tempête de neige devant les portes de Fingil. Nisses et Hjeldin moururent tous deux à Asu’a – le jeune roi, en se jetant de la fenêtre de la tour qui porte son nom. Nisses fut trouvé mort dans la pièce d’où Hjeldin avait sauté, mais il n’y avait aucune marque sur son corps. Il souriait et tenait le livre dans ses mains. » Miriamélé frissonna. « Ce livre. Ils en ont parlé à Naglimund. Jarnauga a dit qu’il est censé décrire l’arrivée du Roi de l’Orage et d’autres choses. » « Ah, Jarnauga, dit tristement Cadrach. Comme il aurait aimé le voir ! Mais je ne le lui ai jamais montré, ni à aucun autre Porteur du Parchemin. » « Mais pourquoi ? Si vous l’aviez, même si c’était une copie, pourquoi ne l’avez-vous pas montré à Morgénès et aux autres ? Je pensais que c’était justement pour ce genre de choses qu’existait votre Ligue. » « Peut-être. Mais lorsque j’ai eu achevé la lecture de ce livre, je n’étais plus un Porteur du Parchemin. Je le savais au fond de mon cœur. À l’instant où j’ai tourné la dernière page, j’ai abandonné mon amour du savoir au profit de l’amour de l’oubli – les deux ne peuvent exister ensemble. Même avant la découverte du livre de Nisses, j’avais déjà longuement exploré des chemins interdits, appris des choses que nul homme désireux de bien dormir la nuit ne doit apprendre. Et j’étais jaloux des autres Porteurs du Parchemin, Miriamélé, jaloux de la joie simple de leur étude, furieux de leur tranquille assurance qui voulait que tout ce qui pouvait être examiné pouvait être compris. Ils étaient convaincus que s’ils pouvaient observer d’assez près la nature du monde, ils pourraient en deviner les desseins… Mais j’avais quelque chose qu’ils n’avaient pas, un livre dont la seule lecture pouvait non seulement leur prouver la véracité de ce que je leur avais déjà suggéré, mais aussi renverser les fondations mêmes de leur compréhension. J’étais plein de rage, Miriamélé. Mais j’étais aussi plein de désespoir. » Il fit une pause, sa douleur évidente dans sa voix. « Le monde est différent une fois que Nisses l’a expliqué. C’était comme si les pages de son livre avaient été imprégnées d’un poison lent qui tue l’âme. Et je les ai toutes touchées. » « Cela paraît horrible. » Miriamélé se souvint de l’image qu’elle avait vue dans l’un des livres de Dinivan, un géant cornu aux yeux rouges. Elle avait souvent revu cette image, dans des rêves troublants. Pouvait-il être préférable de ne pas savoir certaines choses, d’être aveugle à certaines images et idées ? « C’est horrible, en effet, mais seulement parce qu’il reflète la véritable terreur qui rôde sous notre monde, les ombres qui sont l’image inverse de la lumière du soleil. Pourtant, même une chose aussi puissante que le livre de Nisses finit par devenir pour moi rien plus qu’un autre moyen d’oublier : lorsque je l’eus lu tant de fois que sa seule vue me rendait malade, j’ai commencé à en vendre des pages, une par une. » « Elysia, mère de Miséricorde ! Qui pourrait acheter de telles choses ? » Cadrach s’esclaffa sèchement. « Même ceux qui étaient certains qu’il s’agissait d’un faux habile roulaient à terre dans leur hâte d’acquérir une seule page ! Un livre interdit exerce déjà une fascination puissante, jeune enfant, mais un livre véritablement maudit – et ils ne sont pas nombreux – attire les curieux comme le miel les mouches. » Son rire devint sonore, puis se changea en ce qui ressemblait à un sanglot. « Doux Usires, comme j’aimerais l’avoir brûlé ! » « Et Pryrates, dans tout cela, dit-elle, revenant à la charge. Vous lui avez vendu des pages ? » « Jamais ! » Cadrach avait presque hurlé. « Même alors, je savais que c’était un démon. Il avait été chassé de la Ligue bien avant ma propre déchéance, et chacun d’entre nous savait quel danger il représentait ! » Il reprit son calme. « Non, je suppose qu’il fréquentait simplement les mêmes échoppes que moi – c’est une communauté plutôt réduite, vous savez – et que certaines pages ont fini dans ses mains. Il est incroyablement versé dans tous les savoirs ténébreux, Princesse, et tout particulièrement dans les parties les plus dangereuses de l’Art. Il n’a pas dû lui être difficile de découvrir à qui avait appartenu la puissante chose dont étaient tirées ces pages. Et il ne lui a pas non plus été difficile de me dénicher, même si je m’étais enfoncé dans l’ombre aussi profondément qu’il m’était possible, utilisant mes propres connaissances pour me rendre insignifiant au point d’en être presque invisible. Mais, comme je l’ai dit, il m’a trouvé. Il a envoyé des gardes de votre père à ma recherche. Voyez-vous, il était déjà devenu le conseiller des princes – ou, dans le cas de votre père, des futurs rois. » Miriamélé songea au jour où elle avait rencontré Pryrates pour la première fois. Le prêtre rouge était venu dans les appartements de son père à Mérémund, apportant à Élias des informations sur les événements de Nabban. La jeune Miriamélé avait eu des difficultés à parler à son père, s’efforçant de trouver quelque chose à lui dire qui le ferait sourire même un instant, comme il l’avait si souvent fait à l’époque où elle était la lumière de ses yeux. Les affaires d’État offrant une excuse facile pour éviter une nouvelle discussion inconfortable avec sa fille, Élias l’avait congédiée. Curieuse, elle avait croisé à la porte en sortant le regard de Pryrates. Même aussi jeune, Miriamélé s’était déjà habituée depuis longtemps à l’éventail des regards qu’elle inspirait aux courtisans de son père – l’irritation chez ceux qui la considéraient une gêne dans leurs affaires, la pitié chez ceux qui devinaient sa solitude et sa confusion, un calcul honnête chez ceux qui se demandaient qui elle épouserait un jour, ou si elle allait devenir une belle femme, ou si elle serait une reine malléable une fois son père mort. Mais elle n’avait jamais jusqu’à cet instant subi quoi que ce fut qui se rapprochât du regard inhumain de Pryrates, un contact aussi froid qu’un plongeon dans de l’eau glacée. Il semblait ne pas y avoir la moindre trace de sentiment humain dans ses yeux noirs : elle avait immédiatement su que si elle avait été un morceau de viande sur l’étal d’un boucher, son expression n’aurait été en rien différente. Dans le même temps, il avait paru voir jusqu’au fond d’elle et à travers elle, comme si chacune de ses pensées défilait nue devant lui, s’offrant honteusement à son inspection. Atterrée, elle avait détourné les yeux et s’était précipitée à travers le couloir, pleurant inexplicablement. Derrière elle, elle avait entendu le bourdonnement sec de la voix de l’alchimiste qui commençait à parler. Elle avait alors réalisé qu’elle n’avait pas plus d’importance aux yeux de ce nouvel intime de son père qu’une mouche – qu’il pouvait l’ignorer et ne plus jamais penser une seule fois à elle, ou l’écraser d’un geste si cela servait ses desseins. Pour une jeune fille élevée dans l’évidence de sa propre importance, une importance qui avait même survécu à l’amour de son père, une telle réalisation était terrifiante. Son père, malgré tous ses défauts, n’avait jamais été un monstre de cette sorte. Alors pourquoi avait-il admis Pryrates dans le cercle de ses intimes, au point que le prêtre démoniaque fut devenu son conseiller le plus proche et le plus écouté ? C’était une question extrêmement troublante, à laquelle elle n’avait jamais trouvé de réponse. Là, dans le canot qui se balançait doucement, elle s’efforça de parler d’une voix égale. « Dites-moi ce qui est arrivé, Cadrach. » Le moine n’avait visiblement aucune envie de poursuivre. Miriamélé pouvait entendre ses doigts gratter doucement sur le bois du banc, comme s’il cherchait quelque chose dans l’obscurité. « Ils m’ont trouvé dans l’étable d’une auberge, dans les quartiers sud d’Erchester, dit-il lentement. Endormi dans la fange. Les gardes m’ont tiré de là et m’ont jeté à l’arrière d’un chariot, puis nous sommes partis vers le Hayholt. C’était durant la pire année de cette terrible sécheresse, et dans la lumière de cette fin d’après-midi, tout paraissait brun et or, jusqu’aux arbres, qui étaient aussi arides et mornes que de la boue séchée. Je me souviens les avoir regardé, ma tête résonnant comme une cloche d’église – je cuvais une longue nuit d’ivresse, évidemment –, et m’être demandé si le dessèchement qui donnait à mes yeux, ma bouche et mon nez l’impression d’être remplis de poussière avait également réussi à épuiser toutes les couleurs du monde. » « Les soldats, j’en suis sûr, pensaient que je n’étais qu’un criminel de plus, qui ne survivrait certainement pas de beaucoup à cet après-midi. Ils parlaient comme si j’étais déjà mort, en se plaignant de la consternante besogne que représentait le fait d’avoir à porter et enterrer un corps aussi sale et répugnant que le mien. Un garde annonça même qu’il comptait exiger un supplément de paye pour cette tache déplaisante. L’un de ses compagnon grimaça et dit : « De Pryrates ? » Le vantard se tut. Certains des autres soldats se moquèrent de son embarras, mais leur rire sonnait faux, comme si la seule idée de demander quelque chose au prêtre rouge suffisait à gâcher une journée. C’était la première indication que j’avais de l’endroit où l’on m’emmenait, et je savais que ce serait bien pire que d’être simplement pendu pour vol ou trahison – deux crimes dont je m’étais effectivement rendu coupable. J’ai essayé de sauter du chariot, mais ils m’ont rapidement maîtrisé. « Eh, dit l’un d’entre eux, il connaît ce nom. » « Par pitié, ai-je supplié, ne m’amenez pas à cet homme. S’il y a la moindre miséricorde aédonite en vous, faites de moi ce que vous voulez, mais ne me livrez pas au prêtre. » Le soldat qui venait de parler me dévisagea, et je pense qu’il y avait un peu de pitié dans ses yeux durs, mais il répondit : « Et faire retomber sa fureur sur nous ? Faire de nos enfants des orphelins ? Non. Sois courageux, et accepte ton sort comme un homme. » « J’ai sangloté sur tout le chemin jusqu’à la porte de Nearulagh. » « Le chariot s’est arrêté devant les portes bardées de fer de la tour de Hjeldin, et j’ai été entraîné à l’intérieur, le désespoir me rendant trop faible pour résister – et mon corps ravagé ne m’aurait de toute façon pas été d’une grande utilité contre quatre gardes en arme. Ils m’ont à moitié porté à travers un vestibule, puis sur ce qui m’a paru être un million de marches. Au sommet, deux grandes portes de chêne se sont ouvertes. Je fus jeté à l’intérieur comme un sac de viande, et je suis tombé à genoux sur les dalles dures de la pièce encombrée. » « La première idée qui me vint à l’esprit, Princesse, fut que je m’étais effondré dans un lac de sang. La pièce entière était écarlate, chaque niche, chaque fente ; mes mains elles-mêmes, que j’avais portées devant mes yeux, avaient changé de couleur. Horrifié, j’ai levé les yeux vers les longues fenêtres. Chacune d’entre elles était entièrement recouverte de panneaux de verre rouge vif ; la lumière du soleil, en les transperçant, éblouissait l’œil, comme si chaque fenêtre était un immense rubis. La lumière rouge ôtait toute couleur à tout ce qui se trouvait dans la pièce, comme le fait le crépuscule. Il semblait n’exister rien d’autre que des teintes de noir et de rouge. Il y avait des tables et des meubles penchés, mais concentrés au milieu de la pièce : aucun ne touchait l’unique mur circulaire. Chaque surface était recouverte de livres et de parchemins et… et d’autres choses, que je ne pouvais supporter de regarder longtemps. La curiosité du prêtre est effroyable. Il n’est rien qu’il ne fera pour découvrir la vérité sur une chose – ou le genre de vérité qui lui importe. Les sujets de ses expériences – principalement des animaux – étaient enfermés dans des cages, empilées au hasard au milieu des livres ; la plupart étaient encore vivants, même s’il eût mieux valu pour eux que ce ne fut pas le cas. En comparaison du chaos qui régnait au centre de la pièce, le mur était étrangement net, nu à l’exception de quelques symboles peints. » « “Ah, dit une voix, mon cher confrère de la Ligue du Parchemin, sois le bienvenu.” C’était Pryrates, bien sûr, assis dans un fauteuil étroit au dossier haut, au centre de cet invraisemblable nid. “J’espère que tu as fait bon voyage ?” » « “Ne jouons pas sur les mots”, lui ai-je répondu. Avec le désespoir était venue une sorte de résignation. “Tu n’es plus un Porteur du Parchemin, Pryrates, et moi non plus. Que veux-tu ?” » « Il se rembrunit. Il n’avait pas envie de renoncer à ce qui était pour lui un agréable divertissement. “Porteur du Parchemin un jour, Porteur du Parchemin toujours, je suppose.” Il gloussa. “Car n’avons-nous pas tous deux conservé un lien intime avec les vieilles choses, les vieux écrits… les vieux livres ?” » « Lorsqu’il prononça ces derniers mots, mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Jusqu’alors, j’avais imaginé qu’il désirait simplement me tourmenter pour se venger de son exclusion de la Ligue – même si d’autres que moi avaient en cela une responsabilité bien plus grande que la mienne : j’avais déjà entamé ma chute vers les ténèbres lorsqu’avait été prise cette décision. Soudain, je comprenais qu’il voulait quelque chose de tout à fait différent. Il désirait visiblement un livre qu’il pensait en ma possession – et il ne m’était pas difficile de deviner lequel. » « Je l’ai affronté comme dans une joute pendant près d’une heure, utilisant les mots comme on peut se servir d’une épée, et j’ai longtemps tenu pied – la dernière chose que perd un ivrogne est sa malice, voyez-vous ; elle survit à son âme une longue saison – mais nous savions tous les deux que je finirais par céder. J’étais fatigué, voyez-vous, épuisé et malade. Puis, pendant que nous parlions, deux hommes sont entrés dans la pièce. Ce n’étaient pas des gardes erkynéens, plutôt des hommes à la robe sombre et au crâne rasé qui avaient les cheveux noirs et la peau mate des habitants des îles du Sud. Aucun d’entre eux ne dit un mot – ils étaient peut-être muets –, mais la raison de leur présence était limpide : ils allaient m’immobiliser pour que Pryrates ait les mains et l’esprit libres lorsqu’il déciderait de recourir à des moyens de négociation plus persuasifs. Lorsqu’ils me prirent par les épaules pour me rapprocher de son fauteuil, je cédais. Ce n’était pas la douleur que je craignais, Miriamélé, ni même les autres horreurs mentales qu’il aurait pu m’infliger. Je vous le jure, bien que si cela fît une différence, je ne vois pas laquelle. Non, rien ne m’importait plus, tout simplement. Laissons-le obtenir ce qu’il désire, me suis-je dit. Qu’il en fasse ce qu’il veut. Ce n’était pas comme si une punition imméritée allait s’abattre sur ce monde noirci par le péché… car j’étais plongé depuis si longtemps dans ses abysses que la seule chose qui trouvait encore grâce à mes yeux était le néant lui-même. » « “Tu t’es séparé de pages d’un vieux volume très particulier, Padréic, dit-il. Mais il semble me souvenir que tu te fais appeler maintenant d’un autre nom ? Aucune importance. J’ai besoin de ce livre. Si tu me dis où tu le caches, tu ressortiras d’ici libre comme l’air.” Il fit un geste en direction du ciel au-delà des fenêtres écarlates. “Sinon…” Son bras se détourna vers certains instruments posés sur la table à portée de main, des objets encore maculés de cheveux et de sang. » « “Je ne l’ai plus”, lui ai-je répondu. C’était la vérité. J’avais vendu les dernières pages deux semaines plus tôt, et j’en cuvais les derniers profits dans cette étable puante. » « Il a dit : “Je ne te crois pas, petit homme”, puis ses serviteurs m’ont fait quelque chose jusqu’à ce que je crie. N’obtenant toujours pas de réponse, il y prit une part plus active, ne s’interrompant que lorsque je ne pouvais plus hurler et que ma voix n’était plus qu’un gargouillement. “Humm”, dit-il en se grattant le menton, comme s’il singeait Morgénès, qui s’interrogeait souvent de cette façon lorsqu’il travaillait à une traduction délicate. “Je devrais peut-être te croire. Il m’est difficile d’imaginer qu’un misérable tel que toi pût résister pour de seules raisons morales. Dis-moi à qui tu l’as vendu – chaque page.” » « En me maudissant en silence pour le meurtre de chacun de ces marchands – car Pryrates, je le savais, allait tous les faire tuer et faire confisquer leurs biens sans la moindre hésitation –, je lui donnais tous les noms dont je pouvais me souvenir. Lorsque j’hésitais, j’étais aidé par… par… ses serviteurs… » Cadrach fut soudain envahi par des sanglots puissants et profonds. Miriamélé l’entendit s’efforcer de les réprimer, mais il fut pris d’une violente quinte de toux. Elle se pencha en avant et se saisit de sa main froide, qu’elle serra fort pour lui montrer qu’elle était là. Après un temps, sa respiration se fit plus régulière. « Je suis désolé, Princesse, dit-il d’une voix brisée. Je n’aime pas m’en souvenir. » Il y avait également des larmes dans les yeux de Miriamélé. « C’est ma faute. Je n’aurais jamais dû vous pousser à en parler. Arrêtons-nous, et vous pourrez dormir. » « Non. » Elle pouvait le sentir trembler. « Non. J’ai commencé, et je ne dormirai pas, de toute façon. Cela m’aidera peut-être si je termine mon histoire. » Il tendit le bras et lui tapota la tête. « Je pensais qu’il avait obtenu de moi tout ce qu’il voulait, mais je me trompais. “Et si ces messieurs n’étaient plus en possession des pages que je recherche, Padréic ?” poursuivit-il. Par les dieux, il n’est rien de plus immonde que le sourire de ce prêtre ! “Je pense que tu devrais me dire tout ce dont tu te souviens – il doit bien rester un peu d’intelligence dans cette tête pleine de vin, n’est-ce pas ? Allez, récite pour moi, petit acolyte.” » « Et je lui ai tout dit. Chaque mot, chaque phrase dont je me souvenais, dans le désordre confus que l’on pouvait attendre d’une créature aussi anéantie que moi. Il paraissait principalement intéressé par les passages énigmatiques que Nisses avait consacré à la mort, et particulièrement par ce qui était dénommé “parler à travers le voile”, c’est-à-dire, à mon sens, les rituels qui permettent d’atteindre ce que Nisses appelait “les chants des cimes du ciel” – les pensées de ceux qui sont au-delà de la mortalité, tant les morts que les non-vivants. J’ai tout dégorgé, avec une immense envie de plaire, devant Pryrates qui était assis et acquiesçait, acquiesçait, son crâne luisant brillant dans l’étrange lumière. » « Je ne sais trop pourquoi, durant cette épouvantable expérience, j’ai remarqué quelque chose d’insolite. Cela a pris du temps, comme vous pouvez l’imaginer, mais à partir du moment où j’avais commencé à déverser mes souvenirs des pages du livre de Nisses, je n’avais plus été maltraité – l’un des serviteurs silencieux m’avait même donné un peu d’eau pour me permettre de m’exprimer plus clairement. Et pendant que je poursuivais, répondant à chaque question de Pryrates avec autant d’empressement qu’un enfant à sa première sainte mansa, j’ai remarqué quelque chose d’anormal dans la façon dont la lumière changeait dans la pièce. Tout d’abord, je fus convaincu, dans ma fatigue et ma douleur, que Pryrates avait trouvé le moyen d’inverser le cours du soleil, car la lumière qui aurait dû passer d’est en ouest à travers les fenêtres sanglantes avançait dans l’autre sens. Puis j’ai longuement réfléchi – durant de telles épreuves, il est bon de pouvoir penser à autre chose que ce qui vous arrive – et j’ai finalement réalisé que les lois célestes n’avaient pas été contrecarrées. En fait, c’était la tour elle-même, ou plus exactement le sommet de la tour, là où nous nous trouvions, qui tournait lentement dans le sens du soleil, un tout petit peu plus vite que le soleil lui-même – si lentement, en fait, que combiné à la régularité de la forme de la tour, il est probable que personne n’ait jamais remarqué ce mouvement depuis l’extérieur. » « Voilà pourquoi rien ne vient toucher les murs, me suis-je dit ! Même dans les extrêmes de la douleur et de la terreur, je me suis émerveillé des roues et des mécanismes gigantesques qui devaient bouger en silence derrière le mortier ou sous mes pieds. De telles choses étaient autrefois ma joie – j’ai passé d’innombrables heures dans ma jeunesse à étudier les lois mécaniques des mouvements des cieux. Et, par la miséricorde des dieux, cela m’a permis de penser à autre chose qu’à ce que je subissais et à ce qu’allait subir par ma faute le reste de l’humanité. » « En regardant tout autour de moi pendant que je poursuivais mon babil, je remarquais pour la première fois les marques subtiles gravées dans le verre rouge des fenêtres, et la façon dont ces marques, qui ne formaient que de fines lignes d’un rouge plus profond, croisaient les étranges symboles inscrits sur le mur intérieur de la tour. La seule explication que j’ai pu trouver était que Pryrates a transformé le sommet de la tour de Hjeldin en une sorte d’immense pendule à eau, un mécanisme à mesurer le temps d’une taille et d’une complexité inouïes. J’y ai réfléchi depuis à d’innombrables reprises, mais je n’ai jamais songé à rien qui pût expliquer aussi bien ce que j’avais vu. Les arts noirs dans lesquels s’est engagé Pryrates ont, je le suppose, rendu les sabliers et les cadrans solaires par trop imprécis. » Miriamélé le laissa s’interrompre un long moment. « Qu’est-il arrivé ensuite, Cadrach ? » Cadrach hésita encore. Lorsqu’il reprit sa narration, il parla un peu plus rapidement, comme si la suite était encore plus troublante que ce qui avait précédé. « Lorsque j’eus dit à Pryrates tout ce que je savais, il médita en silence dans son fauteuil le temps qu’il fallut au soleil pour disparaître de l’une des fenêtres et réapparaître au bord de la suivante. Puis il se leva, fit un signe de la main, et l’un des serviteurs s’avança derrière moi. Quelque chose me frappa sur la tête, et il n’y eut plus rien. J’ai repris connaissance dans un bosquet du Kynslagh, mes vêtements en loques maculés des propres fluides de mon corps. Je suppose qu’ils m’ont cru mort. Pryrates ne considérait certainement pas que je méritais plus d’attention, pas même l’effort de me tuer proprement. » Cadrach s’arrêta pour reprendre longuement son souffle. « Vous pourriez imaginer que j’étais fou de joie d’être encore vivant, d’avoir survécu alors que je ne m’y attendais pas, mais je n’ai rien fait d’autre que de m’enfoncer plus avant dans le bosquet pour y attendre la mort. Mais la saison était chaude et sèche : je ne suis pas mort. Lorsque j’eus repris des forces, je redescendis jusqu’à Erchester, où je volai quelques vêtements et un peu de nourriture. Je me suis même baigné dans le Kynslagh, pour pouvoir entrer dans les endroits où l’on vendait du vin. » Le moine maugréa. « Mais je ne pouvais quitter la ville, même si je brûlais de le faire. La vue de la tour de Hjeldin surplombant le mur d’enceinte du Hayholt me terrifiait, mais j’étais incapable de m’enfuir : j’avais l’impression que Pryrates m’avait arraché un bout de mon âme pour me garder en laisse, comme s’il pouvait me rappeler à chaque fois qu’il le désirait, et que je viendrais. Et ceci alors qu’il ne s’inquiétait visiblement pas du fait que je fusse vivant ou mort. Je suis resté en ville à voler, boire, et essayer d’oublier ma terrible trahison. Je ne l’ai pas oubliée, bien sûr – je ne l’oublierai jamais – mais j’ai finalement réuni assez de force pour m’arracher à l’ombre de la tour et m’enfuir d’Erchester. » Il parut vouloir dire quelque chose de plus, mais frissonna et se tut. Miriamélé serra une nouvelle fois la main du moine, qui avait jusqu’alors nerveusement gratté le banc de bois. Quelque part au sud, une mouette poussa son cri solitaire. « Mais vous ne pouvez pas vous en tenir pour responsable, Cadrach. C’est ridicule. Tout le monde aurait fait la même chose. » « Non, Princesse, murmura-t-il tristement. Certains ne l’auraient pas fait. Certains seraient morts plutôt que de révéler un secret aussi effroyable. Plus grave encore, d’autres n’auraient jamais en premier lieu laissé échapper un tel trésor – en particulier un trésor aussi dangereux que le livre de Nisses – pour le prix de quelques cruches de vin. J’avais une charge sacrée. C’est la raison d’être de la Ligue du Parchemin, Miriamélé – préserver la connaissance, et préserver Osten Ard de ceux qui, comme Pryrates, voudraient utiliser le savoir ancien pour asservir les autres. J’ai échoué dans ces deux missions. Et la Ligue avait également pour rôle d’empêcher le retour d’Ineluki, le Roi de l’Orage. De tous, ce fut là mon pire échec, puisqu’il me paraît évident que j’ai donné à Pryrates les moyens de découvrir cet esprit effroyable et de le faire s’intéresser de nouveau à l’humanité – et j’ai accompli tout cela pour pouvoir boire du vin, pour rendre mon esprit déjà assombri plus ténébreux encore. » « Mais pourquoi Pryrates voulait-il savoir tout cela ? Pourquoi était-il à ce point intéressé par la mort ? » « Je ne sais pas. » Cadrach était épuisé. « Son esprit a pourri comme un vieux fruit. Qui sait quelle étrange monstruosité peut y éclore ? » Furieuse, Miriamélé serra sa main. « Ce n’est pas une réponse. » Cadrach se redressa un peu. « Je suis désolé, Madame, mais je n’ai pas de réponse. La seule chose que je peux dire, c’est que d’après les questions que Pryrates m’a posées, je ne pense pas qu’il cherchait alors à entrer en contact avec le Roi de l’Orage. Non, au début, il cherchait autre chose lorsqu’il voulait, comme il le disait, “parler à travers le voile”. Et je pense que lorsqu’il s’est aventuré dans ces régions sans lumière, il a été remarqué. La plupart des vivants qui sont découverts en ces domaines sont tués ou rendus fous, mais je pense qu’Ineluki, assoiffé de vengeance, a vu en Pryrates un outil possible. D’après ce que vous et d’autres m’avez dit, il s’est effectivement révélé être un outil très efficace. » Miriamélé, glacée par la brise nocturne, se tassa un peu plus. Quelque chose dans ce que Cadrach avait dit la dérangeait et demandait à être réexaminé. « Il faut que je réfléchisse », dit-elle. « Si je vous ai dégoûté, Madame, il n’y a là rien de plus normal. » Il paraissait très distant. « Je me dégoûte moi-même d’une façon indescriptible. » « Ne soyez pas stupide. » Sans réfléchir, elle souleva la main froide du moine et la pressa contre sa joue. Surpris, il la laissa là un temps avant de la retirer. « Vous avez fait des erreurs, Cadrach. Moi aussi, et beaucoup d’autres encore en ont fait. » Elle bâilla. « Maintenant, il faut dormir, si nous voulons nous lever au matin et nous remettre en route. » Elle se glissa derrière lui et rejoignit la cabine improvisée du canot. « Madame ? » dit le moine, sa surprise évidente dans sa voix ; mais il ne dit rien de plus. Quelque temps plus tard, alors que Miriamélé s’assoupissait lentement, elle l’entendit se glisser sous l’abri de toile. Il se roula près de ses pieds, mais sa respiration restait calme, comme si lui aussi pensait. Bientôt, le bruit des vagues et le balancement du bateau à l’ancre l’entraînèrent vers le sommeil. 10. Les Cavaliers de l’Aube Malgré les brumes glaciales du matin qui recouvraient Sesuad’ra comme une cape grise, la Nouvelle-Gadrinsett était d’humeur presque festive. La troupe des trolls, menée par Simon et Binabik à travers le lac qui gelait lentement, était une merveille inconnue et plaisante dans une année où presque tout ce qui était étrange avait été mauvais. Alors que Simon et ses amis de petite taille parcouraient le dernier lacet de la vieille route sithie qui les menait au sommet, une vague d’enfants babillant qui avaient échappé à leurs parents et aînés commença à se rassembler autour d’eux. Les béliers des montagnes, habitués au fracas des villages qanucs, poursuivirent leur marche. Certains des plus petits enfants furent soulevés par des mains brunes et rugueuses qui les mirent en selle et les firent chevaucher avec les pâtres et les chasseresses trolls. Un petit garçon, qui ne s’attendait pas à voir les nouveaux venus d’aussi près, éclata en sanglots. Grimaçant d’inquiétude à travers sa barbe clairsemée, le troll qui l’avait emmené le maintint doucement mais fermement en place, pour éviter qu’il ne tombât et ne fut piétiné par le troupeau serré. Les hurlements du garçon surpassèrent même les cris de joie des autres enfants, et les martèlements, et les airs de flûte de la musique de marche qanuqe. Binabik avait prévenu Josua de l’arrivée des siens avant d’emmener Simon dans la forêt ; en retour, le prince avait fait de son mieux pour s’assurer qu’une digne réception leur fut préparée. Les béliers furent menés vers de chaudes étables dans les cavernes, où ils purent se repaître de paille fraîche en compagnie des chevaux de la Nouvelle-Gadrinsett, puis Sisqi et le reste du contingent troll marchèrent vers la masse polie par le vent de la Maison de la Séparation, toujours entourés par une foule d’humains ébahis. Les maigres réserves de Sesuad’ra furent combinées aux provisions de voyage des trolls, et un modeste repas fut partagé. Il y avait maintenant assez de citoyens de la Nouvelle-Gadrinsett pour que l’addition d’une centaine d’hommes et de femmes, même de petite taille, suffit à remplir la salle sithie caverneuse, mais la proximité en fit un endroit plus chaleureux. Il y avait peu de nourriture, mais la compagnie était d’un exotisme excitant. Sangfugol se leva, vêtu de ses plus beaux atours – même s’ils étaient un peu usés –, pourpoint et chausses, et interpréta quelques vieilles chansons particulièrement appréciées. Les trolls applaudirent en frappant leurs bottes de la paume de la main, une coutume qui amusa beaucoup les citoyens de la Nouvelle-Gadrinsett. Un homme et une femme du Qanuc, pressés par leurs compagnons, firent une démonstration d’une danse acrobatique qanuqe qui faisait appel à deux de leurs lances de pâtre au talon recourbé, et impliquait de beaucoup sauter et rouler. La plupart des habitants de la Nouvelle-Gadrinsett, même ceux qui étaient entrés dans la salle en se méfiant des nouveaux arrivants, se prirent de sympathie pour les nouveaux venus. Seuls les rares colons originaires de Rimmersgard conservaient une certaine animosité : l’hostilité immémoriale qui opposait les trolls et les Rimmersleutes ne pouvait être effacée par un unique banquet et quelques chants et danses. Simon s’assit et observa fièrement. Il ne buvait pas, parce que le sang battait encore de façon désagréable dans ses tempes suite au kangkang de la nuit précédente, mais il était tout aussi grisé que s’il venait de vider une outre entière. Tous les défenseurs de Sesuad’ra se réjouissaient de l’arrivée de nouveaux alliés – de n’importe quels alliés. Les trolls étaient petits, mais Sikkihoq avait montré à Simon à quel point ils étaient braves. Il restait peu probable que les tenants de Josua fussent capables de repousser Fengbald, mais au moins leurs chances étaient aujourd’hui meilleures qu’elles ne l’avaient été la veille. Mieux encore, Sisqi avait solennellement demandé à Simon de se battre au côté des trolls. D’après ce qu’il avait compris, les trolls n’avaient jamais demandé une telle chose à un Utku, ce qui en faisait vraiment un honneur. Le Qanuc avait une très haute opinion de sa bravoure, lui avait-elle dit, et de la loyauté dont il avait fait preuve envers Binabik. Simon ne pouvait s’empêcher de jubiler, même s’il avait décidé de ne pas en parler pour l’instant. Néanmoins, il adressait des sourires joyeux à travers la longue table à tous ceux dont il croisait le regard. Lorsque Jérémias fit son apparition, Simon le força à s’asseoir à côté de lui. En compagnie du prince et des autres « hautes gens », comme Jérémias les appelait, l’ancien apprenti chandelier préférait de beaucoup servir Simon, ce qui mettait Simon mal à l’aise. « Ce n’est pas bien », grommela Jérémias en baissant les yeux vers le gobelet que Simon avait placé devant lui. « Je suis ton écuyer, Simon. Je ne devrais pas être assis à la table du prince. Je devrais remplir ton gobelet. » « Folie. » Simon agita la main d’un geste désinvolte. « Ce n’est pas la façon dont les choses se passent ici. De toute façon, si tu étais parti du château quand je l’ai fait, c’est toi qui aurais vécu toutes les aventures, et moi qui me serais retrouvé dans les cavernes avec Inch… » « Ne dis pas ça ! » s’exclama-t-il d’une voix pantelante, les yeux pleins d’une frayeur soudaine. « Tu ne sais pas… ! » Il se maîtrisa difficilement. « Non, Simon, ne dis jamais ça – tu appellerais le malheur, tu pourrais le faire arriver ! » Son expression changea, la peur faisant lentement place à un air songeur. « De toute façon, tu as tort. De telles choses ne me seraient jamais arrivées à moi, Simon – le dragon, le peuple fabuleux, tout ça. Si tu ne peux pas voir que tu es spécial, eh bien… » Il inspira profondément. « …eh bien tu es stupide ! » Ce genre de discussion mettait Simon encore plus mal à l’aise. « Spécial ou stupide, décide-toi », grommela-t-il. Jérémias le dévisagea comme s’il lisait ses pensées. Il parut vouloir poursuivre sur le même sujet, mais après un instant son visage se changea en un masque moqueur. « Humm. “Spécialement stupide” serait probablement bien choisi, maintenant que tu en parles. » Soulagé de se retrouver sur un terrain moins glissant, Simon plongea ses doigts dans son gobelet de vin et projeta des gouttelettes sur le visage pâle de Jérémias, faisant bredouiller son ami. « Et vous, Messire, n’êtes point meilleur. Je vous ai oint, et vous fais “Sire Stupidement Spécial”. » Il projeta gravement quelques gouttelettes de plus. Jérémias grimaça et lança le bras vers le gobelet, renversant le peu de vin qui restait sur la chemise de Simon, puis tous deux se lancèrent dans une partie de bras de fer, riant et balançant chacun leur bras libre comme des oursons joueurs. « Spécialement Stupide ! » « Stupidement Spécial ! » Leur lutte, bien que bon enfant, devint rapidement passionnée ; les convives assis près des combattants s’écartèrent pour leur faire de la place. Le prince Josua, malgré sa réserve, avait du mal à garder le sérieux approprié à son rang. Dame Vorzheva riait franchement. Les trolls, dont les réceptions importantes se tenaient dans l’impressionnante immensité de Chidsik Ub Lingit et n’incluaient jamais de péripéties aussi triviales que deux amis luttant et se jetant du vin