PROLOGUE Tout commença avec la boue, comme c’est si souvent le cas. Dans un monde normal, ç’aurait été l’heure du petit déjeuner, mais on ne servait pas le petit déjeuner en enfer. Le bombardement qui avait débuté avant l’aube ne montrait aucun signe de fléchissement et, de toute manière, le soldat de première classe Paul Jonas n’avait pas la moindre envie de manger. Si l’on exceptait quelques minutes de fuite éperdue vers l’arrière, sur une plaine désolée que les cratères d’obus avaient transformée en paysage lunaire, Paul Jonas avait passé tout ce 24 mars 1918 exactement comme les trois jours précédents et la quasi-totalité des derniers mois, c’est-à-dire accroupi dans une boue glacée et malodorante, quelque part entre Yprès et Saint-Quentin. Tremblant de froid, assourdi par le tonnerre incessant des canons allemands, il ne pouvait s’empêcher de prier un dieu en qui il ne croyait plus. Il avait perdu Finch, Mullet et le reste de la section au cours de la retraite. Il espérait qu’ils avaient pu rejoindre une tranchée plus reculée, mais il parvenait difficilement à penser à autre chose qu’à sa détresse personnelle. Le monde qui l’entourait était humide et gluant. La terre déchiquetée, les squelettes des arbres et Paul lui-même, tout était trempé par cette brume qui s’élevait invariablement lorsque plusieurs centaines de kilos de métal chauffé au rouge explosaient au beau milieu d’une marée humaine. Le brouillard cramoisi, la terre grise et le ciel jauni comme de vieux ossements : Paul Jonas se trouvait en enfer, certes, mais un enfer bien particulier ; certains n’y étaient pas encore morts. D’ailleurs, l’un de ses occupants prenait tout son temps pour passer dans l’au-delà. Au bruit qu’il faisait, il ne devait pas se trouver à plus d’une vingtaine de mètres, mais il aurait tout aussi bien pu être à Tombouctou. Paul n’avait pas la moindre idée de l’identité du blessé, et sortir la tête de la tranchée pour voir de qui il s’agissait lui paraissait aussi facile que s’envoler par la seule force de sa volonté. Par contre, il ne connaissait que trop bien la voix de l’inconnu, qui criait, gémissait et jurait sans répit, remplissant le silence lorsque les canons se taisaient. Tous ceux qui avaient été touchés au cours du repli avaient eu la décence de mourir rapidement, ou au moins de souffrir en silence. Mais le compagnon invisible de Paul, lui, ne cessait d’invoquer son sergent, sa mère et son Dieu. Aucun des trois ne daignait se déplacer pour lui, mais cela ne l’empêchait pas de continuer à les appeler. Ses hurlements se poursuivaient, incompréhensibles. Peu de temps auparavant, il n’était encore qu’un soldat anonyme parmi tant d’autres, mais à présent il semblait déterminé à ce que tout le front de l’ouest se souvienne de son agonie. Paul le haïssait. Le terrifiant grondement cessa, et il y eut un instant de silence béni avant que le mourant ne se remette à couiner comme un homard qu’on ébouillante. — T’as du feu ? Paul se retourna. Deux yeux couleur de bière éventée le regardaient derrière un masque de boue. Le spectre se tenait à quatre pattes ; il portait une capote si dépenaillée qu’elle semblait faite de toiles d’araignées. — Quoi ? — Du feu. T’as pas une allumette ? La question était si anodine au cœur d’une telle démence que Paul se demanda s’il avait bien entendu. Le nouveau venu leva une main aussi boueuse que son visage et lui montra un tube de papier d’une blancheur telle qu’il devait venir tout droit de la lune. — Hé ! tu piges, mon gars ? Du feu ? Paul fouilla sa poche jusqu’à ce qu’il trouve une boîte d’allumettes, miraculeusement sèches. À un jet de pierre de là, le blessé se mit à hurler de plus belle. L’homme à la capote en lambeaux s’adossa à la paroi de la tranchée et coupa délicatement la cigarette en deux. Il en tendit une moitié à Paul, gratta une allumette et tourna légèrement la tête pour mieux écouter. — C’est pas vrai, il remet ça. Les Boches pourraient pas le foutre en l’air, qu’on ait un peu la paix ? Rendant la boîte d’allumettes à son propriétaire, il tendit la flamme à Paul. Ce dernier alluma sa cigarette et hocha la tête en réponse à la question, mais même ce petit geste lui demanda un effort épuisant. L’autre rejeta légèrement la tête en arrière et laissa échapper une mince volute de fumée qui s’enroula autour du bord de son casque avant de se perdre dans la plate grisaille du ciel. — T’as jamais l’impression… — L’impression ? — … que c’est une erreur, tout ça. (D’un geste du bras, l’homme engloba les tranchées, les canons allemands et l’ensemble du front.) Que Dieu est en vacances ou qu’il roupille dans un coin. Il t’arrive jamais d’espérer qu’un jour Il nous verra du haut de son perchoir et qu’il mettra un terme à tout ça ? Paul hocha de nouveau la tête, même s’il n’avait jamais réfléchi à la question en ces termes. Mais il savait que les cieux étaient vides, et il lui était parfois arrivé de voir le sang et la boue comme de très loin, de contempler cette guerre meurtrière avec le détachement d’un homme observant une fourmilière. Dieu ne pouvait les regarder, c’était une certitude. Dans le cas contraire, s’il avait vu la même chose que Paul – des hommes qui étaient morts mais ne le savaient pas encore et tentaient désespérément de faire rentrer leurs intestins dans leur cavité abdominale déchirée, des cadavres boursouflés et couverts de mouches gisant des jours durant à quelques mètres de vieux amis en compagnie desquels ils avaient ri et chanté – s’il avait vu cela sans intervenir, alors Il avait perdu la raison. Mais Paul n’avait jamais pensé que Dieu sauverait de pitoyables créatures prêtes à se massacrer par milliers pour s’emparer d’un demi-hectare de boue. Cela aurait ressemblé à un conte de fées. Et dans la vie, les jeunes mendiants n’épousaient pas les princesses ; ils mouraient, seuls, dans les rues enneigées, les ruelles sombres… ou les tranchées boueuses de France, pendant que Dieu piquait un somme. — Y a du nouveau ? demanda-t-il en faisant un terrible effort de volonté. L’homme inspira profondément la fumée, sans s’inquiéter que la cigarette presque consumée lui brûle les doigts. — Tout et rien, comme d’habitude, répondit-il dans un soupir. Les Boches ont réussi à percer au sud et seront bientôt à Paris, ou alors, maintenant que les Ricains sont là, on va les aplatir et on sera à Berlin en juin. La Victoire de Samo-truc aurait fait la danse du ventre en agitant son épée de feu dans le ciel de Flandres. Tout ça, c’est des conneries. — Des conneries, oui, confirma Paul. Après une ultime bouffée, il laissa tomber sa cigarette et la regarda tristement disparaître dans l’eau boueuse. Combien en fumerait-il encore avant que la mort ne le trouve enfin ? Dix, cent, ou bien serait-ce la dernière ? Il ramassa le papier détrempé et le roula en boule entre ses doigts. — Merci, mon pote. Sur ces mots, l’inconnu repartit en rampant puis se retourna brièvement pour jeter une dernière injonction à Paul. — Rentre bien la tête dans les épaules et pense à te sortir de là. À t’en sortir une bonne fois pour toutes. Paul lui fit un geste de la main, mais l’autre ne le voyait plus. Le mourant recommença à hurler. On aurait dit un monstre inhumain mettant au monde son rejeton. Quelques instants plus tard, comme s’ils n’attendaient que ce signal, les canons se remirent à tonner. Paul serra les dents et se boucha les oreilles, mais en vain. Il entendait toujours les cris du blessé, qui lui vrillaient les tympans tel un fil de fer chauffé au rouge. Il n’avait pas dû dormir plus de trois heures en deux jours, et la nuit qui approchait promettait d’être pire encore. Pourquoi les ambulanciers n’étaient-ils pas venus évacuer le mourant ? Cela faisait bien une heure que les canons s’étaient tus. Mais, alors même qu’il se posait cette question, Paul réalisa qu’exception faite de l’homme venu lui demander du feu, il n’avait vu personne depuis la retraite désordonnée du matin. Il avait cru les autres juste derrière un coude de la tranchée, et la présence de l’homme à la cigarette avait conforté son impression, mais le bombardement avait été si violent que Paul n’avait pas eu le moindre désir d’aller vérifier. Le calme revenu, il commençait à se demander ce qu’il était advenu du reste de sa section. Finch et les autres avaient-ils reflué jusqu’à une tranchée plus distante, ou bien se terraient-ils à quelques mètres de lui, le nez dans la boue, incapables de risquer la mitraille pour aller porter secours à un camarade agonisant ? Paul se mit à genoux. Ajustant son casque vers l’arrière afin qu’il ne lui retombe pas sur les yeux, il se mit à avancer à quatre pattes. Même à l’abri de la tranchée, il avait la sensation que sa reptation serait perçue comme une provocation par les Allemands. Il se recroquevilla en prévision du coup terrible qui ne saurait manquer de s’abattre sur lui, mais non. Rien d’autre que les hurlements du blessé. Vingt mètres et deux coudes plus loin, il se heurta à un mur de boue. Il essaya d’essuyer ses larmes mais ne parvint qu’à se maculer les yeux de boue. L’écho de la dernière explosion finissait de se réverbérer et la terre tremblait encore des suites de l’impact. Une racine jaillissant de la tranchée vibra un long moment, et la boue qui la recouvrait tomba en pluie sur le sol. La réalité était aussi atroce qu’incontournable : il était pris au piège. À moins d’oser sortir en terrain découvert, il ne pouvait que se terrer dans sa tranchée jusqu’à ce qu’un obus finisse par le trouver. Compte tenu des circonstances, il n’aurait même pas le temps de mourir de faim. Il était déjà condamné. Jamais plus il n’entendrait Mullet se plaindre de la qualité des rations, jamais il ne reverrait le vieux Finch se tailler la moustache à l’aide de son couteau de poche. De petits détails sans importance, mais qui lui manquaient déjà terriblement. Le mourant criait toujours. C’est l’enfer, ici, et je ne suis pas près d’en sortir… Où donc avait-il lu cela ? Dans un poème, ou la Bible ? Il défit la lanière de son étui à revolver, sortit son Webley et le pointa en direction de son œil. Dans la lumière évanescente du crépuscule, le canon était comme un puits sans fond dans lequel il tomberait pour ne plus jamais en ressortir. Et là, le noir, le vide, le repos… Paul eut un petit sourire dénué d’humour. Quel manque de patriotisme ! Mieux valait forcer les Allemands à utiliser le plus d’obus possible pour le tuer. Cela aurait au moins l’avantage d’obliger une Fraülein aux bras couverts de taches de rousseur à travailler quelques heures de plus dans son usine de la Ruhr. Et puis, tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir, pas vrai ? Il se remit à sangloter. Pris d’une violente quinte de toux, le blessé cessa un moment de crier. On aurait dit un chien que l’on fouettait avec violence. — Ferme-la, au nom du ciel ! hurla Paul. Tu ne pourrais pas claquer en silence, non ? Encouragé par une telle marque de camaraderie, l’autre repartit de plus belle. La nuit, d’une noirceur absolue, dura au moins un an. Les canons crachaient, le mourant criait. Paul se mit à compter tous les objets de sa vie d’antan qui lui revenaient en mémoire et, une fois qu’il eut fini, il recommença au début. Certains ne lui apparaissaient plus que sous forme de mots, sans qu’il se souvienne à quoi ils faisaient référence. Et d’autres lui semblaient extrêmement étranges, comme « chaise longue », ou encore « baignoire ». « Jardin » se retrouvait dans plusieurs chants du petit livre de prières de l’aumônier, mais Paul était presque sûr qu’il s’agissait de quelque chose de réel. Il le rajouta donc à sa liste. « Pense à te sortir de là, lui avait dit l’homme aux yeux ambrés. A t’en sortir une bonne fois pour toutes. » Les canons s’étaient tus. Le ciel s’était légèrement éclairci, comme si on l’avait essuyé à l’aide d’un chiffon crasseux. La luminosité suffisait tout juste pour que Paul puisse apercevoir le rebord de la tranchée. Il tenta de grimper et glissa, riant mentalement du grotesque de sa situation. Pense à te sortir de là. Son pied trouva une épaisse racine et il prit appui dessus pour s’extraire de la tranchée. Il tenait toujours son arme et comptait s’en servir pour achever ce type qui n’en finissait pas de hurler. Quant à ce qu’il ferait après, il n’en avait pas la moindre idée. Le soleil se levait, mais cela n’aida en rien Paul à se repérer. La clarté augmentait lentement et de manière diffuse, tant et si bien qu’il était impossible de déterminer sa provenance. Sous le ciel, tout était gris, l’eau et la boue. Les étendues plates, c’était de l’eau, ce qui signifiait que tout le reste devait être de la boue, sauf peut-être ces choses plus hautes que lui. Oui, il se rappelait même leur nom, à présent ; c’étaient des arbres. Ou du moins, c’en avait été. Il se mit debout et effectua lentement un tour sur lui-même. Son univers ne s’étendait que sur quelques centaines de mètres avant de se fondre dans la brume. Il était piégé au cœur du vide, comme s’il venait d’arriver sur scène par erreur, pour se retrouver observé par un public dans l’expectative. Mais il n’était pas seul. À mi-chemin du mur de brouillard, un arbre se dressait, lancé à l’assaut du ciel. Un arbre, ou plutôt une main griffue portant un bracelet de fils de fer barbelés. Une masse sombre pendait à ses branches nues. Paul dégaina son arme et avança d’une démarche hésitante. C’était un homme, se balançant à l’envers telle une marionnette abandonnée après usage. Il paraissait totalement désarticulé et sa jambe était accrochée à la jonction du tronc et de l’une des branches. Il avait les bras tendus vers le sol, comme s’il tentait de s’envoler en direction de la boue. Son visage n’était plus qu’un masque rouge et noir, à l’exception d’un œil jaunâtre qui regardait Paul approcher. — Je m’en suis sorti, fit ce dernier. Il leva son arme, mais l’autre ne criait plus. Au lieu de cela, un trou béant s’ouvrit dans son visage ravagé et il se mit à parler. — Te voici enfin. Je t’attendais. Paul hésita. La crosse de son Webley glissait dans sa main et son bras tendu commençait à lui faire mal. — Tu m’attendais ? — Depuis si longtemps… si longtemps, répondit l’homme dans un sourire qui exposa ses rares dents restantes. T’as jamais l’impression… Paul grimaça en entendant les cris reprendre. Mais ce n’était pas possible ; le mourant était là, devant lui. Ce qui signifiait que… — L’impression ? demanda-t-il en levant les yeux au ciel. La forme était sombre, un trou noir qui fondait sur lui en sifflant. Le bruit du coup de canon lui parvint avec un instant de retard, comme si le temps venait de se mordre la queue. — Que c’est une erreur, tout ça… À cet instant, l’obus explosa et le monde de Paul se contracta brusquement. Il y eut une immense gerbe de feu, et tout disparut. C’est après sa mort que les choses se compliquèrent vraiment pour Paul. Car il était forcément mort. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il avait vu l’obus tomber sur lui, ange exterminateur aveugle et profilé, aussi impersonnel qu’un requin. Il avait vu le monde se soulever autour de lui, senti l’air s’enflammer et lui carboniser les poumons. Il était bel et bien mort, pas de doute. Mais, dans ce cas, pourquoi avait-il mal au crâne ? Certes, une éternité passée à avoir la migraine pouvait tenir lieu de juste châtiment pour une vie de pécheur, mais tout de même… Il ouvrit les yeux et la luminosité le surprit. Il était assis en bordure d’un immense cratère, une blessure mortelle infligée à la terre boueuse. Autour de lui, tout était plat, désert. Il n’y avait plus de tranchées, mais peut-être avaient-elles été rebouchées par la terre projetée par l’explosion. Paul ne voyait que de la boue, et celle-ci finissait par se perdre dans la brume grise et luisante. Mais il s’appuyait pourtant contre quelque chose de solide, et il en vint à se demander pour la première fois s’il ne s’était pas cru mort un peu trop vite. Il tourna la tête pour voir de quoi il s’agissait. Son casque glissa vers l’avant, l’aveuglant une fraction de seconde avant de tomber sur ses genoux. Paul ouvrit grand les yeux en voyant son état. Le fond du casque avait totalement disparu, tandis que son bord déchiqueté faisait davantage penser à une couronne d’épines. Il frissonna convulsivement en se remémorant les histoires atroces qui circulaient au sujet de ces soldats en état de choc, qui pouvaient encore faire quelques mètres après avoir perdu la tête ou en retenant leurs boyaux de leurs mains, incapables de comprendre qu’ils avaient passé l’arme à gauche. Très lentement, comme s’il jouait tout seul à un jeu sordide, il se toucha le visage du bout des doigts, remontant jusqu’aux tempes, puis plus haut encore. Nul doute que son crâne avait éclaté. Cheveux, peau, boîte crânienne… tout semblait à sa place. Il regarda longuement ses mains, mais le sang qui se mêlait à la boue avait séché depuis longtemps, telle une peinture de guerre. Soulagé, il s’autorisa à respirer de nouveau. Il était mort mais il avait la migraine. Il était vivant, mais un fragment d’obus avait pulvérisé son casque avec autant de facilité qu’un couteau découpant un morceau de beurre mou. Il leva les yeux sur l’arbre squelettique qui l’avait guidé jusque-là, l’arbre auquel le mourant était pendu quelques instants plus tôt. Sa cime se perdait dans les nuages. Paul Jonas poussa un long soupir. Cela faisait cinq fois qu’il faisait le tour de l’arbre, et celui-ci restait toujours aussi résolument improbable. Le végétal mort et dénué de branches était désormais si imposant qu’il disparaissait dans l’omniprésente masse nuageuse. Son tronc était aussi large qu’une tour tout droit sortie d’un château de conte de fées, un cylindre d’écorce massif qui semblait s’enfoncer sans fin dans le sol. Le rebord du cratère permettait de le suivre des yeux sur quelques mètres ; aucun signe de la moindre racine. Voyant qu’il ne comprendrait pas l’existence de cet arbre en tournant autour, Paul s’en était écarté dans l’espoir de parvenir à déterminer sa hauteur. En vain. Il avait beau s’éloigner autant que possible, l’arbre continuait de se perdre dans les nuages. Et, chaque fois, qu’il le veuille ou non, il finissait par revenir à son pied. Il n’avait nulle part où aller, et le monde semblait devenu courbe, tant et si bien que, quelle que fût la direction qu’il empruntât, il revenait toujours devant ce tronc gigantesque. Il se rassit, s’appuya contre l’arbre et essaya de dormir. Le sommeil se refusa à lui, mais il garda les yeux fermés. Les énigmes qui lui étaient proposées ne l’amusaient en rien. Il avait été touché par un obus explosif, à la suite de quoi la guerre et tous ses protagonistes avaient disparu. Cependant, un conflit de cette taille paraissait un peu trop gros pour qu’il fût possible de l’égarer. La luminosité n’avait pas changé depuis qu’il s’était retrouvé ici, et pourtant plusieurs heures s’étaient déjà écoulées. Et la seule chose qui se trouvait là avec lui était un végétal qui n’aurait pas dû exister. Il pria longuement pour qu’en rouvrant les yeux, il se retrouve dans un purgatoire décent ou dans l’enfer familier des tranchées, en compagnie de Mullet et de Finch. Même quand il en eut fini, il fit bien attention à garder les yeux clos afin que Dieu (ou n’importe qui d’autre, après tout) ait le temps de faire son travail. Il resta donc assis à absorber le silence ambiant, ignorant la douleur qui lui martelait le crâne. Enfin, quand il jugea avoir attendu suffisamment longtemps, il se risqua à soulever une paupière. De la brume, de la boue et ce satané arbre géant. Rien n’avait changé. Paul poussa un long soupir et se leva. Il ne se souvenait pas vraiment de la vie qu’il avait connue avant la guerre, et même son passé récent était confus dans son esprit. Par contre, il se rappelait certaines histoires dans lesquelles l’impossible se produisait. Et lorsque ce dernier refusait obstinément de se résorber, il ne restait plus qu’une chose à faire : considérer qu’il relevait du possible. Que faire lorsque l’on se trouve en présence d’un arbre envahissant qui disparaît dans les nuages ? Y grimper, bien sûr. Cela se révéla plus aisé qu’il ne l’avait craint. Bien que les premières branches ne poussent que juste en dessous des nuées, l’arbre était si colossal que son écorce était craquelée comme la peau d’un immense serpent et lui fournissait plus de prises que nécessaire. Certaines de ces aspérités, assez larges pour s’y asseoir, lui permettaient de reprendre son souffle dans une sécurité et un confort tout relatifs. Mais l’exercice restait tout de même délicat. Il n’existait pas le moindre repère dans ce lieu où le temps ne semblait pas s’écouler. Il pensait grimper depuis une bonne demi-journée quand il atteignit enfin la première branche. Large comme une route de campagne, elle se recourbait vers le haut et finissait, elle aussi, par disparaître dans la masse nuageuse. Les premières feuilles étaient vaguement visibles à l’orée des cumulus. Paul s’allongea au point de jonction entre le tronc et la branche. Là, il essaya de dormir mais, bien qu’il fût épuisé, le sommeil ne vint pas. Il se reposa tout de même un peu, puis reprit son ascension. Finalement, l’air se mit à fraîchir et Paul sentit l’humidité des nuages. Le ciel était de plus en plus noir, à tel point que l’extrémité des branches devenait indistincte. Paul discernait des formes sombres dans les frondaisons, mais sans parvenir à les identifier. Une demi-heure plus tard, il se rendit compte qu’il s’agissait de pommes grosses comme des dirigeables. Plus haut, la brume s’épaississait encore. Paul se retrouva dans un univers de branches spectrales et de nuages cotonneux, de sorte qu’il avait l’impression d’évoluer dans le gréement d’un vaisseau fantôme. Le seul bruit que l’on entendait était le grincement de l’écorce sous ses pieds. Une petite brise rafraîchissait son front couvert de sueur, trop faible pour communiquer la moindre ondulation aux grandes feuilles plates. Le silence et des lambeaux de brume. L’arbre gigantesque et ses frondaisons constituaient un monde à part. Paul poursuivit son ascension. Les nuages se firent plus denses encore, et la luminosité changea soudain. Une lueur chaude apparut au cœur du brouillard, telle une lanterne allumée derrière d’épaisses tentures. S’asseyant sur une branche, Paul s’accorda un nouveau repos, tout en se demandant combien de temps durerait sa chute s’il venait à perdre l’équilibre. Arrachant l’un de ses boutons de manchette, il le laissa tomber. Le petit disque ballotté par la brise disparut bien vite à sa vue. Plus tard – il ne sut pas quand au juste – les couleurs devinrent radieuses. Le gris de l’écorce céda la place à un mélange de beiges et de jaunes pâles. Les branches paraissaient plates dans cette lumière plus crue et la brume environnante étincelait, comme si de minuscules arcs-en-ciel invisibles reliaient deux à deux toutes les gouttes d’eau en suspension. Les nuages étaient si denses qu’ils gênaient son ascension. D’épaisses volutes chargées d’humidité s’enroulaient autour de son visage, rendaient ses prises glissantes, alourdissaient ses vêtements et le mettaient en péril chaque fois qu’il lui fallait négocier un changement de main délicat. Il songea brièvement à abandonner, mais cela l’obligerait à redescendre. Dans ce cas, sans doute valait-il mieux choisir l’option de la descente rapide, déplaisante, certes, mais préférable, à la longue, à l’éternité que promettait la plaine grisâtre. De toute manière, s’il était déjà mort, il ne risquait pas grand-chose. Et s’il était encore vivant, son univers s’était transformé en conte de fées… et le héros ne mourait jamais au début de l’histoire. Le brouillard s’épaissit encore. Au cours des cents derniers mètres d’escalade, il lui sembla se frayer un chemin au travers d’un nuage de mousseline. Il devait tellement se concentrer pour continuer d’avancer qu’il ne perçut pas la clarté environnante, mais quand sa tête franchit enfin la barrière de nuées, il dut cligner des yeux à plusieurs reprises, surpris par la brillance du soleil qui trônait au milieu d’un ciel d’azur. Il n’y avait plus le moindre nuage au-dessus de lui. En revanche, la masse cotonneuse qu’il avait traversée s’étendait à des kilomètres à la ronde telle une vaste plaine blanche. Et, au loin, brillant de mille feux sous les rayons du soleil, se dressait un château. Ses tours fines et pâles ondulaient légèrement, comme si elles se réfléchissaient à la surface d’un lac de montagne. Et pourtant, il ne s’agissait nullement d’une illusion. Des étendards bigarrés flottaient au sommet des tours et l’entrée défendue par une lourde herse prenait la forme d’une bouche souriante l’invitant à s’enfoncer dans les ténèbres. Paul éclata soudain de rire, mais ses yeux s’emplirent de larmes. Le château était magnifique, mais aussi terrifiant. Après la grisaille désertique et le monde indistinct perdu dans les nuages, il était trop brillant, trop imposant… presque trop réel. Mais c’était là que le menait son ascension, et il entendait l’édifice l’appeler comme si ce dernier était doué de parole. Il avait maintenant la certitude que, s’il était monté à l’arbre, c’était parce qu’il savait au plus profond de lui-même que quelque chose l’attendait en haut. Une ébauche de sentier se dessinait sur cette mer de barbe à papa blanche, un chemin plus lumineux qui reliait l’arbre au château. Paul finit de grimper et, quand ses pieds furent au niveau des nuages, il savoura un instant l’exaltation qu’il ressentait. Puis il fit un pas en avant. Il connut un bref instant de terreur lorsque la masse cotonneuse s’enfonça légèrement sous son poids, mais cela ne dura pas. Il écarta les bras pour conserver son équilibre, et s’aperçut que l’exercice ne présentait pas davantage de difficulté que marcher sur un matelas. Il se mit donc à avancer. S’il n’était pas encore sûr de se trouver dans un conte de fées, l’aspect du château l’en persuada pour de bon. Nul doute que l’édifice avait été inventé de toute pièce. Il était réel, bien sûr, et on ne peut plus solide, encore que ces notions n’aient qu’une valeur limitée pour un homme capable de marcher sur un nuage. Mais son aspect était celui d’une chose à laquelle on croyait depuis longtemps sans l’avoir jamais vue. C’était le château par excellence, mais il ne ressemblait pas davantage à une forteresse médiévale qu’à une chope de bière. Paul comprit que devant lui s’élevait seulement l’idée pure d’un château, un idéal platonique qui ne tenait aucun compte des lois de l’architecture ou des guerres médiévales. Idéal platonique ? Où était-il allé chercher ce terme ? Les souvenirs se bousculaient aux limites de sa conscience. Ils n’avaient jamais été si proches, et pourtant ils restaient aussi flous que l’édifice qui se dressait devant lui. Il poursuivit sa route. Le soleil paraissait figé dans le ciel et de minces filaments de nuages s’envolaient chaque fois qu’il levait un pied. La grande porte était ouverte mais guère accueillante. D’un noir d’encre, elle contrastait avec la lueur diffuse des tours. Paul resta indécis un long moment. Son instinct l’incitait à faire demi-tour, mais il savait bien qu’il n’avait pas le choix. Se sentant plus démuni encore que face au bombardement intensif qui avait déclenché toute cette folie, il inspira profondément et entra. La grande salle aux murs de pierre dans laquelle il pénétra était vide, à l’exception d’une bannière rouge décorée de fils noirs et or. Fixée au mur du fond, elle représentait un vase ou un calice dans lequel poussaient deux roses enlacées. Une couronne flottait au-dessus des fleurs, et la devise « Ad Aeternum » s’étalait sous le dessin. Paul s’avança pour l’examiner de plus près et fut surpris par le bruit de ses propres pas. Il était persuadé que quelqu’un viendrait voir ce qui produisait un tel vacarme, mais les deux portes qui lui faisaient face restèrent closes et nul autre bruit ne vint se mêler à l’écho mourant. Il était difficile de fixer longtemps la bannière. Chaque fil noir ou doré semblait bouger, à tel point que le dessin tout entier se troublait en permanence. Ce n’est que lorsqu’il recula jusqu’à l’entrée qu’il la vit de nouveau clairement, mais elle ne lui apprit rien sur ce lieu ni sur l’identité de ses occupants. Les deux portes qui lui étaient proposées paraissaient totalement identiques, et il décida arbitrairement de prendre celle de gauche. Elle n’était distante que d’une vingtaine de pas, et pourtant il lui fallut un temps surprenant pour l’atteindre. Il se retourna avant d’y arriver. L’entrée se trouvait désormais très loin de lui et l’antichambre était en train de s’emplir de brume, comme si les nuages avaient décidé de pénétrer dans le château à sa suite. Reportant son attention vers la porte, il vit qu’elle se dressait maintenant juste devant lui. Elle s’ouvrit dès qu’il tendit le bras, et il entra. Pour se retrouver dans la jungle. Pas tout à fait, comprit-il au bout de quelques instants. Si la végétation était extrêmement dense, quelques murs restaient visibles par-delà les lianes et les longues feuilles. Les fenêtres cintrées donnaient sur un ciel chargé de nuages noirs, fort différent du firmament bleu azur qu’il avait quitté en entrant dans la place forte. La jungle s’étendait partout autour de lui, mais il se trouvait encore à l’intérieur du château… même si l’extérieur, lui, semblait avoir changé. La salle était encore plus vaste que le hall d’entrée, pourtant déjà fort impressionnant. Loin au-dessus des frondaisons vertes et des fleurs vénéneuses se profilait un plafond décoré de traits anguleux tracés à l’or pur. On aurait dit le plan d’un labyrinthe. Un nouveau souvenir s’imposa à l’esprit de Paul, stimulé par l’air chaud et humide. Ce genre d’endroit s’appelait… s’appelait… une serre. Un lieu où l’on faisait pousser des plantes et où l’on entreposait parfois ses secrets. Il écarta quelques feuilles qui bloquaient son chemin et dut faire un pas de côté pour éviter la petite mare cachée par la plante. Plusieurs dizaines de minuscules poissons rouges s’égaillèrent dans toutes les directions. Contournant le plan d’eau, Paul se mit à la recherche d’un sentier. Les plantes étaient couvertes de poussière. Il devait les repousser pour se frayer un passage et, bien vite, l’air s’emplit de particules en suspension. Il s’arrêta et attendit que la poussière retombe. Le silence soudain lui permit de capter un son presque inaudible. Quelqu’un pleurait non loin. Tendant les bras devant lui, il écarta les feuilles qui limitaient son champ de vision. Une grande cage en forme de cloche lui apparut. Ses barreaux d’or étaient entourés de tant de lianes enchevêtrées qu’il avait du mal à voir ce qu’elle renfermait. Il se rapprocha et le prisonnier bougea. Paul s’arrêta net. C’était une femme. Non, un oiseau. Non, une femme. Elle se tourna vers lui. Ses grands yeux noirs étaient brouillés de larmes. Ses longs cheveux de jais encadraient un beau visage allongé et tombaient en cascade dans son dos, où ils se fondaient dans son étrange costume vert et violet. Elle était vêtue de plumes, et ce qui ressemblait à un grand éventail en papier était visible sous ses bras. Des ailes. — Qui êtes-vous ? s’écria-t-elle. Ce n’était qu’un rêve, bien sûr, un délire de soldat agonisant. Mais dès l’instant où la voix de la jeune femme s’infiltra dans l’esprit de Paul et s’y installa çomme si elle avait trouvé son nid, il sut qu’il ne l’oublierait jamais. Ces trois mots étaient chargés de détermination, de tristesse et d’un brin de folie. Il fit un pas en avant. La jeune femme écarquilla les yeux en le voyant apparaître. — Qui êtes-vous ? répéta-t-elle. Vous n’êtes pas d’ici. Paul était incapable de détourner le regard, même s’il sentait que son insistance pouvait sembler insultante. Comme si ces ailes constituaient une terrible malformation. Et peut-être était-ce vrai, à moins qu’en ce lieu, ce ne soit lui qui fût difforme. — Êtes-vous un fantôme ? voulut-elle savoir. Si tel est le cas, je m’égosille en vain. Mais vous n’avez pas la mine d’un revenant. — Je ne sais ce que je suis, lui répondit-il, la gorge sèche. Et je ne sais pas non plus où je me trouve. Mais je n’ai pas l’impression d’être un fantôme. — Vous parlez ! s’affola-t-elle. Vous n’avez rien à faire ici ! — Pourquoi pleurez-vous ? Puis-je vous aider ? Elle se rapprocha du bord de la cage et saisit deux barreaux à pleines mains. — Partez ! Partez tout de suite ! l’implora-t-elle en le buvant des yeux, comme si elle voulait se rappeler du moindre de ses traits. Mais… vous êtes blessé ! Vos habits sont maculés de sang. — Ce n’est pas le mien, la rassura-t-il. Qui êtes-vous ? Elle secoua la tête. — Personne. (Elle hésita, comme pour mieux lui révéler quelque chose de choquant ou de dangereux, puis se ravisa.) Je ne suis personne. Vous devez partir avant le retour du Vieil Homme. — Mais quel est donc ce lieu ? Où suis-je ? Je me pose tant de questions… — Vous ne devriez pas vous trouver ici. Seuls les fantômes me rendent visite… et les horribles serviteurs du Vieil Homme. Il dit qu’il me les envoie pour me tenir compagnie, mais certains d’entre eux ont des dents acérées et leur sens de l’humour est atroce. Gros Patapouf et Pied Nickelé… ce sont les pires du lot. Cédant à une brusque impulsion, Paul se rapprocha et prit la main de la jeune femme dans les siennes. Elle avait la peau fraîche ; leurs deux visages étaient tout proches. — Vous êtes prisonnière, fit-il. Je vais vous libérer. Elle se dégagea brusquement. — Je ne peux survivre en dehors de cette cage, lui expliqua-t-elle. Et vous, vous êtes perdu si le Vieil Homme vous trouve ici. Cherchez-vous le Graal ? Il ne se trouve pas ici. Ce château n’est qu’un lieu sans âme. — J’ignore quel est ce graal dont vous me parlez, répondit Paul en secouant la tête avec impatience. Mais, alors même qu’il prononçait ces paroles, il sut qu’elles n’étaient pas tout à fait exactes. Le mot prononcé par la jeune femme fit naître en lui des échos qui étaient encore hors d’atteinte. Graal. Ce terme avait un sens pour lui… — Vous ne comprenez pas ! s’énerva la femme-oiseau. Je ne fais pas partie des gardiens. Je n’ai rien à vous cacher, et je ne voudrais pas que… je ne voudrais pas qu’il vous arrive du mal. Partez, espèce d’idiot. Même si vous étiez capable de vous emparer du Graal, le Vieil Homme vous retrouverait immanquablement. Il continuerait de vous traquer même si vous traversiez l’Océan Blanc. Paul perçut clairement la crainte de son interlocutrice et, l’espace d’un instant, il fut trop bouleversé pour pouvoir lui répondre. Elle avait peur pour lui. Cet ange emprisonné se faisait du souci à son sujet. Et ce graal, quoi que cela puisse être… il le sentait évoluer en bordure de sa conscience, comme les poissons lumineux nageant dans leur mare… Un terrible sifflement fit frémir les feuilles. La femme-oiseau poussa un petit cri et se replia au centre de sa cage. L’instant suivant, il y eut un grand bruit et le sol trembla. — C’est lui ! souffla-t-elle, terrifiée. Il est de retour ! Quelque chose d’énorme se rapprochait, faisant un tel vacarme que l’on aurait dit une machine de guerre. Une vive lumière se fit jour au travers des frondaisons. — Cachez-vous ! l’implora-t-elle. Cachez-vous ou il se délectera de la moelle de vos os ! Le tumulte augmenta encore. Les murs eux-mêmes se mettaient à vibrer, tandis que le sol était traversé de secousses incessantes. Tétanisé, Paul tomba à genoux. Incapable de fuir, il parvint tout juste à ramper sous d’épaisses frondaisons. Les feuilles qu’il lui fallut écarter le couvrirent de poussière et d’humidité. Il y eut alors un long grincement, comme celui d’une porte aux gonds rouillés, et une odeur d’ozone emplit la pièce. Paul se couvrit les yeux. — Me voici de retour, lâcha le Vieil Homme d’une voix de tonnerre. Comment ? Pas de chanson pour m’accueillir ? Le long silence qui s’ensuivit ne fut rompu que par un sifflement de vapeur. Puis la femme-oiseau répondit enfin, d’une voix tremblotante. — Je ne pensais pas que vous reviendriez si vite, se justifia-t-elle. Je n’étais pas prête. — Et qu’as-tu donc à faire, sinon te préparer à mon retour ? (De nouveaux pas firent trembler le sol ; le Vieil Homme se rapprochait.) Mon joli rossignol semble distrait, aujourd’hui. Gros patapouf a-t-il été trop dur avec toi ? — Non ! Non, je… c’est juste que je ne me sens pas très bien. — Voilà qui ne me surprend guère. C’est vrai qu’il règne une odeur affreuse, ici. (Le relent d’ozone devint plus entêtant ; Paul pouvait désormais voir la lumière au travers de ses doigts entrelacés.) En fait, cela sent… l’homme. — Comment… comment cela se pourrait-il ? — Pourquoi ne me regardes-tu pas droit dans les yeux, ma petite mésange ? Il se passe quelque chose, ici. (Les pas se rapprochèrent encore, et Paul entendit un long grincement qui lui fit penser à un pont ballotté par le vent.) Je crois bien qu’il y a un homme dans cette salle. Oui, j’ai bien l’impression que tu as eu un visiteur. — Courez ! s’écria la femme-oiseau. Paul se mit debout en jurant copieusement. Il était entouré de branches aussi hautes que lui. Une ombre gigantesque bloquait la lumière du jour et la remplaçait par un entrelacs d’étincelles blanches et bleues. Il fila au pas de charge dans les fourrés, le cœur battant la chamade. La porte… si seulement il parvenait à la retrouver. — Quelque chose bouge dans ce massif, fit le titan amusé. Je sens de la chair fraîche, du sang chaud et de petits os craquants. Paul faillit tomber à la renverse lorsqu’il mit le pied dans la mare. La porte n’était plus qu’à quelques mètres, mais le monstre le talonnait. — Courez ! l’implora de nouveau la jeune femme. Bien que terrifié, il était encore capable de se rendre compte qu’elle subirait un terrible châtiment pour l’avoir averti. Il avait le sentiment de l’avoir trahie. Il ouvrit la porte à la volée, manqua glisser sur la pierre humide de l’antichambre. Dieu soit loué, la porte d’entrée était grande ouverte. Il lui restait moins de cent mètres à parcourir, mais il avait l’impression de courir dans de la mélasse. Le château tout entier vibrait à chaque pas de son poursuivant. Paul déboucha enfin à l’extérieur. Le soleil avait disparu pour céder la place au crépuscule. Les dernières branches du grand arbre perçaient la surface des nuages à une distance phénoménale. Il s’élança sur la mer de coton. La chose dut se tortiller pour franchir la porte ; Paul entendit les gonds couiner. L’odeur d’ozone était si forte qu’il faillit tomber à genoux et un terrible rugissement emplit le ciel. Son poursuivant venait d’éclater de rire. — Reviens, petit homme, j’ai envie de m’amuser avec toi ! Le souffle court, Paul allongea encore sa foulée. L’arbre était désormais un peu plus proche, mais parviendrait-il à descendre suffisamment vite pour se mettre hors de portée de son terrible adversaire ? Il était persuadé que ce dernier ne pourrait pas le poursuivre dans l’arbre, car même un végétal aussi majestueux ne pouvait supporter une telle monstruosité. Le nuage sur lequel il marchait le fit rebondir comme un trampoline ; le Vieil Homme venait de sortir du château. Paul trébucha et s’affala de tout son long. L’une de ses mains retomba en dehors du chemin et passa au travers des nuées comme s’il s’agissait de simples toiles d’araignées. Se relevant aussi vite que possible, il repartit de plus belle. L’arbre n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres. Si seulement… Une main grise et grosse comme un bras de pelleteuse mécanique se referma sur lui. Elle n’était que câbles, rivets et plaques de métal rouillé. Paul hurla. Il fut soulevé comme un fétu de paille, puis retourné face au Vieil Homme. Protestant une nouvelle fois, il entendit un écho en provenance du château… le cri d’angoisse d’un oiseau en cage. Les yeux du Vieil Homme étaient deux cadrans d’horloge, sa barbe un fouillis de câbles rouillés. C’était un géant de fer et de cuivre endommagé. Les roues dentées qui l’actionnaient de toute part tournaient lentement et de la vapeur s’échappait de chacune de ses articulations. Il dégageait une insupportable odeur d’ozone. Il dédia un large sourire à son prisonnier ; ses dents étaient une double rangée de pierres tombales en béton. — Les invités n’ont pas le droit de repartir avant que j’aie eu le temps de les divertir. La voix du Vieil Homme était si puissante que Paul sentit son crâne vibrer. L’énorme bouche s’ouvrit en grand. Paul se débattit tant et plus au milieu d’un nuage de vapeur, mais en vain. — Je n’en ferai qu’une bouchée, commenta le monstre en l’avalant. Paul poussa un long hurlement et disparut dans les ténèbres. — Arrête, espèce d’idiot ! Paul continua de lutter, mais on lui tenait fermement les bras. Voyant que toute résistance était inutile, il se détendit. — Ah, quand même. Tiens, avale ça. Un filet de liquide coula dans sa bouche et lui brûla la gorge. Il toussa violemment et tenta de s’asseoir. Cette fois, on le laissa faire. Quelqu’un éclata de rire. Il ouvrit les yeux. Assis juste à côté de lui, Finch se découpait sur fond de tranchée boueuse et de ciel gris. — Ça ira, diagnostiqua le vétéran en rebouchant sa flasque d’alcool. T’as juste pris un bon coup sur la tête, c’est tout. Désolé de te l’apprendre, mais ça ne suffira pas pour qu’on te renvoie chez toi, mon vieux. Mais bon, Mullet sera content de voir que tu as repris connaissance quand il aura fini de se vider les tripes. J’y ai dit que tu t’en tirerais. Paul se rallongea. Il ne savait plus que penser. — Où… — Dans une des tranchées les plus éloignées du front. Je crois bien que je l’ai creusée moi-même, il doit y avoir dans les deux ans. Apparemment, les Casques-à-pointe ont décidé que la guerre était pas encore finie. Ils nous ont sacrement repoussés. Tu t’en souviens pas ? Paul fit de son mieux pour retenir les bribes de rêve qui lui échappaient… une femme vêtue de plumes, qui lui avait parlé d’un graal… un géant bâti comme une locomotive… — Et que m’est-il arrivé, à moi ? Finch lui montra son casque. Il était partiellement enfoncé. — Un éclat d’obus, expliqua-t-il. Pas suffisant pour qu’on te rapatrie à la maison. Pas de bol, hein, Jonesie ? Tout n’avait donc été qu’un songe, une hallucination consécutive à une légère blessure à la tête. Le visage familier de Finch, sa moustache grisonnante et ses yeux las ornés de lunettes à monture d’acier lui apprirent qu’il était revenu à sa juste place, dans la boue et le sang. Comment aurait-il pu en être autrement ? La guerre se poursuivait, encore et toujours, sans tenir compte des rêves des soldats ; c’était une réalité si puissante qu’elle écrasait tout le reste sur son passage. Paul avait mal au crâne. Il leva les bras pour se masser les tempes et, ce faisant, quelque chose tomba de sa manche. Il jeta un rapide coup d’œil à Finch, mais ce dernier, trop occupé à tirer une boîte de corned-beef du fond de sa sacoche, n’avait rien vu. Paul souleva l’objet et l’observa à la faveur des derniers rayons du soleil. La plume verte brillait d’un éclat impossible. Elle était on ne peut plus réelle et la boue n’avait aucune prise sur elle. LIVRE UN L’UNIVERS D’À CÔTÉ pitié pour ce monstre occupé, l’homme et consorts… … surtout pas. Le progrès est une maladie confortable : sa victime (libérée des tracas de la vie et de la mort) joue avec la grandeur de sa petitesse – les électrons déifient une lame de rasoir devenue chaîne de montagnes, les télescopes amplifient la non-volonté au-delà du où et du quand jusqu’à ce qu’elle se replie sur elle-même. Un monde fabriqué n’est pas un monde né – apitoyez-vous sur la chair et les arbres, les étoiles et les pierres, mais jamais sur ce beau spécimen de l’ultraomnipotence hypermagique. Nous autres médecins savons bien reconnaître un cas désespéré quand… écoutez, c’est sacrement mieux dans l’univers d’à côté ; allons-y donc e.e. cummings 1 LE SOURIRE DE MISTER JINGO INFORÉSO/FLASH : Une puce défectueuse à l'origine d’un carnage. (visuel : Kashivili, menotté, recevant lecture de l’acte d’accusation) COMM : Selon la police, la puce de comportement du prisonnier Alexandre Kashivili aurait connu une défaillance inattendue dans le courant de la journée. Relâché sur parole, Kashivili… (visuel : devanture noircie, ambulances et véhicules de pompiers garés non loin) …a attaqué au lance-flammes un restaurant du Grand Moscou, tuant dix-sept clients de l’établissement. (visuel : le Dr Constantin Gruhov dans son bureau de l’université de Moscou) GRUHOV : « Cette technologie est encore toute récente. Il est inévitable qu’il se produise parfois des accidents… » La porte du minuscule bureau s’ouvrit et un collègue de Renie passa la tête par l’embrasure. Le brouhaha inhabituel du couloir s’amplifia brusquement. — Alerte à la bombe, lâcha laconiquement le nouveau venu. — Encore ? Renie posa son calepin électronique sur le bureau et prit son sac à main. Puis, se rappelant que nombre d’objets personnels avaient disparu lors de la dernière fausse alerte, elle récupéra le calpélec avant de sortir. L’homme qui était venu la prévenir (elle ne parvenait jamais à se souvenir de son nom, Yono Machinchose) avait déjà pris quelques mètres d’avance et s’était fait avaler par le flot d’étudiants et de professeurs qui se dirigeaient lentement vers la sortie. Elle hâta le pas afin de le rattraper. — Toutes les deux semaines, s’exclama-t-elle, et une fois par jour en période d’examen. Ça me rend dingue. Il lui sourit. Il avait des verres très épais mais une belle dentition. — Au moins, nous prendrons l’air un moment, la consola-t-il. En quelques minutes, la large avenue sur laquelle donnait l’École polytechnique de Durban 4 fut transformée en carnaval d’étudiants hilares, heureux de ne plus être en cours. Un groupe de jeunes hommes avaient noué leur veste autour de leur taille et dansaient sur une voiture en stationnement, sans tenir compte des injonctions de plus en plus stridentes du professeur qui les sommait d’arrêter. Renie les observa avec des sentiments mêlés. Elle aussi ressentait l’appel de la liberté, avec autant de force que le chaud soleil d’Afrique frappant sa nuque et ses bras nus, mais elle savait également qu’elle avait déjà pris trois jours de retard sur la notation des mémoires. Si cette alerte se prolongeait, il lui faudrait déplacer un cours particulier, ce qui sonnerait fatalement le glas de l’un de ses rares moments de loisirs. Yono, si c’était bien son nom, sourit en observant le manège des danseurs. Renie se sentit irritée par le comportement irresponsable de son collègue. — S’ils veulent vraiment manquer leurs cours, pourquoi est-ce qu’ils ne se contentent pas de les sécher ? se plaignit-elle. Ce genre de blague stupide nous fait tous… Un éclair remplaça le bleu du ciel par une vive blancheur. Renie fut projetée au sol par un bref tourbillon d’air chaud et sec tandis qu’une violente déflagration faisait voler en éclats les fenêtres de l’université et s’étoiler les vitres de dizaines de voitures garées à proximité. Elle se protégea la tête de ses bras, mais pas le moindre débris ne la frappa. Les gens hurlaient alentour. Quand elle se remit debout, elle vit qu’aucun étudiant ne semblait blessé ; cependant un gros nuage de fumée noire s’élevait du bâtiment administratif. La tour bigarrée avait disparu ; seule subsistait une partie de son armature en fibramique. Renie se sentit prise de vertige et de nausée. — Seigneur ! lâcha-t-elle. Son collègue se remit lentement debout à côté d’elle. Sa peau cuivrée avait pris un teint grisâtre. — Cette fois, ce n’était pas un canular, fit-il. Pourvu que tout le monde ait eu le temps de se mettre à l’abri. Heureusement que les administratifs sont généralement les premiers sortis pour superviser le reste de l’évacuation. Qui a fait le coup, à ton avis ? Il parlait si rapidement que Renie avait du mal à le comprendre. Elle secoua la tête. — Le Broderbund ? Les Zoulous Mambas ? Qui peut le dire ? Bon sang de bon sang, ça fait trois fois en deux ans. Comment peuvent-ils faire ça ? Pourquoi ne nous laissent-ils pas travailler en paix ? Une inquiétude soudaine se peignit sur les traits de son compagnon. — Ma voiture ! Elle est garée sur le parking administratif ! s’exclama-t-il. Il partit en trombe vers le lieu de l’explosion, jouant des coudes afin de se frayer un chemin entre les étudiants égarés. Certains d’entre eux pleuraient ouvertement et tous avaient perdu l’envie de rire ou de danser. Un agent de la sécurité qui tentait d’interdire l’accès à la zone sinistrée cria à Yono de s’arrêter en le voyant passer en courant à côté de lui. — Sa voiture ? Quel idiot ! Renie aussi avait envie de pleurer. La plainte des sirènes s’élevait au loin. Elle sortit une cigarette de son sac et arracha l’embout allumeur d’une main tremblante. Cette marque était censée ne pas être cancérigène, mais la jeune femme n’en avait cure pour le moment. Un bout de papier noirci décrivit des arabesques devant ses yeux avant d’atterrir à ses pieds. Les caméras-robots fondaient déjà du firmament telle une nuée de mouches chargées d’abreuver le réseau en images. Elle en était à sa deuxième cigarette et sa nervosité était quelque peu retombée lorsqu’on lui tapota l’épaule. — Mademoiselle Sulaweyo ? Elle se retourna et se trouva face à un jeune homme élancé à la peau brun-jaune. Ses cheveux bouclés étaient coupés court et il portait la cravate ; Renie n’en avait pas vu une depuis des années. — Oui ? — Je crois que nous avions rendez-vous. Pour un cours particulier… Elle le dévisagea, incrédule. Il lui arrivait à peine à l’épaule. — Vous… vous êtes… — !Xabbu, répondit-il en claquant la langue, ce qui produisit un bruit similaire à un craquement de doigts. Avec un X, et précédé d’un point d’exclamation lorsqu’on l’écrit dans votre langue. Elle comprit enfin. — Ah ! Vous êtes un… — Un San, oui, fit-il avec un sourire qui révéla ses dents blanches. Vous nous appelez parfois « Bushmen », je crois. — Pardon, je ne voulais pas vous offenser. — Mais vous ne l’avez pas fait. Rares sont ceux d’entre nous qui ont conservé leur sang pur et leur apparence ancestrale. La plupart se sont mariés avec des gens de la ville, quand ils ne sont pas morts dans le bush, incapables qu’ils étaient de s’intégrer à notre époque. Elle apprécia d’emblée son sourire et son élocution vive et précise. — Mais aucun de ces deux cas de figure ne s’applique à vous, fit-elle. — Non. Je suis étudiant, proclama-t-il avec une certaine fierté mais sans trop se prendre au sérieux. Du moins, s’il reste encore une université. Ce disant, il se tourna vers le nuage de fumée que le vent chassait au loin. Renie secoua la tête et réprima un frisson. Les cendres en suspension teintaient le ciel de gris. On se serait cru au crépuscule. — C’est affreux, fit-elle. — Oui. Mais heureusement, il ne semble pas y avoir de blessés. — Je suis vraiment désolée qu’il nous ait fallu annuler votre cours, se reprit-elle en retrouvant ses réflexes professionnels. Je suppose que nous pouvons le reporter. Laissez-moi prendre mon calpélec. — Le faut-il vraiment ? lui demanda !Xabbu. Je n’ai rien à faire pour le moment. J’imagine qu’il est impossible de retourner à l’université, mais peut-être pourrions-nous aller discuter ailleurs. Dans un endroit où l’on vend de la bière, par exemple ; toute cette fumée m’a desséché la gorge. Renie hésita. Pouvait-elle se permettre de quitter le campus ? Et si son chef de département ou quelqu’un d’autre avait besoin d’elle ? Elle contempla les alentours. L’avenue et le grand escalier menant à l’université tenaient autant du camp de réfugiés que du carnaval improvisé. La jeune femme haussa les épaules. Elle ne pourrait rien faire de constructif en restant ici. — Va pour la bière, accepta-t-elle. Le trafic ferroviaire avait été interrompu en direction de Pinetown ; quelqu’un avait sauté sur la voie à la station Durban Outskirt, à moins qu’on ne l’y ait poussé. Renie avait les jambes lourdes et son chemisier trempé de sueur collait à son buste quand elle arriva chez elle. L’ascenseur de l’immeuble était en panne, lui aussi, mais ce n’était pas vraiment une surprise. Elle gravit lentement les marches de l’escalier, lâcha son sac plus qu’elle ne le posa sur la table disposée devant le miroir, et tomba en arrêt devant son reflet. La veille, un de ses collègues avait critiqué sa coupe de cheveux trop courte, estimant qu’une femme aussi grande qu’elle devait se montrer plus féminine. Elle grimaça et examina son chemisier blanc souillé de poussière. Quand aurait-elle pu trouver le temps de soigner son apparence ? Comme si cela intéressait quelqu’un, de toute façon… — Je suis rentrée, lança-t-elle à la cantonade. Pas de réponse. Elle jeta un œil au coin du mur et vit son jeune frère Stephen scotché à sa chaise, comme prévu. Le visage du garçon avait disparu sous son casque de connexion et il tenait un bloc tactile dans chaque main en se balançant de droite et de gauche. Renie se demanda ce qu’il était en train de faire, puis décida qu’il valait mieux qu’elle continue de l’ignorer. La cuisine était vide, et rien n’indiquait que quelqu’un eût préparé le dîner. Elle laissa échapper un bref juron, espérant que son père s’était tout simplement endormi. — Qui est là ? C’est toi, ma fille ? Elle jura de nouveau et sa colère monta. Il suffisait d’entendre la voix pâteuse de Long Joseph pour comprendre qu’il s’était trouvé une autre occupation que la cuisine. — Oui, c’est moi. Il y eut un bruit sourd, comme si on traînait un meuble lourd sur quelques mètres, puis la silhouette massive de son père apparut à la porte de sa chambre. Il avait du mal à se tenir debout. — Pourquoi est-ce que tu arrives si tard ? — Parce que le train ne fonctionne plus et qu’on a fait sauter la moitié de l’université. Il s’accorda quelques secondes de réflexion. — Le Broderbund, trancha-t-il enfin. Ces salopards d’Afrikaaners. Ma main à couper. Long Joseph Sulaweyo croyait dur comme fer que les Sud-Africains blancs ne pouvaient être que mauvais. — Personne n’en est sûr. Ce pourrait être n’importe qui. — Tu critiques mon point de vue ? Long Joseph tenta de lui lancer un regard mauvais. Ses yeux étaient rouges et humides. Il avait l’air d’un vieux taureau, toujours dangereux bien qu’ayant perdu la vigueur de la jeunesse. Elle se sentait épuisée rien que d’avoir à le regarder en face. — Non, je ne critique rien du tout. Je pensais que tu ferais le repas, pour une fois. — Walter est passé. On a beaucoup parlé. Beaucoup bu, oui, songea-t-elle sans oser le dire à voix haute. Compte tenu de son humeur massacrante, elle ne se sentait pas la force d’endurer une nouvelle séance de hurlements et de vaisselle brisée. — Et c’est encore à moi de m’occuper de tout, c’est ça ? Il repartit en titubant vers les ténèbres accueillantes de sa chambre. — Fais comme tu veux. Je n’ai pas faim, de toute façon. Je retourne me coucher. Tu sais bien qu’il faut que je dorme. Renie serra convulsivement les poings et les rouvrit brusquement. Après quelques secondes de ce manège, elle alla fermer la porte de la chambre pour retrouver un peu d’espace vital. Stephen continuait de se contorsionner au gré de ses évolutions sur le réseau. Un vrai légume. Renie se laissa tomber sur une chaise et alluma une autre cigarette. Elle se dit une nouvelle fois qu’il lui fallait se souvenir de son père tel qu’il avait été, et tel qu’il était encore parfois : un homme fier et gentil. Mais il y avait des gens chez qui la faiblesse, à peine apparue, se développait tel un cancer. Celle de Joseph Sulaweyo avait été révélée par la mort de maman dans l’incendie du grand magasin et, depuis, il n’avait plus la force de se battre contre la vie. Il se laissait aller et se détachait lentement mais irrémédiablement de ce monde de déception et de douleur. Elle pouvait encore l’entendre : Tu sais bien qu’il faut que je dorme… et, pour la seconde fois de la journée, elle se mit à trembler. Elle se pencha pour déconnecter Stephen. Ce dernier, toujours invisible sous son casque, eut un spasme d’indignation. Voyant qu’il ne faisait aucun geste pour relever sa visière insectoïde, elle maintint l’interrupteur appuyé. — Qu’est-ce qu’il y a ? protesta-t-il avant même d’avoir fini d’ôter son casque. On était presque arrivé à la Porte du Quartier Central, avec Soki et Eddie. On était jamais allé aussi loin ! — Il se trouve que j’ai préparé le dîner et que je veux que tu manges avant que ce soit froid. — Je le passerai au micro-ondes quand j’aurai fini. — Hors de question. Allons, Stephen. Il y a eu une bombe à l’école, aujourd’hui. Ça m’a fichu une peur bleue, et j’aimerais bien manger en ta compagnie. Il se redressa fièrement et elle se félicita d’avoir su faire appel à sa vanité. — Buzz ! Qu’est-ce que t’as préparé ? — Du poulet au riz. Il fit la grimace, mais il s’était déjà installé et avait commencé à dévorer le contenu de son assiette avant qu’elle ne soit revenue de la cuisine avec un soda pour lui et un verre de bière pour elle. — Qu’est-ce qui a sauté ? s’enquit-il en mastiquant rapidement. Y a eu des morts ? — Non, Dieu soit loué, répondit-elle en essayant de ne pas trop se laisser abattre par la déception manifeste de son jeune frère. Mais la bombe a détruit le campanile. Tu sais, la tour qui se dressait au milieu du campus. — Super buzz ! Qui a fait le coup ? Les Zoulous Mambas ? — Personne ne le sait. Mais ça m’a fait un choc. — Moi aussi, j’ai eu une bombe à l’école, la semaine dernière. — Quoi ? Tu ne m’en avais rien dit ! Peiné par sa réaction, il grimaça et s’essuya le menton. — Nan, pas celle-là. SchoolNet. C’était un sabotage. On a dit que c’étaient des types du cours supérieur qui avaient fait une farce après avoir eu leur exam’. — Tu es en train de me dire que quelqu’un a planté le système informatique de ton école virtuelle, c’est ça ? Elle se demanda l’espace d’un instant si Stephen était capable de comprendre la différence entre ce qui se passait sur le réseau et la vie de tous les jours. Il n’a que onze ans, se dit-elle. Tout ce qui ne fait pas directement partie de son petit monde n’existe pas vraiment pour lui. — La bombe qui a explosé à Polytech aurait pu tuer des centaines de personnes, lui rappela-t-elle tout de même. Les tuer pour de bon. — Je sais. Mais le plantage de SchoolNet a flingué des tas de ProgArts et même quelques Constellations de haut niveau. Même leurs sauvegardes de secours y ont eu droit. Eux aussi sont fichus. Il se saisit du plat de riz et se resservit. Renie poussa un long soupir. ProgArts, Constellations… si son métier ne consistait pas à enseigner les subtilités du réseau aux étudiants, elle penserait certainement que son frère parlait une autre langue. — Dis-moi ce que tu as fait, sinon. Tu as lu un des livres que je t’ai offerts ? Pour l’anniversaire de Stephen, elle avait téléchargé au prix fort la Marche vers la liberté, d’Obutu, l’ouvrage le plus exaltant qu’elle connaisse sur la lutte que l’Afrique du Sud avait menée pour parvenir à la démocratie à la fin du XXe siècle. Prenant les goûts de son frère en compte, elle était allée jusqu’à acheter la version interactive, plus onéreuse, qui proposait de nombreux reportages d’époque et de superbes animations en 3-D donnant l’impression de se trouver au cœur de l’action. — Pas encore, mais j’y ai jeté un œil. C’est de la politique ! — Non, c’est plus que ça, Stephen. C’est notre histoire… c’est de là que tu viens. — Soki, Eddie et moi, on est presque arrivé au Quartier Central, fit-il en mâchant son riz. C’est un type du cours supérieur qui nous a indiqué par où passer. On y était presque, tu te rends compte ? On peut aller où on veut ! — Stephen, je ne veux pas que tu essayes de pénétrer dans le Quartier Central. — T’arrêtais pas de le faire quand t’avais mon âge, répliqua-t-il avec un sourire désarmant. — La situation n’était pas la même. Aujourd’hui, on peut t’arrêter et t’infliger une lourde amende. Je suis sérieuse, Stephen. Ne fais pas ça. Mais elle savait que son avertissement ne servirait à rien. Autant interdire aux enfants d’aller se baigner dans l’étang de pêche. Le garçon continuait de jacasser comme si elle n’avait rien dit. Elle soupira de nouveau. Il était tellement excité qu’elle allait avoir droit à trois bons quarts d’heure de discours chargé de cet incompréhensible jargon qui caractérisait les micro-kids tout justes sortis du berceau. — … c’était super-giga-buzz. On a dû éviter trois Autovideurs. Mais on faisait rien de mal, hein, ajouta-t-il aussitôt. Juste un petit tour, quoi. C’était tellement dément ! On a même rencontré quelqu’un qui avait pu entrer chez Mister J. — Mister J ? releva Renie. C’était le premier terme qui lui était inconnu. Le comportement de Stephen se modifia soudain du tout au tout et Renie crut déceler une lueur étrange dans son regard. — Ouais, c’est un truc, quoi. Un genre de boîte. — Quelle sorte de boîte ? Un établissement qui propose des spectacles, c’est ça ? — Des spectacles, ouais, répéta-t-il en poussant ses os de poulet du bout de sa fourchette. C’est juste un coin comme un autre, quoi. Il y eut un choc violent contre le mur. — Renie ! Apporte-moi un verre d’eau ! Long Joseph avait tant de mal à s’exprimer que Renie crut avoir affaire à un simple d’esprit. Elle grimaça involontairement mais se dirigea vers l’évier. Pour le moment, Stephen avait besoin d’une existence familiale plus ou moins normale, mais quand il serait parti vivre sa vie, les choses ne tarderaient pas à changer. Quand elle revint, son frère finissait sa troisième assiette. Mais il n’était plus assis que sur une fesse et ne tenait pas en place. Elle savait qu’il mourait d’envie de retourner se connecter. — Pas si vite, jeune guerrier, nous avons à peine eu l’occasion de discuter. Stephen eut soudain l’air paniqué et Renie en éprouva une intense amertume. Il passait bien trop de temps branché sur le réseau, pour vouloir à ce point y retourner. Il fallait qu’elle l’encourage à sortir un peu. Si elle l’accompagnait, elle aurait la certitude qu’il ne se rendrait pas chez un ami pour se connecter et passer tout l’après-midi allongé par terre comme un légume. — O.K., parle-moi de ta bombe, alors, fit-il soudain. Raconte-moi tout. Elle s’exécuta et il l’écouta attentivement, allant même jusqu’à poser quelques questions. Il avait l’air si intéressé qu’elle lui parla aussi de son nouvel élève, !Xabbu, le petit Bushman si poli et aux vêtements complètement démodés. — Il y avait un garçon comme lui à l’école, l’année dernière, intervint Stephen. Mais il est tombé malade et il a dû partir. Renie se remémora !Xabbu lorsqu’ils s’étaient quittés. Il avait agité son bras menu au-dessus de son visage si doux, presque triste, en la regardant s’en aller. Serait-il un jour victime d’un mal physique ou moral, lui aussi ? Il avait dit que les siens parvenaient rarement à s’adapter à la vie urbaine. Elle espérait qu’il ferait exception à la règle. Elle appréciait beaucoup son sens de l’humour réservé. Stephen se leva, débarrassa la table sans qu’elle lui ait rien demandé et se reconnecta. Bizarrement, il alla directement consulter la Marche vers la liberté, quittant par instants le programme pour poser des questions à sa grande sœur. Une fois qu’il fut retourné dans sa chambre, Renie continua à lire des mémoires pendant une bonne heure et demie avant de se brancher sur le réseau d’informations. Elle y vit des reportages aussi variés que lointains (une nouvelle souche du virus du bukavu provoquant de nombreuses mises en quarantaine en Centrafrique, un raz-de-marée aux Philippines, les sanctions prises par les Nations unies contre l’État libre de la mer Rouge, un recours collectif en justice contre un service de protection infantile de Johannesburg), puis vinrent les nouvelles locales, l’attentat de l’université s’y taillant la part du lion. Elle eut une drôle d’impression en revoyant en stéréoscope vision totale la scène à laquelle elle avait assisté en personne le matin même. Il était difficile de dire laquelle des deux expériences était la plus réelle. Et, de toute manière, qu’est-ce que « réel » pouvait bien vouloir dire aujourd’hui ? Soudain claustrophobe, elle ôta son casque pour regarder le reste des informations sur l’écran mural. La vision totale à trois cent soixante degrés lui rappelait un peu trop le travail. Ce n’est qu’après avoir préparé le déjeuner pour le lendemain midi et branché le réveil avant d’aller au lit que l’impression qui l’avait dérangée toute la soirée refit surface : sans qu’elle sache trop comment, Stephen était parvenu à la manipuler. Au beau milieu de leur discussion, il avait changé de sujet, et son comportement par la suite montrait bien qu’il cherchait à lui cacher quelque chose. Malgré tous ses efforts, Renie fut incapable de se souvenir de quoi ils avaient bien pu parler. Une blague de micro-kid, probablement. Il faudrait qu’elle l’interroge discrètement. Mais elle avait tant de choses à faire et les journées étaient si courtes… Voilà ce dont j’ai besoin, songea-t-elle alors que le sommeil approchait. Même ses pensées lui semblaient lourdes, comme un fardeau qu’elle mourait d’envie de déposer à ses pieds. Non pas davantage de réseau, de réalisme en vision totale, d’images ou de sons. Il me faut juste plus de temps. — Je le vois, maintenant, fit !Xabbu en contemplant les lointains murs blancs proposés par la simulation. Mais je ne comprends pas encore tout à fait. Vous dites qu’il ne s’agit pas d’un lieu véritable ? Elle se tourna afin de lui faire face. Même si elle n’avait qu’une apparence vaguement humaine, les débutants se sentaient rassurés lorsque les normes d’interaction habituelles étaient respectées autant que possible. !Xabbu avait choisi comme forme de simulation une silhouette humaine grise dont le poitrail s’ornait d’un « X » écarlate. Et bien que cette initiale fasse partie intégrante du simuloïde, Renie avait ajouté un « R » rouge sur le sien. Si cela pouvait faciliter la transition pour son compagnon… — Ne le prenez pas mal, mais je ne suis pas habituée à donner ce genre de cours à un adulte, lui confia-t-elle. J’espère que vous ne vous sentirez pas offensé si je vous explique quelque chose qui vous paraît on ne peut plus évident. Le simuloïde de !Xabbu n’avait pas de visage, et donc pas d’expression faciale, mais sa voix resta très sereine. — Je ne me vexe pas facilement, répondit-il. Et je sais que je suis un cas très particulier, mais il n’y a pas de terminal d’accès dans les marais de l’Okavango. Partez du principe que vous avez affaire à un enfant. Renie se demanda pour la énième fois ce que !Xabbu lui cachait. Les semaines écoulées lui avaient permis de comprendre qu’il connaissait des gens haut placés, sans quoi il n’aurait jamais pu intégrer les cours de formation avancée au réseau de l’École polytechnique. C’était comme si l’on avait inscrit quelqu’un en littérature à l’université de Johannesburg pour lui apprendre à lire. Mais !Xabbu était manifestement intelligent, très intelligent, même. Et compte tenu de sa petite taille et de ses manières très formelles, il était tentant de le prendre pour un enfant, ou un génie totalement déconnecté de tout ce qui ne constituait pas sa spécialité. Mais combien de temps survivrais-je, nue et sans armes, dans le Kalahari ? songea-t-elle. Quelques heures, tout au plus. Le monde ne se limitait pas à la réalité virtuelle. — D’accord. Vous connaissez les bases de l’informatique et du traitement de données. Maintenant, quand vous me demandez s’il s’agit d’un endroit véritable, vous me posez une question piège. Une pomme est un objet réel, n’est-ce pas ? Mais sa représentation, non. Elle a l’air d’une pomme, elle vous y fait penser, vous pouvez même choisir une variété plutôt qu’une autre afin d’obtenir celle qui a le meilleur goût, mais il vous est impossible de la manger. On ne peut pas manger une image… ou du moins, cela ne revient pas au même que de croquer une vraie pomme. Ce n’est qu’un symbole, même s’il est réaliste. Vous me suivez ? !Xabbu éclata de rire. — Jusque-là, ça va, rétorqua-t-il. — Autrefois, la différence entre un objet imaginaire – le concept – et l’objet réel était facile à comprendre. Même la reproduction de la maison la plus réaliste qui soit restait une image. On pouvait se représenter ce que cela ferait d’y pénétrer, mais il était impossible de le faire physiquement, pour la bonne et simple raison que l’image ne pouvait reproduire les sensations que provoque le fait d’entrer dans une maison. Mais que se passerait-il si l’on parvenait à créer quelque chose qui ait la même texture, le même goût, la même odeur qu’un objet donné, mais sans être cet objet… sans être rien d’autre, en fait, qu’un symbole, une image, par exemple ? — Il y a des endroits dans le désert du Kalahari où l’on voit parfois des bassins d’eau claire, répondit lentement !Xabbu. Mais quand on s’en approche, ils disparaissent. — Des mirages. Renie fit un geste de la main et un point d’eau apparut à l’horizon de la simulation. — Des mirages, oui, acquiesça !Xabbu sans paraître accorder le moindre intérêt à l’illustration qu’elle venait de lui en donner. Mais si l’on pouvait les toucher et se mouiller les mains à leur contact… si l’on pouvait en boire et étancher sa soif… est-ce que ce ne serait pas de l’eau ? Il est difficile d’imaginer quelque chose de réel et d’irréel à la fois. Renie s’avança sur le sol blanc et amena !Xabbu jusqu’au point d’eau qu’elle avait fait apparaître. — Regardez cette mare. Vous la voyez miroiter ? Et maintenant, suivez bien mes gestes. Elle s’accroupit et prit un peu d’eau dans ses mains de simuloïde. Le liquide s’écoula entre ses doigts et retomba dans le petit bassin, créant des cercles concentriques qui produisirent aussitôt un tissu d’interférences. — Il s’agit là d’une configuration extrêmement simple. Ce que je veux dire, c’est que vos lunettes et vos capteurs sont loin d’être du dernier cri. Mais même avec ce dont nous disposons, on dirait bien de l’eau, vous ne trouvez pas ? Et les ondulations sont fidèlement reproduites. !Xabbu se pencha et laissa courir ses doigts gris dans l’onde. — Sa fluidité n’est pas tout à fait naturelle. Renie agita la main, comme si ce n’était qu’un détail. — Avec de l’argent et du temps, on peut obtenir un résultat plus réaliste encore, expliqua-t-elle. Certains appareillages de simulation sont tellement bien conçus qu’ils font en sorte non seulement que cette eau paraisse vraiment fluide, mais aussi que l’on sente son humidité et sa fraîcheur lorsqu’on la touche. Et puis, il y a les NRC, les implants neurocanulaires, que nous n’essayerons jamais, sauf si nous avons un jour la chance de travailler pour l’un des laboratoires gouvernementaux de pointe. Grâce à eux, le système nerveux reçoit directement les sensations que simule l’ordinateur. Si vous en aviez un, vous pourriez boire cette eau sans rien y trouver à redire. — Mais elle n’étancherait pas ma soif, n’est-ce pas ? Si je ne buvais pas de l’eau réelle, je finirais par mourir. Il n’avait pas l’air inquiet, juste intéressé. — En effet, oui, et il est bon de ne jamais l’oublier. Il y a dix ou vingt ans, il se passait rarement une semaine sans que l’on entende parler de tel ou tel micro-kid mort de faim ou de soif pour être resté trop de temps dans l’univers virtuel et avoir oublié de s’alimenter. Sans parler des petits détails tels que les douleurs musculaires causées par une mauvaise position trop longtemps conservée. Mais cela n’arrive presque plus. Les programmes en vente dans le commerce incluent de nombreuses routines de protection et les systèmes d’alerte ne manquent pas au niveau des connexions réseau des universités et des entreprises. Renie fit un geste de la main et l’eau disparut. Sur un autre mouvement, une forêt de conifères vint la remplacer. Les troncs rouges et ridés formaient comme une succession de colonnes soutenant un toit de verdure au-dessus de leur tête. Renie fut ravie comme une gamine en entendant l’expression de surprise de !Xabbu. — Tout n’est qu’un problème de circulation des données, expliqua-t-elle. Mais alors qu’autrefois il fallait s’installer devant son écran et entrer ses instructions à l’aide d’un clavier, il nous suffît désormais de bouger les mains d’une certaine manière pour devenir des magiciens. Sauf que ce n’est pas de la magie. Nous n’avons qu’à indiquer ce que nous désirons à l’unité chargée de traiter les informations. Et au lieu que le résultat s’imprime sur un moniteur, nous l’obtenons sous forme stéréoscopique : l’image (elle montra les arbres), le son (elle fit un nouveau geste et la forêt s’emplit du murmure des oiseaux) et tout ce que l’on peut vouloir d’autre, les seules limites étant dictées par la qualité de l’interface et de l’unité de traitement des données. Renie fit apparaître un soleil dans le ciel, ainsi qu’un tapis d’herbe verte et de petites fleurs blanches sous leurs pieds. Quand elle eut fini, elle écarta les bras comme pour encourager !Xabbu à admirer le résultat. — Vous voyez, il n’est même pas nécessaire d’effectuer la totalité du travail. La machine calcule elle-même le moindre détail, comme par exemple l’inclinaison et la longueur des ombres. C’est un jeu d’enfant. Comme vous avez déjà intégré les bases, il ne vous faudra que quelques semaines pour pouvoir pratiquer à votre tour. — La première fois que j’ai vu mon grand-père confectionner une lance pour la pêche, j’ai aussi cru que c’était de la magie, répondit !Xabbu en détachant bien ses syllabes. Ses mains bougeaient si vite que je ne parvenais pas à les suivre. Elles faisaient sauter un éclat par-ci, tournaient la pointe de lance par-là, serraient la corde… et soudain, il avait fini. — Exactement. La seule différence, c’est que si vous voulez fabriquer les meilleures lances de pêche pour cet environnement spécifique, il vous faudra dénicher quelqu’un qui soit prêt à les payer. Le matériel de RèV – pardon, de réalité virtuelle – bas de gamme se trouve partout… enfin, dès que l’on sort des marais de l’Okavango, je veux dire. (Dommage qu’il ne puisse la voir sourire ; elle ne cherchait nullement à se moquer de lui.) Par contre, si vous voulez obtenir ce qui se fait de mieux, il vous faut posséder une ou deux mines de diamants, ou encore un petit pays. Mais même dans une université de seconde zone comme la nôtre, avec notre équipement dépassé, je pourrai vous montrer beaucoup dé choses. — Vous l’avez déjà fait, mademoiselle Sulaweyo. Mais pourrions-nous changer un peu, maintenant ? J’aimerais créer quelque chose. — La création en environnement virtuel… Elle réfléchit à la meilleure manière de lui expliquer et reformula sa réponse. — Je peux vous montrer comment faire apparaître des choses, mais vous ne seriez pas vraiment responsable de leur création. Pas à votre niveau. Vous ne feriez que dire à une machine très sophistiquée ce que vous souhaitez et elle vous le donnerait. Ce n’est pas un problème, mais il vaut mieux commencer par les bases. C’est comme si votre grand-père fabriquait lui-même la lance en vous laissant juste achever le travail. Vous ne l’auriez pas vraiment faite, et vous seriez incapable de recommencer sans son aide. — Vous êtes en train de m’expliquer qu’il faut que je commence par apprendre quel bois choisir puis comment tailler la pointe de lance, où faire sauter le premier éclat, et ainsi de suite. C’est bien cela ? s’enquit-il en écartant comiquement les bras. Elle éclata de rire. — Oui. Mais dès lors que vous avez compris que la route sera longue et peu exaltante avant que vous puissiez vous débrouiller seul, je peux vous montrer comment faire. Suivant les patientes instructions de Renie, !Xabbu répéta les mouvements des mains et les postures corporelles commandant les microprocesseurs. Il les mémorisa rapidement, rappelant à son professeur à quelle vitesse les enfants apprenaient à surfer sur le réseau. Lorsqu’ils se trouvaient devant une tâche nouvelle pour eux, les adultes l’abordaient généralement de manière réfléchie, ce qui les entraînait dans une impasse quand leurs schémas logiques ne correspondaient pas à la situation inédite à laquelle ils devaient faire face. Mais, malgré sa grande intelligence, !Xabbu s’attaquait au problème de la réalité virtuelle de manière intuitive. Au lieu de décider de faire quelque chose de précis et de forcer les instruments à accomplir sa volonté, il laissait les microprocesseurs et le programme lui montrer ce qu’ils étaient capables de produire, puis poursuivait dans la direction qui l’intéressait le plus. La question suivante arriva alors que tous deux regardaient sa première tentative de contrôle des formes et des couleurs apparaître imparfaitement et se dissiper devant leurs yeux. — Mais pourquoi dépenser tant d’argent et d’énergie pour se livrer à de la… contrefaçon… c’est bien le terme que vous employez ? Pourquoi contrefaire la réalité ? Renie hésita un court instant. — Eh bien, en apprenant à… contrefaire la réalité, comme vous dites, nous pouvons créer des choses qui n’existent que dans notre imagination, comme les artistes l’ont toujours fait. Il nous est également possible de concevoir ce que nous voudrions créer, à l’instar des architectes lorsqu’ils dessinent leurs plans. Mais cela nous permet surtout de nous doter d’un environnement de travail plus agréable. Avec ce programme, un simple geste du poignet fait apparaître un nuage (elle illustra son exemple d’un bref mouvement du bras et une masse cotonneuse se forma dans le ciel), mais il pourrait tout aussi bien transférer une grande quantité de données d’un endroit à un autre, ou encore aller chercher des informations spécifiques. Au lieu de nous servir d’un clavier ou d’un écran tactile, comme autrefois, nous pouvons faire tout cela en bougeant ou en parlant, et ce, que nous soyons debout, assis, ou encore allongés. Utiliser les machines dont notre existence dépend devient alors aussi facile que de… Elle chercha un exemple satisfaisant. — Que de confectionner une lance de pêche, acheva !Xabbu sur un ton étrange. La boucle, est bouclée. Nous nous compliquons la vie à l’aide de machines, puis nous faisons tout notre possible pour la rendre aussi simple qu’auparavant. Mais avons-nous gagné au change, mademoiselle Sulaweyo ? Renie se sentit personnellement agressée. — Nos possibilités sont plus grandes… nous pouvons faire tellement plus de choses… — Mais sommes-nous capables de parler aux dieux et d’entendre leur voix plus clairement ? À moins que tous ces nouveaux pouvoirs n’aient fait de nous leurs égaux ? Le changement d’intonation de !Xabbu avait totalement surpris Renie. Elle chercha une réponse, mais il changea de sujet sans lui laisser le temps de la trouver. — Regardez, mademoiselle Sulaweyo. Qu’en pensez-vous ? Une petite fleur aux pétales un peu trop anguleux venait de surgir du sol simulé. Elle ne ressemblait à aucune autre plante que Renie connaissait, mais avait un éclat que la jeune femme trouvait attirant. On aurait davantage dit une œuvre d’art qu’une tentative de reproduction d’une fleur existante. Ses pétales rouge sang avaient la texture du velours. — Ce… c’est très bien pour un premier essai, !Xabbu. — Vous êtes un excellent professeur. Il claqua des doigts avec une certaine maladresse et la fleur disparut. Renie pivota et tendit le doigt. Une étagère entière se rapprocha brusquement d’elle pour qu’elle puisse déchiffrer les caractères inscrits sur la tranche des ouvrages. — Merde, encore plantée, bougonna-t-elle. Je n’arrive pas à me souvenir du titre exact. Trouve-moi tous les livres dont le titre contient « perception de l’espace » ou « appréciation des distances » et « jeune » ou « enfant ». Trois ouvrages apparurent, flottant devant les étagères. — Analyse de la perception de l’espace au cours du développement de l’enfant, lut-elle. Parfait. Maintenant, par ordre décroissant, donne-moi la liste des apparitions de… — Renie ! Elle se retourna brusquement en percevant le cri désincarné de son frère, comme elle l’aurait fait s’il l’avait appelée de vive voix. — Stephen ? Où es-tu ? — Chez Eddie. Mais on… on a un problème, répondit-il, visiblement effrayé. Le rythme cardiaque de Renie s’accéléra. — Quel genre de problème ? Un accident domestique ? Quelqu’un te cause des ennuis ? — Non, on est pas chez Eddie, répondit-il sur un ton aussi piteux que le jour où il lui avait avoué que d’autres gamins l’avaient poussé dans le canal alors qu’il rentrait à la maison. On est sur le réseau. Tu peux venir nous aider ? — Qu’est-ce qui se passe, Stephen ? Dis-le-moi tout de suite. — On est dans le Quartier Central. Viens vite. Fin de la communication. Renie pressa le bout de ses doigts à deux reprises et la bibliothèque disparut. Pendant un court instant, son ordinateur n’eut plus la moindre donnée à traiter et elle se retrouva dans le gris infini de l’espace virtuel. Puis elle fit apparaître d’un geste sa grille de connexion et tenta de se rendre directement là où son frère se trouvait, mais fut stoppée par un signal d’avertissement : ACCÈS INTERDIT. Stephen était bel et bien dans le Quartier Central, et dans une zone soumise à souscription, encore. Pas étonnant qu’il n’ait pas voulu que la communication s’éternise : son temps de connexion s’était répercuté sur la note de quelqu’un d’autre – probablement son école – et tous les organismes d’importance surveillaient en permanence leur système afin de prévenir ce genre de piratage. — Satané gamin ! s’exclama-t-elle. Est-ce qu’il s’attendait à ce qu’elle se branche illégalement sur un important système commercial ? Il y avait des lois contre ces pratiques, dont certaines pouvaient envoyer les contrevenants en prison. Sans même parler de ce que Polytech dirait si l’un de ses professeurs se trouvait pris dans une de ces fantaisies de potache. Mais il avait eu l’air si effrayé… — Et merde ! lâcha-t-elle. Elle poussa un soupir de résignation et se concocta une fausse identité. Pénétrer dans le Quartier Central n’était possible qu’avec un simuloïde, aucun rôdeur invisible n’ayant le droit de venir déranger la crème des utilisateurs du réseau. Renie aurait préféré s’en tenir au minimum absolu (un objet asexué sans visage, semblable au piéton des feux de circulation), mais un simul rudimentaire était synonyme de pauvreté, ce qui serait le plus sûr moyen d’attirer l’attention à la Porte du Quartier. Elle se choisit donc un modèle androgyne de type Efficamax, espérant que les expressions faciales et articulations minimales dont elle disposait suffiraient à lui donner l’apparence d’un messager au service d’un riche utilisateur. Le coût de l’opération, filtré par plusieurs services de comptabilité différents, finirait par se retrouver sur la note de Polytech, tout en bas du budget de fonctionnement. Si elle parvenait à entrer et à ressortir suffisamment vite, le montant ne serait pas suffisamment élevé pour attirer l’attention. Mais elle détestait l’idée d’avoir à prendre un tel risque, et plus encore celle de devoir se montrer malhonnête. Une fois qu’elle aurait retrouvé Stephen et qu’elle l’aurait tiré du pétrin dans lequel il s’était fourré, elle lui passerait un sacré savon. La Porte du Quartier Central était un rectangle luisant qui s’ouvrait à la base d’un mur de granit blanc haut d’un bon kilomètre et éclairé par la lumière du jour, bien qu’aucun soleil ne soit visible dans le ciel noir de la simulation. Une nuée de silhouettes attendaient d’obtenir l’accès. Si certaines arboraient des formes et des couleurs extrêmement visibles et surprenantes (ces rôdeurs d’un type très particulier hantaient les abords de la Porte bien qu’ils n’aient aucun espoir de pouvoir la franchir, comme si le Quartier était un club sélect qui pouvait d’un jour à l’autre décider que ses clients habituels ne présentaient plus le moindre intérêt), la plupart avaient choisi une apparence fonctionnelle, comme Renie, et toutes avaient des proportions humaines. Ironie suprême, c’était là où la concentration de richesses et d’influence était la plus grande sur le réseau que le système se trouvait le plus ralenti et qu’il fonctionnait à une vitesse extrêmement proche de celle du monde réel. Dans sa bibliothèque, ou dans le réseau d’informations de Polytech, Renie n’avait besoin que d’un simple geste pour se rendre là où elle souhaitait aller, mais le Quartier Central et les autres centres d’influence forçaient leurs utilisateurs à faire appel à des simuls, lesquels étaient traités comme des individus physiques : il leur fallait passer par d’innombrables files d’attente aux divers bureaux et postes de contrôle virtuels, ce qui les obligeait à prendre leur mal en patience pendant de longues minutes tandis que leur coût de connexion atteignait des sommes astronomiques. Si les politiciens trouvent un jour le moyen de taxer la lumière, ils installeront sans doute des salles d’attente pour tous ceux qui désirent prendre un peu de soleil, songea-t-elle amèrement. Elle s’intégra à la file derrière un solliciteur gris aux épaules voûtées, un simul bas de gamme dont la simple posture suggérait que son possesseur s’attendait à se faire repousser. Après une attente insupportable, le simul qui précédait Renie se vit en effet refuser le droit d’entrer, et elle se retrouva devant un fonctionnaire tout droit sorti d’un dessin animé. Il était petit et affublé d’une tête de rongeur ; ses yeux minuscules et soupçonneux surplombaient des lunettes à l’ancienne mode qui pinçaient le bout de son nez. Une Marionnette, sûrement, c’est-à-dire un programme auquel on avait donné une apparence humaine. Personne ne pouvait se choisir un tel aspect de bureaucrate mesquin, ou du moins oser le revêtir sur le réseau, où l’on pouvait prendre la forme que l’on voulait. — Qu’est-ce qui vous amène dans le Quartier Central ? Même sa voix était aussi contrôlée qu’un rythme de musique kazoo, comme s’il n’utilisait pas sa bouche pour s’exprimer. — Livraison pour Johanna Bundazi, répondit Renie, qui savait que la directrice de Polytech possédait un petit point de connexion dans le Quartier. Le fonctionnaire lui lança un long regard mauvais tandis que les processeurs faisaient leur travail. — Mme Bundazi n’est pas là pour le moment, déclara-t-il enfin. — Je sais, fit Renie (ce qui était vrai ; elle avait pris toutes ses précautions). On m’a demandé d’amener quelque chose en personne à son node. — Pourquoi ? Elle n’est pas là. Il serait préférable que vous alliez effectuer cette livraison à l’endroit où elle se trouve. (Une courte pause.) Elle n’est actuellement en contact avec aucun point de connexion. Renie s’obligea à rester calme. Elle avait forcément affaire à une Marionnette ; la simulation de stupidité bureaucratique était par trop parfaite. — Tout ce que je sais, c’est que l’on m’a demandé d’effectuer la livraison à son point de connexion du Quartier Central. Quant à savoir pourquoi elle veut que le téléchargement se fasse sur place, c’est son problème. Alors, à moins que vous n’ayez reçu des instructions contraires, laissez-moi faire mon travail. — Pourquoi la personne qui vous envoie désire-t-elle une livraison en main propre alors que la destinataire est absente pour le moment ? — Je n’en sais rien ! Et cela ne vous regarde pas non plus. Faut-il que je reparte et que je dise à Mme Bundazi que vous m’avez empêchée d’effectuer la livraison ? Le fonctionnaire plissa les paupières, comme s’il cherchait à scruter le visage de son interlocutrice pour y déceler d’éventuels signes de duplicité. Heureusement que les traits de Renie étaient masqués par son simul. Vas-y, essaye un peu de deviner ce que je pense, espèce de connard pompeux. — Très bien, décida-t-il enfin. Vous disposez de vingt minutes. Le temps d’accès minimum. Il cherchait encore à se montrer déplaisant. — Et s’il y a d’autres instructions ? Si elle a laissé un message me demandant d’effectuer une autre livraison dans le Quartier Central ? Si seulement cela avait été un jeu, Renie aurait pu dégainer un pistolet laser et réduire cette Marionnette en bouillie. — Vingt minutes, répéta le rongeur en levant un doigt courtaud pour empêcher son vis-à-vis de protester plus avant. Plus que dix-neuf minutes et… cinquante-six secondes, d’ailleurs. Si vous avez besoin de davantage de temps, revenez faire une autre demande. Elle s’éloigna puis se retourna brusquement, ce qui provoqua un grognement de protestation de celui qui attendait son tour derrière elle et qui voyait s’éloigner la Terre promise. — Êtes-vous une Marionnette ? demanda-t-elle. Elle entendit plusieurs exclamations de surprise. La question qu’elle venait de poser était en effet insultante, mais la loi exigeait que l’on y réponde. Visiblement outré, le fonctionnaire se redressa de toute sa taille. — Je suis un Citoyen, pérora-t-il. Désirez-vous mon numéro matricule ? Seigneur Dieu. C’était bien un humain. — Non, répondit-elle. Simple curiosité de ma part. Elle s’en voulut d’être allée trop loin, niais il y avait vraiment des choses que l’on ne pouvait pas tolérer. Contrairement à la reproduction précise de la vie réelle qui caractérisait le Quartier Central, le passage de la Porte n’était en rien simulé. Quelques instants après que son admission eut été entérinée, Renie se retrouva sur la Place, gigantesque masse de pierre virtuelle aux déplorables accents néofascistes. De la taille d’un petit pays, elle était entourée d’arches colossales qui surplombaient autant d’avenues faussement droites disparaissant au loin. Mais ce n’était qu’une illusion. Quelques minutes de marche suffisaient pour arriver quelque part, même si l’endroit que l’on atteignait n’était pas nécessairement visible depuis la place et si la rue empruntée pour le rejoindre n’était pas forcément rectiligne… à supposer qu’il s’agisse bien d’une rue. Malgré sa taille stupéfiante, la Place était plus peuplée et plus bruyante que la zone d’attente située devant la Porte. Les gens que Renie voyait là avaient réussi à entrer, même si ce n’était que pour un temps limité, et ce simple fait rendait leur démarche plus assurée, plus arrogante. Et s’ils trouvaient l’occasion de traverser la Place, d’imiter à ce point la vie de tous les jours dans l’univers virtuel, ils avaient vraisemblablement de bonnes raisons de se sentir fiers. La plupart des sans-nom qui parvenaient à se faire admettre dans le Quartier Central n’avaient en effet généralement pas le temps de faire autre chose que de se rendre instantanément à leur destination. Pourtant, la Place méritait que l’on s’y attarde. Les habitants du Quartier, dont le statut et les finances permettaient d’acquérir un endroit bien à soi dans ce secteur si privilégié du réseau, ne subissaient pas les mêmes restrictions que les visiteurs pour ce qui était de l’apparence de leur simul. Au loin, Renie put ainsi voir deux hommes nus aux muscles démesurés ; leur peau était rouge vif et ils faisaient près de dix mètres de haut. Elle se demanda combien pouvait coûter une telle forme, ne serait-ce qu’en taxes et en frais de connexion. Il était en effet bien plus onéreux de revêtir un corps hors norme sur le réseau. Des nouveaux riches, conclut-elle. Lors des rares occasions où elle avait réussi à pénétrer dans le Quartier Central (la plupart du temps illégalement, alors qu’elle était encore étudiante en informatique, mais aussi deux fois sur invitation), elle avait pris un immense plaisir à contempler tout ce que ce lieu offrait à ses yeux émerveillés. Le Quartier était à nul autre pareil : c’était la première vraie ville mondiale, et sa population, bien que simulée, regroupait les dix millions de Terriens tes plus influents. Du moins ces derniers en étaient-ils persuadés, et ils ne lésinaient pas à la dépense afin de le démontrer encore et encore. Leurs œuvres étaient prodigieuses. Dans un univers dénué de gravité et libéré des contraintes de la géométrie physique, l’ingéniosité créative des humains s’exprimait de manière très spectaculaire, en utilisant au mieux les lois hautement flexibles qui s’appliquaient aux quartiers privés. Des structures qui, dans le monde réel, auraient dû obéir aux lois physiques, pouvaient ici ignorer en toute impunité des considérations aussi triviales que le haut et le bas, ou encore le rapport de la taille au poids. Elles avaient seulement besoin de faire office de points de connexion, ce qui expliquait pourquoi ces formes époustouflantes créées par ordinateur voyaient sans cesse le coeur et disparaissaient parfois plus vite encore, aussi colosses et désordonnées que les fleurs de la jungle. Renie s’arrêta un instant afin d’admirer un gratte-ciel vert translucide d’une minceur inouïe qui s’élevait loin au-dessus des arches. Elle le trouva extrêmement beau et plus sobre que la moyenne. Il lui fit penser à une aiguille à tricoter en jade brut. Et ce que ces rejetons du cercle le plus fermé de l’humanité faisaient d’eux-mêmes n’était pas moins spectaculaire que leurs constructions. En un lieu où il fallait tout simplement exister et où seuls la richesse, le bon goût et la politesse restreignaient les possibilités d’invention (et certains habitués du Quartier Central étaient connus pour posséder la première de ces qualités mais pas tant les deux autres), le moindre passant alimentait le spectacle incessant et perpétuellement renouvelé des artères principales. Le Quartier était une parade sans fin où les courants extrêmes de la mode (tête et membres démesurément allongés faisaient apparemment fureur en ce moment) se mêlaient à la reproduction d’objets ou de personnages contemporains ou historiques (Renie avait ainsi croisé trois Hitler lors de sa première visite, l’un d’entre eux étant revêtu d’une robe de bal intégralement constituée d’orchidées bleues) et à l’aboutissement des recherches de concepteurs pour qui le corps humain n’était qu’un simple point de départ. Dans les premiers temps, les touristes ayant obtenu leur droit d’entrée dans le cadre d’un forfait vacances s’installaient souvent à la terrasse d’un café et restaient bouche bée des heures durant, jusqu’à ce que leur corps affamé et assoiffé s’effondre de lui-même tel celui d’un micro-kid débutant, ce qui faisait immanquablement disparaître leur simul ou le figeait sur place. Et il était aisé de comprendre d’où provenait leur fascination. Il y avait toujours quelque chose d’autre à voir, de nouvelles et fabuleuses extravagances à contempler. Mais Renie n’était venue que dans un seul et unique but : retrouver Stephen. Pour cela, elle avait encouru la colère d’un petit bonhomme mesquin en faction à la Porte et augmentait seconde après seconde la note de Polytech. Elle pensa à programmer la livraison à effectuer chez Mme Bundazi pour qu’elle se fasse à heure d’entrée plus 19 minutes, car elle savait que monsieur « Je suis un Citoyen » ne manquerait pas de vérifier. La livraison en question était en fait un courrier interne effectivement adressé à la directrice de Polytech, mais sans grande importance. Renie en avait échangé l’affectation avec un message devant être délivré en main propre à l’un des autres points de connexion de Mme Bundazi, et elle espérait que la confusion qu’une telle inversion ne manquerait pas de générer serait mise sur le compte du système de courrier électronique interne de l’école, une monstruosité vieille d’une vingtaine d’années et responsable de bien des maux. Délivrer un message par le biais de ce système revenait à essayer de briser un bloc de pierre à l’aide d’une plaquette de beurre. Après avoir calculé les coordonnées du point d’origine du message de Stephen, elle se transporta automatiquement rue des Berceuses, la principale artère de Toyville. Ce secteur peu fréquenté accueillait les entreprises et marchands en difficulté, ainsi que les points de connexion résidentiels des individus qui ne s’accrochaient plus que du bout des doigts au Quartier Central. L’abonnement à ce secteur du réseau était extrêmement coûteux, et il en allait de même des modes créatives dont on ne