Autremonde I Paul Jonas, soldat amnésique perdu sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, découvre en grimpant dans un arbre un château voguant en plein ciel. Il y rencontre une mystérieuse femme ailée et se retrouve poursuivi par des forces terrifiantes avant d’être de nouveau projeté dans les tranchées. En Afrique du Sud, au milieu du xxie siècle, des enfants passionnés de jeux virtuels sombrent soudain dans un coma inexpliqué. Stephen est l’un d’eux. Sa sœur, l’enseignante Renie Sulaweyo, accompagnée de !Xabbu, un de ses étudiants bushman avec lequel elle s’est liée d’amitié, va tout faire pour comprendre et sauver ces enfants. A leur tour, ils vont s’aventurer dans la réalité virtuelle. Avec l’aide de Martine Desroubins, un chercheur français, et celle d’un vieux pirate informatique, M. Singh, ils vont découvrir l’existence d’Autremonde, un univers fascinant, mais aussi terriblement dangereux, contrôlé par la machiavélique Confrérie du Graal. Orlando Gardiner, un adolescent atteint d’une grave maladie, grand habitué des simulations, va lui aussi, avec son compagnon de jeux Fredericks, pénétrer dans ce monde effroyable. Quelque part, dans une base militaire, le curieux M. Sellars, cet étrange vieillard retenu prisonnier, semble détenir de grands secrets, peut-être liés à Autremonde. Tous vont alors se trouver précipités dans une quête insensée, à la recherche des secrets d’Autremonde. De son côté, Paul Jonas, arraché à l’enfer de la guerre, aborde un nouvel univers, qui se révèle très vite hostile, et dont il ne pourra s’évader qu’en plongeant dans l’eau d’une rivière. Livre Un UN AUTRE MONDE La rosée doucement dégoutte et les rêves s’assemblent : [d’obscurs épieux Soudain volent devant mes yeux qu’ouvre le songe, Alors le bruit de cavaliers jetés bas et la rumeur D’obscures hordes qui périssent emplissent mes oreilles. Nous en paix qui tâchons, près du cromlech sur le rivage, Près du cairn gris sur la colline, quand la rosée recouvre [et noie le jour, Las des empires du monde, très bas nous vous saluons, Seigneur des étoiles paisibles et de la porte de flammes. William Butler Yeats Le vent parmi les roseaux, © 1984, Fata Morgana, traduction par André Pieyre de Mandiargues. 1 Deux lunes dans le ciel INFORÉSO/SANTÉ : Impulsion : les dégâts sont-ils réversibles ? (visuel : impulsés à un coin de rue de Marseille) COMM : Le Groupe Clinsor, un des leaders mondiaux en matière de matériel médical, a annoncé qu’il commercialiserait bientôt un médicament permettant de soigner les ravages causés par les logiciels d’hypnose profonde, phénomène appelé « impulsion » par ses utilisateurs. (visuel : laboratoires Clinsor, tests sur humains volontaires) COMM : Cette nouvelle méthode, baptisée RPN ou « reprogrammation neurale », aide le cerveau à créer de nouvelles synapses pour remplacer celles qui ont été détruites par une dose excessive d’impulsions… La lueur dorée devint ténèbres assourdissantes. Quelque chose l’écrasait. Il tenta de se dégager d’un coup de pied mais fut incapable de trouver le moindre appui. Pendant quelques instants, il se débattit en vain, puis la gangue qui l’entourait se rétracta et une goulée d’air emplit ses poumons douloureux. Il lutta pour garder la tête hors de l’eau et s’accrocher au merveilleux ciel nocturne. Gally, qu’il tenait toujours serré contre lui, recracha de l’eau ; il respirait difficilement. Paul relâcha son étreinte, ne le tenant plus que d’une main afin d’utiliser son bras libre pour les maintenir tous deux à la surface. Le courant était plus calme qu’à l’endroit où ils avaient plongé. Peut-être avaient-ils dérivé loin de la femme écarlate et de la monstrueuse créature volante. Mais comment se pouvait-il qu’ils soient restés sous l’eau jusqu’à la nuit tombée ? Quelques instants plus tôt, c’était la fin de l’après-midi, et maintenant, hormis les rares étoiles disséminées çà et là, le firmament était aussi noir que le fond d’une poche. Inutile de chercher à comprendre. Paul discerna une faible lueur, qui annonçait vraisemblablement la rive. Il attira Gally à lui et lui parla à voix basse, au cas où leurs poursuivants seraient tout proches. — Tu as repris ton souffle ? Tu sais nager ? (Le garçon acquiesça et Paul lui tapota le crâne.) Bien. Avance en direction de cette lumière. Et si jamais tu te sens fatigué ou si tu es pris de crampes, ne t’en fais pas, je suis juste derrière toi. Gally lui jeta un regard insondable puis se mit à barboter en direction de la lointaine lueur. Paul le suivit d’une brasse lente et assurée, comme si, un temps, il avait souvent pratiqué la natation. Les vagues étaient faibles et douces, le courant presque inexistant. Paul se détendit à mesure que ses mouvements devenaient réguliers. La rivière avait changé du tout au tout depuis le moment où ils étaient entrés dans son lit. Agréablement chaude, l’eau dégageait désormais une senteur douce et épicée. Paul se demanda s’il pouvait la boire, mais se dit qu’il valait mieux attendre d’avoir rejoint la terre ferme avant de s’y risquer. Qui pouvait savoir si les choses n’étaient pas différentes en ce lieu ? Alors qu’ils approchaient de la lumière, Paul vit qu’il s’agissait d’une haute flamme, sans doute un phare ou un signal. Elle brûlait, non sur la berge, mais au sommet d’une forme pyramidale qui se dressait sur un îlot de pierre. Celui-ci ne faisait qu’une dizaine de mètres de long, et des marches taillées dans la roche permettaient de rejoindre le bord de l’eau depuis la base de la pyramide. Au-delà de cette dernière, à l’autre bout de la petite île, se trouvait une autre structure de pierre entourée de quelques arbres. Soudain, Gally se débattit. Paul le rejoignit et lui entoura la poitrine de son bras. — Tu as une crampe ? s’enquit-il. — Y a quelque chose dans l’eau ! Paul regarda tout autour de lui, mais l’onde ne lui révéla qu’une myriade de reflets lumineux. — Je ne vois rien, répondit-il. Allons, viens, nous y sommes presque. Il battit vigoureusement des jambes pour les propulser tous deux vers l’avant et, ce faisant, heurta du tibia quelque chose d’énorme. Poussant un cri de surprise, il avala un peu d’eau qu’il recracha en toussant. Il nagea aussi vite que possible vers l’escalier de pierre. Une chose gigantesque se déplaçait dans les profondeurs. Elle se redressa et les rejeta sur le côté. Paul aperçut un, puis une demi-douzaine de serpents emmêlés à quelques mètres de lui. Gally tenta de se libérer et Paul se retrouva incapable d’avancer alors que les marches étaient toutes proches. — Arrête ! hurla-t-il à l’oreille de Gally, mais celui-ci ne l’écouta pas. Il souleva le garçon aussi haut que possible et, poussant sur ses jambes, le projeta vers la berge. L’effort propulsa Paul sous l’eau. Il ouvrit les yeux. Une immense créature noire et informe dont la bouche n’était qu’un trou empli de dents incurvées se jeta sur lui et une multitude de bras visqueux chercha à l’atteindre. Trop tard pour espérer rejoindre la rive. Battant vivement des jambes, Paul plongea vers le fond. Les bras du monstre passèrent au-dessus de sa tête. Quelque chose lui frôla les côtes et il fut brièvement saisi puis balancé comme un fétu de paille. Sa tête creva la surface comme une barque un instant engloutie par les vagues. Il ne parvenait plus à distinguer le haut du bas et ne savait même plus si cela lui importait vraiment. Une petite main se referma sur son bras, une main humaine. — Il revient ! s’écria Gally. Le pied de Paul trouva difficilement la première marche. Avec l’aide du garçon, il gravit l’escalier glissant. Alors que sa jambe sortait de l’eau, une forme noire et luisante tenta de le frapper mais fouetta la roche à un mètre à peine de lui. Elle se replia sous la surface, provoquant une forte houle. Paul franchit les dernières marches et s’assit au pied de la pyramide. Adossé à la structure de pierre, il entoura ses genoux de ses bras et attendit de ne plus trembler. — J’ai froid, dit enfin Gally. Les jambes flageolantes, Paul se leva et tendit la main pour aider son jeune compagnon. — Allons jeter un œil du côté des arbres, décida-t-il. Un chemin dallé menait au bosquet. Distraitement, Paul remarqua que les pierres plates dessinaient un motif complexe, une sorte de natte, qui ne lui semblait pas inconnu. Il grimaça. Il se rappelait si peu de chose… et où se trouvait-il à présent ? Les arbres avaient de longues feuilles argentées qui bruissaient doucement sous le vent. Ils bordaient une clairière au centre de laquelle, planté sur une colline verdoyante, se dressait un petit bâtiment de pierre ouvert sur le côté. La lumière émanant du sommet de la pyramide perçait difficilement les frondaisons, mais Paul put voir que la nouvelle construction était déserte, comme le reste de l’île. Pénétrant à l’intérieur, ils découvrirent une table en pierre couverte de fruits et de petits pains, qu’ils trouvèrent frais et craquants. Avant que Paul ait pu le retenir, Gally en rompit un morceau et l’avala goulûment. Son compagnon n’hésita que quelques secondes avant de l’imiter. Ils mangèrent aussi plusieurs fruits, qu’ils pelèrent pour se gorger de leur chair sucrée. Le menton et les doigts pleins de jus, ils se laissèrent aller contre le carrelage froid du mur intérieur et, repus, goûtèrent le silence. — Je suis épuisé, avoua enfin Paul, mais Gally ne l’écoutait pas. Recroquevillé comme un lapin contre la jambe de son aîné, le garçon avait sombré dans un de ses sommeils si profonds qu’ils ressemblaient à un coma. Prenant son rôle de protecteur très au sérieux, Paul garda les yeux ouverts aussi longtemps que possible, mais la fatigue finit par avoir raison de sa détermination. Il se réveilla brusquement mais fut aussitôt rassuré par la lune haut perchée dans le ciel. Sa tranquillité retrouvée se dissipa dès qu’il remarqua la forme irrégulière de l’astre. Puis il en aperçut un second… Le bruit qui l’avait réveillé ne cessait de s’amplifier. C’était un air de musique, une mélodie chantée dans un langage qu’il ne reconnaissait pas. Il mit sa main devant la bouche de Gally et le secoua doucement pour le réveiller. Quand le garçon comprit ce qui se passait, Paul le lâcha. Jetant un œil à l’extérieur du bâtiment, les deux compagnons virent passer un long bateau plat illuminé de torches. Ils distinguèrent quelques silhouettes au bastingage, mais Paul ne put les identifier au travers des frondaisons. Il fit sortir Gally de la maison et tous deux s’enfoncèrent dans le bosquet, lequel paraissait être une meilleure cachette. Accroupis derrière un arbre aux feuilles argentées, ils observèrent l’embarcation, qui s’arrêta au niveau de la pyramide. Un des passagers, trapu mais agile, sauta à terre et attacha le bateau, puis se tourna de droite et de gauche, la tête rejetée en arrière, comme s’il humait l’air. L’espace d’un instant, la flamme du phare révéla ses traits, et Paul frissonna. La peau luisante et le long museau de la créature n’avaient rien d’humain. D’autres silhouettes descendirent du navire pour se poster, épée sortie, à la base de la pyramide. Paul profita de cet instant de confusion pour hisser Gally sur la plus basse branche de l’arbre puis suivit le garçon, espérant que les feuillages les masqueraient. Son poste d’observation élevé lui permit de voir que l’embarcation était une barge longue comme un tiers de l’île. Ouvragée et peinte avec art, éclairée par des torches sur toute sa longueur, elle possédait une cabine à colonnes et sa proue s’ornait d’une queue de paon. Paul constata avec soulagement que tous les occupants ne paraissaient pas aussi bestiaux que le premier. Les monstres constituaient apparemment l’équipage. Quant aux passagers, qui commençaient à débarquer, ils semblaient humains, malgré leur grande taille. Revêtus d’armures, ils étaient munis, qui d’une longue pique, qui d’une épée à lame courbe. Après avoir jeté un bref coup d’œil alentour, ceux qui avaient mis pied à terre firent signe à leurs compagnons restés à bord de les suivre. Paul trouva les nouveaux venus étonnamment alertes, compte tenu de leur nombre et de la petitesse de l’île. Il se pencha en avant pour mieux regarder… et manqua tomber lorsque l’occupante de la cabine sortit à son tour. Elle était presque aussi grande que les soldats et d’une beauté époustouflante, malgré le teint azuré que lui conférait la clarté de la lune. Elle gardait les yeux baissés mais il y avait quelque chose d’altier dans la façon dont elle se tenait. Ses épais cheveux noirs, ramenés au-dessus de la tête, étaient retenus par une couronne de joyaux luisants. Mais le plus surprenant, c’étaient les ailes translucides qui poussaient au niveau de ses épaules. Extrêmement fines, elles ressemblaient à des vitraux d’église qui scintillaient à chacun de ses pas. Mais autre chose encore avait surpris Paul. L’étrangère ne lui était pas inconnue. Il était incapable de dire où et quand il l’avait rencontrée, mais il l’avait reconnue avec autant de certitude que s’il venait de se regarder dans un miroir. Il ignorait tout d’elle, mais il la connaissait, et il savait que, d’une façon ou d’une autre, elle lui était chère. La main de Gally le calma. Il inspira profondément et crut qu’il allait se mettre à pleurer. La jeune femme quitta la barge par la passerelle que les marins à demi humains avaient mise en place et avança lentement sur le sol de l’île. Sa robe était constituée de milliers de fibres translucides qui l’enveloppaient comme une brume, et sous lesquelles son buste gracile et ses longues jambes n’étaient que des ombres. Les soldats la suivirent de près, semblant la protéger, mais Paul eut l’impression qu’elle avançait sous la contrainte et que les épées sorties servaient davantage à l’intimider qu’à la défendre. Elle s’arrêta et s’agenouilla un long moment devant la pyramide, puis se releva et emprunta lentement le chemin dallé en direction du bâtiment dans lequel Paul et Gally avaient dormi. Un homme mince vêtu d’une robe l’avait suivie à terre et marchait quelques pas derrière elle. Paul était tellement fasciné par la grâce de la jeune femme et par son visage étrangement familier qu’elle se trouvait déjà au pied de leur arbre quand il prit enfin conscience que les visiteurs ne manqueraient pas de constater que Gally et lui avaient mangé les offrandes laissées dans le petit temple. Que se passerait-il alors ? Il était impossible d’espérer se cacher sur une si petite île. Peut-être respira-t-il un peu plus bruyamment sous le coup de la crainte, à moins que la jeune femme n’ait été alertée par un sens plus subtil. Quoi qu’il en soit, elle leva les yeux en passant sous l’arbre. Leurs regards ne se croisèrent que l’espace d’un instant, mais Paul sut qu’elle l’avait reconnu, elle aussi. Elle baissa aussitôt la tête, afin de laisser croire à ses accompagnateurs qu’elle n’avait fait qu’admirer brièvement le ciel nocturne. Paul retint son souffle lorsque l’homme en robe et plusieurs soldats se trouvèrent sous ses pieds, mais aucun d’eux ne leva la tête. Quand le groupe atteignit la colline, Paul descendit de l’arbre aussi silencieusement que possible et attrapa Gally qui se laissa tomber dans ses bras. Il guidait le garçon vers la rivière lorsqu’une exclamation de colère s’éleva du temple ; les soldats et l’homme en robe venaient de s’apercevoir que leur île sacrée avait reçu la visite de voleurs. Paul entendait déjà des bruits de pas dans le bosquet. Soulevant Gally, il le déposa dans l’eau et s’y glissa à son tour. Il y eut un échange de cris entre les soldats et ceux qui étaient restés sur le bateau se hâtèrent de descendre pour participer aux recherches. Paul murmura quelques mots à l’oreille de Gally, agrippé à la roche. Le garçon acquiesça et se mit à nager vers la barge. Paul le suivit aussi discrètement que possible. A l’avant de l’embarcation, deux soldats appuyés sur leurs piques regardaient leurs camarades s’agiter. Les fugitifs contournèrent le bateau pour se cacher derrière la coque. Paul trouva une poignée de fortune dans les sculptures au niveau de la ligne de flottaison et Gally s’accrocha à sa chemise. Ils restèrent là dans l’ombre, à attendre, cognant doucement la coque au gré des vagues. Enfin, les autres revinrent. Paul se demanda s’il valait mieux retourner sur la terre ferme, mais la voix de la femme l’en dissuada. Il raffermit sa prise et serra Gally contre lui alors que l’embarcation s’éloignait de l’île. Il se demanda un instant s’il avait perdu l’esprit, pour les condamner ainsi, le garçon et lui, à un long voyage dans des eaux où, quelques heures auparavant, ils avaient été attaqués par un monstre inconnu. La femme ailée l’empêchait-elle de réfléchir de manière rationnelle ? Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne pouvait pas la laisser partir. Gally lui faisait apparemment confiance, mais Paul eut tout de même l’impression de trahir son jeune compagnon. Il faisait nuit noire et les déconcertantes lunes jumelles étaient les deux astres les plus brillants du firmament. La barge remontait doucement mais sûrement le faible courant. Paul ne risquait pas de lâcher prise, mais la position était fatigante. Il décida de défaire sa ceinture et s’aperçut qu’il portait des habits différents de ceux qu’il avait sur lui en entrant dans l’eau. Ses souvenirs étaient désespérément flous. Le garçon et lui avaient quitté le Carré de Huit pour échapper à une femme en rouge et à un péril plus grand encore, mais c’était à peu près tout ce dont il se souvenait. Il avait également pris part à une terrible guerre, mais ne s’était-elle pas déroulée ailleurs ? Et comment était-il vêtu auparavant, pour être aussi certain que son accoutrement avait changé ? Il portait un pantalon bouffant et une sorte de gilet en cuir sans chemise. Il ne se souvenait pas d’avoir eu des chaussures lorsqu’il avait atteint l’île, mais à présent en tout cas, il était pieds nus. Il avait aussi un ceinturon, si long qu’il était enroulé deux fois autour de sa taille. Sachant qu’il ne possédait pas la réponse à ses questions, il cessa de s’en préoccuper, défit sa ceinture et l’attacha à un motif sculpté de la coque. Une fois fixée, il la passa sous les aisselles de Gally puis se glissa lui-même derrière le garçon. Ils étaient désormais attachés et, dos collé à la barge, Paul put détendre ses muscles fatigués. L’embarcation poursuivit sa route, avançant par à-coups presque imperceptibles chaque fois que les rames s’enfonçaient dans l’eau chaude. Paul avait l’impression d’être une algue ballottée par le courant. La tête de Gally venait battre contre sa gorge et la houle régulière le fit sombrer dans le sommeil. Il fut réveillé par un picotement qui semblait s’être étendu à tout son corps. Il s’agita dans son harnais de fortune, tentant de chasser d’un revers ce qui venait de s’attaquer à lui. A cet instant, une lueur vert vif remplaça le violet du ciel et l’eau prit une teinte orange cuivré. L’air s’emplit de crépitements d’électricité statique. La moitié de la rivière se souleva, comme si une immense créature s’apprêtait à crever la surface, mais l’autre partie resta inexplicablement plane, alors que le phénomène se prolongeait pendant trois ou quatre secondes. Les deux côtés étaient nettement délimités, comme si l’eau était de pierre. Puis la piqûre ressentie par Paul se fit plus intense et il poussa un cri. Tout juste réveillé et inquiet, Gally lui répondit en écho. Le ciel changea de nouveau, prenant une blancheur spectrale durant un instant, puis la désagréable sensation disparut et le firmament retrouva une couleur normale. La surface de l’eau redevint calme, nulle vague, nulle ride ne rappelant ce qui venait de se produire. Bouche bée, Paul avait le regard perdu dans l’obscurité. Malgré ses problèmes de mémoire, il était certain de n’avoir jamais vu un cours d’eau se comporter de la sorte. D’autant que le changement n’avait pas affecté que la rivière. Pendant quelques secondes, le monde entier s’était déformé, comme s’il était dessiné sur un bout de papier que l’on aurait froissé avec violence. — Que… qu’est-ce que c’était ? demanda Gally, le souffle court. Qu’est-ce qui s’est passé ? — Je l’ignore. Je… je crois que… Alors que Paul cherchait désespérément une réponse, la partie sculptée à laquelle ils étaient accrochés se désolidarisa de la coque et ils se retrouvèrent à la merci du courant. Paul attrapa Gally et l’aida à se cramponner au débris arraché, qui tournoyait lentement dans l’eau à quelques mètres d’eux. Le morceau du bateau était assez grand pour pouvoir supporter leurs poids cumulés sans couler, ce qui était tout aussi bien : ignorant la mésaventure que venaient de connaître ses passagers clandestins, la barge disparaissait rapidement dans la brume matinale. Les deux compagnons étaient de nouveau seuls. Voyant que Gally pleurait en s’étranglant, Paul tenta de le consoler. — Tout ira bien, lui dit-il. Tu vois, nous flottons. — Non, c’est pas ça, lui expliqua le garçon aux yeux rougis. Je… j’ai fait un rêve. J’ai vu Bahi dans le sable, au fond de la rivière. Il se sentait seul et voulait que j’aille jouer avec lui. Paul plissa les yeux pour tenter d’apercevoir la rive. Si elle était assez proche, ils pourraient l’atteindre à la nage malgré le courant. Mais la brume et la faible luminosité la cachaient à sa vue. — Qui ça ? demanda-t-il, distrait. — Bahi. J’ai rêvé de Bahi. — Et de qui s’agit-il ? Gally ouvrit grands les yeux de surprise. — Mon frère. J’te l’ai présenté. Tu te souviens pas ? Paul ne sut que répondre. Cela faisait un certain temps qu’ils étaient accrochés à leur épave. Le ciel commençait à s’éclaircir mais, de plus en plus fatigué, Paul craignait de ne plus pouvoir tenir longtemps. Il était en train de se demander dans quelle direction se diriger pour tenter sa chance en nageant à l’aveuglette quand il aperçut une ombre dans la brume. C’était un bateau ; pas une imposante barge de cérémonie, mais une modeste barque de pêcheur. Une silhouette solitaire se dressait à sa proue. Alors que l’esquif se rapprochait, Paul vit qu’il s’agissait d’une des créatures à long museau. A l’aide d’une grande pagaie, elle freina son embarcation et s’arrêta à quelques mètres des deux compagnons. Elle s’accroupit et pencha la tête sur le côté pour mieux examiner les naufragés. Des crocs courbes saillaient sous son museau, mais une indéniable lueur d’intelligence brillait dans ses yeux jaunes. À la clarté du soleil levant, Paul vit que la peau luisante de l’inconnu semblait légèrement verdâtre. Au bout de quelques instants, le nouveau venu se remit debout et leva sa pagaie comme pour les frapper. — Laisse-nous tranquilles ! s’écria Paul. Nageant frénétiquement, il s’écarta afin de placer le long débris flottant entre la créature et eux. L’être au museau allongé resta un long moment à les regarder fixement, pagaie brandie. Puis il abaissa lentement son arme de fortune, jusqu’à ce qu’elle touche l’eau à quelques centimètres de la main de Paul. Lâchant le manche d’une main, il ferma ses doigts griffus pour faire signe à Paul de saisir la perche tendue. Ce dernier n’avait nulle envie de faire confiance à la créature, mais il comprit rapidement que le fait de tenir la pagaie le mettrait dans une bien meilleure position en cas de combat. Il l’attrapa donc. Aussitôt, l’humanoïde entreprit de les tirer, en pliant les genoux pour ne pas être emporté par leur poids. Quand ils furent assez près, Paul souleva Gally pour l’aider à monter dans la barque, puis se hissa à son tour par-dessus bord, sans quitter leur sauveur du coin de l’œil. La créature s’adressa à eux avec une voix qui évoquait le nasillement du canard. Paul secoua la tête. — Nous ne parlons pas ta langue, expliqua-t-il. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Gally. Incapable de répondre, Paul secoua de nouveau la tête. Brusquement, l’étranger se pencha et plongea la main dans un grand sac en cuir déposé au fond de la barque. Sur ses gardes, Paul se leva aussitôt mais, quand la créature se redressa, une satisfaction évidente se lisait dans son regard. Elle tendit les bras et ouvrit les mains, révélant ainsi deux colliers en cuir auxquels pendait une grosse perle polie et argentée. Voyant que Paul et Gally restaient interdits, elle sortit un troisième collier de son sac et se l’attacha autour du cou. La perle vint naturellement se nicher au creux de sa gorge. Paul crut la voir luire pendant une fraction de seconde, puis elle prit partiellement la couleur olivâtre de la peau de la créature. — À vous, maintenant, fit cette dernière. (Sa voix restait encore quelque peu nasillarde, mais ses paroles étaient à présent tout à fait compréhensibles.) Et dépêchez-vous. Le soleil sera bientôt complètement levé et nous ne devons pas nous faire prendre sur le Grand Canal en dehors des horaires impartis. Paul et Gally enfilèrent leurs colliers et Paul sentit la perle chauffer au contact de son épiderme. Au bout d’un instant, il eut l’impression qu’elle faisait partie intégrante de son corps. — Comment vous appelez-vous ? demanda leur sauveur. Moi, c’est Klooroo, du Peuple des Pêcheurs. — Je… je me nomme Paul, et voici Gally. — Et vous êtes tous deux des Tellariens. — Tellariens ? — Sans le moindre doute. Vous êtes tellariens, tout comme moi je suis ullamarien. Regardez-vous ! Regardez-moi ! Paul haussa les épaules. Loin de lui l’idée de nier que la créature n’était pas de la même race qu’eux. — Tu… vous disiez que nous nous trouvons sur… le Grand Canal ? L’humanoïde plissa le museau. — Bien sûr. Même des Tellariens devraient s’en rendre compte. — Nous… nous sommes dans l’eau depuis longtemps. — Ah, fit l’autre en hochant la tête. Et vous n’êtes pas bien dans votre tête, forcément. Dans ce cas, suivez-moi. Vous êtes mes invités jusqu’à ce que vous soyez de nouveau capables de penser de façon cohérente. — Merci, mais… où sommes-nous ? — Quelle étrange question, Tellarien. Vous êtes juste à l’extérieur de la grande cité de Tuktubim, Étoile Brillante du Désert. — Mais où se trouve-t-elle ? Dans quel pays ? Et pourquoi y a-t-il deux lunes dans le ciel ? Klooroo éclata de rire. — Quand en a-t-il été autrement ? rétorqua-t-il. Même le plus humble nimbor sait que c’est la principale différence entre votre monde et le mien. — Notre… monde ? — Tu dois avoir été sérieusement blessé pour dire de telles inepties, fit la créature en secouant tristement la tête. Vous êtes sur Ullamar, la quatrième planète en partant du Soleil. Je crois que, dans leur ignorance, les vôtres l’appellent « Mars ». — Pourquoi faut-il avoir quitté le canal avant le lever du soleil ? Klooroo répondit sans cesser de pagayer, un coup à gauche de l’esquif, puis un coup à droite. — Parce que nous sommes en plein Festival et que, pendant la nuit, le canal est interdit à toutes les embarcations sauf les barges des prêtres. Mais quand un pauvre nimbor comme moi n’a rien attrapé de la journée, il doit parfois prendre le risque s’il ne veut pas mourir de faim. Paul se redressa sans pour autant se lever. Appuyé contre son genou, Gally protesta dans son sommeil. — Il s’agissait donc bien d’un rituel religieux, fit Paul. Nous sommes arrivés sur une île et un bateau y a accosté. Des hommes en sont descendus, ainsi qu’une femme… une femme ailée, aussi étrange que cela puisse paraître. Serait-il possible de savoir qui elle est ? La berge du canal apparaissait enfin. Paul contempla un moment les huttes qui surgissaient de la brume tels des fantômes. Il attendit la réponse de Klooroo, mais celui-ci garda le silence. Quand Paul se retourna, il vit que le nimbor le fixait, horrifié. — Quoi ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? — Vous… vous avez vu la Princesse de l’Été et les taltors ne vous ont pas tués ? Paul secoua la tête. — Si tu veux parler des soldats, nous nous sommes cachés d’eux. Surpris par la réaction du pêcheur, il lui raconta comment ils s’étaient accrochés au bateau. — … et voilà pourquoi nous flottions dans le canal lorsque tu nous as trouvés, conclut-il. Quel crime abominable avons-nous donc commis ? Klooroo fit quelques gestes destinés à se prémunir du mal. — Seul un Tellarien ayant perdu l’esprit peut poser une telle question. Pourquoi crois-tu que le canal est interdit à quiconque n’est pas au moins taltor, pendant le Festival ? Tout simplement pour que les gens modestes tels que nous ne risquent pas d’apercevoir la Princesse de l’Été et de porter malheur aux cérémonies du Festival. Car si le rituel du Festival échoue, les canaux ne se rempliront pas d’eau la saison prochaine et notre pays redeviendra un désert. Un vague souvenir, presque un réflexe, apprit à Paul qu’il aurait autrefois trouvé une telle croyance proprement risible. Mais, compte tenu de sa mémoire déficiente et du présent stupéfiant dans lequel il évoluait désormais, il se sentait bien incapable de dire ce qui était ridicule et ce qui ne l’était pas. Il haussa donc les épaules. — Je suis désolé. Nous l’ignorions. J’essayais juste de nous sauver, Gally et moi. Klooroo baissa les yeux sur le garçon endormi et son expression s’adoucit quelque peu. — Oui, mais… (Il cligna des paupières et leva les yeux vers Paul.) J’imagine que vous ne pouviez pas savoir. Comme vous venez d’un autre monde, peut-être que cela ne troublera pas le rituel. Paul préféra ne pas mentionner que Gally et lui s’étaient gorgés des fruits et du pain laissés en offrande au temple. — Qui est-elle, cette Princesse de l’Été ? demanda-t-il. Et comment se fait-il que tu en saches tant sur les… Tellariens ? Les gens comme nous sont-ils nombreux, par ici ? — Pas ici, non… pas dans les villes de nimbors. Mais il y en a un bon nombre à Tuktubim, même si la plupart ne sortent jamais du palais du soombar. Et quelques-uns qui ont perdu la raison parcourent les déserts extérieurs, à la recherche de je ne sais quoi. Nous recevons également quelques visiteurs de Vonar, la deuxième planète, mais ils viennent presque toujours durant la saison des pluies. Klooroo guidait son esquif au milieu d’un entrelacs de pontons qui créaient un réseau de petits canaux secondaires en bordure du grand cours d’eau. Beaucoup de huttes étaient construites sur les quais, d’autres, regroupées entre le canal et une falaise abrupte, se dressaient en agrégats vertigineux et branlants. La plupart des voisins de Klooroo s’agitaient sur les quais ; certains préparaient leur embarcation pour la journée de pêche qui s’annonçait, tandis que d’autres revenaient d’expéditions nocturnes. — Et cette femme ? persista Paul. Tu dis qu’il s’agit d’une princesse ? — Non, de la princesse. La Princesse de l’Été. (La barque s’engagea entre deux pontons et le champ de vision de Paul fut soudain bloqué par de hauts murs.) Elle est de la race des Vonariens, le Peuple Bleu et Ailé. Il y a bien longtemps, nous avons conquis leur monde et, tous les ans, ils nous envoient une de leurs femmes nobles en guise de tribut. — Tribut ? Que veux-tu dire par là ? Elle est forcée d’épouser le… comment, déjà ? Le soombar ? — Si on veut, répondit Klooroo. Enfonçant sa longue pagaie, il guida sa barque jusqu’à un petit bassin clos entouré de murs de bois brinquebalants. Il se rangea près d’une porte ouverte, puis saisit une corde qu’il attacha à la proue de son embarcation. — Si on veut, répéta-t-il, vu que le soombar est un descendant des dieux. En fait, elle épouse les dieux eux-mêmes. À la fin du Festival, elle est mise à mort et son corps est livré au Grand Canal afin que les pluies reviennent. Klooroo descendit de la barque et tendit la main à Paul. — Quelle étrange expression… tu as mal au crâne ? Dans ce cas, raison de plus pour que le garçon et toi acceptiez d’être mes invités. Le soleil tapait fort en ce milieu de journée. Klooroo était peut-être le seul résident adulte de Nimbor-ville à ne pas avoir trouvé refuge à l’intérieur. Il restait toutefois autant que possible à l’ombre qu’offrait le haut bâtiment voisin, tandis que son invité tellarien avait décidé de s’asseoir au beau milieu du toit en peau de poisson afin de mieux absorber la chaleur. En effet, Paul se sentait glacé après sa longue immersion dans l’eau. En dessous, Gally dépensait l’énergie retrouvée grâce au repas de soupe et de pain que Klooroo leur avait offert en jouant une partie trépidante de chat perché avec d’autres enfants. — En cela aussi, tu es fou, se lamentait le pêcheur. Ne pourrions-nous pas rentrer ? Ce soleil va finir par me rendre aussi déséquilibré que toi. — Bien sûr. (Paul se leva, redescendit par l’échelle et rentra dans la cabane derrière son hôte.) Je ne… je réfléchissais. (Une fois en bas, il s’assit dans un coin de la pièce dépourvue de meubles.) N’y a-t-il rien à faire ? Tu m’as dit que la princesse avait des compatriotes, ici. Ne vont-ils pas tenter de la délivrer ? — Peuh ! lâcha Klooroo en secouant la tête d’écœurement. Tu penses encore à elle ? Ne crois-tu pas avoir déjà suffisamment blasphémé en apercevant ce que tu n’aurais jamais dû voir ? Quant aux Vonariens, ils honorent le traité qu’ils ont signé il y a bien longtemps. Ils ont déjà offert au moins trois cents Princesses de l’Été avant celle-ci. En quoi une de plus ou de moins leur poserait-elle problème ? — Mais elle… (Paul se frotta le visage, comme si cela pouvait suffire à chasser les souvenirs qui lui emplissaient la tête.) Je la connais. Je l’ai déjà vue, bon sang ! Mais je ne me souviens pas où. — Tu ne la connais pas, affirma le nimbor. Seuls les taltors ont le droit de la voir, mais les gens des autres mondes et les petits comme moi, jamais. — Je suis bien parvenu à l’apercevoir la nuit dernière, même si c’était par accident. Peut-être que je l’ai rencontrée ailleurs et que je suis incapable de me rappeler où. Il releva brusquement la tête en entendant crier Gally, mais c’était une exclamation de joie, pas de peur. Si le garçon pleurait toujours le meurtre des autres enfants de l’Huîtrerie, rien ne le laissait paraître. — Ma mémoire… elle ne fonctionne pas bien, et je ne pense pas que cela soit récent, reprit Paul. Je crois que j’oublie des choses depuis quelque temps. — Peut-être que tu as en effet espionné la Princesse de l’Eté auparavant et que les dieux t’ont puni en t’ôtant la mémoire, rétorqua Klooroo. A moins que tu ne sois malade, ou que tu n’aies été frappé par une malédiction. Je ne fréquente pas suffisamment les Tellariens pour pouvoir te répondre. Tu devrais parler avec les tiens. — Tu en connais ? demanda Paul en se tournant vers lui. — Si j’ai des amis chez les Tellariens, non. (Le nimbor se leva et ses jointures noueuses craquèrent.) Mais nous en trouverons sans doute au marché de Tuktubim pendant toute la durée du Festival. Si tu veux, je t’y emmènerai. Mais je dois d’abord te trouver des chaussures, et au garçon aussi, sans quoi vous aurez les pieds brûlés comme un repas trop cuit. — J’aimerais bien aller au marché et voir Tuktubim, oui. Tu dis que c’est là que la Princesse de l’Été est retenue ? Klooroo baissa la tête et grogna. Pendant quelques secondes, il eut l’air mi-homme, mi-chien. — Dieux ! Ta folie n’a-t-elle donc pas de fin ? Oublie-la. — C’est impossible, mais j’essayerai de ne plus l’évoquer en ta présence. — Ni même dans mon dos ni à mes côtés. Appelle le garçon, homme de Tellar. Je n’ai pas de famille, et nous pouvons donc partir dès maintenant. Ha ! Une telle liberté est l’un des rares avantages à ne pas avoir d’attaches. Il affirma cela avec une grande tristesse, et Paul s’aperçut que, malgré la gentillesse et l’hospitalité dont Klooroo avait fait preuve, ils ne s’étaient à aucun moment enquis de sa vie à lui. Né au sein de la plus basse classe de la société martienne et maintenu en état d’esclavage par les taltors, Klooroo ne devait pas avoir une existence facile. — Hé ! Paul, l’appela soudain Gally, qui barbotait avec un grand bonheur. Raurau m’a poussé dans l’eau et je nage ! La grande ville de Tuktubim se dressait, hors de vue, au sommet des falaises. Et pourtant, bien qu’elle ne soit distante que d’un kilomètre et demi, il était impossible d’y accéder par les collines. Paul et Gally durent donc reprendre la barque de Klooroo et passer par le canal. Paul se demanda si l’absence de route directe n’avait pas pour but de limiter les risques de soulèvement des serfs. Alors qu’ils s’éloignaient de Nimborville, Paul put enfin voir les falaises dans leur ensemble, d’une couleur brun-rouge à la lueur du soleil. Tout en haut, on distinguait à peine le sommet pointu d’une douzaine de tours. Alors que le frêle esquif contournait le promontoire rocheux, l’immensité du désert rouge leur sauta aux yeux. De part et d’autre du Grand Canal, le sable s’étendait à perte de vue, tel un océan écarlate à l’uniformité rompue par quelques montagnes lointaines et deux ou trois canaux. — Existe-t-il d’autres cités dans le désert ? voulut savoir Paul. — Oui, répondit Klooroo en plissant les paupières, mais la plus proche se trouve à de nombreuses lieues d’ici. Personne ne s’y rend, même par les canaux, sans s’y être longuement préparé. La région est dangereuse et les animaux sont féroces. Les yeux de Gally s’écarquillèrent. — Comme cette chose dans l’eau… commença-t-il. À cet instant, ils entendirent un bourdonnement loin au-dessus de leurs têtes. Alors que Paul levait les yeux, la lumière changea. Pendant un moment, le ciel d’un jaune brillant devint vert sale et l’air se solidifia presque autour d’eux. Paul cligna des paupières. L’espace d’un instant, le canal et le ciel lui avaient semblé fusionner, mais tout était redevenu normal. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il. Cela s’est également produit la nuit dernière, alors que nous étions sur le canal. Klooroo répéta les gestes énergiques destinés à chasser les mauvaises influences. — Je l’ignore, reconnut-il. D’étranges orages. Il y en a eu quelques-uns, ces temps-ci. Les dieux sont en colère, je suppose ; ils doivent être en train de se battre entre eux. Si cela n’avait pas commencé il y a plusieurs mois, je dirais que c’est à cause de vous, parce que vous n’avez pas respecté l’interdit du Festival. (Il leur lança un regard noir.) En tout cas, votre infraction ne risque pas d’améliorer leur humeur. Le Grand Canal faisait le tour des collines où était bâtie Tuktubim. Alors que la barque s’engageait sur le canal secondaire menant à la ville, Paul s’intéressa aux vastes champs craquelés qui s’étendaient de part et d’autre. Il comprenait pourquoi les Ullamariens accordaient une telle importance à la pluie. Il était difficile de croire que cette terre carbonisée par le soleil puisse être fertile, mais Klooroo lui avait assuré que toutes les céréales de Mars poussaient à quelques kilomètres des berges du Grand Canal et que le bétail paissait également dans cette région. Le cours d’eau constituait une minuscule artère de vie traversant l’immensité du désert. Il suffisait d’une année sans pluie pour que la moitié de la population succombe. Klooroo venait de leur affirmer que le canal était bien moins fréquenté qu’au lever ou au coucher du soleil ; en effet, la chaleur incitait la plupart des gens à rester chez eux. Et pourtant, Paul avait l’impression que le cours d’eau était engorgé de bateaux de toute taille. La plupart avaient pour équipage un ou plusieurs nimbors tels que leur guide, mais d’autres accueillaient à leur bord des soldats taltors, ou encore des individus en costume civil en qui Paul vit des marchands ou des fonctionnaires. Certains navires étaient encore plus grands et plus impressionnants que la barge qui avait accosté sur l’île. Ils étaient tellement chargés de dorures, de draperies et couverts de précieux bijoux que Paul se demanda par quel miracle ils restaient à flot… et, à bien y réfléchir, la même pensée lui vint au sujet des nobles taltors. Klooroo engagea la barque dans un canal plus modeste qui s’enfonçait entre les collines. De là où ils se trouvaient, ils pouvaient voir la ville, nichée juste en dessous de la crête et surplombant un large éventail de fermes irriguées par tout un réseau de chenaux artificiels et s’étendant jusqu’au méandre du Grand Canal. Tuktubim se dressait au-dessus telle une couronne impériale dont les tours d’argent et d’or luisaient sous le soleil d’été. — Mais comment peut-on monter là-haut en bateau ? demanda Gally. — Tu vas voir, répondit Klooroo, amusé. Garde bien les yeux grands ouverts, petit crapaud des sables. Le mystère leur fut révélé lorsqu’ils atteignirent la première d’une longue série d’écluses. Des dizaines d’autres s’étageaient au-dessus d’eux, chacune dotée de puissantes pompes. Paul vit qu’un bateau à voiles blanches se trouvait au niveau de la dernière écluse. On aurait dit un jouet, mais il savait qu’il s’agissait de l’un de ces gros navires marchands à fond plat dont le sillage avait fait danser leur frêle esquif sur le Grand Canal. Il fallut la plus grande partie de l’après-midi pour arriver à mi-parcours. Les nimbors n’avaient pas le droit d’amener leur embarcation au-delà. Ils durent donc abandonner la barque dans une petite marina creusée à flanc de colline. Klooroo les guida ensuite sur le chemin permettant d’atteindre le sommet. La route était longue, mais pas ardue, et les sandales en peau de poisson que leur hôte leur avait trouvées se révélèrent étonnamment confortables. Ils s’arrêtèrent à plusieurs reprises pour boire aux réservoirs installés au bord du chemin et dont l’eau s’écoulait dans des bassins artificiels, ou encore pour s’asseoir à l’ombre de grands rochers rouges zébrés de traînées noir et or. Des soldats montaient la garde aux portes de la ville, mais ils préféraient manifestement contempler le spectacle que poser des questions à un nimbor accompagné de deux étrangers. La parade des nobles méritait en effet que l’on s’y attarde : certains se déplaçaient en litière fermée portée par des serfs couverts de sueur, tandis que d’autres montaient des animaux mi-chevaux mi-reptiles. Presque tous avaient un teint de jade, comme Klooroo. De temps à autre, Paul apercevait un être à peau bleue ou quelques plumes luisantes au sein de la foule. Chaque fois, il retenait son souffle, même s’il savait que son espoir était vain. Il n’y avait presque aucune chance pour que la femme qu’il recherchait ait le droit de se promener, de jour, dans les rues de Tuktubim. Elle devait être enfermée sous haute surveillance, peut-être dans l’ensemble de tours qui se dressait au centre de la ville. Klooroo fît franchir la grande porte d’ivoire et d’or à ses deux invités, qu’il conduisit ensuite dans une rue qui paraissait aussi large que le Grand Canal. De chaque côté, à l’abri de vastes auvents rayés, l’ensemble de la population de Tuktubim paraissait occupé à négocier ou à se quereller ; dans la plupart des cas, les deux modes de communication semblaient aller de pair. — C’est ça, le marché ? demanda Paul après quelques minutes de marche. Klooroo secoua la tête. — Ça ? Non, ce sont juste les marchands ambulants. Je vous emmène au bazar, le plus grand marché de tout Ullamar, s’il faut en croire ceux qui ont plus l’habitude de voyager que moi. Il allait en dire davantage, mais Paul fut soudain distrait par quelqu’un qui criait dans sa langue natale. Grâce au collier que lui avait donné Klooroo, il avait l’impression que le nimbor et les autres Ullamariens s’exprimaient dans le même langage que lui, mais là, il eut une sensation étrange en entendant le texte original en même temps que la traduction. Cette nouvelle voix, qui provenait de derrière lui et devenait sans cesse plus forte, disait des choses qu’il aurait pu comprendre sans collier. — Holà ! Arrêtez, voulez-vous ? Paul se retourna. Surpris, Gally fit de même, les doigts déployés comme des griffes. On aurait dit un petit chat sauvage. Un homme courait vers eux avec la grâce d’un athlète. Il était sans aucun doute natif de la planète Terre. — Ah, merci, fit-il en arrivant près d’eux. Je craignais d’avoir à courir derrière vous jusqu’au bazar, et cela n’aurait guère été agréable par cette chaleur, pas vrai ? Paul ne savait trop que penser. D’instinct il aurait dû éprouver une grande terreur à l’idée de se savoir poursuivi par qui que ce soit, mais un tel sentiment ne s’accordait pas avec l’apparence du nouveau venu. Grand et musclé, l’homme était blond, barbu et tout sourire. Il arborait une tenue semblable à celle de Paul, sauf qu’il avait ajouté une ample chemise blanche sous son gilet et qu’il portait de hautes bottes en cuir au lieu des sandales en peau de poisson. — Quelle impolitesse de ma part de vous aborder ainsi sans me présenter, poursuivit le séduisant étranger. Brummond, Hurley Brummond. Autrefois capitaine de la garde rapprochée de Sa Majesté, mais ce temps-là est bien révolu, je crois. Ah, et voici mon ami, le professeur Bagwalter, qui nous rejoint enfin. Dites bonjour, Bags ! Il fît de grands gestes à l’intention d’un homme plus âgé, également barbu mais vêtu de manière plus soignée, qui approchait en boitant. Le nouveau venu, qui portait un manteau replié sur son avant-bras, s’arrêta devant eux, le souffle court. Otant ses lunettes rendues opaques par la buée, il sortit son mouchoir et s’essuya le front. — Grand Dieu, Brummond, vous m’avez fait courir ! (Il attendit d’avoir quelque peu repris son souffle avant de poursuivre.) Heureux de faire votre connaissance, messieurs. Nous vous avons vus entrer par la porte de la ville. — C’est exact, confirma le blond. Les nôtres se comptent sur les doigts de la main, par ici, et nous les connaissons presque tous. Mais n’allez pas croire que nous vous avons couru après parce que vous étiez de nouvelles têtes. (Il partit d’un grand éclat de rire.) Le club Arès n’est pas si ennuyeux que ça. Le professeur toussa. — Je ne les ai pas pourchassés, moi, fit-il remarquer. J’essayais juste de vous suivre. — Ce qui était proprement stupide, par cette chaleur, rétorqua Brummond avant de reporter son attention sur Paul. La vérité, c’est que j’ai un instant cru que vous étiez un vieux camarade à moi. Il s’appelait Billy Kirk, mais on l’avait surnommé « Pain-au-Lait », rapport à son petit déjeuner favori. Nous avons combattu ensemble en Crimée, à Sébastopol et à Balaklava. C’était un des meilleurs canonniers que j’aie jamais connus. Mais, dès que je vous ai rattrapé, j’ai bien vu que vous n’étiez pas lui. Vous lui ressemblez sacrement, pourtant. Paul avait du mal à suivre le débit rapide de Brummond. — Non, je m’appelle Paul, expliqua-t-il. Paul… (Il hésita un instant, comme s’il avait soudain un doute.) Jonas. Voici Gally, et Klooroo, qui nous a tirés du Grand Canal. — Beau garçon, fit Brummond en ébouriffant les cheveux de Gally, qui lui lança un regard mauvais. Klooroo garda le silence, apparemment heureux d’être ignoré par les nouveaux venus. Le professeur Bagwalter inspectait Paul avec un intérêt non dissimulé, comme s’il avait sous les yeux l’explication d’un mystère scientifique de la plus haute importance. — Vous avez un étrange accent, monsieur Jonas. Seriez-vous canadien ? — Je… je ne crois pas, non, répondit Paul, décontenancé. Bagwalter haussa un sourcil de surprise, mais Brummond l’interrompit en saisissant l’épaule de Paul. Il avait une poigne de fer. — Grand Dieu, Bags, nous n’allons tout de même pas rester en plein soleil pendant que vous tentez de résoudre une autre de vos incompréhensibles énigmes linguistiques, non ? N’y prêtez aucune attention, Paul. Le professeur est incapable d’entendre chanter le premier geai du printemps sans être pris de l’envie de le disséquer. Mais comme nous avons interrompu votre journée, laissez-nous vous offrir un verre, d’accord ? Un des établissements de cette petite rue propose un soz correct et nous n’aurons qu’à commander quelque chose de moins fort pour le garçon. Ça vous convient ? Riant à gorge déployée, il resserra un peu plus sa prise et Paul eut peur que son épaule ne se déboîte. — Non, j’ai une meilleure idée, reprit aussitôt Brummond. Nous vous emmenons au club Arès. Ça vous fera du bien de vous sentir comme à la maison. Allons, qu’en dites-vous ? — Je… d’accord, accepta Paul. Il fut consterné en apprenant que le portier du club Arès, un taltor peu gâté par la nature, refusait catégoriquement de laisser entrer Klooroo. « Pas de têtes de chien ici », décréta-t-il sans discussion possible. Une situation potentiellement embarrassante fut évitée de justesse, quand le nimbor proposa de montrer le bazar à Gally. Paul accepta cette idée avec reconnaissance, mais Brummond ne sembla guère approuver. — Écoutez, mon vieux, chuchota-t-il après le départ de Klooroo et de Gally. Il faut certes aimer son prochain et toutes ces choses, mais vous n’irez pas loin si vous faites trop confiance aux peaux vertes. — Que voulez-vous dire ? — Eh bien, certains sont tout à fait fréquentables, et celui-ci semble vous apprécier, le garçon et vous, mais ne vous attendez pas qu’il vous aide en cas de pépin. Ces gens-là ne sont pas comme les humains, si vous voyez ce que je veux dire. L’intérieur du club paraissait étonnamment familier à Paul. Le terme victorien lui vint à l’esprit, sans qu’il sache à quoi cela faisait référence. Les murs étaient lambrissés de bois sombre et les meubles imposants et trop chargés. Plusieurs dizaines de têtes de créatures étranges regardaient fixement les visiteurs ; certaines avaient été montées sur des plaques murales, les autres s’accompagnant toujours de leur corps empaillé. Le club paraissait désert, ce qui rendait d’autant plus intimidant le regard vide des animaux morts. Brummond remarqua que Paul semblait particulièrement impressionné par une tête vaguement féline et couverte de fourrure, mais avec des mandibules à la place de crocs. — Sacré client, pas vrai ? fit-il. C’est un chat des roches. Ils vivent dans les collines et dévorent tout ce qu’ils voient, y compris vous, moi et Tante Maude. Ils sont presque aussi déplaisants que les squanches bleus. — Ce que Hurley oublie de vous dire, c’est que c’est lui qui a tué le spécimen que vous voyez ici, commenta Bagwalter d’un ton acerbe. Et avec un sabre de cavalerie, encore. Brummond haussa les épaules. — J’ai eu de la chance. Vous savez ce que c’est… Ayant l’embarras du choix, ils s’installèrent à une table près d’une fenêtre donnant sur une gigantesque place couverte de petits auvents, que Paul pensa être le bazar. Une foule immense, principalement constituée de Martiens, allait et venait sous leurs yeux. Paul observa le spectacle, fasciné par la vie et l’activité qui s’en dégageaient. Il avait presque l’impression de voir des schémas se former au gré de l’évolution des acheteurs, des mouvements de masse spontanés rappelant l’envol d’un groupe d’oiseaux. — Jonas ? l’interpella Brummond. Qu’est-ce que vous prenez, mon vieux ? Paul tourna la tête. Un nimbor vieillissant vêtu d’un smoking blanc particulièrement incongru attendait qu’il passe commande. Sans savoir d’où lui venait cette idée, il demanda un cognac. Le serveur s’inclina et s’éloigna sans un bruit. — Vous savez bien sûr que le cognac martien mérite à peine ce nom, intervint le professeur Bagwalter. Mais il est vrai que la bière locale est bien pire encore. (Il posa sur Paul ses yeux perçants.) Alors, qu’est-ce qui vous amène à Tuktubim, monsieur Jonas ? Je vous ai demandé si vous étiez canadien car je pensais que vous étiez peut-être arrivé à bord de l’ge d’Or de Loubert. Il paraît que son équipage est majoritairement constitué de Canadiens. — C’est pas vrai, Bags, vous interrogez encore ce pauvre homme ? Brummond partit d’un grand éclat de rire et s’adossa à son siège, comme pour signifier qu’il ne comptait pas intervenir. Paul fut pris d’une hésitation. Il ne se sentait pas de taille à débattre avec le professeur, d’autant que quelque chose d’indéfinissable chez celui-ci le troublait. Alors que Brummond, Klooroo et les autres individus qu’il avait rencontrés évoluaient sur Mars comme des poissons dans l’eau, Bagwalter était doté d’un esprit inquisiteur qui le mettait résolument à part. Mais Paul n’eut qu’à entendre quelques phrases au sujet de Loubert et d’un lieu nommé Canada pour comprendre qu’il ne s’en sortirait pas en bluffant. — Je… je ne sais pas vraiment comment je suis arrivé ici, avoua-t-il. Je crois que j’ai été blessé à la tête. J’ai trouvé le garçon à… je ne me rappelle pas très bien, en fait. Il vaudrait mieux lui poser directement la question. Quoi qu’il en soit, je me souviens que nous avons eu des ennuis et que nous nous sommes enfuis. Après cela, la première chose qui soit claire dans mon esprit, c’est que nous nous sommes retrouvés au beau milieu du Grand Canal. — Ça alors ! Elle est bien bonne, celle-là. Malgré les termes qu’il avait choisis, Brummond ne paraissait guère surpris, comme si ce genre de mésaventure arrivait fréquemment autour de lui. Par contre, Bagwalter appréciait manifestement beaucoup le mystère qui lui était proposé, car il passa une bonne demi-heure à bombarder de questions Paul de plus en plus mal à l’aise, au grand écœurement de Hurley Brummond. Paul achevait son second cognac – qui était particulièrement fort – et commençait juste à se détendre quand le professeur revint au sujet qui semblait le plus l’intéresser. — Et vous dites que vous avez déjà vu cette Vonarienne auparavant, mais que vous êtes incapable de vous rappeler où et quand ? Paul hocha la tête. — Je… je le sais, c’est tout. — Peut-être s’agit-il de votre fiancée, intervint Brummond. Oui, je parie que c’est ça ! (Après avoir failli mourir d’ennui, il trouvait enfin de quoi se passionner de nouveau.) Vous avez sans doute été blessé en cherchant à la protéger des gardes du soombar. Ils n’y vont pas de main morte, vous savez, avec leurs espèces de cimeterres acérés. La fois où ils ont essayé d’emmener Joanna dans le sérail du soombar, ils m’ont donné bien du fil à retordre, je vous le garantis. — Hurley, j’aimerais bien… Mais Brummond ne tint aucun compte de l’intervention du professeur. Une lueur intense brillait dans ses yeux bleus et sa barbe comme sa crinière blonde semblaient scintiller d’électricité statique. — Joanna, c’est ma fiancée, la fille du professeur. Je sais, je sais, c’est extrêmement présomptueux de ma part d’appeler le père de ma fiancée « Bags », mais le professeur et moi avions déjà vécu de nombreuses aventures avant que je ne rencontre Joanna. (Il fit un geste de la main.) Elle est restée à notre camp avec le Tempérance et elle prépare l’équipement dont nous aurons besoin pour notre expédition dans l’intérieur des terres. C’est pour ça que je vous ai couru après, d’ailleurs. Si vous aviez été Pain-au-Lait Kirk, je vous aurais proposé une place au sein de notre équipage. — Hurley… persista Bagwalter, de plus en plus irrité. — Bref, chaque fois que je tourne le dos, un de ces wallahs à peau verte tente d’enlever Joanna. C’est une jeune femme admirable et robuste, mais ça commence tout de même à bien faire. Je serais bien incapable de vous dire combien de fois j’ai dû la tirer d’un antre de squanch ou de… — Au nom du ciel, Hurley, j’essaie de poser quelques questions à M. Jonas. — Ecoutez, Bags, pour une fois, cessez de penser à votre science. La fiancée de ce pauvre diable a été enlevée par les prêtres, qui se préparent à la sacrifier ! Et lui, il a tellement été passé à tabac qu’il se souvient à peine de son nom. Et malgré tout ça, vous préférez continuer de le torturer plutôt que de lui offrir votre aide ? — Allons, allons, fit le professeur, visiblement surpris par la tirade de son compagnon. — Je ne sais… commença Paul, au moment où Hurley Brummond décida de se lever. — Ne vous en faites pas, mon garçon, dit-il en donnant à Paul une telle tape dans le dos que ce dernier manqua s’étaler sur la table. Je vais me renseigner, et il y a beaucoup d’individus, verts comme blancs, qui ont une dette envers Brummond de Mars. Oui, c’est ce que je vais faire. Bags, je vous retrouve tous les deux ici, à la tombée de la nuit. Il quitta la salle en trois longues enjambées, laissant Paul et le professeur bouche bée. — C’est un brave garçon, dit enfin le professeur en buvant une gorgée de sherry. Un dur à cuire qui a le cœur sur la main. Et ma petite Joanna est folle de lui. Mais il y a des jours où j’aimerais vraiment qu’il ne soit pas aussi bête qu’un âne. Au-delà du désert, le soleil avait presque disparu derrière les montagnes lointaines, s’octroyant un repos bien mérité après une longue journée passée à brûler la surface de Mars. Ses derniers rayons faisaient naître des lueurs rouges sur les fenêtres et les tours de Tuktubim. Depuis le balcon donnant sur l’amère du club Arès, Paul contemplait ce qui ressemblait à un éparpillement de rubis et de diamants. L’espace d’un instant, il se demanda si ce lieu pouvait être le chez-lui qu’il recherchait. C’était un endroit étrange, mais également familier. Il ne se rappelait pas où il avait vécu auparavant, mais il savait que c’était ailleurs, et qu’il y avait eu de nombreux ailleurs dans son passé. Privé de souvenirs, il se sentait accablé par une grande fatigue, tant morale que physique. — Regarde ça ! s’exclama Gally en tendant le doigt. Non loin d’eux, un gigantesque vaisseau volant, similaire aux barges de cérémonie qu’ils avaient vues sur le Grand Canal, s’élevait lentement au-dessus de la cime des tours. Ses cordes d’amarrage pendaient encore derrière lui et des centaines de silhouettes indistinctes s’agitaient sur son pont supérieur et dans ses haubans. Plusieurs dizaines de lanternes brillaient sur toute sa longueur ; on aurait dit une constellation vivante engendrée par le ciel étoilé. — Il est magnifique, reconnut Paul. Gally ouvrait des yeux émerveillés et Paul se sentit fier d’avoir réussi à protéger le garçon et de l’avoir arraché à… à quoi ? Inutile. La mémoire refusait de lui revenir. — Dommage que Klooroo ne soit pas resté pour voir ça, poursuivit-il. Je suppose qu’il a l’habitude, après tout. Mais il a été bon avec nous, et cela m’a fait de la peine de le voir partir. Pensant peut-être qu’il était délivré de sa promesse maintenant que Paul avait rencontré d’autres Terriens, Klooroo était en effet retourné chez lui après avoir ramené Gally du bazar. — C’était qu’un nimbor, fit ce dernier comme si le sujet ne méritait pas qu’on s’y attarde. Paul baissa les yeux, surpris par la réaction du garçon. Celui-ci contemplait toujours la nef volante. Cette remarque ne lui correspondait pas, comme s’il avait laissé l’attitude de ceux qui l’entouraient déteindre sur lui. A côté d’eux, le professeur Bagwalter souffla un mince filet de fumée et mordit de nouveau le bout de son cigare. — Le vent vient du désert, ce soir, commenta-t-il. Il fera encore plus chaud demain. Paul avait du mal à le croire. — Je ne tiens pas à ce que Gally se couche trop tard, fit-il. Pensez-vous que M. Brummond sera bientôt de retour ? Le professeur haussa les épaules. — Impossible à dire, avec Hurley, répondit-il en consultant sa montre-gousset. Il n’a qu’un quart d’heure de retard, pas de raison de s’inquiéter. — Il s’en va ! s’écria Gally. Le vaisseau finissait de se fondre dans les ténèbres. Seules ses lanternes étaient encore visibles, et elles diminuaient de plus en plus. Bagwalter eut un sourire pour le garçon puis se tourna vers Paul. — Ce petit bonhomme m’a dit que vous l’aviez sauvé des Huit Carrés, ou quelque chose comme cela. Est-ce un lieu qui se trouve sur Terre ? — Je l’ignore. Je vous l’ai dit, j’ai perdu la mémoire. — Le garçon affirme que cela se situe en amont du Grand Canal, mais je n’ai jamais entendu parler d’un tel endroit. Et pourtant, j’ai beaucoup voyagé. (Il parlait d’un ton badin mais étudiait la moindre réaction de Paul.) Il a également évoqué un océan noir, et je puis vous assurer qu’une telle étendue d’eau n’existe pas ici. — Je ne sais pas, persista Paul alors que Gally se tournait vers lui, les yeux exorbités. Je ne me souviens de rien ! Rien du tout ! Bagwalter prit son cigare entre deux doigts et observa le bout rougeoyant avant de planter son regard dans celui de Paul. — Allons, ne vous énervez pas, mon vieux. Je sais que je peux parfois me montrer désagréable. Mais, il y a plusieurs jours, des individus étranges sont venus au club poser des questions… — Attention, là-dessous ! Quelque chose siffla à leurs oreilles et heurta le balcon dans un bruit sourd. Une échelle de corde, surgie de nulle part. Stupéfait, Paul leva les yeux. Une forme immobile flottait au-dessus d’eux, tel un nuage noir au milieu d’un ciel dégagé. Une tête apparut et les observa. — J’espère que je n’ai blessé personne ! Si vous saviez comme c’est coton de tenir ce satané truc immobile ! — C’est M. Brummond ! s’exclama M. Gally, fou de joie. Et il a un bateau volant, lui aussi ! — Montez vite ! leur cria l’aventurier. Pas de temps à perdre ! Gally s’exécuta avec autant d’adresse qu’une araignée. Ne sachant trop ce qui se passait, Paul hésita à le suivre. — Allez-y, lui dit le professeur d’un ton compréhensif. Quand Hurley est lancé, il est impossible de l’arrêter, de toute façon. Paul attrapa l’échelle mouvante et gravit les premiers degrés. Il s’arrêta à mi-distance, pris d’une sorte de vertige intérieur. La situation qu’il vivait lui semblait tragiquement familière, comme s’il était habitué à fuir précipitamment un lieu qu’il ne connaissait pas pour aller se cacher dans un refuge plus étrange encore. — Si cela ne vous dérange pas d’avancer, lui fit remarquer Bagwalter. Je ne suis plus tout jeune, et j’aimerais bien rester le moins de temps possible perché sur cette échelle. Paul secoua la tête et reprit son ascension. Brummond l’attendait au sommet et le fit passer pardessus la rambarde d’une seule main. — Que pensez-vous de ce petit bijou, hein, Jonas ? Je vous avais bien dit que je pouvais demander un service à des tas de gens. Je vais vous faire faire le tour du propriétaire. Un vrai bijou, je vous dis : vif comme un oiseau et silencieux comme l’herbe qui pousse. Il fera l’affaire, vous verrez. — Pour quoi ? demanda Paul, qui en avait assez de poser des questions. — Pour quoi ? rétorqua Brummond, stupéfait. Mais pour aller sauver votre fiancée, bien sûr ! Dès l’aube, elle sera transférée dans une cellule spéciale, sous le palais du soombar, et il sera trop tard. Il nous faut agir cette nuit même ! Il n’y a qu’une demi-douzaine de gardes, et nous ne devrons probablement pas en tuer plus de la moitié. Paul ouvrit la bouche de surprise et la referma sans rien dire. Avant qu’il ait pu réagir, Brummond s’était élancé jusqu’à l’étrange gouvernail sculpté de la nef. Il tira brusquement dessus et l’appareil s’éleva si soudainement que Paul faillit tomber de son siège. La ville s’éloigna sous leurs pieds. — Pour l’honneur de votre dame, Jonas ! hurla Brummond. Pour l’honneur de notre chère vieille Terre ! Ses cheveux blonds flottaient dans le vent généré par leur rapide ascension et son large rictus révélait ses dents resplendissantes de blancheur. Avec une gêne croissante, Paul comprit que leur destin se trouvait entre les mains d’un fou furieux. 2 La Grande Faim INFORÉSO/FLASH : Non-lieu dans le procès des «fouines » : l’assistante du procureur crie au complot. (visuel : Azanuelo donnant une conférence de presse) COMM : Carmen Azanuelo, assistante du procureur du comté de Dallas, a affirmé que la défection ou la disparition des témoins à charge dans l’affaire de meurtre qu’elle instruisait était « l’exemple le plus flagrant de subversion de la justice depuis l’affaire Crack Barron ». (visuel : les prévenus lors de la lecture de l’acte d’accusation) La mise en accusation de six hommes, dont deux anciens officiers de police, pour le meurtre de centaines d’enfants sans domicile fixe, que l’on surnomme souvent « fouines », a déclenché une grande controverse quand certaines allégations ont insinué que les prévenus constituaient une « escouade de la mort » financée par les marchands des quartiers riches de Dallas-Fort Worth, qui ne voulaient plus voir d’enfants indigents dans leurs rues. (visuel : enfants mendiant à Marsalis Park) Dans les autres villes d’Amérique du Nord, les affaires de « chasse à la fouine » se sont également presque toutes soldées par un non-lieu. AZANUELO : « Ils ont intimidé, enlevé ou tué nos témoins, bien souvent avec l’aide de policiers en exercice. Ils assassinent des enfants dans nos rues et on les laisse faire. C’est aussi simple que cela… » — Seigneur, papa, tu veux bien arrêter de te plaindre ? — Je ne me plains pas, ma fille. Je pose des questions, c’est tout. — Oui. Toujours les mêmes. Renie inspira profondément et se pencha pour tenter une nouvelle fois de fermer la lanière de la valise. Presque tout ce qu’ils possédaient avait été détruit dans l’incendie et la succession d’événements récents n’avait guère laissé à Renie le temps de faire des courses, mais ils avaient encore apparemment plus d’affaires qu’ils ne pouvaient en transporter. — Nous ne sommes pas en sécurité dans cet abri, répéta-t-elle. N’importe qui peut nous y trouver. Je te l’ai déjà dit cent fois, papa : nous sommes en danger. — C’est la chose la plus idiote que j’aie jamais entendue. Il secoua la tête et croisa les bras sur sa poitrine, comme pour mieux expédier cette idée absurde dans les limbes. Renie dut lutter contre une violente envie d’abandonner, de cesser de se battre. Peut-être valait-il mieux qu’elle s’assoie à côté de son père et qu’elle refuse de regarder la réalité en face, elle aussi. L’obstination engendrait une certaine liberté, celle de ne pas avoir à affronter les vérités trop déplaisantes. Mais il fallait bien que quelqu’un finisse par les reconnaître… et c’était bien souvent à elle de le faire. Elle soupira. — Allons, lève-toi et arrête de me mener la vie dure, tu veux ? Jeremiah sera là d’un instant à l’autre. — J’irai nulle part avec cette femmelette. — C’est pas vrai ! (Tirant brusquement la lanière, elle parvint enfin à refermer l’attache magnétique.) Je te préviens : si j’entends la moindre parole déplacée envers Jeremiah, je vous abandonne au bord de la route, toi et ta foutue valise ! — Je t’interdis de me parler sur ce ton, ma fille ! rétorqua-t-il en lui jetant un regard noir. Ce type m’a attaqué. Il a essayé de m’étrangler. — Il est venu me chercher en pleine nuit et vous vous êtes battus. C’est toi qui étais armé d’un couteau. — Ça, c’est bien vrai, fit Long Joseph en se fendant d’un large sourire. Ho, ho ! Et je lui en aurais bien fait tâter, tiens ! Ça lui aurait appris à entrer chez moi en pleine nuit. Renie soupira de nouveau. — N’oublie pas qu’il nous rend un immense service. Je ne touche que la moitié de mon salaire tant que je suis suspendue, papa, tu te souviens ? Nous avons de la chance de pouvoir loger quelque part. Personne n’est censé occuper cette maison tant qu’elle n’aura pas été vendue, tu comprends ? Jeremiah pourrait avoir des ennuis, mais il nous aide à retrouver ceux qui ont fait ça à Susan. Long Joseph agita la main pour faire comprendre à Renie qu’il savait mieux se tenir en public qu’elle ne le pensait. — D’accord, d’accord, concéda-t-il. Mais qu’il essaie encore d’entrer dans ma chambre en pleine nuit et je lui arrache la tête. — Elle est toute neuve, fit Jeremiah en indiquant la clôture grillagée qui faisait le tour de la propriété. Le neveu du docteur a décidé de renforcer le système de sécurité. Il pense que cela lui permettra de vendre la maison plus rapidement. (Sa moue exprimait clairement l’opinion qu’il se faisait des héritiers absents.) Vous devriez être tranquilles. C’est un système très haut de gamme. Ce qui se fait de mieux. Renie doutait fort que les individus à qui ils avaient affaire auraient du mal à venir à bout d’un système de sécurité particulier, même de bonne qualité, mais elle garda son scepticisme pour elle. En tout cas, la maison était infiniment plus accueillante que l’abri. — Merci, Jeremiah. Je ne peux vous dire combien nous vous sommes reconnaissants. Nous n’avions vraiment aucun ami ou parent chez qui loger. La sœur aînée de papa est morte il y a deux ans et l’autre vit en Angleterre. — Celle-là, elle nous donnerait pas un bâton pour se gratter le dos, grommela Long Joseph. Et je ne veux rien d’elle, de toute façon. Le portail de la propriété se referma derrière eux et la voiture s’engagea dans l’allée circulaire. Le père de Renie ouvrit grands les yeux en apercevant la maison. — Dieu tout-puissant, regardez-moi ça ! s’exclama-t-il. C’est pas une maison, c’est un hôtel. Il y a que les Blancs pour habiter dans un endroit pareil. Il y a qu’en marchant sur le dos des Noirs qu’on peut l’acheter. Jeremiah freina si brusquement que la voiture dérapa légèrement sur le gravier. Le chauffeur se retourna vers Long Joseph et le fusilla du regard. — Vous parlez comme un idiot, l’accusa-t-il. Vous ne savez pas ce que vous dites. — Je sais reconnaître une maison d’Afrikaaner quand j’en vois une. — Le Dr Van Bleeck a toujours aidé les gens, persista Jeremiah, dont les yeux s’humectaient de larmes. Si vous continuez, allez loger ailleurs. Renie grimaça. Elle était embarrassée par le comportement de son père et en colère contre lui. — Il a raison, papa. Tu te conduis en imbécile. Tu n’as pas connu Susan et tu ne sais rien d’elle. Nous venons habiter chez elle parce que c’était mon amie et parce que Jeremiah fait preuve d’une grande gentillesse envers nous. Long Joseph leva les bras comme un innocent injustement accusé. — Oh ! la la, ce que vous êtes susceptibles, tous les deux. J’ai rien dit contre votre femme-docteur, j’ai juste dit que c’était une maison de Blancs. Vous êtes noir, vous aussi. Vous n’allez tout de même pas me dire que vous pensez que les Blancs travaillent aussi dur que les Noirs, si ? Jeremiah le fixa quelques longues secondes, puis se retourna brusquement et avança la voiture jusqu’au stoep. — Je sors vos bagages du coffre, fit-il. Renie lança un regard noir à son père et sortit aider le chauffeur. Jeremiah les conduisit au premier et leur indiqua deux chambres et la salle de bains. Le papier mural passé de la pièce allouée à Renie représentait des poupées de chiffon en train de s’amuser. Sans doute avait-elle été préparée à l’intention de la fille que les Van Bleeck n’avaient jamais eue. Renie ne s’était jamais posé de questions quant au fait que Susan n’ait pas eu d’enfant, mais elle se demanda brusquement si son professeur en avait éprouvé une tristesse plus grande que ce qu’elle avait laissé paraître. Elle passa la tête dans l’encadrement de la porte de la chambre de son père. Assis sur le lit, il examinait les meubles anciens d’un air soupçonneux. — Tu devrais t’allonger et faire la sieste, papa, dit-elle en lui faisant comprendre qu’il s’agissait d’un ordre. Je vais préparer le déjeuner. Je t’appelle quand c’est prêt. — Je ne sais pas si je pourrai être à l’aise dans une grande maison comme ça. Je peux toujours essayer, j’imagine… — Fais-le, oui. Elle ferma la porte et resta un instant immobile, laissant retomber son exaspération. Son regard se porta sur les murs et le haut plafond. Stephen adorerait vivre ici, songea-t-elle. La pensée de son frère bondissant dans le large couloir et explorant le moindre recoin de cette nouvelle maison lui fit ressentir plus douloureusement encore son absence. Prise de vertige, elle dut se raccrocher à la rambarde. Ses yeux s’embuèrent de larmes. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne se sente capable de descendre dans la cuisine et d’aller s’excuser pour le comportement de Long Joseph. Jeremiah était en train de polir une casserole qui n’en avait nul besoin. D’un geste, il lui fit signe de cesser ses explications. — Je comprends, lui dit-il. Il est comme mon père. Lui non plus n’avait jamais un mot gentil pour personne. — Il n’est pas si mauvais que cela, répondit Renie en se demandant si elle ne se mentait pas à elle-même. La vie n’a pas été tendre avec lui depuis la mort de ma mère. Jeremiah Dako hocha la tête, sans paraître convaincu. — J’irai chercher votre ami dans la soirée et je préparerai le dîner pour vous trois. — Merci, Jeremiah, mais ce n’est pas nécessaire. Elle hésita en voyant qu’il avait l’air déçu. Peut-être lui aussi se sentait-il seul. Elle ne lui connaissait que deux personnes proches, sa mère et Susan. Et cette dernière était morte. — Vous nous avez déjà tellement aidés que c’est moi qui devrais m’occuper du repas, ce soir. — Vous voudriez que je vous laisse mettre le bazar dans ma cuisine ? demanda-t-il en ne plaisantant qu’à moitié. — Avec votre permission. Et si vous voulez me donner des conseils, ce sera avec plaisir. — Hum. Nous verrons. Une longue distance séparait la salle à manger de la cuisine et Renie ignorait où se trouvaient les interrupteurs. Elle emprunta lentement les interminables couloirs seulement éclairés par la lumière orangée du dehors, veillant à ne pas laisser tomber le couvercle de la casserole. La difficulté de sa tâche était encore augmentée par les gants de cuisine qu’elle portait pour ne pas se brûler. Les ténèbres étaient un ennemi puissant et ancestral, et les lumières de sécurité que les humains avaient trouvé à leur opposer ne constituaient qu’une bien piètre réponse. Elle jura après s’être cogné le genou contre une table invisible, mais le bruit rassurant des autres lui parvint du fond du couloir. Il y avait toujours quelque chose au bout de la nuit. Jeremiah et son père discutaient du riche voisinage de Kloof qui les entourait. !Xabbu, qui venait d’arriver avec tout ce qu’il possédait au monde dans une petite valise bon marché, s’intéressait à la photographie de la fresque de Susan. — Renie, je vous ai entendue vous cogner, dit-il en se tournant vers elle. Vous vous êtes fait mal ? — J’en serai quitte pour une petite bosse, répondit-elle en secouant la tête. J’espère que vous avez faim. — Avez-vous trouvé tout ce dont vous aviez besoin dans la cuisine ? s’enquit Jeremiah. J’espère que vous n’avez rien cassé. Renie éclata de rire. — Non, mais ma fierté en a pris un coup. Je n’ai jamais vu tant d’ustensiles de cuisine de ma vie. J’avais l’impression de ne rien avoir à faire là. J’ai seulement utilisé un plat et deux casseroles. — N’aie pas une si piètre opinion de toi, ma fille, intervint Long Joseph. Tu cuisines sacrément bien. — Moi aussi, je le croyais… jusqu’à ce soir. Mais préparer une cassolette de poulet dans la cuisine de Jeremiah revient à partir en excursion en plein Kalahari uniquement pour faire sécher ses vêtements. !Xabbu laissa libre cours à son hilarité, et même Jeremiah ne put retenir un sourire. — Enfin… conclut-elle. Passez-moi vos assiettes. Jeremiah et Renie finissaient la bouteille de vin. !Xabbu et Long Joseph avaient préféré goûter quelques bières, mais le père de la jeune femme en avait déjà bu plus que sa part. Jeremiah avait fait un feu dans la large cheminée en pierre avant d’éteindre toutes les autres lumières. L’éclairage de la salle à manger était feutré et toujours changeant. À l’exception du murmure du feu, le silence s’installa durant une minute. — Cela a été une si belle soirée, soupira enfin Renie. Comme il serait aisé d’oublier tout ce qui est arrivé et de nous laisser aller… — Ça a toujours été ton problème, ma fille, rétorqua Long Joseph. Détends-toi. C’est exactement ce qu’il te faut. Tu es toujours en train de te faire du souci. (A la grande surprise de Renie, il se tourna vers Jeremiah, comme pour demander son soutien.) Elle travaille trop. — Ce n’est pas si simple, papa. Nous ne sommes pas ici parce que nous le voulons bien, tu te souviens ? Quelqu’un a incendié notre immeuble et des inconnus ont… agressé Susan. Non, soyons francs : ils l’ont assassinée. (Elle eut un regard pour Jeremiah, qui fixait tristement le feu.) Nous en savons un peu sur les responsables présumés, mais nous ne pouvons pas les atteindre – ni dans la vie réelle, car ils sont trop riches et puissants, ni par la ruse. Même si M. Singh – c’est le vieil homme dont je t’ai parlé, papa, le programmeur – même s’il sait de quoi il parle et s’il faut en effet explorer cet immense réseau qu’il a aidé à construire, je ne vois pas en quoi je pourrais me rendre utile. Je ne possède pas l’équipement permettant de rester connectée suffisamment longtemps pour percer le genre de défenses qui doivent entourer cet… Autremonde. J’avoue que je n’ai plus guère d’espoir, désormais. — Ont-ils cassé tout le matériel du docteur ? demanda Jeremiah. Je ne suis pas sûr de bien comprendre l’intégralité de ce que vous m’avez dit, mais je sais que le Dr Van Bleeck vous dirait de prendre tout ce qui peut vous aider. Renie eut un petit sourire empreint de tristesse. — Vous avez vu ce que ces salauds ont fait à son labo. Ils se sont assurés que rien ne serait utilisable. — C’est toujours comme ça, toujours ! protesta son père. On vire ces salopards d’Afrikaaners du gouvernement et les Noirs n’ont toujours pas droit à la justice ! Personne ne veut aider mon petit, mon… Stephen ! Incapable de se contrôler, il cacha ses yeux de sa large main calleuse et détourna le visage. — Si quelqu’un peut trouver le moyen de l’aider, c’est bien votre fille, affirma !Xabbu. Son âme est forte, monsieur Sulaweyo. Renie fut surprise par le ton convaincu du Bushman, mais ce dernier refusa de la regarder en face. Long Joseph garda le silence. Jeremiah déboucha une nouvelle bouteille de vin et, lentement, maladroitement, on changea de sujet de conversation. Puis Long Joseph se mit à chanter à mi-voix. Renie ne perçut tout d’abord qu’une sorte de bourdonnement indéfinissable, puis les premières paroles devinrent audibles. Imithi goba kahle, ithi, ithi Kunyakazu ma hlamvu Kanje, kanje Kanje, kanje C’était une vieille comptine zouloue que Long Joseph tenait de sa grand-mère, une mélodie aussi douce et répétitive que le vent qu’elle évoquait. Cela faisait longtemps que Renie ne l’avait plus entendue. Tous les arbres se penchent. Par-ci, par-là. Toutes les feuilles s’agitent De-ci, de-là De-ci, de-là. Un souvenir remontant à la tendre enfance de Renie lui revint soudain en mémoire. C’était avant la naissance de Stephen, quand sa mère, son père et elle avaient pris le bus pour se rendre chez sa tante, à Ladysmith. Souffrant de nausées, elle s’était serrée contre sa mère pendant que son père chantait pour l’apaiser. Même quand elle allait mieux, elle avait fait semblant d’être encore malade pour qu’il continue. Long Joseph balançait doucement de gauche à droite et ses doigts battaient la mesure contre ses cuisses. Ziphuamula kanjani na Izinyone sidle keni Vois-les se reposer En ce jour ensoleillé Ces oiseaux merveilleux Dans leurs nids joyeux. La jeune femme perçut un mouvement du coin de l’œil. !Xabbu s’était mis à danser devant l’âtre. Il se courbait et se redressait au rythme du chant de Long Joseph, tendant les bras devant lui avant de les ramener le long de son corps. Ses mouvements suivaient une cadence aussi étrange qu’apaisante. Imithi goba kahle, ithi, ithi Kunyakazu ma hlamvu Kanje, kanje Kanje, kanje Revenez, les enfants, revenez à la maison Revenez, les enfants, revenez à la maison Revenez, les enfants, revenez à la maison… La chanson dura de longues minutes. Enfin, Long Joseph se tut. Il fit le tour de la pièce des yeux et secoua la tête, comme s’il sortait d’un rêve éveillé. — C’était très beau, papa. Cela me fait plaisir de t’entendre chanter. Ça faisait si longtemps… Elle s’était exprimée lentement, en choisissant ses mots avec soin ; le vin et la bonne chère l’empêchaient de penser clairement et elle ne voulait pas commettre d’impair. Gêné, Long Joseph haussa les épaules. Puis il éclata de rire. — Cet homme nous a amenés dans sa grande maison et ma fille nous a fait à manger, se justifia-t-il. Je me suis dit qu’il fallait que je participe, moi aussi. Jeremiah avait partiellement étouffé le feu pour mieux écouter. Il hocha la tête, comme si l’échange lui paraissait équitable. — Cela m’a rappelé le jour où nous sommes allés chez Tante Tema, poursuivit Renie. Tu t’en souviens ? — Qu’est-ce qu’elle était moche, celle-là ! C’était pas des rides, qu’elle avait, mais des crevasses ! Ta mère était vraiment la seule beauté de sa famille. (Il se leva.) Je vais me chercher une autre bière. — Et votre danse était merveilleuse, elle aussi, dit-elle à !Xabbu. Elle souhaitait lui poser une question mais n’osait pas, de peur d’avoir l’air condescendante. Il faudrait que je sois anthropologue pour pouvoir parler à mon père et à mon ami, songea-t-elle. Non, c’est faux ; !Xabbu se vexe bien moins facilement. — S’agit-il d’une danse spécifique ? voulut-elle savoir. Enfin, je veux dire, a-t-elle un nom particulier, ou est-ce une danse comme une autre ? Le petit homme avait les yeux à demi fermés. Il se fendit d’un sourire. — J’ai suivi les pas de la Danse de la Grande Faim, répondit-il. Long Joseph revint avec deux bières. Il en offrit une à !Xabbu, qui la refusa d’un signe de tête. Heureux que ses bonnes manières aient été récompensées, le père de Renie s’assit, une bouteille dans chaque main. Pour sa part, le Bushman se leva et alla se poster devant la photographie murale. Il traça du doigt le contour de l’une des silhouettes. — Nous avons deux danses de la faim, expliqua-t-il. La première est celle de la Petite Faim, c’est-à-dire la faim du corps. Nous l’exécutons pour demander aux dieux de nous accorder la patience quand nous avons le ventre vide. Mais quand nous sommes repus, nous n’en avons nul besoin… en fait, il serait très discourtois de l’accomplir après avoir aussi bien mangé que ce soir. Mais il y a aussi la faim contre laquelle il est impossible de lutter en s’emplissant l’estomac. Celle-là, ni la chair de l’éland le plus tendre, ni les plus juteux œufs de fourmis ne peuvent l’apaiser. — Des œufs de fourmis ? s’exclama Long Joseph, horrifié. Vous mangez des œufs d’insectes ? — J’en ai souvent goûté, répondit Xabbu en souriant. Ils sont tendres et délicieux. — Je ne veux pas en entendre parler. Ça me rend malade rien que d’y penser. Jeremiah se leva et s’étira. — En quoi est-il plus stupide de manger des œufs d’oiseaux que de poissons ? intervint-il. — Parlez pour vous. Moi, je ne mange jamais d’œufs de poissons. D’oiseaux non plus, d’ailleurs, sauf ceux des poules… mais ça, c’est naturel. — Lorsqu’on vit dans le désert, tout ce qui n’est pas toxique est bon à manger, monsieur Sulaweyo, fit !Xabbu, dont le sourire s’élargissait. Mais il y a bien sûr des plats que nous préférons aux autres, et les œufs de fourmis font partie de nos mets favoris. — Papa est snob, c’est tout, expliqua Renie. Et pour les mauvaises raisons, en plus. Parlez-moi encore de cette danse, s’il vous plaît… et de la Grande Faim. — Traite-moi de snob si tu veux, ma fille, mais que je n’aille pas trouver des œufs d’insectes dans mon assiette. — Tout le monde connaît la Grande Faim, poursuivit !Xabbu en indiquant les silhouettes peintes sur la roche. Pas seulement les gens qui dansent sur cette peinture, mais aussi celui qui l’a réalisée et tous ceux qui l’ont regardée. C’est notre faim de chaleur humaine, de relations familiales, de communion avec les étoiles, la Terre et les autres êtres vivants… — Et d’amour ? demanda Renie. — J’imagine que oui, répondit-il, songeur, même si les miens ne l’exprimeraient pas de cette façon. Mais si vous utilisez ce terme pour décrire ce qui nous rend heureux d’être ensemble et qui fait que la vie en groupe est plus agréable que la solitude, alors oui. C’est la faim que l’on ne peut apaiser en mangeant ou en buvant. Renie aurait bien voulu lui demander pourquoi il avait choisi d’exécuter cette danse, mais elle se retint de peur d’être importune. Le petit homme semblait très fort, tant physiquement que moralement, et pourtant Renie se sentait tenue de le protéger. — C’est une très belle danse, dit-elle enfin. Elle est vraiment splendide. — Merci. Il est bon de danser entre amis. Un silence paisible s’installa, jusqu’au moment où Renie décida d’aller se coucher. La vaisselle attendrait bien jusqu’au matin. — Merci de nous avoir accueillis, Jeremiah. Dako hocha la tête sans la regarder. — De rien. Vous êtes les bienvenus. — Et merci d’avoir chanté, papa. Long Joseph la regarda bizarrement, comme s’il voulait lui dire quelque chose, puis éclata de rire. — J’essaie juste de faire ma part, ma fille. Elle flottait dans un demi-sommeil agité. Elle savait que les problèmes sans solution étaient trop nombreux et que chercher à les résoudre à tout prix lui interdisait de trouver le repos, mais elle était incapable de s’en empêcher. Le sommeil et le néant bienheureux qu’il apportait restaient désespérément hors d’atteinte. Finalement, elle abandonna et s’assit. Elle alluma la lumière mais éteignit bien vite ; elle préférait l’obscurité. Une phrase de !Xabbu la hantait et résonnait dans son esprit comme le refrain d’une chanson populaire :… ce qui nous rend heureux d’être ensemble et qui fait que la vie en groupe est plus agréable que la solitude… Mais qu’est-ce que ses amis et elle pouvaient espérer réaliser dans une telle situation ? Et pourquoi fallait-il que ce soit elle ? Pourquoi personne d’autre n’acceptait-il jamais les responsabilités à sa place ? Elle eut une pensée pour son père, qui dormait à deux portes de là, et seule l’agréable soirée qu’ils venaient de passer réprimait la rancœur qu’elle sentait monter en elle. Même si elle travaillait sans cesse et si elle ne parvenait pas à dormir de la nuit, il ne se gênerait pas pour se plaindre si son petit déjeuner n’était pas prêt à son lever. Il avait l’habitude qu’on le serve. C’était la faute de la mère de Renie, qui avait rendu les armes – non, qui avait collaboré – pour maintenir vivante l’ancienne image de l’Africain mâle et orgueilleux. Sans doute les choses se passaient-elles ainsi dans le temps : les hommes devaient s’asseoir autour du feu et se vanter d’avoir tué une gazelle trois semaines plus tôt tandis que les femmes s’occupaient de la cueillette, du tissage, du repas, de leur progéniture… et de leur mari, qui se comportait comme un enfant boudeur dès qu’il ne constituait plus le centre de l’univers. Renie était folle de rage. Elle en voulait à son père, mais aussi à Stephen, qui l’avait abandonnée. Elle se sentit honteuse d’éprouver un tel sentiment à l’égard de son petit frère, mais elle était furieuse qu’il reste allongé sur son lit d’hôpital, sans lui rendre son amour… sans apaiser sa douleur… Les choses se seraient-elles passées différemment si sa mère avait vécu ? Renie essaya d’imaginer une vie au cours de laquelle quelqu’un l’aurait aidée à faire face mais n’y parvint qu’à moitié. Une adolescence normale, sans autres soucis que les études et les amis ? Un petit boulot d’été si elle l’avait voulu, au lieu d’un travail à temps plein en plus de ses cours ? Mais un tel exercice était futile, car la jeune femme qui aurait grandi ainsi, qui aurait vécu les dix dernières années de cette vie-là, ne pourrait jamais être elle. Ce serait une autre Renie, tout droit sortie du Pays des Merveilles. Sa mère… la fragile Miriam aux longues jambes… elle n’aurait pas dû mourir. Tout irait bien si elle ne s’était jamais rendue au supermarché. Son sourire, explosion de blancheur au milieu de son visage sombre, évoquant une main qui s’ouvre pour révéler un somptueux cadeau, son sourire aurait suffi pour que Renie se sente moins seule. Mais maman n’était plus qu’un souvenir qui s’estompait un peu plus chaque jour. Plus agréable que la solitude, avait dit !Xabbu. Mais n’était-ce pas là le problème, justement ? Elle ne se retrouvait jamais seule, et les gens qui l’entouraient attendaient toujours qu’elle fasse ce dont ils étaient incapables. Elle ne demandait rien aux autres. Mieux valait se montrer forte à tout moment ; c’était ce qui lui permettait de tenir. Admettre qu’elle avait besoin d’aide l’empêcherait peut-être de continuer à aller de l’avant. Mais j’en ai besoin. Je ne peux pas m’en sortir seule. Je suis à court d’idées. — Je fais de mon mieux pour trouver une solution, Renie, fit Martine d’une voix manquant singulièrement d’entrain. Le type d’équipement dont Singh parlait coûte énormément d’argent. Je pourrais vous en prêter, mais jamais assez pour ce dont vous avez besoin. Je vis de manière très simple, et tout ce que je gagne part dans mon propre matériel informatique. Assise devant l’écran noir, Renie aurait bien voulu pouvoir s’adresser au simul de Joconde de Martine. Les humains étaient programmés pour regarder leur interlocuteur, ne serait-ce qu’afin de s’assurer qu’ils n’étaient pas seuls. Renie avait l’habitude des écrans défectueux sur les appareils de connexion publics mais, même dans ce cas, on communiquait souvent avec des gens que l’on connaissait déjà. Touchée par la générosité de Martine, elle n’arrivait pourtant pas à se sentir proche de la Française. Qui était cette dernière ? De qui se cachait-elle ? Et le plus inexplicable pour quelqu’un qui accordait tant d’importance à sa vie privée, pourquoi s’impliquait-elle tant dans cette démence qui entourait Autremonde ? — Je sais que ce ne sera pas facile, Martine, et j’apprécie votre aide. Mais je ne peux laisser mourir Stephen sans tout tenter. Il faut que je découvre ce qui s’est passé, que je sache qui a fait cela, et pourquoi. — Et comment allez-vous, Renie ? — Hein ? Oh, bien. Je suis juste fatiguée et je nage en pleine confusion. — Mais au plus profond de vous-même… comment vous sentez-vous ? Soudain, l’écran noir prit un aspect de fenêtre de confessionnal. Renie fut tentée de tout raconter à Martine, les craintes obsessionnelles qu’elle nourrissait au sujet de Stephen, la ridicule relation mère-fils qu’elle entretenait avec son propre père, ou encore la terreur que lui communiquaient ces forces auxquelles ils étaient confrontés. Tout cela pesait sur ses épaules comme un toit qui s’effondre, et se plaindre à quelqu’un lui aurait apporté un grand soulagement. Par moments, elle se disait que, malgré le mystère dont la Française s’entourait, il lui serait possible de s’en faire une véritable amie. Mais Renie n’était pas prête à faire confiance à ce point, même si elle savait qu’elle avait déjà mis sa vie entre les mains de Martine. Il y avait une limite à ne pas franchir entre le désespoir et la perte de tout contrôle. — Bien, persista-t-elle. Comme je vous l’ai dit, je suis fatiguée. Appelez-moi si vous découvrez quoi que ce soit ou si vous recevez des nouvelles de notre ami l’Anachorète. — D’accord. Bonne nuit, Renie. — Encore merci. Elle se rallongea. Au moins, elle n’était pas restée à ne rien faire. Quand elle consulta sa boîte à lettres électronique de Polytech au cours de la matinée, elle vit plusieurs messages relatifs à sa suspension de poste : un avertissement de retrait imminent de son accès au courrier électronique, la date de sa convocation préliminaire devant le conseil d’administration, une requête lui demandant de transmettre divers codes et fichiers, et enfin un message accompagné de la mention « personnel ». — Renie, appelle-moi, s’il te plaît. Je me fais du souci à ton sujet. Del Ray s’était rasé juste avant de la contacter, comme s’il avait un rendez-vous important. Renie n’avait jamais connu d’homme dont la barbe poussait aussi vite. Elle eut soudain l’estomac noué. Que voulait-il dire par là ? Sans doute rien de plus qu’il n’y paraissait, sachant qu’elle avait perdu son travail. Il était marié, désormais. Comment s’appelait sa femme, déjà ? Minnie, Daisy ou un autre prénom tout aussi ridicule. Elle s’en moquait, de toute façon. Elle avait tiré un trait sur Del Ray depuis longtemps et n’avait plus besoin de lui dans sa vie. Sans compter qu’elle ne saurait pas où le mettre, avec tout ce qui l’accaparait en ce moment. Elle se représenta brièvement une étagère étiquetée « Del Ray » dans sa chambre tapissée de poupées et laissa échapper un petit rire qui lui fit du bien. Elle alluma une cigarette et but une gorgée de vin – elle s’en accordait un verre chaque après-midi maintenant qu’elle se retrouvait sans emploi. Son regard se porta au-delà de la clôture de sécurité, sur les collines de Kloof. Devait-elle le rappeler ? Il ne lui avait pas appris grand-chose jusque-là et son message ne promettait rien de neuf. D’un autre côté, il connaissait peut-être cet Autremonde et, surtout, un lieu où elle pourrait avoir accès à du matériel virtuel de qualité. Il fallait qu’elle agisse, et vite. Si elle était forcée d’abandonner, elle ne pourrait que proférer des allégations sans preuves devant le conseil d’administration de Polytech. Sans parler du fait que Singh, qui vivait apparemment sous la menace perpétuelle d’une tentative d’assassinat, pénétrerait seul dans Autremonde. Et Stephen… baisser les bras maintenant reviendrait à l’abandonner à son sommeil éternel, telle une princesse de conte de fées, mais sans espoir de voir jamais arriver un prince prêt à braver une forêt d’épines pour le réveiller d’un baiser. Renie reposa son verre ; d’un seul coup, son estomac se rebellait contre le vin. Toute cette histoire paraissait sans espoir. Elle écrasa sa cigarette, puis en alluma une autre après avoir décidé de rappeler Del Ray. Au dernier moment, alors que son calpélec se connectait au numéro du standard de la Commission des Nations unies, elle écouta la petite voix intérieure qui lui conseillait de couper son écran. L’assistante de Del Ray venait à peine de disparaître que ce dernier prit la communication. — Renie, je suis heureux que tu aies rappelé. Tu vas bien ? Je ne reçois pas d’image… Elle le voyait parfaitement. Il avait l’air nerveux. — Ça va, oui. Je… j’ai juste quelques ennuis avec mon calpélec. — Oh… fit-il après une seconde d’hésitation. Ce n’est pas grave. Dis-moi où tu te trouves. Je m’inquiète pour toi. — Où je suis ? — Ton père et toi avez quitté l’abri. J’ai essayé de t’appeler à Polytech, mais on m’a répondu que tu étais en congé. — Oui. Ecoute, il faut que je te demande quelque chose. (Elle allait mentionner Autremonde mais se ravisa à la dernière seconde.) Comment as-tu appris que nous avions quitté l’abri ? — Je… j’y suis allé. Je me faisais du souci à ton sujet. Elle réprima l’emballement soudain de son rythme cardiaque. Elle n’était plus une collégienne ! Et quelque chose la mettait mal à l’aise… — Est-ce que tu me dis la vérité, Del Ray ? Tu as traversé toute la ville pour venir me trouver à l’abri, simplement parce que j’avais décidé de prendre quelques jours de vacances ? — Tu n’avais pas répondu à mon message. (L’explication semblait plausible, mais il paraissait de plus en plus tendu.) Dis-moi où tu es, Renie. Peut-être que je pourrai t’aider. J’ai des amis influents… je peux te dégoter un endroit sûr… — Nous sommes déjà en sécurité, Del Ray. Ce n’est pas la peine que tu aies des ennuis pour rien. — Bon sang, Renie, je suis sérieux, s’emporta-t-il. Dis-moi où tu te trouves ! Dis-le-moi tout de suite ! Et je ne crois pas que ton calpélec soit cassé. Surprise, Renie bloqua un instant sa respiration. Elle effleura l’écran tactile du bout des doigts et le programme de détection que Martine lui avait envoyé se mit à clignoter sur le visage de Del Ray. Une ligne jaune vif apparut en surbrillance. — Espèce de salaud ! Tu essaies de localiser mon appel ! — Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? (Malgré ses dénégations, il eut soudain l’air honteux.) Tu te comportes très bizarrement, Renie. Laisse-moi t’aider… Elle coupa la connexion et les traits de Del Ray disparurent brusquement. Elle écrasa sa cigarette d’une main tremblante et fixa longuement le câble qui reliait son calpélec à la prise murale en passant par la fenêtre ouverte. Son cœur battait à cent à l’heure. Del Ray m’a trahie. Le concevoir était presque irréel. Que quelqu’un soit suffisamment décidé à la retrouver pour corrompre un haut fonctionnaire était déjà incroyable, mais que Del Ray Chiume lui fasse ça, à elle ! Leur séparation avait été difficile, mais jamais vindicative. Que lui ont-ils fait ? L’ont-ils menacé ? Il avait l’air effrayé… Elle vida son verre d’un trait. Si elle n’avait pas totalement perdu la raison et si ce qu’elle pensait venait vraiment de se produire, alors la propriété respectable et protégée de Susan ne constituait plus un refuge sûr. Même si Del Ray n’était pas parvenu à la localiser, combien de temps s’écoulerait-il avant que ceux qui la cherchaient ne fassent le tour des rares personnes qu’elle connaissait et ne lui rendent une petite visite ? Renie débrancha son calpélec. Puis, comme pour mieux effacer ses traces, elle ramassa son verre et le cendrier et se dépêcha de rentrer. Elle avait l’impression d’être épiée et son rythme cardiaque ne ralentissait pas depuis la fin de sa conversation avec Del Ray. Elle était en proie à la terreur ancestrale qu’éprouve le gibier qui se sait traqué. 