dans les cheveux, observèrent l’événement avec intérêt et gravité. Nombreux furent ceux qui demandèrent si quelque augure ou prophétie était déterminé par l’issue de cette joute, tandis que d’autres s’inquiétèrent de savoir s’il serait insultant pour les croyances religieuses de leurs hôtes qu’ils fissent quelques paris discrets sur le vainqueur potentiel. Sur cette dernière question, un consensus se forma rapidement, qui disait que ce qui n’était pas remarqué ne pouvait choquer ; les cotes changèrent à de nombreuses reprises, lorsque l’un ou l’autre des adversaires semblait approcher une défaite cuisante. À mesure que le temps s’écoulait et qu’aucun des deux combattants ne semblait prêt à céder, l’intérêt des trolls grandit. Qu’une telle chose pût durer si longtemps lors d’un banquet honorifique dans la caverne du Pâtre et de la Chasseresse des Basses-terres – eh bien, expliquèrent les plus cosmopolites des Qanucs, ce devait être plus qu’un simple concours. Ce devait plutôt être, expliquèrent-ils à leurs compagnons, une sorte de danse extrêmement complexe qui sollicitait chance et force de la part des dieux pour la bataille à venir. Non, prétendirent d’autres, ce n’était rien de plus compliqué qu’un simple combat pour le droit de s’accoupler. Les béliers le faisaient, alors pourquoi pas les Basses-terres ? Lorsque Simon et Jérémias réalisèrent que quasiment tout le monde dans la salle les regardait, ils mirent précipitamment fin à leur bras de fer. Les deux concurrents embarrassés, empourprés et suants, redressèrent rapidement leur chaise et s’inquiétèrent de la nourriture dans leur assiette, sans plus oser lever les yeux ni croiser le moindre regard. Les trolls chuchotèrent tristement entre eux. Quel dommage que ni Sisqi ni Binabik n’eurent été présents pour traduire leurs nombreuses questions au sujet de cet étrange rituel. Une chance de mieux apprécier les coutumes utku avait été perdue, au moins pour un temps. À l’extérieur de la Maison de la Séparation, Binabik et sa promise se dressaient dans la neige qui leur couvrait les chevilles et formait un manteau sur les dalles du Jardin de Feu. Le froid ne les gênait pas le moins du monde – le printemps pouvait être bien pire à Yiqanuc, et ils n’avaient pas été seuls ensemble depuis très longtemps. Les deux trolls encapuchonnés se tenaient tout près l’un de l’autre, face à face, et se réchauffaient les joues l’un l’autre de leur souffle. Binabik leva une main douce et chassa délicatement un peu de neige fondante du menton de Sisqi. « Tu es encore plus belle, dit-il. J’avais craint que ma solitude m’eut joué des tours, mais tu es encore plus belle que dans mon souvenir. » Sisqi rit et le tira plus près. « C’est une vile flatterie, chanteur ; ce n’est qu’une flatterie. Te serais-tu entraîné sur ces immenses femmes basses-terres ? Méfie-toi, l’une d’entre elles pourrait en prendre ombrage et t’écraser. » Binabik prit un air indigné. « Je ne vois personne d’autre que toi, Sisqinanamook, ni ne l’ai fait depuis la première fois que tes yeux se sont ouverts devant les miens. » Elle passa ses bras autour de son torse et serra aussi fort qu’elle le pût. Lorsqu’elle relâcha son étreinte, elle se tourna et se remit à marcher. Binabik revint à sa hauteur et régla son pas sur le sien. « Tes nouvelles étaient les bienvenues, dit-il. Je me suis inquiété pour notre peuple depuis le jour où j’ai quitté le lac Boue-bleue. » Sisqi haussa les épaules. « On fait aller. Les enfants de Sedda s’en sortent toujours. Mais ce fut enlever une pierre de la patte d’un bélier en colère que de convaincre mes parents de me laisser emmener même un aussi petit nombre des nôtres. » « Le Pâtre et la Chasseresse se sont peut-être résignés à la vérité des paroles d’Ookequk, dit Binabik, mais savoir qu’une chose déplaisante est vraie ne la rend pas plus agréable. Quoi qu’il en soit, Josua et les autres sont réellement reconnaissants – chaque bras, chaque œil sera utile. Le Pâtre et la Chasseresse ont pris une bonne décision, même si elle a été forcée. » Il fit une pause. « Et tu as toi aussi fait une bonne chose. Je te remercie de ta bonté envers Simon. » Sisqi le dévisagea, effarée. « Que veux-tu dire ? » « Lui demander de se joindre au Qanuc. Cela veut dire beaucoup, pour lui. » Elle sourit. « Ce n’était pas une faveur, mon aimé. C’est un honneur mérité, et c’est notre choix – et pas seulement le mien, Binabik, mais aussi celui de ceux qui sont venus avec moi. » Binabik la regarda d’un air interrogateur. « Mais ils ne le connaissent pas ! » « Certains, si. Quelques-uns de ceux qui ont survécu à la descente de Sikkihoq font partie de cette centaine. Tu as bien dû voir Snenneq ? Et ceux qui étaient à Sikkihoq ont ramené des histoires aux autres. Ton jeune ami a fait forte impression sur notre peuple, Binabik. » « Le jeune Simon. » Binabik réfléchit un instant sur ce point. « C’est étrange d’envisager les choses ainsi, mais je sais que tu dis la vérité. » « Il a beaucoup grandi, ton ami, depuis que nous nous sommes séparés au lac. Tu as bien dû t’en apercevoir ? » « Je sais que tu ne parles pas de taille – il a toujours été grand, même pour l’un des siens. » Sisqi rit et se serra contre lui. « Non, bien sûr. Je veux dire que depuis qu’il est descendu de nos montagnes, il semble avoir effectué sa Marche de l’ge d’Homme. » « Les Basses-terres n’ont pas les mêmes coutumes que nous, mon aimée, mais je pense que l’année qui vient de s’écouler a été, en un sens, sa Marche à lui. Et je ne pense pas que ce soit encore fini. » Binabik secoua la tête et prit les mains de Sisqi dans les siennes. « Quoi qu’il en soit, j’ai desservi Simon en supposant que ton offre avait été une faveur. Il est jeune et il change vite. Je suis très proche de lui, et peut-être que je ne perçois pas ses changements aussi clairement que toi. » « Tu perçois les choses plus clairement qu’aucun d’entre nous, Binbiniqegabenik. C’est pourquoi je t’aime – et c’est pourquoi rien ne doit t’arriver. Je n’ai laissé aucun répit à mes parents tant que je ne pouvais pas être à tes côtés avec une troupe des nôtres. » « Ah, Sisqi, dit-il d’un air songeur, un millier de milliers des trolls les plus solides ne pourrait nous protéger en ces temps terribles – mais mieux qu’un million de lances, tu es à mes côtés. » « De la flatterie, encore, s’esclaffa-t-elle. Mais c’est superbement dit. » Bras dessus bras dessous, ils se remirent à marcher dans la neige. Les provisions étaient rares, mais le bois ne l’était pas : à l’intérieur de la Maison de la Séparation, on ne comptait pas les bûches pour le feu, et la fumée noircissait le plafond. En temps ordinaire, Simon aurait été embarrassé de voir infliger un tel traitement à un lieu sacré pour les Sithis, mais ce soir il considérait cela comme rien plus que ce qui était nécessaire – un geste de bravoure et de joie dans une période où l’espoir était rare. Il regarda vers le cercle qui s’était formé autour du brasier une fois le repas terminé. La plupart des habitants avaient rejoint leurs cavernes ou leurs tentes, épuisés par une longue journée suivie de festivités inattendues. De nombreux trolls étaient également déjà partis, certains pour aller s’enquérir du troupeau – car, s’étaient-ils demandé, que pouvaient réellement savoir les Basses-terres des béliers ? –, et d’autres pour se coucher dans les cavernes que les sujets du prince leur avaient préparées. Binabik et Sisqi étaient maintenant assis à la grande table avec le prince et parlaient doucement, leurs visages bien plus sérieux que ceux des convives qui faisaient passer les rares outres de vin autour du feu. Simon hésita un instant, puis se dirigea vers le groupe réuni autour du feu. Dame Vorzheva avait quitté la table du prince et se dirigeait vers la porte – la duchesse Gutrun marchait à ses côtés en tenant délicatement le coude de la femme thrithing, comme une mère prête à retenir une enfant impulsive – mais lorsque Vorzheva vit Simon, elle s’arrêta. « Vous êtes là », lui dit-elle, et elle lui fit signe d’approcher. L’enfant qui grandissait en elle commençait à être visible : une petite grosseur se dessinait. « Madame. Duchesse. » Il se demanda s’il devait saluer, puis se souvint qu’elles avaient toutes deux assisté à son empoignade avec Jérémias. Il rougit et s’inclina hâtivement pour dissimuler son visage. Vorzheva parla d’un ton qui laissait supposer qu’elle souriait. « Le prince Josua me dit que ces trolls sont tes fidèles alliés, Simon – ou dois-je t’appeler Sire Seoman ? » C’était de pire en pire. Ses joues s’enflammaient. « S’il vous plaît, Madame, juste Simon. » Il glissa un regard subreptice, puis se redressa lentement. La duchesse Gutrun eut un petit rire. « Par la grâce du ciel, mon garçon, ne t’inquiète pas tant. Libérez-le et laissez-le se joindre aux autres, Vorzheva – c’est un jeune homme et il veut passer la nuit à boire et à parler fort. » Vorzheva lui lança un regard sévère, puis ses traits s’adoucirent. « Je voulais juste lui dire… » Elle se tourna vers Simon. « Je voulais juste te dire que j’aimerais en savoir plus sur toi. Je pensais que nos vies depuis Naglimund avaient été étranges, mais lorsque Josua m’a parlé des choses que tu as vues… » Elle rit une nouvelle fois, un peu tristement, et posa ses longs doigts sur son ventre. « Mais c’est une bonne chose de ta part que d’avoir fait venir de l’aide. Je n’ai jamais rien vu de comparable à ces trolls ! » « Vous connaissez… mmmmhh… Binabik depuis longtemps », dit Vorzheva en dissimulant son bâillement derrière sa main. « Oui, mais voir une personne de petite taille est loin d’être la même chose que d’en voir autant à la fois. » Vorzheva se tourna vers Simon comme pour rechercher son soutien. « Tu comprends cela ? » « Oui, Dame Vorzheva. » Il sourit lorsque resurgirent ses souvenirs. « La première fois que j’ai vu la cité où vit le peuple de Binabik – des centaines de caves dans le flanc de la montagne, et des ponts de corde qui se balancent, et plus de trolls que vous n’en pouvez imaginer, jeunes et vieux – oui, c’était bien différent que de connaître uniquement Binabik. » « Exactement, acquiesça Vorzheva. Eh bien, je te remercie une fois encore. Peut-être qu’un jour tu viendras me parler un peu de tes pérégrinations. Je suis parfois malade, maintenant, et Josua s’inquiète tant pour moi lorsque je me lève et que je marche un peu – elle sourit encore, mais avec une trace d’amertume – qu’il est bon d’avoir un peu de compagnie. » « Bien sûr, Madame. J’en serais honoré. » Gutrun tira sur la manche de Vorzheva. « Venez, maintenant, Vorzheva. Laissons ce jeune homme aller parler à ses amis. » « Eh bien, bonne nuit à toi, Simon. » « Mesdames. » Il s’inclina de nouveau lorsqu’elles s’éloignèrent, un peu plus gracieusement cette fois. Apparemment, c’était une chose qui s’améliorait avec la pratique. Sangfugol leva les yeux lorsque Simon rejoignit le feu. Le trouvère paraissait fatigué. Le vieux Towser était assis à côté de lui, et poursuivait à lui tout seul une discussion animée – une discussion que Sangfugol semblait avoir abandonnée bien longtemps auparavant. « Te voilà, dis le trouvère. Assieds-toi. Prend un peu de vin. » Il lui tendit une outre. Simon but juste une gorgée en signe d’amitié. « J’ai bien aimé ta chanson ce soir – celle sur l’ours. » « L’histoire d’Osgaël ? C’est une bonne chanson. Je me suis souvenu que tu avais dit qu’il y avait des ours sur les terres trolls, alors j’ai pensé que cela leur ferait plaisir. » Simon n’eut pas le cœur de lui révéler qu’à une exception près, pas un seul des cent nouveaux arrivants ne parlait le moindre mot de westerlien – que le trouvère aurait tout aussi bien pu chanter les oiseaux des marais sans que cela fît la moindre différence. Quoi qu’il en soit, et bien que les paroles eussent été pour eux un mystère indéchiffrable, les Qanucs avaient vraiment apprécié le refrain entraînant de la chanson et les expressions faciales du trouvère. « Ils l’ont beaucoup applaudie, dit Simon. J’ai cru que le plafond allait tomber. » « Ils tapent sur leurs bottes, tu as vu ? » En pensant à son triomphe, Sangfugol se redressa de façon notable. Il était peut-être le seul trouvère qui ait jamais été applaudi par les bottes trolls, chose que l’on ne disait pas même du légendaire Eoin-ec-Cluias. « Des bottes ? » Towser se pencha en avant et se saisit du genou du trouvère. « Et qui leur a appris à porter des bottes, j’aimerais le savoir. Les sauvages des montagnes ne portent pas de bottes. » Simon voulut répondre, mais Sangfugol agita la tête en signe d’irritation. « Tu dis encore des bêtises, Towser. Tu ne sais absolument rien des trolls. » Penaud, le bouffon regarda autour de lui, la bosse de sa gorge montant et descendant. « Je trouvais juste étrange que… » Il regarda Simon. « Tu les connais, toi, fils ? Ces petites gens ? » « Oui. Binabik est mon ami – tu l’as vu ici souvent, n’est-ce pas ? » « Je l’ai vu, oui, je l’ai vu. » Towser hochait la tête, mais ses yeux larmoyants étaient dans le vague ; Simon n’était pas certain qu’il s’en souvenait vraiment. « Eh bien, expliqua lentement Simon, après que nous avons quitté Naglimund et que nous avons escaladé la Montagne-dragon – la montagne que tu nous as aidé à trouver, Towser, avec tes souvenirs de l’épée Épine – après avoir escaladé cette montagne, nous sommes allés à l’endroit où vit le peuple de Binabik, et nous avons rencontré leur roi et leur reine. Et maintenant ils ont envoyé ces troupes pour nous soutenir. » « Ah, très gentil, c’est très gentil. » Towser plissa les yeux d’un air suspicieux pour regarder par-dessus le feu le groupe de trolls le plus proche, une demi-douzaine d’hommes qui riaient et lançaient les dés dans la poussière humide. Le vieux bouffon releva des yeux plus brillants. « Et ils sont là à cause de ce que j’ai dit ! » Simon hésita, puis acquiesça : « En un sens, oui. C’est vrai. » « Ah ! » sourit Towser, en exhibant les derniers chicots qui lui restaient. Il paraissait vraiment heureux. « J’ai parlé à Josua et à tous les autres de l’épée, n’est-ce pas ? Des deux épées. » Son regard revint vers les trolls. « Que font-ils ? » « Ils jouent aux dés. » « Puisque c’est moi qui les ai fait venir, il faut que je leur montre comment on joue vraiment à ce jeu. Il faut que je leur apprenne la Corne du Buffle. » Towser se leva et tituba de quelques pas jusqu’à l’endroit où jouaient les trolls, puis se laissa tomber à terre et s’installa en tailleur au milieu d’eux pour tenter de leur expliquer les règles de la Corne du Buffle. Les trolls rirent de son ivresse évidente, mais parurent néanmoins apprécier sa présence. Bientôt, le bouffon et les nouveaux venus furent engagés dans une pantomime hilarante, le vieux Towser, déjà grisé par l’alcool et l’excitation de la fête, s’efforçant d’expliquer les nuances les plus délicates de son jeu de dés à un groupe de petits hommes des montagnes qui ne comprenaient pas sa langue. Hilare, Simon se retourna vers Sangfugol. « Cela va probablement l’occuper pendant au moins quelques heures. » Sangfugol grimaça. « Je regrette de ne pas y avoir pensé tout seul dès le début. Je l’aurais envoyé les persécuter bien plus tôt. » « Tu n’es pas forcé de t’occuper de lui tout le temps. Je suis certain que si tu expliquais à Josua à quel point cela t’es désagréable, il demanderait à quelqu’un d’autre de le faire. » Le trouvère secoua la tête. « Ce n’est pas si simple. » « Explique-moi. » De près, Simon pouvait voir des traces noires dans les petites rides autour de ses yeux, de la crasse sur son front sous ses cheveux bouclés. Le trouvère semblait avoir perdu plus qu’un peu de sa méticulosité, et Simon n’était pas certain que ce fut une bonne chose : un Sangfugol négligé était un peu une insulte à la nature, comme une Rachel laxiste ou un Jiriki maladroit. « Towser était un homme bon, Simon. » Les mots du trouvère s’égrenaient lentement, à contrecœur. « Non, c’est injuste. C’est toujours un homme bon, je suppose, mais ces temps-ci il est surtout vieux et ridicule – et ivre à chaque fois qu’il le peut. Il n’est pas méchant, il est juste lassant. Mais lorsque j’ai débuté dans mon art, il a pris le temps de m’aider, alors qu’il ne me devait absolument rien. Il l’a fait uniquement par gentillesse. Il m’a enseigné des chansons et des accords que je ne connaissais pas, il m’a montré comment placer ma voix pour qu’elle ne me fasse pas défaut quand j’en avais besoin. » Sangfugol haussa les épaules. « Comment puis-je lui tourner le dos, simplement parce qu’il me fatigue ? » Le ton des trolls s’éleva, mais ce qui avait pu sembler être le début d’une dispute n’était en fait que celui d’une chanson, d’un chant saccadé et guttural ; la mélodie était aussi insolite que faire se pût, mais son humour était si évident, mais dans une langue aussi peu familière, que Towser, assis au milieu des chanteurs, se mit à glousser et à taper des mains. « Regarde-le, dit Sangfugol, un peu déconcerté. Il est comme un enfant, et cela peut nous arriver à tous, un jour. Comment pourrais-je le haïr ? Ce serait comme haïr un enfant qui ne sait pas ce qu’il a fait. » « Mais il te rend fou ! » Le trouvère fit la moue. « Mais les enfants ne rendent-ils pas parfois leurs parents fous ? Et un jour, les parents deviennent eux-mêmes semblables à des enfants, et obtiennent ainsi leur revanche, car ce sont ces vieux parents qui pleurent, et bavent, et se brûlent en touchant les flammes, et ce sont leurs enfants qui doivent souffrir. » Il n’y avait aucune gaieté dans son rire. « Je me suis dit que je serais bien mieux loin de ma mère quand je suis parti en quête de fortune. Maintenant, regarde ce dont j’ai hérité pour mon ingratitude. » Il fit un geste en direction de Towser qui, la tête rejetée en arrière, chantait avec les trolls, hurlant sans connaître les paroles ni la mélodie, comme un chien sous la pleine lune. Le sourire que provoqua cette vision disparut rapidement du visage de Simon. Au moins, Sangfugol et les autres avaient eu le choix de rester ou non avec leurs parents. Ce n’était pas la même chose pour les orphelins. « Et puis il y a le contraire. » Sangfugol se tourna pour regarder Josua, toujours plongé dans sa conversation avec les Qanucs. « Il y a ceux qui, même lorsque leurs parents sont morts, ne peuvent se libérer d’eux. » Le regard qu’il portait sur son prince était plein d’amour et, dans le même temps, d’une étonnante colère. « Parfois, il semble avoir peur de bouger, tant il craint froisser l’ombre du souvenir du vieux roi Jean. » Simon observa le visage long et troublé de Josua. « Il s’inquiète tant. » « Oui, même lorsque c’est inutile. » Tandis que Sangfugol répondait, Towser revint en titubant. Le kangkang de ses partenaires de jeu qanucs semblait avoir entraîné le vieil homme vers une ivresse nouvelle et plus alerte. « Nous sommes sur le point d’être attaqués par Fengbald et un millier d’hommes, grommela Simon. Cela donne certainement à Josua des raisons de s’inquiéter. L’inquiétude est parfois appelée stratégie, tu sais. » Le trouvère agita la main d’un geste d’excuse. « Je sais, et je ne le critique pas en tant que chef de guerre. Si quelqu’un peu trouver une façon de gagner cette bataille, ce sera notre prince. Mais je te le jure, Simon, je pense parfois que s’il regardait ses pieds et qu’il réalisait combien de fourmis et de moucherons il tue à chaque pas, il arrêterait définitivement de marcher. On ne peut pas être un chef – et encore moins un roi – lorsque chaque peine ressentie par l’un de vos sujets vous fait aussi mal que si elle était vôtre. Josua souffre trop, je pense, pour être jamais heureux sur un trône. » Towser avait écouté, les yeux brillants et attentifs. « C’est bien le fils de son père, ça c’est certain. » Sangfugol leva les yeux, agacé. « Tu dis encore des bêtises, mon vieil ami. Jean Presbytère était tout le contraire, et tout le monde le sait – et toi, tu devrais le savoir mieux que quiconque ! » « Ah. » dit gravement Towser, le visage étonnamment sérieux. « Ah. Oui. » Après un instant de silence, alors que le bouffon semblait s’apprêter à dire autre chose, il tourna brusquement les talons et s’éloigna. Simon laissa là les remarques de Towser. « Comment un bon roi pourrait-il se détourner des peines de son peuple, Sangfugol ? » demanda-t-il. « Ne doit-il pas s’y intéresser ? » « Bien sûr qu’il le doit. Par le sang de l’Aédon, oui ! – sinon il ne vaut pas mieux que le frère fou de Josua. Mais lorsque tu te coupes, est-ce que tu te couches et ne bouges plus jusqu’à ce que ce soit cicatrisé, ou est-ce que tu essuies le sang et continues ce que tu as à faire ? » Simon réfléchit à cela. « Tu veux dire que Josua est comme le fermier de cette vieille histoire, celui qui, après avoir acheté le plus beau et plus gros cochon de la foire, ne put se résoudre à le tuer, si bien que lui et sa famille sont morts de faim mais que le cochon a survécu ? » Le trouvère s’esclaffa. « Je suppose, oui. Même si je ne veux certes pas laisser entendre que Josua devrait faire abattre ses sujets comme des porcs – je pense juste que parfois des malheurs arrivent, quoi qu’ait pu faire le prince pour essayer de les éviter. » Ils regardèrent longuement le feu pendant que Simon réfléchissait à ce que lui avait dit son ami. Lorsque Sangfugol eut enfin décidé que Towser était en de bonnes mains avec les Qanucs – le vieux bouffon leur enseignait laborieusement des ballades d’un goût douteux – le trouvère partit se coucher. Simon resta assis et écouta les chansons jusqu’à en avoir mal à la tête, puis il se dirigea vers Binabik pour lui parler. Son ami troll parlait toujours avec Josua, bien que Sisqi fut maintenant pratiquement endormie, la tête posée sur l’épaule de Binabik, ses yeux aux longs cils mi-clos. Elle eut un sourire indistinct lorsque Simon s’approcha, mais ne dit rien. Les deux amoureux et Josua avaient été rejoints par le solide connétable Fréosel et par un vieil homme mince que Simon ne reconnut pas. Après un instant, il réalisa que ce devait être Helfgrim, l’ancien seigneur-maire de Gadrinsett, qui s’était échappé du campement de Fengbald. Alors qu’il regardait Helfgrim, Simon se souvint des doutes que Géloé avait émis à son sujet. Le vieil homme, qui parlait au prince, paraissait visiblement anxieux et inquiet, comme s’il craignait de pouvoir à tout moment dire une chose qui lui vaudrait un terrible châtiment. Simon ne put s’empêcher de se demander quelle confiance il allait pouvoir accorder à ce vieil homme nerveux, mais un instant plus tard il se morigéna pour une telle défiance. Après tout, qui savait quels tourments ce pauvre vieux Helfgrim avait pu endurer, qui lui avaient donné cette apparence ? Simon lui-même n’avait-il pas erré dans la forêt comme une bête sauvage après son évasion du Hayholt ? Qui, s’il l’avait vu alors, aurait pu décider de lui faire confiance ? « Ah, ami Simon. » Binabik leva les yeux. « Je suis heureux de te voir. Je fais une chose pour laquelle il y aura utilité de ton aide demain. » Simon acquiesça pour signifier sa disponibilité. « En vérité, reprit Binabik, il y a en fait deux choses. L’une est que je dois t’enseigner les rudiments de la langue qanuqe, pour que tu aies communication avec mon peuple pendant une bataille. » « Bien sûr. » Simon fut flatté que Binabik s’en souvînt. Cela devenait plus réel, une fois énoncé en présence de Josua. « Si j’ai la permission de mon prince de combattre avec les Qanucs, bien sûr. » Il regarda Josua. Le prince dit : « Le peuple de Binabik nous sera d’une bien plus grande utilité s’ils peuvent comprendre ce dont nous avons besoin. Leur propre sécurité sera également bien mieux assurée de cette façon. Tu as ma permission, Simon. » « Merci, Majesté. Quoi d’autre, Binabik ? » « Nous devons faire le ramassage de tous les bateaux qui appartiennent aux habitants de la Nouvelle-Gadrinsett. » Binabik sourit. « Ils doivent être au nombre d’une quarantaine une fois tous comptés. » « Des bateaux ? Mais le lac qui entoure Sesuad’ra est gelé ! À quoi vont-ils bien nous servir ? » « Ce ne sont pas les bateaux eux-mêmes qui vont bien nous servir, répondit le troll, mais des parties. » « Binabik a un plan pour améliorer la défense de cet endroit », ajouta Josua. Il semblait sceptique. « Ce n’est pas juste un plan. » Binabik sourit une nouvelle fois. « Ce n’est pas une idée qui est tombée sur moi comme une pierre. C’est un savoir qanuc que j’enseignerai à vous, Utku – et c’est une grande chance pour vous. » Il gloussa de satisfaction. « Qu’est-ce que c’est ? » « Je te le dirai demain pendant que nous ferons la cueillette des bateaux. » « Autre chose, Simon, dit Josua. Je sais que je t’en ai déjà parlé, mais je crois qu’il est utile de te reposer la question. Penses-tu qu’il y ait une quelconque chance que tes amis sithis se montrent ? Ceci est un endroit sacré pour eux, n’est-ce pas ? Ne voudront-ils pas le défendre ? » « Je ne sais pas, Josua. Comme je l’ai dit, Jiriki semblait penser que son peuple ne serait pas facile à convaincre. » « C’est dommage. » Josua passa ses doigts dans ses cheveux courts. « En fait, je crains que nous ne soyons trop peu nombreux, même avec l’aide de ces trolls courageux. Le renfort du peuple fabuleux serait une véritable aubaine. Ha ! La vie est étrange, n’est-ce pas ? Mon père s’enorgueillissait d’avoir repoussé jusqu’au dernier des Sithis ; maintenant son fils prie pour qu’ils reviennent et aident à défendre les vestiges du royaume de son père. » Simon agita tristement la tête. Il n’y avait rien à dire. Le vieux seigneur-maire, qui avait écouté en silence, regardait maintenant Simon, et l’examinait attentivement. Simon chercha un signe des pensées du vieil homme dans ses yeux larmoyants, sans succès. « Réveille-moi quand il faudra se mettre en route, Binabik, dit enfin Simon. Bonne nuit à tous. Bonne nuit, Prince Josua. » Il tourna les talons et se dirigea vers la porte. Les chants des trolls et des Basses-terres autour du feu s’étaient apaisés, les mélodies devenues lentes et mélancoliques. Le feu, réduit, projetait une lueur rougeâtre sur les murs sombres. Le ciel de cette fin de matinée était presque vide de nuages. L’air était d’un froid mordant ; le souffle de Simon s’embuait devant son visage. Lui et Binabik avaient répété la même petite série de mots importants en langue qanuqe depuis les premières lueurs de l’aube, et Simon, qui faisait preuve d’une patience plus grande qu’à son habitude, faisait des progrès. « Dis : “maintenant”. » Binabik fronça les sourcils. « Ummu. » Qantaqa, qui trottinait à côté d’eux, leva la tête et souffla, puis trouva assez de voix pour un court aboiement. Binabik s’esclaffa. « Elle n’a pas la compréhension de savoir pourquoi tu lui parles maintenant, expliqua-t-il. Ce sont des mots qu’elle n’entend que de moi. » « Mais je croyais que tu m’avais dit que ton peuple avait une langue différente pour parler aux animaux. » Simon tapait ses mains gantées l’une dans l’autre pour empêcher ses doigts de geler. Binabik lui adressa un regard plein de reproches. « Je ne parle pas à Qantaqa avec la langue qui sert aux béliers, aux oiseaux et aux poissons. Elle est mon amie. Je lui parle comme à tous mes amis. » « Oh. » Simon regarda la louve. « Comment dit-on “Je suis désolé”, Binabik ? » « Chem ea dok. » Il se tourna et tapota le large dos de la louve. « Chem ea dok, Qantaqa. » Elle lui fit un large sourire, en soufflant de la buée. Lorsqu’ils eurent marché un peu plus, Simon demanda : « Où allons-nous ? » « Comme je te l’ai dit cette nuit : nous allons faire le ramassage des bateaux. Ou plutôt, nous allons faire l’envoi des propriétaires de bateaux vers les forges, où Sludig et les autres auront la charge du cassement des bateaux. Mais nous donnerons à chaque propriétaire un comme ceci – il montra un rouleau de parchemins portant chacun en grand la rune de Josua – pour qu’ils aient la connaissance d’avoir la promesse du prince d’être dédommagés. » Simon était perplexe. « Je ne comprends toujours pas ce que tu vas en faire. Ces gens ont besoin de leurs bateaux pour pêcher, pour se nourrir et nourrir leur famille. » Binabik secoua négativement la tête. « Pas quand même les rivières sont épaisses de glace. Et si nous ne gagnons pas la bataille, il y aura peu d’importance dans les projets des gens de la Nouvelle-Gadrinsett. » « Alors vas-tu me dire quel est ton plan ? » « Bientôt, Simon, bientôt. Lorsque nous aurons achevé le travail du matin, je t’emmènerai aux forges et tu en auras la vision de tes yeux. » Ils se dirigèrent vers la colonie. « Fengbald va probablement bientôt attaquer. » « J’en ai la certaineté, dit Binabik. Ce froid doit mordre le moral de ses hommes, même s’ils reçoivent le paiement de l’or du roi. » « Mais ils sont trop peu nombreux pour un siège, tu ne crois pas ? Sesuad’ra est immense, même pour un millier d’hommes. » « Je suis d’accord avec ta pensée, Simon. » Binabik réfléchit un instant. « Josua, et Fréosel, et d’autres ont parlé de cela hier. Ils ont la pensée que Fengbald n’essaiera pas d’assiéger la colline. En fait, je doute qu’il sache la fragilité de notre préparation et le vide de nos provisions. » « Alors que va-t-il faire ? » Simon essaya de penser comme pouvait le faire Fengbald. « Je suppose qu’il va tout simplement essayer de nous écraser. D’après ce que j’ai entendu dire de lui, il n’est pas du genre patient. » Binabik le dévisagea comme pour le jauger, une lueur dans son œil sombre. « J’ai la pensée que tu as bien pensé, Simon. C’est ce qui a l’apparence de la plus grande probableté pour moi aussi. Si tu as pu emmener des espions dans le camp de Fengbald, alors il faut réaliser qu’il a envoyé des espions ici – Sludig et Hotvig ont l’idée d’avoir trouvé des signes de cela, des traces de chevaux et des autres choses. Donc il a la connaissance de la grande route qui mène au sommet, et même si elle peut être défendue, ce n’est pas comme le mur d’un château où l’on peut jeter des pierres d’en haut. J’ai le soupçonnement qu’il va essayer d’écraser la résistance avec des soldats plus forts et plus guerriers, et continuer d’avancer jusqu’au sommet. » Simon songea à tout cela. « Nous avons peut-être plus d’hommes qu’il ne le croit, maintenant que tes renforts sont là. Peut-être que nous pourrons le retenir plus longtemps qu’il ne le pense. » « Il n’y a pas de doute, dit sèchement Binabik, mais dans l’ultimeté, nous perdrons. Ils trouveront d’autres chemins vers le sommet – l’autre différence avec un château est que la colline peut être grimpée par des hommes de grande détermination, malgré le froid et le temps glissant. » « Alors que peut-on faire ? Rien ? » « Nous pouvons avoir l’utilisation de nos cerveaux en plus de nos cœurs, ami Simon. » Binabik sourit – un sourire amical et jaunâtre. « C’est le pourquoi de notre rassemblement de bateaux – ou, avec plus d’exacteté, de la cueillette des clous qui tiennent les bateaux ensemble. » « Des clous ? » La perplexité de Simon ne faisait que grandir. « Tu verras. Maintenant, vite, donne-moi le mot qui a le sens de “attaque !” » Simon réfléchit. « Nihuk. » Binabik se mit sur la pointe des pieds et lui donna une claque sur la hanche. « Nihut. Avec le son de “te”, pas “ke”. » « Nihut ! » s’exclama Simon. Qantaqa gronda et regarda autour d’elle, à la recherche d’un ennemi. Simon rêva qu’il se tenait dans la grande salle du trône du Hayholt, et regardait Josua, et Binabik, et beaucoup d’autres chercher les trois épées. Si tous cherchaient dans tous les recoins, soulevaient chaque tenture, et regardaient partout, jusqu’en dessous des robes des grandes statues de malachite des anciens rois du Hayholt, seul Simon semblait capable de voir que la noire Épine, la grise Peine, et une troisième lame argentée qui devait être Clou-Radieux se trouvaient toutes trois posées en évidence sur le grand trône d’ivoire jauni, le Trône du Dragon. Bien que Simon n’eût jamais vu cette épée de moins de cent pieds lorsqu’il vivait au Hayholt, elle était remarquablement claire dans sa vision onirique, sa poignée d’or épousant les courbes de l’Arbre sacré, son tranchant si affuté qu’il brillait même dans cette pièce sombre. Les lames étaient appuyées les unes sur les autres, les poignées en l’air, comme un étrange tabouret à trois pieds ; le gigantesque crâne grimaçant du dragon Shurakaï les surplombait, comme s’il pouvait à tout moment les gober, les faire disparaître. Comment Josua et les autres pouvaient-ils ne pas les voir ? C’était tellement évident ! Simon voulut avertir ses amis, mais il n’avait pas de voix. Il essaya de montrer du doigt, de faire un bruit qui attirerait leur attention, mais il avait, sans savoir comment, perdu son corps. Il était un fantôme, et ses chers amis et alliés commettaient une terrible, terrible erreur… « Malédiction, Simon, réveille-toi ! » Sludig le secouait violemment. « Hotvig et ses hommes disent que Fengbald est en marche. Il sera ici avant que le soleil n’ait franchi les arbres. » Simon réussit difficilement à s’asseoir. « Quoi, gargouilla-t-il, quoi ? » « Fengbald arrive. » Le Rimmersleute était déjà à la porte. « Debout ! » « Où est Binabik ? » Son cœur battait fort, tandis qu’il s’efforçait de se réveiller complètement. Qu’était-il censé faire ? « Il est déjà avec le prince Josua et les autres. Viens, maintenant. » Sludig agita la tête et sourit avec une exaltation féroce. « Enfin – quelqu’un à combattre ! » Il plongea sous le rabat de la tente et disparut. Simon s’extirpa de sous sa cape et enfila maladroitement ses bottes, se cassant l’ongle d’un pouce dans sa précipitation. Il jura doucement en passant sa chemise, puis trouva son couteau qanuc et le glissa dans sa gaine. L’épée que Josua lui avait donnée était enveloppée dans sa toile sous sa paillasse ; lorsqu’il la sortit, le métal était glacé dans sa main. Il frissonna. Fengbald arrivait. C’était le jour dont ils parlaient depuis de si nombreuses semaines. Des gens allaient mourir, peut-être même pour certains avant que le soleil gris n’eût atteint midi. Et peut-être que Simon en ferait partie. « Des mauvaises pensées », grommela-t-il en bouclant le ceinturon de son épée. « Des mauvais présages. » Il fit le signe de l’Arbre pour se préserver de ce qu’il venait de dire. Il devait se presser. On l’attendait. Alors qu’il fouillait dans un recoin de la tente à la recherche de