pouvait se passer si l’on souhaitait tenir son rang au sein de l’élite. Mais même si l’on ne pouvait se choisir un nouveau simul exotique chaque matin, si l’on n’avait pas les moyens de transformer chaque semaine son point de connexion personnel ou professionnel, le simple fait d’être installé dans le Quartier Central représentait un coût exorbitant dans le monde réel. C’était bien souvent la dernière chose que ceux qui devaient quitter l’élite finissaient par lâcher, et encore ne le faisaient-ils qu’après y avoir été contraints et forcés. Incapable de localiser immédiatement la source du signal, Renie décida de ralentir l’allure. Elle avança au pas, mais son simul n’effectuait pas les gestes inutiles et coûteux qui accompagnaient normalement un tel mode de déplacement. Le statut moindre de Toyville était apparent tout autour d’elle. La plupart des points de connexion étaient fonctionnels à l’extrême, boîtes noires, blanches ou grises qui n’avaient d’autre rôle que de différencier les diverses entreprises en difficulté. Certains d’entre eux avaient été autrefois splendides, mais leur style était désormais totalement démodé. D’autres commençaient même à disparaître après que leurs utilisateurs se furent débarrassés des options visuelles les plus chères pour pouvoir rester représentés. Elle passa à côté d’un point de connexion de grande taille, conçu pour donner l’impression d’être tout droit sorti du Metropolis de Fritz Lang (la science-fiction rétro était à la mode dans le Quartier une décennie plus tôt) et qui était aujourd’hui complètement transparent ; le grand dôme n’était plus qu’un squelette polyhédrique dont les détails avaient disparu et dont les textures et couleurs, autrefois magnifiques, avaient été déprogrammées. Un seul point de connexion avait l’air récent et cossu dans la rue des Berceuses, et il se trouvait tout près du point d’émission du message de Stephen. Il s’agissait d’une énorme demeure de style gothique s’étendant sur l’équivalent de deux pâtés de maisons dans le monde réel. De nombreuses tourelles en jaillissaient comme autant de pointes, et elle paraissait aussi labyrinthique qu’une termitière. Ses fenêtres se paraient de lumières teintées : un rouge sang, un violet pâle et un blanc si vif qu’il était presque impossible de le regarder en face. La musique qui s’en échappait annonçait que l’on avait affaire à un genre de cabaret, tout comme les lettres changeantes qui se déplaçaient le long de la façade tels des serpents luisants. Elles proclamaient en anglais (ainsi, apparemment, qu’en japonais, en chinois, en arabe et en d’autres langues encore) : CHEZ MISTER J. Un large sourire désincarné révélant une impressionnante dentition ne cessait d’apparaître et de disparaître au milieu des lettres prises de spasmes, comme si le programmeur n’avait su se décider quant au message qui revêtait le plus d’importance. Le nom de l’édifice lui rappela quelque chose. Stephen lui en avait parlé. C’était cela qui avait attiré les garçons dans le Quartier Central, ou du moins dans ce secteur bien précis. Renie était consternée et fascinée à la fois. Il était aisé de voir ce que le bâtiment avait d’attrayant : le moindre angle aux ombres tracées avec soin, la moindre fenêtre baignée de lumière annonçait que l’on avait affaire au palais de la liberté et de l’évasion, surtout si l’on cherchait à échapper à la désapprobation d’autrui. Un refuge où tout était permis. Un frisson glacé remonta le long de l’échine de Renie lorsqu’elle se représenta son frère de onze ans dans un endroit pareil. Mais si c’était bien là qu’il se trouvait, elle allait y entrer elle aussi… — Renie ! Par ici ! Le cri était faible, tout proche. Stephen essayait de la contacter en réduisant au maximum la bande d’émission de son appel, mais il n’avait pas compris qu’un tel procédé était automatiquement voué à l’échec dans le Quartier Central, où l’intimité n’existait que pour qui avait les moyens de l’acheter. Quiconque désirait entendre écouterait à coup sûr ; seule la rapidité importait donc désormais. — Où es-tu ? Dans ce… cette boîte ? — Non ! De l’autre côté de la rue ! Le bâtiment avec cette espèce de truc en tissu devant. Elle regarda tout autour d’elle. En face de Chez Mister J se dressait la coquille vide d’un ancien hôtel, une simulation reposante pour les yeux d’un lieu de détente du monde réel. Ces établissements conçus pour les touristes, roi y recevaient leurs messages et y planifiaient leur journée, avaient connu un vif succès dans les premiers temps, i-ors que la réalité virtuelle était encore une nouveauté assez intimidante. Mais l’heure de gloire de cet hôtel était manifestement passée depuis longtemps. Ses murs avaient perdu leur éclat et par endroits étaient même effacés. Une marquise protégeait encore la large porte d’entrée, mais elle ne bougeait plus alors qu’elle aurait dû onduler sous l’effet d’une légère brise. Tout comme le reste du bâtiment, l’auvent terni n’existait pratiquement plus. Renie pénétra dans l’hôtel après s’être assurée d’un coup d’œil de l’absence, apparemment, du moindre système de sécurité. L’intérieur était encore plus miteux que l’extérieur, l’abandon et le passage du temps l’ayant transformé en un entrepôt plein de cubes fantômes empilés les uns sur les autres, tels des blocs de jeu de construction oubliés par leur propriétaire. Quelques objets mieux simulés avaient conservé leur forme première, ce qui produisait un étrange contraste avec l’ensemble. Le bureau de la réception, masse luisante de marbre bleu éclairée au néon, en faisait partie. Stephen et son ami Eddie étaient cachés derrière. — À quoi jouez-vous, tous les deux ? Ils avaient tous deux choisi un simul proposé par SchoolNet, moins détaillé encore que celui de Renie, mais cette dernière put tout de même voir l’air terrifié de son frère. Il se leva d’un bond et entoura la taille de Renie de ses bras. Seules les mains de la jeune femme étaient équipées de capteurs de pression, mais elle ne douta pas un instant qu’il la serrait de toutes ses forces. — On est poursuivis par des types de la boîte, s’exclama-t-il, à bout de souffle. Eddie a un écran de protection et on s’est caché derrière, mais il est de mauvaise qualité et ils vont vite nous repérer. — Depuis que tu m’as dit que vous étiez ici, tous les gens que ça intéresse sont également au courant, de toute façon, répondit-elle avant de se tourner vers Eddie. Et où diable t’es-tu procuré un écran, toi ? Non, ne me le dis pas. Pas maintenant. Elle se libéra délicatement de l’étreinte de Stephen. Cela lui faisait une drôle d’impression de sentir les bras minces de son frère entre ses doigts alors qu’il se trouvait à l’autre bout de la ville dans le monde réel, mais c’était justement ce genre de miracles qui l’avait incitée à se tourner vers la réalité virtuelle. — Nous parlerons plus tard, poursuivit-elle. Et j’ai des tas de questions à vous poser. Mais pour le moment, je vais vous sortir d’ici avant que nous nous retrouvions tous devant le juge par votre faute. — Mais… et Soki ? fit Eddie, prenant la parole pour la première fois. — Quoi, Soki ? répondit impatiemment Renie. Il est là, lui aussi ? — Il est toujours chez Mister J. Enfin, plus ou moins… Eddie était apparemment incapable d’en dire plus. Stephen termina pour lui. — Soki… il est tombé dans un trou. Un genre de trou, quoi. Quand on a essayé de le faire sortir, des types sont arrivés. Je crois que c’était des Marionnettes, précisa-t-il d’une voix chevrotante. Quelle trouille on a eue ! Renie secoua la tête. — Je ne peux rien faire pour Soki. Je n’ai presque plus de temps devant moi et il est hors de question que je m’introduise dans un club privé. S’il se fait prendre, tant pis pour lui. Et s’il révèle qui était avec lui, il vous faudra assumer les conséquences de vos actes. C’est la leçon numéro un que tout micro-kid doit apprendre : on n’a que ce qu’on mérite. — Mais… ils vont peut-être lui faire du mal. — Du mal ? J’en doute. Il aura sans doute droit à une bonne réprimande, et vous méritez bien ça, tous les trois. Mais personne ne lui fera le moindre mal. Elle se saisit du bras d’Eddie. Elle tenait maintenant les deux garçons et son algorythme d’évasion, confortablement niché dans les processeurs de Polytech, reconfigura ses paramètres afin d’y inclure les deux nouveaux simuls. — Quant à nous, conclut-elle, nous allons… La déflagration fut presque aussi violente que celle qui avait ébranlé Polytech, et si retentissante que les fiches auditives de Renie furent incapables de la lui communiquer dans sa totalité et qu’elle connut quelques fractions de seconde de silence bienvenu. La façade de l’hôtel se dissipa dans un nuage de pixels poussiéreux. Une ombre gigantesque se dressait entre le trio et la rue des Berceuses, une ombre qui dépassait largement la taille de la plupart des simuls normaux. C’était tout ce que Renie pouvait en dire. La silhouette était en effet si sombre et si trouble qu’il était presque impossible de la regarder en face. — Seigneur, s’exclama-t-elle. Seigneur ! Ses oreilles bourdonnaient. Cela lui apprendrait à ne pas diminuer le débit de ses fiches auditives. L’espace d’un instant, elle resta comme pétrifiée tandis que s’approchait d’elle cette forme qui était l’incarnation même des concepts « grand » et « dangereux ». Puis elle resserra sa prise sur les deux garçons et sortit du système. — On… on est allé chez Mister J. Tout le monde le fait, à l’école. Renie fixait durement son petit frère, assis en face d’elle. Elle s’était fait du mauvais sang pour lui et avait même eu peur qu’il lui soit arrivé quelque chose mais, depuis, la colère avait pris le pas sur ses autres émotions. Car non seulement il lui avait causé des tas d’ennuis, mais elle avait ensuite dû l’attendre pendant une heure après être rentrée de l’université, le temps pour lui de revenir de chez Eddie. — Je me moque que tout le monde le fasse, Stephen, et cela m’étonnerait, en plus. Je suis vraiment furieuse ! Tu n’as pas le droit de pénétrer dans le Quartier Central et nous serions incapables de payer l’amende si tu venais à te faire prendre. Et en plus de ça, si la directrice apprend ce que j’ai fait, elle peut me virer. (Elle se pencha, lui saisit la main et la serra jusqu’à le faire grimacer.) Je peux me faire virer, Stephen ! — Fermez-la, bande de morveux ! hurla leur père depuis la chambre. Vous me faites mal au crâne. Si la porte n’avait pas été fermée, le regard de Renie aurait mis le feu aux draps de Long Joseph. — Je suis désolé, Renie. Vraiment, vraiment désolé. Est-ce que je peux réessayer de joindre Soki ? Sans attendre la permission de sa sœur, il se tourna en direction de l’écran mural et lui demanda d’appeler son camarade. Personne ne répondit. Renie faisait de son mieux pour ne pas s’emporter. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de trou dans lequel Soki serait tombé ? s’enquit-elle. Les doigts de Stephen tambourinèrent nerveusement sur la table. — Eddie lui avait dit qu’il était pas cap’. — Pas capable de quoi ? Bon sang, Stephen, ne me force pas à te tirer les vers du nez. — Y a cette salle chez Mister J… des types nous en ont parlé, à l’école. Ils ont… enfin, là-dedans, y a des trucs qui sont vraiment buzz. — Des trucs ? Quels trucs ? — Des, heu… des trucs, quoi. Des choses à voir, répondit-il en refusant d’affronter le regard de sa sœur. Mais on n’a rien vu, Renie. On l’a même pas trouvée, cette salle. La boîte est giga-grande à l’intérieur… t’en reviendrais pas ! À croire qu’elle a pas de fin ! L’espace d’un instant, ses yeux se mirent à luire. Se rappelant l’émerveillement qui avait été le sien à l'intérieur du club, il en était venu à oublier qu’il avait de sérieux ennuis. Mais il lui suffit de voir l’expression de Renie pour que la mémoire lui revienne. — Enfin, bref, on a cherché partout, mais on trouvait pas, alors on a demandé à des gens. C’était presque tous des Citoyens, je crois, mais y en a qui étaient vraiment bizarres. Personne a été capable de nous renseigner, et puis, y a eu ce type méga-giga-gros qui nous a dit qu’il pourrait nous faire entrer dans la salle du sous-sol. Renie réprima un frisson de dégoût. — Avant que tu n’ailles plus loin, jeune homme, je veux que les choses soient bien claires entre nous. Tu ne retourneras jamais là-bas, c’est bien compris ? Regarde-moi, quand je te parle. Jamais ! Stephen acquiesça à contrecœur. — D’ac’, d’ac’, j’irai plus. Bref, on a descendu cet escalier en colimaçon… on se serait cru au fond du donjon d’un jeu vidéo… et au bout d’un moment, on est arrivé à une porte. Soki l’a ouverte, et… et il est tombé au travers. — Au travers de quoi ? — Je sais pas ! C’était juste un gros trou de l’autre côté. Y avait de la fumée et des lumières bleues tout au fond. Renie se laissa aller contre le dossier de sa chaise. — Quelqu’un vous aura joué un sale tour. C’était sadique, et vous méritiez tous qu’on vous flanque une bonne frousse, mais j’espère qu’ils ne seront pas allés trop loin avec Soki. Il utilisait du matériel piqué à SchoolNet, comme vous ? — Non. Son propre matos. Une console nigériane à deux balles. Exactement ce qu’ils avaient à la maison. Pourquoi les gosses de pauvres se montraient-ils si snobs ? — Dans ce cas, la simulation de vertige et de gravité était presque nulle. Il s’en tirera sans dégâts. Quant à toi, tu m’as bien comprise, hein ? fit-elle en plissant les paupières. Tu ne retourneras jamais là-bas, sans quoi je t’interdis à vie de te connecter ou d’aller chez Eddie ou Soki. À vie, tu m’entends ? En attendant, ta punition durera jusqu’à la fin du mois. — Quoi ? s’exclama Stephen, outré, en bondissant sur ses pieds. Plus de réseau ? — Jusqu’à la fin du mois. Et estime-toi heureux que je n’aie rien dit à papa, sans quoi il t’aurait tanné le cuir avec son ceinturon. — Je préférerais ça plutôt que d’être privé de réseau, répondit-il, boudeur. — L’un n’empêche pas l’autre. Renie envoya Stephen râler dans sa chambre et se connecta à sa bibliothèque de travail. Après s’être assurée qu’elle n’avait reçu aucun courrier de Mme Bundazi au sujet du détournement de fonds dont elle s’était rendue coupable vis-à-vis de l’université, elle demanda quelques fichiers sur des entreprises du Quartier Central. Elle trouva Chez Mister J, enregistré comme « établissement de jeu et de détente » et interdit aux mineurs. Son possesseur était un organisme dont la raison sociale s’intitulait « Corporation de divertissements du Jongleur jovial ». Il avait à l’origine été ouvert sous le nom de « Sourire de Mister Jingo ». Plus tard, alors qu’elle attendait le sommeil, elle revit la façade délabrée du club, ses tourelles qui ressemblaient à de multiples bonnets d’âne et ses fenêtres semblables à des yeux fixes. Mais le souvenir dont elle eut le plus de mal à se défaire était celui de cette bouche mobile aux dents luisantes qui clignotait au-dessus de la porte. Une porte ? Non, un passage qui ne permettait que d’entrer, pas de sortir. 2 L’AVIATEUR INFORÉSO/MUSIQUE : Le Vromb « plus géant que jamais ». (visuel : œil unique) COMM : Cette année, la musique Ganga Vromb devrait être « plus géante que jamais », du moins s’il faut en croire l’un de ses plus célèbres représentants. (visuel : moitié de visage aux dents étincelantes) Ayatollah Jones, chanteur et joueur de neurocithare du groupe vromb Premier Infarctus, nous a ainsi confié : JONES : «Nous… ça va être… géant, mec. Mégagéant. Plus géant… (visuel : doigts entrelacés, palmes prosthétiques, nombreuses bagues) … que jamais. Sans dub, mec. Vraiment géant. » Christabel Sorensen ne savait pas mentir mais, à force de pratique, elle ne cessait de s’améliorer. Ce n’était pas une méchante fille, même si elle avait un jour causé la mort de son poisson rouge en oubliant trop longtemps de le nourrir. Et elle ne se considérait pas non plus comme une menteuse, mais il y avait des fois où elle jugeait préférable de… ne rien dire. C’est pour ça que, lorsque sa mère lui demanda où elle se rendait, elle lui dédia son plus beau sourire. — Portia a eu Loutremonde, fit-elle. C’est tout nouveau, et on a l’impression qu’on nage vraiment. Et en plus, il y a le roi et la reine des loutres… Sa mère agita la main pour lui faire signe d’arrêter. — Cela a l’air très intéressant, chérie. Mais ne reste pas trop longtemps chez Portia, d’accord ? Pour une fois, papa sera de retour pour dîner. Le sourire de Christabel s’élargit encore. Papa travaillait trop, maman ne cessait de le répéter. Il avait un poste important : chef de la sécurité de la base. Christabel ne savait pas trop ce que ça voulait dire, sauf qu’il était policier, mais pour l’armée. Cependant, il ne portait pas d’uniforme, contrairement aux soldats dans les films. — On pourra avoir de la glace ? — Si tu rentres assez tôt pour m’aider à écosser les petits pois, alors oui. — D’ac’. Christabel sortit en trottinant. La porte d’entrée se referma derrière elle avec un bruit de succion et elle éclata de rire. Il y avait vraiment des sons trop drôles. Elle savait que la base était différente des villes dans lesquelles vivaient les gens que montraient les émissions réseau, mais elle ignorait pourquoi. On y trouvait bien des rues, des arbres, un parc, et même une école – deux, en fait, vu qu’il y en avait une pour les adultes de l’armée et une autre pour les enfants des gens qui vivaient à la base. Les papas et les mamans allaient au travail habillés normalement, ils conduisaient des voitures, tondaient la pelouse et s’invitaient à dîner ou pour des barbecues. C’est vrai qu’il y avait aussi une ou deux choses que l’on ne voyait pas dans les autres villes – une double clôture électrifiée qui l’isolait des bidonvilles extérieurs et trois petites maisons appelées postes de contrôle devant lesquelles toutes les voitures devaient s’arrêter – mais ça ne suffisait pas pour en faire un lieu d’habitation à part, non ? Tout comme elle, les autres enfants avaient toujours vécu dans des bases, et ils ne voyaient pas non plus de différence. Elle prit à gauche et remonta Windicott Lane. Si elle était vraiment allée chez Portia, elle aurait tourné à droite. Heureusement, le coin de la rue n’était pas visible de la maison, des fois que sa mère l’aurait regardée s’éloigner. Ça faisait bizarre, de dire à maman qu’elle allait quelque part et puis de se rendre ailleurs. C’était mal, elle le savait bien, mais pas trop, et puis, elle trouvait ça vraiment excitant. Elle tremblait de partout chaque fois que ça lui arrivait, comme ce tout jeune poulain à l’équilibre incertain qu’elle avait vu sur le réseau. Ensuite, Stillwell Lane. Elle s’improvisa une marelle en faisant bien attention de ne pas retomber sur les rainures qui séparaient les pavés du trottoir, puis prit Redland Lane. Ici, les maisons étaient plus petites que la sienne, et certaines avaient même l’air un peu tristes. Comme partout sur la base, le gazon ras donnait l’impression de ne pas avoir la force de pousser davantage. La terre nue apparaissait même par endroits au pied des maisons ternes et poussiéreuses. Christabel se demanda pourquoi les gens ne les nettoyaient pas ou ne les peignaient pas pour qu’elles aient l’air toutes neuves. Quand elle aurait sa propre maison, elle la repeindrait chaque semaine d’une couleur différente. Elle imagina toutes les couleurs possibles jusqu’à ce qu’elle atteigne le bout de Redland Lane, puis joua à nouveau à la marelle sur le petit pont de bois qui traversait le ruisseau – elle adorait le bruit que ça faisait chaque fois qu’elle retombait dessus : boum ! boum ! Accélérant le rythme, elle se hâta de traverser Beekman Court. Même si la maison de Monsieur Sellars était proche de la clôture extérieure de la base, Christabel ne pouvait la voir tellement les arbres étaient denses à cet endroit. D’ailleurs, c’étaient eux qui l’avaient attirée là. Il y avait bien des sycomores dans le jardin de ses parents, et aussi un bouleau à l’écorce comme du papier tout près de la fenêtre de devant, mais la maison de Monsieur Sellars était complètement entourée d’arbres, si bien qu’on la distinguait à peine. La première fois qu’elle l’avait vue – elle aidait Ophelia Weiner à chercher son chat, Dickens –, elle l’avait crue tout droit sortie d’un conte de fées. Plus tard, quand elle s’en était approchée toute seule, elle s’était attendue à lui trouver des murs en pain d’épice. Bien sûr, ce n’était pas le cas ; c’était juste une maison comme les autres, mais tout de même très intéressante. Monsieur Sellars aussi, d’ailleurs. Elle ne savait pas pourquoi ses parents ne voulaient plus qu’elle lui rende visite, et ils avaient refusé de le lui dire. C’est vrai, il faisait un peu peur, mais ce n’était pas de sa faute. Christabel arrêta de sautiller en arrivant à la longue allée ; elle adorait entendre le gravier crisser sous ses pieds. Ça semblait un peu idiot d’avoir une allée si longue, parce que la voiture ne sortait plus du garage depuis de nombreuses années. Monsieur Sellars aussi restait toujours enfermé chez lui. Un jour, elle lui avait demandé pourquoi il gardait sa voiture et il lui avait répondu avec un rire triste qu’elle allait avec la maison. — Un jour, lui avait-il dit, si je suis très, très gentil, on me laissera peut-être monter dans cette Cadillac. Alors, si cela arrive, je fermerai la porte du garage à double tour et je rentrerai chez moi. Elle avait pensé qu’il s’agissait d’une blague, mais n’était pas parvenue à la comprendre. C’était souvent comme ça avec les plaisanteries des adultes, mais eux, ils ne riaient que très rarement aux blagues de Tonton Jingle sur le réseau. Pourtant, elles étaient si drôles – et même un peu coquines, même si Christabel ne savait pas vraiment pourquoi – que la fillette en mouillait presque sa culotte à force de rire. Pour atteindre la sonnette, il fallait écarter les fougères qui cachaient la porte. Ensuite, l’attente était longue avant que la voix de Monsieur Sellars, douce et sifflante, ne se fasse entendre de l’autre côté du battant. — Qui est-ce ? — Christabel. La porte s’ouvrit et une bouffée d’air humide en sortit. La fillette entra vite, afin que monsieur Sellars puisse refermer sans attendre. La première fois qu’elle était venue, il lui avait dit qu’il fallait absolument, pour sa santé, qu’il garde l’humidité à l’intérieur. — Eh bien, petite Christabel, à quoi dois-je le plaisir de ta visite ? demanda-t-il avec un large sourire. — J’ai dit à Maman que j’allais jouer à Loutremonde chez Portia. Il hocha la tête. Il était si grand et courbé que, quelquefois, quand il faisait ce geste, elle avait peur qu’il se fasse mal à la nuque. — Ah, dans ce cas, tu ne pourras pas rester trop longtemps, c’est ça ? Mais ce n’est pas une raison pour faire les choses à moitié. Tu sais où te changer. Je pense que tu trouveras quelque chose à ta taille. Il fit reculer sa chaise roulante pour laisser passer la petite fille, et celle-ci traversa le couloir en courant. Monsieur Sellars avait raison ; il fallait aller vite, sans quoi sa mère risquait de téléphoner chez Portia pour lui demander de rentrer. Si jamais cela se produisait, il lui faudrait inventer une autre histoire afin d’expliquer pourquoi elle r.’était pas allée jouer à Loutremonde chez son amie. C’était le problème quand on mentait. Si jamais les gens vérifiaient, tout devenait très compliqué. Comme tout le reste de la maison, le vestiaire était rempli de plantes. Elle n’en avait jamais vu autant, pas même chez Mme Gullison, et pourtant cette dernière arrêtait pas de se vanter de la beauté de ses fleurs et de se plaindre du travail qu’elles exigeaient – même si un petit homme à peau noire venait deux fois par semaine les arroser et les tailler. Les plantes de monsieur Sellars étaient bien arrosées, mais personne ne les taillait jamais. Elles continuaient juste de pousser, encore et toujours, tant et si bien que Christabel se demandait parfois si elles finiraient par occuper toute la maison et par chasser le vieux monsieur hors de chez lui. Un peignoir à sa taille était pendu derrière la porte. Elle ôta rapidement son short, son tee-shirt, ses chaussures et ses chaussettes, pour les ranger dans le sac plastique, comme Monsieur Sellars le lui avait montré. Alors qu’elle se penchait pour y mettre sa seconde chaussure, une fougère la chatouilla. Elle poussa un petit cri. — Ça va, ma petite Christabel ? s’enquit monsieur Sellars. — Oui, oui. C’est une de vos plantes qui m’a chatouillée. — Je suis sûr que non, répondit-il, faussement en colère. Mes plantes sont les mieux élevées de toute la base. Christabel noua la ceinture du peignoir et enfila les sandales prévues pour elle. Monsieur Sellars se tenait désormais à côté de la machine qui rendait l’air humide. Il leva les yeux en l’entendant approcher et son visage difforme se fendit d’un sourire. — Ah, comme je suis content de te voir, l’assura-t-il. La première fois qu’elle l’avait vu, il lui avait fait peur. La peau de monsieur Sellars n’était pas pleine de rides, contrairement à celle de mamie ; elle semblait plutôt avoir fondu, comme une bougie. Il n’avait pas le moindre cheveu et ses oreilles n’étaient que de toutes petites bosses de chaque côté de sa tête. Mais il lui avait dit que c’était normal d’avoir peur, au début. Il savait bien qu’il n’était pas beau. Il avait été brûlé dans un accident par du kérosène – de l’essence pour avion – et il lui avait même dit que ça n’avait rien de malpoli de le regarder fixement. Plusieurs semaines après leur première rencontre, elle avait vu son visage fondu dans ses rêves. Mais il s’était montré très gentil avec elle, et elle savait qu’il se sentait seul. Il était si triste d’être vieux et d’avoir un visage dont les gens se moquaient ; et puis, monsieur Sellars devait toujours rester dans sa maison fraîche et humide, sans quoi sa peau lui faisait mal. Il avait bien besoin d’une amie. Elle n’aimait pas mentir pour venir le voir, mais que pouvait-elle faire d’autre ? Ses parents lui avaient dit de ne jamais le revoir, mais sans lui donner le motif de leur décision. Christabel était presque adulte, maintenant. Il fallait lui expliquer les choses. — Alors, ma petite Christabel, qu’as-tu à m’apprendre, aujourd’hui ? Monsieur Sellars se laissa aller contre le dossier de sa chaise roulante. La fillette lui parla de son école, d’Ophelia Weiner, qui se prenait pour une vedette parce qu’elle avait une robe Nanoo dont elle pouvait changer la forme ou la couleur à volonté, et aussi de Loutremonde, le jeu auquel elle s’amusait avec Portia. — … et vous savez comment le Roi des Loutres sait si vous transportez un poisson ? En vous sentant. Monsieur Sellars avait les yeux fermés, et son visage imberbe ressemblait à un masque d’argile. Alors qu’elle commençait à se demander s’il dormait, il ouvrit les yeux. Ils étaient d’une couleur incroyable, presque jaunes, comme ceux de Dickens, le chat d’Ophelia. — J’ai bien peur de ne trop rien savoir du Royaume des Loutres, ma jeune amie. C’est une grave lacune, j’en ai bien conscience, mais que veux-tu… — Vous ne l’aviez pas quand vous étiez petit ? Il laissa fuser un petit rire. — Pas vraiment, non. Nous n’avions rien qui ressemble à Loutremonde. Les yeux rivés sur son visage bizarre, elle s’aperçut qu’elle l’aimait un peu comme son père et sa mère. — Est-ce que vous aviez peur, quand vous étiez pilote ? lui demanda-t-elle. Il cessa brusquement de sourire. — Par moments, oui, et il y avait même des fois où je me sentais très seul. Mais c’était le métier qui me convenait, Christabel. Je l’ai toujours su depuis… depuis mon plus jeune âge. C’était mon devoir, et je l’ai accompli avec fierté. (Son expression devint un peu étrange, et il se pencha pour modifier les contrôles de l’humidificateur.) Mais il y avait plus encore. Laisse-moi te réciter un poème. … Ni loi, ni devoir ne m’envoyait guerroyer, Ni les hommes d’État, ni même la foule en liesse, Non, car seul un vaste sentiment d’allégresse M’incitait à plonger dans les blanches nuées, Je le savais, j’y pensais encore et encore : Peu m’importaient, alors, les années à venir, Ou celles que j’avais déjà laissées s’enfuir, En regard de cette vie, de cette mort. Il toussa brusquement. — C’est de Yeats, acheva-t-il. Ah, comme il est difficile d’expliquer ce qui nous incite à choisir de faire quelque chose, surtout lorsqu’il s’agit d’une chose dont on a peur. Christabel ignorait ce qu’était le « yits » et n’avait pas compris le poème, mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle n’aimait pas voir monsieur Sellars aussi triste. — Moi, je serai docteur quand je serai grande. (Plus tôt dans l’année, elle voulait être danseuse puis chanteuse de réseau, mais elle savait désormais ce qu’elle souhaitait vraiment.) Vous voulez savoir où se trouvera mon cabinet ? — Avec grand plaisir, lui répondit le vieil homme, qui avait retrouvé le sourire. Mais ne se fait-il pas un peu tard pour aujourd’hui ? Christabel regarda sa montre, qui clignotait frénétiquement. Elle se leva d’un bond. — Il faut que j’aille me changer ! Mais vous m’aviez promis de continuer votre histoire… — La prochaine fois, ma chérie. Il ne faudrait pas que tu aies des ennuis avec ta maman. Je ne voudrais surtout pas que tes parents t’interdisent de revenir ici à l’avenir. — Mais j’aurais bien aimé apprendre ce qui va arriver à Jack ! s’écria-t-elle en courant jusqu’au vestiaire. Comme prévu, le sac plastique avait gardé ses vêtements bien au sec, et elle se changea rapidement. — Ce brave Jack, fit monsieur Sellars en la voyant revenir. Et qu’était-il donc en train de faire quand nous nous sommes arrêtés ? — Il avait grimpé à la tige géante et était entré dans le château du géant, répondit Christabel, outrée qu’il ait oublié. Et le géant allait bientôt rentrer ! — C’est vrai, c’est vrai. Eh bien, c’est là que nous reprendrons quand tu reviendras me voir. Et maintenant, file. Il lui tapota la tête avec affection. A la grimace qu’il faisait dans ces moments-là, elle avait l’impression qu’il avait mal en la touchant, mais il le faisait toujours. Elle était presque sortie lorsqu’elle se souvint qu’elle avait une question à lui poser au sujet de ses plantes. Elle revint sur ses pas, mais il avait fermé les yeux et agitait lentement les doigts, comme s’il traçait des dessins devant lui. Elle le regarda un moment – elle ne l’avait jamais vu faire cela auparavant ; s’agissait-il d’un exercice qu’il lui fallait accomplir ? – puis elle s’aperçut que l’humidité s’enfuyait par la porte qu’elle avait laissée ouverte. Elle se hâta donc de sortir et referma bien la porte derrière elle. Même si c’étaient des exercices, ils ne la regardaient pas et avaient l’air un peu inquiétants. Elle comprit alors que les gestes qu’elle l’avait vu faire ressemblaient à ceux de quelqu’un qui était branché sur le réseau. Mais monsieur Sellars ne portait pas de casque ni de fils dans le cou, comme certaines des personnes qui travaillaient pour son papa. Il s’était contenté de fermer les yeux. La montre de la fillette clignotait plus frénétiquement encore. Elle n’avait plus que quelques minutes avant que sa mère n’appelle chez Portia. Elle rentra donc en courant, sans même prendre le temps de jouer à la marelle sur le pont de bois. 3 FIN D’ÉMISSION INFORÉSO/FLASH : Les dirigeants asiatiques décrètent la création d’une « zone de prospérité ». (visuel : palais de l’impératrice, Singapour) COMM : Réunis à Singapour sous l’égide du financier chinois Jiun Bhao, de plus en plus reclus avec l’âge, et du Premier ministre de Singapour, M. Low… (visuel : Low Wee Kuo serrant la main de Jiun Bhao) … les politiciens et hommes d’affaires influents de toute l’Asie ont signé un accord commercial qui, selon les propres mots de Jiun, devrait donner naissance à une — zone de prospérité » permettant à l’Asie de bénéficier d’une unité économique sans précédent. (visuel : Jiun Bhao, soutenu par deux assistants, répondant à la presse derrière son pupitre) JIUN : « Notre heure est venue. L’avenir appartient à Asie unie. Nous sommes emplis d’espoir, mais nous savons qu’une lourde tâche nous attend… » La simulation s’étendait d’un horizon à l’autre, proposant des millions de voies qui n’étaient pas plus larges que des égratignures sur une plaque de verre regardée à la loupe. Sur chacune de ces artères, des lumières étincelaient et de minuscules objets se déplaçaient. — Aucun lieu ne peut être aussi vaste ! — Souvenez-vous qu’il ne s’agit pas d’un endroit réel, mais d’une succession d’impulsions électroniques émises par des ordinateurs surpuissants. Il peut être aussi vaste que les programmeurs le souhaitent. !Xabbu garda le silence durant de longues secondes. Renie et lui flottaient côte à côte ; deux étoiles jumelles sur fond de ciel noir, deux anges contemplant l’immensité de l’imagination commerciale de l’homme. — La jeune femme se leva, prit les cendres dans le creux de ses mains…, commença !Xabbu. — Hein ? — C’est un poème, ou une histoire, composé par l’un des miens : La jeune femme se leva, prit les cendres dans le creux de ses mains et les lança vers le ciel en leur disant : « Cendres, devenez la Voie lactée. Parez le ciel de votre blancheur… » Gêné, il n’alla pas plus loin. — Cela remonte à mon enfance, expliqua-t-il. C’est une histoire qui s’appelle « La jeune femme de l’ancienne race qui créa les étoiles ». Le fait d’être ici, de… voir tout cela, me l’a remise en mémoire. Bien qu’incapable de dire pourquoi, Renie se sentit elle aussi embarrassée. Elle plia les doigts, ce qui les amena instantanément au niveau du sol. Ils se retrouvèrent au beau milieu du plus grand site commercial du réseau, la galerie marchande, ou GaMar, Lambda. Grande comme un état, elle proposait un nombre quasi infini de magasins simulés ; c’était comme un continent d’informations électroniques sans côte ni frontière. Des millions de points de connexion commerciaux clignotaient, brillaient de mille feux ou même chantaient, faisant de leur mieux pour séparer les acheteurs de leurs crédits. Les voies virtuelles regorgeaient de simuls de toutes les formes et complexités possibles. — C’est vrai que c’est très grand, reconnut Renie, mais n’oubliez pas que les gens ne regardent jamais la GaMar d’en haut, comme nous venons de le faire ; ils se contentent d’aller directement où ils veulent. Essayer de se rendre dans tous les points de connexion du réseau, ou même dans tous ceux de Lambda, reviendrait à appeler la totalité des numéros de l’annuaire du Grand Pékin. Et tous les simuls que nous voyons autour de nous ne représentent qu’une infime fraction des clients qui se trouvent actuellement dans la GaMar. Ceux-là ont besoin de l’expérience visuelle ; ils aiment regarder les gens et la devanture des boutiques. — L’expérience visuelle ? Le simul de !Xabbu se retourna pour suivre un groupe de femmes aux courbes sorties tout droit d’un dessin animé. Chacune d’entre elles avait une tête de félin différent. — Regardez-vous. Mais il est nettement plus rapide de se rendre directement là où l’on souhaite aller. Lorsque vous utilisez l’interface de votre ordinateur, commencez-vous par lire la liste de tous les fichiers en mémoire ? !Xabbu mit quelques secondes avant de lui répondre. Les félines venaient juste de rencontrer des hommes à ¿te de serpent et leur disaient bonjour en les humant avec force cérémonie. — Aller où l’on veut ? demanda !Xabbu. — Je vais vous montrer. Disons que nous avons intention d’acheter… je ne sais pas, moi, un nouveau calpélec. Pour peu que l’on sache où se situe le quartier ne l’électronique, il est possible de s’y rendre directement puis de passer son temps à fureter. Les entreprises dépensent beaucoup d’argent pour rendre leur point de connexion attrayant, tout comme dans le monde réel. Mais partons du principe que vous ne savez même pas où trouver le quartier qui vous intéresse. Le visage gris de !Xabbu lui faisait face, et elle ressentit une vague anxiété à la vue de ses traits minimalistes. L agitation et le sourire du petit homme lui manquaient ; elle avait l’impression de se déplacer en compagnie d’un épouvantail. Mais il est vrai que son propre simul ne devait pas être plus engageant. — Mais c’est exact, répondit le Bushman. J’ignore où est situé le quartier de l’électronique. — Oui. Bon, au cours des dernières semaines, vous avez passé beaucoup de temps à vous familiariser avec le fonctionnement de base d’un ordinateur. La seule différence, c’est que vous vous trouvez désormais à l’intérieur de la machine, du moins en apparence. — J’ai du mal à me souvenir que j’ai toujours un vrai corps et qu’il m’attend à l’École polytechnique… ou plutôt, que j’y suis encore, en ce moment même. — C’est cela, la magie de l’informatique, répondit-elle d’une voix aussi enjouée que possible pour pallier l’absence d’expression de son simul. Et maintenant, effectuez une recherche. !Xabbu bougea délicatement les doigts. Une sphère de lumière bleutée apparut devant lui. — Bien, le félicita Renie. Nous sommes les seuls à voir ce globe, qui fait uniquement partie du système de Polytech. Maintenant, nous allons nous servir de notre ordinateur pour accéder au répertoire de la GaMar. (Elle lui indiqua la procédure à suivre.) Allez-y, faites apparaître la liste qui nous intéresse. Vous pouvez également utiliser les commandes vocales, soit ici, soit hors système, là où personne ne peut vous entendre. Observez les gens qui se trouvent autour de nous ; vous verrez que nombre d’entre eux semblent se parler. Certains sont sans doute fous – il y en a –, mais la plupart communiquent avec leur ordinateur et se moquent bien qu’on les voie faire. La sphère fit apparaître une liste de services. Les lettres flottantes brillaient d’un éclat bleu vif, et Renie modifia la couleur en rouge sombre, plus lisible compte tenu du décor. Elle montra du doigt le terme Matériel électronique. — Nous y voilà. Cliquez sur « Accès immédiat ». Aussitôt, le monde changea. La grande place au milieu de laquelle ils se trouvaient se transforma en longue avenue. Les bâtiments simulés qui la bordaient étaient tous extrêmement hauts, et leurs devantures rivalisaient de couleur et de mouvement, telles autant de fleurs tropicales géantes. Et les abeilles, c’est nous, songea Renie. Nous qui arrivons ici avec nos crédits de pollen à dépenser. Bienvenue dans la jungle de l’information. La métaphore lui plaisait assez. Peut-être pourrait-elle la replacer dans un de ses cours. — Et maintenant, si vous aviez trouvé le magasin qui vous intéresse dans le répertoire, nous pourrions nous y rendre sans attendre. Il suffirait juste de dire : « Téléportation, Scottie. » — Pardon ? !Xabbu avait l’air totalement stupéfait, tout comme Renie lors de sa première expérience similaire. — C’est une expression qui provient d’un vieux film de science-fiction, je crois. Une plaisanterie classique, sur le réseau, pour dire qu’ici, il est possible de se déplacer instantanément d’un endroit à un autre, sans avoir à effectuer le trajet comme dans la VTJ – la « vie de tous les jours », vous vous souvenez ? !Xabbu était étonnamment calme, et Renie se demanda si elle ne lui en avait pas déjà trop montré pour sa première visite. Il était extrêmement difficile d’évaluer la quantité d’informations qu’un cerveau adulte pouvait assimiler ; tous les gens qu’elle connaissait avaient commencé à surfer sur le réseau dès leur plus jeune âge. — Souhaitez-vous continuer ? s’enquit-elle. — Oh, oui, répondit-il en se tournant vers elle. Pardonnez-moi. Tout cela est si… stupéfiant. — Bien. Donc, comme je viens de le dire, nous pourrions nous téléporter dans le magasin de notre choix. Mais faisons plutôt un petit tour. Renie était dans le métier depuis si longtemps qu’elle ne s’émerveillait plus des possibilités que lui offrait l’informatique. Tout comme son petit frère, elle avait découvert le réseau en même temps que le monde réel et savait le parcourir en tous sens bien avant l’âge de la puberté. Stephen avait encore des choses à apprendre, mais Renie, elle, avait depuis longtemps dépassé ce stade. De plus, elle n’aimait pas faire les courses ; la plupart du temps, elle se contentait de commander de nouveau les articles qui lui avaient donné satisfaction. Mais !Xabbu, lui, était comme un enfant dans le monde virtuel… non, un homme-enfant, se corrigea-t-elle, car sa sensibilité était on ne peut plus adulte, même si les préjugés inculqués à tout citadin pouvaient le faire paraître primitif. Il était à la fois rafraîchissant et un peu terrifiant de l’accompagner dans ce voyage initiatique. Plus qu’un peu, même. Vue au travers des yeux du Bushman, la GaMar était tellement gigantesque, tellement bruyante, tellement… vulgaire… !Xabbu s’arrêta en face d’une boutique et, d’un geste, fit apparaître ce que la devanture avait à proposer. Renie s’en désintéressa. Même si le simul de son compagnon était immobile devant le magasin, elle savait qu’il suivait en fait un mélodrame dans lequel un père de famille aimant sous des dehors rugueux finissait par se laisser convaincre d’acheter une console de jeux Krittapong. Voyant que le simul du Bushman parlait et réagissait à des présences invisibles, elle se sentit un peu honteuse de ne pas l’avoir prévenu plus tôt. Au bout de quelques minutes, !Xabbu s’ébroua comme un chien mouillé et recula d’un pas. — Alors, est-ce que le papa sévère au grand cœur a fini par comprendre qu’il se trompait ? lui demanda-t-elle. — Qui sont ces gens ? — Ce n’en sont pas, justement. Ici, les gens réels se nomment « Citoyens ». Ce que vous venez de voir, ce sont des « Marionnettes », des simuls conçus pour ressembler aux humains. Ils sont créés de toute pièce, comme les boutiques et tout le reste de la GaMar. — Ils ne seraient pas vrais ? Mais ils m’ont parlé, ont répondu à mes questions… — Il s’agit juste d’un type de publicité un peu plus onéreux que la normale. Et les Marionnettes ne sont pas aussi intelligentes qu’elles en ont l’air. Retournez-y et demandez à la maman de vous parler du soulèvement de Soweto ou du second gouvernement Ngosane. Tout ce qu’elle fera, c’est vous ressasser son couplet sur les joies de l’affichage rétinien. !Xabbu réfléchit un instant à ce qu’il venait d’apprendre. — Ce sont des fantômes, alors, trancha-t-il. Des êtres sans âme. — Ils n’ont pas d’âme, c’est vrai, mais ce ne sont pas des fantômes. Ce terme a un sens bien précis sur le réseau. Je vous en parlerai un autre jour. Ils poursuivirent leur route en flottant juste au-dessus du sol. Ils avançaient au pas pour mieux profiter de ce que le quartier avait à leur offrir. — Comment faites-vous la différence entre les Citoyens et les Marionnettes ? demanda finalement !Xabbu. — Ce n’est pas toujours possible. Si vous avez vraiment besoin de savoir, demandez. La loi exige que votre interlocuteur vous dise la vérité. Mais, pour être honnête, je suis sûr que les contrevenants sont légion. — Tout ceci est assez… troublant. — Il faut du temps pour s’y habituer. Bon, ce n’est pas tout, mais nous sommes ici pour faire semblant d’acheter, alors autant entrer dans ce magasin… à moins que la publicité que vous avez vue ne vous ait dérangé. — Non, elle était même plutôt intéressante. Par contre, le père devrait faire davantage de sport. Il n’avait pas bonne mine. Renie éclata de rire. Ils entrèrent dans la boutique et !Xabbu poussa une exclamation de surprise. — Mais c’était si petit, de l’extérieur, fit-il. Est-ce encore de la magie ? — Vous ne devez jamais oublier que rien de tout cela n’est vraiment réel. Le mètre de façade est extrêmement onéreux dans la GaMar, ce qui signifie que les devantures sont souvent réduites. Mais le magasin proprement dit ne se trouve pas juste derrière la porte. En entrant, nous avons été transportés jusqu’à un autre site du réseau. Actuellement, nous sommes peut-être juste à côté du service de nettoyage de Polytech, d’un jeu d’aventure pour enfants ou encore des registres d’une compagnie d’assurances. Le magasin était vaste et luxueux. La musique de fond était douce, mais Renie la bloqua tout de même ; les messages subliminaux devenaient sans cesse plus sophistiqués, et elle ne voulait surtout pas avoir la mauvaise surprise d’apprendre qu’elle avait acheté quelque chose en sortant du système. Murs et plancher étaient couverts de sculptures abstraites. Les articles mis en vente étaient quant à eux exposés sur de petits socles et luisaient de l’intérieur. On aurait dit de saintes reliques. — Vous avez remarqué qu’il n’y a aucune fenêtre ? !Xabbu se retourna. — Mais il y en avait de part et d’autre de la porte lorsque nous sommes entrés, s’étonna-t-il. — Elles se trouvent uniquement à l’extérieur. Ce qu’elles nous montrent est l’équivalent d’une page de catalogue. Facile. Mais il est beaucoup plus ardu et plus coûteux de montrer aux clients ce qui se passe dans la rue. En plus, cela risquerait de les distraire. Donc, à l’intérieur, pas de fenêtres. — Et pas de clients, non plus. Cette boutique est-elle donc si impopulaire ? — Tout est question de choix. Je n’ai pas modifié l’environnement par défaut quand nous avons décidé de venir ici. Si vous vous souvenez de votre cours de terminologie informatique de la semaine dernière, ce terme signifie… — « espace »… l’environnement qui nous est proposé à moins que l’on ne décide de le modifier. — Exactement. Et, dans ce type de magasin, l’option par défaut est bien souvent « seul avec la marchandise ». Si nous le voulons, il nous est possible de voir les autres clients qui ne cherchent pas à se cacher. (Elle fît un petit geste et, l’espace d’une seconde, une demi-douzaine de simuls apparurent à côté des socles.) Et nous pouvons également être pris en charge sans attendre par un vendeur. De toute manière, si nous hésitons suffisamment longtemps, l’un d’entre eux finira par venir vers nous pour nous aider à nous décider. !Xabbu s’approcha du premier article proposé. — Et ces objets représentent ce que vend l’entreprise. — Il s’agit uniquement d’une partie de leur catalogue. Si nous le souhaitons, nous pouvons demander les articles qui nous intéressent, auquel cas ils apparaîtront aussitôt devant nos yeux. Nous pouvons également faire disparaître le magasin et demander le catalogue exhaustif. C’est souvent ainsi que je procède. !Xabbu gloussa. — Dans ses rêves, l’homme qui vit à côté du point d’eau n’a jamais soif. — C’est un autre proverbe de votre peuple ? — De la tribu de mon père. Puis-je le soulever ? demanda-t-il en tendant la main vers un calepin électronique suffisamment petit pour tenir dans sa main. — Oui, mais le réalisme de la sensation éprouvée est proportionnel aux possibilités de votre équipement, et j’ai bien peur que nos simuls ne soient guère perfectionnés. !Xabbu prit l’article et le tourna dans ses mains. — Je sens même son poids, s’exclama-t-il. C’est très impressionnant. Et regardez ce reflet sur l’écran ! Mais imagine qu’il n’est pas plus réel que l’eau que vous avez créée la première fois que vous m’avez montré le monde virtuel. — À mon avis, le programmeur qui a conçu ce calpélec y a passé plus de temps que moi avec ma flaque. — Bonjour, Citoyens, entendirent-ils alors. Une belle Noire un peu plus jeune que Renie venait d’apparaître à leur côté. !Xabbu eut soudain l’air d’un petit garçon pris en faute et la vendeuse sourit. Sa tenue était impeccable et ses dents éblouissantes de blancheur. — Je vois que vous êtes intéressés par nos modèles de connexion directe, fit-elle. — Nous ne faisons que regarder, merci, répondit Renie. Mon ami… — Êtes-vous une Citoyenne ou une Marionnette ? l’interrompit !Xabbu. — Je suis une création de type-E, répondit la vendeuse sans se départir de son sourire. Je réponds à toutes les exigences imposées par l’ONU pour ce qui est du commerce électronique. Mais si vous souhaitez parler à un Citoyen, je peux en appeler un sans attendre. Si vous n’êtes pas satisfaits de mon comportement, n’hésitez pas à faire une réclamation et vous… — Non, non, ce n’est pas la peine, l’assura Renie. Mon ami voulait savoir, c’est tout. C’est la première fois qu’il vient à la GaMar Lambda. Le sourire n’avait pas changé, et pourtant Renie avait l’impression qu’il était un peu plus forcé. Ce qui était ridicule, bien sûr. Pourquoi une Marionnette aurait-elle été programmée pour se vexer ? — Je suis heureuse d’avoir pu répondre à vos questions, reprit la vendeuse. Désirez-vous savoir autre chose sur cet article ou le reste de l’excellent catalogue de Krittapong ? Renie se sentait vaguement coupable, aussi demanda-t-elle à la jeune femme – non, à la Marionnette – de leur montrer comment fonctionnait le calpélec. — Ce modèle mains libres est notre tout dernier calepin électronique de connexion directe, entonna la vendeuse. C’est celui qui bénéficie du meilleur système de reconnaissance vocale dans sa gamme de prix. On peut le préprogrammer pour qu’il effectue des centaines de tâches quotidiennes ; il filtre les appels téléphoniques et vous offre de nombreuses autres options qui ont fait de Krittapong le numéro un sur le marché asiatique de traitement des données pour les particuliers… Tandis que la Marionnette décrivait le fonctionnement du système de reconnaissance vocale à !Xabbu, Renie se demanda si la couleur de peau de la vendeuse était une coïncidence, ou si elle leur avait été proposée en fonction de l’adresse informatique de Renie. Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient de nouveau dans la rue simulée. — Il faut que je vous dise qu’il n’est pas poli de demander aux gens s’ils sont Citoyens ou non, fit Renie. De plus, à moins que vous ne demandiez spécifiquement un interlocuteur humain, la plupart des vendeurs sont des Marionnettes. — Mais vous m’avez dit que, selon la loi… — C’est la loi, oui. Mais, sur le plan social, c’est un peu délicat. Si vous posez cette question à un Citoyen, cela implique que vous le trouvez suffisamment… mécanique ou ennuyeux pour être une création artificielle. — Autrement dit, il ne faut demander que lorsqu’on est certain de se trouver en présence d’une Marionnette, c’est bien cela ? — Ou lorsqu’il vous faut vraiment savoir. — Quand ce type de situation peut-il se produire ? — Lorsque l’on tombe amoureux de quelqu’un sur le réseau, par exemple, répondit-elle en souriant de toutes ses dents. Venez, allons nous asseoir quelques instants. !Xabbu poussa un soupir et se redressa ; son simul avait tendance à s’affaler sur son siège. — Il y a tant de choses que je ne comprends pas, fit-il. Nous nous trouvons encore dans la galerie… la GaMar, n’est-ce pas ? — Tout à fait. Nous sommes sur l’une des places publiques. — Mais que faisons-nous ici ? Il n’y a rien à boire ni à manger. — Pour commencer, nous nous reposons. A long terme, la RèV est comme la conduite automobile. Physiquement parlant, vous ne faites presque rien, mais la fatigue nerveuse s’accumule tout de même. La couleur du sang ne change pas quelle que soit l’artère qu’il emprunte, et il en allait de même de la foule de la GaMar Lambda. Les visiteurs qui passaient – en marchant, en lévitant ou même en rampant – devant le Café Boulle ne différaient pas de ceux que Renie et !Xabbu avaient vus en arrivant ou, plus tard, dans le quartier du matériel électronique. Les simuls les moins élaborés, qui n’avaient vraisemblablement guère l’habitude de venir ici, s’arrêtaient à la moindre attraction. D’autres, plus détaillés, plus bigarrés aussi, se déplaçaient en groupes, comme s’ils se rendaient ensemble à une soirée. D’autres encore n’auraient pas déparé dans les coins les plus sélects du Quartier Central ; tout le monde se retournait d’ailleurs sur le passage de ces jeunes dieux et déesses. — Mais pourquoi un café ? persista !Xabbu. Pourquoi pas une maison de repos, par exemple ? Renie reporta toute son attention sur son compagnon. Ses épaules étaient voûtées, signe indubitable de fatigue. Il allait falloir qu’elle le fasse rapidement sortir du système. On pouvait facilement oublier l’épuisement qu’entraînait une première visite sur le réseau ; les expériences sensorielles étaient trop intenses, trop souvent répétées. — Parce que « café » sonne mieux, répondit-elle. Non, je plaisante. Pour commencer, si nous disposions de l’équipement nécessaire, nous pourrions boire ou manger, ici… ou, du moins, en avoir l’impression. Si nous possédions les implants que seuls les plus riches peuvent se permettre, il nous serait possible de goûter des mets que nous ne connaîtrons jamais dans le monde réel. Mais même un vrai café propose autre chose que de la nourriture et des boissons. (Elle fit un geste et ils se retrouvèrent environnés par la musique d’un quatuor à cordes ; les sons de la rue n’étaient plus qu’un murmure inaudible.) En fait, nous avons loué un emplacement où il est possible de rester, tout simplement, c’est-à-dire de s’arrêter un instant pour penser, discuter ou même profiter du spectacle sans gêner les autres. Et, contrairement à ce qui se passe dans un établissement normal, ici, il suffit de payer sa table pour pouvoir contacter le serveur à tout moment. Par contre, si l’on ne veut pas de lui, il nous laisse tranquilles. — Je prendrais bien une bière. — Promis, dès que nous serons ressortis du système. Pour fêter votre première journée sur le réseau. !Xabbu regarda un instant la rue avant de s’intéresser au café. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent, et pourtant l’auvent rayé ondulait doucement, comme sous l’effet de la brise. Serveurs et serveuses en tablier blanc évoluaient entre les tables, portant d’une main un plateau sur lequel s’empilaient un nombre incroyable de verres. Pourtant, peu de gens semblaient passer commande. — On est bien, ici, mademoiselle Sulaweyo. — Renie, s’il vous plaît. — D’accord. On est bien ici, Renie. Mais pourquoi tant de tables restent-elles inoccupées ? Vous me dites que la place n’est pas chère, et pourtant… — Tout le monde n’a pas envie d’être vu, encore qu’il soit impossible de rester invisible sans se trahir. (Elle tendit le doigt vers une table en fer forgé noir parée d’une nappe blanche et d’un vase rempli de pâquerettes.) Ces fleurs, là, en voyez-vous sur d’autres tables vides ? — Oui, presque toutes. — Elles signifient qu’il y a quelqu’un à cette place ou, pour être plus exacte, que quelqu’un occupe cet espace virtuel. Ces gens préfèrent ne pas être vus, c’est tout. Peut-être s’agit-il d’amants qui se retrouvent en secret, ou encore de simuls célèbres et aisément reconnaissables… à moins qu’ils aient juste oublié de modifier l’environnement par défaut choisi par le dernier client qui se trouvait à leur place. — Et nous, sommes-nous visibles ? demanda !Xabbu après quelques secondes de réflexion. — Bien sûr. Je n’ai rien à cacher. En revanche, j’ai rendu notre conversation inaudible. Si je n’avais pas pris cette précaution, nous ne pourrions pas sortir sans nous faire agresser par une foule de vendeurs de plans, de manuels d’instructions et autres « packs d’initiation », comme ils disent. Ils adorent ceux qui surfent sur le réseau pour la toute première fois. — Mais pourquoi les gens viennent-ils ici ? Seulement pour s’asseoir ? — Divers spectacles virtuels sont proposés à ceux qui n’ont pas envie de regarder la foule : danse, création artistique, comédie… je n’en ai pas demandé, c’est tout. Vous voulez en voir un ? — Non merci, Renie. J’apprécie le calme. Le calme en question ne dura que quelques secondes. Renie poussa un petit cri en entendant une détonation. Dans la rue, la foule s’égailla en tous sens, tel un troupeau d’antilopes cherchant à échapper à un lion enragé. Six simuls mâles, musclés, vêtus de cuir et d’acier, s’injuriaient copieusement au centre de la place. Ils agitaient leurs pistolets d’une manière agressive. Renie augmenta le volume afin que !Xabbu et elle puissent entendre ce qui se passait. — On vous avait dit de ne pas approcher de la rue Englebart ! aboya l’un d’entre eux en abaissant sa mitraillette. — On écoutera les Aboyeurs quand les poules auront des dents, répondit un autre. Retourne dans ton trou, petit. Une étoile de feu apparut à l’extrémité du canon de l’arme du premier, aussitôt suivie par un bruit de tonnerre malgré le faible réglage des fiches auditives de Renie. Celui qui avait reçu l’ordre d’éviter le secteur se retrouva éparpillé aux quatre coins de l’avenue. Il retomba en pluie sur la foule, qui s’écarta un peu plus encore. La fusillade se généralisa et deux autres hommes en cuir s’effondrèrent. Les survivants cessèrent le feu, s’affrontèrent du regard quelques secondes durant, puis se volatilisèrent. — Quelle bande d’idiots ! s’exclama Renie. Elle se retourna vers !Xabbu, mais lui aussi avait disparu. Elle fut prise d’une brusque inquiétude, puis remarqua le simul gris de son compagnon qui se profilait derrière sa chaise. — Vous pouvez ressortir, !Xabbu. C’étaient juste quelques crétins qui s’amusaient. — Mais il a tué cet homme ! s’exclama le Bushman en reprenant prudemment sa place. — Il s’agit d’une simulation, vous vous souvenez ? Personne n’a tiré sur personne. Mais il n’empêche que ce genre de comportement est interdit dans les lieux publics. Des gamins, sans doute. L’espace d’un instant, elle pensa à Stephen, mais il n’était pas du genre à se livrer à des plaisanteries de ce style. Sans compter qu’il fallait beaucoup d’argent pour se payer des simuls de cette qualité. Non, ceux qu’elle avait vus s’expliquer de la sorte étaient assurément des gosses de riches. — S’ils se font prendre, ils peuvent se voir confisquer leur droit d’accès, acheva-t-elle. — Tout était faux, alors ? — De A à Z. Une blague de micro-kids, c’est tout. — Ce monde est vraiment étrange, Renie. Je crois que je suis prêt à rentrer, maintenant. Elle ne s’était pas trompée. Ils étaient restés trop longtemps. — Pas rentrer, le corrigea-t-elle. Dites plutôt que vous vous sentez prêt à sortir du système ; cela vous aidera à vous souvenir qu’il ne s’agit pas d’un lieu réel. — D’accord. Dans ce cas, j’aimerais bien ressortir. — C’est comme si c’était fait, le rassura-t-elle en effectuant le geste requis. La bière était fraîche, !Xabbu se sentait fatigué mais content, et Renie commençait tout juste à se détendre lorsqu’elle remarqua que son calpélec clignotait. Elle faillit ne pas s’en préoccuper – la pile était presque déchargée et, dans ce cas, l’appareil réagissait parfois de façon étrange – mais les seuls appels d’urgence qu’elle pouvait recevoir provenaient invariablement de la maison, et elle savait que Stephen était rentré de l’école depuis plusieurs heures déjà. Le point de connexion de la taverne ne fonctionnait pas et sa pile n’était pas assez puissante pour lui permettre de lire le signal depuis la table. Elle s’excusa donc auprès de !Xabbu et sortit dans la rue, à la recherche d’un point de connexion public. Le soleil de fin d’après-midi lui fit plisser les paupières. Le quartier n’avait rien de reluisant ; des emballages plastiques froissés volaient au vent, tandis que bouteilles vides, seringues et sacs en papier gisaient dans le caniveau. Il lui fallut remonter quatre pâtés de maisons pour trouver ce qu’elle cherchait. Le point de connexion était couvert de graffiti mais encore utilisable. Sa situation était presque irréelle : elle se trouvait tout près de l’École polytechnique, et pourtant il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un autre monde. Ici, tout se transformait en poussière, rouille et déchets. Même le petit carré de pelouse qui entourait le point de connexion ne faisait pas illusion : ce n’était plus qu’un peu de terre calcinée et deux ou trois touffes d’herbe brune. Après avoir branché son interface, Renie dut l’agiter quelques instants pour obtenir un signal clair. Ici, pas de possibilité d’image, et le téléphone de son domicile sonna une bonne douzaine de fois avant que quelqu’un ne décroche. — Qu’est-ce qu’il y a ? fit une voix pâteuse. — Papa ? Mon calpélec m’a dit que j’avais un message. Stephen m’a appelé ? — Ce sale gosse ? Non, ma fille, c’est moi qui ai appelé, pour te dire que j’en avais assez de toutes ces conneries. J’ai bien droit à un peu de repos, non ? Ton frère et ses copains faisaient un raffut de tous les diables, et quand je lui ai dit de ranger la cuisine, il m’a répondu que c’était pas son boulot… — C’est vrai. Je me suis arrangée avec lui. Il s’occupe de sa chambre et… — Ne la ramène pas, ma fille. Ah, vous croyez tous que vous pouvez parler à votre père comme si c’était un moins que rien, hein ? En tout cas, ton petit morveux de frangin a compris, lui. Je l’ai foutu à la porte pour de bon, et si tu ne rentres pas tout de suite faire le ménage, c’est la même chose qui t’attend. — Quoi ? Comment ça, tu l’as flanqué à la porte ? — Tu m’as très bien entendu, répondit Long Joseph d’un ton empli de satisfaction. Je l’ai foutu dehors à grands coups de pied au derrière. Si tout ce qui l’intéresse, c’est de jouer au con avec ses copains, il n’a qu’à aller vivre chez eux. Moi, je veux la paix. — Tu… tu… Renie déglutit et se força au calme. Lorsque son père était d’une humeur massacrante, il cherchait toujours l’affrontement. Si jamais elle avait le malheur de répondre, il ne manquerait pas de se draper dans son orgueil blessé et de lui en faire baver plusieurs jours durant. — Ce n’est pas juste, papa. Stephen a le droit d’avoir des amis. — Si ça te plaît pas, tu peux partir, toi aussi. Elle raccrocha et contempla longuement un trait de peinture jaune qui barrait le point de connexion, graffiti si étrange qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait bien signifier. Ses yeux s’emplirent de larmes. Parfois, elle comprenait ces impulsions violentes qui incitaient les micro-kids à se réduire en bouillie par l’intermédiaire d’armes simulées. Et il arrivait même qu’elle comprenne les gens qui faisaient usage d’armes réelles… L’interface resta coincée dans la prise et le câble se cassa net. Renie le fixa quelques instants puis le jeta par terre en jurant copieusement. Quand elle s’en alla, il gisait derrière elle tel un petit serpent mort. — Il n’a que onze ans ! Tu n’as pas le droit de le jeter dehors parce qu’il fait du bruit ! Et, de toute façon, il doit vivre ici, c’est la loi. — Ah, parce que tu crois que tu vas me faire peur en me menaçant, en plus ? Le maillot de corps de Long Joseph était taché au niveau des aisselles. Il allait pieds nus et ses ongles étaient jaunes et trop longs. A cet instant, Renie le détesta. — Tu n’as pas le droit de faire ça ! — Va-t’en, toi aussi. Allez, j’ai pas besoin d’une grande gueule comme toi à la maison. Je l’avais dit à ta maman avant qu’elle meure. Cette fille a la grosse tête, que j’y ai dit. Elle se prend pour une princesse. Renie fit le tour de la table pour se rapprocher de lui. Elle bouillait tant à l’intérieur qu’elle se demandait quand elle allait exploser. — Vas-y, vire-moi aussi, vieux crétin ! Et qui te fera le ménage et la cuisine, hein ? Tu crois vraiment que ta pension d’invalidité te permettra d’aller loin sans mon salaire ? — Un peu de respect, ma fille, rétorqua-t-il avec de grands gestes des bras. Qui t’a mise au monde, hein ? Qui t’a permis d’aller dans cette école d’Afrikaaners pour que tu apprennes toutes ces conneries sur tes ordinateurs ? — Moi ! C’est moi qui ai payé mes études ! (Sa migraine avait empiré et elle avait désormais l’impression que des pointes glacées lui transperçaient les tempes.) J’ai fait le ménage pendant quatre ans dans une cafétéria après mes cours ! Et maintenant que j’ai un bon métier, il faut que je le fasse pour toi ! Elle saisit un verre sale ; le fond de lait qu’il contenait n’avait pas été nettoyé depuis la veille au soir. Prise d’une envie soudaine de le lâcher pour qu’il aille se fracasser par terre, elle le reposa finalement sur la table, le souffle court. — Où est-il ? demanda-t-elle en tournant résolument le dos à son père. — Qui ça ? — Bordel de merde, tu sais très bien de qui je te parle ! Où est Stephen ? — Comment tu veux que je le sache ? répondit Long Joseph, à la recherche de la bouteille de piquette qu’il avait finie deux jours plus tôt. Il est parti avec son bon à rien de copain, cet Eddie. Où tu as mis mon vin, ma fille ? Renie alla se réfugier dans sa chambre et claqua violemment la porte derrière elle. Il était impossible de raisonner avec lui. Pourquoi s’épuisait-elle à essayer ? La photo qui ornait son bureau montrait Long Joseph rajeuni de vingt ans. Grand et séduisant, il posait au côté de sa femme, vêtue d’une robe sans bretelles et se protégeant les yeux du soleil estival. Renie était là, elle aussi. gée de trois ou quatre ans, elle était nichée au creux du bras de son père et portait un bonnet ridicule qui rendait sa tête aussi grosse que le reste de son corps. Sa petite main serrait fortement la chemisette de son père, comme pour s’ancrer contre les courants de la vie qui pourraient vouloir l’emporter au loin. Renie grimaça et retint ses larmes. Il ne servait à rien de regarder cette photo. Les deux adultes qui avaient posé dessus étaient morts, ou tout comme. C’était affreux, mais hélas bien vrai. Elle trouva une dernière pile de rechange au fond de son tiroir, la glissa dans son calpélec et appela chez Eddie. C’est ce dernier qui répondit, mais Renie n’en fut nullement surprise. La mère d’Eddie, Mutsie, passait davantage de temps à boire avec ses amies qu’à s’occuper de ses enfants. C’était l’une des raisons pour lesquelles Eddie avait parfois des ennuis et, même si c’était un garçon bien, Renie n’avait aucune envie que Stephen loge chez lui. À cause de Mutsie. Écoute-toi, ma fille, songea-t-elle après qu’Eddie fut parti chercher Stephen. On dirait une petite vieille acariâtre. Tu trouves des défauts à tout le monde. — Renie ? — Oui, Stephen, c’est moi. Tu vas bien ? Il ne t’a pas frappé, au moins ? — Non. Il a pas pu m’attraper, ce vieux poivrot. Malgré la colère qu’elle éprouvait, elle ressentit une vive inquiétude en l’entendant parler de leur père en ces termes. — Écoute, est-ce que tu pourrais rester chez Eddie, le temps que papa se calme ? Passe-moi Mutsie, s’il te plaît. — Elle est pas là, mais elle a dit que ça la dérangeait pas. Renie fronça les sourcils. — Demande-lui quand même de me rappeler, tu veux ? Il faut que je lui parle de quelque chose. Ne raccroche pas, Stephen. — J’suis encore là, répondit-il d’un ton boudeur. — Et Soki, comment va-t-il ? Tu ne m’as même pas dit s’il était retourné à l’école après… après vos ennuis. Stephen hésita. — Il a été malade, répondit-il enfin. — Je sais bien, mais est-il retourné à l’école ? — Non. Ses parents ont déménagé. Ils sont à Durban, maintenant. Je crois qu’ils habitent chez la tante de Soki. Renie tapota nerveusement des doigts sur son calpélec et manqua raccrocher par accident. — Stephen, tu veux bien mettre l’image, s’il te plaît ? — C’est cassé. La petite sœur d’Eddie a fait tomber la console. Elle se demanda s’il lui disait la vérité ou s’il ne voulait pas qu’elle voie ce que son ami et lui étaient en train de faire, puis poussa un long soupir. Il fallait quarante bonnes minutes pour se rendre chez Eddie en bus et elle était éreintée. Elle ne pouvait rien faire. — Appelle-moi au travail, demain, quand tu rentreras de l’école. Quand revient la mère d’Eddie ? — Bientôt. — Et qu’est-ce que vous comptez faire, tous les deux, avant qu’elle ne rentre ? — Rien, répondit-il, sur la défensive. On va peut-être se brancher sur un match de foot. — Stephen… Renie n’alla pas plus loin. Elle n’aimait pas le ton inquisiteur de sa voix. Comment pourrait-il un jour devenir adulte si elle le traitait tout le temps comme un bébé ? Il venait juste de se faire accuser à tort par son père, puis expulser de chez lui. — Stephen, je te fais confiance. Appelle-moi demain, d’accord ? — D’ac’, dit-il avant de raccrocher. Elle tapota son oreiller et s’assit sur le lit, cherchant longuement la position qui lui ferait le moins mal au crâne et à la nuque. Plus tôt dans la journée, elle s’était dit qu’elle se plongerait dans une revue d’informatique avant de s’endormir, car il était toujours bon d’en savoir le plus possible sur sa spécialité en cas d’inspection, mais elle se sentait vidée. Le mieux était sans doute de se faire cuire quelque chose au micro-ondes et de s’installer devant les infos. Sinon, l’inquiétude l’empêcherait de trouver le sommeil. Encore une soirée de foutue. — Vous avez l’air troublée, mademoiselle Sulaweyo. Puis-je faire quelque chose pour vous ? — Renie, !Xabbu, le corrigea-t-elle d’un ton cassant. J’aimerais bien que vous m’appeliez comme cela. Vous me faites l’effet d’être une grand-mère. — Toutes mes excuses, je ne voulais pas vous offenser. Le visage allongé du Bushman était plus grave que d’habitude. Il retoucha son nœud de cravate et s’intéressa au dessin présenté à l’écran. Aussitôt, Renie l’effaça, réduisant ainsi à néant une demi-heure d’efforts. Puis elle sortit une cigarette et rompit l’embout allumeur. — Non, c’est moi qui suis désolée, !Xabbu. Je n’avais pas le droit de passer ma… pardon. (Elle suivit des yeux les volutes de fumée qui décrivaient des arabesques devant l’écran bleuté.) Vous savez, vous ne m’avez jamais rien dit au sujet de votre famille. Elle sentit qu’il la fixait. Quand elle se retourna vers lui, elle vit que son regard était extrêmement pénétrant, comme si la question qu’elle venait de poser avait permis au petit homme de comprendre qu’elle avait des problèmes familiaux. Il ne fallait jamais le sous-estimer. Il maîtrisait déjà les bases de l’informatique et étudiait désormais des problèmes sur lesquels les autres élèves adultes de Renie s’arrachaient les cheveux. Plus que quelques mois et il serait capable de réaliser ses propres programmes. S’il étudiait la nuit pour soutenir un tel rythme, c’était à se demander quand il trouvait le temps de dormir. — Ma famille ? répéta-t-il. Là d’où je viens, ce terme n’a pas le même sens qu’ici. Elle est très grande. Mais j’imagine que vous voulez parler de mon père et de ma mère. — Et de vos frères et sœurs. — Je n’ai pas de frères, mais j’ai plusieurs cousins. Par contre, j’ai deux sœurs, toutes deux plus jeunes que moi, qui vivent toujours avec mon peuple. Ma mère aussi, mais sa santé n’est pas bonne. (Son expression figée suggérait que la maladie de sa mère n’avait rien de bénin.) Mon père est mort il y a de longues années de cela. — J’en suis désolée. De quoi est-il mort… si cela ne vous dérange pas d’en parler… — Son cœur a cessé de battre. Il avait répondu sans la moindre hésitation, mais avec une fermeté qui ne lui ressemblait pas. En temps normal, il n’avait rien à cacher. Sans doute ne tenait-il pas à partager sa douleur avec elle, ce qu’elle comprenait parfaitement. — Et votre enfance ? persévéra-t-elle. J’imagine qu’elle a dû être très différente de la mienne. !Xabbu se fendit d’un petit sourire. — Je n’en suis pas si sûr, Renie. Dans le delta, nous vivions principalement à l’extérieur, ce qui n’a bien évidemment pas grand-chose à voir avec la vie à la ville, sous un toit. Cela fait longtemps que je suis ici, et pourtant il y a encore des nuits où j’ai du mal à dormir, vous savez. Quand cela m’arrive, je sors m’installer dans le jardin, pour sentir le vent et voir les étoiles. Ma logeuse me trouve très bizarre. (Il laissa fuser un petit rire.) Ceci mis à part, j’ai l’impression que toutes les enfances sont à peu près similaires. Je jouais, je posais des questions au sujet du monde qui m’entourait et, parfois, je faisais ce qu’il ne fallait pas et on me punissait. Chaque jour, je regardais mes parents partir au travail et, quand je suis devenu assez grand, on m’a envoyé à l’école. — À l’école ? Dans le marais d’Okavango ? — Oui, mais pas celle que vous connaissez, Renie. Nous, nous n’avions pas d’écrans muraux ni de casques de RèV. Cette école-là, je ne l’ai fréquentée que bien plus tard. Pour commencer, ma mère et ses parents m’ont appris tout ce que je devais savoir. Je n’ai jamais dit que nos enfances respectives ont été identiques, seulement semblables. La première fois que j’ai été puni, c’est parce que je m’étais trop approché de la rivière. Ma mère avait peur que je me fasse dévorer par un crocodile. J’imagine que vos premières punitions ont dû être très différentes. — Vous avez raison. Mais, dans mon école, il n’y avait pas d’écran mural non plus. Quand j’étais gosse, nous avions juste deux ordinateurs complètement dépassés. S’ils ont tenu le coup, ils doivent se trouver dans un musée, aujourd’hui. — Mon monde aussi a changé depuis que j’étais un petit garçon. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je suis venu ici. — Que voulez-vous dire ? !Xabbu secoua lentement la tête, comme si c’était lui le professeur et qu’elle venait de lui poser une question trop complexe. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut pour changer de sujet. — Vous intéressez-vous à ma famille par simple curiosité, Renie, ou bien y a-t-il quelque chose qui vous chagrine ? Vous avez l’air très triste, vous savez. Un instant, elle fut tentée d’éluder la question en répondant par la négative. Cela lui semblait parfaitement anormal qu’un professeur se plaigne de sa vie familiale auprès de l’un de ses élèves, même s’ils avaient à peu près le même âge. Mais elle considérait désormais !Xabbu comme son ami – un ami étrange, certes, compte tenu de son passé, mais un ami tout de même. Trop accaparée par l’éducation de son frère et les problèmes que lui causait son père, elle avait perdu de vue ses amis d’enfance et ne s’en était pas fait de nouveaux. — Je… c’est vrai que je me fais du souci, avoua-t-elle en maudissant sa propre faiblesse. Mon père a expulsé mon petit frère de la maison, et il n’a que onze ans. Mais mon père a décidé qu’il ne reverrait pas son fils tant que celui-ci ne viendrait pas s’excuser. Et Stephen est tellement têtu, lui aussi… j’espère que c’est le seul point commun qu’il a avec son père. (Elle se surprit à parler de manière si véhémente.) Bref, il refuse d’abdiquer. Cela fait déjà trois semaines qu’il vit chez un ami. Trois semaines ! Je ne le vois plus, et je n’arrive presque plus à lui parler. — Je comprends votre inquiétude, répondit !Xabbu en hochant la tête. Parfois, quand l’un des miens se dispute avec sa famille, il va vivre chez ses autres parents. Mais nous sommes tous très proches, et nous nous voyons toujours. — C’est justement cela qui me manque. Stephen continue d’aller à l’école – j’ai vérifié – et la mère de son ami me dit qu’il va bien. Le problème, c’est que je ne suis pas sûre de lui faire confiance, à elle. (Elle se leva et marcha jusqu’au mur avant de se retourner. Elle avait besoin de bouger.) Je ne vais pas continuer à vous embêter avec mes problèmes, mais je n’aime pas ça. J’ai affaire à deux idiots, un grand, un petit, et aucun d’eux n’est prêt à reconnaître ses torts. — Mais vous dites vous-même que votre frère est dans son bon droit, lui fit remarquer !Xabbu. S’il s’excuse, il montrera certes du respect pour son père, mais il entérinera également une injustice dans le seul but de préserver la paix. Et je crois que vous craignez que cela ne soit pas une bonne leçon pour lui. — Tout à fait. Son peuple… notre peuple… a dû se battre contre cela pendant des décennies, répondit Renie en écrasant sa cigarette d’un geste rageur. Mais ce n’est pas simplement un problème de relations familiales. Je ne voudrais pas que Stephen croie que la loi du plus fort est toujours la meilleure et que, s’il doit se soumettre à l’autorité paternelle, il est tout à fait normal qu’il se trouve des gens plus faibles que lui pour pouvoir les écraser à son tour. Je ne veux surtout pas qu’il finisse comme… comme son… !Xabbu la regardait avec calme. Il paraissait tout à fait capable d’achever la phrase à sa place, mais ne le fit pas. Il y eut un long silence, puis Renie se racla la gorge. — Pardon, je vous fais perdre un temps précieux. Si nous nous intéressions un peu à cet organigramme ? Je sais que c’est ennuyeux à mourir, mais c’est le genre de chose qu’il vous faudra savoir pour l’examen, même si vous vous débrouillez comme un chef par ailleurs. !Xabbu haussa un sourcil interrogateur, mais elle préféra l’ignorer. Le Bushman se tenait au bord de la falaise. La montagne noire, luisante et lisse comme du verre, disparaissait sous ses pieds. Il tenait dans sa main tendue une montre à l’ancienne qu’il commença à démonter sous les yeux de Renie. — Écartez-vous du bord, l’enjoignit-elle. Vous êtes trop près, c’est dangereux. !Xabbu plissa les paupières et lui sourit. — Il faut que je sache comment elle fonctionne, lui répondit-il. Il y a un fantôme à l’intérieur. Avant qu’elle puisse renouveler son avertissement, il retira brusquement sa main puis l’ouvrit, lentement, les yeux grands ouverts comme un enfant émerveillé. Une goutte de sang ronde comme une pierre précieuse devint liquide et coula dans le creux de sa paume. — Elle m’a mordu, s’exclama-t-il. Ce disant, il fit un pas en arrière et perdit l’équilibre. Renie se précipita au bord de la falaise. !Xabbu avait disparu. Elle scruta la brume, mais sans discerner quoi que ce soit d’autre que de grands oiseaux blancs qui décrivaient des cercles en lâchant leur triste complainte : biiip, biiip, biiip… Elle émergea enfin de son rêve ; son cœur battait la chamade, et son calepin électronique continuait de sonner. Elle le chercha à tâtons sur la table de chevet. L’affichage digital indiquait 2:27. — Réponse, fit-elle en redressant l’écran. Elle mit du temps à reconnaître Eddie. Il pleurait à chaudes larmes. Le cœur de la jeune femme se figea dans sa poitrine. — Renie… — Où est Stephen ? — Il… il est malade, Renie. Je sais pas quoi fai… — Comment ça, malade ? Où est ta mère ? Il faut que je lui parle. — Elle est pas là. — Crénom de… qu’est-ce qu’il a ? Réponds-moi, Eddie ! — Je sais pas, Renie. J’arrive pas à le réveiller ! Il est malade ! Les mains de Renie tremblaient convulsivement. — Tu en es certain ? s’assura-t-elle. Il ne dort pas profondément, au moins ? Eddie secoua violemment la tête. — Non. Je… je me suis levé, mais lui, il est allongé par terre et il bouge plus. — Recouvre-le avec quelque chose. Une couverture. J’arrive aussi vite que possible. Dis à ta mère que- merde, non, oublie ça. J’arrive. Elle appela une ambulance, communiqua l’adresse d’Eddie puis demanda un taxi. Tandis qu’elle attendait, morte d’inquiétude, elle fouilla le moindre recoin de ses tiroirs, à la recherche des pièces qui lui permettraient de payer le prix de la course. Cela faisait bien longtemps que la compagnie de taxis n’acceptait plus de faire crédit à Long Joseph Sulaweyo et à sa famille. Les quelques fenêtres encore éclairées mises à part, il n’y avait pas le moindre signe de vie en bas de l’immeuble d’Eddie. L’ambulance n’était pas arrivée et la police non plus. L’anxiété de Renie se teinta de colère. Trente-cinq minutes qu’elle avait appelé, et toujours personne. Cela leur apprendrait à vivre à Pinetown. Son pied écrasa quelque chose d’indéfinissable devant le bâtiment. Une pancarte écrite à la main lui apprit que la fermeture électronique de la porte principale était hors service mais, de toute manière, la serrure elle-même avait disparu, sans doute arrachée à l’aide d’un pied-de-biche. Tous les relents habituels venaient empester l’escalier, et une faible mais indubitable odeur de brûlé s’y mêlait également ; il y avait sans doute eu un incendie ici, autrefois. Renie grimpa les marches deux à deux. Elle avait le souffle court lorsqu’elle atteignit la porte. Eddie la fit entrer. Ses deux petites sœurs se cachaient derrière lui, les yeux exorbités. L’appartement était plongé dans le noir, à l’exception de la faible lueur prodiguée par la neige que proposait l’écran mural. Eddie ouvrit la bouche puis la referma sans émettre le moindre son. Il s’attendait visiblement à se faire gronder, mais Renie ne lui laissa pas le temps de parler. Stephen était allongé sur le côté, au beau milieu du tapis de la salle à manger. Légèrement recroquevillé sur lui-même, il avait ramené les bras contre sa poitrine. Renie ôta la couverture miteuse qui le recouvrait et le secoua, d’abord gentiment puis de plus en plus fort. Elle le mit sur le dos, terrifiée par la mollesse de ses membres. Elle posa la main sur sa poitrine, puis chercha son pouls au niveau de sa gorge. Il respirait encore, bien que lentement, et les battements de son cœur paraissaient réguliers. Elle avait dû suivre un stage de premiers secours pour devenir enseignante, mais ne se souvenait plus de rien, hormis qu’il fallait tenir le blessé au chaud et lui administrer le bouche-à-bouche s’il ne respirait plus. Stephen, lui, n’en avait pas besoin, du moins apparemment. Elle le prit dans ses bras et le serra contre sa poitrine, dans l’espoir que son contact l’aiderait à reprendre connaissance. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus accepté une telle proximité entre eux, si longtemps que le corps de son petit frère lui parut soudain étranger. Elle se sentit glacée. — Que s’est-il passé Eddie ? demanda-t-elle. Vous avez pris de la drogue, une impulsion ? — On a rien fait, rien ! répondit-il en secouant violemment la tête. Elle inspira profondément pour se calmer. Il lui fallait absolument s’éclaircir les idées. La lumière argentée donnait un air irréel à l’appartement : jouets, vêtements et assiettes sales traînaient un peu partout ; il n’y avait pas le moindre plan horizontal. — Qu’est-ce que vous avez mangé ? Stephen a avalé autre chose que toi ? — Non. On s’est juste passé un truc au micro-ondes. Et il indiqua les boîtes en carton qui trônaient encore sur le plan de travail. Renie approcha la joue de la bouche de Stephen pour sentir son souffle. Ses yeux s’embuèrent de larmes. — Dis-moi ce qui s’est passé, Eddie. Dis-moi tout. Bon sang, mais que fait cette satanée ambulance ? Selon Eddie, ils n’avaient pas fait grand-chose. Mutsie était allée chez sa sœur et avait promis de rentrer pour minuit. Ils avaient mangé et s’étaient téléchargé quelques films. Au vu des titres, Renie n’aurait jamais permis que Stephen les regarde à la maison, mais ils ne pouvaient tout de même pas avoir eu cet effet sur lui. Les deux garçons avaient envoyé les sœurs d’Eddie au lit, puis ils avaient un peu discuté avant de se coucher. — … mais après, je me suis réveillé, je sais pas pourquoi. Stephen était pas là. Je me suis dit qu’il était parti aux toilettes, mais il est pas revenu. Et puis, j’ai senti quelque chose de bizarre, et je me suis demandé s’il avait pas laissé le micro-ondes allumé. Alors, je me suis levé… (Sa voix le trahit et il déglutit bruyamment.) Il était allongé là… On frappa alors, et la porte, mal refermée, s’ouvrit toute seule. Deux ambulanciers en combinaison pénétrèrent dans la pièce comme des commandos et arrachèrent Stephen à sa sœur. Renie eut du mal à les laisser le prendre, même si c’était elle qui les avait appelés. Elle se libéra d’une partie de sa peur et de son anxiété en leur faisant savoir ce qu’elle pensait de leur rapidité d’intervention. Ils ne réagirent aucunement à sa harangue, se contentant d’effectuer les examens préliminaires en silence. L’exercice était bien rôdé, mais ils se calmèrent quelque peu en constatant par eux-mêmes ce que Renie savait déjà : Stephen respirait toujours, mais rien ne permettait de déterminer ce qui lui était arrivé. — Nous l’emmenons à l’hôpital, décida l’un des deux hommes. Au ton de sa voix, Renie eut l’impression qu’il croyait lui faire une faveur. — Je vous accompagne, décréta-t-elle. Elle n’avait aucune envie de laisser Eddie et ses sœurs tout seuls – Dieu seul savait quand leur mère indigne finirait par rentrer chez elle – et elle appela donc un second taxi avant d’écrire un petit mot expliquant à Mutsie où ils allaient tous. Comme la compagnie de taxis locale ne connaissait pas son père, elle put utiliser sa carte. Alors que les ambulanciers chargeaient le brancard dans leur véhicule, Renie serra la main inerte de son frère et l’embrassa sur la joue. Il était encore chaud, ce qui la rassura, mais ses yeux étaient révulsés sous ses paupières, comme ceux d’un pendu qu’elle avait vu lors d’un cours d’histoire. À la faible lueur des réverbères, elle ne distinguait plus que deux minces croissants argentés, deux écrans éteints après la fin des émissions. 4 UN LIEU DE LUMIÈRE INFORÉSO/ART : Début de la rétrospective TT Jensen. (visuel : « Gluance entre deux portes métalliques », par TT Jensen) COMM : Basées sur les poursuites de voitures des films du siècle dernier, les « sculptures instantanées » de Tillamook Taillard Jensen exigent la participation de modèles involontaires. Cette œuvre au titre étrange est celle qui l’a rendu célèbre. Elle a impliqué trois véhicules différents et causé plusieurs victimes. Depuis ce jour, Jensen est un fugitif recherché par la police… Thargor n’était pas pressé de finir son hydromel. Les autres clients de la taverne lui jetaient des coups d’œil en coin lorsqu’ils avaient l’impression qu’il ne pouvait pas les voir, mais détournaient aussitôt le regard dès qu’il se tournait vers eux. Intégralement vêtu de cuir noir, il portait un collier de dents de murgh et n’était pas le genre d’individu que l’on pouvait se permettre d’offenser, même par inadvertance. Et il faisait bon de se montrer prudent, ce soir. Car non seulement Thargor était un mercenaire que ses talents d’escrimeur et ses accès de colère avaient rendu célèbre dans tout le Pays du Milieu, mais son humeur était plus furibonde encore qu’à l’ordinaire. Il lui avait fallu longtemps pour trouver la Queue de la Wiveme, et l’individu qu’il était venu rejoindre aurait dû arriver avant que la cloche ne sonne le dernier tour de garde, ce qui s’était produit un certain temps auparavant. Thargor n’avait donc eu d’autre choix que d’attendre dans cet établissement public qu’il ne supportait pas. Et, comme si cela ne suffisait pas, l’hydromel était éventé. Il inspectait consciencieusement les cicatrices blanches qui tissaient une large toile d’araignée au dos de sa main gauche lorsque quelqu’un s’éclaircit la gorge derrière lui. Son autre main se referma sur la poignée de Voleuse de Vies, sa fidèle épée runique. Il tourna lentement la tête et fusilla le tavernier de ses yeux bleu clair. L’homme était gros et nerveux. Thargor vit aussitôt qu’il n’aurait pas à se servir de son épée, même en cas d’agression, éventualité qui paraissait tout sauf probable s’il fallait en juger par la pâleur et les yeux exorbités de son vis-à-vis. Il haussa un sourcil interrogateur ; il n’aimait pas gaspiller sa salive. — Heu, pardonnez-moi, monsieur, mais l’hydromel est-il à votre goût ? C’est une production locale. Nous le faisons ici, dans la vallée du Silnor. — C’est de la pisse d’âne, et je n’aimerais pas rencontrer l’animal en question. — Bien sûr, bien sûr. (L’homme rit nerveusement, mais son expression se figea lorsqu’il aperçut Voleuse de Vies dans son long fourreau noir.) Je, enfin, je… quelqu’un vous demande, monsieur. Il vous attend dehors et dit qu’il a besoin de vous parler. — Il vous a donné mon nom ? — Oh, non, monsieur, non ! Je ne sais pas comment vous vous appelez, et cela ne me regarde en rien… même si, ce que je sais, c’est que vous avez un nom tout ce qu’il y a de respectable et d’agréable à l’oreille, monsieur. Thargor fit une grimace de dégoût. — Dans ce cas, comment savez-vous que c’est à moi qu’il veut parler ? Et de quoi a-t-il l’air ? — C’est simple, monsieur. Il m’a juste dit « le grand type » – sauf votre respect, monsieur – « le grand type tout en noir ». Comme vous le voyez, monsieur, il n’y a personne d’aussi grand que vous dans toute la taverne, et comme vous êtes habillé en noir, je… Il s’arrêta net devant la main levée de Thargor. — Et ? — Et, monsieur ? Ah, oui, son apparence. Eh bien, je ne peux pas vraiment vous dire, monsieur. Il faisait sombre, vous comprenez, et il portait un grand manteau à capuche. C’est très probablement un monsieur très respectable, mais je ne saurais vous le décrire. Un manteau à capuche, oui. C’est ça. Voilà, monsieur, merci. Désolé de vous avoir dérangé. Thargor fronça les sourcils en voyant l’autre se replier, s’inclinant prodigieusement bas pour un homme de sa corpulence. Qui pouvait donc l’attendre à l’extérieur ? Dreyra Jarh, le sorcier ? On prétendait qu’il voyageait incognito dans cette région du Pays du Milieu, et il avait de nombreuses raisons d’en vouloir à Thargor ; rien que l’affaire du Vaisseau d’Onyx aurait pu faire d’eux des ennemis jurés, et ils s’étaient encore croisés à plusieurs reprises depuis. À moins qu’il ne s’agisse du cavalier hanté, Ceithlynn, le prince elfe banni. Bien que Thargor et ce dernier ne fussent pas vraiment adversaires, il n’était pas impossible que l’elfe lui tînt encore rigueur des événements survenus dans la vallée de Mithandor. Qui d’autre ? Un des mécréants du coin qu’il aurait offensé ? Les coupe-jarrets qui l’avaient attaqué au carrefour avaient reçu une bonne correction, et il semblait peu probable qu’ils veuillent de nouveau s’en prendre à lui, même par surprise. Une seule solution : aller vérifier de visu. Son pantalon de cuir crissa lorsqu’il se leva et les clients de la taverne se plongèrent studieusement dans l’observation de leur coupe. Deux serveuses le regardèrent partir avec admiration. Tirant légèrement Voleuse de Vies pour s’assurer que rien ne bloquait la lame dans son fourreau, il sortit. La lune pendait juste au-dessus de l’écurie et diffusait une lumière argentée sur les toits de la ville. Une fois la porte battante franchie, Thargor se mit à tituber, comme s’il avait trop bu. Mais ses yeux perçants ne perdaient pas le moindre détail. Des nuits comme celle-ci, où la magie et le sang régnaient en maîtres, il en avait connu des centaines. Une silhouette sortit de derrière un arbre et avança vers lui. Thargor affermit sa prise sur son épée, tendant l’oreille pour détecter d’éventuels agresseurs. — Thargor ? fit l’homme à la capuche en se rapprochant de lui. Eh, mon vieux, tu as bu ? — Simmeck ? Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu étais censé me rejoindre il y a plus d’une heure, et à l’intérieur, en plus. — Je sais, mais il y a eu… des complications. Et quand je suis arrivé ici, je… il ne m’était pas possible d’entrer sans attirer l’attention… Simmeck perdit soudain l’équilibre, mais lui n’était manifestement pas soûl. Thargor bondit à son côté et le rattrapa avant qu’il s’effondre. Cachée par son long manteau, la robe du petit homme était maculée de sang. — Par les dieux, que t’est-il arrivé ? Simmeck lui dédia un sourire crispé. — Des brigands, au carrefour. Des malfrats locaux, je crois. J’en ai tué deux, mais il en manquait encore quatre pour faire le compte. — Je les ai croisés hier, répondit Thargor après force jurons. Ils étaient une bonne douzaine quand ils m’ont attaqué. Je suis surpris qu’ils aient repris du service aussi vite. — Il faut bien gagner sa vie, d’une manière ou d’une autre. Ils m’ont touché alors que je m’enfuyais. Je ne crois pas que ma blessure soit mortelle, mais elle me fait un mal de chien ! — Viens avec moi, je vais m’occuper de toi. Cette nuit, nous avons autre chose à faire, et j’ai besoin de ta présence à mes côtés. Mais après cela, nous nous divertirons à l’aide d’un petit tour de magie, toi et moi. Simmeck grimaça lorsque Thargor l’aida à se remettre debout. — Un tour de magie ? répéta-t-il. — Oui. Nous retournerons à ce carrefour et nous transformerons quatre en zéro. Bien qu’impressionnante, la blessure de Simmeck se révéla peu profonde. Une fois pansé, le petit homme but plusieurs coupes de vin tonique pour récupérer l’énergie perdue, après quoi il se déclara prêt à suivre son compagnon. Thargor surtout aurait à œuvrer au cours de la nuit, aussi ce dernier prit-il le voleur au mot. Ils quittèrent la Queue de la Wiveme alors que la lune n’avait pas encore atteint son zénith. La vallée du Silnor était une faille longue et étroite creusée dans la chaîne du Dos du Chat. Alors que Simmeck et lui guidaient leurs chevaux sur la route montante qui leur permettrait de sortir de la combe, Thargor ne put s’empêcher de se dire que le chat en question devait être sacrément mal nourri pour posséder une colonne vertébrale aussi osseuse et bossue. S’il y avait eu un peu de vie et de bruit dans le fond de la vallée, ce n’était plus du tout le cas dans les hauteurs. Les bois étaient denses, oppressants et silencieux. Sans le clair de lune, on aurait pu se croire au fond d’un puits. Thargor avait connu des lieux bien plus terrifiants, mais ce versant du Dos du Chat était l’une des régions les plus désagréables qu’il lui eût été donné de traverser. Et Simmeck semblait de son avis. — Ce n’est pas un endroit pour un voleur, commenta-t-il. L’obscurité nous plaît, certes, mais seulement parce qu’elle nous permet de nous cacher pour mieux approcher des objets étincelants. Et il est toujours agréable de pouvoir dépenser tous ces biens mal acquis après coup. Ici, on ne pourrait me les payer qu’avec de la mousse et des pierres. Thargor ne put retenir un sourire. — Si nous menons notre mission à bien, tu pourras t’acheter une petite ville et mettre tout ce que tu veux dedans. — Et, dans le cas contraire, j’imagine que je regretterai de ne pas être resté plus longtemps en compagnie des brigands du carrefour, non ? — Sans aucun doute. Ils poursuivirent leur route sans un mot. Le seul bruit provenait des sabots de leurs chevaux. Le sentier serpentait entre des arbres tordus et des pierres dressées de forme étrange. À la lueur de la lune, ils pouvaient voir leurs flancs couverts de gravures ; la plupart, incompréhensibles, n’étaient en outre pas du tout agréables à regarder. — On prétend que les Grands Anciens vivaient ici, dans le temps, fit Simmeck d’un ton aussi léger que possible. — C’est vrai qu’on le dit. — Mais c’était il y a bien longtemps. Des siècles et des siècles. Ils ont disparu, maintenant. Thargor hocha la tête, se retenant de sourire de la nervosité de Simmeck. Seuls Dreyra Jarh et quelques autres sorciers en connaissaient davantage que le mercenaire au sujet des Grands Anciens, et c’était lui que ces êtres des profondeurs craignaient le plus. Si jamais ils possédaient un avant-poste dans la région, ils pouvaient bien se montrer. Ils saignaient tout autant que les autres créatures, même si leur fluide vital était plus épais, et Thargor en avait déjà envoyé une myriade en enfer. Qu’ils viennent donc ! Cette nuit, il avait bien d’autres sujets d’inquiétude. — Tu entends quelque chose ? demanda le voleur. Thargor tira brusquement sur ses rênes et calma Noire-bise du plat de la main. Un bruit lointain était en effet perceptible ; on aurait dit… — De la musique, répondit-il. Toi qui te plaignais de ne pas avoir le temps de faire la fête… — Je n’ai aucune envie de rencontrer ces musiciens, rétorqua Simmeck, les yeux exorbités. — Qui te dit que nous aurons le choix ? (Thargor leva les yeux vers le ciel alors que la mélodie se dissipait dans la nuit.) La piste menant à la combe de Massanek se poursuit dans cette direction. Simmeck déglutit bruyamment. — Je savais que je regretterais bien vite d’avoir accepté de t’accompagner. Thargor éclata de rire. — Si nous ne croisons rien de plus terrible que tes flûtistes et si nous achevons notre mission, tu te maudiras d’avoir hésité une seule seconde. — Avec des si, mercenaire… Thargor guida Noirebise sur la droite et les deux hommes s’engagèrent sur le sentier à peine visible. De nuit, la combe de Massanek ressemblait à un monstre gigantesque, un vallon que l’isolement rendait extrêmement inquiétant. Les arbres étaient tout de guingois, comme s’ils voulaient éviter de toucher le versant montagneux. Quant à l’herbe, elle ne poussait que par touffes éparses et rases. La combe était une terre morte, une cicatrice au beau milieu de la région. Presque morte, corrigea Thargor. En son centre se dressait un large anneau de pierres partiellement masqué par la brume. Le tumulus se trouvait à l’intérieur. — La musique s’est encore arrêtée, fit Simmeck en inclinant la tête sur le côté. Pourquoi donc ? — On pourrait perdre la raison à force de chercher le pourquoi de telles choses, philosopha Thargor. Descendant de cheval, il enroula les rênes de Noirebise autour d’une branche. Malgré une existence passée à emprunter des sentiers ignorés de tout autre cheval, l’étalon était nerveux. Inutile de le forcer à approcher davantage du centre de la vallée. — On pourrait également la perdre en essayant de comprendre le motif de cette mission, répondit Simmeck en contemplant, mal à l’aise, le cercle de pierres dressées. Profaner un tombeau n’est jamais une bonne idée, Thargor, mais quand il s’agit de la dernière demeure d’une célèbre sorcière, je dis, moi, que c’est de la démence. Le mercenaire sortit Voleuse de Vies de son fourreau. Les runes de la lame luisaient d’un éclat bleuté à la clarté de la lune. — Xalisa Thol t’aurait bien plus apprécié de son vivant, petit voleur. Je me suis laissé dire qu’elle possédait une véritable écurie d’étalons de taille réduite, comme toi. Et qui dit que ses goûts ont changé, maintenant qu’elle est morte ? — Ne plaisante pas à ce sujet ! « Fiancé de Xalisa Thol », voilà l’expression que l’on utilisait autrefois pour décrire un marché de dupes : quelques jours d’extase contre une éternité de souffrances. De toute façon, ce n’est pas moi qui la rencontrerais, ce soir. Si tu as changé d’avis, fort bien, mais je te rappelle qu’il est hors de question que j’entre là-dedans. — Je n’ai pas renoncé, rétorqua Thargor avec un petit sourire narquois. Mais je te trouve un peu pâle… la lune, sans doute. Tu as bien apporté le parchemin de Nanthéor ? — Oui. Fouillant dans ses fontes, Simmeck produisit l’objet demandé, un épais rouleau de peau. Thargor était à peu près certain de savoir quel type de cuir on avait utilisé pour sa confection. — J’ai failli me faire étriper par un sanglier-garou pour te l’obtenir, commenta le petit homme. Et souviens-toi que tu m’as promis qu’il ne lui arriverait rien. C’est que j’ai déjà trouvé preneur, moi. — Rien n’arrivera au parchemin, non, confirma le mercenaire. Il prit le rouleau tendu, mal à l’aise en voyant les étranges caractères se tortiller comme pour échapper au papier qui les retenait. — Et maintenant, suis-moi, ajouta-t-il. Je ferai en sorte que tu ne risques rien. — Pour ça, il faudrait que je quitte au plus vite ces montagnes, se plaignit Simmeck, qui emboîta tout de même le pas à son compagnon. La brume les entourait, semblable à une foule de mendiants importuns, caressant leurs jambes de ses volutes humides. Les pierres dressées donnaient naissance à des ombres géantes dans le brouillard. — Un objet magique peut-il justifier un tel risque ? demanda Simmeck à mi-voix. Que peut donc valoir pour toi le masque de Xalisa Thol, vu que tu n’es pas sorcier ? — Exactement ce qu’est prêt à payer le magicien qui m’a engagé pour le lui procurer, répondit Thargor. Cinquante diamants de poids impérial. — Cinquante ! Par les dieux ! — Oui, n’est-ce pas ? Et maintenant, ferme-la. À ce moment, la musique discordante se fit de nouveau entendre. Simmeck ouvrit grands les yeux mais sut tenir sa langue. Ignorant les symboles dessinés sur les pierres dressées, les deux hommes pénétrèrent à l’intérieur du cercle et s’approchèrent du grand tertre. Le mercenaire croisa le regard de son compagnon pour lui intimer une nouvelle fois de garder le silence, puis creusa le tumulus à l’aide de Voleuse de Vies, l’utilisant comme un vulgaire outil de jardin. Bien vite, il eut déblayé suffisamment de terre pour se frayer un passage, mais un mur de pierres lui barrait encore la route. Lorsqu’il descella le premier moellon, un relent de pourriture et d’étranges épices lui parvint. Au sommet de la colline, les chevaux se mirent à hennir de nervosité. Une fois le trou assez large pour que ses épaules puissent y passer, Thargor fit signe à Simmeck de lui redonner le parchemin. Il le déroula et prononça les syllabes incompréhensibles que le sorcier lui avait fait apprendre par cœur. Les symboles se mirent à briller d’un éclat rouge vif et, au même instant, une lueur Vermillon prit naissance au cœur du tumulus. Quand elle s’éteignit, Thargor rendit le parchemin au voleur puis, sortant ses pierres à feu, il alluma la torche qu’il avait apportée avec lui. Cela fait, il entra dans le tombeau de Xalisa Thol, après un dernier regard pour son compagnon inquiet dont la silhouette se découpait à la lueur de la lune. L’intérieur du tertre l’inquiéta et le rassura à la fois. À l’autre bout de la salle dans laquelle il venait de pénétrer, une cavité de forme étrange s’enfonçait dans les entrailles du tombeau. Le tumulus n’était apparemment que l’entrée d’un complexe bien plus important. Thargor s’en doutait. En effet, l’ouvrage consulté par son client décrivait la dernière demeure de Xalisa Thol comme un véritable labyrinthe. Il détacha une bourse fixée à sa ceinture et en versa le contenu dans sa paume. Les graines luisantes qu’il sèmerait sur son trajet lui permettraient de ne pas se perdre sous terre. Thargor était l’un des hommes les plus braves qui soient mais, le moment venu, il affronterait la mort en plein jour. Son père, qui avait quasiment vécu en esclave, dans les mines de fer de Borrikar, avait péri dans l’effondrement d’une galerie. Une fin terrifiante et indigne d’un homme. Alors qu’il écartait les racines blanches perçant le plafond pour se rapprocher du passage, il remarqua un phénomène étrange et inattendu : à quelques pas sur la droite de l’ouverture, quelque chose luisait faiblement, sans toutefois projeter la moindre lumière sur les parois de terre. Soudain, la lueur enfla démesurément et se mit à briller de mille feux ; un orifice venait d’apparaître à plus d’un mètre du sol, et une lumière dorée s’en échappait à flots. Poussant un grognement rageur, Thargor brandit son épée. Il se demanda l’espace d’un instant s’il s’agissait là d’une défense surnaturelle, mais non. Sa lame ne luisait pas, contrairement à ce qui se produisait lorsqu’elle se trouvait en présence de magie, et il n’y avait d’odeurs que celles de la terre humide et de la putréfaction, parfaitement normales dans un tumulus. Muscles bandés, Thargor s’attendait qu’un démon ou un sorcier sorte du portail de lumière. Voyant que rien n’émergeait, il s’approcha du trou et le toucha de la main. Il ne dégageait pas la moindre chaleur, juste une intense lumière. Après avoir inspecté une dernière fois le reste de la salle pour ne pas prendre le moindre risque – il n’aurait pas survécu à tant d’aventures en se montrant imprudent – il se pencha afin de voir ce qu’il y avait de l’autre côté du portail. Il poussa une exclamation de surprise. De longues secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles il resta immobile. Il ne bougea pas davantage lorsque Simmeck passa la tête par le trou creusé dans le flanc du tertre et se mit à l’appeler, doucement d’abord, puis avec une inquiétude croissante. Le mercenaire semblait pétrifié. Il était devenu une stalagmite tout de cuir vêtue. — Thargor ! hurla Simmeck, mais sans plus de succès. La flûte a recommencé à jouer. (L’instant suivant, la crainte du voleur se transforma en peur panique.) Quelque chose approche ! C’est le gardien du tombeau ! Thargor ! Le mercenaire s’arracha difficilement à la contemplation de la lumière dorée. Il avait l’impression de sortir d’un profond sommeil. Alors, sous le regard horrifié de Simmeck, il se retourna pour faire face au cadavre desséché de ce qui avait sûrement été un grand guerrier. Mais les mouvements de Thargor étaient affreusement lents, comme s’il évoluait dans un songe. Il avait à peine commencé à lever Voleuse de Vies que la hache rouillée de son adversaire s’abattit avec violence et lui fendit le crâne en deux. Thargor tâtonna dans le néant monochrome. L’ultime cri de stupeur de Simmeck résonnait encore dans sa tête, et sa propre surprise était au moins aussi grande. Je suis mort ! Je suis mort ! Comment est-ce possible ? C’était proprement incroyable. C’était une liche. Une misérable petite liche. J’en ai buté des milliers. Comment ai-je pu me faire lobotomiser par un truc aussi minable ? Il fouilla désespérément la grisaille, mais il n’y avait plus rien à faire. Les dégâts étaient trop importants. Alors, il quitta le système et redevint Orlando Gardiner. Orlando débrancha son interface et s’assit. Il était tellement ébahi que ses mains continuèrent de gesticuler dans le vide avant qu’il ne trouve ses oreillers et qu’il ne s’en serve pour se caler les reins. Il était trempé de sueur et sa nuque lui faisait mal, signe qu’il était resté immobile trop longtemps. Il avait également la migraine, et le soleil qui entrait à flots par la fenêtre ne faisait rien pour l’aider. D’une voix pâteuse, il transforma la baie vitrée en mur nu. Il avait besoin de réfléchir. Thargor est mort. Cette réalité était si effarante qu’il était incapable de penser à autre chose. Il lui avait fallu quatre longues années pour donner vie à Thargor, non, pour le devenir. Il avait survécu à tout, faisant preuve d’une facilité qu’enviaient la plupart des autres joueurs du réseau. C’était le personnage le plus célèbre du Pays du Milieu. On l’engageait pour chaque bataille, et c’est toujours vers lui que l’on se tournait pour les missions importantes. Et maintenant, il était mort, le crâne défoncé par un microbe de bas niveau. Une liche, en plus ! Ces saletés étaient si pitoyables et si bon marché qu’on en trouvait dans le moindre recoin du Pays du Milieu. Orlando se saisit du flacon en plastique posé sur sa table de nuit, pinça l’embout entre ses lèvres et pressa fortement pour boire une longue gorgée. Il avait l’impression d’avoir la fièvre. Ses tempes bourdonnaient, comme si la hache d’armes du gardien de la tombe l’avait réellement frappé. Tout s’était passé si vite… Ce trou luisant, par exemple, et le truc doré qu’il y avait à l’intérieur. Il n’avait rien vu d’aussi étrange ou impressionnant de toute cette aventure. Ni même au cours des précédentes, à bien y réfléchir. Soit l’un de ses rivaux avait réussi à mettre au point le plus grand piège de tous les temps, soit il s’était produit quelque chose de totalement incompréhensible. Il avait vu… une ville, une cité majestueuse d’ambre luisant. Et ce n’était pas l’une de ces villes médiévales que l’on rencontrait dans l’univers simulé connu sous le nom de Pays du Milieu. Non, la vision avait été résolument moderne, bien que n’ayant rien de terrestre. C’était une métropole pleine d’immeubles aussi hauts que ceux de Hongkong ou de Tokyokahama. Mais c’était également davantage qu’une apparition de science-fiction : elle avait quelque chose de réel, de plus authentique que tout ce qu’Orlando avait pu voir sur le réseau. Au cœur du Pays du Milieu et de ses imperfections dues aux insuffisances de la technique, elle lui avait fait l’effet d’un diamant posé sur un tas de poussière. Morpher, Dieter Cabo, le duc Lentegauche… comment l’un des rivaux d’Orlando aurait-il pu introduire une création de ce calibre à l’intérieur de l’univers de jeu ? Même tous les points de magie du monde ne pouvaient permettre de modifier autant l’environnement proposé. La cité possédait un degré de réalisme bien supérieur à celui de la simulation, à tel point qu’Orlando l’avait même trouvée plus vraie que la VTJ. Quelle ville stupéfiante. Il s’agissait obligatoirement d’un lieu réel ou, du moins, ne devant rien à la RèV. Orlando le savait pour avoir passé la quasi-totalité de son existence sur le réseau, qu’il connaissait aussi intimement qu’un pilote de bateau à aubes du XIXe siècle pouvait connaître son Mississippi bien-aimé. Mais cette expérience était totalement nouvelle et d’un ordre bien supérieur. Quelqu’un – ou quelque chose – tentait de communiquer avec lui. Pas étonnant que la liche soit parvenue à le surprendre. Simmeck avait dû se dire que son compagnon était devenu fou. Orlando fronça les sourcils. Il lui faudrait appeler Fredericks pour tout lui expliquer, mais il ne se sentait pas prêt à le faire. Il fallait d’abord qu’il réfléchisse sérieusement à la question. Thargor, son alter ego, son plus-que-moi, venait de mourir. Et c’était bien le cadet de ses soucis… Que pouvait donc faire un garçon de quatorze ans subitement touché par la grâce ? 5 UN MONDE EN FLAMMES INFORÉSO/FLASH : Manifestation commémorative à Stuttgart. (visuel : foule de gens portant des bougies allumées) COMM : Plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées à Stuttgart en souvenir des vingt-trois SDF tués par la police allemande au cours d’une émeute. (visuel : jeune homme en larmes, le visage ensanglanté) TÉMOIN : « Ils avaient des gilets pare-balles antiémeute, tout hérissés de pointes, et ils n’arrêtaient pas d’avancer… » Le fait d’avoir à utiliser un écran finirait par la rendre dingue. Cela équivalait à faire bouillir son linge sur un feu de bois pour le laver. Fallait-il vraiment que cet hôpital soit minable… Renie jura et appuya de nouveau sur l’écran. Cette fois-ci, le défilement sauta carrément les « S » pour s’arrêter directement sur les «T ». C’était cruel d’avoir tant de difficultés à obtenir des renseignements. Comme si la quarantaine ne posait pas déjà suffisamment de problèmes. Depuis quelque temps, on avait placardé dans tout Pinetown des posters d’information au sujet du bukavu 4, mais ils étaient chaque fois tellement couverts de graffiti que Renie n’avait pas pu en lire un seul. Elle savait que le virus s’était manifesté à Durban, et avait même entendu deux femmes de Pinetown dire que la fille de l’une de leurs voisines en était morte après un voyage en Afrique centrale, mais elle n’aurait jamais imaginé que tout le complexe hospitalier de Durban puisse être officiellement mis en quarantaine par l’ONU. Si cette maladie est vraiment dangereuse, pourquoi continuent-ils d’amener ici des gens qui ne l’ont pas contractée ? Elle ne décolérait pas depuis qu’elle avait appris que son frère malade risquait d’être contaminé à l’endroit même où on devait le soigner. Mais cela ne l’empêchait pas de comprendre la situation. Elle travaillait elle aussi pour une institution publique. Les finances faisaient toujours défaut. Si la ville avait pu s’offrir un hôpital uniquement pour s’occuper des malades du bukavu, il en existerait un. Elle savait bien que la direction de l’établissement ne pouvait tolérer les conditions actuelles, qui l’obligeaient à maintenir un fonctionnement normal tout en appliquant la quarantaine. Mais on pouvait aussi tenter de voir les choses du bon côté, en se disant qu’il n’y avait pas suffisamment de cas de B4 à Durban pour que ceux-ci justifient un hôpital à eux seuls. Piètre réconfort. Renie trouva enfin le moyen de rester sur la liste des « S » et entra son code-visiteur. En regard du nom « Sulaweyo, Stephen » apparaissait seulement la mention « état stationnaire », ce qui signifiait qu’elle pouvait continuer de lui rendre visite. Cependant, le fait de le voir dans cet état lui causait tant de peine qu’elle n’y prenait pas le moindre plaisir. Les yeux rivés sur son calpélec, l’infirmier la mit au courant de l’évolution de la situation pendant qu’elle enfilait sa combinaison stérile, mais il ne lui apprit rien de plus que ce qu’elle avait déjà vu sur l’écran. Elle laissa l’homme repartir une fois son discours achevé, malgré son désir de s’accrocher à lui et de l’implorer de lui fournir des réponses. Mais il n’y en avait aucune, elle le savait maintenant. Aucun virus détectable – ce qui signifiait au moins, Dieu soit loué, que Stephen n’avait pas contracté cette maladie mortelle qui obligeait l’hôpital à prendre des mesures de sécurité si draconiennes –, aucun signe non plus de caillots sanguins ou d’autres occlusions, pas de traumatismes, rien. Rien d’autre qu’un petit bonhomme qui ne se réveillait pas depuis vingt-deux jours. Elle remonta le passage en tenant son tube respiratoire collé contre son corps afin qu’il ne s’accroche pas à quelque obstacle. Elle croisa plusieurs groupes de médecins et d’infirmiers – et peut-être de visiteurs, car tout le monde se ressemblait, en combinaison – qui tous bruissaient autant qu’elle à chaque mouvement. Elle se serait crue dans un vieux film d’exploration spatiale. Elle passa devant une longue fenêtre, certaine de découvrir le ciel étoilé, ou encore les anneaux de Saturne. Mais non. Ce n’était qu’une autre pièce remplie de lits entourés de tentes à oxygène, un autre campement de morts-vivants. Avant qu’elle atteigne le quatrième étage, on l’arrêta à deux reprises et chaque fois, elle dut montrer son badge de visiteur. Elle garda son calme, malgré le temps infini qu’il fallut aux fonctionnaires pour lire son nom, effet conjugué d’une imprimante agonisante et des reflets qui voilaient en permanence la visière des combinaisons stériles. D’une certaine façon, elle se sentit rassurée de voir que l’hôpital appliquait consciencieusement les mesures de sécurité requises par la quarantaine. Stephen avait été frappé si subitement – et si mystérieusement – que l’on aurait pu croire à un acte de malice pure. Renie se faisait un sang d’encre pour son petit frère, terrifiée par son inexplicable maladie. Le simple fait de voir des gens veiller sur Stephen la rassurait un peu. Elle souhaitait de tout cœur voir l’état de son frère s’améliorer mais, à chaque visite, une peur panique s’emparait d’elle à l’idée qu’il ait au contraire empiré. Aussi, quand elle le trouva allongé exactement comme la veille et vit que tous les instruments continuaient de lui communiquer des indications qu’elle connaissait désormais aussi bien que sa propre adresse, elle se sentit à la fois déçue et soulagée. Pauvre, pauvre petit bonhomme. Il paraissait si minuscule dans ce grand lit. Comment un jeune adolescent plein de vie pouvait-il soudain devenir tellement silencieux, tellement immobile ? Et comment Renie, qui l’avait nourri, protégé, bordé avant qu’il s’endorme, comment pouvait-elle soudain se retrouver incapable de l’aider, elle qui était comme sa mère depuis son plus jeune âge ? Elle s’assit à côté du lit et glissa sa main dans le gros gant intégré au rideau qui entourait totalement Stephen. Prenant soin de ne déloger aucun des fils reliés à son crâne, elle lui caressa délicatement le visage – son front arrondi, son petit nez retroussé… Cette séparation forcée la rendait malade. Elle avait l’impression de toucher quelqu’un en RèV ; ils auraient tout aussi bien pu se rencontrer dans le Quartier Central. Cela lui rappela quelque chose mais, avant qu’elle puisse y réfléchir, une silhouette en combinaison apparut à la porte. Elle sursauta. — Désolée de vous avoir fait peur, mademoiselle Sulaweyo. — Oh, c’est vous. Du nouveau ? Le Dr Chandhar se pencha pour mieux étudier les instruments, mais Renie savait déjà quelle serait la réponse. — Rien n’a vraiment changé, on dirait. Je suis désolée. Renie haussa les épaules d’un air résigné. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, mais pleurer n’arrangerait rien ; elle ne ferait qu’embuer sa visière. — Pourquoi personne ne peut-il me dire ce qu’il a ? Le médecin secoua la tête, ou du moins son capuchon bougea-t-il de droite à gauche. — Vous avez fait des études, mademoiselle Sulaweyo, et vous savez bien que la médecine n’a pas réponse à tout. Parfois, on peut tout juste émettre des conjectures. Pour le moment, nous n’avons guère de résultats, c’est vrai, mais cela peut changer. Tout au moins, l’état de votre frère reste stationnaire. — Stationnaire ! Une plante en pot aussi reste stationnaire ! Cette fois, plus moyen de retenir ses larmes. Elle se retourna face à Stephen, bien qu’elle fût incapable d’y voir. Une main gantée, inhumaine, se posa sur son épaule. — Je suis désolée, répéta le Dr Chandhar. Nous faisons tout notre possible. — Et cela consiste en quoi, exactement ? Dites-moi, docteur, que faites-vous pour lui, à part l’exposer au soleil et l’arroser régulièrement ? Malgré tous ses efforts pour parler d’une voix posée, Renie ne put s’empêcher de renifler. Et comment était-on censé se moucher avec ces satanées combinaisons ? — Le cas de votre frère est rare, mais pas unique, fit le médecin d’un ton réservé aux visiteurs difficiles. D’autres enfants sont eux aussi tombés dans le coma sans raison apparente. Certains ont récupéré d’eux-mêmes. Un beau jour, ils se sont réveillés et ont demandé à boire ou à manger. — Et les autres ? Ceux qui n’ont pas eu une brusque envie de crème glacée ? La main gantée lâcha l’épaule de Renie. — Nous faisons vraiment de notre mieux, mademoiselle Sulaweyo. Quant à vous, continuez à venir ici afin que Stephen entende votre voix et sente votre présence. — Je sais, vous me l’avez déjà dit. Je devrais lui parler, au lieu de passer ma colère sur vous. Je ne voulais pas réagir aussi vivement, docteur. Je sais bien que vous avez déjà assez de soucis comme ça. Elle inspira profondément. Ses larmes avaient cessé de couler, mais sa visière restait tout embuée. — Les derniers mois n’ont pas été gais et certains jours, je me demande pourquoi j’ai choisi un métier aussi triste, répondit le Dr Chandhar en se dirigeant vers la porte. Mais, parfois, j’arrive à faire la petite différence qui compte, et cela justifie beaucoup de choses. Et il y a aussi des moments de réel bonheur, mademoiselle Sulaweyo. J’espère que vous et moi en partagerons un lorsque Stephen reviendra parmi nous. La silhouette blanche quitta la chambre en refermant la porte derrière elle. Le pire, c’était que, même si Renie mourait d’envie de s’en prendre à quelqu’un, de trouver un responsable, aucune cible ne s’offrait à elle. Les médecins faisaient vraiment de leur mieux. Malgré le manque de modernité de l’hôpital, Stephen avait subi tous les tests capables d’expliquer de quoi il souffrait. Sans résultat. Aucune réponse, et personne à blâmer. Sauf Dieu, songea-t-elle. Et encore… Mais cela n’avait jamais servi à grand-chose. Et peut-être Long Joseph détenait-il lui aussi sa part de responsabilité dans cette affaire. Renie caressa de nouveau le visage de Stephen, espérant qu’il pouvait l’entendre et sentir ce contact, même si celui-ci se faisait au travers de deux épaisseurs de plastique. — J’ai apporté un livre, Stephen. Cette fois, j’ai choisi l’un de tes préférés. Elle eut un petit sourire triste. Elle essayait toujours de lui faire lire des textes sur l’Afrique, des romans ou des livres de folklore ou d’histoire traitant de l’héritage composite de sa famille. Elle voulait qu’il soit fier de son passé, dans un monde où de tels concepts disparaissaient de plus en plus rapidement, broyés par le rouleau compresseur sans âme des pays industrialisés. Mais Stephen n’avait jamais partagé l’attrait de sa grande sœur pour ce genre de sujet. Elle alluma son calpélec et augmenta la taille des caractères pour pouvoir les lire au travers de la visière. Dans le même temps, elle fit disparaître les illustrations ; elle n’avait nulle envie de les voir et Stephen, lui, en était incapable. Puis elle se mit à lire : « “L’hyperbloc de Malibu est complètement scellé”, s’écria Masqueur en ouvrant la porte à la volée. Sans prendre garde à son skimboard, il sauta en marche, laissant le Zingray 220 glisser tout seul vers sa place dans le râtelier de la pièce voisine. Pour atteindre son but, la planche en fit tomber d’autres, provoquant un véritable vacarme. Mais Masqueur s’en fichait. “Y a des Reconnaisseurs super-costauds à chaque point d’échange, poursuivit-il. — Zone, c’est pas vrai, répondit Scoop en lâchant son holo-bloc-notes. Pour qu’y verrouillent tout à ce point, doit y avoir un méga-problème, mec – la cata puissance dix… ” » — Si seulement tu allais lui rendre visite, toi aussi. Long Joseph se prit la tête à deux mains, comme pour empêcher les paroles de Renie d’arriver jusqu’à lui. — J’y suis déjà allé, non ? — Deux fois ! Le lendemain de son admission et le jour où le Dr Chandhar désirait s’entretenir avec toi. — Qu’est-ce que tu veux de plus ? Il est malade. Tu penses que je devrais aller le voir tous les jours, comme toi ? Rends-lui visite tant que tu veux, ça n’arrangera pas ses affaires. Renie bouillait. Comment pouvait-il se montrer aussi insupportable ? — C’est ton fils, papa. Juste un petit garçon, tout seul dans ce grand hôpital. — Mais il est même pas là ! Ça sert à quoi de lui parler ? Et toi, tu lui lis même des histoires… — Parce que le son d’une voix familière peut l’aider à revenir, et peut-être que c’est ta voix qu’il a besoin d’entendre, papa. Le médecin l’a dit. Elle inspira profondément, priant le dieu de son enfance pour qu’il lui accorde la force de continuer. Et pourtant, ces temps-ci, croire en lui n’était guère facile. Long Joseph prit son air boudeur et détourna les yeux, comme s’il cherchait une issue par où s’enfuir. — Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? lâcha-t-il. — Il s’est disputé avec toi. Tu t’es mis en colère, tu lui as dit de ne jamais repasser le pas de la porte. Et puis quelque chose est arrivé, et peut-être qu’au fond de lui-même, il a peur de revenir. Peut-être qu’il reste loin de nous parce qu’il a peur de toi. Long Joseph se leva brusquement. Une vive crainte se lisait désormais sur ses traits mais, comme d’habitude, il essaya de la cacher en reprenant l’offensive. — Je t’interdis de me parler sur ce ton, ma fille, et cette femme docteur a pas non plus le droit de se mêler de mes affaires. (Il se rendit d’un pas pesant à la cuisine et ouvrit les placards les uns après les autres.) Conneries, tout ça ! Peur de moi, pfff ! J’y ai dit ses quatre vérités, c’est tout. J’l’ai même pas touché. — Pas la peine de chercher, il n’y en a pas. — Hein ? fit-il, s’interrompant brusquement dans sa fouille. — Je ne t’ai pas acheté de vin, papa. — Qui tu te crois, pour me dire ce que je dois chercher ? — Très bien, si tu le prends sur ce ton… Renie souffrait d’une terrible migraine, et elle était si fatiguée qu’elle serait bien restée sans bouger jusqu’au lendemain matin. Entre son travail, les trajets et les visites à Stephen, elle passait un minimum de quatorze heures par jour à l’extérieur. Le siècle de l’information… une vaste fumisterie, oui ! Il fallait toujours aller voir quelqu’un, quelque part, et bien souvent à pied à cause du réseau ferroviaire paralysé. L’âge de la cybernétique. Quelle foutaise ! — Je sors, déclara Long Joseph en revenant dans la salle à manger. J’ai besoin de calme. — Écoute, papa, répondit Renie, résolue à faire une dernière tentative. Quoi que tu en penses, cela ferait énormément de bien à Stephen d’entendre ta voix. Viens le voir avec moi. Il leva la main comme pour frapper quelque chose, puis la pressa longuement contre ses yeux. Quand il la laissa retomber, il avait l’air désespéré. — Que j’y aille, fit-il à mi-voix. Que j’aille voir mon fils claquer… — Il n’est pas mourant ! rétorqua Renie, outrée. — Ah non ? Il court partout, alors ? Il joue au foot ? Non, il est à l’hôpital, comme sa maman. Toi, t’étais chez ta grand-mère, ma fille. T’étais pas là. Pendant trois semaines, j’ai regardé ta pauvre maman brûler de l’intérieur. Je lui donnais de l’eau quand elle avait soif et je… je l’ai vue mourir à petit feu. Il cligna des yeux à plusieurs reprises et se détourna de Renie, les épaules voûtées comme s’il s’attendait à ce qu’elle le frappe. Quand il poursuivit, sa voix avait tellement changé que l’on aurait dit un autre homme. — J’y ai déjà passé bien assez de temps, dans ce fichu hôpital. Hébétée et au bord des larmes, Renie mit de longues secondes à retrouver sa voix. — Papa ? — Assez, ma fille, capitula-t-il sans se retourner. J’irai le voir. Je suis son père, c’est pas à toi de me dire quels sont mes devoirs envers lui. — C’est vrai ? Tu viens avec moi demain ? — Pas demain. J’ai des choses à faire. Je te le dirai. — Fais vite, papa, dit-elle d’une voix aussi douce que possible. Il a vraiment besoin de toi. — Je t’ai dit que j’irai. Quand je pense qu’il va me falloir remettre cette maudite combinaison… mais n’essaye pas de me forcer la main. Refusant toujours de regarder sa fille dans les yeux, il ouvrit grande la porte et sortit d’un pas hésitant. L’esprit empli de confusion, Renie resta à fixer la porte close. Quelque chose venait de se produire, mais elle ne savait pas exactement quoi, ni ce que cela signifiait. L’espace d’un instant, elle avait cru retrouver ce père qu’elle avait autrefois connu, cet homme qui avait travaillé si dur pour permettre aux siens de subsister après la mort de sa femme, multiplié les heures supplémentaires en encourageant sa fille à faire des études, et même trouvé le temps d’aider Renie et Uma’ Bongela à élever le petit Stephen. Mais, à la mort d’Uma’, voyant Renie devenue adulte, il avait brusquement baissé les bras. Le Long Joseph d’antan avait disparu depuis bien longtemps. Renie soupira. Elle n’avait pas la force de réfléchir au problème. Elle s’affaissa sur son siège, plissant les paupières dans l’espoir que cela atténuerait son mal de crâne. Elle avait oublié de s’acheter des calmants. Elle alluma l’écran mural et se perdit tel un zombie dans la première émission qui apparut, un documentaire sur la Tasmanie. Elle regretta de ne pas posséder un équipement sensoriel de pointe qui lui aurait permis de se rendre sur cette plage, de sentir la caresse du sable sous ses pieds, de humer les pommiers en fleur et de profiter de l’ambiance de vacances et de liberté codée à grands frais dans l’émission. Si cela pouvait lui permettre de ne plus voir les épaules voûtées de son père et les yeux vides de Stephen… Lorsque la sonnerie la tira du sommeil, Renie tendit le bras vers son calpélec. Huit heures du matin, ce n’était pas son réveil. Quelqu’un l’appelait. L’hôpital ? — Réponse, fit-elle. Rien ne se produisit. Tout en s’asseyant tant bien que mal sur son lit, elle prit conscience que la sonnerie provenait non pas du téléphone, mais de la porte d’entrée. Elle enfila sa robe de chambre et traversa la salle à manger d’un pas mal assuré. Sa chaise gisait sur le côté tel le cadavre d’un animal desséché depuis longtemps, victime, sans doute, du retour d’un Long Joseph en état d’ébriété. Elle appuya sur le bouton de l’interphone. — Oui ? — Mademoiselle Sulaweyo ? C’est !Xabbu. Excusez-moi de vous déranger. — !Xabbu ? Qu’est-ce qui vous amène ? — Je vais tout vous expliquer, mais ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave. Elle regarda autour d’elle. L’appartement était toujours mal rangé, mais la situation empirait sensiblement depuis qu’elle s’absentait de plus en plus souvent. Les ronflements de son père lui parvenaient clairement malgré la porte close. — Restez là, je descends, décida-t-elle. !Xabbu semblait parfaitement normal, sauf qu’il portait une chemise immaculée. Ne sachant trop que penser, Renie l’examina de la tête aux pieds. — J’espère que je ne vous dérange pas trop, fit-il avec son plus beau sourire. Je suis allé à l’école très tôt, ce matin. J’aime le calme. Mais il y avait une bombe. — Une autre ? Mon Dieu ! — Elle n’était pas réelle, enfin, je ne sais pas vraiment. En tout cas, il y a eu une alerte par téléphone. Polytech a été évacuée. Comme je ne savais pas si vous étiez au courant, je me suis dit que je pourrais vous épargner un trajet inutile en venant vous prévenir. — Merci beaucoup. Un instant, voulez-vous ? Elle demanda à son calpélec s’il y avait du courrier pour elle à Polytech. Un message du recteur lui apprit que l’école était en effet fermée. !Xabbu lui avait donc bien évité de se déplacer inutilement, mais elle se demanda brusquement pourquoi il ne s’était pas contenté de l’appeler. Il souriait toujours, et il était quasiment impossible de lui supposer des mobiles cachés. Mais pourquoi donc était-il venu jusqu’à Pinetown ? Elle remarqua la chemise blanche de !Xabbu, repassée avec grand soin. Y avait-il de l’idylle dans l’air ? Le petit Bushman désirait-il l’inviter à sortir ? Elle ne savait que penser d’une telle éventualité, mais le terme « malaise » lui vint instantanément à l’esprit. — Eh bien, vu que Polytech est fermée, on dirait que vous venez de gagner un jour de repos, fit-elle, en veillant à ne pas s’indure dans la phrase. — Dans ce cas, j’aimerais beaucoup inviter mon professeur. Pour le petit déjeuner, peut-être ? (Son sourire s’effaça, remplacé par un regard déconcertant d’intensité.) Vous êtes très triste, mademoiselle… Renie. Vous êtes très triste, mais vous m’avez accordé votre amitié, et je crois que vous avez grand besoin d’un ami, en ce moment. — Je… je pense que… Elle avait beau chercher, elle ne trouvait aucune raison valable de refuser. Il était à peine huit heures et demie et l’atmosphère de l’appartement lui semblait déjà viciée. Son petit frère gisait sous une tente à oxygène, autant dire à l’autre bout du monde, et la seule idée de se retrouver dans la même pièce que son père quand il finirait par sortir de son coma éthylique lui nouait les épaules et la nuque. — D’accord, capitula-t-elle. Allons-y. Si !Xabbu avait l’intention de la courtiser, il s’y prenait très bizarrement. Alors qu’ils traversaient le quartier des affaires de Pinetown, il regardait partout sauf dans la direction de Renie. Il avait comme toujours les yeux à demi fermés, ce qui lui donnait l’air timide ou endormi. Mais rien ne lui échappait, de la peinture écaillée aux fenêtres condamnées en passant par les détritus que le vent charriait dans la rue. — Ce n’est pas un beau quartier, s’excusa-t-elle. — La pension où je loge se trouve à Chesterville, répondit-il. Ici, c’est un peu plus riche, même si l’on ne voit personne dans les rues. Mais ce qui me stupéfie – et m’horrifie, je dois bien l’avouer –, c’est tout cet humanisme. — Que voulez-vous dire ? — Je n’emploie peut-être pas ce mot à bon escient. « Humanité », peut-être ? Je ne sais pas. Ce que je veux dire, c’est que tout ce milieu urbain – tout ce que j’ai vu depuis que j’ai quitté mon peuple est conçu pour faire disparaître la terre, afin que l’œil ne la voie plus, que le cerveau n’y pense plus. Les pierres ont été enlevées, la végétation brûlée, et tout a été recouvert de goudron. (Il tapa du pied l’asphalte craquelé de la chaussée.) Même les quelques arbres rachitiques que l’on aperçoit, comme celui-ci, ont été plantés artificiellement. Les humains transforment les lieux où ils vivent en de grandes piles de boue et de pierres, comme les nids que se bâtissent les termites. Mais que se passera-t-il quand le monde entier ne sera plus qu’une vaste termitière et quand le bush aura disparu ? Renie secoua la tête. — Que pouvons-nous faire d’autre ? Si nous étions dans le bush, la majorité d’entre nous n’y survivraient pas. Nous finirions par mourir de faim et nous entre-tuer. — Et que feront les humains lorsqu’il n’y aura plus de bush à brûler ? Il se baissa pour ramasser un anneau en plastique, vestige inclassable de la civilisation. Il le déforma entre ses doigts, le glissa à son poignet et l’examina avec tristesse. — Ils finiront par mourir de faim et s’entre-tuer, non ? reprit-il. Le problème restera le même, sauf que la terre entière aura été recouverte de goudron, de ciment et de… comment l’appelez-vous, déjà, de « fibramique » ? Et, à ce moment-là, les morts seront bien plus nombreux. — Nous partirons en direction de l’espace, répondit Renie en tendant le bras vers le ciel gris. Nous… je ne sais pas, moi, nous coloniserons d’autres planètes. !Xabbu hocha lentement la tête. — Ah, fit-il. Le Johnny’s Café était bondé. La clientèle était majoritairement composée de camionneurs qui s’arrêtaient là avant de partir pour Pretoria, routiers conviviaux aux lunettes de soleil et chemises de couleur vive. Certains étaient même trop amicaux : au cours des trente secondes qu’il lui fallut pour se faufiler jusqu’à une table libre, Renie reçut une demande en mariage et plusieurs propositions moins honorables. Elle serra les dents, refusant de sourire même aux compliments gentils ; si jamais elle les encourageait un tant soit peu, la situation risquait fort de dégénérer. Mais elle reconnaissait plusieurs qualités à l’établissement, l’une d’entre elles étant que l’on y mangeait vraiment. La plupart des restaurants et cafés, transformés en fast-foods, ne servaient que des hamburgers réchauffés au micro-ondes ou des hot-dogs au fromage gluant… sans oublier, bien sûr, les sempiternelles frites et le Coca-Cola, l’hostie et le vin de messe de la religion consumériste occidentale. Mais, ici, quelqu’un prenait au moins la peine de cuisiner ; peut-être s’agissait-il de Johnny lui-même, si tant est qu’il existe vraiment. Renie commanda une tasse de café serré, des tartines de miel, des bananes plantain grillées et du riz. !Xabbu prit la même chose. Lorsque l’on posa son plateau devant lui, il eut soudain l’air perdu. — Il y en a beaucoup trop pour moi, se plaignit-il. — Ce sont surtout des féculents. Laissez-les, si vous ne vous sentez pas capable de les finir. — Vous les voulez ? Elle éclata de rire. — Merci, mais j’en ai déjà bien assez. — Dans ce cas, que deviendra toute cette nourriture ? Renie hésita un instant avant de répondre. Héritière d’une société de consommation effrénée, elle n’avait jamais vraiment réfléchi au gâchis qui accompagnait une telle culture. — J’imagine que quelqu’un doit prendre les restes en cuisine, répondit-elle enfin, honteuse de son mensonge. Nul doute que les anciens maîtres de l’Afrique du Sud avaient dû se justifier de la sorte lorsqu’on débarrassait les restes de leurs agapes. Elle remercia silencieusement !Xabbu de ne pas l’entraîner plus loin sur ce terrain glissant. À cet instant, elle s’aperçut à quel point ils étaient différents, tous les deux. Certes, le Bushman parlait mieux anglais que son père à elle et son intelligence intuitive lui permettait de comprendre énormément de choses. Mais il ne lui ressemblait pas davantage que s’il débarquait d’une autre planète. La honte qu’éprouvait Renie s’accrut encore quand elle en arriva à la conclusion qu’elle avait plus de choses en commun avec un gosse de riche blanc vivant en Angleterre ou aux États-Unis qu’avec ce jeune Africain qui avait grandi à quelques centaines de kilomètres de chez elle. !Xabbu releva la tête après avoir avalé quelques bouchées de riz. — C’est le second café dans lequel vous m’emmenez, avec celui de la GaMar Lambda, lui dit-il. — Lequel préférez-vous ? — La nourriture est meilleure ici, répondit-il, tout sourire, avant de s’assurer du bout de sa fourchette que ses bananes plantain étaient bien mortes. Mais ce n’est pas tout. Vous vous souvenez, quand je vous ai parlé des fantômes, sur le réseau ? Là-bas, je vois la vie, mais je ne la ressens pas, et cela me met extrêmement mal à l’aise. J’ai du mal à trouver les mots pour le dire… mais je préfère de beaucoup être ici. Renie, tellement habituée au réseau, se le représentait fréquemment comme un lieu réel, extrêmement vaste mais aussi concret que l’Europe ou l’Australie. Mais !Xabbu avait raison ; il n’en était rien. Il ne s’agissait que d’une convention, d’une chose que les gens considéraient comme réelle. Un monde de spectres, de fantômes… qui tous se hantaient les uns les autres. — C’est vrai que la VTJ a du bon, acquiesça-t-elle en reprenant un peu d’excellent café noir. Pas de doute. — Et maintenant, Renie, j’aimerais que vous me disiez ce qui vous tracasse, s’il vous plaît. Vous m’avez parlé de votre frère malade. Est-ce cela, le problème, ou en avez-vous également d’autres ? J’espère ne pas me montrer trop importun. Terriblement gênée, elle raconta sa dernière visite à l’hôpital et le dernier chapitre en date de la lutte permanente qu’elle devait livrer contre son père. Puis, une fois lancée, elle s’aperçut qu’il devenait de plus en plus facile de parler, de décrire sa frustration face à l’état de Stephen qui n’évoluait pas et à sa relation avec son père qui se détériorait chaque jour un peu plus. !Xabbu l’écouta en silence, ne posant de questions que lorsqu’elle éprouvait des difficultés à lui faire un aveu particulièrement douloureux. Elle n’était pas habituée à s’ouvrir ainsi aux autres, à leur révéler ses peurs intimes. Elle trouvait cela trop dangereux. Mais au fil de la matinée, tandis que la clientèle du petit déjeuner quittait peu à peu le café, elle se sentit soulagée d’avoir enfin quelqu’un à qui parler. — Irez-vous le voir aujourd’hui ? Votre frère, je veux dire, demanda !Xabbu alors qu’elle mettait de l’édulcorant dans sa troisième tasse de café. — En général, j’y vais le soir, en sortant du travail. — Pourrais-je vous accompagner ? Renie hésita et, pour la première fois depuis qu’ils s’étaient assis à cette table, se reprit à penser que !Xabbu recherchait davantage que son amitié. Elle alluma une cigarette pour masquer son indécision. Se voyait-il déjà dans un rôle de protecteur, d’homme de sa vie ? Elle n’avait plus eu de relation sérieuse depuis Del Ray, autrement dit – quelle horreur ! – depuis plusieurs années. Et elle n’avait besoin de personne, sauf quand un petit moment de faiblesse la prenait, un peu avant l’aube. Elle avait toujours été forte et ne s’imaginait pas se déchargeant de ses responsabilités sur autrui. De plus, !Xabbu ne l’attirait pas du tout. Elle l’observa longuement tandis qu’il examinait – sciemment ? – les camions multicolores garés en face de la vitre sale du café. De quoi as-tu peur, ma fille ? se réprimanda-t-elle. C’est un ami. Accorde-lui ta confiance tant qu’il s’en montre digne. — Oui, venez, s’il vous plaît, lui dit-elle. Cela me fera du bien d’avoir de la compagnie. Il parut soudain extrêmement timide. — Je ne suis jamais allé dans un hôpital, avoua-t-il. Mais n’allez surtout pas croire que c’est la raison pour laquelle je veux vous accompagner. J’ai envie de connaître votre frère. — J’aimerais tant que vous puissiez le connaître vraiment, le voir tel qu’il était… non, tel qu’il est. J’ai parfois du mal à me dire qu’il occupe encore son corps. C’est tellement dur de le voir comme cela… !Xabbu hocha la tête d’un air grave. — Je me demande ce qui est le plus dur, entre votre méthode et la nôtre. Chez nous, le malade reste avec sa famille. Mais ce serait peut-être plus terrible encore, si vous deviez le voir comme ça en permanence. — Je ne crois pas que je pourrais tenir. Je me demande comment font les autres familles. — Les autres familles ? De malades ? — D’enfants comme Stephen. Le médecin m’a dit qu’il ne s’agissait pas d’un cas isolé. Elle prit soudain conscience de ce qu’elle venait de dire. Pour la première fois depuis de nombreux jours, elle ne se sentit plus inutile. — Je ne vais pas continuer comme ça, décréta-t-elle. !Xabbu releva la tête, surpris par le ton de sa voix. — Comme quoi ? — A rester assise à ne rien faire et à me ronger les sangs en attendant que quelqu’un me dise ce qui se passe. Je peux faire quelque chose, moi aussi. Pourquoi Stephen est-il tombé malade ? — Je ne suis pas un docteur des villes, Renie. — C’est bien cela le problème. Vous ne savez pas, moi non plus, et les médecins encore moins. Mais il existe d’autres cas, on me l’a affirmé. Stephen est soigné dans un hôpital que l’on a mis en quarantaine à cause de l’épidémie de bukavu 4 et les médecins y sont épuisés. Serait-il possible qu’ils aient raté quelque chose ? Ont-ils vraiment eu le temps d’effectuer des recherches, de vraies recherches, je veux dire ? (Elle glissa sa carte dans la fente de la table et pressa son pouce à plusieurs reprises sur le petit écran éraflé.) Vous voulez venir à Polytech avec moi ? — L’école est fermée aujourd’hui, lui rappela-t-il. — Flûte, fit-elle en récupérant sa carte. Non, ce n’est pas grave ; je peux encore accéder au réseau. Il me faut juste un endroit où me connecter. Un instant, elle pensa retourner chez elle, la solution de facilité. D’un autre côté, à l’heure qu’il était, son père devait sans doute tituber dans la cuisine. Et même si, contre toute attente, il n’était pas d’une humeur massacrante, elle savait que, si elle avait le malheur de ramener !Xabbu à la maison, elle entendrait parler de son « petit ami bushman » pendant des mois. — Mon ami, je vous emmène à la bibliothèque municipale de Pinetown, décida-t-elle en se levant. — Nous pourrions nous procurer la majorité de ces informations sur mon calpélec, ou même le vôtre, expliqua-t-elle alors que le bibliothécaire rondouillard leur ouvrait la salle d’accès au réseau. Mais nous n’aurions alors que du texte et des images en deux dimensions, et je n’aime pas travailler de cette manière. Elle entra et !Xabbu la suivit. Le fonctionnaire dévisagea le Bushman par en dessous, puis haussa les épaules et retourna derrière son bureau. Les vieillards qui consultaient les nouvelles sur leur kiosque fixe se replongèrent dans le reportage traitant du dernier accident de lévitrain sur le plateau de Decca, en Inde. Renie referma la porte derrière elle, oubliant le commentaire effréné du journaliste et les images de métal torturé et de corps déchiquetés qui ne pourraient que la troubler. Le placard lui livra un fouillis de câbles et deux casques, obsolètes mais encore utilisables. Prenant les blocs tactiles en main, elle demanda à accéder au réseau. — Je ne vois rien, se plaignit !Xabbu. Renie releva son casque et s’intéressa à celui de son compagnon. Elle trouva vite le câble débranché et l’inséra dans la fiche prévue à cet effet. Elle se couvrit de nouveau le visage et la grisaille du réseau l’environna aussitôt. — Je n’ai pas de corps, fit encore !Xabbu. — C’est normal. Ce programme sert uniquement à obtenir des informations et il est réduit au strict minimum. Les impressions tactiles sont nulles, ce qui fait qu’il est inutile d’essayer de toucher quoi que ce soit. C’est tout ce à quoi on peut prétendre avec une console bas de gamme… du genre de ce que peut se payer un professeur de Polytech. Elle serra les doigts et le gris devint noir. N’eût été la totale absence d’étoiles, on aurait pu se croire au cœur du vide sidéral. — J’aurais dû commencer par là, reconnut-elle. Mais j’étais si occupée, si fatiguée… — Par où ? s’enquit !Xabbu. Il paraissait toujours aussi calme, mais elle le sentait tendu. Tant pis pour lui, décida-t-elle. Il n’aurait qu’à se montrer patient. C’était elle qui dirigeait la manœuvre, après tout. — Par faire des recherches moi-même, répondit-elle. Je peux accéder vingt-quatre heures sur vingt-quatre au plus grand système d’informations que le monde ait jamais connu, et j’ai laissé les autres réfléchir à ma place. (Sur une simple pression, une sphère bleutée apparut, soleil encore jeune au milieu d’un univers vide.) La console que nous utilisons devrait reconnaître ma voix, désormais, fit-elle avant d’énoncer calmement : Informations médicales. Allez, au boulot. Quelques instructions plus tard, une forme humaine allongée apparut et se mit à flotter devant eux. C’était une silhouette minimale, comme un simul rudimentaire. Des traits lumineux la parcouraient, qui représentaient ses veines et ses artères, et une voix féminine décrivait le processus de formation de caillots au cerveau et le manque d’oxygène qui en découlait. — Nous sommes comme des dieux, fit un !Xabbu vaguement perturbé. Tout nous est accessible. — Nous perdons notre temps, ici. Nous savons que les tests effectués sur Stephen ne montrent rien. Même les substances chimiques de son cerveau sont présentes en quantité normale, et les médecins n’auraient jamais pu rater quelque chose d’aussi évident qu’un caillot ou une tumeur. Sortons de cette encyclopédie et commençons à nous mettre vraiment au travail. Revues médicales, de la date d’aujourd’hui à moins douze mois. Mots clés, et/ou : «coma », «enfant », «adolescent »., quoi d’autre ? « Traumatisme au cerveau », « stupeur »… Renie avait fait apparaître une horloge luisante à l’extrême limite de son champ de vision. La plupart des communications étaient locales, compte tenu du fait que les renseignements recherchés se trouvaient dans les banques de données principales du réseau, mais certains téléchargements lui coûtaient de l’argent et la bibliothèque ne manquerait pas de lui faire payer un surcoût pour avoir utilisé trop longtemps un service que d’autres gens attendaient peut-être. Cela faisait plus de trois heures qu’ils s’étaient connectés et elle avait l’impression de n’avoir rien trouvé de concluant. Depuis une heure, !Xabbu ne lui posait plus la moindre question. Complètement dépassé par la succession ininterrompue d’informations, à moins qu’il ne s’ennuie à mourir. — Quelques milliers de cas seulement, fit-elle. Tous les autres ont été identifiés. Sur une population totale de dix milliards de personnes, ce n’est pas énorme. Carte. Cas recensés en rouge. Les lignes brillantes flottant devant leurs yeux cédèrent la place à un globe terrestre luisant de l’intérieur. Un fruit stylisé, rond et parfait, qui évoluait dans le vide. Comment pourrions-nous jamais trouver une autre planète similaire ? se demanda-t-elle en repensant à ce qu’elle avait dit à !Xabbu au sujet de la colonisation d’autres mondes. C’est le plus beau cadeau que l’on pouvait nous faire, et nous ne l’entretenons même pas. Des points rouge vif s’illuminèrent, partout où l’étrange maladie avait été répertoriée. On en trouvait sur toute la surface du globe, sans logique apparente. S’il s’agissait d’une épidémie, elle était pour le moins étrange. Renie fronça les sourcils. Le dernier des points venait d’apparaître, et leur disposition ne lui apprenait rien. Dans les régions les plus peuplées, on trouvait de plus nombreux cas, ce qui n’avait rien de surprenant. Il y en avait moins dans les pays industrialisés – Europe, – Amérique du Nord, Extrême-Orient – mais ils s’éparpillaient alors sur l’ensemble du continent. À l’inverse, dans je Tiers Monde, les malades étaient presque exclusivement cantonnés aux côtes et au tracé des cours d’eau. Un instant, elle se demanda si elle ne venait pas de découvrir quelque chose. Un lien avec la pollution de l’eau, des toxines déversées dans les rivières, peut-être ? — Produits toxiques pour l’environnement en excès des normes imposées par l’ONU, ordonna-t-elle. En violet. De nouveaux points apparurent aussitôt. — Merde ! commenta-t-elle. — Qu’y a-t-il ? demanda !Xabbu. — Les zones violettes sont celles où l’environnement est pollué. Vous voyez que les cas de coma sont regroupés le long de la côte et des cours d’eau, tant ici que dans le sud de l’Asie ? Je pensais que cela pouvait être l’explication, mais ma théorie ne tient pas en Amérique du Nord. Là-bas, la moitié des cas sont très éloignés des zones contaminées. D’accord, il y a beaucoup moins de malades dans les pays industrialisés, mais j’ai du mal à imaginer qu’il puisse y avoir deux causes possibles, une pour eux et une pour nous. (Elle poussa un long soupir.) Effacement des points violets. Et s’il y avait vraiment deux causes différentes, ou même des centaines ? (Elle s’accorda quelques secondes de réflexion.) Densité de population, en jaune. Elle jura de nouveau en voyant apparaître l’information demandée. — Quelle idiote ! Cela correspond aux côtes et aux grands cours d’eau ; évidemment, vu que c’est là que l’on trouve les villes importantes. J’aurais dû y penser il y a vingt minutes. — Vous êtes peut-être fatiguée, Renie, suggéra !Xabbu. Vous n’avez pas mangé depuis longtemps et vous travaillez dur… — Je vais arrêter, le rassura-t-elle, les yeux rivés sur le globe paré de points rouges et jaunes. Mais c’est tout de même étrange, !Xabbu. Même la densité de population n’explique pas tout. Presque tous les cas recensés en Afrique, dans le nord de l’Eurasie et en Inde se trouvent dans des régions fortement peuplées. Mais même si cette tendance se confirme en partie dans les pays industrialisés, eux aussi ont des malades un peu partout. Regardez donc le cœur de l’Amérique du Nord. — Vous essayez de trouver quelque chose qui corresponde aux enfants tombés dans le coma, comme Stephen, c’est bien cela ? Une chose que les malades auraient tous pu avoir en commun ? — Oui. Mais, dans ce cas précis, les vecteurs de maladie habituels ne semblent pas entrer en ligne de compte, et les produits toxiques non plus. Je ne comprends pas. J’ai même cru un moment qu’il y avait peut-être un rapport avec les champs électromagnétiques générés par les lignes à haute tension. Mais la quasi-totalité de l’Afrique et de l’Inde ont désormais accès à l’électricité. Si les lignes à haute tension étaient coupables, pourquoi le phénomène se limiterait-il aux zones urbaines ? Et pour quelle raison est-il concentré dans le Tiers Monde, mais disséminé dans les pays industrialisés ? Les points de lumière formaient comme les lettres d’un alphabet inconnu. C’était sans espoir. Les questions étaient trop nombreuses, et les réponses, inexistantes. Renie débuta la séquence de sortie du système. — On pourrait aborder le problème d’une autre manière, intervint soudain !Xabbu. Qu’est-ce que l’on ne trouve pas dans les régions que les citadins disent « sauvages » ? Son ton était énergique, comme s’il savait qu’il lui communiquait un renseignement de la plus haute importance. Et pourtant, il paraissait étonnamment distant. — Renie, qu’est-ce que vous ne trouverez jamais dans le delta de l’Okavango ? persista-t-il. Elle resta un instant sans comprendre, puis saisit où il voulait en venir et sentit un froid glacial l’envahir. — Accès au réseau, ordonna-t-elle d’une voix tremblotante. Utilisation minimale, une… non, deux heures par jour et par foyer. En orange. Les nouveaux points demandés apparurent telle une longue traînée de feu qui transforma le monde en un gigantesque brasier. Il y a avait au moins un point rouge vif au centre de la quasi-totalité des zones orange. — Mon Dieu, s’exclama-t-elle d’une voix à peine audible. Ça correspond. 