3 Proies et chasseurs INFORÉSO/MUSIQUE : Les Zorribles Zanimaux remettent à la mode un son « classique ». (visuel : clip de « 1 way 4 U 2 B ») COMM : Saskia et Martinus Benchlow, membres fondateurs de Ma Famille et autres Zorribles Zanimaux, ont déclaré qu’ils avaient décidé de faire prendre une nouvelle direction plus « classique » à leur groupe, dont un titre a été disque de diamant. (visuel : les Benchlow chez eux, entourés de paons et d’armes à feu) S. BENCHLOW : « On a recherché le son de guitare du XXe siècle. Ceux qui disent que c’est juste une arnaque commerciale… » M. BENCHLOW : « Y peuvent aller se faire mettre en 3-D vision totale. » S. BENCHLOW : « Je te le fais pas dire. Ils sont complètement tchi seen. D’accord, on s’est basé sur quelque chose d’existant, mais on l’a fait nôtre, pigé ? Segovia, Hendrix, Roy Clark… du pur classique, quoi… » — Je crois qu’il faut que j’y aille, maintenant. Elle n’osait pas le regarder en face ; quand elle le faisait, elle se sentait toute bizarre. — Mais tu viens à peine d’arriver… ah, c’est vrai, j’oubliais que tu n’as toujours pas le droit de sortir et que tu dois te dépêcher de rentrer de l’école. (Monsieur Sellars fronça un peu les sourcils. Il avait l’air triste.) Et est-ce que tu n’aurais pas peur que je te demande de faire quelque chose de mal ? Christabel garda le silence mais hocha timidement la tête. Monsieur Sellars sourit, mais sa tristesse ne s’envola pas pour autant. — Tu sais que je ne ferai jamais rien qui puisse te nuire, ma petite Christabel. Mais je vais te demander de me rendre plusieurs services et il faudra que cela reste un secret entre nous, fit-il en rapprochant son visage de celui de la fillette. Écoute-moi. Le temps m’est compté, Christabel. J’ai honte de te demander de désobéir à tes parents, mais je n’ai vraiment pas le choix. Elle ne savait pas ce que monsieur Sellars voulait dire exactement par là, sinon qu’il était sûrement pressé. En cours de journée, il lui avait envoyé un message sur son pupitre de l’école pour lui dire de passer après la fin des cours. Christabel avait été si surprise de voir le message s’inscrire à la place de la soustraction qu’elle était en train de résoudre qu’elle avait failli ne pas remarquer que sa maîtresse approchait. Elle avait juste eu le temps d’éteindre son pupitre et Mlle Karman l’avait grondée parce qu’elle refusait de travailler comme les autres. — Si tu ne veux pas le faire, rien ne t’y oblige, poursuivit monsieur Sellars. Je resterai ton ami, je le jure. Mais je t’en prie, même si tu refuses de m’aider, n’en parle jamais à personne. C’est très, très important. Christabel ouvrit grands les yeux. Elle n’avait jamais entendu monsieur Sellars s’exprimer de la sorte. Il avait l’air inquiet et effrayé, comme la mère de Christabel le jour où cette dernière était tombée devant leur ancienne maison. Essayant de comprendre, elle fixa les yeux ambrés du vieux monsieur. — Que faut-il que je fasse ? — Je vais te le dire. J’ai besoin de trois choses seulement – comme dans un conte de fées, Christabel – trois tâches que tu es la seule à pouvoir accomplir. Mais d’abord, laisse-moi te montrer quelque chose. Tournant le haut de son corps, il tendit le bras vers la table. Il dut écarter les feuilles de l’une de ses plantes pour trouver ce qu’il cherchait. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en montrant ce qu’il venait d’attraper. — Du savon, répondit Christabel en se demandant s’il allait encore en manger. — Euh, oui. En fait, il s’agit même de l’une des savonnettes que tu m’as apportées. Mais il y a plus. Tiens, tu vois ? (Il lui indiqua un trou creusé à l’une des extrémités de la barre de savon.) Et maintenant, regarde bien. Prenant la savonnette entre ses mains tremblantes, il la scinda en deux comme s’il ouvrait un sandwich. Une clé de métal gris apparut. — C’est un bon tour de magie, pas vrai ? Je l’ai appris en regardant un vieux film de prisonniers. — Comment elle est entrée dans le savon ? voulut savoir Christabel. Et à quoi elle sert ? — J’ai coupé la savonnette en deux et j’ai creusé la forme que je souhaitais, expliqua monsieur Sellars. Ensuite, j’ai fait ce trou, tu vois ? Après, j’ai refermé les deux moitiés et j’ai versé du métal fondu à l’intérieur. Quand il a refroidi, il a donné cette clef, et je vais te dire à quoi elle sert. C’est l’une des trois tâches que je dois te demander, Christabel. Alors ? Tu es prête à les entendre ? La fillette contempla longuement la clé prise dans le savon. On aurait dit qu’elle était allongée sur un matelas et qu’elle attendait que Christabel la réveille, comme le Prince Charmant. Elle acquiesça. Elle dut prendre son vélo, car il fallait aller loin. Et puis, elle avait des choses à transporter dans le panier. Elle avait attendu samedi, quand ses parents se rendraient au match de football. Elle les avait accompagnés une fois, mais avait posé tant de questions sur ces petits bonshommes qui couraient sur la pelouse verte que son papa avait décidé qu’il valait mieux qu’elle reste à la maison, à l’avenir. Les jours de match, papa et maman la faisaient garder par Mme Gullison. Christabel avait dit à cette dernière qu’elle devait aller nourrir le chien de son amie et le faire sortir pour sa promenade. Mme Gullison, qui regardait le golf à la télévision, lui avait répondu d’y aller, mais de revenir tout de suite après et de ne pas fouiller dans les tiroirs des parents de son amie. C’était une idée tellement bizarre que Christabel avait dû se retenir pour ne pas rire. Il commençait à faire froid. Elle enroula son écharpe autour de son cou et rentra les deux extrémités dans son manteau afin qu’elles ne risquent pas de se prendre dans les roues de son vélo. Ça lui était déjà arrivé une fois, elle était tombée et s’était écorché le genou. Elle remonta Stillwell Lane en pédalant de toutes ses forces, puis traversa le petit pont et passa devant l’école. M. Diaz, le gentil jardinier, était en train de jeter un sac de feuilles mortes à la poubelle. Elle faillit crier pour attirer son attention, puis se rappela que monsieur Sellars voulait qu’elle ne parle à personne. Elle emprunta toutes les rues que le vieux monsieur lui avait dit de prendre. Au bout de quelques minutes, elle arriva dans une partie de la base qu’elle ne connaissait pas, un groupe de petites huttes faites d’un métal étrange et ondulé, entourant un parc qui n’avait pas vu de tondeuse à gazon depuis longtemps. Derrière la plus lointaine rangée de huttes se trouvaient d’autres formes carrées qui leur ressemblaient un peu, sauf qu’elles étaient plus basses et en ciment. On aurait dit qu’elles avaient été à moitié enfouies dans le sol. Christabel se demanda à quoi elles pouvaient bien servir. Si c’étaient des maisons, elles étaient vraiment petites. Heureusement qu’elle ne vivait pas dans un endroit pareil ! Partant du côté par lequel elle était arrivée, elle compta comme monsieur Sellars le lui avait dit – une, deux, trois… – jusqu’à la huitième boîte en ciment. Comme prévu, il y avait une porte fermée par un cadenas. Inquiète, Christabel regarda autour d’elle. Elle se demandait si quelqu’un n’était pas en train de l’observer et d’attendre qu’elle fasse quelque chose de mal pour appeler la police, comme dans une émission qu’elle avait vue l’autre soir, mais elle ne remarqua personne. Elle sortit la clé rigolote que monsieur Sellars avait fabriquée dans le savon et la glissa dans la serrure. Elle ne rentra pas tout de suite, mais la fillette la tordit de tous les côtés jusqu’à ce qu’elle finisse par le faire. Elle essaya ensuite de la tourner, mais sans succès. Elle se souvint alors du petit tube que monsieur Sellars lui avait donné. Reprenant la clef, elle pressa le tube et un peu de gel entra dans le trou de la serrure. Elle compta lentement jusqu’à cinq et fit une nouvelle tentative. Le cadenas s’ouvrit avec un bruit qui la fit sursauter. Vérifiant qu’aucun policier armé jusqu’aux dents et protégé par un gilet pare-balles ne jaillissait de derrière les huttes, elle actionna la poignée. De l’autre côté de la porte, elle vit un trou dans le sol en ciment et une échelle permettant de s’enfoncer sous terre, comme monsieur Sellars l’avait dit. Les barreaux étaient rugueux et Christabel fit la grimace en touchant le premier, mais elle avait donné sa parole. Elle descendit donc. Elle n’avait rien vu au fond du trou, mais cela ne lui plaisait pas d’y entrer. Monsieur Sellars lui avait promis qu’il n’y avait pas de serpents, mais il s’était peut-être trompé. Heureusement, l’échelle était courte, et Christabel atteignit le niveau inférieur avant d’avoir le temps de s’affoler. Inspectant la petite pièce dans laquelle elle se trouvait, elle vit qu’il n’y avait rien à l’intérieur – pas même des serpents –, sauf la chose qu’elle cherchait, une boîte carrée fixée au mur. Elle s’accroupit à côté de la boîte, qui était plus grande qu’elle et large comme la moitié du mur. À l’une de ses extrémités se trouvait la barre de fer que monsieur Sellars avait appelée « targette ». Christabel essaya de la faire coulisser, mais elle refusa de bouger. Sortant son tube de gel, elle s’en servit de nouveau. Elle ne se souvenait pas vraiment où monsieur Sellars lui avait dit d’en mettre, alors elle badigeonna toute la targette jusqu’à ce que le tube soit vide. Après avoir compté jusqu’à cinq, elle essaya une nouvelle fois. Tout d’abord, la petite barre ne bougea pas puis, au bout de quelques instants, Christabel la sentit remuer un tout petit peu ; mais elle restait toujours coincée. Elle s’assit et réfléchit quelques instants, puis remonta à l’échelle. Elle jeta un coup d’œil par la porte pour s’assurer que personne ne pouvait la voir et sortit de la boîte en ciment. Il ne lui fallut que quelques minutes pour trouver une pierre assez grosse. Elle tapa deux ou trois fois sur la barre et le petit bout dressé s’abaissa brusquement. Alors, la targette accepta de coulisser. Suivant à la lettre les instructions de monsieur Sellars, elle la tira autant que possible puis remonta en direction du soleil. Christabel était particulièrement fière d’elle : elle avait été très courageuse et avait réussi la première chose que le drôle de petit monsieur lui avait demandée. Elle avait refermé la boîte en ciment et rangé la clef dans sa poche. C’était un secret que seuls monsieur Sellars et elle connaissaient. Elle se sentit tout excitée rien qu’en y pensant. Et maintenant, il n’y avait plus que deux tâches à accomplir. Elle chaussa un instant ses Lunettes Conteuses pour relire la liste de monsieur Sellars puis regarda sa montre de Loutremonde : le Prince des Loutres tenait les chiffres 14 : 00 entre ses pattes, ce qui signifiait qu’elle avait quinze minutes pour se rendre à l’endroit suivant. Après avoir vérifié que la pince coupante se trouvait toujours à l’intérieur du sac qu’elle avait glissé dans le panier de son vélo, elle sauta en selle et repartit en trombe. Seuls le bout du nez et les pommettes de Yacoubian avaient conservé leur teint olivâtre ; le reste de son visage était blanc de rage. — Répétez-moi ça lentement, que j’aie le temps de mémoriser vos traits. Comme ça, je pourrai dire à vos parents quelle tête vous aviez avant que je vous la décolle des épaules. Le jeune Tanabe lui fit un sourire indulgent. — Avec grand plaisir, général. Toute personne non employée par Telemorphix et désirant pénétrer dans le laboratoire doit être fouillée, sans exception aucune. Cet ordre émane directement de M. Wells. Si vous avez une plainte à formuler, c’est à lui qu’il vous faut l’adresser, monsieur. Mais, quoi qu’il en soit, vous n’entrerez pas au labo sans vous soumettre à cette fouille. Désolé, général. — Et si je refuse ? — Alors, il ne vous reste plus qu’à attendre ici. À moins que vous ne nous causiez trop de problèmes, auquel cas nous nous verrons obligés de vous faire escorter à l’extérieur… monsieur. Et, sauf le respect que je vous dois, je crois que vous n’avez pas intérêt à énerver nos vigiles. Il indiqua calmement deux gorilles postés de part et d’autre de la porte et qui ne perdaient pas une miette de la conversation. Certes, leur corpulence tenait en partie à l’armure électrocatalytique qu’ils portaient sous leur costume, mais cela n’avait rien de rassurant. — En fait, général, TMX emploie ici une bonne demi-douzaine de vétérans issus de votre service. Vous êtes donc très bien placé pour apprécier le professionnalisme avec lequel ils accomplissent leur travail. Yacoubian lui lança un regard noir puis fît un effort visible pour se calmer. — J’espère que vous prenez votre pied, Tanabe. Allez-y. L’assistant de Wells appela les gardes d’un geste de la tête puis recula, bras croisés, tandis que les deux hommes se livraient à une fouille rapide mais consciencieuse sur la personne du général. — Le plaisir n’a rien à voir là-dedans, monsieur, se justifia-t-il. Je fais juste mon travail, comme vos hommes. — Ouais. Sauf qu’eux, je peux les faire fusiller. Tanabe sourit de nouveau. — Peut-être que mon patron vous donnera un cadeau de Noël inattendu cette année, général. Un des hommes sortit un étui à cigares en or de la poche de Yacoubian. — Cela reste ici, général, dit-il. A moins que vous ne soyez prêt à attendre une heure pour que nous en étudiions le contenu… — C’est pas vrai ! Ce vieux fou a même la trouille de se trouver dans la même pièce qu’un cigare éteint ? — À vous de choisir, général, fit Tanabe en prenant la boîte des mains du garde. Yacoubian haussa les épaules. — Seigneur ! O.K., petit bonhomme, vous avez gagné. Laissez-moi entrer. Amusé, Wells attendit que Yacoubian ait fini de l’agonir d’injures. — Je suis désolé, Daniel, répondit-il enfin. Si j’avais su que vous le prendriez aussi mal, je serais venu vous fouiller en personne. — Très drôle. Après tout ce merdier, j’espère que je ne me suis pas déplacé pour rien. Le général porta machinalement la main à sa poche mais n’y trouva nul étui à cigares. Son humeur ne fit qu’empirer. — Qu’est-ce que vous pouvez bien avoir à me montrer au bout de deux misérables semaines, hein ? aboya-t-il. Soyons sérieux, Bob. Même vos petits génies ne sont pas si rapides que ça. Ce sont des hommes, eux aussi… — Des hommes et des femmes, Daniel. Ne soyez donc pas si vieux jeu. Et, pour vous répondre, cela ne fait pas deux semaines que nous travaillons sur ce projet, mais plutôt deux ans. Même si nous y avons consacré plusieurs milliers d’heures de travail au cours des quinze derniers jours pour le mener à bien. Une sonnerie discrète se fit alors entendre. Wells effleura son bureau et un tiroir s’ouvrit. Il en tira un patch dermique et le fixa à l’intérieur de son coude. — C’est l’heure de mon traitement, s’excusa-t-il. Bon, si vous avez réussi à vous calmer, je vais vous montrer ce que nous avons découvert. Yacoubian se leva. Son énervement était quelque peu retombé, cependant il était plus tendu qu’à l’habitude. — Tout ça, c’était juste pour vous distraire, pas vrai ? Me faire attendre et demander à ces types de me fouiller, je veux dire. Vous saviez que ça me foutrait en rogne. Wells écarta les mains. Il ne tremblait pas, malgré sa musculature très atrophiée. — Voyons, Daniel… où allez-vous chercher cela ? Yacoubian contourna le bureau en un éclair. Il approcha son visage à quelques millimètres de celui de Wells et arrêta d’un doigt la main du directeur de Telemorphix, qui cherchait le bouton d’alarme. — Je déteste qu’on se foute de ma gueule, Bob, le menaça-t-il. Ne l’oubliez jamais. Nous nous connaissons depuis longtemps et nous avons même été amis. Mais vous pouvez me croire sur parole : vous n’avez pas intérêt à m’avoir un jour comme ennemi. Retrouvant d’un coup le sourire, il recula d’un pas. Wells s’appuya sur son accoudoir pour reprendre une attitude plus digne. — Bon, si nous allions voir votre jouet ? demanda le général redevenu affable. — Alors ? Où est-ce ? s’enquit Yacoubian, debout au milieu de la salle obscure. Wells agita le bras et les quatre écrans muraux s’allumèrent simultanément. — Nous nous trouvons dans un laboratoire, Daniel, mais pas celui de Frankenstein, tout de même. Ici, nous travaillons sur des données, de l’information. Mon «jouet », comme vous dites, n’est pas un objet physique qu’il me serait possible de poser sur une table. — Dans ce cas, pas la peine de faire toute cette comédie. Wells secoua la tête, comme si l’attitude de son hôte le navrait. — Mes employés ont passé énormément de temps à concevoir un programme qu’il nous est impossible de montrer aux gens extérieurs à la compagnie. Vous n’allez tout de même pas me reprocher ce petit plaisir, si ? Il exécuta un nouveau geste et les écrans s’assombrirent. Aussitôt, un hologramme constitué de petits points blancs apparut au centre de la pièce. Les poussières luisantes semblaient se déplacer au hasard, telles des molécules surchauffées ou des bactéries ultrarapides. — Ça me sera plus facile si je peux vous expliquer le contexte, Daniel, poursuivit Wells. Je vais donc vous résumer l’histoire de ce projet. N’hésitez pas à m’arrêter si vous savez déjà ce que je vous dis. — Que je vous arrête ? fit le général, faussement incrédule. Comment ? Vos gorilles m’ont piqué mon flingue. Le directeur de Telemorphix le gratifia d’un sourire glacial. — De prime abord, le problème a l’air on ne peut plus simple. Le Projet Graal n’est rien de plus qu’un environnement simulé, même s’il est infiniment plus ambitieux que tous ceux qui ont été conçus à ce jour. Pour des besoins d’expérimentation, un sujet choisi par notre président – sujet que nous appellerons « X », car nous ignorons son nom – a été introduit au cœur de la simulation. (Sur un geste de Wells, les points lumineux furent momentanément remplacés par un cylindre métallique garni de câbles.) Nous avons eu beaucoup de mal à apprendre quoi que ce soit sur notre homme, d’ailleurs, car le Vieux aime garder ses petits secrets. Mais apparemment, avant de nous être remis, X a été soumis à diverses techniques de conditionnement destinées à effacer ou à modifier ses souvenirs. — Des techniques de conditionnement, répéta Yacoubian en éclatant de rire. J’adore vos euphémismes, à vous autres civils. Qu’est-ce qu’on lui a fait ? On l’a préparé à être emballé ? Non, vous savez très bien que ce que ce type a subi s’appelle un lavage de cerveau, Wells. — Si vous voulez. Quoi qu’il en soit, le mois dernier, notre équipement de surveillance a connu un bref dysfonctionnement et, dans le même temps, le programme de scission s’est déclenché. Nous ne sommes pas encore parvenus à déterminer s’il s’agissait d’un accident ou d’un sabotage, mais le résultat est là : nous avons perdu le contact avec X – ou du moins avec son esprit, puisque son corps se trouve toujours ici. A une quinzaine de mètres sous vos pieds, pour être exact. Autrement dit, il continue d’évoluer au sein de la simulation, mais nous ignorons à quel endroit de la matrice il se trouve. — O.K., nous voici enfin parvenus à quelque chose que j’ignorais, intervint le général. Pourquoi est-il impossible de le retrouver ? Je pensais que ce serait plus facile que ça… — Laissez-moi vous montrer quelque chose. Le directeur de Telemorphix agita une nouvelle fois la main. Les points blancs réapparurent et s’immobilisèrent pour former une sorte de carte stellaire en trois dimensions. Wells tendit le doigt ; une des taches devint rouge et se mit à clignoter. — Les anciennes simulations étaient extrêmement simples : tout fonctionnait sur le mode réactif. Dès que le sujet regardait ou touchait quelque chose, mais aussi dès qu’il bougeait, la simulation répondait. Le point rouge commença à se déplacer lentement. Les particules blanches qui l’entouraient recommencèrent à se mouvoir comme précédemment, mais les autres restèrent immobiles. — Tout se produisait par rapport au sujet. Quand il était absent, il ne se passait rien. Et même dans le cas contraire, l’environnement virtuel ne réagissait pas en dehors du champ sensoriel du sujet. Mais, tout comme les premières expériences en matière d’intelligence artificielle, ce type de programme ne proposait qu’une simulation de qualité modeste. En effet, les êtres humains ne raisonnent pas de manière linéaire – de type « si, alors » — et l’environnement réel continue d’évoluer, même en l’absence d’observateurs extérieurs. C’est pour cette raison que, vers la fin du siècle dernier, les chercheurs travaillant sur la question se sont intéressés à ce qu’ils ont appelé la « vie artificielle ». Ils ont commencé à créer des environnements virtuels capables d’évoluer, et les organismes artificiels qui les géraient, bien qu’encore très simples, changeaient eux aussi. Les expériences de type « V-art » se prolongeaient sans cesse et les organismes qui la composaient vivaient, se nourrissaient, se reproduisaient et mouraient, que les chercheurs les étudient ou non. Et c’est également ce que font les simulations de la nouvelle génération… du moins, celles qui sont de bonne qualité. Wells bougea l’index. Le point rouge disparut et tous les blancs se remirent en mouvement. Certains étaient lents, d’autres plus rapides. Quelques-uns se déplaçaient en groupe, suivant ou non un trajet qui semblait préétabli. — Qu’il y ait un participant humain ou non, toutes les composantes de la simulation – les êtres vivants virtuels, le climat artificiel, et même l’entropie – continuent d’évoluer. Elles se livrent à des interactions et se combinent entre elles, ce qui leur permet, malgré la simplicité inhérente à leur création, d’approcher, et parfois même de dépasser, la complexité de la vie de tous les jours… ou VTJ, comme on dit souvent. — Mais cela ne me dit pas pourquoi il est impossible de retrouver ce salopard de X, intervint Yacoubian sans quitter du regard les taches lumineuses. Wells fit réapparaître le point rouge avant d’immobiliser toutes les particules, puis il se tourna vers son visiteur et le regarda droit dans les yeux. — D’accord, Daniel. Je vais d’abord vous montrer les anciennes simulations, celles qui se contentent de réagir au participant humain. Commençons par cacher le sujet. (Le point rouge devint blanc.) Maintenant, je remets tout en marche. Quelques points s’animèrent de nouveau. Ils avançaient lentement et dans la même direction, tel un nuage lumineux mouvant sur fond de constellation immobile. — Où se trouve le sujet ? demanda Wells. — Ce doit être un de ceux du milieu, répondit Yacoubian en se penchant. Celui-ci… non, celui-là. Le nuage s’immobilisa et l’un des points redevint rouge. — Vous n’étiez pas loin, Daniel, et je suis sûr que vous auriez pu le trouver en faisant preuve d’un peu plus d’attention. Mais essayons maintenant avec un modèle de simulation ressemblant davantage au réseau du Graal. La particule lumineuse changea de couleur une fois encore, et toutes se mirent à se déplacer dans tous les sens. — Je… je l’ai perdu, reconnut le général. — Précisément. Wells tendit le doigt et l’hologramme disparut. Les écrans muraux s’allumèrent, présentant le logo de TMX en ombre chinoise sur un léger fond gris. — Quand une simulation fonctionne comme la vie réelle ou presque, ce qui est le cas de la nôtre, il n’existe aucun moyen aisé de distinguer les participants humains de ce qui fait juste partie de la pseudo-vie de l’environnement. Yacoubian regarda autour de lui. Wells frappa doucement dans ses mains et deux chaises surgirent du plancher. — Mais c’est notre putain de réseau ! protesta le général en se laissant choir sur un siège. Pourquoi ne pas l’éteindre ? Vous n’allez tout de même pas me dire que ce type continuera à cavaler partout si on coupe le courant ? Le fondateur de Telemorphix soupira. — Ce n’est pas si simple, Daniel. Si nous nous contentons de bloquer toutes les simulations du réseau, cela ne changera rien. X nous apparaîtra alors comme un artefact de son environnement – un meuble, si vous préférez – et, sous cette forme, il sera impossible d’apprendre quoi que ce soit à son sujet. Les artefacts… existent, c’est tout, et personne ne peut découvrir leur historique. Il n’y a pas suffisamment de processeurs sur terre pour conserver en mémoire tout ce qui s’est déroulé dans le Projet Graal depuis sa création. Et pour ce qui est de couper le courant…. seigneur, Daniel, vous rendez-vous compte du temps et de l’argent que les membres de la Confrérie ont investis dans la création de ces environnements ? Car il s’agit bien de cela, en effet – des environnements autocréés par l’évolution, tout comme le nôtre l’a été. Des billions de dollars, voilà combien le projet leur a coûté… en plus de deux décennies d’utilisation intensive de leurs calculateurs haut de gamme. La complexité de l’ensemble est presque incompréhensible, et vous voudriez couper le courant ? Ce serait comme d’aller dans le plus riche quartier du monde et de dire aux habitants : « Il y a un cafard chez l’un d’entre vous. Cela vous dérange-t-il que nous brûlions toutes vos maisons pour le chasser ? » Soyons sérieux, Daniel. Le général tapota une nouvelle fois sa poche de poitrine et fit la grimace. — Mais vous détenez la solution, pas vrai ? demanda-t-il. — Je crois que oui. Nous avons construit un agent. Sur un geste de Wells, les écrans muraux s’emplirent de texte. — Un agent ? répéta Yacoubian. Je croyais qu’il en existait déjà pour ce genre de chose ! Toutankhamon, Dieu Tout-Puissant ou je ne sais pas quoi disait que ses agents se trouvaient sur la piste du sujet. — Ah, mais c’est bien là le problème, voyez-vous, car nous ne savons rien sur eux non plus. Les employés du Vieux contrôlent cette partie du projet et, jusqu’à maintenant, je me suis tenu à l’écart. Mais il y a de bonnes chances que ses agents recherchent le sujet en utilisant des méthodes anciennes, qu’ils soient humains ou artificiels. — Ce qui signifie ? — Qu’ils traquent les similarités. Mes employés ont découvert tout ce qui pouvait l’être sur la question – il est presque impossible de garder quelque chose totalement secret dans un environnement partagé – et, d’après les informations dont nous disposons, nous pensons que les agents du Vieux poursuivent X depuis qu’il se trouve au cœur du réseau. Autrement dit, ils ont élaboré une sorte de profil psychologique du sujet, qui leur permet de déterminer comment il devrait se comporter en fonction de la manière dont il a réagi à diverses simulations. Les agents ou logiciels de recherche utilisés comparent vraisemblablement ce profil au comportement de toutes les unités évoluant dans le réseau. — Ah ouais ? La méthode me paraît bonne, fit Yacoubian en constatant une nouvelle fois l’absence de son étui à cigares. — Elle le serait avec un système moins complexe. Mais, comme j’essaye de vous le faire comprendre depuis un bon moment, celui-ci l’est beaucoup plus que tous les autres réseaux existants. Pour commencer, comme il n’existe pas de programme de recherche des unités individuelles, la comparaison du profil doit se faire au cas par cas. (Wells fronça les sourcils.) Vous savez, Daniel, vous devriez m’écouter avec un peu plus d’attention. Tout ceci vous concerne autant que n’importe lequel d’entre nous. — Vraiment ? Et qu’est-ce que vous savez de ma partie, petit génie ? Vous vous y connaissez vraiment sur la situation actuelle en terme de sécurité mondiale, ou encore sur notre infrastructure militaire ? — Touché, concéda Wells en s’asseyant. Très bien, je poursuis. Quand on tente de procéder à un recoupement de cette manière, c’est-à-dire « à l’ancienne », la complexité du réseau ne constitue pas le seul problème. Ce qui est plus important, c’est que la signature laissée par le comportement d’un agent libre change d’une simulation à l’autre… peut-être pas beaucoup, mais elle se modifie sans cesse. Vous comprenez, la quasi-totalité de ces environnements sont conçus pour être immédiatement fonctionnels. Autrement dit, si vous ne leur choisissez pas les caractéristiques que vous souhaitez en entrant dans le système, ils se les assigneront d’eux-mêmes en se basant sur leur logique interne. Donc, chaque fois que X passe d’une simulation à une autre, il est transformé, au moins partiellement, par le nouvel environnement dans lequel il arrive. Dans ce cas de figure, le lavage de cerveau dont il a fait l’objet – le terme est de vous, mais fort approprié – fonctionne à notre détriment. Si le sujet a perdu la mémoire, il est vraisemblable que c’est l’environnement virtuel qui définit son simul, et non l’inverse. Et il existe encore un autre problème. Si le Vieux utilise des agents anciens capables de se déplacer à l’intérieur du système, il est probable qu’ils possèdent une certaine intégrité – ce qui signifie qu’eux ne changeront pas trop. Au bout de quelque temps, X devrait pouvoir les repérer aisément et, comme les agents ont besoin de se trouver à proximité de lui pendant un temps non négligeable afin de vérifier son profil puis de le capturer, il lui est théoriquement possible Je leur échapper indéfiniment. — Merde ! Et alors, qu’est-ce que vous avez à proposer de mieux ? — Nous pensons avoir mis au point le nec plus ultra dans ce domaine, répondit Wells en pinçant les lèvres. Allez-vous de nouveau m’accuser d’en faire trop ? Non ? Dans ce cas, connectez-vous. Il claqua des doigts et un câble jaillit de l’accoudoir de chaque siège. Le général prit le sien et l’enfonça dans un implant situé derrière son oreille gauche. Wells fit de même. — Je ne vois rien, se plaignit Yacoubian. Juste quelques arbres et un lac. — Notre agent, c’est cet arbre, là. — Qu’est-ce que vous me racontez ? Un agent sous forme d’arbre ? Vous avez complètement perdu la boule, ou quoi ? — Et maintenant, regardez cette scène. Vous voyez la femme assise à la table du premier plan ? C’est toujours notre agent. Scène suivante : le voilà, sous les traits du soldat armé d’un lance-flammes. Yacoubian plissa les paupières. — Donc, votre truc change, c’est ça ? — Il se fond dans l’environnement, quel qu’il soit. Si je ne vous ai pas montré un schéma ou un dessin, c’est justement parce qu’il n’y a rien à voir. Nous avons créé le caméléon parfait, et donc le meilleur traqueur qui soit. Il peut s’intégrer à n’importe quelle simulation. — Admettons qu’il se fonde dans son environnement, comme vous dites. Et alors ? Wells soupira. — Même si X lui échappe une ou deux fois, il ne parviendra jamais à le reconnaître, car notre agent ne reste jamais le même. Et, au fur et à mesure, il ne cessera d’apprendre et de découvrir de nouveaux moyens de s’adapter et d’engranger les informations. Mais surtout, il intègre les données bien plus rapidement que les agents du Vieux, car il ne cherche pas à établir une corrélation entre le sujet et le profil dont il dispose. C’est tout le contraire, d’ailleurs ; lui ne s’intéresse pas aux similarités, mais aux anomalies. — Donc, il en trouve une, et hop ! Nous tenons notre homme. — Je devrais vous faire digitaliser et vous intégrer à nos programmes d’explication aux non-techniciens. Non, Daniel, ce n’est pas si simple. N’oubliez pas qu’il existait moins d’une centaine de simulations lorsque nous avons lancé ce réseau, et qu’elles doivent aujourd’hui se compter par milliers – moi seul, j’en possède une quarantaine. Ajoutez-y le fait qu’à chaque instant, il doit y avoir plus de dix mille humains branchés sur chacun de ces environnements – la plupart des membres secondaires du Projet Graal payent leur inscription à la liste d’attente en louant un accès au réseau à leurs amis et associés. Donc, entre l’évolution constante des simulations, les utilisateurs humains qu’il est presque impossible de différencier des artefacts et… disons, quelques phénomènes plus ou moins étranges que nous sommes encore en train d’étudier, les « anomalies » décelables se comptent tout de même par dizaines de millions. Mais notre agent pourra les analyser bien plus rapidement que tout ce qui existe à ce jour, et il faut justement aller le plus vite possible. Que cela nous plaise ou non, la course est engagée entre notre président et nous. Mais je peux vous promettre que notre bébé sera le premier à trouver X, et quiconque que nous pourrions vouloir repérer. (Il gloussa.) Vous savez quel nom nous lui avons donné ? Némésis. Le général ôta son câble et regarda Wells l’imiter. — Vous savez, moi, les voitures étrangères… Oh, Dieu du ciel, je plaisante, espèce de rabat-joie ! Je connais la mythologie grecque, moi aussi. Bref, quand est-ce que vous allez le mettre en service, votre petit monstre ? Vous avez l’intention de lancer une bouteille de champagne contre votre écran mural ? Wells parut un instant déconcerté. — Je l’ai déjà lancé, répondit-il enfin. Alors même que nous parlons, il progresse au sein du système, apprenant et changeant à tout instant. Pas besoin de le nourrir ni de lui accorder de jours de repos. Le parfait employé. Yacoubian hocha la tête et se leva. — Je suis pour. Et puisque l’on parle d’employé modèle, prévenez-moi quand vous n’aurez plus besoin de Tanabe. Celui-là, il faut que je l’engage… ou que je le fasse descendre. — Je doute que l’occasion vous en soit offerte, Daniel. La rotation de personnel est encore plus lente à TMX que dans l’armée. Nos employés apprécient grandement les avantages dont ils bénéficient. — On peut toujours rêver, pas vrai ? C’est par où, la sortie ? — Je vous accompagne. Alors que les deux hommes remontaient un couloir recouvert d’une épaisse moquette, le général prit doucement le fondateur de Telemorphix par le bras. — Dites, Bob, nous ne sommes pas vraiment entrés dans le labo, pas vrai ? Du moins, pas celui qui justifierait des mesures de sécurité si draconiennes. Je me trompe, ou il n’était pas nécessaire de me faire fouiller ? Wells réfléchit longuement avant de répondre. — Vous avez raison, Daniel, reconnut-il enfin. Je l’ai juste fait pour vous mettre en boule. Yacoubian hocha la tête sans regarder son hôte. — C’est bien ce que je me disais, fit-il d’une voix parfaitement calme. Un point pour vous, Bob. Il n’avait jamais aimé l’avion. Il le prenait souvent et savait parfaitement que, malgré un trafic aérien de plus en plus dense, ce moyen de transport restait sans doute le plus sûr qui soit. Mais cela n’apaisait en rien la partie primitive de son esprit qui ne faisait confiance qu’à ce qu’elle pouvait directement contrôler. Car c’était bien là le problème : il ne contrôlait rien. Si jamais la foudre frappait le Skywalker au décollage ou à l’atterrissage – car les intempéries ne constituaient pas un problème pour un appareil dont l’altitude de croisière flirtait avec les trente-deux mille mètres – il se retrouverait sans défense. Il pouvait tuer autant de gens qu’il le voulait, et même empêcher le fonctionnement des appareillages électroniques grâce à l’étrange pouvoir de distorsion qu’il avait hérité de ses parents, morts depuis longtemps, cela ne lui permettrait pas pour autant d’imposer sa volonté à un gros avion suborbital fabriqué en Chine tombant en chute libre. La descente sur Carthagène était tout sauf sans histoire, ce qui expliquait que Terreur rumine des pensées aussi noires. Cela faisait un bon quart d’heure que le Skywalker ne cessait de trembler et de slalomer. Avec une nonchalance tout étudiée, le capitaine les avait informés qu’une tempête tropicale sévissait dans les Caraïbes et qu’ils seraient secoués au cours de la descente. Cela étant, il ne fallait surtout pas que les passagers ratent les lumières de Bogota, qui seraient visibles d’un instant à l’autre sur la gauche de l’appareil. Alors que le capitaine achevait ses suggestions touristiques et que l’écran de chaque siège s’éteignait, l’avion se cabra brusquement, tel un animal blessé. Terreur s’enfonça autant que possible dans son siège et ses doigts se crispèrent sur les accoudoirs. Il avait éteint sa musique intérieure, laquelle ne pouvait que lui rappeler qu’il était actuellement sans défense et que ce n’était pas lui qui écrivait cette partie du scénario. Rien de ce qu’il pouvait faire ne l’aiderait à se sentir mieux. Il ne lui restait qu’à s’accrocher et à attendre que ça passe. Comme quand il travaillait pour ce vieux salopard, en fait. Nouvelle secousse. Terreur serra les dents. Il avait un goût désagréable au fond de la gorge. Et pour couronner le tout, le Vieux, qui se prenait pour un dieu et qui se trouvait sans doute à la tête d’une fortune incommensurable, obligeait son employé à voyager sur une compagnie régulière. — ¿ Estâ usted enfermo, senor ? s’entendit-il demander. Il ouvrit les yeux. Une jolie jeune femme au visage rond et aux cheveux blonds était penchée sur lui et s’inquiétait de son état. Il pouvait lire son nom – Gloriana – sur un petit badge au-dessus de son sein. Quelque chose en elle sembla familier à Terreur, mais il ne s’agissait pas de son prénom, ni de la détestable combinaison Spartiate qu’elle portait. Il espérait que cette mode vestimentaire pour les hôtesses de l’air passerait vite. — Je vais bien, lui répondit-il. Je n’aime pas prendre l’avion, c’est tout. — Oh, vous êtes australien, vous aussi, fit-elle, un peu surprise. — Pure souche. Tout le monde pensait généralement qu’il était originaire d’Amérique latine ou d’Asie centrale. Il sourit à la jeune femme, sans cesser de réfléchir à la raison pour laquelle elle ne lui était pas inconnue. L’avion frémit une fois encore. — Je déteste ça, avoua-t-il en riant. Je ne suis heureux que sur le plancher des vaches. — Nous nous posons dans quelques minutes, le rassura-t-elle dans un sourire en lui tapotant la main. Ne craignez rien. Le ton de la jeune femme et ce nouveau sourire rappelèrent enfin à Terreur à qui elle lui faisait penser. Elle ressemblait à sa maîtresse de maternelle, une des seules personnes qui se soient montrées gentilles envers lui. Ce souvenir s’accompagna d’une légère douleur douce-amère, sensation à la fois peu familière et déroutante. — Merci, c’est gentil à vous. À son tour, il lui offrit son plus beau sourire, qui faisait toujours forte impression. Quand le Vieux l’avait engagé, il avait commencé par l’envoyer chez le meilleur dentiste de Sydney. Le capitaine annonça que l’appareil amorçait sa descente. — C’est mon travail, non ? répondit-elle en prenant un air enjoué exagéré. Ils gloussèrent ensemble. Terreur passa la douane sans problème, comme toujours. Il n’emportait jamais rien d’exceptionnel avec lui et laissait même son matériel informatique, pourtant parfaitement légal, chez lui – il était en effet toujours possible de tomber sur un douanier qui s’y connaissait suffisamment pour savoir qu’il avait affaire à ce qui se faisait de mieux dans ce domaine. C’est pour cette raison qu’il fallait entretenir de bonnes relations avec les contacts locaux, afin d’obtenir d’eux ce que l’on ne pouvait pas emmener avec soi. Comme d’habitude, Terreur ne se présenta qu’avec une console Krittapong de qualité moyenne et quelques costumes rangés dans un sac en isolex. Après un bref trajet en taxi, il emprunta le métro aérien pour se rendre dans le quartier Getsemani de la vieille ville, qui surplombait la baie derrière les Murallas, ces murailles plusieurs fois centenaires que les Espagnols avaient érigées pour défendre leur cité portuaire. Après s’être inscrit sous le nom de Deeds à la réception de l’hôtel, il pendit son sac dans le placard de la chambre, posa son calpélec sur le bureau poli puis sortit faire quelques courses. Il revint moins d’une heure plus tard, rangea tout ce qu’il avait acheté et ressortit sans attendre. Il faisait chaud, ce soir. Terreur arpentait les rues pavées sans se faire remarquer par les milliers de touristes et d’habitants qu’il croisait. L’odeur propre aux Caraïbes et la lourdeur de l’air tropical lui rappelaient la maison, même si le taux d’humidité ambiant était plus proche de celui de Brisbane que de celui de Sydney. Mais qu’il était étrange d’avoir parcouru tant de chemin sans autre impression de s’être déplacé que les effets des huit heures de vol. Il prit un téléphone public au hasard et lui indiqua le numéro qu’il avait mémorisé. Quand on lui répondit – sans mettre l’image – il cita un autre numéro. Son correspondant lui communiqua une adresse et raccrocha aussitôt. L’aérotaxi le laissa devant la boîte de nuit et repartit dans un grognement, sa jupe de caoutchouc ondulant au contact du sol inégal. Une foule de jeunes gens se pressait à l’entrée, attendant d’être admis. Vêtus de fausses armures rouge vif, ils constituaient l’équivalent colombien des Yeux Ronds. Terreur faisait la queue depuis quelques instants à peine quand un gosse des rues le tira par la manche. Sur presque tout le corps, la peau de l’enfant se couvrait de brûlures rouges, résultat de l’application de patches dermiques usagés. Il partit en boitillant. Terreur attendit quelques instants avant de le suivre. Ils se trouvaient dans l’escalier obscurci d’un vieil immeuble du front de mer quand le gamin disparut par une issue dérobée avec une telle expertise que l’homme qui le suivait ne remarqua pas tout de suite son absence. Terreur, qui restait vigilant depuis son entrée dans le bâtiment – car, même faible, le risque d’agression n’était jamais nul –, fut impressionné par l’efficacité de son guide. Les deux sœurs savaient choisir leurs employés, même tout en bas de l’échelle. En haut de l’escalier, le couloir proposait une demi-douzaine de vieilles portes en bois qui semblaient surveiller un philodendron en triste état. Terreur avança sans bruit, inspectant chaque porte jusqu’à ce qu’il en trouve une pourvue d’une plaque digitale. Il passa la main dessus et le battant s’ouvrit, révélant une épaisseur surprenante et de solides gonds fixés à un chambranle en fibramique. La pièce occupait toute la largeur du bâtiment – les autres portes étaient donc fausses, du moins de ce côté du couloir. Par contre, les fenêtres, elles, étaient bien réelles ; de là où il se trouvait, Terreur disposait de six vues différentes sur le port et la mer légèrement agitée. Excepté ces paysages marins tout droit sortis de l’œuvre de Monet, la salle était la copie presque parfaite de son bureau simulé, depuis les murs blancs jusqu’à la table de marbre noir, en passant par le service à thé Yixing. La petite plaisanterie des jumelles lui arracha un sourire. Une lueur clignotait sur l’unique meuble moderne de la pièce, un bureau aux lignes pures. Terreur s’assit, trouva vite le panneau pivotant cachant l’appareil de connexion et se relia au système. La salle ne changea pas mais les sœurs Beinha apparurent brusquement de l’autre côté du bureau, côte à côte. Leurs simuls étaient aussi impersonnels que deux paquets emballés dans du papier kraft. L’espace d’un instant, Terreur fut surpris, puis il comprit qu’il avait intégré une simulation qui reproduisait la pièce dans laquelle son corps se trouvait, avec plus de fidélité encore que celle-ci par rapport à son bureau virtuel. — Très impressionnant, reconnut-il. Merci de m’accueillir de la sorte. — Certaines personnes n’arrivent vraiment à travailler que dans leur environnement habituel, fit l’une de ses interlocutrices, sur un ton qui laissait entendre que ce n’était pas leur cas. Notre projet est ambitieux. Vous devez disposer de tous vos moyens. — Nous attendons le deuxième tiers de notre paiement, intervint la seconde. — Vous avez reçu la liste codée ? Toutes deux hochèrent la tête avec un synchronisme parfait. — Dans ce cas, je vais de ce pas télécharger la première clef. Après avoir trouvé l’écran tactile du bureau, il ouvrit le compte que le Vieux avait créé à cet effet et transmit aux jumelles l’une des deux clefs codées permettant de déchiffrer la liste. — Vous recevrez l’autre au déclenchement de l’opération, comme convenu. Quand les Beinha – ou leur système expert – eurent examiné le résultat de la transaction, elles opinèrent de nouveau, manifestement satisfaites. — Nous avons beaucoup à faire, dit l’une. — J’ai un peu de temps à vous consacrer maintenant, même si j’ai un engagement auquel je ne peux me soustraire plus tard dans la soirée. Demain, je suis tout à vous. Les jumelles restèrent un instant silencieuses, comme si elles se demandaient si elles devaient le prendre au mot. — Pour commencer, fit l’une, la cible a changé de compagnie de sécurité depuis le dernier rapport que nous vous avons fait. La nouvelle société a procédé à certaines modifications du système de défense du complexe, et nous ne les avons pas toutes découvertes. Nous ne savons presque rien de cette firme, alors que nous disposions de plusieurs informateurs au sein de la précédente. — Ce qui pourrait expliquer le changement de prestataire, rétorqua Terreur en demandant le rapport à son terminal. Plusieurs pages de texte apparurent, flottant devant ses yeux. Il y ajouta les graphiques, listes, cartes et autres plans qui complétaient le dossier. Chaque document avait une couleur différente et le bureau virtuel se retrouva bien vite transformé en symphonie de néons. — En quoi cette modification affecte-t-elle notre programme ? voulut savoir Terreur. — Le danger sera plus grand pour vous et le reste de l’unité, évidemment, répondit l’une des sœurs. Et nous devrons vraisemblablement éliminer davantage de gens que prévu. — Ah. Quel dommage… fit-il en souriant de toutes ses dents. La discussion, pourtant limitée aux dernières modifications en date, prit plusieurs heures. En quittant son nouveau bureau, Terreur se sentit épuisé par la réunion et le vol. Il rentra en marchant le long du front de mer, afin de profiter du bruit apaisant de l’océan. Alors qu’il passait devant un groupe d’imposants immeubles de bureaux, une petite escadrille de caméras-robots fondit sur lui. Activées par ses mouvements ou sa chaleur corporelle, elles le survolèrent une fois puis se replièrent dans l’ombre sans se désintéresser de lui un seul instant. Fatigué et irrité, il dut lutter contre une envie soudaine de les mettre hors service, acte stupide autant que perte de temps. Après tout, elles faisaient juste leur travail en filmant quiconque passait à proximité des immeubles en dehors des heures de travail. Le lendemain matin, le film serait visionné par un garde mort d’ennui, puis effacé… du moins, tant que Terreur se comportait normalement. Confiant, suffisant, nonchalant, mort, se remémora-t-il en poursuivant son chemin sans un regard en arrière. Le Vieux aurait été fier de lui. Une fois dans sa chambre, il se dévêtit et accrocha son costume dans la penderie. Il examina son corps nu dans le miroir pendant quelques instants, puis s’assit sur le lit et alluma l’écran mural. Dans le même temps, il déclencha sa musique intérieure, une explosion de mono loco aux sonorités graves, en hommage à la Colombie. L’écran finit par lui proposer des scènes abstraites et toujours changeantes, et il augmenta le son jusqu’à ce que la basse fasse vibrer sa mâchoire. Il s’intéressa un instant au déferlement d’images puis s’observa de nouveau. Il se sentait excité par le prédateur qu’il voyait dans le miroir : les membres longs et déliés, les traits dénués d’expression… il connaissait ce visage pour avoir déjà visionné ce film. Il savait ce qui allait se passer maintenant. Alors qu’il se rendait dans la salle de bains, il ajouta quelques instruments à vent pour augmenter la tension véhiculée par la musique. Il baissa le son en ouvrant la porte. Caméra, zoom avant… Les poignets de la jeune femme étaient toujours attachés au pommeau de la douche, mais elle ne se tenait plus debout. Elle se laissait pendre à présent, genoux pliés, et ses bras tendus supportaient l’intégralité de son poids. Elle devait souffrir. Quand elle le vit, elle essaya de hurler et de se débattre, mais le ruban adhésif qu’il avait collé sur sa bouche étouffa ses cris. — Je t’ai suivie, expliqua-t-il en s’asseyant sur le bord de la baignoire. J’ai filé ton taxi jusqu’à ce qu’il te dépose à l’hôtel. Après ça, trouver ta chambre a été un jeu d’enfant… Gloriana. Sur fond de musique, sa voix résonnait sous son crâne ; c’était elle qui menait la danse, et les instruments n’étaient là que pour l’accompagner. Terreur toucha le petit badge sur lequel le prénom de l’hôtesse était gravé et elle se rejeta en arrière pour échapper à son contact. Il lui sourit, de ce même sourire qu’il avait eu dans l’avion, et se demanda si elle le remarquerait. — En temps normal, j’aime que la chasse dure plus longtemps, pour le sport. Et puis, c’est bien ta raison d’être, non ? Prodiguer du réconfort aux voyageurs fatigués, je veux dire. Mais bon, t’avoir enlevée à ton hôtel puis amenée ici dans ta propre valise… pas mal, pour quelqu’un qui a agi sur un coup de tête. Qu’en dis-tu ? Elle écarquilla les yeux et tenta de dire quelque chose, mais son bâillon improvisé l’en empêcha. Suspendue au pommeau de douche, elle se tortillait de tous côtés. Ses cheveux blonds, si impeccablement coiffés quelques heures plus tôt, pendaient désormais lamentablement, trempés de sueur. Il se saisit du badge de la jeune femme, mais il s’agissait d’un modèle électrostatique dont les bords n’étaient pas coupants. Sans intérêt. Il le jeta sans y accorder la moindre attention. — Tu sais, ma douce, je connais ton nom, mais tu ne m’as jamais demandé le mien. Il sortit de la salle de bains en ralentissant le rythme de la musique jusqu’à ce qu’elle s’apparente à une marche funèbre sous-marine, grave et retentissante. Quand il revint, il tenait à la main le sac qu’il avait acheté à la quincaillerie. — C’est Terreur, poursuivit-il en se munissant d’une lime et d’une paire de tenailles. Et maintenant, commençons par t’enlever cet horrible uniforme. Christabel se faisait du souci. Il lui fallait plus longtemps que prévu pour se rendre à l’endroit que monsieur Sellars lui avait indiqué. Que se passerait-il si Mme Gullison allait la chercher chez son amie ? Et si les parents de celle-ci étaient à la maison ? Dans ce cas, elle aurait vraiment des ennuis, et ce serait encore pire quand papa l’apprendrait. Elle ferma les yeux en imaginant la colère de son père. Livré à lui-même, le vélo quitta le trottoir et elle faillit tomber quand, après avoir heurté la chaussée, la roue avant se mit à osciller dangereusement. Christabel pédala de toutes ses forces pour aider le vélo à retrouver une trajectoire rectiligne. Elle avait promis d’aider monsieur Sellars ; il fallait qu’elle le fasse. L’endroit où il lui avait dit d’aller se trouvait en bordure de la base. Elle ne s’y était jamais rendue, là non plus. C’était derrière le stade. En passant, elle vit des hommes en short et en polo qui faisaient de l’exercice sur la pelouse. Les haut-parleurs diffusaient de la musique, ainsi qu’une voix que la fillette ne parvenait pas à comprendre ; la distance était trop grande. Le lieu indiqué par monsieur Sellars était entouré d’arbres et de buissons de ce côté de la première clôture, mais aussi de l’autre côté de la seconde. Au milieu, il n’y avait rien. Comme quand elle donnait un coup d’effaceur sur un de ses dessins. Monsieur Sellars lui avait dit de choisir un endroit où il y avait des arbres derrière elle afin que personne ne remarque ce qu’elle faisait. Au bout de quelques instants, elle trouva l’endroit rêvé ; en se retournant, elle ne voyait ni les maisons ni le terrain de sport, même si elle entendait encore fa musique. Elle sortit le sac de son panier à vélo, en tira la pince coupante, qu’elle posa par terre, ainsi que des espèces de petits ciseaux et un bout de grillage. Prenant les ciseaux, elle approcha de la clôture, qui semblait faite de tissu. Tout en haut, il y avait une série de boîtes qui produisaient un léger cliquetis. Bien loin de l’autre côté de la clôture extérieure, de la fumée s’élevait de plusieurs feux de camp. Des gens vivaient sous les arbres de l’extérieur – elle les voyait quand ses parents et elle sortaient en voiture de la base – et il y en avait plus encore au fond de la vallée, près de l’autoroute. Ils se construisaient des maisons rigolotes avec du carton et du tissu, et le papa de Christabel disait que certains d’entre eux essayaient parfois d’entrer dans la base en se cachant dans la benne à ordures. Elle en voyait quelques-uns, très loin d’elle – ils étaient plus petits encore que les hommes qui s’entraînaient au stade –, mais regarder au travers de la clôture faisait un drôle d’effet. Tout était un peu trouble de l’autre côté, comme quand on pouvait écrire son nom sur la vitre de la voiture. Elle approcha les ciseaux de la clôture, puis se souvint que monsieur Sellars lui avait dit de ne pas la couper tout de suite. Retournant au vélo, elle chaussa ses Lunettes Conteuses. CHRISTABEL, disait le message, si TU ES ARRIVEE A LA CLÔTURE, ÉTEINS ET RALLUME TES LUNETTES DEUX FOIS DE SUITE. Elle réfléchit un instant aux instructions données, pour être sûre de ne pas se tromper, et actionna quatre fois le bouton situé sur le côté de ses lunettes : arrêt, marche, arrêt, marche, quand l’image revint, le message avait changé. COMPTE JUSQU’À DIX ET COUPE. QUAND TU SERAS DEVANT LA SECONDE CLÔTURE, ÉTEINS ET RALLUME TES LUNETTES COMME TU VIENS DE LE FAIRE. Christabel en était à six quand la musique du stade se tut et que les boîtes cessèrent de cliqueter. Le silence soudain l’effraya, mais personne ne vint ni ne cria après elle, alors elle s’agenouilla et enfonça la pointe des ciseaux dans la clôture. Au début, ce fut dur, mais tout devint facile une fois que la pointe eut traversé. Elle coupa aussi haut que possible pour créer une large ouverture, puis ramassa la grosse pince et courut jusqu’à la seconde clôture. Le silence régnait toujours et elle eut l’impression de faire beaucoup de bruit en courant sur la terre battue. Cette clôture-là était faite d’un épais grillage aux fils recouverts de plastique. Elle appuya quatre fois sur le bouton de ses lunettes. DÉCOUPE LA SECONDE CLÔTURE UN FIL À LA FOIS, PUIS REVIENS. SI TA MONTRE T’INDIQUE 14 : 38, REVIENS TOUT DE SUITE, MÊME SI TU N’AS PAS FINI. N’OUBLIE PAS DE REGARDER LE PETIT ÉCRAN. Christabel plissa les paupières. Le prince Pikapik tenait 14 : 28 entre ses pattes ; il ne lui restait pas beaucoup de temps. Elle coinça le premier fil entre les bouts coupants de la pince et pressa à deux mains. Elle appuya de toutes ses forces, jusqu’à avoir vraiment mal aux bras, et il céda brusquement. Elle regarda sa montre. Les chiffres indiquaient déjà 14 : 31 et il restait encore beaucoup de fils à couper. Elle s’attaqua au deuxième, mais il était encore plus solide que le premier et elle n’arrivait pas à refermer la grosse pince. Elle se mit à pleurer. — Qu’est-ce que tu fabriques là, microbe ? ¿ Que haces ? Christabel sursauta en poussant un petit cri. Quelqu’un l’observait depuis un arbre, de l’autre côté de la clôture. — R-r-rien, se défendit-elle. La personne sauta de l’arbre. Il s’agissait d’un garçon aux cheveux coupés bizarrement et à la figure sale. Sa peau était foncée et il devait être à peine plus âgé que la fillette. Deux autres visages encore plus crasseux apparurent sur la branche d’où il venait de sauter – un garçon et une fille, mais Christabel eut l’impression d’avoir affaire à des singes, avec leurs grands yeux blancs. — J’en ai pas l’impression, microbe, reprit le premier garçon. On dirait plutôt que tu découpes la clôture, si tu veux mon avis. Alors, je t’écoute… — C’est… c’est un secret. Elle le dévisageait sans savoir que penser. Devait-elle partir en courant ? Mais il se trouvait de l’autre côté du grillage ; il ne pouvait pas lui faire de mal, si ? Elle jeta un œil à sa montre Loutremonde. 14 : 33. — Tu t’en sortiras jamais, mu’chita loca. T’es trop petite. Envoie-moi ce truc, dit-il en indiquant la pince. Christabel le dévisagea. Il avait perdu une de ses dents de devant et ses bras étaient couverts d’étranges ronds collants de couleur rose. — Tu n’as pas le droit de me la voler, protesta-t-elle. — Contente-toi de me l’envoyer, d’accord ? Après une seconde d’hésitation, elle saisit la pince par les deux poignées. Elle la jeta vers le haut de toutes ses forces, mais l’outil rebondit contre la clôture et faillit la blesser en retombant. Le garçon éclata de rire. — T’es trop près, microbe. Recule-toi. Elle essaya de nouveau, après avoir suivi son conseil. Cette fois, la pince passa entre le haut du grillage et le fil plein de piquants qui était entortillé au-dessus pour retomber de l’autre côté. Le garçon la ramassa et l’inspecta. — Je coupe le grillage pour toi et je la garde, ça te va ? Après un instant de réflexion, elle hocha la tête, sans trop savoir si monsieur Sellars serait en colère contre elle. Le garçon attaqua la clôture à côté du trou qu’elle avait déjà découpé. C’était dur pour lui aussi, et il marmonna des mots que Christabel n’avait jamais entendus. Au bout de quelques instants, le fil cassa tout de même et il passa au suivant. Quand il eut fini, la montre de la fillette indiquait 14 : 37. — Il faut que je rentre chez moi, expliqua-t-elle avant de repartir en courant vers le premier grillage. — Hé ! attends, microbe ! Je croyais que tu voulais t’enfuir de la base de Papamaman. Pourquoi t’as fait ça, alors ? Elle franchit le trou de la clôture intérieure et allait sauter sur son vélo quand elle se souvint d’avoir oublié quelque chose. Elle déroula le bout de tissu grillagé que monsieur Sellars lui avait donné. Il lui avait expliqué que ce genre de clôture, la première clôture, se parlait à elle-même et qu’il fallait boucher le trou qu’elle avait fait à l’aide de ce morceau de tissu. Elle n’avait pas compris ce qu’il voulait dire mais savait que c’était très important. Elle appliqua donc le grillage sur l’entaille ; il se colla tout seul. — Hé ! microbe ! Reviens ! Mais Christabel rangeait déjà précipitamment ses affaires dans son sac. Elle ne se retourna pas. Alors qu’elle se mettait en selle, les boîtes de la clôture recommencèrent à cliqueter. Quelques secondes plus tard, tandis qu’elle repartait en direction de la maison, la musique revint, étrange et difficile à reconnaître de si loin. 4 L’épouse de l’Étoile du Matin INFORÉSO/FLASH : Nouvelle banqueroute pour Krellor. (visuel : Krellor et Hagen sur une plage de Tasmanie) COMM : Uberto Krellor, le financier médiatique et controversé, s’est déclaré en faillite pour la seconde fois en dix ans. Aussi connu pour son mariage agité avec la star du réseau Vila Hagen et ses fêtes d’un mois que pour sa réussite financière, Krellor aurait perdu 3,5 milliards de crédits suisses dans l’effondrement de son empire technologique, Black Shield. (visuel : employés de Black Shield sortant de l’usine de Madagascar) Black Shield, une des premières firmes à s’attaquer à la nanotechnologie avec un tel soutien bancaire, a subi d’énormes pertes après que la communauté financière eut mal réagi à une série d’échecs techniques… — Je vous en prie, Martine, nous en avons vraiment besoin, persista Renie en tentant vainement de garder son calme. Oubliez l’équipement ; ce qu’il nous faut, c’est un endroit où nous cacher. Nous n’avons nulle part où aller. — Jamais vu une telle sottise, bougonna Long Joseph depuis le siège arrière. On tourne en rond pour rien. L’écran noir resta silencieux un long moment. Jeremiah s’engagea sur l’autoroute et repartit en direction du centre de Durban. Le calpélec de Renie était connecté au téléphone-satellite du Dr Van Bleeck et la communication avait été brouillée, mais cela n’empêchait pas la jeune femme d’être nerveuse, même si la Française l’avait assurée que cette mesure de sécurité suffisait. La trahison de Del Ray l’avait profondément troublée. — Je fais de mon mieux, dit enfin Martine. C’est pour cette raison que je mets du temps à vous répondre ; je jongle entre plusieurs lignes. Et j’ai également effectué quelques recherches. Au moins, vous n’êtes pas mentionnés dans les communications de la police. — Cela ne me surprend pas, rétorqua Renie. Je suis certaine qu’ils sont bien plus subtils, quels que soient leurs plans. Nous n’avons rien fait de mal, alors il leur faut trouver une autre excuse. Un des voisins du Dr Van Bleeck signalera que la maison normalement vide est en fait habitée, et nous serons arrêtés pour occupation illégale des locaux ou quelque chose de ce genre. Quoi qu’il en soit, nous ne pourrons pas lutter ; nous disparaîtrons purement et simplement, avalés par le système. — A moins qu’ils n’agissent plus directement, sans s’appuyer sur la loi, intervint !Xabbu. N’oubliez pas ce qui est arrivé à votre immeuble. Je me demande si Atasco et cette Confrérie du Graal ont quelque chose à voir avec ma suspension ? Seule la confusion qui avait accompagné leur fuite de la maison de Susan l’avait empêchée d’y penser plus tôt. Le monde extérieur à la voiture regorgeait de menaces terribles mais imprévisibles, comme si l’air avait été remplacé par un gaz toxique. Suis-je devenue complètement paranoïaque ? Pourquoi quelqu’un aurait-il recours à de telles mesures pour arrêter des gens comme nous ? — Je trouve tout ceci vraiment stupide, protesta son père. On arrive à peine qu’on repart en courant. — Avec tout le respect que je vous dois, je suis d’accord avec Renie, monsieur Sulaweyo, répondit Martine. Vous êtes tous en danger et vous ne devez pas retourner au domicile du docteur ni aux autres endroits où l’on vous connaît. De mon côté, je vais essayer de trouver la solution à vos problèmes. J’ai peut-être ce qu’il vous faut, mais je dois pour cela suivre une piste vieille de vingt ans sans attirer l’attention, si vous voyez où je veux en venir. Je garde une ligne ouverte pour vous. Appelez-moi s’il se produit quoi que ce soit. Sur ces mots, elle raccrocha. Ils poursuivirent leur route quelques minutes en silence. Jeremiah fut le premier à parler. — La voiture de police, derrière nous. Je crois qu’elle nous suit. Renie tourna la tête. Avec son gyrophare, ses pare-chocs renforcés et son épaisse carrosserie blindée, le véhicule de police ressemblait à un gros insecte carnivore. — Souvenez-vous, Martine a dit qu’ils n’avaient pas donné l’alerte à notre sujet, dit-elle. Continuez de rouler normalement. — Ils doivent être en train de se demander ce que quatre kaffirs font dans une aussi grosse voiture, grommela Long Joseph. Salopards d’Afrikaaners. La voiture de police déboîta et accéléra graduellement pour se porter à leur hauteur. La femme policier les toisa avec la confiance d’un prédateur derrière ses lunettes de soleil. Elle était noire. — Continuez tout droit, Jeremiah, répéta Renie. Ne la regardez pas. L’autre véhicule les escorta pendant un bon kilomètre, puis les doubla pour prendre la sortie suivante. — Qu’est-ce qu’une Noire fabrique dans une voiture de flics ? — Ferme-la, papa. Ils étaient garés au fin fond du parking d’une grande surface de Westville quand l’appel leur parvint. Long Joseph dormait sur le siège arrière et ses pieds sortaient par la portière ouverte ; quinze centimètres de mollets nus s’exhibaient entre ses chaussettes et l’ourlet de son pantalon. Renie était assise sur le capot avec !Xabbu, tapotant la tôle des doigts en fumant sa douzième cigarette de la matinée. Elle rentra précipitamment dans la voiture en entendant la sonnerie. Prenant le calpélec posé sur le siège, elle reconnut le code de Martine. — Oui ? Des nouvelles ? — Vous allez finir par m’éreinter, Renie. Pour répondre à votre question, j’espère que oui. Vous êtes toujours à Durban ? — Tout près. — Bien. Pouvez-vous changer de fréquence, s’il vous plaît ? Renie pressa un bouton et le téléphone-satellite du docteur passa automatiquement sur un autre canal. Martine l’y attendait déjà. Une fois encore, Renie fut impressionnée par l’expertise de la Française. — Je suis épuisée et la tête me tourne, Renie. J’ai examiné tant de données qu’il me semble que je vais en rêver pendant plusieurs nuits. Mais j’ai peut-être trouvé quelque chose qui résoudra une partie de vos problèmes. — C’est vrai ? Vous avez de l’équipement ? — Ainsi qu’un endroit où vous loger, j’espère. J’ai découvert l’existence d’un projet militaire du gouvernement sud-africain auquel on a mis un terme voici quelques années pour cause de restriction de budget. Il avait pour nom « Nid de Guêpes » et cherchait à mettre au point des avions de chasse sans pilote. On n’en trouve aucune trace officielle, mais il a bel et bien existé. J’ai obtenu des informations de première main à ce sujet, par le biais de gens qui y ont travaillé, si vous voyez ce que je veux dire. — Pas vraiment, mais la seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir si cela peut nous aider. Pourrons-nous accéder aux machines qui s’y « trouvent ? — Je l’espère. Le programme devait être interrompu de manière temporaire, mais on ne l’a jamais repris et il se peut qu’une partie de l’équipement soit toujours sur le site. Mais les informations auxquelles j’ai eu accès sont très… comment dites-vous… imprécises à ce sujet. Vous devrez les approfondir par vous-même. L’espoir soudain qui envahit Renie était presque insupportable. — Indiquez-moi comment y aller, fit-elle en ouvrant l’arrière de son calpélec. Jeremiah n’est pas là ; il est parti nous chercher à manger. Je connecte l’appareil à la voiture et vous n’avez qu’à m’envoyer les coordonnées. — Non ! refusa catégoriquement Martine. Nous ne pouvons pas opérer ainsi. Je dirai à M. Dako comment procéder et il suivra mes instructions. Imaginez que vous soyez arrêtés en cours de route, Renie. Non seulement vous vous retrouveriez dans les ennuis jusqu’au cou, mais les policiers auraient tôt fait de consulter la mémoire de votre véhicule et de découvrir l’existence de cette base. — D’accord, d’accord, vous avez raison, acquiesça Renie. Elle balaya le parking du regard, mais Jeremiah n’était pas encore de retour. — Puis-je poser une question ? demanda !Xabbu en se penchant vers l’écran. — Certainement, répondit Martine. — Ne pouvons-nous aller nulle part ailleurs qu’en ce lieu qui est peut-être entouré de soldats ? Il existe pourtant de nombreuses entreprises reliées au réseau ou capables de nous vendre ou de nous louer l’équipement nécessaire, non ? — Pas pour ce dont nous avons besoin. Je ne suis même pas sûre que ce que votre Ecole Polytechnique a de mieux vous aurait fourni la vitesse de réaction nécessaire, et pour ce qui est de rester connectés suffisamment longtemps, ce n’est même pas la peine d’y penser. — Regardez, c’est Jeremiah ! s’exclama Renie en plissant les paupières. Il revient en courant ! Vite ! Posant le calpélec à ses pieds, elle fit le tour de la voiture et s’installa au volant. Alors qu’elle observait frénétiquement le tableau de bord en tentant de se souvenir des leçons de conduite qu’elle avait prises bien des années auparavant, !Xabbu s’installa à l’arrière malgré les protestations de Long Joseph. — Qu’est-ce que vous faites ? La voix de Martine leur parvenait assourdie ; le cache du calpélec s’était refermé. — Nous vous le dirons dans un instant, répondit Renie. Restez en ligne. Elle mit le contact, sortit en marche arrière de la place de parking et se dirigea vers Jeremiah. Forcée de contourner les rangées de véhicules à l’arrêt, elle n’avait parcouru qu’une trentaine de mètres quand elle s’arrêta à côté de lui. Le souffle court, il monta à l’avant, manquant écraser le calpélec de Renie. — Que s’est-il passé ? voulut-elle savoir. — Ils ont pris ma carte de crédit, répondit Jeremiah, hébété, comme s’il ne lui était jamais rien arrivé de tel. Ils allaient m’arrêter. — Seigneur, vous n’avez tout de même pas utilisé l’une des cartes de Susan, non ? lui demanda Renie, horrifiée. — Non, non ! C’était la mienne, la mienne ! Ils me l’ont agitée devant les yeux avant de me dire que le directeur descendait me parler. Il n’est pas venu tout de suite, alors je suis parti en courant. Ma carte ! Mais comment est-ce qu’ils connaissent mon nom ? — Je ne sais pas, avoua Renie. Peut-être s’agit-il d’une coïncidence. Tout s’enchaîne si vite. (Elle ferma les yeux et tenta de se concentrer.) Il vaudrait mieux que vous repreniez le volant. Ils changèrent de place et Jeremiah se dirigea vers la sortie du parking. Alors qu’ils rejoignaient la file de voitures quittant la grande surface, deux gardes en uniforme apparurent, parlant dans leur micro. — Ne les regardez pas, fit Renie. Conduisez normalement. Jeremiah se redressa brusquement sur son siège alors qu’ils quittaient le parking. — Mais s’ils connaissent mon nom, qu’est-ce qui les empêche de s’en prendre à ma mère ? s’exclama-t-il, prêt à fondre en larmes. Ce n’est pas juste ! C’est une vieille dame, elle n’a rien fait de mal ! — Nous non plus, répondit Renie en posant la main sur l’épaule de son voisin. Mais ne craignez rien. Je ne pense pas qu’ils lui feront quoi que ce soit. Ils n’ont aucun moyen de savoir que vous êtes avec nous. — Je dois aller la chercher, décida-t-il en se préparant à tourner. — Jeremiah, non ! lui interdit Renie en essayant de faire preuve d’autorité. Ne faites pas ça. S’ils nous recherchent vraiment, ils doivent s’attendre que vous réagissiez de la sorte. Vous ne pourrez pas aider votre mère et nous nous ferions tous prendre. (Elle s’obligea à réfléchir.) Écoutez, Martine pense avoir trouvé quelque chose, un endroit où nous réfugier. Nous avons besoin de vous pour nous y conduire. Je suis sûre que vous pouvez vous arranger pour ce qui est de votre mère. — M’arranger ? — Appelez un de vos parents et dites-lui que vous devez vous absenter pendant quelques jours. Demandez-lui de s’occuper d’elle en attendant. Si vous restez loin de votre mère, ceux qui nous en veulent n’auront aucune raison de s’en prendre à elle. Elle n’en était pas sûre et se faisait l’effet de trahir Jeremiah, mais rien d’autre ne lui venait à l’esprit. Sans Dako et les possibilités de déplacement que leur procurait la voiture, !Xabbu, son père et elle n’avaient pas la moindre chance. — Mais si je veux la voir ? persista Jeremiah. C’est une vieille dame, elle va avoir peur et se sentir seule ! — Et Stephen ? intervint brusquement Long Joseph. Si nous nous cachons, nous ne pourrons pas aller voir mon garçon quand la quarantaine sera terminée. — Pour l’amour du ciel, je ne sais plus que penser ! s’écria Renie. Taisez-vous ! Taisez-vous tous ! Les doigts de !Xabbu se posèrent doucement sur son épaule. — Vous réfléchissez très intelligemment, au contraire, l’assura-t-il. Vous avez raison, il nous faut continuer. Martine se joignit alors à la discussion et Renie sursauta en entendant la voix jaillissant d’entre ses pieds. — Désolée de vous interrompre, mais souhaitez-vous que je vous indique où aller ? Renie baissa la vitre et inspira profondément. Il faisait chaud et lourd et la pluie menaçait mais, pour l’heure, l’air sentait bon la liberté. Roulant en direction du nord-ouest sur la N3, l’Ihlosi n’était pour le moment qu’une voiture parmi tant d’autres en pleine heure de pointe. Jeremiah avait réussi à joindre un parent âgé pour lui demander de s’occuper de sa mère, et Renie avait envoyé des messages à Polytech et à l’hôpital de Stephen afin de justifier son absence pendant quelques jours. Libérés de toute attache, ils semblaient avoir échappé à leurs poursuivants, du moins dans l’immédiat. L’atmosphère était à la bonne humeur. Martine leur avait dit de se rendre au cœur des monts du Drakensberg, en bordure du Lesotho. La région était tellement sauvage, et les routes en si mauvais état, qu’il ne fallait pas compter les emprunter à la nuit tombée. Au fur et à mesure que l’après-midi avançait, Renie se demanda s’ils arriveraient à temps. Elle n’apprécia guère que Jeremiah décide de s’arrêter à un relais routier pour le déjeuner. Rappelant à ses compagnons qu’ils constituaient un groupe particulièrement reconnaissable, surtout !Xabbu et elle-même, elle convainquit Jeremiah d’aller chercher quatre menus à emporter. Une fois revenu, il se plaignit d’avoir à manger en conduisant, mais l’arrêt ne leur fit pas perdre plus d’un quart d’heure. La circulation se fit moins dense quand ils quittèrent la plaine pour s’engager dans les collines. La route allait en se rétrécissant tandis que la taille des véhicules augmentait, les voitures particulières cédant la place aux camions en route pour Ladysmith ou Johannesbourg. L’Ihlosi se glissait silencieusement entre les mastodontes, dont certains avaient des roues deux fois plus hautes que la voiture. Renie ne put s’empêcher d’y voir un rapport avec leur situation actuelle, le gouffre qui existait entre eux et les gens qu’ils avaient défiés. Sauf que l’analogie serait plus proche encore si ces camions essayaient de nous écraser, se dit-elle avec morosité. Fort heureusement, ce n’était pas le cas. Ils atteignirent l’agglomération d’Estcourt et poursuivirent leur route vers l’ouest sur une nationale de moindre importance, qu’ils quittèrent au bout de quelques minutes pour une route plus modeste encore. Alors qu’ils grimpaient au gré des lacets de la chaussée, le soleil passa son zénith et commença à descendre en spirale, se rapprochant sans cesse des nuages noirs qui masquaient les sommets lointains. Les signes de civilisation disparaissaient, remplacés par des collines herbeuses, des peupliers ondulant dans le vent et des bosquets de conifères vert sombre de plus en plus nombreux. Les petites routes étaient désertes sur des kilomètres, sauf lorsqu’un panneau annonçait un abri ou un lieu où camper. Les passagers contemplaient le paysage en silence quand !Xabbu prit enfin la parole. — Vous voyez cette montagne au sommet carré ? demanda-t-il en tendant le doigt. On l’appelle le Château du Géant ; c’est de là que vient la peinture murale qui est reproduite dans le salon du Dr Van Bleeck. (Il faisait manifestement des efforts pour contrôler son émotion.) Les miens ont dû venir s’y réfugier par milliers, piégés qu’ils étaient entre les Blancs et les Noirs. C’était il y a moins de deux cents ans. Ils étaient traqués et abattus à vue. Ils tuèrent quelques-uns de leurs ennemis à l’aide de leurs lances, mais n’avaient aucune chance contre les fusils. Ils furent rabattus dans des grottes puis exterminés, hommes, femmes et enfants. C’est pour cette raison que mon peuple a cessé d’exister dans la région. Personne ne sut quoi répondre. !Xabbu se tut. Le soleil était en train de passer derrière un sommet particulièrement pointu – on aurait dit une orange plantée sur un presse-agrumes – lorsque Martine entra de nouveau en contact avec eux. — C’est sans doute le pic de Cathkin que vous avez devant les yeux, leur dit-elle. Il va bientôt vous falloir tourner. Indiquez-moi quelles sont les villes les plus proches. Jeremiah fit la liste des dernières localités qu’ils avaient traversées, tristes amas de maisons industrielles éclairées au néon sale. — Parfait, commenta Martine. D’ici une douzaine de kilomètres, vous devriez atteindre une ville nommée Pietercouttsburg. Sortez là, puis prenez la première à droite. — Comment pouvez-vous savoir tout cela depuis la France ? voulut savoir Jeremiah. — Grâce à une invention appelée carte topographique, répondit-elle d’un ton amusé. Une fois que j’ai su où se trouvait le Nid de Guêpes, déterminer le meilleur itinéraire a été un jeu d’enfant. Je ne suis pas une sorcière, vous savez, monsieur Dako. Comme prévu, quelques minutes plus tard, un panneau de signalisation annonça la proximité de Pietercouttsburg. Jeremiah quitta la route principale et tourna à droite au premier carrefour. Bien vite, ils reprirent leur ascension sur une étroite route en lacet. Entouré de nuages noirs et éclairé par le soleil couchant, le pic de Cathkin se dressait, menaçant, sur la gauche de Renie. Elle se souvint que les Zoulous donnaient aux monts du Drakensberg le nom de Barrière de Lances mais, pour le moment, la chaîne de montagnes lui faisait davantage penser à une mâchoire garnie de dents inégales et acérées. Elle frissonna en se remémorant Chez Mister J. Peut-être Long Joseph voyait-il lui aussi une bouche dans la succession de montagnes. — Comment on va manger ? demanda-t-il brusquement. On est vraiment perdu au milieu de nulle part, ici. — Nous avons pris beaucoup de nourriture, ce midi, lui rappela Renie. — Assez pour un ou deux jours, peut-être. Mais tu disais qu’on fuyait, ma fille. Durant deux jours seulement ? Et après ? Renie retint la remarque acerbe qui lui brûlait les lèvres. Pour une fois, son père avait raison. Ils pouvaient aller acheter à manger dans les petites localités telles que Pietercouttsburg, mais la présence d’étrangers attirerait vraisemblablement l’attention, surtout s’ils revenaient à plusieurs reprises. Et avec quoi payeraient-ils ? Si le compte de Jeremiah était bloqué, il en irait forcément de même de ceux de Renie et de son père. Quant au liquide qu’ils avaient sur eux, il ne durerait pas une semaine. — Vous ne mourrez pas de faim, répondit !Xabbu en s’adressant davantage à la cantonade qu’à Long Joseph seul. Je n’ai guère été utile jusque-là, et cela m’attriste, mais nul peuple n’est plus apte que le mien à trouver de la nourriture. — Je n’ai pas oublié ce que vous mangez, petit homme, protesta Long Joseph, horrifié. Vous avez perdu la boule si vous croyez que je vais avaler des trucs pareils. — Papa ! — Avez-vous atteint l’embranchement suivant ? intervint Martine. Une fois que vous y serez, continuez tout droit et cherchez un sentier sur la gauche. On dirait davantage une allée menant à une maison qu’une route. La question de la nourriture passa au second plan et Jeremiah suivit les indications de la Française. Un peu de buée commençait à apparaître sur les vitres de la voiture. Renie entendit gronder le tonnerre au loin. Le sentier avait en effet l’air étroit, surtout parce que la végétation avait empiété dessus à proximité de la route. Une fois les buissons épineux franchis – dans un crissement qui laissa de longues rayures sur les deux côtés de l’Ihlosi et faillit déclencher une autre crise de pleurs chez Jeremiah –, ils se retrouvèrent sur une route large et étonnamment régulière qui montait rapidement en enchaînant les virages serrés. Renie regardait défiler les bois. Des buissons aux fleurs rouge vif étaient comme autant de feux d’artifice au cœur de la grisaille. — On dirait un parc naturel, commenta-t-elle, mais rien ne l’annonce et nous n’avons pas vu la moindre clôture. — Les environs appartiennent au gouvernement, qui n’a sans doute pas voulu attirer l’attention en le clamant sur les toits, lui répondit Martine. Quoi qu’il en soit, j’ai contacté M. Singh sur l’autre ligne. Il va nous aider à franchir le périmètre de sécurité du complexe. Le visage courroucé de Singh s’afficha à l’écran. — Ben voyons, rétorqua-t-il. J’ai rien de mieux à faire, cette semaine… sauf peut-être passer une bonne centaine d’heures à essayer de pénétrer dans le système de ce foutu Autremonde. Un portail grillagé apparut brusquement au détour d’un virage. Jeremiah freina en lâchant un juron. — Qu’est-ce que vous avez là ? demanda Singh. Soulevez le calpélec pour que je puisse y voir quelque chose. — Ce… c’est juste une clôture fermée par un cadenas, répondit Renie. — Alors là, pour vous aider, pas de problèmes, rétorqua-t-il, goguenard. Vous allez voir ce que vous allez voir. Renie fronça les sourcils et sortit de la voiture en relevant son col pour se protéger du crachin. Il n’y avait pas âme qui vive et elle n’entendait rien d’autre que le sifflement du vent dans les arbres. La clôture était détendue par endroits et le portail attaqué par la rouille, mais il n’en restait pas moins solide. Une pancarte métallique presque invisible indiquait encore « Défense d’entrer », mais le texte accompagnant cet avertissement avait disparu depuis longtemps. — Elle a l’air vieille, expliqua Renie en revenant à la voiture, et je n’ai vu personne aux alentours. — Sacré coin secret, pas vrai ? répliqua Long Joseph. Moi, ça m’impressionne pas beaucoup. (Il ouvrit la porte et commença à s’extraire de son siège.) Bon, je vais pisser. — Peut-être que la clôture est électrifiée, commenta Jeremiah sur un ton plein d’espoir. Si vous soulagez votre vessie dessus, faites-le-nous savoir, le vieux. Le grondement du tonnerre se rapprocha. — Remonte dans la voiture, papa, ordonna Renie. — Pourquoi faire ? — Ne discute pas, rétorqua-t-elle avant de se tourner vers Jeremiah. Et vous, enfoncez la barrière. Il la dévisagea comme si elle venait de lui suggérer de s’envoler. — Qu’est-ce que vous racontez ? — Enfoncez-la. Ça fait des années que personne ne l’a ouverte. Nous avons le choix entre avancer ou attendre le déluge. Foncez ! — Oh, que non ! Pas avec ma voiture. Cela risquerait de rayer la peint… Renie se contorsionna, mit le pied sur celui de Dako et appuya de toutes ses forces. Les roues de Ihlosi patinèrent un instant, puis le bolide fit un bond en avant et heurta la clôture, qui céda quelque peu. — Qu’est-ce que vous fichez ? hurla Jeremiah. — Vous voulez attendre qu’ils nous aient retrouvés ? riposta Renie en criant aussi fort que lui. Nous n’avons pas de temps à perdre, et une voiture flambant neuve ne vous servira pas à grand-chose en prison. Jeremiah la regarda fixement un long instant. Le pare-chocs avant appuyait sur la barrière, qui tenait toujours bien qu’étant enfoncée sur une cinquantaine de centimètres. Puis Dako mit le pied au plancher en poussant un juron. Pendant un moment, rien ne changea excepté le régime du moteur, qui commença à hurler, puis il y eut un grand bruit et le portail céda. Au même instant, le pare-brise s’étoila et Jeremiah dut freiner en catastrophe pour éviter d’emboutir un arbre. — C’est pas vrai ! hurla-t-il en sautant au-dehors et en se mettant à danser de rage. Regardez mon pare-brise ! Renie sortit elle aussi, mais pour aller refermer la barrière. Elle ramassa la chaîne brisée et la remit en place après avoir jeté le cadenas. Si l’on n’y regardait pas de trop près, le portail paraissait toujours fermé. La jeune femme inspecta ensuite l’avant de la voiture avant de remonter à sa place. — Je suis désolée, dit-elle, et je ferai tout pour trouver le moyen de vous remercier. Mais pourrions-nous continuer sans perdre de temps, s’il vous plaît ? — La nuit tombe, intervint !Xabbu. Je crois que Renie a raison, monsieur Dako. — La vache ! s’exclama Singh. Il faudra que vous me racontiez ce qui s’est passé ; ça avait l’air passionnant, vu d’ici. De l’autre côté de la barrière, le sentier de terre était particulièrement étroit. — Pas terrible, marmonna Long Joseph. Fou de rage, Jeremiah conduisait en silence. Alors qu’ils progressaient entre les conifères, Renie sentit retomber la brusque poussée d’adrénaline qui s’était emparée d’elle. Comment Singh l’avait-il surnommée, déjà ? Shaka Zoulou ? Peut-être avait-il raison. Certes, la peinture de la voiture n’était pas d’une importance vitale, mais de quel droit donnait-elle des ordres à Jeremiah ? Et pourquoi ? Pour aller nulle part, s’il fallait en juger par l’endroit où ils se trouvaient… — Je sens quelque chose d’étrange… commença !Xabbu. Avant qu’il ne puisse en dire davantage, Ihlosi négocia un nouveau virage et passa dans l’ombre d’une montagne. Jeremiah se mit debout sur les freins. Le sentier disparaissait devant eux, et la voiture dérapa pour s’immobiliser à quelques mètres d’un mur de béton qui interdisait l’accès à la montagne. — Seigneur ! fit Dako, les yeux exorbités. Qu’est-ce que c’est que ça ? — Dites-moi ce que vous voyez, demanda Martine. — Il s’agit d’une sorte de porte qui fait dans les dix mètres de côté et a l’air d’un gros bloc de béton, répondit Renie. Je ne vois aucun moyen de l’ouvrir. (Elle descendit de la voiture et posa la main sur la pierre froide et grise.) Pas de poignée, rien… et s’ils avaient scellé le complexe après l’avoir fermé ? — Regardez autour de vous, la tança Singh. Bon sang, vous abandonnez toujours aussi vite ? Cherchez une boîte, un renfoncement, ou quelque chose du même genre. Et souvenez-vous qu’il ne se trouve pas nécessairement sur la paroi. Les autres descendirent à leur tour et aidèrent Renie. Le soleil se couchait rapidement et la pluie gênait elle aussi la visibilité. Jeremiah recula l’Ihlosi et alluma les phares, sans grand résultat. — Je crois que j’ai découvert quelque chose, dit enfin !Xabbu. Ce n’est pas de la vraie pierre. Renie le rejoignit à une dizaine de mètres à gauche du bloc. Approchant la flamme de son briquet, elle distingua de minuscules fissures qui délimitaient une forme carrée. Elles paraissaient naturelles, toutefois l’une d’elles était suffisamment large pour faire office de poignée. Renie glissa les doigts à l’intérieur et tira, sans succès. — Laisse-moi faire, ma fille. Long Joseph essaya à son tour mais, malgré un grincement prometteur, le panneau refusa de s’ouvrir. Au même instant, comme en réponse, un éclair déchira le ciel et le tonnerre résonna entre les montagnes. Il se mit à pleuvoir plus fort. — Je vais chercher le cric dans le coffre, proposa Jeremiah. Autant le casser, lui aussi. Long Joseph et Jeremiah durent faire levier à deux à l’aide du cric, et le panneau céda enfin dans un grand crissement de gonds rouillés, révélant ainsi un boîtier garni de petits carrés. — Il faut un code, cria Renie pour se faire entendre de Martine et de Singh. — Est-ce que vous avez un câble HSSI ? demanda ce dernier. Renie répondit par l’affirmative et le pirate informatique opina du chef. — Bien, fit-il. Enlevez le couvercle du boîtier et placez le calpélec devant afin que je puisse le voir. Je vais vous dire comment me connecter, et après, c’est à moi de jouer. Quoi que Singh ait pu faire, le résultat mit du temps à se manifester. Après avoir connecté son calpélec au boîtier de commande, suivant les instructions, Renie l’installa sur un rocher et retourna à la voiture. Le soleil disparut derrière les montagnes et un vent glacé se mit à balayer la pluie à l’horizontale. Le temps s’écoulait très lentement, ponctué par quelques éclairs qui se rapprochaient de plus en plus. Malgré la recommandation de Renie de ne pas décharger la batterie, Jeremiah alluma la radio. La musique pop qui s’en échappa ne fit rien pour calmer les nerfs surmenés de la jeune femme. — Pourquoi on l’a mis là ? demanda son père, le regard fixé sur le bloc de béton. — On dirait que l’entrée a été renforcée, sans doute pour être à l’épreuve des bombes, répondit-elle en levant les yeux sur la montagne qui les surplombait. Et elle se trouve dans un renfoncement, comme cela il est impossible de la repérer en la survolant. Long Joseph secoua la tête. — Contre qui ont-ils voulu défendre ça ? Renie haussa les épaules. — Selon Martine, il s’agissait d’une base gouvernementale. Ils cherchaient sans doute à se protéger de tout le monde. !Xabbu revint les bras chargés de bois, ruisselant de pluie, mais cela ne paraissait en rien le gêner. — Si nous ne parvenons pas à entrer, nous aurons besoin d’un feu, expliqua-t-il. Le Bushman avait glissé dans la poche de son pantalon un large poignard, parfaitement incongru sur un homme vêtu d’un costume et d’une cravate passés de mode. — Si nous n’arrivons pas à entrer, il va nous falloir trouver un endroit décent où coucher, répliqua Jeremiah, assis sur le capot, bras croisés. Il n’y a pas assez de place dans la voiture et il est hors de question que je dorme dehors. D’autant qu’il doit y avoir des chacals et d’autres sales bêtes dans la région. — Où voulez-vous que nous allions sans argent ? Renie ne put en dire davantage. Un grondement plus impressionnant que celui du tonnerre la fit sursauter. Le bloc de ciment coulissait sur le côté, révélant un vide noir au cœur de la montagne. Le cri de triomphe de Singh couvrit le bruit assourdissant. — Ichiban ! Je l’ai eue ! Renie coupa la radio et observa l’ouverture béante. Rien ne bougeait à l’intérieur. Bravant la pluie battante, elle s’approcha de l’entrée et se pencha pour mieux voir, en se méfiant des pièges et autres défenses, comme dans les films d’espionnage. Elle ne vit rien d’autre qu’un sol en ciment s’enfonçant dans la montagne. — Une vraie saleté, cette porte, commenta le vieux pirate informatique dans le silence soudain. Il a fallu que je bataille pour lui faire rendre l’âme. Ces vieux codes gouvernementaux, c’est toujours la galère pour les décrypter. — !Xabbu, appela Renie. Vous disiez que vous pouviez allumer un feu ? Dans ce cas, pourquoi ne pas le faire tout de suite ? Nous allons entrer et nous avons besoin de torches. — Tu es folle, ma fille ? demanda Long Joseph en sortant de l’Ihlosi. On a cette voiture, et elle, elle a des phares. Pourquoi on aurait besoin de torches ? Renie fit taire un brusque accès d’irritation. — Tout simplement parce qu’on verra mieux à pied, avec une torche. Nous allons guider la voiture. De cette façon, s’il y a un trou dans le sol, nous avons de bonnes chances de l’apercevoir avant que la belle Ihlosi de Jeremiah ne finisse au fond d’une fosse. Son père la regarda un long moment, puis fronça les sourcils et hocha la tête. — Pas bête, ça, ma fille. — … mais n’essayez pas d’allumer quoi que ce soit, leur conseilla Martine. Si une partie de l’équipement reste utilisable, il est possible que le système électrique fonctionne, lui aussi. — Mais c’est bien ce que nous voulons, non ? rétorqua Renie alors que !Xabbu utilisait son briquet pour allumer une longue brindille à l’extrémité garnie de feuilles sèches. Nous avons besoin de ce matériel, et cela m’étonnerait qu’il fonctionne juste pour nous faire plaisir. — Nous réglerons ce problème en temps voulu, répondit Martine d’une voix tendue. Mais réfléchissez : s’il s’agit d’une base mise hors service, comme mes recherches le montrent, ne risquons-nous pas d’attirer l’attention en utilisant son générateur ? Êtes-vous prête à prendre le risque ? Renie secoua la tête. — Vous avez raison ; nous ne toucherons à rien. Elle avait honte de ne pas y avoir pensé toute seule. Shaka Zoulou… pas de doute. — Je passe devant, décréta !Xabbu en agitant sa torche de fortune. Suivez-moi tous dans la voiture. — Mais, !Xabbu… — Je vous en prie, Renie. (Il ôta ses chaussures, qu’il rangea dans un endroit sec à côté de la porte, puis retroussa son pantalon.) Jusque-là, je n’ai pas fait grand-chose pour vous aider, mais cela, je peux m’en charger mieux que quiconque. Et puis, je suis le plus petit de nous tous ; il me sera plus aisé de me glisser dans les endroits exigus. — Bien sûr. Vous avez raison, soupira Renie en songeant qu’elle était la seule à ne pas réfléchir. Mais soyez extrêmement prudent et ne sortez pas de notre champ de vision. Je suis sérieuse. — Ne vous inquiétez pas, répondit-il en souriant. Un frisson de malaise remonta le long de la colonne vertébrale de Renie alors qu’elle regardait son ami s’éloigner. Il ressemblait à un guerrier d’autrefois s’enfonçant dans l’antre du dragon. Où allaient-ils ? Que faisaient-ils ? Il y a quelques mois à peine, cette fuite éperdue et cette intrusion lui auraient semblé totalement impensables. Jeremiah démarra et suivit lentement !Xabbu. À l’intérieur du passage, les phares n’éclairaient que le vide. Si le Bushman ne s’était pas tenu à quelques mètres d’eux, torche brandie, Renie aurait à tout instant redouté qu’ils ne tombent dans un puits sans fond. !Xabbu leva la main pour leur indiquer de s’arrêter. Il fit quelques pas, agitant sa torche pour mieux regarder sur les côtés, puis revint en trottinant. — Qu’y a-t-il ? demanda Renie en se penchant par la fenêtre. Le petit homme lui sourit. — Je pense que vous pouvez avancer sans crainte. Regardez. Il éclaira le sol à l’aide de sa torche et Renie se pencha afin de voir ce qu’il lui montrait. Une large ligne blanche avait été peinte au sol et le mot « STOP » s’étalait à l’envers. — Nous sommes dans un parking, lui expliqua !Xabbu en levant sa torche. Vous voyez ? Il y a d’autres étages au-dessus de nous. Renie se laissa aller contre son siège. Au-delà de la zone éclairée par les phares, les rampes menaient dans les ténèbres. Le parking était immense et totalement désert. — J’imagine que nous n’aurons pas de mal à trouver une place, plaisanta-t-elle. Après qu’ils eurent ramassé suffisamment de bois, et malgré les protestations de Jeremiah et de Long Joseph, Renie utilisa son calpélec pour connecter Sagar Singh au boîtier de commande intérieur afin qu’il puisse refermer la porte. Si quelqu’un parvenait à les retrouver, la jeune femme avait bien l’intention de profiter de toute la protection que pouvait leur fournir l’abri gouvernemental. — Je télécharge dans la mémoire de votre calpélec les instructions permettant de rouvrir la porte, lui dit Singh. Parce que dès qu’elle sera fermée, nous allons perdre le contact. S’il s’agit d’un vrai site militaire, pas la peine d’espérer qu’un téléphone-satellite de voiture parvienne à en percer le blindage. — Nous avons trouvé un ascenseur verrouillé muni d’un boîtier de commande différent, répondit Renie. Je crois qu’il mène au reste de l’installation. Pouvez-vous l’ouvrir, lui aussi ? — Pas ce soir. Seigneur, laissez-moi un peu me reposer, voulez-vous ? Ce n’est pas comme si j’avais rien d’autre à faire que de jouer les majordomes électroniques pour vous quatre. Elle le remercia puis dit au revoir à Martine, à qui elle promit de rouvrir la porte douze heures plus tard afin d’établir de nouveau le contact. Cela fait, Singh referma la lourde masse en béton armé. Quand elle fut presque close, ses traits se dissipèrent dans un tourbillon de parasites. Renie et ses amis étaient coupés du reste du monde. !Xabbu avait allumé un grand feu et Jeremiah l’aidait à préparer une partie de la nourriture achetée le midi sous forme de ragoût de bœuf aux légumes. Armé d’une torche, Long Joseph se promenait dans le parking souterrain, ce qui rendait Renie nerveuse. — Attention aux dalles descellées ou aux escaliers qui ne seraient pas signalés, lui cria-t-elle. Il se retourna et lui lança un regard qu’elle ne put discerner avec certitude à la lueur de la torche, mais il avait l’air écœuré. Le plafond était si haut et le parking si étendu que Long Joseph paraissait perdu au beau milieu d’un désert de noirceur. Les perceptions de Renie lui jouèrent brusquement des tours et elle eut l’impression de se trouver dehors, en un lieu où il n’y avait pas le moindre mur. Cette sensation lui fit tourner la tête et elle dut poser les mains sur le sol de béton pour retrouver ses esprits. — C’est un bon feu, déclara !Xabbu. Habitués à un plus grand confort, les trois autres lui jetèrent un regard maussade. Le repas avait été correct et, l’espace d’un instant, Renie était parvenue à oublier leur situation. Elle avait presque apprécié le dîner, comme s’ils faisaient du camping, mais cela n’avait pas duré. — Je crois que le moment est bien choisi pour vous raconter une histoire, reprit le Bushman en voyant l’expression de ses compagnons. J’en connais une qui me paraît tout à fait appropriée. — S’il vous plaît, oui, racontez-la-nous, fit Renie après quelques secondes de silence. — Il s’agit d’une histoire qui évoque le désespoir et ce qui permet de le vaincre. C’est le genre de récit qu’il est agréable de conter quand les amis sont réunis autour du feu. (Il sourit et des rides apparurent aux coins de ses yeux.) Mais vous devez d’abord en savoir un peu plus sur les miens. J’ai déjà parlé à Renie de Grand-Père Mante et de certains autres membres du Premier Peuple. Les histoires qui les évoquent remontent à l’aube des temps, à une époque où les animaux étaient des gens et où Grand-Père Mante lui-même arpentait notre monde. Mais ce récit ne parle pas de lui. « Les hommes de mon peuple sont des chasseurs, ou du moins l’étaient-ils, car plus aucun d’entre eux ne vit en accord avec les coutumes ancestrales. Mon père aussi en était un ; c’était un Bushman du désert, et c’est en traquant un éland qu’il parvint dans la région où il fit la connaissance de ma mère. J’ai raconté cette histoire à Renie et je ne l’évoquerai pas cette nuit. Mais quand les hommes de mon peuple s’en allaient chasser, il leur fallait souvent partir loin de leurs femmes et enfants pour trouver du gibier. « Il n’existe pas de plus grands chasseurs que les étoiles du firmament. Les miens les contemplaient chaque nuit, et ils savaient qu’ils n’étaient pas les seuls à devoir voyager loin et souvent. Le plus grand de tous les chasseurs est celui que vous appelez Etoile du Matin et que nous nommons Cœur de l’Aube. C’est un pistard qui ne connaît pas la fatigue et sa lance, qui atteint toujours son but, vole plus loin que n’importe quelle autre. « Dans l’ancien temps, Cœur de l’Aube voulut prendre femme. Tous les gens du Premier Peuple lui apportèrent leurs filles, dans l’espoir qu’il ferait de l’une d’elles son épouse. Éléphant, python, spring-bock et souris à long museau, toutes dansèrent devant lui, mais aucune ne parla à son cœur. Il en fut de même des félins : la lionne était trop grande, la femelle du léopard couverte de taches. L’une après l’autre, il les renvoya toutes, jusqu’à ce que ses yeux tombent sur la fille du lynx. Elle lui fit l’effet d’une flamme, avec sa robe luisante et ses yeux de feu. Et il sut que, de toutes celles qu’il avait vues, c’était elle qu’il devait épouser. « Quand le père de la jeune lynx accéda, comme de bien entendu, à la demande de Cœur de l’Aube, il y eut une grande fête où l’on chanta et dansa. Le Premier Peuple y assista au grand complet. Ceux dont la fille n’avait pas été choisie éprouvaient encore une certaine jalousie, mais la nourriture et la musique firent taire le mal qui germait dans leur cœur. Hyène fut le seul qui refusa de se joindre aux festivités. Il était fier et sa fille aussi. Tous deux se sentirent insultés par le refus de Cœur de l’Aube. « Même après avoir épousé Lynx, Cœur de l’Aube ne l’en aimait que davantage. Bien vite, elle lui donna un fils. Fou de joie, le grand chasseur rapporta de nombreux présents à sa femme – des boucles d’oreilles, des bracelets pour ses poignets et ses chevilles, une splendide cape en peau – et elle les porta avec joie. Comme c’était une femme mariée, elle ne pouvait pas s’éloigner du feu le soir, quand son mari était à la chasse. Sa jeune sœur vint donc lui rendre visite. Ensemble, elles discutèrent, rirent et jouèrent avec le fils de Lynx en