ses gants, il tomba sur le paquet à la forme étrange qu’Aditu lui avait donné. Il n’y avait plus pensé depuis la nuit où il s’était glissé dans l’Observatoire. Qu’était-ce ? Il fut frappé d’une peur nauséeuse lorsqu’il se souvint soudain qu’Amerasu avait voulu qu’il fut donné à Josua. Miséricordieux Aédon, qu’ai-je fait ? Était-ce quelque chose qui aurait pu les sauver ? Avait-il, dans sa bêtise, dans son étourderie de tête creuse, négligé une arme qui pourrait sauver la vie de ses amis ? Ou était-ce un moyen d’appeler les Sithis à l’aide ? Était-il maintenant trop tard ? Le cœur battant de l’immensité de son erreur, il ramassa le sac – remarquant, malgré sa terreur, l’étrange douceur glissante de sa toile – et fila à travers la lumière glaciale de l’aube. Une vaste foule était réunie dans la Maison de la Séparation, saisie d’une frénésie qui semblait pouvoir à tout moment se changer en panique. Au centre de tout cela, Simon retrouva Josua et un petit groupe qui comprenait Déornoth, Géloé, Binabik et Fréosel. Le prince, toute trace d’indécision évanouie, donnait des ordres, révisait les plans et les dispositifs, et exhortait les plus inquiets des défenseurs de la Nouvelle-Gadrinsett. L’éclat des yeux de Josua acheva de convaincre Simon de sa trahison. « Votre Majesté. » Il fit un pas en avant, puis mit un genou à terre devant le prince, qui le regarda d’un air vaguement surpris. « Debout, Simon, dit impatiemment Déornoth. Nous avons des choses à faire. » « Je crains d’avoir commis une terrible erreur, Prince Josua. » Le prince s’interrompit, visiblement désireux d’éviter tout regain d’intérêt alentour. « Que veux-tu dire, fils ? » Fils. Le mot frappa Simon au plus profond. Il aurait aimé que Josua fut vraiment son père – il y avait certainement quelque chose en lui qu’il aimait. « Je crois que j’ai fait quelque chose de stupide, dit il. De très stupide. » « Parle avec soin, dit Binabik. Ne dis que les choses qui ont de l’importance. » L’expression alarmée de Josua s’effaça peu à peu, à mesure qu’il entendait l’explication inquiète de Simon. « Eh bien, donne-le moi », dit-il lorsque Simon eut terminé. « Il est inutile de te tourmenter tant que nous ne savons pas ce que c’est. J’avais craint en voyant l’expression de ton visage que tu avais fait quelque chose qui nous aurait laissé à découvert. Mais en fait, ton paquet n’est probablement qu’un simple cadeau. » « Un cadeau des Fabuleux ? » demanda Fréosel d’un ton méfiant. « Sont-y pas dangereux ? » Josua s’accroupit et prit le sac de Simon. Il lui fut difficile de défaire le cordon avec une seule main, mais personne n’osa se proposer à l’aider. Lorsqu’enfin il l’eut dénoué, il retourna le sac. Un objet enveloppé dans un tissu noir brodé tomba sur ses genoux. « C’est une corne », dit-il en écartant son enveloppe et en la soulevant. Elle était faite d’une seule pièce d’ivoire ou d’un os qui n’aurait pas jauni, et était décorée de fines gravures. Le bec et l’embouchure étaient recouverts d’un métal argenté, et la corne elle-même était suspendue à un baudrier noir aussi magnifiquement ouvragé que l’enveloppe de tissu. Il y avait quelque chose d’inhabituel dans sa forme, quelque essence envoûtante mais inexplicable. Bien que tout en elle évoquât l’âge et l’usage, elle brillait comme si elle venait d’être façonnée. Elle était puissante, Simon pouvait le voir : bien que différente d’Épine, qui semblait parfois presque respirer, la corne avait en elle quelque chose qui attirait l’œil. « C’est un magnifique objet », murmura Josua, qui la tourna en tous sens, plissant les yeux pour mieux voir les ciselures. « Je ne peux absolument rien lire, mais certaines gravures ressemblent à des runes. » « Prince Josua ? » Binabik tendit les mains, et Josua lui passa la corne. « Ce sont des runes sithies – ce qui n’a pas d’étrangeté sur un cadeau d’Amerasu. » « Mais l’enveloppe et le baudrier ont été tissés par des humains, dit brusquement Géloé. Voilà une chose étrange. » « Peux-tu les lire ? » demanda Josua. Binabik secoua la tête. « Pas maintenant. Il y aura peut-être la possibilité avec une étude. » « Peut-être pourra-t-on lire cela. » Déornoth se pencha et tira un bout de parchemin brillant du pavillon de la corne. Il l’ouvrit, siffla de surprise, et le tendit à Josua. « C’est écrit en westerlien ! » dit le prince. « “Que ceci soit rendu à son légitime propriétaire lorsque tout semble perdu” Puis il y a un signe étrange, comme un “A”. » « La marque d’Amerasu. » La voix grave de Géloé était pleine de tristesse. « Sa marque. » « Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? » demanda Josua. « Qu’est-ce que cet objet, et qui peut être son légitime propriétaire ? Il est évident que c’est une chose précieuse. » « Pardonnez-moi, Prince Josua, dit nerveusement Fréosel, mais y vaut p’t’être mieux pas toucher à des choses comme ça – y peut y avoir une malédiction dessus ou aut’chose du genre. On dit que les cadeaux des Fabuleux, y z’ont deux tranchants. » « Mais si cela sert à appeler à l’aide, dit Josua, alors ce serait dommage de ne pas l’utiliser. Si nous sommes vaincus aujourd’hui, tout ne semblera pas perdu : tout sera perdu. » Il hésita un instant, puis porta la corne à ses lèvres et souffla. Incroyablement, il n’y eut pas le moindre son. Josua regarda dans le pavillon de la corne s’il y avait la moindre obstruction, puis gonfla ses joues et souffla jusqu’à être presque plié en deux, mais la corne resta silencieuse. Il se redressa en laissant échapper un petit rire incertain. « Eh bien, je ne semble pas être son légitime propriétaire. Que quelqu’un d’autre essaie – n’importe qui, cela n’a pas d’importance. » Déornoth finit par accepter la corne et la souleva, mais n’eut pas plus de chance que Josua. Fréosel refusa d’un geste. Simon la prit, et bien qu’il soufflât jusqu’à ce que des points noirs emplissent sa vision, la corne resta muette. « À quoi sert-elle ? » haleta Simon. Josua haussa les épaules. « Qui peut le dire ? Mais je ne pense pas que tu aies causé le moindre tort, Simon. Si cet objet a une raison d’être, elle ne nous a pas encore été révélée. » Il enveloppa la corne et la remit dans le sac, qu’il plaça à ses pieds. « Nous avons d’autres choses à faire, maintenant. Si nous survivons à cette journée, alors nous pourrons nous pencher une nouvelle fois sur elle – peut-être que Binabik et Géloé réussiront à lire ses inscriptions. Maintenant, Déornoth, apporte-moi le compte des hommes, et prenons les dernières dispositions. » Binabik s’écarta du groupe, puis s’approcha de Simon et le prit par le bras. « Il y a encore des choses que tu dois avoir, dit-il, puis tu devras rejoindre ta troupe qanuqe. » Simon suivit son ami à travers la bruyante confusion de la Maison de la Séparation. « J’espère que ton plan va marcher, Binabik. » Le troll fit un signe de la main. « J’en ai l’espoir, moi aussi. Mais nous ferons tous ce qui est notre mieux. C’est tout ce que les dieux, ou ton Dieu, ou les ancêtres ont la possibleté d’attendre de chacun. » Dans le coin du mur ouest, une rangée d’hommes se tenait devant une pile branlante de boucliers de bois, dont certains portaient encore des marques de mousse qui signalaient leur incarnation précédente en tant que partie d’un bateau. Sangfugol, qui portait une sorte de tenue de combat d’un gris usé, surveillait la distribution. Le trouvère leva les yeux vers eux. « Ah. Vous êtes là. C’est dans le coin. Hé, arrête ça, toi ! » cria-t-il en direction d’un homme barbu, assez âgé, qui fourrageait dans la pile. « Prends celui du dessus. » Binabik se dirigea vers l’endroit que Sangfugol avait indiqué, et tira quelque chose de sous une pile de sacs. C’était un autre bouclier de bois, mais celui-ci avait été peint aux armes que Vorzheva et Gutrun avaient créées pour la bannière de Simon, l’épée noire et le dragon enroulé sur le gris et rouge de Josua. « Ce n’est pas réalisé avec la main de l’art, dit le troll, mais c’est fait avec la main de l’amitié. » Simon se pencha et l’embrassa, puis il prit le bouclier et le tapa du talon de la main. « Il est parfait. » Binabik se rembrunit. « J’ai le regret que tu n’aies pas plus l’entraînement de son usage, Simon. Ce n’est pas une facileté de chevaucher et tenir un bouclier et combattre en même temps. » Il parut s’inquiéter plus encore et serra les doigts de Simon dans son petit poing. « Ne sois pas écervelé, Simon. Tu es de grande importance, et mon peuple a grande importance aussi… Mais la plus grande importance pour moi sera avec toi. » Il détourna son visage rond. « Elle est une chasseresse de notre peuple et brave comme l’éclair, mais – Quinkipa ! – combien j’aimerais que Sisqi ne soit pas dans la bataille aujourd’hui. » « Tu ne seras pas avec nous ? » demanda Simon, surpris. « Je serai avec le prince, en messager, parce que Qantaqa et moi pouvons nous déplacer avec grande rapidité et discrèteté là où un homme à cheval peut être vu. » Le troll rit doucement. « Mais je porterai une lance pour la première fois depuis ma Marche de l’ge d’Homme. Ce sera une étrangeté d’avoir cela dans ma main. » Son sourire disparut. « Non est la réponse à ta question, Simon. Je ne serai pas avec vous, en tout cas pas près de vous. Alors s’il te plaît, mon bon ami, garde un œil ouvert sur Sisqinanamook. Si tu l’éloignes du danger, tu écartes un coup à mon cœur qui m’apporterait la mort. » Il serra une nouvelle fois la main de Simon. « Viens. Il y a des choses que nous devons encore faire. Il n’est pas assez d’avoir des plans malicieux – il se tapota le front avec un sourire moqueur –, s’ils ne sont pas réalisés avec convenableté. » Ils se retrouvèrent tous enfin dans le Jardin de Feu, tous les défenseurs de Sesuad’ra, ceux qui allaient combattre et ceux qui resteraient en arrière, réunis sur la grande place dallée. Bien que le soleil fut déjà assez haut dans le ciel, le jour était sombre et très froid ; nombreux étaient ceux qui avaient amené des torches. Simon eut un pincement au cœur en voyant ces flammes alignées en cet endroit, comme elles l’avaient été dans sa vision du passé. Un millier de Sithis avaient autrefois attendu ici, tout comme ses amis et alliés attendaient maintenant, la survenue d’un événement qui allait changer leur vie. Josua se tenait debout sur une section de mur en ruines, ce qui lui permettait de surplomber la foule émue. Simon, qui se tenait non loin de lui, lut la déception sur le visage du prince. Les défenseurs étaient bien peu nombreux, disait clairement son expression, et bien peu préparés. « Habitants de la Nouvelle-Gadrinsett et très chers alliés d’Yiqanuc, dit Josua, il y a peu à dire sur ce que nous nous apprêtons à faire. Le duc Fengbald, qui a massacré les femmes et les enfants de son propre fief de Falshire, est en marche. Nous devons le combattre. C’est aussi simple que cela. Il est le bras armé d’un mal puissant, et nous devons combattre ce mal, ou il n’y aura plus personne pour s’y opposer. Une victoire ici ne signifiera pas la fin de nos ennemis, mais si nous perdons, ces ennemis auront eux remporté une victoire totale et définitive. Allez et faites de votre mieux, tant pour ceux qui combattront que pour ceux qui resteront en arrière avec leurs propres responsabilités. Dieu nous regarde et sera témoin de votre bravoure. » Le murmure qui s’était élevé lorsque Josua avait parlé du mal se changea en ovation lorsqu’il eut terminé. Le prince tendit alors la main au père Strangyeard pour l’aider à venir se placer à son côté pour dire la bénédiction. L’archiviste repoussa nerveusement ses rares mèches de cheveux. « Je suis sûr que je vais m’emmêler », chuchota-t-il. « Vous la connaissez parfaitement », dit Déornoth. Simon savait qu’il avait dit cela pour réconforter le prêtre, mais le chevalier n’avait pu dissimuler la touche d’impatience dans sa voix. « Je crains de ne pas être très versé dans les paroles de guerre. » « Et vous n’avez pas à l’être, dit sèchement Josua. Aucun prêtre ne devrait avoir à l’être, si Dieu faisait ce qu’il devait faire. » « Prince Josua ! » Choqué, le père Strangyeard s’étrangla en inspirant. « Prenez garde au blasphème ! » L’expression de Josua était inflexible. « Après ces deux années de tourment imposées à toutes les terres d’Osten Ard, je suis certain que Dieu a dû apprendre à être un peu plus… conciliant. Je suis certain qu’il comprendra mes paroles. » Strangyeard ne put qu’acquiescer. Lorsque le prêtre eut achevé sa bénédiction, en grande partie inaudible pour la majorité de cette large foule, Fréosel se hissa sur le mur avec l’agilité de quelqu’un habitué à l’escalade. L’imposant connétable avait pris une part toujours croissante dans l’organisation de leur défense, et semblait s’épanouir sous le poids des responsabilités. « Allons », s’exclama-t-il d’une voix puissante et rauque qui atteignit jusqu’à la dernière des quelques centaines de personnes réunies en cet endroit froid et venteux. « Vous avez entendu ce que le prince Josua il a dit. Qu’est-ce qu’y faut vous expliquer de plus ? Défendre notre terre, voilà ce qu’on est là pour faire. Même un blaireau, y fait ça sans avoir besoin de réfléchir. Vous voulez que Fengbald et les autres y viennent et qu’y prennent vos maisons et qu’y tuent vos familles ? Vous voulez ça ? » La foule exprima son refus d’un cri désorganisé mais puissant. « Bien. Alors allons-y. » Simon se sentit un instant gagné par les paroles de Fréosel. Sesuad’ra était sa terre, du moins pour l’instant. S’il voulait jamais trouver quelque chose de plus permanent, il lui faudrait d’abord survivre à ce jour – et il faudrait par ailleurs vaincre l’armée de Fengbald. Il se retourna vers Snenneq et les autres trolls, qui attendaient calmement un peu à l’écart des autres défenseurs. « Nenit, henimaatuya », dit Simon, en les dirigeant vers les étables où les béliers – et la jument de Simon – attendaient patiemment. « Venez, mes amis. » Malgré le froid, Simon transpirait abondamment sous son casque et sa cotte de mailles. Alors que lui et les trolls s’écartaient de la route sithie et commençaient à descendre à travers la broussaille, il réalisa qu’il était, en un sens, seul – qu’il n’y aurait personne à côté de lui capable de réellement le comprendre. Et s’il agissait comme un lâche devant les trolls, ou qu’il arrivait quelque chose à Sisqi ? S’il trahissait la confiance de Binabik ? Il chassa ces pensées. Des choses importantes requéraient son attention. Il n’y avait pas place aujourd’hui pour une quelconque étourderie de tête creuse, comme le présent oublié d’Amerasu. Alors qu’ils s’approchaient du pied de la colline et des cachettes qui bordaient l’endroit où la route trouvait son origine, Simon et ses compagnons mirent pied à terre et menèrent leurs montures vers leurs abris. Les pentes de la colline étaient ici couvertes de fougères flétries de glace, qui accrochaient les pieds et déchiraient les capes, si bien qu’il s’écoula près d’une heure avant qu’ils n’eussent choisi leur position et que n’eussent cessé les froissements et craquements divers. Lorsque toute la troupe fut installée, Simon se hissa hors de la ravine, de façon à pouvoir distinguer la barricade de troncs d’arbres que Sludig et les autres avaient élevée à la lisière de la colline pour interdire l’accès de la large route pavée. Il allait avoir la responsabilité de relayer les ordres du prince. Au-delà de la vaste étendue de glace qui avait autrefois été un lac protecteur pour Sesuad’ra, la rive était recouverte d’une masse sombre et grouillante. Simon, ébahi, mit un certain temps à réaliser qu’il s’agissait de l’armée de Fengbald, installée au bord de l’eau gelée. C’était plus qu’une armée, car le duc semblait avoir également fait venir avec lui une grande partie des habitants de Gadrinsett : des tentes, et des feux, et des forges de campagne s’étalaient au loin, emplissant la petite vallée de fumée et de bouillonnements. Simon savait qu’il ne s’agissait que d’une troupe d’environ mille hommes, mais pour quelqu’un qui n’avait pas vu l’armée dix fois plus importante qui avait assiégé Naglimund, elle semblait aussi vaste que la légendaire Levée d’Anitulles, qui avait recouvert les collines de Nabban comme une forêt de lances. Des gouttes d’une sueur froide recommencèrent à se former sur son front. Ils étaient si proches ! Plus de deux cents aunes séparaient les troupes de Fengbald du retranchement de Simon, et pourtant il pouvait discerner des visages dans cette armée. Il s’agissait d’hommes, d’êtres humains, et ils venaient pour le tuer. Les compagnons de Simon s’efforceraient en retour de tuer autant de ces soldats que possible. Il y aurait beaucoup de nouvelles veuves et de nouveaux orphelins à l’issue de cette journée. Une mélodie inattendue s’éleva derrière Simon et le fit bondir. Il fit précipitamment volte-face, pour voir l’un des trolls qui se balançait doucement, la tête rejetée en arrière, et chantonnait un air discret. Le troll, surpris par le mouvement brusque de Simon, le regarda d’un air interrogateur. Simon essaya de lui sourire et lui fit signe de continuer. Après un instant d’hésitation, la voix plaintive du troll s’éleva une nouvelle fois dans l’air glacé, aussi solitaire qu’un oiseau dans un arbre dénudé. Je ne veux pas mourir, pensa Simon. Et Dieu, s’il vous plaît, je voudrais revoir Miriamélé, je le voudrais vraiment. Son image lui vint soudain à l’esprit, un souvenir de leurs derniers instants désespérés près de la Percée, lorsque le géant fondait sur eux alors que Simon venait enfin de réussir à embraser sa torche. Son regard, le regard de Miriamélé… il était effrayé mais résolu. Elle était courageuse, se dit-il tristement, courageuse et adorable. Pourquoi ne lui avait-il jamais dit à quel point il l’admirait – même si c’était une princesse ? Il y eut du mouvement près de la barricade. Josua, que son bras droit mutilé rendait aisément reconnaissable, grimpa sur la muraille de fortune. Trois silhouettes encapées et encapuchonnées vinrent se placer à ses côtés. Josua mit sa main autour de sa bouche. « Où est Fengbald ? » cria-t-il. Sa voix retentit sur le lac gelé et résonna contre les collines proches. « Fengbald ! » Au bout de quelques instants, un petit groupe de cavaliers se détacha de la horde massée sur le rivage, et s’engagea sur la glace. En leur sein, monté sur un puissant cheval de bataille, chevauchait un homme à l’armure d’argent et à la cape écarlate. Un oiseau d’argent déployait ses ailes sur son casque, qu’il ôta et glissa sous son bras. Ses longs cheveux étaient noirs, et flottaient dans le vent mordant. « Ainsi tu es bien là, finalement, Josua, cria le cavalier. Je me posais la question. » « Tu pénètres en des terres libres, Fengbald. Nous ne reconnaissons pas ici l’autorité d’Élias, puisque ses crimes lui ont interdit toute prétention au trône de mon père. Si tu fais demi-tour maintenant, tu pourras quitter librement ces terres et aller le lui dire. » Riant puissamment, Fengbald rejeta la tête en arrière en un geste qui suggérait un amusement sincère. « Très bien, Josua, très bien, brailla-t-il. Non, c’est toi qui doit réfléchir à mon offre. Si tu te rends et acceptes la justice du roi, je te promets que tous, à l’exception des plus coupables de ta meute de traîtres, pourront redevenir des sujets honorables du royaume. Rends-toi, Josua, et ils seront épargnés. » Simon se demanda quel effet cette promesse allait avoir sur l’armée effrayée et inquiète de la Nouvelle-Gadrinsett. Fengbald se posait sans aucun doute la même question. « Tu mens, assassin ! » cria une voix près de Josua, mais le prince leva la main d’un geste apaisant. « N’as-tu pas fait la même promesse aux marchands de laine de Falshire, répondit Josua, avant de brûler leurs femmes et leurs enfants dans leurs lits ? » Fengbald était trop loin pour que l’on pût discerner son expression, mais à la façon dont il se redressa sur sa selle, poussant sur ses étriers jusqu’à être presque debout, Simon pouvait deviner la rage qui courait en lui. « Tu n’es pas en position de parler de façon aussi insolente, Josua, hurla le duc. Tu n’es le prince de rien que d’un rocher et de quelques bergers loqueteux et affamés. Vas-tu te rendre et éviter un bain de sang ? » Une autre des silhouettes qui se tenaient auprès de Josua s’avança. « Écoute-moi ! » C’était Géloé ; elle ôta sa capuche tout en parlant. « Saches que je suis Valada Géloé, protectrice de la forêt. » Elle décrivit d’un vaste geste du bras l’étendue sombre d’Aldhéorte qui se dressait au sommet des collines comme un témoin immense et silencieux. « Tu ne me connais peut-être pas, Seigneur des cités, mais tes alliés thrithings ont entendu parler de moi. Demande à ton ami mercenaire Lezhdraka s’il connaît mon nom. » Fengbald ne répondit pas, mais parut échanger quelques mots avec quelqu’un à ses côtés. « Si tu as l’intention de nous attaquer, réfléchis à cela, cria Géloé. Cet endroit, Sesuad’ra, est l’un des endroits les plus sacrés du Sithi. Je ne crois pas qu’ils aimeraient le voir profané par ta venue. Si tu essaies de te frayer un chemin jusqu’ici par la force, tu auras peut-être l’occasion de découvrir qu’ils sont un ennemi plus redoutable que tu ne peux l’imaginer. » Simon était certain, ou du moins pensait être certain, que le discours de la femme-sorcière était une menace sans fondement, mais il se prit à souhaiter une nouvelle fois que Jiriki fut là. Était-ce ce que ressentait un condamné qui observait par la fenêtre de sa geôle la construction de son gibet ? Simon eut la morne certitude que lui, et Josua, et les autres ne pouvaient gagner. L’armée de Fengbald ressemblait à une immense infection sur les plaines enneigées au-delà du lac, une pestilence qui allait tous les détruire. « Je vois, cria soudain Fengbald, qu’il ne t’a pas suffi de perdre la tête, Josua, et que tu as cru bon de t’entourer d’autres fous. Eh bien qu’il en soit ainsi ! Dis à la vieille femme de faire au plus vite, et de se hâter d’invoquer les esprits de la forêt – peut-être que les arbres eux-mêmes se lèveront et viendront vous sauver. J’ai perdu patience ! » Fengbald fit un geste de la main et une volée de flèches s’envola depuis la rive. Elles retombèrent toutes en deçà de la barricade, et glissèrent sur la glace. Josua et les autres se réfugièrent dans la végétation qui entourait la pile de troncs, et disparurent une nouvelle fois de la vue de Simon. Sur un autre signal de Fengbald, quelque chose qui ressemblait à un grand chaland s’avança lentement sur la glace. Cette machine de guerre était tirée par de puissants chevaux de trait, eux-mêmes protégés par des armures matelassées ; en glissant sur la glace, elle produisait un âpre crissement continu. Avec son hurlement aussi sinistre, c’eût aussi bien pu être une carriole remplie d’âmes en peine. Le traîneau était rempli d’un amoncellement de sacs ventrus. Simon ne put s’empêcher de secouer la tête, impressionné malgré sa peur soudaine. Quelqu’un dans le camp de Fengbald avait soigneusement préparé l’offensive. Pendant que le grand traîneau s’avançait sur la glace, les maigres volées de flèches provenant des défenseurs – leurs réserves étaient bien pauvres et Josua avait demandé à de nombreuses reprises de les économiser – rebondissaient inutilement sur les plaques de métal qui le flanquaient ou se plantaient inoffensivement dans l’armure des chevaux qui le tiraient, si bien que ceux-ci en vinrent peu à peu à ressembler à des spécimens d’une espèce étonnante de porc-épic à longues pattes. Derrière le traîneau, les pointes d’une herse râpaient la glace. Les trous dans les sacs laissaient échapper une pluie de sable, qui se répandait dans le sillage du traîneau et s’étalait sur la surface gelée du lac. Les soldats de Fengbald, qui formaient une large colonne derrière le traîneau, avançaient ainsi d’un pas bien plus assuré que ce qu’auraient pu jusqu’ici supposer Josua et tous les défenseurs. « Qu’Aédon les maudissent ! » Simon sentit son cœur s’enfoncer dans sa poitrine. L’armée de Fengbald, grouillante comme une colonne de fourmis, franchissait le fossé. L’un des trolls, les yeux écarquillés, dit quelque chose que Simon ne put qu’en partie comprendre. « Shummuk. » Pour la première fois, Simon sentit vraiment la peur s’enrouler en lui comme un serpent, et écraser l’espoir. Il fallait s’en tenir au plan, même s’il semblait maintenant bien incertain. « Nous attendons. Il faut attendre. » Loin de Sesuad’ra, et pourtant dans une étrange proximité, il y eut un mouvement dans le cœur de l’ancienne forêt Aldhéorte. Dans un profond bosquet qui n’était que très partiellement touché par la neige qui recouvrait la forêt depuis de longs mois, un cavalier apparut entre deux pierres dressées et fit tourner sa monture impatiente à plusieurs reprises au centre de la clairière. « Sortez », cria-t-il. La langue qu’il employait était la plus ancienne d’Osten Ard. Son armure était bleu et jaune et gris argent, polie au point de briller. « Franchissez la Porte des Vents ! » D’autres cavaliers et leurs montures s’avancèrent un à un entre les hautes pierres, jusqu’à ce que la clairière fut embrumée par la buée de leur souffle. Le premier cavalier tira les rênes de sa monture devant la foule assemblée. Il tendit son épée devant lui, dressée comme si elle allait trancher les nuages. Ses cheveux, uniquement retenus par une bande de tissu bleu, avaient autrefois été lavande. Maintenant, ils étaient aussi blancs que la neige qui recouvrait les branches des arbres. « Suivez-moi et suivez Indreju, épée de mon grand-père, cria Jiriki. Nous nous portons à l’aide de nos amis. Pour la première fois depuis cinq siècles, le Zida’ya va chevaucher. » Les autres levèrent leurs armes, les agitant vers le ciel. Un chant étrange commença à se construire, aussi profond que le grondement des butors des marécages, aussi sauvage que le cri des loups, jusqu’à ce que tous y participassent, et que la forêt résonnât de sa force. « En avant, maisons de l’Aube ! » L’expression du visage fin de Jiriki était féroce, son regard brillant et brûlant comme la braise. « En avant ! À la charge ! Et que nos ennemis tremblent : le Zida’ya reprend sa chevauchée ! » Jiriki et les autres – sa mère Likimeya sur son grand cheval noir, Yizashi Lance-grise, l’intrépide Cheka’iso, Mèche-d’ambre, et même l’oncle de Jiriki, Khendraja’aro, vêtu de vert et armé de son grand arc – tous talonnaient leur monture pour quitter la clairière en hurlant et en chantant. Le fracas de leur charge était si grand que les arbres semblaient s’écarter devant eux et que le vent, comme intimidé, se taisait un instant dans leur sillage. 11. La Route du Retour Miriamélé s’enfonça plus profondément dans sa cape, s’efforçant de disparaître. Elle avait l’impression que chaque personne qui passait ralentissait le pas pour la dévisager, les minces Salanais avec leurs calmes yeux bruns et leurs visages rigoureusement impassibles, tout autant que les marchands perdruinais dans leurs tenues d’apparat un peu élimées. Tous semblaient s’étonner de l’apparence de cette jeune fille aux cheveux courts vêtue d’une robe de moine maculée, et cela l’inquiétait au plus haut point. Pourquoi Cadrach prenait-il si longtemps ? Elle aurait pourtant dû bien se douter qu’il ne fallait pas le laisser entrer seul dans une taverne. Lorsque le moine reparut enfin, il affichait un air de profonde satisfaction, comme s’il venait de remplir une mission d’une immense difficulté. « Ça se trouve juste derrière le quai des Tourbiers, comme j’aurais dû me le rappeler. C’est un quartier assez peu ragoûtant. » « Vous avez bu du vin. » Le ton de sa voix était plus dur qu’elle ne l’avait voulu, mais elle était glacée et maussade. « Et comment obtient-on une direction d’un tavernier sans acheter quelque chose ? » Cadrach ne se laissait pas si facilement démonter. Il semblait s’être remis du désespoir qui l’avait envahi sur le canot, bien que Miriamélé pût voir là où sa peine était encore mal cachée, là où une mortelle amertume perçait à travers la jovialité qu’il avait tirée sur lui comme une cape. « Mais nous n’avons pas d’argent ! » protesta-t-elle. « C’est même pour cela que nous devons marcher à travers cette ville maudite à la recherche d’un endroit que vous prétendez connaître ! » « Ne vous emportez pas, Madame. J’ai simplement fait un petit pari sur le lancer d’une pièce et j’ai gagné, ce qui est d’ailleurs d’autant plus appréciable que je n’aurais pas pu payer si j’avais perdu. Mais tout va bien, maintenant. En fait, c’est justement le fait de se déplacer à pied dans cette cité de canaux qui est la cause de ma confusion ; mais grâce aux instructions du tavernier, nous n’aurons plus de problèmes. » Plus de problèmes. Miriamélé aurait pu en rire, mais d’un rire amer. Ils avaient vécu comme des mendiants depuis trois semaines – à se dessécher de longues journées sur le canot puis à parcourir péniblement les villes côtières du sud-est de Nabban en mendiant des repas là où ils le pouvaient et en voyageant dans des carrioles de paysans quand on voulait bien les prendre. La plus grande partie du temps, ils avaient marché, marché, marché, au point que Miriamélé avait fini par être convaincue que si on trouvait le moyen de la séparer de ses jambes, celles-ci continueraient d’avancer sans elle. Ce genre de vie n’était pas totalement étrangère à Cadrach, et il semblait s’être satisfait d’avoir à la reprendre, mais Miriamélé en était plus que lasse. Elle ne pourrait plus jamais vivre à la cour de son père, mais le cadre étouffant du château de son oncle Josua, à Naglimund, lui paraissait maintenant beaucoup plus attirant qu’il ne l’avait été quelques mois plus tôt. Elle se retourna avec la ferme intention de faire une nouvelle remarque acerbe à Cadrach – elle pouvait sentir son haleine avinée à un bras de distance –, mais elle le surprit alors qu’il avait baissé sa garde. Il n’arborait plus son expression joyeuse ; le creux de ses joues autrefois rondes et les ombres dans son regard hanté firent rejaillir en elle une sorte d’affection irritée. « Eh bien… Allons-y, alors. » Elle le prit par le bras. « Mais si vous ne trouvez pas rapidement cet endroit, je vous jette dans le canal. » N’ayant pas les moyens de s’y rendre en bateau, Cadrach et Miriamélé passèrent la plus grande partie de la matinée à affronter les détours de l’imposant labyrinthe des passerelles de bois de Kwanitupul pour rejoindre le quai des Tourbiers. Chaque ruelle semblait mener dans une impasse, chaque passerelle se terminait par un chantier de construction navale abandonné, ou une porte cadenassée aux gonds rouillés ou une palissade branlante derrière laquelle ne se trouvait qu’un autre des canaux omniprésents. Déconfits, ils revenaient sur leurs pas, essayaient un autre embranchement, et l’affolant processus recommençait. Enfin, alors que le soleil de midi blanchissait le ciel nuageux, ils tournèrent le coin d’un long entrepôt en ruines et se trouvèrent face à une enseigne de bois mangée par le sel qui proclamait que l’auberge devant laquelle elle était suspendue s’appelait La Coupe de Pélippa. Ils se trouvaient effectivement, comme avait prévenu Cadrach, dans un quartier peu recommandable. Tandis que Cadrach cherchait la porte – la façade du bâtiment n’était qu’un mur de bois gris usé par le temps et quasi uniforme –, Miriamélé s’écarta sur la passerelle et regarda une couronne de fleurs jaunes et blanches qui flottait sur l’eau clapotante du canal, près de l’échelle de l’embarcadère. « C’est une couronne pour le jour des mes », dit-elle. Cadrach, qui avait trouvé la porte, acquiesça. « Ce qui veut dire que cela fait plus de quatre mois que j’ai quitté Naglimund », ajouta-t-elle lentement. Le moine acquiesça une nouvelle fois, puis tira la porte et lui fit signe d’entrer. Miriamélé sentit une violente tristesse l’envahir. « Et tout cela pour rien ! Parce que j’étais une idiote entêtée ! » « Les choses ne se seraient pas mieux passées, et auraient pu être pires, si vous étiez restée avec votre oncle, lui fit remarquer Cadrach. Au moins, vous êtes en vie, Madame. Maintenant, entrons et voyons si soria Xorastra se souvient d’un vieil ami, même déchu. » Ils entrèrent dans l’auberge en traversant une cour occupée par la masse corrodée de deux bateaux de pêche, et firent rapidement les frais de deux surprises désagréables. La première était que l’auberge était mal tenue et sentait fortement le poisson. La seconde était que Xorastra était morte depuis trois ans ; et Charystra, sa nièce à la mâchoire saillante, se révéla rapidement être un tout autre genre d’aubergiste. Elle regarda leurs vêtements râpés et maculés par le voyage. « Je n’aime pas votre apparence. Montrez-moi votre argent. » « Attendez, dit Cadrach aussi aimablement qu’il le put. Votre tante était une bonne amie à moi. Si vous nous permettez de prendre une chambre pour la nuit, nous aurons de l’argent pour vous payer dès demain – je suis honorablement connu dans cette ville. » « Ma tante était une folle et une incapable, dit Charystra, non sans satisfaction, et son sens de la charité puant m’a laissé sans rien que cette étable délabrée. » Elle tendit le bras en direction de la salle commune au plafond bas, qui ressemblait surtout à la tanière d’un animal démoralisé. « Le jour où je laisserai un moine et sa catin coucher ici sans payer sera le jour où on me ramènera à Perdruin dans une boîte en bois. » Miriamélé ne put s’empêcher de souhaiter que ce jour fut proche, mais elle savait qu’il valait mieux n’en rien faire paraître à l’aubergiste. « Les apparences sont fallacieuses, dit-elle. Cet homme est mon tuteur. Je suis la fille d’un noble – le baron Seoman d’Erkynée est mon père. J’ai été enlevée, mais mon tuteur m’a retrouvée et sauvée. Mon père sera très reconnaissant à quiconque l’aura aidé à retrouver sa fille. » À côté d’elle, Cadrach se redressa, heureux d’être le héros d’une délivrance, même imaginaire. Charystra plissa les yeux. « J’ai entendu bien des histoires folles, ces derniers temps. » Elle se mordilla la lèvre. « L’une d’entre elles était effectivement vraie, mais ça ne veut pas dire que ce sera le cas de la vôtre. » Sa grimace tourna à l’aigre. « Il faut que je gagne ma vie, que votre père soit un baron ou le Roi souverain du Hayholt. Partez et allez trouver de l’argent, puisque vous dites que ce sera si facile. Que vos amis vous