6 NO MAN’S LAND INFORÉSO/MODE : Mbinda rend la rue au grand public. (visuel : défilé de printemps de Mbinda ; succession de mannequins) COMM : le styliste Hussein Mbinda a déclaré que cette année serait « l’Année de la Rue » et l’a confirmé lors de son défilé de printemps, qui s’est tenu à Milan. Les hamacs des SDF et les « glissières » qu’affectionnent tant les Yeux Ronds des banlieues ont été redessinés et créés dans des tissus synthémorphiques du dernier cri… (visuel : Mbinda, s’exprimant devant un taudis en carton) MBINDA : « La rue est avec nous et en nous. Il est impossible de l’ignorer. » Le souffle de la jeune femme avait une senteur de cannelle, et la main qu’elle avait posée sur la poitrine de Paul était légère comme une plume. Il garda les yeux fermés, craignant qu’elle ne s’enfuie s’il les ouvrait, comme si souvent auparavant. — Nous as-tu oubliés ? lui demanda-t-elle d’une voix qui lui rappela un chant d’oiseau lointain. — Non. — Alors, reviens-nous, Paul. Reviens-nous. Une tristesse infinie le-submergea soudain et il tendit les bras vers elle. — Je n’ai pas oublié, fit-il. Je n’ai pas… Une violente déflagration le réveilla brusquement ; les obusiers allemands venaient de reprendre du service. Les projectiles frappèrent à quelques centaines de mètres de là et les étais de la tranchée frémirent sous le choc. Des fusées de pistolets Very illuminaient le ciel et conféraient une couleur rouge vif aux traînées d’obus. Une pluie fine tombait, et Paul était seul. — Je n’ai pas…, répéta-t-il en contemplant ses mains couvertes de boue. — Quoi ? demanda Finch. T’as fait un rêve agréable ? Elle était mignonne, au moins ? Assis à moins d’un mètre de là, il écrivait une lettre à sa famille. Malgré son ton badin, ses yeux fixaient Paul avec une intensité déconcertante derrière ses lunettes parsemées de reflets écarlates. Paul détourna le regard, gêné. Pourquoi son compagnon le dévisageait-il de la sorte ? Il venait juste de faire un autre de ces rêves obsédants : une femme, un ange triste… Suis-je en train de perdre la raison ? Est-ce pour cela qu’il me fixe si étrangement ? Il s’assit en grimaçant. Une flaque s’était formée sous ses bottines durant son sommeil et il avait désormais les pieds trempés. S’il ne s’en occupait pas rapidement, la gangrène risquait de s’installer. C’était déjà bien assez terrible de se faire bombarder en permanence par des gens que l’on n’avait jamais vus ; mais si, en plus, on commençait à pourrir par petits bouts… Il ôta ses godillots et les posa à côté du minuscule réchaud à gaz, tirant leur languette au maximum pour qu’ils sèchent plus vite. Mais plus vite que jamais reste tout de même incroyablement lent, songea-t-il amèrement. L’humidité se montrait un ennemi plus patient encore que les Allemands. Elle ne prenait jamais de nuit de repos pour fêter Noël ou Pâques, et tous les canons de la 5e armée ne pouvaient lui causer le moindre mal. Elle s’infiltrait partout, à travers les tranchées, les tombes, les bottines… mais aussi et surtout à travers les hommes. La gangrène de l’âme. Celle que l’on attrape quand tout ce qui fait de nous des hommes pourrit peu à peu. Ses pieds mis à mal étaient aussi pâles que des animaux écorchés, sauf au niveau des orteils où ils se paraient de traces bleues, signe de mauvaise circulation sanguine. Il se pencha pour les frotter et s’aperçut avec une angoisse mêlée d’un étrange détachement qu’il ne les sentait plus, pas plus que ses doigts, d’ailleurs. — Quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? — Pas la moindre idée, Jonesie, répondit un Finch manifestement surpris par la question. Comment veux-tu que je le sache ? Demande à Mullet. Lui, il les compte, vu qu’il devrait bientôt partir en perme. À ce moment, Mullet apparut derrière Finch, rond comme un hippopotame. — Qu’est-ce tu veux ? fit-il à l’adresse de Paul. — Je voulais juste savoir quel jour on est. Le bombardement venait de cesser, et sa voix lui parut étonnamment forte dans le silence soudain. Mullet grimaça, comme si on venait de lui demander de convertir en milles nautiques la distance séparant la Terre de la Lune. — Le 20 mars, non ? Encore trente-six jours et je retourne au pays. Pourquoi ? Qu’est-ce que t’en as à fiche ? Paul secoua la tête. Il avait parfois l’impression que ce mois de mars 1918 ne finirait jamais et qu’il vivait depuis une éternité dans cette tranchée boueuse, en compagnie de Finch, de Mullet et du reste du 7e bataillon. — Jonesie a encore fait ce rêve bizarre, expliqua Finch avec un regard entendu à l’attention de Mullet. Qui c’était, mon gars ? La petite serveuse de l’estaminet ? Ou la Madeleine de chez Mme Entroyer ? (Sa prononciation du français était atroce, comme toujours, et il s’en amusait.) Trop jeune pour toi, mon vieux. Pas sûr qu’elle saigne déjà, celle-là. — Oh, ferme-la, tu veux ? Paul se détourna, écœuré, préférant bouger ses godillots pour qu’ils bénéficient uniformément de la pitoyable chaleur que dégageait le réchaud. — Oh, c’est un romantique, notre Jonesie, rigola Mullet en exhibant ses dents plates et jaunies. Tu sais pas que toi mis à part, tout le 7e lui est passé dessus, à la Madeleine ? — Ça vaut pour toi aussi, Mullet. Je n’ai pas envie de parler. Sur un dernier sourire satisfait, le gros homme se fondit de nouveau dans l’ombre. Mais Finch, lui, avait encore une ultime recommandation à faire à Paul. — Rendors-toi, Jonesie, dit-il sur un ton où sourdait une indéniable colère. Et ne nous cause pas d’ennuis, tu veux ? On en a déjà largement plus que notre part, dans ce trou pourri. Paul ôta sa capote et se trouva un coin où ses pieds auraient un peu plus de chances de rester au sec. Il les protégea en les enroulant dans son manteau puis s’appuya contre le caillebotis. Il savait qu’il n’aurait pas dû s’emporter contre ses compagnons – non, ses amis, les seuls qu’il avait – mais depuis plusieurs jours, la menace d’une ultime offensive allemande planait au-dessus de leurs têtes. Entre les barrages d’artillerie permanents, la crainte que le pire reste encore à venir et ces rêves qui ne lui laissaient aucun répit… pas étonnant qu’il ait les nerfs à fleur de peau. Il jeta un coup d’œil à Finch. Ce dernier avait repris sa lettre à la faible lueur de la lanterne. Rassuré, Paul lui tourna le dos et sortit la plume verte de sa poche. À la lumière des fusées de pistolets Very, extrêmement diffuse, la plume semblait luire de l’intérieur. Paul l’approcha de son visage et la huma longuement, mais la subtile senteur qu’elle dégageait avait depuis longtemps été étouffée par les odeurs mêlées du tabac, de la sueur et de la boue. Cette plume devait être extrêmement importante, bien que Paul ignorât pourquoi. Il ne savait pas où il l’avait ramassée, mais elle se trouvait dans sa poche depuis plusieurs jours déjà. Elle lui rappelait vaguement l’ange de son rêve ; sans doute était-elle d’ailleurs à la base à ce dernier. Le songe aussi était pour le moins étrange. Paul ne se souvenait que de quelques bribes – l’ange à la voix envoûtante, une sorte de machine cherchant à le tuer –, mais il avait la conviction qu’elles étaient aussi précieuses que des talismans porte-bonheur dont il ne pouvait absolument pas se passer. Tu t’accroches à tout ce que tu trouves, Jonas, se dit-il. Et même à… une plume. Il la rangea dans sa poche. Les mourants ont souvent des idées bizarres, et c’est ce que nous sommes tous, par ici. Des morts en puissance… Il essaya de ne plus y penser, car cela n’aiderait en rien son cœur las ou ses nerfs surmenés. Il ferma les yeux et entreprit le long cheminement qui lui permettrait de se rendormir. De l’autre côté du no man’s land, les canons recommencèrent à tonner. Reviens-nous… Paul fut tiré de son sommeil par un grand bruit qui déchira le silence. La sueur qui poissait son front et ses joues fut emportée par un déluge de pluie. Le ciel s’embrasa brusquement et un nouveau coup de tonnerre retentit. Cette fois, les canons n’y étaient pour rien. Il ne s’agissait pas d’une attaque, mais de la nature qui offrait un parallèle dénué de finesse. Paul s’assit. Finch gisait, inerte, à deux mètres de lui. Sa capote lui recouvrait la tête et les épaules. À la lueur de l’éclair suivant, Paul vit qu’une longue ligne de dormeurs disparaissait dans l’obscurité au-delà de son camarade. Reviens-nous… Les ultimes échos de la voix onirique continuaient de résonner dans son esprit. Il l’avait sentie, une fois de plus, et si proche ! Un ange salvateur, venu lui murmurer de se rendre… où ? Au ciel ? Avait-il simplement reçu un signe de sa mort prochaine ? Paul se boucha les oreilles, mais cela atténua à peine le vacarme qui accompagna l’éclair suivant. Il avait une migraine atroce. Il s’était depuis longtemps résolu à mourir ici, pensant que cela lui permettrait au moins de trouver le repos. Mais il savait désormais que quelque chose d’abominable l’attendait dans l’au-delà. Quelque chose en rapport avec la femme-ange, bien qu’il fût incapable de lui imputer de mauvaises intentions. Un long frisson le parcourut de la tête aux pieds. Un monstre le traquait par-delà la mort, il en était persuadé. Il avait des yeux, des dents, et ne ferait qu’une bouchée de lui. Une fois dans l’estomac de la créature, il serait déchiqueté et digéré durant l’éternité. La terreur qu’il éprouvait était si grande qu’il ne put se retenir de crier. Il ouvrit la bouche en grand, s’étrangla en avalant une grande quantité d’eau de pluie. Il toussa à plusieurs reprises, puis hurla aussi fort qu’il le pouvait, mais sa plainte se perdit dans la fureur de l’orage. La nuit, les éléments déchaînés et la peur panique que lui avaient communiquée ses rêves se refermèrent sur lui comme un cocon. Pense à te sortir de là. À t’en sortir une bonne fois pour toutes. La voix provenait d’un autre songe à demi oublié. Il s’y accrocha et se réchauffa à la chaleur de son message. En cet instant de profonde déprime, elle devint son unique pensée cohérente. Il se mit difficilement debout et s’éloigna de ses compagnons d’un pas mal assuré. Il mit la première échelle à profit pour sortir de la tranchée, comme s’il avait l’intention de se suicider en se ruant sur l’ennemi. Mais c’était tout le contraire ; il ne courait par vers la mort, il la fuyait. Il fut pris d’une hésitation en arrivant en haut. Il s’apprêtait à déserter. Si on le rattrapait, on le fusillerait. Il avait déjà vu cela se produire, un Écossais aux cheveux roux passé par les armes pour avoir refusé de prendre part à une attaque. Le condamné n’avait pas plus de quinze ou seize ans. Il avait menti sur son âge pour se porter volontaire et n’avait cessé de s’excuser de sa lâcheté jusqu’à ce que les fusils crépitent et le transforment en un instant en un corps sans vie. Le vent hurlait à tout rompre et la pluie horizontale lui lacéra le visage lorsqu’il sortit la tête de la tranchée. Qu’on le fusille, ou que les Allemands l’abattent… Mais pour cela, il leur faudrait commencer par l’attraper. Il savait qu’il avait perdu la raison, qu’il était devenu plus fou que le roi Lear de Shakespeare. Mais il se sentait enfin libre. Pense à te sortir de là… Paul gravit les derniers barreaux de l’échelle et tomba dans la boue. Le ciel s’illumina de nouveau. Les fils de fer barbelés enroulés sur eux-mêmes se dressaient devant lui. Censée protéger les soldats britanniques des assauts allemands, la clôture délimitait le no man ’s land au-delà duquel s’étendaient les tranchées ennemies, comme si un immense miroir avait été dressé au milieu du champ de bataille. Et, comme de bien entendu, les Boches avaient eux aussi tendu leurs propres fils de fer barbelés pour protéger leurs lignes. Où aller ? Les deux options possibles étaient aussi désespérées l’une que l’autre, alors laquelle choisir ? Devait-il avancer en direction des sentinelles et des tireurs d’élite de l’autre camp, ou au contraire se replier vers la France libre ? Il faillit se laisser gouverner par la terreur que ressent tout fantassin à la pensée du vide existant entre deux armées ennemies, mais le vent soufflait de plus en plus fort et son excitation augmenta en conséquence. Personne ne s’attendrait à ce qu’il aille de l’avant. Il se cassa en deux et se mit à courir sans même regarder où il allait. Il s’arrêta devant les fils de fer, s’agenouilla et sortit les pinces coupantes glissées dans son ceinturon. À cet instant, il s’immobilisa en entendant quelqu’un rire à mi-voix, puis se détendit en prenant conscience que c’était lui-même qui venait d’émettre ce bruit. Les fils coupés s’accrochèrent à ses habits tels les buissons d’épines défendant le château de la Belle au Bois Dormant. Il se jeta à plat ventre dans la boue lorsqu’un nouvel éclair illumina le ciel. Le coup de tonnerre suivit presque instantanément. Le cœur de l’orage se rapprochait. Paul se mit à ramper à quatre pattes ; sa tête bourdonnait affreusement. Reste dans le no man’s land. À un moment ou un autre, tu trouveras bien le moyen d’en sortir. Pour le moment, reste entre les lignes. Son univers se résumait à une mer de boue et de multiples haies de fils de fer barbelés. La guerre qui déchirait le firmament n’était qu’une pâle imitation des atrocités dont les hommes s’étaient rendus capables. Il ne parvenait plus à trouver le haut. Il l’avait perdu. Il se frotta le visage pour se nettoyer les yeux, mais en vain. Il y avait tellement de boue qu’il avait l’impression de nager dedans. Rien de solide ne lui permettait de savoir où se trouvait le sol. Il était en train de se noyer. Cessant de lutter, il mit la main devant sa bouche pour pouvoir respirer. Loin sur sa gauche, une mitrailleuse ouvrit le feu, à peine audible au cœur de la tempête. Paul secoua lentement la tête de droite à gauche pour chasser la confusion qui l’habitait. Réfléchis. Réfléchis ! Il se trouvait dans le no man ’s land et tentait de se diriger au sud, entre les lignes. L’obscurité traversée par les éclairs et les fusées éclairantes était le ciel, ce qui signifiait que l’autre, plus profonde, devait être le sol… cette pauvre terre torturée. Et le soldat de première classe Paul Jonas, traître et déserteur, s’accrochait à cette noirceur avec l’acharnement d’une puce refusant de lâcher un chien mourant. Il était sur le ventre, mais ce n’était pas vraiment étonnant. Cela faisait une éternité qu’il se trouvait dans cette position. Il planta les coudes et les pieds dans la boue et se remit à avancer. Les bombardements incessants avaient transformé la tourbe du no man’s land en une succession de pics et de crevasses, une mer immonde aux vagues immobiles. Chaque cellule de son être lui hurlait de se dépêcher, de quitter au plus vite ce lieu désolé et sans vie, mais il ne pouvait aller plus vite sans se mettre debout, ce qui ferait de lui une cible pour les soldats des deux camps. Il lui fallait donc continuer à ramper, centimètre par centimètre, et à se faire tout petit sous la mitraille et la colère des éléments. Quelque chose de dur sous ses doigts. La foudre lui révéla un crâne de cheval poussant sous la boue, comme si on avait enterré là l’une des dents de l’hydre. Paul retira violemment sa main. Les yeux de l’animal avaient disparu depuis longtemps et ses orbites étaient pleines de boue. Quelques planches disloquées se voyaient encore derrière le squelette, vestiges du chariot de munitions qu’il avait tracté. Il était difficile, et même impossible, d’imaginer que ce coin d’enfer avait été autrefois une petite route de campagne dans une France tranquille. Le cheval avait dû tirer la charrette et amener son propriétaire au marché, à moins qu’on ne l’eût mis à contribution pour distribuer le lait ou le courrier. Mais cela remontait à l’époque où tout avait encore un sens. Une telle période avait forcément existé, avant. Paul ne s’en souvenait pas vraiment, mais il ne pouvait pas s’empêcher de croire qu’une telle époque avait existé. Le monde avait été un lieu paisible, forcément. Et maintenant, routes, maisons, chariots, tout ce qui séparait la civilisation d’un âge de ténèbres était délibérément broyé pour revenir à l’état de chaos originel. Les chevaux et les gens aussi. Le passé était mort et enterré. À la lueur intermittente de la foudre, il se vit entouré par des cadavres torturés de soldats. Tommies ou Allemands ? Impossible à dire. Leur nationalité et leur dignité leur avaient été arrachées en même temps que la vie. La boue imitait un gros rocher en chocolat, mais les éclats de noisette avaient été remplacés par des fragments de vies : morceaux de bras et de jambes, torses aux plaies cautérisées par les explosions qui les avaient pulvérisés, bottes encore occupées par des pieds disloqués, lambeaux d’uniformes maculés de sang. Des corps moins déchiquetés gisaient au milieu des débris humains, les membres tordus telles de grandes poupées, rejetés par le sol qui les avait engloutis. Yeux grands ouverts. Bouches béantes. Tous se noyaient dans la boue. Et tout avait pris une horrible couleur d’excréments. Paul se trouvait au beau milieu du neuvième cercle de l’enfer, l’abîme du désespoir. Et si nul salut ne l’attendait au terme de son chemin de croix, alors l’univers n’était qu’une plaisanterie sadique. Tremblant de tous ses membres, il poursuivit sa route en tournant résolument le dos au ciel déchaîné. Une terrible explosion le plaqua contre le sol, mais ce dernier se rebella et le projeta dans les airs. Avant qu’il ne retombe, il entendit un nouvel obus arriver et une fontaine de boue apparut à deux cents mètres de lui. De minuscules éclats sifflèrent à ses oreilles. Il se mit à hurler en voyant que les canons allemands donnaient à nouveau de la voix. Visibles à l’horizon, ils crachaient l’un après l’autre une longue langue de feu en direction du ciel. Un autre obus explosa. Le sol se souleva, Paul sentit quelque chose lui lacérer le dos, et son hurlement se perdit dans un nouveau grondement de tonnerre. Un instant, il eut la certitude qu’il était en train de mourir. Son cœur se mit à battre si rapidement qu’il craignait de le sentir exploser dans sa poitrine. Puis il bougea les doigts, le bras. Il avait l’impression que quelqu’un l’avait ouvert sur toute la longueur pour lui titiller la colonne vertébrale avec une aiguille à tricoter, mais tous ses membres fonctionnaient. Il progressa d’un demi-mètre, s’immobilisant de nouveau lorsqu’une autre explosion projeta de la boue et des débris humains dans toutes les directions. Il pouvait encore bouger. Il était vivant. — Il se recroquevilla dans une flaque d’eau et se boucha les oreilles pour ne plus entendre le rugissement des canons, dont la violence excédait de loin celle du tonnerre. Aussi immobile que les nombreux cadavres du no man’s land, l’esprit vide, il laissa la terreur l’envahir et attendit que le tir de barrage cesse. Le sol tremblait sous lui et les éclats de mitraille chauffés au rouge sifflaient au-dessus de sa tête. Les obus de onze pouces allemands se succédaient sans la moindre interruption, remontant les tranchées anglaises dans un sens puis dans l’autre, en ne laissant derrière eux que des cratères, des débris et des chairs pulvérisées. Et le vacarme refusait de s’atténuer. C’était sans espoir. Le bombardement ne cesserait jamais. On en était enfin arrivé au clou du spectacle, au moment où la guerre mettrait le feu au ciel et où les nuages éclateraient pour noyer la Terre sous une pluie de feu. Si tu restes là, tu es mort. Nulle cachette, nul abri à proximité. Paul se remit à plat ventre et reprit son lent cheminement, sans tenir compte des spasmes du sol. Si tu restes là… Droit devant, une légère pente menait à ce qui devait être un ruisseau, avant que les obus ne se mettent à pleuvoir. Au fond du vallon, Paul vit tout juste un filet de brume ; un lieu où se terrer, un linceul de blancheur dont il se draperait comme d’une couverture. Une fois caché, il pourrait dormir. Dormir. Ce mot lui fit l’effet d’une flamme allumée dans une pièce noire. Dormir. S’allonger et laisser disparaître le bruit, la peur, la détresse perpétuelle… Dormir. Il attaqua la descente, tous ses sens fixés sur un seul et unique objectif : atteindre la petite nappe de brouillard qu’il voyait en dessous de lui. Dès qu’il s’y engouffra, le vacarme des canons lui sembla moins assourdissant, même si le sol continuait de vibrer sous lui. Les traînées écarlates qui traversaient le ciel disparurent dans la vapeur, et ses tempes lui firent aussitôt moins mal. Il ralentit sa progression en distinguant des formes oblongues droit devant. Il s’en approcha lentement, les yeux grands ouverts pour déterminer de quoi il s’agissait. Des cercueils. Par dizaines, ils ornaient le flanc de la colline, jaillissant de la boue telle l’étrave d’un navire traversant une haute vague. La plupart d’entre eux avaient délogé leurs occupants, et de longs linceuls blancs se déroulaient jusqu’en bas de la pente. On aurait dit que les morts cherchaient eux aussi à fuir le conflit. Les canons ne s’étaient pas tus, mais Paul ne les entendait plus que de très loin. Il s’agenouilla et sentit qu’il reprenait peu à peu le contrôle de ses sens. Il se trouvait dans un cimetière. Les pilonnages incessants avaient détruit les croix et fait disparaître une partie du sol, tant et si bien que la terre gorgée de cadavres semblait vouloir rejeter la plupart de ses morts. Paul s’enfonça plus avant dans le brouillard. Ces corps avaient été expulsés de leur dernière demeure et ravalés au rang des soldats défunts qu’il avait laissés derrière lui. Leur histoire avait été effacée, noyée dans la masse des décès. Ici, une tête momifiée reposait sur une robe de mariée maculée de boue, la mâchoire béante comme si la jeune femme appelait encore le prétendant qui l’avait laissée se présenter seule devant l’autel de la mort. Là, une petite main squelettique sortait d’un minuscule cercueil ; bébé avait appris à dire au revoir. Hystérique, Paul se mit à rire et à sangloter en même temps. La mort était partout, dans sa grande diversité. Il venait d’entrer dans le pays de la Faucheuse, le parc du grand moissonneur d’hommes. Un squelette portait encore l’uniforme d’une guerre précédente, comme s’il avait cherché à reprendre les armes en entendant de nouveau le son du bugle. Un linceul pourri lui révéla deux enfants momifiés enterrés ensemble, la bouche ouverte comme s’ils s’apprêtaient à chanter une douce mélodie ; deux anges sur une carte postale. Jeunes et vieux, petits et grands, les cadavres de civils se mêlaient en une macabre démocratie et s’en allaient rejoindre ces inconnus venus de pays étrangers qui mouraient par milliers un peu plus loin. Et tous se transformaient en une même boue. Paul traversa lentement le village des morts. Les bruits de la guerre s’atténuaient de plus en plus, ce qui ne pouvait que l’encourager à aller de l’avant. Il finirait bien par trouver un lieu sur lequel le conflit n’avait pas prise. Là, il dormirait. Un cercueil isolé, situé en bordure d’un fossé, attira son attention. Il laissait échapper de longs cheveux noirs emportés par le vent. Le couvercle avait disparu et, quand Paul s’en approcha, il vit que la jeune femme qui reposait à l’intérieur était dans un état de conservation remarquable. Il s’immobilisa en reconnaissant ses traits si pâles. Pris d’un irrépressible frisson, il approcha du cercueil, s’appuyant dessus pour s’aider à remonter la pente boueuse. Ses mains écartèrent la mousseline en piteux état. C’était elle. Elle. L’ange de ses rêves, engoncée dans son linceul et son cercueil. Morte, perdue à tout jamais. Quelque chose s’éteignit en lui, et il eut l’impression qu’il allait se recroqueviller sur lui-même jusqu’à disparaître, comme un brin de paille que l’on approche trop de la flamme. Puis elle ouvrit les yeux – des yeux noirs, noirs et tellement vides – et ses lèvres remuèrent. « Reviens-nous, Paul. » Il poussa un cri et chercha à s’enfuir, mais son pied se prit dans la poignée du cercueil et il s’affala dans la boue. Se relevant au plus vite, il s’enfuit telle une bête blessée. Elle ne le suivit pas, mais sa voix douce et calme l’accompagna jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Il se trouvait dans un endroit plus étrange que tous ceux qu’il avait fréquentés jusque-là. C’était… le grand vide, le néant. Le vrai visage du no man’s land. Il s’assit, engourdi de partout. Les échos de la bataille résonnaient encore sous son crâne, mais le silence qui l’environnait était total. Recouvert de plusieurs centimètres de boue, il reposait sur un sol ni humide ni sec, ni dur ni mou. La brume s’était partiellement levée, mais il ne voyait rien d’autre que des vapeurs perlées tout autour de lui. Il se mit debout ; ses jambes tremblaient. Avait-il réussi à s’échapper ? L’ange mort, le village de cercueils… tout cela n’avait-il été qu’un rêve causé par une blessure à la tête ? Il fit un pas en avant, puis un autre. Rien ne changea. Il s’attendait à voir apparaître à tout moment des formes connues : arbres, rochers, maisons… mais le néant semblait se déplacer avec lui. Il marcha au hasard une heure durant, puis s’assit et laissa échapper des larmes de fatigue et de confusion. Était-il mort ? Se trouvait-il au purgatoire ? Ou pire encore, car le purgatoire était censé être une étape transitoire. Était-il condamné à rester éternellement dans ce non-lieu ? — À l’aide ! s’écria-t-il. Il n’y eut pas le moindre écho. Son exclamation se perdit dans la brume. — À l’aide, répéta-t-il plus bas, en sanglotant. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Pas de réponse. Il se recroquevilla sur le non-sol et se prit le visage à pleines mains. Pourquoi ses songes l’avaient-ils amené ici ? L’ange lui avait paru se faire du souci pour lui, mais quel acte de bonté pouvait conduire à cela ? À moins que charité s’exprime uniquement dans la manière de donner la mort, et que chacun soit ensuite condamné à une éternité passée dans le néant. Paul s’accrocha désespérément aux ténèbres que lui proposaient ses paupières closes. Il ne pouvait plus supporter de se voir entouré par la brume. Le visage de son ange lui apparut, non pas froid et vide comme il l’avait aperçu dans le cimetière, mais doux et triste comme ses rêves le lui avaient montré tant de nuits d’affilée. Avait-il perdu la raison ? Se trouvait-il vraiment ici, ou bien son corps gisait-il au fond d’une tranchée, ou encore à la morgue d’un hôpital de campagne ? Presque inconsciemment, sa main remonta en direction de sa poche de poitrine. Il l’avait presque atteinte quand il réalisa ce qu’il cherchait. Aussitôt, il suspendit son geste, terrifié par ce qu’il risquait d’apprendre. Que me reste-t-il d’autre ? Sa main se glissa dans sa poche et ses doigts se refermèrent sur elle. Il la sortit à la lumière et ouvrit les yeux. Elle luisait d’un éclat vert irisé. Elle était bel et bien réelle. Alors que Paul contemplait la plume qu’il tenait à la main, une autre lueur lui apparut. Elle semblait proche, si tant est qu’un tel concept signifiât quelque chose en ce lieu, et parait le brouillard de teintes dorées. Il se mit debout d’un bond, oubliant sa fatigue et ses blessures. Quelque chose – un portail, un trou ? – était en train de s’ouvrir dans la brume. À l’intérieur, il ne voyait rien d’autre qu’une lumière ambrée qui ondulait telle une nappe d’huile à la surface de l’eau, mais il savait avec une certitude absolue qu’il y avait quelque chose de l’autre côté. La lueur d’or menait quelque part. Il avança vers elle. — T’as l’air bien pressé, Jonesie. — Tu voudrais quand même pas te tirer sans prévenir les copains, si ? Paul s’immobilisa et se retourna lentement. Deux silhouettes jaillirent dans la brume. L’une fluette, l’autre épaisse. Un reflet métallique brillait sur le visage indistinct de la première. — F… Finch ? Mullet ? — On est là pour te ramener à la maison, fit le plus gros avec un rire bref. La panique qui l’avait abandonné resurgit aussitôt, plus forte encore. Il se rapprocha légèrement du portail. — Fais pas ça ! lui ordonna Finch avant de baisser le ton. Allez, viens, mon vieux, te complique pas l’existence. Si tu rentres avec nous, on dira que t’étais en état de choc. Avec un peu de chance, t’auras même droit à quelques jours d’hôpital pour te refaire une santé. — Je… je n’ai pas l’intention de revenir. — Tu voudrais quand même pas déserter, si ? intervint Mullet. Mauvais, ça. Très mauvais. Il paraissait plus imposant qu’avant, presque sphérique et étonnamment musclé. Ses dents étaient si nombreuses et si pointues qu’il n’arrivait pas à fermer la bouche. — Sois raisonnable, Jonesie, reprit Finch, les yeux cachés derrière ses lunettes. Fous pas ta vie en l’air. Nous, on est tes potes. On veut juste te filer un coup de main. Paul eut soudain du mal à respirer. La voix de Finch l’attirait, l’attirait… — Mais…, protesta-t-il. — Ç’a été dur pour toi, on le sait, renchérit le petit. Tu savais plus où tu en étais, et t’as même cru devenir fou. T’as besoin de repos. On va s’occuper de toi. Finch avait raison. C’était vrai qu’il avait besoin de dormir. Et il savait qu’ils prendraient soin de lui, tous les deux. Ses amis. Il hésita, mais ne recula pas en les voyant approcher. La lueur dorée commença à s’éteindre. — Donne-moi ce que tu tiens à la main, mon vieux. La voix de Finch était si envoûtante que Paul tendit la plume sans réfléchir. — Là, c’est bien, donne-la-moi. Le portail doré avait presque disparu, et les reflets qui rendaient opaques les verres de Finch se dissipèrent également. Il n’avait pas d’yeux. — Non ! hurla Paul en faisant un pas en arrière. Laissez-moi tranquille ! Les deux silhouettes qui lui faisaient face se troublèrent et Finch devint plus maigre encore. Pour sa part, Mullet continua de gonfler et sa tête s’enfonça dans ses épaules. — Tu nous appartiens ! s’écria un Finch qui n’avait plus rien d’humain. Serrant la plume de toutes ses forces, Paul fit volte-face et bondit dans la lumière. 7 LE FIL CASSÉ INFORÉSO/FLASH : Alerte au tueur de poissons dans le Pacifique. (visuel : marins pêcheurs écossais vidant leurs filets au port) COMM : Le parasite phytoflagellé responsable de la mort de centaines de millions de poissons dans l’Atlantique Nord il y a une dizaine d’années vient de réapparaître sous une forme mutante dans la zone de reproduction du Pacifique. (visuel : poisson mort à la peau malade) L’ONU craint que les mutations subies par l’organisme lui permettent de résister au virus artificiel qui avait mis un terme à son règne de terreur dans l’Atlantique… Stephen gisait, immobile, sous la tente à oxygène. On aurait dit une mouche prisonnière d’un bloc d’ambre. De minces tubes disparaissaient dans sa bouche, son nez et ses veines. Renie avait l’impression que son petit frère devenait peu à peu partie intégrante de l’hôpital. Une machine de plus. Elle serra les poings de toutes ses forces pour lutter contre le désespoir qui l’envahissait. !Xabbu enfila ses mains dans les gants intégrés à la tente et demanda du regard la permission à Renie. Se sentant incapable de parler, elle se contenta de hocher la tête. — Il est très loin de nous, murmura le petit homme. Comme il était étrange de voir le visage du Bushman derrière une visière en plastique. Renie eut soudain peur pour lui. La RèV, la quarantaine… toutes les nouvelles expériences qu’elle faisait connaître à !Xabbu n’étaient que des moyens différents de perdre le contact avec les gens. Cela finirait-il par le rendre malade ? Se pouvait-il que son âme soit déjà affaiblie ? Elle se força à penser à autre chose. !Xabbu était l’homme le plus sain d’esprit qu’elle connaisse. Elle se faisait du souci car il était aussi petit que Stephen et elle les voyait tous deux au travers de plusieurs couches de plastique. L’impuissance qu’elle ressentait l’affectait plus que tout. Elle posa la main sur l’épaule du Bushman. De cette manière, elle gardait également le contact avec son frère. !Xabbu caressa le visage de Stephen du bout des doigts. Ses gestes étaient extrêmement précis, comme s’il faisait bien plus qu’apprendre à connaître les traits du jeune homme. Il s’intéressa ensuite au cou et à la poitrine. — Il est très loin de nous, répéta-t-il. On dirait qu’il est en transe. — Que voulez-vous dire ? !Xabbu ne répondit pas. Ses mains étaient immobiles sur la poitrine de Stephen, tout comme celle de Renie reposant sur son épaule. La chaîne humaine resta un long moment sans bouger, puis Renie sentit un mouvement au travers de la combinaison stérile : !Xabbu se mouvait doucement, comme par ondulations. Des sons à peine audibles faisant penser aux cliquetis des criquets perdus dans l’herbe haute vinrent se mêler au bruit répétitif du respirateur automatique. Au bout de quelques instants, Renie comprit que son compagnon chantait. Le petit homme garda le silence lorsqu’ils quittèrent l’hôpital. À l’arrêt de bus, il resta debout même quand Renie s’assit, comme s’il cherchait dans les voitures de passage la réponse à une question particulièrement ardue. — La transe est un concept difficile à expliquer, fit-il enfin. Pour avoir fréquenté plusieurs écoles citadines, je peux vous dire qu’elle est perçue comme un état d’autosuggestion. Mais dans les marais de l’Okavango, tout le monde sait que les sorciers en transe sont partis en un lieu où il leur est possible de parler avec les esprits et les dieux. (Il ferma un instant les yeux, comme s’il s’apprêtait à suivre ces sorciers dont il parlait, puis les rouvrit et sourit.) Plus j’en apprends sur la science et plus je respecte les mystères de mon peuple. Le bus s’arrêta et dégorgea sa cargaison de passagers fatigués. Renie se désintéressa du véhicule en voyant que son itinéraire ne leur convenait pas. Elle se sentait énervée sans raison et se faisait l’effet d’être une tempête prête à éclater. — Si vous voulez dire que la science est inutile, je ne suis pas d’accord avec vous, répondit-elle d’un ton las. Sauf pour ce qui est de la science médicale, bien sûr. Celle-là, elle ne sert vraiment à rien. Non, je suis injuste… !Xabbu secoua la tête. — Ce n’est pas du tout ce que je veux dire, Renie. C’est difficile à expliquer. Face aux découvertes scientifiques, j’en viens à apprécier davantage ce que les miens savaient déjà. Ils ne sont pas parvenus au discernement de la même manière, n’ayant pas accès à des laboratoires ou à des machines pensantes, mais un million d’années d’expériences sur le terrain comptent forcément pour quelque chose… surtout dans le désert du Kalahari, où la moindre erreur a de bonnes chances de vous être fatale. — Je ne… que voulez-vous dire par discernement ? — Je parle de la sagesse de nos parents, de nos grands-parents et de nos ancêtres. Apparemment, chacun d’entre nous commence par la rejeter avant de découvrir sa valeur. (Cette fois, son sourire fut plus triste.) Comme je vous l’ai dit, c’est très dur à expliquer, et vous avez l’air fatiguée, mon amie. — Je le suis, oui, mais j’ai tellement de choses à faire… Elle bougea légèrement pour trouver une position plus confortable sur le siège en plastique. Elle ne savait pas qui l’avait conçu, mais son génial inventeur n’avait visiblement jamais pensé que l’on aurait à s’asseoir dessus. Voyant la lutte perdue d’avance, elle abandonna et se percha juste au bord du siège. Elle sortit une cigarette, mais l’embout allumeur était défectueux. Poussant un long soupir, elle plongea la main dans son sac à la recherche de son briquet. — Qu’est-ce que vous avez chanté, à l’hôpital ? demanda-t-elle. Cela avait-il quelque chose à voir avec votre transe ? — Oh, non, répondit-il, légèrement scandalisé, comme si elle l’avait accusé d’être un voleur. C’est juste une chanson nostalgique composée par l’un des miens. Je l’ai chantée parce que j’étais triste de voir votre frère perdu si loin de sa famille. — Parlez-m’en. !Xabbu s’intéressa de nouveau à la circulation automobile. — C’est une chanson qui pleure la mort d’un ami, et elle est également en rapport avec ce jeu de création que l’on pratique avec une ficelle… vous connaissez ? Renie écarta les doigts et sépara ses mains d’une quinzaine de centimètres. !Xabbu hocha la tête. — Je ne sais si je parviendrai à la traduire correctement en anglais, mais je vais essayer : Il y a des gens, des gens, Qui ont cassé mon fil C’est pourquoi Ce lieu m’attriste… Parce que le fil est cassé. Mon fil a été cassé, C’est pourquoi Ce lieu ne m’inspire plus les mêmes sensations Qu’auparavant… Parce que le fil est cassé. Ce lieu m’apparaît comme un endroit grand ouvert, Vide, Parce que le fil est cassé. C’est pourquoi Ce lieu n’est que tristesse… Parce que le fil est cassé. — Mon fil a été cassé, répéta Renie. La douleur à peine évoquée de la chanson lui rappela brusquement l’atroce sensation de vide qu’elle ressentait désormais depuis quatre longues semaines. Un mois entier ! Un mois que son petit frère dormait tel un mort. Elle se mit à sangloter. Elle chercha à lutter, mais en vain, et les larmes affluèrent en plus grand nombre. Elle aurait voulu expliquer à !Xabbu pourquoi elle réagissait de la sorte, mais elle ne pouvait pas. À son grand désespoir, elle avait perdu le contrôle de ses nerfs et pleurait à chaudes larmes dans un lieu public. Elle se sentait nue et humiliée. !Xabbu ne lui entoura pas les épaules de son bras, pas plus qu’il ne lui murmura que tout irait bien, que la situation finirait par s’arranger. Il s’assit simplement à côté d’elle, lui prit les mains et attendit que la crise passe. Cela prit du temps. Chaque fois que Renie pensait qu’elle allait enfin parvenir à se reprendre, elle repartait de plus belle. Ses yeux brouillés de larmes lui apprirent qu’un nouveau bus venait de décharger ses passagers. Certains jetèrent un rapide regard au spectacle incongru qu’ils offraient, !Xabbu et elle : un petit Bushman vêtu à l’ancienne mode réconfortant une femme qui pleurait comme une madeleine. L’idée lui parut si saugrenue qu’elle se mit également à rire, sans cesser de pleurer pour autant. Une partie détachée de son esprit se demanda alors si elle parviendrait un jour à se calmer où si elle était condamnée à passer de l’hilarité à la souffrance jusqu’à la tombée de la nuit. Enfin, la crise passa, mais davantage parce que Renie était épuisée que parce qu’elle avait réussi à se contrôler. !Xabbu lui lâcha les mains. Incapable de le regarder en face, elle fouilla dans sa poche et en tira un mouchoir en papier qu’elle avait utilisé plus tôt pour éviter que son rouge à lèvres ne fasse des pâtés. Après s’être essuyée de son mieux et mouchée, elle le fixa droit dans les yeux, comme pour lui interdire de se moquer de sa faiblesse passagère. — Votre tristesse est-elle plus supportable, maintenant ? Elle se détourna de nouveau, honteuse. !Xabbu avait l’air de penser qu’il était tout à fait naturel de se couvrir de ridicule à quelques mètres du centre hospitalier de Durban. Et peut-être avait-il raison. — Ça va mieux, oui, répondit-elle. Mais je crois bien que nous avons raté notre bus. !Xabbu haussa les épaules. Renie lui prit la main dans les siennes et la serra brièvement. — Merci de vous montrer si patient avec moi. Mais il y a… quelque chose dans votre chanson. — Oui ? Il la regardait attentivement, et elle se sentait nerveuse. S’attendait-il à ce qu’elle soit fière d’avoir ainsi perdu le contrôle de ses émotions ? Sans pouvoir s’expliquer pourquoi, elle ne supportait pas qu’il la dévisage de la sorte. Pas alors que ses yeux étaient gonflés et que son nez coulait. Elle reporta donc son attention sur ses mains, qu’elle avait ramenées sur ses genoux. — Quand vous dites «Il y a des gens, des gens, qui ont cassé mon fil »… je suis sûre que c’est le cas. — Je ne comprends pas. — Stephen n’est pas… malade. Je n’y crois plus. En fait, je ne l’ai jamais vraiment cru, mais je ne parvenais pas à définir ce que je ressentais vraiment. Mais quelqu’un – des gens, comme dans la chanson – quelqu’un lui a fait ça. Je ne sais pas qui, ni comment ou même pourquoi, mais j’en ai la conviction. (Elle eut un rire bref et dénué d’humour.) C’est sans doute ce que prétendent tous les fous : « Je ne peux pas l’expliquer, mais je sais que c’est vrai. » — C’est à cause des recherches que vous avez effectuées ? De ce que nous avons vu à la bibliothèque ? Elle hocha la tête et se redressa. Elle était en train de recouvrer ses forces. L’heure était venue d’agir. Pleurer ne servait à rien. Il fallait qu’elle fasse quelque chose. — Oui, répondit-elle. Je ne sais ce que cela signifie, mais c’est en rapport avec le réseau. — Mais vous m’avez appris que ce dernier n’est pas un lieu véritable et que ce qui s’y produit n’est pas réel. Si l’on y mange, on n’est pas vraiment nourri. Dans ce cas, comment pourrait-on s’en servir pour blesser quelqu’un ou plonger un enfant dans un sommeil dont il ne parvient plus à sortir ? — Je l’ignore, mais j’ai bien l’intention de le découvrir. Renie sourit en réalisant combien l’on retombait dans les clichés quand la situation devenait critique. C’était le genre de réplique que l’on trouvait dans toutes les histoires policières, et nul doute qu’elle avait été placée au moins une fois dans le livre qu’elle avait lu à Stephen. Elle se leva. — Je n’ai pas envie d’attendre le prochain bus et j’en ai plus qu’assez de ce banc. Allons manger quelque chose… enfin, si cela ne vous dérange pas. Je vous ai déjà fait perdre une journée entière, et j’imagine que vous devez avoir du travail, non ? Il lui dédia son plus beau sourire impertinent. — Je travaille très dur, mademoiselle Sulaweyo, lui répondit-il. J’ai déjà achevé tout ce que l’on m’avait demandé pour la semaine. — Dans ce cas, suivez-moi. J’ai besoin de manger et de boire plusieurs litres de café. Mon père n’a qu’à se débrouiller tout seul, pour une fois. Ça lui donnera une leçon. Elle se sentait plus légère qu’elle ne l’avait été au cours du mois écoulé, comme si elle venait de se débarrasser d’un terrible fardeau qui pesait sur ses épaules. — Il existe forcément des choses que nous pourrons découvrir, fît-elle. Tout problème a sa solution. Il suffit de la trouver. !Xabbu ne répondit pas mais allongea le pas pour la suivre. La grisaille de la fin d’après-midi commençait à se parer de lueurs orangées. L’éclairage