attendant le retour de Cœur de l’Aube. « Mais Hyène et sa fille étaient dévorés par la rage, et c’est pourquoi le vieux Hyène envoya sa fille en secret au campement de Lynx et de Cœur de l’Aube. Il y avait un mets que Lynx appréciait tout particulièrement, les œufs de fourmis. Si elle avait un défaut, c’était la gourmandise. En effet, elle avait souvent eu faim avant d’épouser Cœur de l’Aube, et quand elle trouvait ces délicieux petits œufs blancs qui ressemblent à des grains de riz, elle les mangeait toujours jusqu’au dernier. Fille de Hyène rassembla tout un tas d’œufs en un endroit où Lynx ne manquerait pas de les trouver, mais seulement après les avoir frottés de musc et de la sueur qu’elle avait prélevée sous ses aisselles. Cela fait, elle alla se cacher. « Lynx et sa sœur cherchaient à manger quand la première aperçut les œufs. “Oh, quelle chance ! Quelle chance !” s’exclama-t-elle, mais sa sœur ne l’entendait pas de cette oreille. “Ces œufs dégagent une odeur malsaine, protesta-t-elle. Je ne crois pas qu’il soit bon de les avaler.” « Mais Lynx était trop excitée. “Je vais tous les manger, dit-elle en prenant les œufs, car il se peut que je n’en retrouve pas avant longtemps.” « Pour sa part, la sœur de Lynx refusa de manger le moindre œuf ; l’odeur de Hyène la dérangeait trop. « Quand toutes deux revinrent au campement, Lynx ressentit une vive douleur au ventre et sa tête devint brûlante, comme si elle s’était trop approchée du feu. Elle fut incapable de dormir cette nuit-là ni la suivante. Sa sœur lui reprocha de s’être montrée si gourmande et alla chercher leur mère pour la soigner, mais la vieille femme n’y put rien et l’état de Lynx ne fit qu’empirer. Elle repoussa son jeune fils et se mit à crier et à vomir, tandis que ses yeux se révulsaient de plus en plus. L’un après l’autre, elle jeta à terre tous les somptueux présents de son époux – d’abord ses boucles d’oreilles, puis ses bracelets, sa cape en peau, et même les lanières en cuir de ses sandales. Enfin, elle se retrouva nue et en pleurs. À cet instant, elle se leva et s’enfuit dans les ténèbres. « La mère de Lynx était si terrifiée qu’elle courut à son propre campement pour dire à son mari que leur fille était mourante, mais sa sœur, elle, suivit Lynx. « Une fois le campement désert, Fille de Hyène approcha du feu. Elle mit d’abord les boucles d’oreilles de Lynx, puis ses bracelets en coquille d’œuf d’autruche, après quoi elle enfila sa cape et ses sandales. Cela fait, elle s’assit auprès des flammes et partit d’un grand éclat de rire. “Me voilà enfin l’épouse de Cœur de l’Aube, comme j’aurais toujours dû l’être”, dit-elle. « Lynx s’enfuit dans le bush et sa sœur la suivit. Sa tristesse était telle qu’elle courut jusqu’à arriver en un lieu d’eau et de roseaux, où elle s’assit en pleurant. Sa sœur la rejoignit et l’appela : “Pourquoi ne rentres-tu pas chez toi ? lui demanda-t-elle. Que se passera-t-il si ton époux revient et s’il ne te trouve pas à côté du feu ? Ne se fera-t-il pas du souci ?” « Mais la seule réponse de Lynx fut de s’enfoncer plus avant dans les roseaux, et elle eut bientôt de l’eau jusqu’aux genoux. “Je sens l’esprit de Hyène en moi, expliqua-t-elle enfin. Je suis seule et j’ai peur ; les ténèbres se sont abattues sur moi.” « A cause de ce qui est arrivé à Lynx, les miens évoquent toujours “le temps de la Hyène” lorsque quelqu’un est malade dans son âme. « Mais la sœur de Lynx avait emmené avec elle le nourrisson de cette dernière. “Ton bébé veut téter, dit-elle. Regarde, il a faim. Tu dois lui donner le sein.” « Et, pour un moment, Lynx revint nourrir son fils, puis elle le posa à terre et repartit dans l’eau, s’enfonçant plus encore qu’auparavant ; elle en avait désormais jusqu’à la taille. Chaque fois que sa sœur la persuadait de venir prendre son fils dans ses bras, elle se repliait toujours plus loin, tant et si bien qu’elle finit par avoir de l’eau jusqu’au cou. « Finalement, sa sœur repartit, désespérée, en prenant avec elle le bébé qui avait froid sous les étoiles et près de l’eau. Mais quand elle approcha du feu qui les réchaufferait, elle vit que la place était déjà occupée par une personne aux yeux brillants, qui avait revêtu tous les cadeaux que Cœur de l’Aube avait faits à Lynx. “Ah ! fit cette personne. Voici enfin mon fils. Pourquoi me l’as-tu volé ? Rends-le-moi tout de suite.” « La sœur de Lynx fut tout d’abord surprise et se demanda si son aînée était revenue de la terre des roseaux, puis elle prit peur en sentant l’odeur de Hyène. Serrant le garçon contre son sein, elle s’enfuit dans la nuit, poursuivie par les invectives de Fille de Hyène : “Rends-moi mon fils ! Je suis la femme de Cœur de l’Aube !” « La sœur de Lynx comprit alors ce qui s’était passé et sut que, quand Cœur de l’Aube rentrerait de son long voyage céleste, il serait trop tard pour sauver sa sœur. Elle chercha alors un endroit élevé et, levant la tête vers les étoiles, se mit à chanter : Cœur de l’Aube, entends-moi, entends-moi ! Cœur de l’Aube, rentre de la chasse ! Ta femme est malade et ton fils a faim ! Cœur de l’Aube, l’heure est grave ! « Elle répéta ces vers encore et encore, de plus en plus fort, jusqu’à ce que le grand chasseur finisse par l’entendre. Il revint aussi vite que possible, les yeux luisants, et se dressa devant la sœur de Lynx. Cette dernière lui expliqua tout ce qui était arrivé et le courroux de Cœur de l’Aube fut terrible. Il courut jusqu’à son campement. A son arrivée, Fille de Hyène se leva dans un tintement de boucles d’oreilles et de bracelets. Faisant de son mieux pour rendre sa voix grave et râpeuse aussi douce que celle de Lynx, elle lui dit : “Te voici enfin, mon époux ! Et qu’as-tu ramené pour ta femme ? M’as-tu apporté du gibier ? M’as-tu apporté des cadeaux ?” “Voilà le seul cadeau que j’ai pour toi !” répondit Cœur de l’Aube en détendant le bras, et sa lance s’envola. « La traîtresse poussa un cri de terreur et se jeta sur le côté. Pour la toute première fois, Cœur de l’Aube rata sa cible, car la magie de Hyène est ancienne et puissante, mais, alors qu’elle évitait le mortel projectile, Fille de Hyène marcha dans le feu et les flammes lui brûlèrent les jambes. Se débarrassant des bijoux de Lynx, elle s’enfuit aussi vite qu’elle le pouvait malgré ses blessures. Aujourd’hui encore, si vous croisez une hyène, vous verrez que, comme tous les rejetons de Fille de Hyène, elle pose délicatement les pattes par terre et que celles-ci, noircies jusqu’aux genoux, portent toujours la marque du feu de Cœur de l’Aube. « Après avoir chassé la sournoise, il alla rechercher sa femme dans l’eau. Il lui rendit ses bijoux et ses vêtements avant de placer son fils dans ses bras. Puis, avec l’aide de la sœur de Lynx, il ramena son épouse à leur campement. Et maintenant, quand l’Étoile du Matin que nous appelons Cœur de l’Aube finit de chasser, il rentre toujours chez lui au plus vite, et même la nuit recule sur son passage. Quand il apparaît, on peut la voir qui se terre à l’horizon, dans un nuage de poussière rouge. « Ainsi s’achève mon histoire. Il y eut un long moment de silence. Jeremiah opina lentement du chef, comme s’il venait d’entendre confirmer quelque chose en quoi il croyait depuis longtemps. Long Joseph hochait la tête, lui aussi, mais pour une raison différente ; il s’était endormi. — Ce… c’était merveilleux, !Xabbu, souffla enfin Renie. L’histoire du Bushman lui avait semblé étrangement vivante et familière, comme si elle en avait déjà entendu certains passages auparavant, même si elle savait que ce n’était pas le cas. — C’était… cela m’a rappelé tant de choses… précisa-t-elle. — Je suis heureux de vous l’avoir contée, et j’espère que vous vous en souviendrez quand vous vous sentirez triste. Nous avons tous besoin de la bonté des autres pour y puiser notre force. L’espace d’un instant, la lueur du feu parut emplir la salle et repousser les ombres. Renie s’autorisa quelques secondes d’espoir. C’était la nuit et elle contemplait un vaste désert qui s’étendait sous ses pieds. Elle ignorait si elle se trouvait assise dans un arbre ou à flanc de colline. D’autres individus étaient perchés à ces côtés, mais elle les distinguait à peine. — Cela me fait plaisir que tu sois venue habiter chez moi, lui dit Susan Van Bleeck, dont la voix semblait surgir du néant. Je sais bien que c’est un peu haut ; il est des jours où j’ai peur que tous mes invités tombent. — Mais je ne puis rester. (Renie avait peur de faire de la peine à son hôte, mais il lui était impossible de se taire.) Je dois apporter ses affaires d’école à mon frère. Papa se mettra en colère si je ne le fais pas. Une main sèche et décharnée se referma sur son poignet. — Oh, mais tu ne peux pas partir. Il est là qui nous attend, tu sais. — C’est vrai ? demanda Renie, de plus en plus agitée. Mais je dois absolument traverser. Stephen a besoin de ses livres de classe avant que les cours ne commencent. L’image de son frère, seul et en larmes, luttait en elle contre l’importance de l’avertissement du docteur. Elle se rappelait mal à qui Susan faisait référence, mais elle savait que les paroles de son amie n’annonçaient rien de bon. — Bien sûr qu’il est là ! Il nous sent ! persista Susan en serrant plus fort le poignet de Renie. Il nous déteste parce que nous demeurons ici, dans les hauteurs, et que nous avons chaud quand lui vit dans le froid. Alors même qu’elle entendait ces mots, Renie se sentit glacée par une rafale de vent en provenance du désert. Les autres le ressentirent aussi et manifestèrent leur inquiétude à grand renfort de murmures effrayés. — Mais je ne puis rester ici, persista-t-elle. Stephen se trouve de l’autre côté. — Tu ne peux pas descendre non plus. (La voix du docteur semblait avoir changé brusquement, de même que son odeur.) Je te l’ai dit, il t’attend. Il nous guette en permanence, car il est toujours à l’extérieur. Ce n’était plus Susan qui se tenait assise à côté d’elle, mais sa propre mère. Renie reconnut sa voix et la senteur du parfum citronné qu’elle aimait porter. — Maman ? Elle ne reçut aucune réponse, mais cela ne l’empêcha pas de sentir la chaleur de sa mère, qui ne se trouvait qu’à quelques centimètres. Renie ouvrit la bouche, et perçut alors autre chose qui lui glaça le sang dans les veines. Il y avait bien quelque chose qui rôdait dans les ténèbres et qui cherchait une proie à dévorer. — Silence, souffla sa mère. Il est tout près, mon enfant. Une immonde puanteur s’éleva vers elle, un relent de mort, de brûlé et de lieux abandonnés. Elle s’accompagnait d’une sensation que Renie perçut aussi clairement que l’odeur, une vague de pure malice, de jalousie et de haine dévorante, de tristesse et de totale solitude. C’était l’émanation d’une créature livrée aux ténèbres depuis l’aube des temps, et qui ne savait rien de la lumière, si ce n’est qu’elle la haïssait. D’un seul coup, Renie n’avait plus aucune envie de quitter son perchoir. — Maman, commença-t-elle. Il faut que je… Soudain, ses pieds se dérobèrent sous elle et elle roula dans les ténèbres. Elle tombait toujours plus vite, et l’horrible monstre ouvrait les mâchoires en grand pour l’avaler… Elle s’assit dans son lit, le souffle court et le sang battant à ses tempes. Il lui fallut quelques instants pour se rappeler où elle se trouvait, mais cela ne l’aida en rien. Exilée. Fugitive. Obligée de partir pour une terre étrange et inconnue. L’ultime sensation du songe, une chute incontrôlable vers la source du mal, ne l’avait pas complètement quittée. Elle ne se sentait pas bien et avait la chair de poule. Le temps de la Hyène, songea-t-elle, soudain désespérée. !Xabbu avait raison. Le temps de la Hyène est arrivé. S’allonger de nouveau lui demanda un gros effort, mais elle se força à le faire. La respiration régulière des autres, qui emplissait la vaste nuit, constituait son unique lien avec la lumière. — Tu veux dire qu’on aurait pu avoir du courant hier soir au lieu de devoir s’asseoir autour d’un feu ? bougonna Long Joseph en fourrant les mains dans ses poches. — L’électricité fonctionne, oui, répondit Renie, fatiguée de devoir encore tout expliquer. Mais elle sert aux systèmes de sécurité et d’automaintenance du bâtiment. Nous devons, autant que possible, éviter de l’utiliser. — Je me suis cogné le pied en cherchant les toilettes dans le noir. J’aurais pu tomber dans un trou et me rompre le cou… — Écoute, papa… Renie s’interrompit brusquement. Pourquoi s’acharner à livrer les mêmes batailles ? Tournant résolument le dos à son père, elle se dirigea vers les ascenseurs. — Comment ça se passe ? demanda-t-elle. — M. Singh est toujours au travail, lui apprit !Xabbu en relevant la tête. — Six heures, commenta Jeremiah. Nous ne l’ouvrirons jamais. Je ne m’attendais pas à passer le restant de mes jours dans un satané parking souterrain. La voix de Singh sortit du calpélec, bien moins audible que d’habitude. — Bon sang, mais vous ne savez donc que râler ? Soyez plutôt heureux que cette base soit fermée ou désaffectée, je sais pas comment vous dites. On aurait pu avoir beaucoup plus de mal à entrer ici, surtout s’il y avait eu des gardes armés. (Il paraissait davantage vexé qu’en colère, comme s’il n’appréciait pas que l’on remette ses compétences en question.) Je finirai bien par l’avoir, mais il fonctionne à l’aide d’un lecteur d’empreinte de la main. C’est bien plus dur à pirater qu’un misérable petit code ! — Je sais, et nous vous remercions, répondit Renie. La situation est difficile à vivre, c’est tout. Les derniers jours ont été particulièrement éprouvants. — Éprouvants ? rétorqua le vieillard d’un ton offensé. Vous devriez essayer de vous infiltrer dans le réseau le mieux gardé du monde tandis qu’une infirmière vient vous voir toutes les cinq minutes pour vérifier que votre oreiller est bien rembourré et vous forcer à finir votre gâteau de riz. Et comme il n’y a même pas de verrous sur les portes de ce foutu établissement, de vieux crétins séniles n’arrêtent pas de débarquer chez moi en se croyant dans leur chambre. Sans même parler de mes douleurs gastriques – vous n’en reviendriez pas si je vous montrais ma liste de médicaments. Et, pour me détendre, je m’amuse à vous faire franchir le système de sécurité d’une base ultrasecrète. A part ça, vous me dites que vos dernières journées ont été éprouvantes ? Acceptant la réprimande, Renie s’en alla. Elle avait mal au crâne et il ne lui restait plus d’aspirine. Sans en avoir vraiment envie, elle alluma une cigarette. — Personne n’est heureux, aujourd’hui, dit doucement !Xabbu. Renie sursauta ; elle ne l’avait pas entendu approcher. — Et vous ? Vous avez pourtant l’air enjoué. Le Bushman lui lança un regard où se mêlaient tristesse et amusement, et elle s’en voulut de lui avoir répondu si sèchement. — Bien sûr que non, Renie. Je suis triste à cause de ce qui vous arrive, à vous et à votre famille, mais aussi parce que je ne peux poursuivre ce que je souhaite faire le plus au monde. Et j’ai peur que nous n’ayons découvert quelque chose de terriblement dangereux et que nous ne puissions rien y faire. Mais la colère ne nous aidera pas, du moins pas maintenant. (Il eut un petit sourire et ses yeux se plissèrent.) Plus tard peut-être, quand les choses iront mieux, me mettrai-je en colère. Elle lui fut une nouvelle fois reconnaissante de son calme et de sa nature affable, mais cette sensation s’accompagna d’un léger ressentiment. L’humeur égale du Bushman lui donnait l’impression qu’il lui pardonnait sans cesse, et elle détestait cela. — Quand les choses iront mieux, dites-vous ? Etes-vous sûr que cela se produira un jour ? Il haussa les épaules. — Tout dépend des termes que l’on choisit. Dans ma langue natale, il y a plus de « si » que de « quand », mais je dois faire un choix chaque fois que je m’exprime en anglais. J’essaye toujours de prendre l’option la plus joyeuse afin que nos paroles ne nous soient pas un fardeau. Cela vous paraît-il compréhensible ? — Je crois, oui. — Renie ! cria Jeremiah, affolé. Elle se tourna vers lui à temps pour voir clignoter l’indicateur qui surplombait l’un des ascenseurs. L’instant suivant, la porte s’ouvrit. J’ai l’impression d’être l’explorateur qui est entré le premier dans le tombeau perdu de Toutankhamon, songea-t-elle alors que l’ascenseur s’arrêtait sans bruit au premier étage. Aussitôt, elle se rappela que l’explorateur en question était censé avoir succombé à une malédiction. L’ouverture de la porte interrompit son raisonnement morbide, mais l’image resta tout de même vivace dans son esprit. Elle venait d’arriver dans ce qui avait été un étage de bureaux, à présent débarrassé du moindre meuble, à l’exception d’une grande table de conférence et de quelques classeurs métalliques aux tiroirs ouverts et vidés de leurs dossiers. Renie se laissa gagner par le désespoir. L’état des lieux n’annonçait rien de bon. Ses compagnons et elle firent le tour de toutes les pièces afin de s’assurer qu’ils n’y trouveraient rien d’utile, après quoi ils retournèrent à l’ascenseur. Trois étages supplémentaires, tous semblables au premier, n’aidèrent pas à lui remonter le moral. Il y avait là suffisamment de meubles imposants pour penser que le déménagement s’était interrompu avant terme, mais rien d’utilisable. Quelques détails rappelaient que des êtres humains avaient vécu en ce lieu – deux ou trois calendriers vieux d’une vingtaine d’années pendus aux murs, des notes internes annonçant telle ou telle modification des règles en vigueur, ou encore, scotchée à une vitre, la photo d’une femme et de plusieurs enfants, tous habillés de costumes tribaux comme s’ils venaient de participer à une cérémonie –, mais ces détails ne rendaient l’endroit que plus désert, plus mort. L’étage suivant regorgeait de comptoirs en acier. Mal à l’aise, Renie eut l’impression de se trouver dans le cabinet d’un médecin avant de comprendre qu’il s’agissait de la cuisine. Une grande salle emplie de tables pliantes la conforta dans son opinion. Les sixième et septième étages contenaient des pièces carrées qui devaient servir de dortoirs et qui étaient désormais vides comme les cellules d’une ruche abandonnée depuis longtemps. — Des gens ont vécu ici ? demanda Jeremiah. — Probablement, répondit Renie en faisant descendre l’ascenseur grâce à son calpélec. A moins que l’on n’ait construit la base dans l’éventualité d’une guerre mais qu’elle n’ait jamais servi. Martine dit qu’il s’agissait d’une installation secrète de l’armée de l’air. — Dernier étage, commenta son père. Et il n’y a rien au-dessus que deux autres étages de parking, comme je t’ai dit. J’ai vérifié. Il avait presque l’air guilleret. Renie tourna les yeux vers !Xabbu. L’expression du petit homme ne changeait pas, mais il la regardait droit dans les yeux, comme pour mieux lui communiquer sa force. Il est persuadé qu’il n’y a rien, lui aussi. Toute la situation lui sembla soudain irréelle… ou trop réelle, peut-être ? A quoi s’étaient-ils attendus, après tout ? A trouver une base militaire en parfait état de marche et qui n’attendait qu’eux, tel un château ensorcelé ? La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Renie n’eut même pas besoin de regarder et les paroles de son père ne la surprirent nullement. — Encore des bureaux, c’est tout. On dirait qu’il y a une salle de réunion par là. Elle inspira profondément. — Allons tout de même voir, cela ne coûte rien. De plus en plus certaine d’évoluer au sein d’un rêve particulièrement fatigant et déprimant, elle prit la tête du petit groupe puis laissa ses compagnons se séparer. La première pièce était totalement dépouillée ; seule restait une hideuse moquette beige. Abattue, Renie ne put s’empêcher de penser qu’il devait être insupportable de travailler dans ce lieu sans lumière, à respirer de l’air recyclé tout en sachant que l’on avait plusieurs millions de tonnes de roche au-dessus de la tête. Écœurée, elle retourna vers l’ascenseur, trop accablée pour réfléchir à ce qu’ils pouvaient faire, désormais. — Il y a en un autre, lui apprit !Xabbu. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre. — Quoi ? fit-elle enfin. — Un autre ascenseur. Là, dans le fond. Renie et les autres traversèrent le labyrinthe. Hébétés, ils contemplèrent la porte grise comme s’il s’agissait d’un ovni. — Vient-il lui aussi du parking ? demanda Renie, qui n’osait pas espérer de nouveau. — Il n’y en avait pas sur ce mur, ma fille, lui rappela Long Joseph. — Il a raison, dit Jeremiah en caressant le métal glacé. Renie courut chercher son calpélec, resté dans le premier ascenseur. Il n’y avait aucun bouton à l’intérieur de la cabine gris mat et, dans un premier temps, la porte refusa de se refermer. Renie brancha son calpélec à l’intérieur et entra le code découvert par Singh. Quelques secondes plus tard, la porte se ferma. L’ascenseur descendit longtemps, puis s’arrêta dans un tintement. — Oh, mon dieu, s’exclama Jeremiah. Regardez-moi ça ! Renie n’en croyait pas ses yeux. C’était bien le tombeau de Toutankhamon. — J’ai pigé ! fit Long Joseph en riant. Ils ont d’abord construit ça, puis ils ont rajouté le reste au-dessus. Il leur aurait fallu faire sauter la montagne pour déménager ces trucs. !Xabbu s’était déjà avancé de quelques pas. Renie le suivit. Le plafond était cinq fois plus haut que celui du garage, grande voûte de pierre ornée de dizaines de projecteurs gros comme des lits doubles. Ils commençaient à diffuser une lueur jaune, comme si quelqu’un les avait allumés en l’honneur des visiteurs. Les murs se garnissaient de plusieurs étages de bureaux creusés à même la roche et munis de rambardes. Renie et ses compagnons se trouvaient au troisième étage en partant du bas, et contemplaient le sol de la caverne d’une bonne douzaine de mètres de haut. Un imposant matériel recouvert de bâches en plastique était disposé sur le sol, même si de nombreux appareils avaient manifestement été emportés. Telle une immense toile d’araignée, des câbles pendaient d’une série de cavités artificielles. Et au centre de la salle, massifs et étranges comme les sarcophages des rois d’antan, trônaient douze grands cercueils de céramique. 5 Une visite chez Tonton INFORÉSO/FLASH : L’ONU redoute une nouvelle mutation du bukavu. (visuel : victimes du bukavu allongées à l’extérieur de l’hôpital d’Accra, au Ghana) COMM : Les médecins d’ONUMed font état d’une nouvelle souche du virus du bukavu. Cette mutation, que l’on a déjà officieusement baptisée « bukavu 5 », reste latente bien plus longtemps, ce qui permet au porteur de contaminer plus de personnes qu’avec le bukavu 4, lequel est mortel en deux ou trois jours… (visuel : Injinye, responsable d’ONUMed, donnant une conférence de presse) INJINYE : « Ces virus mutent très rapidement. Nous luttons en fait contre une série de foyers épidémiques en Afrique et sur le sous-continent indien. Jusqu’à aujourd’hui, nous parvenons encore à les contrôler mais, si on ne nous alloue pas de meilleures subventions, une extension de l’épidémie paraît inévitable. » L’homme que l’on enterrait vivant dans la cour cognait frénétiquement contre le couvercle de son cercueil alors qu’on le recouvrait de terre. Dans les hauteurs du plafond voûté, une sorte d’immense araignée entortillait un autre client dans une toile qui devait brûler comme de l’acide, à en juger par les hurlements de la victime. Tout cela était d’un ennui sans nom. Même les squelettes avaient l’air fatigués. Ainsi, le petit groupe qui multipliait les exercices physiques sur la table d’Orlando rata sa réception du sucrier virtuel. L’objet roula et pulvérisa plusieurs d’entre eux, ne laissant que de la poussière d’os sur son passage. Orlando ne se fendit même pas d’un sourire. Fredericks n’était pas là, et aucun des clients du Saloon de la Dernière Chance ne l’avait vu depuis que tous deux étaient venus ici ensemble. Orlando s’en alla. Son ami ne se trouvait pas non plus sur aucun des sites du Couloir de la Mort, même si une femme de la Mort-Vie prétendait l’avoir aperçu récemment – mais comme cette dernière se faisait appeler Tête en l’Air, Orlando n’avait guère confiance dans son témoignage. L’adolescent était très inquiet. Au cours de la semaine passée, il avait envoyé plusieurs messages à Fredericks, directement chez lui ou chez des amis communs, sans recevoir aucune réponse. Pire, Fredericks n’avait même pas consulté son courrier électronique. Orlando était parti du principe que, tout comme lui, son ami était retombé dans la vie réelle après leur expulsion musclée de Refuge, et qu’il se tenait à l’écart pour faire comprendre à Orlando qu’il lui en voulait de l’avoir entraîné dans sa dernière obsession. Mais maintenant, il commençait à se demander s’il n’était pas arrivé quelque chose de plus grave à Fredericks. Il se déplaça de nouveau pour se rendre dans le Pays du Milieu. Mais au lieu d’apparaître au « Garrot-Couteau », taverne du quartier des voleurs du vieux Madrikor où il intégrait toujours le jeu, il se retrouva en haut d’un immense escalier de pierre, face à une gigantesque porte à double battant ornée d’une balance monumentale. Le Temple de la Table du Jugement, se dit-il. La vache ! La délibération a été rapide. La porte s’ouvrit et des flammes apparurent sur les torchères murales. Transformé en Thargor, Orlando avança. Même s’il se sentait désormais détaché du Pays du Milieu, il était difficile de ne pas ressentir la solennité de l’instant. Immense et haute de plafond, la salle baignait dans l’ombre à l’exception d’un rai de lumière oblique tombant d’un vitrail. Ce dernier arborait le symbole de la Table du Jugement, et la clarté qu’il laissait passer illuminait parfaitement les silhouettes masquées et vêtues de robes qui se tenaient assises en cercle. Même les impressionnants murs de pierre étaient convaincants : ils avaient l’air lisses, comme pour mieux marquer le passage des siècles. Orlando avait déjà vu cette salle, cependant il ne put s’empêcher d’admirer une fois encore le travail accompli pour la réaliser. C’était pour cette raison qu’il n’avait jamais joué que dans le Pays du Milieu : les propriétaires du site étaient des joueurs et des artistes, et non des employés exploités par une multinationale. Ils voulaient que leur monde soit le plus réaliste possible car ils y passaient eux aussi de longues heures. Un des juges se leva et s’exprima d’une voix forte. — Thargor, ton appel a été évalué. Nous connaissons tous ton histoire et nous avons admiré tes exploits. Nous savons que tu n’es pas du genre à faire appel à la légère. (Il fit une pause et tous les visages masqués se tournèrent vers leur porte-parole.) Toutefois, ton appel est irrecevable. Ta mort est entérinée. — Me serait-il possible de consulter les enregistrements sur lesquels vous vous êtes basés au cours de vos délibérations ? demanda Orlando. Mais la voix ne s’interrompit pas et le jeune homme comprit que la séquence avait été enregistrée. — Nous sommes sûrs que tes compétences te permettront de revenir dans le Pays du Milieu sous un autre nom et de connaître une nouvelle fois la gloire, mais ceux qui vénèrent l’histoire du Pays du Milieu n’oublieront jamais Thargor. Bonne chance. — Tel est le verdict de la Table du Jugement. Le temple disparut avant qu’Orlando pût ajouter quoi que ce soit. L’instant suivant, il se retrouva dans la Salle de Création, où les nouveaux joueurs achetaient leurs attributs et se donnaient littéralement vie avant d’entrer dans le Pays du Milieu. Il regarda autour de lui sans rien voir. Il se sentait peiné, mais bien moins qu’il ne l’aurait cru. Thargor était définitivement mort… et après tout le temps qu’il avait passé à être le barbare, la nouvelle aurait dû l’affecter davantage. — Oh, c’est toi, Gardiner, l’accueillit le prêtre de service. J’ai entendu dire que Thargor s’était fait buter. Dommage, mais bon, il faut bien que ça nous arrive à tous, pas vrai ? Alors, qu’est-ce que tu veux être, maintenant ? Un autre guerrier ou quelque chose de différent ? Un magicien ? Orlando eut une expression de dégoût. — Dis, tu peux savoir si Simmeck le Voleur s’est connecté, ces temps-ci ? demanda-t-il. — Je n’ai pas le droit de te le dire, répondit le prêtre en secouant la tête. Pourquoi ne lui laisses-tu pas un message ? — J’ai essayé, fit Orlando en soupirant. Bon, c’est pas grave. A la prochaine. — Hein ? Tu ne veux pas te créer un nouveau personnage ? Des tas de types se battent pour prendre ta place tout en haut de l’échelle, Gardiner. Dieter Cabo a déjà lancé un défi à quiconque voudra l’affronter. Il lui manque juste quelques points pour pouvoir te remplacer. Orlando quitta le Pays du Milieu avec un léger pincement au cœur. Il inspecta sa chambre virtuelle avec mécontentement. Elle était chouette, d’une certaine manière, mais si… puérile. Les trophées, surtout. Ils lui avaient paru terriblement importants quand il les avait acquis, mais il se sentait aujourd’hui gêné de les avoir conservés. Et une fenêtre simulée pleine de dinosaures, au nom du ciel ! Qu’est-ce que c’était gamin ! Même celle qui suivait le développement du Projet Mars lui paraissait désormais pathétique ; seuls les incurables nostalgiques n’avaient pas réussi à se débarrasser de cette obsession. Les êtres humains ne partiraient jamais dans l’espace ; trop coûteux, trop compliqué. Les contribuables d’un pays qui avait dû transformer ses stades en camps de toile et incarcérer l’excédent de ses prisonniers sur des péniches ne risquaient pas d’accepter une dépense de milliards de dollars pour envoyer une poignée de gens dans un autre système solaire, et l’idée de rendre habitable une proche planète telle que Mars commençait à disparaître de l’inconscient collectif. Et même si tout changeait et si l’humanité décidait une nouvelle fois de conquérir les étoiles, Orlando Gardiner ne serait pas du voyage. — Beezle, appela-t-il. Viens ici. Son agent se glissa par une fissure murale en agitant ses pattes en tous sens et le rejoignit au pas de course. — Je suis tout ouïe, patron. — Du nouveau sur Fredericks ? — Pas un murmure. Je surveille tout, mais pas le moindre signe d’activité de sa part. Orlando contempla sa pyramide de trophées et se demanda ce qu’il éprouverait s’il les jetait en les effaçant de la mémoire de son système. Il les fit disparaître, pour voir. Le coin de la salle virtuelle lui parut soudain bien vide. — Trouve-moi le numéro de téléphone de ses parents. Fredericks, en Virginie-Occidentale. Quelque part dans les collines. Beezle haussa frénétiquement un sourcil. — Vous ne pourriez pas préciser un peu plus ? demanda-t-il. Mon analyse préliminaire m’indique qu’il y a plus de deux cents Fredericks en Virginie-Occidentale. Orlando poussa un long soupir. — Je ne sais pas. On ne parle jamais de ces trucs-là. Je ne crois pas qu’il ait des frères ou des sœurs. Ses parents travaillent pour le gouvernement et il me semble qu’ils ont un chien. (Il se força à réfléchir.) Il a bien dû fournir des renseignements au Pays du Milieu en s’inscrivant. — Ça ne veut pas dire que n’importe qui peut y accéder, lui fit remarquer l’agent. Je vais voir ce que je peux dégoter. Il s’éclipsa par un trou du sol. — Hé ! Beezle ! Reviens ! L’animal de dessin animé ressortit de sous le canapé virtuel en s’apitoyant sur lui-même. — Oui, patron. Je ne vis que pour vous servir, patron. Qu’est-ce que ce sera, cette fois ? — Tu ne trouves pas cette pièce ridicule ? Beezle s’immobilisa, ressemblant comme deux gouttes d’eau à la tête abandonnée d’un balai éponge. Orlando crut un instant qu’il avait posé une question dépassant les capacités de mémoire de son agent. — Et vous ? demanda enfin ce dernier. — Ne me renvoie pas ma question. Orlando était exaspéré. C’était l’astuce la plus minable en terme de programmation : dans le doute, répondre à une question par la même ou en la retournant à celui qui l’avait posée. — Dis-moi seulement si, à ton avis, elle est ridicule ou pas, persista l’adolescent. Beezle cessa une nouvelle fois de bouger et Orlando fut pris d’une soudaine inquiétude. Se pouvait-il qu’il ait poussé son agent trop loin ? Après tout, Beezle n’était qu’un programme informatique. Et quelle idée de poser une telle question à un logiciel ! Si Fredericks était présent, il n’aurait pas manqué de traiter son ami de frappadingue. — J’ignore ce que « ridicule » signifie dans ce contexte, patron, répondit enfin Beezle. Orlando fut gêné par cet aveu. Il avait l’impression d’avoir forcé quelqu’un à reconnaître en public qu’il ne savait pas lire. — Ouais, t’as raison. Allez, vois si tu peux me trouver ce numéro de téléphone. Beezle repartit sans se faire prier. Orlando réfléchit à ce qu’il pouvait faire pour s’occuper tandis que son agent effectuait les recherches. Il était environ seize heures, ce qui signifiait que le temps lui était compté avant le retour de Vivien et Conrad. A ce moment, il devrait refaire surface, aussi il ne lui fallait pas se lancer dans quelque chose de trop long. Les jeux étaient donc hors de question, mais de toute façon il n’avait pas la tête à ça, ces temps-ci. Par rapport à la cité d’or et aux nombreux mystères qui l’entouraient, la chasse aux monstres du Pays du Milieu lui apparaissait comme une perte de temps. Il fit éclore un écran au milieu de la pièce et passa d’un site de connexion à un autre. Il déambula un moment dans la GaMar Lambda, mais l’idée d’acheter quoi que ce soit le déprimait et rien ne l’intéressait vraiment. Il passa ensuite aux programmes de divertissement, sautant des spectacles aux films, sans oublier les publicités, et laissa le bruit et les effets visuels le submerger. Il consulta les gros titres de l’actualité, mais aucun ne méritait qu’il demande le reportage correspondant. Finalement, il fit disparaître sa chambre virtuelle, passa en vision totale et se promena sur le réseau interactif. Spécifiant qu’il ne voulait pas de son, il regarda près d’une demi-heure de documentaire sur le fond des océans. Finalement, il en eut assez de contempler la culture sous-marine en compagnie des poissons et il décida de zapper sur les programmes pour enfants. Alors que les sites défilaient, un sourire démesuré attira son attention. — Je ne sais pas pourquoi ils m’ont volé mon mouchoir, disait Tonton Jingle. Tout ce que je sais, c’est que c’est tous… de sales morveux ! Tous les enfants présents – la Troupe de la Jungle – se mirent à rire et à applaudir. Tonton Jingle ! Orlando se retint de changer de programme. Au bout de dix secondes, la question « Qui es-tu ? » apparut à l’écran, mais il s’en débarrassa. Il était bien trop vieux pour s’inscrire et, de toute façon, il n’avait envie de donner son nom à personne en ce moment. Il regarda tout de même, fasciné. Cela faisait des années qu’il n’avait pas vu Tonton Jingle. « Sales morveux »… bon sang, les trucs nullos qu’on regarde, quand on est môme… — Quoi qu’il en soit, continua Tonton en hochant la tête, je vais suivre la piste de mon mouchoir et, quand je l’aurai retrouvé, je donnerai une bonne leçon à Pantalona et à Pleurnichard. Qui veut venir avec moi ? Plusieurs enfants, qui avaient été sélectionnés parmi les millions de participants, se mirent à sauter sur place en poussant de grands cris. Orlando ne pouvait détourner le regard. Il avait oublié combien Tonton Jingle était bizarre, avec son grand sourire, ses dents immenses et ses petits yeux en boutons de bottine. On aurait dit un requin bipède. — Commençons par chanter en chœur, d’accord ? Comme ça, notre voyage ira plus vite. Si vous ne connaissez pas les paroles, prenez ma main. Orlando refusa de le faire, ce qui lui évita l’affront de voir le texte de la chanson s’inscrire devant ses yeux, mais il n’eut d’autre choix que d’écouter les dizaines d’enfants joyeux qui évoquaient les travers de la pire ennemie de Tonton Jingle, Pantalona : … Elle est vraiment pas rigolote, La sorcière aux cheveux carotte. Elle lave jamais sa p’tite culotte. Pantalona Noyotte ! Elle jette des pierres aux p’tits oiseaux. Elle adore dire des gros mots. Elle mange la gamelle des p’tits chiots, Pantalona Noyo-o-o ! Orlando grimaça. Après avoir passé ses plus jeunes années dans le camp des « gentils », il commençait à se sentir plus proche de Pantalona, la Traîtresse aux cheveux roux. Tonton Jingle et son entourage descendaient la rue sans cesser de chanter et de danser. Ils passèrent devant le Mur aux Graffitis pour aller récupérer le mouchoir de Tonton et se venger de ses ennemis. Sa crise de nostalgie satisfaite, Orlando allait changer de programme lorsque l’un des slogans inscrits sur le mur simulé capta son attention : Méchante Tribu, la tribu la + Top s’étalait en lettres peintes. Il avait cru ne plus avoir la moindre chance de retourner à Refuge maintenant qu’il ne pouvait plus faire appel à Indigo, et que l’origine du griffon et les mystères de la cité d’or étaient définitivement hors de portée. Et pourtant, contre toute attente, il venait juste de retrouver un nom connu qui le ramènerait peut-être à Refuge, s’il ne commettait pas de bévue. Cela faisait bien longtemps qu’il n’était plus fan de La Jungle de Tonton Jingle, et il avait tout oublié au sujet du programme, y compris pourquoi il l’appréciait autrefois. Il était possible de poster des messages, mais il était bien incapable de se rappeler la procédure à suivre. Il tendit donc le doigt en direction de Bob la Boule, la sphère ricanante qui suivait toujours Tonton. Après qu’il eut gardé la pose suffisamment longtemps pour que le programme comprenne qu’il ne s’agissait pas d’une erreur, Bob explosa devant ses yeux – spectacle réservé à Orlando et à tout autre opérateur demandant de l’aide – et dégorgea une série de symboles destinés à prodiguer un maximum de choix à un public jeune. Orlando trouva l’option « Se faire de nouveaux amis » et précisa : « Je cherche la Méchante Tribu. » Après une seconde d’hésitation, il donna une boîte postale informatique où il serait possible de lui laisser un message. Il n’y eut pas de réponse immédiate, mais il décida tout de même de rester connecté un moment, au cas où… — Oh, regardez ! s’exclama Tonton Jingle en effectuant une petite danse qui fit voler la queue-de-pie de son costume. Voyez qui nous attend près du Pont Change-Taille. C’est Gracochon ! Regardez comme il est grand, grand, grand… Toute la Troupe de La Jungle et les millions de spectateurs invisibles se tournèrent vers le nouvel arrivant, qui, déjà gros comme une maison, ne cessait d’enfler. Gracochon, l’ancien animal de compagnie de Tonton Jingle, était une masse informe constituée de dizaines d’éléments porcins, groins, pattes, yeux et queues en tire-bouchon. Orlando eut une brève révélation en s’apercevant que c’était ce monstre qui lui avait donné l’idée de concevoir ainsi Beezle, mais alors que Gracochon lui avait autrefois semblé incroyablement drôle, il n’éprouvait plus aujourd’hui qu’un vague malaise à la vue de cet amas de chairs roses. — Il ne faut jamais rester longtemps sur le Pont Change-Taille, sans quoi on risque de devenir tout petit ou très grand, expliqua Tonton avec autant de sérieux que s’il récitait le second principe de la thermodynamique. Et qu’est-ce qui est arrivé à Gracochon ? — Il est grand ! s’écrièrent ses suiveurs, apparemment peu impressionnés par le monstre qui se dessinait au-dessus de leurs têtes. — Nous devons l’aider à redevenir petit, décida Tonton Jingle en ouvrant démesurément ses minuscules yeux de réglisse. Quelqu’un a-t-il une idée ? — Faut le faire exploser avec une aiguille ! — Y a qu’à appeler Zoomer Zizz ! — Dis-lui d’arrêter ! — On devrait le ramener de l’autre côté du pont, dit enfin une petite fille qui s’était choisi un simul de panda. Tonton hocha la tête en souriant. — Voilà une très bonne idée… Michiko, répondit-il après un délai infinitésimal qui lui permit de découvrir le prénom de l’utilisatrice. Allez ! Si on crie tous ensemble, peut-être qu’il nous entendra. Mais il faut crier très fort, parce que ses oreilles sont vraiment loin du sol, maintenant ! Tous les enfants de mirent à brailler à tue-tête. Tel un ballon grotesque se vidant rapidement de son air, Gracochon s’aplatit au sol pour mieux entendre. Suivant les instructions de la Troupe de la Jungle, il commença à traverser le pont puis s’arrêta à mi-chemin, ne sachant plus que faire. Les cris des enfants augmentèrent encore et le vacarme devint insupportable. Méchante Tribu ou non, Orlando avait atteint son seuil de tolérance. Il programma son message pour qu’il continue d’apparaître dans la case « Se faire de nouveaux amis » et quitta la Jungle de Tonton Jingle. — Orlando ! entendit-il. Orlando ! Quelqu’un le secouait. Il ouvrit les yeux pour découvrir le visage de sa mère, exprimant un mélange d’inquiétude et d’irritation dont l’adolescent avait l’habitude. — Je vais bien, la rassura-t-il. Je regardais juste un programme. — Comment se fait-il que tu ne m’aies pas entendue ? Je n’aime pas ça du tout. Il haussa les épaules. — J’étais concentré et j’avais mis le son assez fort, c’est tout. C’était un documentaire passionnant sur la culture sous-marine. Cela devrait calmer Vivien, qui approuvait les programmes éducatifs. Autant ne pas lui dire que, n’ayant pas réglé sa fïche-T pour recevoir les impulsions externes – c’est-à-dire les sons qui atteignaient ses nerfs auditifs depuis son oreille – il n’avait pas plus de chances de l’entendre que si elle l’avait appelé depuis Hawaï. Elle n’était pas satisfaite de sa réponse, sans vraiment savoir pourquoi. — Comment vas-tu ? voulut-elle enfin savoir. — J’ai mal, répondit-il. C’était vrai. Ses articulations le faisaient souffrir et la manière énergique dont Vivien s’était rappelée à son bon souvenir n’avait rien fait pour arranger les choses. L’analgésique avait dû cesser de faire effet. Sa mère sortit deux patches dermiques du tiroir de sa table de chevet, un contre la douleur, un autre – un anti-inflammatoire – qu’il prenait tous les soirs. Il essaya de les fixer lui-même, mais ses doigts étaient douloureux et il les lâcha. Fronçant les sourcils, Vivien les ramassa et les appliqua avec la force de l’habitude sur les bras osseux de son fils. — Qu’est-ce que tu fabriquais ? Tu creusais le fond des mers, toi aussi ? Pas étonnant que tu te fasses mal, à force de gigoter dans tous les sens sous l’effet de ce stupide réseau. Il secoua la tête. — Tu sais bien que je peux couper mes réactions musculaires quand je suis en ligne, Vivien. C’est ce qu’il y a de chouette avec les fiches d’interface. — Pour le prix qu’elles coûtent, elles ont intérêt à servir à quelque chose. Vivien s’interrompit. Leur conversation suivait son cours habituel et Orlando s’attendait que sa mère hoche la tête avant de s’en aller ou lui prédise mille avanies. Au lieu de cela, elle s’assit au bord du lit, en prenant bien garde de ne pas appuyer sur les bras ou les jambes de son fils. — Orlando, est-ce que tu as peur ? — Maintenant, ou en règle générale ? — Les deux… enfin, je veux dire… Elle détourna un instant la tête puis s’obligea à le regarder de nouveau droit dans les yeux. Pour la première fois depuis longtemps, il remarqua combien elle était jolie. Malgré les rides sur son front, au coin de ses lèvres et de ses yeux, elle avait toujours son menton volontaire et ses yeux bleu clair. Dans la lueur incertaine du jour finissant, elle ne semblait pas avoir changé depuis le temps où elle le serrait encore dans ses bras. — Je veux dire… ce n’est pas juste, Orlando. Même l’être le plus horrible qui soit ne mériterait pas d’avoir ta maladie, et Dieu sait que tu es tout sauf méchant. Il y a des jours où tu me rends folle, mais tu es intelligent, gentil et très brave. Nous t’aimons très fort, ton père et moi. Il ouvrit la bouche mais ses cordes vocales refusèrent de laisser échapper le moindre son. — J’aimerais pouvoir t’aider autrement qu’en te répétant de te montrer courageux. Si seulement je pouvais être à ta place. Oh, Seigneur, si seulement… Elle cligna des paupières à plusieurs reprises puis ferma les yeux un long moment et posa délicatement la main sur la poitrine d’Orlando. — Tu le sais, n’est-ce pas ? Le garçon acquiesça. Les paroles de sa mère étaient embarrassantes et douloureuses, mais elles lui faisaient aussi du bien, quelque part. Il ne savait ce qui était pire. — Moi aussi, je t’aime, Vivien, dit-il enfin. Et Conrad aussi. — Nous savons bien que le fait de te connecter au réseau est très important pour toi, poursuivit-elle avec un petit sourire. Que tu t’y es fait des amis et… et… — Et quelque chose qui ressemble à une vraie vie. — Oui. Mais tu nous manques, chéri. Nous voulons profiter de toi autant que possible… — Tant que je suis encore là, acheva-t-il pour elle. Elle tressaillit comme s’il avait crié. — En partie, oui, reconnut-elle enfin. En se mettant à la place de sa mère pour la première fois depuis longtemps, Orlando comprit le lot d’angoisses et de peurs qu’elle devait quotidiennement gérer. D’une certaine manière, il faisait preuve de cruauté envers ses parents en s’enfermant si souvent dans un monde au sein duquel ils ne pouvaient communiquer avec lui. Mais maintenant plus qu’avant, sa place était là-bas. Il voulut évoquer la cité d’or, mais ne sut comment en parler sans en faire une hallucination, un rêve de pauvre gosse malade – il avait déjà bien assez de mal à se convaincre du contraire. La pitié que Vivien et Conrad éprouvaient pour lui rendait déjà les choses assez difficiles entre eux ; il ne voulait pas les compliquer encore davantage. — Je sais, Vivien. — Peut-être… peut-être que nous pourrions prendre un peu de temps pour discuter, chaque jour… comme nous le faisons là. (Elle espérait tellement une réponse positive de sa part qu’il fut incapable de la regarder en face.) Un petit peu de temps. Comme ça, tu pourras me parler du réseau, de tout ce que tu y vois… Il soupira intérieurement. Il attendait toujours que l’anti-inflammatoire fasse effet et il était difficile de se montrer patient avec les gens que l’on aimait. L’amour. C’était un concept étrange. Et pourtant, il aimait sa mère, et Conrad aussi, même s’il le voyait presque aussi rarement que le monstre du Loch Ness ou le Sasquatch. — Hé ! patron, susurra Beezle au creux de son oreille. Je crois que j’ai quelque chose pour vous. Ignorant ses articulations douloureuses, Orlando se redressa sur son lit et s’obligea à sourire. — D’accord, Vivien, ça marche. Mais pas maintenant, d’accord ? Je suis un peu fatigué. Il se détestait encore plus que d’habitude quand il mentait mais, d’une certaine façon, c’était la faute de sa mère, qui venait de lui rappeler que le temps lui était compté. — D’accord, mon chéri. Allonge-toi. Tu veux quelque chose à boire ? — Non, merci. Il se laissa aller sur le dos et garda les yeux clos tant qu’il n’eut pas entendu la porte se fermer. — Qu’est-ce que tu m’as trouvé ? — Un numéro de téléphone, pour commencer, répondit Beezle en s’accordant un cliquetis de satisfaction. Mais avant ça, vous avez un appel en attente. Un certain « Lolo ». Orlando ferma de nouveau les yeux en gardant ses canaux auditifs ouverts. Une fois dans sa chambre virtuelle, il fit apparaître un écran. L’individu qui l’appelait était un lézard à la gueule garnie de crocs et au crâne surplombé par une houppe d’Œil Rond trop grande pour être vraie. Au dernier moment, Orlando pensa à augmenter le son afin de pouvoir se permettre de chuchoter ; il ne voulait surtout pas que Vivien l’entende. — Lolo ? demanda-t-il. — P’têt ben, lui répondit une voix altérée par de nombreux effets sonores différents. Pourquoi t’as appelé Méchante Tribu ? Le rythme cardiaque d’Orlando s’accéléra. Il ne s’attendait pas à recevoir une réponse si rapidement. — Tu en fais partie ? voulut-il savoir. Le nom de Lolo ne lui disait rien, mais il y avait eu tellement de singes… — J’me casse, répondit le lézard en le regardant méchamment. — Non, attends ! J’ai rencontré la Méchante Tribu à Refuge. Je ressemblais à ça. (Il transmit une image du simul de Thargor à son correspondant.) Si tu n’étais pas là, tu n’as qu’à demander aux autres. Va voir… (Il fouilla désespérément sa mémoire.) Zunni ! Ouais, c’est ça ! Et je crois qu’il y en avait aussi un qui s’appelait Casper. — Kaspar ? fit le lézard en inclinant la tête sur le côté. L’est prox, Kasp’. Zunni, elle, c’est carrément l’bout du’m. Mais pas d’nouv’. Pourquoi t’appelé Méchancerie ? Difficile de déterminer si l’anglais était la deuxième langue de Lolo ou si ce dernier était tellement habitué à utiliser le langage des gosses qu’il en devenait presque incompréhensible. Sans doute y avait-il un peu des deux, et Orlando était prêt à parier que Lolo était plus jeune qu’il ne voulait le laisser paraître. — Ecoute, il faut que je parle à la Méchante Tribu. Je participe à une opération spéciale et j’ai besoin de leur aide. — Aide ? Crédit-temps, p’têt ? Yop-youp ! Kek’c’est, ton truc ? — C’est un secret, je viens de te le dire. Je ne pourrai en parler qu’une fois la Méchante Tribu rassemblée, quand tout le monde aura juré de ne rien répéter à personne. Lolo réfléchit un instant. — Toi p’tit golo ? demanda-t-il enfin. Leur-d’enfants ? Méchant pas beau ? Sim-perv’ ? — Non, non. Il s’agit d’une mission secrète, tu comprends ? C’est très important et super secret. Le lézard plissa les paupières. — Zoon, vais d’mander. ‘Lut. La connexion s’interrompit. Dzang. Voilà un truc qui s’est bien passé, pour une fois, pensa Orlando. Il appela Beezle. — Tu dis que tu m’as dégoté le numéro de téléphone de Fredericks ? — Il n’y en a qu’un qui corresponde. Ces gens qui bossent pour le gouvernement, ils n’aiment pas qu’on sache où ils vivent, vous savez. Ils sont toujours en train de s’acheter ces bouffeurs de données et de les envoyer dévorer tout ce qui les concerne sur le réseau. — Dans ce cas, comment tu as fait pour les trouver ? — Ben, j’en suis pas sûr, en fait. Mais je crois bien que c’est les bons : un enfant unique du nom de « Sam » et d’autres points communs. Le problème des bouffeurs de données, c’est qu’ils laissent des trous derrière eux, et que ces trous vous en apprennent parfois autant que ce qu’il y avait à leur place. Orlando éclata de rire. — T’es plutôt malin, pour un copain imaginaire. — J’suis un bon programme, patron. — Appelle ce numéro pour moi. La sonnerie retentit à plusieurs reprises, après quoi le système particulier des Fredericks décida que le numéro d’Orlando ne correspondait pas à un importun. L’adolescent fut donc transféré au central téléphonique de la maison, où il demanda à parler à un être humain. — Allô ? répondit une femme au léger accent du Sud. — Bonjour, suis-je bien chez M. et Mme Fredericks ? — Oui. En quoi puis-je vous aider ? — J’aimerais parler à Sam, s’il vous plaît. — Oh, elle n’est pas là pour le moment. Qui la demande ? — Orlando Gardiner. Je suis un ami. — Je ne t’ai jamais rencontré, n’est-ce pas ? Du moins, ton nom ne m’est pas familier, mais il est vrai que… (La femme se tut quelques secondes.) Pardon, la domestique vient juste de laisser tomber quelque chose. Comment dis-tu t’appeler, déjà ? Rolando ? Je dirai à Sam que tu l’as appelée quand elle reviendra du football. — Chizz… enfin, je veux dire, merci, répondit Orlando avant de comprendre ce qui le troublait depuis quelques instants. Elle ? Euh, un instant, m’dame. Je crois bien que… Mais la femme avait déjà raccroché. — C’est le seul numéro qui correspondait, Beezle ? Parce que c’est pas le bon. — Désolé, patron. Allez-y, cognez-moi. C’était celui qui collait le plus au profil. Je vais réessayer, mais je vous promets rien. Deux heures plus tard, Orlando sortit du demi-sommeil dans lequel il avait plongé. Les lumières de sa chambre étaient tamisées et la colonne d’intraveineuse projetait l’ombre d’une potence sur le mur. Il augmenta le volume du disque de Medea’s Kids qui passait doucement sur sa fiche auditive. Une pensée troublante venait de se loger dans son esprit et il ne parvenait pas à s’en débarrasser. — Beezle. Refais-moi ce numéro, tu veux ? Il dut une seconde fois franchir le système de filtrage des appels avant d’entendre la voix féminine. — J’ai déjà appelé tout à l’heure, dit-il. Sam est-elle rentrée ? — Oh, oui, j’ai oublié de lui faire la commission. Ne quitte pas, je vais voir. Il y eut une nouvelle attente, mais celle-ci lui sembla douloureusement longue car il ignorait ce qu’il espérait vraiment. — Allô ? Un mot suffit. Sans programme destiné à la rendre masculine, la voix était plus aiguë, mais il l’aurait reconnue entre mille. — Fredericks ? Un long silence s’ensuivit. Orlando attendit qu’il prenne fin. — Gardiner ? C’est toi ? Orlando se sentit empli d’une rage soudaine, émotion aussi surprenante que douloureuse. — Espèce de salaud ! s’emporta-t-il. Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? — Je suis désolée, répondit Fredericks d’une petite voix. Mais ce n’est pas ce que tu penses… — Ah ouais ? Je croyais que tu étais mon ami, mais mon ami garçon. Tu t’es bien marrée à m’écouter parler des filles et passer pour un crétin puissance dix ? (Il se souvint soudain d’un jour où, honte suprême, il avait révélé à Fredericks quelle serait pour lui la femme idéale en rassemblant les parties du corps de différentes stars du réseau.) Je… je… bafouilla-t-il, incapable d’en dire davantage. — Mais ce n’est pas ce que tu crois, persista Fredericks. Enfin, pas vraiment. Je ne pensais pas que… (Elle se tut un instant ; quand elle reprit la parole, sa tristesse était perceptible.) Comment as-tu eu ce numéro ? — Je l’ai retrouvé. Je te cherchais parce que je m’inquiétais pour toi, Fredericks. A moins que tu préfères que je t’appelle Samantha ? lâcha-t-il avec autant de mépris que possible. — Ce… c’est Salome, en fait. Quand j’étais petite, mon père aimait bien m’appeler « Sam », et… — Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? Quand on se contente de faire un tour sur le réseau, d’accord, mais nous, on était copains, mec ! (Il eut un petit rire amer.) Mec ! — Mais c’est ça, le problème. Une fois qu’on est devenus amis, je n’ai pas su comment te le dire. J’avais peur que tu ne veuilles pas rester avec moi. — C’est ça, ton excuse ? Fredericks semblait prête à fondre en larmes. — Je… je ne savais pas quoi faire, se défendit-elle. — Très bien. (Il avait l’impression d’avoir quitté son corps et de ne plus être qu’un nuage de colère désincarné.) Parfait. On dirait que t’es pas morte, en tout cas. C’est pour ça que je t’appelais, si tu veux savoir. — Orlando ! Mais cette fois, c’est lui qui raccrocha le premier. Ils sont là, si proches que tu peux presque les sentir. Non, tu peux les sentir, d’une certaine façon. Ton armure capte tout un ensemble de données subtiles qui améliorent tes perceptions et tu sais, avec autant de certitude qu’un chien repère un chat marchant sur la clôture de derrière, qu’une vingtaine d’entre eux se dirigent vers toi sous couvert du brouillard. Tu regardes autour de toi, mais Olekov et Punyi ne sont pas encore de retour. Ils ont vraiment choisi leur moment pour aller vérifier l’équipement de signalement du train d’atterrissage, mais il est vrai qu’il n’y a jamais d’accalmie sur cette planète de cauchemar. Quelque chose se déplace à la limite du périmètre. Les lentilles filtrantes de ton casque règlent l’image et te montrent qu’il ne s’agit pas d’une silhouette humaine. Tu as déjà le bras tendu et ton gant à rayons est chargé ; il te suffit d’une simple pensée pour projeter un déluge de feu sur l’intrus. Mais celui-ci est horriblement rapide. Ton coup de laser déchiquette une partie de l’épave du premier vaisseau de l’expédition, mais ta cible a déjà disparu. Elle s’est fondue dans la brume, comme un mauvais rêve. Les détecteurs de ton armure donnent soudain l’alerte. Derrière toi, ils sont près d’une demi-douzaine. Tu te maudis de t’être laissé distraire alors que tu te retournes en faisant feu de toute part. Tu t’es fait avoir par le plus éculé des pièges. Ces monstres chassent en meute, après tout. S’ils ressemblent à des crustacés terrestres, leur degré d’intelligence est cependant terrifiant. Les deux premiers s’effondrent, mais l’un d’eux se relève et se traîne derrière un abri ; il a perdu une patte. Illuminé par les flammes résiduelles causées par ton attaque, il te lance un regard furtif, et tu perçois une insondable malice au fond de ses étranges yeux humides… Des insectes géants et maléfiques ! Orlando était révolté. Jamais plus il ne ferait confiance aux critiques du barman de la Mort-Vie. Ce genre de connerie était dépassé depuis des années ! Mais il avait déjà payé – ou du moins, ses parents le feraient quand la prochaine note mensuelle serait prélevée –, alors autant continuer pour voir si l’expérience s’améliorait. Jusque-là, c’était juste un jeu de guerre plutôt moyen, sans rien qui l’attire particulièrement… Une explosion multicolore en bordure du périmètre, et ton cœur fait un bond dans ta poitrine. Une arme humaine. Olekov et Punyi ! Tu balaies l’horizon pour couvrir tes camarades, mais aussi pour leur faire savoir où tu te trouves. À la rafale suivante, une silhouette noire apparaît et se lance vers toi en courant, poursuivie par trois formes bondissantes. L’angle de tir n’est pas bon, mais tu réussis à abattre un des trois monstres. L’humain pourchassé se jette en avant et effectue un roulé-boulé pour plonger dans la tranchée, ce qui te permet d’éliminer les deux insectes restants. Afin d’être sûr de les atteindre tous les deux, tu élargis l’angle de ton rayon, même si de la sorte tu en diminues le pouvoir. Touchés, ils sont pris de spasmes tandis que l’air qui les entoure surchauffe. Malgré la dépense d’énergie, tu continues de tirer jusqu’à ce que les créatures explosent et se transforment en particules de carbone emportées par le vent. Quelque chose en elles fait que tu as envie de les tuer, encore et encore. Quoi, par exemple ? Ce programme avait-il pour fonction de rabattre les joueurs vers les sites religieux ? Ça ne pouvait quand même pas être dramatique à ce point, si ? Orlando avait du mal à rester concentré sur la simulation. Il pensait sans cesse à Fredericks, ou plutôt au vide créé par son absence. Un jour, il avait trouvé étrange d’avoir un ami qu’il n’avait jamais vu. Mais cela l’était plus encore de perdre un ami que l’on n’avait jamais vraiment eu. Olekov rampe vers toi au fond de la tranchée. Son bras droit a presque totalement disparu, et tu ne vois plus qu’une masse de plastique informe au-dessus de son coude, là où son armure s’est refermée. Son visage est blanc comme un linge derrière sa visière et tu ne peux t’empêcher de te souvenir de votre séjour sur Dekkamer Un. C’était le bon temps : Olekov, toi, et dix jours de permission. Tu la revois sortant d’un lac de montagne, nue et ruisselante ; ses seins pâles t’avaient fait penser à de la neige. Vous aviez fait l’amour des heures durant, avec les arbres pour seuls témoins, conscients que vous ne revivriez peut-être jamais un tel instant… — Pun-yi… ils l’ont eu, gémit-elle. La terreur que tu perçois dans sa voix te ramène à l’instant présent. La distorsion atmosphérique est telle que, même de si près, tu l’entends à peine à cause des parasites. — C’était affreux… poursuit-elle. Dekkamer Un est à des années-lumière de distance, perdue à tout jamais. Tu n’as pas le temps d’aider Olekov, ni même de la rassurer. — Tu peux encore tirer ? lui demandes-tu. Ton gantelet n’est pas déchargé ? — Ils l’ont emmené avec eux ! (Elle hurle, furieuse de te voir indifférent. Il y a quelque chose d’irrévocablement cassé dans sa voix.) Ils l’ont capturé et entraîné vers leurs nids ! Ils… je les ai vus lui enfoncer… quelque chose dans les… dans les yeux… tandis que… Tu es pris d’un long frisson. À la fin, tu garderas la dernière charge du gantelet pour toi. Tu as entendu des rumeurs évoquant ce que ces créatures font subir à leurs proies. Tu ne les laisseras pas te traiter de la sorte. Olekov est retombée par terre et semble prise de spasmes convulsifs. Le sang de son bras blessé remonte dans son casque – les ligatures automatiques de son armure ne fonctionnent pas comme elles le devraient. Tu hésites, ne sachant que faire, et c’est le moment que choisissent les capteurs de ton armure pour se réveiller. Levant les yeux, tu discernes une demi-douzaine de silhouettes grosses comme des poneys qui progressent vers toi sur le sol fumant et couvert de débris. À ton côté, les sanglots d’Olekov se transforment en râles d’agonie… — Hé ! patron ! Laissez tomber ces pâles imitations, faut que je vous parle. — Bon sang, Beezle, je déteste vraiment quand tu m’interromps. Ça commençait juste à devenir intéressant. Et Dieu sait que les distractions avaient été rares au cours de la semaine écoulée… Irrité, Orlando fit le tour de sa chambre virtuelle. Même sans les trophées, elle était particulièrement déprimante. La décoration avait grand besoin d’être changée. — Désolé, mais vous m’avez dit de vous prévenir si votre Méchante Tribu vous contactait. — Ils sont en ligne ? — Non, mais ils viennent juste de vous envoyer un message. Ça vous intéresse ? — Évidemment, répondit l’adolescent, se radoucissant. Passe-le-moi. Une nuée de points jaunes apparut au centre de la pièce. Orlando agrandit l’image mais, quand il put enfin distinguer les silhouettes indépendantes, il constata que leur définition était mauvaise et qu’elles lui faisaient mal aux yeux. Les singes gravitaient les uns autour des autres dans un nuage tourbillonnant. L’un d’eux prit la parole tandis que ses compagnons s’amusaient à se taper et à se poursuivre en tournant. — Méchante Tribu… d’accord te voir. L’annonce mélodramatique fut quelque peu gâchée par le chahut visible au second plan. Le singe qui venait de s’exprimer avait le même sourire de dessin animé que les autres, et Orlando fut incapable de savoir s’il avait déjà entendu cette voix. — Méchante Tribu te voira dans bunker super secret de club Méchante Tribu à Refuge. L’heure du rendez-vous et l’adresse du point de connexion apparurent, parsemées de fautes d’orthographe. Le message s’acheva aussitôt. Orlando fronça les sourcils. — Réponds-leur que je ne peux pas aller à Refuge, Beezle. Il faudra qu’ils me fassent entrer eux-mêmes ou qu’ils acceptent de me rencontrer dans le Quartier Central. — Pigé, patron. Orlando s’assit en l’air et se tourna vers la fenêtre du Projet Mars. Les robots automatiques continuaient de creuser avec une application sans faille. Le garçon n’arrivait pas à analyser son état d’esprit. Il aurait dû être excité, ou du moins satisfait ; ne venait-il pas de renouer le contact avec Refuge ? Au lieu de cela, il se sentait déprimé. Ce sont juste des gosses, songea-t-il. Des micro-kids. Et je vais me servir d’eux pour… quoi, en fait ? Me livrer à une activité illégale ? Revenir en fraude dans un système dont j’ai été chassé ? Et si j’ai raison… s’il y a vraiment de gros bonnets impliqués dans cette affaire… est-ce que je ne fais pas prendre des risques à ces mômes ? Et pourquoi ? Pour une image. Une apparition qu’il n’avait contemplée que l’espace d’un instant et qui pouvait vouloir dire n’importe quoi… ou rien du tout. Mais c’est tout ce qui me reste. Un placard. Pas de doute possible, en raison de l’odeur de poussière et des portemanteaux à peine visibles, révélés par la lumière qui s’infiltrait sous la porte. Il se cachait dans un placard pour échapper à l’individu qui le cherchait. Un jour lointain, quand ses parents invitaient encore des gens, ses cousins étaient venus pour Noël. Ses problèmes de santé étaient bien moins évidents à l’époque et, même s’il avait dû répondre à un trop grand nombre de questions concernant sa maladie, il avait apprécié le fait d’être le centre d’attention. Ses cousins lui avaient enseigné de nombreux jeux, auxquels les enfants solitaires tels que lui ne jouaient généralement qu’en RèV. Cache-cache en faisait partie. Cela lui avait laissé des sensations indescriptibles : l’excitation fiévreuse que l’on éprouvait à se dissimuler puis à rester tapi dans le noir, le souffle court, tandis qu’une chose sans nom vous traquait. Lors de leur troisième ou quatrième partie, il s’était trouvé une cachette particulièrement subtile dans le placard de la salle de bains de ses parents – il lui avait fallu ôter une des étagères puis la dissimuler pour se glisser dans l’étroit réduit – et y était resté jusqu’à ce que retentisse le signal annonçant la fin du jeu. Le triomphe qu’il avait ressenti en entendant le cri de reddition de son ennemi était un des rares instants de pur bonheur de sa vie. Mais alors, pour quelle raison était-il si terrifié alors que quelque chose fouillait la pièce toute proche en se cognant un peu partout ? Pourquoi son cœur battait-il la chamade comme celui d’une biche aux abois, et pourquoi avait-il l’impression que sa peau cherchait à se recroqueviller derrière son être ? Quelle qu’elle puisse être, la chose qui se trouvait à l’extérieur – il ne pouvait se la représenter comme une personne, seulement comme une présence sans forme ni visage – ignorait où il se terrait, sans quoi elle aurait déjà ouvert la porte du placard, non ? A moins qu’elle ne soit parfaitement au courant de sa présence et qu’elle ne joue avec lui pour mieux se moquer de son impuissance. Le plus terrifiant, c’est qu’il s’agissait bien d’une chose. Ce n’était pas un de ses cousins, ni même son père ou un monstre baroque du Pays du Milieu. Juste une chose, pas un être vivant. Ses poumons lui faisaient mal. Sans s’en rendre compte, il s’était mis à retenir son souffle, et rien ne lui aurait fait plus plaisir que d’inspirer une grande goulée d’air frais. Mais il avait peur de faire du bruit. Il y eut un grattement à l’extérieur, puis le silence. Où était-elle maintenant ? De l’autre côté de la porte du placard, à écouter ? À attendre le son qui trahirait Orlando ? Mais le pire, c’est que la maison était déserte à l’exception de la chose et de lui-même. Il était seul en compagnie de ce qui commençait à entrouvrir la porte du placard. Seul. Perdu dans le noir, retenant le cri qui lui brûlait les lèvres, il ferma les yeux et pria pour que le jeu cesse… — Je vous ai apporté de l’aspirine, patron. Vous bougiez dans tous les sens dans votre sommeil. Orlando avait du mal à reprendre son souffle. La contenance de ses poumons n’était pas suffisante ; chaque fois qu’il parvenait à inspirer profondément, il était secoué par une violente quinte de toux. Il s’assit contre ses oreillers, renversant accidentellement le corps d’insecte de Beezle. L’agent roula sur le couvre-lit et se remit difficilement sur pied. — Je… c’était juste un mauvais rêve, se justifia Orlando. Il regarda tout autour de lui, mais sa chambre n’avait même pas de placard, du moins pas du genre de celui auquel il avait échappé en reprenant ses esprits. Il venait de faire un de ces stupides cauchemars qui se manifestent parfois lorsque l’on dort mal. Mais un aspect de ce songe paraissait terriblement important, plus encore que la peur qu’il générait. Après s’être remis à l’endroit, Beezle repartit en direction de sa prise murale. — Attends, chuchota Orlando. Je… je crois qu’il faut que je passe un coup de fil. — Laissez-moi juste me brancher, patron, répondit Beezle en descendant gauchement du lit. Je vous retrouve en ligne. La porte du Saloon de la Dernière Chance s’ouvrit et l’assassin qui démembrait sa victime à la hache la tira sur le côté pour dégager le passage avant de reprendre sa sinistre besogne. L’individu qui enjamba l’impressionnante tache de sang avait de larges épaules et un cou de body-builder. Il s’assit, clairement sur la défensive. Il ou elle ? se demanda Orlando, qui se sentait au trente-sixième dessous. — J’ai reçu ton message. Orlando secoua la tête. — Je… je ne voulais pas… (Il inspira profondément et reprit sa phrase.) Je ne sais pas. J’ai l’impression d’être complètement chamboulé à l’intérieur, mais de manière bizarre. Tu vois ce que je veux dire ? — Je crois, ouais. — Bon, alors… comment je dois t’appeler ? — Fredericks. Balèze, comme question, répondit son vis-à-vis avec l’ombre d’un sourire. — D’accord, mais… c’est que, t’es une fille, et moi, je te vois comme un mec. — C’est pas grave. Moi aussi, je me considère comme un mec quand je suis avec toi. Craignant d’avoir abordé un terrain glissant, Orlando garda un instant le silence. — Tu veux dire que t’es un transsexuel ? demanda-t-il enfin. — Non, répondit son ami en haussant les épaules. C’est juste que, des fois, j’en ai marre d’être une fille. Quand j’ai commencé à me connecter, j’ai joué au garçon, c’est tout. Ça n’a rien d’inhabituel, tu sais. (Il n’en avait pas l’air aussi sûr qu’il l’aurait souhaité.) Mais ça devient plutôt dur à gérer quand on se fait un ami. — Je m’en suis rendu compte, fit Orlando en imitant Johnny Pikaglass. Alors, t’aimes les garçons, t’es gay, ou quoi ? Fredericks fit une moue de dégoût. — J’aime bien les garçons et j’ai des tas d’amis garçons, mais j’ai aussi des amies filles. Merde, Gardiner, tu me rappelles mes parents. Ils ont l’impression que je dois choisir mon camp juste parce que mes seins commencent à pousser. Orlando sentit les bases de son univers s’effriter sous ses pieds. Le fait que Fredericks ait des seins lui semblait totalement inconcevable pour le moment. — Alors… c’est tout ? voulut-il savoir. Tu vas continuer à être un mec… quand tu es en ligne, je veux dire… Fredericks opina une nouvelle fois. — Je crois, oui. Tu sais, je ne t’ai pas complètement menti, Orlando. Quand je suis avec toi, j’ai l’impression d’être un mec. — Comment tu peux le savoir ? répondit Orlando, méprisant. Blessé, Fredericks s’emporta brusquement. — Je raconte des conneries et je me conduis comme si j’étais le nombril du monde, voilà comment je le sais. Malgré tous ses efforts, Orlando ne put retenir un éclat de rire. — Qu’est-ce qu’on est censés faire, alors ? voulut-il savoir. On continue à être deux mecs, comme avant ? — Si tu penses pouvoir… La colère d’Orlando retomba quelque peu. Lui aussi avait caché des choses importantes à Fredericks, et il lui était donc difficile de trop lui en vouloir. Mais l’idée était tellement inconcevable… — Bon, ben… je crois que… Il chercha désespérément une phrase pour clore la discussion, mais n’en trouva aucune qui n’aurait pas l’air tout droit sortie d’une série B. — Dans ce cas, ça va. (Difficile de trouver conclusion plus nulle, d’autant qu’il n’était pas sûr que ça aille vraiment, mais mieux valait en rester là pour le moment.) Mais toute cette histoire a commencé parce que je te cherchais. Où t’étais ? Pourquoi t’as pas répondu à mes messages ? Fredericks le dévisagea longuement, comme s’il essayait de déterminer si leur relation allait pouvoir se poursuivre normalement. — Je… j’avais la trouille, Gardiner. Et si tu crois que c’est parce que je suis une fille ou un truc aussi fenfen, je te fais la peau. — T’as eu peur à cause de ce qui s’est passé à Refuge ? — De tout. T’as un comportement bizarre depuis que t’as vu cette ville, et tout devient de plus en plus déjanté. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On renverse le gouvernement, c’est ça ? On finit en taule pour la cause du grand Orlando Gardiner ? Je veux pas avoir d’autres ennuis, moi. — Des ennuis ? Où ça ? On ajuste été chassés de Refuge par une bande de vieux akisushis. Fredericks secoua la tête. — C’est pas vrai, et tu le sais. Qu’est-ce qui se passe, Gardiner ? Qu’est-ce qu’elle a, cette cité, pour t’obséder à ce point ? Orlando pesa le pour et le contre. Se devait-il d’être franc avec Fredericks ? Mais son ami ne lui avait pas révélé son secret ; Orlando avait dû le découvrir tout seul. — Je ne peux pas te l’expliquer, pas tout de suite. Mais c’est important, j’en suis persuadé. Et je crois avoir trouvé le moyen de retourner à Refuge. — Quoi ? (Habitués aux hurlements d’agonie, les clients du saloon ne remarquèrent même pas le cri de Fredericks.) Y retourner ? Mais t’es complètement plombé du ciboulot, ma parole ! — Peut-être. Orlando avait du mal à respirer. Il baissa le son pour que son ami ne l’entende pas tousser. — Peut-être, répéta-t-il quand il put de nouveau parler, mais j’ai besoin que tu m’accompagnes. Garçon ou fille, tu es mon ami, Fredericks. En fait, je vais même te dire un secret : tu n’es pas seulement mon meilleur ami, tu es le seul que j’aie. Le simul de body-builder se cacha les yeux de la main. Quand il répondit, il avait l’air résigné. — T’es un vrai dégueulasse, Gardiner. Ça, c’était vraiment un coup bas. 6 Le tombeau de verre INFORÉSO/LOISIRS : Ténèbres remporte la Palme d’Or. (visuel : Ostrand acceptant son prix) COMM : Pikke Ostrand n’a pas eu l’air surprise de remporter le grand prix du Festival de Nîmes, même si la plupart des professionnels et des spectateurs ont été stupéfaits. En effet, d’une durée de quatre heures, les Ténèbres de Mme Ostrand ne proposent rien de plus que quelques jeux de lumière tamisée et des sons subliminaux. Tout le monde le jugeait trop minimaliste pour avoir une chance de plaire au jury, traditionnellement conservateur. (visuel : Ostrand lors de sa conférence de presse) OSTRAND : «Mon film montre ce qu’il annonce, ni plus ni moins. Mais quand on parle de fumée, la plupart des gens ne peuvent s’empêcher de chercher le feu. » Seul le feu allumé par !Xabbu prodiguait de la lumière, une lueur chaude et rougeâtre qui laissait les nombreuses zones d’ombre du laboratoire à leurs mystères. Puis, après une série de cliquetis, les lampes blanches du plafond s’allumèrent et éclairèrent la pièce jusque dans ses moindres recoins. — Vous avez réussi, Martine ! s’exclama Renie. Le rêve de tous les habitants de Pinetown : l’électricité gratuite. — Je n’en suis pas seule responsable, répondit la divinité qui s’exprimait par les haut-parleurs de la salle. Je n’y serais pas parvenue sans M. Singh. Il m’a fallu franchir les importants systèmes de sécurité de la compagnie d’électricité pour pouvoir redistribuer les allocations de courant et cacher cette dépense d’énergie. — Bon, c’est bien gentil, tout ça, mais est-ce que je peux recommencer à bosser, moi ? intervint Sagar Singh, passablement irrité. Je vous rappelle que toute cette démence aura été sans objet si je ne parviens pas à percer les défenses d’Autremonde d’ici quelques jours, auquel cas vous vous retrouveriez simplement en possession d’une douzaine de baignoires particulièrement affreuses. — Bien sûr, répondit Renie. Elle devait absolument rester dans les bonnes grâces du vieil homme. Les remerciant une nouvelle fois, Martine et lui, elle les laissa se déconnecter. — Vous pouvez fermer la porte extérieure et retirer la prise du téléphone de voiture, dit-elle à Jeremiah, posté près de l’interphone de l’entrée. Nous avons désormais du courant et une ligne de connexion, tout cela sans qu’il soit normalement possible de nous repérer. — Je m’en occupe, Renie. (Elle entendit la lourde porte se fermer à travers le haut-parleur.) Je n’aime pas la savoir close. J’ai l’impression de me retrouver enfermé dans un tombeau. — Pas du tout, le rassura-t-elle bien qu’elle éprouvât une sensation similaire. A moins que vous ne parliez du tombeau de Lazare, car c’est maintenant que nous allons pouvoir contre-attaquer, Jeremiah. Venez nous rejoindre en bas, nous avons encore beaucoup à faire. Elle s’aperçut que son père l’observait. Son expression de dépit indiquait clairement ce qu’il pensait des déclarations de sa fille. — Que ça te plaise ou non, papa, nous allons en effet nous défendre et ramener Stephen dans le monde des vivants, alors ne me regarde pas comme ça. — Moi ? Il y a vraiment des moments où je sais pas ce que tu veux dire, ma fille. Aussitôt la lumière revenue, !Xabbu s’était empressé d’éteindre le feu. Il se tourna vers Renie sans cesser d’éparpiller les dernières cendres à l’aide d’un bâton. — Beaucoup de choses se sont enchaînées très rapidement, fit-il. Peut-être devrions-nous nous asseoir tous ensemble et discuter de ce qu’il convient de faire. Elle réfléchit un instant à sa suggestion puis acquiesça d’un signe de tête. — Mais pas maintenant. J’ai envie de voir au plus vite si ces caissons-V sont en état. Ce soir, avant de se coucher, d’accord ? Le Bushman lui sourit. — Si l’un de nous devait être l’ancien vers qui les autres se tournent quand ils sont en mal de sagesse, nul doute que ce rôle vous échoie, Renie. Je pense que ce soir serait le bon moment, en effet. L’inspection préliminaire donna un résultat plus satisfaisant que ce que Renie espérait. Beaucoup plus encombrants que les équipements plus récents, les caissons-V avaient toutefois apparemment le potentiel nécessaire pour permettre une connexion de longue durée, tout en prodiguant une meilleure interface sensorielle que tout ce que Renie avait pu utiliser à Polytech. Seul un implant pouvait se montrer plus performant encore, mais les caissons-V possédaient des avantages impossibles à égaler : prévus pour un usage prolongé, ils étaient équipés d’un appareillage d’alimentation, d’hydratation et d’élimination des déchets organiques. L’utilisateur n’avait donc que très occasionnellement besoin d’une assistance extérieure ; il se retrouvait presque indépendant. — C’est quoi, ce truc ? demanda Long Joseph avec une moue de dégoût. Ça pue. — C’est du gel, répondit Renie en touchant la substance du bout des doigts. Ou du moins, cela en deviendra. Son père tendit prudemment la main et tapota la surface du matériau translucide qui emplissait les caissons. — C’est pas du gel, trancha-t-il, ou si c’en est, il a complètement séché. On dirait plutôt du plastique. Renie secoua la tête. — Il suffit de brancher l’appareillage correctement, lui répondit-elle. Tu verras. A l’aide de légères impulsions électriques, on peut modifier sa densité et sa température, soit dans son ensemble, soit en un point donné. (Elle lui indiqua une rangée de petits trous à l’intérieur du caisson.) Et les micropompes sont là pour ajuster la pression. Le processeur – le cerveau électronique de l’ensemble, si tu préfères – ressent le moindre mouvement de l’utilisateur par le contact du gel ; ça, c’est pour la transmission des données vers le système. C’est pour cette raison que cette interface est si performante ; elle peut tout reproduire dans le cadre de la simulation : le souffle du vent sur la peau, les aspérités du sol sous les pieds, l’humidité, bref, tout ce qu’on veut, quoi. Il la dévisagea avec un mélange de suspicion et de fierté. — T’as appris tout ça à ton école ? — En partie, et puis j’ai beaucoup lu sur ce procédé plasmodermique, car on a un moment cru que son utilisation finirait par se généraliser. Je crois que l’on s’en sert encore pour quelques applications industrielles, mais la plupart des interfaces de pointe sont désormais des connexions neurales directes. — Et tu dis qu’on envoie du courant là-dedans ? demanda Long Joseph, dubitatif. Directement dans cette gelée ? — C’est ce qui lui permet de fonctionner. Il secoua la tête. — Je vais te dire, ma fille : il faut être crétin pour entrer dans une baignoire pleine d’électricité. Tu ne risques pas de m’y prendre. — Je ne comptais pas te le proposer, papa, répondit-elle avec un sourire un peu acerbe. L’après-midi se révéla fructueux. Avec l’aide de Martine et du contact, sans doute hautement illégal, qui leur avait permis d’atteindre ce lieu, ils commencèrent à comprendre comment faire marcher les caissons-V. Ce ne serait pas facile – Renie pronostiquait un minimum de plusieurs jours de travail forcené – mais, au bout du compte, il devrait être possible de les faire fonctionner. D’autant que les militaires n’avaient pas seulement laissé l’équipement en place. Les systèmes automatiques protégeant la base contre toute intrusion – du moins, jusqu’à présent – avaient également permis d’éviter l’humidité et maintenu les machines en état de marche. Quelques caissons avaient souffert de n’être plus utilisés, mais Renie ne doutait pas de pouvoir en remettre un en état, ou peut-être même plusieurs, en cannibalisant les autres. Les ordinateurs chargés de piloter l’ensemble étaient totalement dépassés, mais ils constituaient ce qui se faisait de mieux et de plus important à leur époque. Là encore, un transfert d’éléments et de cartes-mémoire – qu’ils ne pourraient mener à bien qu’avec l’aide de Singh – leur permettrait d’obtenir la puissance et la vitesse nécessaires au fonctionnement des caissons-V. Elle racla le fond de son bol à l’aide de sa cuillère, finissant la cassolette de Jeremiah avec un petit soupir de plaisir. L’avenir ne paraissait pas réjouissant mais la situation était tout de même nettement moins désespérée que quelques jours plus tôt. — Renie, nous avions dit que nous parlerions, ce soir. Même la voix posée de !Xabbu résonnait dans la grande salle déserte. — Pour commencer, nous n’avons presque plus rien à manger, annonça Dako. — Il doit bien y avoir des rations de survie quelque part, répondit Renie. Je crois que cette base a été construite pendant la première crise de l’Antarctique. Les militaires ont sans doute fait en sorte qu’elle puisse tenir sans assistance extérieure des années durant. — Des rations de survie ? répéta Jeremiah, horrifié. Vous voulez dire de la viande en cube, du lait en poudre et autres abominations du même genre ? — Vous souvenez-vous de ce qui vous est arrivé la dernière fois que vous avez essayé d’utiliser votre carte de crédit ? Quand on paie comptant, les gens finissent toujours par s’en apercevoir, surtout en dehors des grandes villes. Et pour ce qu’il nous reste d’argent liquide, de toute façon… — Autrement dit, on ne mange plus de produits frais, c’est ça ? persista-t-il en indiquant la casserole vide. Renie inspira profondément et se força à être patiente. — Nous ne sommes pas en vacances, Jeremiah. Toute cette histoire est on ne peut plus sérieuse. Les gens qui nous en veulent ont tué le Dr Van Bleeck. — Je le sais bien, répondit-il en lui lançant un regard où se mêlaient colère et tristesse. — Alors, aidez-moi ! Notre séjour ici n’a qu’un seul et unique but : tenter d’entrer dans Autremonde. — Je continue de penser que c’est de la folie, intervint Long Joseph. On s’est traînés jusqu’ici et on travaille comme des fous juste pour jouer à l’ordinateur. En quoi ça va aider Stephen ? — Faut-il que je te l’explique encore une fois ? Autremonde est un réseau virtuel, plus vaste et plus rapide que tout ce qui existe, mais c’est également un secret que certaines personnes cherchent à préserver à tout prix, sans reculer devant le meurtre. Ses propriétaires ont fait du mal à Stephen et à beaucoup d’autres enfants, ils ont assassiné le Dr Van Bleeck, et il y a également de bonnes chances pour qu’ils soient à l’origine de l’explosion de notre immeuble et de mon expulsion de Polytech. Sans même parler de tous les amis de M. Singh, qui ont travaillé sur Autremonde avec lui et sont aujourd’hui décédés. « Ces gens sont riches et puissants. Personne ne peut les atteindre ni les traîner devant les tribunaux. Et que pourrions-nous dire, même si nous y parvenions ? Nous n’avons que des soupçons, et encore, ils ont l’air totalement insensés. « C’est pour cela qu’il nous faut pénétrer dans Autremonde. Si le réseau est la cause de ce qui est arrivé à Stephen et aux autres enfants – si ses propriétaires s’en servent pour se livrer au trafic d’organes, à la pornographie enfantine ou à des activités politiques ou financières que nous sommes incapables de concevoir –, il nous faut des preuves. Elle regarda ses trois auditeurs. Au moins, son père écoutait avec attention. Pour une fois, elle se sentit confiante et maîtresse de la situation. — Si nous parvenons à remettre un caisson-V en état de marche et si M. Singh réussit à percer les défenses d’Autremonde, j’y entrerai avec lui. Les caissons sont prévus pour une immersion de longue durée, sans maintenance ou presque. Cela signifie qu’une fois que je serai branchée, vous n’aurez pas grand-chose d’autre à faire que de vérifier que tout fonctionne normalement. Je crois que !Xabbu doit pouvoir s’en tirer tout seul. — Et nous, alors ? demanda son père. On se tourne les pouces pendant que tu prends ton bain de gelée ? — Je n’en ai aucune idée. C’est pour cela que nous devons parler, j’imagine ; pour planifier notre action. — Et Stephen ? Tu veux que je reste assis ici pendant que mon garçon est à l’hôpital ? Cette quarantaine va pas durer éternellement. — Je l’ignore, papa. Jeremiah s’inquiète au sujet de sa mère, lui aussi. Mais nous ne devons en aucun cas oublier que ces gens sont prêts à tuer quand ils le jugent nécessaire. Si vous vous faites prendre à l’extérieur, dans le meilleur des cas vous finirez en prison. (Elle haussa les épaules.) Je ne vois pas ce que vous pourriez faire d’autre que rester ici. Durant le long silence qui s’ensuivit, Renie s’aperçut que !Xabbu la regardait attentivement. Il avait l’air bizarre mais, avant qu’elle ne puisse lui demander à quoi il pensait, la sonnerie du haut-parleur mural les fit sursauter. — J’ai découvert de nouvelles informations au sujet des caissons et je les ai téléchargées dans la mémoire du laboratoire, leur apprit Martine. De plus, Sagar Singh m’a appelée pour me signaler qu’il était tombé sur un os particulièrement dur à ronger, comme il dit. Il vaut mieux que vous ne comptiez pas trop sur son aide pour ce qui est de la programmation du caisson. — Ce qui signifie ? — Je ne sais pas vraiment. Le système de sécurité d’Autremonde est d’une très grande complexité et, comme le réseau n’est que peu utilisé, Singh a du mal à travailler dessus sans se faire repérer. Il estime avoir une chance sur deux de réussir à trouver la faille. Renie se sentit gagnée par une nouvelle vague de découragement. — On n’a jamais eu autant de chances de notre côté depuis le début de cette histoire, se rassura-t-elle. — Mais il a ajouté que, s’il y parvenait, vous devriez être prête à partir sur-le-champ. — Merveilleux. Donc, il ne peut pas nous aider, mais nous devons préparer le caisson sans attendre. Martine partit d’un rire sans joie. — À peu près, oui, fit-elle. Mais je vous assisterai de mon mieux, Renie. — Vous en avez déjà fait plus que ce que nous étions en droit d’attendre de vous. Nous ferons tous de notre mieux. La bonne humeur passagère de Renie était retombée brusquement et elle se trouvait de nouveau confrontée à la dure réalité. — J’aurais une question à vous poser, Martine, dit alors !Xabbu. Est-il vrai que les émissions en provenance du lieu où nous nous trouvons sont cachées et qu’elles ne trahiront pas notre présence ? — » Cachées » n’est pas le terme que j’utiliserais. Je les ai fait passer par divers points de connexion qui les répercutent automatiquement sur des lignes déterminées aléatoirement. Quiconque chercherait à remonter leur trace serait bloqué au point de connexion initial, car rien ne permet de relier celui-ci à la source de l’émission. C’est une pratique courante. — Qu’est-ce que ça veut dire ? grogna Long Joseph. — Donc, nous pouvons utiliser les lignes extérieures, même pour transmettre des données ? clarifia !Xabbu. — Oui, mais sachez tout de même faire preuve de discernement. Pas la peine d’aller provoquer UNComm ou Telemorphix. — Seigneur, non, répondit Renie, horrifiée par une telle suggestion. Nous n’allons pas tenter le diable, Martine ; nous avons déjà plus que notre part de problèmes. — Bien. Cela répond-il à votre question ? — Oui, fit !Xabbu. — Pourquoi souhaitiez-vous avoir cette précision ? lui demanda Renie après que la Française eut raccroché. Pour l’une des premières fois depuis qu’elle le connaissait, il eut l’air mal à l’aise. — Je préfère ne pas vous le dire maintenant, Renie. Mais je vous promets que je suivrai le conseil de Martine et que je ne ferai rien d’irresponsable. Elle fut tentée d’exiger une réponse plus claire, puis décida qu’il méritait bien qu’elle lui fasse confiance, après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble. — Je le sais bien, !Xabbu, lui dit-elle. — Si les lignes téléphoniques ne sont pas sous surveillance, je peux appeler ma mère, intervint Dako. Renie se sentit soudain épuisée. — Je crois que cela entre dans la catégorie des imprudences à ne pas commettre, Jeremiah. Si ces gens ont pu bloquer votre carte de crédit, le téléphone de votre mère doit être sur écoute. — Mais Martine vient juste de dire qu’il était impossible de remonter jusqu’à la source de l’appel… — Probablement, concéda Renie avec un soupir. Mais elle nous a également conseillé de ne pas prendre de risques, et appeler un numéro vraisemblablement surveillé en est un. Les traits de Jeremiah se déformèrent sous le coup de la colère. — Vous n’êtes pas mon maître, ma petite dame. Ce n’est pas à vous de me dire ce que je dois faire. Avant qu’elle ne puisse lui répondre vertement, le Bushman intervint. — Renie fait de son mieux pour nous tous, monsieur Dako. Plutôt que de nous emporter, essayons de trouver une solution. — Bonne idée, !Xabbu, fit Renie, reconnaissante d’être ainsi soutenue. Jeremiah, avez-vous un parent que nous pourrions joindre par un téléphone public ? (A Pinetown, nombre de gens trop pauvres pour se faire installer leur propre ligne utilisaient un appareil commun et allaient chercher les voisins à qui l’appel était destiné.) Je ne pense pas qu’ils iraient jusqu’à mettre sur écoute tous les postes dans l’entourage des membres de votre famille. Nous n’avons pas encore été déclarés ennemis publics et nos adversaires doivent donc procéder avec la plus grande discrétion. Alors que Jeremiah, calmé, réfléchissait à la question, Renie sourit à !Xabbu pour lui signifier qu’elle appréciait son aide. Mais le petit homme restait toujours aussi troublé. — Nous pouvons compter sur deux caissons en état de marche, dit !Xabbu. Renie se désintéressa temporairement de celui qu’elle était en train d’inspecter. Elle venait juste de tester une poignée de fibres de connexion gainées de caoutchouc, qui pendaient du couvercle du caisson tels les tentacules d’une pieuvre. — Je sais. De cette manière, nous en aurons un de secours en cas de problème avec le principal. — Ce n’est pas ce que je voulais dire, Renie, expliqua le Bushman en secouant la tête. Nous disposons de deux caissons. Vous avez l’intention d’y aller seule, mais il ne faut pas. Je vous ai déjà accompagnée auparavant. Nous sommes amis. — Vous voulez vous infiltrer dans le système avec moi ? Au nom du ciel, !Xabbu, ne vous ai-je pas déjà causé assez d’ennuis comme cela ? Et, de toute façon, je ne serai pas seule ; Singh vient avec moi, et Martine aussi, peut-être. — Mais vous allez vous exposer à un grand danger. Vous souvenez-vous de cette Kali ? Nous nous sommes entraidés par le passé et nous devrions continuer. À son expression, Renie vit que la discussion serait longue. Elle lâcha les longs serpentins. — Mais… À sa grande surprise, elle fut incapable de lui opposer le moindre argument. Pire, elle se rendit compte que le fait qu’il l’accompagne lui faisait plaisir. Elle se sentit toutefois obligée de protester, ne serait-ce que pour la forme. — Mais qui s’occupera de l’équipement si nous sommes tous deux connectés ? Je vous l’ai dit, cela pourrait prendre plusieurs jours, des semaines, même… — Jeremiah est un homme intelligent et responsable. Votre père est également compétent pour peu que l’on parvienne à lui faire comprendre l’importance de ses actes. Et, comme vous l’avez dit vous-même, il n’y aura pas grand-chose d’autre à faire que de nous surveiller. — Alors, comme ça, nous sommes déjà deux, hein ? répondit-elle sans pouvoir s’empêcher de sourire. Je ne sais pas… vous avez autant que moi le droit de venir, j’imagine… — Mon existence est elle aussi prise dans cette toile, argumenta-t-il avec un grand sérieux. Depuis le début, je vous accompagne de mon plein gré. Il m’est impossible de faire demi-tour, désormais. Renie crut soudain qu’elle allait se mettre à pleurer. !Xabbu avait l’air si grave malgré sa petite taille… Sans se poser la moindre question, il avait assumé les responsabilités de la jeune femme, les faisant siennes. Une telle loyauté était si surprenante qu’elle en devenait presque inquiétante. Comment cet homme m’est-il devenu si cher aussi rapidement ? Cette pensée jaillit dans son esprit avec une force surprenante. Il est comme un frère pour moi – un frère de mon âge, pas un enfant dont je dois m’occuper, comme Stephen. A moins qu’il n’y ait plus que cela ? Elle ne savait que penser. Elle se tourna vers les fibres de connexion de peur que ses joues, qu’elle sentait brûlantes, ne révèlent au Bushman ce qu’elle préférait garder secret. — D’accord, concéda-t-elle. Vous l’aurez voulu. Si Jeremiah et mon père ne s’y opposent pas, nous partons ensemble. — Et moi, je répète que t’es dingue, ma fille. — Ce n’est pas aussi dangereux que tu le penses, papa, répondit Renie en prenant le masque flexible. Il se fixe sur le visage, comme un masque de plongée. Tu vois, on le verrouille pour qu’il reste bien en face des yeux ; ainsi, la projection rétinienne ne risque pas de se dérégler. Le terme « projection rétinienne » signifie simplement que le masque transmet une image à la rétine. C’est à peu pris le mode de fonctionnement normal de l’œil, ce qui fait que les données d’ordre visuel paraissent extrêmement réalistes. Quant au respirateur (elle indiqua trois valves disposées en triangle, dont deux étaient nettement plus petites que la troisième), il est étanche et se place sur la bouche et le nez. C’est par ces tubes que l’air arrive et ressort. Tant que Jeremiah et toi continuez de surveiller notre mélange d’air, nous ne risquons rien. Long Joseph secoua la tête. — Je ne peux pas t’en empêcher, alors je n’essaierai même pas. Mais si les choses vont mal, ne viens pas me dire que c’est ma faute. — Merci de ta confiance, fit-elle avant de se tourner vers Jeremiah. J’espère que vous avez suivi, vous, au moins. — Je surveillerai tout cela de près, l’assura-t-il en jetant un coup d’œil nerveux à l’écran mural. Mais il s’agit d’un essai, pour commencer, n’est-ce pas ? Vous n’y resterez pas longtemps ? — Une dizaine de minutes seulement, ou peut-être un peu plus. Cela nous permettra de nous assurer que tout est bien relié comme il le faut. (Elle inspecta les fibres de connexion scotchées entre elles, qui reliaient les deux caissons aux vieux ordinateurs.) Ne quittez pas des yeux les appareils de contrôle de nos fonctions vitales, d’accord ? J’ai tout testé du mieux que je le pouvais mais, même avec les schémas de Martine, il y a tellement de branchements que je ne suis sûre de rien. Vous êtes prêt, !Xabbu ? Le Bushman finissait de vérifier les branchements de son caisson, comme la jeune femme venait de le faire pour le sien. — Quand vous voulez, Renie. — Parfait. Alors, qu’allons-nous faire ? Un peu de simulation en 3D, comme à Polytech ? De cette manière, nous devrions nous sentir à notre aise. — D’accord. Et après, peut-être pourrons-nous passer à autre chose… — Quoi, par exemple ? — Nous verrons le moment venu. Gêné, il se détourna pour démêler les fixations de son masque, qui n’en avaient nul besoin. Renie haussa les épaules. — Jeremiah ? Pouvez-vous allumer les caissons ? demanda-t-elle. L’interrupteur principal… Il y eut un cliquetis puis un bourdonnement léger et régulier. Pendant une seconde, l’éclairage faiblit, comme s’il allait s’éteindre. Renie se pencha pour mieux observer ce qui se passait dans le caisson. La substance qui emplissait les trois quarts du volume et qui, jusque-là, ressemblait à du plastique dur et translucide devint lentement laiteuse, puis opaque. Quand elle s’éclaircit de nouveau, au bout de quelques secondes, elle était liquide. Des milliers de rides concentriques naquirent à sa surface, disparaissant avant que Renie ait eu le temps de déterminer la forme qu’elles dessinaient. — Que disent les instruments de mesure ? demanda-t-elle. Jeremiah fit apparaître une série de fenêtres sur l’écran mural. — Tous les chiffres sont tels que vous le souhaitiez, répondit-il nerveusement. — Bien. C’est parti. Maintenant que le moment était venu, elle se sentit prise d’une brusque appréhension, comme si elle se tenait sur un haut plongeoir. Elle ôta son T-shirt et se retrouva en culotte et soutien-gorge. Malgré la chaleur qui régnait dans la pièce, elle avait la chair de poule. C’est une interface comme une autre, se rassura-t-elle. Entrée-sortie, comme un écran tactile. Ne te laisse pas impressionner par ton père et sa baignoire électrique, ma fille. De plus, cette courte séance serait bien moins désagréable que la véritable immersion : raisonnablement brève, la connexion ne nécessitait ni cathéter ni intraveineuse. Enfilant le masque, elle inséra les embouts dans ses narines et positionna la bulle flexible équipée d’un micro en face de sa bouche. Jeremiah avait déjà mis les pompes en marche. L’air qu’elle respirait s’accompagnait d’une vague odeur métallique mais, cela mis à part, il semblait on ne peut plus normal. Les fiches auditives ne posèrent pas le moindre problème ; en revanche, centrer le masque se révéla plus difficile. Une fois qu’elle eut tout mis en place, elle entra dans le caisson à tâtons. Le gel avait atteint son état de stase : sa densité et sa température étaient les mêmes que celles du corps humain et Renie flottait, comme en apesanteur. Elle étira lentement les bras pour s’assurer qu’elle était bien centrée. Oui. Elle aurait tout aussi bien pu