aident. » Cadrach essaya une nouvelle fois de cajoler et de flatter, reprenant maintenant les fils de l’histoire qu’avait commencée Miriamélé pour en tisser une riche tapisserie, dans laquelle Charystra n’aurait plus jamais besoin de travailler une fois qu’elle aurait reçu les sacs d’or que le père reconnaissant ne manquerait de lui offrir. À l’écoute des développements de l’histoire de Cadrach, Miriamélé eut presque pitié de la femme, dont le sens pratique était visiblement contrebalancé par l’avidité ; mais avant que Miriamélé ne se fut décidée à lui dire d’abandonner, elle vit un homme puissant descendre lentement l’escalier qui menait à la salle commune. Malgré ses vêtements – il portait une cape à capuchon, semblable à celle de Cadrach, et nouée à la ceinture par une corde – et une barbe qui mesurait à peine la largeur d’un doigt, il lui fut si instantanément familier que durant un instant, Miriamélé ne put en croire ses yeux. Alors qu’il descendait dans la lumière des chandelles, l’homme s’immobilisa lui aussi, les yeux écarquillés. « Miriamélé ? » dit-il enfin. Sa voix était lourde et hésitante. « Princesse ? » « Isgrimnur ! » hurla-t-elle. « Duc Isgrimnur ! » Son cœur parut envahir toute sa poitrine, jusqu’à la faire étouffer. Elle traversa en courant la pièce encombrée, évitant d’un geste les bancs boiteux, et se jeta contre son gros ventre en pleurant. « Oh, pauvre petite chose », dit-il en la serrant contre lui et en pleurant lui-même. « Oh, ma pauvre petite Miriamélé. » Il la souleva et l’écarta un peu en la regardant, les yeux rougis. « Es-tu blessée ? Vas-tu bien ? » Puis il vit Cadrach et ses paupières se rétrécirent. « Et voilà le criminel qui t’a enlevée ! » Cadrach qui, comme Charystra, avait observé la scène bouche bée, tressaillit. Isgrimnur était un homme impressionnant. « Non, non ! » Miriamélé riait à travers ses larmes. « Cadrach est mon ami. Il m’a aidée. Je me suis enfuie – il ne faut pas rejeter la faute sur lui. » Elle le serra dans ses bras une nouvelle fois, enfonçant son visage dans sa masse rassurante. « Oh, Isgrimnur, j’ai été tellement malheureuse. Comment va oncle Josua ? Et Vorzheva, et Simon, et Binabik le troll ? » Le duc secoua la tête. « J’en sais à peine plus que toi, je suppose. » Il soupira, d’un souffle saccadé. « C’est un miracle. Dieu a enfin entendu mes prières. Merci, merci. Viens, asseyons-nous. » Isgrimnur se tourna vers Charystra et agita la main impatiemment. « Eh bien, ne reste pas là comme ça, femme ! Apporte-nous de la bière, et quelque chose à manger ! » Charystra, abasourdie, s’éloigna sans mot dire. « Attends ! » tonna Isgrimnur. Elle se retourna vers lui. « Si tu parles à quiconque de tout cela, rugit-il, j’arracherai le toit de ta maison de mes propres mains. » L’aubergiste, incapable d’aller plus loin dans la surprise ou la peur, acquiesça mollement et se dirigea vers le sanctuaire qu’était sa cuisine. Tiamak pressa le pas, bien que sa jambe blessée ne lui permît à peine plus que le rythme d’une marche normale. Son cœur battait contre ses côtes, mais il se força à ne pas laisser paraître son inquiétude sur son visage. Toi Qui Toujours Marche sur le Sable, murmura-t-il en lui-même, fais que personne ne me remarque ! Je suis presque arrivé ! Tous ceux qui partageaient l’étroite passerelle avec lui paraissaient déterminés à ralentir sa progression. Un immense Terre-sèche qui portait un panier plein de poissons des sables le heurta et manqua l’assommer, puis se retourna pour le traiter de tous les noms pendant que Tiamak repartait en boitillant. Le petit homme brûlait de répondre quelque chose – Kwanitupul était une cité salanaise, après tout, quel que fut le nombre des marchands terres-sèches qui construisaient de riches maisons sur pilotis au bord de la lagune Chamul, ou exploitaient sans pitié des équipages de Salanais en sueur sur leurs nacelles –, mais il n’osa pas. Il n’avait pas de temps à perdre dans une altercation, quelque justifiée qu’elle fut. Il traversa précipitamment la salle commune de La Coupe de Pélippa en jetant à peine un regard sur la propriétaire, malgré l’expression singulière de Charystra. L’aubergiste, qui serrait contre elle un plateau de pain, de fromage et d’olives, se dodelinait au pied de l’escalier, comme si décider s’il fallait monter ou pas présentait une difficulté insurmontable. Tiamak la dépassa et boitilla dans l’escalier étroit, puis traversa le perron et rejoignit la première porte mal suspendue du couloir. Il la poussa, les poumons s’emplissant déjà d’air pour pouvoir annoncer sa nouvelle, puis s’immobilisa dans son élan, surpris par le tableau insolite qui s’offrait à lui. Isgrimnur était assis par terre. Dans le coin se tenait un petit homme costaud, vêtu comme l’était le duc du costume des moines pèlerins aédonites, son visage un peu anguleux étrangement fermé. Le vieux Camaris était assis sur le lit, les jambes croisées dans le style des marins. À côté de lui se trouvait une jeune femme aux cheveux blonds et courts. Elle aussi était vêtue d’une robe de moine, et son visage beau et fin était pétrifié en une expression de surprise presque aussi complète que celle de Charystra. Tiamak referma sa mâchoire avec un claquement, puis la rouvrit. « Quoi ? » dit-il. « Ah ! » Isgrimnur semblait immensément heureux, presque extatique. « Et voici Tiamak, un noble salanais, ami de Dinivan et de Morgénès. La princesse est là, Tiamak. Miriamélé est arrivée. » Miriamélé ne leva même pas les yeux, et continua de fixer le vieil homme. « C’est… Camaris ? » « Je sais, je sais, s’esclaffa Isgrimnur. Je n’arrivais pas à y croire moi-même, Dieu me pétrifie – mais c’est bien lui ! Vivant, après toutes ces années ! » Le visage du duc redevint brusquement sérieux. « Mais il a perdu l’esprit, Miriamélé. Il est comme un enfant. » Tiamak secoua la tête. « Je… je suis heureux, Isgrimnur. Heureux de savoir que vos amis sont arrivés. » Il secoua encore la tête. « J’ai des nouvelles, moi aussi. » « Pas maintenant. » Isgrimnur affichait un sourire radieux. « Plus tard, petit homme. Ce soir, nous festoyons. » Il éleva la voix. « Charystra ! Où es-tu, femme ? » La propriétaire de l’auberge avait à peine commencé à ouvrir la porte que Tiamak la lui referma au visage. Il entendit un grognement surpris et le bruit sourd d’une lourde miche de pain qui dévalait l’escalier. « Non, dit Tiamak, ça ne peut pas attendre. » Le duc se tourna vers lui en fronçant ses épais sourcils. « Que se passe-t-il ? » « Il y a des hommes qui cherchent cette auberge. Des soldats nabbanais. » L’impatience d’Isgrimnur se volatilisa aussitôt. Il consacra toute son attention au petit Salanais. « Comment sais-tu cela ? » « Je les ai vus près de la Grande Halle. Ils posaient des questions aux conducteurs des bateaux, en les traitant très mal. Le chef des soldats semblait prêt à tout pour trouver cette auberge. » « Et ont-ils trouvé ? » Isgrimnur se leva et traversa la pièce pour aller prendre son épée Kvalnir, qui était posée dans le coin. Tiamak haussa les épaules. « Je savais que je ne pourrais pas aller beaucoup plus vite que les soldats, même si je connais la ville beaucoup mieux qu’eux. Alors il fallait que je les retarde. Je me suis avancé pour dire aux soldats que j’allais parler aux conducteurs des bateaux, puisqu’ils étaient tous Salanais comme moi. » Pour la première fois depuis le début de son histoire, Tiamak tourna la tête pour regarder la jeune femme. Son visage était devenu pâle, mais son expression de surprise avait disparu. Elle écoutait attentivement. « Dans notre langage des marais, j’ai dit aux conducteurs des bateaux que ces hommes étaient mauvais, qu’il fallait qu’ils ne parlent qu’à moi, et seulement dans notre langue. Je leur ai dit qu’une fois que les soldats seraient partis, il faudrait qu’ils partent eux aussi, et qu’ils ne reviennent pas vers la Grande Halle pendant un certain temps. Après leur avoir parlé encore un peu plus longtemps, en faisant semblant de me faire expliquer une direction – en fait, ils me disaient simplement que ces Terres-sèches se conduisaient comme des fous ! –, j’ai dit au chef des soldats où lui et ses hommes pourraient trouver La Coupe de Pélippa. Ne faites pas cette tête, Isgrimnur ! Je leur ai dit que c’était à l’autre bout de la ville, bien sûr ! Mais c’était vraiment étrange : lorsque j’ai donné mes indications à cet homme, il s’est mis à frissonner, comme si tout son corps le démangeait de savoir où l’auberge se trouvait. » « À quoi… à quoi ressemblait le chef ? » La voix de Miriamélé était tendue. « Il était vraiment curieux. » Tiamak hésita. Il ne savait pas comment s’adresser à une princesse terre-sèche, même vêtue en homme. « C’était le seul à ne pas être habillé en soldat. Grand et l’air puissant, vêtu de riches habits terres-sèches, mais son visage était tout bleu de contusions, ses yeux rouges comme ceux d’un sanglier, injectés de sang. On aurait dit que sa tête avait été écrasée par la mâchoire d’un crocodile. Et il lui manquait des dents. » Miriamélé grommela et se laissa glisser de la paillasse sur le sol. « Oh, Elysia, protégez-moi ! C’est Aspitis ! » Sa voix hoquetante s’abandonnait maintenant entièrement au désespoir. « Cadrach, comment a-t-il pu savoir où nous allions ? M’avez-vous encore trahie ? » Le moine tressaillit, mais ses mots ne laissèrent transparaître aucune colère. « Non, Madame. Il est visiblement revenu à terre, et je suppose qu’il a échangé des messages avec son vrai maître. » Cadrach se tourna vers Isgrimnur. « Pryrates connaît bien cet endroit, mon Seigneur Duc, et Aspitis est sa créature. » « Aspitis ? » Isgrimnur, qui nouait le ceinturon de son épée autour de sa volumineuse taille, secoua la tête de confusion. « Je ne le connais pas, mais je suppose que ce n’est pas un ami. » « Non. » Cadrach tourna les yeux vers l’endroit où Miriamélé était assise, la tête dans les mains. « Ce n’est pas un ami. » Isgrimnur laissa échapper un profond bruit de gorge. Tiamak se tourna vers lui d’un air surpris, car le duc n’évoquait rien tant qu’un ours furieux, mais Isgrimnur ne faisait que réfléchir, en nouant nerveusement ses doigts dans sa courte barbe. « Des ennemis à nos trousses, dit-il enfin, alors même que nous sommes assis en compagnie du Camaris d’il y a quarante ans – oh, il faut que Dieu l’aime, Miriamélé ; c’était l’homme le plus puissant qui soit –, mais le combat risque tout de même d’être par trop inégal. Donc nous devons partir… et partir vite. » « Où pouvons-nous aller ? » demanda Cadrach. « Au nord, vers Josua. » Isgrimnur se tourna vers Tiamak. « Qu’est-ce que tu m’avais dit, l’autre fois, petit homme ? Que si tu voyageais avec moi et Camaris en fuite, tu trouverais un autre chemin ? » Tiamak sentit sa gorge se serrer. « Oui. Mais ce ne sera pas facile. » Il sentit un frisson le parcourir, comme si Celle Qui Attend pour Tout Reprendre avait chuchoté dans son cou. Il éprouva soudain une certaine aversion à l’idée d’emmener ces compagnons terres-sèches dans les labyrinthes du Wran. Miriamélé se releva. « Josua est vivant ? » « C’est ce que prétend la rumeur, Princesse. » Isgrimnur secoua la tête. « Au nord-est des Thrithings, d’après ce qu’on dit. Mais c’est peut-être un faux espoir. » « Non ! » Le visage de Miriamélé, encore couvert de larmes, affichait une étonnante certitude. « J’en suis certaine. » Cadrach, toujours adossé dans le coin comme un dieu ménager oublié, haussa les épaules. « Il n’y a rien de mal dans la foi, surtout quand c’est tout ce à quoi on peut se raccrocher. Mais quel est cet autre chemin ? » Il tourna son regard mélancolique vers l’homme des marais. « À travers le Wran. » Tiamak s’éclaircit la gorge. « Il leur sera presque impossible de nous suivre, je pense. Nous pourrions remonter au nord jusqu’aux limites des Lacs Thrithings. » « Où nous nous retrouverons piégés, à pied, au milieu d’une centaine de lieues de terrain découvert », ajouta sombrement Cadrach. « Malédiction, lâcha Isgrimnur, que peut-on faire d’autre ? Essayer de se frayer un chemin à travers Kwanitupul, malgré cet Aspitis, puis traverser toute une Nabban hostile ? Regarde-nous ! Peux-tu imaginer un groupe plus improbable et plus difficile à oublier ? Une fille, deux moines – dont un barbu –, un vieux géant puéril et un Salanais ? Quel choix avons-nous ? » L’Hernystiri parut prêt à argumenter, mais après un instant d’hésitation, il haussa une nouvelle fois les épaules et se tassa sur lui-même comme une tortue qui rentre dans sa coquille. « Je suppose que nous n’avons pas le choix », dit-il doucement. « Que faut-il faire ? » La peur de Miriamélé s’était un peu estompée. Bien qu’encore sous le choc, elle avait l’œil brillant et paraissait déterminée. Tiamak ne put s’empêcher d’admirer son courage. Isgrimnur frotta ses larges pattes l’une contre l’autre. « Oui. Nous devons partir. Dans tous les cas d’ici une heure, et plus tôt si c’est possible. Il n’y a donc pas de temps à perdre. Tiamak. Tu vas surveiller l’extérieur de l’auberge. Quelqu’un a pu donner à ces soldats de meilleures indications que les tiennes, et s’ils nous prennent par surprise, tout est perdu. C’est toi qui a le moins de chances de te faire remarquer. » Il regarda autour de lui en réfléchissant. « Je vais mettre Camaris au travail pour réparer le moins abîmé des deux bateaux dans la cour. Cadrach, tu vas l’aider. Souviens-toi : il est simple d’esprit, mais il travaille ici depuis des années – et il comprend beaucoup de mots, même s’il ne parle pas. Moi, je vais finir de ramasser nos affaires, puis je viendrai t’aider à préparer le bateau et à le mettre à l’eau. » « Et moi, Isgrimnur ? » Miriamélé se balançait d’un pied sur l’autre tant elle était impatiente de faire quelque chose. « Tu emmènes cette mégère d’aubergiste et tu descends aux cuisines pour réunir des provisions. Prends des choses qui se conservent, parce que nous ne savons pas combien de temps nous resterons sans… » Il s’interrompit, pétrifié par une idée soudaine. « De l’eau ! De l’eau douce ! Doux Usires, nous allons dans les marais. Prends tout ce que tu trouveras, et je viendrai t’aider à porter les outres, ou tout ce que tu auras réussi à remplir. Il y a un tonneau d’eau de pluie dans la cour derrière l’auberge – et il est plein, je crois. Ah ! Je savais bien que ce maudit mauvais temps finirait par être utile à quelque chose ! » Il se tortilla les doigts, en pensant le plus vite possible. « Non, Princesse, ne pars pas encore. Explique à Charystra qu’elle sera payée pour tout ce que nous prenons, mais ne dis pas un mot de l’endroit où nous allons ! Elle vendrait nos âmes immortelles pour une pièce cornée d’un cintis chacun ! J’aimerais pouvoir faire la même chose, mais je la dédommagerai pour ce que nous prenons, même si ça doit vider ma bourse. » Le duc prit une profonde inspiration. « Voilà ! Maintenant, allons-y ! Et n’oubliez pas, chacun d’entre vous : tendez l’oreille, et si vous entendez le signal de Tiamak, filez immédiatement vers la cour ! » Il se retourna et ouvrit la porte. Charystra était assise sur la dernière marche de l’escalier, au milieu de divers aliments, une expression confuse sur le visage. Isgrimnur la regarda un instant, puis il se rapprocha de Miriamélé et se pencha pour lui parler dans l’oreille ; Tiamak était assez près pour entendre ce qu’il chuchotait. « Ne la laisse pas s’éloigner de toi, murmura le duc. Il nous faudra peut-être l’emmener avec nous – au moins assez loin pour protéger le secret de notre direction. Si elle essaie quoi que ce soit, contente-toi de crier et j’arriverai aussitôt. » Il prit Miriamélé par le coude et la mena vers l’endroit où Charystra était assise. « Salutations encore une fois, brave femme, lui dit la princesse. Je m’appelle Marya. Nous nous sommes rencontrées, en bas. Venez, descendons à la cuisine. Nous allons prendre de la nourriture pour mes amis et moi : nous avons beaucoup voyagé, et nous avons très faim. » Elle se pencha et aida Charystra à se relever, puis se pencha de nouveau et ramassa le pain et le fromage qui étaient tombés. « Vous voyez ? » dit-elle gaiement en prenant la femme éberluée par le bras. « Rien ne sera gâché, et nous paierons pour tout. » Elles disparurent dans les escaliers. Miriamélé s’aperçut qu’elle travaillait dans une sorte de brume. Elle se concentrait à tel point sur sa tâche qu’elle avait perdu le fil des raisons qui la poussaient à agir, jusqu’à ce qu’elle entendît le cri excité de Tiamak et ses battements à la manière d’un lapin sur le plafond au-dessus d’elle. Son cœur s’accélérant, elle attrapa une dernière poignée d’oignons séchés – Charystra ne faisait pas grand cas du maintien de ses réserves et de leur réapprovisionnement – et fila vers la cour, entraînant avec elle l’aubergiste, malgré ses protestations. « Eh ! qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? » se plaignit Charystra. « Vous n’avez aucune raison de me traiter de cette manière, qui que vous soyez ! » « Chut ! Tout va bien se passer. » Miriamélé aurait aimé le croire. Lorsqu’elle atteignit la salle commune, elle entendit le pas lourd d’Isgrimnur dans l’escalier. Il prit rapidement leur suite, interdisant toute fuite à Charystra, et ils pénétrèrent ensemble dans la cour. Camaris et Cadrach étaient tant à leur tâche qu’ils ne relevèrent même pas les yeux lorsque approchèrent leurs camarades. Le vieux chevalier tenait un pinceau maculé de poix, le moine une bande de toile à voile qu’il laminait au couteau. Un instant plus tard, Tiamak descendit du toit. « J’ai vu des soldats, pas très loin », dit-il dans son essoufflement. « Ils sont à un millier de pas, peut-être moins, et ils viennent par ici ! » « Est-ce que ce sont les mêmes ? » demanda Isgrimnur. « Quel idiot je fais, bien sûr que ce sont les mêmes ! Il faut partir. Est-ce que le bateau est prêt ? » « Je suppose qu’il tiendra l’eau un moment, répondit calmement Cadrach. Si nous emmenons tout ça avec nous – il fit un signe en direction de la toile et de la poix –, alors nous pourrons poursuivre les réparations dès que nous nous arrêterons. » « Si nous arrivons jusque-là, gronda le duc. Très bien. Miriamélé ? » « J’ai vidé les réserves. Pas que ça ait pris beaucoup de temps, d’ailleurs. » Charystra, qui avait repris un peu d’assurance, se redressa. « Et comment mes clients vont-ils manger ? » demanda-t-elle. « Je tiens la meilleure table de Kwanitupul, tout le monde le dit ! » Le grondement d’Isgrimnur fit voleter sa barbe. « Ce n’est pas la table qui est le problème, ce sont les saletés que tu poses dessus. Tu seras payée, femme – mais d’abord tu vas faire un petit voyage. » « Quoi ? » piailla Charystra. « Je suis une bonne aédonite respectueuse de Dieu ! Qu’allez-vous faire de moi ? » Le duc grimaça et se tourna vers les autres. « Je n’aime pas cela, mais nous ne pouvons la laisser ici. Nous la déposerons en un endroit sûr, avec son argent. » Il se tourna vers Cadrach. « Tu peux prendre un peu de cette corde et la ligoter, s’il te plaît ? Mais essaie de ne pas lui faire mal. » Les derniers préparatifs furent achevés sous le flot intarissable des protestations outragées de Charystra. Tiamak, qui semblait particulièrement inquiet à l’idée qu’Isgrimnur eût pu oublier quelque élément précieux de leur bagage, remonta précipitamment dans la chambre pour s’assurer qu’ils ne laissaient rien derrière eux. Lorsqu’il revint, il se joignit aux autres pour faire sortir le bateau de la cour à travers la large porte de derrière. « N’importe quel atelier de réparation bien tenu aurait un guindeau », se plaignit Isgrimnur. Son visage dégoulinait de sueur. Miriamélé s’inquiéta que l’un des deux hommes âgés pût se blesser, mais Camaris, malgré son âge, ne semblait pas gêné le moins du monde par sa part du poids, et Isgrimnur était encore un homme puissant. En fait, c’était Cadrach, affaibli par toutes leurs mésaventures, et le mince Tiamak qui semblaient peiner le plus. Miriamélé voulut aider, mais n’osa pas laisser Charystra seule même un instant, de peur qu’elle ne donne l’alarme ou ne tombe dans l’eau et se noie. Alors qu’ils descendaient péniblement la rampe du quai arrière, Miriamélé eut la certitude d’avoir entendu le claquement des bottes d’Aspitis et de ses laquais. La progression du bateau paraissait horriblement lente, un scarabée aveugle à huit pattes qui hésitait à chaque pas. « Dépêchez-vous ! » dit-elle. Charystra, qui ne comprenait rien que son propre sort, gémit. Ils atteignirent enfin l’eau. Alors que tous abaissaient doucement le bateau par-dessus le bord du quai flottant, Cadrach se pencha entre les bancs et tira un lourd maillet de la pile d’outils qu’ils avaient emportés pour réparer la coque, puis se précipita sur la rampe en direction de l’auberge. « Que faites-vous ? » cria Miriamélé. « Ils vont arriver d’une seconde à l’autre ! » « Je sais ! » Cadrach trottait d’un pas inégal, le lourd maillet collé contre la poitrine. Isgrimnur s’empourpra. « Est-ce qu’il est devenu fou ? » « Je ne sais pas. » Miriamélé entraîna Charystra vers le bateau, qui se balançait doucement au bord du quai. Lorsque l’aubergiste résista, le vieux Camaris se leva et la souleva aussi facilement qu’un père avec sa petite fille, et la reposa sur le banc à côté de lui. La femme se tapit là, une larme coulant sur sa joue ; Miriamélé ne put s’empêcher d’avoir pitié d’elle. Un instant plus tard Cadrach reparut, dévalant la rampe. Il se hissa dans le bateau avec l’aide des autres, puis repoussa le bord du quai. Le nez de l’embarcation glissa vers le milieu du canal. Miriamélé aida le moine à les rejoindre sur le banc. « Que faisiez-vous ? » Cadrach s’accorda le temps de reprendre son souffle, puis reposa soigneusement le maillet sur une pile de toile. « Il y avait un autre bateau. J’ai préféré m’assurer qu’il leur faudrait beaucoup plus de temps pour le préparer qu’il ne nous en a fallu à nous. On ne peut pourchasser personne à travers Kwanitupul sans bateau. » « Bonne idée, dit Isgrimnur, même si je suis certain qu’ils se trouveront un bateau bien assez tôt. » Tiamak pointa du doigt. « Regardez ! » Une douzaine d’hommes casqués et en cape bleue avançaient sur la passerelle de bois en direction de La Coupe de Pélippa. « D’abord ils vont frapper, dit doucement Cadrach, puis ils vont enfoncer la porte. Puis ils verront ce que nous avons fait, et ils se mettront en quête d’un bateau. » « Alors il est préférable de profiter au mieux de notre avance. Aux rames ! » Joignant le geste à la parole, Isgrimnur se pencha et se saisit d’une poignée. Camaris fit de même, et lorsque les deux pelles mordirent dans l’eau verte, le petit bateau bondit en avant. À l’arrière, Miriamélé regarda l’auberge qui disparaissait progressivement au loin. Dans la masse grouillante des fourmis qui se pressaient autour de l’entrée, elle crut soudain discerner une masse de cheveux blonds. Choquée, elle détourna les yeux et regarda les eaux clapotantes du canal, en priant la mère de Dieu et bien des saints de ne jamais avoir à revoir Aspitis. « Ce n’est plus très loin. » Le Rimmersleute louche regarda la rangée de pins noueux aussi affectueusement que s’il se fut agi d’une rue familière. « Là, vous pourrez vous reposer et manger. » « Merci, Dypnir, dit Isorn. Ce sera une bonne chose. » Il aurait pu en dire plus, mais Isorn avait saisi la bride de son cheval et l’avait fait ralentir. Dypnir, qui semblait ne pas avoir remarqué, laissa sa propre monture prendre de l’avance sur eux jusqu’à n’être plus qu’une ombre dans le crépuscule de la forêt. « Êtes-vous certain de pouvoir faire confiance à cet homme, Isorn ? » demanda le comte de Nad Mullach. « Si ce n’est pas le cas, exigeons d’autres preuves, plutôt que de nous engager dans une embuscade. » Isorn plissa son large front. « Il vient de Skoggey. Ces gens sont loyaux envers mon père. » « Il dit qu’il vient de Skoggey. Et ces gens étaient loyaux envers votre père. » Éolair agita la tête, surpris de voir que le fils du duc pût se montrer si crédule. Mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer le caractère ouvert et généreux d’Isorn. Celui qui sait rester ainsi au milieu de telles horreurs est une personne que l’on doit chérir, pensa le comte, mais il se sentait investi d’une certaine responsabilité envers de nombreuses choses, dont sa propre vie, qui lui interdisait de se taire, même s’il risquait d’offenser le fils du duc Isgrimnur. Isorn sourit de l’inquiétude d’Éolair. « Il connaît les gens qu’il est censé connaître. De toute façon, ce serait une façon bien compliquée de tendre une embuscade à une demi-douzaine d’hommes. Vous ne croyez pas que si c’était un laquais de Skali, nous aurions tout simplement été écrasés par une centaine d’hommes de Kaldskryke ? » Éolair fronça les sourcils. « Pas si c’est un éclaireur, qui espère gagner son épée de chevalier avec une capture brillante. Enfin, c’est bon. Mais je garderai la main près de mon épée. » Le jeune Rimmersleute s’esclaffa. « Moi aussi, Comte. Vous oubliez que j’ai passé une bonne partie de mon enfance avec Einskaldir, Aédon ait son âme – l’homme le plus méfiant qui eût jamais existé. » L’Hernystiri rit un peu, lui aussi. L’impatience et l’impulsivité d’Einskaldir avaient toujours paru plus conforme à l’ancienne Rimmersgard païenne, dont les dieux étaient aussi versatiles que le temps, aussi durs que les monts Vestivegg. Éolair, et Isorn, et les quatre Thrithings dépêchés par Hotvig chevauchaient maintenant ensemble depuis plusieurs semaines. Les hommes d’Hotvig s’étaient montrés amicaux, mais le voyage à travers les terres civilisées de l’est de l’Erkynée – civilisées par leurs maisons et des champs portant la marque de cultures, mais paraissant presque entièrement inhabitées – avait provoqué chez eux un certain malaise. À mesure que s’était poursuivi le voyage, les hommes des plaines s’étaient trouvés de plus en plus éloignés des terres de leur naissance, ce qui les avait rendus mélancoliques et maussades ; ils parlaient presque uniquement entre eux dans la langue gutturale des Thrithings, et s’asseyaient le soir autour du feu pour chanter les chansons de leur pays. Isorn et Éolair s’étaient retrouvés à l’écart, avec l’un l’autre pour seule compagnie. Pour son plus grand soulagement, le comte avait découvert qu’il y avait bien plus chez ce grand ours blond de fils de duc que ce que l’on pouvait supposer. Il était valeureux, cela ne faisait aucun doute, mais son courage semblait différent de celui de bien des braves qu’Éolair avait connus, qui pensaient que ne pas agir de cette façon était faillir sous les yeux des autres. Le jeune Isorn paraissait simplement ne quasiment pas connaître la peur, et agir comme il le faisait parce que c’était juste et nécessaire. Non pas qu’il fut totalement insensible. L’effroyable histoire de sa captivité chez les Rimmersleutes noirs, des tortures que lui et ses compagnons avaient dû subir et de la présence obsédante de leurs visiteurs immortels à la peau pâle, l’affectait au point qu’il lui était difficile d’en parler. Mais Éolair, qui avait l’œil aiguisé d’un intrigant, pensait que la plupart des hommes, s’ils avaient vécu une telle expérience, en auraient été beaucoup plus marqués. Pour Isorn, c’était une chose terrible qui était maintenant terminée, voilà tout. Ainsi, durant ces jours passés à chevaucher sur les flancs de collines qui surplombaient une Hasu Vale lugubrement déserte, puis à longer la lisière de l’Aldhéorte, en restant à bonne distance d’Erchester et du Hayholt enneigés – tout autant que de la haute Thisterborg, avait songé Éolair – le comte de Nad Mullach avait appris à apprécier ce jeune Rimmersleute, qui vouait à son père et sa mère un amour simple et fort, et vouait à son peuple un amour tout aussi puissant, et quasi indissociable de ses sentiments pour sa famille. Mais Éolair, las et rompu par les événements, et dégoûté déjà des horreurs de la guerre avant que cette dernière n’eût même commencé, n’avait pu s’empêcher de se demander si lui-même avait jamais été aussi jeune qu’Isorn. « Nous y sommes presque. » La voix de Dypnir ramena l’esprit d’Éolair vers la sombre piste forestière. « J’espère seulement qu’ils auront quelque chose à boire, dit Isorn en souriant, et qu’ils en auront assez pour le partager. » Alors qu’Éolair s’apprêtait à lui répondre, une autre voix trancha dans le soir. « Arrêtez ! Restez où vous êtes ! » C’était du westerlien, avec la prononciation gutturale de Rimmersgard. Isorn et Éolair tirèrent sur leurs rênes. Derrière eux, les quatre hommes des Thrithings firent halte sans effort. Éolair pouvait les entendre murmurer entre eux. « C’est moi ! » cria leur guide, en penchant sa tête barbue de côté pour que la sentinelle cachée pût le reconnaître. « Dypnir. J’amène des alliés. » « Dypnir ? » Il y avait une note de doute dans la question. Elle fut suivie d’un flot de rimmerspakk. Isorn semblait écouter attentivement. « Que disent-ils ? » murmura Éolair. « Je ne comprends pas quand ils parlent si vite. » « Ce à quoi on peut s’attendre. Dypnir est parti depuis plusieurs jours, et ils lui demandent pourquoi. Il leur explique, pour son cheval. » Éolair et ses compagnons avaient trouvé Dypnir près d’une piste forestière de l’ouest d’Aldhéorte, caché près du corps de sa monture, qui s’était brisé la jambe dans une ornière et dont il venait de trancher la gorge quelques instants plus tôt. Après avoir réparti la charge de l’un des chevaux de trait, ils avaient confié cette monture au Rimmersleute en échange de sa promesse de leur faire rencontrer des hommes qui pourraient les aider – ils n’avaient pas donné beaucoup de détails sur le genre d’aide qu’ils recherchaient, mais il paraissait entendu par tous que ce qui se ferait ne serait pas au bénéfice de Skali, Nez-tranchant. « Très bien. » La sentinelle cachée s’était remise à parler en westerlien. « Vous allez suivre Dypnir. Mais vous avancerez lentement, en gardant les mains là où nous pouvons les voir. Nous avons des arcs, et si vous avez envie de tenter quelque chose de stupide dans une forêt sombre, vous le regretterez. » Isorn se redressa. « Nous comprenons, mais ne tentez rien de stupide non plus. » Il ajouta quelque chose en rimmerspakk. Après un instant de silence, un signal fut donné, et Dypnir s’avança, suivi d’Éolair et des autres. Ils chevauchèrent un moment dans le soir qui s’assombrissait. D’abord, tout ce que le comte de Nad Mullach put voir était des petits points lumineux, comme des étoiles rouges. À mesure qu’ils s’approchèrent et que les lumières se mirent à bouger et à danser, il réalisa qu’il voyait les flammes d’un feu à travers les branches rapprochées d’une végétation dense. Le groupe tourna subitement et traversa une barrière d’arbres, en se baissant sous le conseil insistant de Dypnir, et la lumière chaleureuse du grand feu s’étala tout autour d’eux. Le camp était ce que l’on appelait un salon de bûcheron, une clairière qui avait été abritée du vent par des fagots de branches de pin et de sapin nouées entre les troncs. Au centre de cet espace, assis en plusieurs rangées autour du feu, se trouvaient trois ou quatre douzaines d’hommes, leurs yeux brillant du reflet de la lumière lorsqu’ils se tournèrent pour observer en silence les nouveaux arrivants. Nombre d’entre eux étaient vêtus des restes de tenues de combat en haillons ; tous avaient l’expression d’hommes qui dorment depuis longtemps dehors. Par le Chaudron de Rhynn, c’est un camp de brigands. Nous allons nous faire détrousser et assassiner. Éolair eut un bref pincement au cœur, de consternation à l’idée que sa quête pût s’achever d’une manière si dérisoire et de dégoût pour s’être laissé mener aussi ingénument à la mort. Certains des hommes les plus proches de l’entrée de la clairière tirèrent leurs armes. Les mains des cavaliers thrithings plongèrent vers la poignée de leur épée. Avant qu’aucun de ces mouvements malencontreux n’eût eu le temps d’entraîner une confrontation fatale, Dypnir frappa ses mains en l’air et se laissa glisser de la monture qui lui avait été prêtée. Le solide Rimmersleute, beaucoup moins gracieux à pied qu’en selle, s’avança vers le centre de la clairière. « Attendez, dit-il. Ces hommes sont des amis. » « Il n’est pas d’ami qui vient manger dans notre pot, gronda l’un de ceux qui paraissaient les plus féroces. Et qui nous dit que ce ne sont pas des espions de Skali ? » Isorn, qui avait jusqu’alors observé la scène aussi silencieusement qu’Éolair, se pencha soudain sur sa selle. « Ule ? » dit-il d’un ton interrogateur. « N’es-tu pas Ule, le fils de Frekke le Gris ? » L’homme le dévisagea, les yeux plissés. Il pouvait avoir l’âge d’Éolair. Il y avait tant de crasse sur son visage buriné qu’il donnait l’impression de porter un masque. Une hache à la lame ébréchée était accrochée à sa ceinture. « Je suis Ule, fils de Frekke. Comment connais-tu mon nom ? » Il s’était raidi, tendu comme s’il allait bondir. Isorn sauta de selle et fit un pas vers lui. « Je suis Isorn, fils du duc Isgrimnur d’Elvritshalla. Ton père était l’un des compagnons les plus loyaux du mien. Tu ne te souviens pas de moi, Ule ? » Un léger bruit de froissements dû à quelques mouvements et le bourdonnement de rares commentaires chuchotés furent tout ce que cette révélation provoqua. Si Isorn s’attendait à voir ces hommes bondir de joie et lui donner l’accolade, il dut être déçu. « Tu as grandi depuis la dernière fois que je t’ai vu, jeune homme, dit le fils de Frekke. Mais je vois le visage de ton père dans le tien. » Ule le dévisagea. Quelque chose prenait naissance derrière le masque de sa colère froide. « Ton père n’est plus duc, et ses fidèles sont hors la loi. Pourquoi viens-tu nous tourmenter ? » « Nous venons vous demander votre aide. Ceux qui comme vous n’ont plus de toit sont nombreux, et certains ont déjà commencé à se rassembler pour reprendre ce qui leur a été volé. J’apporte des nouvelles de mon père, le duc légitime – et de Josua d’Erkynée, qui est son allié contre Skali, Nez-tranchant. » Le murmure de surprise prit de l’ampleur. Ule n’y prêta pas attention. « C’est une bien piètre ruse, mon garçon. Ton père est mort à Naglimund, et le prince Josua aussi. Ne viens pas nous raconter des histoires de fantômes juste parce que tu trouverais plaisant d’avoir de nouveau des gens sous tes ordres. Nous sommes des hommes libres, maintenant. » Certains