public venait juste de s’allumer. — Bonjour, Mutsie. Pouvons-nous entrer ? La mère d’Eddie les dévisagea d’un air méfiant. — Qu’est-ce que vous voulez ? — J’aimerais parler à Eddie. — Pourquoi ? Il a fait quelque chose de mal ? — Je veux juste lui parler, c’est tout, réitéra Renie, qui sentait qu’elle commençait à perdre patience. Allons, vous me connaissez. Ne m’obligez pas à rester sur le pas de votre porte comme une étrangère. — Pardon. Entrez. Mutsie s’écarta pour les laisser passer puis leur indiqua le vieux canapé recouvert de tissu bigarré. D’un petit coup de coude, Renie incita !Xabbu à s’y asseoir. Impossible de s’installer ailleurs, de toute façon. L’appartement était aussi mal rangé que la nuit où Stephen était tombé malade. Elle n’a probablement pas fait le ménage depuis, songea Renie. Aussitôt, elle se reprocha sa méchanceté gratuite. — Il prend son bain, expliqua Mutsie. Elle ne leur offrit rien à boire et préféra rester debout. Un silence gêné s’installa. Les deux sœurs d’Eddie étaient allongées devant l’écran mural, qui montraient deux hommes en combinaison voyante cherchant à sortir d’une cuve pleine d’une substance gluante. Mutsie ne cessait de jeter de brefs coups d’œil à l’écran par-dessus son épaule ; l’émission l’intéressait visiblement tout autant que ses filles. — Je suis vraiment désolée pour Stephen, fit-elle enfin. C’est un brave garçon. Comment va-t-il ? — Toujours pareil, répondit Renie en serrant les dents. Les médecins ignorent ce qu’il a. Ils ne parviennent pas à le réveiller. Elle secoua la tête et essaya de sourire. Mutsie n’était pas fautive. Ce n’était pas une bonne mère, mais cela n’expliquait en rien ce qui était arrivé à Stephen. — Peut-être qu’Eddie pourrait venir le voir avec moi, un de ces jours, proposa-t-elle. Le médecin dit que cela lui fait du bien de voir des visages connus. Mutsie hocha la tête sans conviction. Quelques instants plus tard, elle sortit dans le couloir. — Eddie ! Dépêche-toi, tu veux ? La sœur de Stephen aimerait te parler. Elle revint en soupirant, comme si elle venait de mener à bien une tâche particulièrement éreintante. — Il reste dans son bain pendant des heures, expliqua-t-elle. Il y a même des fois où j’en viens à me demander s’il n’est pas mort ou… oh, pardon, Irene. D’un geste de la tête, Renie lui indiqua qu’elle ne l’avait pas mal pris. Elle sentit plus qu’elle ne vit les yeux de !Xabbu s’écarquiller. Elle ne lui avait jamais dit son vrai prénom. — Ce n’est pas grave, Mutsie. Oh, je ne vous ai pas encore présenté !Xabbu. C’est l’un de mes élèves. Il m’aide à effectuer des recherches. Nous essayons de trouver du nouveau sur l’état de Stephen. — Comment ça ? demanda Mutsie en regardant le Bushman du coin de l’œil. — Il y a peut-être des choses que les médecins ont laissées passer… un article paru dans la presse spécialisée, par exemple. Elle n’alla pas plus loin. Mutsie s’était déjà visiblement fait son idée quant au lien qui l’unissait à !Xabbu. Affirmer qu’ils cherchaient à découvrir ensemble si Stephen avait été rendu malade par le réseau ne pourrait que rendre son histoire moins crédible encore. — J’essaye de faire de mon mieux, conclut-elle maladroitement. L’attention de Mutsie était de nouveau accaparée par l’écran mural. Les deux hommes couverts de colle faisaient tout leur possible pour s’extraire de la cuve transparente. — Bien sûr, répondit-elle, distante. Comme nous tous. Renie se demanda ce qu’elle devait penser de cette phrase dans la bouche d’une femme qui avait envoyé ses enfants chez sa sœur pour le week-end en oubliant que la sœur en question avait déménagé à l’autre bout de la ville. Renie connaissait cette histoire par cœur, et pour cause : les trois enfants avaient atterri chez elle et elle avait passé tout son samedi après-midi à trouver l’adresse de leur tante et à les y emmener. Oh, oui, Mutsie, nous faisons vraiment de notre mieux, vous et moi. Eddie arriva enfin, les cheveux mouillés et vêtu d’un pantalon de pyjama rayé trois fois trop grand pour lui ; bien que retroussé à plusieurs reprises, il traînait tout de même par terre. Le garçon avançait tête basse, comme s’il attendait une réprimande. — Entre, fiston. Dis bonjour à Irene. — Salut, Renie. — Bonjour, Eddie. Assieds-toi, veux-tu ? J’ai quelques questions à te poser. — Les gens de l’hôpital l’ont déjà fait, intervint Mutsie. Un homme est venu chez nous, il a regardé la nourriture qu’on avait dans le réfrigérateur et il a pris des notes. — Ce sont des questions d’un autre ordre qui m’intéressent. Eddie, je veux que tu réfléchisses bien à ce que je vais te demander avant de me répondre, d’accord ? Le garçon se tourna vers sa mère dans l’espoir qu’elle s’interposerait entre Renie et lui, mais Mutsie n’avait d’yeux que pour l’écran mural. Eddie s’assit par terre devant Renie et !Xabbu puis, ramassant l’une des poupées articulées de ces sœurs, il se mit à la triturer nerveusement. Renie lui expliqua qui était !Xabbu, mais il n’écoutait visiblement pas ce qu’elle disait. Elle se rappela comment elle se comportait à l’âge d’Eddie : à ce moment de son existence, tous les adultes étaient agglomérés en une masse unique et considérés comme l’ennemi tant qu’ils n’avaient pas apporté la preuve du contraire. — Je ne te tiens pour responsable de rien, Eddie, l’assura-t-elle. Je cherche juste à savoir ce qui est arrivé à Stephen. — Il est malade, répondit le garçon en refusant de lever les yeux. — Je le sais bien. Mais ce qui m’intéresse, c’est de découvrir pourquoi. — On a rien fait, j’te l’ai déjà dit. — Peut-être pas ce soir-là, non. Mais je sais que Stephen, Soki et toi, vous vous amusiez à aller dans des coins du réseau qui n’étaient pas pour vous. Je le sais, Eddie… tu te souviens ? — Ouais, répondit-il en haussant les épaules. — Parle-m’en, s’il te plaît. Il tordait la poupée en tous sens, à tel point que Renie se demanda s’il ne risquait pas de la casser. Ces jouets étaient affreusement chers, comme elle le savait pour avoir acheté tant de figurines des Netsurfers Détectives à son jeune frère. « Masqueur » était le plus fragile du lot, à cause de sa chevelure stupéfiante, qui faisait près de la moitié de sa taille totale. — Tout le monde le fait, se justifia-t-il. On te l’a déjà dit. On entre, on sort. Ni vu ni connu. — Tout le monde fait quoi ? Aller dans le Quartier Central ? — Ouais. — Et ce club, là… Chez Mister J ? Tout le monde y va, là aussi ? — Ouais. Enfin, pas exactement tout le monde. Mais les grands en parlent. Voyant qu’elle ne parviendrait pas à l’obliger à la regarder dans les yeux, Renie se laissa aller contre le dossier du canapé. — Et la plupart d’entre eux mentent sûrement comme des arracheurs de dents. Qu’est-ce que vous en aviez entendu dire pour avoir autant envie d’y aller ? — De quel genre de lieu s’agit-il ? s’enquit !Xabbu. — Pas très recommandable, répondit Renie. Un club virtuel. Alors, Eddie, qu’est-ce que les grands en disaient ? — Que… qu’on pouvait y voir des trucs. Il se tourna de nouveau vers sa mère et se tut en voyant qu’elle était fascinée par les deux hommes gluants qui s’affrontaient désormais avec de longues perches luisantes. — Quel genre de trucs, Eddie ? demanda Renie en se penchant de nouveau vers lui. Parle, bon sang. Il faut que je sache. — Ils disent qu’on peut y… sentir des choses, même si on a pas le flack. — Le flack ? Un nouveau mot de micro-kid. Ils changeaient tellement vite… — Le… les machins qui servent à toucher ce qu’y a sur le réseau. — Des capteurs tactiles, sensoriels ? — Ouais, tout ce super-matos, quoi. Mais même si on l’a pas, y a des trucs qu’on peut sentir, chez Mister J. Et y a aussi… j’sais pas… on dit que… — Qu’est-ce qu’on dit, Eddie ? Mais le garçon était manifestement mal à l’aise d’avoir à révéler ces cancans de micro-kids à une adulte. Cette fois-ci, ce fut Renie qui se tourna vers Mutsie afin de quémander son aide, mais la mère d’Eddie s’était déchargée de ses responsabilités et n’avait aucune intention de les assumer de nouveau. Renie aiguilla donc son interrogatoire dans d’autres directions, mais sans grand succès. Les trois garçons s’étaient rendus chez Mister J pour connaître les fameuses sensations qui avaient fait la réputation du club et pour « voir des trucs » – des attractions violentes ou pornographiques, de l’avis de Renie. Au lieu de cela, ils s’étaient perdus et avaient passé des heures à chercher leur chemin. Certaines parties de l’établissement étaient apparemment très inquiétantes, voire terrifiantes, d’autres seulement étranges, mais Eddie prétendait ne pas se rappeler ce qu’ils avaient vu. Finalement, plusieurs hommes, dont un qui était énorme – du moins, son simul –, les avaient envoyés en direction d’une salle située au sous-sol. Soki était tombé dans une sorte de piège, et ses deux compagnons s’étaient enfuis du club avant d’appeler Renie. — Tu ne te souviens de rien d’autre ? essaya-t-elle encore. Même si je te dis que cela pourrait aider Stephen à aller mieux ? Pour la première fois depuis le début de la discussion, il la fixa droit dans les yeux. — J’suis pas un blouseur, affirma-t-il résolument. — Un menteur, traduisit Renie à l’adresse de !Xabbu. Je n’ai jamais dis cela, Eddie. J’espérais juste que tu pourrais te souvenir d’autre chose. Essaye, s’il te plaît. Il haussa de nouveau les épaules. Maintenant qu’elle voyait clairement ses pupilles, elle sut qu’il lui cachait quelque chose. Lui avait-il vraiment dit toute la vérité ? Il semblait craintif, mais il n’aurait pas dû continuer à avoir peur d’elle. — Si d’autres détails te reviennent en mémoire, appelle-moi, s’il te plaît. C’est très important. Elle se leva et Eddie fît de même, mais elle ne lui laissa pas le temps de quitter la pièce. — Une dernière chose, fit-elle. Comment va Soki ? Le garçon se retourna vers elle, les yeux exorbités. — Il est tombé malade, répondit-il. Il est chez sa tante. — Je sais, mais sa maladie est-elle due à ce que vous avez fait ensemble sur le réseau ? Parle-moi, Eddie. — Sais pas, répondit-il en secouant la tête. Il est pas revenu à l’école. Renie baissa les bras. — File, l’autorisa-t-elle. Eddie bondit hors du salon comme s’il n’attendait que cela depuis des heures. Renie tourna son attention vers Mutsie, qui avait rejoint ses filles à même le sol. — Connaissez-vous le numéro de téléphone de la tante de Soki ? lui demanda-t-elle. Mutsie souffla comme un phoque ; on aurait cru que Renie venait de lui demander de traverser les monts du Drakensberg en portant sur son dos plusieurs centaines de kilos de pierres. — Je dois l’avoir par là, fit-elle en se levant. Renie se tourna vers !Xabbu pour partager avec lui son exaspération, mais il était fasciné par l’écran mural, sur lequel l’un des hommes gluants tentait d’attraper un poulet dans le but visible de le dévorer tout cru. Les rires du public, amplifiés pour les besoins de l’émission, résonnaient dans tout le salon. Les derniers cours de la journée venaient de s’achever et les étudiants se déversaient dans les couloirs. Renie observa un instant le déferlement de couleurs qui les accompagnait et réfléchit une fois encore à ce besoin que les humains avaient de vivre ensemble. À la fin du siècle dernier, on avait prédit que l’école de l’avenir se ferait par vidéo, ou encore que les enseignants seraient remplacés par des machines et des banques de données. Mais c’était le genre de prévisions qui se révélaient souvent complètement erronées. Un des professeurs de Renie lui avait ainsi appris que lorsqu’on avait lancé la nourriture congelée sur le marché il y avait un siècle, les spécialistes avaient affirmé que les gens cesseraient bien vite de faire la cuisine. Au lieu de cela, trente ans plus tard, les habitants des pays civilisés cultivaient tous leur potager et faisaient leur propre pain. De la même manière, on pouvait s’attendre que le besoin de contact humain soit toujours d’actualité. Les cours magistraux n’occupaient plus la même part du programme d’enseignement qu’à l’époque où les livres constituaient la seule source d’informations, mais ceux qui avaient annoncé les méthodes classiques bientôt complètement dépassées s’étaient manifestement trompés. L’une des amies de jeunesse de Renie avait épousé un policier. Avant que les deux jeunes femmes ne perdent le contact, Renie avait dîné avec eux à quelques reprises ; elle se souvenait que le mari de son amie tenait le même discours au sujet de la criminologie. Quel que soit le nombre de gadgets que l’on inventerait pour découvrir la vérité en étudiant les battements de cœur des suspects, leurs ondes mentales, le ton de leur voix ou encore leurs réactions épidermiques, les policiers n’étaient vraiment sûrs de leur fait qu’en regardant droit dans les yeux les individus qu’ils interrogeaient. Ce besoin de contact était donc apparemment universel. Quels que soient les bouleversements qu’ait subis l’environnement, changements qui, pour la plupart, avaient été décidés par l’humanité, le cerveau humain n’avait guère évolué depuis un million d’années. Il traitait toujours les données et tentait de leur donner un sens. Il ne faisait pas la différence entre le « réel » et « l’irréel », du moins aux niveaux de réaction les plus basiques, dictés par la peur et l’instinct de conservation. Si Renie réfléchissait à la question, c’était à cause de l’ami de Stephen, Soki. Le matin même, elle avait réussi à joindre la mère du garçon, Patricia Mwete, mais cette dernière, qu’elle ne connaissait qu’assez peu, avait catégoriquement refusé de la recevoir. Elle lui avait expliqué que Soki se remettait à peine de sa longue maladie. Une telle rencontre risquait de provoquer une rechute. Après une discussion longue et tendue, Patricia avait tout de même accepté que Renie rappelle dans l’après-midi ; Soki lui parlerait après être revenu d’un mystérieux rendez-vous dont sa mère n’avait pas voulu préciser la nature. Le raisonnement de Renie avait été inspiré par la frustration qu’elle ressentait à l’idée de ne pouvoir interroger Soki que par téléphone mais, en réfléchissant sérieusement au problème, elle réalisa qu’il lui faudrait passer beaucoup de temps à démêler le réel de l’irréel si elle cherchait vraiment à découvrir la source du mal de Stephen… surtout si celle-ci était liée au réseau. À ce stade de son enquête, il était impensable d’aller voir les autorités, fussent-elles médicales ou légales. Comme toutes les nouvelles technologies, la RèV avait eu mauvaise presse dans les premiers temps, et on avait même relevé certains syndromes post-traumatiques chez les utilisateurs de simulations extrêmement violentes, mais aucun des cas officiellement reconnus n’avait quoi que ce soit à voir avec Stephen. De plus, même si Renie était persuadée que son frère se trouvait dans cet état après qu’il lui fut arrivé quelque chose sur le réseau, rien ne lui permettait de le prouver. Mille autres causes pouvaient tout aussi bien l’avoir amené sur son lit d’hôpital, et les autorités ne manqueraient pas de les invoquer. Mais chercher les preuves nécessaires sur le réseau représentait une tâche colossale. Même un policier spécialement mandaté aurait un mal fou à contourner les multiples illusions et faux-semblants érigés par les utilisateurs désireux de conserver leur intimité… sans compter que les lois ayant trait aux libertés individuelles étaient très strictes. Que puis-je faire, toute seule ? se demanda-t-elle. Si j’ai raison, je me retrouverai dans la position d’Alice devant résoudre un meurtre au Pays des Merveilles. On frappa à la porte, interrompant ses idées noires. — Renie ? Vous êtes occupée ? lui demanda !Xabbu. — Entrez. J’allais justement vous envoyer un message. J’apprécie beaucoup que vous ayez passé tout ce temps à mon côté, hier, et je me sens coupable de vous avoir détourné de vos études. Le Bushman eut soudain l’air gêné. — J’aimerais devenir votre ami, fit-il, et les amis sont là pour s’entraider. Et puis, je dois vous avouer que je trouve cette situation étrange et intéressante. — Peut-être, mais vous avez aussi votre vie. Je crois que vous passez généralement vos soirées à la bibliothèque, non ? — L’école était fermée, répondit-il en souriant. — Ah, oui, c’est vrai, l’alerte à la bombe. (Elle fit la grimace et sortit une cigarette de son sac.) Mauvais signe, ça ; elles sont devenues si fréquentes que je ne m’en souviens même plus. Et, vous savez quoi ? Vous êtes le premier à m’en parler aujourd’hui. À croire que tous les autres trouvent la situation on ne peut plus normale. On frappa encore. Une collègue de Renie, qui enseignait la programmation aux débutants, vint lui emprunter un livre. Elle ne cessa de parler tout le temps qu’elle resta dans la pièce, ne tarissant pas d’éloges sur le restaurant où son petit ami l’avait emmenée. Elle n’eut pas un mot, pas un regard pour !Xabbu, qu’elle traitait manifestement comme un meuble. Renie fut chagrinée par un tel manque d’éducation, mais le petit homme ne parut pas s’en formaliser. — Avez-vous réfléchi à ce que vous avez appris hier soir ? lui demanda-t-il quand ils furent de nouveau seuls. Je ne suis pas bien sûr d’avoir compris ce qui, selon vous, serait arrivé à votre frère. Comment quelque chose d’irréel pourrait-il avoir un effet aussi tangible ? Surtout si son équipement était de mauvaise qualité. Si quelque chose lui avait fait du mal, qu’est-ce qui l’aurait empêché d’ôter son casque ? — Il l’a bel et bien enlevé… ou du moins, il ne le portait pas quand je l’ai trouvé. Et je n’ai pas de réponse à cette question. J’aimerais bien la connaître. Elle se sentit soudain épuisée en pensant à la tâche qui l’attendait : il serait extrêmement difficile, voire totalement impossible, d’aller chercher sur le réseau les causes de la maladie de son frère. Elle écrasa sa cigarette et regarda les dernières volutes de fumée se perdre au plafond. — Peut-être que j’ai imaginé tout cela, reprit-elle. Nous voulons toujours connaître le pourquoi des choses, même lorsqu’il n’y en a pas. C’est ce qui explique l’engouement pour les conspirations et la religion… encore que je ne sois pas sûre qu’il y ait une différence entre les deux. Le monde est trop complexe, et nous avons besoin de réponses simples. !Xabbu semblait désapprouver sa tirade, du moins le perçut-elle ainsi. — Mais les schémas directeurs existent bel et bien, lui rappela-t-il. La science et la religion sont d’accord sur ce point. La difficulté consiste à les démêler afin de découvrir lesquels sont réels et ce qu’ils signifient. Elle resta un long moment sans voix, surprise, une fois de plus, par sa perception des choses. — Vous avez raison, bien sûr, concéda-t-elle. Autant continuer de chercher ce schéma directeur bien précis, donc. Peut-être découvrirai-je un jour s’il a un sens. Voulez-vous rester pendant que j’appelle l’autre ami de Stephen ? — Si cela ne pose pas de problème. — Je ne pense pas, non. Je dirai à sa mère que vous êtes un ami de l’école. — J’espère que c’est le cas. — Bien sûr, mais j’espère, moi, qu’elle vous prendra pour l’un de mes collègues. Il vaut mieux que vous ôtiez cette cravate. Vous avez l’air de sortir tout droit d’un vieux film. !Xabbu eut l’air un peu peiné. Il était fier de s’habiller de manière correcte, et Renie n’avait pas eu le cœur de lui dire qu’il était le seul homme de moins de soixante ans qu’elle ait jamais vu affublé d’une cravate. Mais il s’exécuta, apporta une chaise derrière elle et s’assit, le dos bien droit. C’est Patricia Mwete qui répondit. Méfiante à la vue de !Xabbu, elle se détendit en entendant l’explication de Renie. — Ne posez pas trop de questions à Soki, prévint-elle. Il est encore fatigué… il a été très malade. Patricia était vêtue de manière assez formelle. Renie se souvenait vaguement qu’elle était employée dans une institution financière. Sans doute rentrait-elle du travail. — Je ne veux surtout pas le contrarier, la rassura Renie. Mais mon frère est dans le coma, Patricia, et tout le monde ignore pourquoi. Je cherche juste à comprendre. — Je le sais bien, Irene, fit sa correspondante en se détendant quelque peu. Excusez-moi. Je vais le chercher. Lorsque Soki apparut à l’écran, Renie fut surprise de voir qu’il avait l’air en pleine forme. Il n’avait manifestement pas perdu le moindre de ses kilos en trop et son sourire était franc et assuré. — Salut, Renie. — Bonjour, Soki. J’ai appris que tu avais été malade. Il haussa les épaules. Sa mère, invisible à l’écran, lui dit quelque chose que Renie et !Xabbu ne purent entendre. — Ça va, maintenant, répondit-il. Et Stephen ? Renie lui raconta tout et la bonne humeur de Soki s’envola. — J’en avais entendu parler, mais je croyais que ça durerait pas, comme pour ce garçon de notre classe qu’a eu une commotion cérébrale, fit-il. Il va mourir ? La jeune femme fut si surprise par la brusquerie de la question qu’il lui fallut quelques instants pour se reprendre. — Je ne pense pas, répondit-elle enfin, mais je me fais beaucoup de souci à son sujet. Personne ne sait ce qu’il a. C’est pour cela que je voulais te poser quelques questions. Peux-tu me dire ce que vous faisiez sur le réseau, Stephen, Eddie et toi ? Il la regarda d’un air bizarre, puis se lança dans une longue description d’activités plus ou moins légales, ponctuée par les bruits de désapprobation émis par sa mère invisible. — Ce que j’aimerais vraiment savoir, Soki, c’est ce qui s’est produit la toute dernière fois, juste avant que tu tombes malade. Quand vous avez pénétré dans le Quartier Central. Il la fixa sans comprendre. — Le Quartier Central ? répéta-t-il. — Tu sais de quoi je parle, non ? — Bien sûr, mais on y est jamais allé. On a essayé d’y entrer, ça oui, mais on y est pas arrivé. — Tu veux me dire que vous n’êtes jamais allés là-bas ? La surprise du garçon se transforma en colère. — Pourquoi ? Stephen vous a dit que si ? Dans ce cas, c’est un blouseur, un méga-blouseur ! Médusée, Renie mit quelques secondes à répondre. — Soki, j’ai dû aller rechercher Stephen et Eddie moi-même, et ils m’ont dit que tu étais avec eux. Ils se faisaient du souci pour toi, parce qu’ils t’avaient perdu sur le réseau… — C’est tous des blouseurs ! cria Soki. Renie ne savait plus que penser. Le garçon lui mentait-il parce que sa mère se tenait à côté de lui ? Si tel était le cas, il se montrait extrêmement convaincant ; son indignation ne paraissait pas feinte. À moins que Stephen et Eddie lui aient menti en lui racontant que Soki se trouvait avec eux. Mais pourquoi ? Patricia apparut de nouveau à l’écran. — Soki s’excite un peu trop, Irene. Et vous ne seriez pas en train de le traiter de menteur ? — Non, Patricia, répondit-elle après avoir respiré profondément. Je ne comprends pas, c’est tout. Si Soki n’était pas avec Stephen et Eddie, pourquoi m’ont-ils raconté des histoires ? Cela ne les a pas tirés d’affaire, Stephen a même été interdit de réseau pour un mois. Je ne sais pas ce qui se passe, Soki. Tu es sûr que tu ne te rappelles pas ? Tu n’es jamais allé dans le Quartier Central, dans un club appelé Chez Mister J ? Tu n’es pas passé au travers d’une espèce de porte avec des lumières bleues ? — Jamais ! hurla Soki. Il était en colère et visiblement terrifié, mais rien n’indiquait qu’il mentait. Quelques gouttes de sueur venaient d’apparaître sur son front. — Une porte, des lumières bleues…, marmonna-t-il. Jamais… — Ça suffit, Irene ! intervint Patricia. Laissez-le tranquille ! Avant que Renie ait le temps de répondre, Soki renversa la tête en arrière et émit un étrange gargouillis. Ses membres se raidirent et son corps fut pris de violents tremblements. Sa mère le saisit par sa chemise mais ne parvint pas à le retenir. Il tomba par terre et se mit à gigoter en tous sens. !Xabbu poussa une exclamation de surprise. — Allez au diable, Irene Sulaweyo ! vociféra Patricia. Il allait mieux ! C’est de votre faute ! Ne vous avisez plus d’appeler chez moi ! Plus jamais ! Elle s’agenouilla à côté de son fils et lui prit la tête à deux mains. Un filet de bave apparut à la commissure des lèvres de Soki. — Déconnexion ! cria Patricia, et l’écran devint noir sur une dernière image, celle des yeux révulsés du jeune garçon. Malgré l’avertissement de Patricia, Renie tenta de rappeler immédiatement, mais en vain. L’appareil de la mère de Soki refusait tous les appels. — Une crise d’épilepsie, s’exclama Renie en allumant une cigarette d’une main tremblante. Il nous a fait une crise, !Xabbu ! Mais il n’est pas épileptique ! Je le connais depuis des années, et j’ai fait des tas de sorties avec la classe de Stephen. L’école nous dit toujours quels sont les gamins qui ont des problèmes de santé. Elle était furieuse sans savoir pourquoi. Par contre, elle n’avait pas besoin de chercher loin pour découvrir les raisons de la crainte qu’elle éprouvait. — Il lui est arrivé quelque chose le jour où je suis allée les rechercher, poursuivit-elle. Et après, Stephen en a été victime lui aussi, mais en pire. Si seulement Patricia acceptait de répondre à mes questions… !Xabbu avait le teint plus pâle qu’à l’habitude. — Nous avons discuté de la transe, lui dit-il. J’ai eu l’impression d’assister à un tel phénomène. On aurait dit qu’il était en contact avec les dieux. — Non, ce n’était pas une transe, bon sang, et les dieux n’ont rien à voir là-dedans. C’était une crise d’épilepsie. Et sérieuse, en plus ! Renie prenait généralement garde de ne pas tourner en dérision les croyances des autres, mais elle n’avait qu’une patience très limitée pour les histoires de sorciers de son ami. !Xabbu ne s’en formalisa pas outre mesure et la regarda arpenter la pièce, folle de rage. — Quelque chose a affecté le cerveau de ce gosse, conclut-elle. Ce qu’il a vu sur le réseau a eu un effet on ne peut plus réel sur son organisme. Elle ferma la porte de son bureau. La crise de Soki venait de lui rappeler qu’elle était peut-être menacée par un péril inconnu. Tout ce qu’elle avait de cartésien l’enjoignait à se méfier des conclusions hâtives, surtout celles qui ne pouvaient être prouvées, mais elle n’avait nulle envie d’écouter la voix de la raison. — Il faut que j’y retourne, décréta-t-elle soudain. — Où ça ? Dans le Quartier Central ? — Dans ce club… Chez Mister J. Quelque chose est arrivé à Soki lorsqu’il s’y trouvait, et je suis presque certaine que Stephen a essayé d’y retourner quand il logeait chez Eddie. — Mais si jamais il y a quelque chose de mauvais, de dangereux, là-bas… pourquoi ? Qu’est-ce que les propriétaires de ce club virtuel peuvent bien avoir à y gagner ? — Peut-être cela est-il tout simplement dû à certaines de leurs attractions. Eddie prétend qu’ils proposent des sensations dépassant tout ce que connaissent les utilisateurs habituels du réseau. Peut-être prodiguent-ils l’illusion que les perceptions sensorielles de leurs clients sont nettement plus développées. Il n’est pas impossible qu’ils fassent appel à des messages subliminaux ou à des ultrasons qui pourraient avoir des effets secondaires néfastes. (Elle s’assit et déplaça les nombreuses piles de papiers posées sur son bureau pour dénicher un cendrier.) Quoi qu’il en soit, je vais devoir me débrouiller toute seule. Il me faudrait des années pour obtenir une enquête officielle. La Commission des Nations unies est la pire bureaucratie qui soit. Elle trouva enfin le cendrier, mais ses mains tremblaient tant qu’elle faillit le lâcher. — Mais ne risquez-vous pas de vous exposer à un danger ? s’inquiéta !Xabbu. Et s’il vous arrivait la même chose qu’à votre frère ? — Je serai plus méfiante que lui, et surtout bien mieux informée. Et puis, je ne ferai que chercher des causes possibles. Ce que je veux, c’est en apprendre suffisamment pour porter l’affaire devant la justice. (Elle écrasa sa cigarette.) Et si jamais j’arrive à découvrir ce qui se trame là-bas, nous parviendrons peut-être à guérir ce mal dont souffre Stephen. Je veux retrouver mon frère, acheva-t-elle en serrant les poings. — Vous êtes déterminée, commenta !Xabbu. Elle hocha la tête et prit son calpélec. La voie qui s’offrait à elle était clairement définie et le fait d’avoir pris sa décision lui insuffla un regain d’énergie. Mais il y avait encore beaucoup à faire. Pour commencer, elle devait se forger une fausse identité. Si les propriétaires de l’établissement avaient vraiment quelque chose à cacher, il serait stupide de se jeter dans la gueule du loup sous son vrai nom. Et elle voulait également effectuer des recherches sur le club et la compagnie qui le détenait. Tout ce qu’elle apprendrait avant de lancer son expédition pourrait l’aider à reconnaître d’éventuelles pièces à conviction une fois qu’elle serait dans la place. — Dans ce cas, vous ne devez pas y aller seule, poursuivit !Xabbu d’une voix posée. — Mais je ne… holà, un instant. Vous ne me parlez pas de vous, si ? Vous voudriez venir avec moi ? — Il faut que vous soyez accompagnée. Songez à ce qui se passerait si quelque chose vous arrivait. Qui pourrait avertir la police ? — Je laisserai des notes, une lettre… non, !Xabbu, je ne peux pas accepter. Elle était prête à partir sans attendre, et le Bushman ne pourrait que la retarder. De plus, elle ne voulait absolument pas l’emmener avec elle, ne serait-ce que parce qu’elle serait obligée de s’introduire dans le Quartier Central de manière illégale. Si jamais elle se faisait prendre, son crime serait jugé d’autant plus répréhensible si elle avait osé entraîner un étudiant avec elle. — Les examens débutent dans deux jours, répondit !Xabbu avant qu’elle ait eu le temps de se justifier. Après cela, je ne serai plus votre élève. — C’est illégal. — Oui, mais on pensera certainement que, ne connaissant pas la ville ni les technologies modernes, je l’ignorais. Si nécessaire, je ferai ce qu’il faut pour que tout le monde le pense. — Mais vous êtes venu ici pour d’autres raisons. Il lui dédia un sourire empreint de tristesse. — Un jour, Renie, je vous en ferai part. Mais, pour le moment, je me dois d’aider mon amie. C’est extrêmement important. Je vous demande cela comme une faveur. Attendez que les examens soient terminés. De cette manière, vous aurez le temps de vous préparer. Je suis certain qu’il vous faudra trouver d’autres réponses avant d’affronter directement ces gens. Renie hésita. Il avait raison. Quoi qu’elle choisisse, plusieurs jours de préparatifs seraient nécessaires. Mais !Xabbu se révélerait-il une aide ou un poids mort ? Elle le fixa et il ne détourna pas le regard. Malgré sa jeunesse et sa petite taille, le Bushman l’intimidait. Son calme et son assurance achevèrent de la persuader. — D’accord, accepta-t-elle enfin, en faisant des efforts pour ne pas perdre patience. Du moment que l’état de Stephen reste stable, je vous attends. Mais si vous m’accompagnez, vous ferez tout ce que je vous dirai, c’est bien compris ? Vous êtes extrêmement doué, mais vous êtes encore un débutant. Le sourire de !Xabbu s’élargit. — Bien, madame le professeur. C’est promis. — Dans ce cas, fichez le camp de mon bureau et allez me réviser ces examens. J’ai du travail, moi. Il s’inclina légèrement et sortit, refermant doucement la porte derrière lui. Le filet de fumée qui s’échappait du cendrier fut troublé par le brusque appel d’air et les volutes informes s’en allèrent en direction de la fenêtre. Cette nuit-là, le rêve se manifesta une nouvelle fois. !Xabbu se tenait au bord d’un immense précipice, où il examinait une montre de poche. Cette fois, l’objet avait des pattes et marchait sur sa main tel un scarabée. Quelque chose flottait non loin. La brume masquait encore la forme, mais celle-ci se rapprochait. Un oiseau, pensa Renie en voyant ses ailes. Non, un ange. Une silhouette bleutée au visage humain. Le visage de Stephen. Il s’approcha d’elle et l’appela, mais sa voix fut emportée par le vent. Renie poussa un cri. Surpris, !Xabbu se retourna et fit un pas en arrière. Il tomba dans le vide. Stephen suivit du regard la chute du petit homme puis leva vers Renie des yeux emplis de larmes. Il s’adressa encore à elle, mais sans qu’elle parvienne à l’entendre. Alors, une bourrasque plus violente replia ses ailes et le projeta en arrière. Avant que Renie ait eu le temps de bouger, il fut une nouvelle fois avalé par la brume. 8 TERREUR INFORÉSO/FLASH : 22 membres d’une secte anthropophage abattus par la police. (visuel : cadavres rangés dans des sacs plastiques et alignés devant un bâtiment) COMM : La police militaire grecque a abattu vingt-deux membres du très contesté culte « Anthropophagi », dont les membres pratiqueraient le cannibalisme rituel. La fusillade a transformé le centre de Naxos en champ de bataille. Un policier a été tué et deux autres blessés au cours de l’affrontement. (visuel : homme barbu brandissant un os et hurlant à l’adresse du public) Les cadavres des membres de la secte n’ont pas encore été identifiés, et comme certains d’entre eux étaient sévèrement brûlés, on ne sait toujours pas si le chef du groupe, Dimitrios Krysostomos, que montre cette image prise par un informateur du gouvernement, est au nombre des victimes… Il aimait beaucoup sa façon de marcher ; une démarche souple, féline, qui lui faisait penser à un léopard prêt à bondir. Il monta le volume et les tambours résonnèrent sous son crâne. Il se sentait bien, et la qualité de la bande-son qu’il écoutait en interne frisait la perfection. Caméra, caméra, pensa-t-il en suivant la femme des yeux. Quel cul elle avait, celle-là. Il ne put s’empêcher de sourire en la voyant se déhancher et, pour accentuer son plaisir, il appela un solo de trompette précis comme la lame d’un scalpel. La comparaison lui fit penser à son propre poignard, un Zeissing, qu’il sortit de son fourreau. Les dernières notes de trompette s’évanouirent et tous ses muscles se bandèrent. La femme descendit sans perdre de temps l’escalier menant au parking souterrain. Le joli petit cul frétillant attira de nouveau l’attention du chasseur, qui cessa de contempler la lame de son couteau. Le teint de sa proie était pâle et ses cheveux couleur de sable fin. Manifestement riche, elle avait un physique de gymnaste et portait un pantalon blanc moulant. Elle ne l’avait pas encore remarqué, mais la gazelle en elle sentait sûrement déjà le danger. Elle se retourna en arrivant en bas des marches, et ses yeux s’agrandirent d’effroi. Elle savait. Il accéléra la cadence des tambours alors qu’il descendait à son tour. Le rythme endiablé résonnait telle une succession de coups de poing contre un punching-ball. Mais il n’allongea pas le pas pour autant. C’était un artiste, et il préférait prendre tout son temps. Il baissa le son du roulement de tambours pour mieux apprécier l’apothéose qui se préparait. Un second air s’éleva à contretemps, frêle et léger comme un cœur défaillant. Elle approchait de sa voiture et fouillait désespérément dans son sac pour en sortir sa télécommande. Il modifia sa résolution visuelle jusqu’à ce que le parking devienne noir et que la femme soit l’unique source de chaleur restante. Il accéléra légèrement, faisant intervenir les cuivres. Les deux rythmes s’entremêlèrent et allèrent crescendo. Il la toucha avec délicatesse, mais le choc émotionnel fut tel qu’elle cria et lâcha son sac. Le contenu se répandit sur le sol en ciment : la télécommande tant recherchée, un calpélec haut de gamme fabriqué à Singapour, plusieurs tubes de rouge à lèvres semblables à des cartouches. Sur le sac, la trace de chaleur résiduelle laissée par l’empreinte de la main de la femme disparaissait déjà. Elle ne savait si elle devait être effrayée ou indignée que quelqu’un tel que lui ait osé la toucher, la forcer à étaler sa vie privée sur le sol. La peur l’emporta quand il se rapprocha encore et lui dédia un sourire sadique. — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d’une voix presque inaudible. Ma carte ? Prenez-la. Il lui sourit plus largement encore. Le crescendo n’avait pas faibli et se poursuivrait de longues minutes encore. Il caressa lentement la joue de la femme de la lame de son couteau. — Ce que veut Terreur ? susurra-t-il. Tout ce que tu as, mignonne. Tout. Plus tard, quand il en eut fini, il fit redescendre le son de la musique, ne conservant plus que quelques notes – des criquets ? – et un violon empreint de tristesse. Faisant bien attention de ne pas marcher dans la flaque rouge qui allait s’élargissant, il ramassa la carte bancaire de la femme en faisant la grimace. Qui en avait besoin ? Seul un idiot venu de l’intérieur des terres pouvait vouloir arborer ainsi la marque de Caïn sur son front. Reprenant son poignard, il grava quatre lettres sur la carte : « SANG » — À quoi sert la RèV quand on a la VTJ ? murmura-t-il pour lui-même. Du moment qu’on la rend plus vraie que nature… Le dieu était assis sur son trône situé au cœur d’Abydos. Il vit sans s’y arrêter le dos courbé de ses mille prêtres qui se prosternaient telles des tortues sur les berges du Nil, les volutes de fumée libérées par cent mille encensoirs, et la lueur diffuse d’autant de lanternes. Son regard parcourut également le moindre recoin de la salle du trône et les couloirs labyrinthiques qui le séparaient de la Cité des Morts, mais sans parvenir à repérer celui qu’il cherchait. Finalement, son impatience l’emporta et il frappa de son fléau l’accoudoir rembourré de son divin siège. Le grand prêtre X – le dieu ne retenait jamais le nom de ses séides, qui n’étaient pas plus importants que des grains de sable dans le désert – rampa jusqu’à l’estrade et frotta son visage contre les dalles de granit. — Ô bien-aimé de Râ l’étincelant, père d’Horus, seigneur des Deux Pays, entonna le prêtre. Toi qui commandes au peuple, qui fais pousser les récoltes, qui es mort mais vis encore. Ô sublime seigneur Osiris, entends ton humble serviteur. Le dieu soupira. — Parle, décréta-t-il. — Ô sublime magnificence, ô seigneur de tout ce qui vit, ton misérable laquais doit te faire part d’une certaine agitation populaire. — Dans mon royaume ? demanda le dieu en s’approchant si près de l’homme que ce dernier faillit en souiller ses robes. — Ce sont tes deux serviteurs, Tefy et Mewat, qui troublent les fidèles par leur comportement malfaisant, expliqua X d’une voix tremblotante. J’imagine que tu ne peux sanctionner le fait qu’ils boivent et saccagent ainsi les quartiers des prêtres. Ils terrifient les danseuses, et j’ai entendu dire qu’ils se livrent à des actes encore plus répréhensibles dans leurs appartements privés. Je ne fais là que rapporter ce que tout le monde sait déjà, ô roi de l’Occident, Osiris bien-aimé. Le dieu se laissa aller contre le dossier de son trône en prenant garde de ne pas laisser transparaître son amusement. Il se demanda un instant combien de temps il avait fallu à cette larve pour trouver le courage de venir le voir à ce sujet. Devait-il l’offrir en pâture aux crocodiles ? Peut-être, mais il était bien incapable de se souvenir si son grand prêtre était un Citoyen ou une Marionnette. Et pourquoi déployer tant d’efforts pour quelque chose qui n’en valait pas la peine ? — Je réfléchirai au problème, répondit-il en brandissant sa crosse et son fléau. Osiris aime tous ses serviteurs, du premier au dernier. — Béni soit le seigneur de la Vie et de la Mort, récita le prêtre en se retirant. Sa vitesse était tout à fait honorable, compte tenu du fait qu’il n’avait pas reçu l’autorisation de se relever et qu’il reculait donc en rampant. S’il s’agissait d’un Citoyen, il avait longuement pratiqué cette manœuvre dans l’univers simulé. Le dieu décida qu’il avait eu raison de ne pas jeter son homme aux crocodiles. Peut-être saurait-il un jour se montrer utile. Quant aux deux malfaisants, ils étaient bien là pour cela, non ? Bien sûr, le dieu aurait préféré qu’ils se livrent à leurs déprédations en dehors de son sanctuaire favori. Il était peut-être temps de les envoyer en vacances à Chicago ou à Xanadu. Encore qu’un simple bannissement ne soit sans doute pas une peine suffisante pour le gros et le maigre. Un peu de discipline leur ferait le plus grand bien. Il cessa d’y penser en entendant une trompette sonner au fin fond de la salle du trône, aussitôt accompagnée par un long roulement de tambours. Deux yeux d’un jaune tirant sur le vert luisaient dans l’ombre. — Enfin, fit-il en croisant ses emblèmes sur sa poitrine. La créature devant laquelle les prêtres s’écartèrent comme un grand fleuve se fendant aux abords d’une île mesurait près de deux mètres cinquante de haut. Le corps brun et bien fait dégageait une énergie intense et une tête de chacal était posée sur ses épaules. Cette dernière bougea de droite et de gauche pour mieux toiser les larbins qui s’égaillaient en tous sens. Les babines retroussées laissaient apparaître de longues dents blanches. — Cela fait longtemps que je t’attends, Messager de la Mort. Trop longtemps. Anubis mit un genou à terre sans trop de conviction et se releva aussitôt. — J’avais des choses à faire, expliqua-t-il. Le dieu inspira profondément pour se calmer. Il ne lui fallait surtout pas oublier qu’il avait besoin de cette créature et de ses talents si particuliers. — Quelles choses ? s’enquit-il. — Des broutilles sans importance, répondit l’autre en se léchant les babines. Quelques traces rouges – des gouttes de sang ? – apparurent sur les canines. Le dieu fit une grimace de dégoût. — Tes ridicules passe-temps. Tu prends des risques inutiles, et cela me déplaît fortement. — Je fais ce que je veux, comme toujours, rétorqua Anubis en haussant les épaules. Mais vous m’avez appelé, et me voici. Que voulez-vous de moi, grand-père ? — Ne m’appelle pas ainsi. C’est un terme impertinent et, qui plus est, totalement inapproprié. Le dieu inspira une nouvelle fois. Il était difficile de ne pas s’emporter en présence du Messager, tant était grande son insolence. — J’ai découvert quelque chose d’extrêmement important, reprit-il après s’être calmé. Il semblerait que j’aie un adversaire. — Et vous voulez que je le tue, répliqua Anubis. Le grand éclat de rire qui secoua le dieu ne fut nullement forcé. — Jeune idiot ! Si je savais de qui il s’agit et si je pouvais te jeter sur lui… ou sur elle, il ne me viendrait jamais à l’idée de lui faire l’honneur de le considérer comme un adversaire. Le chacal inclina la tête de côté, comme un chien dûment réprimandé. — Dans ce cas, qu’attendez-vous de moi ? — Pour le moment, rien. Mais il y aura bientôt de nombreuses allées obscures propices à la chasse, et des os à broyer entre tes larges mâchoires. — Vous avez l’air… enjoué, grand-père. Le dieu tiqua mais laissa passer l’offense. — Je le suis, oui. Cela faisait bien longtemps que personne ne s’était mesuré à moi. Le simple fait que quelqu’un ose contrecarrer le moindre de mes plans me communique une joie sans nom. La plus grande de toutes les épreuves se profile à l’horizon, et où serait l’art sans opposition ? — Mais vous ignorez de qui il s’agit. Il se peut même que ce soit un membre de la Confrérie. — J’y ai pensé. C’est possible, en effet. Ce serait plus que surprenant, mais l’éventualité existe. — Je pourrais le découvrir pour vous. Lâcher ce renard sanguinaire dans le poulailler de la Confrérie serait assurément divertissant, mais ce n’était hélas même pas la peine d’y penser. — Non, trancha le dieu. Tu n’es pas mon unique serviteur, loin s’en faut, et je possède de nombreuses autres manières d’obtenir des renseignements. — Dois-je comprendre que vous m’avez uniquement dérangé pour m’apprendre que vous n’aviez rien à me demander ? Le dieu augmenta brusquement en taille et en musculature, tant et si bien que ses bandelettes manquèrent craquer et que son visage mortuaire se dressa à plusieurs mètres du sol. Les prêtres grognèrent de terreur, tels des rêveurs aux prises avec le même cauchemar. Même le chacal fit un pas en arrière. — Quand j’appelle, tu viens, tonna le dieu d’une voix qui résonna dans toute la salle du trône. N’aie surtout pas l’impudence de croire que tu es indispensable, Messager. Le chacal se prit la tête à deux mains et tomba à genoux en poussant un hurlement de douleur. Les gémissements des prêtres s’intensifièrent. Au bout de quelques secondes, jugeant que la leçon avait porté ses fruits, Osiris leva la main et Anubis cessa de crier. Il s’effondra face contre terre, le souffle court. Longtemps après, il se mit péniblement à quatre pattes, la tête inclinée jusqu’à ce que ses oreilles pointues effleurent la première marche de l’estrade. Le dieu retrouva sa taille habituelle et contempla d’un air satisfait le dos voûté de son serviteur. — Il se trouve que j’ai une tâche pour toi, fit-il, magnanime, et qu’elle concerne en effet l’un de mes collègues. Mais elle est nettement moins subtile que le fait de démasquer un adversaire caché. Mes ordres te sont communiqués en ce moment même. — Merci, ô seigneur, répondit Anubis d’une voix que la douleur rendait presque inaudible. Toutes les chandelles d’Abydos étincelèrent de mille feux. Le Messager de la Mort venait de se voir attribuer une nouvelle mission. Terreur arracha brusquement son interface et se laissa tomber par terre en roulant du lit. Gardant les yeux fermés pour mieux contrôler la douleur, il rampa jusqu’à la salle de bains. Là, il chercha le rebord de la baignoire à tâtons et, quand il l’eut trouvé, il se redressa pour vomir son déjeuner. Ses convulsions se prolongèrent longtemps après. Quand elles cessèrent enfin, il se laissa aller contre le mur, le souffle court. Le Vieux n’avait jamais encore été capable de lui faire mal à ce point. Il pouvait parfois lui communiquer un bourdonnement vaguement douloureux, ou encore une désagréable sensation de vertige, mais alors ça… Terreur avait l’impression qu’on lui avait enfoncé une longue aiguille à tricoter par une oreille pour la ressortir par l’autre. Il cracha dans une serviette, se mit debout avec peine et se traîna jusqu’au lavabo, où il se nettoya le visage. Il y avait bien longtemps que personne ne l’avait fait souffrir comme ça, ce qui méritait réflexion. L’enfant rebelle qu’il gardait en lui, cet enfant de six ans qui s’était retrouvé face à la police pour avoir défoncé le crâne d’un autre bambin de son âge, n’avait qu’une seule envie : découvrir le vrai nom de ce vieux salaud, trouver où il habitait dans la VTJ et lui faire la peau lentement, en le lacérant avec un rasoir bien tranchant. Mais l’adulte qu’il était devenu avait appris la subtilité. Cependant, les deux personnalités de Terreur admiraient l’usage brutal de la force. Quand il serait au sommet de la pyramide, il se comporterait de la sorte, lui aussi. Les faibles étaient tout juste bons à jeter aux chiens. Mais s’emporter sans but était plus un handicap qu’un atout. Qui que soit le Vieux, s’en prendre à lui reviendrait à envahir les enfers ou à vouloir abattre le diable à coups de pierres. Le Vieux était un gros bonnet au sein de la Confrérie, peut-être même le plus gros de tous. Il vivait sans doute entouré d’une véritable armée de gardes du corps, dans l’un de ces silos blindés souterrains que ces riches puants affectionnaient tant, ou encore sur une île fortifiée, comme les méchants des films de pirates malaisiens. Terreur cracha encore pour faire disparaître le goût de bile qui lui emplissait la bouche. Il lui fallait se montrer patient. Pour le moment, la colère ne pouvait lui servir que s’il la maîtrisait. Mieux valait continuer de faire ce que le Vieux demandait. Le jour viendrait où les crocs du chacal se refermeraient sur la gorge de son maître. Patience, patience… Il se regarda longuement dans le miroir. Il devait redevenir pur, indestructible et intouchable sans perdre une seconde. Personne ne lui avait fait ressentir un tel malaise depuis fort longtemps, et ceux qui avaient osé étaient tous morts. Et seuls les premiers avaient péri rapidement. Patience. Pas d’erreur, surtout. Il calma sa respiration, étira ses muscles abdominaux douloureux. Cela fait, il se mira une nouvelle fois dans la glace, passa en mode zoom et ravala sa souffrance. Le héros était invincible. La musique résonna de nouveau. Ça revient. Ça