se trouver au cœur d’un trou noir. Rien ne venait rompre le silence ou l’obscurité. Perdue dans le vide, elle attendit que Jeremiah déclenche la séquence d’initialisation. Le temps lui parut long. Soudain, ses yeux furent inondés de lumière. L’univers venait de retrouver trois dimensions, même s’il n’était constitué que d’une morne grisaille. Elle perçut un léger changement de pression ; le système hydraulique était en train de relever le caisson-V, qui devait se trouver à la verticale pour pouvoir fonctionner. Elle avait retrouvé un peu de poids, mais pas beaucoup. L’impression de flottaison fut remplacée par une légère sensation de gravité, même si elle savait que le gel pouvait la ramener en état d’apesanteur si la simulation l’exigeait. Une autre silhouette apparut, planant au-dessus d’elle : un simul minimaliste, à peine plus complexe qu’un symbole d’être humain. — !Xabbu ? Comment ça va ? — C’est très étrange. Les sensations sont différentes de celles que l’on éprouve en étant suspendu dans les harnais de l’école. J’ai nettement plus le sentiment de me trouver… à l’intérieur de quelque chose. — Je vois tout à fait ce que vous voulez dire. Bon, essayons notre matériel. Quelques instructions manuelles lui suffirent pour faire apparaître un plan gris sombre sous leurs pieds. S’étendant jusqu’à l’horizon, il donnait une impression de haut et de bas. Les deux simuls se posèrent sur ce « sol » froid et dur. — S’agit-il du fond du caisson ? voulut savoir le Bushman. — Non, c’est juste le gel qui se durcit là où les processeurs lui indiquent de le faire. Tenez. (Une balle de même consistance que le sol apparut dans sa main ; elle la fit mollir pour lui donner la consistance du caoutchouc.) Attrapez ! !Xabbu intercepta le projectile gris. — Là encore, c’est le gel qui devient plus dense à l’endroit où nous sommes censés toucher quelque chose ? — Exactement. Il se peut que l’objet ne soit pas même façonné en entier ; il a juste pour fonction de communiquer les bonnes impressions tactiles à votre main. — Et quand je le jette, fit-il en renvoyant la balle à Renie, l’ordinateur analyse la trajectoire qu’il devrait prendre et la recrée, d’abord dans mon caisson, puis dans le vôtre ? — Précisément. Le procédé est le même qu’à Polytech, sauf que l’équipement est meilleur. Votre caisson pourrait se trouver à l’autre bout du monde que tout fonctionnerait de la même manière. Du moment que nous pouvons nous voir dans le cadre de la simulation… Le simul de !Xabbu secoua la tête. — Je vous l’ai déjà dit, Renie, mais votre science est vraiment capable de réaliser des miracles. — Ce n’est pas vraiment la mienne, répondit-elle avec un grognement de dépit. Et puis, nous avons établi qu’elle pouvait également conduire à des inventions abominables. Ils créèrent et déplacèrent quelques objets supplémentaires, de manière à vérifier le calibrage du système tactile et des divers effets, tels que la température et la gravité, que le système plus primitif de Polytech ne possédait pas. Renie aurait aimé travailler à partir d’une simulation plus poussée afin de voir comment les caissons fonctionnaient vraiment. Mais, pour un coup d’essai, c’était une réussite. — Je crois que nous avons vérifié tout ce qui devait l’être, décréta-t-elle enfin. Vous vouliez voir autre chose ? — Oui, répondit !Xabbu en se tournant vers elle. Mais ne vous inquiétez pas ; il s’agit juste de quelque chose que j’aimerais partager avec vous. Il agita les bras. En réponse à ses instructions, la grisaille disparut et les abandonna dans le noir. — Qu’est-ce que vous faites ? s’inquiéta la jeune femme. — Un peu de patience, je vais vous montrer… Renie s’immobilisa et lutta contre l’envie de se débattre et d’exiger une réponse. Elle détestait laisser les autres régir son existence. Au moment où l’attente devenait insupportable, une lueur rouge sombre apparut devant ses yeux. Elle se transforma subitement en halo bigarré de marbrures blanches, dorées et violettes. Ainsi illuminées, les ténèbres donnèrent naissance à des formes étranges. La lumière et l’obscurité se mêlaient, tourbillonnant l’une autour de l’autre. En un point, la clarté devint un disque si brillant que Renie fut incapable de le regarder en face. Les zones d’ombre acquirent une certaine profondeur et se regroupèrent dans la partie basse de son champ de vision, comme du sable que l’on aurait versé dans un verre d’eau. Elle se trouvait au cœur d’un paysage immense et plat. Il était éclairé par une lumière éblouissante et seuls quelques rochers rouges et quelques arbres rabougris venaient rompre sa monotonie. Le ciel planait au-dessus de sa tête tel un lingot chauffé à blanc. — Mais c’est un désert ! s’exclama-t-elle. Mon Dieu, !Xabbu, d’où sort-il ? — C’est moi qui l’ai créé. Elle se tourna vers lui et sa surprise s’accentua encore. Le Bushman se tenait à ses côtés. Le simul impersonnel du laboratoire militaire avait disparu et l’image qu’elle avait devant les yeux était bien celle de !Xabbu. Même ses traits avaient été fidèlement reproduits, malgré une certaine rigidité dans le jeu des expressions. Il portait ce qui constituait sans doute la tenue traditionnelle de son peuple : un pagne en peau, des sandales et un collier de coquilles d’œufs autour du cou. Il avait un arc et un carquois en bandoulière et tenait une lance à la main. — C’est vous qui avez fait tout ça ? Il lui sourit. — Ce n’est pas si terrible que l’on pourrait le penser, Renie. J’ai emprunté certaines parties à des modules existant sur le désert du Kalahari. De nombreux programmes gratuits sont disponibles à ce sujet. J’ai trouvé des simulations d’écologie et d’évolution biologique dans les banques de données de l’université du Natal. Ceci est mon projet de fin d’année. (Son sourire s’élargit.) Et vous ne vous êtes pas encore regardée. Elle baissa les yeux. Ses jambes étaient nues et elle aussi portait un pagne. Elle arborait davantage de bijoux que !Xabbu, ainsi qu’une sorte de châle en peau, noué à la taille à l’aide d’une ficelle rugueuse, et qui lui couvrait le haut du corps. Se souvenant qu’ils étaient censés tester les capacités des caissons-V, elle le palpa. Sa texture était lisse et légèrement poisseuse, comme de la vraie peau tannée. — Ce vêtement se nomme kaross, mais les femmes de mon peuple lui trouvent bien d’autres usages, expliqua !Xabbu en lui montrant l’ouverture du châle dans son dos. Elles s’en servent pour porter leurs enfants quand elles leur donnent le sein, ou encore pour transporter le fruit de la cueillette. — Et ceci ? demanda-t-elle en soulevant le morceau de bois qu’elle tenait à la main. — Il s’agit d’un bâton pour creuser. Elle éclata de rire. — C’est stupéfiant, !Xabbu ! Où êtes-vous allé le chercher ? Enfin, je veux dire, comment est-il entré dans le système ? Vous n’avez pas eu le temps de le fabriquer depuis que nous sommes arrivés. Il fit non de la tête, d’un air empreint de gravité. — Je l’ai copié à partir de mes sauvegardes de l’école. — !Xabbu ! s’exclama Renie, horrifiée. — Martine m’a aidé. Pour ne pas prendre de risque, nous avons fait passer le transfert de données par – comment dit-elle, déjà ? — un point de connexion externe. Et je vous ai laissé un message. — Qu’est-ce que vous me racontez là ? — Pendant que je me trouvais à l’intérieur du système de Polytech, je vous ai adressé un message disant que j’essayais de vous joindre et que je souhaitais vous entretenir de mes études et de mon projet de fin d’année. Renie secoua la tête. Elle entendit aussitôt un léger tintement et s’aperçut qu’elle portait des boucles d’oreilles. — Je ne comprends pas… — Je me suis dit que, si quelqu’un surveillait vos communications, il valait mieux que l’on croie que j’ignorais où vous vous trouviez. Dans ce cas, peut-être ma logeuse ne sera-t-elle pas persécutée. Ce n’est pas une personne aimable, mais elle ne mérite pas de subir le genre d’ennuis qui se sont abattus sur nous. Mais je suis triste, Renie. Elle avait du mal à le suivre. — Pourquoi, !Xabbu ? — Parce que, en laissant ce message derrière moi, j’ai réalisé que je venais de proférer un mensonge délibéré. C’était la première fois que cela m’arrivait. Je crains fort d’être en train de changer. Pas étonnant, dans ce cas, que j’aie oublié le chant du soleil. Même derrière le masque du simul, Renie sentit la gêne du Bushman. C’est ce que je craignais. Elle ne savait comment le réconforter. Avec n’importe quel autre ami, elle aurait expliqué qu’il était parfois nécessaire de mentir, mais elle ne connaissait personne capable de ressentir un mensonge comme une dégradation physique, personne pour qui ne plus entendre le soleil était une immense source de désespoir. — Montrez-m’en davantage, put-elle seulement dire. Parlez-moi de ce lieu. — Mon travail ne fait que commencer. (Il lui toucha le bras, comme pour la remercier d’avoir changé de sujet.) Il ne suffit pas de créer quelque chose qui ressemble à la patrie de mon peuple ; la simulation doit également donner l’impression qu’on s’y trouve, et je ne suis pas encore assez doué pour la programmer. (Il se mit à marcher et Renie le suivit.) Mais j’en ai représenté une petite partie, ne serait-ce que pour pouvoir tirer les leçons de mes erreurs. Regardez là-bas. Il tendit le doigt vers l’horizon. Un groupe de formes sombres se dessinait derrière quelques acacias épineux. — Il s’agit des collines de Tsodilo, qui revêtent une très grande importance pour mon peuple. Vous diriez sans doute qu’elles sont sacrées. Mais je les ai rendues trop visibles, trop contrastées par rapport au désert. Renie observa fixement les collines. Malgré le mécontentement du petit homme, elles l’attiraient étrangement. Peut-être était-ce dû au fait qu’elles présentaient l’unique relief à des kilomètres à la ronde. Si celles du monde réel faisaient le même effet, elle comprenait aisément qu’elles aient un tel impact sur l’imaginaire du peuple de !Xabbu. Elle caressa une nouvelle fois ses boucles d’oreilles, puis les coquilles d’œufs qui ornaient sa gorge. — Et moi ? Suis-je aussi ressemblante que vous ? — Cela aurait été présomptueux de ma part, répondit-il en secouant la tête. Non, mon propre simul provient d’un projet antérieur que j’ai réalisé à l’école. J’en ai ajouté d’autres mais, pour le moment, je n’en ai que deux de disponibles : un homme et une femme de mon peuple. (Il eut un sourire triste et un peu amer.) Ici, au moins, je peux m’assurer que seuls les Bushmen viendront sur nos terres. Il lui fit descendre une petite pente sablonneuse. Les mouches bourdonnaient lentement autour d’eux. Le soleil était si chaud que Renie eut soudain affreusement soif, même si elle savait qu’ils n’étaient pas entrés dans leurs caissons respectifs depuis plus d’une demi-heure. Malgré son aversion pour les piqûres, elle en vint presque à regretter qu’ils n’aient pas branché le système d’hydratation. Décrétant qu’ils étaient arrivés, !Xabbu s’assit sur ses talons et commença à creuser à l’aide du manche de sa lance. — Aidez-moi, lui demanda-t-il. — Que cherchons-nous ? voulut-elle savoir. Concentré sur sa tâche, il ne répondit pas. Il leur fallut se dépenser et la chaleur rendait leur travail plus épuisant encore. L’espace d’un instant, Renie oublia qu’ils se trouvaient au cœur d’une simulation. — Là ! Le Bushman se pencha et déterra délicatement ce qui ressemblait à une sorte de petite pastèque. — C’est un tsama, expliqua-t-il, un melon qui permet aux miens de survivre dans le bush pendant la saison sèche, quand les sources ont disparu. À l’aide de son couteau, il trancha le haut du fruit. Cela fait, il nettoya le manche de sa lance et s’en servit comme d’un pilon pour broyer la pulpe du tsama. Quand il eut fini, l’intérieur du melon était presque liquide. — Buvez, fit-il en tendant le fruit à Renie. — Mais je ne peux pas… ou du moins je n’ai aucune sensation de goût. Il hocha la tête. — C’est exact mais, quand ma simulation sera achevée, il vous faudra le faire. Personne ne peut comprendre comment vit mon peuple sans avoir dû trouver à boire et à manger sur cette terre inhospitalière. Renie prit le tsama et le porta à sa bouche. Étrangement, elle n’éprouva aucune sensation au niveau de son visage, mais elle perçut quelques gouttes de fraîcheur humide sur le cou et le ventre. !Xabbu lui prit le fruit des mains et sacrifia à son tour au rituel, non sans avoir émis quelques claquements et roulements de langue incompréhensibles à ses oreilles. — Venez, lui dit-il enfin. J’ai d’autres choses à vous montrer. Elle se leva, soudain troublée. — Tout ceci est merveilleux, mais Jeremiah et mon père vont se faire du souci si nous prenons trop de retard. Je ne leur ai pas indiqué le moyen d’écouter notre conversation et cela m’étonnerait qu’ils trouvent comment faire. Ils vont peut-être essayer de nous ramener d’office. — Sachant que j’allais vous montrer ce lieu, je leur ai dit que nous aurions besoin de plus de temps que ce que vous aviez prévu, répondit-il avant d’opiner du chef. Mais vous avez raison. J’ai fait preuve d’égoïsme. — Non, pas du tout. C’est absolument merveilleux, répéta-t-elle. Et elle était absolument sincère. Même s’il avait obtenu ce résultat en allant piocher dans diverses simulations existantes, il possédait un don pour la conception de décors virtuels. Elle espérait qu’il ne lui arriverait rien à cause d’elle. Même si elle n’avait vu qu’une infime partie de son projet, elle se dit que ce serait un crime si le rêve du Bushman ne devait pas voir le jour. — J’espère que je pourrai bientôt passer de longues heures dans cet endroit, !Xabbu, ajouta-t-elle. — Avons-nous encore un peu de temps ? C’est important pour moi. — Bien sûr. — Dans ce cas, suivez-moi. Ils ne firent que quelques centaines de mètres, et pourtant les collines leur parurent soudain beaucoup plus proches. Elles s’élevaient au-dessus d’eux tels des parents sévères. A leur pied se dressait un petit cercle d’abris faits d’herbe. — Marcher aussi vite n’est pas naturel, mais je sais que le temps nous est compté. Prenant le poignet de Renie, le petit homme la conduisit devant l’une des huttes. Un petit tas de brindilles gisait au centre d’une zone de terre sablonneuse. — Il me faut tricher encore une fois, s’excusa-t-il en agitant la main. Le soleil descendit rapidement vers l’horizon. En quelques instants, il disparut derrière les collines et le ciel prit une teinte violette. — Et maintenant, je vais allumer un feu, expliqua le petit homme en sortant deux bouts de bois de sa sacoche. Brindille mâle, brindille femelle. C’est comme cela que nous les appelons. Il plaça l’extrémité de l’une des baguettes dans une fente creusée dans l’autre, puis cala celle-ci entre ses pieds tandis qu’il faisait rapidement tourner la première entre les paumes de ses mains. Par moments, il tirait de sa poche un peu d’herbe sèche qu’il introduisait dans la fente. Quelques minutes suffirent pour qu’un filet de fumée commence à s’élever. Les étoiles avaient fait leur apparition dans le ciel et la température chutait rapidement. Renie frissonna. Elle souhaita que le feu de son ami s’allume vite, même si la vraisemblance devait en souffrir. Alors que !Xabbu portait l’herbe fumante jusqu’au tas de brindilles, Renie rejeta la tête en arrière pour mieux contempler le ciel. Il paraissait si large et si profond, bien plus qu’il ne l’était jamais au-dessus de Durban. Et les étoiles étaient tellement proches qu’elle avait l’impression qu’il lui suffirait de tendre le bras pour les toucher. Le feu n’était pas très important, mais Renie sentait tout de même la chaleur qu’il dégageait. !Xabbu ne lui laissa pas le temps d’en profiter. Sortant de sa sacoche deux chapelets de cocons séchés, il en noua un autour de chacune de ses chevilles. Quand il les secoua, ils émirent un bruit de crécelle. — Venez, dit-il en se relevant. Maintenant, nous allons danser. — Danser ? — Voyez-vous la lune ? demanda-t-il en indiquant l’astre de la nuit, qui flottait dans les ténèbres telle une perle sur une flaque de pétrole. Et l’anneau qui l’entoure ? Il est constitué par les marques des esprits qui dansent autour d’elle car ils se l’imaginent comme un feu semblable à celui-ci. Il lui prit la main. Même si Renie ne pouvait oublier qu’ils se trouvaient dans deux caissons distants de plusieurs mètres, elle sentait sa présence familière. Elle ignorait comment la physique aurait pu expliquer ce phénomène, mais !Xabbu était bien là qui lui tenait la main et lui montrait les pas à exécuter. — Mais je ne sais pas comment… — C’est une danse curative, l’interrompit-il. Elle est très importante. Un voyage se présente devant nous et nous avons déjà beaucoup souffert. Faites comme moi. Elle fît de son mieux pour reproduire les gestes du Bushman. Les premières minutes furent difficiles mais, quand elle cessa d’y penser, elle commença à percevoir le rythme. Au bout d’un instant, tout le reste disparut – secousse, changement de pied, secousse, secousse, changement de pied, tête en arrière, bras tendus vers le ciel – à l’exception du murmure des crécelles de !Xabbu et du bruit doux et saccadé de leurs pieds sur le sol. Ils dansèrent sous le regard de la lune annelée et des collines noires qui se dressaient à l’assaut des étoiles. Pendant un instant, Renie fit le vide dans son esprit. Elle ôta son masque avant d’être totalement sortie du gel et s’étrangla. Son père la prit sous les aisselles, visiblement décidé à l’extraire du caisson. — Non, protesta-t-elle en tentant de reprendre son souffle. Pas encore. Il faut que je me débarrasse autant que possible de ce gel et que je le remette à l’intérieur. Il est difficile à remplacer ; pas la peine de le gaspiller. — Vous y êtes restés longtemps, la tança son père. On croyait que votre cerveau était mort, ou un truc comme ça. Et ce type m’a dit qu’il fallait pas vous tirer de là parce que ton ami l’avait prévenu que ce serait plus long que prévu. — Je suis désolée, papa, répondit-elle en souriant à !Xabbu, lequel se nettoyait, assis dans son caisson. C’était stupéfiant. Tu devrais voir ce que !Xabbu a créé. Combien de temps sommes-nous restés connectés ? — Presque deux heures, lui apprit Jeremiah sur un ton désapprobateur. — Deux heures ! Mon Dieu. (Et nous avons au moins passé la moitié de ce temps à danser, pensa-t-elle, choquée.) Vous deviez être morts d’inquiétude. Jeremiah eut une moue de dépit. — Nous avons bien vu que vous respiriez et que votre cœur battait normalement, répondit-il. Mais nous attendions votre retour parce que votre amie française voulait vous parler. Elle disait que c’était important. — Hein ? Qu’est-ce qu’elle voulait ? Vous auriez dû nous tirer de là. — Y a jamais moyen de savoir ce que tu veux, rétorqua son père en boudant. Toute cette histoire… dès qu’on fait quelque chose, tu te fâches, alors qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, après… — D’accord, d’accord, je t’ai déjà dit que j’étais désolée. Quel était le message de Martine ? — Elle a dit de la rappeler quand tu serais sortie. Renie enveloppa son corps gluant dans une robe de chambre militaire et composa le numéro de Martine. La femme-mystère répondit aussitôt. — Je suis heureuse d’avoir de vos nouvelles, fit-elle en guise d’introduction. Votre expérience a-t-elle été couronnée de succès ? — Pleinement, mais elle peut attendre. Vous aviez quelque chose d’urgent à me communiquer ? — Oui. C’est un message de M. Singh. Il m’a dit de vous transmettre qu’il pense avoir trouvé le moyen de percer les défenses d’Autremonde. Mais il a ajouté que le taux d’utilisation du réseau avait fortement augmenté au cours des derniers jours, ce qui signifie sans doute que quelque chose d’important se prépare. Peut-être était-ce le sens du sablier et du calendrier. Les dix jours sont quasiment écoulés. Nous ne pouvons espérer meilleure opportunité. Le rythme cardiaque de Renie s’accéléra. — Ce qui signifie… — Que M. Singh tentera de s’infiltrer dans le réseau dès demain. Il m’a dit qu’il ferait confiance à la chance pour pallier le manque de préparatifs. Et si vous comptez vous joindre à nous, il vous faudra être prête ; c’est peut-être l’unique occasion qui nous sera offerte. 7 Les jardins de l’empereur INFORÉSO/FLASH : Les rebelles malaisiens lancent un avertissement à l’Occident. (visuel : combats de jungle au nord de Bornéo ; plusieurs personnes touchées par un tir de roquettes) COMM : Le groupe de rebelles malaisien qui s’est baptisé « les Epées de New Meleka » a prévenu les touristes et hommes d’affaires étrangers que le pays se trouvait désormais en état de guerre. Les rebelles, qui se livrent depuis six ans à une lutte armée contre le gouvernement pro-occidental du pays, ont tué trois diplomates portugais la semaine dernière. Ils ont annoncé qu’ils traiteraient tous les étrangers, y compris les Australiens et les Néo-Zélandais, comme des « espions à la solde de l’ennemi ». (visuel : Rang Hussein Kawat, porte-parole des rebelles) HUSSEIN KAWAT : « Cela fait cinq cents ans que l’Europe et l’Amérique imposent leur régime terroriste au reste du monde, mais leur règne s’achèvera bientôt, dans le sang si nécessaire. Bien sûr, notre sang coulera, lui aussi, mais au moins, il ne sera plus pollué par les idées et les crédits de l’Occident. La corruption qui pourrit le gouvernement fédéral de Kuala Lumpur est une insulte lancée à la face de Dieu. » Hurley Brummond tenait d’une main la barre de la nef volante ; son profil barbu se découpait à la lueur des deux lunes d’Ullamar. — Nous allons leur donner une bonne leçon, Jonas ! hurla-t-il pour couvrir le gémissement du vent. Ces prêtres à peau verte vont apprendre qu’il ne fait pas bon s’amuser avec la fiancée d’un Terrien ! Paul aurait bien voulu lui poser une question, mais il n’avait pas le cœur à crier. Brummond avait repris sa pose de figure de proue tandis qu’il observait les tours de Tuktubim, éclairées par les réverbères. Paul souhaitait certes retrouver la femme ailée, mais il n’était pas sûr que cette manière de procéder lui plaise vraiment. — Hurley est lancé, désormais, le prévint Bagwalter. Inutile de chercher à l’arrêter. Toutefois, ne vous tracassez pas trop : il est complètement fêlé, mais si quelqu’un peut réussir ce coup-là, c’est bien lui. Le vaisseau piqua brusquement du nez et ses accessoires en laiton s’entrechoquèrent. Paul tendit le bras pour ne pas tomber et vérifia que Gally n’avait pas été renversé. Le garçon avait les yeux ronds comme des billes, mais il semblait plus fasciné qu’inquiet. L’angle de descente s’accentua et Paul fut incapable de faire quoi que ce soit d’autre que s’accrocher au bastingage. Lâchant la barre, Hurley Brummond remonta le pont en se retenant au garde-fou puis tira un gros anneau métallique situé à l’arrière de la cabine. Toutes les lanternes de la nef s’éteignirent brusquement. L’appareil continuait de plonger. Ils passèrent à toute allure juste à côté d’une tour, puis d’une autre qui frôla la rambarde si près de Paul qu’il eut l’impression de pouvoir la toucher. Une troisième surgit à côté de la première. Terrifié, Paul regarda par-dessus le bastingage. L’embarcation se dirigeait tout droit sur une forêt de minarets acérés. — Seigneur ! s’écria-t-il en tirant Gally vers lui, même s’il savait pertinemment qu’il ne pouvait rien pour son jeune compagnon. Nous allons… La nef se redressa brusquement, projetant tout son équipage au sol. Puis, elle s’immobilisa dans un grand spasme, flottant entre les tours pointues. — Désolé pour le choc, s’excusa Brummond, qui avait repris les commandes. Il fallait que j’éteigne les lanternes, sans quoi nous n’aurions pas pu les prendre par surprise. Tandis que Paul aidait Gally à se relever, l’aventurier jeta une échelle de corde par-dessus la balustrade. Il se fendit d’un sourire satisfait en voyant qu’elle se déroulait dans la nuit. — Parfait. Nous nous trouvons juste à la verticale des jardins impériaux, comme prévu. Ils ne s’attendront jamais que nous arrivions par ici. Nous serons ressortis avec votre dame en un clin d’œil, Jonas. A genoux sur le pont, le professeur Bagwalter cherchait désespérément ses lunettes. — Dites, Hurley, vous en avez peut-être un peu trop fait, non ? Nous n’aurions pas pu effectuer une approche plus tranquille ? Brummond lui répondit d’un sourire affectueux. — Ah, quel rabat-joie vous faites, Bags ! Mais vous connaissez ma devise : « Vif comme l’éclair. » Nous n’allons tout de même pas laisser à ces sales prêtres une chance de filer avec la dame que nous sommes venus délivrer, si ? Bon, au boulot. Jonas, vous venez avec moi, bien sûr. Bags, je sais que l’envie vous démange de vous battre un peu, mais il vaudrait mieux que vous restiez ici et que vous vous teniez prêt à décoller d’urgence. De plus, je préfère que quelqu’un surveille ce jeune homme. — Je veux venir, moi aussi ! protesta Gally, les yeux brillants d’excitation. — Désolé, c’est contraire à mes principes, refusa Brummond en secouant la tête. Alors, Bags, qu’en dites-vous ? Je sais que c’est dur mais, pour cette fois, il serait peut-être bon que vous laissiez les sensations fortes aux autres. Le professeur ne le prit pas mal du tout, au contraire ; Paul eut l’impression que Bagwalter était heureux qu’on lui ait trouvé une excuse. — Si vous pensez que c’est pour le mieux, Hurley, se défendit-il tout de même, pour la forme. — Dans ce cas, l’affaire est entendue. Laissez-moi juste prendre ma vieille Betsy… Brummond ouvrit un coffre qui se trouvait près de la barre et en tira un sabre de cavalerie qu’il attacha à sa ceinture. — Et vous, mon vieux ? demanda-t-il en se tournant vers Paul. Quelle est votre arme de prédilection ? Je dois avoir un ou deux pistolets là-dedans, mais vous devrez me promettre de ne pas les utiliser tant que je ne vous aurai pas donné le signal. Il sortit deux pistolets que Paul jugea archaïques, et jeta un coup d’œil dans le canon de chacun. — Bien, ils sont chargés, fit-il avant de les tendre à Paul, qui les glissa dans son ceinturon. Mais nous ne voulons surtout pas donner l’alerte trop tôt, pas vrai ? (Il se replongea dans le coffre.) Je crois que vous aurez besoin d’autre chose, pour commencer. Ah, voilà exactement ce qu’il vous faut. Il se redressa en tenant une arme improbable : décorée avec soin, elle semblait mi-hache mi-lance et faisait un bon mètre vingt de long. — Tenez, dit Brummond. C’est un saljak vonarien. Excellent pour le corps à corps, et particulièrement adapté à la situation présente, vu que votre fiancée est l’une des leurs – les Vonariens, je veux dire. Tandis que Paul inspectait l’étrange arme ornée de filigranes, Brummond passa la jambe par-dessus le bastingage. — Allons, mon vieux. En piste ! Paul le suivit sans protester, persuadé qu’il évoluait dans le rêve d’un autre. — Sois prudent, lui dit Gally, qui avait l’air captivé. — Et essayez d’empêcher Hurley de causer un incident interplanétaire, ajouta Bagwalter. Paul eut du mal à descendre l’échelle de corde en tenant le saljak d’une main. Trente mètres sous la coque du vaisseau, encore à mi-distance du sol, Brummond l’attendait impatiemment. — Dites, mon vieux, à voir votre enthousiasme, on pourrait penser que c’est la fiancée de quelqu’un d’autre que nous allons secourir. Nous allons finir par perdre l’effet de surprise. — Je… je ne suis pas vraiment un habitué de ce genre de situation, répondit Paul, qui s’agrippait à l’échelle d’une main moite. — Donnez-moi ça. Brummond lui prit le saljak et se remit à descendre. La tâche de Paul en fut grandement facilitée, et il put pour la première fois regarder où ils se trouvaient. Ils étaient maintenant entourés d’arbres, et non plus de tours. Le jardin s’étendait de tous côtés et l’air martien s’emplissait des senteurs des plantes. Le silence et la densité de la végétation titillaient sa mémoire. Des plantes… Il tenta désespérément de se souvenir. Cela avait l’air important. Une forêt entourée de murs… Brummond s’était de nouveau arrêté. Il se tenait en bas de l’échelle, tout près du sol. Paul ralentit. Les bribes de souvenirs évoquées par les jardins impériaux se dissipèrent pour laisser place à une inquiétude plus immédiate. — Vous dites qu’ils ne s’attendront jamais à nous voir arriver par les airs, mais j’ai vu beaucoup de nefs volantes, ce soir. Pourquoi pensez-vous que nous allons les surprendre ? Son compagnon dégaina son sabre et sauta lestement à terre. D’énormes fleurs couleur chair ondulaient doucement dans une brise que Paul ne sentait pas. Certains arbres étaient pourvus d’épines longues comme le bras, tandis que d’autres se couvraient de fleurs ressemblant à des bouches affamées. Pris d’un long frisson, Paul sauta à son tour. — C’est à cause des vormargs, en fait, avoua Brummond d’un murmure. La plupart des gens en ont une trouille folle. Il jeta le saljak à Paul, qui se contorsionna pour ne pas l’attraper par la lame, puis s’élança d’un pas rapide. Paul dut presque courir pour le suivre. — Les vormargs ? Qu’est-ce que c’est ? voulut-il savoir. — Des bestioles martiennes. D’aucuns les appellent « singes-serpents ». Ils sont aussi moches que teigneux. Paul n’eut pas le temps d’assimiler ce concept qu’une grosse boule de poils hirsute et puante se laissait tomber au beau milieu du sentier. — Ah ! Quand on parle du loup… s’exclama Brummond. Le sabre siffla. La créature recula en grognant et Paul put tout juste distinguer ses yeux jaunes et son large museau garni de crocs incurvés avant que deux autres silhouettes n’atterrissent non loin. Il parvint de justesse à éviter un coup de griffes à l’aide de sa hache vonarienne, mais la force de son assaillant était telle qu’il faillit lâcher son arme et manqua tomber à la renverse. — Ne les faites pas reculer en direction du palais, lui ordonna Brummond. Gardez-les dans la partie sombre du jardin. L’aventurier affrontait simultanément deux des monstres et la lame de son sabre fendait l’air si rapidement qu’elle en devenait presque invisible. Si Paul avait pu repousser son adversaire n’importe où, il l’aurait fait sans se poser de questions, mais il éprouvait déjà bien assez de difficultés à rester en vie. Les bras de la chose hirsute paraissaient aussi longs que des fouets, et le seul fait de parer leurs assauts exigeait toute son énergie et sa rapidité. Il pensa à ses pistolets, mais réalisa qu’il n’aurait jamais le temps de les dégainer avant que le monstre ne lui plonge ses crocs venimeux dans la gorge. Même Brummond avait du mal à parler. Du coin de l’œil, Paul vit une silhouette tituber. Paniqué, il crut un instant qu’il s’agissait de son compagnon, puis il entendit le ricanement satisfait de ce dernier. Le vormarg touché s’effondra pour ne plus se relever, mais l’autre paraissait tout à fait capable d’occuper Brummond jusqu’à ce que son congénère en ait terminé avec Paul. Faisant un pas en arrière, celui-ci buta contre une racine découverte. Alors qu’il luttait pour conserver l’équilibre, son adversaire se jeta sur lui. En dernier recours, Paul lança le saljak en direction du singe-serpent, mais l’arme n’avait pas été conçue pour un tel usage. Tournoyant sur elle-même, elle ne fit que déséquilibrer la créature. Paul profita de ce léger répit pour dégainer l’un de ses pistolets et le braquer le plus près possible du visage du vormarg. Il pressa la détente et le chien claqua sur le percuteur. Pendant une atroce fraction de seconde, rien ne se produisit, puis le canon cracha une longue flamme dans un bruit de tonnerre. Le monstre s’assit pesamment ; sa tête avait disparu pour être remplacée par un flot de sang, un peu de chair calcinée et quelques touffes de fourrure. — Au nom du ciel, qu’est-ce que vous fichez, mon vieux ? s’exclama Brummond, irrité. Je vous avais dit de ne pas vous servir de cette arme avant que je vous en donne l’autorisation. Trop occupé à reprendre son souffle, Paul ne répondit rien. L’aventurier mit le pied sur la poitrine de sa seconde victime pour mieux retirer son sabre des entrailles de la bête. — S’il y en a d’autres dans le coin, ils vont s’abattre sur nous comme des mouches sur une charrette de miel, maintenant… sans même parler du fait que vous avez sûrement réveillé les Gardes d’Onyx du soombar. Nous avons intérêt à rejoindre le palais impérial au plus vite si nous voulons sauver ce qui peut encore l’être. Je dois bien admettre que vous me décevez, Jonas. (Brummond essuya son sabre à l’aide d’une feuille large comme un plateau à thé puis le rangea dans son fourreau.) Allons, venez. Paul ramassa le saljak et suivit son compagnon d’un pas mal assuré. Glissant le pistolet dont il venait de se servir sous son ceinturon, il prit l’autre en main afin de parer à toute éventualité. Impossible de savoir dans quel genre de guêpier l’idiot qui lui ouvrait la voie allait bien pouvoir les faire tomber. Brummond traversa les jardins impériaux en courant, avec autant d’aisance que s’il l’avait fait toute sa vie, et Paul eut bien du mal à ne pas se faire distancer. En quelques instants, les deux hommes se trouvèrent au pied d’un impressionnant mur de pierre dans lequel s’ouvrait une unique fenêtre, à plus de deux mètres du sol. Brummond l’atteignit d’un bond et se hissa sur le rebord, puis il tendit le bras à Paul pour l’aider à monter. La salle qu’ils avaient devant eux était vide, à l’exception de plusieurs urnes en pierre rangées dans un coin. Elle était éclairée par une bougie placée dans une alcôve. Brummond se laissa tomber à terre et se rendit silencieusement à la porte. Après s’être assuré de n’entendre personne de l’autre côté, il l’ouvrit et tous deux s’avancèrent dans un couloir illuminé par des torches. Le passage était aussi désert que la pièce, mais les interjections et les bruits d’armures que les compagnons discernaient suggéraient que cela ne durerait pas. Décrochant l’une des torches, Brummond mit le feu à une longue tapisserie horizontale qui occupait la partie centrale du mur et s’étendait à perte de vue. Les flammes prirent et commencèrent à dévorer l’étrange ouvrage, qui représentait une succession d’individus à tête d’animal en train de travailler ou de s’amuser. — Allez, mon vieux, fit Brummond en prenant Paul par le bras. Cela retardera un peu les Gardes d’Onyx. Plus qu’une petite course et nous arriverons au temple proprement dit. Quelques bouts de tapisserie embrasée étaient déjà tombés sur le sol et le tapis commençait lui aussi à roussir. Les plus hautes flammes léchaient les larges poutres en bois du plafond et le couloir s’emplissait de fumée. Plusieurs portes s’ouvrirent sur le passage des deux compagnons, laissant apparaître des taltors visiblement tirés de leur sommeil. La lueur des torches empêchait de faire la différence entre le teint des Terriens et celui, verdâtre, des Ullamariens ; de nombreuses questions commencèrent à fuser à l’adresse de Paul et de Brummond. Sans doute les nouveaux venus pensaient-ils que ces deux-là connaissaient la cause de l’alerte ; ils étaient plus près de la vérité qu’ils ne s’en doutaient. Mais tous ne restèrent pas inertes. Un immense soldat taltor, dont l’uniforme noir donnait à penser qu’il faisait partie des Gardes d’Onyx mentionnés par Brummond, surgit d’un autre couloir et leur barra la route. Faisant preuve d’une surprenante retenue, l’Anglais se débarrassa de lui d’un uppercut à la mâchoire, et Paul dut sauter par-dessus le soldat inconscient. On dirait une scène tirée d’un vieux film, songea-t-il. Un récit d’aventures des Mille et Une Nuits. Un instant, cette idée fit remonter de nombreux souvenirs à la surface, comme si quelqu’un venait d’ouvrir en grand la porte d’une bibliothèque. Puis, Paul glissa sur le plancher poli et manqua s’affaler sur les dalles. Le temps qu’il reprenne son équilibre et rattrape Brummond, le brouillard avait de nouveau envahi sa mémoire. Mais il savait désormais qu’il y avait quelque chose au-delà du brouillard et que ce néant n’était pas son lot habituel. Cela lui insuffla un regain d’espoir. Brummond s’arrêta devant une arche fermée par une lourde porte. Les bruits de poursuite et les cris des gardes du palais se rapprochaient. — Nous y voici, annonça l’Anglais. N’allez pas croire tout ce que vous verrez là-dedans et gardez la tête froide. Et surtout, ne tuez personne ! Les prêtres du soombar ont une mémoire d’éléphant. Sans attendre la réponse de Paul, il se jeta contre la porte, l’épaule en avant. Le battant frémit mais refusa de céder. Changeant de tactique, Brummond fit un pas en arrière et lui donna un violent coup de pied. La porte s’effondra vers l’intérieur, le verrou cassé en deux. Quelques Martiens en robe blanche se tenaient juste derrière ; sans doute étaient-ils venus voir ce qui produisait un tel vacarme. Brummond les renversa comme un jeu de quilles. Alors que Paul le suivait, il fut attaqué par un autre individu qui s’était tenu sur le côté et l’assomma à l’aide du manche de son saljak. — Voilà comment il faut les traiter, le félicita Brummond. Dirigez-vous vers le temple. Les deux compagnons empruntèrent un long couloir flanqué d’imposantes statues représentant les mêmes êtres à tête d’animal que sur la tapisserie. Ayant franchi une nouvelle porte qui n’était guère qu’un paravent d’apparat, ils furent accueillis par une bouffée d’air chaud et dense. Ils se trouvaient dans une vaste salle, dont le centre était occupé par un bassin décoré noyé dans la brume. Plusieurs prêtres furent surpris par leur arrivée ; ils portaient tous un masque d’animal doré. Brummond contourna le bassin au pas de course, ne s’interrompant que pour jeter dans l’eau un des prêtres masqués. L’impressionnante gerbe de gouttes que cela provoqua dispersa brièvement la vapeur et, durant un instant, Paul distingua le fond de la salle. La femme ailée était affalée sur un banc. Son menton touchait sa poitrine et ses longs cheveux noirs masquaient ses traits, mais Paul sut, sans le moindre doute possible, qu’il s’agissait bien d’elle. Il vit, horrifié, qu’elle ne bougeait pas. Toute cette folie avait pour seul but de la délivrer, mais se pouvait-il qu’ils arrivent trop tard ? Il s’élança vers elle. Sifflant de rage, deux prêtres armés de longues dagues s’interposèrent. Tendant le saljak à l’horizontale, il les renversa sans s’arrêter et enjamba l’un d’eux. Brummond se trouvait déjà de l’autre côté du bassin, où il tenait trois adversaires en respect à l’aide de son sabre. Paul se baissa pour éviter un coup de dague, jeta un autre prêtre au sol d’un revers de saljak et effectua les quelques pas qui le séparaient du banc de pierre. Là, il souleva délicatement le visage de la femme. Sa peau bleutée était chaude et ses yeux à demi ouverts. Elle avait apparemment été droguée, mais elle était vivante. Paul se sentit envahi par une joie intense, émotion à laquelle il n’était pas habitué. Il venait de trouver quelqu’un qui avait de l’importance pour lui, quelqu’un qui saurait peut-être lui apprendre qui il était et d’où il venait. — Au nom du ciel, Jonas, qu’est-ce que vous attendez ? Faut-il que je joute contre ces peaux vertes pendant toute la nuit ? En se baissant pour soulever la jeune femme, Paul s’aperçut que ses mains étaient attachées au banc. Brummond tenait toujours éloignés ses trois adversaires, mais d’autres lui avaient échappé et couraient en direction de la porte. Nul doute qu’ils comptaient alerter les gardes. Allongeant la femme sur le banc, Paul déplia ses bras afin d’éloigner autant que possible ses mains de sa tête. Puis, visant soigneusement, il abattit le saljak de toutes ses forces sur la chaîne, qui vola en éclats. Cela fait, il souleva la prisonnière en prenant garde à ne pas endommager ses ailes délicates et la jeta sur son épaule. — Je l’ai ! s’exclama-t-il. — Alors, du jarret, mon vieux ! Du jarret ! Paul fit le tour du bassin en titubant légèrement. La jeune femme était étonnamment légère, mais ses forces le désertaient et le saljak pesait un poids considérable. Après une seconde de réflexion, il s’en débarrassa pour pouvoir porter son précieux fardeau à deux bras. Brummond et lui se rejoignirent de l’autre côté du point d’eau et franchirent la porte ensemble. Ils n’avaient effectué que quelques mètres lorsqu’un autre prêtre se dressa devant eux. Celui-ci était tout de noir vêtu et portait un masque d’or en forme de disque, lisse, dans lequel deux trous avaient été découpés pour les yeux. Il leva son bâton et l’air sembla soudain plus lourd. L’instant suivant, un monstre arachnide se matérialisa devant les deux compagnons, bloquant totalement le couloir. Tétanisé d’horreur, Paul fit un pas en arrière. — Courez droit dessus ! s’écria Brummond. Droit dessus, je vous dis ! Elle n’est pas réelle ! Voyant que Paul ne réagissait pas, l’aventurier secoua la tête de déception et se rua en avant. La créature sembla se refermer sur lui pour mieux l’attirer vers ses mâchoires cliquetantes. Une seconde plus tard, elle disparut telle une ombre bannie par le soleil, révélant un Brummond dressé au-dessus du prêtre inconscient, qu’il venait d’assommer à l’aide du pommeau de son sabre. — Nous n’arriverons jamais à ressortir par là où nous sommes entrés, constata l’Anglais, mais je crois qu’il doit y avoir une porte menant au toit, par ici. Dépassé par les événements mais déterminé à emmener la Vonarienne en sécurité, Paul suivit Brummond, qui l’entraîna dans les profondeurs du temple. L’aventurier attrapa une torche murale et, quelques instants plus tard, ils quittèrent les couloirs principaux pour en emprunter d’autres, tortueux et plongés dans l’obscurité. Paul fut impressionné par la façon dont son compagnon se repérait dans le labyrinthe enténébré. Le trajet ne prit que quelques minutes mais sembla bien plus long. Paul pensa une nouvelle fois qu’il vivait le rêve d’un autre ; le poids et la chaleur de la femme posée en travers de son épaule constituaient le seul lien tangible avec la réalité. Enfin, Brummond trouva l’escalier. Quand ils débouchèrent sur le toit, Paul avait du mal à se tenir debout. Il n’aurait jamais cru revoir, libre, les lunes jumelles d’Ullamar. — Evidemment, Bags nous attend à la verticale des jardins impériaux, bougonna Brummond. Satanée déveine ! Et, à moins que je ne me trompe, les gardes seront sur nous d’une minute à l’autre. Paul entendait lui aussi les soldats en colère qui gravissaient les marches quatre à quatre. Brummond prit sa torche et la jeta de toutes ses forces. Elle s’éleva haut dans le ciel et retomba comme la queue d’une étoile filante. — Prions pour que ce vieux Bags garde les yeux grands ouverts. Et maintenant, il vaudrait mieux que vous déposiez votre fiancée par terre et que vous m’aidiez à maintenir cette porte fermée. Paul allongea délicatement la jeune femme sur le toit ; elle murmura quelque chose sans se réveiller. Cela fait, il alla ajouter ses ultimes forces à celles de Brummond. De l’autre côté, les gardes criaient et poussaient le battant. À un moment, ils faillirent l’ouvrir mais les deux compagnons, puisant dans leurs réserves, retardèrent l’échéance. — Hurley ! entendirent-ils au-dessus de leurs têtes. C’est vous, mon vieux ? — Bags ! répondit Brummond avec une joie non dissimulée. Ce bon vieux Bags ! Lancez-nous l’échelle ! Nous avons quelques ennuis, pour l’heure. — Elle est là ! Au milieu du toit ! — À vous, Jonas. Allez récupérer votre petite amie et montez-la sur le pont pendant que je maintiens la porte fermée. Peut-être que Bags pourra vous donner un coup de main. Brummond semblait aussi calme que lorsqu’il commandait un porto au club Arès. Le laissant là, Paul se hâta d’aller rejoindre la Vonarienne. Il la porta jusqu’à l’échelle de corde, qu’il commença à gravir, degré après degré. Il n’avançait que très lentement, obligé qu’il était de compenser en permanence pour ne pas être déséquilibré par le poids de la jeune femme. — Je n’arrive plus à les retenir ! s’écria Brummond. Filez, Bags ! — Pas sans vous, Hurley ! — J’arrive, bon sang ! Larguez les voiles ! Accroché à sept ou huit mètres du sol, Paul sentit la nef volante s’élever. Donnant un ultime coup de pied à la porte, Brummond s’élança en direction de l’extrémité de l’échelle, qui venait de quitter le toit. Le battant vola en éclats, livrant le passage à plusieurs Gardes d’Onyx en colère. Accablé, Paul vit que le vaisseau avait décollé trop vite. Ils venaient de condamner Brummond qui, même fou à lier, avait risqué sa vie pour lui. Mais l’aventurier ne l’entendait pas de cette oreille : prenant deux pas d’élan, il sauta plus haut que Paul ne l’aurait cru possible et se saisit du dernier barreau de l’échelle. Souriant de toutes ses dents, il se laissa emporter dans les airs alors que les gardes enragés du soombar disparaissaient sous ses pieds. — Eh bien, mon vieux, fit-il à l’adresse de Paul. Voilà ce que j’appelle une soirée bien remplie, pas vous ? La femme-mystère dormait dans la cabine du capitaine. Même repliées, ses ailes diaphanes touchaient presque les parois. — Venez, monsieur Jonas, dit Bagwalter en tapotant l’épaule de Paul. Vous aussi, vous avez besoin qu’on s’occupe de vous ; vous n’avez rien avalé depuis que nous nous sommes rencontrés. Paul était resté assis près de l’inconnue pendant la majeure partie de la nuit, de peur qu’elle ne s’affole en se réveillant dans un lieu inconnu. Mais les drogues que les prêtres l’avaient forcée à ingérer étaient particulièrement puissantes, et il paraissait désormais certain qu’elle continuerait de dormir jusqu’au camp de l’expédition. Paul suivit Bagwalter jusqu’à la petite cuisine de la nef volante, où le professeur lui offrit du pain, du fromage et de la viande froide. N’ayant pourtant pas faim, il accepta poliment l’assiette tendue et monta sur le pont, où Brummond racontait leurs aventures à Gally pour la troisième ou quatrième fois. Mais le récit méritait qu’on le répète, et Paul devait bien reconnaître que l’aventurier n’exagérait pas le rôle qu’il avait joué. — Et comment va votre dame ? demanda Brummond. Il s’était interrompu au beau milieu du combat contre les vormargs, qu’il reprit après que Paul lui eut assuré que leur invitée dormait encore. Cherchant le calme, Paul s’éloigna. Près du bastingage, il joua distraitement avec sa nourriture en contemplant les deux lunes asymétriques qui progressaient lentement au-dessus du vaisseau. — Splendide engin, n’est-ce pas ? dit Bagwalter en l’accostant. Je suis heureux que nous ne l’ayons pas endommagé. C’est peut-être Brummond qui l’a emprunté, mais c’est moi qui aurais dû m’expliquer avec son propriétaire en cas de problème. C’est toujours la même chose. Il ponctua sa déclaration d’un sourire. — Vous voyagez ensemble depuis longtemps ? lui demanda Paul. — Plusieurs années, mais pas en permanence. C’est un brave type, et si c’est l’aventure que vous cherchez, il n’y a pas mieux que lui. — Ça, je veux bien le croire. Paul regarda par-dessus bord. Le Grand Canal prenait la forme d’un ruban noir qui serpentait sous leurs pieds et luisait çà et là, à proximité des petites localités. Au niveau des villes de plus grande importance, il scintillait telle une boîte à bijoux sous la profusion des lampes. — Nous survolons Al-Grashin, le point névralgique du commerce de l’ivoire de turtuk, lui apprit Bagwalter alors qu’ils passaient à la verticale d’une vaste agglomération. J’y ai un jour été capturé par des brigands en compagnie de Brummond. Une ville somptueuse, à laquelle seule Tuktubim pourrait donner des leçons en matière de magnificence. Encore qu’il y ait aussi Noalva, remarquez. Sa population est supérieure à celle d’Al-Grashin, mais je l’ai toujours trouvée triste. Paul secoua la tête, sidéré. Les gens savaient tellement de choses – il y avait tant à connaître ! — et pourtant, malgré ce bref instant où la mémoire lui était revenue dans le palais du soombar, lui avait presque tout oublié. Il était seul et n’avait pas de foyer. Il lui était impossible de se rappeler s’il en avait eu un jour un. Il ferma les yeux. Dans leur infinie multitude, les étoiles semblaient se moquer de sa solitude. Frustré, il serra le bastingage à pleines mains et fut un instant tenté de se jeter par-dessus bord, pour mettre enfin un terme à la confusion qui l’habitait. Mais… cette femme… elle pourra me dire… Les yeux noirs de la Vonarienne lui avaient paru le plus merveilleux des refuges. — Vous me semblez troublé, mon vieux. Surpris, Paul ouvrit les yeux. Il avait oublié que Bagwalter se tenait à ses côtés. — Je… c’est juste que j’aimerais tant me souvenir… — Ah, votre blessure à la tête, fit le professeur en lui lançant un de ces regards avisés dont il avait le secret. Peut-être me permettrez-vous de vous examiner lorsque nous aurons atteint le camp. J’ai reçu une formation médicale et j’ai quelque peu exercé en tant qu’aliéniste. — Si vous pensez que cela peut servir à quelque chose, concéda Paul. L’idée ne lui plaisait guère, mais il ne voulait pas se montrer impoli envers quelqu’un qui l’avait tant aidé. — En fait, j’espérais vous poser quelques questions, reprit Bagwalter. Si cela ne vous dérange pas, bien entendu. Vous voyez, je… eh bien, je dois avouer que votre situation m’intéresse au plus haut point. J’espère que vous ne trouverez pas cela outrecuidant de ma part, mais j’ai l’impression que vous n’avez pas votre place, ici. Tous les sens de Paul se mirent en état d’alerte. Le professeur le dévisageait de façon déconcertante. — Je ne suis pas sûr d’avoir ma place où que ce soit, répondit-il. — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je me suis mal exprimé. Avant que Bagwalter puisse reformuler sa question, un projectile argenté fusa non loin, aussitôt suivi par trois autres. Les choses, qui paraissaient presque informes et luisaient de l’intérieur, pivotèrent pour se placer à côté de la nef et la suivirent à grande vitesse. — De quoi s’agit-il ? s’enquit Paul. — Je l’ignore. Bagwalter nettoya ses lunettes et les replaça sur son nez, puis plissa les yeux pour mieux examiner les taches lumineuses qui ondulaient au gré des courants aériens tels des dauphins suivant un navire. — Ils ne ressemblent à aucune entité ni à aucun phénomène qu’il m’ait été donné de voir sur Mars. — Ho ! s’écria Brummond depuis la barre. Ces papillons extra-terrestres cherchent à nous narguer. Que quelqu’un m’apporte mon fusil ! — Seigneur, soupira le professeur. Comme vous pouvez le voir, la science a du mal à progresser au contact de Hurley. Les étranges objets volants suivirent le vaisseau pendant près d’une heure puis disparurent aussi soudainement qu’ils étaient arrivés. Quand ils s’en allèrent enfin, Bagwalter avait oublié la question qu’il désirait poser à Paul. Ce dernier ne s’en plaignit pas, bien au contraire. L’aube commençait à enflammer l’horizon quand la nef volante amorça sa descente. Cela faisait longtemps que la dernière localité d’importance avait disparu au loin et Paul ne voyait pas le moindre signe de vie humanoïde dans cette partie du désert rouge. Gally, qui avait dormi sur les genoux de Paul, se leva et grimpa sur le bastingage. Le vaisseau se redressa, évoluant parallèlement à une longue muraille de collines dessinées par le vent. Il ralentit pour s’engager dans un défilé puis se rapprocha du sol à faible allure. Pour la première fois, Paul parvint à distinguer quelques détails du paysage, de vieux arbres jaunes aux branches pointues et des plantes violettes et duveteuses qui ressemblaient à de petits nuages de fumée. — Regarde ! s’exclama Gally en tendant le doigt. Ce doit être le camp. Une demi-douzaine de tentes plantées en cercle étaient blotties au fond de la vallée, à proximité d’une ravine aride. Une autre nef, encore plus imposante que celle à bord de laquelle ils se trouvaient, était amarrée à proximité. — C’est mon Tempérance ! s’écria Brummond sans lâcher la barre. Le meilleur vaisseau d’Ullamar. Plusieurs nimbors occupés à creuser au centre du ravin levèrent la tête vers le ciel et l’un d’eux se mit à courir vers les tentes. Brummond vint se ranger près du Tempérance avec une grande habileté. Il coupa les moteurs à deux mètres du sol et laissa l’appareil atterrir comme sur un édredon. Sans attendre, il sauta par-dessus le bastingage, soulevant un nuage de poussière rouge en retombant sur le sol martien, et s’élança en direction des tentes. Paul, Bagwalter et Gally le suivirent avec davantage de retenue. Les nimbors cessèrent leur travail et se regroupèrent autour des nouveaux arrivants, sans pour autant lâcher leurs outils. Leur bouche était entrouverte, comme s’ils éprouvaient des difficultés à respirer, et ils jetaient des regards furtifs et fuyants aux Terriens. Ils étaient manifestement curieux, mais sans doute ce sentiment naissait-il de l’ennui plutôt que d’un réel intérêt. Paul leur trouva une allure plus bestiale qu’à Klooroo et à ses voisins pêcheurs. — Les voilà ! Brummond venait de ressortir de l’une des plus grandes tentes, son bras autour de la taille d’une femme grande et belle, vêtue d’une jupe longue et d’un impeccable chemisier blanc. Sa mise était très soignée, jusqu’au chapeau qu’elle portait pour se protéger du soleil. — Voici Joanna, ma fiancée, poursuivit Brummond. Et la fille de Bags, bien sûr. La seule chose dont il puisse être vraiment fier, si vous voulez mon avis. — Bienvenue dans notre camp. (Joanna serra la main de Paul en souriant et se tourna vers Gally.) Oh, et voici le gamin ! Mais vous n’êtes pas un enfant du tout, vous êtes presque adulte. C’est un plaisir que de vous rencontrer, jeune homme. Je crois que j’ai quelques gâteaux secs au gingembre, mais il faudra que je m’en assure. Mais nous devons d’abord nous occuper de votre fiancée, monsieur, car je me suis laissé dire qu’elle avait été horriblement maltraitée par les prêtres du soombar. Paul préféra ne pas relever le terme « fiancée » ; si Joanna ressemblait un tant soit peu à son promis, inutile de se fatiguer inutilement. — Oui. J’espérais que Hurley pourrait m’aider à la faire descendre. — Cela va de soi. En attendant, je vais préparer le thé sous la véranda – nous lui donnons ce nom, mais ce n’est bien sûr qu’un auvent de toile destiné à nous protéger du soleil de Mars. (Sur un nouveau sourire à l’adresse de Paul, elle s’avança vers Bagwalter et l’embrassa sur la joue.) Et je ne vous ai pas encore adressé la parole, père chéri. J’espère que vous ne vous êtes pas blessé tandis que vous faisiez les fous, Hurley et vous. Joanna dirigeait le camp avec une efficacité presque terrifiante. En quelques minutes, elle avait fait allonger la Vonarienne dans l’une des tentes, s’était assurée que tout le monde avait de quoi se laver et se désaltérer, et avait présenté Paul et Gally à deux autres membres de leur expédition, un taltor du nom de Xaaro qui semblait être cartographe, et un petit humain bedonnant appelé Crumley qui était le contremaître des nimbors. Puis, elle emmena Gally avec elle dans la cuisine pour qu’il l’aide à préparer le petit déjeuner. Déchargé de son autre responsabilité, Paul retourna au côté de la femme ailée. Il s’assit par terre à son chevet et s’émerveilla une fois encore de l’effet que produisait sur lui la présence de l’inconnue. Les paupières de la Vonarienne battirent soudain et Paul sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Elle ouvrit lentement les yeux et regarda fixement le plafond sans réagir, puis une grande inquiétude se grava sur ses traits et elle tenta de s’asseoir. — Vous ne risquez rien, la rassura Paul en frôlant son poignet bleu, doux comme la soie. Vous n’êtes plus entre les mains des prêtres. Elle tourna ses grands yeux vers lui, inquiète comme un animal en cage. — Vous… je vous ai vu sur l’île. Sa voix émut Paul, comme tout en elle. Il sentit soudain que sa tête tournait. Il la connaissait, c’était évident. Il ne pouvait y avoir aucune autre explication. — Oui, fit-il quand il retrouva la parole. Nous nous sommes croisés là-bas. Je vous connais, mais j’ai perdu la mémoire. Qui êtes-vous ? Savez-vous qui je suis ? Elle le dévisagea un long moment avant de répondre. — Je ne puis le dire. Il y a quelque chose en vous qui… (Elle secoua la tête et son inquiétude se dissipa pour laisser place à une grande incertitude.) Je suis Vaala, de la Maison des Douze Rivières. Mais comment aurais-je pu vous apercevoir avant l’autre nuit, sur l’île ? Vous êtes-vous déjà rendu sur Vonar, ma planète natale ? Car je ne l’ai jamais quittée avant d’être offerte au soombar. — Je ne sais pas. Bon sang, je ne sais rien ! De dépit, Paul se frappa le genou. Le bruit soudain fit tressaillir Vaala et ses grandes ailes bruissèrent en frôlant les parois de la tente. — Tout ce dont je me souviens, c’est mon nom, Paul Jonas. J’ignore où je suis allé et d’où je viens. J’espérais que vous pourriez me le dire. — Pauljonas, répéta-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Ce nom est inconnu à mon oreille, pourtant je ressens quelque chose quand je vous entends le prononcer. (Elle replia ses ailes et s’allongea de nouveau.) Mais penser me fait mal au crâne. Je suis fatiguée. — Dans ce cas, dormez, dit-il. (Il lui prit la main et elle ne résista pas.) Je reste là. Vous ne risquez plus rien. — Non, c’est faux, répondit-elle en secouant lentement la tête, mais j’ignore pourquoi. Nous avons tous deux des idées bien étranges, Pauljonas. (Elle bâilla et ses paupières se fermèrent.) Se pourrait-il que… je crois que je me rappelle… un lieu plein de feuilles, d’arbres et de plantes. Mais on dirait un songe lointain… Paul eut la même vision. Son cœur se mit à battre la chamade. — Oui ? l’incita-t-il à poursuivre. — Il n’y a rien d’autre. J’ignore ce que cela signifie. Peut-être s’agit-il d’un lieu que j’ai vu dans mon enfance. Peut-être est-ce à ce moment que nous nous sommes rencontrés… Sa respiration ralentit et elle se rendormit en quelques instants. Paul ne lâcha sa main que lorsque Joanna vint le chercher pour le petit déjeuner. Muni d’une grande tasse de thé et d’un plateau de petits pains beurrés, Paul retournait voir Vaala quand il fut intercepté par le professeur Bagwalter. — Ah, vous voilà, fit ce dernier. J’espérais pouvoir m’entretenir avec vous seul à seul… ce que j’avais à vous dire ne me semblait guère approprié au petit déjeuner, si vous voyez où je veux en venir… — De quoi parlez-vous ? Bagwalter essuya nerveusement ses lunettes. — J’aurais voulu vous poser une question, mais je… j’imagine que la plupart des gens diraient qu’elle est extrêmement inconvenante. Paul ressentait vivement la chaleur du soleil martien ; la sueur ruisselait le long de sa nuque. — Allez-y, dit-il après une brève hésitation. — Je me demandais si… oh, et puis zut, il n’existe aucune façon polie de le demander, de toute manière. Êtes-vous un Citoyen ? Paul fut pris au dépourvu. Il ignorait ce qu’il avait redouté, mais ce n’était sûrement pas cela. — Je ne sais de quoi vous parlez. — Un Citoyen. Êtes-vous un Citoyen ou une Marionnette ? chuchota Bagwalter, comme si on le forçait à répéter un gros mot. — Je… je ne sais pas ce que je suis, ni même ce que ces termes signifient. Un citoyen de quelle ville ? Le professeur le dévisagea longuement puis s’essuya le front à l’aide de son mouchoir. — Peut-être n’êtes-vous pas obligé de me le dire. Je vous avoue que je n’avais encore jamais posé cette question à personne. A moins que mon anglais ne soit pas aussi bon que je le pense et que je me sois mal fait comprendre. (Il regarda alentour ; Xaaro le taltor avançait vers eux, mais il se trouvait encore loin.) J’ai l’honneur d’avoir été invité par M. Jiun Bhao, l’homme le plus important de l’empire financier de la Nouvelle Chine. Peut-être avez-vous entendu parler de lui ? Il est l’ami et l’associé de M. Jongleur, dont ceci est la création, et c’est pour cette raison que j’ai reçu l’autorisation de venir ici. Paul secoua la tête. Tout cela n’avait aucun sens, si ce n’est peut-être le dernier nom propre ; il lui rappelait vaguement quelque chose, comme s’il l’avait entendu dans une comptine oubliée depuis l’enfance. Devant son manque de réaction, le professeur claqua de la langue, en signe de résignation. — Je pensais que… comme vous sembliez mal vous intégrer ici… ne le prenez pas mal, surtout, mais les Citoyens sont si peu nombreux… J’en ai croisé un ou deux au club Arès, mais ils passent généralement leur temps à partir à l’aventure. Et je craignais qu’ils ne se moquent en secret de mon anglais. Ce n’est pas étonnant, d’ailleurs. J’étais bilingue, autrefois, mais je ne pratique plus depuis le temps où j’étais étudiant à Norwich. Bref, j’espérais pouvoir enfin parler avec quelqu’un de réel. Cela fait un mois que j’évolue au sein de cette simulation et il m’arrive de me sentir seul. Stupéfait et passablement inquiet, Paul fit un pas en arrière. Bagwalter débitait un tissu d’insanités, et pourtant il avait l’impression que certaines auraient dû avoir un sens pour lui. — Professeur ! Le cartographe les avait presque rejoints. Sa peau couleur de jade luisait de transpiration ; sans doute était-il moins bien adapté au climat que les ouvriers nimbors. — Pardonnez mon interruption, monsieur, mais on vous demande pour parler de l’appareil radiophonique. Bagwalter se tourna vers lui sans tenter de cacher son impatience. — Qu’y a-t-il, au nom du ciel ? Qui me demande ? — L’ambassade tellarienne de Tuktubim. — Il vaut mieux que j’y aille, fit Bagwalter à l’adresse de Paul. Écoutez, mon vieux, si je vous ai offensé, sachez que ce n’était pas intentionnel. Oubliez la conversation que nous venons d’avoir. Il garda les yeux fixés sur son interlocuteur, comme s’il attendait quelque chose. Un instant, Paul perçut presque un autre visage derrière le masque du flegmatique Anglais. Troublé, il regarda le professeur repartir vers le cercle de tentes. Vaala était réveillée et assise dans son lit quand il entra. Ses ailes partiellement dépliées semblaient aussi étranges qu’évidentes sur elle, mais l’esprit de Paul croulait déjà sous les bribes de souvenirs et il n’avait pas le courage de s’interroger sur ce mystère. Tout en lui racontant comment elle avait été sauvée du palais du soombar, il lui tendit son thé, qui avait suffisamment refroidi pour être buvable. Prenant la tasse à deux mains, elle goûta le breuvage du bout des lèvres. — C’est bon, décréta-t-elle avec un sourire qui fit presque mal à Paul. Le goût est étrange, mais j’aime. S’agit-il d’une boisson ullamarienne ? — Je crois, oui, répondit-il en s’asseyant par terre, le dos contre la paroi de la tente. Mais il y a beaucoup de choses que j’ai oubliées. Tellement, en fait, qu’il m’arrive même de ne pas savoir par où commencer quand il me faut réfléchir. Elle le dévisagea longuement et avec un grand sérieux. — Vous n’auriez pas dû m’arracher aux prêtres, vous savez. Ils vont se mettre en colère et ne manqueront pas de demander une autre fille de Vonar en sacrifice. — Je m’en moque. C’est affreux à dire, mais c’est vrai. Je n’ai que vous, Vaala. Pouvez-vous le comprendre ? Vous êtes l’unique espoir qu’il me reste de découvrir qui je suis et d’où je viens. — Mais comment cela serait-il possible ? demanda-t-elle en dépliant ses ailes pour les replier de nouveau. Avant de venir ici pour le Festival, je n’avais jamais quitté mon monde et, de toute ma vie, je n’ai rencontré qu’une poignée de Tellariens. Je me souviendrais forcément de vous si je vous avais déjà vu. — Mais vous avez dit que vous vous rappeliez un endroit où il y avait des feuilles, des arbres… un jardin, peut-être. Et mon nom vous semble familier. — C’est vrai que c’est très étrange, reconnut-elle en haussant les épaules. Paul percevait de plus en plus nettement un grincement indéfinissable venant de l’extérieur, mais il n’avait pas l’intention de se laisser distraire. — C’est même plus que cela, affirma-t-il. Et s’il est une chose que je sais avec certitude, c’est que nous nous sommes déjà rencontrés, vous et moi. Il se rapprocha d’elle et lui prit la main. Elle résista un instant puis se laissa faire. Il eut l’impression que ce simple contact décuplait ses forces. — Écoutez, poursuivit-il, le professeur Bagwalter – c’est l’un des hommes qui m’ont aidé à vous secourir – m’a posé des questions pour le moins étranges. J’ai l’impression qu’elles devraient avoir un sens pour moi, mais non. Pour commencer, il a dit que ce lieu était une simulation. — Une simulation ? répéta-t-elle. Voulait-il parler d’une illusion, comme celles auxquelles se livrent les prêtres du soombar ? — Je n’en ai aucune idée. Et il a évoqué de nombreux noms. Il m’a parlé d’un «jongleur » et d’un dénommé « Djinba », ou quelque chose d’approchant. Paul tourna la tête en entendant que l’on ouvrait le rabat de la tente. Le bruit extérieur augmenta aussitôt en intensité. — Viens voir, Paul ! lui dit Gally. Ils sont presque arrivés ! Leur machine est vraiment fabuleuse ! Bien qu’irrité par cette interruption, Paul eut du mal à ne pas tenir compte de l’enthousiasme de son jeune compagnon. Il reporta son regard sur Vaala et vit qu’elle s’était repliée contre la paroi de la tente, les yeux exorbités. — Qu’y a-t-il ? — Ce nom, répondit-elle en levant les mains comme pour se protéger. Je… je ne l’aime pas. — Lequel ? — Allez, viens, Paul ! répéta Gally en le tirant par le bras. Le bruit était désormais presque assourdissant. Un autre s’y ajoutait, plus grave, qui faisait vibrer le sol. Impossible de les ignorer plus longtemps. — Je reviens tout de suite, dit-il à Vaala. Il se laissa guider au-dehors par son jeune compagnon et s’immobilisa aussitôt, bouche bée. Jamais il n’avait vu ou n’aurait pu imaginer plus étrange machine que celle qui avançait en se dandinant en direction du camp. Longue d’une trentaine de mètres, elle avait quatre pattes et ressemblait à une sorte de crocodile géant fait de traverses métalliques et de panneaux en bois poli. La tête était aussi étroite que la proue d’un bateau et une immense toile rayée recouvrait la partie arrière, excepté aux endroits où se dressaient trois grosses cheminées crachant une fumée noire. Les volants tournaient, les pistons montaient et descendaient, et la vapeur jaillissait en sifflant de nombreux orifices alors que la monstruosité descendait vers le fond de la vallée. Paul distinguait à peine quelques silhouettes minuscules installées dans un renfoncement du crâne. — C’est super, non ? cria Gally afin de se faire entendre. Le professeur Bagwalter sortit de derrière une tente et s’approcha des deux compagnons. — Je suis vraiment désolé, dit-il d’une voix de stentor. Nous venons juste d’être prévenus par radiophone. Apparemment, ils viennent de l’ambassade tellarienne. Ils sont censés vérifier nos préparatifs avant que nous ne partions au fin fond de nulle part. Une petite contrariété que nous ont préparée les mandarins du soombar, sans le moindre doute. Les employés de notre ambassade veillent toujours à rester dans ses petits papiers, ce qui est généralement mauvais signe pour nous autres. — Ne croyez-vous pas que cela puisse avoir un rapport avec le fait que nous ayons libéré Vaala ? hurla Paul. Fasciné, il regardait, impuissant, la progression du mastodonte qui finit par s’arrêter à quelques dizaines de mètres du camp dans un sifflement de théière géante. Sur le côté était représenté un soleil d’or entouré de quatre anneaux, blancs, à l’exception du troisième, vert vif. — Oh, j’en doute vraiment, mon vieux. Cette chose avance très lentement, comme vous le voyez. Elle a dû partir il y a quelques jours. Alors que le vacarme de l’engin s’atténuait, Paul entendit les ailes de Vaala bruire derrière lui. Il tendit la main dans son dos et les doigts de la jeune femme se refermèrent sur les siens. — De quoi s’agit-il ? voulut-elle savoir. — De quelqu’un qui vient de l’ambassade. Il vaut sans doute mieux que vous restiez à l’intérieur. L’énorme tête mécanique s’était immobilisée à deux mètres du sol. Son côté s’ouvrit et une série de plaques métalliques se déplièrent pour constituer un escalier. Deux silhouettes, jusqu’alors dans l’ombre de l’auvent qui surplombait les marches, s’avancèrent. — Bon, autant me rendre utile, fit Bagwalter en s’avançant vers l’étrange crocodile mécanique. Un indéfinissable malaise s’empara de Paul quand il aperçut les nouveaux arrivants. Le premier était mince et osseux ; quelque chose brillait au niveau de ses yeux, comme s’il portait des lunettes semblables à celles du professeur. L’autre, qui émergeait à peine de l’ombre, était tellement obèse qu’il éprouvait des difficultés à descendre l’escalier. La peur de Paul ne fit que croître. Ces deux-là avaient quelque chose de proprement terrifiant. Vaala gémit dans son dos. Alors qu’il se tournait vers elle, elle lui lâcha la main et fit un pas en arrière. Elle avait les yeux écarquillés d’horreur. — Non ! s’écria-t-elle en tremblant de tout son être, comme sous le coup d’une terrible fièvre. Non ! Je ne les laisserai pas s’emparer de moi une nouvelle fois ! Paul tenta de l’attraper, mais elle était déjà trop loin de lui. Il jeta un rapide regard aux deux hommes qui atteignaient à cet instant le bas de l’escalier. Hurley Brummond et Joanna s’avançaient à leur rencontre pour les accueillir, et le professeur ne se tenait qu’à quelques pas derrière eux. — Revenez, fit Paul. Je vous aiderai à… Vaala déplia ses ailes, les leva bien haut et les rabattit brusquement après s’être éloignée des tentes ; elles fouettèrent l’air en claquant et les pieds de la Vonarienne quittèrent le sable rouge. — Vaala ! Paul s’élança derrière elle, mais elle se trouvait déjà à près de deux mètres au-dessus du sol et ne cessait de s’élever. Répétant son nom, il sauta pour tenter de la retenir, mais sans succès. Elle était déjà aussi petite et inaccessible – l’image lui vint à l’esprit sans qu’il sache pourquoi – qu’un ange placé au sommet d’un sapin de Noël. — Paul ? Où elle va ? s’interrogea Gally, qui prenait visiblement cela pour un jeu. Vaala filait en direction des collines. En la voyant peu à peu disparaître, Paul sentit son cœur se pétrifier dans sa poitrine. Non loin, les deux silhouettes si dissemblables discutaient ferme avec le professeur. Elles dégageaient une impression de malice incommensurable, et Paul n’avait qu’à les regarder pour ressentir la même terreur qui avait incité la jeune femme à s’enfuir. Sans réfléchir davantage, il dévala la pente menant à l’autre bout du camp. — Paul ? Entendant le garçon l’appeler, il fut pris d’une hésitation, puis remonta le chercher. — Viens ! lui dit-il. Chaque instant perdu était une véritable éternité. Son passé, son histoire tout entière s’évanouissait en direction des collines, et quelque chose d’atroce l’attendait au fond de la vallée. Gally le regardait sans comprendre, et Paul agita frénétiquement les bras jusqu’à ce que le garçon commence à descendre à sa suite. Voyant que son compagnon le suivait, il courut vers les nefs volantes amarrées. Il était déjà monté à bord de la première, celle-là même qui les avait conduits jusqu’ici, quand Gally le rejoignit. Se penchant par-dessus le bastingage, il aida l’adolescent à grimper puis courut jusqu’à la barre. — Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Gally. Où elle va ? Bagwalter et les autres venaient enfin de s’apercevoir qu’il y avait un problème. Se protégeant les yeux d’une main, Joanna avait le doigt tendu vers Vaala, qui n’était plus qu’un point blanc dans l’azur du ciel. Pour sa part, Hurley Brummond se précipitait vers les deux vaisseaux. Paul s’obligea à inspecter le tableau de bord en acajou et jeta son dévolu sur l’un des petits leviers en bronze qui lui étaient proposés. Une cloche sonna dans le ventre de l’appareil. Poussant un juron, Paul actionna tous les leviers restants. Le pont se mit à trembler sous ses pieds. — Bon sang, mon vieux, mais qu’est-ce qui vous prend ? Brummond ne se trouvait plus qu’à quelques dizaines de mètres. Il avalait la distance le séparant de la nef à grandes enjambées, tel un tigre bondissant, et son air d’incrédulité commençait à se transformer en fureur. Il cherchait déjà à dégainer son sabre. Paul tira la barre. La nef frémit et commença à s’élever. Brummond sauta derrière le vaisseau, mais celui-ci était déjà trop haut et l’aventurier retomba dans un nuage de poussière rouge. Les deux nouveaux venus s’approchaient rapidement en agitant les bras. — Ne faites pas l’idiot, Jonas ! lui cria Bagwalter en mettant ses mains en porte-voix. Ce n’est pas la peine de… Paul n’en entendit pas davantage ; la distance était trop grande. Reportant son attention droit devant lui, il vit que Vaala survolait déjà les collines en dents de scie. Elle n’était plus qu’un point à l’horizon. Le camp disparut rapidement derrière eux. La nef tanguait tandis que Paul tentait de comprendre comment la diriger, puis elle bascula brusquement sur le côté. Gally glissa sur le plancher poli et n’évita la chute qu’en se rattrapant d’extrême justesse à la jambe de Paul. Celui-ci rétablit plus ou moins l’appareil, qui refusait cependant de rester stable, ballotté par les vents qui soufflaient au-dessus des collines. La femme-oiseau paraissait désormais un peu plus proche et Paul en ressentit une grande satisfaction. Ils allaient la rejoindre et tous trois fuiraient ensemble. Tant qu’ils n’étaient pas séparés, ils pourraient résoudre toutes les énigmes. — Vaala ! appela-t-il, mais elle se trouvait encore trop loin pour l’entendre. Alors qu’ils franchissaient la crête des collines, une violente bourrasque les fit chavirer une fois de plus. Malgré les efforts de Paul, le vaisseau piqua du nez et il perdit tout contrôle à la rafale suivante. Accroché à la jambe de son compagnon, Gally se mit à hurler de terreur. Paul tira la barre jusqu’à ce que les jointures de ses doigts lui fassent mal, mais la nef refusa de répondre. Le sol sembla projeté vers eux, puis ils eurent l’impression de tomber dans le firmament avant que la terre ferme n’occupe de nouveau tout leur champ de vision. Paul aperçut brièvement le Grand Canal qui serpentait sous leurs pieds tel un reptile noir, puis quelque chose heurta sa tête et tout disparut dans une pluie d’étincelles. 8 Néant mortel INFORÉSO/MUSIQUE : Les équipements sonores dangereux frappés d’interdiction. (visuel : jeune femme sous une tente médicale pressurisée) COMM : Suite à la série de blessures et au décès qui ont émaillé la dernière tournée du groupe M’Aimeras-Tu Encore Quand J’Aurai Plus La Tête Chevillée Au Corps, les organisateurs de concerts ont interdit l’utilisation des appareils produisant des sons inaudibles pour l’oreille humaine. Cette interdiction a été entérinée par les compagnies d’assurances d’Europe et d’Amérique du Nord, qui ont déclaré qu’elles refuseraient désormais d’assurer les manifestations incluant l’utilisation d’» équipements sonores dangereux ». (visuel : clip de « Ton visage brillant est mon cœur brûlant ») MATEQJAPLACAC et les autres groupes faisant appel aux sons subliminaux ont contre-attaqué en décrétant qu’ils boycotteraient l’Europe et les États-Unis si nécessaire, ajoutant qu’ils ne pouvaient « permettre aux bureaucrates de limiter leur expression artistique ». Renie détestait voir son père bouder mais, cette fois, elle n’avait pas l’intention de céder. — Il faut que je le fasse, papa, répéta-t-elle. C’est pour Stephen. Il ne compte pas pour toi ? Long Joseph se frotta le visage de ses mains noueuses. — Bien sûr que si, ma fille, et ne va pas me dire que je me moque de mon petit. Mais je pense que cette histoire d’ordinateur, c’est de la connerie. Tu crois guérir ton frère en jouant à une espèce de jeu ? — Ce n’est pas un jeu, bien au contraire. Si seulement c’en était un… (Elle dévisagea son père ; quelque chose s’était modifié en lui, sans qu’elle sache quoi.) Tu t’inquiètes pour moi ? — Pourquoi donc ? Tu voudrais que j’aie peur que tu te noies dans une baignoire pleine de gelée ? Je t’ai déjà dit ce que j’en pense, non ? — Papa, je resterai sans doute connectée pendant plusieurs jours d’affilée, peut-être même une semaine entière. Elle commençait à perdre patience. Pourquoi persistait-elle à vouloir communiquer avec lui, alors que cela ne faisait que l’énerver et lui briser le cœur ? — Je m’inquiète pour toi… bougonna-t-il avant de baisser les yeux. Tout le temps, oui. Je me fais du mouron à ton sujet depuis que tu es toute petite. Je me suis décarcassé pour que tu aies un toit et à manger. Quand tu étais malade, je payais le docteur. Ta maman et moi, on a prié pendant plusieurs nuits quand tu as eu cette saleté de fièvre. Elle prit soudain conscience de ce qui avait changé. Les yeux de son père étaient clairs, ses paroles parfaitement audibles. En partant, les soldats de la base avaient emporté tous les objets de valeur, y compris leur réserve d’alcool. Long Joseph avait rationné ses bières aussi longtemps que possible, mais il avait fini la dernière deux jours plus tôt. Pas étonnant qu’il soit d’une humeur massacrante. — Je sais que tu as travaillé dur, papa, mais maintenant, c’est à moi de faire ce que je peux pour Stephen. Alors, je t’en prie, ne me rends pas la tâche plus difficile qu’elle ne l’est déjà. Il détourna finalement le regard, les yeux rougis, les traits déformés par un rictus d’irritation. — Ça va aller. Y a rien à faire, ici, de toute façon. Et toi, ne va pas te faire tuer, ma fille. Ne laisse pas ce machin te griller le cerveau ou un truc du même genre. Et si ça t’arrive quand même, ne viens pas dire que c’est ma faute. Sans doute était-ce sa façon à lui de lui dire qu’il l’aimait. — Je vais essayer de ne pas me faire griller le cerveau, papa, lui promit-elle. Dieu sait que je vais même tout faire pour l’éviter. — Si seulement l’un de nous avait suivi une formation médicale, fit-elle en observant la canule de la perfusion intraveineuse maintenue contre son bras par une membrane en latex perméable. Je n’aime pas avoir à faire ça en suivant les instructions d’un manuel, et un manuel militaire, en plus. Haussant les épaules, Jeremiah fixa le même appareillage au bras frêle de !Xabbu. — Ce n’est pas difficile, la rassura-t-il. Ma mère a eu un accident de voiture et ses blessures nécessitaient une perfusion. Je l’ai fait pour elle. — Tout ira bien, Renie, renchérit le Bushman. Vous aviez tout préparé comme il le fallait. — Je l’espère, mais j’ai quand même l’impression d’oublier quelque chose. Elle se plongea délicatement dans le gel. Une fois recouverte jusqu’au cou, elle se débarrassa de ses sous-vêtements et les jeta hors du caisson. Son père était parti fouiner dans leur réserve de nourriture, et sans doute Jeremiah se moquait-il de la voir dénudée, mais l’idée de se trouver nue en présence de ses amis la gênait. N’ayant pas de telles inhibitions, !Xabbu avait ôté ses vêtements depuis longtemps, et c’est en tenue d’Adam qu’il avait écouté les ultimes recommandations de Jeremiah. Renie fixa le tube de la perfusion dans la canule puis mit en place les tuyaux d’évacuation de l’urine et des selles en réprimant un frisson de dégoût. Le moment était mal choisi pour jouer les délicates. Elle devait se dire qu’elle était un soldat chargé de s’infiltrer derrière les lignes ennemies. Seule comptait sa mission ; les autres considérations devaient passer au second plan. Pour la dixième fois, elle vérifia mentalement tout ce qui devait l’être mais rien n’avait été oublié. La surveillance et les éventuelles modifications étaient du ressort du caisson-V lui-même, qui s’en chargerait par l’intermédiaire du gel plasmodermique. Renie ajusta son masque et indiqua à Jeremiah de lui envoyer de l’air. Quand elle sentit l’oxygène affluer, elle se laissa glisser sous la surface. Elle flottait dans un état de quasi-apesanteur, attendant que Jeremiah mette le système en marche. Cela lui sembla prendre une éternité. Elle se demanda si le caisson de !Xabbu était défectueux et si elle serait obligée de partir seule. Cette possibilité l’effraya, mais pas autant que la soudaine tristesse qu’elle éprouva en y pensant. Elle avait pris l’habitude de s’appuyer sur le petit homme si calme et si sensé. Elle en était consciente, mais cela n’y changeait rien. — Renie ? lui demanda Jeremiah par le biais des fiches auditives. Tout va bien ? — Parfaitement. Qu’est-ce que nous attendons ? — Rien. Vous êtes prêts. (Durant une longue seconde, elle crut qu’il avait coupé la communication.) Bonne chance. Et trouvez-moi qui a fait ça au docteur. — Nous ferons de notre mieux, répondit-elle alors qu’un univers de grisaille se constituait autour d’elle. !Xabbu ? Vous m’entendez ? — Je suis là, Renie. Nous n’avons pas de corps. — Pas encore, non. Il faut d’abord que nous établissions le contact avec Singh. Elle fit apparaître le système de la base, un tableau de bord classique muni d’une profusion de fenêtres, de boutons et d’interrupteurs simulés, puis entra le code préprogrammé que Martine leur avait envoyé. Plusieurs messages s’affichèrent pour lui demander de patienter, après quoi le tableau et la grisaille ambiante se fondirent dans un océan de noirceur. La voix de la Française leur parvint quelques instants plus tard. — Renie ? — C’est moi, oui. !Xabbu ? — Je suis ici, moi aussi. — L’effectif est au complet, Martine. Pourquoi ne recevons-nous aucune image ? — Parce que je n’ai ni le temps ni l’envie de vous proposer de quoi vous détendre les yeux pendant que je travaille, intervint Singh. Des images, vous en aurez plus qu’il n’en faut si nous parvenons à pénétrer à l’intérieur du système. — Il vous faudra néanmoins sélectionner un simuloïde par défaut. M. Singh dit que la plupart des points de connexion du réseau assignent automatiquement un simul à tous ceux qui se connectent, mais il ne s’agit pas d’une règle absolue. Et parmi ceux qui le font, beaucoup sont influencés par les souhaits de l’utilisateur. Vous avez donc tout intérêt à choisir une forme qui vous mette le plus à l’aise possible. — Et qui vous évite de vous faire remarquer, ajouta Singh. — Mais comment faire ? Et sur le système de qui nous trouvons-nous ? Martine ne répondit pas, mais un petit cube holographique apparut devant Renie, qui s’aperçut rapidement qu’elle pouvait créer une image à l’intérieur en utilisant les commandes usuelles de la RèV. — Grouillez-vous, bougonna Singh. J’ai une fenêtre qui se présente dans une quinzaine de minutes et je ne veux surtout pas la rater. Renie réfléchit au problème. Si Autremonde était réellement un réseau réservé aux riches, comme Singh semblait le penser, un simul trop bas de gamme avait de fortes chances d’attirer l’attention. Pour une fois, elle allait donc s’accorder un petit plaisir. Elle se demanda si elle avait intérêt à prendre l’apparence d’un homme. Après tout, son expérience lui avait montré que les mâles de base n’avaient guère changé au cours des deux derniers millénaires et qu’ils avaient une piètre opinion des femmes, ce qui était déjà en soi une bonne raison de ne pas se faire passer pour ce qu’elle n’était pas. Car si les millionnaires avides de pouvoir prenaient les femmes de haut, et plus encore lorsqu’elles étaient noires, rester elle-même était sans doute le meilleur moyen d’être sous-estimée par l’adversaire. Perdue dans ses réflexions, elle sursauta en entendant la voix désincarnée de !Xabbu. — J’ai fait un rêve, la nuit dernière, lui dit-il. Un songe très étrange, qui évoquait Grand-Père Mante et le Dévoreur. — Pardon ? Elle choisit l’armature féminine de base, qui apparut à l’intérieur du cube sous la forme d’une silhouette quadrillée en relief. — Il découle d’une histoire que j’ai apprise quand j’étais jeune. Elle est très importante pour les miens. Renie se sentit froncer les sourcils alors qu’elle se concentrait sur l’image de son simul. Elle lui donna sa peau noire et ses cheveux courts, puis l’étira jusqu’à ce qu’il lui ressemble : grand et élancé, il avait désormais les membres déliés et des seins menus. — Vous ne pourriez pas m’en parler plus tard, !Xabbu ? J’essaie de me confectionner un simul, et je crois que vous devriez faire de même, non ? — C’est pour cette raison que mon rêve est important, Renie. Grand-Père Mante m’a parlé – à moi. Il m’a dit : «L’heure est venue pour tous les membres du Premier Peuple de s’unir. » Mais excusez-moi ; je vous complique le travail. Je vous laisse. — J’essaie de me concentrer, !Xabbu. Vous me le direz tout à l’heure, d’accord ? Elle agrandit le visage et passa rapidement en revue toute une série de têtes jusqu’à en trouver une qui corresponde à la sienne. Nez, yeux et bouches défilèrent ensuite devant elle telles les jeunes filles désireuses d’essayer la pantoufle de vair de Cendrillon, et elle arrêta son choix sur ceux qui lui rappelaient suffisamment ses propres traits pour qu’elle ne se sente pas dans la peau d’un imposteur. Elle détestait les gens qui utilisaient des simuls beaucoup plus beaux qu’eux-mêmes. Elle considérait cela comme une faiblesse, une incapacité à accepter ce que la vie avait donné. Elle étudia longuement le produit fini et fut prise d’une brève hésitation en s’apercevant que ce visage placide pourrait très bien être celui de son cadavre. Il n’était pas nécessaire que son simul soit si ressemblant. Elle avait déjà pu constater à son corps défendant que ses adversaires étaient tout sauf cléments ; pourquoi les aider à se venger d’elle ? Elle bomba davantage son menton et ses pommettes, choisit un nez plus long et plus fin et se dota d’yeux légèrement bridés. Elle avait l’impression de jouer à la poupée. Le simul ne lui ressemblait plus maintenant que de manière superficielle ; on aurait davantage dit une princesse du désert, tout droit sortie d’un de ces films d’aventures diffusés sur le réseau. Elle se moqua gentiment d’elle-même : qui n’était pas du genre à idéaliser son simul, finalement ? Elle habilla son nouveau corps de la manière la plus sensée qui soit, avec des bottes et une sorte de combinaison de pilote. Si la simulation était suffisamment réaliste, ce genre de détail pouvait l’aider. Elle fit ensuite défiler une série d’options pour ce qui était de sa force, de son endurance et de ses autres caractéristiques physiques. Dans la plupart des jeux, le système fonctionnait sur la base d’une somme nulle, toute augmentation devant être compensée par une réduction équivalente. Après avoir jonglé avec les chiffres, elle entérina le résultat qui lui convenait le mieux. Le simul et sa prison cubique disparurent alors, la laissant de nouveau dans le noir. — Bon, écoutez-moi bien, car je ne le répéterai pas, reprit Singh. Nous allons y aller, mais ne vous étonnez de rien, pas même d’un éventuel échec. Ce trac est le système le plus dément que j’aie jamais vu, alors je ne vous promets rien. Et ne me posez pas de questions stupides pendant que je travaille. — Je croyais que vous aviez participé à l’élaboration de ce réseau, répondit Renie, qui commençait à en avoir assez de la mauvaise humeur du vieillard. — Pas pour ce qui est du système d’exploitation ; je me suis cantonné aux périphériques. Mais ce truc constituait le plus grand secret depuis le Manhattan Project – la mise au point de la première bombe atomique, pour ceux d’entre vous qui auraient oublié leur histoire du XXè siècle. — Poursuivez, je vous prie, monsieur Singh, intervint Martine. Vous avez dit vous-même que le temps nous était compté. — Ça, oui. Bref, ça fait sacrément longtemps que j’observe ce système et que j’y entre de-ci, de-là, mais je me pose encore des questions à son sujet. Pour commencer, il fonctionne par cycles, et je ne vous parle pas de fréquence d’utilisation. En raison du décalage horaire, cette dernière reste assez constante à toute heure du jour et de la nuit, même si elle est en nette augmentation depuis quelque temps. Mais le système d’exploitation tourne en fonction d’un cycle que je n’arrive pas à comprendre. D’après ce que j’ai pu en apprendre, il dure environ vingt-cinq heures : dix-neuf heures d’efficacité maximale, suivies de six heures au cours desquelles tout se ralentit et où il devient plus facile de contourner les mesures de sécurité les plus évidentes. Mais attention, hein, même à vitesse réduite, Autremonde tourne encore au moins deux fois plus vite que tous les autres systèmes que je connais. — Un cycle de vingt-cinq heures ? Vous en êtes sûr ? demanda Martine. — Évidemment, trancha-t-il. Qui est-ce qui surveille ce truc depuis un an, vous ou moi ? La seule possibilité d’entrer là-dedans et d’emmener des gens avec moi passe par une tête de pont. Autrement dit, il faut que je force le système à me laisser passer, puis que je détermine ma position avec exactitude pour pouvoir directement me brancher, et vous avec, sur un point de connexion. Et ne vous attendez pas à voir la moindre image d’ici là, je n’ai pas de temps pour ces gamineries. Contentez-vous de m’écouter attentivement et de faire ce que je vous dis, pigé ? Renie et !Xabbu répondirent par l’affirmative. — Bien. Maintenant, ne bougez pas et fermez-la. Il faut d’abord que j’atteigne l’entrée dérobée que j’avais installée en compagnie de Melanie et de Sakata. Cela suffirait pour entrer dans un système d’exploitation normal, mais ils ont ajouté des tas de trucs à celui-là. Il atteint un degré de complexité que je n’ai jamais vu. Singh s’en alla et le silence retomba. Renie attendit aussi patiemment qu’elle le pouvait, mais il était impossible de mesurer le passage du temps sans entendre parler personne. Dix minutes – ou peut-être une heure – plus tard, la voix du pirate informatique revint. — Je retire ce que j’ai dit, fit-il, le souffle court. « Complexité » n’est pas le terme qui définit ce réseau ; « démence » serait bien plus proche de la vérité. Tous les anneaux extérieurs sont équipés de programmes aléatoires plus incompréhensibles les uns que les autres. Je sais bien qu’ils voulaient installer un réseau neural au centre du système, mais ce type d’environnement doit tout de même se conformer à des règles. Il apprend au fur et à mesure, et il finit toujours par faire le bon choix – autrement dit, au bout du compte, il réagit presque systématiquement de la même manière… Qu’il était dur de rester dans le noir à ne rien faire ! Pour la première fois de sa vie, Renie fut prise d’un frénétique désir de toucher quelque chose, n’importe quoi. Comment ses anciens manuels de RèV avaient-ils appelé ce phénomène, déjà ? La téléprésence… le contact à distance. — Je ne comprends pas, intervint-elle. Que se passe-t-il ? L’inquiétude de Singh était telle qu’il ne releva même pas cette interruption. — La voie est grande ouverte. Je suis entré par la porte de derrière. Chaque fois que je l’ai fait, j’ai été accueilli par une étrange barrière de codes. Pensant qu’elle constituait juste le premier rideau de défense, j’ai concocté de quoi la franchir, mais elle a disparu. Il n’y a plus rien qui nous empêche d’entrer. — Quoi ? lâcha Martine, elle aussi alarmée. Cela veut-il dire que le système tout entier se retrouve sans protection ? Je ne peux le croire. — Si seulement c’était le cas, il s’agirait juste d’une panne. Mais, pour autant que je sache, le trou, si on peut l’appeler ainsi, se trouve au beau milieu de la dernière ligne de défense, juste en face de mon point d’entrée, la fameuse issue dérobée que nous avions programmée il y a plusieurs décennies de cela. Mais c’est la première fois que cette absence de défenses se produit. — Pardonnez-moi d’aborder un sujet qui m’est si peu familier, mais se peut-il qu’il s’agisse d’un piège ? Renie fut surprise du plaisir qu’elle éprouva à entendre la voix de !Xabbu. — Bien sûr que c’en est un ! répondit Singh, qui avait retrouvé toute son agressivité. Une dizaine d’ingénieurs de ce salopard d’Atasco doivent être assis en rond dans une salle, comme des ours polaires autour d’un trou creusé dans la banquise, à attendre de voir ce qui va en sortir. Mais dites-moi ce que nous pouvons faire d’autre. Bien que totalement détachée de son corps, Renie eut l’impression d’avoir la chair de poule. — Ils voudraient que nous tentions d’entrer ? — Je n’en sais rien, avoua le vieillard. Je vous l’ai dit cent fois, ce système d’environnement est totalement imprévisible. Je n’ai jamais vu défiler autant d’informations par seconde. Il doit y en avoir… je ne sais pas, moi, des milliards de milliards… Ces types ont vraiment accès à un matériel ultra-haut de gamme. Je ne savais même pas qu’une telle vitesse de traitement des données était envisageable. (Son ton était franchement admiratif.) Mais nous ne pouvons pas partir du principe qu’il s’agit forcément d’un piège. Pour commencer, ce serait gros comme une maison, vous ne trouvez pas ? « Coupons vite nos défenses, une intrusion est imminente. » Si ça se trouve, cela n’a rien à voir avec nous. Peut-être que le système exécute une opération particulièrement importante et qu’il avait besoin de piocher de l’énergie dans le cercle de défense intérieure pour accroître sa vitesse de traitement. Il s’est sans doute dit qu’il aurait le temps de le remettre en marche si quelqu’un essayait de percer la première ligne. Si on n’y va pas, on s’apercevra peut-être plus tard qu’on a bêtement raté le coche. Renie prit sa décision en un instant. — C’est vrai, ce sera peut-être notre unique chance, décida-t-elle. Je suis pour. — Merci, mademoiselle Shaka, approuva Singh, malgré son ton sarcastique. — Ce que vous dites me perturbe, fît Martine, manifestement beaucoup plus que perturbée. J’aurais aimé pouvoir réfléchir à la question. — Si le système d’exploitation va chercher des ressources ailleurs, cela annonce peut-être un grand bouleversement, répliqua Singh. Je vous l’ai dit, quelque chose se prépare – le taux de fréquentation est bien plus élevé que d’habitude et de nombreuses modifications ont déjà été apportées. Ils ont peut-être l’intention de fermer leur réseau ou d’empêcher quiconque d’y accéder depuis l’extérieur. — J’ai dit à Renie que j’avais fait un songe, intervint !Xabbu. Il se peut que vous ne le compreniez pas, monsieur Singh, mais j’ai appris à faire confiance à de tels signes. — Vous avez rêvé que c’était aujourd’hui que vous alliez pénétrer dans le système ? — Bien sûr que non, mais je crois que vous avez raison quand vous affirmez que cette opportunité ne se présentera peut-être pas une seconde fois. Je ne peux dire pourquoi je suis de cet avis, mais vos paroles me parlent comme mon rêve. L’heure est venue pour tous les enfants de Grand-Père Mante de s’unir, voilà ce que mon songe m’a dit. Singh partit d’un rire bref. — Alors, c’est ça, le résultat de notre vote ? Un «oui », un «hésitant » et un «j’ai rêvé d’un insecte » ? Comptons-le comme une seconde réponse positive. O.K., on tente le coup. Mais ne vous étonnez pas si j’arrête tout sans crier gare. Je ne pense pas qu’ils puissent remonter jusqu’à moi, mais je ne veux même pas leur donner la satisfaction d’essayer. Sur ces mots, il disparut et le silence revint. Cette fois-ci, l’attente parut plus longue encore. Les ténèbres étaient partout, et Renie les sentait qui s’insinuaient en elle. Pour qui se prenaient-ils, ses compagnons et elle ? A quatre seulement, ils voulaient s’infiltrer dans le réseau le plus sophistiqué du monde… Et après ? Devraient-ils fouiller un environnement d’une complexité inimaginable à la recherche de réponses qui ne s’y trouvaient peut-être même pas ? Il aurait été plus simple de retrouver une aiguille dans une botte de foin. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Va-t-il y arriver ? — Martine ? !Xabbu ? Pas de réponse. Elle se trouvait temporairement incapable d’entrer en contact avec qui que ce soit, sans savoir si le responsable était son caisson-V ou le système de Singh. Cette prise de conscience ne fit qu’accroître sa claustrophobie. Depuis combien de temps patientait-elle dans le noir ? Plusieurs heures ? Elle tenta de faire apparaître une horloge, mais l’environnement dans lequel elle évoluait refusa de répondre à ses instructions. Elle paniqua un instant en comprenant que toutes ses tentatives restaient sans effet, puis se força à reprendre ses esprits. Calme-toi, espèce d’idiote. Tu ne te trouves pas au fond d’un puits, ni même enterrée sous un éboulis. Tu es dans un caisson-V. !Xabbu, ton père et Jeremiah sont à quelques mètres à peine. Tu pourrais t’asseoir si tu le voulais – il te suffirait d’arracher tes tubes et de pousser le couvercle du caisson – mais cela ferait tout rater. Tu attends cette chance depuis si longtemps… ne va pas la gâcher maintenant. Tiens-toi tranquille. Afin de s’occuper et de se prouver que le temps continuait bien de s’écouler, elle compta sur ses doigts pour se rappeler qu’elle avait toujours un corps et que son existence ne se limitait pas au néant et à une voix qui résonnait par instants dans sa tête. Elle venait juste de dépasser trois cents quand un crépitement vrilla ses fiches auditives. — … crois que je suis passé… quelques… risquent d’interf… Les paroles de Singh étaient presque inaudibles mais, même ainsi, la terreur du vieux pirate était clairement perceptible. — Ici Renie. Est-ce que vous m’entendez ? — … sans raison… c’est dingue, mais… sation d’être traqué… La voix du vieil homme avait encore faibli. Venait-il de dire « traqué » ou « attrapé » ? Renie lutta contre la panique qui menaçait de la submerger. Il n’y avait rien à craindre, mis à part le risque d’être découverts et de subir des représailles, mais elle avait eu le temps de s’y habituer. Seuls les idiots superstitieux ont peur du réseau, se dit-elle. Les bras reptiliens de Kali lui apparurent à l’esprit, comme pour mieux se moquer d’elle. De nouveau, elle entendit les parasites, qui cette fois ne s’accompagnèrent d’aucun mot. Elle réalisa soudain qu’elle était glacée. — !Xabbu ? Martine ? Vous êtes là ? Silence. Le froid s’accentua. Sans doute était-ce une sensation due à l’obscurité, à l’isolement et à l’incertitude. Accroche-toi, ma fille. Accroche-toi. Ne panique pas. Il n’y a aucune raison d’avoir peur. Tu fais ça pour Stephen, pour l’aider. Elle grelottait. Ses dents s’entrechoquaient violemment et lui faisaient mal à la mâchoire. Le noir, le froid et le silence. Elle recommença à compter mais fut incapable de rester concentrée. — Renie ? Vous êtes là ? La voix était presque inaudible, comme si elle avait transité par un long tuyau. La joie qu’elle éprouva à l’idée d’entendre son nom lui apprit à quel point elle était terrifiée. Une longue seconde s’écoula avant qu’elle ne reconnaisse l’homme qui venait de s’adresser à elle. — Jeremiah ? — Le caisson… votre température est en train de chuter. Voulez-vous que je… Il était nettement plus compréhensible que Singh, mais un sifflement coupa la fin de sa phrase. — Je vous entends mal. Jeremiah ? Vous est-il possible de joindre !Xabbu dans l’autre caisson ? — … baisse très importante. Voulez-vous… tire de là ? Elle aurait pu lui répondre par l’affirmative. Ç‘aurait été si facile. Un simple « oui », voilà tout ce dont elle avait besoin pour échapper au néant. Mais comment pouvait-elle abandonner ? Parmi tous les fantômes qui surgissaient fugitivement dans son esprit, le visage de Stephen, rendu indistinct par la tente à oxygène, prit davantage de netteté. Cette noirceur, cet isolement, ce vide… son petit frère les vivait au quotidien. Allait-elle laisser quelques instants de doute l’effrayer et la détourner de ce qui était peut-être l’unique chance de Stephen ? — Jeremiah, est-ce que vous m’entendez ? Il y a des interférences. Répondez-moi seulement par un « oui » si vous le pouvez. Une longue pause, suivie d’un mot presque inaudible. Oui. — Bien. Ne nous faites pas revenir. Ne faites rien du tout, sauf si les aiguilles s’affolent vraiment et si notre santé est menacée. C’est bien compris ? Ne nous faites pas revenir ! Elle n’entendit rien d’autre que des parasites. Bien, c’est fait, maintenant. Tu l’as envoyé sur les roses. Plus personne ne sera là pour venir te sauver, même si… même si… Tu es en train de devenir hystérique, ma fille… Elle essaya de se concentrer pour retrouver son calme, mais ses efforts furent réduits à néant par une nouvelle crise de frissons. Seigneur Dieu, quel froid ! Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui a bien pu foirer ? Quelque chose enflait dans les ténèbres, mais ce phénomène était si indistinct qu’elle se demanda si elle ne l’avait pas imaginé. Quelques points s’éclaircirent, luisant tels des champignons phosphorescents au plafond d’une cave. Totalement concentrée, Renie les vit devenir des traits, puis des taches grises et blanches, et enfin une image aux couleurs inversées, comme un négatif de photographie. — Singh ? La silhouette suspendue au cœur du néant leva les bras en une succession de gestes saccadés et étrangement déphasés. Ses lèvres ne cessaient de bouger, mais Renie n’entendait rien d’autre que le bruit de sa propre respiration. Le vieil homme était toujours vêtu du pyjama et de la robe de chambre usée qu’elle lui avait vu porter la première fois. Mais comment cela se pouvait-il ? Nul doute qu’il s’était fabriqué un simul afin de cacher sa véritable identité. Le froid sembla gagner en substance et l’écraser telle une main géante. Elle se mit à trembler violemment. L’image de Singh se déforma et enfla jusqu’à emplir la totalité du champ de vision de là jeune femme ; du coin de l’œil, elle la voyait qui se perdait à l’infini. La bouche difforme qui s’entrouvrit était large comme une montagne plantée au milieu d’un visage rendu méconnaissable par la douleur. Le son qui en sortit et qui vrilla les fiches auditives de Renie comme le réacteur d’un jet était à peine identifiable comme un mot. — … IL… Et maintenant, alors même que le froid glacial convulsait le corps de Renie, elle perçut autre chose, une présence qui se tenait derrière la gigantesque image de Singh comme le vide de l’espace veillait derrière le ciel bleu. Elle la sentait approcher d’elle tel un poing cherchant un insecte : un être de pensée pure qui était pourtant incapable du moindre raisonnement, une chose plus froide que la jeune femme ne l’aurait cru possible, mais aussi malade, curieuse, puissante… et totalement démente. Les pensées de Renie lui étaient arrachées comme des tuiles emportées par un ouragan. Hyène ! hurla un recoin de son esprit. Les histoires et les rêves de !Xabbu venaient de donner un nom à sa terreur. Le Brûlé. Un instant plus tard, alors que la présence la recouvrait de sa noirceur et que le froid s’insinuait au plus profond de son être, elle repensa à un autre terme évoqué par le Bushman. Le Dévoreur. L’entité la toucha avec curiosité, comme un animal poussant du museau une proie faisant semblant d’être morte. La chose lui fit l’effet d’un vide glacial au sein duquel se développait un horrible cancer. Renie eut la certitude que son cœur allait s’arrêter de battre. Le hurlement d’agonie de Singh lui perça les tympans. — OH, MON DIEU ! IL ME TIENT… L’image du vieillard se tordit de l’intérieur et Renie se mit à crier sous le coup de la surprise et de la terreur. Une représentation déformée de façon hideuse mais manifestement représentative de l’état dans lequel Singh devait se trouver emplit l’obscurité : son turban avait glissé sur son front et sa robe de chambre était remontée sous ses aisselles tandis qu’il se convulsait comme un ver accroché à l’hameçon. Ses yeux étaient totalement révulsés et sa bouche édentée s’ouvrait, béante. Renie ressentit la douleur du vieil homme comme si c’était sa propre douleur. Une terrible décharge électrique la traversa, puis s’interrompit brusquement. Elle sentit le cœur de Singh éclater. Elle le sentit mourir. L’image disparut. L’obscurité revint, le froid s’empara de Renie et la chose sans nom l’attira à elle. Oh, Seigneur, quelle idiote j’ai été, pensa-t-elle, au comble du désespoir. Elle entendait son père et son frère qui, comme tant d’autres, hurlaient la colère qu’ils éprouvaient envers elle. Le froid s’accentua encore, comme si tous les soleils de l’univers venaient de s’éteindre d’un seul coup. Renie se sentait trop faible pour pouvoir frissonner. Ses dernières forces se dissipaient et son esprit mourant se mit à flotter. Quelque chose s’ouvrit brusquement devant elle, et elle perçut à peine la soudaine diminution de la densité ambiante. Elle eut l’impression de tomber de très haut. Elle franchissait… quoi ? une ouverture ? une porte ? Se pouvait-il qu’elle ait réussi à pénétrer là où elle avait souhaité se rendre, une éternité plus tôt ? Avait-elle reçu la permission d’entrer ? Une bribe de souvenir remonta à la surface. Des dents. Des milliers de dents luisantes. Une bouche géante qui n’en finissait pas de rire. Non, comprit-elle alors que toute raison la quittait, je suis en train de me faire dévorer. 9 La danse INFORÉSO/DOC. LINÉAIRE : IEN, Hr. 23 (Eur, AmNor) ; « PARADE MORTUAIRE ». (visuel : ralenti d’un homme molesté par une foule enragée) COMM : Le Grand Prix de la Camarde de Sepp Oswalt présente un grand nombre de morts originales, dont un passage à tabac en pleine rue, capturé par une caméra de surveillance, un viol suivi d’un meurtre enregistrés par l’assassin et utilisés pour le faire condamner, mais aussi la retransmission en direct d’une décapitation dans l’Etat libre de la Mer Rouge. Le nom du gagnant sera révélé… — Alors, comme ça, tu éprouves des difficultés à respirer, hein ? Le petit homme blond et souriant enfonça une tige de métal glacé dans la bouche d’Orlando. La sonde heurta le fond de la gorge du garçon sans lui faire plus d’effet qu’une pichenette. — Hmmm, peut-être vaudrait-il mieux que j’écoute aussi les battements de ton cœur. Aïe, ce n’est pas fameux, j’en ai peur, fit le médecin en examinant l’écran mural relié à son stéthoscope. Orlando devait bien reconnaître que ce salopard savait se contrôler. C’était la première fois qu’il voyait son patient, et pourtant il n’avait pas eu la moindre réaction en l’apercevant, pas même ce petit quelque chose que le garçon était habitué à déceler dans le regard de ceux qui tentaient de le soigner comme quelqu’un de normal. L’homme se redressa et se tourna vers Vivien. — Une pneumonie, sans aucun doute, conclut-il. Nous allons lui donner des contrabiotiques mais, compte tenu des circonstances, je vous conseille de nous le laisser pendant quelque temps. — Non, trancha Orlando en secouant la tête avec véhémence. Il détestait l’infirmerie de Crown Heights et ce docteur pour riches ne lui plaisait pas davantage. Malgré son flegme apparent, l’homme était tout de même affecté par les « circonstances » — autrement dit, l’état de santé de son patient –, mais il était difficile de le lui reprocher. Orlando n’avait encore jamais rencontré personne qui se sente à l’aise en sa présence. — Nous allons en discuter, Orlando, lui dit sa mère sur un ton l’enjoignant de ne pas se montrer malpoli envers ce charmant jeune homme. Merci, docteur Doenitz. Le médecin hocha la tête en souriant avant de quitter la salle de consultation. En le regardant partir, Orlando se demanda s’il avait suivi des cours de léchage de bottes. — Si le docteur Doenitz pense que tu devrais rester à l’infirmerie… — Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ? J’ai attrapé une pneumonie. Ils vont juste me donner leurs saletés de médicaments, comme la dernière fois. Que je sois ici ou à la maison, qu’est-ce que ça change ? Et puis, je déteste cette infirmerie. J’ai toujours l’impression que le type chargé de la décoration a tout fait pour que les riches qui viennent ici aient l’impression d’être supérieurs aux autres, même quand ils sont malades. Vivien fit de son mieux pour réprimer un sourire. — Personne n’a dit que tu devais aimer cela, mais c’est ta santé qui est en jeu… — Non. La seule question consiste à savoir si je vais mourir de pneumonie cette fois-ci, ou d’autre chose que j’aurais chopé d’ici quelques jours ou un mois. La brutalité de son affirmation fit taire sa mère. Il descendit de la table d’auscultation et remit sa chemise. Même cet effort infime lui coupa le souffle. Il détourna le regard pour ne pas montrer combien il se sentait faible et désespéré. Sinon, il n’aurait pas valu mieux qu’un acteur de série B. Quand il reporta son attention sur sa mère, il vit qu’elle pleurait. — Ne dis pas des choses comme ça, Orlando. Il mit son bras autour de ses épaules pour la consoler mais en ressentit une vive colère. Pourquoi était-ce à lui de la réconforter ? Ce n’était pourtant pas elle qui se trouvait condamnée à brève échéance… — Allons chercher mes médicaments, lui demanda-t-il. La dame de la pharmacie est gentille ; elle nous les donnera et nous pourrons les ajouter à mon stock. S’il te plaît, Vivien, je veux rentrer à la maison. Les médecins disent toujours qu’il est important que le malade se sente bien, pas vrai ? Et je ne serai pas mieux soigné ici. — Nous en parlerons avec ton père, fit-elle en s’essuyant les yeux. Orlando s’installa lentement dans son fauteuil roulant. Il se sentait complètement implosé, comme aurait dit Fredericks. Il avait la fièvre, ses poumons gargouillaient à chaque inspiration et il se savait incapable de retourner à la voiture en marchant. Mais il était hors de question qu’il reste dans leur saleté d’infirmerie. Pour commencer, il y avait de bonnes chances pour qu’on lui interdise l’accès au réseau s’il était soigné ici ; les docteurs et les infirmières avaient parfois des idées saugrenues, et il ne pouvait vraiment pas prendre ce risque, pas en ce moment. Il avait déjà survécu à deux pneumonies, même si l’expérience n’avait jamais été plaisante. Et pourtant, alors que Vivien le poussait en direction de la pharmacie – la boîte à patches, comme il l’appelait –, il se demanda si cette fois ne serait pas la bonne. Peut-être ne marcherait-il plus jamais. Quelle horreur ! Si seulement un signe annonçait que c’était la dernière fois que l’on faisait quelque chose, on pourrait vraiment l’apprécier. L’annonce pourrait par exemple prendre la forme d’un texte défilant en bas de son champ de vision, comme cela se faisait sur le réseau pour annoncer les flashes d’info. Le jeune Orlando Gardiner, de San Mateo, Californie, vient de manger de la glace pour la dernière fois de sa vie. Son ultime éclat de rire est attendu pour la semaine prochaine. — À quoi tu penses, Orlando ? lui demanda sa mère. Il secoua la tête plutôt que de lui répondre. La cité se dressait devant lui, exaltante et dorée. Ses tours d’une hauteur impensable scintillaient de l’intérieur. La seule chose qu’il désirât vraiment l’attendait au cœur de ce halo de lumière étincelante. Il fit un pas dans sa direction, puis un autre, mais les tours luisantes se troublèrent et disparurent. Il se retrouva brusquement environné de ténèbres froides et trempées. Un reflet ! Il s’était jeté sur un reflet, et maintenant il se noyait, ses poumons s’emplissaient d’eau noire… Il s’assit en respirant avec difficulté. Sa tête était brûlante et il avait l’impression qu’elle allait exploser. — Patron ? demanda Beezle en se décrochant de sa prise murale. Orlando agita la main tout en luttant pour se débarrasser des mucosités qui lui obstruaient la gorge. Il se tapa la poitrine et toussa violemment. Cassé en deux, il sentit le sang affluer vers ses tempes douloureuses alors qu’il crachait dans la poubelle médicinale. — Ça va, siffla-t-il après avoir repris son souffle. Pas envie de parler. Il prit sa fïche-T sur sa table de chevet et l’inséra dans sa neurocanule. — Vous êtes sûr que ça va ? Je peux réveiller vos parents… — Je te l’interdis. C’est juste que… j’ai fait un rêve… Beezle ne répondit pas. Sa programmation ne lui permettait guère de comprendre les songes, sauf par le biais des références scientifiques et littéraires auxquelles il avait accès. — Vous avez reçu deux appels, dit-il enfin. Vous voulez que je vous les passe ? Orlando plissa les paupières pour distinguer l’horloge digitale disposée en haut à droite de son champ de vision. Les chiffres bleus étaient à peine visibles sur le fond de tentures noires. — Il est à peine quatre heures du matin. Qui a appelé ? — Fredericks, à deux reprises. — Tchi seen ! O.K., contacte-le. Le simul de Fredericks apparut dans la fenêtre. Il laissa échapper un long bâillement, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir l’air nerveux. — Gardino ? Bon sang, je commençais à croire que tu m’appellerais pas de la nuit… — Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’as pas l’intention de te débiner, si ? Fredericks hésita et Orlando sentit son estomac se nouer. — Je… j’ai discuté avec plusieurs personnes à l’école, hier. Y a un type qui s’est fait arrêter pour avoir percé les défenses d’un système gouvernemental. C’était juste une blague, tu sais, mais il s’est fait virer et il a écopé de trois mois de maison de redressement. — Et alors ? Orlando coupa le son afin que Fredericks ne l’entende pas tousser. Il n’avait pas la force de continuer seul ; son ami était-il incapable de le comprendre ? — Alors, le gouvernement et les gros bonnets ne rigolent plus, maintenant. C’est vraiment pas le moment d’aller fourrer son nez dans le système des autres, Orlando. Je veux pas… tu comprends, mes parents… Fredericks n’alla pas plus loin. Son visage de body-builder exprimait une vague inquiétude. L’espace d’un instant, Orlando le – la ? — détesta. — Et quand ce serait, le moment ? Laisse-moi deviner : jamais, c’est ça ? — Qu’est-ce que t’as, Orlando ? C’est pas la première fois que je te le demande. Pourquoi cette ville est si importante pour toi ? Enfin, merde, t’as signé un contrat de plusieurs années avec une boîte d’informatique, juste pour pouvoir t’approcher un peu plus de ce truc ! Orlando eut un petit rire sans joie. Indigo Buzzmat avait à peu près autant de chance de tirer un litre de sang d’une boule de billard que d’obtenir plusieurs années de sa vie. Sa colère se dissipa brusquement, laissant derrière elle un grand vide. Perdu dans sa chambre noire, alors que ses parents dormaient à quelques mètres et qu’il était en pleine communication avec son unique ami, il se sentit soudain complètement seul. — Je peux pas te l’expliquer, dit-il. Pas vraiment. — Essaie quand même. — Je… Il inspira profondément et lâcha un grognement de frustration. Quelle que soit la façon dont on abordait le problème, il était impossible de l’expliquer de manière rationnelle. — Je fais des rêves, essaya-t-il tout de même. Je vois cette ville toutes les nuits. Et je sais qu’il faut que j’y trouve quelque chose, quelque chose d’important. Il le faut ! — Mais pourquoi ? Et même si tu… si tu dois vraiment trouver cet endroit, pourquoi tout de suite ? On vient de se faire éjecter de Refuge ; tu crois pas qu’on ferait mieux d’attendre un peu ? — Je peux pas. Après être allé aussi loin, il sut qu’il dirait tout à Fredericks si ce dernier exigeait de savoir. Ses trois derniers mots lui parurent flotter en compagnie de l’horloge numérique. — Comment ça ? fit Fredericks en comprenant qu’il ne possédait pas toutes les données du problème. — Je… je n’ai pas longtemps à vivre, avoua-t-il. Je suis mourant, voilà. Il eut la sensation de s’être déshabillé en public. Son audace l’effraya mais, dans le même temps, il se sentit soudain libéré. Le silence s’éternisa tant que seul le simul de Fredericks apprit à Orlando que son ami ne s’était pas déconnecté. — Eh ben, dis quelque chose. — Orlando, je… mon Dieu, c’est vrai ? — Ouais. C’est pas vraiment grave – enfin, je veux dire, je suis au courant depuis longtemps. Je suis né avec… une saleté génétique qu’on appelle progérie. T’en as peut-être entendu parler dans un documentaire… Fredericks garda le silence. Orlando éprouvait des difficultés à respirer. Le silence forgea un lien invisible et douloureux entre les deux amis distants de cinq mille kilomètres. — La progérie, répéta enfin Orlando, ça veut dire qu’on devient vieux alors qu’on est encore jeune. — Vieux ? Comment ça ? — De toutes les façons possibles. Tu perds tes cheveux, tes muscles se rabougrissent, tu chopes des rides partout et tu finis par claquer d’une crise cardiaque, d’une pneumonie ou d’un de ces trucs qui emportent généralement les vioques. La plupart d’entre nous ne tiennent pas jusqu’à dix-huit ans. (Il essaya d’en rire.) La plupart… tu parles ! On doit être vingt ou vingt-cinq à avoir cette saleté, dans le monde. Je devrais en être fier, pas vrai ? — Je… je ne sais pas quoi dire. Il n’existe pas de traitement ? — Y a pas grand-chose à dire dans ce genre de circonstances, mon pote. Un traitement ? Ouais, comme y en a pour les vieux. Autrement dit, ils ralentissent la progression de la maladie, et c’est pour ça que je suis toujours en vie. Avant, les gosses qui souffraient de progérie atteignaient presque jamais l’adolescence. (Ça y est, il l’avait dit. Trop tard pour revenir en arrière, désormais.) Voilà. Toi aussi, tu connais mon secret, maintenant. — Est-ce que tu as l’air… — Aussi moche que tu peux imaginer. Mais je préfère ne plus en parler. Sa tête lui faisait atrocement mal, comme si elle était enserrée dans un étau. Il fut pris d’une soudaine envie de pleurer mais refusa de se laisser aller, même s’il savait que son simul à l’apparence normale cacherait ce moment de faiblesse. — Laissons tomber le sujet, d’accord ? — Orlando, je suis vraiment désolé. — Eh ouais, la vie est une vraie vacherie. Je demandais rien de plus que d’être un garçon normal… et toi aussi, du moins sur le réseau. J’espère qu’un de nous deux aura son cadeau de Noël, Pinocchio. — Ne dis pas ça, Orlando. Je ne te reconnais pas. — Écoute, je suis crevé et je me sens pas bien. Faut que je prenne mes médicaments. Tu sais à quel moment j’ai rendez-vous avec ces mômes. Si tu veux être là, t’as qu’à venir. Il coupa la connexion. Sur un geste de Christabel, le rayon de lumière jaillit du réveil officiel de la Troupe de la Jungle et projeta l’heure au plafond. La fillette passa la main devant les yeux de Tonton Jingle avant que sa voix enregistrée ne lise les chiffres à voix haute. Elle voulait juste la partie silencieuse. 00:13, disait l’affichage. Il restait encore longtemps à attendre. Christabel poussa un soupir. C’était comme de patienter pour le matin de Noël, sauf que ça faisait plus peur. Elle vit disparaître les chiffres en agitant la main devant le rayon lumineux et la chambre fut de nouveau plongée dans l’obscurité. Sa mère se trouvait dans le salon et disait quelque chose à propos de la voiture. Son père répondit, mais d’une voix si basse que Christabel ne comprit rien. Elle se recroquevilla et tira la couverture sous son menton. D’habitude, elle se sentait en sécurité quand elle écoutait ses parents discuter, de son lit, mais, ce soir, cela ne faisait qu’accroître son inquiétude. Que se passerait-il s’ils ne s’étaient pas encore couchés quand le réveil indiquerait 02:00 ? Que ferait-elle alors ? Son père dit autre chose d’incompréhensible et la repartie de sa mère ne se fit pas attendre. Cachant sa tête sous son oreiller, Christabel essaya de se souvenir des paroles de la chanson du prince Pikapik. Il lui fallut un instant pour se rappeler où elle se trouvait. Elle venait de rêver que Tonton Jingle poursuivait Pikapik parce que le Prince des Loutres aurait dû aller à l’école. Tonton Jingle s’était rapproché de Pikapik sans cesser de sourire comme un idiot, et Christabel avait couru vers lui pour lui dire que le prince était un animal et qu’il n’était pas obligé d’aller à l’école. Mais elle avait beau courir aussi vite que possible, elle n’était pas parvenue à se rapprocher, et le sourire de Tonton Jingle pouvait sembler si inquiétant… Il faisait noir. Non. Si. Quelque chose n’arrêtait pas de s’allumer et de s’éteindre. Christabel se tourna dans son lit. La lumière provenait de ses Lunettes Conteuses, qu’elle avait posées sur le tapis, à côté de sa commode. Elle s’intéressa à leur étrange manège pendant quelques secondes, puis la mémoire lui revint. Elle s’assit brusquement, le cœur cognant dans sa poitrine. Elle s’était endormie, alors qu’il fallait justement qu’elle reste éveillée ! Elle passa la main devant le réveil et les chiffres apparurent au plafond : 02:43. Elle était en retard ! Rejetant ses couvertures, elle bondit vers ses lunettes. — Alors, comme ça, tu veux savoir l’heure qu’il est ? s’écria Tonton Jingle. Par chance, sa voix était assourdie par les couvertures qui étaient retombées sur le réveil, mais Christabel avait l’impression de ne jamais avoir rien entendu d’aussi fort. Poussant un petit cri de panique, elle arracha les couvertures et agita les mains devant les yeux de Tonton pour l’empêcher de hurler l’heure. Se faisant toute petite dans le noir revenu, elle tendit l’oreille, sûre que ses parents allaient se lever. Silence. Elle attendit encore un peu pour être certaine, puis rampa jusqu’à ses Lunettes Conteuses. Elle les chaussa et les mots J’AI BESOIN DE TOI CHRISTABEL apparurent en clignotant. Elle éteignit les lunettes et les ralluma à deux reprises, comme monsieur Sellars le lui avait montré, mais le message resta inchangé. Après avoir enfilé les habits et les chaussures qu’elle avait glissés sous son lit avant de se coucher, elle prit son manteau dans le placard en faisant bien attention de ne pas entrechoquer les cintres. Cela fait, elle sortit dans le couloir en marchant sur la pointe des pieds. La porte de ses parents était entrouverte et elle passa devant aussi silencieusement que possible. Son père ronflait – rrroonnn, pschiii, rrroonnn, pschiii – tout comme Pleurnichard. Sa mère ne faisait pas de bruit, mais Christabel vit une bosse qui dormait à côté de son père. La maison avait l’air bizarre avec les lumières éteintes. D’un seul coup, elle paraissait plus grande, et surtout bien plus inquiétante, comme si elle se transformait une fois que tout le monde était endormi. La fillette se demanda si des étrangers vivaient dans sa maison. Peut-être qu’ils étaient toute une famille et qu’ils ne sortaient qu’à la nuit tombée, pendant qu’elle et ses parents dormaient. Pourvu que non. Ce serait vraiment trop affreux ! Il y eut soudain un bruit sourd. Si terrifiée qu’elle se sentit glacée, Christabel s’immobilisa, comme le lapin qu’elle avait vu dans le programme sur la nature, quand le faucon l’avait survolé. Pendant un moment, elle se dit qu’elle venait d’entendre les gens de la nuit et qu’un papa en colère – mais pas le sien ! — s’apprêtait à surgir de l’ombre en criant : « Qui est cette méchante fille ? » Puis le bruit retentit de nouveau et elle comprit qu’il était causé par le vent, qui poussait les stores contre la fenêtre. Inspirant profondément, elle traversa le salon sans perdre une seconde. Quand elle arriva à la cuisine, où la lumière du lampadaire qui entrait par la fenêtre rendait les meubles difformes et tout drôles, elle dut réfléchir très fort pour se rappeler le code de l’alarme. Maman le lui avait appris pour qu’elle puisse entrer s’il y avait une Nurgence. Christabel savait bien que sortir toute seule à 02:43 n’était pas le genre de Nurgence dont sa mère voulait parler – en fait, elle avait du mal à imaginer quelque chose de plus vilain –, mais elle avait donné sa parole à monsieur Sellars, alors il fallait qu’elle le fasse. Mais… et si de méchants messieurs entraient pendant que l’alarme ne marchait pas et ligotaient ses parents ? Ce serait sa faute… Elle pressa les numéros dans l’ordre et plaqua sa paume contre la plaque. La petite lumière rouge devint verte. Christabel ouvrit la porte puis décida de remettre l’alarme en marche pour empêcher les voleurs d’entrer. Cela fait, elle sortit dans le froid. La rue ne paraissait jamais aussi déserte de jour. Les arbres agitaient leurs branches comme s’ils étaient fâchés et presque toutes les maisons avaient éteint leurs lumières. La fillette hésita. Tout cela était très inquiétant, mais aussi palpitant et excitant, comme si la base tout entière devenait son jouet réservé. Elle boutonna son manteau jusqu’en haut et traversa la pelouse en courant, glissant un peu sur l’herbe humide. Elle remonta la rue aussi vite que possible parce qu’elle était déjà en retard. Son ombre se livrait à un jeu rigolo : on aurait dit celle d’un géant chaque fois que Christabel passait devant un lampadaire, puis elle rapetissait rapidement avant de réapparaître, mais derrière la fillette, à l’approche du réverbère suivant. Elle prit Windicott Lane, puis Stillwell Lane. Ses semelles claquaient sur le trottoir. Un chien aboya brusquement et, surprise, elle alla machinalement trouver refuge au milieu de la route. Comme il était étrange qu’elle puisse se tenir là sans avoir à faire attention aux voitures ! Tout était si différent, de nuit… Redland Lane arriva enfin. Christabel avait du mal à respirer et elle se mit à marcher en passant sous les arbres de la rue. Il n’y avait aucune lumière allumée chez monsieur Sellars et, un instant, elle se demanda si elle ne s’était pas trompée. Avait-elle oublié une partie des instructions reçues ? Elle se souvint alors que ses Lunettes Conteuses n’avaient cessé de répéter son nom et de lui demander de venir. Inquiète, elle se remit à courir. Il faisait noir sous le porche de monsieur Sellars, et les plantes semblaient plus étranges et plus touffues que d’habitude. La fillette frappa et personne ne lui répondit. Elle fut prise d’une violente envie de rentrer chez elle mais, à ce moment, la porte s’ouvrit. — Christabel ? lui demanda la voix râpeuse de monsieur Sellars. Je craignais que tu ne puisses pas venir. Entre. Il était assis dans son fauteuil roulant, comme toujours, mais il se trouvait dans le couloir au lieu d’attendre sa visiteuse dans le salon. — Je ne peux te dire à quel point je te suis reconnaissant d’être venue. Viens te mettre à côté du chauffage. Oh, et mets ça, tu veux ? Il lui tendit des gants tout petits et tout minces qui s’élargissaient quand on les mettait. Elle eut du mal à les enfiler. — Inutile de laisser des empreintes partout, poursuivit monsieur Sellars en allant dans le salon. J’ai déjà procédé au grand nettoyage. Mais écoute-moi radoter. Tu n’as pas froid, ma petite Christabel ? Il ne fait pas chaud, dehors. — Je me suis endormie. J’ai essayé de rester éveillée, mais je n’ai pas réussi. — Ce n’est pas grave. Le jour n’est pas près de se lever et nous n’avons que quelques petites choses à faire. Un plateau trônait sur la table basse du salon. Monsieur Sellars lui montra le verre de lait et les trois cookies qu’il avait préparés à son intention en lui souriant de son petit sourire si bizarre. — Vas-y, mange. Tu as besoin de prendre des forces. — Voilà, je crois que c’est tout, conclut-il alors qu’elle finissait de mâcher son dernier cookie. Tu comprends ce qu’il faut que tu fasses ? Vraiment, je veux dire ? Ne pouvant répondre la bouche pleine, elle se contenta d’acquiescer. — Tu devras procéder exactement comme je t’ai dit. C’est très dangereux, Christabel, et si tu venais à te blesser, je ne pourrais me le pardonner. En fait, je ne t’aurais jamais demandé de m’aider si j’avais pu me débrouiller autrement. — Mais je suis votre amie, dit-elle en avalant la dernière bouchée. — Oui, et c’est justement pour cela que ça me gêne. L’amitié n’est pas faite pour que l’on en abuse. Mais cette chose est vraiment extrêmement importante, Christabel. Si tu savais à quel point… Il s’interrompit et elle crut un moment qu’il s’était endormi. Puis ses yeux jaunes s’ouvrirent d’un coup. — Ah, j’allais oublier, fit-il en fouillant dans la poche de sa robe de chambre. Tiens, c’est pour toi. — Mais j’ai déjà des Lunettes Conteuses, vous le savez bien, protesta-t-elle en voyant le cadeau qu’il lui faisait. — Pas comme celles-ci. Quand tu auras fini, ramène-les chez toi. Mais prends bien garde à te débarrasser de ton autre paire en les jetant là où personne ne les retrouvera jamais. Sinon, tes parents voudront savoir d’où vient cette seconde paire. — Elles sont différentes ? Christabel avait beau étudier les lunettes sous toutes les coutures, elles ressemblaient vraiment aux siennes. Elle les chaussa mais, là encore, elles lui parurent semblables. — Tu verras plus tard, lui promit monsieur Sellars. Dès demain, en fait. Mets-les quand tu seras rentrée de l’école. Tes cours finissent bien à deux heures de l’après-midi, non ? La fillette hocha la tête. — Mon papa dit quatorze heures, corrigea-t-elle. — Bien. Et maintenant, nous devons nous mettre au travail. Mais d’abord, tu veux bien laver ton verre et ton assiette ? Simple précaution. Je sais que tu as mis tes gants, mais nous ne voulons pas laisser de traces derrière nous, n’est-ce pas ? Après avoir rangé le verre et l’assiette propres dans le placard, Christabel retrouva monsieur Sellars dans le couloir. Quand il restait immobile comme cela, il avait l’air d’une poupée, avec sa drôle de tête et son corps tout menu. — Ah, fit-il en la voyant reparaître. Le moment est arrivé. Cette maison va me manquer, tu sais. C’est une prison, certes, mais j’aurais pu tomber plus mal. Ne sachant ce qu’il voulait dire, elle garda le silence. — Viens. Il nous faut sortir dans le jardin. Christabel dut écarter plusieurs branches cassées avant d’aider monsieur Sellars à descendre la rampe. Les lampadaires éclairaient un peu l’arrière de la maison, mais il faisait tout de même très sombre. Les plantes poussaient partout, y compris au milieu de la pelouse ou dans les fissures de la terrasse. La fillette eut la sensation que personne ne s’était occupé du jardin depuis longtemps. Le vent soufflait toujours, et l’herbe humide lui fouetta les chevilles alors qu’elle poussait le fauteuil roulant. Ils s’arrêtèrent au bout du terrain, devant une corde accrochée à un arbre. Ses deux extrémités pendaient dans le vide et elle passait sur une petite roue en fer fixée sous la branche du grand chêne. — C’est ici, dit monsieur Sellars en montrant le sol. Soulève l’herbe et repousse-la, comme cela. Et maintenant, fais pareil de l’autre côté. La pelouse se soulevait facilement et Christabel l’enroula comme sa mère faisait avec le tapis de la salle à manger pour passer la cireuse. Une vieille plaque métallique munie de deux trous apparut en dessous. Monsieur Sellars ramassa une barre de fer posée à côté de lui et la glissa dans l’un des deux orifices. Il cala ensuite la barre contre son fauteuil et souleva la plaque, qui retomba dans l’herbe avec un bruit sourd. — Moi d’abord, et le fauteuil ensuite, décida-t-il. Tu vas découvrir le fonctionnement de la poulie, Christabel. Je m’en suis déjà servi pour descendre beaucoup de choses, mais ce sera bien plus facile maintenant que tu es là pour m’aider. Il tira sur la corde pour soulever son corps décharné de son siège puis la passa sous ses aisselles. Avec l’aide de la fillette, il se plaça au-dessus du puits. Il donna lentement du mou et commença à descendre. Tant qu’elle le put, Christabel le stabilisa afin qu’il ne se cogne pas contre les parois. Très vite, la corde cessa de se dérouler. — Tu vois ? Ce n’est pas loin. La fillette se pencha par l’ouverture. Une drôle de petite lampe électrique carrée posée sur le sol en ciment baignait le tunnel d’une lumière rouge. Monsieur Sellars était assis à côté, à même le sol, les jambes repliées sous lui. Si elle avait eu un parapluie, elle aurait pu le toucher en tendant le bras. Il se débarrassa de la corde qui l’enserrait sans défaire le nœud. — Espérons que je sois le seul à connaître l’existence de cette galerie, fit-il en souriant. Ces tunnels d’urgence n’ont pas servi depuis cinquante ans. Même ton père et ta mère n’étaient pas nés, à l’époque. (Il lança la corde à Christabel.) Au fauteuil, maintenant. Je vais te dire comment l’attacher. Une fois la corde fixée, monsieur Sellars tira de toutes ses forces. La petite roue accrochée à l’arbre grinça, mais le fauteuil ne voulut rien savoir. Christabel le poussa, mais cela le fit seulement bouger de côté. Monsieur Sellars réessaya, en se soulevant du sol afin de pouvoir peser sur la corde de tout son poids. La branche plia mais le siège décolla de quelques centimètres. Christabel l’amena au-dessus du trou et monsieur Sellars le fit descendre en laissant aller la corde peu à peu. Une fois le fauteuil parvenu en bas, le vieil homme s’assit difficilement dessus, après quoi il attacha les deux extrémités de la corde aux accoudoirs. — Recule, Christabel, lui dit-il. Quand elle se fut exécutée, il manipula les commandes et son siège avança. La corde se tendit et la branche plia fortement. Monsieur Sellars bougea les doigts un peu plus vite. Les chenilles de son fauteuil parurent s’agripper au ciment et, pour la première fois, le siège émit un petit bruit, comme un ronronnement de chat. Quelque chose cassa, la branche se détendit brusquement et la corde disparut dans le tunnel. — Ah, parfait ; la poulie est venue avec. C’est le dernier détail qui m’embêtait. Je peux me débrouiller tout seul, maintenant. Monsieur Sellars leva les yeux vers Christabel. Dans la lumière rouge, son visage cireux semblait tout droit sorti d’Halloween. Il replia le bras sur sa poitrine et s’inclina comme si la fillette était la Reine des Loutres. — « Nous en paix qui tâchons… Las des empires du monde, très bas nous vous saluons… » C’est encore de Yeats. Pense bien à mettre tes nouvelles Lunettes Conteuses après l’école et sois très prudente avec la voiture. (Il lâcha un rire bref.) Pour une fois qu’elle va me servir. (Mais il retrouva aussitôt son sérieux et leva le doigt pour mieux attirer l’attention de sa jeune amie.) Sois très, très prudente, répéta-t-il. Fais bien tout comme je te l’ai dit. Tu te souviens de l’intégralité de la chanson ? Christabel acquiesça et récita la petite comptine. — Bien. N’oublie pas d’attendre que l’éclairage public se soit éteint. Quand je pense que j’en suis réduit à de telles extrémités, fit-il en secouant la tête. Tu es ma complice, Christabel. Il y a longtemps que j’avais prévu de partir ainsi, mais je n’aurais jamais pu y arriver sans ton aide. J’espère qu’un jour, je pourrai t’expliquer combien ce que tu fais pour moi est important. Sois gentille avec tes parents et fais très attention. Il leva sa main ridée en guise d’adieu. — Vous n’allez pas avoir peur, là-dessous ? — Non. Je n’irai peut-être pas loin, mais au moins je serai libre, et cela fait longtemps que je n’ai plus connu cette sensation. Va, maintenant, petite Christabel. Il faut que tu sois bientôt rentrée chez toi. Elle agita la main pour lui dire au revoir puis remit la plaque en place, aidée par en dessous par monsieur Sellars. Cela fait, elle déroula le tapis d’herbe et l’aplatit de la main. La chose à faire, pour commencer, C’est d’mettre la barre derrière l’évier… Ramassant la barre de fer, elle la rapporta à la maison et la cacha sous l’évier, comme dans la chanson que monsieur Sellars lui avait apprise. Elle la récitait lentement, recommençant dès qu’elle arrivait au bout. Il y avait tellement de choses à faire qu’elle avait peur de se tromper. Le chiffon qui sentait mauvais était bien roulé en boule sous l’évier, comme prévu. Elle le prit, ainsi que le petit tube en plastique posé à côté, et se rendit directement au garage. La lueur qui entrait par la fenêtre du haut de la porte lui permettait à peine de distinguer la Cadillac de monsieur Sellars, tapie dans l’ombre tel un gros animal. Elle aurait bien voulu allumer la lumière du garage ou de la cuisine – maintenant que monsieur Sellars était parti, la maison paraissait plus étrange encore que la sienne – mais la chanson disait clairement qu’il ne fallait pas le faire : …Et laisse bien la lumière éteinte. Elle décida qu’il fallait qu’elle se montre courageuse et repensa à la suite : Fais-lui coucou dans la cuisine Et la porte sera ta copine… Quand elle passa la main devant le détecteur situé dans la cuisine, la porte du garage s’ouvrit en se soulevant sans bruit. Derrière la silhouette noire et massive de la voiture, elle pouvait voir jusqu’à l’angle de Beekman Court. Elle fit le tour du véhicule sans cesser de réciter la chansonnette. En passant devant la portière du passager, elle remarqua qu’il y avait quelque chose sur le siège du conducteur. Elle fut tellement surprise qu’elle faillit crier, même si elle vit tout de suite qu’il ne s’agissait que d’un gros sac plastique. Elle n’aimait pas ça, et elle se dépêcha de contourner la voiture. … Puis trouve la petite porte secrète Cachée derrière le chiffre sept… Le chiffre en question était inscrit sur la plaque d’immatriculation de la voiture. Elle tira sur le côté et toute la plaque bascula. C’était par là que l’on mettait quelque chose dans le véhicule ; monsieur Sellars lui avait un jour expliqué qu’il s’agissait d’une voiture ancienne, qui ne fonctionnait ni à l’électricité ni à la vapeur. Même s’il disait que la Cadillac se trouvait déjà là quand il avait emménagé, il s’était toujours comporté comme si elle lui appartenait et il en était particulièrement fier. Elle dévissa le bouchon, puis déroula le chiffon et en glissa une extrémité dans le trou. Au même moment, le lampadaire s’éteignit. Il fit soudainement si noir que l’on aurait pu croire que toutes les lumières du monde venaient d’être coupées d’un seul coup. Christabel retint son souffle. Elle distinguait le ciel bleu foncé et les étoiles par la porte ouverte du garage, alors ce n’était pas aussi terrible qu’elle l’avait tout d’abord pensé. Et puis, monsieur Sellars l’avait prévenue que cela allait se produire et, de toute façon, elle avait presque accompli sa tâche. Faisant un pas en arrière, elle leva le petit tube en plastique et pressa le bouton. Une étincelle apparut. Même si elle s’y était attendue, elle fut si surprise qu’elle lâcha l’objet, qui rebondit par terre et roula sur le côté. Le sol était totalement noir ; elle n’y voyait rien. Son cœur se mit à faire boum boum dans sa poitrine, comme si un oiseau enfermé dans sa cage thoracique cherchait à s’enfuir. Que se passerait-il si elle avait perdu le tube en plastique ? Monsieur Sellars aurait forcément des ennuis – il lui avait dit que c’était très, très important – et elle en aurait sûrement, elle aussi. Papa et maman se mettraient très en colère, et peut-être que monsieur Sellars irait en prison. Elle se mit à quatre pattes et commença à chercher. Sa main se posa sur quelque chose de sec et de craquant. Une fois encore, elle dut se retenir de hurler et, même si elle avait vraiment peur de ce qu’elle risquait de trouver par terre – des araignées, des vers de terre, des serpents, d’autres araignées ou des squelettes comme dans le palais des horreurs –, elle persévéra. Il fallait absolument qu’elle récupère le tube. Monsieur Sellars lui avait dit de s’en servir quand les lampes de la rue s’éteindraient. Il l’avait dit ! Elle se mit à pleurer. Enfin, après un très long moment, elle sentit le contact du plastique lisse contre ses doigts. Reniflant bruyamment, elle se releva et retourna à la voiture en tâtonnant. Tenant le tube à bout de bras pour être moins effrayée, elle appuya une nouvelle fois sur le bouton. L’étincelle se transforma en flamme. Elle prit le bout du chiffon – délicatement, comme monsieur Sellars le lui avait dit – et l’approcha du feu. Le tissu commença à brûler, mais bizarrement : les flammes étaient bleues et dégageaient beaucoup de fumée. Coinçant ses gants dans le trou pour empêcher la plaque minéralogique de se refermer, Christabel tira le long chiffon aussi loin que possible avant de le laisser tomber par terre. Elle sortit du garage en se répétant la fin de la chanson pour être sûre de se souvenir, mais aussi parce qu’elle avait vraiment très peur. Une fois dehors, elle appuya sur le bouton mural et la porte se referma. Maintenant qu’elle avait fini, elle partit en courant le long de Redland Lane. Toutes les maisons étaient noires, comme les lampadaires éteints, et seules les étoiles lui indiquaient le chemin à suivre. En tournant à l’angle sur Stillwell Lane, elle jeta le petit tube en plastique dans un buisson. Toutes les lumières se rallumèrent quand elle arriva devant chez elle. Elle se dépêcha de rentrer. Elle avait oublié l’alarme. Dès qu’elle poussa la porte, les haut-parleurs se mirent à hurler dans toute la maison, et elle eut si peur qu’elle faillit mouiller sa culotte. Elle entendit aussitôt son père crier. Terrifiée, elle courut de toutes ses forces et referma la porte de sa chambre juste avant que celle de ses parents ne s’ouvre à la volée. Elle se débarrassa de son manteau et de ses chaussures en priant pour que personne n’entre, et venait juste d’enfiler son pyjama lorsque sa mère vint vérifier qu’elle n’avait rien. — Christabel ? Tu vas bien ? N’aie pas peur, c’est l’alarme. Je crois qu’elle s’est déclenchée par accident. — On dirait qu’il y a eu une coupure de courant, cria son père depuis l’entrée. Tous les écrans muraux sont éteints et l’horloge de la cuisine a presque une heure de retard sur ma montre. L’alarme a dû se mettre en marche quand l’électricité est revenue. Bordée par sa mère, Christabel venait de se blottir sous les couvertures quand la flamme atteignit enfin l’essence contenue dans le réservoir de la Cadillac de monsieur Sellars. Il y eut alors un bruit terrible, comme si Dieu avait tapé dans ses mains. Les fenêtres tremblèrent à des kilomètres à la ronde et presque toute la base fut réveillée en sursaut. Christabel hurla. Sa mère revint aussitôt et s’assit à son côté dans le noir. Elle lui caressa le cou en lui expliquant que tout allait bien. Une conduite de gaz venait d’exploser, mais cela s’était produit loin de la maison et ils ne risquaient rien. Christabel s’accrocha de toutes ses forces à la taille de sa mère. Elle était tellement pleine de secrets qu’elle craignait de finir par exploser, elle aussi. Une lueur bleutée éclaira le haut des arbres par intermittence et les camions de pompiers passèrent en hurlant pin-pon pin-pon… — Hé ! Landogamer, pro du dzing-dzing ? voulut savoir Zunni. Les minuscules singes jaunes refaisaient la décoration de la chambre virtuelle d’Orlando. Deux d’entre eux étaient en train d’ajouter une épaisse moustache à la tête tranchée du Prince des Elfes Noirs tandis qu’une demi-douzaine d’autres avaient apparemment transformé le Ver de Château-Morsin en toboggan transparent. Sous les yeux d’Orlando, un des petits démons simiesques glissait sur le ventre dans les entrailles du plus beau trophée de Thargor. — Dzing ? Oh, les combats à l’épée, tu veux dire ? Oui, j’ai passé beaucoup de temps au Pays du Milieu. Tu connais ? — Nuyeux, décréta-t-elle. Monstres, bijoux, points de bonus. Flip-flop-flup. Orlando pouvait difficilement prétendre le contraire. Il reporta son attention sur deux singes en train de modifier les scènes historiques de la Tapisserie de Karagorum ; on aurait désormais dit une procession d’escargots faisant l’amour dans diverses positions. Il grimaça. Ce n’était pas le vandalisme exubérant dont son local faisait l’objet qui le gênait – l’ancienne décoration commençait à franchement l’énerver, lui aussi –, mais l’aisance déconcertante avec laquelle la Méchante Tribu s’était jouée de ses programmes protégés. Une équipe d’ingénieurs d’indigo aurait sans doute eu besoin d’un après-midi entier pour obtenir le résultat auquel ces petits poisons étaient parvenus en l’espace de quelques minutes. Il comprit soudain ce que ses parents devaient ressentir quand il essayait de leur expliquer ce qu’il faisait sur le réseau. Un trou apparut au plafond et Beezle en sortit. Il se retrouva aussitôt entouré d’une nuée de mini-singes. — Hé ! patron, si vous ne me débarrassez pas de ces trucs, je les grille ! — Fais comme chez toi. J’aimerais bien voir comment tu t’y prendrais. L’agent replia ses pattes contre son corps pour les protéger des importuns. — Fredericks réclame la permission d’entrer. Orlando se sentit soudain mieux. — Ouais, bien sûr. Fais-le… la… heu, dis-lui de venir. Il fallait qu’il règle la question une bonne fois pour toutes. Si Fredericks voulait être traitée comme un mec, elle le serait. Comme au bon vieux temps, quoi. Enfin, plus ou moins… Dès son arrivée, Fredericks fut agressé par une escadrille de singes volants. Sans réfléchir, il agita les bras pour les chasser ; en fait, connaissant parfaitement les capacités de la chambre virtuelle d’Orlando, il aurait tout simplement pu rendre ses agresseurs transparents. Son hôte en profita pour l’examiner. Le simul de Fredericks semblait un peu moins costaud qu’à l’habitude. Peut-être qu’après avoir appris l’existence de la maladie d’Orlando, il ne voulait pas se montrer trop bien portant. — ¡ Los Monos Volantes ! hurla un membre de la Tribu qui tourbillonnait autour du visage de Fredericks. Nous supremo ‘ducagroupe ! Super-hyper-nuper ! — Ah, la la ! qu’est-ce qu’on se marre, Orlando, grommela le nouveau venu en se débarrassant du singe qui s’amusait à lui tirer l’oreille. Je m’en serais voulu à mort d’avoir raté ça. — Ouais. Je suis content que tu sois là, moi aussi. Il y eut un instant de silence gêné – si l’on exceptait le vacarme produit par la Méchante Tribu – et Orlando y mit un terme en tapant des mains. Le nuage jaune se dispersa et les particules simiesques se posèrent sur divers meubles et trophées simulés. — Je voulais vous demander un service, fit Orlando. J’ai vraiment besoin de votre aide. Plusieurs singes réagirent par des invectives incompréhensibles, mais Kaspar – Orlando commençait à reconnaître quelques voix – les fit taire. — Quoi, comme service ? demanda-t-il. — J’essaie de trouver quelqu’un. Son nom est Melchior et il – ou elle – est en rapport avec Refuge. Cette personne – ou ces personnes – ont travaillé à la conception d’un griffon rouge pour le Pays du Milieu. — Melchior ? répondit Zunni en décollant telle une petite fée. Fastoche ! Chien, Chien, Chien ! — Et copains du Chien ! ajouta un autre. — Une minute. Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Tu aurais plus vite fait de faire parler un paquet de céréales, intervint Fredericks. Laisse tomber, Orlando. — Attends. Zunni, est-ce que ce « Chien » est une personne ? Le petit singe tourbillonna sur lui-même. — Non, non, pas personne. Vieux ! Millions d’années ! Kaspar dut une nouvelle fois imposer le silence. — Lui vieille personne, précisa-t-il. Nous l’appeler « Chien ». Vit à Moisiland. — Plus vieux que les pierres ! brailla un de ses compagnons. — Plus vieux que Tonton Jingle ! ricana un autre. Vieuuuux. Au prix de nombreux efforts, Orlando parvint à apprendre qu’une personne âgée dont le nom était quelque chose comme « Chien Bleu à Corette », ou plus simplement « Chien », vivait sur la Colline des Fondateurs de Refuge et avait autrefois créé des programmes en compagnie d’autres individus sous le nom collectif de Melchior. — L’a fait bouton-boum, raconta Zunni avec une jubilation évidente. Mettre sur tête, appuyer, et hop ! P’tits bouts partout ! Orlando espérait qu’elle lui décrivait quelque chose qui pouvait arriver aux simuls, et non aux gens réels. — Pouvez-vous nous ramener à l’intérieur de Refuge afin que nous lui parlions ? — Encore mieux, répondit Zunni. Vous voit lui, lui voit vous. — Aller chercher lui tout de suite, confirma Kaspar. Chien adore Méchante Tribu. Toujours il dit «j’avais bien besoin de ça » quand nous va rigoler chez lui. Les singes s’élevèrent en un cyclone jaune qui se mit à tournoyer à une vitesse folle. Ils semblèrent un instant s’étaler comme du beurre fondu, puis disparurent. Orlando s’assit, heureux d’avoir retrouvé le silence. Sa tête lui faisait mal ; sans doute avait-il la fièvre. Pour sa part, Fredericks alla inspecter les trophées dénaturés. Il s’arrêta devant le Prince des Elfes Noirs. — Dieter Cabo va adorer, s’il l’apprend un jour. — C’est pas ma faute. Va porter plainte auprès du club des nostalgiques de Tarzan. — Alors, comme ça, tu crois que ces micro-débiles vont pouvoir t’aider à retrouver un truc que t’as vu en rêve ? demanda Fredericks en revenant vers son ami. Il t’arrive de t’écouter parler, Orlando ? — Si c’est la seule piste qui me reste, je vais la suivre jusqu’au bout. — J’ai remarqué, figure-toi. (Une brève hésitation.) Comment tu te sens ? — Commence pas. J’aurais pas dû t’en parler. Fredericks poussa un long soupir mais n’eut pas le temps de répondre. Un des murs de la chambre devint soudain perméable et un ouragan de singes le traversa. — Viendez ! hurla l’un d’eux. Viendez vite-vite-vite ! — Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? voulut savoir Orlando, déconcerté par le retour en force du vacarme. — Trouvé Chien, murmura Zunni, qui flottait au-dessus de l’épaule gauche du garçon. Lui grand secret. Signal fort, super-trav’, plein de couleurs. Allez, grouille ! — Chien fait quêq’chose, élabora Kaspar à son autre oreille. Essaie de cacher. Grand secret, mais pas pour Méchante Tribu. Orlando repensa machinalement à un dessin animé qu’il avait vu, dans lequel le personnage principal se trouvait perpétuellement harcelé par un ange et un diable, campés de part et d’autre de sa tête et qui essayaient constamment de l’influencer. Mais que faire quand ces « consciences » étaient incapables de s’exprimer clairement ? — Qu’est-ce que vous me racontez ? Quel genre de secret ? Trav’ ? C’est quoi, ça ? — Grand trou pour aller ailleurs, expliqua Zunni. Viens ! On branche vous ! Grosse surprise pour Chien ! Ça va rigoler ! — Méchante Tribu super-troupe réseau ! brailla un autre singe. Kilohana ! ‘Crochez ceintures ! — Pas si vite ! protesta Orlando. Sa migraine venait brusquement d’empirer et il avait besoin de réfléchir. Mais il était trop tard pour arrêter les petits singes. Fredericks devint trouble et disparut, puis la chambre entière se mit à tourbillonner follement, comme de la peinture multicolore aspirée par la bonde d’un évier. — Attendez un peu, bon sang ! hurla le garçon. Mais il n’y avait déjà plus personne alentour et, dans un sifflement strident, il fut emporté, lui aussi. Les ténèbres se refermèrent sur lui. Il tombait, volait, se faisait écarteler dans toutes les directions à la fois. Les crépitements qui emplissaient ses oreilles ne firent que croître, jusqu’à ce qu’il ait la sensation de se trouver dans le réacteur d’une fusée interstellaire. — ‘Croche-toi, Landogarner ! cria Zunni. La fillette n’avait pas du tout l’air troublée par l’obscurité et le bruit ambiants. Était-il le seul à les ressentir, ou bien ces petits monstres y étaient-ils habitués ? Il avait l’impression de se faire aspirer par le conduit d’une paille. Il connaissait quelques environnements virtuels pour amateurs de sensations fortes qui produisaient le même effet, mais là, ils devaient sûrement évoluer entre plusieurs simulations. Il avait du mal à réfléchir. Et sa vitesse qui ne cessait de croître, encore et encore… Puis l’univers s’effondra sur lui-même. Tout s’arrêta, comme si Orlando venait d’être saisi par une main géante. Il entendit des cris lointains, les voix des enfants, qui n’étaient plus du tout joyeuses. Ils hurlaient de terreur, mais le bruit lui parvenait assourdi, comme au travers d’une porte épaisse. Quelque chose les avait attrapés… et Orlando aussi. Le néant se referma autour de lui tel un poing massif ralentissant ses pensées et son rythme cardiaque. Il était sans défense, comme pris dans un arc d’électrons ralentis. La partie de son être qui pouvait encore réfléchir essaya de se libérer, mais en vain. Le poids des ténèbres l’écrasait. Il se sentait lentement aplati, broyé, et ce qui restait de lui ne pouvait que se débattre de plus en plus mollement, tel un oiseau piégé sous une épaisse couverture. Je ne veux pas mourir ! Pensée dérisoire, car il ne pouvait absolument rien faire pour l’empêcher. Et pourtant, elle résonnait encore et encore dans son esprit, qui cessait peu à peu de fonctionner. Toutes les simulations d’expérience de la mort du monde n’auraient pu le préparer à cet instant. Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas… mourir… Je ne… Contre toute attente, le néant n’était pas infini. Une minuscule étincelle le fit sortir du vide innommable. Il s’éleva vers elle sans réfléchir et sans pouvoir résister, comme un cadavre remonte à la surface d’un cours d’eau. L’étincelle devint une vague lueur. Après les mortelles ténèbres, il prit cela comme un don du ciel. La lumière enfla tandis qu’il approchait d’elle. De tous côtés, elle marquait des points contre l’océan de noirceur. Les lignes qu’elle décrivait formèrent un carré, lequel devint cube puis quelque chose de si commun qu’Orlando eut du mal à le croire. Il flottait au cœur des limbes et un bureau était en train de se constituer au-dessus de lui, une pièce toute simple munie d’une table de travail et de chaises. Il ne savait si c’était lui qui montait vers elle ou elle qui descendait vers lui, mais il se retrouva bientôt entouré de murs et l’engourdissement qui l’immobilisait relâcha quelque peu son étreinte. C’est un songe. Je suis en train de rêver. Nul doute possible ; il connaissait cette sensation pour s’être déjà endormi sans avoir débranché sa fiche-T. C’est la pneumonie et la fièvre qu’elle a engendrée, forcément. Mais pourquoi est-ce que je ne me réveille pas ? La pièce ressemblait à la salle de consultation d’un cabinet médical, sauf que tout ce qu’elle contenait était en ciment gris. Le grand bureau avait davantage l’air d’un sarcophage de pierre tout droit sorti d’un tombeau. Un homme se tenait assis derrière… ou du moins Orlando se dit-il qu’il s’agissait d’un homme ; il n’y avait qu’un vide éblouissant à la place du visage de l’inconnu. — Je suis en train de rêver, pas vrai ? demanda le garçon. L’autre ne fit aucun cas de la question. — Pourquoi souhaitez-vous travailler pour nous ? s’enquit-il d’une voix aiguë mais apaisante. Jamais Orlando ne se serait attendu à une telle repartie. — Je… je ne veux travailler pour personne, répondit-il. Je veux dire… je suis encore un gosse. Une porte située derrière le bureau s’ouvrit pour révéler des volutes de vapeur bleutée. Quelque chose bougeait au sein de cette aura, une ombre sans forme discernable qui emplit néanmoins Orlando de terreur. — Lui vous veut, poursuivit l’homme de lumière. Il est prêt à prendre n’importe qui, comprenez-vous. Mais pour notre part, nous nous montrons plus exigeants. Notre marge de manœuvre est très restreinte. Ne le prenez pas mal, surtout. — Mais je ne peux pas commencer à travailler maintenant. Je suis encore à l’école, vous savez… C’était forcément un songe ; il n’y avait pas d’autre explication. À moins que ce ne soit pire, et que son esprit agonisant n’ait concocté cette ultime fantaisie. La chose qui se trouvait dans la salle adjacente bougea et la lumière changea légèrement. Orlando entendait clairement la lente respiration de la bête ; ses inspirations étaient laborieuses et très espacées. Elle l’attendait et pouvait se montrer aussi patiente que nécessaire. — Dans ce cas, vous n’avez qu’à y aller, fit son interlocuteur en indiquant la pièce voisine et son abominable occupant. Si vous n’êtes pas intéressé par le travail, ce n’était pas la peine de nous déranger. Notre temps est précieux, vous savez. Entre l’expansion et la fusion, nous sommes particulièrement débordés. L’atroce respiration s’accentua. Orlando avait bien l’intention de ne jamais faire la connaissance de la créature responsable de ce bruit. — J’ai changé d’avis, fit-il rapidement. Pardon. Le boulot m’intéresse. Il est en rapport avec les mathématiques ? Il avait de bonnes notes dans cette matière. C’était bien ce que les adultes recherchaient, non ? Des bonnes notes… Qu’est-ce qu’il racontait là ? Il lui faudrait obtenir la permission de ses parents pour pouvoir quitter l’école, mais s’il leur parlait de la chose de la pièce d’à côté, nul doute qu’ils… L’être de lumière se leva. Son refus s’exprimait-il dans sa façon de se tenir, dans la lueur froide et blafarde de ce visage sans traits ? Orlando avait-il trop attendu ? — Donnez-moi votre main, exigea l’inconnu. Sans savoir comment, Orlando se retrouva debout devant le bureau. La main de l’autre brûlait comme le phosphore mais ne dégageait pas la moindre chaleur. Ici, le garçon sentait l’air froid qui sortait de la salle bleutée et il eut l’impression que son épiderme se rétractait tandis que ses yeux se brouillaient de larmes. Il tendit le bras. — N’oubliez pas de faire de votre mieux. Vos notes sont bonnes. Nous sommes prêts à prendre le risque. Quand la main de son interlocuteur se referma sur la sienne, Orlando sentit la chaleur revenir dans ses veines avec une telle brutalité que l’expérience fut presque douloureuse. — N’oubliez pas Fredericks ! s’écria-t-il soudain. C’est moi qui lui ai demandé de venir ! Ce n’est pas sa faute ! Le monstre de la pièce adjacente laissa échapper un bruit horrible, à mi-chemin entre un aboiement et un sanglot. Son ombre avança, assombrissant l’encadrement de la porte et le cube de lumière qu’était le bureau. Même l’éclat de l’être qui tenait la main d’Orlando s’en trouva terni. Poussant un cri de terreur, le garçon fit un pas en arrière et tomba de nouveau. Tomba… Le firmament s’embrasa quand le soleil couchant traversa le brouillard surplombant Calcutta. Une lueur orangée s’étendit à l’horizon, et sur ce ciel couleur de plomb fondu se découpaient les noires cheminées d’usine dressées tels les minarets des enfers. Ça y est, pensa le saint homme. Même les deux le savent. La Danse a commencé. Il se pencha, ramassa la seule chose qu’il possédait sur le sable et marcha lentement jusqu’au fleuve pour la nettoyer. Cette ultime attache au monde illusoire de Maya lui était désormais inutile, mais il fallait tout de même respecter les rituels. La fin devait avoir lieu dans les formes, tout comme le commencement. S’accroupissant dans la rivière brune, un des bras du delta du Gange, il sentit les eaux sacrées le submerger et, avec elles, les effluves des déchets organiques et industriels de ses frères humains. Sa peau le grattait et le brûlait, mais il ne se hâta pas pour autant. Il emplit la coupe et reversa l’eau dans le fleuve, puis nettoya le récipient de ses doigts jusqu’à ce qu’il luise dans le soleil mourant. Il l’éleva devant lui, les dents contre sa paume, et se rappela le jour où il était venu là pour se préparer, deux longues années auparavant. Personne ne l’avait empêché de fouiller le champ crématoire. Même dans la Fédération indienne actuelle, où la chair de l’une des plus vieilles nations de l’humanité était parcourue de palpitantes nervures électroniques flambant neuves, on éprouvait encore un respect mêlé de superstition pour les Aghoris. Les sites d’incinération sur lesquels lui et d’autres serviteurs de Shiva le Destructeur se présentaient en tant que pèlerins pour se purifier dans la boue et les cendres leur étaient ouverts sans la moindre contestation, à eux qui demeuraient les plus intouchables des intouchables. Les croyants aimaient voir en eux une preuve que les coutumes ancestrales n’avaient pas totalement disparu. Quant à ceux qui avaient rejeté leur foi, ils détournaient le regard avec un frisson coupable. Enfin, ceux qui n’avaient jamais cru avaient d’autres choses à faire que de se préoccuper des individus qui se rendaient dans les charniers infectés longeant le grand fleuve. Deux ans plus tôt, le jour où il s’était débarrassé de ses habits de ville avec autant d’aisance qu’un serpent change de peau, il avait consciencieusement inspecté chaque tas d’ossements. Plus tard, il savait qu’il retournerait y prélever ce qui restait mangeable, car les serviteurs de Shiva se nourrissaient autant de viande fraîche que de chairs en décomposition, mais lors de sa première visite, il recherchait quelque chose de plus durable. Il le trouva enfin, complet à l’exception de la mâchoire inférieure et trônant sur les restes calcinés d’une cage thoracique. Pendant un moment, il s’était demandé quelles scènes les orbites vides avaient contemplées, combien de larmes elles avaient versées et quels rêves avaient germé dans le crâne désormais vide. Puis il s’était remémoré la première leçon des champs crématoires : tout finit ici, mais ce lieu aussi n’est qu’illusion. Le crâne sans nom symbolisait la mort, autant que l’illusion de la mort. Revenu à ses préoccupations, il avait emporté le crâne jusqu’au bord du fleuve. Au moment où le soleil s’apprêtait à disparaître à l’ouest telle une torche trempée dans de l’eau boueuse, il avait ramassé une pierre coupante avant de se mettre au travail. Plaçant la pointe au milieu du front, là où les vivants peignaient leur pundara, il avait tracé une ligne sur toute la circonférence du crâne, en remontant les lobes frontal, temporal et occipital, termes de sa vie passée qu’il avait rejetés en même temps que ses vêtements. Une fois le cercle délimité, il avait utilisé la pierre coupante – qui ne l’était pas tant que cela – comme une scie. Malgré sa grande patience – il avait passé cette première nuit nu et tremblant de froid, sans feu risquant de nuire à sa concentration –, la tâche était tout sauf aisée. Il savait que d’autres tels que lui préféraient choisir un crâne fragilisé par les flammes, voire déjà défoncé, mais il ne s’était pas permis un tel luxe ; la mission qui l’attendait était par trop importante. Ce n’est donc qu’au moment où le soleil réapparut à l’est, transformant le Gange en ruban de cuivre rosé, qu’il avait pu détacher la partie supérieure du crâne. Il avait alors pris le reste avec lui et touché les eaux sacrées pour la première fois depuis son arrivée. Même si la soif lui brûlait la gorge depuis de nombreuses heures, ce n’est qu’après avoir poli la tête de mort contre une roche plate qu’il s’était accordé un bain dans le fleuve. Et quand l’eau polluée de la Mère Nourricière avait remplacé sa soif par une autre sorte de feu intérieur, il s’était senti inondé par une immense clarté. Seigneur Shiva, je rejette les chaînes de Maya, avait-il pensé. J’attends ta musique. Maintenant, alors qu’il inspectait la coupe sacrée pour la toute dernière fois, l’Aghori se mit à parler. Sa voix, inutilisée depuis de longs mois, était éraillée et presque inaudible, mais il s’en moquait : il ne s’adressait à personne d’autre qu’à lui-même. — Le Seigneur Shiva apprit un jour que dix mille prêtres hérétiques vivaient dans la forêt de Taragam. Ils enseignaient que l’univers est étemel, que les âmes n’ont aucun maître, et que les actes de chacun suffisent à le sauver. Shiva décida de leur enseigner qu’ils se trompaient. «Au Seigneur Vishnou, le Préservateur, il dit alors : “Accompagne-moi. Je prendrai la forme d’un yogi errant, toi celle de ma splendide épouse, et nous confondrons ces rishis hérétiques. ” Une fois déguisés, Vishnou et lui allèrent se joindre aux prêtres de la forêt de Taragam. « Toutes les femmes des prêtres furent prises d’un violent désir pour le puissant yogi qui venait d’arriver, tandis que les rishis eux-mêmes éprouvaient le même sentiment à l’égard de l’épouse du nouveau venu. Il ne fut plus possible de rien faire dans la forêt et les prêtres se sentaient fortement troublés. Finalement, ils décidèrent de maudire le yogi et sa femme, mais toutes leurs imprécations restèrent sans effet. « Ils firent donc un grand feu qui leur permit d’invoquer un terrible tigre, lequel se jeta sur Shiva pour le tuer. Mais le Seigneur se contenta de sourire et, à l’aide de son seul petit doigt, il dépeça le félin et se fit un châle de sa peau. « Fous de rage, les rishis appelèrent ensuite un énorme serpent venimeux mais, sans cesser de montrer sa bonne humeur, Shiva se l’enroula autour du cou. Les prêtres n’en croyaient pas leurs yeux. « Enfin, ils firent apparaître un immonde nain noir dont la massue pouvait pulvériser les montagnes. Mais, éclatant de rire, Shiva posa le pied sur le dos de son nouvel adversaire et se mit à danser. Sa danse est la source de tout mouvement au sein de l’univers, et le simple fait d’y assister et d’être témoins de l’ouverture des portes des deux emplit le cœur des prêtres de terreur et de respect. Se jetant aux pieds de Shiva, ils implorèrent sa clémence. Il exécuta pour eux ses cinq actes, la création, la préservation, la destruction, l’incarnation et la délivrance. Après avoir assisté à la danse de Shiva, les prêtres furent libérés de l’illusion du monde et devinrent les disciples du Seigneur. Jamais plus leur âme ne commettrait l’erreur qui avait provoqué leur égarement. « C’est ainsi que la Source du Tout – que l’on nomme parfois “la Terreur” ou “le Destructeur” – danse sur les ténèbres. Shiva renferme en lui la vie et la mort de toute chose. C’est pour cette raison que ses serviteurs résident sur les champs crématoires et que leur cœur est semblable à leur lieu de résidence, désert et désolé, sans aucune notion de soi et nulle autre priorité que la danse. Une fois son long monologue achevé, il baissa la tête et ferma les yeux. Au bout de quelques instants, il posa la coupe sacrée sur le sol sablonneux, puis la brisa en mille morceaux à l’aide d’une lourde pierre. Le soleil avait disparu, ne laissant derrière lui qu’un ruban de lumière ensanglantée s’étendant derrière la ville. L’Aghori se leva et traversa le champ de cendres et de fumée jusqu’au lieu où il avait déposé sa mallette vingt-quatre mois plus tôt. Protégée par un sac plastique, elle était cachée sous une pile de pierres au milieu des roseaux. Il la sortit et l’ouvrit d’une pression. L’odeur qui s’en échappa différait tellement des relents de mort auxquels il était habitué qu’elle lui sembla provenir d’une autre vie, infiniment lointaine. Pendant quelques instants, il caressa de ses doigts rugueux les habits incroyablement doux qui l’avaient attendu durant tout ce temps, en se demandant comment il avait pu être assez stupide pour s’attacher à de telles vétilles. Puis il mit les vêtements de côté et tira un calepin électrique d’une pochette en cuir de qualité. Soulevant le couvercle, il passa le doigt sur l’écran tactile, lequel s’alluma aussitôt. Sa puce ne s’était pas déchargée. Débouchant sa neurocanule, il la désinfecta à l’aide d’un flacon d’alcool glissé dans la poche de la mallette – il y avait des usages pour lesquels même les eaux sacrées du Gange ne convenaient pas – puis il se brancha au câble relié au calpélec. Dix minutes plus tard, Nandi Paradivash se déconnecta et se mit debout. Le message l’avait bien attendu comme prévu. L’heure était venue de repartir. Il enfila son pantalon et sa chemise sans pouvoir s’empêcher d’apprécier leur douceur, puis s’assit sur un rocher pour mettre ses chaussures. Le champ crématoire l’avait préparé, mais il devait retourner en ville pour la prochaine étape de son voyage. Il lui faudrait avoir accès à des moyens de connexion bien plus sophistiqués pour mener sa mission à bien. La Confrérie du Graal a affûté ses instruments et le Cercle doit aujourd’hui faire de même. D’autres ont également été attirés par la musique, comme nous l’avions prévu. Seul le Seigneur Shiva sait comment tout cela se terminera. Refermant la mallette, il s’éloigna de la berge. La nuit était tombée et les lumières de la ville luisaient tel le collier de pierres précieuses de Parvati, l’épouse du Destructeur. La Danse a commencé. Livre Deux LA CITÉ … Et il répondit : « Babylone n’est plus, n’est plus, Et toutes les images de ses dieux brisés Ont été jetées au sol… » Isaïe, 21 :9 10 Le rêve d’un autre INFORÉSO/SITCOM-LIVE : Achetez « Sprootie » ! (visuel : salle à manger de Wangweng Cho) CHO : Que se passe-t-il ? Je croyais que quelqu’un était allé me chercher mon Sprootie ! C’est un dîner très important, puisque le gouverneur régional est notre invité ! Vous m’avez tous trahi ! (visuel : sortie de Cho ; sa fille Zia pousse Chen Shuo) ZIA : Par ta faute, mon père finira par faire une crise cardiaque, Shuo. SHUO : Je me suis laissé dire que le Sprootie était bon pour cela aussi ! (audio : rires) ZIA : Il croit vraiment que c’est possible. Tu es cruel. SHUO : Mais n’est-ce pas ce que tu trouves irrésistible chez moi ? A moins qu’il ne s’agisse de ma beauté… (audio : rires et applaudissements) Elle resta longtemps allongée sur le dos, à contempler le vert des arbres et les flammèches multicolores qu’elle finit enfin par identifier comme étant des papillons. Quand elle parvint à percer le mystère des frondaisons et à voir au-delà, elle s’aperçut que le ciel était d’un bleu très impressionnant. Mais elle ne se rappelait pas qui elle était, ni même pour quelle raison elle se trouvait par terre, l’esprit vide. Enfin, un souvenir lui revint alors qu’elle écoutait les trilles frénétiques d’un oiseau vert perché sur une branche. Il y avait eu une ombre, une main glacée qui s’était refermée sur elle. Et des ténèbres, des ténèbres abominables. Malgré la chaleur de l’air et la force du soleil, elle se mit à frissonner. J’ai perdu quelqu’un, se dit-elle soudain. Elle ressentait un vide là où cette personne aurait dû se trouver. Quelqu’un qui m’était cher a disparu. Une image incomplète se cristallisa dans son esprit : un corps petit et menu, un visage à la peau foncée et aux yeux clairs. Mon frère ? se demanda-t-elle. Mon fils ? Un ami ou un amant ? Elle connaissait tous ces mots, mais sans savoir exactement ce qu’ils représentaient. Elle s’assit. Le vent gémissait entre les feuilles et ce léger soupir l’entourait comme les arbres. Quel était cet endroit ? Puis elle entendit mentalement un mot qui irrita son esprit telle une toux chatouillant une gorge enflammée. Ce ne fut tout d’abord qu’un son indéfinissable, puis elle comprit qu’une voix de femme lui parlait et cherchait à capter son attention : Irene ! Irene ! Irene. C’était la voix de sa mère, surgie du passé comme un vieil enregistrement. Irene, repose ça tout de suite. Il y a vraiment des moments où tu me fatigues, ma fille. Irene ! Irene Sulaweyo ! Oui, Renie, c’est à toi que je parle ! Renie. Une fois son nom retrouvé, le reste lui revint en mémoire : les traits de son père, déformés par une expression de colère permanente, le visage de Stephen comme un masque de cire dans son sommeil sans fin, Pinetown, le laboratoire vandalisé du DrVan Bleeck. Et le monstre abominable, la terrible obscurité, et Singh qui hurlait sans émettre le moindre son. !Xabbu ! — !Xabbu ? Seul l’oiseau vert lui répondit. Elle essaya de nouveau, plus fort, puis se souvint de Martine et l’appela, elle aussi. Mais c’est idiot… Pourquoi serait-elle ici, avec moi ? Elle habite quelque part en France. Et l’endroit où elle se trouvait n’avait manifestement rien à voir avec la France, ni même avec la base dans les montagnes. Elle était… ailleurs. Mais où donc, au nom du ciel ? — !Xabbu ? !Xabbu, vous m’entendez ? La jungle vivante engloutit ses paroles, qui moururent sans écho, ou presque. Elle se leva, les jambes flageolantes. Leur expérience avait incontestablement échoué, mais comment avait-elle pu la transporter ici ? Cet environnement n’avait rien à voir avec les arides monts du Drakensberg. On aurait plutôt dit qu’elle se trouvait plus au nord, dans l’une des forêts tropicales de la Fédération d’Afrique occidentale. Une idée impossible germa dans son esprit. Et si c’était… Elle se toucha le visage. Il y avait là quelque chose d’invisible mais de palpable, qui la recouvrait intégralement, yeux y compris, même si le monde de verdure qu’elle voyait lui prouvait de façon éclatante que nul obstacle ne restreignait son champ de vision. Sauf si rien de ce qui l’entourait n’était réel… Renie fut prise de vertige. Elle se laissa lentement tomber à genoux puis s’assit. La terre était douce sous elle, chaude et débordante de vie. Elle sentait le contour dentelé d’une feuille tombée au sol contre le tranchant de sa main. La notion qui lui était venue à l’esprit était impossible, tout comme cet endroit. Le monde qui l’entourait était trop réel. Elle ferma les yeux, les rouvrit. La jungle refusa de s’en aller. Dépassée par les événements, elle se mit à pleurer. C’est impossible. Depuis plus d’une demi-heure, elle se frayait un passage au travers de la dense végétation. Une telle finesse dans le détail à des kilomètres à la ronde… et sans le moindre temps de latence ! Cela ne se peut pas. Le bourdonnement d’un insecte lui parvint, tout proche. Tendant brusquement le bras, elle sentit le minuscule animal rebondir contre sa phalange. Aussitôt, il rétablit son vol et s’en alla en zigzag. Aucun temps de latence, à ce degré de complexité… répéta-t-elle. Que disait Singh ? Des milliards de milliards d’instructions par seconde ? Je n’ai jamais rien vu de tel. Elle comprit soudain pourquoi la cité d’or avait eu l’air si réelle. À ce niveau de maîtrise, tout devenait possible. — !Xabbu ! Martine ! Ohé ! cria-t-elle de nouveau avant de penser à autre chose : Jeremiah ? Est-ce que la ligne fonctionne toujours ? M’entendez-vous ? Jeremiah ? Seuls les oiseaux lui répondirent. Et maintenant ? Si elle se trouvait en effet à l’intérieur du réseau baptisé Autremonde et si ce dernier était aussi vaste que Singh le prétendait, rejoindre un lieu utile se révélerait peut-être aussi compliqué que de rallier un café égyptien depuis l’Antarctique. Par où le vieux pirate avait-il l’intention de commencer ? Le désespoir qui l’accablait faillit l’empêcher de faire un pas de plus. Elle pensa un instant à se déconnecter, mais rejeta presque aussitôt l’idée. Singh avait perdu la vie dans ce… ces ténèbres – elle refusait de réfléchir plus avant à ce qui avait causé la mort du vieil homme – pour les amener ici. Ne pas aller de l’avant constituerait une terrible trahison. Mais où devait-elle se rendre ? Elle passa en revue plusieurs commandes d’exploration classiques, sans résultat. Aucune des instructions habituelles ne semblait fonctionner dans ce lieu, à moins qu’il ne faille disposer d’autorisations qu’elle ne possédait pas pour pouvoir manipuler l’environnement virtuel. Ces gens ont passé un temps phénoménal et dépensé des sommes incalculables pour se construire leur propre monde. Peut-être qu’ils aiment y jouer à Dieu et qu’ils ne permettent à personne d’autre d’y accéder. Elle leva les yeux. L’ombre des arbres avait légèrement changé d’angle et le bleu du ciel était un peu plus foncé. Tout est comme dans la VTJ. Peut-être que je devrais songer à faire du feu. Qui sait ce qui peut rôder dans le coin à la nuit tombée ? La situation impossible dans laquelle elle se trouvait menaçait à nouveau de la submerger, mais son humour caustique lui permit de surmonter le choc, la confusion et le désespoir. Qui aurait pu penser que sa précieuse et coûteuse éducation, censée l’intégrer pleinement au XXIè siècle, la conduirait en fait à allumer des feux imaginaires dans une jungle fictive pour repousser d’éventuels prédateurs simulés ? Félicitations, Renie. Te voici désormais officiellement devenue une femme primitive virtuelle. C’était sans espoir. Même en appliquant la méthode que !Xabbu lui avait enseignée, elle ne parvenait pas à faire apparaître la moindre étincelle. Le bois était resté trop longtemps en contact avec la terre humide. Le type qui a conçu cet endroit est un malade du détail, apparemment. Il aurait quand même pu laisser quelques brindilles sèches dans les environs… Les fourrés bruissèrent. Se redressant brusquement, Renie se munit d’une branche, dans l’espoir qu’elle lui serait plus utile pour se défendre que pour allumer un feu. De quoi as-tu peur ? C’est juste une simulation. Admettons qu’un léopard ou une autre sale bête surgisse de la nuit… et alors ? Mais sa « mort » l’éjecterait probablement du réseau. Game over. Et, là encore, elle ne se serait pas montrée digne de Singh, de Stephen et de tous les autres. Et ce lieu a tellement l’air réel que je n’ai pas la moindre envie de découvrir comment on y simulerait le fait que je me fasse bouffer par un prédateur. L’endroit dégagé qu’elle avait choisi faisait à peine trois mètres de large. La clarté de la lune perçait les frondaisons, mais la luminosité restait faible, et un animal capable de lui faire du mal serait probablement sur elle avant qu’elle ait eu le temps de réagir. Sans compter qu’elle n’avait aucun moyen de se préparer à affronter d’éventuels dangers, car elle ignorait où elle était censée se trouver. En Afrique ? En Asie, au temps de la préhistoire ? Dans un monde totalement imaginaire ? Quiconque était capable d’inventer une ville telle que celle qui lui était apparue pouvait également concevoir des tas de monstres plus improbables les uns que les autres. Le bruissement se fit plus fort et Renie tenta de se souvenir de ce qu’elle avait lu. La plupart des animaux étaient généralement plus effrayés que les humains en cas de rencontre. Même les grands carnivores comme les lions préféraient passer au large. Encore faudrait-il que la faune locale repose sur un modèle réel. Chassant ses idées noires, elle décida qu’il valait mieux annoncer sa présence plutôt que de rester tapie, à espérer qu’elle ne serait pas découverte. Inspirant profondément, elle se mit à chanter à voix haute. Guerriers du Génome ! Braves et forts Affrontez la noire armée de Mutarr Séparez le bien du mal Puissants Guerriers du Génome… C’était terriblement embarrassant, mais le générique de ce programme pour enfants – l’un des préférés de Stephen – était la seule chose qui lui venait à l’esprit. Quand le maître des mutants Menace l’humanité tout entière En l’attaquant à revers Et en détruisant les gènes liants… Le bruissement s’accentua encore. Cessant de chanter, Renie brandit son gourdin. Un étrange animal hirsute pénétra dans la clairière. Il semblait issu d’un croisement entre un rat et un cochon, même si sa taille le rapprochait davantage de ce dernier. Renie s’immobilisa. La bête leva son groin et huma l’air mais ne parut pas la voir. Un instant plus tard, ses deux rejetons sortirent des buissons. Sur un petit grognement, la mère leur fit traverser la clairière. La petite famille disparut, laissant derrière elle une Renie secouée mais rassurée. Ces mammifères lui avaient paru vaguement familiers, mais elle aurait été bien incapable de leur donner un nom. Elle ignorait toujours où elle était censée se trouver. Guerriers du Génome… Elle reprit sa chanson en haussant le ton. S’il fallait en juger par les animaux qu’elle venait de rencontrer, la faune locale ignorait qu’elle aurait dû craindre les humains. … Purs et audacieux Aux chromolames acérées Combattez la machine du Muto-mix Puissants Guerriers du Génome ! La lune était passée au-dessus d’elle et elle avait épuisé tout son répertoire – chansons populaires, thèmes de diverses émissions du réseau, comptines et chants tribaux – quand il lui sembla entendre une voix lointaine qui l’appelait. Elle se leva brusquement et ne se retint de répondre qu’au dernier moment. Son environnement n’avait rien à voir avec celui auquel elle était habituée – elle évoluait manifestement dans le rêve d’un autre – et elle ne parvenait pas à se défaire du souvenir de la monstruosité qui avait tué Singh et qui s’était jouée d’elle comme d’un insecte. Se pouvait-il que le système d’Autremonde l’ait perdue lorsqu’elle était passée et qu’il la recherche depuis activement ? Une telle idée paraissait ridicule, mais les ténèbres vivantes et le réalisme de la simulation l’avaient terriblement ébranlée. Avant qu’elle ne puisse décider quoi faire, la décision lui fut arrachée des mains. Les feuilles s’écartèrent au-dessus de sa tête et une créature se laissa tomber au milieu de la clairière. L’intrus avait une tête semblable à celle d’un chien et des yeux jaunes qui réfléchissaient la clarté de la lune. Renie essaya de hurler, sans succès. S’étranglant presque, elle brandit son arme de fortune. L’animal s’éloigna et leva des bras étonnamment humains. — Renie ! C’est moi, !Xabbu ! — !Xabbu ? Que… c’est vraiment vous ? Le babouin s’accroupit. — Je vous le promets. Vous souvenez-vous des gens qui s’assoient sur les talons ? demanda-t-il. J’ai pris leur forme, mais c’est moi qui me cache derrière. Impossible de ne pas reconnaître cette voix, et pourquoi une chose capable de reproduire les intonations du Bushman avec une telle exactitude aurait-elle choisi une forme si surprenante pour abuser Renie ? — Oh, mon Dieu ! Mon Dieu, c’est bien vous ! Courant jusqu’au babouin, elle le souleva sans mal, le serra contre son cœur et fondit en larmes. — Mais pourquoi avez-vous cette forme ? Est-ce à cause de quelque chose qui vous est arrivé pendant que nous traversions cette… peu importe ce que c’était ? !Xabbu mettait ses doigts agiles de babouin à profit pour allumer un feu. En montant dans les arbres, il avait trouvé quelques branches plus sèches que celles tombées à terre. Un léger filet de fumée s’élevait déjà de la brindille qu’il avait coincée entre ses longues pattes arrière. — Je vous ai dit que j’avais fait un songe m’indiquant que tous les membres du Premier Peuple devaient de nouveau s’unir, lui rappela-t-il. J’ai rêvé que le temps était venu de payer la dette que les miens ont envers les gens qui s’assoient sur les talons. C’est pour cette raison, et d’autres purement pratiques, que j’ai choisi cette forme comme simul secondaire, le premier étant celui d’un humain ordinaire. Mais quand je suis arrivé ici, c’est ce corps qui m’a été donné. Je n’ai pas réussi à en changer, et j’ai dû garder cette apparence même quand je risquais de vous effrayer. Renie sourit. Le seul fait de retrouver !Xabbu lui avait redonné le moral et sa bonne humeur ne cessait de croître depuis qu’une lueur rouge commençait à scintiller au cœur de la bûche évidée. — Des raisons pratiques, dites-vous ? En quoi peut-il être pratique d’avoir un corps de babouin ? !Xabbu la dévisagea longuement. Son museau canin et son front osseux et proéminent lui donnaient un air comique, mais on reconnaissait sans peine le petit homme. — Les raisons sont multiples, Renie. Je peux me rendre dans des endroits qui restent hors d’atteinte pour vous, ce qui m’a par exemple permis d’aller chercher ce bois sec. De plus, j’ai des dents qui pourraient se révéler utiles, ajouta-t-il en retroussant brièvement ses babines. Et je peux passer plus aisément inaperçu, tout simplement parce que les gens de la ville ne remarquent pas les animaux… même dans un monde aussi étrange que celui-ci, j’imagine. Compte tenu du peu d’informations dont nous disposons sur ce réseau et ses simulations, je pense que ces avantages ne sont pas négligeables. Les feuilles commençaient à brûler. !Xabbu s’en servit pour allumer un feu plus important et Renie approcha ses mains de la chaleur. — Avez-vous essayé de contacter Jeremiah ? voulut-elle savoir. Il hocha la tête. — Je suis persuadé que vous avez fait la même découverte que moi. — Tout ceci est si difficile à croire. C’est incroyablement réel, je veux dire. Rendez-vous compte de ce que ce serait si nous bénéficiions d’une connexion neurale directe. — Si seulement c’était le cas, répondit !Xabbu en tisonnant le feu à l’aide d’une branche morte. Il est extrêmement frustrant de ne rien pouvoir sentir. Mon simul a besoin d’informations olfactives. — J’ai bien peur que les odeurs n’aient guère eu d’importance aux yeux des militaires. L’équipement des caissons-V est très rudimentaire à ce sujet. Les concepteurs voulaient sans doute que les utilisateurs puissent sentir l’odeur du feu ou de l’air vicié, mais au-delà de ça… et que voulez-vous dire par « informations olfactives » ? — Avant de pénétrer pour la toute première fois dans le monde virtuel, je ne m’étais pas rendu compte à quel point je faisais appel à mon odorat, Renie. Et, peut-être parce que j’ai choisi un simul d’animal, le système d’environnement de ce réseau me transmet apparemment… comment dire… des données sensorielles légèrement modifiées. J’ai l’impression de pouvoir faire de nombreuses choses qui me seraient interdites dans mon autre vie. Renie frissonna en entendant son ami évoquer une « autre vie », puis vit avec surprise qu’il s’approchait d’elle et commençait à la renifler. Le contact la chatouilla et elle le repoussa. — Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda-t-elle. — Je mémorise votre odeur, ou du moins celle que vous confère notre équipement. S’il était de meilleure qualité, je n’aurais même pas eu besoin de le faire. Mais maintenant, je devrais pouvoir vous retrouver, dans l’éventualité où nous serions séparés. Il avait l’air content de lui. — Le problème n’est pas de me retrouver, mais plutôt de nous situer. Où sommes-nous et où devons-nous aller ? Il faut que nous agissions, et vite. Je me moque des sabliers et des villes imaginaires, mais mon frère est en train de mourir ! — Je sais. Je crois qu’il nous faut commencer par sortir de cette jungle. Après cela, nous pourrons en apprendre davantage. (Il se balança d’avant en arrière, tenant sa queue dans une main.) Je pense toutefois pouvoir vous dire dans quelle sorte d’endroit – et d’époque – nous évoluons. — Mais c’est impossible ! Auriez-vous vu un panneau de signalisation avant de me retrouver ? Un guichet d’informations pour touristes ? Il fronça les sourcils avec gravité ; il aurait été difficile de trouver babouin plus indigné. — Je n’affirme rien avec certitude, Renie, et je peux me tromper, car il y a trop de choses que nous ignorons au sujet de cette simulation. Mais il suffit de faire appel à notre bon sens. Regardez autour de vous. Nous nous trouvons au cœur d’une jungle, une forêt tropicale semblable à celle du Cameroun. Mais où sont les animaux ? — J’en ai vu quelques-uns… et un autre est assis en face de moi. — Quelques-uns, mais très peu, répondit-il en ignorant le trait d’humour de Renie. Et les oiseaux sont bien moins nombreux qu’on pourrait l’imaginer dans un tel lieu. — Donc ? — Donc, je pense que nous nous trouvons non loin de l’orée de la forêt, et qu’il y a soit une grande ville, soit un important complexe industriel à proximité. J’ai déjà vu ce cas de figure dans le monde réel. N’importe laquelle de ces deux options aurait chassé la majorité des animaux. Renie acquiesça lentement. !Xabbu était non seulement extrêmement perceptif sur le plan émotionnel, mais aussi très intelligent. Il était facile de le sous-estimer à cause de sa petite taille et de ses habits passés de mode… et plus encore sous son apparence actuelle. — Mais s’il s’agit d’un monde créé de toutes pièces, il est possible qu’on l’ait conçu ainsi, lui rappela-t-elle. — Peut-être. Mais je crois qu’il y a de bonnes chances pour que nous ne soyons guère éloignés de la civilisation. — Vous avez également dit que vous saviez à quelle époque nous nous trouvions. — Si les animaux ont été chassés de la région, j’imagine que l’évolution technologique de ce… monde n’est pas trop en retard sur la nôtre, à moins qu’elle ne soit même en avance. De plus, l’air véhicule une odeur âcre qui n’est pas un effet secondaire des caissons-V. Je l’ai sentie lorsque le vent a tourné, juste avant de vous trouver. Renie, appréciant la présence réconfortante du feu, s’amusait à jouer le rôle du docteur Watson face à un Sherlock Holmes déguisé en babouin. — Et cette odeur est… — Je ne peux le dire avec certitude, mais elle provient d’une fumée plus moderne que celle que produit un feu de bois. J’y ai décelé des relents de métal et de pétrole. — Nous verrons. J’espère que vous avez raison. Si les recherches qui nous attendent s’annoncent longues, j’apprécierais de trouver un endroit où nous pourrons prendre une douche chaude et dormir dans un lit bien moelleux. Ils se turent, bercés par les crépitements du feu. Quelques oiseaux et un animal qui devait ressembler à un singe criaient dans les arbres. — Et Martine ? demanda soudain Renie. Pouvez-vous faire appel à votre odorat pour la retrouver ? — Je le pourrais peut-être si elle était suffisamment proche de nous, mais j’ignore quelle est son odeur dans cette simulation. Par contre, rien d’autre ne sent comme vous par ici et, même si vous constituez l’unique référence dont je dispose en la matière, je pense qu’il n’y pas d’autres humains dans les environs. Renie contempla les ténèbres qui s’étendaient au-delà du feu. Si !Xabbu et elle s’étaient retrouvés non loin l’un de l’autre, Martine devait être à proximité elle aussi. Si elle avait survécu… — !Xabbu, qu’avez-vous ressenti lors de notre… passage ? La description qu’il lui fit donna la chair de poule à la jeune femme mais ne lui apprit rien de nouveau. — … La dernière parole de M. Singh que j’ai entendue, c’est que ce qui le tenait était vivant. Puis j’ai perçu de nombreuses présences, comme si j’étais entouré d’esprits. Je me suis réveillé dans la forêt tout comme vous, seul et complètement déconcerté. — Avez-vous la moindre idée de ce que peut être cette… chose ? Celle qui nous a attrapés et a… tué M. Singh, je veux dire. En tout cas, elle ne ressemble à aucun système de protection que je connaisse. — C’était le Dévoreur, répondit !Xabbu avec une certitude absolue. — Qu’est-ce que vous me racontez là ? — L’entité qui hait la vie car elle-même n’est que néant, précisa-t-il. Les miens se transmettent une histoire qui l’évoque. Elle parle du crépuscule du règne de Grand-Père Mante et du jour où le Dévoreur vint lui rendre visite près de son feu de camp. (Il secoua la tête.) Mais je ne vais pas vous la raconter maintenant. C’est une histoire importante, mais elle est triste et inquiétante. — Quoi qu’il en soit, j’espère ne plus jamais avoir à approcher de cette chose. Elle était encore pire que la Kali de Chez Mister J. Encore que, maintenant qu’elle y réfléchissait, les deux monstruosités présentaient des points communs, surtout dans la façon dont elles provoquaient apparemment des changements réels par le biais du monde virtuel. Quel lien pouvait-il exister entre les deux ? Repenser à Kali et à ce qui leur était arrivé à l’intérieur du club lui permettrait-il de mieux appréhender cette entité que !Xabbu appelait le Dévoreur ? Pour peu qu’il soit possible de la comprendre… Renie bâilla. La journée avait été longue et son cerveau n’avait plus envie de travailler. Elle s’appuya contre un tronc d’arbre. Au moins, cette simulation tropicale n’était pas pleine d’insectes. Peut-être parviendrait-elle à dormir un peu. — Approchez, voulez-vous ? demanda-t-elle à son compagnon. Je suis fatiguée et j’ignore combien de temps je vais encore pouvoir tenir. Il la regarda longuement puis traversa la clairière à quatre pattes. Il s’accroupit à côté d’elle et, après un silence gêné, s’allongea et posa la tête sur les genoux de la jeune femme. Elle lui caressa distraitement la nuque. — Je suis heureuse que vous soyez là. Je sais bien que vous ne vous trouvez qu’à quelques mètres de moi, de même que mon père et Jeremiah, mais je me suis sentie affreusement seule quand je me suis réveillée sans personne alentour. Cela aurait été bien pire si j’avais dû passer la nuit sans vous. !Xabbu ne répondit pas. Tendant le bras, il tapota gentiment la tête de Renie puis lui toucha le nez du bout de l’index. La jeune femme se laissa emporter par un sommeil bienvenu. — J’aperçois l’orée de la forêt, cria !Xabbu, perché à une vingtaine de mètres de hauteur. Et il y a un village non loin. — De quel genre ? demanda Renie, qui faisait les cent pas au pied de l’arbre. — Je suis trop loin pour pouvoir le dire. (Il s’avança vers l’extrémité de la branche, qui plia sous son poids. Renie observa la scène avec nervosité.) C’est à deux bons kilomètres de distance. Mais il y a de la fumée et des bâtiments, même s’ils ont l’air très rudimentaires. Il descendit prestement et se laissa tomber sur le sol spongieux. — J’ai repéré ce qui me semble être un chemin, mais la jungle est très dense. Il faudra que je remonte bientôt pour m’orienter, sans quoi nous risquons de passer toute la journée à nous frayer un passage au cœur de la végétation. — Vous vous amusez beaucoup, n’est-ce pas ? Je reconnais que votre idée de babouin était un vrai coup de génie, mais seulement parce que nous évoluons en pleine jungle. Que se serait-il passé si nous nous étions retrouvés au beau milieu d’un immeuble de bureaux ? — Allons, venez. Cela fait déjà près d’un jour entier que nous sommes ici. Il s’éloigna d’une démarche chaloupée et Renie le suivit plus lentement, en maudissant l’épaisse végétation. C’est ça, son chemin ? se désola-t-elle. Ils se tenaient cachés dans l’ombre, à l’extrême limite de la forêt. Devant eux s’étendait une longue pente de terre boueuse, parsemée de souches et barrée de profondes cicatrices, là où d’autres arbres avaient été arrachés. — C’est un camp de bûcherons, murmura Renie. Il a l’air moderne… enfin, plus ou moins. Plusieurs gros véhicules étaient garés sur la zone dégagée. De petites silhouettes s’affairaient autour, les nettoyant et les préparant tels des cornacs s’occupant de leurs éléphants. Les camions paraissaient impressionnants, mais Renie décela quelques anachronismes. Aucun d’eux ne possédait les larges chenilles qui équipaient généralement ce type d’engin. Au lieu de cela, ils disposaient de grosses roues cloutées. Certains même fonctionnaient apparemment à la vapeur. Par contre, il n’existait aucune différence entre les huttes préfabriquées qui se dressaient derrière les monstres mécaniques et celles que la jeune femme avait vues dans la banlieue de Durban. Elle connaissait même des élèves qui avaient toujours vécu dans ces logements rudimentaires. — N’oubliez pas de rester à mon côté, rappela-t-elle à !Xabbu. Nous ignorons comment ils risquent de réagir à la vue d’un animal sauvage, mais si vous me tenez la main, ils penseront sans doute que vous êtes apprivoisé. Le Bushman commençait à maîtriser les expressions de son visage de babouin. Il jeta à Renie un regard qui lui disait de profiter de la situation tant qu’elle le pouvait. Alors qu’ils descendaient la colline dans la grisaille du matin, Renie put contempler pour la première fois les environs. Derrière le campement, une large route en terre creusait une tranchée dans la jungle. Le relief était presque inexistant. La brume matinale obscurcissait l’horizon et donnait l’impression que les arbres s’étendaient à l’infini. Les occupants du camp avaient la peau foncée, mais pas autant qu’elle, et les cheveux noirs et raides. Leurs vêtements ne permettaient pas de déterminer en quel lieu ou à quelle époque ils vivaient. En effet, la plupart d’entre eux portaient seulement un pantalon et leurs chaussures étaient recouvertes de boue rouge. L’un des plus proches ouvriers remarqua la nouvelle venue et alerta ses compagnons d’un cri. — Prenez ma main, souffla-t-elle à l’adresse de !Xabbu. Et rappelez-vous que les babouins n’ont pas l’habitude de parler. Un des hommes s’était éloigné, peut-être dans le but d’aller chercher ses supérieurs, ou alors des armes ? Ce lieu était-il isolé ? Une femme désarmée s’y trouvait-elle en danger ? Elle éprouvait une immense frustration à ne pas en savoir davantage, comme si elle avait été transportée dans un autre système solaire, puis larguée sur une planète inconnue avec un panier de pique-nique