de ses compagnons grommelèrent leur approbation. « Des hommes libres ? » La voix d’Isorn se tendit soudain de fureur. « Regardez-vous ! Regardez ça ! » Il décrivit la clairière d’un geste. Éolair, qui observait la scène, s’émerveilla de la passion subite du jeune homme. « Libre de vous terrer dans la forêt comme des chiens que l’on a chassés de l’âtre d’un coup de pied, vous voulez dire ! Où sont vos maisons, vos femmes, vos enfants ? Mon père est vivant… ! » Il s’interrompit pour maîtriser sa voix. Éolair se demanda si Isorn avait un seul instant envisagé que la bonne fortune de son père pût n’être pas aussi certaine qu’il l’affirmait. « Mon père va reconquérir ses terres, reprit-il. Ceux qui l’aideront retrouveront eux aussi ce qui leur appartient, et plus encore, parce que lorsque nous en aurons fini, Skali et ses Kaldskrykis laisseront derrière eux bien des veuves, bien des champs en friche. Tous les hommes qui se joindront à nous y trouveront largement leur compte. » D’âpres éclats de rire accueillirent ces paroles, mais il s’agissait de joie et non de raillerie. Éolair, rompu par des années de jeu de cour, pouvait sentir l’ambiance du moment commencer à tourner en leur faveur. Ule se releva soudain, son corps imposant revêtu de fourrures en lambeaux évoquant un ours. Le bruissement de ses compagnons s’éteignit. « Dis-moi alors, Isorn, fils d’Isgrimnur, demanda-t-il. Dis-moi ce qui est arrivé à mon père, qui a servi ton père toute sa vie. M’attend-il à la fin de ton chemin, comme ces veuves en quête d’un compagnon et toutes ces terres à prendre dont tu parles ? Sera-t-il là pour accueillir son fils ? » Il tremblait de rage. Isorn aux yeux clairs ne cilla pas. Il prit lentement sa respiration. « Il était à Naglimund, Ule. Le château est tombé devant le siège du roi Élias. Rares sont ceux qui ont pu s’échapper, et ton père n’était pas l’un d’entre eux. Mais s’il est mort, il est mort bravement. » Il s’interrompit, perdu un temps dans ses souvenirs. « Il a toujours été très bon avec moi. » « Ce maudit vieil homme t’aimait plus que ses propres petits-enfants », dit amèrement Ule ; puis il fit un pas en avant. Dans cet instant de silence et de stupéfaction, Éolair se précipita sur son épée, maudissant silencieusement sa trop grande lenteur. Ule se saisit d’Isorn en une étreinte à lui briser les côtes, soulevant le fils du duc du sol et l’emportant dans son mouvement. « Que Dieu maudisse Skali ! » Des larmes traçaient de pâles rigoles sur le visage crasseux d’Ule. « L’immonde assassin, assassin maudit du démon ! Il a une dette de sang qui ne s’éteindra jamais. » Il laissa Isorn glisser à terre et essuya ses larmes d’un revers de manche. « Nez-tranchant doit mourir. Alors mon père pourra rire au paradis. » Isorn le dévisagea un temps, et les larmes lui montèrent aux yeux. « Mon père aimait Frekke, Ule. Et je l’aimais, moi aussi. » « Par le sang sur l’Arbre, il n’y a donc rien à boire dans cet endroit maudit ? » cria Dypnir. Partout dans la clairière, les hommes en haillons s’approchèrent pour célébrer le retour d’Isorn. « Ce que je vais vous dire va vous paraître bien étrange », commença Maegwin. Plus nerveuse qu’elle n’eût pensé qu’elle allait l’être, elle prit le temps d’aplanir les plis de sa vieille robe noire. « Mais je suis la fille du roi Lluth, et j’aime Hernystir plus que ma propre vie. Je préférerais m’arracher le cœur que de vous mentir. » Son peuple, réuni dans la plus grande des cavernes du Grianspog, la grotte au haut plafond dans laquelle étaient partagée la nourriture et rendue la justice, l’écoutait attentivement. Ce que Maegwin allait dire paraîtrait peut-être étrange, mais ils y prêteraient attention. Qu’est-ce qui pourrait être assez saugrenu pour sembler invraisemblable dans un monde aussi insensé que celui qui était devenu le leur ? Maegwin se retourna vers Diawen, qui se tenait juste derrière elle. La Devineresse, dont les yeux brillaient de quelque joie personnelle, lui sourit en signe d’approbation. « Dites-leur ! » murmura Diawen. « Vous savez que les dieux m’ont parlé dans mes rêves, dit Maegwin d’une voix forte. Ils m’ont soufflé une chanson des temps anciens et je leur dois de vous avoir entraînés dans ces cavernes où nous avons trouvé refuge. Puis Cuamh le Chien-terrier, dieu des profondeurs, m’a menée jusqu’à un lieu secret qui n’avait plus été vu depuis avant l’époque de Tethtain – un endroit en lequel les dieux allaient nous faire un don. Toi ! » Elle indiqua du doigt l’un des scribes qui étaient descendus jusqu’à Mezutu’a avec Éolair pour y copier les plans des Dwarrows. « Lève-toi, et dis à tous ce que tu as vu. » Le vieil homme se redressa avec difficulté, en s’appuyant sur l’épaule de l’un de ses jeunes disciples. « C’était effectivement une cité des dieux, chevrota-t-il. Au cœur de la terre. Plus grande que tout Hernysadharc, dans une grotte aussi large que la baie de Crannhyr. » Il écarta ses bras maigres dans une futile tentative de représentation de l’immensité de la ville de pierre. « Il y avait là des créatures qui ne ressemblaient à rien de ce que j’ai jamais vu, et qui chuchotaient dans les ténèbres. » Il leva la main alors que de nombreux membres de l’assistance faisaient des signes pour se protéger du mal. « Mais ils ne nous ont fait aucun mal, et nous ont même emmenés jusqu’en leurs endroits sacrés, où nous avons pu faire ce qu’avait demandé la princesse. » Maegwin fit signe au scribe de s’asseoir. « Les dieux m’ont montré cette cité, et nous y avons trouvé des choses qui nous aideront à changer le cours de la guerre contre Skali et son maître, Élias d’Erkynée. Éolair a porté ces dons à nos alliés – vous l’avez tous vu partir. » Des têtes acquiescèrent dans la foule. Dans une population aussi isolée que les Hernystiris l’étaient devenus, le départ du comte de Nad Mullach pour une mystérieuse mission avait fourni matière à plusieurs semaines de rumeurs. « Ainsi, les dieux m’ont parlé deux fois, et les deux fois, ils ont eu raison. » Alors même qu’elle prononçait ces paroles, Maegwin ressentit un pincement d’inquiétude. Était-ce réellement la vérité ? Ne s’était-elle pas elle-même maudite pour sa mauvaise interprétation, allant même parfois jusqu’à blâmer les dieux pour de cruels faux espoirs ? Elle s’interrompit, soudain envahie par le doute, mais Diawen tendit la main et lui toucha l’épaule, comme si la Devineresse avait perçu le trouble de ses pensées. Maegwin trouva le courage de poursuivre. « Et les dieux m’ont de nouveau parlé – pour la troisième fois, et la plus puissante de toutes. J’ai vu Brynioch lui-même ! » Car, pensa-t-elle, ce ne pouvait être que lui. Son étrange visage et son regard doré brûlaient dans son souvenir comme l’image rémanente du soleil contre l’obscurité de paupières fermées. « Et Brynioch m’a dit que les dieux allaient venir à l’aide d’Hernystir ! » Certains, saisis par la ferveur de Maegwin, exprimèrent bruyamment leur joie. D’autres, hésitant entre doute et espoir, échangèrent des regards interrogateurs avec leurs voisins. « Craobhan, appela Maegwin. Lève-toi et raconte à notre peuple comment j’ai été retrouvée. » Le vieux conseiller se leva avec une mauvaise grâce évidente. L’expression de son visage était révélatrice : c’était un homme d’État, un homme à l’esprit pratique qui ne se passionnait pas pour les choses aussi extravagantes que les prophéties et les dialogues entre les dieux et les princesses. Tous ceux qui étaient réunis dans cette caverne le savait. C’était précisément pour cette raison qu’il était la pièce maîtresse de Maegwin. Craobhan parcourut la grotte du regard. « Nous avons découvert la princesse Maegwin au sommet de Bradach Tor », entonna-t-il. Sa voix pouvait encore être puissante malgré son âge ; il l’avait souvent mise à profit au service du père et du grand-père de Maegwin. « Je n’y ai pas assisté, mais je connais les hommes qui l’ont ramenée… et je les sais dignes de foi. Elle était restée trois jours sur la montagne, sans souffrir du froid. Lorsqu’ils l’ont trouvée, elle était… » Le vieil homme adressa un regard désespéré à Maegwin, mais ne trouva rien dans son expression implacable qui pût lui servir d’échappatoire. « Elle était plongée dans un rêve très, très profond. » L’assemblée bruissa. Bradach Tor était un endroit réputé inquiétant, et il était plus étrange encore qu’il fut escaladé par une femme en un tel hiver. « Était-ce un simple rêve ? » demanda vivement Diawen de derrière Maegwin. Craobhan la dévisagea durement, puis il haussa les épaules. « Les hommes ont dit que cela ne ressemblait à rien qu’ils aient déjà vu, reprit-il. Ses yeux étaient ouverts, et elle parlait comme si quelqu’un se tenait face à elle… mais il n’y avait rien devant elle que le vent. » « À qui s’adressait-elle ? » poursuivit Diawen. Le vieux Craobhan haussa une nouvelle fois les épaules. « Elle… elle parlait comme si elle s’adressait aux dieux – et elle s’arrêtait régulièrement pour écouter, comme s’ils lui répondaient. » « Merci, Craobhan, dit gentiment Maegwin. Tu es un homme loyal et honnête. Il n’y a rien de surprenant à ce que mon père ait eu une aussi haute opinion de toi. » Le vieux conseiller s’assit. Il ne paraissait pas heureux. « Je sais que les dieux m’ont parlé, poursuivit-elle. Et il m’a été accordé de voir l’endroit où vivent les dieux, et de voir les dieux eux-mêmes dans leur indicible beauté, se préparant à la guerre. » « La guerre, cria quelqu’un. Contre qui, Madame ? Contre qui les dieux vont-ils se battre ? » « La question n’est pas contre qui, dit Maegwin en levant un doigt admoniteur, mais pour qui. Les dieux vont se battre pour nous. » Elle se pencha en avant, apaisant le murmure croissant de la foule. « Ils vont détruire nos ennemis, mais seulement si nous leur donnons tout notre cœur. » « Notre cœur est avec eux, Madame ; c’est vrai ! » s’exclama une femme. Quelqu’un d’autre cria : « Pourquoi ne nous ont-ils pas aidé plus tôt ? Nous les avons toujours honorés ! » Maegwin attendit la fin de la clameur. « Nous les avons toujours honorés, c’est vrai, mais de la façon dont on honore un vieil oncle, par la force de l’habitude. Nous ne leur avons jamais offert une dévotion digne de leur puissance, digne de leur beauté, digne des cadeaux qu’ils ont fait à notre peuple ! » Sa voix prit de l’ampleur. Elle pouvait de nouveau sentir la proximité des dieux ; l’émotion jaillit en elle comme une source d’eau fraîche. C’était une sensation tellement singulière et enivrante qu’elle éclata de rire, ce qui provoqua des expressions de surprise sur les visages de ceux qui l’entouraient. « Non, hurla-t-elle. Nous avons accompli les rites, poli les statuettes, allumé les feux sacrés, mais très peu d’entre nous se sont demandé si les dieux n’attendaient pas de nous un geste qui prouverait que nous étions dignes de leur soutien. » Craobhan s’éclaircit la gorge. « Et que veulent-ils, à votre avis, Maegwin ? » Il avait parlé avec une condescendance qui pouvait paraître déplacée, mais Maegwin se contenta de rire de plus belle. « Ils veulent que nous leur montrions notre confiance ! Que nous leur montrions notre dévotion, notre volonté d’abandonner nos vies en leurs mains – ce que nos vies sont de toute façon. Les dieux vont nous aider – j’en suis témoin – mais seulement si nous leur montrons que nous en sommes dignes. Pourquoi Bagba a-t-il offert les troupeaux aux hommes ? Parce que les hommes avaient perdu leurs chevaux en combattant lors des guerres divines, alors que les dieux en avaient le plus besoin. » Alors qu’elle parlait, tout devint soudain clair pour Maegwin. Diawen avait eu raison. Les Dwarrows, la femme sithie effrayée qui avait parlé à travers le Têt, cet effrayant hiver sans fin – c’était tellement évident ! « Car, voyez-vous, s’exclama-t-elle, les dieux eux-mêmes sont en guerre ! Ne le voyez-vous pas ? La neige est tombée et l’hiver est venu, mais il n’est plus reparti alors que plus de douze lunes ont passé ! Des monstruosités hantent les Marches Gelées, des créatures que l’on n’avait plus vues depuis les temps de Hern ! Pourquoi ? Parce que les dieux sont en guerre tout comme nous sommes en guerre ! À l’instar des jeux des enfants qui imitent les combats des guerriers, nos minuscules conflits accompagnent l’immense guerre qui fait rage dans les cieux ! » Elle reprit son souffle et perçut le sentiment divin qui l’habitait, et l’emplissait d’une puissance rayonnante. Elle était certaine maintenant d’avoir vu la vérité. C’était aussi lumineux que l’éclat du soleil aux yeux d’un dormeur qui s’éveille. « Mais tout comme les enseignements de l’enfance modèlent les guerres des adultes, nos combats sur cette terre affectent les guerres des cieux. Ainsi, si nous souhaitons l’aide des dieux, nous devons les aider à notre tour. Nous devons faire preuve d’audace, et avoir confiance en leur bienfaisance. Nous devons déployer la plus grande des magies qui se puisse opposer à l’obscurité. » « De la magie ? » s’exclama la voix rauque et méfiante d’un vieil homme. « Est-ce donc ce que la femme Devineresse vous a enseigné ? » Maegwin entendit le sifflement de l’inspiration de Diawen, mais elle se sentait trop assurée pour se laisser aller à la colère. « Folie ! » cria-t-elle. « Je ne parlais pas des incantations des conjureurs. Je parlais de la sorte de magie qui s’exprime avec autant de puissance dans les cieux que sur terre. La magie de notre amour pour Hernystir et pour les dieux. Voulez-vous voir nos ennemis vaincus ? Voulez-vous revoir nos vertes vallées ? » « Dites-nous ce qu’il faut que nous fassions ! » cria une femme des premiers rangs. « C’est ce que je vais faire. » Maegwin ressentait un mélange de paix et de force. La caverne était maintenant silencieuse, et plusieurs centaines de visages étaient attentivement tournés vers elle. Juste devant elle, le front ridé et sceptique du vieux Craobhan était plissé par la colère et l’inquiétude. Maegwin l’aima en cet instant, parce qu’elle voyait dans son air défait la justification de ses souffrances et la preuve du pouvoir de ses rêves. « Je vais vous le dire », reprit-elle d’une voix plus forte, qui résonna et résonna encore dans la grande grotte, avec tant de force et de certitude triomphante que bien peu pouvaient douter qu’ils écoutaient effectivement la messagère choisie par les dieux. Miriamélé et ses compagnons ne s’attardèrent que quelques instants pour déposer Charystra à terre, sur un quai isolé d’un quartier perdu aux limites les plus reculées de Kwanitupul. Les sentiments outragés de l’aubergiste ne furent que partiellement apaisés par la bourse qu’Isgrimnur jeta à ses pieds sur les planches usées de la passerelle. « Dieu vous punira pour avoir traité de cette manière une bonne aédonite ! » cria-t-elle alors que chaque mouvement de rame les éloignait un peu plus. Elle était toujours dressée au bord du quai branlant, à tendre le poing et à hurler des imprécations devenues inaudibles, lorsque leur lente embarcation s’engagea dans un canal bordé d’arbres difformes et qu’elle disparut de leur vue. Cadrach grimaça. « Si ce que nous avons vécu ces derniers temps est la façon qu’a Dieu de nous accorder Ses faveurs, je serais assez tenté par l’expérience de Ses châtiments, juste pour changer un peu. » « Pas de blasphème », gronda Isgrimnur en se penchant puissamment sur sa rame. « Nous sommes encore en vie, contre toute logique, et nous sommes toujours libres. C’est effectivement une bénédiction. » Le moine eut un haussement d’épaules indifférent, mais ne dit plus rien. Ils s’engagèrent dans un lagon si peu profond que des tiges de plantes d’eau perçaient la surface et flottaient dans le vent. Miriamélé regarda Kwanitupul décroître lentement derrière eux. Dans la lumière de cette fin d’après-midi, la cité basse et grise ressemblait à un amoncellement de détritus et de bois d’épaves échouées sur un banc de sable, immense et inepte. Elle se sentit soudain envahie par le besoin irrépressible d’un toit, par une envie de goûter aux tâches les plus triviales de la vie quotidienne. En cet instant, l’aventure n’avait plus pour elle le moindre attrait. « Personne ne nous suit, dit Isgrimnur avec une note de satisfaction dans la voix. Lorsque nous aurons atteint les marais, nous serons en sécurité. » Tiamak, assis à l’avant du bateau, laissa échapper un étrange rire étranglé. « Ne dites pas une telle chose. » Il fit un signe vers la droite. « Par là. Dirigez-vous vers ce petit canal, juste entre les deux baobabs. Non, ne parlez pas ainsi. Vous pourriez attirer l’attention. » « L’attention de qui ? » demanda le duc, irrité. « De Ceux Qui Exhalent l’Obscurité. Ils aiment parfois à saisir les paroles téméraires des hommes et à les y confronter. » « Des esprits païens », maugréa Isgrimnur. Le petit homme rit une nouvelle fois, un petit ricanement triste et désarmé. Il frappa ses mains contre ses cuisses décharnées, et le claquement résonna au-dessus des eaux stagnantes ; puis il se rembrunit. « J’ai honte. Je dois vous paraître stupide. J’ai étudié avec les plus grands érudits de Perdruin – je suis aussi civilisé que n’importe quel Terre-sèche ! Mais maintenant nous retournons chez moi… et je suis effrayé. Brusquement, les dieux anciens de mon enfance me semblent plus réels que jamais. » À côté de Miriamélé, Cadrach hochait la tête avec une froide conviction. Les arbres et leurs atours de lierre et de lianes se firent de plus en plus épais à mesure que l’après-midi avançait, tandis que les canaux que leur faisait emprunter Tiamak devenaient étroits et indistincts, noyés dans des herbes épaisses. Lorsque le soleil s’approcha enfin de l’horizon végétal, Camaris et Cadrach – Isgrimnur s’accordait un repos bien mérité – pouvaient à peine encore tirer leurs rames dans l’eau fangeuse. « Bientôt, nous ne pourrons plus utiliser les rames que comme perches. » Tiamak plissa les yeux pour regarder au loin. « J’espère que ce bateau est assez petit pour nous emmener là où nous devons aller. Il est évident que nous allons bientôt avoir besoin d’une embarcation à fond plat, mais je préférerais changer le plus tard possible, pour limiter les chances que nos poursuivants apprennent ce que nous avons fait. » « Il ne me reste plus un cintis. » Isgrimnur chassa de la main le nuage de minuscules insectes qui voletaient autour de sa tête. « Comment allons-nous faire ? » « En l’échangeant contre celui-ci, répondit Tiamak. Nous n’obtiendrons rien d’aussi solide, mais celui qui le prendra saura qu’il pourra le revendre à Kwanitupul et en tirer de quoi s’acheter deux ou trois barques à fond plat et un tonneau de vin de palme. » « Puisque l’on parle de bateaux, dit Cadrach en se reposant un instant contre sa rame, je sens plus d’eau autour de mes pieds qu’il ne me sied. Ne devrions-nous pas nous arrêter et réparer celui-ci, tout particulièrement si nous sommes condamnés à le conserver encore quelques jours ? Je n’ai pas vraiment envie de monter le camp dans les marécages dans le noir. » « Le moine a raison, dit Tiamak à Isgrimnur. Il est temps de s’arrêter. » Pendant qu’ils longeaient la rive avec Tiamak dressé en proue à la recherche d’un endroit adéquat pour y faire relâche, Miriamélé entrevit à plusieurs reprises des petites huttes branlantes noyées dans la masse de la végétation. « Est-ce là que vit ton peuple ? » demanda-t-elle à Tiamak. Il secoua négativement la tête, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres. « Non, Madame. Pas dans ces maisons-là. Ceux des miens qui doivent vivre à Kwanitupul pour y gagner leur vie habitent à Kwanitupul. Nous ne sommes pas encore dans le vrai Wran, et vivre ici serait bien pire pour eux que de simplement supporter les deux saisons par an qu’ils passent dans la cité, avant de retourner dans leur village avec ce qu’ils ont gagné. Non, ceux qui vivent ici sont principalement des Terres-sèches, des Perdruinais et des Nabbanais qui ont quitté les villes. Ce sont des gens étranges qui n’ont presque plus rien de commun avec leurs compatriotes, car ils vivent souvent depuis très longtemps en lisière des marais. Les gens de Kwanitupul les appellent les “reclus” ou “entre deux-eaux”. On dit qu’ils sont étranges et qu’on ne peut leur faire confiance. » Il eut un nouveau sourire, un peu gêné, comme s’il était embarrassé par la longueur de sa réponse, puis il se remit en quête d’un endroit où passer la nuit. Miriamélé aperçut une volute de fumée qui s’échappait de l’une de ces maisons cachées, et se demanda ce que cela devait faire de vivre dans un endroit aussi isolé, de n’entendre aucune voix humaine du lever au coucher du soleil. Elle détourna les yeux en direction des arbres qui la surplombaient et de leurs formes étranges, vers leurs racines qui ondulaient comme des serpents vers l’eau, vers leurs branches difformes et oppressantes. L’étroit cours d’eau, maintenant isolé du soleil mourant, semblait bordé de formes solitaires qui s’étendaient comme si elles voulaient se saisir du bateau et l’enserrer, l’immobiliser jusqu’à ce que les eaux s’élevassent et que la boue, et les racines, et la végétation l’avalassent. Elle frissonna. Quelque part dans les sombres profondeurs, un oiseau hurla comme un enfant effrayé. 12. La Danse du Corbeau Tout d’abord, la bataille ne parut pas réelle à Simon. De sa position sur les bas-flancs de Sesuad’ra, l’immense étendue du lac gelé s’étalait devant lui comme un plancher de marbre, au-delà duquel la rive enneigée remontait vers la colline boisée recouverte de son manteau blanc. Tout était si petit, si lointain ! Simon pouvait presque se forcer à s’imaginer qu’il était revenu au Hayholt et qu’il observait depuis le sommet de la Tour de l’Ange Vert les mouvements affairés et innocents des habitants du château. Depuis le point de vue de Simon, le premier assaut des défenseurs de Sesuad’ra – censé maintenir les troupes de Fengbald sur la glace et leur interdire d’approcher la barricade de bois qui protégeait l’entrée de la route sithie – ressemblait à un spectacle de marionnettes complexe et frénétique. Les hommes agitaient des épées et des haches puis tombaient sur la glace, transpercés par des flèches invisibles, s’effondrant aussi brusquement que si quelque maître titanesque avait soudain lâché leurs ficelles. Tout paraissait si lointain ! Mais tout en s’émerveillant de ce combat miniature, Simon savait qu’il était en fait mortellement sérieux, et qu’il le verrait de plus près bien assez tôt. L’impatience des béliers et de leurs cavaliers allait croissante. Ceux de la troupe qanuqe de Simon dont la cachette interdisait de discerner le lac gelé chuchotaient d’incessantes questions aux privilégiés qui pouvaient voir. Le souffle embué de l’ensemble de la troupe restait suspendu en l’air au-dessus d’eux. Tout autour, les branches des arbres luisaient de gouttelettes de neige fondue. Simon, aussi impatient que ses compagnons trolls, se pencha sur le cou de Monretour. Il inhala son odeur rassurante et sentit la chaleur de sa peau. Il avait tellement envie de faire ce qui devait être fait, d’aider Josua et ses autres amis ; et dans le même temps, il avait une peur mortelle de ce qui pouvait arriver là-bas sur la surface glacée du lac gelé. Mais pour l’instant, il ne pouvait qu’attendre. Tant la mort que la gloire devraient être remises à plus tard, au moins pour Simon et les petits guerriers. Il observa attentivement, essayant de donner un sens au chaos qui se déroulait devant lui. La ligne des soldats de Fengbald, qui se tenait serrée sur la piste ensablée qu’avaient dessinée pour eux leurs machines de guerre, ondula sous l’assaut des défenseurs. Mais même si elles vacillèrent, les troupes de Fengbald tinrent bon, et rendirent coup pour coup à leurs assaillants, frappant avant de disperser leur masse initiale en plusieurs petits groupes. Le corps principal des soldats de Fengbald se développa alors autour de ses attaquants, si bien que la ligne unique des forces du duc se transforma en une multitude de petits points, chaque petit combat devenant indépendant des autres. Simon ne put s’empêcher de penser à des abeilles bourdonnant autour des restes d’un repas. Le bruit assourdi du combat prenait de l’ampleur. Le tintement caractéristique des épées et des haches qui frappaient les armures, les cris éloignés de rage et de terreur, tout cela ajoutait à son impression d’éloignement, comme si la bataille se déroulait en dessous du lac gelé plutôt qu’au-dessus. Même pour l’œil inexercé de Simon, il devint rapidement évident que la première sortie des défenseurs était un échec. Les survivants rompaient avec le front des hommes de Fengbald, auquel venaient s’ajouter toujours plus d’hommes, à mesure que son armée s’engageait sur le lac. Ceux des soldats de Josua qui pouvaient se libérer glissaient et rampaient sur la glace pour aller rejoindre l’abri douteux que constituait la barricade et le flanc de la colline. Monretour s’ébroua sous les caresses de Simon et balança impatiemment sa tête. Simon grinça des dents. Ils n’avaient pas le choix, il le savait. Le prince leur avait demandé d’attendre son signal, même si la bataille pouvait sembler perdue avant même que ne vînt leur tour. Attendre. Simon laissa échapper un soupir rageur. Il était si difficile d’attendre… Le père Strangyeard s’agitait en tous sens, agonisant d’inquiétude. « Oh, dit-il en manquant glisser sur la terre boueuse, pauvre Déornoth ! » Sangfugol tendit vivement la main et attrapa la manche de l’archiviste, évitant au prêtre une longue chute le long du flanc de la colline. Josua se tenait un peu plus haut, et observait la bataille. Son cheval roux, Vinyafod, n’était pas très loin, ses rênes négligemment enroulées autour d’une branche basse. « Là ! » Josua ne put dissimuler l’excitation dans sa voix. « Je vois son cimier – il est toujours debout ! » Le prince se pencha, en s’avançant précautionneusement. Plus bas, Sangfugol eut un geste réflexe, comme si le trouvère allait devoir rattraper son prince juste après l’avoir fait avec le prêtre. « Il vient de se dégager, s’exclama Josua, la voix pleine de soulagement. Brave Déornoth ! Il rassemble les hommes, et tous se replient, mais lentement. Ah, par la paix de Dieu, que j’aime cet homme ! » « Que soit loué le nom d’Aédon. » Strangyeard fit le signe de l’Arbre. « Qu’ils puissent tous être sains et saufs. » Il était empourpré d’épuisement et d’excitation, son bandeau formant une tache noire sur le rose marbré de son visage. Sangfugol laissa échapper un petit bruit amer. « La moitié d’entre eux sont déjà étendus dans leur sang sur la glace. Ceci dit, ce qui est important, c’est que c’est aussi le cas de nombre des hommes de Fengbald. » Il grimpa sur un rocher et plissa les yeux en direction de la masse des formes grouillantes. « Je pense que je vois Fengbald, Josua ! » s’exclama-t-il. « Oui, dit le prince. Mais se sont-ils laissé prendre par notre feinte ? » « Fengbald est un idiot, répondit Sangfugol. Il mordra à l’hameçon comme une truite gobe une mouche. » Josua détourna un instant ses yeux de la bataille, pour jeter un regard froid et amusé quoi qu’un peu distrait au trouvère. « Oh, c’est si sûr que ça ? J’aimerais partager tes certitudes, Sangfugol. » Le trouvère rougit. « Je vous prie de me pardonner, Votre Altesse. Je voulais simplement dire que Fengbald n’est pas le tacticien que vous êtes. » Le prince rapporta son attention vers le lac. « Ne perds pas de temps en flatteries, trouvère – pour le moment, je crains d’être trop occupé pour pouvoir les apprécier. Et ne fais pas non plus l’erreur de sous-estimer un ennemi. » Il plaça la main au-dessus de ses yeux pour les protéger de l’éclat du soleil voilé qui s’élevait derrière les nuages. « Malédiction ! Il n’est pas tombé dans le piège, pas complètement ! Là, tu vois, il n’a amené qu’une partie de ses troupes ; le reste est toujours groupé sur la rive. » Embarrassé, Sangfugol ne dit rien. Strangyeard continuait à s’agiter. « Où est Déornoth ? Oh, maudit soit ce vieil œil ! » « Il continue de reculer. » Josua sauta de son perchoir, et descendit les rejoindre. « Binabik n’est toujours pas revenu de la position d’Hotvig et je ne peux plus attendre. Où est l’écuyer de Simon ? » Jérémias, qui était resté accroupi près d’un tronc renversé pour ne gêner personne, bondit soudain sur ses pieds. « Ici, Votre Altesse. » « Bien. Pars maintenant ; d’abord Fréosel, puis tu descends la colline et tu vas voir Hotvig et ses cavaliers. Dis leur à tous de se tenir prêts – nous allons enfin frapper. Ils entendront bientôt mon signal. » Jérémias s’inclina prestement, le visage pâle mais sérieux, puis il tourna les talons et fila sur le chemin. Josua plissa le front. En bas, sur la glace, l’armée de mercenaires et de gardes erkynéens de Fengbald semblait hésiter à avancer, malgré leur succès dans la première confrontation. « Eh bien, dit le prince, il semble que les années et les responsabilités aient rendu Fengbald plus prudent. Maudits soient ses yeux ! Mais nous n’avons d’autre choix que de refermer le piège sur toutes les troupes que nous pourrons attraper. » Il eut un rire amer. « Nous laisserons au démon le soin de penser à demain. » « Prince Josua ! » s’exclama Strangyeard, le souffle coupé par une telle surprise qu’il en cessa de s’agiter. Il dessina un nouvel Arbre dans l’air devant lui. Le souffle chaud des hommes et des chevaux flottait au-dessus du lac comme une brume. Il était difficile de voir distinctement à plus de quelques toises, et les rares hommes que Déornoth pouvait distinguer paraissaient flous et immatériels, si bien qu’il avait l’impression que le fracas du combat provenait de quelque guerre fantôme. Déornoth para le coup plongeant du guerrier de la garde de son épée. L’impact faillit lui faire sauter son arme de la main, mais il réussit à réunir assez de force dans ses doigts frémissants pour la relever et riposter. Sa contre-attaque manqua le guerrier, mais toucha sa monture sur une jambe non protégée. Le cheval blessé hennit et recula de quelques pas, puis perdit l’équilibre et se renversa sur la glace dans un grand craquement et un nuage de neige poudreuse. Déornoth détourna Vildalix ; ils s’écartèrent du cheval de guerre à terre, qui ruait sauvagement. Son cavalier était piégé en dessous, mais contrairement au cheval, il ne faisait aucun bruit. Son souffle sifflant dans l’espace confiné de son heaume, Déornoth leva son épée et la rabattit sur son bouclier aussi fort qu’il le put. Son corneur, l’un des soldats jeunes et inexpérimentés de la Nouvelle-Gadrinsett, était tombé dès le premier contact, et il restait plus personne pour sonner la retraite. « Oyez ! hurla Déornoth, en s’efforçant de couvrir le fracas du combat. Repliez-vous, vous tous, repliez-vous ! » Alors qu’il regardait alentour, sa bouche s’emplit de quelque chose de salé, et il cracha. Une petite masse rouge fila à travers la fente verticale de son heaume et alla s’écraser sur la glace. L’humidité sur son visage était du sang, probablement une blessure infligée lorsque l’un des gardes avait bosselé son casque. Il ne sentait rien – il ne sentait jamais les égratignures dans la fureur du combat – mais il adressa une courte prière à mère Elysia pour que le sang ne lui coule pas dans les yeux et ne l’aveugle dans un moment critique. Certains de ses hommes l’avaient entendu et se repliaient vers sa position. Ce n’étaient pas encore de vrais guerriers, Dieu en était témoin, mais ils avaient jusqu’alors fait preuve d’une grande bravoure devant une formidable ligne de gardes erkynéens. Ils n’avaient pas pour objectif de briser l’assaut du plus gros des forces de Fengbald, mais seulement de les ralentir et peut-être de les entraîner imprudemment vers la barricade et la première des surprises de Josua : les rares archers fiables de la Nouvelle-Gadrinsett et leur maigre provision de flèches. Ceux-ci ne suffiraient pas à changer le cours de la bataille – les chevaliers de part et d’autre étaient trop bien équipés – mais ils provoqueraient un certain chaos, et forceraient les hommes de Fengbald à y réfléchir à deux fois avant de lancer un assaut inconsidéré contre le pied de Sesuad’ra. Jusqu’ici, très peu de flèches avaient volé depuis l’un ou l’autre côté, même si plusieurs des soldats de l’armée improvisée de Déornoth étaient tombés dans les premiers instants de leur assaut, des hampes empennées fichées dans leur gorge ou même plantées dans une poitrine ou un ventre à travers leur cotte de mailles. Maintenant, la brume due au soleil levant rendait encore plus difficile l’usage des arcs aux hommes de Fengbald. Dieu merci, c’est Fengbald que nous combattons, pensa Déornoth. Il dut presque aussitôt baisser précipitamment la tête, pour esquiver le mouvement d’épée d’un garde à cheval qui était apparu de nulle part sans avertissement. Sa monture poursuivit son chemin, et disparut dans le néant d’où elle était venue. Déornoth prit plusieurs longues inspirations. On peut tenir face à des chevaliers et des fantassins, au moins pour un temps. Seul Fengbald pouvait être assez inconscient pour assiéger une colline fortifiée sans une compagnie d’archers ou deux. Ils nous auraient taillés en pièces dès les premiers instants. Bien sûr, malgré toute son arrogance, Fengbald n’avait pas été aussi stupide que Josua et les autres l’avaient espéré. Ils avaient prié pour que celui-ci commençât par envoyer un détachement important de ses mercenaires thrithings, en se fiant à l’excellence de leur monte pour mieux servir sur la glace. Les hommes des prairies étaient des guerriers redoutables, mais ils adoraient l’héroïsme du combat individuel. Le prince avait été convaincu que quelques escarmouches agaçantes de la part des troupes de Déornoth auraient suffi à pousser les mercenaires à abandonner leur formation, ce qui aurait rendu le combat plus facile, et aurait provoqué la confusion dans les rangs des années de Fengbald. Mais ils avaient compté sans les traîneaux – et qui avait bien pu penser à ça ? ne put s’empêcher de se demander Déornoth –, et l’assise qu’avait offert la couche de sable avait permis au duc d’envoyer sa garde erkynéenne, plus disciplinée. Il y eut un bruit qui ressemblait à un roulement de tambour. Déornoth détourna les yeux, pour voir que le guerrier qui l’avait manqué lors de son premier passage avait finalement fait faire volte-face à son cheval – l’assise était si affreuse et nécessitait une telle attention et de telles précautions de part et d’autre que la bataille tout entière ressemblait à une étrange danse sous-marine. Il sortait une nouvelle fois des brumes et avançait sur lui, plus lentement cette fois, imposant à sa monture un pas précautionneux. Déornoth donna à Vildalix une courte talonnade, amenant son cheval bai à faire face à son attaquant, puis leva son épée. Le garde erkynéen leva également la sienne, mais il poursuivit son approche à à peine plus que la vitesse d’un homme qui marche. Il était surprenant de voir la livrée verte de la garde erkynéenne sur un ennemi. Il était plus curieux encore d’avoir autant de temps pour réfléchir à l’aspect insolite de cette situation tout en attendant que cet ennemi se fut frayé un chemin sur la glace. Le garde esquiva le coup d’épée d’un des compagnons de Déornoth, un large arc de cercle qui jaillit de la brume comme la langue d’un serpent – les hommes de Josua étaient partout autour de lui, essayant désespérément de se rassembler assez pour une retraite ordonnée –, et poursuivit son avancée sans être le moins du monde intimidé. Déornoth ne put s’empêcher de se demander durant un bref instant si le visage qui se dissimulait sous ce heaume lui était connu, s’ils avaient bu ensemble, joué aux dés… Vildalix, qui malgré son courage paraissait parfois aussi sensible que de la chair à vif, sentit la légère traction de Déornoth sur les rênes et plongea brutalement sur le côté à l’instant même où leur attaquant les atteignait, si bien que son premier coup glissa sans mal sur le bouclier de Déornoth. Vildalix piétina alors un instant sur place, cherchant à éviter de marcher sur le corps du cavalier qui avait été un peu plus tôt écrasé par sa propre monture, ce qui fit que Déornoth manqua sa cible. Le garde erkynéen tira sur les rênes, les membres de son cheval s’écartant légèrement lorsqu’il glissa en essayant de s’arrêter trop rapidement. Voyant l’ouverture, Déornoth fît tourner Vildalix et partit à la suite du cavalier. Le cheval thrithing, qui avait été entraîné sur la glace pendant que les hommes de Josua se préparaient, manœuvra sans trop de difficulté, si bien que Déornoth fut sur le garde avant que celui-ci n’eût achevé son propre demi-tour malhabile. Le premier coup de Déornoth rebondit sur le bouclier du garde, soulevant une gerbe d’étincelles, mais il laissa l’élan de l’arme la faire tourner pour un second coup, jouant de son poignet et se penchant presque en travers de sa selle pour ne pas desserrer sa prise. Du revers, il frappa ainsi le garde en livrée verte à la tête, à l’instant où l’homme rabaissait son bouclier ; le casque du garde plia vers l’intérieur sous un angle hideux. Le sang dégoulinant déjà sur son cou et sa poitrine, le garde s’effondra sur le côté, fut un instant retenu par ses étriers, puis s’écrasa sur la glace où il trembla faiblement. Déornoth s’écarta, chassant tout regret de son esprit avec la facilité que lui apportait l’expérience. Cette masse ensanglantée avait peut-être été quelqu’un qu’il avait connu, mais maintenant tout garde erkynéen n’était plus qu’un ennemi, et rien d’autre. « Oyez, vous tous, oyez ! » hurla Déornoth, debout dans ses étriers pour mieux voir leur position à travers la brume. « Suivez-moi pour la retraite, et prenez garde à vous ! » C’était difficile à dire, mais il pensa avoir aperçu plus de la moitié des hommes qu’il avait amenés se rassembler autour de lui. Il leva haut son épée, puis poussa Vildalix en direction des grandes barricades de bois. Une flèche siffla non loin de sa tête, puis une autre, mais la visée était mauvaise, ou alors les archers étaient troublés par la brume. Les hommes de Déornoth laissèrent échapper une faible acclamation en chevauchant. « Où est Binabik ? fulmina Josua. Il devait être mon messager, mais il n’a toujours pas reparu. » Le prince grimaça. « Que Dieu me prête patience, et écoutez-moi ! Il lui est peut-être arrivé quelque chose. » Il se tourna vers le jeune Jérémias, qui haletait. « Et Hotvig t’a dit qu’il était parti déjà depuis longtemps ? » « Oui, Votre Altesse. Il a dit que le soleil s’était élevé d’une main depuis le départ du troll, quoi que ça veuille dire. » « Quelle malchance. » Josua commença à faire les cent pas, mais sans jamais quitter la bataille des yeux. « Eh bien, je suppose que l’on ne peut rien y faire. Je n’ai pas confiance en la portée de notre cor, mon garçon, alors tu vas aller dire à Simon que s’il n’a rien entendu avant d’avoir compté jusqu’à cinq cents après la sortie des hommes d’Hotvig, alors ce sera à eux d’entrer en scène, à lui et aux trolls. Tu as compris ? » « S’il n’entend pas le cor, il compte jusqu’à cinq cents après la sortie d’Hotvig, et il y va. Oui. » Jérémias réfléchit un instant avant d’ajouter : « Votre Altesse. » « Bien. Alors vas-y – et cours. Il n’y a pas de temps à perdre. » Josua lui fit signe de partir, puis se tourna vers Sangfugol. « Es-tu prêt, toi aussi ? » « Oui, Sire, répondit le trouvère. J’ai eu les meilleurs maîtres. Je devrais ne pas avoir trop de difficultés à tirer quelques sons tapageurs de quelque chose d’aussi simple qu’un cor. » Josua eut un rire maussade. « Il y a quelque chose de rassurant dans ton insolence, Sangfugol. Mais souviens-toi, maître musicien, tu dois faire plus que sonner du cor : tu dois entonner un chant de victoire. » Simon observait le petit groupe, principalement pour s’occuper, lorsqu’il réalisa soudain que Sisqi ne se trouvait pas parmi les trolls rassemblés. Il vint aussitôt se joindre aux Qanucs, regardant chaque visage un à un, mais ne vit pas le moindre signe de la fiancée de Binabik. Elle avait la charge du commandement de leur troupe ; où avait-elle pu partir ? Après un moment de réflexion, Simon réalisa qu’il ne l’avait pas vue depuis le rassemblement devant la Maison de la Séparation. Oh, par la miséricorde d’Aédon, non, pensa-t-il désespérément. Que va dire Binabik ? J’ai perdu sa bien-aimée avant même que la bataille ne commence ! Il se tourna vers les trolls les plus proches. « Sisqi ? » demanda-t-il, en essayant de montrer par ses expressions et ses gestes qu’il désirait savoir où elle se trouvait. Deux femmes trolls le regardèrent sans comprendre. Malédiction, c’était le diminutif qu’utilisait Binabik. Mais quel était son nom complet ? « Sis… Sisqimook ? » tenta-t-il. « Sisqinamok ? » L’une des femmes acquiesça d’un air pressant, heureuse d’avoir compris. « Sisqinanamook. » « Où est-elle ? » Simon ne pouvait plus retrouver les mots trolls. « Sisqinanamook ? Où ? » Il pointa du doigt dans toutes les directions, puis prit un air effaré en s’efforçant de faire passer son message. Ses petits compagnons semblèrent en saisir le sens : ceux qui étaient les plus proches de lui, après une longue discussion chuchotée en langue qanuqe, lui expliquèrent par des signes parfaitement compréhensibles qu’ils n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où Sisqinanamook se trouvait. Simon jurait par tous les saints lorsque Jérémias le rejoignit. « Salut, Simon. N’est-ce pas superbe ? » demanda son écuyer. Jérémias semblait très excité. « C’est tout ce dont nous rêvions lorsque nous étions au Hayholt. » Simon prit un air attristé. « Sauf que nous nous battions avec des bouts de bois, tandis que ces hommes en bas ont de vraies armes bien affûtées. Sais-tu où est Sisqi – tu sais, celle que Binabik va épouser ? Elle était censée être ici avec les autres trolls. » « Non, je ne sais pas, mais Binabik est manquant, lui aussi. Mais attends, Simon – je dois d’abord te transmettre le message de Josua. » Jérémias lui expliqua les instructions du prince, puis les lui répéta, juste au cas où. « Dis-lui que je suis prêt… que nous sommes prêts. Nous ferons ce que l’on attend de nous. Mais Jérémias, il faut que je retrouve Sisqi. C’est elle qui les commande ! » « Non, tu ne peux pas faire ça, lui répondit son écuyer d’un ton suffisant. Tu viens de devenir un chef de guerre troll, Simon ; c’est tout. Je dois retourner vers Josua. Binabik étant parti, je suis devenu son messager. Les choses se passent ainsi durant les batailles. » Il dit cela avec légèreté, mais avec plus qu’un peu de fierté dans la voix. « Et s’ils ne me suivent pas ? » Simon dévisagea Jérémias un moment. « Tu as l’air bien gai, grommela-t-il. Jérémias, les gens se font tuer ici. Ce sera peut-être bientôt notre tour. » « Je sais. » Il redevint sérieux. « Mais au moins, c’est notre choix, Simon. Au moins, c’est une mort honorable. » Une expression étrange glissa sur son visage, déformant ses traits comme s’il allait éclater en sanglots. « Durant longtemps, quand j’étais… sous le château… une mort propre et rapide paraissait être quelque chose d’enviable et de merveilleux. » Jérémias se détourna, en rentrant la tête dans les épaules. « Mais je suppose que je dois rester en vie, maintenant. Leleth a besoin de moi comme ami – et tu as besoin de quelqu’un pour te dire ce que tu dois faire. » Il soupira et se redressa, adressa à Simon un demi-sourire et un petit signe, puis fila au trot vers la végétation environnante, disparaissant dans la direction dont il était venu. « Bonne chance, Simon – Sire Seoman, je veux dire. » Simon voulut le rappeler, mais Jérémias était déjà parti. Le retour de Binabik fut soudain et quelque peu surprenant. Josua entendit un léger bruissement et se tourna pour se trouver face aux yeux jaunes et à la puissante mâchoire de Qantaqa, qui haletait sur une élévation juste au-dessus de lui. Le troll, assis sur le dos de la louve, écarta des branchages de son visage rond et se pencha en avant. « Prince Josua », dit-il calmement, comme s’ils se rencontraient dans le cérémonial de la cour. « Binabik ! » Josua fit un pas en arrière. « Où étais-tu ? » « J’implore votre pardonnement, Josua. » Le troll se laissa glisser à terre et descendit rapidement jusqu’au niveau où se trouvait le prince. « J’ai vu des hommes de Fengbald en exploration dans un endroit où ils n’avaient pas à se trouver. Je les ai suivis. » Il adressa à Josua un regard lourd de sens. « Ils cherchaient un chemin de bonne escalade. Fengbald n’a pas toute la stupidité que nous lui avons prêtée – il sait avec évidence que sa première attaque n’a pas la suffisance à nous déloger. » « Combien étaient-ils ? » « Un petit nombre. Six… Cinq. » « Tu ne le sais pas ? À quelle distance les as-tu vu ? » Il ne vit pas le petit sourire de Binabik. « Ils étaient six au début. » Le troll tapota son bâton de marche, et la sarbacane et les fléchettes qu’il contenait. « Puis un est retombé en bas de la colline. » Josua hocha la tête. « Et les autres ? » « Une fois qu’ils ont été écartés de l’endroit où ils ne devaient pas être, j’ai laissé Sisqi derrière moi pour leur distraction et je suis monté avec célérité plus haut sur la colline. Des femmes de la Nouvelle-Gadrinsett sont descendues à notre rescousse. » « Les femmes ? Binabik, tu n’es pas censé mettre les femmes et les enfants en danger. » Le petit homme secoua la tête. « Vous savez qu’elles ont autant de bravoure dans le féroce combat pour sauver leur foyer que n’importe quel homme – c’est une grande évidence que les Qanucs ont toujours sue. Mais qu’il y ait apaisement dans votre cœur. Elles n’ont fait qu’aider Sisqi et moi dans le roulement de grosses pierres. » Il aplanit sa main en signe de réussite. « Ces hommes ne seront plus un danger pour nous et leur exploration aura une grande nullité d’utilité pour Fengbald. » Josua eut un soupir frustré. « Je suppose qu’au moins tu n’as pas entraîné ma femme dans cette histoire de basculement de rochers ? » Binabik s’esclaffa. « Oh, elle brûlait de le faire, Prince Josua, il y avait grande évidence à cela. Vous avez une femme de grande férocité – elle ferait une bonne épouse qanuqe ! Mais Gutrun lui imposait l’interdiction de sortir d’un pas du camp. » Le troll regarda alentour. « Quelle est la situation de la bataille ? Je n’avais pas de facilité à regarder durant ma redescente. » « Fengbald, comme tu l’as dit, était mieux préparé que nous ne l’avions pensé. Ils ont construit une sorte de chariot ou de traîneau qui rend la glace rugueuse et facilite la marche de ses soldats. L’assaut de Déornoth a été repoussé, mais la garde erkynéenne de Fengbald ne s’est pas lancée à sa poursuite ; ils continuent de se masser sur le lac. Je vais – mais ce n’est pas la peine. Tu vas voir ce que je me prépare à faire. » « Dois-je aller parler à Hotvig ? » demanda Binabik. « Non. Jérémias s’est chargé de tes corvées pendant que tu présentais les espions de Fengbald aux dames de la Nouvelle-Gadrinsett. » Josua eut un bref sourire. « Merci, Binabik. Je savais que si tu n’étais pas blessé ou prisonnier, tu serais en train de faire quelque chose d’important – mais essaie de me prévenir la prochaine fois. » « Mes excuses, Josua. J’avais la crainte d’un excès de retard. » Le prince se tourna et fit signe à Sangfugol, qui vint aussitôt le rejoindre. Le père Strangyeard et Towser observaient gravement la bataille, bien que Towser parût somnoler quelque peu, comme si ces combats mortels ne suffisaient pas à le détourner de sa sieste quotidienne. « Sonne pour Fréosel, dit Josua. Trois coups courts, et trois longs. » Sangfugol porta le cor à ses lèvres, gonfla son étroite poitrine, et souffla. L’appel résonna le long des flancs boisés de la colline, et durant un instant le tumulte de la bataille sur la glace parut ralentir. Le trouvère inspira une deuxième grande goulée d’air, et sonna une nouvelle fois. Lorsque les échos se furent éteints, il répéta une dernière fois son appel. « Maintenant, dit Josua avec fermeté, nous allons voir à quel point Fengbald s’est réellement préparé à la bataille. Est-ce que tu le vois, là-bas, Binabik ? » « J’ai la pensée de le distinguer, oui. La grande cape rouge flottante ? » « Oui. Observe et regarde ce qu’il fait. » Alors même que Josua terminait sa phrase, il y eut une soudaine convulsion dans les premières lignes de l’armée de Fengbald. La partie de ses troupes qui se trouvait à proximité des barricades de bois brisa soudain les rangs et recula dans la confusion la plus totale. « Hourra ! » Strangyeard hurla et bondit ; puis, comme si le sérieux de son sacerdoce lui était soudain revenu à l’esprit, son expression redevint grave et inquiète. « Par le sang de l’Aédon, regardez comme ils courent, dit Josua avec une joie féroce. Mais même cela ne les arrêtera pas longtemps. J’aurais vraiment aimé que nous ayons plus de flèches ! » « Fréosel va faire bon usage de la provision en notre possession, ajouta Binabik. Comme il est dit à Yiqanuc, “une lance bien visée en vaut trois”. » « Mais il faut aussi mettre à profit la confusion engendrée par les archers de Fréosel. » L’esprit ailleurs, Josua faisait les cent pas en observant la bataille. Lorsqu’un peu de temps eut passé, et qu’il ne fut à l’évidence plus capable d’attendre plus longtemps, il cria : « Sangfugol – l’appel d’Hotvig, maintenant ! » Le cor sonna une nouvelle fois, deux longs, deux courts, deux longs. La volée de flèches des défenseurs de Sesuad’ra prit les hommes de Fengbald par surprise : ils se dispersèrent dans la panique la plus totale, en abandonnant des dizaines des leurs étendus sur la glace, certains essayant de ramper sur la surface glissante en laissant derrière eux une trace sanglante. Déornoth et ses compagnons profitèrent de la confusion pour se retirer en bon ordre. Déornoth lui-même revint trois fois pour aider à ramener les blessés jusqu’au dernier derrière les grands murs de bois. Lorsqu’il fut certain de ne pouvoir rien faire de plus, il se laissa tomber sur la terre boueuse et s’adossa à la barricade en enlevant son heaume. Le fracas des armes faisait encore rage derrière lui. « Sire Déornoth, dit quelqu’un, vous saignez. » Il fit signe à l’homme de le laisser, jugeant inutile que l’on s’inquiétât pour lui, mais se saisit du morceau de tissu qui lui était tendu. Déornoth se servit du chiffon et d’un peu de neige pour nettoyer le sang sur son visage et dans ses cheveux, puis examina de ses doigts transis la blessure de son crâne. Ce n’était qu’une coupure. Il fut heureux d’avoir renvoyé l’homme s’occuper de blessures plus sérieuses. Une bande du morceau de toile ensanglanté suffit à confectionner un pansement, dont la pression apaisa quelque peu la douleur dans sa tête. Lorsqu’il eut terminé de s’occuper de ses autres blessures – toutes mineures, et aucune aussi sanglante que l’entaille dans son cuir chevelu –, il tira son épée de son fourreau. C’était une simple lame, à la poignée garnie de cuir, au pommeau représentant sommairement une tête de faucon presque effacée par des années d’usage. Il l’essuya avec un coin propre du bout de tissu, en fronçant les sourcils devant les nouvelles entailles qu’elle avait gagné, quelque honorablement que ce fut. Lorsque ce fut terminé, il l’éleva pour saisir le reflet du peu de lumière que dispensait le soleil, et plissa les yeux pour s’assurer qu’il ne restait pas la moindre tache de sang sur le métal poli. Ce n’est pas une épée célèbre, pensa-t-il. Elle n’a pas de nom, mais elle a pourtant bien servi durant des années. Comme moi, je suppose. Il rit doucement pour lui-même ; quelques-uns des soldats les plus proches le regardèrent. Personne ne se souviendra de moi, je pense, quel que soit le nombre d’années durant lesquelles on parlera encore de Josua et d’Élias. Mais cela me va. Je fais ce que notre Seigneur Usires attend de moi – Lui n’a pas fait preuve de moins d’humilité. Pourtant, il lui arrivait de souhaiter que les gens de l’Hewenshire pussent le voir, voir qu’il combattait loyalement pour un grand prince, voir que ce prince comptait sur lui. Était-ce trop d’orgueil pour un bon aédonite ? Peut-être… Ses pensées furent interrompues par le puissant appel du cor. Déornoth se remit sur pied, anxieux de voir ce qui se passait, et escalada la barricade. Un instant plus tard, il se laissa retomber au sol et prit son heaume. Il est inutile de recevoir une flèche entre les deux yeux si je peux l’éviter, se dit-il. Lui et plusieurs autres hommes se hissèrent prudemment jusqu’aux troncs les plus hauts de la barricade et regardèrent à travers les fentes que Sludig et ses assistants avaient taillées à la hache pour permettre l’observation. Lorsqu’ils les atteignirent, ils entendirent un immense tumulte : une compagnie à cheval jaillit d’entre les arbres à l’est et se précipita sur la glace en filant directement sur les troupes de Fengbald. Il y avait quelque chose de différent dans cette compagnie, mais dans la confusion de la brume et du mouvement des hommes et des chevaux, il était difficile de dire quoi. « Charge, Hotvig ! » hurla Déornoth. Les hommes à ses côtés reprirent son cri, et en firent une acclamation. Alors que les Thrithings martelaient le lac gelé, il devint rapidement évident qu’ils se déplaçaient avec beaucoup plus de facilité et de finesse que les hommes de Fengbald. Ils semblaient presque se trouver sur la terre ferme, tant leur monte était sûre. « Astucieux Binabik, dit Déornoth dans un souffle, tu vas peut-être nous sauver ! » « Regardez-les chevaucher ! » s’exclama l’un des hommes, un vieux soldat qui n’avait plus combattu depuis l’enfance de Déornoth. « Ces astuces trolls sont sacrément efficaces, y a pas à dire ! » « Mais ils restent supérieurs en nombre, prévint Déornoth. Charge, Hotvig, charge ! » En quelques instants, les Thrithings furent sur les gardes de Fengbald, les sabots de leurs montures faisant résonner un surprenant bruit de tonnerre sur la glace. Ils enfoncèrent les premières lignes comme une masse, se frayant un chemin à travers les soldats sans la moindre difficulté. Le bruit, le fracas des armes et des boucliers, les hurlements des hommes et des chevaux, parurent doubler en un instant. Hotvig lui-même, sa barbe fleurie de rubans de guerre écarlates, manœuvrait sa longue lance avec la dextérité d’un oiseau de proie ; chaque fois qu’il la plongeait en avant, elle semblait trouver une cible, et faisait jaillir des jets d’un sang aussi rouge que les rubans de soie qui ornaient son visage. Lui et ses hommes des plaines chantaient en combattant, un chant sans réelle mélodie mais sur une sorte de rythme effrayant qui leur servait à ponctuer chaque coup et chaque entaille. Ils tourbillonnèrent autour des hommes de Fengbald avec une facilité insensée, comme si les gardes erkynéens, pourtant expérimentés, baignaient dans la boue. Le fer de lance de l’armée du duc céda et recula. Le chant féroce des Thrithings prit de l’ampleur. « Par les yeux de Dieu ! » hurla Fengbald en agitant sa longue épée dans une rage vaine, « serrez les rangs, maudits idiots ! » Il se tourna vers Lezhdraka. Le capitaine des mercenaires regardait Hotvig et ses hommes avec des yeux plissés et implacables. « Maudite magie sithie ! » enragea le duc. « Regarde ! Ils manœuvrent sur la glace comme si c’était un terrain de joute. » « Il n’y a là aucune magie, gronda Lezhdraka. Regardez les sabots de leurs chevaux. Ils ont des fers spéciaux – vous voyez ? Les pointes brillent au soleil ! Je ne sais pas comment, mais je pense que votre Josua a réussi à ferrer ses chevaux avec des pointes de métal. » « Maudit soit-il ! » Fengbald se dressa dans ses étriers et regarda autour de lui. Son visage pâle et avenant était perlé de sueur. « Eh bien, c’est une superbe idée, mais ça ne suffira pas. Nous restons bien trop nombreux pour lui, sauf s’il cache une armée de trois fois cette taille, et ce n’est pas le cas. Fais avancer tes hommes, Lezhdraka. La honte de voir ce que d’autres peuvent faire poussera la garde erkynéenne à se reprendre. » Il fit avancer son cheval de quelques pas en direction des premières lignes et haussa la voix jusqu’à hurler. « Traîtres ! Resserrez les rangs ou vous finirez sur le gibet du roi ! » Lezhdraka gronda de dégoût devant la frénésie de Fengbald, puis se tourna vers la première compagnie de ses mercenaires thrithings, qui attendaient patiemment en selle, sans trop s’inquiéter de ce qui se passait tant que leur tour n’était pas venu de mettre à profit leurs compétences. Tous portaient des cuirasses de cuir bouilli et des casques de cuir bardés de métal, l’armure usuelle des prairies. Au signal de Lezhdraka, la troupe d’hommes balafrés et silencieux se raidit. Une lueur parut s’allumer dans leurs yeux. « Bande de charognards, cria Lezhdraka dans sa propre langue, écoutez-moi ! Ces Cages-de-pierre et leurs chiots des Hauts Thrithings pensent que parce que leurs chevaux ont des sabots cloutés, ils vont nous faire peur. Allons leur briser les os ! » Il poussa son cheval en avant, en prenant soin de rester sur la piste ouverte par l’une des machines de guerre. Dans un unique cri lugubre, ses mercenaires partirent à sa suite. « Tuez-les tous ! » hurla Fengbald, en tournant en cercle près de leur colonne et en agitant son épée. « Tuez-les tous, mais surtout, ne laissez pas Josua quitter le champ de bataille en vie ! Votre maître, le roi Élias, exige sa mort ! » Le capitaine des mercenaires observa le duc avec un mépris mal dissimulé, mais Fengbald s’éloignait déjà, en hurlant des imprécations à destination de sa garde erkynéenne. « Je n’ai que peu de goût pour les disputes de Cages-de-pierre, cria Lezhdraka à ses hommes dans la langue thrithing, mais je sais une chose que cet idiot ne sait pas : un prince en vie nous rapportera plus que Fengbald ne pourra jamais nous payer – alors je veux le prince manchot prisonnier mais vivant. Par contre, si Hotvig ou n’importe quel autre chien des Hauts Thrithings survivent à cette bataille, je vous ferai manger vos propres entrailles. » Il fit un nouveau signe de la main et la colonne se précipita en avant. Les mercenaires souriaient dans leurs barbes et tapotaient leurs armes. L’odeur du sang était dans l’air – et leur était tout à fait familière. Déornoth et ses hommes se remettaient en ordre de bataille lorsque Josua apparut, menant Vinyafod. Le père Strangyeard et le ménestrel Sangfugol se traînaient derrière lui, boueux et embarrassés. « Les crampons de Binabik ont été efficaces – ou du moins, ils nous ont aidés à prendre Fengbald par surprise », dit Josua. « Nous avons vu cela, Votre Altesse. » Déornoth frappa une nouvelle fois l’intérieur de son casque de la poignée de son épée, mais la saillie était trop profonde pour une réparation aussi sommaire. Il jura et remit son heaume. Il n’y avait pas moitié assez de pièces d’armure pour leurs besoins ; le peu d’armes et d’équipement en leur possession avait déjà accaparé la quasi-totalité des ressources de la Nouvelle-Gadrinsett, et si les Thrithings d’Hotvig n’avaient pas apporté leurs propres casques et cuirasses de cuir, moins d’un quart des défenseurs auraient été équipés. Il n’y avait évidemment aucune pièce de rechange, Déornoth le savait, à l’exception de ce qui pouvait être glané sur les morts. Il décida qu’il préférait garder son heaume, abîmé ou pas. « Je suis heureux de voir que vous êtes déjà prêts, dit Josua. Nous devons profiter au mieux du moindre petit avantage, avant d’être submergés sous le nombre. » « Je regrette simplement que nous n’ayons pas plus de ces crampons trolls. » Tout en parlant, Déornoth nouait sa propre paire sous ses bottes, ses doigts gourds s’agitant gauchement. Il indiqua les pointes de métal qui ornaient maintenant ses semelles. « Mais nous avons utilisé jusqu’au dernier bout de métal dont nous disposions. » « Un sacrifice utile s’il nous sauve, dit Josua. J’espère que tu as équipé en priorité les hommes qui doivent se battre à pied. » « Oui, répondit Déornoth, mais nous en avions de toute façon presque assez pour équiper tous les chevaux, même après avoir fourni la compagnie d’Hotvig. » « Bien, dit Josua. Maintenant, si tu as un instant, aide-moi à passer ceux-ci à Vinyafod. » Le prince lui adressa un sourire d’une spontanéité inhabituelle. « J’ai eu le bon sens de les mettre de côté hier. » « Mais mon Seigneur, s’exclama Déornoth, surpris, que voulez-vous en faire ? » « Tu ne croyais tout de même pas que j’allais me contenter d’assister à toute la bataille depuis le flanc de la colline, n’est-ce pas ? » Le sourire de Josua s’évanouit. Il semblait réellement surpris. « C’est pour moi que tous ces braves se battent et meurent sur le lac. Comment pourrais-je ne pas être à leur côté ? » « Mais c’en est précisément la raison. » Déornoth se tourna vers Sangfugol et Strangyeard, mais tous deux détournèrent honteusement la tête. Déornoth supposa qu’ils avaient déjà discuté de ce point avec le prince sans réussir à le convaincre. « S’il vous arrive malheur, Josua, la victoire n’aura aucun sens. » Josua fixa Déornoth de ses yeux gris et clairs. « Ah, mais ce n’est plus vrai, mon vieil ami. Tu oublies que Vorzheva porte maintenant notre enfant. Tu les protégeras, elle et notre bébé, tout comme tu as promis de le faire. Si nous gagnons aujourd’hui et que je ne suis plus là pour le voir, je sais que tu sauras mener notre peuple avec prudence et talent à partir de là. Les gens se rallieront à notre bannière, des gens qui ne sauront ni n’auront besoin de savoir si je suis vivant, mais qui se joindront à nous parce que nous combattons mon frère, le roi. Et Isorn sera bientôt de retour, j’en suis certain, avec des hommes d’Hernystir et de Rimmersgard. Et si son père Isgrimnur retrouve Miriamélé – eh bien, quel nom serait plus légitime pour rallier au combat que celui de la petite-fille du roi Jean ? » Il observa un temps le visage de Déornoth. « Voyons, Déornoth, ne prends pas cet air sérieux. Si Dieu veut que je renverse mon frère, aucun de tous les chevaliers et archers de la terre d’Aédon ne pourra m’abattre. Et s’il ne le veut pas – eh bien il n’est nul endroit où l’on peut se cacher pour échapper à son destin. » Il se pencha et souleva l’un des pieds de Vinyafod. Le cheval parut nerveux mais conserva sa position. « De toute façon, mon ami, nous sommes en un instant où l’équilibre du monde est fragile. Des hommes qui voient leur prince à leur côté savent qu’on ne leur demande pas de se sacrifier pour quelqu’un qui ne comprend pas la valeur de ce sacrifice. » Il enfila le sac de cuir à la base solide et aux pointes protubérantes autour du sabot de Vinyafod, puis enroula à plusieurs reprises les longues brides autour du membre et les noua. « Il n’y a pas matière à discuter », ajouta-t-il sans lever les yeux. Déornoth soupira. Il était désespérément malheureux, mais une partie de lui-même avait toujours su que le prince allait peut-être agir ainsi – en fait, il aurait même été surpris si ce n’avait pas été le cas. « Comme vous le voulez, Votre Altesse. » « Non, Déornoth. » Josua éprouva le nœud. « Comme je le dois. » Simon poussa de grands cris lorsque les cavaliers d’Hotvig enfoncèrent le front de Fengbald. L’ingénieux stratagème de Binabik semblait fonctionner : les Thrithings, bien qu’évoluant moins vite qu’à leur habitude, restaient beaucoup plus agiles que leurs adversaires, et la différence en manœuvrabilité était impressionnante. Les premières lignes de Fengbald se repliaient, forcées de se regrouper à plusieurs centaines de toises des barricades. « Écrasez-les ! » hurla Simon. « Valeureux Hotvig ! » Les trolls poussaient des acclamations, eux aussi ; de bien curieux braillements de joie. Leur tour allait bientôt venir. Simon comptait en silence, bien qu’il en eût perdu le fil à une ou deux reprises, et se fut rattrapé à l’estime. Jusqu’ici, la bataille se déroulait comme Josua et les autres l’avaient prévu. Il observa ses étranges compagnons, leurs petits corps et leurs visages ronds, et sentit un imprescriptible mélange de loyauté et d’affection le traverser. Ils se trouvaient sous sa responsabilité, en un sens. Ils étaient venus de très loin pour combattre pour la cause de quelqu’un d’autre – même si c’était en fait la cause de tous –, et Simon voulait qu’ils puissent tous rentrer sains et saufs chez eux. Ils allaient combattre des hommes plus grands et plus forts, mais les trolls avaient l’habitude de se battre dans de telles conditions. Eux aussi étaient équipés de crampons, mais d’un genre plus complexe que ceux que Binabik avait fait réaliser aux hommes des forges. Binabik avait expliqué à Simon que pour son peuple, ces crampons étaient devenus des trésors, parce que les trolls avaient perdu les routes et les partenaires commerciaux qui permettaient autrefois d’approvisionner Yiqanuc en fer ; chaque paire de crampons était maintenant transmise des parents aux enfants, et chacun les graissait soigneusement et les réparait régulièrement. En perdre une paire était chose terrible, car il était pour ainsi dire impossible de les remplacer. Leurs béliers harnachés n’avaient eux, bien sûr, pas besoin d’accessoires aussi oiseux que des crampons de fer : leurs sabots s’accrochaient naturellement à la glace comme les pattes d’une mouche sur un mur. Un lac plat ne présentait aucune difficulté notable, comparé aux pistes gelées et traîtresses des hauteurs de Mintahoq. « Je viens », dit une voix derrière lui. Simon se retourna et découvrit Sisqi qui le regardait d’un air interrogateur. Le visage de la femme troll était écarlate et perlé de sueur, et la veste de fourrure qu’elle portait sous son pourpoint de cuir était maculée et échevelée comme si elle avait rampé dans la végétation. « Où étais-tu ? » demanda-t-il. Il ne voyait aucune trace de blessure sur elle, et en était reconnaissant. « Avec Binabik. Aider Binabik combattre. » Elle leva la main et commença à mimer quelque activité complexe, puis haussa les épaules et abandonna. « Binabik va bien ? » demanda Simon. Elle réfléchit un instant, puis acquiesça. « Pas blessé. » Simon, soulagé, prit une longue inspiration. « Bien. » Avant qu’il pût en dire plus, il perçut un large mouvement en contrebas. Un autre groupe jaillit des environs de la barricade et se précipita pour se joindre au combat. Un instant plus tard, Simon entendit le son étouffé et lugubre du cor. Celui-ci laissa échapper une longue note, puis quatre courtes, puis deux longs coups qui résonnèrent faiblement sur le flanc de la colline. Son cœur bondit, et il se sentit soudain transi et frémissant à la fois, comme s’il était tombé dans de l’eau glacée. Il avait oublié son décompte, mais cela n’avait plus d’importance. C’était son signal – c’était leur tour ! Malgré son excitation, il prit soin de ne pas érafler les flancs de Monretour avec ses pointes en montant en selle. La plupart des mots qanucs que Binabik lui avait si patiemment enseignés avaient disparu de sa mémoire. « Maintenant ! cria-t-il. Maintenant, Sisqi ! Josua a besoin de nous ! » Il tira son épée et la leva bien haut, l’accrochant un instant dans une branche basse. Quel était le mot pour « À l’attaque » ? Ni-quelque chose. Il se retourna et croisa le regard de Sisqi. Elle lui rendit son regard, avec sur le visage une expression solennelle. Elle savait. La femme troll fit un signe du bras et rassembla ses troupes. Tout le monde sait ce qui est en train de se passer, réalisa-t-il. Ils n’ont pas besoin que je leur dise quoi que ce soit. Sisqi fit un signe de tête, pour lui donner permission. « Nihut ! » hurla Simon ; puis il dévala la piste boueuse. Les sabots de Monretour glissèrent lorsqu’ils s’engagèrent sur le lac gelé, mais Simon – qui l’avait chevauchée sur ce même lac sans crampons quelques jours plus tôt – fut soulagé de la voir retrouver rapidement l’équilibre. Le vacarme des combats retentissait devant lui, et maintenant ses compagnons trolls hurlaient eux aussi, clamant d’étranges cris de guerre dans lesquels il put discerner les noms d’une ou deux des montagnes d’Yiqanuc. Le fracas de la bataille grossit jusqu’à chasser toute autre pensée de son esprit. Puis, apparemment sans qu’il eût eu le temps d’y réfléchir, ils furent dans la mêlée. L’attaque initiale d’Hotvig avait brisé la ligne de Fengbald et éparpillé ses hommes hors de la sécurité de l’assise de la piste tracée par le traîneau. Les soldats de Déornoth – presque tous à pied – avaient alors jailli de derrière les barricades et s’étaient abattus sur les gardes erkynéens qui avaient été séparés de leur arrière-garde par l’action d’Hotvig. Les combats près de la barricade étaient particulièrement féroces, et Simon fut stupéfait de découvrir Josua au plus fort de