pour seul équipement. Un demi-cercle d’ouvriers silencieux se forma devant Renie et !Xabbu, mais les hommes restèrent à distance, ce qui pouvait passer pour une attitude respectueuse ou superstitieuse. Renie les regardait droit dans les yeux. Petits et secs, ils avaient des traits vaguement asiatiques et lui rappelaient les photos de Mongols des steppes qu’il lui avait été donné de voir. Certains portaient un bracelet fait d’une matière ressemblant à du jade translucide, ou encore un collier de cuir orné de bouts de métal et de plumes maculées de boue. Un homme vêtu d’une chemise et d’un chapeau de paille conique à large bord se fraya un passage entre les ouvriers rassemblés. Très musclé, il avait un long nez et un ventre que sa ceinture bigarrée ne parvenait pas à contenir. Renie devina qu’il devait s’agir du contremaître. — Parlez-vous anglais ? lui demanda-t-elle. Il s’arrêta, la regarda de haut en bas et secoua la tête. — Non. Quelle est cette langue ? Le trouble de Renie ne dura qu’un instant. Apparemment, l’environnement virtuel proposait une traduction simultanée, de telle sorte qu’elle semblait parler la langue du contremaître, et inversement. Poursuivant la conversation, elle eut la confirmation de son hypothèse en voyant que les mouvements des lèvres de son interlocuteur ne correspondaient pas aux paroles qu’il prononçait. Observant la bouche de l’homme, elle remarqua que sa lèvre inférieure s’ornait d’une tête d’épingle en or. — Je suis désolée, nous… je me suis perdue. J’ai eu un accident. Elle se maudit intérieurement. Au cours des longues heures que !Xabbu et elle avaient passées au cœur de la jungle, elle n’avait pas un instant réfléchi à une histoire plausible pouvant expliquer sa présence ici. Il lui fallut donc improviser. — Je faisais partie d’un groupe de randonneurs, mais j’ai été séparée d’eux. Il ne lui restait plus qu’à espérer que le fait de marcher pour le plaisir fût une coutume reconnue dans ce pays. Apparemment, c’était le cas. L’homme lui lança toutefois un regard amusé, comme s’il savait qu’elle lui mentait mais n’en prenait pas ombrage. — Vous êtes bien loin des villes, lui dit-il, et il n’est jamais agréable de se retrouver perdu loin de chez soi. Je m’appelle Tok. Suivez-moi. !Xabbu garda le silence ; personne ne l’avait encore mentionné, malgré les regards curieux qu’on lui adressait. Alors qu’ils traversaient le camp à la suite du contremaître, Renie essaya de se faire une meilleure idée de l’endroit où elle se trouvait. Tout comme ses ouvriers, Tok semblait originaire d’Asie ou du Proche-Orient. Il portait accroché à la ceinture un appareil muni d’une antenne qui avait l’air d’être une sorte de téléphone portable, bien qu’étant circulaire et couvert de gravures. Quelque chose qui ressemblait étrangement à une antenne-satellite trônait sur le toit de l’une des plus grandes huttes. Tout cela ne collait pas vraiment. La cabane à l’antenne se révéla être à la fois le bureau et le logement de fonction de Tok. La pièce dans laquelle ils se trouvaient ne leur fournit guère d’indications. Il fit asseoir Renie sur une chaise, devant son bureau métallique, et lui proposa une tasse d’un breuvage dont elle ne comprit pas entièrement la traduction, mais qu’elle accepta. !Xabbu s’accroupit à côté d’elle, les yeux écarquillés. Quelques livres étaient rangés sur une étagère, mais Renie fut bien incapable de déchiffrer les hiéroglyphes qui ornaient leur tranche. Apparemment, l’algorithme de traduction ne fonctionnait que pour le langage parlé. Il y avait également une sorte de petite chapelle portable, une boîte ornée de plumes colorées et pleine de figurines d’humains à tête d’animal en bois. — Je n’y comprends rien, chuchota-t-elle. !Xabbu pressa discrètement ses doigts pour lui indiquer que le contremaître approchait. Acceptant la tasse tendue, Renie remercia Tok et porta le liquide fumant à ses lèvres. Elle essaya de le sentir avant de se rappeler que, comme !Xabbu le lui avait fait remarquer, leur odorat restait très rudimentaire dans le cadre de l’utilisation des caissons-V. Mais le simple fait qu’elle y ait fait appel montrait que la simulation jouait sur ses sens : si elle n’y prenait pas garde, il serait facile d’oublier qu’elle ne se trouvait pas dans un lieu réel. Manipulant la tasse avec précaution, elle redoubla d’efforts afin de s’assurer qu’elle la plaçait bien entre ses lèvres. En effet, sa bouche était le seul endroit du corps au niveau duquel elle n’éprouvait pas la moindre sensation ; elle avait l’impression d’essayer de boire après avoir été anesthésiée chez le dentiste. — De quelle sorte de singe s’agit-il ? lui demanda le contremaître. Je n’en ai jamais vu de semblable. — Je… je l’ignore. Il m’a été donné par un ami… un ami qui voyage beaucoup. C’est un animal de compagnie très fidèle. Tok opina du chef et Renie fut soulagée de voir que le concept d’» animal de compagnie » avait un sens dans la langue de l’homme. — Quand vous êtes-vous perdue ? La jeune femme décida de rester le plus près possible de la vérité ; mentir dans ces conditions était toujours plus facile. — J’ai passé une nuit seule dans la jungle, répondit-elle. — Combien étiez-vous ? Elle fut prise d’une brève hésitation, mais il était trop tard pour revenir en arrière. — Nous sommes deux à avoir été séparées du reste du groupe, sans compter mon singe. Il y avait une autre femme avec moi. Et puis, je l’ai perdue, elle aussi. Il hocha de nouveau la tête, comme si cela correspondait à ses propres calculs. — Et vous venez de Témilun, bien sûr ? — Oui, bien sûr, répondit Renie en se jetant à l’eau. Elle attendit une réaction négative, qui ne vint jamais. Les soupçons de l’homme avaient apparemment été confirmés. — Vous autres, les gens de la ville, vous croyez que vous pouvez vous promener dans la jungle comme dans le parc de (Renie ne parvint pas à saisir le dernier mot). Sauf que vous vous faites une idée erronée des régions sauvages. Vous devriez faire davantage attention à vous. Mais les dieux sont parfois cléments avec les voyageurs et les inconscients. (Il leva les yeux au ciel, marmonna quelques mots incompréhensibles et fit un signe rapide sur son cœur.) Venez, j’ai quelque chose à vous montrer. Il se leva et indiqua une autre porte, qui conduisait à ses appartements privés. Il y avait là une table, une chaise et un lit entouré d’une large moustiquaire. Alors que l’homme s’approchait du lit et soulevait le rideau de gaze, Renie se demanda s’il s’attendait à recevoir les faveurs de son invitée en échange de son aide, mais elle vit que la couche était déjà occupée. Petite et brune, la femme endormie avait un nez long comme celui de Tok et portait une robe toute simple de coton blanc. Renie ne la reconnut pas. Alors qu’elle restait là, interdite, !Xabbu lui échappa et bondit à côté de l’inconnue avant de se mettre à sauter sur le matelas. Il essayait manifestement de lui dire quelque chose, mais il fallut à Renie quelques instants pour comprendre. — Martine ? Elle se rua au chevet de la femme, qui ouvrit des yeux fous, incapables de se fixer sur quoi que ce soit. Martine – si c’était bien elle – leva les mains pour se protéger d’un danger invisible. Sa voix n’était pas familière et son accent français avait disparu, mais ses premières paroles dissipèrent les doutes de Renie. — La voie est bloquée ! délira-t-elle. Non, Singh, ne faites pas ça ! Ah, mon Dieu, quelle horreur ! Les yeux de Renie s’emplirent de larmes en voyant son amie se débattre sur le lit. La Française n’avait apparemment pas encore échappé au cauchemar qui les avait submergés lorsqu’ils avaient tenté de percer les défenses d’Autremonde. — Oh, Martine… fit-elle avant de se tourner vers le contremaître. Où l’avez-vous trouvée ? Tok expliqua qu’un groupe d’hommes chargés de marquer les arbres à abattre l’avaient aperçue en bordure de la forêt, assez près du camp. — Mes hommes sont superstitieux, dit-il. Ils croient qu’elle a été touchée par les dieux. (Il effectua de nouveau le geste rituel.) Personnellement, je pense plutôt que ce sont le froid, la faim et la peur qui l’ont mise dans cet état… ou un coup sur la tête, peut-être. Le contremaître repartit travailler après avoir promis à Renie que son amie et elle pourraient retourner chez elles avec le prochain convoi de bois, qui partirait au crépuscule. Dépassée par les événements, la jeune femme ne pensa pas à demander où son « chez-elle » était censé se trouver. !Xabbu et elle passèrent l’après-midi assis sur le lit, tenant chacun une main de Martine et lui murmurant des paroles apaisantes quand les cauchemars la rattrapaient. Le contremaître aida Renie à monter à l’arrière de l’immense camion à vapeur. !Xabbu grimpa par ses propres moyens et s’installa auprès d’elle, sur les troncs enchaînés. Tok fit promettre à Renie qu’elle et ces « inconscients de citadins qu’elle avait pour amis » n’iraient plus se promener dans la jungle. Elle s’y prêta de bonne grâce et le remercia de sa gentillesse tandis que le camion quittait le camp pour s’engager sur la route boueuse. Elle aurait pu effectuer le parcours dans la cabine de l’un des autres véhicules, mais ainsi elle pourrait parler en privé à !Xabbu. De plus, Martine était attachée sur le siège passager de ce camion – conduit par une femme aux larges épaules et au visage rond – et Renie souhaitait rester aussi près que possible de sa compagne. — J’imagine que ce n’est pas la voix de Martine car elle délire et parle français, fit-elle alors qu’ils s’éloignaient du campement. Mais pourquoi avons-nous notre voix habituelle, vous et moi ? Enfin, je veux dire, vous parlez normalement, même si vous semblez tout droit sorti d’un zoo. !Xabbu ne daigna pas répondre. Dressé sur ses pattes arrière, il humait les senteurs charriées par le vent. — Sans doute que nous sommes reliés à l’index de Singh et qu’il est réglé pour les utilisateurs de langue anglaise, raisonna-t-elle. Mais cela n’explique pas pourquoi j’ai conservé ce corps, alors que vous, vous vous retrouvez dans votre second simul. Elle observa ses mains cuivrées. La physionomie qu’elle s’était choisie s’approchait apparemment beaucoup de celle des habitants de la région. Mais elle ne se serait pas aussi bien intégrée à son environnement s’ils avaient débarqué dans un village viking ou un Berlin ravagé par la Seconde Guerre mondiale. !Xabbu redescendit au niveau de Renie et s’accroupit près d’elle, la queue dressée. — Nous avons retrouvé Martine, mais nous ignorons toujours ce que nous cherchons et où nous allons, lui dit-il. Renie regarda longuement l’épaisse jungle qu’éclairait le soleil couchant et les nombreux kilomètres de route rouge qu’il leur restait encore à parcourir. — Merci de me le rappeler, fit-elle enfin. Ils roulèrent toute la nuit. La température tropicale resta étouffante et Renie apprit que les troncs d’arbres virtuels n’étaient pas plus confortables que ceux du monde réel pour qui tentait de dormir dessus. Mais le plus désolant, c’était que son corps flottait dans un caisson-V empli de gel modulable capable de simuler l’édredon le plus moelleux qui soit. Si seulement elle pouvait actionner les commandes nécessaires… Quand le soleil se leva pour dissiper une obscurité qui ne lui avait pas permis de se reposer, les camions atteignirent une ville. C’était apparemment là que se trouvaient la scierie et les usines de traitement du bois. Même à l’aube, il y avait déjà des dizaines de personnes dans les rues boueuses. Ils croisèrent plusieurs voitures ressemblant à des Land Rover en remontant la voie principale ; certaines fonctionnaient à la vapeur, tandis que les autres utilisaient une source d’énergie plus mystérieuse. Renie remarqua plusieurs de ces objets semblables à des antennes-satellite, qui étaient visiblement réservés aux bâtiments les plus importants. Ces détails exceptés, la ville tout entière ressemblait à un décor de western américain. Les trottoirs en bois surélevés permettaient de ne pas marcher dans la boue, la rue principale divisant la localité en deux était le site rêvé pour les duels au pistolet et il y avait autant de chevaux que de voitures. Pour compléter l’analogie, quelques hommes faisaient le coup de poing à l’extérieur de l’une des tavernes. Tous les gens que Renie apercevait étaient mieux habillés que les ouvriers du camp mais, malgré les nombreuses écharpes en laine colorée qu’elle voyait, rien, dans leur style vestimentaire, ne lui permit de déterminer où elle se trouvait. Les camions traversèrent la ville et s’alignèrent devant la scierie. La conductrice de leur véhicule sortit de sa cabine. Faisant preuve d’une courtoisie quelque peu taciturne, elle suggéra à Renie de descendre ici, en compagnie de son singe et de son amie malade. Alors qu’elle aidait Renie à extraire Martine à demi consciente de son siège, elle lui apprit qu’ils trouveraient un bus en face de la mairie. Renie fut soulagée d’apprendre que la route se poursuivait au-delà de la ville. — Un bus ? répéta-t-elle. C’est merveilleux. Mais nous… je n’ai pas d’argent. — Il faut payer pour prendre les transports municipaux, maintenant ? demanda la conductrice. Par tous les seigneurs du ciel, qu’est-ce que les membres du Conseil vont encore pouvoir inventer ? Le Dieu-Roi ferait mieux de les exécuter et d’en nommer d’autres à leur place. Comme la surprise de la conductrice l’avait laissé penser, les bus étaient apparemment gratuits. En se faisant discrètement aider de !Xabbu, Renie parvint à conduire Martine, titubante, jusqu’à la mairie, où les trois compagnons s’assirent sur les marches pour attendre. La Française revivait manifestement les terribles instants au cours desquels ils s’étaient infiltrés dans le système d’Autremonde, mais elle pouvait presque se déplacer normalement, pour peu qu’on l’incitât à le faire. Une ou deux fois, Renie sentit que son amie lui serrait légèrement la main en réponse à la pression de ses doigts, comme si elle tentait de refaire surface. Je l’espère, se dit-elle. Sans Singh, elle constitue notre unique espoir de comprendre ce qui se passe ici. Elle faillit se trouver mal en observant le cadre tellement fantastique, et pourtant si réaliste, au sein duquel elle évoluait. Quand je pense à ce qu’il a fallu de cerveaux, de fonds et d’équipement pour concevoir une telle simulation… Et nous espérons pouvoir traîner les responsables devant les tribunaux ? Notre entreprise est risible depuis le premier instant. La sensation de désespoir qui la submergea fut telle qu’elle se sentit incapable de parler. Tous trois restèrent assis en silence. La population locale leur lançait des regards à la dérobée en chuchotant. Renie avait l’impression que la jungle devenait un peu moins dense, sans pour autant en être sûre. Elle avait vu un nombre incalculable d’arbres, heure après heure, et ceux-ci continuaient de défiler devant ses yeux même quand elle les fermait. Le chauffeur du bus, qui arborait une dent en or et un collier de plumes, n’avait pas montré la moindre surprise en apercevant les deux compagnons de Renie, mais, lorsqu’elle s’était enquise de la destination finale du véhicule – le texte écrit sur le pare-brise lui apparaissait tout aussi incompréhensible que les livres du contremaître –, il l’avait dévisagée comme si elle lui avait demandé si son car pouvait voler. Il avait baissé ses lunettes de soleil pour mieux étudier la femme qui lui posait une telle question ; peut-être pensait-il qu’on lui demanderait plus tard de décrire cette folle en cavale. — À Témilun, ma brave dame, avait-il tout de même répondu. La cité du Dieu-Roi – béni soit son nom – Seigneur de la Vie et de la Mort, Élu d’entre les Élus. Où voudriez-vous que nous allions ? (Il avait indiqué l’unique route quittant la ville de la scierie.) Où pourrions-nous aller de toute façon ? Avec Martine dormant contre son épaule et !Xabbu, debout sur ses genoux, les paumes plaquées contre la vitre, Renie essaya de réfléchir à tout ce qu’elle avait appris. Apparemment, on utilisait ici à la fois les technologies du XIXè siècle et celles du XXè, du moins si elle se souvenait bien de leurs différences. Les habitants semblaient venir d’Asie ou du Proche-Orient, même si certaines personnes qu’elle avait aperçues en ville avaient le teint plus clair ou, au contraire, plus mat. Le contremaître ne comprenait pas l’anglais, ce qui pouvait signifier qu’il n’existait pas de nation parlant anglais à proximité, que cette langue était inconnue dans la simulation, ou simplement qu’il n’avait reçu qu’une éducation très limitée. Les habitants semblaient avoir une religion et un dieu-roi – mais s’agissait-il d’un individu ou d’un concept ? Enfin, la conductrice du camion avait laissé entendre que les décisions étaient prises par un conseil dirigeant. Renie poussa un long soupir. Ce n’était pas grand-chose. Ses amis et elle perdaient un temps précieux, mais elle ne voyait pas comment faire autrement. Ils se dirigeaient vers Témilun, qui était apparemment une ville plus grande encore. Et si rien là-bas ne les rapprochait de leur objectif, que feraient-ils ensuite ? Devraient-ils se rendre à la prochaine localité ? Cette intrusion au sein d’Autremonde qui avait coûté la vie à Singh se résumerait-elle finalement à une succession de voyages en bus, à des vacances aussi ratées qu’interminables ? Se détournant de la fenêtre, !Xabbu se pencha vers Renie. Jusque-là, il n’avait rien dit du trajet car le bus était bondé et une bonne demi-douzaine de passagers se trouvaient à moins d’un mètre de Renie. La plupart d’entre eux transportaient des poulets ou des petits animaux qu’elle était incapable d’identifier, ce qui expliquait l’absence de réaction du chauffeur devant !Xabbu. Par contre, aucune de ces bêtes ne semblait capable de parler, aussi !Xabbu murmura-t-il tout bas à l’oreille de Renie. — J’ai beaucoup réfléchi à ce que nous devons chercher, lui dit-il. Si nous souhaitons trouver les maîtres du réseau, il nous faut commencer par découvrir quelque chose au sujet des dirigeants de ce monde. — Et comment devons-nous procéder ? En allant dans une bibliothèque ? Ils en possèdent sans doute, ici ; mais pour cela, il nous faut déjà rejoindre une grande ville. !Xabbu haussa légèrement le ton car une femme située juste devant eux fredonnait un air qui rappela à Renie les chants tribaux que Long Joseph entonnait parfois avec ses amis, quand la bière avait un peu trop coulé. — À moins de trouver quelqu’un qui saura nous dire ce que nous avons besoin de savoir, fit le Bushman. Renie regarda autour d’elle, mais personne ne prêtait attention à eux. Par la fenêtre, elle voyait désormais des terres cultivées et quelques maisons. Sans doute approchaient-ils de la ville. — Mais comment faire confiance à qui que ce soit ? protesta-t-elle. Tous les occupants de ce bus font peut-être directement partie du système d’environnement. Ils ne sont pas réels, !Xabbu, ou du moins est-ce le cas pour la plupart d’entre eux. La réponse de son compagnon fut interrompue par une pression contre son bras. Martine s’accrochait à elle comme si elle craignait de tomber. Les yeux de son simul étaient toujours incapables de se fixer, mais son visage avait une expression plus éveillée. — Martine ? C’est Renie. Vous m’entendez ? — Les… ténèbres… sont si denses… La Française avait une voix de petite fille égarée mais, pour la première fois, on la reconnaissait. — Tout va bien, la rassura Renie. Nous sommes passés. Nous nous trouvons au cœur d’Autremonde. Martine se tourna vers elle, les yeux toujours fuyants. — Renie ? — C’est moi, oui. Et !Xabbu est là, lui aussi. Vous avez compris ce que je viens de vous dire ? Nous avons réussi. Nous sommes passés. La Française ne relâcha pas son étreinte mais son anxiété se dissipa quelque peu. — Il y a tant d’inf… fit-elle avant de se reprendre. Les ténèbres étaient si profondes… Le babouin pressa l’autre bras de Renie, qui se sentit soudain dans le rôle d’une mère de famille ne sachant plus où donner de la tête. — Vous pouvez nous voir, Martine ? demanda-t-elle. Vos yeux n’arrêtent pas de bouger. Martine se figea un instant, comme si elle venait de recevoir un coup inattendu. — Je… il m’est arrivé quelque chose… je ne suis pas encore moi-même. Dites-moi, Renie, qu’est-il advenu de Singh ? — Il est mort, Martine. J’ignore ce qu’était cette chose, mais elle l’a attrapé. Je… je pourrais jurer que je l’ai sentie le tuer. — Moi aussi, répondit la Française en secouant la tête avec tristesse. J’espérais que ce n’était qu’un mauvais rêve. !Xabbu serrait de plus en plus fort. Renie se tourna vers lui pour lui demander de la lâcher, mais il ne s’intéressait pas à elle. — !Xabbu ? — Regardez, Renie ! Regardez ! Il avait oublié de chuchoter et la jeune femme comprit aussitôt pourquoi. Le bus sortait d’un large virage et, pour la première fois, elle put apercevoir ce qu’il y avait derrière les arbres. Une ligne argentée s’étendait à l’horizon, et son reflet indiquait qu’il s’agissait d’un plan d’eau, sans doute une baie ou un océan, à en juger par sa taille. Mais ce qui avait attiré l’attention du Bushman déguisé, c’était ce qui se trouvait devant, la multitude d’arches et de tours qui luisaient dans le soleil de l’après-midi comme le plus grand parc d’attractions de tous les temps. — Oh, souffla Renie, tout aussi fascinée que son compagnon. Regardez-moi ça. — De quoi s’agit-il ? demanda Martine, impatiente. — C’est la cité. La cité d’or. Il fallut une heure de plus pour atteindre Témilun en traversant une longue plaine parsemée de villages – tout d’abord des hameaux entourés de champs de céréales, puis des villes de banlieue de plus en plus modernes –, de centres commerciaux, d’autoponts et de panneaux de signalisation plus incompréhensibles les uns que les autres. Et, pendant tout ce temps, la cité ne cessait de grossir à l’horizon. Renie remonta l’allée centrale du bus pour mieux l’admirer. Après s’être glissée entre deux hommes à la lèvre percée qui plaisantaient avec le chauffeur, elle s’accrocha à la barre métallique pour contempler un rêve devenu réalité. D’une certaine manière, la cité semblait tout droit sortie d’un conte de fées, tant ses hauts immeubles paraissaient différents des tours et gratte-ciel fonctionnels de Durban. Certains prenaient la forme de gigantesques pyramides à degrés ornées de jardins à chaque étage. D’autres étaient de fines tours en filigrane d’un genre inconnu, flèches immenses qui ressemblaient à des fleurs ou à des épis de blé. D’autres encore, aussi inclassables que des œuvres d’art abstrait, se dotaient d’angles et de protubérances constituant un véritable défi à l’architecture. Tous étaient peints de couleurs vives qui ajoutaient à la sensation que la cité se trouvait couverte de fleurs, mais la teinte dorée était celle qui revenait le plus souvent. On la retrouvait au sommet des pyramides, mais aussi dans les rayures qui décoraient la surface des tours. Certains bâtiments avaient été dorés de haut en bas, de telle sorte que même le plus enfoncé de leurs recoins brillait au soleil. La cité offrait tout ce que promettait l’image aperçue sur l’ordinateur de Susan, et plus encore. Elle avait été conçue par des fous, mais des fous géniaux. Quand le bus entra dans les faubourgs de la métropole, les plus hautes tours disparurent du champ de vision de Renie. Cette dernière retourna à son siège, le souffle coupé. — C’est stupéfiant ! fit-elle en se laissant aller à une dangereuse griserie. Je n’arrive pas à le croire. Nous l’avons trouvée ! Martine était restée étonnamment calme. Sans mot dire, elle prit la main de Renie et celle-ci se dit qu’elle venait d’assister, non pas à un miracle, mais à deux, même si le second était de moindre importance : ici, Martine, la femme-mystère, la voix sans visage, était devenue une personne réelle. Certes, elle utilisait un simul comme un marionnettiste pouvait se servir de ses pantins et elle se trouvait à des milliers de kilomètres de Renie – et plus loin encore de ce pays virtuel –, mais elle était bel et bien là ; Renie sentait sa présence. Elle avait la sensation d’avoir enfin fait la connaissance d’une précieuse correspondante de son enfance. Incapable d’exprimer cette soudaine gratitude, elle se contenta de serrer la main de la Française. Le bus s’immobilisa enfin, au cœur d’une vallée d’immeubles dorés. Martine marchait encore difficilement, aussi laissèrent-ils descendre les autres passagers avant de sortir à leur tour. La station de bus était une pyramide creuse au sol dallé, soutenue par de gigantesques piliers qui s’élevaient d’étage en étage et constituaient comme une toile d’araignée démesurée. Ils n’eurent que quelques instants pour admirer cette merveille architecturale avant que deux hommes vêtus de noir ne s’approchent d’eux. — Excusez-moi, fit l’un d’eux, vous vous trouviez bien à bord du bus venant d’Aracataca, n’est-ce pas ? Renie réfléchit à toute vitesse, mais en vain. Les deux hommes portaient un pardessus noir et une petite cape d’apparat, et tout en eux indiquait un grand professionnalisme. Le mince espoir qu’il puisse s’agir de contrôleurs se dissipa quand la jeune femme vit qu’une étrange matraque pendait à leur ceinturon et que leur casque de métal poli avait la forme d’une tête de félin rugissant. — En effet, nous… — Dans ce cas, montrez-moi vos papiers, je vous prie. Renie tapota la poche de sa combinaison. Martine regardait droit devant elle, comme si elle évoluait dans un rêve. — Si ce cinéma est à notre intention, vous pouvez vous en passer, poursuivit l’homme. Vous êtes étrangers. Nous vous attendions. Il avait apparemment le crâne rasé sous son casque. Faisant un pas en avant, il prit le bras de Renie. Son partenaire hésita en voyant !Xabbu. — Le singe nous accompagne, bien entendu, reprit le premier. Je suis sûr que vous n’avez pas plus de temps à perdre que nous, alors allons-y. Mais ne vous inquiétez pas, nous avons seulement l’ordre de vous conduire au Grand Palais dans les plus brefs délais. !Xabbu baissa la tête et prit la main de Renie. Il suivit docilement le mouvement quand les policiers se dirigèrent vers la sortie. — Pourquoi nous traitez-vous de la sorte ? essaya Renie sans trop y croire. Nous n’avons rien fait de mal. Nous étions parties en randonnée dans la jungle et nous nous sommes perdues. Mes papiers se trouvent chez moi. Le policier ouvrit la porte. Garée dehors, une imposante camionnette crachait autant de vapeur qu’un dragon assoupi. Son collègue aida Martine à monter à l’arrière du véhicule. — Je vous en prie, ma brave dame, répondit le premier fonctionnaire. Gardez vos questions pour nos maîtres. Cela fait plusieurs jours que nous avons pour instruction de vous attendre. Et vous devriez vous sentir honorées. Apparemment, le Conseil a des projets pour vous. La portière de la camionnette se referma dès que Renie et !Xabbu eurent rejoint Martine. Il n’y avait pas la moindre fenêtre. L’obscurité était totale. — Nous sommes là depuis des heures, protesta Renie. Elle avait arpenté leur cellule en décrivant toujours le même huit qu’elle effectuait désormais les yeux fermés alors qu’elle tentait de réfléchir à leur situation. La jungle, la magnifique cité et ce misérable cachot tiré d’un mauvais film d’horreur se bousculaient dans son esprit, sans qu’elle parvienne à mieux comprendre ce qui se passait. — Pourquoi tout ce cinéma ? raisonna-t-elle à voix haute. S’ils veulent nous hypnotiser ou réessayer le même tour que Kali dans les souterrains du club, pourquoi attendre ? N’ont-ils pas peur que nous nous déconnections ? — Peut-être que cela est impossible, avança !Xabbu. Peu après que les policiers les avaient enfermés, il était monté jusqu’à l’unique fenêtre, trop haut placée pour ses compagnes. Il s’était assuré que la grille métallique qui défendait l’ouverture ne lui permettait pas de passer, puis était redescendu s’installer dans un coin. Il avait même dormi quelques instants, ce que Renie avait trouvé particulièrement horripilant. — Ils savent peut-être quelque chose que nous ignorons à ce sujet, poursuivit le petit homme transformé en babouin. Devons-nous essayer ? — Pas encore, lui conseilla Martine. Il est possible que nous n’arrivions pas à repartir – ces individus ont prouvé qu’ils pouvaient manipuler nos esprits d’une manière qu’il nous est impossible de comprendre – et, même dans le cas contraire, ce ne serait qu’un aveu d’impuissance de notre part. Renie s’arrêta et ouvrit les yeux. Le visage de ses amis trahissait l’expression d’indifférence propre à ceux qui savent ne rien pouvoir faire pour changer leur situation, tandis qu’elle devait lutter contre la fureur croissante qui l’habitait. — Nous avons au moins trouvé les gens que nous recherchions, fit-elle. La suffisance de ces policiers aurait fini de me convaincre, si ce n’était déjà fait avant. Ce sont eux qui ont attenté à notre vie et qui ont tué le Dr Van Bleeck, Singh et Dieu sait combien d’autres personnes encore. Et ils en sont fiers, les salopards ! Quels monstres d’arrogance ! — La colère ne nous sera d’aucune aide, dit doucement Martine. — Ah non ? Et que pouvons-nous faire, alors ? Dire que nous sommes désolés et que nous n’interférerons plus jamais dans leurs maudits jeux s’ils nous renvoient chez nous avec un simple avertissement ? (Elle serra les poings et frappa un ennemi invisible.) Merde ! J’en ai marre d’être terrifiée, poursuivie et… et manipulée par ces monstres ! — Renie… — Ne me dites pas de garder mon calme ! Ce n’est pas votre frère qui se trouve à l’hôpital et qui n’est plus qu’un légume alimenté par des machines. Mon petit frère qui comptait sur moi pour le protéger… — Non, Renie, c’est vrai. Ma famille n’a pas autant souffert que la vôtre. La jeune femme s’aperçut qu’elle pleurait ; elle s’essuya les yeux du revers de la main. — Pardon, Martine, s’excusa-t-elle, mais… La porte de la cellule s’ouvrit bruyamment. Les deux hommes en noir se tenaient là, inquiétants dans le couloir sombre. — Suivez-nous. L’Elu d’entre les Elus désire vous voir. — Pourquoi ne vous enfuyez-vous pas ? chuchota Renie. Vous pourriez vous cacher quelque part et nous aider à nous échapper. Je n’arrive pas à croire que vous n’avez même pas l’intention d’essayer. !Xabbu lui lança un regard peiné. — Je ne peux vous abandonner alors que nous ne savons presque rien de ce lieu. De plus, s’ils cherchent à atteindre notre esprit, nous serons plus forts en restant ensemble. Irrité par ces murmures, le premier policier jeta un œil par-dessus son épaule. Le petit groupe gravit un escalier avant de pénétrer dans un grand hall au sol de pierre polie. À en juger par la forme et la hauteur du plafond, Renie conclut qu’ils se trouvaient à l’intérieur de l’une des pyramides qu’elle avait aperçues du bus. Une foule d’individus bruns en costumes de cérémonie s’agitaient en tous sens. La plupart portaient une petite cape semblable à celle des policiers. Occupés à remplir leur mission sans perdre de temps, ils n’accordaient pas la moindre attention aux prisonniers, exception faite de la demi-douzaine de gardes armés postés devant la porte à double battant dressée au bout de l’imposant couloir. Le casque à tête d’animal de ces hommes musclés était encore plus réaliste que celui des fonctionnaires de police. Equipés de vieux fusils et de matraques, ils paraissaient guetter l’occasion de faire mal à quelqu’un. Les soldats se montrèrent plus attentifs en voyant approcher les nouveaux venus. Après avoir longuement examiné l’emblème des policiers, ils finirent par s’écarter à contrecœur et par ouvrir la porte. Renie et ses amis furent poussés à l’intérieur mais leurs accompagnateurs restèrent au-dehors et les lourds battants se refermèrent derrière eux. Ils se trouvaient, seuls, dans une salle presque aussi vaste que le hall qu’ils venaient de quitter. Sur les murs de pierre étaient peintes des scènes de batailles fantastiques entre des hommes et des monstres. Au centre de la pièce, un chandelier électrique particulièrement large et grotesque éclairait une longue table entourée de chaises vides. La plus lointaine éclipsait les autres par sa taille et son dossier surplombé d’une plaque en or montrant le soleil brillant au travers des nuages. — Le Conseil n’est pas en séance, mais je me suis dit que vous aimeriez voir où il se réunit. Une silhouette apparut derrière le trône. L’homme, jeune, avait un profil d’aigle, comme tous les habitants du pays. Il était torse nu et portait un long manteau de plumes, un collier de perles et de crocs acérés, et une haute couronne en or sertie de joyaux bleus. — En temps normal, je suis entouré de serviteurs « plus nombreux que les grains de sable de la plage », comme disent mes prêtres, et ils ne sont pas loin d’avoir raison. Il s’exprimait d’une voix douce et en anglais, avec un léger accent, mais il était impossible de ne pas remarquer la lueur d’intelligence qui brillait dans ses yeux impassibles. Cet homme était habitué à obtenir tout ce qu’il désirait, et il était également bien plus vieux que son apparence ne le laissait penser. — Mais j’attends d’autres invités et nous aurons besoin de place, poursuivit-il. Et puis, il vaut mieux que nous ayons cette discussion en privé. (Il les gratifia d’un sourire glacial.) Mes prêtres feraient une crise d’apoplexie s’ils savaient que leur Dieu-Roi se trouve seul avec des étrangers. — Qui… qui êtes-vous ? Renie avait fait de son mieux pour parler d’une voix assurée, mais elle était bien trop affectée par le fait de savoir qu’elle se trouvait en présence de l’un de ses persécuteurs. — Le Dieu-Roi de ce lieu, comme je viens de vous le dire. Le Seigneur de la Vie et de la Mort. Mais, si cela peut vous mettre plus à l’aise, permettez-moi de me présenter selon les règles. Vous êtes mes invités, après tout. Mon nom est Bolivar Atasco. 11 Le papillon et l’empereur INFORÉSO/FLASH : Le camp de réfugiés devient un État. (visuel : ville de réfugiés sur la plage de Mérida) COMM : Le camp de réfugiés mexicain baptisé « Bout de la Piste » a été reconnu comme un pays à part entière par les Nations unies. Mérida, petite ville située à l’extrême nord de la péninsule du Yucatán, a vu sa population croître de façon démesurée pour atteindre aujourd’hui quatre millions d’habitants, ce en raison d’une série de violentes tempêtes le long de la côte et de l’instabilité politique du Honduras, du Guatemala et du Mexique. (visuel : camion de l’ONU se frayant un passage au milieu d’une foule en délire) Les trois millions et demi de réfugiés ne disposent d’aucun abri, ou presque, et nombre d’entre eux souffrent de la tuberculose, de la typhoïde ou de la fièvre de Guantanamo. En faisant de Mérida un État, l’ONU peut désormais prendre le nouveau pays sous sa juridiction directe et y décréter la loi martiale… — Dzang, Orlando ! T’avais raison ! T’avais raison ! (Ivre d’excitation et malade de trouille, Fredericks faisait des bonds sur la plage.) Où on est ? Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est pas vrai, t’avais raison ! Le sable était chaud et rugueux sous les paumes d’Orlando ; rien ne permettait de nier son existence. Il en ramassa une poignée et le laissa s’écouler entre ses doigts. Tout était réel, parfaitement réel. Et la cité aussi, plus belle et plus fantastique que si elle sortait d’un conte de fées. Elle s’étendait aussi loin que portait le regard et s’élevait en direction du ciel dans une profusion de tours et de pyramides décorées avec autant de finesse qu’un œuf de Fabergé. L’objet de son obsession ne se trouvait plus qu’à quelques kilomètres de distance, séparé de lui par un bras de l’océan bleu. Assis sur une plage, il contemplait son rêve. Mais pour arriver jusqu’ici, il avait dû traverser un véritable cauchemar : les ténèbres, et puis cet horrible monstre vorace… Mais ce n’était pas qu’un rêve. Il y avait quelque chose derrière, comme dans un spectacle de marionnettes. Comme si mon esprit essayait de m’expliquer quelque chose d’inconcevable… Et le cauchemar ne constituait pas l’unique problème. Où qu’il soit, il n’avait pas laissé sa maladie derrière lui, cette fois-ci. La ville se dressait devant lui – cette cité qui ne pouvait être et en laquelle il n’osait même pas espérer – et pourtant il s’en moquait. Il fondait telle une bougie dégageant trop de chaleur. Au plus profond de son être, quelque chose de bouillant l’empêchait de respirer en emplissant son crâne de douleur. Où sommes-nous ? Bien que le doute n’ait pas quitté son esprit, Fredericks continuait de danser de joie. En se levant péniblement, Orlando se rendit compte que son ami avait revêtu les traits de Simmeck, maître-voleur du Pays du Milieu. C’est pas normal, pensa-t-il, sans toutefois pouvoir pousser son raisonnement plus avant. Debout, il allait encore plus mal. La cité d’or se mit brusquement à tanguer et Orlando essaya de la suivre, mais le sable jaillit vers lui et le heurta avec violence comme s’il était devenu compact. Quelque chose m’a touché dans le noir… Tout tourbillonnait autour de lui. Il ferma les yeux et sombra dans l’inconscience. Simmeck le Voleur le secouait violemment. Orlando avait l’impression que son crâne était un melon trop mûr qui ne demandait qu’à éclater. — Orlando ? Tu vas bien ? criait Fredericks, qui ne se rendait pas compte à quel point sa voix faisait souffrir son ami. — Malade… arrête de me… Fredericks le lâcha. Orlando roula sur le côté, en resserrant les bras autour de son corps. Il sentait les rayons que le soleil dardait sur lui, mais avait l’impression d’assister à un bulletin météo concernant l’autre bout du pays. Intérieurement, il était glacé, et ce froid pouvait résister à n’importe quel soleil, réel ou simulé. Il commença à grelotter. — Tu trembles, lui fit remarquer Fredericks. Orlando serra les dents. Il n’avait même plus la force de lancer une repartie sarcastique. — Tu as froid ? s’enquit son ami. Mais il fait super chaud ! Non, je suis bête, ça n’a rien à voir. Pardon, vieux. Il faut trouver quelque chose pour te couvrir ; tu portes juste un pagne. Fredericks scruta la plage déserte, comme s’il pensait trouver une couverture abandonnée derrière une des roches volcaniques. Mais un détail le troublait : — Pourquoi tu es Thargor ? voulut-il savoir. Qu’est-ce qui t’a pris de choisir ce simul ? Orlando répondit d’un grognement. Fredericks s’agenouilla près de lui. Il avait toujours les yeux écarquillés mais faisait des efforts pour réfléchir de façon logique. — Tiens, prends ma cape, dit-il en décrochant le vêtement. Hé ! Mais c’est celle de Simmeck ! Est-ce que ça veut dire que je suis Simmeck, tout comme toi tu es Thargor ? Orlando hocha difficilement la tête. — Mais j’ai jamais… c’est complètement dément ! Tiens, touche ça. Ça a l’air réel, pas vrai ? Où on est, Orlando ? Qu’est-ce qui s’est passé ? On est sur le réseau, là ? Orlando lutta pour empêcher ses dents de claquer ; leur cliquetis ne faisait qu’accroître sa migraine. — Personne ne… possède… un tel équipement… décréta-t-il enfin. Nous… je sais pas où on est… — Mais la cité est là, comme tu l’avais dit. (Fredericks avait l’air d’un enfant blasé qui ne s’attendait pas à rencontrer le Père Noël.) C’est bien de celle-là que tu parlais, non ? fit-il avec un rire nerveux. Bien sûr que oui… qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? Mais où on est ? Orlando avait du mal à suivre le bavardage fébrile de son ami. S’enroulant dans sa cape, il s’allongea dans l’attente de la prochaine vague de frissons. — Je crois… qu’il faut que je dorme… un peu… Une nouvelle fois, l’obscurité lui tendit les bras. Il flottait dans des rêves enfiévrés où se bousculaient des tombeaux de pierre, les chants de Tonton Jingle et sa mère, qui fouillait les couloirs de leur maison pour retrouver quelque chose qu’elle avait égaré. A un moment, il refit surface et sentit que Fredericks lui tenait la main. — … crois bien qu’on est sur une île, disait son ami. Il y a un temple en pierre ou quelque chose d’approchant, mais j’ai pas l’impression qu’on s’en serve encore de nos jours, et c’est tout. J’ai pas pu faire complètement le tour, parce que la forêt – enfin, la jungle – est vachement dense mais, en raison de la courbe de la plage, je pense que… Orlando perdit de nouveau connaissance. Alors qu’il dérivait au gré des courants mouvementés de sa maladie, il s’empara des rares souvenirs qui semblaient encore faire partie du monde réel. Les enfants-singes avaient voulu le conduire jusqu’à quelqu’un – un animal, ou un individu ayant choisi un nom d’animal – qui connaissait l’existence de la cité d’or. Mais au lieu de cela, ils avaient tous été attrapés et secoués dans tous les sens, comme un rat pris entre les mâchoires d’un chien. Un chien, oui… on lui avait parlé d’un chien… Et maintenant, il se trouvait ailleurs et la ville se dressait devant lui. Il nageait donc en plein rêve, car la cité n’existait que dans ses songes. Mais Fredericks était là, lui aussi. Une autre possibilité lui vint à l’esprit, lui faisant l’effet d’une douche froide. Je suis en train de mourir. Je me trouve dans cet horrible centre médical de Crown Heights et on m’a relié à toute une série de machines. Ma vie s’enfuit peu à peu et il ne me reste plus que quelques cellules cérébrales qui s’évertuent à me reconstituer un univers à partir de bribes de souvenirs. Vivien et Conrad doivent être assis près de moi, à essayer de ne pas montrer leur chagrin, mais ils ne savent pas que je suis toujours là. Je suis toujours là ! Je suis piégé au dernier étage d’un immeuble en feu, les flammes ne cessent de monter et les pompiers rentrent tous chez eux… Mais je suis toujours là ! — Réveille-toi, Orlando. Tu fais un mauvais rêve. Réveille-toi. Je suis là. Il ouvrit les yeux. La tache brun et rose qui lui apparut prit rapidement les traits de Fredericks. — Je suis en train de mourir. L’espace d’un instant, Fredericks eut l’air inquiet, puis il se reprit. — Absolument pas, Gardiner. Tu as juste chopé la grippe ou une autre saleté du même genre. Bizarrement, il se sentit mieux en entendant les encouragements de son ami, même si ces derniers sonnaient faux. Une hallucination dans laquelle Fredericks se comportait normalement valait bien le monde réel, après tout. Et puis, ce n’était pas comme si on lui avait laissé le choix… Il n’avait plus froid, du moins pour le moment. Il s’assit sans lâcher la cape. Sa tête lui donnait l’impression d’avoir été ébouillantée jusqu’à ce que son cerveau s’échappe, transformé en vapeur. — T’as parlé d’une île ? voulut-il savoir. Soulagé, Fredericks s’assit à son côté. Avec les sens décuplés d’un malade à qui la fièvre accorde une brève rémission, Orlando nota les mouvements pesants de son ami. Il ne se déplace vraiment pas comme une fille. La question du sexe de Fredericks commençait à se perdre dans les limbes. Pendant un instant, il se demanda quelle tête avait vraiment… Salomé, mais il chassa vite cette pensée. Ici, Fredericks avait l’air d’un mec et voulait qu’on le traite comme tel. Ce n’était pas Orlando qui allait prétendre le contraire. — Je crois qu’on est dessus, répondit Fredericks sans quitter la cité des yeux. L’île, je veux dire. Je cherchais un bateau – je me suis dit que je pourrais peut-être le voler, vu que je suis Simmeck – mais il n’y a personne dans le coin. (Il se tourna vers Orlando.) Et pourquoi je suis Simmeck, hein ? Qu’est-ce qui se passe, à ton avis ? — Aucune idée, reconnut Orlando en secouant la tête. Je voudrais bien savoir. Ces mômes devaient nous emmener voir quelqu’un, puis ils ont dit qu’ils avaient repéré un « grand trou pour aller ailleurs » et qu’ils allaient nous brancher dessus. Je sais pas… Simmeck agita la main devant ses yeux et fronça les sourcils. — J’ai jamais rien vu de pareil sur le réseau. Tout bouge comme dans la VTJ. Et il y a même des odeurs ! Rien ne manque. Regarde l’océan. — Je sais. — Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Moi, je dis qu’il faut construire un radeau. Orlando contempla la cité. Maintenant qu’elle lui apparaissait si proche et si… réelle, il se sentait rongé par le doute. Comment un lieu aussi réaliste pourrait-il se montrer à la hauteur de ses rêves ? — Un radeau ? Et comment tu veux faire ? T’as apporté ta mallette du parfait petit charpentier ? Fredericks lui renvoya une grimace de dégoût. — Il y a des palmiers et des lianes tout près et ton épée est là, elle aussi. On peut le faire, répondit-il en ramassant l’arme qui gisait sur le sable. Hé ! C’est pas Voleuse de Vies ! Orlando observa la poignée toute simple et la lame qui lui paraissait nue comparée à celle, couverte de runes, de son épée fétiche. Le brusque influx d’énergie qu’il venait de ressentir commençait déjà à se dissiper. — C’est ma toute première épée, expliqua-t-il. Celle que Thargor utilisait quand il est arrivé dans le Pays du Milieu. Il a trouvé Voleuse de Vies un an avant que tu t’inscrives. (Il baissa les yeux ; il avait des sandales aux pieds.) Et je parie que je n’ai pas le moindre cheveu gris, pas vrai ? — Non, c’est vrai, répondit Fredericks après l’avoir examiné. Mais j’ai toujours connu Thargor avec des cheveux blancs. Comment tu as su ? — A cause des sandales et de l’épée. Je suis Thargor jeune, tel qu’il est descendu des collines de Borrikar. Il n’est devenu grisonnant qu’après sa première bataille contre Dreyra Jahr, au fond du Puits aux Ames. — Mais pourquoi ? Orlando haussa les épaules et se laissa lentement glisser au sol. La fatigue était revenue et il ne demandait qu’à retourner au pays des rêves. — Je sais pas, Fredericks. Je sais plus rien… Il se réveilla à plusieurs reprises alors que le jour déclinait, mais replongea chaque fois. À un moment, il fut presque totalement tiré du sommeil par un grand cri, mais le son provenait de si loin qu’il était sans doute issu d’un autre rêve. Fredericks avait disparu. Orlando se demanda vaguement si son ami était allé voir ce qui avait causé ce bruit, mais la maladie et l’épuisement l’empêchaient de penser. Rien d’autre n’avait d’importance. Le jour était revenu et quelqu’un pleurait tout près. Orlando avait mal au crâne. Poussant un grognement d’irritation, il essaya d’enfouir sa tête sous l’oreiller, pour s’apercevoir que ses mains étaient pleines de sable. Il se redressa. Fredericks était agenouillé à quelques mètres de lui, le visage dans ses mains et les épaules secouées par de longs sanglots. Il faisait particulièrement clair, ce matin, et la plage et l’océan virtuels paraissaient plus éblouissants encore suite à la fièvre qui avait troublé le sommeil d’Orlando. — Fredericks ? Ça va ? Son ami leva les yeux. Son visage était baigné de larmes et la simulation lui avait même rougi les joues. Mais le plus impressionnant, c’était l’angoisse qui se lisait dans son regard. — Oh, Gardiner, on est vraiment mal, répondit-il en suffoquant. Si tu savais à quel point… — De quoi tu parles ? — On est piégés. On peut pas se déconnecter. Orlando poussa un long soupir et se laissa retomber sur le sable. — Mais non, fit-il en se voulant rassurant. Fredericks le rejoignit à quatre pattes et le prit par les épaules. — Dis pas de conneries, d’accord ? J’ai essayé, et ça m’a presque tué ! Orlando n’avait jamais perçu une telle panique dans la voix de Fredericks. — Qu’est-ce que tu racontes ? — Je voulais me débrancher. Je me faisais du souci pour toi, et je me suis dit que tes parents étaient peut-être sortis sans savoir que t’allais mal. Et peut-être qu’il aurait fallu appeler une ambulance… bref, j’ai essayé de me déconnecter, mais ça n’a pas marché. J’ai pas pu utiliser les commandes habituelles, ni me servir de ce qui ne fait pas partie de cet environnement, ma chambre et tout le reste. (Il porta délicatement les doigts à sa nuque.) Et ma fiche-T a disparu. Vas-y, essaie, toi ! Orlando toucha l’endroit où sa neurocanule avait été implantée. Il ne sentit rien d’autre que la peau et les muscles de Thargor. — T’as raison, reconnut-il. Mais il y a d’autres simulations qui sont capables de cacher les contrôles et d’abuser les capteurs tactiles. T’es pas venu avec moi à l’Arène du Diable, un jour ? Dans ce jeu, t’as même pas de bras ou de jambes ; t’es juste un cerveau branché à une luge à réaction. — C’est pas vrai, Gardiner ! Tu m’écoutes, oui ou non ? Je te dis pas ça au pif, j’ai vraiment quitté le système. Mes parents ont retiré ma fiche-T. Ça m’a fait mal, tu peux pas savoir à quel point. J’ai cru qu’on m’avait arraché la colonne vertébrale et qu’un sadique s’amusait à me planter des aiguilles brûlantes dans les yeux, que… que… je peux pas te dire. Et ça n’arrêtait pas. Je pouvais seulement crier, crier… (Il s’interrompit et fut pris d’un long tremblement.) Ça s’est juste arrêté quand mes parents m’ont remis ma fiche. J’ai même pas pu leur parler ; je me suis retrouvé ici illico presto. Orlando secoua la tête. — T’es sûr qu’il ne s’agissait pas… je ne sais pas, moi, d’une méchante migraine ou d’un truc de ce genre ? — Tu sais pas ce que tu racontes, répondit Fredericks, écœuré. Et après, ça a recommencé. Seigneur, tu m’as pas entendu hurler ? Mes parents m’ont sûrement emmené à l’hôpital, parce que la seconde fois, il y avait des tas de gens autour de moi. Mais j’avais tellement mal que j’arrivais à peine à les voir. C’était encore pire qu’avant. Et puis, on a dû me faire une piqûre. Je sais pas ce qui s’est passé, mais je suis encore là. J’imagine qu’ils m’ont rebranché. (Il se pencha et serra le bras de son ami.) Alors, dis-moi, Monsieur Cité d’Or, tu en connais beaucoup, toi, des simulations qui se comportent comme ça ? Dans quelle merde tu nous as fourrés, Gardiner ? Le jour et la nuit qui suivirent furent les plus interminables qu’Orlando ait jamais connus. La fièvre revint en force. Il passa son temps à se débattre sous l’abri que Fredericks lui avait construit à l’aide de feuilles de palmier, tour à tour brûlant de fièvre ou gelé. Sans doute son subconscient s’était-il emparé de l’histoire de Fredericks car, à un moment, il lui sembla qu’il entendait clairement sa mère lui parler. Elle évoquait un événement qui s’était produit dans le quartier – la « communauté », comme elle disait – et ce que les voisins en pensaient. Elle parlait pour ne rien dire, comme chaque fois qu’elle était terrorisée, et il se demanda un instant s’il s’agissait bien d’un rêve. Il la distinguait vaguement, comme si elle se trouvait derrière un rideau de gaze, et pourtant son visage était si proche qu’il le voyait déformé. Mais elle lui était si souvent apparue ainsi qu’il pouvait fort bien s’agir d’un rêve. Elle lui disait ce qu’ils feraient tous les trois quand il irait mieux. Le désespoir et les doutes qu’il percevait dans sa voix et derrière chaque mot le conduisirent à penser que, rêve ou pas, il devait considérer cette discussion comme réelle. Il essaya de se forcer à parler pour combler la distance inimaginable qui les séparait. Mais, piégé dans son hallucination ou dans ce lieu incroyablement lointain, il n’arrivait pas à faire fonctionner ses cordes vocales. Comment expliquer les choses à sa mère ? Et, même s’il y parvenait, que pourrait-elle faire ? Beezle, tenta-t-il de lui dire. Amène-moi Beezle. Amène-le-moi. Elle se dissipa sans qu’il ait pu déterminer s’il s’agissait d’une illusion ou d’un bref instant de contact avec sa vie réelle. — Tu rêves encore de ce stupide insecte, grommela Fredericks d’une voix rendue pâteuse par le sommeil. Un insecte. Je rêve d’un insecte. Alors qu’il sombrait sous une nouvelle attaque de fièvre, il se souvint qu’il avait un jour lu quelque chose sur un papillon qui se prenait pour un empereur et se demandait s’il n’était pas en fait un empereur croyant être un papillon… ou quelque chose comme ça. Où est le vrai ? se demanda-t-il. Qu’est-ce qui est réel ? Le gamin malade et rabougri qui se meurt dans un lit d’hôpital ou… le barbare créé de toute pièce qui recherche une cité imaginaire ? A moins que quelqu’un d’autre, de totalement différent, ne vive ces deux existences… dans ses rêves… À l’école, tous les enfants parlaient de la maison qui avait brûlé. Christabel se sentait toute chose en les entendant. Ophelia Weiner lui raconta que plein de gens étaient morts, et cela lui donna tellement mal au ventre qu’elle fut incapable d’avaler son repas. Sa maîtresse la renvoya chez elle. — Pas étonnant que tu te sentes mal, chérie, fit sa mère en posant la main sur le front de la fillette. Tu n’as presque pas dormi de la nuit, et après tu as entendu toutes ces histoires de gens tués dans l’incendie. (Elle se tourna vers son mari.) Elle est très sensible, tu sais. Papa répondit par un grognement. — Personne n’est mort, chérie, la rassura maman. Il n’y a qu’une seule maison qui a brûlé, et je crois qu’elle était vide. Alors que sa mère allait réchauffer un peu de soupe au micro-ondes, Christabel se rendit dans le bureau de son père, où ce dernier discutait avec le capitaine Parkins. Papa lui avait dit d’aller jouer dehors, comme si la maîtresse ne l’avait pas fait rentrer chez elle parce qu’elle était malade ! Elle s’assit dans le couloir pour s’amuser avec le prince Pikapik. Papa avait l’air de mauvaise humeur, ce matin. Elle se demanda pourquoi le capitaine Parkins et lui n’étaient pas au travail, et si cela avait un rapport avec la chose vilaine et secrète qu’elle avait faite pendant la nuit. Papa apprendrait-il un jour ce qui s’était passé ? Dans ce cas, elle serait sans doute punie pour toujours. Extrayant Pikapik du nid d’oreillers qu’elle lui avait confectionné – le Prince des Loutres avait pour habitude de se glisser dans les endroits sombres –, elle se rapprocha de la porte entrebâillée du bureau et tendit l’oreille. Elle n’avait jamais fait ça auparavant ; elle se serait crue dans un dessin animé. — … un beau gâchis, disait l’ami de papa. Mais qui aurait pu s’en douter, après tout ce temps ? — Ouais, et c’est bien la question qu’il faut se poser, pas vrai ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas il y a quinze ans, quand nous l’avons changé d’endroit une nouvelle fois ? Je ne comprends pas, Ron. Tu n’as pas refusé une de ses exigences sans queue ni tête, si ? Cela aurait pu le mettre en rogne… Christabel ne comprenait pas tous les mots, mais elle était à peu près sûre que les deux adultes parlaient de ce qui s’était passé chez monsieur Sellars. Ce matin, avant de partir à l’école, elle avait vu son papa au téléphone ; il parlait de l’explosion et de l’incendie. — En tout cas, il s’est sacrement bien débrouillé, faut le reconnaître. (Le capitaine Parkins lâcha un rire sans joie.) J’ignore comment il s’y est pris, mais il nous a bien eus. Les doigts de Christabel se refermèrent sur le prince Pikapik. La poupée laissa échapper un petit cri. — Et si la voiture avait brûlé quelques minutes de plus, on n’aurait pas pu faire la différence entre ce qu’il a laissé sur son siège et un authentique Sellars calciné. Des cendres, de la graisse et des déchets organiques… il a dû mesurer les proportions à la petite cuillère pour être aussi précis, ce vieux salopard. — On aurait tout de même retrouvé les trous dans la clôture, répondit le papa de Christabel. — C’est vrai, mais plus tard. Il aurait peut-être pris une journée d’avance supplémentaire. La fillette entendit son père se lever. Son cœur se mit à battre plus vite, puis elle comprit qu’il faisait les cent pas, comme quand il était au téléphone. — Peut-être, concéda-t-il. Mais enfin merde, Ron, ça n’explique pas comment il a pu s’échapper de la base en si peu de temps. Il était en fauteuil roulant, bordel ! — La police militaire fouille partout. Peut-être que quelqu’un a eu pitié de lui et l’a pris en stop. A moins qu’il se cache juste en bas de la colline, chez les squatters. Mais les langues vont se délier dès que nous aurons fait une descente. Quelqu’un parlera, tu peux me croire. — Sauf s’il avait un complice qui l’a aidé à quitter la région. — Et où veux-tu qu’il le trouve ? Dans l’enceinte de la base ? Il est passé en cour martiale, Mike. Et il ne connaît personne à l’extérieur. Nous contrôlons tous ses contacts, tous ses appels ; il ne se connecte même pas au réseau ! Il joue aux échecs par courrier avec un retraité australien – dont nous avons passé le dossier au peigne fin – et il est abonné à quelques catalogues et magazines, mais à part ça, rien. — Peut-être, mais je persiste à croire qu’il n’a pas pu y arriver seul. Quelqu’un l’a forcément aidé. Et quand j’aurai trouvé de qui il s’agit, ce type va regretter d’être né. Quelque chose faisait un bruit régulier. Christabel tourna la tête. Le prince Pikapik avait rampé sous la table du couloir et se cognait à répétition contre le pied en bois. Le vase allait tomber d’un instant à l’autre, et son papa entendrait forcément. Il serait très en colère. Alors qu’elle se précipitait sur le Prince des Loutres, les yeux écarquillés et le cœur battant la chamade, sa mère passa l’angle du couloir et faillit perdre l’équilibre en butant contre elle. Christabel hurla. — J’aimerais que tu prennes le temps de parler avec ta fille, Mike. Explique-lui que tout va bien. La pauvre petite a les nerfs à fleur de peau. Christabel mangea sa soupe au lit. Elle se réveilla en pleine nuit, terriblement inquiète. Monsieur Sellars lui avait dit d’enfiler ses nouvelles Lunettes Conteuses en rentrant de l’école, mais elle avait oublié parce qu’elle était revenue plus tôt que d’habitude. Elle se leva aussi silencieusement que possible et se glissa sous le lit pour récupérer les lunettes. Comme monsieur Sellars le lui avait dit, elle avait emporté l’autre paire à l’école pour la jeter dans la poubelle du couloir pendant la récréation. Avec le lit au-dessus de la tête, elle avait l’impression de se trouver dans la Grotte des Vents de Loutremonde. Pendant un instant, elle se demanda si ce lieu existait vraiment mais, comme les dernières loutres vivaient dans des zoos – son père le lui avait dit –, il n’y avait vraisemblablement plus de Grotte des Vents. Les lunettes ne clignotaient pas. Elle les enfila, mais il n’y avait rien d’inscrit à l’intérieur et son inquiétude ne fit que croître. Est-ce que quelque chose était arrivé à monsieur Sellars quand la maison avait explosé ? Peut-être qu’il était blessé et perdu dans les tunnels… Son doigt actionna l’interrupteur. Les lunettes ne s’allumèrent pas mais, au moment où elle songea qu’elles étaient cassées, quelqu’un dit doucement « Christabel ? » à son oreille. Elle sursauta et se cogna la tête contre le sommier. Quand elle retrouva un peu d’assurance, elle enleva les lunettes et sortit la tête de sous le lit. Même dans le noir, elle vit que personne n’était entré dans sa chambre. Elle remit les lunettes. — C’est toi, Christabel ? demanda la voix. Elle comprit brusquement que monsieur Sellars lui parlait dans les lunettes. — Oui, c’est moi, chuchota-t-elle. Il lui apparut soudain, assis dans son fauteuil. La lumière n‘éclairait que la moitié de son visage ravagé et il faisait encore plus peur que d’habitude, mais elle fut heureuse de constater qu’il n’était pas mort, ni même blessé. — Pardon de ne pas les avoir mises plus tôt… commença-t-elle. — Chut. Ne t’inquiète pas, tout va bien. A partir de maintenant, quand tu voudras me parler, il te suffira d’enfiler les lunettes et de dire… laisse-moi réfléchir… (Il fronça les sourcils.) Et si tu choisissais toi-même le mot de passe, Christabel ? Prends celui que tu veux, mais il ne faut pas que les gens le disent souvent. Elle réfléchit de toutes ses forces. — Quel était le nom de l’étrange petit bonhomme dans l’histoire que vous m’avez racontée, déjà ? Vous savez, le nom que la petite fille devait deviner. Monsieur Sellars se fendit d’un sourire. — Rumpelstiltskin ? Excellente idée, Christabel. Répète-le afin que je puisse l’encoder. Voilà. Maintenant, tu pourras m’appeler tous les jours après l’école, par exemple en rentrant, quand tu seras seule. Il faut que je fasse des choses très difficiles, maintenant, Christabel. Peut-être les plus difficiles de ma vie. — Vous allez faire exploser d’autres choses ? — Seigneur, j’espère que non ! Tu as eu peur ? J’ai entendu le bruit d’ici. Tu as fait de l’excellent travail, ma chérie. Tu es une petite fille très, très courageuse, et tu ferais une superbe révolutionnaire. (Il sourit de nouveau.) Non, plus rien n’explosera. Mais j’aurai encore besoin de ton aide de temps en temps. Beaucoup de gens vont me rechercher. — Je sais. Mon papa parlait de vous avec le capitaine Parkins. Elle lui relata tout ce dont elle se souvenait. — Dans ce cas, je n’ai pas à me plaindre, conclut-il. Et maintenant, tu devrais retourner te coucher, ma jeune amie. Appelle-moi demain. N’oublie pas, il te suffit de chausser les lunettes et de dire « Rumpelstiltskin ». Quand le drôle de vieux monsieur eut disparu, Christabel ôta ses Lunettes Conteuses et sortit de sous le lit. Maintenant qu’elle savait que monsieur Sellars allait bien, elle se sentait soudain très fatiguée. Elle venait à peine de se glisser sous les couvertures qu’elle s’aperçut qu’on l’observait par la fenêtre. — C’était une tête, maman ! Je l’ai vue ! Juste là ! Sa mère la serra contre son cœur et lui caressa la tête. Maman sentait le lait de toilette, comme tous les soirs. — C’était juste un mauvais rêve, chérie. Ton papa a vérifié ; il n’y a personne dehors. Christabel secoua la tête et plongea le visage entre les seins de sa mère. Même si les rideaux étaient tirés, elle ne voulait plus regarder en direction de la fenêtre. — Peut-être qu’il vaudrait mieux que tu viennes dormir avec nous, fit maman en soupirant. Pauvre petite chose. L’incendie de la nuit dernière t’a vraiment effrayée, n’est-ce pas ? Ne t’inquiète pas, ma chérie. Cela n’a rien à voir avec toi et c’est fini, maintenant. Les techniciens voulaient prendre des notes en préparation du nettoyage. Terreur s’en irrita légèrement car il lui fallait superviser les derniers préparatifs et le moment était mal choisi pour quitter le centre d’observation. Cependant il approuvait la conscience professionnelle de ses employés. Tirant un petit cigare de son humidificateur, il sortit sur le balcon qui surplombait la baie. L’équipe technique des Beinha y Beinha avait déjà détruit le bureau qu’il avait occupé en ville. Le local n’était plus d’aucune utilité maintenant que le projet atteignait sa phase finale et il serait impossible d’y revenir une fois l’opération terminée. Les hommes avaient donc nettoyé la salle de fond en comble avant de refaire la décoration du sol au plafond ; après avoir décapé les murs à la sableuse, ils les avaient repeints puis avaient changé la moquette. En ce moment, ils étaient en train d’examiner attentivement la maison du bord de plage qui servait de centre d’observation. Quand Terreur et son unité partiraient à l’assaut de la cible, l’équipe de nettoyage mettrait la maison en pièces, détruisant tout indice qui aurait pu permettre de remonter jusqu’à ceux qui l’avaient occupée au cours des trois derniers jours. Cela ne dérangeait guère Terreur de devoir sortir sur le balcon par une si belle soirée. Il travaillait dur et il ne s’était pas accordé un instant de détente depuis l’hôtesse de l’air. Mais il était difficile de se relâcher alors que la cible était en vue. On distinguait à peine les lumières de l’Isla de Santuario par-delà l’eau noire, et tous les systèmes de protection du lieu – sous-marins robotisés, minisatellites et sites renforcés défendus par des gardes armés – demeuraient cachés alors qu’ils devaient être éliminés l’un après l’autre. Et pourtant, à moins d’une erreur grossière comme il n’en avait aucune à son actif… Confiant, suffisant, feignant, mort, se rappela-t-il. … A moins d’une erreur grossière ou d’une énorme bévue des services de renseignements, tout était prévu. Il ne restait plus qu’à régler quelques détails de dernière minute et à attendre le reste de l’équipe, qui devait arriver dans quatre heures. Terreur avait sciemment demandé à ses hommes de ne pas débarquer trop tôt. Le site à investir ne présentait aucune difficulté qui n’ait été abordée et maîtrisée en milieu simulé, et il était inutile de prendre le risque d’alerter la cible. Les hommes et les femmes de l’équipe de nettoyage étaient les seuls qui ne s’étaient pas préparés en RèV, mais leur camionnette, bien que garée au vu et au su de tous, était peinte aux couleurs d’un célèbre livreur de tapis. Bien évidemment, les sœurs Beinha avaient soudoyé l’employé de l’usine de tapis chargé de répondre au téléphone, au cas où un voisin se poserait des questions en voyant la camionnette stationnée un peu trop longtemps au même endroit. Avec la satisfaction d’un propriétaire qui s’apprête à redécorer ses sols, Terreur mit sa musique intérieure à volume élevé, puis s’allongea sur une chaise longue à rayures, alluma son cigare et posa les pieds sur la rambarde du balcon. Il n’avait fumé que la moitié de son cigare, en observant tranquillement le périmètre de sécurité de l’île dont les lumières ambrées se reflétaient sur l’eau, lorsqu’une lueur se mit à clignoter dans un coin de son champ de vision. Il jura intérieurement. Le madrigal de Monteverdi – la musique qu’il préférait quand il se sentait d’humeur contemplative – devint un simple murmure. Le visage d’Antonio Heredia Celestino apparut dans une fenêtre superposée au panorama que contemplait Terreur ; sa tête chauve flottait au-dessus de l’eau comme s’il se noyait. Terreur aurait bien voulu que ce soit le cas. — Oui ? — Désolé de vous déranger, jefe. J’espère que vous passez une agréable soirée. — Qu’est-ce que tu veux, Celestino ? Le soin que l’homme attachait au respect des apparences était l’une des choses que Terreur détestait chez lui. Celestino était un technicien plus que compétent – sans quoi les Beinha ne l’auraient jamais engagé –, mais son formalisme reflétait un grand manque d’imagination. — J’ai des doutes au sujet des informations reçues. Les défenses sont complexes et il n’est pas exclu que le travail préliminaire ait quelques conséquences… gênantes. — Qu’est-ce que tu racontes ? Celestino hocha nerveusement la tête et tenta de répondre par un sourire charmeur. Issu de l’un des pires bidonvilles de l’intérieur de l’Australie, Terreur hésitait entre le dégoût et l’amusement. Si Celestino avait eu des cheveux, nul doute qu’il aurait tiré une de ses boucles pour se rendre plus attendrissant. — Je crains que les inspections effectuées lors de nos préparatifs ne risquent… d’alerter le sujet désigné. — Le sujet ? Tu veux dire la cible ? Qu’est-ce que tu cherches exactement à me dire, Celestino ? (La colère commençait à monter ; Terreur coupa la musique.) Notre action est-elle compromise par ta faute ? Est-ce pour ça que tu m’appelles ? Pour me dire que tu as foiré et que l’opération est fichue ? — Non, non ! S’il vous plaît, jefe, je n’ai rien fait de mal ! se défendit l’autre. (Il semblait plus effrayé par la colère de Terreur que par la mise en cause de ses compétences.) Non, c’est pour cela que je voulais m’entretenir avec vous, monsieur. Je ne prendrais aucun risque en matière de sécurité sans vous consulter auparavant. En quelques phrases, il exposa ses inquiétudes, que Terreur trouva ridiculement exagérées. Ce dernier décida que le problème était en fait fort simple : Celestino n’avait jamais piraté un système aussi complexe et il tenait à s’assurer qu’il pourrait se retrancher derrière l’excuse d’avoir obéi aux ordres, si les choses se passaient mal. Cet idiot a l’air de croire qu’il survivra à un échec pour la bonne et simple raison qu’il se trouve à quelques kilomètres du lieu de l’opération. Il ne connaît évidemment pas le Vieux. — Si tu te montrais un peu plus précis, Celestino. Je t’écoute depuis un bon moment déjà, et je n’ai rien appris de neuf. — Je voulais juste suggérer… je me demandais si vous aviez réfléchi à l’utilisation d’une bombe à données à bande réduite. Nous pourrions introduire un tel programme dans leur système et bloquer toutes leurs défenses. Si nous codons notre propre équipement comme il f… — Boucle-la. Terreur ferma les yeux et lutta pour conserver son calme. Mais le visage tendu de Celestino resta gravé sur sa rétine. — Dis-moi, n’as-tu pas été militaire ? — Si, répondit Celestino avec une pointe d’orgueil. Dans la BIM, la Brigada de Institutos Militares. Pendant quatre ans. — C’est ça, oui. Sais-tu quand cette opération doit débuter ? Sais-tu quoi que ce soit ? Nous sommes à moins de dix-huit heures du coup d’envoi et tu viens me trouver avec ce genre de conneries. Une bombe à données… C’est bien une idée de militaire, ça, tiens ! En cas de doute, tout faire sauter ! (Il fit une horrible grimace, oubliant un instant que, pour des raisons élémentaires de sécurité, Celestino ne pouvait voir que son habituel simul dénué d’expression.) Pourquoi crois-tu que nous faisons tout cela, pauvre petit minable ? Pour tuer quelqu’un ? Si tu étais fantassin, portier ou même majordome, je pourrais t’excuser d’avoir pondu un plan aussi débile, mais tu es censé être notre putain de spécialiste informatique. Nous allons geler le système principal, ainsi que les secondaires, s’il y en a. Une bombe à données… et tu as pensé à ce qui se passera si leur environnement est conçu pour tout effacer en cas d’attaque ? — Je… sûrement que… répondit Celestino, qui suait abondamment. — Ecoute-moi bien. Si nous perdons ne serait-ce qu’un misérable pour cent de ces données, je t’arrache personnellement le cœur pour te le montrer. Pigé ? Celestino acquiesça en déglutissant bruyamment. Terreur coupa la communication et passa ses fichiers en revue pour trouver une musique capable de le remettre de bonne humeur. — Ce type est tout sauf fiable. — C’est un excellent professionnel, fit le simul de la Beinha de gauche en se penchant légèrement vers l’avant. — Dites plutôt un minable incapable de contrôler ses nerfs, oui. J’ai fait venir quelqu’un pour le surveiller, et ce n’est pas négociable. J’ai déjà eu la courtoisie de vous prévenir… Il y eut un long silence. — C’est vous qui voyez, dit enfin l’une des deux jumelles. — Ça, oui. (La lueur rouge se remit à clignoter, mais cette fois à un rythme tout à fait reconnaissable.) Bon sang ! Excusez-moi, j’ai un appel à passer. Les deux sœurs hochèrent la tête et disparurent, pour être aussitôt remplacées par un fonctionnaire du Vieux attifé comme un Égyptien d’opérette ; nul doute qu’il s’agissait d’une Marionnette. — Le Seigneur de la Vie et de la Mort qui Règne sur l’Occident, loué soit son nom, réclame votre présence. — Maintenant ? protesta Terreur en réprimant un grognement d’irritation. Est-ce qu’il ne peut pas me parler, tout simplement ? — Votre présence est requise à Abydos, répéta le fonctionnaire sans se formaliser outre mesure, avant d’interrompre la communication. Terreur resta assis un long moment, respirant profondément, puis il se leva et s’étira pour se détendre – passer sa colère sur le Vieux risquerait d’être une terrible erreur. Cela fait, il regarda tristement son cigare, qui n’était guère plus qu’un tas de cendres grises au fond du bol en céramique qu’il utilisait comme cendrier. S’asseyant de nouveau, il rechercha la position la plus confortable qui soit – les caprices du Vieux l’obligeaient parfois à attendre plusieurs heures – et ferma les yeux. La gigantesque salle hypostyle d’Abydos s’étendait devant lui et les colonnes hautes comme des gratte-ciel paraissaient plus impressionnantes encore à la lueur des innombrables lampes. Il distinguait le trône du dieu tout au fond. Du haut de son estrade, il surplombait les mille prêtres avilis telle une île volcanique jaillissant de l’océan. Terreur avança avec un grognement de dégoût. Même s’il ne sentait pas ses oreilles de chacal et s’il ne voyait pas son museau velu, même si les prêtres faisaient bien attention de ne pas le regarder, il se sentait énervé et humilié. L’opération débuterait dans quelques heures seulement ; le Vieux ne pouvait-il lui simplifier un tant soit peu la vie en l’exemptant pour une fois de ce ridicule cérémonial ? Non, évidemment. Terreur n’était qu’un chien que l’on appelait pour qu’il entende la voix de son maître. Il ne devait surtout pas l’oublier. Arrivé au fond de la salle, il se mit à quatre pattes devant le trône, tout en se demandant quel serait l’effet produit s’il craquait une allumette à proximité des bandelettes de momie du vieux salopard. — Lève-toi, serviteur. Terreur s’exécuta. Même s’il montait sur l’estrade, il serait encore minuscule comparé à son employeur. Il faut toujours que tu me rappelles qui est le chef hein ? — Parle-moi du Projet Dieu du Ciel. Ravalant sa rage, Anubis inspira profondément et livra un rapport complet sur l’état des préparatifs. Le Seigneur de la Vie et de la Mort l’écouta avec un intérêt évident mais, même si son visage de cadavre restait aussi rigide qu’à l’habitude, Terreur avait l’impression que le Vieux était distrait : ses doigts bougeaient légèrement sur les accoudoirs et il demanda à son serviteur de lui clarifier un détail qui aurait dû lui paraître évident. — Tu es responsable de ce stupide programmeur, trancha Osiris après qu’il lui eut parlé de Celestino. Prends les mesures nécessaires pour t’assurer qu’il ne constitue pas un point faible dans notre organisation. Terreur prit très mal cette instruction ; comme s’il avait besoin qu’on le lui dise ! Il lui fallut faire un effort pour répondre d’un ton neutre. — Une professionnelle avec qui j’ai déjà travaillé arrivera bientôt. Elle surveillera Celestino. Osiris agita la main comme si cela était on ne peut plus évident. — Cette mission ne doit pas échouer. Je te fais don de ma confiance malgré tes écarts de conduite. Ne me déçois pas. La colère de Terreur ne l’empêchait pas d’être intrigué. Le Vieux paraissait troublé, sans qu’il soit possible de déterminer la source de son inquiétude. — Vous ai-je jamais déçu, Grand-Père ? — Ne m’appelle pas ainsi ! tonna Osiris en croisant les bras sur la poitrine. Je t’ai maintes fois répété que je ne permettrais pas qu’un humble serviteur prenne de telles libertés avec moi. Terreur contint difficilement un sifflement de rage. Le vieux salopard pouvait bien dire ce qu’il voulait. Le jeu se jouait en réalité à long terme, et peut-être venait-il d’apercevoir la première faille dans les défenses de son maître. — Excusez-moi, ô seigneur. Tout sera fait comme vous le souhaitez. (Il baissa la tête et toucha les dalles du museau.) Ai-je fait quoi que ce soit qui puisse justifier votre courroux ? Se pouvait-il que l’hôtesse… non, il n’était pas pensable que son corps ait déjà été découvert. De plus, pour une fois, il s’était retenu d’apposer sa signature sur l’une de ses œuvres d’art. Le Dieu de la Haute et de la Basse Égypte inclina la tête et Terreur perçut l’espace d’un instant une lueur d’intelligence indéniable dans l’œil vitreux du Vieux. — Non, tu n’as rien fait, reconnut enfin Osiris. Peut-être me suis-je emporté un peu vite. Je suis très occupé et la plupart des tâches qui m’incombent sont très déplaisantes. — J’ai peur de ne pas être en mesure de comprendre vos problèmes, seigneur. Coordonner un projet comme celui que vous m’avez confié requiert déjà toute mon attention, et je ne puis imaginer la complexité des affaires que vous avez à traiter. — En effet, confirma Osiris en regardant au-delà de la salle. Alors même que nous discutons, mes ennemis se rassemblent dans la salle du conseil. Je dois les affronter. Ils complotent contre moi, et je ne sais pas encore… (Il s’interrompit, secoua son énorme tête et se pencha en avant.) Quelqu’un t’a-t-il contacté ? Est-on venu te poser des questions à mon sujet ou te promettre quoi que ce soit en échange de renseignements ou de ton aide ? Je peux te garantir que la générosité dont je sais faire preuve envers ceux qui me sont fidèles n’a d’égale que la colère que je réserve aux traîtres. Terreur garda le silence un long moment, de peur de parler trop vite. Le vieux démon ne s’était jamais montré aussi inquiet et vulnérable devant lui. Si seulement il avait pu enregistrer la scène pour l’étudier à son gré par la suite ; mais non, il devait consigner le moindre geste, la moindre intonation au fond de sa mémoire. — Personne n’est entré en contact avec moi, seigneur, sans quoi je vous aurais immédiatement prévenu. Vous avez ma parole. Mais s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous… des informations qu’il vous faut obtenir, des alliés dont vous n’êtes plus sûr et que vous voulez… — Non, non, le coupa Osiris en agitant son fléau. Je m’occuperai seul du problème, comme je l’ai toujours fait. Ton rôle consiste à t’assurer que le Projet Dieu du Ciel se déroule bien comme prévu. — Bien sûr, seigneur. — Va. Je te recontacterai avant le début de l’opération. Trouve quelqu’un pour surveiller ce programmeur. — Oui, seigneur. Le dieu secoua sa houlette et Terreur fut éjecté du système. Il resta assis longtemps, ignorant trois appels différents pour mieux réfléchir à ce qu’il venait de voir et d’entendre. Finalement, il se leva. Au rez-de-chaussée, l’équipe de nettoyage avait achevé ses préparatifs et remontait dans sa camionnette. D’une pichenette, il expédia son mégot de cigare dans l’eau noire avant de retourner à l’intérieur. — Regarde, il suffit d’attacher les extrémités une nouvelle fois et c’est fini, expliqua Fredericks en agitant une poignée de lianes et de plantes grimpantes. Y a des vagues là-bas, Orlando… et Dieu sait quoi d’autre. Allez, un dernier effort maintenant nous évitera peut-être des tas d’ennuis sur l’eau. Orlando examina le radeau, qui lui semblait plutôt bien fait. Attachés côte à côte, les roseaux rigides formaient un long rectangle. L’ensemble avait de bonnes chances de flotter, mais le garçon s’en moquait. — Il faut que je m’asseye un moment, dit-il en se laissant tomber à l’ombre du plus proche palmier. — D’accord, je m’en occupe. Ça change pas, de toute façon. Orlando leva une main tremblante pour protéger ses yeux du soleil qui filtrait entre les frondaisons. La cité était différente à midi. Elle changeait constamment en cours de journée, ses couleurs évoluant au gré des reflets et des ombres. En ce moment, on aurait dit une masse de champignons dorés. Laissant retomber sa main, il s’appuya contre le tronc du palmier. Il se sentait extrêmement faible. Il se voyait aisément s’enfonçant dans le sable telles les racines d’un arbre et restant par la suite immobile à tout jamais. Épuisé et ralenti par sa maladie, il ne s’imaginait pas survivant à une nuit semblable à la précédente, pleine de confusion, de terreur et de démence. Il n’avait rien compris à ses cauchemars, qui l’avaient seulement empêché de trouver le sommeil. — O.K., j’ai fait des doubles nœuds partout, lui apprit Fredericks. Tu vas au moins m’aider à le mettre à l’eau, non ? Orlando le dévisagea longuement, mais la figure rougie de son ami conserva son expression de mécontentement. — J’arrive, concéda-t-il enfin. Le radeau flottait bel et bien, même si certaines parties restaient résolument sous l’eau et n’offraient aucun endroit sec où s’asseoir. Mais il faisait suffisamment chaud pour que cela ne soit pas trop désagréable. Orlando se félicita d’avoir convaincu son ami d’emporter l’abri de feuilles de palmier, même si Fredericks s’attendait à une traversée rapide. Il l’inclina vers lui jusqu’à ce que la frêle armature repose sur ses épaules. Les feuilles le protégeaient de la chaleur mais ne pouvaient pas grand-chose pour soulager sa migraine ou ses articulations douloureuses. — Je ne me sens pas bien, fit-il à mi-voix. Je te l’ai dit, j’ai une pneumonie. Sa maladie était le seul sujet de conversation qu’il ait à offrir et il commençait à s’en lasser. Fredericks, qui ramait à l’aide d’une pagaie de fortune, ne jugea pas utile de répondre. À la grande surprise d’Orlando, ils se rapprochaient en effet de la ville, même si leur progression était laborieuse. Le courant les entraînait vers ce qui semblait être la partie nord de la côte et il restait faible ; il y avait de fortes chances pour qu’ils atteignent leur but avant de se retrouver emportés dans l’océan. Et s’ils n’y parvenaient pas… Fredericks serait certes déçu, mais Orlando imaginait mal quant à lui quelle différence cela ferait. Il dérivait dans les limbes, perdant ses forces heure après heure, et le corps qu’il avait laissé derrière lui – dans ce qu’il aimait encore appeler le monde « réel » – ne valait guère mieux. — Je sais que t’es malade, mais tu pourrais pas ramer un peu ? J’ai vraiment mal aux bras, et si on continue pas à avancer, le courant va nous éloigner de la plage. Fredericks faisait des efforts pour ne pas montrer son ressentiment, gagnant du même coup l’admiration d’Orlando. Ne sachant ce qui exigerait le plus d’énergie de sa part, ramer ou protester, celui-ci prit la pagaie et se mit à l’œuvre. Ses bras lui paraissaient faibles et sans consistance mais la répétition des gestes – plonge la rame dans l’eau, pousse, retire-la puis plonge-la de nouveau – avait quelque chose d’apaisant. Au bout de quelques minutes, la monotonie de l’effort, les reflets du soleil et la fièvre qui ne relâchait pas son étreinte le plongèrent dans une sorte de rêve éveillé et il ne remarqua la montée du niveau de l’eau que lorsque Fredericks cria qu’ils étaient en train de sombrer. Alarmé mais toujours détaché de la situation, Orlando constata que l’eau avait atteint son pagne. Le centre du radeau s’était enfoncé, à moins que les côtés ne se soient soulevés. Quoi qu’il en soit, la plus grande partie du frêle esquif se trouvait désormais immergée. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Fredericks, comme si cela avait la moindre importance. — Ben, on se laisse couler… — T’es implosé, ou quoi, Gardiner ? s’emporta son ami, qui luttait contre une panique montante. On peut peut-être finir à la nage… Suivant le regard de Fredericks, Orlando découvrit la côte et éclata de rire. — C’est toi qui es implosé, rétorqua-t-il. J’ai déjà du mal à ramer. De toute façon, pour ce que ça nous sert… Avec un dernier regard pour sa rame, il la jeta au loin. Elle s’éloigna au gré de la houle, flottant bien mieux que le radeau. Poussant un cri d’horreur, Fredericks tendit le bras vers la pagaie, comme si cela pouvait suffire à la faire apparaître dans sa main. — J’arrive pas à croire que t’aies fait ça ! hurla-t-il. Je sais ! On va descendre dans l’eau, mais en se servant du radeau comme d’un flotteur. Tu sais, comme quand on apprend à nager… Orlando n’avait pas reçu le moindre cours de natation, tout comme il n’avait jamais pratiqué le moindre sport, que sa mère jugeait dangereux pour sa fragile ossature, mais il ne se sentait pas disposé à protester. Obéissant aux injonctions de son ami, il se laissa glisser dans l’eau froide. Fredericks l’imita puis, s’appuyant contre le radeau, il se mit à battre des jambes avec une énergie qui aurait sans doute fait plaisir à ses maîtres nageurs d’antan. — Tu pourrais pas m’aider un peu ? demanda-t-il, le souffle court. — C’est ce que je fais. — Et où est passée la force de Thargor le casseur de monstres, hein ? Allez, fais un effort ! Le simple fait d’expliquer son état en constituait déjà un, et l’eau salée qu’il ne cessait d’avaler ne l’aidait en rien. — Je suis malade, Frederico, et peut-être que le rapport physique est assez faible sur ce système… j’ai toujours dû le régler vachement haut pour avoir l’air normal. Ils n’avançaient que depuis quelques minutes quand Orlando sentit que ses dernières forces l’abandonnaient. Ses jambes cessèrent lentement de battre. Le seul fait de rester accroché au radeau représentait un calvaire. — Orlando ? J’ai besoin de ton aide ! La cité, tout à l’heure droit devant lui, se trouvait désormais sur sa droite. Mais l’étendue d’eau bleue séparant le radeau de la plage semblait toujours aussi vaste. Ils dérivaient en direction de la mer. Ils allaient continuer à s’éloigner de la terre ferme, jusqu’à ce que la ville finisse par disparaître à l’horizon. Mais ce n’est pas juste. Ses pensées progressaient par lentes ondulations, comme le ressac. Fredericks veut vivre. Il a envie de jouer au football et d’être un garçon comme les autres, tout comme Pinocchio. Je ne fais que le retenir. Je suis un boulet pour lui. — Orlando ? Pas juste, non. Il faut qu’il batte des jambes deux fois plus fort pour supporter mon poids. Pas juste… Il lâcha prise et sombra sous l’eau. Ce fut étonnamment aisé. Les flots se refermèrent sur lui comme une paupière et, l’espace d’un instant, il se sentit en état d’apesanteur. Il était pleinement satisfait de sa décision. Puis quelque chose lui attrapa les cheveux et lui causa une vive douleur. Avalant une grande gorgée d’eau, il fut tiré à la surface et émergea en toussant. — Orlando ! hurla Fredericks. Mais qu’est-ce que tu fous ? Il ne tenait plus le radeau que d’une main afin de ne pas lâcher les longs cheveux d’Orlando… ou plutôt, de Thargor. Plus personne ne fait avancer le radeau, maintenant, songea tristement Orlando. Il recracha un peu d’eau salée et se retint de tousser de nouveau. Pas bon du tout, ça… — Je… je ne peux pas aller plus loin, expliqua-t-il. — Tiens-toi au radeau, lui intima son ami. Allez ! Orlando s’exécuta, mais Fredericks ne le lâcha pas pour autant. Ils restèrent quelques instants à flotter sans bouger. L’embarcation improvisée se soulevait et retombait au rythme de la houle. Rien n’avait changé, si ce n’est qu’Orlando avait également mal au cuir chevelu, désormais. Fredericks aussi avait avalé de l’eau. Il avait les yeux rouges et son nez coulait sans cesse. — Je t’interdis d’abandonner ! Je te l’interdis ! Orlando trouva juste assez de force pour secouer la tête. — Je ne peux pas… — Tu peux pas ! Espèce de salopard frappa-dingue ! T’as fait de ma vie un enfer à cause de ta cité de merde ! Et maintenant que tu l’as devant toi, tu veux tout laisser tomber ? — Je suis malade… — Et alors ? Ouais, c’est triste, je sais. T’as chopé une maladie qu’est pas dans les manuels. Mais c’est là que tu voulais aller. T’en as rêvé. C’est même la seule chose qui t’importe encore, non ? Alors, soit tu m’aides à rejoindre cette putain de plage, soit je te tire comme j’ai appris aux cours de natation, et alors, on se noiera tous les deux à cinq cents mètres de ta foutue cité. Espèce de lâche ! Fredericks respirait tellement vite qu’il eut du mal à achever sa tirade. Accroché au radeau, dans l’eau jusqu’au cou, il lança un regard mauvais à Orlando. Celui-ci ressentit un certain amusement à l’idée qu’on puisse s’énerver à ce point pour une différence somme toute minime entre le fait d’aller de l’avant et celui d’aller vers le bas. Dans le même temps, se faire traiter de lâche par Fredericks – Fredericks ! – était quelque peu irritant. — Tu veux que je t’aide ? C’est ça que tu essaies de me dire ? — Non, je veux juste que tu fasses ce qui te paraissait tellement important pour que tu me traînes dans ce fenfen de bordel ! Une fois de plus, il était plus facile de pousser que de protester. D’autant que Fredericks tenait toujours Thargor par les cheveux et que cette position inconfortable devenait douloureuse. — D’accord, lâche-moi. — Tu me feras pas de coup en douce ? Orlando secoua faiblement la tête. Essayez d’aider les gens… Ils tirèrent le radeau vers eux, se mirent à plat ventre dessus et recommencèrent à battre des jambes. Le soleil était bas dans le ciel et un vent frais faisait mousser la crête des vagues lorsqu’ils franchirent enfin la première digue. Après un bref repos mérité, Orlando s’allongea sur le radeau et commença à ramer avec ses bras tandis que Fredericks continuait de battre des jambes. Ils passèrent une deuxième digue et se retrouvèrent au milieu d’embarcations de toute taille. A voile ou à vapeur, elles rentraient au port après leur journée de travail. Le frêle esquif se mit à tanguer de manière inquiétante dans leur sillage, et Orlando replongea dans l’eau. Devant eux, la cité commençait à s’illuminer. Les deux garçons se demandaient s’ils devaient faire signe à l’un des bateaux de passage quand Orlando sentit qu’une nouvelle poussée de fièvre le submergeait. — On ira pas jusqu’au bout, décida Fredericks. Dans le noir, on risque de se faire couler par un gros navire qui nous aura même pas vus. — Je crois qu’ils vont tous… en face… regarde… répondit Orlando, qui avait du mal à respirer. De l’autre côté du labyrinthe que constituait la rade aux nombreuses jetées, deux immenses navires, dont l’un était une sorte de pétrolier, se faisaient traîner par des remorqueurs. Plus près se trouvait une barge, nettement moins grande, mais tout de même très impressionnante. Malgré sa grande fatigue, Orlando ne pouvait en détacher les yeux. La majestueuse embarcation semblait tout droit sortie d’une autre époque, avec sa coque peinte et sculptée et le soleil doté d’un œil qui ornait sa proue. Elle ne possédait qu’un seul mât, qui portait une voile carrée déployée. Des lanternes pendaient à l’avant et dans le gréement. Alors qu’Orlando contemplait l’étrange apparition, l’univers sembla plongé dans une ombre plus épaisse. Les lanternes devinrent des étoiles miniatures. Le garçon eut tout juste le temps de se demander comment le crépuscule avait pu laisser si rapidement place à la nuit et de comprendre que tous les habitants de la ville venaient d’éteindre leurs lumières, puis il disparut de nouveau sous les flots. Cette fois, il sentit à peine que Fredericks le secourait. La fièvre était là, et il ne pouvait imaginer qu’elle relâcherait un jour son étreinte, tant était grande la fatigue qui l’accablait. Une lointaine come de brume résonna longtemps dans ses oreilles, de plus en plus étouffée. Fredericks lui disait quelque chose d’important, mais il n’était plus à même de comprendre quoi que ce soit. Puis une lumière extraordinairement éblouissante remplaça les ténèbres par une blancheur plus douloureuse encore. Le projecteur était fixé sur un petit bateau de la police portuaire. Les policiers ne firent preuve d’aucune cruauté, mais ils n’étaient nullement intéressés par ce que Fredericks avait à leur dire. Apparemment, ils recherchaient des étrangers, et les deux hommes nageant derrière leur radeau correspondaient à la description qui leur avait été donnée. Ils accueillirent les deux naufragés à leur bord sans cesser de discuter, et Orlando capta les mots « dieu-roi » et « conseil ». Fredericks et lui venaient de se faire arrêter pour un crime dont il n’avait pas conscience, mais il avait de plus en plus de mal à comprendre ce qui se passait autour de lui. La barge se dressa soudain à côté d’eux et le canot de police longea la coque sculptée en direction du Grand Palais, mais Orlando avait perdu connaissance avant qu’ils ne laissent la fastueuse embarcation derrière eux. 12 Le seigneur de Témilun INFORÉSO/FLASH : Alerte au bœuf avarié en Grande-Bretagne. (visuel : foule massée devant une usine du Derbyshire) COMM : En Grande-Bretagne, une série de décès a provoqué une levée de boucliers contre l’industrie bovine. La compagnie Artiflesh Ltd. a particulièrement souffert, puisque plusieurs de ses chauffeurs ont été attaqués et qu’une de ses usines a été incendiée. (visuel : bactérie de la salmonelle élargie au microscope) Les décès auraient été causés par le bacille de la salmonelle, qui aurait infecté un bœuf «géniteur », l’animal à partir duquel il est possible d’obtenir jusqu’à cent générations de têtes de bétail créées en laboratoire. Un tel « géniteur » permet de produire plusieurs milliers de tonnes de viande… — Atasco ! Renie leva les mains pour se défendre, mais leur hôte se contentait de la regarder avec une légère irritation. — Vous connaissez mon nom ? Voilà qui me surprend. — Pourquoi ? Parce que nous sommes des gens sans importance ? Maintenant qu’elle se retrouvait face à l’un des dirigeants d’Autremonde – du moins, par simul interposé –, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas peur. Envahie par une colère glacée, elle sentit qu’elle se détachait de la situation. — Non, répondit Atasco, sincèrement étonné. Tout simplement parce que je ne pensais pas être connu, du moins en dehors de certains cercles. Qui êtes-vous ? Renie posa la main sur l’épaule de !Xabbu en un geste de réconfort mutuel. — Si vous l’ignorez, ne comptez pas sur moi pour vous le dire. — Vous êtes une jeune femme pour le moins impertinente, répondit le Dieu-Roi en secouant la tête. — Renie… Martine n’eut pas le temps de poursuivre. À cet instant, une lueur irisée traversa la Salle du Conseil, frôlant Renie et !Xabbu avant de se fondre dans l’ombre. — Ah, voilà que cela recommence, fit Atasco en suivant des yeux le phénomène. Savez-vous de quoi il s’agit ? — Non, répondit Renie. Si vous nous le disiez… Nouveau mouvement de la tête. — Je n’en ai pas la moindre idée, reconnut-il. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact ; je crois savoir ce que cela représente, mais pas ce que c’est. Ce phénomène est généré par l’immense complexité du système. Ce n’est pas le premier ni le dernier… et encore moins le plus étrange. (Il s’accorda quelques instants de réflexion avant de reporter son attention sur ses invités.) Peut-être devrions-nous mettre un terme à cette discussion stérile. Nous avons encore beaucoup de choses à faire. — Comme quoi ? Nous torturer, peut-être ? Renie savait qu’elle aurait mieux fait de se taire, mais il était impossible de résister à la colère et à la frustration qui l’habitaient depuis des mois. Elle se sentait affûtée comme une lame. — Mettre le feu chez les gens, plonger les petits enfants dans le coma et passer les vieilles dames à tabac jusqu’à ce que mort s’ensuive ne vous suffit pas ? accusa-t-elle. — Renie… voulut intervenir Martine. — Assez ! hurla Atasco. Avez-vous totalement perdu la raison ? Qui êtes-vous pour venir m’accuser chez moi ? (Il se tourna vers Martine.) Et vous, êtes-vous chargée d’elle ? Si tel est le cas, vous faites bien mal votre travail. Même votre singe est mieux élevé. — Peut-être fait-il seulement preuve de davantage de patience, rétorqua la Française. Renie, !Xabbu, je crois que nous avons commis une erreur. — Une erreur ? Renie n’en revenait pas. Peut-être Martine avait-elle partiellement perdu la mémoire suite au traumatisme dont elle avait souffert, mais Renie, elle, ne se souvenait que trop bien du nom d’Atasco. Et il lui suffisait de regarder le simul aristocrate et arrogant que l’homme s’était choisi pour tout savoir de lui. — S’il y a eu une erreur, c’est lui qui l’a faite en pensant que nous nous montrerions polis, s’entêta-t-elle. !Xabbu grimpa sur une chaise, puis sur la table. — Une question, monsieur Atasco : pourquoi nous avoir amenés ici ? Leur hôte ne parut nullement surpris d’entendre parler un singe. — Je ne l’ai pas fait, répondit-il. Vous l’avez fait vous-mêmes, j’imagine. — Mais, dans ce cas, pourquoi ? persista le petit homme. Vous êtes le dirigeant de ce fantastique endroit. Pourquoi perdre du temps à nous parler ? Que voulons-nous, à votre avis ? Atasco haussa un sourcil. — Vous avez été convoqués ici, expliqua-t-il. J’ai permis à celui qui vous a appelés d’utiliser ma cité et mon palais pour des raisons de facilité… mais aussi parce que je partage certaines de ses craintes. (Il secoua la tête comme si tout cela relevait de l’évidence même.) Quant à la raison pour laquelle je vous accueille… vous êtes mes invités. C’est là simple courtoisie de ma part, même si vous semblez ignorer ce concept. — Vous voulez dire que… (Renie dut s’interrompre pour réfléchir à ce qu’elle venait d’apprendre.) Vous voulez dire que vous ne nous avez pas conduits ici pour nous menacer ou nous faire du mal ? Que vous n’êtes pas responsable du coma de mon frère ni du meurtre du Dr Van Bleeck ? Atasco la dévisagea un long moment. Il était toujours aussi condescendant, mais une légère hésitation se lisait désormais dans ses yeux. — Si les actes odieux que vous me décrivez ont été commis par la Confrérie du Graal, une part de leur responsabilité m’incombe en effet, répondit-il enfin. Et c’est d’ailleurs parce que je crois avoir involontairement contribué à la naissance de cette menace que j’ai proposé ma bien-aimée Témilun comme lieu de rencontre. Mais je ne suis pas personnellement responsable des crimes dont vous m’accusez, Seigneur, non ! (Il détourna le regard.) Dieu, quelle singulière époque vivons-nous ? Nous ne voyons presque jamais d’étrangers, ici, et maintenant ils vont arriver en grand nombre. Mais je suppose que cela était à prévoir en période de changement. (Il se tourna de nouveau vers ses invités.) Savez-vous quel jour nous serons, demain ? Mouvement Quatre. Nous avons hérité notre calendrier des Aztèques, voyez-vous, et ce jour est extrêmement important puisqu’il annonce la fin d’un âge, le Cinquième Soleil. La plupart des miens ont oublié les anciennes superstitions, car elles n’ont plus cours depuis mille ans dans leur monde. Un fou ? se demanda Renie. Je lui parle de meurtres et de gens dans le coma, et il me répond calendrier aztèque. — Mais vous disiez que nous avions été « convoqués », fit !Xabbu en écartant ses longs bras. Par qui ? — Il vous faudra attendre les autres. Je suis certes votre hôte, mais ce n’est pas moi qui vous ai choisis. Renie avait l’impression que le monde tournait à l’envers. Devaient-ils croire cet homme sur parole et l’accepter comme l’allié qu’il affirmait être ? Mais, dans ce cas, pourquoi restait-il si vague ? Elle réfléchit à la question mais n’y trouva pas de réponse immédiate. — C’est tout ce que vous pouvez nous dire, bien que vous soyez le grand chef par ici ? demanda-t-elle, s’attirant aussitôt un regard lourd de reproches de la part de !Xabbu. Atasco ne l’appréciait visiblement pas plus qu’au début, mais il fit un effort pour répondre poliment. — Celui qui vous a appelés a travaillé dur et avec une grande subtilité. Même moi, je ne suis pas au courant de tout ce qu’il a fait ou pensé. Renie fronça les sourcils. Elle savait déjà que rien ne pourrait lui faire apprécier cet homme, qui lui rappelait trop les pires Blancs d’Afrique du Sud – les riches héritiers de l’ancien régime, qui n’avaient jamais à affirmer leur autorité tellement elle leur paraissait évidente –, mais elle devait bien reconnaître qu’elle l’avait peut-être mal jugé. — D’accord, excusez-moi si je vous ai accusé un peu vite, concéda-t-elle. Mais vous devez comprendre qu’après les attaques que nous avons subies, nous retrouver arrêtés par vos policiers… — Arrêtés ? Est-ce exact ? Elle haussa les épaules. — Sans violence, mais ils ne nous ont vraiment pas donné l’impression que nous étions vos invités. — Je leur en toucherai un mot… discrètement, bien sûr, car je ne dois pas empiéter sur leur autonomie. Si le Dieu-Roi élève un peu trop la voix, c’est le système tout entier qui s’en trouve perturbé. — Vous avez… bâti ce lieu, n’est-ce pas ? intervint Martine, qui semblait vouloir parler depuis un moment. Vous appartient-il ? — Vous seriez plus proche de la vérité en disant que je l’ai fait grandir, répondit Atasco, dont l’expression se radoucit. D’après ce que j’ai cru comprendre, vous êtes arrivés par le bus. C’est bien dommage ; vous avez manqué nos splendides canaux et notre rade. Souhaitez-vous que je vous parle de Témilun ? — Beaucoup, oui. Mais, tout d’abord… j’ai du mal à filtrer les données que je reçois car votre système en émet trop pour le mien. Vous serait-il possible de diminuer votre débit ? Il me pose de gros problèmes. — Je pense que oui. Il s’interrompit, mais il ne s’agissait pas d’une pause naturelle : son corps s’immobilisa sans plus montrer aucun signe de vie. !Xabbu eut un regard pour Renie, qui haussa les épaules. Elle ignorait ce qu’Atasco faisait et ne savait pas non plus vraiment de quoi parlait Martine. Puis, sans le moindre avertissement, leur hôte revint. — On dirait que c’est en effet possible, mais ce ne sera pas facile, prévint-il. Vous recevez la même quantité d’informations que vos amis et, comme vous êtes tous connectés à la même ligne, je ne peux diminuer votre qualité de réception sans affecter également la leur. (Il secoua la tête.) Nous devons trouver le moyen de vous brancher sur une ligne différente. Mais ne le faites pas avant d’avoir parlé à Sellars. J’ignore ce qu’il a prévu pour vous, et vous ne pourrez peut-être pas revenir dans le réseau à temps. — Sellars ? fit Renie d’une voix aussi neutre que possible, leur hôte préférant de toute évidence le ton de la courtoisie. S’agit-il de l’homme qui nous a… convoqués, comme vous dites ? — Oui. Vous le rencontrerez bientôt, dès que les autres seront là. — Les autres ? Qu’est-ce que… — Je ne pourrai pas revenir, l’interrompit Martine. Pas s’il me faut retraverser le système de sécurité. — J’ai bien évidemment la possibilité de vous faire entrer dans le réseau en tant qu’invitée – j’ai d’ailleurs proposé de le faire pour vous tous –, mais Sellars s’y est violemment opposé. Cela a quelque chose à voir avec le système de sécurité, justement. Vous devrez en discuter avec lui, car je ne sais pas vraiment de quoi il s’agit. — Mais quelle était exactement cette chose ? voulut savoir Renie. Ce que vous appelez système de sécurité a tué notre ami. Pour la première fois, Atasco sembla réellement choqué. — Quoi ? Que voulez-vous dire ? Avec l’aide de !Xabbu et de Martine, Renie lui expliqua ce qui s’était passé. Quand elle eut terminé, il se mit à faire les cent pas. — C’est affreux, reconnut-il. En êtes-vous bien sûrs ? N’est-il pas possible que votre ami ait eu une crise cardiaque ? La nervosité faisait ressortir son accent et son anglais devenait moins précis. — Ça nous a tous attrapés, renchérit Renie. Singh a dit que c’était vivant, et je ne vois pas d’autre façon de définir le phénomène. Mais de quoi s’agit-il ? — Du système neural sous-jacent à tout le réseau du Graal. Je crois bien qu’il a été conçu en même temps que les simulations et qu’il s’est développé parallèlement à elles. Je ne sais pas grand-chose à son sujet – ce n’était pas mon rôle. Mais jamais il n’aurait dû… C’est affreux ! Si ce que vous dites est vrai, alors Sellars ferait bien de se dépêcher. Mon Dieu ! Affreux, affreux… (Il s’était immobilisé, mais pas calmé.) Vous devez entendre ce qu’il a à vous dire. Moi, je ne pourrais que vous induire en erreur. Mais je crois qu’il a raison : nous vivons isolés depuis trop longtemps. — Parlez-nous de ce lieu que vous avez… fait grandir. Renie se sentait irritée. Elle souhaitait en apprendre davantage sur ce mystérieux Sellars et le monstre que !Xabbu appelait le Dévoreur, mais Martine préférait apparemment recevoir un cours magistral délivré par un riche illuminé. La jeune femme se tourna vers !Xabbu pour obtenir son soutien, mais il fixait Atasco avec une expression attentive particulièrement exaspérante sur un visage de babouin. Elle laissa échapper un petit grognement de dégoût. — Témilun ? fit leur hôte en retrouvant une meilleure humeur. Bien sûr. Vous venez d’Aracataca, non ? Qu’avez-vous pensé des gens que vous avez croisés en chemin ? Avaient-ils l’air heureux et bien nourris ? Renie haussa les épaules. — Je crois, oui. — Et ils ne parlent pas un mot d’espagnol. Il n’y a pas de prêtres, ici… enfin, pour être plus exact, quelques-uns ont bien traversé l’océan, mais ils ont du mal à inciter les autochtones à entrer dans leurs étranges églises. En tout cas, le catholicisme n’existe pas, lui. Et tout cela, à cause des chevaux. Renie regarda !Xabbu, qui avait l’air tout aussi surpris qu’elle. — Les chevaux ? demanda-t-elle. — Oh, c’est on ne peut plus élémentaire, ma chère… comment vous appelez-vous ? Renie hésita. Au point où j’en suis, de toute façon… s’il nous joue la comédie, ces gens sont encore plus dangereux que ce que nous pensions. Et si la Confrérie du Graal pouvait incendier son immeuble et bloquer la carte de crédit de Jeremiah, son nom ne surprendrait personne. — Irene Sulaweyo. Renie. — Élémentaire, ma chère Irene. (Enthousiasmé par son sujet, Atasco semblait avoir oublié son antipathie des premières minutes.) Les chevaux, la seule et unique chose qu’il n’y avait pas en Amérique. Vous voyez, l’ancêtre du cheval a fini par disparaître, ici – enfin, quand je dis « ici », il faut comprendre dans mon Amérique natale, pas à Témilun. Lorsque les grands empires d’Amérique latine – les Toltèques, Aztèques, Mayas, Incas et autres Muiscas – sont apparus, ils durent faire face à de nombreux handicaps que ne connaissaient pas les civilisations de la vallée du Tigre ou du pourtour de la Méditerranée : des voies de communication plus lentes, pas de chariots ou de grands traîneaux car pas d’animaux pour les tirer, des routes moins utiles et donc un moindre besoin d’inventer la roue, et ainsi de suite. (Il recommença à faire les cent pas, mais il était désormais animé par une intense jubilation.) Dans notre monde, les Espagnols sont arrivés en Amérique et y ont vu un continent qui ne demandait qu’à tomber entre leurs mains. Quelques centaines de cavaliers armés ont suffi pour le conquérir, vous rendez-vous compte ? Alors, j’ai reconstruit l’Amérique. Mais, cette fois, le cheval ne s’y est pas éteint. (Il ôta sa couronne de plumes et la posa sur la table.) Tout s’est déroulé différemment, ici. Dans le monde que j’ai créé, les Aztèques et leurs successeurs ont fondé des empires bien plus importants et, après avoir reçu les commerçants qu’étaient les Phéniciens, ils sont eux-mêmes partis à la rencontre des autres civilisations. Quand la poudre à canon a fait le voyage depuis la Chine pour atteindre l’Europe occidentale et le Proche-Orient, les navires du Tlatoani – l’empereur des Aztèques, si vous préférez – l’ont également rapportée ici. Malgré ses réticences initiales, Renie se passionnait elle aussi pour le récit d’Atasco. — Mais… mais ces gens ont des téléphones portables, s’exclama-t-elle. De quand date cette simulation ? — Au jour d’aujourd’hui, elle a presque rattrapé le monde réel. Si une Europe existait à l’autre bout de l’océan au bord duquel est bâti ce palais, j’estime qu’elle serait depuis peu entrée dans le XXIè siècle. Mais Jésus et le calendrier occidental ne sont jamais arrivés ici. Même si l’empire aztèque est tombé il y a bien longtemps, nous appelons toujours ce jour Mouvement Quatre, le Cinquième Soleil. Il leur sourit comme un enfant fou de joie. — Mais c’est bien ce que je ne saisis pas. Comment avez-vous pu commencer pendant l’ère glaciaire et vous trouver à l’époque actuelle ? Voulez-vous dire que vous observez l’évolution de votre environnement virtuel depuis dix mille ans ? — Ah, je comprends. Oui, en fait, répondit-il avec un sourire d’autosatisfaction. Mais pas en temps réel. Nous avons conçu ce que j’appelle un macro-niveau, qui me permet de suivre le passage des siècles et d’obtenir des données d’ordre général, mais quand je souhaite approfondir un détail, je peux ralentir la simulation à volonté, voire l’arrêter totalement. — En d’autres termes, vous jouez à Dieu. — Mais comment avez-vous pu donner vie à tous ces gens ? demanda !Xabbu. Chacun d’eux a dû vous demander beaucoup de temps. Il semblait véritablement intéressé. Renie pensa tout d’abord que son ami était intervenu pour éviter qu’elle ne mette leur hôte en colère par ses remarques acerbes, puis elle se rappela le but que le Bushman s’était fixé. — On ne crée pas des individus distincts dans un système tel que celui-ci, expliqua le Dieu-Roi de Témilun. Du moins, pas séparément. Cette simulation est en évolution permanente, comme toutes celles de ce réseau. Les unités de vie apparaissent sous la forme d’automates, algorithmes suivant des règles extrêmement basiques mais qui, au fil de leurs interactions et grâce à leur faculté d’adaptation, deviennent sans cesse de plus en plus complexes, imitant en cela les véritables organismes vivants. Ensuite, quand nos automates ont atteint un certain niveau de complexité, il est possible de les affiner et de leur faire prendre le profil d’un végétal, d’un animal, ou même d’un être humain, après quoi ils continueront d’évoluer en fonction de leur patrimoine génétique et de leur environnement. — C’est à peu près ainsi que fonctionne l’ensemble du réseau, lui fit remarquer Renie. Toutes les simulations d’importance sont, d’une façon ou d’une autre, basées sur des modèles écologiques existants. — Certes, mais elles ne disposent pas de la même puissance que nous, répondit-il en secouant la tête avec emphase. Leur complexité est donc limitée, de même que le degré d’individualité que peuvent atteindre leurs automates. Mais vous en êtes déjà consciente, n’est-ce pas ? Vous avez vu Témilun. N’est-elle pas aussi réaliste, aussi authentique que n’importe quelle ville du monde réel ? Il est impossible d’obtenir un tel résultat sur le réseau, quels que soient les moyens financiers et humains mis en œuvre ; la plate-forme existante est incapable d’accueillir une aussi grande complexité. — C’est vrai, mais les systèmes de sécurité du réseau ne tuent personne, eux. Une vive colère se grava sur le visage d’Atasco, qui, aussitôt, laissa place à une expression plus morose. — Je n’ai aucune défense à vous opposer, reconnut-il. J’ai passé tellement de temps à observer la simulation que je crains d’avoir oublié le prix à payer. — Mais quelle est exactement la nature de ce lieu ? S’agit-il d’un projet artistique, d’une expérience scientifique ? — Un peu des deux, j’imagine… excusez-moi un moment. Atasco fit le tour de la grande table. La porte venait de s’ouvrir et les gardes faisaient entrer trois autres personnes. Deux d’entre elles avaient un corps de femme similaire à celui de Martine ; leur peau était foncée et leur chevelure noire comme celles des habitants de Témilun. La troisième était une haute silhouette tout de noir vêtue. Son jabot, ses plumes et ses bottes à bout pointu lui donnaient l’apparence d’un dandy de la cour. Une capuche ajustée en cuir noir couvrait son crâne, ne laissant apparaître qu’un visage blafard et androgyne aux lèvres rouge sang. On dirait qu’il sort d’un de ces affreux groupes de ganga vromb, pensa Renie. Atasco salua les nouveaux arrivants. Avant même qu’il eût fini, l’apparition en noir s’écarta ostensiblement du groupe pour aller inspecter la décoration murale. Après avoir fait asseoir les deux femmes, le Dieu-Roi revint vers Renie et ses amis. — Témilun mêle étroitement l’art et la science, poursuivit-il comme s’il n’avait pas été interrompu. C’est l’œuvre de ma vie. Je me suis toujours demandé à quoi aurait ressemblé mon pays natal si les Espagnols ne l’avaient pas conquis. Lorsque j’ai compris que l’argent seul pouvait m’apporter une réponse, je n’ai pas hésité une seconde. Je n’ai pas d’enfant et mon épouse ne vit que pour le même rêve que moi. L’avez-vous rencontrée ? Renie avait du mal à le suivre. — Votre femme ? fit-elle en secouant la tête. Non. — Elle ne doit pas se trouver loin. C’est un véritable génie des nombres. Moi, je peux remarquer une tendance et imaginer une explication, mais c’est elle qui me prodigue les chiffres nécessaires, la quantité de riz vendue au marché, l’effet que la sécheresse a sur la délocalisation des habitants… Renie aurait bien voulu s’entretenir avec les autres « invités », si le terme était approprié, mais elle s’apercevait aussi maintenant que, malgré son excentricité, Atasco avait des choses à lui apprendre. — Alors, donc, vous avez reconstitué un univers entier ? Je ne pensais pas qu’il y eût suffisamment de processeurs au monde pour obtenir un tel résultat, quelle que soit l’installation de votre réseau. Il leva la main et condescendit gracieusement à lui montrer ce qui aurait dû paraître évident. — Je n’ai pas recréé l’univers entier. Ce que vous voyez autour de vous constitue le cœur d’un monde dont les autres régions n’existent qu’à l’état de données. Ainsi, les Aztèques et les Toltèques ne sont que des informations ayant influencé le développement de Témilun, même si la cité a pour un temps été dirigée par les premiers. Même les Muiscas, qui l’ont construite, existaient principalement en dehors des limites de l’environnement virtuel ; leur capitale se trouvait être Bogota, comme dans le monde réel. Les Muiscas ? précisa-t-il soudain en voyant le désarroi de Renie. Vous les connaissez peut-être sous l’appellation de Chibchas, mais il s’agit en fait du nom de leur groupe linguistique, pas de leur peuple. Non ? (Il soupira tel un potier forcé de travailler une argile de mauvaise qualité.) Quoi qu’il en soit, la simulation réunit moins de deux millions d’objets humanoïdes, le reste du monde n’étant qu’un système complexe d’algorithmes sans représentation télémorphique. (Il fronça les sourcils.) Vous m’avez dit venir d’Aracataca, n’est-ce pas ? Ce village est situé à la frontière nord de notre univers, comme vous dites. Mais ne vous attendez pas à pouvoir distinguer la limite de la simulation, elle est tout de même mieux faite que cela ! Vous apercevriez l’eau, bien entendu, et un pays illusoire au-delà. — Donc, tout ce réseau, cet… Autremonde, est constitué de lieux similaires à celui-ci ? demanda Martine. C’est l’expression des rêves et de la vanité des riches ? Atasco n’en fut pas offensé. — J’imagine, oui, bien que je ne sois quasiment jamais sorti des limites de mon propre domaine – ce qui n’est guère surprenant quand on pense à tout ce qu’il m’a coûté. Certains des autres environnements sont… eh bien, personnellement, je les trouve plutôt déplaisants, mais chacun est seul maître de ce qu’il fait chez soi, tant dans le monde réel que dans l’univers simulé. Je n’apprécierais pas que quelqu’un vienne me dicter comment gérer Témilun. Renie observa l’étranger en noir, lequel montrait clairement qu’aucun d’entre eux ne l’intéressait. Avait-il été convoqué, tout comme elle ? Mais pourquoi ? Pourquoi organiser un rassemblement au cœur du royaume de cet égocentrique Atasco ? Et qui diable était ce Sellars ? Les réflexions de la jeune femme furent interrompues par l’ouverture de la grande porte. L’un des nouveaux arrivants avait visiblement eu maille à partir avec la police car deux gardes le soutenaient, mais Renie comprit bien vite qu’ils l’aidaient en fait à marcher. Ils l’installèrent sur une chaise où il s’effondra comme un enfant malade, ce qui était surprenant compte tenu de sa stature d’athlète de haut niveau. Un homme plus petit demeura à son côté pour le réconforter. Tous deux restèrent après le départ des gardes, en compagnie d’un individu ayant choisi un corps de robot luisant. Bolivar Atasco alla leur souhaiter la bienvenue. Renie observa les nouveaux venus. Le simul musclé aux cheveux noirs lui rappelait quelqu’un. Alors qu’elle se tournait vers !Xabbu pour lui demander son opinion, une femme plutôt ronde, arrivée avec le premier groupe, lui toucha le bras. — Pardonnez-moi de vous déranger, fit-elle, mais ma confusion est grande. Puis-je vous parler un instant ? Renie ne put s’empêcher de dévisager son interlocutrice, même si elle savait que cela ne lui permettrait pas de savoir à qui elle avait affaire. — Bien sûr. Asseyez-vous, dit-elle en conduisant l’inconnue à une chaise proche de celle de Martine. — Je… j’ignore où nous nous trouvons. Cet homme me dit que nous sommes à l’intérieur de sa simulation, mais je n’en ai jamais vu de semblable. — Nous non plus, la rassura Renie. Il faut croire que l’univers n’obéit pas aux mêmes lois pour les riches. La femme secoua la tête. — Tout cela est si étrange. Je cherchais de l’aide pour ma pauvre petite-fille, et je pensais bien avoir trouvé quelqu’un qui pourrait m’en apprendre davantage sur le mal qui la ronge. J’ai tant essayé de découvrir la vérité ! Et maintenant, au lieu d’obtenir des renseignements, je me retrouve dans ce… cette… je ne sais comment l’appeler. !Xabbu apparut brusquement à son côté. — Votre petite-fille est malade ? voulut-il savoir. Est-elle plongée dans un sommeil dont rien ne peut la faire sortir ? L’inconnue se recula, plus surprise par la justesse de la question que par l’apparence simiesque du Bushman. — Oui, répondit-elle. Elle est à l’hôpital depuis de longs mois. Même les plus grands spécialistes de Hongkong sont incapables de déterminer la nature de son mal. — Mon frère se trouve dans le même état. Renie décrivit ce qui était arrivé à Stephen, puis la manière dont ses amis et elle avaient atteint Témilun. La femme ne perdit pas une miette de ses explications, qu’elle ponctua de petits gémissements d’horreur et de tristesse. — Et moi qui croyais être la seule dans ce cas ! s’exclama-t-elle enfin. Quand mon petit ange est tombé malade, j’ai eu la certitude que la cause était en rapport avec le réseau. Mais ma fille et son mari pensent que j’ai perdu la tête, même s’ils sont trop bien élevés pour me le dire en face. (Ses épaules se mirent à trembler et Renie comprit que son interlocutrice pleurait, même si son simul n’en montrait rien.) Pardonnez-moi. Moi aussi, je commençais à craindre d’avoir sombré dans la folie. (Elle s’essuya les yeux.) Oh ! Mais je vous embête et je ne vous ai même pas dit comment je m’appelle ! Quelle impolitesse de ma part ! Mon nom est Quan Li. Renie fit les présentations. — Nous sommes tout aussi surpris que vous, poursuivit-elle. Nous pensions nous introduire sur le terrain de jeu de nos ennemis. J’imagine que nous y sommes parvenus, d’une certaine façon, mais cet Atasco n’a pas vraiment l’air d’un criminel. (Elle jeta un regard à leur hôte, qui parlait avec l’étranger en noir.) Qui est cet individu qui discute avec lui, le type au visage de clown ? Il est bien arrivé avec vous, non ? — Oui, mais je ne le connais pas ; en fait, je ne suis même pas sûre qu’il s’agisse d’un homme. (Quan Li gloussa, puis mit la main devant ses lèvres comme si sa réaction la choquait.) Il attendait à l’extérieur quand les gardes nous ont amenées, moi et l’autre femme assise là. Je ne sais pas comment elle s’appelle, elle non plus. Nous sommes entrés tous les trois ensemble. — Peut-être que c’est lui, Sellars, suggéra !Xabbu. — Non, trancha Martine, qui regardait le plafond sans le voir. Il se fait appeler « Doux William » et vient d’Angleterre. Renie s’aperçut qu’elle était restée bouche bée ; même sur un simul, l’expression ne devait guère être gracieuse. — Comment le savez-vous ? demanda-t-elle. Avant que Martine puisse répondre, ils entendirent plusieurs chaises racler le sol. Atasco venait de s’installer au bout de la longue table, où il avait été rejoint par une Témilunienne à la beauté froide, uniquement vêtue d’une robe de coton blanc et d’un splendide collier serti de pierres bleues. Renie ne l’avait pas vue arriver ; sans doute s’agissait-il de la femme d’Atasco, le génie des nombres. — Bienvenue dans la Salle du Conseil de Témilun, fit leur hôte en écartant les bras pour inviter tout le monde à s’asseoir. Je sais que vous venez d’endroits variés et que vous êtes motivés par des buts divers. J’aimerais pouvoir m’entretenir avec chacun d’entre vous, mais le temps nous est compté. J’espère toutefois que vous avez eu l’occasion d’apercevoir notre monde, qui a beaucoup à offrir aux touristes. — Au nom du ciel ! s’exaspéra Renie. Abrégez, voulez-vous ? Atasco s’interrompit, mais il avait l’air davantage surpris qu’irrité. Il chuchota quelques mots à l’oreille de sa femme qui lui répondit sur le même ton. — Je ne sais trop que vous dire, reconnut-il. Celui qui vous a convoqués devrait normalement se trouver en notre compagnie. Le simul de robot que Renie avait remarqué plus tôt se leva. Sa carapace de métal luisant était hérissée de pointes. — Ça pue le traquenard à plein nez, déclara-t-il en utilisant l’argot des Yeux Ronds. Pas d’chrono pour ça. J’me casse. Ses doigts chromés effectuèrent quelques gestes et il sembla très surpris en voyant que rien ne se produisait. Avant que quiconque puisse dire quoi que ce soit, une vive lumière jaune scintilla près des Atasco. Plusieurs invités poussèrent un cri de surprise. La silhouette qui apparut à côté de Bolivar Atasco quand la lumière se fut atténuée était une tâche aux contours humains d’une blancheur immaculée, comme si l’on avait effacé la partie de la pièce où elle se trouvait. Renie avait elle aussi crié, mais non à cause de l’apparition soudaine du nouveau venu. J’ai déjà vu cette chose, se dit-elle. En rêve ? Non, à l’intérieur du club… Chez Mister J… Un souvenir refoulé remontait à la surface, les derniers instants passés dans les profondeurs de cet horrible établissement. Ce simul l’avait… aidée, non ? Sa mémoire lui jouait des tours. Elle se tourna vers !Xabbu, mais ce dernier observait le nouvel arrivant avec une attention non dissimulée. À côté de lui, Martine avait l’air totalement bouleversée, comme si elle venait de réaliser qu’elle s’était perdue dans la forêt alors que la nuit tombait. Même Atasco fut quelque peu surpris par la soudaineté de l’apparition. — Ah ! fit-il en se reprenant. C’est… c’est vous, Sellars. La partie de la tache blanche qui devait être la tête tourna de droite à gauche. Puis Sellars parla et Renie sentit ses cheveux sur sa nuque se hérisser ; c’était bien la même voix, presque féminine, qu’elle avait entendue dans le jardin aux trophées de Chez Mister J. — Nous sommes si peu nombreux… Douze seulement, en comptant vos hôtes. Mais je vous suis reconnaissant à tous d’être arrivés jusqu’ici. Vous devez avoir beaucoup de questions… — Ça oui, interrompit Doux William avec un accent du nord de l’Angleterre outrageusement prononcé. Si vous commenciez par nous dire qui vous êtes et ce qu’on fout ici ? Le simul blanc ne trahit pas la moindre émotion, mais Renie eut la sensation que son propriétaire souriait. — Je m’appelle Sellars, comme M. Atasco vous l’a dit. De même que la plupart d’entre vous, je suis obligé de me cacher, mais mon nom n’a plus de raison de rester secret. Quant au reste de votre question, jeune homme… — Holà ! Faites gaffe à comment vous m’appelez, mon vieux ! — … je vais essayer d’y répondre de mon mieux. Mais je ne puis le faire rapidement. Je vous demande donc d’être patients. — Pouvez toujours demander, rétorqua Doux William. Quant à ce que vous aurez… Il fit tout de même signe à Sellars de continuer. Pour sa part, !Xabbu quitta sa chaise pour venir s’accroupir sur la table à côté de Renie. — Je suis comme qui dirait expert dans le transfert des données, expliqua Sellars. La plupart des gens examinent les informations dans des buts bien précis – les marchés financiers pour spéculer en bourse, les données météorologiques pour prédire le temps qu’il fera – mais, personnellement, j’ai toujours préféré étudier les tendances elles-mêmes, plutôt que ce qu’elles représentent. Renie sentit Martine se raidir à son côté, mais le visage de la Française affichait toujours la même confusion. — En fait, à l’origine, je ne me suis intéressé que de manière très lointaine aux orientations qui nous amènent ici aujourd’hui. De même que le poète observe l’eau qui s’écoule et les bassins qui se forment sans les voir avec l’œil d’un plombier ou d’un physicien, je suis depuis toujours fasciné par la façon dont les informations se déplacent et se réunissent. Mais même un poète est capable de constater qu’une canalisation est bloquée ou qu’un évier déborde, et j’ai fini par m’apercevoir qu’il y avait des paquets de données qui ne correspondaient pas à la carte établie du monde de la communication. — En quoi cela a-t-il quoi que ce soit à voir avec nous ? demanda la femme qui était arrivée avec Quan Li. Elle parlait sans la moindre trace d’accent, et Renie se demanda si cela était dû à l’utilisation d’un logiciel de traduction. Sellars s’autorisa une courte pause avant de répondre. — Il est important que vous saisissiez le cheminement qui a été le mien si vous voulez ensuite comprendre le vôtre. Laissez-moi tout vous expliquer. Une fois que j’en aurai fini, vous pourrez, si vous le souhaitez, vous en aller et ne plus rien avoir à faire dans cette histoire. — Vous voulez dire que nous ne sommes pas prisonniers ? Le simul blanc de Sellars se tourna vers Atasco. — Prisonniers ? Mais que diable leur avez-vous raconté ? — Apparemment, certains de mes policiers ont mal compris lorsque j’ai dit que je souhaitais que tous les nouveaux arrivants soient conduits au palais sur-le-champ, répondit le Dieu-Roi, mal à l’aise. Peut-être mes instructions n’étaient-elles pas suffisamment claires… — Ça, pour une surprise… intervint sa femme. — Non, vous n’êtes pas prisonniers, affirma clairement Sellars. Je sais que cela n’a pas été facile d’arriver ici… — Sauf pour moi, fit Doux William en s’éventant de sa main gantée. Renie ne put en supporter davantage. — Est-ce que vous allez la fermer ? s’emporta-t-elle. Personne n’est capable de se taire et d’écouter, dans cette salle ? Des gens ont péri, d’autres sont mourants, et je veux savoir ce que Sellars a à nous dire ! Elle tapa sur la table du plat de la main et lança un regard mauvais à Doux William qui se ratatina sur sa chaise comme une araignée mouillée. — Vous avez gagné, ô Reine des Amazones, geignit-il, faussement terrifié. Je ferme mon clapet. — Je sais que cela n’a pas été facile de parvenir jusqu’ici, répéta Sellars, et vous réunir m’a demandé énormément d’efforts. J’espère que vous accepterez de m’écouter avant de prendre votre décision. Il inspira profondément, ce qui toucha Renie. Il y avait bien un être vivant derrière le simul sans visage, un humain comme les autres, avec ses peurs et ses angoisses. — Comme je l’ai dit, j’ai remarqué des schémas inexpliqués dans l’univers virtuel que d’aucuns nomment infosphère. Ils se caractérisaient par une activité excessive dans certains domaines, surtout dans l’accès aux librairies techniques, et par la disparition soudaine de la plupart des grands noms du réseau et des technologies liées à la réalité virtuelle. Je me suis donc penché de plus près sur la question. L’argent m’a fourni une nouvelle piste, au gré des ventes d’actions massives et inattendues, mais aussi des liquidations brutales et des créations d’entreprises tout aussi soudaines. Après de longues recherches, j’ai découvert que la quasi-totalité de ces activités était contrôlée par un petit groupe d’individus, lesquels avaient tellement bien camouflé leurs transactions que seules la chance et la facilité que j’ai à repérer ces tendances m’ont permis de remonter jusqu’à eux et de découvrir leur nom. « Ces hommes et femmes, riches et puissants, avaient constitué un consortium appelé Confrérie du Graal. — Comme des chevaliers chrétiens, fit remarquer le robot. Merci mon Dieu et tout le bastringue. — Justement, leurs activités n’avaient rien de catholique, répondit Sellars. Ils dépensaient des sommes phénoménales dans le domaine de la technologie, tout cela dans le but apparent de bâtir… quelque chose, mais je fus incapable de découvrir quoi. Cependant, j’avais beaucoup de temps devant moi et ils avaient attisé ma curiosité. « J’ai poursuivi mes recherches pendant quelques années et, durant tout ce temps, le malaise que j’éprouvais n’a cessé de croître. Il paraissait plus qu’improbable que quelqu’un puisse investir autant d’efforts et d’argent dans un projet en le gardant secret. J’ai tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’une entreprise commerciale fondée à partir de rien, mais cette option a fini par devenir invraisemblable en regard du temps et de l’argent engagés. Comment cette Confrérie pouvait-elle injecter des milliards et espérer en tirer un quelconque profit ? Car il faut bien voir que les sommes englouties sont colossales : en l’espace de deux décennies, quelques individus parmi les plus riches du monde ont en quelque sorte jeté leur fortune familiale dans un trou sans fond. Quelle entreprise pouvait mériter un tel investissement ? « J’ai alors réfléchi aux autres objectifs que la Confrérie pouvait s’être fixés, ne reculant devant aucune possibilité, même la plus invraisemblable. Renverser des gouvernements ? Grâce à leur influence, ses membres pouvaient déjà le faire aussi aisément que de changer de chemise. Conquérir le monde ? Pourquoi, puisqu’ils possédaient déjà tout ce que l’on peut souhaiter – un luxe et un pouvoir sans limites. L’un d’eux, le financier Jiun Bhao, est ainsi répertorié comme la quinzième fortune au monde. — Jiun Bhao ! s’exclama Quan Li, horrifiée. Il fait partie des hommes qui ont fait du mal à ma petite-fille ! On l’appelle « l’Empereur », et le gouvernement chinois ne prend pas la moindre décision sans son accord préalable. Sellars inclina la tête. — Exactement. Mais pourquoi de tels individus pouvaient-ils vouloir modifier l’équilibre mondial, puisque c’est eux, cet équilibre. Dans ce cas, que faisaient-ils vraiment, et dans quel but ? — Alors ? lança Doux William. Je m’occupe du roulement de tambour, mon vieux. La réponse est… — Aujourd’hui encore, il subsiste davantage de questions que de réponses, j’en ai bien peur. Quand j’ai commencé à entendre des rumeurs évoquant Autremonde, qui était censé être le plus puissant réseau de simulation qui soit, j’ai enfin compris ce que la Confrérie cherchait. Mais le pourquoi reste un mystère. — Qu’est-ce que vous jappez ? intervint le robot. Une conspiration sur le réseau ? Des aliens, c’est ça ? Complètement implosé, le mec. — Il s’agit en effet d’une conspiration, confirma Sellars. Sinon, pourquoi une entreprise d’une telle envergure aurait-elle été tenue secrète ? Mais si vous croyez que je suis un alarmiste, repensez à la raison qui a conduit la plupart d’entre vous jusqu’ici. La Confrérie fait preuve d’un intérêt anormal pour les enfants. Il s’interrompit mais personne ne s’engouffra dans le silence. Même les époux Atasco écoutaient attentivement le simul sans visage. — Après avoir trouvé le nom des maîtres secrets d’Autremonde, j’ai pu commencer à chercher des informations plus spécifiques. J’ai alors découvert que plusieurs des membres clés de l’organisation montraient, comme je viens de le dire, une véritable passion pour les enfants, qui semble même aller au-delà de la pédophilie. S’il faut en croire la quantité de recherches médicales et sociologiques qu’ils ont financées, le nombre de pédiatres qu’ils ont brièvement employés et toutes les entreprises basées sur la jeunesse qu’ils ont fondées – agences d’adoption, clubs de sport ou encore réseaux interactifs –, leur intérêt est clairement professionnel, démesuré et totalement inexplicable. — Chez Mister J, chuchota Renie. Les salopards ! — Exactement, acquiesça Sellars. Toutes mes excuses. Cette discussion s’éternise bien plus que je ne l’avais prévu. (Il se frotta le front.) J’ai longuement réfléchi à la situation, mais il y a tant de choses à dire… — Mais que peuvent-ils vouloir à ces enfants ? demanda Quan Li. Je ne remets pas votre explication en doute, mais que leur veulent-ils ? — Si seulement je le savais, répondit-il en levant les bras. La Confrérie du Graal a mis au point le réseau de simulation le plus puissant et le plus perfectionné du monde et, dans le même temps, elle a manipulé et affecté mentalement des milliers d’enfants. J’ignore toujours pourquoi. En fait, je vous ai tous fait venir ici dans l’espoir que nous trouverions la réponse ensemble. — Votre histoire est vraiment super, mon pote, rétorqua Doux William. Et j’admire tout particulièrement vos petites touches personnelles, encore que le fait que je ne puisse pas me déconnecter m’amuse de moins en moins. Mais pourquoi nous avoir réunis en secret ? Il aurait été plus facile d’aller trouver les réseaux d’informations, non ? — Dans les premiers temps, j’ai essayé de le faire. Deux journalistes et trois chercheurs se sont fait tuer et les réseaux n’ont rien diffusé. Si je suis aujourd’hui en mesure de vous parler, c’est seulement parce que je les avais prévenus en restant anonyme. (Il respira profondément.) J’ai honte d’être responsable de ces décès, mais ils m’ont prouvé que cette affaire n’est pas seulement une obsession de ma part. Nous sommes en guerre. (Il dévisagea tous les simuls réunis autour de la table.) Les membres de la Confrérie sont trop puissants et ils ont trop de relations. Mais en cherchant à intéresser d’autres personnes à mon enquête, j’ai fini par avoir un coup de chance phénoménal. L’un des chercheurs trouva et contacta Bolivar Atasco et son épouse Silviana. Ceux-ci refusèrent de répondre aux questions de mon assistant, mais la manière dont leur refus était formulé m’intriguait et j’ai décidé de creuser plus avant. Je n’ai pas connu un succès immédiat. — Nous pensions que vous étiez fou, commenta sèchement Silviana Atasco. Et, pour ma part, je persiste à croire que c’est possible, señor. Sellars inclina la tête. — Fort heureusement pour nous tous, les Atasco, qui font partie des membres fondateurs de la Confrérie du Graal, en ont quitté le conseil d’administration voici quelques années. Ils ont conservé leurs intérêts sous la forme de cette simulation, Témilun, mais ils n’ont plus rien à voir avec la gestion du consortium au jour le jour. Señor, señora, peut-être pourriez-vous nous en parler ? Bolivar Atasco sursauta ; il était manifestement en train de penser à autre chose. Affolé, il se tourna vers sa femme, qui leva les yeux au ciel. — C’est simple, expliqua-t-elle. Nous avions besoin d’un moteur de simulation plus performant pour notre travail. Nous étions allés aussi loin que possible avec la technologie existante. Nous avons alors été contactés par un groupe d’hommes riches – il n’y avait pas encore de femmes au sein de la Confrérie, à l’époque – qui avaient entendu parler de nos premières versions de Témilun. Ils avaient l’intention de mettre au point la plus puissante plateforme de simulation jamais conçue et souhaitaient que nous les aidions à superviser la phase de réalisation. Je ne les ai jamais appréciés. Elle ferait un meilleur Dieu-Roi que son mari, songea Renie. — Ils ne me laissaient pas travailler convenablement, se plaignit Atasco. Ce que je veux dire, c’est qu’il existe des facteurs de complexité totalement inconnus dans un projet de cette envergure. Mais chaque fois que j’essayais de poser des questions ou de comprendre pourquoi les choses devaient s’effectuer selon leur idée, on me mettait des bâtons dans les roues. Alors, j’ai fini par démissionner. — C’est tout ? (La femme dont les propos étaient traduits par un logiciel avait l’air furieuse.) Vous leur avez juste dit « Je n’approuve pas vos méthodes », puis vous avez claqué la porte en gardant votre terrain de jeu ? — Comment osez-vous nous parler ainsi ? rétorqua Silviana Atasco. — Toutes ces horreurs qu’évoque Sellars… nous… nous n’en savions rien, se défendit son mari. Quand il est venu nous parler, c’est lui qui nous a mis au courant. — Je vous en prie, intervint Sellars en demandant le silence. Comme les Atasco le disent, ils n’étaient pas conscients de la situation. Vous pouvez les juger durement si vous le souhaitez, mais vous êtes ici parce qu’ils l’ont permis, aussi vaudrait-il mieux que vous réserviez votre décision tant que vous ne connaîtrez pas tous les faits. La femme pinça les lèvres et se calma quelque peu. — Mais abrégeons ces explications, qui n’ont déjà que trop duré. J’ai donc contacté les Atasco. Ne ménageant pas mes efforts, j’ai réussi à les convaincre qu’ils ne savaient pas tout sur Autremonde et la Confrérie du Graal. À partir de leur accès au réseau, j’ai pu approfondir mes recherches… un peu seulement, car je ne souhaitais pas attirer l’attention, ni sur les Atasco ni sur moi. J’ai vite compris que, seul, je n’arriverais à rien. Mais je ne pouvais supporter d’envoyer d’autres personnes à la mort. «Je ne répéterai jamais assez combien la Confrérie est puissante. Ses membres détiennent de gigantesques intérêts, partout dans le monde. Ils contrôlent, ou du moins influencent, l’armée, la police et le gouvernement de tous les pays. Ils ont tué leurs chercheurs sans plus de remords que s’ils écrasaient un insecte, et ce sans encourir la moindre sanction. Qui pouvait accepter de se joindre à moi pour affronter un tel péril, et comment faire pour contacter mes alliés ? « La réponse m’est apparue assez rapidement, du moins pour ce qui concerne la première partie de la question. Ceux qui avaient souffert ou perdu des proches à cause de l’inexplicable conspiration de la Confrérie accepteraient sans doute de m’aider. Mais je n’osais pas faire courir le moindre risque à de nouveaux innocents, et j’avais besoin de gens capables de m’apporter une assistance réelle ; nous trouver une cause commune ne pouvait suffire. J’ai donc conçu une sorte d’épreuve semblable à celle des contes populaires. Ceux qui parviendraient à trouver Témilun seraient ceux qui m’aideraient à mettre un terme aux agissements de la Confrérie. « J’ai éparpillé des indices un peu partout en envoyant des messages dans des bouteilles virtuelles. Ainsi, nombre d’entre vous ont reçu une image de la cité des Atasco. J’ai placé ces signes dans des endroits reculés, mais toujours à proximité des activités de la Confrérie, afin que ceux qui avaient décidé de mener l’enquête par eux-mêmes puissent les découvrir. Mais je n’ai eu d’autre choix que de rendre ces indices vagues et éphémères, en partie pour nous protéger, les Atasco et moi. Quoi que vous décidiez de faire, vous pouvez être fiers d’avoir atteint Témilun. Vous avez résolu le mystère, là où des milliers d’autres ont échoué. Il s’interrompit et plusieurs de ses invités recommencèrent à s’agiter. — Pourquoi on ne peut pas se déconnecter ? demanda l’ami du barbare. C’est la seule chose que je veux savoir. J’ai essayé de le faire et j’ai eu l’impression de me faire électrocuter. Mon corps a été transporté à l’hôpital, mais je suis toujours branché ! Les autres se mirent à parler à mi-voix ; même Sellars eut l’air surpris. — C’est la première fois que j’entends parler d’une telle chose, assura-t-il. Nous ne comprenons pas encore tout ce qui est à l’œuvre au sein d’Autremonde, mais jamais je ne retiendrais quelqu’un contre son gré. Je vais essayer de trouver une solution. — Vous avez intérêt ! — Et quelle était cette chose ? voulut savoir Renie. Celle qui nous a attrapés – je ne vois pas d’autre façon de décrire ce qui s’est produit – quand nous sommes entrés dans la simulation ? L’homme qui nous a amenés ici s’est fait tuer. Atasco prétend qu’il s’agit d’un réseau neural, mais Singh, lui, a dit que c’était quelque chose de vivant. Les murmures s’accentuèrent. — Je ne connais pas non plus la réponse à cette question, concéda Sellars. Il est vrai qu’il existe un réseau neural au cœur d’Autremonde, mais j’ignore comment il fonctionne ou ce que « vivant » peut vouloir dire dans son cas. C’est pour cela que j’ai besoin de votre aide. — Ça, pour en avoir besoin, vous en avez besoin, déclara Doux William en se levant et en exécutant une révérence moqueuse. Mes chéris, ma patience a des limites. Personnellement, je vous dis au revoir. Je vais aller me coucher avec quelqu’un qui me réchauffera et oublier toute cette histoire. — Mais vous ne pouvez pas ! s’indigna le barbare sorti tout droit d’un film d’action. Il se leva difficilement. Il avait une voix grave, mais sa façon de parler était pour le moins incongrue. — Vous ne comprenez donc pas, ni les uns ni les autres ? Cette salle, c’est… c’est le Conseil d’Elrond ! Doux William grimaça. — Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? — Vous ne connaissez pas Tolkien ? C’est tout à fait ça ! Un anneau pour les gouverner tous, un anneau pour les trouver ! Il s’agitait de plus en plus. Renie ravala la remarque acerbe qu’elle destinait à Doux William et observa l’échange. L’excitation du barbare ne paraissait pas naturelle, et la jeune femme se demanda un instant s’il n’était pas un peu déséquilibré. — Ah, je vois le genre d’histoire, fit dédaigneusement Doux William. Je me demandais aussi ce que Monsieur Muscle venait faire ici. — Vous êtes Orlando, n’est-ce pas ? demanda Sellars qui, lui, semblait ravi. Ou dois-je dire Thargor ? — Euh, Orlando, je crois, répondit le barbare en se calmant brusquement. Je n’ai pas choisi le corps de Thargor, enfin, pas pour ça. Je me suis retrouvé avec quand on est arrivés ici. — Je sais où je l’ai vu, murmura Renie à !Xabbu. Refuge. Vous vous souvenez ? Le petit déjeuner humain détestait son simul. — Je suis heureux de vous voir ici, Orlando, fit Sellars sur un ton grave. J’espère que les autres en arriveront à partager vos convictions. — Que dalle, qu’on va partager ! rétorqua l’Œil Rond robotisé. T’es toqué, z’êtes tous toqués, j’me casse. Il se leva en plantant ses mains sur ses hanches, mais Orlando refusa de se décourager. — Non, ne partez pas ! C’est toujours comme ça que ça se passe ! Des compagnons dont les chances de succès sont apparemment nulles, mais qui tous ont quelque chose à apporter au groupe. C’est ensemble qu’ils résoudront le mystère et vaincront l’ennemi. — Une bande d’idiots qui se rassemblent pour mener à bien une tâche impossible, c’est ça ? railla Doux William. Oui, ce doit être le genre d’histoire que tu aimes, mon mignon. Ça me rappelle tout à fait les croyances de ces cultes débiles : « Oh, non, nous sommes les seuls êtres suffisamment intelligents pour comprendre que la fin du monde est proche, mais si nous descendons dans les égouts en portant nos chapeaux pointus en aluminium, nous serons sauvés lorsque les autres périront. » Épargnez-moi ce genre d’ineptie, voulez-vous ? J’imagine que chacun va maintenant raconter son histoire personnelle. (Il mit théâtralement la main à son front, comme si tout cela était plus qu’il n’en pouvait supporter.) Eh bien, mes chéris, vous continuerez à faire salon de thé sans moi. Si celui qui fait joujou avec mon interface de commande voulait bien arrêter de bidouiller mon système… Bolivar Atasco se leva brusquement et fit quelques pas en titubant. Renie crut tout d’abord que leur hôte se sentait offensé par ce dandy de Doux William, mais il se figea soudain, les bras écartés comme pour mieux conserver son équilibre. Un long silence s’ensuivit. — On dirait qu’il s’est déconnecté pour un instant, fit Sellars. Peut-être que… Martine se mit à hurler. Se prenant la tête à deux mains, elle tomba à genoux sans cesser de crier à tue-tête. — Que se passe-t-il ? s’inquiéta Renie. Martine, qu’est-ce qu’il y a ? Silviana Atasco ne bougeait pas davantage. Sellars eut un regard pour elle et pour Martine, puis disparut comme une bulle de savon. Avec l’aide de !Xabbu, Renie fit asseoir la Française. Cette dernière arrêta de crier, mais se mit à gémir en se balançant sur son siège. Tout le monde nageait dans la plus complète confusion. !Xabbu parlait doucement à l’oreille de Martine, tandis que Quan Li demandait à Renie si elle pouvait se rendre utile. Doux William et l’Œil Rond s’invectivaient violemment. Sellars avait disparu et leurs hôtes, immobiles, trônaient encore en bout de table. À cet instant, Bolivar Atasco recommença à bouger. — Regardez ! s’exclama Renie en le montrant du doigt. Le Dieu-Roi tendit les bras sur les côtés, les doigts repliés nerveusement. Il fit un pas hésitant vers l’avant, tel un aveugle, puis dut s’appuyer sur la table pour ne pas s’effondrer. Son menton s’affaissa brusquement, comme si plus rien ne le retenait. Hébétés, tous ses invités se tournèrent vers lui. Sa tête se redressa soudain et, quand il reprit la parole, sa voix avait changé. — J’espère que vous n’avez l’intention d’aller nulle part. Ce n’était pas la voix d’Atasco mais celle de quelqu’un d’autre, monotone et glaciale. Même l’expression de son visage était légèrement différente. — Nous abandonner maintenant serait une très mauvaise idée. L’être qui avait revêtu les traits de Bolivar Atasco se tourna vers le simul figé de Silviana. Il la poussa négligemment et elle tomba lourdement par terre, sans changer de position pour autant. — J’ai bien peur que les Atasco ne nous aient déjà quittés, poursuivit la voix. Mais ne vous tracassez pas pour si peu. La fête peut continuer sans eux. 13 La harpe chantante INFORÉSO/ANNONCES PERSONNELLES : Demandes : conversation. (visuel : annonceur, M.J., simul asexué standard) M.J. : « Hé ! je voulais juste savoir s’il y avait quelqu’un… Vous avez envie de causer ? Je me sens seul, vous savez, et je me suis dit que d’autres étaient peut-être dans le même cas… » Il s’était cogné la tête, ce qui l’empêchait de penser. Il tombait en direction du Grand Canal. Puis, malgré la douleur et l’obscurité, il sentit qu’il se déplaçait de côté, dans un grand spasme qui le traversa de part en part et manqua le déchirer de l’intérieur. Pendant une fraction de seconde, tout s’immobilisa. Tout. L’univers était incliné selon un angle impossible, le ciel en dessous de lui comme un globe de vide bleu, la terre rouge et l’eau basculant à l’horizon au-dessus de lui. Gally était immobile dans les airs, bras écartés ; une de ses mains frôlait les doigts de Paul. L’autre bras de ce dernier était tendu au-dessus de lui, enfoncé jusqu’au poignet dans l’eau du canal. Les éclaboussures figées descendaient jusqu’au niveau de son coude. Tout s’est… arrêté, songea-t-il. Soudain, une lumière éblouissante fit tout disparaître, les plongeant dans le néant, et il reprit sa chute. Un instant de ténèbres, un autre de lumière, et le cycle se poursuivit tel un stroboscope allant de plus en plus vite. Il tombait au travers de quelque chose… ou plutôt entre plusieurs choses. Conscient que Gally se trouvait proche, il percevait clairement la terreur du garçon mais ne pouvait rien faire pour le rassurer. Puis il s’immobilisa de nouveau, à quatre pattes sur la pierre froide. Il leva les yeux. Un mur blanc se dressait devant lui, vierge d’ornements à l’exception d’une immense bannière rouge, noir et or. Un calice y était dessiné, dans lequel poussaient deux roses entortillées. Une couronne flottait au-dessus de la nature morte, tandis que la légende « Ad Aetemum » se déroulait en dessous. — Je… je suis déjà venu ici. Il s’était exprimé à mi-voix, mais le haut plafond lui renvoya tout de même l’écho de ses paroles. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il n’y avait pas que l’étendard et cette impression de familiarité qui l’affectaient à ce point. D’autres pensées se bousculaient dans sa tête, des images, des sensations qui le baignaient telle une pluie réparatrice. Je me nomme… Paul Jonas. Je suis… je suis né dans le Surrey. Mon père s’appelle Andrew et ma mère Nell. Elle est très malade. Les souvenirs se greffaient sur les zones mortes de son esprit, germaient et s’épanouissaient. Une promenade avec sa grand-mère, après l’école, quand il s’était caché derrière une haie pour faire l’ours. Sa première bicyclette, le pneu à plat et la fourche tordue, et l’horrible sentiment de honte ressenti à l’idée de l’avoir endommagée. Sa mère, sous assistance respiratoire et les yeux emplis de résignation. La lune, prise entre les branches d’un jeune prunier à l’extérieur de son appartement londonien. Où suis-je ? Il examina les murs blancs et la bannière aux couleurs étonnamment changeantes. De nouveaux souvenirs remontèrent à la surface, clairs mais fragmentés comme un miroir mis en pièces. Une guerre qui lui avait semblé durer des siècles. La boue, la peur et une fuite éperdue au milieu d’un pays étrange et de gens inconnus. Et ce lieu… Il était déjà venu là auparavant. Où suis-je allé ? Comment suis-je arrivé ici ? Les nouveaux souvenirs se mêlaient aux anciens, sans toutefois parvenir à combler une cicatrice, un vide persistant dans son esprit. La confusion qui l’habitait était terrible, mais pas tant que ce néant. Il se prit la tête à deux mains et tenta d’éclaircir ses idées. Qu’avait-il bien pu se passer ? Son existence avait été… on ne peut plus ordinaire. Les études, quelques histoires sentimentales, trop de temps passé en compagnie d’amis plus fortunés que lui et qui, eux, pouvaient se permettre de déjeuner au restaurant et de sortir le soir. Un diplôme acquis sans trop de difficultés en – quelques instants de réflexion – histoire de l’art. Un emploi d’assistant du conservateur de la galerie Tate, costume sombre et col empesé de rigueur pour accueillir les incessants groupes de touristes avides de découvrir le musée du Nouveau Génocide. Rien d’extraordinaire. Il s’appelait Paul Robert Jonas et n’avait rien d’autre que lui-même au monde, mais cela ne le rendait pas intéressant pour autant. Il n’était personne. Mais alors, pourquoi cela ? La folie ? Une blessure à la tête ? La démence pouvait-elle s’exprimer de manière si détaillée, si placide ? Encore que tout n’ait pas été calme, loin de là. Il avait vu des monstres et des créatures abominables, dont il se souvenait aussi clairement que de l’étendoir à linge fixé sur le toit en face de la fenêtre de son logement de la résidence universitaire. Des monstres… … grinçants, cliquetants, fumants… Il se redressa, soudain inquiet. Il était déjà venu dans ce lieu et quelque chose d’horrible y vivait. A moins que sa mémoire ne lui joue des tours en lui fabriquant de faux souvenirs, l’endroit où il se trouvait était tout sauf sûr. — Paul ! Le cri était lointain et désespéré, mais il reconnut la voix avant même de savoir à quelle partie de son existence elle se rattachait. — Gally ? Le garçon ! Ils étaient tous deux tombés de la nef volante, mais Paul l’avait oublié sous l’afflux de souvenirs. Et maintenant ? Son jeune compagnon se retrouvait-il poursuivi par cette impossible mécanique ? — Gally ! Où es-tu ? Pas de réponse. Il se força à se lever et courut jusqu’à la porte située à l’extrémité du couloir. De l’autre côté l’attendait un nouveau mélange de réalité et de souvenirs, cocktail si puissant qu’il en devenait presque douloureux. Des plantes poussiéreuses s’étendaient dans toutes les directions, sur les côtés comme vers le plafond, tant et si bien qu’elles masquaient presque les hautes fenêtres. Il était perdu dans une jungle intérieure. Et au-delà, il se souvenait d’un géant… Et d’une femme, incroyablement belle et ailée… — Paul ! À l’aide ! Il s’élança en direction du cri, écartant les branches sèches et caoutchouteuses. Les feuilles se désagrégeaient dans ses mains ; une fois réduites en poudre, elles allaient rejoindre la poussière que soulevait le moindre de ses pas. Les fourrés lui ouvrirent un passage pour lui révéler une cage aux fins barreaux dorés tachés de noir et de gris et ornés de vrilles sombres. Il n’y avait personne à l’intérieur. En dépit de son inquiétude pour le garçon, Paul ressentit une vive déception. C’était là qu’il l’avait vue, elle. Il se souvenait parfaitement du reflet de ses ailes et de ses yeux. Mais la cage était vide. Non, presque vide, seulement. Quelque chose luisait en son centre, sous un tas de plantes grimpantes, de racines et de feuilles pourries. Paul s’accroupit et tendit le bras entre les barreaux. Sa main se referma sur un objet lisse, frais et dur. Alors qu’il l’extrayait de la masse végétale, quelques notes pures résonnèrent dans les airs. C’était une harpe dorée aux cordes de même couleur. Elle se mit à chauffer entre ses doigts et se ratatina comme une feuille jetée au feu. En quelques secondes, elle était devenue aussi petite qu’une pièce de vingt pence. — Paul ! Je peux pas… Le cri de douleur qui s’ensuivit s’interrompit aussi brutalement qu’il avait débuté. Refermant le poing sur l’instrument de musique, Paul se leva en tremblant et se fraya un chemin au travers de la végétation mourante. Il n’avait parcouru que quelques mètres quand une porte apparut devant lui. Immense, elle faisait bien cinq fois sa taille. Il n’eut qu’à l’effleurer pour qu’elle s’ouvre. La salle qui se trouvait derrière ressemblait à un immense hangar ; ses murs étaient de pierre nue et de grosses poutres en bois soutenaient le plafond. Des engrenages gros comme des bus à deux étages tournaient lentement, reliés à d’autres, plus imposants encore, et en partie cachés ; les dents des rouages sortaient des murs par de larges fentes conçues à cet effet. La pièce sentait l’huile, le chaud et la rouille. Le bruit, grondement monotone qui faisait vibrer les parois massives et donnait l’impression que d’énormes poids tombaient en permanence au sol, était l’expression d’une faim dévorante, capable de s’attaquer aux fondations de l’espace et du temps. Debout dans le seul endroit dégagé de la salle, Gally était flanqué de deux silhouettes, une grande et mince, l’autre incroyablement corpulente. Paul avança malgré le désespoir qui s’était abattu sur lui à leur vue. Gally se débattit, mais ses deux geôliers le tenaient sans effort apparent. Le plus mince était entièrement en métal luisant, inhumain, avec des griffes à la place des mains et une tête sans yeux qui ressemblait à un piston. Quant à l’autre, il était si obèse que sa peau démesurément tendue en devenait presque transparente ; elle avait pris une couleur tirant sur le jaune et le gris, comme si son corps était couvert de contusions. Sa bouche ornée de défenses s’ouvrit dans un large rictus. — Tu es revenu jusqu’à nous ! s’exclama-t-il. Retour à la case départ… et de ton plein gré, en plus ! (Il partit d’un grand rire et ses joues ondulèrent telles deux masses de gélatine.) Tu te rends compte, Pied Nickelé ? Qu’est-ce que nous avons dû lui manquer ! Dommage que le Vieux ne soit pas là pour apprécier cet instant. — Il n’est que justice que le Jonas soit revenu, répondit l’autre, un panneau s’ouvrant au fond de sa bouche rectangulaire à chaque syllabe qu’il prononçait. Et il a intérêt à se repentir, le méchant, après tous les ennuis qu’il nous a causés. Il doit nous implorer de lui pardonner. À genoux. Paul n’avait jamais vu ces deux créatures, mais il les connaissait et les haïssait tout autant que le cancer qui tuait lentement sa mère. — Lâchez le garçon, exigea-t-il. C’est moi que vous voulez. — Oh, mais non, répondit l’être de métal. Tu n’es plus le seul à nous intéresser, désormais. Pas vrai, Gros Patapouf ? L’autre secoua la tête. — Commence par nous donner ce que tu as là. Nous te rendrons le garçon en échange. Paul sentait la moindre aspérité de la harpe dans sa main. Pourquoi étaient-ils prêts à négocier avec lui en ce lieu où ils étaient tout-puissants ? — Fais pas ça ! s’écria Gally. Ils peuvent pas… Gros Patapouf referma des doigts gros comme des limaces sur le bras de son prisonnier et le garçon se mit à se tortiller en hurlant, comme s’il était tombé sur des rails électrifiés. — Donne-la-nous, répéta Pied Nickelé, et peut-être que le Vieux se montrera gentil envers toi. Tu avais la belle vie, autrefois, Paul Jonas. Ça peut très bien recommencer. Paul était incapable de supporter le regard torturé de Gally. — Où est la femme ? voulut-il savoir. Il y avait une femme dans cette cage. Pied Nickelé se tourna vers Gros Patapouf, un long moment, puis reporta toute son attention sur Paul. — Elle est partie, avoua-t-il. Envolée. Mais pas pour longtemps. Tu veux la revoir ? Ça peut s’arranger. Paul secoua la tête. Il savait qu’il ne pouvait avoir aucune confiance en ces monstres. — Lâchez le garçon. — Pas tant que tu ne nous auras pas donné ce que tu tiens. Gally se convulsa une nouvelle fois de douleur. Horrifié, Paul tendit la harpe. Le visage chromé et celui de cire boursouflée se tendirent avidement vers l’instrument de musique. La salle se mit à trembler. L’espace d’un instant, Paul se dit que les machines ne fonctionnaient plus correctement. Puis, quand les murs eux-mêmes se déchirèrent, une pensée plus atroce lui vint à l’esprit. Le Vieux… le Vieil Homme ? Pied Nickelé et Gros Patapouf restèrent également figés, bouche bée, alors que l’espace volait en éclats autour d’eux. Paul avait toujours la main tendue dans leur direction, et Pied Nickelé fit subitement un grand pas vers lui, essayant de saisir la harpe dans ses griffes luisantes. Gally, qui s’était effondré au sol, referma brusquement les bras autour des jambes de la créature métallique et celle-ci s’effondra dans un grand vacarme. La pièce se souleva de nouveau et l’univers implosa. Paul se retrouva immobilisé entre le ciel, la terre rouge et l’eau du Grand Canal, mais Gally avait disparu. Et son poing s’était refermé dans le vide, là où, quelques instants plus tôt, ses doigts avaient frôlé ceux du garçon. Alors qu’il tentait désespérément de comprendre l’abrupte transition qui l’avait arraché à l’entrepôt géant, la vie reprit ses droits autour de lui. Les couleurs se mirent à changer. Le sol devint air, le ciel devint fleuve, et engloutit Paul dans un grand bruit. Il se débattait, et ses poumons pleins à exploser commençaient à lui faire mal. L’eau noire était lourde et froide et il ne parvenait pas à distinguer le haut du bas. Apercevant une lumière jaune qui était peut-être celle du soleil, il s’éleva dans sa direction en se tortillant comme une anguille. Pendant une seconde, la lueur l’entoura, puis il replongea dans les ténèbres. Mais, cette fois, le froid devint glacial. Un reflet bleu pâle lui apparut et il s’en fit un point de mire. Chaque fois qu’il émergeait, il voyait des branches noires et fines se dessiner sur le ciel gris. Puis sa main heurta un obstacle et rebondit. Il donna des coups de pied, se tournant vers la lumière et tentant de s’agripper de ses doigts, mais quelque chose de solide l’empêchait de rejoindre l’air libre. De la glace ! Ses poings ne parvenaient même pas à la craqueler. Ses poumons le brûlaient et sa tête s’emplissait d’ombre étouffant toute possibilité de réflexion. Il allait se noyer, sans même savoir où ni pourquoi. Le secret du graal disparaîtra avec moi. Cette pensée dénuée de sens traversa son inconscient embrumé tel un poisson luisant. L’eau absorbait toute la chaleur de son corps. Il ne sentait plus ses jambes. Il pressa son visage contre la glace en priant pour qu’une poche d’air s’y trouve, mais il n’aspira que de l’eau froide. Inutile de continuer à lutter. Il ouvrit la bouche pour avaler l’eau qui mettrait un terme à son calvaire, prenant tout juste une seconde pour contempler une dernière fois le ciel. Quelque chose de sombre vint obstruer son champ de vision et, au même instant, la glace, le ciel et les nuages s’abattirent sur lui. Repoussé vers les profondeurs, il sentit que le peu d’air qu’il gardait dans ses poumons s’échappait. Il inspira machinalement et l’eau s’engouffra en trombe dans sa gorge pour mettre un terme à son existence. Un rideau ondulant d’orange et de jaunes. Il tenta de le faire apparaître plus nettement, mais sans succès. Il avait beau se concentrer, le voile restait doux et sans texture. Il ferma les yeux, se reposa un moment, puis les rouvrit et essaya de nouveau. Quelque chose le touchait mais il percevait cette sensation avec un étrange détachement, comme si son corps était incroyablement allongé et ses membres indirectement reliés à ses centres nerveux. Il se demanda s’il avait été… il ne se souvenait plus du terme exact, mais l’image d’une salle d’hôpital lui revint en mémoire, accompagnée d’une odeur d’alcool et d’une douleur vive et locale, comme une piqûre d’insecte. Anesthésié, trouva-t-il enfin. Mais pourquoi ? Il avait… Le cours d’eau. Il tenta de s’asseoir mais en fut incapable. Les soins doux et distants dont il était l’objet se poursuivirent. Plissant les paupières, il comprit enfin qu’il distinguait les lueurs changeantes d’un feu. Sa tête n’était apparemment reliée au reste de son corps que par un nombre de nerfs limité : il se trouvait allongé sur une surface dure et inconfortable, mais il n’éprouvait pas la moindre sensation et la gêne physique qu’il imaginait n’était que pure illusion. Il essaya de parler mais seul un halètement rauque jaillit de sa gorge. Aussitôt, un visage lui apparut, perpendiculairement au sien. Barbu, avec une arcade sourcilière proéminente. Ses yeux noisette enfoncés dans leurs orbites étaient ronds comme ceux d’une chouette. — Tu as froid, fit une voix grave et calme, froid à en mourir. Nous allons te réchauffer. Sur ces mots, le visage disparut. Paul tenta de rassembler ses esprits. Il avait une nouvelle fois survécu, du moins jusqu’ici. Il se souvenait de son nom et de tout ce qui lui était revenu en mémoire quand il s’était retrouvé devant la bannière au calice. Mais il ignorait toujours où il était avant d’y arriver, et l’endroit où il se trouvait désormais constituait un nouveau mystère. Constatant qu’il ne parvenait pas à s’asseoir, il roula sur le côté. Les sensations commençaient à revenir ; les picotements qu’il ressentait dans les jambes devenaient de plus en plus désagréables. Il était pris de grelottements et de convulsions de douleur. Au moins, il pouvait maintenant distinguer autre chose que les flammes, même s’il lui fallut quelques instants pour comprendre la scène qu’il avait devant les yeux. L’homme qui s’était adressé à lui et une demi-douzaine d’autres se tenaient accroupis autour du feu. Un toit de pierre s’avançait au-dessus d’eux, mais ils ne se trouvaient pas dans une grotte, juste dans un renfoncement protégé par une large corniche à flanc de colline. Au-delà s’ouvrait un monde immaculé, un univers de neige qui s’étendait jusqu’aux montagnes en dents de scie visibles au loin. Au pied de la colline, à un kilomètre à peine, Paul apercevait le tracé gris de la rivière gelée et le trou par lequel ces hommes l’avaient tiré des eaux glacées. Plus près, celui qui lui avait parlé était en train de découper les vêtements trempés du nouveau venu à l’aide d’une pierre noire taillée en forme de feuille. Solidement charpenté, il avait les mains larges et les doigts plats. Sa tenue se composait d’un assortiment de peaux, maintenues en place par de la ficelle confectionnée à base de tendons. Des hommes de Neandertal, se dit Paul. Ce sont des hommes des cavernes et je me trouve en pleine ère glaciaire. J’ai l’impression d’être au musée, sauf que c’est moi l’attraction principale. Me voilà à cinquante mille ans de tout ce que je connais. Un atroce élancement le parcourut des pieds à la tête. Il était certes vivant, mais il avait réussi à égarer sa véritable existence et il semblait destiné à errer éternellement dans un incompréhensible labyrinthe, sans jamais savoir pourquoi. Même ses frissons et la douleur que lui causaient ses nerfs en plein réveil passèrent au second plan derrière la souffrance morale que provoquait cette prise de conscience. Gally n’est plus là et Vaala non plus. Ma famille, mon univers… tout a disparu. Se tournant face au mur, il se cacha les yeux de sa main et se mit à pleurer. Quand le couteau de pierre acheva de découper sa chemise, Paul s’aperçut qu’il était capable de s’asseoir. Il se traîna un peu plus près du feu. Un autre de ses sauveteurs lui tendit une peau couverte de fourrure qui empestait la graisse et la fumée, et il s’enroula dedans avec reconnaissance. Ses tremblements cessèrent mais il continua de frissonner. L’homme au couteau ramassa les vêtements lacérés et rendus presque rigides par la glace. Alors qu’il les déposait précautionneusement à terre, quelque chose tinta contre la pierre et roula au sol. Paul ramassa l’objet et le tourna entre ses doigts, contemplant les reflets dorés qu’il lançait à la lueur du feu. — Nous t’avons aperçu sous la glace, fit l’homme au couteau. Nous avons cru que tu étais un animal, mais Attrape-les-Oiseaux a vu que non. Nous t’avons tiré de l’eau. Paul referma la main sur l’objet qui brillait tel un joyau. Aussitôt, ce dernier se réchauffa et une voix emplit la caverne. — Si vous avez trouvé la harpe, c’est que vous vous êtes échappé. Paul sursauta. Il regarda tout autour de lui, craignant que ses sauveteurs ne prennent peur, mais leur expression de réserve mêlée d’inquiétude n’avait pas changé. Il comprit alors qu’il était le seul à entendre la voix. — Sachez ceci : vous étiez prisonnier et vous ne vous trouvez plus dans le monde dans lequel vous êtes né. Rien de ce que voyez autour de vous n’est réel, et pourtant vous risquez d’être tué ou blessé à chaque instant. Vous êtes libre, mais vous serez traqué, et je ne pourrai vous aider que dans vos rêves. Vous devez échapper à vos poursuivants tant que vous n’aurez pas été rejoint par les gens que j’envoie à votre secours. Ils vous chercheront le long du fleuve. Ils vous reconnaîtront si vous leur dites que la harpe d’or s’est adressée à vous. La voix se tut et Paul rouvrit la main. L’objet scintillant avait disparu. — Es-tu un esprit du fleuve ? demanda le porte-parole du groupe. Attrape-les-Oiseaux pense que tu es un noyé revenu du pays des morts. Paul laissa aller sa tête sur sa poitrine. Une intense fatigue pesait sur lui. Il émit un rire bref et éraillé et les hommes se mirent à chuchoter entre eux. Ses yeux s’emplirent de larmes. — Le pays des morts ? répéta-t-il. C’est un nom qui en vaut un autre, j’imagine. 14 Le talent de Johnny INFORÉSO/SPORTS : TMX fait un geste en direction du CIO. (visuel : drapeau des JO/TMX flottant au-dessus de l’Athénaeum de Bucarest) COMM : Telemorphix Inc. a fait ce que son porte-parole a appelé un « geste de bonne volonté » à l’intention du Comité international olympique et de la République de Valachie. Le nom officiel de l’événement sportif ne sera pas « les Jeux olympiques de Telemorphix-Bucarest », comme la corporation l’avait proposé, mais « les Jeux olympiques de Bucarest, parrainés par Telemorphix ». (visuel : Natasia Sissensen, porte-parole de Telemorphix) SISSENSEN : « Nous respectons la tradition du compromis instaurée par les Jeux olympiques, et nous considérons que nous venons de tendre une grande perche au CIO. Il ferait toutefois bien de se souvenir que l’on n’a jamais rien sans rien… du moins, pas à ma connaissance. » La lune était comme un morceau d’ongle au-dessus de la noirceur de Bahia de Barbacoas. Environnée de projecteurs orange, l’île brillait plus que toutes les étoiles du firmament. Terreur s’autorisa un sourire. Le prédateur qu’il était avait l’impression de se trouver devant un nid de joyaux. Il croquerait ces lumières entre ses dents pour les réduire en ténèbres. Il lança l’Exultate Jubilate, morceau de musique ancien parcouru d’un rythme électrisant et d’une joie presque transcendantale. Il regrettait d’avoir à utiliser un air préprogrammé, mais son emploi du temps trop chargé ne lui avait pas permis de composer la bande originale qui aurait dû accompagner cette œuvre dans laquelle il tenait le rôle principal. Sans importance. Mozart faisait tout aussi bien l’affaire… Terreur caressa sa fiche-T du bout des doigts, tout heureux d’avoir enfin pu se séparer de sa laisse en fibre optique. Il posa les mains sur ses genoux, conscient de la texture résistante de sa combinaison en néoprène et des grains de sable collés à ses paumes, puis ferma les yeux pour ne rien rater d’important. — Equipe 1, au rapport. Une fenêtre s’ouvrit pour lui montrer l’eau noire et clapotante vue des cieux. — Listo, répondit le responsable de la première unité. Prêts. — Equipe 2. La deuxième fenêtre lui révéla une forme indéfinissable qu’il reconnut comme étant un bateau antireflets, mais uniquement parce qu’il l’avait lui-même acheté. Juste à côté, plusieurs ombres allongées sur le sable. L’une d’elles bougea légèrement et son appareillage de vision nocturne renvoya un reflet fugace. — Prêts, jefe. — Équipe 3. Une pile de cartons contre le mur écaillé d’un appartement de location. Chacun des conteneurs était peint de ce noir mat qu’appréciaient tant les informaticiens dans le vent. Rien d’autre. Qu’est-ce que… La pause s’éternisa pendant quelques secondes avant que le crâne rasé de Celestino n’apparaisse et que sa voix ne retentisse dans la tête de Terreur. — Je me livrais à un ajustement de dernière minute, jefe. Tout est prêt, maintenant. Tu es allé pisser pour tenter d’évacuer ta trouille, oui. Terreur envoya un message privé à la pièce située à côté du labo. La femme qui lui répondit avait un visage rond et pâle sous un casque de cheveux carotte. — Qu’est-ce qui se passe, Dulcy ? Il est capable de faire son boulot ? — C’est un crétin, mais il est compétent, si tu vois ce que je veux dire. Je suis là. Vas-y, déclenche le feu d’artifice. Terreur ne regrettait pas d’avoir fait appel à Dulcinea Anwin, qui justifiait pleinement ses tarifs élevés. Maligne et efficace, elle aurait pu traverser le champ de bataille de Waterloo sans un battement de cils. L’espace d’un instant, il se demanda quel genre de proie elle ferait. Passionnant sujet de réflexion… — Equipe 4. Le balcon, reconverti en centre d’observation, qu’il avait occupé quelques heures plus tôt s’imprima sur l’écran de ses paupières closes. Contrairement à Celestino, l’homme chargé de cette partie de l’opération attendait l’appel. — Prêt à procéder à la dérivation. Terreur hocha la tête, même si les individus avec lesquels il communiquait ou les douze hommes qui l’entouraient ne pouvaient distinguer son visage. Il ouvrit les yeux et demanda la carte de situation, qu’il superposa tel un quadrillage au néon sur la Isla del Santuario, distante de quelques kilomètres à peine. Parfait. Tout était en place. Action. Il augmenta le son de l’Exsultate et se retrouva seul avec la lune, l’eau et la voix cristalline de la soprano. — Équipe 4, vas-y. L’homme entra un code secret et prononça un mot dans son micro de gorge. Recevant le signal convenu, le contact de Terreur à ENT-Inravision lança le programme qu’on lui avait confié dans le réseau de télécommunications de Carthagène, acte apparemment anodin, et pourtant criminel, pour lequel il recevrait quinze mille crédits suisses et le compte offshore allant avec. Le code se connecta avec un programme passif du système de la Isla del Santuario, installé là, pour quarante mille Cr.S., par une employée de la précédente compagnie de sécurité lors de sa dernière nuit de faction. Agissant de concert, les deux logiciels générèrent un accès temporaire au système central de l’île. L’intrusion serait forcément remarquée dans les dix minutes qui suivraient par l’ordinateur ou un opérateur humain, mais Terreur n’avait pas besoin de plus de temps. — Ici équipe 4. Dérivation en place. La musique de Mozart faisait naître un feu exaltant dans l’organisme de Terreur, mais ce dernier se garda bien de montrer la moindre émotion. — Bien. Équipe 3, c’est parti. — Avec plaisir, jefe, répondit Celestino en hochant la tête. Le spécialiste ferma les yeux et agita les doigts de manière complexe pour effectuer les connexions nécessaires. — Donne-moi un lien et des tableaux dès que tu les auras, ordonna Terreur d’une voix posée. Ce crétin d’ancien soldat commençait à lui inspirer une haine irréfléchie, ce qui était presque aussi mauvais qu’une trop grande confiance. Fermant de nouveau les paupières, il regarda les secondes défiler sur son affichage digital. À l’exception de Celestino, qui agitait les bras comme un chef d’orchestre se moquant du rythme sublime de l’Exsultate, les hommes immobiles attendaient ses ordres. Il s’accorda quelques secondes pour mieux apprécier cette sensation. Les rares fois où ils évoquaient leur travail, les quelques individus qui partageaient sa spécialité parlaient plus volontiers «d’art ». Terreur trouvait cette prétention proprement ridicule. Pour lui, ce n’était qu’un métier comme un autre, même s’il arrivait parfois, comme aujourd’hui, que le défi se révèle excitant et satisfaisant. Mais jamais une symphonie aussi bien orchestrée et planifiée ne pouvait prétendre à l’art. En revanche, la traque était bien différente. Décidée sur l’impulsion du moment, elle profitait des occasions offertes, en équilibre permanent sur la ligne infime départageant le courage et la terreur. Il n’y avait aucune comparaison possible entre ces deux occupations. La première était un emploi, la seconde valait largement le plaisir charnel. On pouvait faire son travail de belle manière et en être fier, mais jamais il ne pourrait procurer le plaisir transcendantal de la traque. — Le poste d’extraction est en place, jefe, l’interrompit Celestino. Vous voulez une ligne d’accès au réseau de sécurité ? — Évidemment. C’est pas vrai… Équipe 1, au rapport. La fenêtre de la première équipe ne montrait toujours qu’une eau noire, mais de plus haut, cette fois. — Quinze kilomètres, en approche. — Attendez mon appel. La musique enfla vers un crescendo. Une série de minuscules fenêtres apparut en bordure de son champ de vision. — Équipe 3, où est la fréquence d’émission ? — La deuxième en partant de la gauche, répondit Celestino. Elle n’émet rien pour le moment. Terreur alla tout de même vérifier, non pas parce qu’il pensait que l’autre était incompétent à ce point, mais parce qu’il se sentait dans un état supérieur, presque divin ; il voulait tout voir, tout connaître, tout contrôler. Comme Celestino l’avait dit, la fréquence restait muette. — Équipe 1, go. Le silence se prolongea quelques secondes encore, avant d’être rompu par un grésillement de radio. Pour s’assurer que tout allait bien, Terreur coupa sa connexion avec la première unité. Le son lui parvenait toujours, par le biais de la fréquence de sécurité d’Isla del Santuario. Il écoutait avec les oreilles de la cible. — Mayday ! Santuario, vous m’entendez ? Il y eut un léger délai, le temps que le logiciel de Terreur traduise l’espagnol, mais le résultat le combla d’aise. Malgré son air macho, le pilote jouait les paniques de manière très crédible. Les sœurs Beinha avaient fait un bon choix. — Vous m’entendez, Santuario ? Ici le vol XA1339, parti de Sincelejo. Mayday ! Répondez ! — Ici Santuario, XA1339. Nous vous captons au radar. Vous êtes trop près. Prière de virer vers l’est pour sortir de notre périmètre interdit. Terreur hocha la tête. L’opérateur se montrait poli, mais cela ne l’empêchait pas de rester ferme. La nouvelle compagnie de sécurité ne volait pas ses honoraires. — Nous avons perdu notre rotor de queue. Vous m’entendez, Santuario ? Plus de rotor de queue. Demande permission d’atterrir. La pause fut extrêmement brève. — Impossible. Vous entrez dans une zone interdite, approuvée par les lois aériennes des Nations unies. Je vous suggère de vous orienter vers l’aéroport civil ou l’héliport de Carthagène. Ce n’est qu’à cinq kilomètres. Le cri de rage du pilote fut si convaincant que Terreur ne put retenir son rire. — Bande de salopards ! Je tombe ! Je n’arriverai jamais à Carthagène ! J’ai quatre passagers et deux membres d’équipage à bord, et j’arrive à peine à me maintenir en l’air ! Mais l’Isla del Santuario persista à démentir son nom. — Désolé, XA1339, mais ceci est contraire aux ordres que j’ai reçus, je répète, contraire aux ordres. Une fois encore, tentez Carthagène. Si vous essayez de vous poser ici, nous serons obligés de vous considérer comme un agresseur. Compris ? Quand la voix du pilote revint, elle était devenue morne, sans inflexions, et les bruits qui noyaient une partie de ses paroles étaient manifestement produits par une hélice en train de se désagréger. — Je ne peux plus… saloperie de rotor… On tombe ! Je vais essayer de ne pas… craser sur votre putain d’île. J’espère que… pourrirez tous en enfer… Quelqu’un d’autre intervint, également en espagnol. Terreur vérifia qu’il s’agissait bien de l’une des fréquences secondaires des services de sécurité. — Contact visuel, monsieur. L’hélice arrière est en effet endommagée. Il est tout près de l’eau et il avance par à-coups. Il risque de s’échouer sur les récifs. Oh, mon Dieu, ça y est ! Un bruit sourd retentit dans le lointain, comme un maillet heurtant un grand gong. Terreur se fendit d’un sourire. — Ils sont tombés à l’intérieur de notre périmètre, monsieur. L’hélicoptère n’a pas pris feu. Il y a peut-être des survivants, mais les sous-marins-tueurs seront sur eux dans un instant. — Merde ! Vous êtes sûr qu’ils sont bien dans notre zone, Ojeda ? demanda le commandant de la sécurité, qui n’appréciait visiblement pas la situation. — Je vois l’hélicoptère de là où je suis, monsieur. Il est toujours accroché aux récifs, mais avec les vagues, ça ne va pas durer. L’officier demanda les images transmises par les premières caméras robots, lâchant un juron en obtenant la confirmation du rapport de son subalterne. Terreur savait à quoi l’homme pensait : l’île bénéficiait d’un important système de sécurité depuis vingt ans, même si sa compagnie n’avait que récemment obtenu son contrat. En deux décennies, les plus gros incidents avaient été provoqués par des bateaux de pêche approchant un peu trop près du périmètre. Et, bien qu’agissant en toute légalité, le commandant venait juste d’interdire à un appareil en difficulté de se poser sur l’île. Pouvait-il pousser sa conscience professionnelle jusqu’à laisser les éventuels survivants de l’accident se faire massacrer par les sous-marins robots ? Et surtout, pouvait-il se le permettre devant ses hommes, s’il tenait à ce que ces derniers continuent de le respecter en cas de crise réelle ? — Bordel de merde ! lâcha l’homme, qui avait retardé sa décision autant que possible. Aveuglez les submersibles et mettez le système de défense marine passive hors-service. Yapé, envoie un bateau sur place, des fois qu’il y ait des survivants. J’appelle le patron pour le mettre au courant. Il a mordu ! se délecta Terreur en sautant sur ses pieds. — Equipe 2, à nous. Il fit un geste aux commandos en combinaison de néoprène qui attendaient ses instructions. Son bras n’était pas retombé que les autres poussaient déjà l’embarcation dans l’eau. Il courut les rejoindre. C’était à lui de jouer, à présent. Le frêle esquif progressa silencieusement dans la baie, évitant prudemment les mines. Le détecteur de ces dernières avait été déconnecté, mais elles pouvaient encore exploser en cas de contact accidentel. Installé à l’arrière, Terreur était bien heureux de laisser la navigation à quelqu’un d’autre. Il avait plus important à faire. Où est-il ? Il ferma les yeux et éteignit la musique. Le piratage du système de sécurité de l’île était toujours en application et continuait de déverser son flot d’informations ; Terreur entendait nettement le commandant parler au bateau de secours, qui quittait tout juste l’extrémité de l’île. Personne n’avait encore remarqué l’intrusion mais, quoi qu’il advienne, la question deviendrait vite caduque. Les forces de sécurité atteindraient bientôt l’hélicoptère abattu et, à moins que celui-ci soit très sérieusement endommagé, il ne faudrait que quelques instants à des professionnels pour constater que l’appareil était contrôlé à distance. Ils comprendraient alors qu’ils avaient été joués. Où ? Terreur se replongea dans ses pensées, cherchant un premier point d’accroche – ce battement de cœur électronique où il pourrait se fixer. C’est dans sa première famille adoptive qu’il avait découvert son talent, comme il l’appelait. En fait, cette aptitude n’était que le second miracle, le premier étant que quelqu’un ait consenti à l’adopter. A sept ans, il avait déjà tué trois enfants de son âge. Un seul des meurtres avait été reconnu comme tel, et on l’avait attribué à une perte de contrôle, certes tragique, mais heureusement passagère. Pour les deux autres, on avait parlé d’un accident, ce qui était bien évidemment ridicule. Chaque fois, Terreur – qui ne s’était pas encore choisi ce nom mélodramatique – s’était promené plusieurs jours durant avec un marteau dans la ceinture de son pantalon en attendant de commettre son forfait. Lors de la seconde agression, il avait poussé ses deux victimes dans l’escalier après leur avoir défoncé le crâne, sous le coup d’un brusque accès de colère plus que par précaution de camoufler son crime. Même sans les morts qui ternissaient son dossier, l’Assistance sociale du Queensland aurait éprouvé bien des difficultés à le placer. Ses antécédents familiaux étaient tels que l’institution avait dû proposer de l’argent à sa famille adoptive en guise de compensation : sa mère était une prostituée alcoolique aborigène et son père, un pirate philippin, avait été capturé et sommairement exécuté peu de temps après l’union qui donnerait naissance au petit Terreur. Mais les bureaucrates avaient vite décidé que le fait de se débarrasser de Johnny Wulgaru justifiait amplement un effort financier de leur part, car l’enfant était une véritable bombe à retardement. Les instants qui précédèrent la première fois qu’il tordit quelque chose étaient étonnamment ordinaires. Furieuse des atrocités qu’il avait fait subir au chat de la maison, sa mère adoptive l’avait traité de petit salopard. Il avait alors sciemment renversé quelque chose et elle l’avait attrapé afin de l’enfermer dans sa chambre. Alors qu’elle le tirait dans la salle de séjour, il avait hurlé de colère et l’image de l’écran mural s’était déformée avant de s’éteindre brusquement. Au grand désespoir de ses parents adoptifs, les dégâts se révélèrent irréparables, et ils restèrent près d’un mois sans contact avec le monde extérieur avant de pouvoir remplacer l’écran. Ils n’avaient pas fait le lien entre cet accident et l’enfant, même s’ils le savaient capable de tout détruire, au sens propre. Mais Johnny, lui, avait remarqué la chose, se demandant si c’était de la magie. Quelques expériences lui avaient montré que c’était bien le cas – ou du moins, que le phénomène approchait de la magie – et que lui seul semblait posséder cette faculté. Une journée passée dans sa chambre avec le calpélec de son père adoptif lui avait même prouvé qu’il pouvait y faire appel sans se mettre en colère ; il lui suffisait simplement d’agencer ses pensées dans ce sens. Pendant plusieurs années, passées dans de nombreuses familles adoptives, il n’avait guère utilisé son pouvoir que pour se livrer à quelques actes de vandalisme mineur ou à des représailles contre ses ennemis. Alors même que ses secrets devenaient de plus en plus terribles, il n’avait jamais pensé à utiliser son talent pour autre chose que pour éteindre les caméras de surveillance sur les sites de ses cambriolages ou de ses traques, activité à laquelle il avait commencé à se livrer avant même d’avoir atteint la maturité sexuelle. Et puis, le Vieux l’avait fait sortir de prison en versant une forte caution, avant de le faire entrer dans une série de cliniques psychiatriques, dont la dernière lui appartenait plus ou moins. C’est alors que Terreur avait compris que son talent pourrait lui permettre d’accomplir de grandes choses… Le bateau rebondissait sur les vagues et, pendant un instant, il fut projeté dans le monde réel. Terreur s’interdit de penser au ciel, à la mer ou aux hommes qui l’entouraient en silence. Où est-il ? Trouve-le et ne le lâche pas. Ce type d’utilisation était nettement plus complexe que la destruction à laquelle il se livrait depuis les premiers temps ou, plus tard, le gel des composants électroniques. Ce soir, il lui fallait faire appel à des dons qu’il ne maîtrisait pas encore totalement, malgré une petite année passée dans l’un des labos du Vieux, à enchaîner les exercices éreintants sous les encouragements de scientifiques en blouse blanche incapables de masquer complètement la peur qu’il leur inspirait. Il aurait eu du mal à dire lequel de ces deux pouvoirs il préférait. Trouve-le et attrape-le. Il découvrit enfin la dérivation, s’en saisit mentalement et l’évalua sous tous les angles. L’intrusion électronique dans le système de l’île réussie par la quatrième équipe avait été une étape déterminante, car Terreur devait se trouver aussi près que possible du cœur du système de sécurité avant de se mettre à l’ouvrage. Il lui fallait déjà se concentrer avec une telle précision qu’il commençait à avoir mal au crâne. Quand il usait de son talent plus de quelques instants, il avait l’impression de le sentir s’embraser douloureusement dans son cerveau, tel un organe enflammé. Comme un chien de chasse cherchant la piste du gibier, il sonda les ténèbres inexplicables de son pouvoir pour découvrir les pulsations électroniques dont il avait besoin. Cela fait, il remonta leur trace jusqu’à la source de l’émission, contenue dans la mémoire et les processeurs de l’ordinateur central. Les processeurs n’étaient que des objets parcourus d’impulsions électriques, guère différents des caméras de surveillance ou du système d’allumage d’une voiture. Terreur savait qu’il n’éprouverait aucune difficulté à les secouer assez brutalement pour que tout le réseau s’éteigne. Mais si tel était le résultat qu’il souhaitait obtenir, il aurait laissé ce crétin de Celestino utiliser sa bombe à données. Non, il lui fallait endurer la douleur pour prétendre à un résultat bien plus utile : découvrir l’âme du système et la faire sienne. Le réseau était complexe, mais sa logique structurelle ne le rendait pas différent des autres. Terreur trouva la porte électronique qu’il cherchait et la poussa lentement. La barrière résista, lui communiquant ainsi de précieuses informations. Seul le flot de données existait désormais ; même les crépitements de la radio et le bruit des vagues qui entouraient son corps avaient disparu. Il s’attaqua de nouveau à la porte, poussant chacun des battants l’un après l’autre et faisant de son mieux pour évaluer les répercussions de chaque modification avant de l’effectuer. Il travaillait avec une délicatesse infinie, même si son crâne lui faisait mal au point qu’il avait envie de hurler. Il ne voulait surtout pas planter le système. Enfin, dans un univers de noirceur transpercé d’éclairs rouge sang synonymes de migraine, il trouva la séquence qu’il cherchait. Lorsque la porte métaphorique s’ouvrit devant lui, il ressentit une exaltation supérieure à la douleur. Sa volonté venait de lui permettre de créer quelque chose d’indescriptible, un passe-partout virtuel grâce auquel il avait pu ouvrir une serrure invisible. Le réseau de l’Isla del Santuario était désormais exposé devant lui comme une pute à dix crédits, prêt à lui révéler tous ses secrets. Épuisé, il remonta vers le monde extérieur, celui qui existait en dehors de son talent. — Équipe 3, j’ai percé le filon, fit-il d’une voix éraillée. Branche-toi dessus et trie-moi tout ça. Celestino répondit par un grognement nerveux et commença à mettre de l’ordre dans l’afflux de données qu’il recevait. Ouvrant les yeux, Terreur se pencha par-dessus bord et vomit. L’embarcation ne se trouvait plus qu’à cinq cents mètres de l’île lorsqu’il put de nouveau penser de façon cohérente. Il ferma les yeux, car la fenêtre électronique superposée à la vue de la mer agitée lui donnait des nausées, et inspecta le résultat de son infiltration, le centre névralgique de l’infrastructure de Santuario. Les divers scanners et postes de surveillance du système de sécurité attirèrent un instant son attention mais, compte tenu du soin presque obsessionnel qu’il avait mis à en dresser la carte lors des préparatifs de la mission, il serait surprenant que même Celestino puisse les rater. Terreur jeta aussi un bref coup d’œil aux programmes de base régulant tout ce qui avait trait à la propriété. Un seul détail sortait de l’ordinaire, mais c’était justement ce qu’il cherchait. Quelqu’un – deux personnes, s’il fallait en juger par le nombre d’entrées – s’était branché à un SCOB, un satellite de communication en orbite basse, et d’importants transferts de données s’opéraient dans les deux sens. On dirait que notre cible est connectée. Mais que trafique-t-elle pour avoir besoin de jongler avec tant de gigas ? Terreur s’accorda quelques instants de réflexion. Il avait déjà obtenu tout ce dont il avait besoin, mais ce serait sans doute une mauvaise idée que d’ignorer une telle utilisation du réseau. De plus, si cette petite abeille butineuse était bien le sujet, l’observer permettrait peut-être de découvrir pourquoi le Vieux voulait la mort du Dieu du Ciel. S’informer ne pouvait jamais faire de mal. — Équipe 3, connecte-moi avec l’un de ces points chauds – je pense qu’il s’agit du labo de notre homme. S’il reçoit en virtuel, ne me transmets pas tout. Le son et l’image me suffiront amplement. — Très bien, jefe. Terreur attendit longtemps, puis une nouvelle fenêtre s’ouvrit devant ses paupières closes. Il aperçut une table entourée d’individus au faciès inca. Un singe se tenait assis sur le long plateau de bois et la cible ne cessait de le regarder. Terreur ressentit une joie soudaine, presque puérile. Il se trouvait au niveau de l’épaule de sa proie, tel un démon invisible ou la mort personnifiée. — … que la quasi-totalité de ces activités était contrôlée par un petit groupe d’individus, disait quelqu’un de proche. La voix posée mais pressante n’était pas celle de la cible. Sans doute s’agissait-il de l’un de ses amis universitaires. Ces scientifiques suffisants avaient dû se réunir pour un petit colloque privé. — … Ces hommes et femmes, riches et puissants, avaient constitué un consortium appelé Confrérie du Graal… Son intérêt attisé, Terreur écouta attentivement. — Équipe 3, garde-moi cette fenêtre ouverte, décida-t-il enfin. Tu enregistres ? — Seulement ce que vous voyez, jefe. Je peux essayer de copier tous les transferts de données, mais je ne crois pas que nous ayons suffisamment de mémoire. Terreur ouvrit les yeux. Le bateau était presque arrivé à la zone éclairée par les lumières du périmètre. Il avait d’autres sujets de préoccupation à l’heure actuelle. Il s’occuperait des détails quand ils auraient atteint l’objectif. — Dans ce cas, ne t’en occupe pas. Mais il y a beaucoup de monde sur place. Vois s’il s’agit de simuls et d’où ils viennent. Mais d’abord, tiens-toi prêt à couper les défenses de l’île dès que je t’en donnerai l’ordre. Il vérifia que la seconde unité se trouvait bien à son poste, au sud-est. Les rapports qui lui parvenaient par la fréquence de sécurité lui apprirent que les gardes allaient bientôt s’apercevoir que l’hélicoptère était une ruse. — Équipe 3, coupe tout. Les lumières du périmètre s’éteignirent. La radio lui transmit un concert de cris d’indignation, mais les hommes qui l’utilisaient ne se doutaient pas que l’on venait de les couper du reste du monde et que seul Terreur pouvait désormais les entendre. — Équipe 2, en avant. Il fit un signe au pilote de sa propre embarcation, qui alluma le moteur, et ils s’élancèrent vers la plage. A quelques mètres du rivage, les hommes sautèrent dans l’eau pour mitrailler les environs et la maison à l’aide d’EBF, rayonnements électroniques à basse fréquence. Les gardes qui n’étaient pas équipés pour résister à un tel assaut s’effondrèrent sans savoir ce qui les avait attaqués. Alors qu’il quittait à son tour le canot, Terreur coupa toutes les images qui n’étaient pas absolument nécessaires. Il conserva tout de même le son en provenance de la salle de conférences. Une idée commençait à prendre forme dans son esprit. L’île était si sombre que Terreur pouvait avancer sans même ramper. Trois sentinelles en tenue anti-EBF apparurent sur la passerelle du poste de garde le plus proche. La première tenait une puissante torche électrique, sans doute dans le but d’aller voir ce qui était arrivé aux générateurs. Sur un geste de Terreur, les Trohners à silencieux émirent un bruit de bâton raclé contre un grillage et les nouveaux arrivants s’effondrèrent sans un cri. La lampe torche tomba de la passerelle et roula sur la plage, projetant des éclairs de lumière dans la nuit. La résistance fut farouche sous le porche de l’entrée, mais plus rien ne pressait, désormais. Sa cible se trouvait toujours à l’intérieur de la simulation et, comme Celestino avait verrouillé le système à distance pour l’empêcher de recevoir les appels de la sécurité, Dieu du Ciel ne pouvait s’imaginer que sa forteresse était attaquée. Terreur conçut une brève admiration pour les nouveaux gardes d’Atasco, qui faisaient plus qu’honorer leur contrat. Ils se défendaient âprement, et les cinq ou six qui tiraient depuis le plus proche bâtiment fortifié semblaient capables de retenir une armée bien plus importante que celle qui leur faisait face. Mais le courage n’était pas tout dans cette profession ; il fallait aussi savoir prévoir. Un des assaillants parvint à glisser une grenade par une meurtrière, mais sa charge héroïque lui coûta la vie. L’instant suivant, la détonation qui retentit dégagea une telle chaleur que les fenêtres en plastacier du poste de garde se gondolèrent. La deuxième équipe avait attaqué par-derrière. Opposée à l’essentiel des forces de sécurité, elle aurait du mal à se dégager rapidement, mais Terreur était satisfait de la manière dont les choses avaient tourné. Parti avec deux unités de quinze hommes chacune, il n’en avait perdu que trois, dont un seul était mort, et la mission se trouvait à soixante-quinze pour cent accomplie. Contre les forces de sécurité dont un salopard de riche comme Atasco pouvait s’entourer, c’était un score plus qu’acceptable. Alors que ses deux spécialistes en explosifs reliaient plusieurs pains de gel Anvax à la lourde porte d’entrée, il s’accorda quelques instants en compagnie de sa proie. — … Confrérie du Graal a mis au point le réseau de simulation le plus puissant et le plus perfectionné du monde, disait l’homme qui se trouvait à côté d’Atasco, et, dans le même temps, elle a manipulé et affecté mentalement des milliers d’enfants. J’ignore toujours pourquoi. En fait, je vous ai tous fait venir ici dans l’espoir que nous trouverions la réponse ensemble. Terreur était de plus en plus intrigué. Si Atasco ne dirigeait pas cette petite conspiration, qui en était le chef ? Le Vieux savait-il que les choses étaient allées aussi loin ? Le gel explosif fut déclenché et une vive lumière éclaira les cadavres épars sous le porche tandis que la porte basculait vers l’intérieur. Terreur coupa l’image en provenance de la salle de réunion et le son fut brièvement interrompu par un message de la deuxième équipe, annonçant que le central de la sécurité venait d’être investi. — Et voilà, messieurs, fit-il joyeusement. Comme nous avons oublié notre invitation, il va nous falloir entrer seuls. Une fois la porte franchie, il s’arrêta un instant pour contempler quelques piles de débris, tout ce qui restait d’œuvres d’art mayas installées trop près de l’entrée. Il chargea la plupart de ses hommes de s’occuper des éventuels gardes restants et de rassembler les serviteurs. Puis il se dirigea vers le laboratoire, accompagné de deux commandos et d’un spécialiste en explosifs. Alors que ce dernier s’accroupissait devant la porte, Terreur se brancha de nouveau. Tout le monde parlait en même temps. — Équipe 3, appela-t-il. Dans une minute environ, la connexion de la cible va se retrouver libre. Je veux que tu la gardes en l’état quoi qu’il advienne et que tu retiennes les autres invités le temps que nous découvrions de qui il s’agit. C’est clair ? — Compris. Celestino avait l’air tout excité, ce qui mit Terreur mal à l’aise, mais le Colombien remplissait parfaitement son rôle jusqu’à présent. Rares étaient ceux qui ne se laissaient pas griser par l’exaltation lorsqu’ils prenaient part à un assaut criminel de grande envergure. Terreur et les autres se replièrent dans le couloir, puis le spécialiste appuya sur son émetteur. Les murs tremblèrent à peine tandis que le gel pliait la porte blindée comme du papier mâché. Les intrus l’ouvrirent d’un coup de pied. Un homme aux cheveux blancs étendu dans une chaise longue avait manifestement perçu les vibrations de l’explosion ; il tentait de se lever, tandis que sa femme, installée près de lui, était toujours prise des spasmes musculaires caractéristiques de la RèV. Bolivar Atasco tituba légèrement car, n’étant pas encore parvenu à se séparer totalement de la simulation, il n’avait pas retrouvé tous ses réflexes. Il s’arrêta, chancelant, et regarda fixement Terreur comme s’il avait l’impression qu’il aurait dû le reconnaître. Tu viens de rencontrer l’ange de la mort, et c’est un étranger. C’est toujours un étranger. Terreur sourit en se remémorant cette citation issue d’un obscur programme interactif. Alors qu’Atasco ouvrait la bouche pour parler, il fit un geste du doigt et le plus proche commando abattit l’archéologue d’une balle entre les deux yeux. Terreur avança, décrocha la neurocanule d’Atasco, puis indiqua la femme. L’autre soldat la mitrailla de sa Trohner en mode automatique. La rafale trancha le câble et projeta la malheureuse au sol dans un grand jaillissement de sang. Mission accomplie. Terreur eut un bref regard pour les deux morts puis envoya ses commandos rejoindre leurs camarades. Il se reconnecta sur la bande-son au moment où un nouvel intervenant prenait part à la discussion. — Nous abandonner maintenant serait une très mauvaise idée. La voix était déformée par un logiciel de traduction automatique et Terreur mit quelques secondes avant de reconnaître Celestino. — J’ai bien peur que les Atasco ne nous aient déjà quittés, poursuivit l’autre au travers du simul de l’archéologue. Mais ne vous tracassez pas pour si peu. La fête peut continuer sans eux. — Arrête ça, espèce de petit merdeux ! Pas de réponse ; Celestino n’était plus branché sur la bonne fréquence. Terreur sentit une rage dévorante bouillonner en lui. — Dulcy ! Tu es là ? — Oui. — Tu es armée ? — Je… euh, oui. Le ton de sa voix révélait qu’elle ne s’était sans doute jamais servie du pistolet qui ne la quittait pas. — Descends-moi ce petit salopard. Tout de suite. — Tu veux que je… — Vas-y ! Il vient peut-être de tout foutre en l’air. Fais-le ! Tu sais que je ne te laisserai pas tomber. Terreur avait déjà une très haute opinion de Dulcinea Anwin, mais celle-ci monta encore dans son estime au cours des secondes qui suivirent. Il ne l’entendit plus dire un mot jusqu’à ce qu’une détonation assourdissante retentisse sur la fréquence de l’équipe 3. — Et maintenant ? demanda-t-elle, le souffle court. Seigneur, je n’avais jamais fait ça. — Regarde ailleurs. Retourne dans l’autre pièce – tu pourras prendre le contrôle de là-bas. Il faut que je sache qui se trouve dans cette simulation. Dégote-moi les chemins d’accès. Et surtout, je veux pouvoir placer une dérivation sur une de ces lignes. Une seule suffira. Elle inspira profondément pour calmer ses nerfs. — Pigé. En attendant, Terreur inspecta la salle de connexion des Atasco. Du matériel de riches. Dans des circonstances différentes, il aurait sans doute emporté avec lui quelques éléments, même si cela allait expressément à rencontre des ordres du Vieux. Mais il sentait qu’une récompense plus grande encore se trouvait à sa portée. Il appela le spécialiste en explosifs, qui fumait un mince cigare noir dans le couloir. — Mine-moi tout ça. L’homme écrasa son cigare du talon et fixa divers pains d’Anvax tout autour de la salle. Une fois que Terreur et Dulcy auraient vidé la mémoire de l’unité centrale d’Atasco, il ne resterait plus qu’à déclencher le feu d’artifice de loin. Dulcy revint en ligne alors que Terreur retournait à l’escalier. — Tu veux que je commence par la bonne ou la mauvaise nouvelle ? demanda-t-elle. — Je peux supporter la mauvaise, répondit-il en souriant machinalement. Il n’y en a pas eu beaucoup, ce soir. — Impossible de localiser la plupart de ces types. Ils sont connectés à des endroits différents, mais je ne peux pas remonter jusqu’à eux. Je ne pense pas qu’il s’agisse de Marionnettes, mais ils utilisent tout un tas de relais aveugles, des algorithmes de connexion anonymes et d’autres trucs plus bizarres encore. Si je pouvais les étudier pendant quelques jours, j’arriverais peut-être à un résultat, mais sinon, autant oublier. — Ils commencent déjà à se disperser. Ils se seront sans doute déconnectés d’ici quelques minutes. Mais tu as dit « la plupart »… c’est ça, la bonne nouvelle ? — J’en tiens un. Invité par la cible. Pas de relais ni d’embrouille au niveau du branchement. La dérivation est déjà prête. Terreur inspira profondément. — Parfait, commenta-t-il. Je voudrais que tu me retrouves rapidement l’index de l’utilisateur. Tu peux me faire ça ? — Il te le faut pour quand ? — Tout de suite. Sers-toi de la dérivation pour prendre le contrôle de la connexion et éjecte l’utilisateur. Empare-toi de son simul et apprends ce que tu pourras de son index… on peaufinera plus tard. Mais qui que soit ce type ou cette fille, c’est toi, désormais. Pigé ? — Tu veux que je prenne sa place ? Mais… et les données que nous sommes censés récupérer ? — Je m’en occupe. De toute façon, il fallait que ce soit moi qui le fasse. Ne t’inquiète pas, j’enverrai quelqu’un te relever dans quelques minutes. En fait, quand toutes les informations seront stockées, je prendrai sans doute moi-même le contrôle du simul. Le mal de tête que lui avait communiqué l’utilisation de son talent s’était presque totalement résorbé. Éprouvant le besoin d’écouter de la musique, il commanda une marche martiale. Il détenait enfin quelque chose que le Vieux n’avait pas. Il le tenait entre ses crocs, et pas de risque qu’il le lâche avant le jour du Jugement Dernier. — Si l’un ou l’autre des participants à la réunion restent dans la simulation, tu en fais autant, ordonna-t-il à Dulcy. Ferme-la et enregistre tout. Les plans se bousculaient sous son crâne. Dès qu’il apprendrait qui était l’utilisateur imprudent, il mènerait une enquête sur lui et le ferait éliminer, pas nécessairement dans cet ordre. Il bénéficiait désormais d’un siège au premier rang – mieux, de l’un des rôles principaux ! — alors que se jouait une mystérieuse conspiration qui terrorisait le Vieux plus que tout. Et les conspirateurs en connaissaient apparemment bien plus sur le Vieux et ses amis que Terreur lui-même. Il était encore impossible d’évaluer les avantages qu’il pourrait tirer de ce petit tour de passe-passe. Mon heure est enfin arrivée, songea-t-il en éclatant de rire. Mais il fallait que les choses soient absolument claires, sans risque d’erreur possible, car même l’efficace Mlle Anwin pouvait commettre une bévue dans toute cette confusion. — C’est bien compris, Dulcy ? vérifia-t-il. Tu maintiens le contrôle de ce simul à tout prix tant que je ne suis pas venu te relever. L’utilisateur, c’est toi, dorénavant. Et ne t’inquiète pas pour ce qui est des heures supplémentaires, bébé, je veillerai à ce que tu sois amplement dédommagée. Il rit de nouveau. L’idée de prendre Dulcinea pour cible l’avait à présent quittée, effacée par la perspective d’une traque autrement plus satisfaisante que tout ce qu’il aurait pu imaginer. — Commence tout de suite. Je te rejoins dès que j’ai tout réglé ici. Il gravit l’escalier et revint dans le vaste hall d’entrée. D’importantes quantités de données devaient être passées au crible et il fallait qu’il s’en occupe et qu’il en étudie le plus possible avant de se charger du simul et d’envoyer toutes ces informations au Vieux et à sa Confrérie. Il eut brusquement envie de connaître ce qu’Atasco manigançait et tout ce qu’il savait. Une nouvelle nuit blanche en perspective, mais cela en vaudrait certainement la peine. Au pied de l’escalier menant au premier étage, un jaguar en pierre semblait prêt à bondir de son piédestal. Terreur tapota son museau aux babines retroussées pour se porter chance puis se rappela qu’il fallait dire à l’équipe de nettoyage qu’elle devrait également se débarrasser du corps de Celestino. 15 Un jour nouveau INFORÉSO/FLASH : Krittapong USA exige davantage de sièges. (visuel : le Capitole, Washington) COMM : Krittapong Electronics USA menace de faire de l’obstruction parlementaire au Sénat à moins d’être plus largement représenté. (visuel : conférence de presse de Porfiro Vasques-Lowell, chargé de relations adjoint de Krittapong) VASQUES-LOWELL : «La Chambre des députés alloue ses sièges en fonction de la population des divers Etats, les plus peuplés ayant droit à davantage de sièges que les autres. Le Sénat repose sur le monde des affaires et le bénéfice annuel de Krittapong a été plus que multiplié par cinq depuis que la loi industrielle a été votée. Nous méritons donc plus de sièges, c’est tout simple. Et nous aimerions également discuter avec nos collègues de la chambre du commerce britannique. » Toute cette histoire devenait de plus en plus étrange. Après s’être réveillé quelques instants pour faire comprendre aux autres ce qui se passait, Orlando ne pouvait plus que regarder, immobile, la salle plongée dans la plus totale confusion. Leurs hôtes avaient disparu ; les Atasco avaient abandonné leurs simuls et Sellars s’était volatilisé. Une femme assise de l’autre côté de la table laissait échapper un hurlement de douleur continu aussi déchirant que terrifiant. Certains invités étaient comme Orlando, incapables de réagir, tandis que les autres se criaient après comme les pensionnaires d’un asile de fous. — Fredericks ? demanda-t-il en cherchant son ami des yeux. Une nouvelle poussée de fièvre approchait et, malgré le chaos qui l’environnait, il devait lutter pour rester éveillé. — Fredericks ? Où tu es ? essaya-t-il de nouveau, détestant son ton plaintif. Simmeck apparut à son côté, les mains collées sur les oreilles. — Tout ce truc est complètement impacté, Orlando. Faut qu’on se tire d’ici. Les cris cessèrent mais les voix excitées continuèrent à discourir. Orlando se redressa sur son siège. — Comment ? voulut-il savoir. Tu m’as dit toi-même qu’on pouvait pas se déconnecter. Et puis, t’as entendu ce qu’a dit Sellars. — J’ai entendu, oui, mais je préfère pas y penser, répondit Fredericks en secouant la tête avec emphase. Allez, viens. Un silence soudain s’abattit sur la pièce alors qu’il tirait l’épaule d’Orlando. Ce dernier vit le simul d’Atasco se remettre à bouger par-dessus l’épaule de son ami. — J’espère que vous n’avez l’intention d’aller nulle part, fit une voix qui n’était pas celle de l’archéologue. Nous abandonner maintenant serait une très mauvaise idée. — Oh, non, geignit Fredericks. Seigneur… c’est… on est… Sans qu’Orlando comprenne ce qui se passait, l’épouse de leur hôte disparut subitement. — J’ai bien peur que les Atasco ne nous aient déjà quittés, reprit le nouvel intervenant, dont le ton de satisfaction faisait penser à celui d’un méchant de dessin animé qui se réjouit d’être cruel. Mais ne vous tracassez pas pour si peu. La fête peut continuer sans eux. Pendant un long moment, personne ne bougea. Les invités inquiets se mirent à murmurer entre eux tandis que l’être qui avait été Atasco les dévisageait l’un après l’autre. — Commencez par me dire comment vous vous appelez. Si vous coopérez, peut-être que je me montrerai gentil envers vous. — Allez au diable ! hurla la femme au nez d’aigle qu’Orlando avait mentalement affublé du surnom de Néfertiti. Malgré la fièvre qui l’accablait, le garçon ne pouvait que l’admirer. Pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour imaginer qu’ils évoluaient au sein d’un jeu complexe et inventif. Dans ce cas, Néfertiti serait forcément la Princesse Guerrière. Elle pouvait même se targuer d’avoir avec elle l’inévitable compagnon, ce singe parlant qui visiblement la suivait. Et moi ? Ont-ils pensé à la catégorie Héros Mourant ? Fredericks serrait tellement le bras du simul d’Orlando que celui-ci commençait à avoir mal, malgré sa maladie et l’épaisseur de son équipement. Il essaya d’échapper à l’étreinte de son ami, mais en vain. Il était temps de se lever et de mourir debout. Thargor aurait aimé finir ainsi, même s’il n’était qu’un personnage imaginaire. Orlando se redressa en tremblant. Les yeux du faux Atasco se tournèrent vers lui, puis la tête à la couronne de plumes bascula brusquement vers l’avant, comme si l’on venait de lui assener un violent coup de matraque invisible. Le Dieu-Roi s’immobilisa de nouveau puis s’effondra au sol. Aussitôt, les invités terrifiés se remirent à parler en même temps. Après quelques pas hésitants, Orlando se reprit et se dirigea vers Néfertiti et son ami simiesque. Pour les atteindre, il dut écarter le clown en noir qui se faisait appeler Doux William, lequel était en train de se quereller avec le guerrier robot étincelant. Doux William lança un regard méprisant à Orlando lorsque ce dernier le bouscula. Ce crétin adorerait le Palais des Ombres, songea le garçon. Il s’y ferait même sûrement élire pape. Au moment où il arrivait devant Néfertiti, Fredericks le rattrapa, visiblement peu désireux de rester seul au milieu de cette démence. La femme à la peau sombre s’était accroupie à côté de celle qui avait longuement hurlé. Elle lui tenait la main et tentait de la calmer. — Vous savez ce qui se passe, ici ? demanda Orlando. — Non, répondit Néfertiti en secouant la tête. Mais il y a clairement un problème. Je crois que nous avons intérêt à chercher la sortie. L’adolescent n’en était pas sûr mais, à son accent, son interlocutrice lui semblait venir d’Afrique ou des Caraïbes. — Enfin quelqu’un qui sait se servir de ses méninges, fit Fredericks. Depuis le temps que j’essaie de… Il fut interrompu par un cri de surprise, et tout le monde se tourna vers l’entrée de la pièce. Le spectre blanc venait de réapparaître et ceux qui se trouvaient près de lui reculèrent, inquiets, lorsqu’il leva les mains vers eux. — Je vous en prie, écoutez-moi ! les implora-t-il d’une voix qui ressemblait bien à celle de Sellars. Le temps nous est compté. Les simuls s’approchèrent, le bombardant de questions, mais Néfertiti tapa du poing sur la table et exigea le silence. Deux ou trois autres invités se joignirent à elle, dont Doux William, à la grande surprise d’Orlando. Enfin, le calme revint. — J’ignore comment cela est possible, mais nous avons été découverts, expliqua Sellars en faisant de son mieux pour ne pas céder à la panique. L’île – la propriété des Atasco dans le monde réel – vient d’être envahie. Nos hôtes sont morts. Le robot jura en employant le langage imagé des Yeux Ronds tandis que quelqu’un d’autre poussait un cri de surprise et de terreur. Orlando sentait que les gens qui l’entouraient ne demandaient qu’à sombrer dans l’hystérie collective. S’il était vraiment Thargor, il serait temps de distribuer quelques claques pour calmer ces poules mouillées. Mais, à la vérité, il ne se sentait pas plus courageux que ses compagnons. — S’il vous plaît, poursuivit Sellars. Rappelez-vous que l’attaque s’est produite à Carthagène, en Colombie… dans le monde réel, pas ici. Vous ne risquez rien pour le moment. Mais nous serons tous en grand péril si notre identité est découverte. J’imagine que cet assaut a été organisé par la Confrérie du Graal et que ses membres savent ce qu’ils cherchent. Si tel est bien le cas, nous n’avons que quelques minutes devant nous. — Que devons-nous faire ? demanda le singe d’une voix plus posée que n’importe lequel des humains. Nous avons à peine commencé à parler d’Autremonde. — Autremonde ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’exclama la femme qui s’en était prise à Atasco. Nous devons filer d’ici ! Comment faire pour nous déconnecter ? Elle se gratta frénétiquement le cou comme si elle était attaquée par des insectes voraces. Elle ne trouvait pas sa neurocanule. Il y eut une nouvelle éruption de panique ; il était évident que personne ne pouvait quitter la simulation. — Silence ! tonna Sellars en levant les bras. Nous n’avons que quelques instants devant nous. Je vais me charger de protéger votre identité à tous. Je ne puis rester ici, et vous non plus. Nous ne sommes plus à l’abri à Témilun, la Confrérie va tout détruire. Partez, perdez-vous dans Autremonde. Je ferai tout mon possible pour vous cacher jusqu’au moment où il vous sera possible de sortir du réseau. — Mais comment ferez-vous pour partir, vous ? demanda Néfertiti, dont le calme apparent menaçait de se fissurer à chaque instant. Cette Témilun est aussi vaste qu’un petit pays. Avez-vous l’intention de courir jusqu’à la frontière ? Et comment passe-t-on d’une simulation à l’autre, par ici ? — Le fleuve constitue la limite, expliqua Sellars, et c’est également lui qui permet de passer d’un environnement virtuel à l’autre. Il s’accorda quelques instants de réflexion puis se pencha sur le simul de l’archéologue. Quand il se redressa, il avait quelque chose dans la main. — Prenez ceci, fit-il. C’est la chevalière d’Atasco. Je crois que la barge royale doit être amarrée au port. — Je l’ai vue, confirma Orlando. Elle est gigantesque. — N’oubliez pas, Atasco est le Dieu-Roi, ici. Si vous montrez ce bijou aux hommes de la barge, ils vous emmèneront sur le fleuve. Sellars tendit la lourde bague à Néfertiti. Orlando se sentit submergé par une nouvelle poussée de fièvre. Ses paupières devenaient lourdes. — On va partir voguer au fil de l’eau ? s’indigna Doux William. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? On n’est pas dans Huckleberry Finn, si ? Et où on va, hein ? C’est toi qui nous as amenés ici, petit mec. Comment tu vas nous en faire sortir, maintenant ? Sellars leva de nouveau les bras, mais le geste faisait davantage penser à une bénédiction qu’à un appel au calme. — Nous n’avons plus le temps de discuter. Nos ennemis sont déjà en train de s’en prendre aux défenses que j’ai érigées, et j’ai encore tant de choses à vous dire… Je ferai de mon mieux pour vous retrouver. — Nous retrouver ? s’écria Fredericks. Pourquoi, vous ne savez pas où nous allons ? — Il n’est plus temps ! répéta Sellars en s’énervant. Je dois partir, je n’ai pas le choix. Orlando se força à intervenir. — Pouvons-nous faire quoi que ce soit pour arrêter ces gens, ou au moins découvrir ce qu’ils fabriquent ? Notre… notre quête n’aura aucun sens si elle n’a pas d’objet. — Je n’étais pas préparé à cela, admit Sellars en semblant se recroqueviller sur lui-même. Il y a un homme du nom de Jonas. C’était un prisonnier de la Confrérie du Graal, qui avait enfermé son esprit dans la simulation. Je suis parvenu à le contacter en rêve et je l’ai aidé à s’enfuir. Cherchez-le. — Faudrait qu’on sniffe un resmec pendant que ces types essaient de nous refroidir ? demanda le robot de combat en agitant ses bras garnis de lames. T’es complètement implosé, mon pote ! — Je n’arrive pas à croire que j’aie quelque chose en commun avec Bangbang Maxi-Métal, mais je suis d’accord avec lui, ajouta Doux William, de plus en plus paniqué. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? — Jonas sait quelque chose, c’est obligé ! répondit Sellars. La Confrérie l’aurait tué depuis longtemps s’il n’était pas important. Trouvez-le ! Allez ! Les questions reprirent de plus belle, mais le simul blanc devint éblouissant et se volatilisa soudainement. — C’est affreux, commenta Fredericks en secouant la tête. On se croirait dans ce genre d’histoire où tout finit toujours mal… — Il faut continuer, dit Orlando en lui prenant le bras. Viens, on n’a pas le choix, de toute façon. A côté d’eux, Néfertiti et le singe aidaient l’autre femme à se lever. Orlando parvenait à peu près à se tenir debout sans assistance. La fièvre avait légèrement diminué et ses idées étaient plus claires, même s’il se sentait toujours aussi faible. — On les accompagne, décida-t-il d’une voix ferme. Il faut rejoindre le bateau, comme Sellars l’a dit. Vous pouvez faire ce que vous voulez, vous autres. Mais à votre place, je n’attendrais pas là que ces types nous repèrent. Si vous venez aussi, suivez-moi. Doux William rejeta sa cape sur son épaule. — Holà, mon mignon, protesta-t-il. Quelqu’un t’a nommé chef sans que je m’en aperçoive ? — Le temps des querelles est terminé, rétorqua le singe en montant sur la table. Cet homme a raison ; partez ou restez là. — Nous ne pouvons pas sortir en courant, fit Néfertiti en fronçant les sourcils. Cela attirerait trop l’attention. — Attirer l’attention ? s’exclama l’autre femme d’un ton hystérique. Mais c’est déjà fait, le type en blanc vient juste de le dire. — Je parle d’ici, précisa Néfertiti. Dans le monde réel, la Confrérie ou quelqu’un d’autre a tué les Atasco. Mais les habitants de Témilun ignorent qu’ils n’existent que dans le cadre d’une simulation, et ils se moquent bien de ce qui peut arriver dans la VTJ. Ils croient que nous sommes en réunion avec leur roi. Si nous filons comme des voleurs, ils ne nous laisseront jamais arriver jusqu’au quai. Orlando hocha la tête. L’opinion flatteuse qu’il avait de l’inconnue monta encore d’un cran. — Cachons les corps, décréta-t-il. Cela prit quelques minutes, car les simuls abandonnés avaient le poids et la rigidité d’individus morts depuis plusieurs heures, comme Orlando s’en aperçut en aidant à descendre Mme Atasco de sa chaise. Le peu de force qu’il lui restait se dissipait rapidement et il ignorait jusqu’où il faudrait ensuite aller. Il se fit donc remplacer par Fredericks et chercha un endroit où les défunts seraient invisibles. Le babouin découvrit une petite antichambre derrière un paravent et l’on y déposa les deux simuls. Malgré le mécontentement palpable de Doux William, tout le monde suivit Orlando et Néfertiti. — Faites comme si de rien n’était, souffla cette dernière alors qu’ils atteignaient la porte. Les gardes s’écartèrent pour les laisser passer. Orlando constata avec satisfaction que Fredericks cachait son anxiété derrière un masque impénétrable, mais d’autres éprouvaient bien du mal à en faire autant et la proximité des hommes en armes n’arrangeait rien. Quelqu’un étouffa un sanglot dans le dos du garçon et les soldats l’entendirent ; leurs yeux se mirent à sonder les invités pour déterminer d’où venait le bruit. Orlando alla se planter devant celui qui semblait être le capitaine, à en juger par la taille de son casque et la longueur de sa cape à plumes, puis fit appel à sa grande connaissance des jeux de rôles sur le réseau pour employer le vocabulaire qui lui semblait le plus approprié. — Notre requête a été refusée, dit-il en se voulant déçu mais honoré d’avoir pu approcher le Dieu-Roi. Dans son infinie sagesse, le Tout-Puissant nous a fait remarquer que nous venions trop tôt. Béni soit-il. Le capitaine haussa un sourcil. Doux William s’avança et Orlando sentit le désespoir l’envahir. — Oui, béni soit-il, surenchérit l’homme en noir d’un ton étonnamment humble. En fait, notre venue l’a mis en colère. Et même s’il s’est généreusement contenu afin que nous puissions transmettre ses instructions en haut lieu, il en veut terriblement à nos maîtres. Il a demandé qu’on le laisse tranquille jusqu’au coucher du soleil. Orlando décerna mentalement un bon point à Doux William. Au moins, le dandy savait réfléchir et se montrer beau parleur quand il le fallait. Le garde n’avait pas l’air convaincu. Il suivit du bout du doigt le tranchant de sa hache de pierre, qui semblait tout sauf un objet rituel malgré les progrès technologiques évidents de la cité. — La nuit est déjà tombée, fit-il remarquer. — Ah, s’exclama Doux William, à court d’argument. Vraiment… — Nous comprenons très mal votre langue, intervint Orlando. Sans doute a-t-il parlé du lever du soleil. Quoi qu’il en soit, il désire rester seul. (Il se pencha vers l’homme, comme pour lui glisser un secret à l’oreille.) Conseil d’ami : il paraissait vraiment très, très en colère. Je n’aimerais pas être à la place du pauvre bougre qui aurait la mauvaise idée de le déranger. Le capitaine hocha la tête sans cesser de froncer les sourcils. L’adolescent rejoignit les autres et se mit à la file, juste derrière Doux William. — Pas mal, mon gars, chuchota ce dernier une fois que les gardes eurent disparu. On pourrait faire équipe, tous les deux. Au bout de la jetée, on a qu’à laisser les autres s’amuser seuls. T’es partant ? — Avance, répondit simplement Orlando. Il accéléra le pas alors qu’ils approchaient de la sortie. La femme élancée bouillait manifestement d’impatience en constatant la lenteur de son amie diminuée, mais elle faisait tout son possible pour rester digne. — Vous savez où il faut aller, maintenant ? lui demanda Orlando à mi-voix. — Je n’en ai pas la moindre idée. Quel est votre nom, déjà ? Vous l’avez dit, mais j’ai oublié… — Orlando. Et vous ? — Oh, et puis quelle différence cela peut-il faire ? décida-t-elle après une brève hésitation. Renie. — Je vous avais surnommée Néfertiti, mais Renie est plus facile à prononcer. Elle le dévisagea longuement puis repensa à ses longs doigts. — Ah, oui, le simul, comprit-elle alors qu’ils arrivaient à la lourde porte d’entrée. Bon, et maintenant ? Devons-nous rester devant le palais jusqu’à ce que nous trouvions quelqu’un qui pourra nous renseigner ? Et même si nous apprenons où se trouvent les quais, comment nous y rendre ? Je sais qu’il y a des bus, ici – j’en ai pris un pour arriver –, mais ce n’est sans doute pas le mode de transport rêvé quand on est pourchassé. Orlando poussa le battant, qui refusa de bouger. Fredericks l’aida et la porte s’ouvrit, révélant un grand escalier et une place éclairée par de nombreux lampadaires. — Fuir en bus ne sera pas la chose la plus étrange qui nous soit arrivée jusqu’ici, commenta l’adolescent, le souffle court. — Ni la pire, pronostiqua Fredericks. Félix Jongleur, plus connu sous le nom d’Osiris, Seigneur de la Vie et de la Mort, se demandait où il se trouvait. La confusion qui l’habitait n’était pas de celle qui affectait les individus égarés ; elle était davantage d’ordre philosophique et l’occupait souvent lorsque son emploi du temps le lui permettait. La splendeur austère du Palais d’Occident l’entourait. Les grandes fenêtres de l’édifice laissaient entrer un crépuscule perpétuel et la longue table au bout de laquelle il trônait accueillait la double rangée de têtes d’animaux qui représentaient ses collaborateurs. L’Ennéade. Mais alors même qu’Osiris pouvait respirer profondément dans son domaine, ses poumons de chair et de sang fonctionnaient sous assistance dans une chambre hyperbare située au sommet de la plus haute tour de sa propriété de Louisiane. Extrêmement âgés, ses organes étaient aidés par le meilleur et le plus onéreux équipement médical qui soit, mais c’était là le cœur d’un tout autre problème métaphysique. Alors, où se trouvait Félix Jongleur, l’observateur, le cœur de la flamme ? Dans le monde réel, son corps vivait dans le sud des États-Unis. Mais son esprit ne quittait presque jamais ses univers virtuels, dont celui qu’il préférait, cette Égypte imaginaire dans laquelle il régnait sur tout un panthéon de dieux. Qui pouvait donc dire où résidait le vrai Jongleur ? Au bord du lac Borgne, dans un château gothique construit sur un marais asséché, dans le palais plus fantastique encore d’une simulation électronique, ou bien en un autre lieu, plus difficile à nommer ou à localiser ? Il réprima un soupir. Qu’il se montre dissipé en un jour si important était un signe indéniable de faiblesse. Il se sentait légèrement anxieux, mais cela n’avait rien de surprenant : ce qui se déroulerait dans les minutes qui suivraient affecterait l’ambition de toute une vie et peut-être l’avenir de l’humanité entière. Une fois achevé, le Projet Graal aurait des ramifications presque impensables, et il était donc capital qu’il en conserve le contrôle. Depuis toujours, le projet évoluait selon sa vision des choses, et sans lui il pourrait bien échouer. Il se demanda si ceux qui s’opposaient à sa présidence de la Confrérie ne recherchaient pas simplement un peu de nouveauté. Malgré toute leur richesse et l’immense pouvoir qu’ils détenaient, les membres de l’Ennéade avaient montré des défauts on ne peut plus humains et il était difficile de rester patient quand un projet s’étendait sur tant d’années. Peut-être n’avait-il pas assez eu recours aux effets de mise en scène, ces derniers temps. Il fut distrait par un mouvement en bout de table. Une créature grotesque affublée d’une tête de scarabée se leva et toussa afin d’attirer son attention. — Si nous commencions ? Jongleur redevint instantanément le Seigneur de la Vie et de la Mort. Il inclina légèrement la tête. — Avant toute chose, c’est un plaisir de me retrouver ici en votre compagnie, fit l’homme-scarabée. Osiris dut se retenir de rire tant une telle phrase semblait comique dans la bouche d’une créature aux yeux vides et aux mandibules frémissantes. Il avait bien choisi le simul de Ricardo Klement : Khépéra le scarabée était certes un aspect du dieu du soleil, mais il n’en restait pas moins une créature insignifiante qui passait sa vie à pousser des boules de fiente, et cette description correspondait parfaitement à la personnalité de l’Argentin. La tête de Klement ballottait comme celle d’un insecte sorti d’un livre pour enfants, et la comparaison était plus qu’appropriée, car l’homme avait bâti son immense fortune sur le trafic d’organes. — Nous avons beaucoup de sujets à évoquer aujourd’hui, poursuivit-il, aussi ne vais-je pas perdre de temps en mondanités. — Dans ce cas, taisez-vous, rétorqua Sekhmet en se grattant le menton de ses longues griffes. Que désirez-vous exactement ? Le regard que lui jeta l’autre aurait sans doute été plus impressionnant s’il avait eu un visage humain. — Je souhaiterais demander au président qu’il nous fasse un rapport sur le Projet Dieu du Ciel. Osiris retint un nouveau gloussement. L’Argentin n’avait cessé de l’importuner à ce sujet, arguant du fait que le projet empiétait sur son domaine personnel pour multiplier les mauvais conseils et les recommandations futiles. Le Seigneur de la Vie et de la Mort avait toutefois veillé à le remercier de son aide. Une voix était une voix, après tout. — Tout se déroule parfaitement, en grande partie grâce à vos efforts, Ricardo, répondit-il. Je devrais recevoir une mise à jour à ce sujet avant la fin de notre réunion. Si vous me permettez donc d’attendre un peu avant de vous répondre… — Bien sûr, monsieur le président. L’homme-scarabée s’inclina et se rassit. Osiris observa Ptah et Horus, qui ne bougeaient pas. Sans doute les deux Américains discutaient-ils en privé. Le dieu se demanda ce qui avait incité ces deux-là à faire avancer d’un mois la date de la réunion. Les affaires courantes furent réglées sans le moindre souci – un consortium à organiser de manière à contourner les lois imposées par les Nations unies pour le transbordement des métaux précieux, un réseau d’énergie nouvellement installé en Afrique occidentale et qui ne demandait qu’à être racheté à bas prix, ou encore quelques témoins à acheter ou à faire disparaître avant l’ouverture d’un procès en Inde. Osiris commençait à penser qu’il avait surestimé ses rivaux américains. Il s’attendait à recevoir une bonne nouvelle de Colombie à tout moment et réfléchissait à son effet d’annonce quand Ptah se leva brusquement. — Encore une petite chose avant de clore la séance, monsieur le président. — Oui ? répondit le maître des lieux en se raidissant imperceptiblement. — Lors de notre dernière réunion, nous avons eu une conversation traitant du sujet égaré… je veux parler de l’homme qui a disparu à l’intérieur de notre système. Nous avons découvert des précisions sur la question à TMX et nous avons pensé qu’il était temps de vous faire part des progrès de notre enquête, fit-il avec un large sourire. De cette manière, la Confrérie sera mise au courant et nous pourrons échanger les informations dont nous disposons. Le piège était désormais visible, ce qui signifiait sans doute que Wells et Yacoubian le jugeaient imparable. Osiris passa en revue les dernières conclusions en date sur cette affaire, c’est-à-dire presque rien. Que mijotaient donc ses deux adversaires ? — Comme vous le savez, j’ai des agents qui opèrent au sein du système, se défendit-il. Ils ont cru identifier le sujet à plusieurs reprises, mais sans jamais y parvenir vraiment. Sans doute s’agissait-il d’impulsions similaires à l’homme que nous recherchons. Il se tourna vers Thot, Sekhmet et le reste du contingent asiatique, sachant que ces derniers aimaient qu’on leur communique personnellement des garanties. — Mais je suis convaincu – je dis bien convaincu – que nous obtiendrons des résultats avant longtemps, conclut-il en écartant les bras à l’attention de Ptah. Qu’avez-vous à ajouter ? — Au cours d’une vérification de routine à TMX – qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec cette affaire –, nous avons découvert des anomalies dans le répertoire d’accès au Projet Graal. En un mot comme en cent, cela nous a permis de constater plusieurs cas d’accès non justifié. Notez bien que j’ai dit « non justifié », et pas « non autorisé ». Je constate que cela vous inquiète, et c’est tout à fait légitime. Notre président sera sans doute d’accord avec moi pour dire que nous avons injecté énormément d’énergie et de ressources pour protéger l’intégrité et le secret du Projet Graal… et nous pensions que notre système était infaillible. Osiris garda le silence. Il n’aimait pas le tour que prenait la conversation. Pour que Wells reconnaisse devant la Confrérie au grand complet qu’il y avait une fuite dans l’opération qu’il dirigeait, il fallait qu’il pense pouvoir retourner la situation à son avantage. Sinon, il aurait purement et simplement étouffé l’affaire, car le sujet évadé ne préoccupait véritablement qu’Osiris. — Voilà qui n’est pas bon, lâcha Sobek en tendant le cou. Pas bon du tout, même. Comment cela a-t-il pu se produire ? — Il n’y a qu’une seule façon d’accéder au système : obtenir l’autorisation soit du président, soit de moi, expliqua Ptah avec un salut moqueur à l’adresse d’Osiris. Même nos employés qui travaillent chaque jour sur le projet doivent demander cette accréditation en arrivant, et une nouvelle fois s’ils sortent de nos locaux pour le déjeuner. Il s’agit d’un code perpétuellement renouvelé et généré par des boîtes noires spéciales. Il n’en existe que deux. J’en possède une, l’autre se trouvant entre les mains du président. Sobek, le dieu-crocodile, hocha longuement la tête. Dirigeant d’un pays africain que sa famille saignait à blanc et opprimait depuis plusieurs décennies, il comprenait parfaitement le concept de centralisation de l’autorité. — Venez-en au fait, s’impatienta-t-il. En quoi cela a-t-il quelque chose à voir avec la possibilité que quelqu’un ait pu s’immiscer dans notre projet ? Ptah reprit son explication en la détaillant autant que possible pour ceux qui, comme Sobek, connaissaient moins l’aspect technique du programme. — De même que l’accès au système est sévèrement contrôlé, toute modification que l’on souhaiterait y apporter passe d’abord par l’obtention d’un code, que le président et moi-même sommes les seuls à pouvoir délivrer. Si l’évasion du sujet n’est pas un accident, il a bien fallu que quelqu’un l’organise. Dans ce cas, le ou les complices ont eu besoin de l’accréditation, car notre environnement virtuel n’autorise pas la moindre modification externe sans autorisation. Osiris n’y comprenait plus rien, mais il sentait que Ptah s’apprêtait à lui assener ce qu’il percevait comme le coup de grâce. — Je pense que tout le monde a saisi, intervint-il. Pourriez-vous être plus précis ? Qu’avez-vous découvert au juste ? Horus se leva, les yeux luisants. — Des anomalies, voilà ce que nous avons découvert. Des actions accomplies par deux employés de TMX au cours de la semaine précédant l’évasion de votre sujet, ou quel que soit le nom que vous jugiez bon de lui donner. Le général américain était aussi subtil qu’un troupeau de buffles au galop. Wells devait se sentir en confiance pour laisser son collègue mener l’assaut, surtout si les coupables travaillaient pour TMX. — Même si nous ne savons pas encore comment ces deux-là ont permis au sujet d’échapper à notre radar et de se perdre dans le système, nous sommes certains que c’est ce qui s’est produit, poursuivit Yacoubian. Aucune autre explication ne permet de justifier leurs actes et nous ignorons ce qui a bien pu les pousser à agir de la sorte. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai ; ils avaient une bonne raison de se comporter comme ils l’ont fait. Le Seigneur de la Vie et de la Mort n’allait pas laisser cet arriviste s’offrir le luxe d’une pause mélodramatique. — Nous sommes pendus à vos lèvres, railla-t-il. Poursuivez. — Tous deux avaient reçu des ordres codés du président, lâcha Horus en le regardant droit dans les yeux. Des ordres émanant directement de vous. Osiris ne se défendit pas. Nier n’apaiserait en rien les doutes de ses collègues. — Et que suggérez-vous ? demanda-t-il. — À vous de nous le dire, président, intervint Ptah qui avait du mal à cacher sa satisfaction. Expliquez-nous pourquoi ce sujet dont vous avez souhaité la présence au cœur du système – sans juger bon de nous expliquer pourquoi, faut-il vous le rappeler – comment ce sujet, donc, a pu échapper à notre surveillance par des ordres codés que vous êtes le seul à pouvoir donner. — Ouais, éclairez un peu notre lanterne, insista Horus. Beaucoup de gens ont investi énormément d’argent dans ce projet. Ils ont sans doute envie de savoir pourquoi vous avez décidé d’en faire votre terrain de jeu personnel. Osiris ressentit clairement le choc que cette intervention provoqua et la colère des autres participants. Même Thot, qui restait généralement si calme qu’on en venait à l’oublier, s’agitait nerveusement sur sa chaise. — Seriez-vous en train de m’accuser d’avoir rendue possible l’évasion du sujet ? s’indigna-t-il. Vous voudriez que je réagisse à ces déclarations qui ne s’appuient sur aucune preuve ? — N’allons pas trop vite en besogne, fit Ptah, mielleux, qui regrettait sans doute déjà d’avoir laissé le champ libre à son comparse. Nous ne vous accusons en rien, mais nous mettons le résultat de notre enquête à la disposition de la Confrérie et nous pensons que des questions aussi graves ne peuvent rester sans réponse. (D’un geste, il fit apparaître un point lumineux symbolisant le dossier évoqué devant chaque individu présent.) A mon sens, c’est à vous de vous disculper, président. Il faudrait au moins que vous nous expliquiez comment votre code peut se retrouver sur des ordres n’ayant d’autre but que de faciliter l’évasion du sujet. Caché derrière le demi-sourire permanent de son simul, Osiris mit à profit la longue pause qui s’ensuivit pour parcourir les rapports que Wells venait de rendre disponibles. Ce qu’il y lut le mit mal à l’aise. — Cette affaire ne se résume pas à une inquiétude légitime concernant le sort du sujet, fit-il en essayant de jouer sur le fait que les deux Américains n’étaient guère populaires auprès des autres membres de l’Ennéade. N’ai-je pas raison de penser que c’est ma politique qui est directement remise en cause ? Vous avez sans doute tous constaté que notre camarade souhaitait me voir quitter ce poste. Ptah l’Artificier était le plus rusé de tous les dieux d’Égypte, et le nôtre n’a rien à lui envier. Il doit souvent penser qu’il pourrait faire mieux que moi s’il parvenait à me déloger. Sans doute croit-il que lui-même et l’audacieux Horus pourraient insuffler un regain de vigueur à la tête de la Confrérie… ce qui est totalement stupide de sa part, bien entendu. — S’il vous plaît, président, intervint Wells, amusé. Assez de rhétorique. Nous avons besoin de réponses. — Je ne suis jamais aussi pressé que vous, répondit Osiris d’une voix posée. Mais il m’arrive cependant parfois d’aboutir aux mêmes conclusions, même si cela me demande davantage de temps. C’est par exemple le cas aujourd’hui. — Que voulez-vous dire ? demanda Ptah, surpris. — Tout simplement que, si ce que vous avancez est exact, je ne mérite pas la confiance de la Confrérie. Nous sommes parfaitement d’accord sur ce point. De la même manière, le projet ne peut se poursuivre si nous ne nous montrons pas solidaires. Je suggère donc que nous approfondissions la question en examinant toutes les preuves disponibles et que nous sanctionnions notre décision par un vote, aujourd’hui même. Si la Confrérie prend position contre moi, je démissionnerai immédiatement. D’accord ? — Ça me va, rétorqua Horus. Ptah accepta également, mais pas tout de suite, comme s’il redoutait un piège. En fait, Osiris n’avait rien à lui opposer – il ne s’était pas encore remis des révélations des dernières minutes –, mais il avait décidé depuis longtemps qu’il valait mieux mourir les mâchoires refermées sur la gorge de l’ennemi que terré dans un coin. Jusqu’à aujourd’hui, il n’avait pas encore eu à mettre sa théorie à l’épreuve. — Pour commencer, et bien que votre rapport semble extrêmement complet, je suis sûr que la Confrérie souhaite entendre les deux employés concernés. (Ses autres invités lui répondirent par un bref hochement de tête, qu’il leur rendit.) Vous les avez arrêtés, j’espère. — Bien sûr. Ptah avait retrouvé toute sa confiance, ce qui était mauvais signe. Osiris avait espéré sans se l’avouer que les services de sécurité de TMX se seraient livrés à un interrogatoire trop poussé qui aurait pu provoquer la mort des témoins. Il était en effet extrêmement difficile de condamner quelqu’un sur la foi d’enregistrements, car les données pouvaient être trop aisément manipulées. Certes, ce procédé existait également dans la vie réelle, mais il était bien plus difficile d’obtenir le résultat escompté. — Dans ce cas, faites-les entrer, voulez-vous ? Séparément, bien sûr. Et comme vous venez de m’accuser, autant l’admettre, j’imagine que vous me laisserez conduire l’interrogatoire. — Cela va de soi. Malgré l’accord de Ptah, Horus ne semblait guère satisfait. Osiris en tira une petite satisfaction : apparemment, les mutins redoutaient toujours sa légendaire habileté. Il allait faire de son mieux pour ne pas les décevoir. Il agita la main et la table disparut. Les membres de l’Ennéade étaient désormais assis en cercle. Un instant plus tard, deux silhouettes se matérialisèrent en leur centre. Les deux hommes, l’un râblé, l’autre mince, étaient immobiles et on ne peut plus humains, ce qui les faisait paraître déplacés au milieu de tous ces masques d’animaux. Ils ne faisaient que la moitié de la taille des personnalités présentes, comme pour entériner leur statut de mortels en présence de dieux. — Les employés en question, Shœmaker et Miller, les présenta Ptah. Tous les détails personnels les concernant figurent dans le rapport. Osiris se pencha et tendit un doigt couvert de bandelettes. Le plus âgé des deux hommes, un barbu solidement charpenté, fut pris d’un léger spasme, comme s’il sortait tout juste du sommeil. — David Shœmaker, déclama le roi, ton seul espoir est de répondre à mes questions avec la plus totale honnêteté. Est-ce bien compris ? L’autre écarquilla les yeux. Nul doute qu’on l’avait endormi au terme de son dernier interrogatoire. Il devait se sentir complètement désorienté. — Est-ce bien compris ? répéta le dieu. — Où… où suis-je ? Le Maître des Deux Égyptes effectua un geste brusque et Shœmaker ferma les yeux tandis qu’un rictus de souffrance s’imprimait sur son visage. Mettant un terme à cette douloureuse impulsion, Osiris observa les convulsions musculaires de sa victime, conscient que les autres membres de la Confrérie ne perdaient pas une miette du spectacle. Leur rappeler de quoi il était capable ne pouvait pas faire de mal. En ce lieu, il était un dieu doté de pouvoirs dont même eux ne bénéficiaient pas dans leur propre domaine. Ils ne devaient jamais l’oublier. — Reprenons au début. Ton seul espoir est de répondre à mes questions en faisant montre de la plus parfaite sincérité. C’est bien compris ? L’homme hocha la tête. Le simul généré par la cellule dans laquelle on l’avait emprisonné était déjà blanc comme un linge. — Bien. Sache que la douleur que je peux te faire subir n’a rien de normale ; elle ne laissera aucune trace sur ton corps et tu ne pourras en mourir. Autrement dit, rien ne m’empêche de te l’infliger aussi longtemps que je le désire. (Il laissa à son prisonnier le temps d’absorber cette information.) Et maintenant, détaille-nous les événements qui t’ont conduit à intervenir dans le bon fonctionnement du réseau du Graal. Au cours de l’heure qui suivit, le seigneur des lieux soumit l’employé de Telemorphix à un interrogatoire serré sur le travail que Miller et lui-même effectuaient en tant qu’ingénieurs système d’Autremonde. Réponses trop lentes et brèves hésitations se traduisaient par une activation immédiate de nouveaux élancements dont Osiris jouait comme d’une partition, déterminant l’intensité qui produirait les meilleures réponses. Mais malgré la souffrance, Shœmaker s’en tint à l’histoire qu’il avait racontée aux services de sécurité de TMX. Il avait reçu une instruction apparemment valide lui ordonnant de modifier les paramètres de pistage permettant de localiser le sujet au cœur du système, mais rien ne laissait penser que ces changements rendraient rapidement tout repérage impossible. L’ordre avait suivi la voix hiérarchique normale, même si les enquêteurs avaient établi que l’approbation des supérieurs de Shœmaker et Miller était en réalité un faux assez grossier, et surtout, s’accompagnait du code d’authentification du président. Ce dernier n’apprécia guère de s’entendre accuser une nouvelle fois. — Si tu étais un espion infiltré parmi nous, tu prétendrais bien évidemment la même chose, décréta-t-il en fronçant les sourcils. Et il suffirait que tu bénéficies d’une grande tolérance à la douleur pour être capable de le répéter quelles que soient les impulsions que je transmettrais à ton système nerveux. Il est même possible que tu aies été hypnotisé. (Il se tourna vers Ptah.) J’imagine que vous vous êtes assuré du contraire ? — C’est dans le dossier, répondit l’Artificier avec un large sourire. Rien de détectable. — Hmmm… peut-être est-il temps de passer à une approche plus subtile. Sur un nouveau geste d’Osiris, des bras métalliques surgirent du sol, écartelant le malheureux. D’autres apparurent, transparents et terminés par une énorme aiguille. — A la lecture de ton dossier, je crois comprendre que tu souffres d’une aversion pour les médicaments et les procédures médicales. Un traumatisme encouru pendant ton jeune âge, peut-être ? L’un après l’autre, les bras s’inclinèrent comme le dard d’un étrange insecte venimeux et les aiguilles s’enfoncèrent dans diverses parties du corps de Shœmaker. — Cela t’aidera peut-être à retrouver la mémoire. Le prisonnier retrouva soudain l’usage de ses cordes vocales, qui refusaient de lui obéir depuis quelques instants. Alors que des liquides de couleur différentes remplissaient les tubes, s’écoulant inexorablement vers lui, il laissa échapper un cri terrible, dont l’intensité augmenta encore lorsque des traces noires apparurent là où les aiguilles plongeaient sous son épiderme. Osiris secoua la tête. Baissant le volume des hurlements de Shœmaker, il ranima son compagnon. — Pas la peine de demander où tu te trouves, je n’ai aucune intention de te le dire, attaqua-t-il, passablement énervé. Par contre, toi, tu as des choses à me révéler. Tu vois ton ami ? Le second ingénieur, dont l’épaisse chevelure noire et les pommettes hautes dénotaient des origines asiatiques, hocha frénétiquement la tête, terrifié. — Eh bien, Miller, vous vous êtes très mal comportés, ton ami et toi. Vous avez compromis le bon fonctionnement du Projet Graal et, surtout, vous avez agi sans autorisation. — Mais nous en avions reçu l’ordre ! s’écria l’homme. Oh, Seigneur, pourquoi refusez-vous tous de nous croire ? — Parce qu’il est si facile de mentir… Osiris écarta les doigts et Miller se retrouva enfermé dans un cube en verre trois fois plus grand que lui. Plusieurs membres de l’Ennéade se penchèrent pour mieux goûter au spectacle. — Mais cela devient plus difficile lorsque l’on tente également de ne pas sombrer dans la folie. Ton dossier indique que tu redoutes de périr noyé. Aussi, pendant que tu réfléchis à l’identité de celui qui vous a incités à nous faire cette petite farce, je vais te donner l’occasion d’affronter ta peur. Le cube commença à se remplir d’eau. Le prisonnier devait savoir que son corps se trouvait toujours dans sa cellule et que seul son esprit se faisait torturer, mais sa phobie l’empêchait de raisonner rationnellement. Affolé, il tambourina des poings contre les parois de verre. — Nous t’entendons, l’assura le dieu. Dis-nous tout ce que tu sais. Regarde, tu en as déjà jusqu’aux genoux. Alors que l’eau saumâtre arrivait au niveau de sa taille, de sa poitrine puis de son cou, Miller bredouilla d’une voix aiguë qu’il pensait que l’instruction lui indiquant de mettre le coupleur thalamique en marche constituait une sorte de test. Il n’aurait jamais pensé que l’appareil était toujours connecté et que son acte libérerait le sujet. Obligé désormais de rejeter la tête en arrière pour ne pas avaler d’eau, il jura qu’il ne savait rien d’autre que l’ordre qu’il avait reçu. Le cube se remplissait de plus en plus vite. Le pauvre homme barbotait de son mieux, mais chaque instant le rapprochait du sommet du cube et sa poche d’air diminuait d’autant. Osiris réprima un soupir de déception. La terreur de Miller était si palpable qu’elle mettait le dieu lui-même mal à l’aise, et pourtant il s’en tenait à son histoire. Et le pire, c’était que le Seigneur de la Vie et de la Mort perdait rapidement la confiance de l’assemblée. Le cube était désormais complètement plein. Le prisonnier cessa subitement de se débattre et aspira une grande goulée d’eau pour hâter la fin. Puis, peu après, une autre, mais l’expression de panique gravée sur ses traits ne fit que s’accentuer. — Tu ne mourras pas, non, confirma Osiris. Tes poumons vont te brûler, tu vas étouffer, mais tu ne mourras pas. Tu continueras de te noyer aussi longtemps qu’il me plaira. Il ne put cacher la frustration qu’il ressentait. Le premier prisonnier n’avait presque plus rien d’humain ; ce n’était plus qu’une masse de chair noire et couverte de pustules, transpercée par une dizaine d’aiguilles et criant toujours par ce qui avait été sa bouche. Continuer de torturer ces hommes n’avait d’autre intérêt que de poursuivre le spectacle. Ils ne savaient rien. Sentant la victoire, Ptah se leva. — Si le président n’a pas d’autre question à poser à ces deux malheureux, peut-être voudra-t-il donner une explication au reste de la Confrérie ? — Un instant… Il fit semblant de s’intéresser à la résistance paniquée des deux employés de TMX tandis qu’il passait en revue le rapport transmis par Wells et Yacoubian. Ses systèmes experts avaient recherché toutes les anomalies possibles, compilant une liste de points qui méritaient son attention. Un terrible fardeau s’abattit sur ses épaules lorsqu’il consulta les informations en question. Ses programmes n’avaient que du vent à lui proposer, des différences mineures entre les témoignages que l’on pouvait mettre sur le compte du manque de rigueur et de précision de l’être humain. Tout le reste corroborait la théorie de Wells. Dans quelques instants, Osiris perdrait le contrôle de la Confrérie et du Projet Graal. Dans son cocon de métal et de fluides coûteux, le corps de Félix Jongleur s’agita et il eut l’impression que son cœur éprouvait des difficultés à battre normalement. Le dieu immortel sentit soudain le poids des ans. À bout de patience, ses collègues échangeaient mille murmures. Il étudia une nouvelle fois le rapport, tentant désespérément de trouver le moyen de sauver la situation. Fallait-il nier ? Inutile. Gagner du temps ? C’était lui qui avait demandé d’aller le plus vite possible, dans l’espoir de prendre Wells et Yacoubian de vitesse si ceux-ci n’étaient pas encore prêts à l’affronter. Pouvait-il prendre le programme en otage, alors ? Ses comparses auraient sans doute du mal à le mener à bien sans son expertise et, surtout, sans son contrôle de l’Autre, mais un Projet Graal avorté ne valait rien et, sans les ressources de la Confrérie, il ne pourrait jamais le reproduire de son côté. Pas à temps, en tout cas. À court d’idées, il demanda à voir les autorisations, espérant contre toute logique qu’il remarquerait quelque chose que ses logiciels avaient laissé passer. Les dates étaient correctes, les accréditations on ne peut plus réelles, et les codes provenaient bien de ses machines. — Président ? Nous attendons. Ptah était toujours de bonne humeur ; n’avait-il pas tout le temps devant lui ? — Un instant, répéta Osiris en examinant les données qui lui étaient proposées. Il songea vaguement que les autres ne pouvaient se rendre compte de ce qu’il était en train de faire. Ils le voyaient juste assis sur son trône, immobile. Se demandaient-ils s’il avait eu un problème physique ou mental ? Il appela d’autres registres et les compara avec les chiffres écarlates fournis par Wells. Quelque part, dans un autre univers, peut-être, son cœur se mit à battre plus vite, comme celui d’un monstre mythologique s’éveillant après un long sommeil. Même les meilleurs systèmes experts pouvaient se tromper. Osiris éclata de rire. — Président ? C’était trop beau pour être vrai. Il s’accorda quelques secondes d’exultation silencieuse. — J’aimerais attirer l’attention de la Confrérie sur les codes utilisés, fit-il enfin. Il agita la main et des rangées de chiffres s’imprimèrent sur la plus proche colonne, gravées dans la pierre comme les symboles magiques qui couvraient les murs et les portes du Palais d’Occident. Et la comparaison se justifiait pleinement, car ces nombres étaient les incantations qui préserveraient le rêve audacieux de Félix Jongleur. — Vérifiez qu’il s’agit bien des séquences que vous nous avez transmises et qui ont permis l’accès non justifié et l’évasion du sujet, je vous prie. Ptah et Horus se regardèrent. — Ce sont bien les mêmes, monsieur le président, confirma Thot l’ibis. — Bien. Comme vous pouvez le constater dans le rapport, les suites de chiffres aléatoires s’intercalent avec d’autres qui, elles, ne le sont pas. Ces nombres répétés indiquent le type d’ordre transmis, la date et l’heure, la personne qui l’a émis, et ainsi de suite. — Nous avons déjà établi que le code provenait de votre propre générateur ! s’emporta Horus. Vous l’avez reconnu ! Si son masque funéraire le lui avait permis, Osiris lui aurait offert un sourire carnassier. — Mais vous ne connaissez pas la signification de toutes ces séquences, précisa-t-il. Voyez-vous, l’accréditation se trouve ici, et elle vient en effet de chez moi. Mais elle n’a pas été transmise à l’un de ces… individus. (Il indiqua l’homme en noyade permanente et la masse gélatineuse avant de fixer le dieu faucon.) C’est à vous qu’elle s’adressait, Daniel. — Qu’est-ce c’est que ces foutaises ? — Toutes mes instructions s’accompagnent d’une combinaison de chiffres indiquant à qui elles sont transmises. Celles-ci ont été envoyées au bras armé de la Confrérie, et non à Telemorphix. Quelqu’un s’est infiltré dans votre système, Daniel. On a intercepté des ordres qui ne devaient pas avoir une grande importance – sans doute ceux qui avaient trait à l’affaire de New Reno, car les dates correspondent – avant de les modifier puis d’utiliser l’accréditation pour en envoyer d’autres aux ingénieurs de TMX. — C’est ridicule ! Le bras d’Horus balaya le vide. Sans doute venait-il de se saisir d’un cigare dans le monde réel. — C’est la première fois que vous nous parlez de ces codes, président, fit Ptah, plus prudent que son collègue. Plutôt pratique, non ? Osiris laissa de nouveau libre cours à son hilarité. — Ressortez tous les ordres que vous voulez et observons attentivement les séquences chiffrées qui les accompagnent. A ce moment-là, vous me direz si j’ai tort ou raison. Ptah et Horus se regardèrent longuement. Pas un mot ne fut échangé entre eux dans le Palais d’Occident, mais le Maître des Deux Égyptes était persuadé que leur discussion privée devait être plus qu’animée. Quand ils en vinrent au vote, une heure plus tard, le résultat fut unanime, Ptah et Horus ayant la bonne grâce, ou du moins le bon sens, de demander eux aussi qu’Osiris demeure en poste. Ce dernier en retira une grande satisfaction. L’ambition des Américains venait de recevoir un coup terrible et nul doute qu’ils se tiendraient sur la défensive pour un temps. Non seulement leurs systèmes avaient été pénétrés, mais tout le monde les avait vus rejeter le blâme sur leur vénérable président. Il prit un malin plaisir à demander à Horus d’améliorer sa sécurité et de découvrir comment l’intrusion avait pu se produire. — Tant que vous y êtes, occupez-vous de ces deux-là, fit-il en indiquant Shœmaker et Miller, qui trouvaient désormais à peine la force de geindre. Je vous suggère un accident de voiture. Deux collègues se rendant ensemble à l’un de ces affreux pique-niques organisés par TMX… vous voyez ce que je veux dire. Ptah accéda à ses demandes avec une certaine rigidité. Il appela ses services de sécurité et les prisonniers disparurent, ce qui rendit aussitôt l’atmosphère bien plus agréable. Alors que Khépéra se levait et rappelait le premier sa confiance au président réélu – expliquant à qui voulait l’entendre qu’il n’avait jamais douté de ce dernier et qu’il avait été stupéfait d’entendre de telles accusations proférées à son encontre –, le dieu reçut un signal sur une ligne externe bien spécifique. L’un de ses prêtres, à qui il ordonna très vite de cesser sa litanie de titres ronflants, lui apprit qu’Anubis avait un message urgent pour lui. Sans que les autres remarquent son absence, Osiris écouta le rapport de son jeune serviteur. Celui-ci paraissait étonnamment calme, ce qui était quelque peu troublant. Après un tel triomphe, Terreur aurait dû se pavaner comme un paon. Aurait-il découvert quelque chose dans les registres d’Atasco ? Et un autre problème restait encore d’actualité, celui de l’adversaire, l’homme qui était parvenu à libérer Paul Jonas en contournant les protocoles de sécurité de TMX. Le dieu devrait méditer sur la question durant de longues heures. Mais il savait que l’ennemi se trouvait là, quelque part, et il s’en réjouissait. Les Américains s’étaient montrés si pitoyables… Quand Anubis eut terminé, Osiris leva la main pour exiger le silence. Khépéra se tut sans avoir fini de chanter les louanges du président. Il resta un instant interdit puis se rassit. — Merci de ce discours qui me va droit au cœur, mon cher ami, fit le Seigneur de la Vie et de la Mort. Je ne l’oublierai pas. Mais j’ai une déclaration à vous faire. Je viens juste d’apprendre que le Projet Dieu du Ciel a été mené à bien de façon plus que satisfaisante. Shu a été neutralisé, de même que ses proches, et nous avons pris possession de son système. Les pertes d’informations ont été négligeables et le nettoyage est terminé. En un mot comme en cent, succès total. Le Palais d’Occident s’emplit d’exclamations de joie et de félicitations, dont certaines étaient sincères. — Je crois que le moment est venu de proclamer le début de la phase finale du Projet Graal. Il leva la main et les murs de l’édifice disparurent ; l’assemblée se trouvait désormais au milieu d’une plaine infinie éclairée par les premières lueurs de l’aube. — Dans quelques semaines, notre œuvre sera achevée et nous pourrons recueillir les fruits de tous nos efforts. Le système du Graal est quasiment opérationnel. Nous allons vraiment devenir des dieux ! Un rougeoiement apparut à l’horizon et Osiris écarta les bras comme s’il avait lui-même invoqué l’astre du jour – ce qui était en effet le cas. Un concert de timbales résonna, enfla dans l’air pur. — Réjouissez-vous, membres de la Confrérie ! Notre heure est venue ! L’imposant disque solaire monta lentement dans le ciel, projetant des éclats d’or sur la plaine et baignant de son feu orange les visages d’animaux tendus vers lui. Les quais se trouvaient assez près du grand escalier du palais, à environ un kilomètre, à en juger par les lumières visibles entre les bâtiments. Du mieux qu’ils le purent, Orlando et ses nouveaux alliés constituèrent un groupe cohérent avant de partir à pied. Quelle mégazone, songea le garçon. Nous voilà dans la simulation la plus balèze de tous les temps et on est obligés de marcher ! De fait les procédures de déplacement instantané et autres subtilités permettant de moduler la réalité à Témilun leur étaient inconnues. Si seulement on avait l’un des Atasco avec nous… Ils avançaient aussi vite que possible, sans pour autant donner l’impression qu’ils fuyaient. La ville était encore animée malgré l’heure tardive : véhicules à moteur ou à pédales encombraient les rues et les trottoirs regorgeaient de citoyens rentrant chez eux après leur journée de travail. Mais même au milieu de cette foule pseudo-humaine, les étrangers attiraient l’attention. Orlando n’en fut guère surpris. Il ne connaissait aucune agglomération où un individu aussi voyant que Doux William aurait pu passer inaperçu. Renie vint se placer à côté de lui. — Pensez-vous que Sellars voulait dire que nous nous retrouverons dans une autre dimension dès que nous aurons rejoint le fleuve ? lui demanda-t-elle. Ou bien va-t-il falloir naviguer pendant plusieurs jours ? — Je n’en ai pas la moindre idée, reconnut-il en secouant la tête. — Qu’est-ce qui les empêche de nous rattraper ? intervint Fredericks. Enfin, je veux dire, ils vont pas rester en dehors de la salle du trône éternellement, et quand ils entreront… (Il s’interrompit et ses yeux s’écarquillèrent.) Fenfen ! Qu’est-ce qui arrive si on meurt ici ? — On se retrouve instantanément déconnecté, répondit machinalement Renie avant de s’interrompre. Le babouin, qui la suivait à quatre pattes, leva les yeux vers elle. — Êtes-vous en train de nous dire que, si nous ne pouvons quitter le système maintenant, rien ne garantit que nous y arriverons en mourant virtuellement ? voulut-il savoir. Ou pensez-vous à quelque chose de pire encore ? — Non, c’est impossible, décréta-t-elle avec véhémence. La douleur est une chose – peut-être la transmettent-ils par une sorte de suggestion hypnotique – et je veux bien croire qu’il soit possible de plonger quelqu’un dans le coma en RèV, mais le tuer, non. Ce n’est pas pensable. Il nous faudra en discuter plus tard. Cela ne sert à rien pour le moment. Ils poursuivirent leur route en silence. Comme les grands bâtiments du centre-ville les empêchaient de distinguer le port, Fredericks partit en éclaireur. Orlando se surprit à observer le singe. — Quel est votre nom ? demanda-t-il. — !Xabbu. L’animal claqua sa langue et déglutit en début de mot, de telle sorte qu’Orlando ne comprit pas si la première lettre était un G, un K ou un H aspiré. — Et vous, c’est Orlando. Le babouin avait un air étrange – un sourire ? L’adolescent hocha la tête. Il était persuadé que son interlocuteur avait une histoire passionnante à lui raconter, mais il n’avait plus la force de s’y intéresser. Plus tard, comme avait dit Renie. Ils parleraient plus tard. Si nous tenons jusque-là. Fredericks revint rapidement. — C’est juste à l’angle, leur apprit-il. Le bateau est tout éclairé. Qu’est-ce qu’on fait s’il est pas prêt à partir, Orlando ? — Il est paré, répondit-il. Je l’ai vu quand on est passés à côté, tout à l’heure. En réalité, il n’en avait pas la moindre idée, mais il n’allait pas donner de nouveaux sujets d’inquiétude à ses compagnons. Fredericks lui lança un regard soupçonneux mais garda le silence. — Tchi seen, mec, grommela le robot en frottant son cou métallique à la recherche de sa fiche. Ils vont nous choper et nous faire souffrir. On est mal, mec, super mal. La barge possédait un quai particulier, lieu de pompe et de décorations bigarrées au cœur d’un port austère et fonctionnel. Orlando retrouva un semblant d’énergie en apercevant le grand navire et son mal au crâne se résorba quelque peu. L’embarcation les emmènerait loin de leurs ennemis, ce qui lui laisserait le temps de se reposer. Les doigts de Renie bougeaient légèrement, comme si elle dirigeait un orchestre miniature. — Que faites-vous ? s’enquit Fredericks. — Je nous compte. Nous sommes neuf. Tout le monde est là, ou bien étions-nous plus nombreux en quittant le palais ? — J’en sais rien, admit Fredericks en secouant la tête. J’y ai pas pensé. — Nous aurions dû, rétorqua Renie, qui semblait s’en vouloir. Nous avons peut-être perdu quelqu’un en route. — Trop tard pour s’en inquiéter, lui dit Orlando. Espérons que l’équipage de ce truc est bien là. Comme en réponse à son interrogation, un groupe d’hommes se rassembla en haut de la passerelle reliant le quai à la barge. Alors que Renie réunissait son petit groupe au pied de la rampe, deux marins descendirent jusqu’à eux. Le premier avait l’air d’une grosse légume, à en juger par sa longue cape d’écailles de poisson argentées. Orlando se demanda un instant s’il s’agissait du commandant, puis décida que non ; impossible d’avoir un teint si pâle en vivant continuellement en mer. Le second homme, un sous-officier à la cape sans fioritures, sans doute l’équivalent local du quartier-maître, arborait l’une de ces déplaisantes haches de pierre et un pistolet à crosse de nacre, tous deux glissés dans son ceinturon. — Nous sommes envoyés par le Dieu-Roi, attaqua Renie en présentant la chevalière. Il nous a remis ceci et ordonne que vous nous emmeniez où nous le souhaitons. L’officier se pencha pour inspecter la bague. — On dirait en effet le sceau de l’Élu, constata-t-il. Puis-je vous demander qui vous êtes ? — Nous sommes une délégation de… — La République bananière, intervint Orlando en percevant l’hésitation de Renie. Nous sommes venus présenter une requête à l’Élu, et maintenant, nous retournons délivrer sa réponse à nos maîtres. Il leva les yeux vers le pont. Les dix ou douze hommes debout au garde-à-vous près de la passerelle suivaient attentivement la scène sans bouger un muscle. — La Rép… (L’homme à la cape d’écailles secoua la tête comme si tout cela le dépassait.) Il est étrange que nous n’ayons pas été avertis. — C’est que le Dieu-Roi – enfin, je veux dire, l’Élu – vient tout juste de prendre cette décision, expliqua Renie. — Bien sûr, fit l’homme en s’inclinant. Je contacte tout de suite le palais pour avoir confirmation de l’ordre. Pardonnez-moi, mais je ne puis vous laisser monter à bord tant que je ne l’aurais pas reçue. Je vous prie de m’excuser pour la gêne que cela pourrait vous causer. Renie lança un regard d’impuissance à !Xabbu, puis à Orlando. Ce dernier haussa les épaules. Il devait lutter pour ne pas se laisser envahir par le désespoir accompagnant la fatigue qui l’accablait. Il se doutait que quelque chose de ce genre finirait par se produire ; il ne pouvait revêtir son simul de Thargor sans acquérir du même coup de multiples responsabilités. Il s’approcha légèrement du quartier-maître, mais le pistolet restait hors d’atteinte. Dépité, il se saisit de la hache tout en jetant l’homme à l’eau. — Emparez-vous de lui ! ordonna-t-il en poussant l’officier vers Renie et les autres. Les marins lâchèrent un cri de surprise et dégainèrent leurs pistolets. Orlando espérait qu’ils n’oseraient pas tirer, de peur de toucher leur chef, mais il ne fallait surtout pas leur laisser le temps d’échafauder un plan. — Suivez-moi, fit-il en gravissant la passerelle au pas de course. — Qu’est-ce que tu fabriques ? s’écria Fredericks. Orlando ne répondit pas. S’il y avait bien une chose qu’il connaissait sur le bout des doigts, c’était le combat en milieu virtuel, et sa première leçon à l’usage des débutants aurait été : « Évitez tout bavardage inutile. » Il ne lui restait plus qu’à prier pour que Thargor ait conservé une partie de sa force et de ses réflexes malgré sa maladie et les éventuelles contraintes imposées par cet environnement inconnu. — Aidez-le ! hurla Fredericks. Il va se faire tuer ! Orlando atteignit le pont. Sans s’arrêter, il effectua un roulé-boulé et renversa les deux premiers marins. Il abattit violemment la hache sur la rotule d’un troisième adversaire et sentit la lame s’enfoncer dans les chairs, mais ses réactions perdaient déjà en fluidité. Les trois corps étendus sur le pont lui offrirent un court répit. Le peu d’énergie qu’il lui restait le désertait rapidement et il éprouvait des difficultés à respirer. Il tomba à genoux et quelqu’un l’attaqua dans le dos, le projetant sur le pont avec une telle violence que son front heurta les planches. Il sentit ses membres mollir, mais se força à ramener ses jambes sous lui et à se relever. L’homme qui s’accrochait à son dos faisait tout son possible pour enrouler son bras autour de sa gorge. Alors qu’Orlando tentait de se débarrasser de lui, une main armée d’un pistolet apparut devant ses yeux. Il broya les phalanges d’un grand coup de hache et fut récompensé par un hurlement de douleur ; l’arme à feu rebondit sur le pont et tomba à l’eau. Il se pencha brusquement en avant, catapultant son autre ennemi par-dessus sa tête, puis se saisit du pistolet de l’homme dont il avait cassé le genou quelques instants plus tôt. Les ombres se refermaient sur lui. L’envie de tirer l’envahit, presque irrésistible, mais ces adversaires paraissaient tellement plus humains que ceux qu’il était habitué à affronter qu’il fut incapable de presser la détente. — Attrapez, haleta-t-il en jetant l’arme en direction de la passerelle. Il ne savait pas si ses compagnons apercevraient le pistolet, ni même s’il avait parlé assez fort. Son crâne s’emplissait d’échos. Profitant de son hésitation, plusieurs marins l’attrapèrent par les bras et les jambes. Un autre lui planta son genou dans les reins et referma ses doigts sur sa gorge. Il se débattit et parvint à repousser plusieurs agresseurs, mais d’autres se laissèrent tomber sur lui et l’immobilisèrent contre le pont. Tentant désespérément de se dégager, il ne parvint qu’à se retourner sur le dos. Il inspira avidement, à court d’air. Les lumières du gréement tourbillonnaient alors que les ténèbres gagnaient rapidement, telles des étoiles mourantes projetant leurs ultimes lueurs dans la noirceur de l’espace. C’est drôle, songea-t-il. Des étoiles, des lumières… aucune n’est réelle… toutes le sont… Quelque chose lui frappait la tête à répétition. Chaque coup permettait à la marée obscure de progresser d’autant, noyant peu à peu ses pensées. Il entendit quelqu’un crier… la femme – quel était son nom, déjà ? Sans importance. Sa vie lui échappait et il était heureux de la laisser filer. Il était si fatigué, si fatigué… Il lui sembla entendre Fredericks l’appeler mais il fut incapable de répondre. Voilà qui était un peu triste. Fredericks aurait adoré les étoiles – car c’en était bien, n’est-ce pas ? – et le courage avec lequel elles brûlaient dans les ténèbres. Son ami lui manquerait… Il se trouvait dans un lieu qui n’en était pas vraiment un. Une salle d’attente, peut-être. Il avait du mal à penser clairement, mais cela importait peu, désormais. Il était allongé, pas de doute à ce sujet, mais il se tenait également debout, à contempler un immense canyon. Une falaise noire et luisante plongeait sous ses pieds, disparaissant dans une mer de brouillard tourbillonnant. De l’autre côté, à peine visible au travers des volutes de brume, se dressait la cité d’or. Mais elle avait changé par rapport à celle qu’il venait de quitter ; ses bâtiments étaient plus grands, plus étranges que tout ce qu’il aurait pu imaginer, et de minuscules lueurs voletaient entre les tours en spirale. On aurait dit des lucioles. Ou des anges. Encore un songe, se dit-il. Il fut étonné de s’entendre parler à voix haute. Il fallait qu’il se taise, car il savait que quelqu’un le cherchait, quelqu’un qu’il ne voulait à aucun prix rencontrer. — Ce n’est pas un rêve, fit une voix à son oreille. Surpris, il regarda autour de lui. Un insecte de la taille d’un petit chien s’était posé sur une excroissance de pierre noire. Il paraissait constitué de fil de fer argenté mais cela ne le rendait pas moins vivant. — C’est moi, patron, reprit-il. Ça fait des heures que je cherche à vous joindre. J’ai dû amplifier votre voix au maximum et je vous entends à peine. Qu’est-ce que… Il éprouvait tant de mal à réfléchir… La brume cotonneuse s’était également infiltrée dans son esprit. Où… — Dépêchez-vous, patron. Dites-moi ce que vous voulez. Si quelqu’un entre et me voit assis sur votre poitrine, je vais finir dans le recycleur. Une pensée aussi insaisissable que les lointaines lueurs traversa fugitivement l’esprit d’Orlando. — Beezle ? — Dites-moi ce qui se passe. — Je… je suis piégé quelque part, répondit l’adolescent en faisant des efforts pour se souvenir. Je ne peux pas ressortir… pas revenir… — Où êtes-vous, patron ? Orlando lutta contre les vagues de noirceur anesthésiante. La cité lointaine avait disparu et le brouillard se levait. Il éprouvait même des difficultés à distinguer l’insecte, alors qu’il aurait pu le toucher en tendant le bras. — À l’endroit que je cherchais, répondit-il en tentant de se rappeler le nom d’un homme… un nom commençant par A… Atasco… L’effort fut trop grand. L’insecte disparut et Orlando se retrouva seul avec la brume, la montagne et une obscurité de plus en plus envahissante. 16 Le feu azur INFORÉSO/LOISIRS : Double langage pour Double vue ? (visuel : générique de « Fin du monde ! ») COMM : La célèbre voyante Fawzi Robinette Murphy, présentatrice des très médiatiques émissions « Double vue » et « Fin du monde ! » a déclaré qu’elle prenait sa retraite pour cause de « fin du monde prochaine ». (visuel : Murphy entrant dans une limousine) Quand on lui a demandé en quoi la situation était différente des autres apocalypses qu’elle avait prédites, elle a répondu sans détour : (visuel : Murphy, au portail de sa propriété du Gloucestershire ) MURPHY : « Cette fois, c’est pas du cinéma. » Le paysage qui défilait devant les yeux de Renie n’avait en soi rien de troublant, car elle avait déjà vu une telle jungle verdoyante s’interrompant juste au bord de la plage sur la côte africaine. Ce qui la dérangeait le plus, alors qu’elle regardait un groupe de flamants roses prendre leur envol, c’était de penser que rien de tout cela n’était réel. C’est trop. C’est… terriblement séduisant. Oui. Elle s’accouda au bastingage. Le vent rafraîchissait tout son corps, à l’exception de son visage recouvert du masque de son caisson-V. Même cette étrange absence de sensation tactile s’atténuait peu à peu, comme si son cerveau compensait de lui-même. Par moments, elle aurait pu jurer qu’elle sentait la brise lui fouetter les joues. Il était difficile de ne pas admirer la perfection de ce rêve et l’incroyable maîtrise qui l’avait rendu possible. Elle devait se rappeler qu’Atasco, l’homme à l’origine de cette merveille, était peut-être le moins dangereux de tous les barons féodaux d’Autremonde. Bien qu’arrogant et égocentrique, il avait au moins eu le souci de ne pas faire de mal à autrui pour obtenir satisfaction. Mais les autres… Il suffisait de repenser à Stephen, ses jambes atrophiées, ses bras si maigres qu’ils faisaient désormais penser à des baguettes brunes, ou encore au corps brisé de Susan. Ceux qui avaient bâti ce lieu étaient des monstres, des ogres résidant au cœur de châteaux érigés sur les ossements de leurs ennemis. — J’ai une terrible confession à vous faire, Renie. — !Xabbu ! Vous m’avez fait peur ! — Je suis désolé, s’excusa-t-il en grimpant sur le bastingage. Souhaitez-vous savoir pourquoi j’ai honte ? — Bien sûr, répondit-elle en posant la main sur l’épaule du babouin et en résistant à l’impulsion de le caresser. — Depuis que nous sommes arrivés ici, je me fais bien évidemment du souci pour notre sécurité et je suis terrifié par le péril évoqué par Sellars. Mais je ressens également une grande joie qui est presque aussi forte que mes craintes. — De la joie ? répéta Renie, qui ne comprenait pas où il voulait en venir. Il pivota sur lui-même et tendit son long bras délié vers la côte, geste incongru pour son corps de singe. — Oui, car je sais désormais que je peux donner corps à mon rêve, expliqua-t-il. Quel que soit le mal que ces gens ont fait ou s’apprêtent à faire – et mon cœur me dit qu’il s’agit en effet de quelque chose de terrible –, ils ont également permis la création de cet endroit merveilleux. Je crois qu’une telle puissance de traitement de données pourrait me permettre de perpétuer l’existence de mon peuple, Renie. La jeune femme opina lentement. — Penser cela n’a rien de honteux, le rassura-t-elle. Mais ceux qui détiennent ce pouvoir ne vont pas nous le donner. Ils voudront le garder pour eux seuls, comme toujours. !Xabbu ne dit rien. Alors que les dernières lueurs du jour s’éteignaient, ils restèrent là, ensemble, à contempler le fleuve et la côte qui se fondaient en une ombre unique sous le regard des étoiles. Doux William semblait prendre plaisir à jouer le rôle qui lui avait été imparti. Il agita son pistolet en direction du commandant et de l’adjudant-major du Dieu-Roi, l’officier qui était descendu à leur rencontre sur le quai. Les deux hommes se firent tout petits. — On dirait Johnny Pikaglass, vous trouvez pas ? Ce n’est pas dans mes habitudes, mes mignons, mais je commence à m’y faire. Renie se demandait ce qui terrifiait le plus les deux Témiluniens, l’arme ou l’aspect de clown tueur de leur gardien. — Sommes-nous encore loin de la limite des eaux territoriales que vous connaissez ? demanda-t-elle. Le capitaine secoua la tête. C’était un homme petit et imberbe, comme tous ses marins, mais son large visage se couvrait de tatouages noirs et il arborait un impressionnant anneau de pierre dans la lèvre inférieure. — Vous ne cessez de me poser la même question, mais ces eaux n’ont pas de fin, expliqua-t-il. De l’autre côté se trouve la terre des Hommes Pâles. Si nous continuons à longer la côte, nous finirons par arriver aux Caraïbes (le logiciel de traduction de Renie eut besoin d’une fraction de seconde pour lui communiquer ce terme), puis, plus loin, à l’empire des Mexicas. Il n’y a pas de limite. La jeune femme soupira. Si la simulation s’accompagnait bien de frontières, comme Atasco l’avait prétendu, les Marionnettes n’étaient manifestement pas au courant. Peut-être se volatilisaient-elles tout simplement en les traversant, avant de réapparaître lors du « voyage de retour », l’esprit empli de nouveaux souvenirs. Mais qui dit que ce ne sera pas la même chose pour moi ? Comment pourrais-je le savoir ? Il était déjà difficile de se dire que la côte n’avait de réalité qu’au sein d’un univers virtuel, mais imaginer que le commandant et l’adjudant-major puissent être artificiels exigeait une gymnastique mentale plus grande encore. Même regorgeant de végétation et peuplé d’animaux sauvages, un paysage pouvait être créé bout à bout, bien qu’une telle sophistication dépasse l’entendement de Renie. Mais des gens ? Comment les meilleurs environnements, fussent-ils à évolution intégrée, pouvaient-ils générer une telle authenticité dans la diversité ? Le commandant avait les dents noires, à force de mâchouiller une herbe aromatique. Il arborait en guise de porte-bonheur une vertèbre de poisson ornant une chaîne attachée autour de son cou. Quant à l’adjudant-major, il avait une tache de naissance juste derrière l’oreille et sentait la réglisse. — Êtes-vous marié ? demanda-t-elle subitement au commandant. Il cligna des yeux à plusieurs reprises, surpris. — Je l’ai été, répondit-il. J’ai pris ma retraite parce qu’elle me l’avait demandé et je suis resté à terre pendant trois ans, à Quidbo. Mais je ne l’ai pas supporté, alors je me suis rengagé. Elle m’a quitté. Renie secoua la tête. Une histoire de marin, si fréquente qu’il s’agissait presque d’un cliché. Sauf que l’homme était convaincu de sa véracité, comme le montrait l’amertume qui teintait ses paroles. Et chacun des individus présents dans cette simulation – et dans toutes celles qui constituaient Autremonde – avait une histoire semblable à raconter. Chacun se croyait vivant, unique. C’était proprement inconcevable. — Avez-vous la moindre idée de la façon dont fonctionne ce bateau ? s’enquit-elle auprès de Doux William. — C’est ridiculement simple, répondit-il en s’étirant, ce qui fit tinter ses clochettes cachées. On ne peut plus facile, en fait : on pousse, on tire ; un coup en avant, un coup en arrière. Je pourrais le faire en dormant. — Dans ce cas, nous allons jeter ces deux-là et le reste de l’équipage par-dessus bord. Elle fut surprise par la réaction de l’adjudant-major, puis comprit la cause de la méprise. — Dans les canots de sauvetage, précisa-t-elle. Il semble y en avoir assez. — A vos ordres, amiral, approuva joyeusement Doux William. Le lit de l’Élu était à l’échelle d’un roi divin. Martine et Orlando s’y trouvaient allongés chacun d’un côté, de manière que les personnes qui les soignaient puissent s’occuper d’eux, et près de quatre mètres de draps de soie les séparaient. Orlando dormait, mais Renie n’avait pas l’impression qu’il s’agissait d’un sommeil réparateur. Le barbare respirait difficilement et les muscles de son visage et de ses mains tressautaient continuellement. Elle lui mit la main sur le front, mais sa température semblait normale. !Xabbu monta sur le lit et toucha le visage de l’homme, mais son intention devait être différente de celle de Renie car ses mains simiesques restèrent longtemps immobiles. — Il a l’air très malade, commenta Renie. — Il l’est, confirma le jeune homme mince assis à côté d’Orlando. — De quoi s’agit-il ? De quelque chose qu’il a attrapé au-dehors – dans la VTJ, je veux dire – ou d’un effet du réseau ? Fredericks secoua la tête, l’air morose. — Il a chopé une vraie saleté… dans le monde réel. C’est une maladie qui fait vieillir trop vite… il m’a dit le nom, mais je l’ai oublié. (Il se frotta les yeux ; quand il poursuivit, sa voix était presque inaudible.) Je crois qu’il a attrapé une pneumonie, maintenant. Il a dit… il a dit qu’il allait mourir. Renie dévisagea le dormeur dont la mâchoire carrée et les longs cheveux noirs semblaient tout droit sortis d’un dessin animé. Elle ne le connaissait que depuis peu, mais cela ne rendait pas l’idée de sa mort moins douloureuse. Elle se détourna, impuissante et chagrinée. Tant de victimes innocentes… et elle n’avait pas la force d’en sauver ne serait-ce qu’une. Quan Li, qui tenait la main de Martine, se leva en voyant Renie approcher d’elle. — J’aimerais pouvoir faire plus pour votre amie, dit-elle. Elle s’est un peu calmée, maintenant. Je lui aurais bien donné un peu d’eau, mais… Elle n’eut pas besoin d’achever sa phrase. Comme tous les autres membres de leur groupe, Martine devrait être nourrie et désaltérée dans le monde réel, sans quoi ni la Chinoise ni personne d’autre ne pourrait quoi que ce soit pour elle. Renie s’assit au bord du lit et prit les mains de Martine dans les siennes. La Française n’avait pas ouvert la bouche durant le trajet pour rejoindre la barge et, après que Doux William eut ramassé le pistolet envoyé par Orlando pour menacer l’adjudant-major et leur permettre de monter à bord, elle s’était aussitôt effondrée. Renie l’avait amenée ici avec l’aide de Quan Li – les marins avaient dû se mettre à trois pour transporter Orlando –, mais elle n’avait pas su quoi faire d’autre. Le mal qui affectait Martine était encore plus mystérieux que celui qui avait terrassé le jeune homme. — Nous allons faire partir le commandant et l’équipage dans les canots de sauvetage, expliqua Renie. — Sommes-nous assez nombreux pour diriger le bateau ? — Doux William dit qu’il se pilote plus ou moins tout seul, mais j’imagine qu’il nous faudra tout de même monter la garde. (Elle fronça les sourcils.) Combien ai-je dit que nous étions ? Neuf ? Elle se tourna vers !Xabbu, qui avait posé ses mains sur la poitrine du guerrier. Son patient semblait éprouver un peu moins de mal à respirer. — Nous sommes déjà six dans cette pièce. Il faut encore ajouter William, qui compte presque pour deux, fit-elle avec un petit sourire fatigué à l’intention de Quan Li. L’homme-robot… quel nom se donne-t-il, déjà ? T4b ou quelque chose comme ça… Et la femme qui monte la garde dans le gréement. Oui, neuf. Et puis, avoir un équipage au grand complet serait plus important si nous savions où nous allons. Elle se tut en s’apercevant que l’on serrait ses doigts. Les yeux de Martine étaient ouverts, mais perdus dans le vide. — Renie ? — Je suis là. Nous nous trouvons à bord du bateau. Nous espérons quitter bientôt la simulation de Témilun. — Je… je suis aveugle, Renie, avoua difficilement la Française. — Je sais, Martine. Nous ferons de notre mieux pour… — Non, vous ne comprenez pas. Je suis aveugle. Pas seulement ici. Je le suis depuis longtemps. — Vous voulez dire… dans la vie ? Martine hocha lentement la tête. — Mais je… les modifications dont dispose mon système me permettent d’évoluer sur le réseau. Je vois les données à ma façon. (Elle s’interrompit ; sa confession était visiblement douloureuse.) Sous certains aspects, cela m’a rendue encore plus performante que lorsque je pouvais voir, mais ici, tout va mal. — À cause de la vitesse à laquelle circulent les données, c’est ça ? — Oui… depuis notre arrivée, j’entends des gens me hurler dans les oreilles, comme si j’étais ballottée par un grand vent. Je ne… (Elle se prit le visage entre ses mains tremblantes.) Je deviens folle. Ah, puisse le Seigneur me sauver, je suis en train de perdre la raison. Elle se mit à pleurer sans qu’aucune larme apparaisse dans ses yeux et ses épaules furent secouées par de violents sanglots. Renie ne put que la serrer contre elle en attendant la fin de la crise. Deux grands canots de sauvetage suffirent pour évacuer les quelque trente-cinq membres d’équipage. Alors que le moteur faisait vibrer le pont sous ses pieds, Renie regarda le dernier marin descendre à l’échelle de corde ; sa queue-de-cheval voletait au vent. — Vous êtes sûrs de ne pas vouloir un troisième canot ? demanda-t-elle au commandant. Vous auriez davantage de place. L’officier la regarda étrangement, comme s’il comprenait mal pourquoi ces pirates se montraient si généreux avec eux. — La côte est là. Tout ira bien, l’assura-t-il avant de lui révéler une information qu’il ruminait depuis quelques instants. Vous savez, si les patrouilleurs sont restés à distance, c’est uniquement pour ne pas nous mettre en danger. Ils vous arraisonneront quelques minutes seulement après que vous nous aurez laissés partir. — Nous ne sommes pas inquiets. Renie essayait d’avoir l’air confiante, mais seul !Xabbu paraissait vraiment calme au sein de leur petite équipe. Le Bushman utilisait un morceau de ficelle découvert dans la cabine du commandant pour tisser une succession de figures nées de son imagination. Une longue discussion s’était engagée lorsque Renie avait fait part aux autres de son intention de libérer les otages avant de parvenir à la frontière de la simulation, mais elle avait refusé de revenir sur sa décision. Il était hors de question d’entraîner les Témiluniens dans une simulation autre que la leur, car le système risquait de ne pas pouvoir gérer leur passage d’un environnement virtuel à l’autre, auquel cas ils disparaîtraient vraisemblablement, ce qui reviendrait à les condamner tous. Le commandant haussa les épaules et s’assit, après quoi il ordonna à l’un de ses hommes de mettre le moteur en marche. Le canot s’éloigna lentement, prenant peu à peu de la vitesse. Celui de l’adjudant-major n’était déjà plus qu’un point blanc dans la nuit. Un pinceau de lumière traversa le brouillard et illumina le mât de la barge. — Eh bien, les voilà déjà, les copains, commenta Doux William en examinant tristement son pistolet. Il ne me servira pas à grand-chose contre la marine royale du Serpent à Plumes, pas vrai ? De nouvelles lueurs apparurent telles des étoiles posées sur l’horizon. Plusieurs vaisseaux imposants les rattrapaient rapidement. La sirène de l’un d’eux laissa échapper un long bruit de vapeur que Renie sentit résonner dans tout son corps. — Peut-être devrions-nous… commença !Xabbu, qui avait posé sa ficelle. Il n’eut pas le temps de formuler sa suggestion. Un projectile siffla non loin et fit jaillir une gerbe d’eau devant la proue. Quelques instants plus tard, un globe de feu illumina les profondeurs. Un geyser d’eau fusa et une sourde déflagration retentit. — Ils nous tirent dessus ! s’exclama Fredericks depuis l’une des écoutilles. Renie le félicita mentalement de ses dons d’observation, avant de se rendre compte que l’explosion de l’obus avait eu une conséquence inattendue. À l’endroit de l’impact, les profondeurs bleutées semblaient comme illuminées au néon. Renie en eut le souffle coupé. Elle tenta de se rappeler le nom du robot qui tenait actuellement la barre mais dut y renoncer. — Dites à Machin d’aller droit devant à pleine vapeur ! s’écria-t-elle. Je crois que nous y sommes ! Un nouveau boulet survola le bateau avant de s’écraser dans l’eau. Le choc, plus proche, secoua l’embarcation ; Renie et William durent s’accrocher au bastingage. Mais enfin, leur vitesse augmenta. La jeune femme se pencha pour mieux étudier les fonds marins. La zone azur avait encore gagné en intensité ; on aurait dit qu’un banc de poissons luminescents venait d’entourer la barge royale. Quelque chose explosa juste sous la coque. L’avant du navire se souleva brusquement, comme projeté dans les airs par une main géante. Renie perdit l’équilibre. La nef bascula sur le côté puis, tel un être vivant, elle retrouva son équilibre et retomba dans un creux entre deux vagues. L’eau qui s’élevait de part et d’autre semblait battre au rythme de la lumière bleue. Elle était vivante, chargée d’électricité, radieuse et si pleine d’énergie… Tous les sons s’éteignirent soudain et le passage au travers de la splendeur azurée s’effectua dans un silence absolu. Renie crut tout d’abord qu’ils se retrouvaient, à l’instant précis de l’explosion, piégés dans un phénomène quantique qui n’aurait jamais de fin. Plus blanche que bleue, la lumière était si éblouissante qu’elle dut fermer les yeux. Quand elle les rouvrit prudemment, un instant plus tard, la luminosité n’avait pas disparu, mais il s’agissait désormais d’une clarté normale, prodiguée par le soleil. Ils avaient laissé la nuit derrière eux, à Témilun. Renie se dit alors que l’ultime déflagration avait dû détruire toute la partie supérieure de la barge. L’embarcation flottait toujours et la côte restait bien en vue, avec ses arbres aussi grands que des gratte-ciel, mais même le bastingage avait été soufflé. Elle se rendit alors compte qu’elle se trouvait à genoux et qu’elle serrait quelque chose d’arrondi et de fibreux, épais comme son bras et situé là où le bastingage se trouvait auparavant. Elle se tourna lentement pour contempler le reste du bateau, le poste de pilotage, les quartiers royaux… Ses compagnons gisaient au centre d’un esquif large et plat qui n’avait rien à voir avec une barge : parcouru de nombreuses nervures comme une sculpture moderne géante, il se relevait sur les côtés et sa texture ressemblait à celle d’une peau de crocodile. — !Xabbu ? appela-t-elle. Ça va ? — Nous sommes tous en vie, lui répondit le babouin. Mais nous… Le reste de sa phrase fut avalé par un bourdonnement de plus en plus bruyant. Renie observa leur embarcation, ses bords dentelés qui se repliaient sur eux-mêmes, et comprit qu’ils ne se trouvaient plus sur un navire, mais plutôt sur… — Une feuille ? Le vacarme se faisait de plus en plus insistant, à tel point qu’il devenait difficile de penser. La taille des arbres, au loin… elle s’expliquait, après tout. Il ne fallait pas y voir une distorsion imposée par la distance. Mais ce lieu était-il démesuré, ou bien étaient-ce Renie et ses compagnons qui… Le bruit martelait son crâne. Elle leva les yeux pour apercevoir une créature grosse comme un avion à hélice, qui s’approcha et resta quelques instants au-dessus d’eux, manquant renverser la jeune femme tant était violent le vent qu’elle faisait naître. Puis elle repartit, ses ailes luisant tels des vitraux à la clarté du soleil. Une libellule. Pour la dixième fois peut-être, Jeremiah le découvrit fouillant les placards de la cuisine, à la recherche de quelque chose qu’il savait ne pouvoir y trouver. — Monsieur Sulaweyo ? Le père de Renie ouvrit une autre porte et écarta fiévreusement rations protégées de la chaleur et autres grosses boîtes de conserve. Puis, il plongea le bras à l’intérieur jusqu’au coude et sonda les profondeurs du placard. — Monsieur Sulaweyo… Joseph… Il se tourna vers Jeremiah, les yeux injectés de sang. — Qu’est-ce que vous voulez ? — J’aurais besoin d’un peu d’aide. Je surveille la console depuis des heures. Si vous me remplacez, je pourrai nous faire à manger. — Pas faim, grommela Long Joseph. Il reprit ses recherches, poussa un long juron de dépit, puis s’attaqua à l’étagère suivante. — Vous n’avez peut-être pas envie de manger, mais moi, si. Et puis, c’est votre fille qui se trouve dans ce caisson, pas la mienne. Une boîte de soja tomba par terre mais Long Joseph ne s’interrompit pas pour autant. — Pas la peine de me le dire. Je sais qui est là-bas. Jeremiah Dako s’en alla en grognant de frustration. Il s’arrêta sur le pas de la porte. — Je ne peux rester éternellement à surveiller ces écrans, prévint-il. Et quand je m’endormirai, personne ne sera là pour contrôler leur rythme cardiaque et vérifier que les caissons fonctionnent normalement. — Et merde ! A leur tour, plusieurs sachets en plastique chutèrent de l’étagère. L’un d’eux explosa, répandant de l’œuf en poudre sur le ciment. — Je déteste cet endroit ! s’emporta Long Joseph. Il fit tomber d’autres sachets, puis leva une lourde boîte au-dessus de sa tête avant de la jeter par terre. Elle rebondit sur le sol et acheva sa course contre le mur ; un sirop collant se mit à couler de son couvercle défoncé. — Qu’est-ce que c’est que ce bled ? Comment on peut vivre dans cette grotte ? Le père de Renie se munit d’une autre boîte pour lui faire subir le même sort, mais il interrompit son geste en voyant l’expression craintive de Jeremiah. Il lut l’étiquette, incrédule, comme si l’objet venait de lui être donné par un extraterrestre. — Regardez-moi ça, c’est n’importe quoi ! s’indigna-t-il en montrant la boîte à Dako, mais ce dernier resta immobile. Regardez ! C’est écrit « Porridge de maïs ». De la saloperie de bouillie de céréales en boîtes de trente kilos ! Il y en a assez pour étouffer un éléphant, mais des bières, que dalle ! Il laissa fuser un petit rire sans joie et lâcha la boîte, qui s’en alla rouler sous un placard. — Merde, il faut que je boive, grommela-t-il. J’ai la gorge sèche. Jeremiah secoua la tête, les yeux exorbités. — Il n’y a pas d’alcool, ici, tenta-t-il de le raisonner. — Je sais bien. Je sais. Mais ça valait quand même la peine de vérifier. Long Joseph baissa les yeux. Il paraissait au bord des larmes. — Vous dites que vous avez sommeil ? Allez vous coucher. Montrez-moi ce qu’il faut faire avec cette satanée machine. — … C’est tout. Les pulsations cardiaques et la température corporelle constituent vraiment l’essentiel. Vous pouvez les réveiller en appuyant sur ce bouton qui ouvre automatiquement les caissons, mais votre fille a demandé de n’y avoir recours que s’ils avaient vraiment des ennuis. Long Joseph contempla longuement les deux sarcophages dressés et enveloppés de câbles. — Je pourrai pas, fit-il enfin. — Comment ça ? s’énerva Jeremiah. Vous avez dit que vous me remplaceriez, et je suis épuisé. Le père de Renie ne parut pas l’entendre. — C’est comme pour Stephen, marmonna-t-il. Mon petit garçon. Elle est là, juste là, mais je peux pas l’aider ni la toucher. Je peux rien faire. L’expression de Dako s’adoucit. Il entoura les épaules de Long Joseph. — Votre fille fait tout son possible. Elle est très courageuse. Joseph Sulaweyo repoussa le bras de l’autre sans cesser de regarder fixement les cercueils en fibramique, comme s’il espérait pouvoir percer leur coque épaisse à force de volonté. — Une belle idiote, voilà ce que c’est, trancha-t-il. Elle croit tout savoir parce qu’elle est allée à l’université. J’ai essayé de lui dire que c’étaient des gens qu’il fallait pas embêter, mais elle m’a pas écouté. Ils écoutent jamais… Son visage se décomposa et il cligna des yeux à plusieurs reprises pour chasser les larmes. — Tous les enfants sont partis, se lamenta-t-il. Ils sont tous partis… Jeremiah tendit de nouveau la main vers lui puis se ravisa. Après un long silence, il se dirigea vers l’ascenseur, laissant Long Joseph seul avec les caissons muets et les écrans lumineux. Achevé d’imprimer sur les presses de BUSSIÈRE GROUPE CPI à Saint-Amand-Montrond (Cher) en février 2004 POCKET - 12, avenue d’Italie - 75627 Paris Cedex 13 Tél. : 01-44-16-05-00 — N° d’imp. : 41045. — Dépôt légal : mars 2004. Imprimé en France