ce tourbillon, dressé sur la selle de Vinyafod, sa cape grise flottant dans le vent, et ses paroles se perdant dans la confusion. Mais Fengbald avait par ailleurs fait avancer ses mercenaires thrithings qui, au lieu de venir renforcer la ligne derrière la garde erkynéenne qui se repliait, se dispersèrent autour de la colonne brisée dans leur hâte d’affronter les cavaliers d’Hotvig. La troupe de Simon fondit sur les mercenaires sous un angle mort ; les plus proches n’eurent que le temps de se retourner avec un air abasourdi avant de se faire transpercer par les lances courtes des Qanucs. Certains des Thrithings parurent regarder leurs petits attaquants avec une stupeur qui tenait plus de la terreur superstitieuse que de l’effet de surprise. Les trolls hurlèrent leurs cris de guerre en chargeant, et projetèrent des pierres avec des lanières huilées qui tournaient au-dessus de leur tête en produisant un bourdonnement effrayant, qui évoquait des essaims d’abeilles en furie. Les béliers filaient agilement entre les chevaux trop lents, si bien que plusieurs des montures des mercenaires se cabrèrent et jetèrent leur cavalier au sol ; les trolls se servaient également de leurs lances courtes pour frapper les ventres découverts des chevaux. Plus d’un Thrithing fut tué sous sa propre monture renversée. Le fracas du combat, qui était d’abord apparu à Simon comme un immense rugissement, évolua rapidement à mesure qu’il entrait dans la bataille, et devint bientôt à ses oreilles une sorte de silence, un terrifiant ronronnement sourd dans lequel les visages grimaçants, et les dents blanches, et les gorges rouges et écumantes des chevaux saillaient dans la brume. Chaque mouvement paraissait horriblement lent, mais Simon sentait qu’il bougeait plus lentement encore. Il fit tournoyer son épée, mais bien qu’elle ne fut faite que d’un fer commun, elle lui parut aussi lourde que la noire Épine. Une hache frappa l’un des trolls à côté de Simon. Le petit corps fut soulevé de sa selle, et parut retomber aussi lentement qu’une feuille morte, jusqu’au moment où il disparut sous les sabots de Monretour. À travers le bourdonnement creux, Simon crut entendre un petit hurlement étouffé et aigu, comme le cri d’un oiseau au loin. Il est mort, songea-t-il distraitement alors que Monretour glissait puis retrouvait une nouvelle fois l’équilibre. Il s’est fait tuer. Un instant plus tard, il dut lever son épée pour parer l’assaut de l’un des mercenaires à cheval. Les deux épées parurent prendre une éternité pour se rencontrer ; lorsqu’elles se heurtèrent, avec un petit clink, il sentit l’onde de choc remonter le long de son bras et jusque dans sa poitrine. Quelque chose glissa sur lui de l’autre côté. Lorsqu’il baissa les yeux, il vit que son corselet de fortune avait été déchiré et que du sang ruisselait d’une blessure sur son bras ; mais il ne sentait qu’une sorte d’engourdissement froid du poignet au coude. Bouche bée, il releva son épée pour frapper, mais il n’y avait plus personne à portée. Il fit tourner Monretour et plissa les yeux pour voir à travers la brume qui s’élevait de la glace, puis fit avancer sa monture vers un amas de silhouettes emmêlées dans lequel il pouvait distinguer des trolls en difficulté. À partir de là, la bataille l’enserra comme un poing étouffant, et plus rien n’eut guère de sens. Au milieu de ce cauchemar, il fut frappé à la poitrine par un bouclier, et tomba de selle. Alors qu’il tentait de se relever, il réalisa soudain que, même équipé des pointes magiques de Binabik, il n’était qu’un homme luttant pour reprendre son équilibre sur une plaque de glace. Par chance, les rênes étaient restées enroulées autour de son poignet et Monretour ne s’était pas enfuie, mais cette même chance manqua causer sa perte. L’un des mercenaires montés émergea de la masse brumeuse et força Simon en arrière, l’acculant contre le flanc de Monretour. L’imposant guerrier avait le visage à ce point recouvert de cicatrices rituelles que la peau que l’on voyait sous son heaume ressemblait à l’écorce d’un arbre. Simon était dans une position effroyable, un bras toujours emmêlé dans les rênes, si bien qu’il ne pouvait placer qu’à peine la moitié de son bouclier entre son assaillant et lui. Le mercenaire grimaçant le blessa à deux reprises : une petite entaille sur le bras droit, parallèle à sa première blessure du jour, et une estafilade dans le gras de la cuisse, sous sa cotte de mailles. Il aurait certainement fini par le tuer, mais quelqu’un d’autre surgit du brouillard – un autre Thrithing, remarqua Simon avec surprise – et heurta involontairement l’homme, repoussant son cheval vers Simon et renversant à demi le mercenaire de sa selle. Le coup que porta Simon, asséné plus par réflexe et pour se défendre qu’autre chose, remonta la jambe de l’homme et s’enfonça dans son bas-ventre ; il tomba à terre, des flots de sang se déversant de sa blessure, puis hurla et se tortilla jusqu’à ce que ses convulsions lui fissent perdre son heaume. Le visage aux yeux fixes de l’homme, déformé par la douleur, rappela à Simon un souvenir du Hayholt, où il avait vu un rat tombé dans un tonneau d’eau de pluie. Il avait trouvé horrible de le voir se débattre désespérément, les dents découvertes et les yeux écarquillés. Simon avait essayé de lui venir en aide, mais dans sa terreur, l’animal avait essayé de lui mordre la main ; alors il s’était enfui, incapable de le regarder se noyer. Aujourd’hui, un Simon plus âgé regarda un instant le mercenaire hurlant, puis il appuya un pied sur sa poitrine pour l’empêcher de rouler et enfonça son épée dans sa gorge, la maintenant en place jusqu’à ce que tout mouvement eût cessé. Il se sentit curieusement détaché. De longs instants passèrent durant lesquels il arracha une manche lâche du cadavre et la noua autour de la blessure de sa jambe. Ce ne fut que lorsqu’il eut terminé et mis le pied à l’étrier de Monretour qu’il réalisa ce qu’il venait de faire. Son estomac se souleva, mais il n’avait pas commis l’erreur de manger ce matin-là. Après une brève pause, il réussit à remonter en selle. Simon avait imaginé qu’il allait être une sorte de commandant en second pour les trolls, la main de Josua au sein des alliés qanucs du prince, mais il découvrit rapidement qu’il était déjà bien assez difficile de rester en vie. Sisqi et sa troupe s’étaient éparpillés sur tout le champ de bataille embrumé. Un moment, il avait réussi à repérer le secteur dans lequel ils semblaient le plus concentrés, et lui et les trolls étaient restés un temps côte à côte – il avait vu Sisqi alors, toujours en vie, sa fine lance aussi agile que le dard d’une guêpe, son visage rond dessinant un masque si féroce qu’elle ressemblait à un petit démon des neiges – mais, ensuite, les aléas de la bataille les avaient de nouveau séparés. Les trolls n’étaient ni très puissants ni vraiment à leur aise dans un combat structuré, et Simon réalisa rapidement qu’ils étaient beaucoup plus efficaces lorsqu’ils filaient, aussi agiles qu’insaisissables, entre les montures des cavaliers de Fengbald. Les béliers avaient le pas aussi assuré que celui des chats, et bien que Simon pût voir de nombreuses petites silhouettes de Qanucs morts ou blessés, étendus çà et là au milieu des autres corps, les trolls semblaient donner autant qu’ils recevaient, et peut-être même plus. Simon lui-même avait survécu à plusieurs autres affrontements, et avait tué un autre Thrithing, cette fois dans un combat plus ou moins loyal. Ce ne fut qu’en plein combat contre ce dernier que Simon réalisa brusquement que pour ses ennemis, il n’avait plus l’apparence d’un enfant. Il était plus grand que ce mercenaire-là, et sous son casque et sa cotte de mailles, il devait ressembler à un guerrier puissant et redoutable. Encouragé par cette idée soudaine, il avait redoublé ses attaques, forçant le Thrithing à reculer. Puis, alors que l’homme s’était arrêté et que sa monture se trouvait poitrail contre poitrail avec Monretour, il s’était souvenu de ses leçons avec Sludig. Il feignit un coup maladroit et le mercenaire mordit à l’hameçon, se penchant trop en avant dans sa riposte. Simon laissa l’élan de l’épée emporter trop loin son adversaire et le déséquilibrer, puis il abattit son bouclier sur le casque de cuir de l’homme et poursuivit son mouvement en plantant son épée, qui s’enfonça profondément entre les deux plaques de la cuirasse du mercenaire. Celui-ci resta en selle alors que Simon faisait reculer Monretour, libérant son épée, mais Simon n’avait pas encore tourné la tête que l’homme s’était déjà effondré sur la glace maculée de sang. Haletant, Simon avait regardé alentour et s’était demandé qui gagnait. Si Simon avait encore des illusions sur la noblesse de la guerre, elles disparurent durant cette longue journée sur le lac gelé. Au cœur d’un aussi terrible carnage, le sol jonché des corps d’amis et d’ennemis mutilés ou ensanglantés, certains même défigurés par d’horribles blessures ; les pleurs et les plaintes d’hommes mourants résonnant dans ses oreilles, toute dignité perdue ; avec l’air empuanti d’effluves de sueur, de sang et d’excréments, il était impossible de voir dans la guerre autre chose que ce que Morgénès avait décrit : une sorte d’enfer sur terre que les hommes avaient organisé pour ne pas avoir à trop attendre l’original. Aux yeux de Simon, sa grotesque injustice était peut-être le pire de tout. Pour chaque chevalier en arme mis bas, une demi-douzaine de soldats à pied étaient massacrés. Même les animaux souffraient des tourments que l’on ne pouvait imposer à des meurtriers ou à des traîtres. Simon vit des chevaux hurlants, frappés involontairement, et que l’on laissait agoniser sur la glace. Même si une grande partie des chevaux appartenaient aux troupes de Fengbald, personne ne leur avait demandé s’ils voulaient faire la guerre ; ils y avaient été forcés, tout comme Simon et les autres habitants de la Nouvelle-Gadrinsett. Même les gardes erkynéens du roi auraient peut-être préféré être ailleurs, plutôt que sur ce champ de bataille où le devoir les avait amenés et où la loyauté les retenait. Seuls les mercenaires avaient choisi d’être ici. Pour Simon, l’esprit d’hommes qui pourraient choisir de venir ici de leur propre gré paraissait soudain aussi incompréhensible que celui des lézards ou des araignées – et peut-être plus encore, puisque même les plus petites créatures de cette terre fuyaient le danger quand elles le pouvaient. Ils étaient fous, réalisa Simon, et là était le pire problème du monde : que les fous fussent forts et audacieux, et pussent imposer leur volonté aux faibles et à tous ceux qui aspiraient à la paix. Si Dieu permettait une telle folie, ne put s’empêcher de penser Simon, alors Il était un dieu trop vieux qui avait perdu la tête. Le soleil avait disparu au-dessus d’eux, caché derrière les nuages : il était impossible de dire depuis combien de temps la bataille faisait rage lorsque résonna une nouvelle fois le cor de Josua. Mais cette fois, ce fut l’appel à la retraite qui traversa la brume. Simon, qui ne pensait pas avoir jamais été aussi las de sa vie, se tourna vers les quelques trolls alentour et cria : « Sosa ! Venez ! » Quelques instants plus tard, il piétina presque Sisqi, dressée sur le cadavre de son bélier, le visage toujours étonnamment impassible. Simon se pencha vers elle et tendit la main. Elle y glissa ses doigts secs et froids, et se hissa sur son étrier. Il l’aida à s’installer sur la selle. « Où est Binabik ? » lui demanda-t-elle, en criant par-dessus le tumulte. « Je ne sais pas. Josua nous appelle. Nous retournons vers Josua maintenant. » Le cor répéta son appel. Les hommes de la Nouvelle-Gadrinsett se repliaient rapidement, comme s’il leur eût été impossible de combattre un instant de plus – ce qui n’était peut-être pas très loin de la vérité –, mais ils filaient si vite qu’ils semblaient s’évaporer autour de Simon, comme l’écume que les vagues déposent sur la plage disparaît au soleil. Dans leur précipitation, ils rompirent avec une grappe d’une demi-douzaine de trolls et de deux soldats à pied de Déornoth encerclés par des gardes erkynéens à cheval, à une cinquantaine de toises de lui sur la glace. Si personne ne venait à leur secours, Simon le savait, ils se feraient tailler en pièces. Il regarda le petit groupe qui l’entourait et grimaça. Ils étaient trop peu nombreux, c’était évident. Et ces trolls avaient entendu sonner la retraite, tout comme lui – avait-il le devoir de sauver tout le monde ? Il était épuisé, et blessé, et effrayé, et le sanctuaire n’était qu’à quelques instants de là – il avait survécu, et c’était presque un miracle ! –, mais il savait qu’il ne pouvait laisser ces braves gens derrière lui. « Nous y allons ? » dit-il à Sisqi en montrant du doigt les défenseurs encerclés. Elle regarda et acquiesça d’un air las, puis cria quelque chose aux quelques trolls qui les entouraient pendant que Simon faisait tourner Monretour et la poussait vers un trot hasardeux en direction des gardes erkynéens. Les trolls lui emboîtèrent le pas. Il n’y eut pas de cris, cette fois, pas de chants : le petit groupe progressa dans le silence de leur épuisement total. Et le carnage recommença. Le haut du bouclier de Simon éclata sous un puissant coup d’épée, des débris de bois peint volant dans toutes les directions. Plusieurs de ses propres coups portèrent, mais le chaos l’empêchait de savoir ce qu’il avait frappé. Les trolls et hommes encerclés, se sachant maintenant soutenus, redoublèrent d’efforts et réussirent à briser l’étau, bien que cela eût coûté la vie à au moins un Qanuc de plus. Son bélier maculé de sang, qui traînait le corps de son maître mort dont le pied était resté enchevêtré dans l’étrier, réussit à se libérer de sa charge et s’enfuit follement à travers le lac comme s’il était poursuivi par des démons, pour finalement disparaître dans la brume. Les gardes erkynéens épuisés, qui après la frénésie initiale de l’engagement paraissaient n’avoir pas plus envie de prolonger le combat que Simon et ses compagnons, se battaient férocement, mais cédaient du terrain, tout en essayant de ramener Simon et les autres vers le gros de la troupe de Fengbald. Simon vit finalement une ouverture, et hurla à l’adresse de Sisqi. Dans une dernière convulsion de soldats, et de chevaux, et de trolls, et de béliers, le groupe de Simon faussa compagnie à la garde erkynéenne et s’enfuit vers Sesuad’ra et ses barricades. Le cor de Josua résonnait de nouveau lorsque Simon et les trolls – moins de quarante tous comptés, réalisa-t-il avec consternation – atteignirent le grand mur de bois au pied de la piste sithie. Nombre des autres défenseurs de Sesuad’ra se trouvaient là, et même ceux qui étaient indemnes avaient le visage épuisé et gris de mourants. Quelques-uns des Thrithings d’Hotvig, néanmoins, chantaient d’une voix rauque et tonnante, et Simon vit qu’était suspendu au pommeau de la selle de l’un d’entre eux quelque chose qui ressemblait à deux têtes sanglantes, qui rebondissaient avec les mouvements du cheval. Une imprescriptible sensation de soulagement envahit Simon lorsqu’il vit le prince Josua lui-même, debout devant la barricade, et qui agitait Naidel dans les airs comme une bannière en criant à l’adresse des survivants. Son expression était grave, mais ses paroles se voulaient encourageantes. « Allez, cria-t-il. Nous leur avons fait goûter leur propre sang ! Nous leur avons montré nos griffes ! Rentrez, maintenant – ils ne reviendront plus aujourd’hui ! » Une nouvelle fois, malgré le froid qui s’était emparé de son cœur comme le givre, Simon ressentit une profonde et bienveillante loyauté envers Josua – mais il savait aussi que le prince n’avait plus grand-chose d’autre à offrir que des paroles rassurantes. Les défenseurs de Sesuad’ra avaient tenu bon contre des forces mieux équipées et mieux entraînées, mais l’avantage restait à Fengbald – le duc avait près de trois fois autant d’hommes – et maintenant tous leurs éléments de surprise, comme les crampons de Binabik, avaient été employés. À partir de maintenant ce serait une guerre d’usure, et Simon savait qu’il était du côté perdant. Sur la glace derrière eux, les corbeaux festoyaient déjà. Les oiseaux voletaient, et se défiaient, et se disputaient entre eux avec des cris rauques. À moitié dissimulés par la brume, ils auraient tout aussi bien pu être de petits démons noirs venus se goberger du carnage. Les défenseurs de Sesuad’ra gravissaient lentement la colline en menant leurs montures haletantes. Bien qu’il se sentît curieusement gourd, Simon eut plaisir à voir que d’autres Qanucs que ceux que Sisqi et lui avaient ramenés hors du lac avaient survécu. Ceux-ci se précipitèrent pour accueillir les leurs avec des cris de joie, auxquels se mêla une profonde tristesse lorsque les trolls considérèrent leurs pertes. Simon ressentit une joie plus intense encore lorsqu’il vit Binabik à côté de Josua. Sisqi l’aperçut, elle aussi. Elle sauta de la selle de Simon et se précipita vers son bien-aimé. Tous deux s’embrassèrent aux pieds de Josua, sans prêter attention au prince ou à qui que ce fut. Simon les regarda un temps avant de se remettre à avancer. Il savait qu’il aurait dû s’inquiéter de ses autres amis, mais en cet instant il se sentait à ce point las et fourbu que tout ce qu’il pouvait faire était rien plus que de mettre un pied devant l’autre. Quelqu’un qui marchait à son côté lui passa un gobelet de vin. Après l’avoir bu et avoir rendu le gobelet, il se remit à avancer vers l’endroit où des feux avaient été allumés. Maintenant que les combats étaient terminés, certaines des femmes de la Nouvelle-Gadrinsett étaient descendues apporter de la nourriture aux survivants et s’occuper des blessés. L’une d’entre elles, une jeune fille aux cheveux filandreux, tendit à Simon un bol de quelque chose qui fumait un peu. Il voulut la remercier, mais n’eut pas la force d’émettre le moindre son. Bien que le soleil s’approchât à peine de l’horizon et qu’il fît encore jour, Simon eut à peine terminé sa maigre soupe qu’il s’étendit sans même s’en rendre compte sur le sol boueux, toujours en arme hors le heaume, reposant sa tête sur sa cape enroulée. Monretour se dressait à quelques pas de lui, broutant les rares brins d’herbe qui avaient survécu au piétinement général. Un instant plus tard, Simon se sentit glisser vers le sommeil. Le monde parut se balancer devant lui, comme s’il était étendu sur le pont de quelque immense navire. Les ténèbres approchaient à grands pas – non pas celles de la nuit, mais un obscurcissement puissant et enveloppant qui prenait naissance au plus profond de lui. S’il devait rêver, il le savait, ce ne serait pas cette fois de roues et de tours, mais de chevaux hurlants, et d’un rat qui se noie dans un tonneau. Isaak, le jeune page, se pencha sur le brasier pour essayer d’y puiser quelque chaleur. Il était glacé jusqu’aux os. Dehors, le vent faisait vibrer les cordes et gonflait les murs de toile de la vaste tente du duc Fengbald comme s’il cherchait à la déraciner et à l’emporter dans la nuit. Isaak souhaita n’avoir jamais été forcé de quitter le Hayholt. « Toi ! » cria Fengbald. Il y avait une note de violence à peine contenue dans sa voix. « Où est mon vin ? » « Il chauffe, Seigneur », répondit Isaak. Il tira le fer de la cruche et s’empressa de remplir le gobelet du duc. Fengbald ignora le garçon pendant qu’il le servait, et rapporta son attention à Lezhdraka, qui se dressait devant lui avec une expression maussade, toujours vêtu de son armure de cuir ensanglantée. Fengbald, lui, s’était baigné – Isaak avait dû faire chauffer d’innombrables pots d’eau sur son unique lit de braises – et portait une robe de soie écarlate. Il avait chaussé des pantoufles en peau de biche, et ses longs cheveux noirs tombaient sur ses épaules en boucles humides. « Je ne veux plus rien entendre de ces absurdités », dit-il au capitaine des mercenaires. « Des absurdités ? gronda Lezhdraka d’une voix tendue. Comment pouvez-vous dire une telle chose ? J’ai vu le peuple magique de mes propres yeux, Cage-de-pierre ! » Les yeux de Fengbald se plissèrent. « Tu ferais mieux d’apprendre à parler avec plus de respect, homme des plaines. » Lezhdraka serra les poings, mais garda les bras le long de son corps. « Quoi qu’il en soit, je les ai vus, et vous aussi. » Le duc fit un bruit de dégoût. « J’ai vu une troupe de nains – des êtres difformes que l’on voit habituellement batifoler et cabrioler devant la plupart des trônes d’Osten Ard. Ce n’était pas des Sithis, quoi qu’aient pu prétendre Josua et l’autre folle de Géloé. » « Nain ou Sithi, je ne peux le prouver, mais en tout cas celle-là n’est pas une femme ordinaire, répondit sombrement Lezhdraka. Son nom est bien connu dans les prairies – connu et craint. Les hommes qui s’aventurent dans sa forêt ne reviennent pas. » « C’est ridicule. » Fengbald vida sa coupe. « Je ne prends pas les forces des ténèbres à la légère…, il s’interrompit, comme si un souvenir désagréable s’était rappelé à son attention, … mais je ne me laisse pas pour autant manipuler. Et je ne me laisserai pas intimider par des astuces de bateleur, quelque effet qu’elles aient sur des barbares superstitieux. » Le Thrithing le dévisagea un moment, son visage devenu totalement impassible. « Votre maître, d’après ce que vous m’avez dit, s’est lui-même beaucoup intéressé à ce que vous appelez superstition. » Le regard que lui rendit Fengbald était tout aussi glacial. « Aucun homme n’est mon maître. Élias est le roi, c’est tout. » La tension décrut. « Isaak ! » appela-t-il d’un voix irritée. « Du vin, maudit paresseux ! » Tandis que le page se précipitait pour le servir, Fengbald secoua la tête. « Assez de ces disputes. Nous avons un problème, Lezhdraka, et je veux le résoudre. » Le chef des mercenaires croisa les bras. « Mes hommes ne sont pas heureux de savoir que Josua à des alliés magiques, gronda-t-il, mais n’ayez crainte. Ce ne sont pas des femelles apeurées. Ils se battront quand même. Nos légendes nous ont depuis longtemps enseigné que le sang des êtres féeriques coulait tout aussi bien que celui des hommes. Nous l’avons prouvé aujourd’hui. » Fengbald eut un geste d’impatience. « Mais nous ne pouvons nous permettre de les vaincre de cette manière. Ils sont plus forts que je ne pensais. Comment pourrais-je ramener à Élias une garde erkynéenne en partie décimée par une poignée de paysans acculés ? » Il tapota du doigt sur le bord de son gobelet. « Non, il y a d’autres moyens, des moyens qui m’assureront un retour triomphal en Erkynée. » Lezhdraka maugréa. « Il n’y a pas d’autre moyen. Quoi ? Un chemin secret, une route cachée comme celle dont vous aviez parlé ? Vos espions ne sont pas revenus, j’ai remarqué. Non, il ne nous reste qu’à continuer ce que nous avons fait jusqu’ici. Nous battre jusqu’à tuer le dernier. » Fengbald ne faisait déjà plus attention. Son regard s’était tourné vers le battant de la tente et le soldat qui l’avait soulevé, et se demandait s’il devait entrer. « Ah, dit le duc. Oui ? » Le soldat mit un genou à terre. « Le capitaine de la garde m’a envoyé, Seigneur… » « Bien. » Fengbald se renfonça dans son siège. « Et tu as amené avec toi une certaine personne, n’est-ce pas ? » « Oui, Seigneur. » « Fais-le entrer, puis attends dehors jusqu’à ce qu’on t’appelle. » Le soldat sortit, en s’efforçant de dissimuler sa consternation à l’idée de devoir attendre hors de la tente, dans le vent mordant. Fengbald jeta un regard moqueur en direction de Lezhdraka. « On dirait que l’un de mes espions est revenu, finalement. » Un instant plus tard, le battant se rouvrit. Un vieil homme entra d’un pas chancelant, ses haillons couverts de flocons de neige. Fengbald eut un large sourire. « Ah, tu nous es revenu ! Helfgrim, c’est ça ? » Le duc se tourna vers Lezhdraka, sa bonne humeur revenant à mesure qu’il donnait son petit spectacle. « Tu te souviens du seigneur-maire de Gadrinsett, n’est-ce pas, Lezhdraka ? Il a dû s’absenter un temps pour un petit voyage, mais maintenant il est de retour. » La voix du duc se fit sèche. « Personne ne t’a vu partir ? » Helfgrim fit un misérable signe d’assentiment. « Tout est confus. Personne ne m’a vu depuis le début de la bataille. Les absents sont nombreux et bien des corps gisent encore sur la glace et dans les arbres au pied de la colline. » « Bien. » Fengbald claqua des doigts, satisfait. « Et, bien sûr, tu as fait ce que je t’ai demandé ? » Le vieil homme baissa la tête. « Il n’y a rien, Seigneur. » Fengbald le dévisagea longuement. Le visage du duc s’empourpra et il commença à se relever, puis se rassit et serra les poings. « Eh bien, tu sembles avoir oublié ce que je t’ai dit. » « Qu’est-ce que tout cela ? » demanda Lezhdraka, irrité. Le duc l’ignora. « Isaak, appela-t-il, va chercher le garde. » Lorsque le soldat, tremblant de froid, fut entré, Fengbald lui ordonna de s’approcher et lui chuchota quelques mots dans l’oreille. Le soldat quitta aussitôt la tente. « Nous allons essayer une nouvelle fois, dit Fengbald en rapportant son attention sur le seigneur-maire. Qu’as-tu découvert ? » Helfgrim semblait incapable de soutenir son regard. Son visage rouge à la mâchoire lâche paraissait vouloir dissimuler une terrible affliction. « Rien d’utile, Seigneur », répondit-il enfin. Fengbald avait à l’évidence réussi à maîtriser sa colère, car il se contenta de sourire. Quelques instants plus tard, le rabat de la tente se souleva une nouvelle fois. Le soldat entra, accompagné cette fois de deux autres gardes. Ils escortaient deux femmes d’un certain âge aux cheveux bruns teintés de gris, toutes deux crasseuses et vêtues de capes élimées. L’expression apeurée de leurs visages blêmes fit place à la stupéfaction lorsqu’elles virent le vieil homme recroquevillé devant Fengbald. « Père ! » cria l’une d’entre elles. « Miséricordieux Aédon », dit l’autre en faisant le signe de l’Arbre. Fengbald observa froidement la scène. « Tu sembles avoir oublié de quel côté se trouve le fouet, Helfgrim. Maintenant, laisse-moi recommencer. Si tu mens, je devrais faire mal à tes filles, malgré tout le chagrin que cela cause à ma conscience aédonite. Mais ce sera ta conscience qui en souffrira le plus, car tout sera de ta faute. » Il eut un petit sourire satisfait. « Parle. » Le vieil homme regarda ses filles, et la terreur sur leurs visages. « Que Dieu me pardonne, dit-il. Que Dieu me pardonne ma trahison ! » « Ne dis rien, père ! » cria l’une des femmes. L’autre sanglotait, le visage plongé dans le revers de sa cape. « Je ne peux rien faire d’autre. » Helfgrim se tourna vers le duc. « Oui, dit-il d’une voix tremblotante. Il y a une autre voie qui mène au sommet de la colline, un chemin connu de très peu de ses occupants, un autre ancien sentier sithi. Josua le fait surveiller, mais par une garde symbolique, parce que l’entrée est cachée par la végétation. Il me l’a montrée lorsque nous avons préparé les défenses. » « Une garde symbolique, dis-tu ? » Fengbald sourit et adressa un regard triomphant à Lezhdraka. « Et cette piste, quelle est sa largeur ? » Helfgrim parlait maintenant si bas que sa voix était presque inaudible. « Douze hommes pourraient y marcher de front, une fois écartées les premières coudées de ronces. » Le capitaine des mercenaires, qui avait jusqu’alors écouté en silence, s’avança. Il était furieux, et ses cicatrices se dessinaient en blanc sur la peau sombre de son visage. « Vous êtes trop confiant, lâcha-t-il en direction de Fengbald. Comment saurez-vous si ce n’est pas un piège ? Comment saurez-vous si Josua ne nous attendra pas là-bas avec toute son armée ? » Fengbald resta impassible. « Les hommes des plaines n’ont vraiment aucun discernement, Lezhdraka – ne te t’ai-je pas déjà dit ? L’armée de Josua sera occupée à combattre notre assaut frontal demain – trop occupée pour se permettre de détacher plus qu’une garde symbolique – lorsque nous irons rendre notre visite surprise sur la deuxième route d’Helfgrim. Notre troupe, par contre, sera elle bien plus conséquente. Et juste pour nous assurer qu’il n’y a pas traîtrise, nous emmènerons le seigneur-maire avec nous. » À ces mots, les deux femmes éclatèrent en sanglots. « Par pitié, ne l’emmenez pas dans la bataille, dit désespérément l’une d’entre elles. Ce n’est qu’un vieil homme ! » « C’est vrai. » Fengbald parut considérer ce point. « Et donc il pourrait ne pas avoir peur de la mort, dans le cas où ce serait effectivement un piège, dans le cas où les forces de Josua seraient plus que symboliques. Alors nous allons vous emmener, vous aussi. » Helfgrim sursauta. « Non ! Vous ne pouvez pas risquer leurs vies ! Elles n’ont rien fait de mal ! » « Et elles seront en parfaite sécurité, sourit Fengbald, pour autant que ce que tu dis est vrai. Mais si tu as essayé de me tendre un piège, elles mourront. D’une mort rapide, mais douloureuse. » Le vieil homme le supplia une nouvelle fois, mais le duc resta insensible et se laissa aller dans son siège. Enfin, le seigneur-maire s’approcha de ses filles. « Tout va bien se passer. » Il les consola maladroitement, gêné par la présence d’étrangers cruels. « Nous serons ensemble. Il ne vous arrivera rien. » Il se retourna vers Fengbald, sa colère visible sur son visage tremblant. Durant un instant, il perdit presque son chevrotement. « Malédiction ! Il n’y a pas de piège, vous le verrez, mais il y a quelques douzaines d’hommes, comme je l’ai dit. J’ai trahi le prince pour vous. L’honneur demande que vous protégiez mes filles s’il y a un combat. S’il vous plaît. » Fengbald fit un ample geste de la main. « Ne crains rien. Je promets sur mon honneur que lorsque j’aurai pris cette maudite colline et que Josua sera mort, toi et tes filles pourrez partir librement. Et tu pourras dire à tous ceux que tu rencontres que le duc Fengbald n’a qu’une parole. » Il se leva et fit signe aux gardes. « Maintenant, emmenez-les, tous les trois – et gardez-les à l’écart des autres prisonniers. » Lorsqu’ils furent partis, Fengbald se tourna vers Lezhdraka. « Pourquoi ce silence ? Ne peux-tu donc pas admettre que tu as eu tort – que j’ai résolu notre problème ? » Le Thrithing parut un instant vouloir argumenter, mais choisit finalement d’approuver d’un hochement de tête. « Ces Cages-de-pierre sont des faibles. Aucun homme thrithing ne trahirait son peuple pour la survie de ses deux filles. » Fengbald s’esclaffa. « Nous, les Cages-de-pierre, comme tu nous appelles, ne traitons pas nos femmes comme les brutes que vous êtes. » Il marcha jusqu’au brasier et réchauffa ses longues mains au-dessus des braises. « Et demain, Lezhdraka, je te montrerai comment le Cage-de-pierre que tu as devant toi traite ses ennemis – surtout ceux qui l’ont défié comme l’a fait le prince Josua. » Il pinça les lèvres. « Cette maudite colline magique va devenir rouge de sang. » Il regarda les braises luisantes, un sourire relevant la commissure de ses lèvres. Dehors, le vent hurlait et s’attaquait à la toile de la tente comme un animal. APPENDICE PERSONNAGES ERKYNÉENS Barnabas : sacristain de la chapelle du Hayholt Béornoth : membre de la bande mythique de Jack Mundwode Breyugar : comte de Westfold, connétable du Hayholt sous le règne d’Élias Caleb : apprenti de Shem Palefrenier Colmund : écuyer de Camaris, puis baron de Rodstanby Déorhelm : soldat à la taverne Le Dragon et le Pêcheur Déornoth (sire) : d’Hewenshire, chevalier de Josua, parfois appelé « la Main Droite du Prince » Dréosan (père) : chapelain du Hayholt Eadgram (sire) : seigneur connétable de Naglimund Eahlferend : pêcheur, mari de Susanna, père de Simon Eahlstan Fiskerne : Roi Pêcheur, premier Erkynéen maître du Hayholt Ebekah : également appelée « Efiathe d’Hernysadharc », reine d’Erkynée, épouse du roi Jean, mère d’Élias et de Josua Églaf (frère) : moine de Naglimund, ami de Strangyeard Élias : Roi souverain, fils aîné de Jean Presbytère, frère de Josua Elispeth : sage-femme du Hayholt Ethelbearn : soldat, compagnon de Simon lors du voyage entrepris depuis Naglimund Ethelferth : seigneur de Tinsett Fengbald : marquis de Falshire, Main du Roi Firsfram : père d’Ostraël Fréawaru : aubergiste, propriétaire de la taverne Le Dragon et le Pêcheur, à Flett Fréosel : originaire de Falshire, connétable de la Nouvelle-Gadrinsett Gamwold : soldat tué lors de l’attaque des Norns dans Aldhéorte Godstan : soldat au Dragon et le Pêcheur. Godwig : baron de Cellodshire Grimmric : soldat, compagnon de Simon lors du voyage entrepris depuis Naglimund Grimstede (sire) : noble erkynéen, rallié à la cause de Josua Guthwulf : marquis d’Utanyéate Haestan : garde de Naglimund, compagnon de Simon Heahferth : baron de Woodsall Heanfax : employé au Dragon et le Pêcheur Helfcène (père) : chancelier du Hayholt Helfgrim : (ancien) Seigneur-maire de Gadrinsett Helmfest : soldat, faisait partie du groupe s’étant échappé de Naglimund Hepzibah : servante au château Hruse : femme de Jack Mundwode dans la chanson Ielda : femme originaire de Falshire, habitant Gadrinsett Inch : maître de la fonderie, autrefois assistant du docteur Morgénès Isaak : page de Fengbald Jack Mundwode : bandit mythique censé avoir vécu dans la forêt Jael : servante au château Jakob : chandelier du château Jean : le roi Jean Presbytère, souverain de tous les royaumes d’Osten Ard Jérémias : ancien apprenti chandelier, ami de Simon Josua : prince, dit « Josua Mainmorte », fils cadet de Jean Presbytère, seigneur de Naglimund Judith : cuisinière et maîtresse des cuisines du Hayholt Langrian : moine hodérundien Leleth : compagne de Géloé, autrefois servante de Miriamélé Lofsunu : soldat, promis de Hepzibah Lucuman : maître des étables à Naglimund Malachias : l’un des noms d’emprunt de Miriamélé Marya : l’un des noms d’emprunt de Miriamélé Miriamélé : princesse, fille unique d’Élias Morgénès (docteur) : Porteur du Parchemin, docteur du château du roi Jean, ami et mentor de Simon Noah : écuyer du roi Jean Ordmaer : baron d’Utersall Osgaël : membre de la bande mythique de Jack Mundwode Ostraël : piquier à Naglimund, fils de Firsfram de Runchester Pierre Tête-d’Or : sénéchal du Hayholt Rachel : intendante du Hayholt, dite « le Dragon » Rebah : servante aux cuisines du Hayholt Ruben l’Ours : forgeron du Hayholt Sangfugol : trouvère de Josua Sarrah : servante au château Scénéséfa : moine hodérundien Shem Palefrenier : responsable des écuries du Hayholt Simon : jeune domestique, appelé « Seoman » à sa naissance Sophrona : responsable du linge au Hayholt Strangyeard (père) : Porteur du Parchemin, prêtre, archiviste de Josua Susanna : servante au château, mère de Simon Tobas : maître du chenil du château Towser : fou du roi. Son vrai nom est Cruinh Wuldorcene : baron de Caldsae HERNYSTIRIS Airgad Cœur-de-chêne : célèbre héros hernystiri Arnoran : ménestrel Arthpréas : comte de Cuimnhe Bagba : dieu du bétail Brynioch de Tous les Cieux : dieu du ciel Cadrach-ec-Crannhyr (frère) : moine d’un ordre indéterminé, également connu sous le nom de Padréic Caihwye : jeune mère Cifgha : jeune fille du Taig Craobhan : vieux chevalier, conseiller de Lluth Croich (maison) : clan hernystiri Cryunnos : un dieu d’Hernystir Cuamh le Chien-terrier : dieu de la terre hernystiri, patron des mineurs Deanagha aux Yeux Bruns : déesse hernystirie, fille cadette de Rhynn Diawen : Devineresse Dochais : moine hodérundien Earb (maison) : clan hernystiri Efiathe : vrai nom de la reine Ebekah d’Erkynée ; surnommée « la Rose d’Hernystir » Eoin-ec-Cluias : poète de légende Éolair : comte de Nad Mullach Feurgha : femme hernystirie, prisonnière de Fengbald Fiathna : mère de Gwythinn, deuxième femme de Lluth Fréthis de Cuimnhe : érudit hernystiri Gealsgiath : capitaine d’un bateau ; surnommé « le Vieux » Gormhbata : chef légendaire Gwelan : jeune fille du Taig Gwythinn : prince, fils de Lluth, demi-frère de Maegwin Hathrayhinn le Roux : personnage d’une histoire de Cadrach Hern : fondateur d’Hernystir Inahwen : troisième femme de Lluth Lacha (maison) : clan hernystiri Lluth-ubh-Llythinn : roi d’Hernystir, père de Maegwin et de Gwythinn Maegwin : princesse, fille de Lluth, demi-sœur de Gwythinn Mathan : déesse de la maisonnée, femme de Murhagh Un-bras Mircha : déesse de la pluie, femme de Brynioch Mullachi : homme d’armes de la place forte d’Éolair, Nad Mullach Murhagh Un-bras : dieu de la guerre Penemhwye : mère de Maegwin, première femme de Lluth Rhynn du Chaudron : un dieu d’Hernystir Siadreth : enfant de Caihwye Sinnach : prince, chef des armées d’Hernystir lors de la bataille du Knock et lors de celle d’Ach Samrath Tethtain : roi, seul Hernystiri maître du Hayholt, dit « le Saint Roi » Tuilleth : jeune chevalier hernystiri RIMMERSLEUTES Bindesekk : espion d’Isgrimnur Dror : dieu ancien de la guerre Dypnir : membre de la bande d’Ule Einskaldir : chef de tribu de Rimmersgard Elvrit : premier roi des Rimmersleutes d’Osten Ard Endë : enfant vivant chez Skodi Fingil : roi, premier maître du Hayholt, dit « le Roi Sanglant » Frayja : déesse ancienne des moissons Frekke le Gris : vieux soldat, fidèle d’Isgrimnur, père d’Ule, tué à Naglimund Gutrun : duchesse d’Elvritshalla, femme d’Isgrimnur, mère d’Isorn Hani : jeune soldat tué par le Bukken Hengfisk : prêtre hodérundien, échanson d’Élias Hjeldin : roi, fils de Fingil, dit « le Roi Fou » Hove : jeune soldat de la famille d’Isgrimnur Ikferdig : lieutenant de Hjeldin, troisième roi du Hayholt, dit « le Roi Brûlé » Isbéorn : père d’Isgrimnur, premier duc de Rimmersgard sous le règne de Jean ; par ailleurs pseudonyme de son fils Isgrimnur : duc de Elvritshalla, époux de Gutrun Isorn : fils d’Isgrimnur et de Gutrun Ithineg le Trouvère : personnage d’une histoire de Cadrach Jarnauga : Porteur du Parchemin, ayant vécu à Tungoldyr Jormgrun : roi de Rimmersgard, tué par Jean à Naarved Löken : dieu ancien du feu Mémur : dieu ancien de la sagesse Nisse (Nisses) : prêtre et conseiller de Hjeldin, auteur de Du Svardenvyrd Saint Hodérund : prêtre de la bataille du Knock Sigmar : jeune femme rimmersleute courtisée par Towser Skali : thane de Kaldskryke, dit « Nez-tranchant » Skendi : saint, fondateur d’une abbaye Skodi : jeune femme rimmersleute, à Grinsaby Sludig : guerrier, lige d’Isgrimnur, compagnon de Simon Storfot : thane de Vestvennby Thrinin : soldat tué par le Bukken Tonnrud : thane de Skoggey, oncle de la duchesse Gutrun Trestolt : père de Jarnauga Udun : dieu ancien du ciel Ule fils de Frekke : chef d’une bande de Rimmersleutes renégats Utë : de Saegard, soldat tué par le Bukken NABBANAIS Aeswides (probablement une nabbanisation d’un nom erkynéen) : premier seigneur de Naglimund Anitulles : ancien empereur Antippa : fille de Léobardis et de Nessalanta Ardrivis : dernier empereur de Nabban, oncle de Camaris Aspitis Prévès : marquis de Drina et d’Eadne Bénidrivis-sà-Vinitta : premier duc sous le règne de Jean, père de Léobardis et de Camaris Bénigaris : duc de Nabban, fils du duc Léobardis et de Nessalanta Camaris-sà-Vinitta : frère de Léobardis, l’ami et le plus grand des chevaliers de Jean Presbytère Claves : ancien empereur Crexis la Chèvre : ancien empereur Dendinis : architecte de Naglimund Devasalles : baron, promis à dame Antippa Dinivan : Porteur du Parchemin, secrétaire du lecteur Ranéssin, tué au Sancellan Aedonitis Domitis : évêque de la cathédrale Saint Sutrin, à Erchester Elysia : mère d’Usires, appelée « mère de Dieu » Émettin : chevalier légendaire Enfortis : empereur à l’époque de la chute d’Asu’a Fluiren (sire) : célèbre chevalier de l’époque du roi Jean, de la maison Sulienne Géllès : soldat au marché Hylissa : mère de Miriamélé, femme d’Élias, sœur de Nessalanta Larexès III : ancien Lecteur de la Sainte Église Lavennin (saint) : saint patron de l’île de Spenit Léobardis : duc de Nabban, père de Bénigaris, de Varellan et d’Antippa, tué à Naglimund Maison Benidrivine : noble maison nabbanaise ; ses armoiries sont le martin-pêcheur Maison Clavéenne : noble maison nabbanaise ; ses armoiries sont le pélican Maison Ingadarienne : noble maison nabbanaise ; ses armoiries sont l’albatros Maison Prévéenne : noble maison nabbanaise ; ses armoiries sont le balbuzard (noir et ocre) Maison Sulienne : noble maison nabbanaise, tombée en disgrâce Mylin-sà-Ingadaris : marquis, maître de la maison Ingadarienne, frère de Nessalanta Nessalanta : duchesse douairière de Nabban, mère de Bénigaris, tante de Miriamélé Neylin : compagnon de Septès Nuanni (Nuannis) : dieu ancien de la mer Plesinnen Myrménis (Plesinnen de Myrme) : philosophe Pryrates (père) : prêtre, alchimiste, sorcier et conseiller d’Élias Quincinès : abbé de l’abbaye de Saint Hodérund Ranéssin : lecteur, né Oswine de Stanshire, en Erkynée, souverain père de la Sainte Église, tué au Sancellan Aedonitis Rhiappa : sainte, appelée « Rhiap » en Erkynée Rovallès : compagnon de Septès Sainte Pélippa : noble femme du Livre d’Aédon, dite « de l’Isle » Septès : moine d’une abbaye proche du lac Myrme Sulis : noble nabbanais, ancien maître du Hayholt, dit « Roi héron », également connu sous le nom de Sulis l’Apostat ; fondateur de la maison Sulienne, dont sire Fluiren est le plus célèbre descendant Thurès : jeune page d’Aspitis Tiyagaris : premier empereur Turis : soldat au marché Usires Aédon : fils de Dieu dans la religion aédonite Varellan : fils cadet du duc Léobardis et de Nessalanta, frère de Bénigaris Velligis : lecteur de la Sainte Église Vilderivis : saint Yuvénis : ancien dieu suprême de Nabban SITHIS Aditu (no-Sa’onserei) : fille de Likimeya et de Shima’onari, sœur de Jiriki Amerasu (y-Senditu no’e-Sa’onserei) : mère d’Ineluki et de Hakatri, également appelée « Amerasu Née-du-Bateau » et « Prime-aïeule », tuée à Jao é-Tinukai’i An’naï : lieutenant de Jiriki, compagnon de chasse Branche-de-saule : nom que donne Aditu à Jiriki Chanteur-du-ciel : personnage de la chanson d’Aditu Cheka’iso : dit « Mèche-d’ambre », membre d’un clan sithi Dame Masque d’Argent et Seigneur Yeux Rouges : noms donnés par Skodi à Utuk’ku et à Ineluki Drukhi : bien-aimé de Nenais’u Enfant-aquilon : personnage de la chanson d’Aditu Femme-au-filet : personnage de la chanson d’Aditu (probablement Mezumiiru) Finaju : femme sithie dans une histoire de Cadrach Hakatri : frère aîné d’Ineluki, gravement blessé par Hidohebhi ; a disparu dans l’ouest Ineluki : prince, fils d’Amerasu, maintenant Roi de l’Orage Isiki : nom sithi de Kikkasut (dieu des oiseaux) Iyu’unigato : Erl-Roi, père d’Ineluki Jenjiyana des Rossignols : sithie des temps anciens Jiriki (i-Sa’onserei) : prince, fils de Shima’onari et de Likimeya, frère d’Aditu Khendraja’aro : oncle de Jiriki Ki’ushapo : compagnon de Simon et de Jiriki durant le voyage vers Urmsheim Kuroyi : dit « le Grand Cavalier », maître d’Anvi’janya, chef d’un clan sithi Likimeya (y-Briseyu no’e-Sa’onserei) : reine des Enfants de l’Aube, maîtresse de la maison de l’Année-dansante Maison de l’Année-dansante : clan sithi Maye’sa : femme sithie Mezumiiru : nom sithi de Sedda (déesse de la lune) Natifs du Jardin : tous ceux dont les racines remontent à Venyha Do’sae, le « Jardin » Nenais’u : femme sithie de la chanson d’An’naï, qui vivait à Enki e-Shaosaye Nuée-mélodie : personnage de la chanson d’Aditu Petit-lièvre : nom que donne Jiriki à Aditu Porteur de la Lanterne : personnage de la chanson d’Aditu Senditu : mère d’Amerasu Shi’iki : père d’Amerasu Shima’onari : père d’Aditu et de Jiriki, tué à Jao é-Tinukai’i Sijandi : compagnon de Simon et de Jiriki durant le voyage vers Urmsheim Témoin-des-pierres : personnage de la chanson d’Aditu Vindaomeyo le Flécheur : ancien fabricant de flèches sithi de Tumet’ai Yizashi Lance-grise : chef d’un clan sithi Zinjadu : de Kementari, dite « Maîtresse-du-savoir » QANUCS Binabik (Binbiniqegabenik) : apprenti d’Ookequk, Porteur du Parchemin, ami de Simon Chukku : héros légendaire troll Kikkasut : dieu des oiseaux, époux de Sedda Lingit : fils légendaire de Sedda, père des Qanucs et de tous les humains Makuhkuya : déesse des avalanches Morag l’Aveugle : dieu de la mort Nunuuika : la Chasseresse Ookequk : Homme Chantant de la tribu de Mintahoq, maître de Binabik Piqipeg : héros légendaire troll Qangolik : mandeur des esprits Qinkipa des Neiges : déesse de la neige et du froid Sedda, la Mère Noire : déesse de la lune, épouse de Kikkasut Sisqi (Sisqinanamook) : fille cadette du Pâtre et de la Chasseresse, promise de Binabik Snenneq : chef-pâtre du Bas-Chugik, fait partie du groupe de Sisqi Tohuq : dieu du ciel Uammannaq : le Pâtre Yana : fille légendaire de Sedda, mère des Sithis THRITHINGS Blehmunt : chef que Fikolmij a tué pour devenir thane Clan Mehrdon : clan de Vorzheva (clan de l’Étalon) Fikolmij : père de Vorzheva, thane du clan Mehrdon et de tous les Hauts Thrithings Hotvig : garde-rande des Hauts Thrithings, compagnon de Josua Hyara : sœur cadette de Vorzheva Kunret : homme des Hauts Thrithings Lezhdraka : capitaine des mercenaires Niyunort : seigneur des Thrithings à l’époque de la bataille d’Ach Samrath Ozhbern : homme des Hauts Thrithings Ulgart : un capitaine des mercenaires des Plaines Thrithings Utvart : homme des Thrithings, tué par Josua Vorzheva : épouse de Josua, fille de Fikolmij PERDRUINAIS Alespo : serviteur de Streàwe Céallio : portier de l’auberge appelée La Coupe de Pélippa Charystra : nièce de Xorastra, tenancière de La Coupe de Pélippa Lenti : serviteur de Streàwe, dit « Avi Stetto » Middastri : marchand, ami de Tiamak Sinétris : marin vivant sur la côte près du Wran Streàwe : comte, seigneur de Perdruin Tallistro (sire) : célèbre chevalier de la Grande Table Xorastra : Porteur du Parchemin, ancienne propriétaire de La Coupe de Pélippa SALANAIS Celle Qui Accoucha de l’Humanité : déesse Celle Qui Attend pour Tout Reprendre : déesse de la mort Celui Qui Fait Ployer les Arbres : dieu Celui Qui Toujours Marche sur le Sable : dieu Ceux Qui Exhalent l’Obscurité : dieux du Wran Ceux qui Observent et Façonnent : dieux du Wran Inihe, Fleur-rouge : héroïne d’une chanson de Tiamak Mogahib le Vieux : ancien Roahog : potier, ancien Shoaneg, Godille-agile : héros d’une chanson de Tiamak Tiamak : lettré, correspondant de Morgénès Tugumak : père de Tiamak AUTRES Gan Itaï : Niskie, chante le calme des kilpas sur le Nuage de l’Eadne Géloé : femme-sage, appelée « Valada Géloé » Honsa : fillette hyrka, vivant chez Skodi Imaï-an : Dwarrow Ingen Jegger : Rimmersleute Noir, Chasseur de la reine, maître de la meute du Pic de l’Orage Injar : clan niskie vivant sur l’île Risa Nin Reisu : Niskie du joyau d’Émettin Ruyan Vé : également connu sous le nom de Ruyan le Navigateur, mena le Tinukeda’ya (et d’autres) à Osten Ard Sho-vennae : Dwarrow Utuk’ku Seyt-Hamakha : reine des Norns, maîtresse de Nakkiga Vren : garçon hyrka Yis-fidri : Dwarrow, époux de Yis-hadra Yis-hadra : Dwarrow, épouse de Yis-fidri GÉOGRAPHIE Abainguéate : port hernystiri, à l’embouchure du fleuve Barailléen Aldhéorte : immense forêt couvrant la plus grande partie du centre d’Osten Ard Anguille emplumée : taverne de Vinitta Ansis Pelippé : capitale et principale ville de Perdruin Asu’a : nom sithi du Hayholt Bacea-sà-Repra : port de pêche sur la côte nord de Nabban, sur la baie d’Émettin ; veut dire « embouchure » Baie d’Émettin : baie au nord de Nabban Baie de Firannos : baie au sud de Nabban, dans laquelle se trouvent les îles du Sud Banipha-sha-zé : Salle des Figures de Mezutu’a Barailléen : fleuve séparant Hernystir de l’Erkynée ; appelé Greenwade en Erkynée Bellidan : ville nabbanaise sur la Route Anitulléenne, dans la vallée Commeis Bradach Tor : sommet des monts Grianspogs Celle qui Regarde vers l’Est : nom sithi du Hayholt Cellodshire : baronnie d’Erkynée à l’ouest de Gleniwent Chamul (lagune) : une lagune de Kwanitupul Chidsik Ub Lingit : « Maison de l’Ancêtre » du Qanuc, sur Mintahoq, à Yiqanuc Col Onestrien : col reliant deux vallées nabbanaises, site de nombreuses batailles Colline Sancelline : plus haute colline de Nabban, emplacement des deux Sancellans Coupe de Pélippa (La) : auberge à Kwanitupul Crannhyr : cité fortifiée sur la côte d’Hernystir Da’ai Chikiza (sithi : Arbre du Vent Chantant) : cité sithie abandonnée à l’est du Wealdhelm, dans Aldhéorte Dauphin Rouge : taverne à Ansis Pellipé Dillathi : région d’Hernystir, au sud-ouest d’Hernysadharc Drina : autrefois baronnie de Devasalles, donnée à Aspitis Prévès par Bénigaris Eirgid Ramh (hernystiri) : taverne d’Abainguéate, lieu de prédilection du vieux Gealsgiath Elvritshalla : siège ducal d’Isgrimnur, à Rimmersgard Enki-e-Shao’saye (sithi : Cité de l’Été) : cité à l’est d’Aldhéorte, depuis longtemps en ruines Ereb Irigù (sithi : Porte de l’Ouest) : le Knock, Du Knokkegard en rimmerspakk Escaliers de Tan’ja (les) : grands escaliers d’Asu’a, autrefois pièce maîtresse du château Falshire : cité d’Erkynée ravagée par Fengbald Féluwelt : limite des Hauts Thrithings, en bordure d’Aldhéorte Gadrinsett : ville improvisée près de la jonction de la Stefflod et de l’Ymstrecca, réunissant des réfugiés d’Erkynée Gouffre d’Ogohak : site des exécutions, à Mintahoq Granis Sacrana : ville nabbanaise dans la vallée Commeis Gratuvask : rivière rimmersleute qui coule près d’Elvritshalla Grenamman : île au sud de Nabban Grinsaby : village du Désert Blanc au nord d’Aldhéorte Harcha : île de la baie de Firannos Hasu Vale : vallée d’Erkynée Hewenshire : ville du nord de l’Erkynée, à l’ouest de Naglimund Hikehikayo : cité dwarrow abandonnée, sous les monts Vestivegg de Rimmersgard ; l’une des Neuf Cités sithies Huelheim : mythique terre des morts dans l’ancienne religion rimmersleute Hullnir : village de l’est de Rimmersgard, sur la rive nord-est de Drorshullvenn Jao é-Tinukai’i (sithi : Navire sur un Océan d’Arbres) : seule colonie sithie existant encore, qui se trouve dans Aldhéorte Jardin de Feu : espace ouvert et pavé sur Sesuad’ra Jardin qui n’est plus : Venyha Do’sae Jhina-T’senei (sithi) : l’une des Neuf Cités sithies, maintenant recouverte par l’océan Kementari : l’une des Neuf Cités sithies, apparemment proche de ou sur l’île de Warinsten Khandie : ancien empire mythique du Sud lointain Kwanitupul : grande cité aux limites du Wran Lac Boue-bleue : lac situé à la base est des Monts-Trolls, résidence d’été du Qanuc Lac Clodu : lac nabbanais, site de la bataille des Grands Lacs durant la guerre des Thrithings Lac Eadne : lac nabbanais, appartenant au fief de la maison Prévéenne Lac Myrme : lac nabbanais Maison de la Séparation : bâtiment sithi sur Sesuad’ra, ayant ensuite servi à Josua et à ses compagnons (nom sithi : Sesu-d’asu) Maison des Eaux : bâtiment sithi sur Sesuad’ra Mezutu’a : l’une des Neuf Cités sithies, sous les monts Grianspogs, occupée par les Dwarrows Moir Brach (hernystiri) : longue arête rocheuse en forme de doigt dans les monts Grianspogs Mont Den Haloï : montagne dans le Livre de l’Aédon d’où Dieu créa le monde Naarved : cité de Rimmersgard Nakkiga (sithi : Masque de Pleurs) : cité norn abandonnée près du Pic de l’Orage ; par ailleurs, nom de la cité norn reconstruite à l’intérieur de la montagne. La première de ces cités était l’une des Neuf Cités sithies Naraxi : île dans la baie de Firannos Observatoire : dôme sithi sur Sesuad’ra Petit-nez : montagne d’Yiqanuc sur laquelle sont morts les parents de Binabik Pic de l’Orage : montagne dans laquelle habitent les Norns, appelée Sturmspeik en rimmerspaak ; également appelée Nakkiga Pierre-havre : promontoire rocheux perdruinais, à Ansis Pelippé Point des Échos : endroit sacré sur Mintahoq Porte de l’Été : entrée de Jao é-Tinukai’i, également appelée Shao Irigù Porte des Pluies : entrée de Jao é-Tinukai’i Porte des Vents : entrée de Jao é-Tinukai’i Qilakitsoq (qanuc : la Forêt-ombre) : nom troll de Dimmerskog Quai des Tourbiers : quai de Kwanitupul Re Suri’eni : nom sithi de la rivière qui traverse Shisae’ron Risa : île dans la baie de Firannos Route Anitulléenne : principale route menant à Nabban depuis l’est, à travers la vallée Commeis Route de Tumet’ai : ancienne route menant au sud du Désert Blanc depuis Tumet’ai Route du Taig : route traversant Hernysadharc, également appelée « Voie de Tethain » Runchester : ville du nord de l’Erkynée, dans les Marches Gelées Salle des Figures : endroit où les Dwarrows conservent tous leurs plans, gravés dans la pierre Sancellan Aedonitis : palais du Lecteur et siège de l’Église aédonite Sancellan Mahistrevis : ancien palais impérial, maintenant palais des ducs de Nabban Seni Anzi’in (sithi : la Tour de l’Aube en Marche) : grande tour de Tumet’ai Sení Ojhisà (sithi) : cité dans la chanson d’An’naï Sesuad’ra : Pierre de l’Adieu, lieu de la séparation des Norns et des Sithis Shao Irigù : nom sithi de la Porte de l’Été Shisae’ron : nom sithi de la partie sud-ouest de la forêt Aldhéorte Site du Témoin : arène de Mezutu’a dans laquelle se dresse le Têt Skoggey : place forte du centre de Rimmersgard, à l’est d’Elvritshalla Sovebek : village abandonné du Désert Blanc, à l’est du monastère Saint Skendi Spenit : île dans la baie de Firannos Sta Mirore : montagne centrale de Perdruin, également appelée « le Clocher de Streàwe » Stefflod : rivière courant le long d’Aldhéorte, affluent de l’Ymstrecca Téligure : cité vinicole du nord de Nabban T’si Suhyasei (sithi : Elle au sang frais) : rivière traversant Da’ai Chikiza ; Aelfwent en Erkynéen Tumet’ai : cité sithi du Nord, à l’est de Yiqanuc, disparue sous la glace ; l’une des Neuf Cités sithies Ujin e-d’a Sikhunae (sithi : Piège qui Attrape le Chasseur) : nom sithi de Naglimund Umstrejha : nom thrithing de l’Ymstrecca Urmsheim : Montagne-dragon au nord du Désert Blanc Utanyéate : marquisat du nord-ouest de l’Erkynée Vallée Commeis : accès à Nabban Venyha Do’sae : le Jardin, légendaire terre originelle du Zida’ya (Sithis), de l’Hikeda’ya (Norns) et du Tinukeda’ya (Dwarrows et Niskies) Vihyuyaq : nom qanuc du Pic de l’Orage Vinitta : île du Sud, lieu de naissance de Camaris, et origine de la maison Bénidrivine Voie Blanche : route longeant le nord de la forêt Aldhéorte, dans le Désert Blanc Voie des Fontaines : l’un des hauts lieux de Nabban Warinsten : île au large des côtes d’Erkynée, lieu de naissance de Jean Presbytère Wealdhelm : chaîne de collines erkynéenne Woodsall : baronnie située entre le Hayholt et le sud-ouest d’Aldhéorte Wulfholt : fief de Guthwulf en Utanyéate Yàsira : lieu de rassemblement des Sithis, à Jao é-Tinukai’i Yijarjuk : nom qanuc d’Urmsheim Ymstrecca : rivière traversant l’Erkynée et les Hauts Thrithings d’est en ouest Zae-y’miritha (catacombes de) : cavernes apparemment construites ou modifiées par les Dwarrows CRÉATURES Aeghonwye : truie reproductrice du troupeau de Maegwin Atarin : cheval de Camaris Bukken : nom des fouisseurs en rimmerspaak ; également appelés « Boghanik » en qanuc Crachemouche : petit insecte désagréable des marais Croich-ma-Feareg : légendaire géant hernystiri Drochnathair : nom hernystiri du dragon Hidohebhi, tué par Ineluki et Hakatri Eaux-vives : monstres marins fabuleux Folle-de-Miel : l’un des pigeons de Tiamak Fouisseurs : petites créatures souterraines d’apparence humaine Géants : créatures humanoïdes géantes et hirsutes Ghants : animal salanais désagréable et chitineux, apparemment semi-intelligent Grand Ver : mythe sithi, premier dragon dont descendent tous les autres Hidohebhi : Ver Noir, mère de Shurakaï et d’Igjarjuk, tuée par Ineluki ; à Hernystir : Drochnathair Hunën : nom rimmersleute des géants Igjarjuk : Ver de Glace d’Urmsheim Khaerukama’o le Doré : dragon, père d’Hidohebhi Kilpas : créatures marines humanoïdes Meute du Pic de l’Orage : chiens de chasse norns Monretour : jument de Simon Niku’a : chef de la meute d’Ingen Jegger Œil-rouge : l’un des pigeons de Tiamak Oruks : monstres marins fabuleux Patte-de-Crabe : l’un des pigeons de Tiamak Qantaqa : louve amie de Binabik Rim : cheval de trait Shurakaï : dragon tué sous le Hayholt, dont les os forment le Trône du Dragon Si-rapide : l’un des pigeons de Tiamak Tache-d’encre : l’un des pigeons de Tiamak Un-œil : bélier d’Ookequk Vildalix : cheval de Déornoth, arraché à Fikolmij Vinyafod : cheval de Josua, arraché à Fikolmij CHOSES ET OBJETS Aédontide : fête sainte célébrant la naissance d’Usires Aédon Arbre : l’Arbre de l’Exécution, sur lequel Usires fut suspendu tête en bas, situé devant le temple de Yuvénis, à Nabban, maintenant symbole sacré de la religion aédonite Arbre et Dragonnet : emblème du roi Jean Arbre et Statue : emblème de la Sainte Église Ballade de Moirah aux Talons Levés : chanson d’un goût douteux chantée par Sangfugol et le père Strangyeard Bassin : apparemment, Témoin de l’ancienne Asu’a Bataille du lac Clodu : bataille ayant opposé Jean aux Thrithings, également connue sous le nom de bataille des Grands Lacs Bâton de Lu’yasa : trois étoiles alignées dans le quadrant nord-est du ciel au début yuven Bois-argent : bois préféré des constructeurs sithis Boiteux-d’or : plante du Wran Cellian : cor de Camaris, fabriqué dans une dent du dragon Hidohebhi (nom sithi : Ti-tuno) Chapelle Élysiane : célèbre chapelle de l’église Saint Sutrin à Erchester Charge du Navigateur : serment que font les Niskies de protéger leur navire à tout prix Charte de Suzeraineté : tutelle du Roi Souverain sur les terres d’Osten Ard Chaudron de Rhynn : appel à la guerre des Hernystiris Cinquante Familles : l’ensemble des nobles maisons de Nabban Cintis : pièce nabbanaise valant un centième d’imperator Citrile : racine aromatique amère à mâcher Clou-radieux : épée de Jean Presbytère, autrefois appelée « Minneyar », contenant un clou de l’Arbre et les os d’un doigt de saint Eahlstan Fiskerne Cockindrill : mot nordique pour crocodile Conquérant : jeu de dés populaire chez les soldats Du Svardenvyrd : livre de prophéties quasi mythique écrit par Nisses En Semblis Aedonitis : célèbre ouvrage religieux traitant des bases de la religion aédonite et de la vie d’Usires Aédon Enfants de Hern : nom dwarrow des Hernystiris Enfants du Navigateur : nom que se donne à lui-même le Tinukeda’ya Épine : épée de Camaris Étoile du Conquérant : recueil de faits occultes ; en Nabbanais : « Sa Asdridan Condiquilles » Étoilée : petite fleur blanche Feu-parlant : Témoin de Hikehikayo Filet de Mezumiiru : constellation ; appelée « la Couverture de Sedda » par les Qanucs Grande Halle : grand dôme au centre de Kwanitupul Grande Table : assemblée des chevaliers et des héros du roi Jean Grandes Épées : Minneyar, Épine et Peine Hache de Tethain : hache plongée dans le cœur d’un hêtre dans une célèbre légende hernystiri Harpe Vivante : maître Témoin du Pic de l’Orage Herbe vive : épice Herbe-lute : longue herbe Herbe-torse : plante du Wran Houlette : constellation (peut-être équivalente au Bâton de Lu’yasa des Sithis) Ilénite : métal brillant coûteux Indreju : épée de Jiriki, en bois-sorcier Jour de la Bien-Pesée : jour de la justice finale et de la fin du monde mortel dans la religion aédonite Kangkang : alcool qanuc Kraile : nom sithi des « fruits-soleil » Kvalnir : épée d’Isgrimnur Lampe : constellation (peut-être équivalente au Reniku des Sithis) Lampe des Brumes : Témoin de Tumet’ai Langouste : nom salanais d’une constellation Levée d’Anitulles : immense rassemblement de troupes durant l’âge d’or de Nabban Lièvre : nom erkynéen d’une constellation Loutre : nom salanais d’une constellation Maison de Glace : endroit sacré pour les Qanucs, où sont célébrés les rituels qui permettent l’arrivée du printemps Maison de l’Année-dansante : traduction en westerlien du nom de famille de Jiriki Mansa Connoyis : la « prière de l’union », célébration des mariages Martin-Pêcheur : nom nabbanais d’une constellation Minneyar : épée de fer du roi Fingil, héritée en droite ligne d’Elvrit Minog : plante comestible aux larges feuilles, poussant dans le Wran Naidel : épée de Josua Nuage de l’Eadne : navire d’Aspitis Prévès Océan Infini et Éternel : nom niskie de l’océan traversé par les Natifs du Jardin Oinduth : lance noire de Hern Pacte de Sesuad’ra : accord de séparation entre les Sithis et les Norns, conclu sur Sesuad’ra Peine : épée de fer et de bois-sorcier, forgée par Ineluki et offerte à Élias. Son nom sithi est « Jingizu » Pierre de la Séparation : chanson hernystirie parlant de la Pierre de l’Adieu Plongeon : nom salanais d’une constellation Pomme d’eau : fruit des marais du Wran Racine-gutte : herbe commune utilisée pour faire le thé dans le Wran (et dans d’autres régions du Sud) Reniku la Lanterne-estivale : nom sithi de l’étoile qui signale la fin de l’été Rite de la Vivification : rituels qanucs qui permettent l’arrivée du printemps Roue du Destin : nom erkynéen d’une constellation Sanglier sur lances croisées : emblème de Guthwulf d’Utanyéate Shent : jeu de réflexion sithi Six Cantiques de Requête Respectueuse : rituel sithi Sotfengsel : navire d’Elvrit, enterré à Skipphavven Têt : Témoin de Mezutu’a Ti-tuno : célèbre corne sithie Vin de Chasse : alcool quanuc (réservé à certaines occasions, et principalement à l’usage des femmes) Wind Festival : la fête des vents, la fête aquilonienne Yrmansol : arbre de la célébration de maia en Erkynée VOCABULAIRE QANUC : Aia : « En arrière » (Hinik aia : « Recule ! ») Bhojujik Mo qunquc (idiome) : « Si les ours ne t’y mangent pas, tu es chez toi. » Binbiniqegabenik ea sikka ! Uc sikkan mohinaq da Yijarjuk ! : « Je suis Binabik ! Nous allons à Urmsheim ! » Boghanik : « Fouisseurs » (Bukken) Chash : « Vrai », « Exact » Chok : « Cours » Croohok : « Rimmersleute » Croohokuq : pluriel de « Croohok » Guyop : « Merci » Henimaatuq ! Ea kup ! : « Amie adorée ! Tu es là » Hinik : « Va » ou « Va t’en » Iq ta randayhet suk biqahuc : « L’hiver n’est pas la juste époque pour le baignement de rivière sans vêtements. » Ko muhuhok na mik aqa nop : « Quand ça te tombe sur la tête, tu sais que c’est une pierre » Mikmok hanno so gijiq (idiome) : « Si tu désires porter une belette affamée dans ta poche, c’est ton choix ! » Mosoq : « Cherche ! » Muqang : « Assez » Nenit, henimaatuya : « Venez, mes amis. » Nihut : « Attaque ! » Ninit : « Venir » Shummuk : « Attends » Sosa : « Viens ! » Ummu Bok : « Très bien ! » (approximativement) Ummu : « Maintenant ! » Utku : « Basse-terre » Yah aqonik mij-ayah nu tutusiq, henimaatuq : « Ho !, mes frères, arrêtez-vous et parlez-moi » HERNYSTIRIS : Brynioch na ferth ub strocinh… : « Brynioch nous a abandonnés » Domhaini : « Dwarrows » E gundhain sluith, ma connalbehn… : « Nous avons bien combattu, très cher… » Feir : « Frère » ou « Camarade » Goirach : « Fou », « Sauvage » Goirach cilagh ! : « Folle ! » Isgbahta : « Bateau de pêche » Sithi : « Être Paisible » Smearech fleann : « Livre dangereux » NABANAIS : Aedonis Fiyellis extulanin mei : « Seigneur Aédon, sauvez-moi ! » À prenteiz : « Attrapez-le » Cansim Falis : « Chant de Joie » Cenit : « Chien » Cuelos : « Mort » Duos Onenpondensis, Feata Vorum Lexeran ! : « Dieu Tout-Puissant, que ceci soit Votre loi ! » Duos Wulstei : « si Dieu le veut » En Semblis Aedonitis : « À l’image de l’Aédon » Hué fauge : « Que se passe-t-il ? » Mansa sea Cuelossan : « Messe des morts » Mulveiz-nei cenit drenisend : « Ne réveille pas le chien qui dort » Otillenaes : « Outils » Oveiz mei : « Entends-moi » Sa Asdridan Condiquilles : « L’Étoile du Conquérant » Soria : « Sœur » Tambana Léobardis eis : « Léobardis est tombé » Timior cuelos exaltat mei : « Que la peur de la mort m’exalte ! » Vasir Sombris, feata concordin : « Père des Ombres, accepte cette offrande » Veir Maynis : « La Grande Verte », « L’océan » PERDRUINAIS : Avi stetto : « J’ai un couteau » Ohé, vo stetto : « Oui, il a un couteau » RIMMERSPAKK : Dverning : « Dwarrow » Gjal es, künden ! : approx. « Laissez ça tranquille, les enfants ! » Haja : « Oui » Halad, künde ! : « Arrête-toi, enfant ! » Im tosdten-grukker ! : « Un pilleur de tombes ! » Kundë-mannë : « Enfant-homme » Rimmersmannë : « Rimmersleute » Vaer ! : « Attention ! » Vawer es do kunde ? : « Qui est cet enfant ? » Vjer sommen marroven : « Nous sommes des amis » SITHIS : Ai, Nakkiga, o’do ’tke stazho (norn) : « Ah !, Nakkiga, j’ai échoué » Ai Samu’sitech’a ! : « Salut à toi, Samu’sitech’a ! » Asu’a : « Qui regarde vers l’est » Hei ma’akajao-zha : « Faites qu’il tombe ! [le château] » Hikeda’ya (Enfants des Nuages) : Norns Hikeda’yei : pluriel à la deuxième personne de « Hikeda’ya » : « Vous, Hikeda’yas » Hikka : « Porteur » Hikka Sta’ja : « Porteur de la Flèche » Hiyanha : « Bateaux de pèlerinage » Im sheyis tsi-keo’su d’à Yana o Lingit : « Par le sang commun de nos ancêtres [Yana et Lingit] » Ine : « C’est » Isi-isi’ye : « C’est [effectivement] ça » Isi-isi’ye-a Sudhoda’ya : « C’est réellement un mortel ! » J’asu pra-peroihin ! : « Honte de ma maison ! » Ras : terme de respect : « Sire », « Messire » Ruakha : « Mourant » S’hue : « Seigneur » Ske’i : « Arrêtez » Staja Ame : « Flèche Blanche » Sudhoda’ya (Enfants du Crépuscule) : « Mortels » T’si anh pra Ineluki : « Par le sang d’Ineluki » T’si e-isi’ha as-irigù ! : « Il y a du sang à la Porte de l’Est ! » T’si im t’si : « Le sang pour le sang » Tinukeda’ya (Enfants de l’Océan) : Dwarrows et Niskies Ua’kiza Tumet’ai nei-R’i’anis : « Chant de la Chute de Tumet’ai » Venyha s’anh ! : « Par le Jardin ! » Yinva : « Viens ! » Zida’ya (Enfants de l’Aube) : Sithis AUTRES : Azha she’she t’chakó, urun she’she bhabekró… Mudhul samat’ai. Jabbak s’era memekeza sanayha-z’à… Ninyek she’she, hamut ’tke agrazh’a s’era yé… : paroles d’un chant norn à la signification très déplaisante PRONONCIATION ERKYNÉEN Les noms erkynéens se divisent en deux groupes : l’erkynéen ancien (E.A.) et le warinsteni. Les noms construits à la mode de Warinsten, l’île natale de Jean Presbytère (principalement les noms des domestiques du château et de ceux des membres de la famille de Jean), sont représentés comme des variantes bibliques (Élias : Elijah, Ebekah : Rebecca, etc.) Les noms écrits en erkynéen ancien se prononcent comme en français, à l’exception des règles suivantes : a : toujours le « a » de « bas » ae : se prononce « é » c : « k » dur e : n’est jamais muet, et suit les règles d’accentuation ea : se prononce « a », sauf au début d’un mot, où il se prononce comme « ae » g : se prononce toujours comme s’il était suivi d’un « u », sauf devant un « e » h : « h » expiré, ronflant devant une consonne i : toujours fortement accentué o : long mais doux, jamais trop accentué sh : se prononce « ch » th : se prononce « t » HERNYSTIRI L’hernystiri se prononce comme l’E.A., sauf pour quelques exceptions : ch : se prononce « k » y : se prononce « i », mais ye se prononce « aille » h : muet e : se prononce toujours, sauf après « th » ll : même chose que « l » RIMMESPAKK Le rimmerspakk ne diffère de l’E.A. que pour les sons suivants : j : se prononce « y », Jarnauga : Yarnauga ei : se prononce « aïe » ë : se prononce « i » ö : se prononce « ou » au : « o » long NABANAIS Le nabbanais est une langue dans laquelle toutes les lettres se prononcent. Il y a quelques exceptions : i : la plupart des noms nabbanais sont accentués sur la deuxième syllabe. Lorsque cette syllabe contient un « i », celui-ci devient un « i » long, à moins d’être placé devant une consonne doublée. QANUC La langue des trolls est considérablement différente des autres langues humaines. Il existe trois sortes de « k », représentées par les lettres « c », « q », et « k ». La seule différence intelligible pour un non-Qanuc est un léger claquement de langue sur le « q », mais il est déconseillé aux débutants de tenter de le reproduire. Tous trois seront donc prononcés comme un « k » dur. De plus, le « u » se prononce « euh ». Pour le reste, le lecteur ne s’éloignera pas beaucoup de la réalité en prononçant les noms phonétiquement. SITHI La langue du Zida’ya est plus imprononçable encore pour une personne non entraînée que la langue de Yiqanuc. Le plus simple est donc de la prononcer phonétiquement, d’autant que la probabilité que l’un d’entre nous se voit contredit par des experts est faible (mais pas inexistante, comme peut en témoigner Binabik). Il est néanmoins préférable de suivre les règles suivantes : i : si le « i » est inclus dans la première syllabe d’un mot, il s’agit d’un « i » court. Le reste du temps, c’est un « i » long. ai : se prononce « aille » ’ (apostrophe) : représente un son particulier qui ne peut être reproduit par les gorges des mortels. Table des matières RÉSUMÉ DES VOLUMES PRÉCÉDENTS AVANT-PROPOS Première partie 1. Sous des Cieux Étranges 2. Des Chaînes de Toute Nature 3. À l’Est du Monde 4. L’Enfant Silencieuse 5. Le Désert des Rêves 6. Le Tombeau Marin 7. L’Enclume du Roi de l’Orage 8. Des Nuits de Feu 9. Des Pages d’un Vieux Livre 10. Les Cavaliers de l’Aube 11. La Route du Retour 12. La Danse du Corbeau APPENDICE