revient vite. Voyant du coin de l’œil la baignoire souillée de vomissures, il ouvrit le robinet en grand et décida d’effacer toute la scène de son esprit. Elle n’était pas en rapport avec l’image du héros. Invincible. Au moins, ce nouveau boulot se déroulerait dans la VTJ. Il en avait sa claque des costumes requis par ces idiots de rupins qui s’amusaient à vivre des scènes dont même le plus minable impulsé ne voudrait pour rien au monde, simplement parce que leurs moyens le leur permettaient. Cette mission comporterait des risques on ne peut plus réels et le sang qui coulerait le serait tout autant. Voilà qui était digne de lui et de ses talents à nuls autres pareils. En revanche, pour ce qui était de l’identité de la cible… Terreur fronça les sourcils. Malgré ce qu’il avait dit au Vieux, se retrouver au beau milieu d’une lutte entre membres de la Confrérie ne l’enchantait guère. La situation était par trop imprévisible, comme ce jeu sur réseau auquel il s’était livré à l’école : des rois et des reines qui complotaient sans cesse et s’empoisonnaient à qui mieux mieux. Mais elle n’était pas non plus sans avantages. Qu’ils s’entre-tuent donc ; de cette manière, son heure n’arriverait que plus rapidement. Il se rinça la bouche encore une fois et retourna au lit. Il avait besoin de sa musique ; c’est parce qu’elle lui manquait qu’il se sentait désarçonné. Elle remettait toujours les choses dans leur contexte et garantissait la fluidité du déroulement de l’histoire. Il hésita en se rappelant la terrible souffrance que ses implants venaient de lui faire subir, mais cela ne dura qu’un temps. Il était Terreur et, s’il s’était choisi ce nom, c’était parce qu’il allait parfaitement avec le jeu qu’il avait fait sien. Sien. Il était hors de question qu’il laisse un vieillard lui faire peur. Il appela la musique. Elle vint sans la moindre douleur, des petites percussions et une basse lancinante. Il y ajouta quelques notes d’orgue. L’ensemble était inquiétant, parfait pour penser et planifier. Le genre de musique qui le faisait se sentir intouchable. Le parking souterrain devait être plein de policiers qui fouillaient le moindre recoin et prenaient des clichés dans l’infrarouge. Sans doute se demandaient-ils pourquoi le crime n’apparaissait pas sur les caméras-robots. À coup sûr, ils étaient tous là à examiner les lambeaux rouges et blancs. Pauvre petite chatte. Dire qu’elle n’avait pas voulu qu’il la touche… Un assassinat de plus, concluraient-ils forcément. Le réseau en parlerait bientôt. Il faudrait qu’il regarde les flashs d’infos. Terreur s’adossa contre le mur blanc et laissa la musique l’envahir. Il était temps de se mettre au travail. Il fit apparaître les renseignements que le vieux salopard lui avait envoyés, ainsi que les aides visuelles, en commençant par les cartes pour finir par les photos-satellite et les clichés en trois dimensions de la demeure de la cible. Toutes ces images flottaient devant ses yeux, telles des apparitions divines sur fond de paroi immaculée. Car tous les murs étaient blancs chez Terreur. Aucune décoration intérieure ne valait celles que l’on pouvait imaginer au plus profond de soi. 9 L’OMBRE DE LA DÉMENCE INFORÉSO/LOISIRS : Record d’audience pour Soleil d’asphalte. (visuel : homme en blouse blanche courant sur fond d’explosions) COMM : Le dernier épisode de la série Soleil d’asphalte a battu tous les records d’audience en mai. Il a été regardé… (visuel : homme en blanc embrassant une femme unijambiste) … dans 16 % des foyers de par le monde. (visuel : homme en blanc transportant un chien blessé dans les égouts) Cette histoire de médecin fugitif qui se terre dans le bidonville de Pont & Tunnel aura été le plus gros succès de fiction de ces quatre dernières années… Renie tourna brusquement la tête et l’image-test, une interminable succession de grilles de couleurs différentes, tressauta nettement. La jeune femme grimaça et modifia l’un des réglages de son casque afin d’augmenter la pression du rembourrage. Cette fois-ci, l’image resta immobile. Elle leva les mains et replia l’index droit. La première grille, jaune vif, resta où elle se trouvait tandis que les suivantes s’écartaient les unes des autres, disparaissant à l’infini. Elle continua de plier le doigt et la distance séparant les grilles diminua. Elle le bougea en direction de la droite et toutes se mirent à tourner de manière légèrement décalée. — A vous, maintenant, dit-elle à !Xabbu après que les grilles eurent achevé leur tour sur elles-mêmes. Il exécuta une série de mouvements extrêmement précis permettant au capteur situé sur sa visière de prendre les repères nécessaires à l’évaluation des distances et de sa gestuelle. Les grilles multicolores commencèrent à tourner, à rapetisser ou à se déplacer en réponse à chacune de ses postures. Renie hocha la tête d’approbation, même si !Xabbu ne voyait rien d’autre que l’image-test sur fond noir. — Bien, fit-elle enfin. Et maintenant, évaluons un peu votre mémoire. Utilisez autant de grilles que possibles pour constituer un polyèdre. Prenez de préférence celles qui se trouvent au fond. !Xabbu fit délicatement sortir les grilles choisies du reste de l’image. Déplaçant celles qui restaient pour se libérer suffisamment de place, il plia celles qu’il avait sélectionnées en suivant leur diagonale et assembla les doubles triangles ainsi constitués. — Vous devenez vraiment bon, le félicita Renie. Elle se sentit heureuse, bien que n’étant pas vraiment responsable des progrès de !Xabbu. Il était naturellement doué et elle n’avait jamais vu chez personne une telle capacité de travail. Rares étaient les individus capables de s’adapter aussi rapidement aux règles de l’espace virtuel. — Dans ce cas, pourrions-nous en rester là, s’il vous plaît, Renie ? Nous nous préparons depuis ce matin. Elle agita la main et l’image-test disparut. L’instant suivant, ils se retrouvèrent face à face, par simul interposé, au milieu d’un océan de grisaille ininterrompue. Renie retint la réponse agacée qui lui brûlait les lèvres. !Xabbu avait raison. Elle ne cessait de repousser l’instant décisif, révisant encore et encore ses préparatifs, comme si son incursion dans le Quartier Central était une mission de combat plutôt qu’une collecte d’informations. Mais il est vrai que, pour des étrangers comme eux, entrer dans le Quartier Central serait tout sauf simple. Quels que soient les préparatifs auxquels ils pourraient se livrer, ils se retrouveraient peut-être face à des barrières infranchissables. Toutefois Renie n’avait aucune envie de se faire repérer et éjecter du système à cause d’une erreur stupide. D’autant que, si certains résidents de Toyville se livraient à des activités illégales, ils se tiendraient sur leurs gardes s’ils la remarquaient, sans compter que cela leur laisserait peut-être le temps de détruire des renseignements pouvant améliorer l’état de Stephen. — Pardon d’avoir été aussi brusque, Renie, s’excusa !Xabbu en écartant les mains de son simul. Mais je crois que vous serez vous aussi plus contente quand nous ferons vraiment quelque chose. — Vous avez sûrement raison. Déconnexion et sortie. Tout disparut autour d’eux. Renie ôta son casque et se retrouva dans la salle de simulation de Polytech. !Xabbu se tenait près d’elle, souriant de toutes ses dents. Par réflexe, elle passa une nouvelle fois en revue sa liste d’instructions mentales. Pendant que !Xabbu planchait sur ses examens – qu’il avait réussis haut la main, s’il fallait en croire la rumeur, les résultats n’étant pas encore connus –, elle leur avait créé une fausse identité à chacun, ainsi que d’autres de rechange en cas de problème. Cela lui avait demandé beaucoup de temps et d’efforts, car le faussaire virtuel n’avait d’autre choix que de suivre pas à pas toutes les étapes du processus auquel devait également se plier son homologue de la vie de tous les jours. Au cours des derniers jours, Renie avait passé de longues heures à fréquenter les bas-fonds du réseau. Les allées obscures de la GaMar Lambda abritaient de nombreux individus douteux pour qui la création d’alias était l’activité principale, mais elle avait préféré tout faire elle-même. Si jamais les choses tournaient mal, les gens sur qui elle allait mener son enquête ne manqueraient pas de rendre visite en priorité aux pourvoyeurs de fausses identités, et ces derniers ne résisteraient pas longtemps à un interrogatoire s’ils se sentaient menacés. Dopée au sucre et au café, fumant à la chaîne des cigarettes non cancérigènes – en théorie –, elle avait donc fait un peu d’akisu, comme disaient les habitués. Elle avait fourré son nez dans des centaines de banques de données méconnues, copiant ce qui l’intéressait, insérant de faux programmes de recoupement dans les systèmes dont les défenses étaient obsolètes ou trop faibles pour lui résister. Elle leur avait ainsi créé de solides alter ego et, du moins l’espérait-elle, de quoi se protéger si les choses tournaient mal. Elle avait également obtenu certains renseignements sur Chez Mister J, et c’était en partie pour cela qu’elle avait forcé !Xabbu à répéter durant toute la matinée. Le club avait une très mauvaise réputation, et l’intrusion à laquelle ils allaient se livrer risquait d’avoir des conséquences très déplaisantes dans le monde réel. Malgré son envie initiale d’agir au plus vite, elle était heureuse que !Xabbu l’ait convaincue d’attendre. En fait, elle aurait même apprécié de disposer d’une semaine supplémentaire pour peaufiner ses préparatifs… Elle inspira profondément. Assez. Si elle ne faisait pas attention, elle risquait de se transformer en anxieuse chronique. Et elle n’avait aucune envie de se retourner à plusieurs reprises pour vérifier si elle avait bien fermé la porte derrière elle. — Bon, allons-y, décida-t-elle. Ils testèrent leurs harnais respectifs, pendus au plafond grâce à un subtil agencement de sangles et de poulies. Ce dispositif interdisait toute chute et leur offrirait une totale liberté de mouvement en RèV. Une fois que les poulies les eurent soulevés de quelques mètres, ils se retrouvèrent suspendus au beau milieu de la salle matelassée, telles deux marionnettes immobiles. — Faites comme moi sans poser de questions, indiqua Renie. Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre erreur ; la vie de mon frère est peut-être en jeu. Je vous donnerai toutes les réponses que vous voudrez à notre retour. Elle vérifia une dernière fois que les sangles du harnais ne risquaient de décrocher aucun câble en cas de geste brusque, puis abaissa la visière de son casque. Aussitôt, elle se retrouva dans l’univers gris du réseau. — Et n’oubliez pas que, même si la fréquence privée est prodiguée par le Quartier Central plutôt que par le club, une fois à l’intérieur, nous serons sur écoute. — Je comprends, Renie. !Xabbu n’avait rien perdu de sa jovialité, ce qui était proprement incroyable compte tenu du fait qu’elle lui répétait ces recommandations pour la troisième fois de la journée. Renie agita les mains et ils disparurent. La foule qui se pressait devant la Porte du Quartier Central était aussi bruyante que bigarrée. Renie en fut presque assourdie, ce qui lui fit comprendre que, dans son angoisse de ne rien rater, elle avait réglé ses fiches auditives bien trop haut. Elle cassa le poignet et décrivit un cercle du doigt ; aussitôt, le son redescendit dans des limites tolérables. Après une attente qui lui mit les nerfs à fleur de peau, leur tour arriva enfin. Le fonctionnaire, une femme, les traita avec politesse et ne sembla pas avoir la moindre envie de leur causer des ennuis. Elle examina leurs fausses identités et leur demanda si la raison de leur visite, présentée en même temps, était toujours valable. — Oui, répondit Renie. Il faut que nous allions tester une installation apparemment défectueuse. Quelqu’un s’est plaint de son mauvais fonctionnement. Son alias faisait d’elle l’employé d’une importante entreprise de programmation nigériane ; !Xabbu était son assistant. Les registres de l’entreprise en question étaient très mal tenus, ce qui lui avait grandement facilité la tâche. — De combien de temps pensez-vous avoir besoin, monsieur Otepi ? Renie n’en revenait pas. L’autre faisait preuve de courtoisie à son égard ! Elle n’était pas habituée à ce que les bureaucrates du réseau se montrent compréhensifs. Elle dévisagea longuement le simul souriant, en se demandant si elle avait affaire à un tout nouveau modèle de Marionnette de relations publiques. — Difficile à dire, répondit-elle. Si le problème est simple, quelques minutes me suffiront pour effectuer la réparation, mais il faudra que je commence par effectuer des tests afin de le circonscrire. — Huit heures ? Huit ! Renie connaissait des gens qui seraient prêts à payer plusieurs milliers de crédits pour bénéficier d’un tel temps d’accès au Quartier Central… D’ailleurs, elle était vaguement tentée d’aller en contacter un ou deux si elle finissait son exploration avant que la totalité de la durée ne soit écoulée. Elle songea un instant à demander plus, des fois que la Marionnette fonctionne mal et qu’elle offre tout ce que l’on réclamait, mais elle décida finalement de ne pas tenter le diable. — Je pense que cela devrait aller, affirma-t-elle donc. L’instant suivant, ils étaient passés et flottaient à quelques centimètres au-dessus du niveau du sol de la place de la Porte. — Sans vous en douter, vous venez d’assister à un miracle, dit-elle à !Xabbu sur leur fréquence privée. — Comment cela ? — Vous avez vu un système bureaucratique agir comme il est censé le faire. Il se tourna vers elle et lui adressa un petit sourire. — C’est-à-dire laisser libre accès à deux imposteurs qui prétendent avoir à faire dans ses murs ? — Personne n’apprécie jamais mon humour, protesta-t-elle avant de revenir à la fréquence normale. OK, nous sommes passés. Maintenant, nous pouvons nous rendre où nous le souhaitons, exception faite des points de connexion privés. — La foule est différente de celle de la GaMar Lambda, nota !Xabbu en regardant tout autour de lui. Et les bâtiments sont plus surprenants, eux aussi. — C’est parce que nous nous rapprochons du pouvoir central. Les gens qui viennent ici font ce qu’ils veulent, tout simplement parce que leurs moyens le leur permettent. Et certains d’entre eux se disent qu’ils peuvent violer la loi en toute impunité. C’est du moins ce qu’ils croient ! Stephen gisait à l’hôpital, dans le coma, tandis que ceux qui l’avaient envoyé là restaient en liberté. La colère de Renie ne s’était jamais vraiment calmée ; elle enfla de plus belle. — Allons faire un tour à Toyville, décréta-t-elle. La rue des Berceuses était nettement plus encombrée que lors de sa dernière visite, à tel point qu’avancer relevait presque de l’exploit. Surprise, Renie attira !Xabbu dans une petite allée, le temps de comprendre ce qui se passait. La foule se dirigeait dans une seule direction, chantant et criant. On aurait dit une sorte de défilé. Les simuls étaient plus originaux les uns que les autres : trop grands, trop petits, dotés de membres supplémentaires ou scindés en plusieurs parties qui se déplaçaient indépendamment. Plusieurs d’entre eux mutèrent sous les yeux de Renie : les ailes de chauve-souris d’une silhouette aux cheveux violets se dissipèrent ainsi pour libérer de minces filets de fumée argentée. D’autres simuls changeaient de tête, gagnaient de nouveaux membres ou, au contraire, en perdaient. Ils prenaient des formes incroyables qui faisaient penser à de la cire en fusion plongée dans de l’eau froide. Bienvenue à Toyville, songea-t-elle. Apparemment, nous arrivons juste à temps pour la grande parade du club des admirateurs de Jérôme Bosch. Elle emmena le Bushman au niveau des toits, afin qu’ils puissent bénéficier d’une meilleure vue. Plusieurs participants au défilé arboraient des banderoles proclamant « Liberté » ou l’écrivaient au-dessus de leur tête en lettres de feu. Un groupe s’était même transformé en lettres mouvantes qui clamaient « Jour de la Grande Mutation ». La plupart des simuls étaient extrêmement sophistiqués, mais aussi très instables. Certains crépitaient ou perdaient parfois une partie de leur netteté, tandis que d’autres s’immobilisaient une fraction de seconde, ou même disparaissaient purement et simplement. Du fait main, tout ça, en conclut-elle. — Je crois bien qu’il s’agit d’une manifestation, fit-elle à l’attention de !Xabbu. — Contre qui, ou quoi ? — Les lois ayant trait aux formes autorisées aux simuls, j’imagine. Mais les petits malins qui peuvent se permettre de défiler ici n’ont pas vraiment de raisons de se plaindre. Des gosses de riches qui boudent parce que leurs parents ne les laissent pas se déguiser comme ils veulent. Venez, continuons. Ils réapparurent à l’extrémité de la rue des Berceuses. Ici, le calme régnait, et le délabrement du quartier leur apparut instantanément. La plupart des points de connexion semblaient plus décrépits encore que lors de la dernière visite de Renie. La rue était bordée de bâtiments ternes et squelettiques. Une musique entraînante les guida jusqu’au bout de la rue. Dans un tel voisinage, la devanture crue de Chez Mister J paraissait plus sinistre encore. — C’est donc ici, murmura !Xabbu en contemplant l’édifice aux tours multiples et le large sourire carnassier. — Fréquence privée, lâcha Renie d’un ton sec. Et restez-y, à moins d’avoir à répondre à quelqu’un d’autre. Dès que vous avez répondu, revenez sur cette fréquence. Et ne vous inquiétez pas si cela ralentit votre temps de réaction. Je suis sûre qu’il y a des tas de gens dont les réflexes sont émoussés à l’intérieur de ce… lieu. Ils s’avancèrent lentement en observant la façade illuminée de l’établissement. — Pourquoi n’y a-t-il personne à proximité ? demanda !Xabbu. — Parce que ce coin du Quartier Central n’est pas vraiment propice aux promenades. Les clients de Chez Mister J se téléportent sans doute directement à l’intérieur. Vous êtes prêt ? — Je crois, oui. Et vous ? Renie ne répondit pas. Cela ne ressemblait pas à !Xabbu de se montrer impertinent. Elle s’aperçut qu’elle était extrêmement tendue et qu’elle avait les nerfs à fleur de peau. Elle inspira profondément à plusieurs reprises et se força à se calmer. Les lèvres rouges de la large bouche ondulaient sans cesse, comme pour lui susurrer maintes promesses. L’établissement s’appelait autrefois le Sourire de Mister Jingo. Pourquoi avoir conservé cet horrible rictus après avoir changé sa raison sociale ? — C’est un très mauvais endroit, poursuivit !Xabbu. — J’en suis on ne peut plus consciente. Et ne l’oubliez pas un seul instant. Elle écarta les doigts et ils se retrouvèrent dans une antichambre obscure dont les murs avaient été remplacés par de grands miroirs au cadre doré. Renie regarda autour d’elle, notant du même coup que le temps de latence – c’est-à-dire le minuscule intervalle séparant la décision de l’action qui caractérisait les environnements virtuels complexes – était extrêmement faible. La reproduction de la VTJ était de très bonne qualité, et les détails pour le moins impressionnants. Bien que seuls dans la pièce, ils étaient en fait entourés de milliers de fantômes joviaux : hommes et femmes, animaux et autres jouaient dans les miroirs, au côté de leurs propres simuls déformés. Leurs reflets semblaient bien s’amuser, eux aussi. — Bienvenue chez Mister J, entendirent-ils alors. L’homme à l’accent indéfinissable qui venait de faire son apparition derrière eux était grand, souriant et tout de blanc vêtu. Il leva ses mains gantées et les miroirs disparurent. Tous trois se retrouvèrent au milieu d’une colonne de lumière entourée d’un noir impénétrable. — C’est un plaisir que de vous recevoir, poursuivit l’homme d’un murmure. D’où venez-vous ? — De Lagos, répondit Renie, en espérant que sa voix était bien modifiée pour avoir l’air masculine. Nous… nous avons beaucoup entendu parler de cet endroit. Le sourire de l’autre s’élargit et il s’inclina légèrement. — Nous sommes fiers de notre réputation mondiale, et très heureux d’accueillir nos amis africains. Vous êtes majeurs, bien sûr ? Dans le même temps, Renie savait que quelqu’un vérifiait son identité et celle de !Xabbu, mais sans trop fouiller. Un établissement de ce type avait intérêt à ne pas trop en savoir sur ses clients, afin de pouvoir se défendre de façon convaincante en cas de problème. — Évidemment, répondit-elle. Je fais visiter le Quartier Central à mon ami. Il n’est jamais venu ici. — Splendide. Dans ce cas, vous avez choisi l’endroit rêvé. Il avait visiblement fini de les distraire, ce qui signifiait que le système de surveillance avait appris tout ce qu’il souhaitait savoir sur eux. Sur un geste théâtral de l’homme en blanc, une porte s’ouvrit dans l’obscurité. Une lumière rouge indistincte en sortait, de même que de la musique, des rires et de nombreuses voix différentes. — Amusez-vous bien, et n’oubliez pas de parler de nous à vos amis, leur dit le portier avant de disparaître. La musique les environna soudain, comme pour les attirer dans le ventre d’une créature immense mais invisible, uniquement composée d’énergie. Assourdissante, elle reprenait un rythme jazz du siècle précédent, mais en y ajoutant des bruits étranges qui la rendaient captivante comme le regard d’un grand fauve. Renie s’aperçut qu’elle avait commencé à fredonner avant même d’entendre les premières paroles, mais celles-ci ne se firent pas attendre. Mort est le temps de la consternation, entendirent-ils, Un visage souriant est déjà une invitation, Pas de blague. Viens vite te joindre à la célébration… Ils venaient de pénétrer dans un monstrueux octogone. Les piliers qui marquaient ses angles étaient aussi imposants que des immeubles et se perdaient dans les ombres du plafond. Illusion causée par l’éloignement, les lumières qui encadraient les colonnes finissaient par devenir de longues lignes verticales à quelques mètres de hauteur. Plus haut, elles disparaissaient, elles aussi, et laissaient place à un feu d’artifice permanent, une succession de fusées qui explosaient sur fond de noirceur. De nombreux spots illuminaient une atmosphère chargée de volutes de fumée et peignaient des ellipses écarlates et toujours changeantes sur les murs tendus de velours. Des centaines de balcons étaient disposés par étages successifs entre les piliers, et Renie cessa de compter après le douzième niveau. Quant à la salle proprement dite, elle était occupée par une forêt de tables-champignons entre lesquelles circulaient des serveurs et des serveuses argentés qui semblaient rebondir d’un endroit à l’autre comme des billes perdues au milieu d’un flipper géant. Mille, deux mille peut-être, ils filaient entre les tables avec une agilité stupéfiante, sans jamais rien toucher. L’orchestre était situé au centre, sur une large scène tournante brillant de mille feux. Les musiciens portaient un costume très strict qui contrastait avec leur physique. Uniquement dotés de deux dimensions, ils semblaient tout droit sortis d’un dessin animé. Ils ondulaient telles des ombres démentes au rythme de la musique, et certains d’entre eux grandissaient parfois subitement pour atteindre les balcons supérieurs. Leurs yeux se mettaient alors à tourner follement dans leurs orbites et des dents démesurées leur poussaient tandis qu’ils tentaient de mordre les clients. Riant à tout rompre, ceux-ci paraissaient apprécier grandement ce jeu, même s’ils ne perdaient pas de temps pour se mettre à l’abri. Seule la chanteuse ne changeait pas de taille. Perchée au bord de la scène, elle portait une robe blanche translucide et brillait tel un morceau de radium au milieu des musiciens d’ombre. Débarrasse-toi de ta trépidation, chantait-elle d’une voix dure mais envoûtante, la voix d’une enfant que l’on aurait obligée à rester debout alors que les adultes se soûlaient autour d’elle. Ne va pas risquer la syncope, action ! T’inquiète ! Le bus Nous emmènera tous gare de la Nation… La chanteuse n’était qu’un halo de lumière au cœur de la salle immense et de l’orchestre dément mais, pendant de longues minutes, Renie fut incapable de regarder quoi que ce soit d’autre. La femme avait le visage blanc et de grands yeux noirs, de sorte qu’elle ressemblait à un squelette. Ses longs cheveux pâles ruisselaient jusqu’au sol ; combinés à sa robe immaculée, ils lui donnaient l’air d’un oiseau exotique. Assieds-toi là, Me regarde pas comme ça, Et mêle-toi à la fine fleur de Toyville ! Choisis un morceau, Chante-le bien haut, Et tous tes problèmes disparaîtront, c’est facile… Elle ondulait d’avant en arrière, comme secouée par le rythme lancinant de la chanson. Elle avait fermé les yeux et semblait exulter, et pourtant… Renie avait l’impression que la jeune femme était prisonnière de sa musique. Elle brûlait de l’intérieur, comme une ampoule recevant trop de courant et dont le filament menaçait de se consumer d’un instant à l’autre. Renie s’arracha à l’étrange fascination qu’elle éprouvait et chercha la main de !Xabbu. — Ça va ? demanda-t-elle quand elle l’eut trouvée. — C’est… c’est un lieu saisissant… on se sent comme écrasé… — Oui, n’est-ce pas ? Asseyons-nous quelques instants. Elle le guida jusqu’à une table engoncée dans un petit réduit mural. Dans le monde réel, il leur aurait fallu plusieurs minutes pour traverser la salle bondée. Ici, ils effectuèrent le trajet en une poignée de secondes. Tous les musiciens s’étaient mis à chanter et battaient la mesure en tapant du pied. La musique était si assourdissante que l’on aurait pu croire que le plafond risquait de s’effondrer. Libère-toi de toute hésitation. Les Ève et Adam de tous les États-nations Nageront dans le bonheur Quand sera créée la grande fédération… La cadence des spots accéléra en rythme avec la musique tandis que les rais de lumière colorée se croisaient comme des fleurets d’escrimeurs. Il y eut un dernier solo de batterie, auquel les cuivres se joignirent pour une poignée de secondes, puis l’orchestre disparut d’un seul coup. Quelques cris et sifflets se firent alors entendre. Renie et !Xabbu s’étaient à peine installés sur la confortable banquette en velours qu’un serveur se matérialisa à leur côté. Il portait un costume couleur chrome très ajusté et flottait à quelques centimètres du sol. Son corps avait manifestement eu pour modèle celui d’un ancien dieu de l’amour. — Zazoon, les mecs, les accueillit-il d’un long accent traînant. Qu’est-ce que vous prenez ? — Nous… ces simuls ne nous permettent pas de boire ou de manger, répondit Renie. Vous avez autre chose ? Il la regarda droit dans les yeux, manifestement amusé, puis claqua des doigts et disparut. Un menu rédigé en lettres luisantes flottait à l’endroit où il s’était tenu un instant plus tôt. — Vous avez vu la liste « Émotions » ? demanda !Xabbu. « Tristesse : de légère à intense », « Gaieté : de la satisfaction mesurée à la joie exubérante », bonheur, chagrin, optimisme, désespoir, surprise plaisante, folie… de quoi s’agit-il exactement ? — Vous pouvez utiliser la fréquence publique, personne ne s’étonnera que vous ne connaissiez pas ces menus d’un genre un peu particulier… et moi non plus, d’ailleurs. Souvenez-vous que nous sommes deux pauvres petits Nigérians qui découvrent la grande ville pour la toute première fois. (Elle changea de fréquence.) J’imagine qu’il est possible d’obtenir une simulation de la sensation choisie. Eddie – enfin, celui qui nous a recommandé cet établissement – nous a dit qu’il était possible de vivre ici des expériences dépassant de beaucoup les capacités de l’équipement que l’on utilise. C’est du moins ce que l’on prétend. — Que faisons-nous, maintenant ? Où voulez-vous aller ? Le simul de !Xabbu était naturellement petit, mais il paraissait vraiment minuscule dans l’immense bar. — Je suis en train d’y réfléchir, répondit-elle en étudiant les lettres de feu. J’aimerais bien un peu de calme, pour commencer. Si c’est dans nos moyens, bien sûr. La petite alcôve et la table n’avaient pas changé, mais leur couleur était désormais moins exubérante. Ils se trouvaient dans une pièce déserte, à l’exception d’une arche donnant sur un large bassin d’eau bleue entouré de cloîtres en pierre. — C’est magnifique, s’exclama !Xabbu. Quand je pense que nous sommes venus ici en claquant des doigts… — Et notre compte se vide tout aussi rapidement, commenta amèrement Renie. Ce doit être le seul club au monde où il revient moins cher de louer une salle privée que de demander que l’on baisse le son à sa table. La direction cherche manifestement à inciter la clientèle à utiliser les services proposés. Elle contempla longuement le bassin, qui la fascinait. De l’eau gouttait du plafond couvert de mousse, faisant apparaître des cercles concentriques qui projetaient des reflets indistincts sur les murs éclairés par des torches. — J’aimerais bien faire un petit tour, poursuivit-elle, pour voir de quoi a l’air le reste de l’établissement. — Pouvons-nous nous le permettre ? Elle repassa sur leur fréquence privée. — J’ai transféré quelques crédits sur le compte de ma fausse identité, mais pas trop… un professeur ne gagne pas lourd. Mais nous payons pour cette pièce parce que nous l’avons réclamée. Si nous nous contentons de nous promener, j’imagine qu’il leur faut nous prévenir avant de nous facturer quoi que ce soit. — Vous croyez les propriétaires de cet établissement coupables de… nombreuses choses, mais vous ne les pensez pas capables de voler leurs clients ? demanda !Xabbu en souriant. Renie n’aimait pas aborder ce sujet, même sous couvert de la fréquence privée. — Aucune entreprise ne peut tenir si elle pratique ce genre d’escroquerie. Regardez les clubs du Broderbund, sur le quai Victoria : ils vous arnaquent parfois un peu et servent drogués et impulsés dans leurs salles de derrière, mais ils se doivent tout de même de respecter les apparences. (Elle se leva et changea à nouveau de fréquence.) Venez, allons faire un tour. Ils passèrent sous l’arche et empruntèrent le petit sentier qui contournait le bassin. À ce moment, une lueur apparut au fond de l’eau. — Par ici la sortie, comprit Renie. — Mais…, protesta !Xabbu en s’immobilisant. — Tout n’est qu’illusion. Et, à moins que les symboles virtuels universels n’aient pas cours ici, cette lumière nous indique où aller. Après une légère hésitation, elle fléchit les genoux et plongea. La descente fut longue. À l’École polytechnique, son corps était suspendu à l’horizontale par le harnais et elle ne ressentit donc aucune sensation de chute. Mais, dans la simulation, elle vit la surface azurée se rapprocher d’elle, sentit l’éclaboussement qui marquait son entrée dans l’eau et les petites bulles qui couraient le long de son épiderme. Un cercle lumineux était visible au fond de l’eau. Elle se dirigea vers lui. !Xabbu la rejoignit presque aussitôt. Contrairement à Renie, qui avait plongé tête la première, lui se laissait descendre les pieds en avant. — Que… eh, nous pouvons parler ! s’exclama-t-il en riant. — Ce n’est pas vraiment de l’eau, lui rappela Renie, pas plus que ces choses ne sont des poissons. !Xabbu gloussa de nouveau lorsqu’une nuée de formes étincelantes les environna. Les faux poissons battaient énergiquement de la queue et des nageoires pour tourner autour d’eux. L’un d’eux, rayé de noir, de jaune et de rouge, s’immobilisa à quelques millimètres du nez du Bushman. — Merveilleux, fit ce dernier. Il tendit la main vers le petit poisson, mais celui-ci s’éclipsa aussitôt. Le portail luisait toujours, mais l’eau qui les entourait paraissait désormais plus sombre. Ils venaient de passer dans la zone suivante de la simulation ; du varech était visible au fond de l’eau, au milieu des rochers et du sable fin. Renie eut même l’impression d’apercevoir une créature pourvue de mains et d’un visage humain, mais dont la queue était indubitablement celle d’un grand prédateur marin. Ses fiches auditives lui faisaient parvenir le bruit des courants marins, auquel venait se mêler un chant grave à peine audible. Elle se sentit brusquement mal à l’aise et accéléra d’un geste la transition jusqu’au cercle lumineux. De près, celui-ci leur apparut en fait comme une multitude de ronds de couleurs. — Choisissez-en un, dit-elle à !Xabbu. Il tendit la main vers le cercle rouge. Aussitôt, il se mit à briller et une voix sans âme chuchota « Inferno et autres salles des profondeurs » dans le creux de leur oreille. !Xabbu jeta un regard inquisiteur à Renie, qui hocha la tête malgré son malaise grandissant. Exactement le genre d’endroit qui pouvait attirer un jeune adolescent comme Stephen. !Xabbu toucha le cercle et le portail tout entier devint rouge vif. Puis il grossit et les enveloppa, tant et si bien qu’ils eurent l’impression d’entrer dans un tunnel écarlate. Quand la lueur se dissipa, ils se trouvaient toujours sous l’eau, mais elle était désormais trouble. Renie crut tout d’abord que le portail n’avait pas fonctionné. — C’est là-haut que ça se passe, lui indiqua !Xabbu en lui montrant un nouveau cercle rouge, mais plus terne, comme un soleil couchant. C’est de cela que le ciel a l’air lorsque l’on se trouve en eau profonde. — Dans ce cas, allons-y. Elle se demanda brièvement ce que !Xabbu savait des eaux profondes, lui qui était né dans une région de marécages, puis cessa d’y penser. Peut-être allait-il souvent à la piscine. Ils s’élevèrent en direction de la surface, ce qui les obligea à se frayer un passage au travers d’algues épaisses. Noires et épineuses, ces dernières dérivaient lentement et bloquaient parfois la lumière du cercle rougeoyant, ce qui plongeait aussitôt Renie et !Xabbu dans l’obscurité. L’eau était trouble, agitée par les éruptions de vapeur qui se succédaient sous leurs pieds. Rien n’indiquait d’où ils étaient venus, mais Renie était persuadée que cela ne durerait pas s’ils décidaient de faire demi-tour. Elle toucha l’une des algues et s’émerveilla une fois encore de la qualité de la simulation. La texture rugueuse du végétal marin avait été obtenue à l’aide d’une succession de données chiffrées, et pourtant, une fois ces dernières communiquées aux capteurs de son gant, la véracité de l’impression de contact était saisissante. !Xabbu lui saisit brusquement le bras, ce qui la fit tourner sur elle-même. — Regardez ! s’écria-t-il, paniqué. Quelque chose de gros et de sombre se mouvait dans les profondeurs. Renie distingua vaguement un dos lisse et une tête allongée qui paraissait trop grosse pour le reste du corps. Le monstre nageait au fond des flots, tout près de l’endroit par où ils étaient arrivés. On aurait dit un croisement entre un crocodile et un requin, mais en bien plus gros. Son long corps cylindrique se perdait dans l’obscurité, près de quatre mètres derrière sa large gueule aux dents acérées. — Il nous a sentis, s’affola !Xabbu. — Il n’est pas réel, répondit-elle d’une voix ferme en pressant la main du Bushman. Malgré ses paroles rassurantes, son pouls s’accéléra. La chose avait cessé de s’intéresser au fond de l’eau et commençait à remonter dans leur direction. Elle décrivit une trajectoire circulaire qui la fit disparaître quelques instants. Renie repassa aussitôt sur la fréquence privée. — !Xabbu ! Sentez-vous ma main ? C’est ma vraie main, sous mon gant. Nous nous trouvons dans la salle de simulation de Polytech. Ne l’oubliez pas. Le Bushman garda les yeux résolument fermés. Renie avait déjà assisté à une scène similaire. Lorsque la simulation était de bonne qualité, une expérience terrifiante pouvait produire un choc psychologique aussi important que dans la vie réelle. Sans lâcher un seul instant la main de son ami, elle augmenta la vitesse de leur ascension. Une masse gigantesque traversa l’endroit qu’ils venaient juste de quitter, fendant l’eau à la vitesse d’un lévitrain. Le cœur de Renie battait la chamade. Elle aperçut fugitivement une gueule béante, pleine de crocs luisants, puis un œil aussi gros que sa tête, et enfin un long corps noir qui n’en finissait pas. Elle accéléra encore, puis s’en voulut de réagir comme !Xabbu, d’oublier qu’elle vivait cette agression en RèV. Matérialise-toi en dehors de l’eau, espèce d’idiote ! Rien ne dit que tu es obligée de nager jusqu’à la surface. Même si ce n’est qu’une simulation, tu as vraiment envie de savoir ce qui se passe quand ce truc te mord ? Elle agita sa main libre et le disque rouge enfla démesurément, comme s’il se jetait sur eux. Une fraction de seconde plus tard, ils flottaient à la surface d’un grand lac agité. Une violente pluie rouge leur cingla le visage, tandis que d’épais nuages de vapeur s’élevaient tout autour d’eux. !Xabbu se mit à battre des bras en tous sens pour rester à flot, même si c’était Renie qui contrôlait leur position à tous les deux. Une nageoire dorsale luisante jaillit de l’eau et fondit sur eux. Renie serra la main de !Xabbu et les transporta instantanément sur le rivage du lac, distant de près de deux cents mètres. Mais il ne s’agissait pas vraiment d’une berge. L’eau rouge se heurtait à une muraille de basalte noir puis coulait vers le haut, constituant une gigantesque cascade inversée, sifflante et bouillonnante, qui remontait jusqu’à un plafond couvert de stalactites. Elle allait s’y briser avec violence et retombait sous forme de pluie et de vapeur. Renie et !Xabbu étaient presque aveuglés. Accrochés au basalte qui constituait le rivage, ils étaient violemment projetés contre des rochers un peu trop bien simulés à leur goût. La nageoire apparut de nouveau mais, cette fois-ci, la bête sortit de l’eau jusqu’à ce que sa gueule apparaisse. Elle regarda de droite et de gauche, cherchant ses proies. Ébahie, Renie resta un instant sans réaction. Ce qu’elle avait pris pour le corps du monstre n’était en fait que son cou. La tête se rapprocha en fendant l’eau, soulevant une véritable lame de fond sur son passage. Le Léviathan, songea Renie en se rappelant les lectures bibliques de sa mère. Elle éprouva un bref instant de terreur pure, puis une hilarité incontrôlable lorsqu’elle se rappela que c’était une attraction virtuelle qui la mettait dans un tel état. Son rire cessa abruptement quand !Xabbu s’accrocha à son cou et à son épaule. Le Bushman était en train de céder à la panique. — Rien de tout cela n’est réel ! hurla-t-elle pour se faire entendre malgré le vacarme généré par la cataracte et l’approche du monstre. Mais !Xabbu était trop terrifié pour comprendre ce qu’elle lui disait. La gueule immense s’ouvrit démesurément et avala de grandes quantités d’eau de pluie. Renie fut tentée de débrancher son interface, mais ils n’avaient encore rien appris. L’expérience qu’ils vivaient étaient certes cauchemardesque, mais c’était le genre de sensation dont raffolaient les gamins comme Stephen. La source du mal de ce dernier n’était pas ici ; il fallait chercher quelque chose de plus subtil. Les murs de la caverne disparaissaient derrière la cascade géante, mais des dizaines de lueurs rouges visibles au travers du rideau d’eau laissaient penser qu’il était possible d’accéder à d’autres salles depuis ce lac intérieur. Renie choisit une destination aléatoire et s’y rendit en compagnie de !Xabbu. Les gigantesques mâchoires se refermèrent dans le vide, les ratant de peu. Alors qu’ils se rapprochaient à toute vitesse du point luisant sur lequel Renie avait jeté son dévolu, elle vit que les parois de la caverne étaient recouvertes d’humains aux traits figés dans une expression de souffrance absolue, qui se tortillaient derrière la cataracte comme s’ils avaient été partiellement avalés par la roche. Leurs mains se tendaient au travers de l’eau, comme pour attraper les deux visiteurs. Leurs gestes brusques et désordonnés dérangeaient l’agencement de la cascade qui allait se briser contre le plafond. Renie et !Xabbu traversèrent quelques centimètres d’eau pour se retrouver dans une galerie taillée à même la pierre. Le cri de déception du Léviathan résonna longtemps derrière eux. — Inferno, comprit Renie en se rappelant l’intitulé de la salle. Ils s’amusent, c’est tout. Nous sommes censés être en enfer. !Xabbu tremblait toujours, elle le sentait nettement, mais il avait fini de se débattre. Le visage de son simul ne reflétait pas les émotions complexes qui l’habitaient vraisemblablement. — J’ai honte, fit-il enfin. Je me suis mal comporté. — Ne dites pas n’importe quoi. Même moi, j’ai eu peur. Et pourtant, c’est mon métier. Elle lui avait répondu brusquement pour le secouer et n’avait pas hésité à travestir la vérité. En fait, elle n’avait jamais fréquenté de simulation aussi réaliste, mais il valait mieux qu’elle ne le reconnaisse pas si elle voulait que le petit homme se reprenne. — Passez sur notre fréquence privée, ajouta-t-elle. Cette chose vous donne une idée des capacités de programmation et de traitement de l’information dont dispose le club, non ? — Je n’ai pas pu m’en empêcher, Renie, protesta !Xabbu, qui n’avait pas fini de se faire des reproches. C’est pour cela que j’ai honte. Je savais qu’il n’était pas réel, je… je n’ai pas déjà oublié toutes vos leçons. Mais quand j’étais petit, mon cousin et moi nous sommes fait attraper par deux crocodiles. J’ai réussi à me dégager parce que le mien me tenait mal, et je garde encore la marque de ses dents sur mon bras et mon épaule, mais mon cousin n’a pas eu cette chance. Quand l’animal a été tué quelques jours plus tard, nous l’avons retrouvé dans son estomac, à moitié digéré. Renie fut prise d’un long frisson. — Il ne faut pas vous en vouloir. Si seulement vous m’aviez parlé de cette horrible expérience avant que nous n’entrions dans le bassin… c’est en cela que la RèV peut faire du mal, et tout le monde le reconnaît d’ailleurs. Dès qu’elle touche aux phobies ou aux terreurs qui remontent à l’enfance… mais, comme il s’agit d’un environnement contrôlé, elle peut également servir à guérir ces peurs. — Je ne me sens pas franchement guéri. — Je veux bien le croire. Elle lui serra une dernière fois le bras et se remit debout. Tous ses muscles lui faisaient mal, sans doute à cause de la tension… et des coups de poing que !Xabbu lui avait donnés en se débattant. — Allons, venez, décida-t-elle. Nous avons déjà gaspillé une bonne heure de temps et nous n’avons rien vu d’intéressant. — Où sommes-nous ? demanda-t-il en se levant à son tour. Et… devrons-nous repasser par là en partant ? Renie éclata de rire. — Heureusement que non. En fait, nous pouvons même quitter le système à tout moment si nous le souhaitons. Il suffit juste de le demander au programme, vous vous souvenez ? — Maintenant, oui. Le couloir avait été conçu pour ne pas apporter de rupture franche avec le lac bouillonnant. Les parois étaient de la même pierre noire, inquiétante et rugueuse au toucher. La scène était éclairée par une lueur rouge dont il était impossible de déterminer la source. — Nous pouvons marcher au hasard des heures durant, fit Renie, mais il est également possible de procéder de manière un peu plus logique. Elle regarda autour d’elle, mais aucun symbole ne lui apparut clairement. — Options, demanda-t-elle d’un ton décidé. Aussitôt, des lettres de feu apparurent sur le mur. Elle étudia les choix qui lui étaient offerts et sélectionna le plus neutre. — Escalier. Le tunnel se mit à onduler puis disparut soudainement devant leurs yeux, comme s’il avait été aspiré par un trou béant s’ouvrant à leurs pieds. Ils se trouvaient désormais sur un large palier, au beau milieu d’un imposant escalier en colimaçon de pierre noire et luisante. L’espace d’un instant, ils restèrent seuls mais, avant qu’ils aient pu décider s’ils souhaitaient monter ou descendre, ils se retrouvèrent environnés de formes indistinctes. — Par mes ancêtres, souffla !Xabbu. Des centaines de silhouettes spectrales empruntaient l’escalier. La plupart transportaient des sacs ou d’autres charges, tandis que d’autres n’étaient guère plus substantielles qu’un filet de brume. Renie entendit plusieurs langues et remarqua de nombreux costumes différents, comme si les fantômes étaient censés représenter l’ensemble de l’humanité. D’un geste, elle augmenta le son de ses fiches auditives, mais en vain. Elle était incapable de comprendre ce que les fantômes marmonnaient. — Les âmes perdues, expliqua-t-elle à !Xabbu. Je me demande si quelqu’un ne chercherait pas à nous communiquer un message, du genre : « Vous qui êtes entrés ici, abandonnez tout espoir. » !Xabbu était manifestement mal à l’aise. Il suivit des yeux une femme de type asiatique qui portait sa tête larmoyante entre ses deux moignons de bras. — Et maintenant ? demanda-t-il à Renie. — On descend, répondit-elle avec assurance. C’est toujours pareil, dans ce genre de situation. Il faut s’enfoncer dans le ventre de la bête si l’on veut en sortir. — Ah ! fit-il en lui souriant. Quelle sagesse, Renie. Vous m’impressionnez. Elle le fixa longuement sans répondre. Son analyse reposait sur les innombrables jeux de rôles informatiques auxquels elle avait joué durant sa jeunesse, mais elle ignorait ce qu’il avait bien pu vouloir dire. — Allons-y, décréta-t-elle enfin. Elle se demandait s’ils devaient s’attendre à une certaine résistance ou s’il leur faudrait négocier pour obtenir droit de passage, mais non. Les fantômes s’écartèrent devant eux, à l’exception d’un vieillard silencieux vêtu d’un pagne, et dont il était impossible de déterminer s’il était secoué par les larmes ou par une crise de franche hilarité. Renie essaya de le contourner, mais il fut pris d’un spasme violent et la toucha. Aussitôt, il se dématérialisa pour se reformer quelques marches plus haut ; son expression n’avait nullement changé. Ils évoluèrent pendant près d’une demi-heure au milieu des damnés. L’escalier semblait ne pas avoir de fin, et Renie pensait sérieusement à emprunter l’une des portes qu’ils croisaient à chaque palier lorsqu’elle entendit distinctement une voix humaine. — Une vraie chienne : elle halète, grogne et bave… vous verrez. La remarque fut suivie par un grand concert de rires. Quatre hommes se tenaient sur le palier suivant. Ils étaient on ne peut plus réels, du moins si on les comparait aux spectres de l’escalier. Trois d’entre eux étaient des demi-dieux aux cheveux noirs et à la peau sombre, immenses et d’une beauté irréelle. Quant au quatrième, il était démesurément obèse, comme si l’on avait revêtu un hippopotame d’un costume blanc avant de lui visser une tête d’humain chauve sur les épaules. Renie et !Xabbu ne faisaient pas le moindre bruit et arrivaient dans le dos du plus gros, mais ce dernier les repéra aussitôt. Ses petits yeux luisants les dévisagèrent, et Renie ressentit l’intensité de son regard comme une agression physique. — Bien le bonjour, fit-il d’une voix chaude et envoûtante, programmée avec un art consommé. J’espère que vous vous distrayez, messieurs. — Oui, merci, répondit Renie en gardant la main sur l’épaule de !Xabbu. — Est-ce la première fois que vous rendez visite au mondialement célèbre Mister J ? poursuivit l’autre. Allons, je suis persuadé que oui. Il n’y a nulle honte à avoir, vous savez. Joignez-vous à nous, car je connais jusqu’au moindre recoin de cet étrange et merveilleux établissement. Je me nomme Strimbello. Il accompagna ses paroles d’un minuscule hochement de tête. Son quadruple menton s’écrasa contre sa poitrine et gonfla sur les côtés comme une paire de branchies. — Très heureux de faire votre connaissance, répondit Renie. Je suis Monsieur Otepi, et voici mon associé, M. Wonde. — Vous venez d’Afrique ? Splendide, splendide, fit Strimbello avec un large sourire. Mes autres amis – que de rencontres, aujourd’hui, décidément – mes autres amis, donc, sont originaires du sous-continent indien. De Madras, pour être exact. Je vous présente les frères Pavamana. Ses trois compagnons s’inclinèrent à peine. On aurait dit des triplés, du moins pour ce qui était de leurs simuls, et manifestement ils avaient dépensé beaucoup d’argent pour se constituer ces corps virtuels. Renie décida qu’ils avaient choisi cette apparence pour compenser leurs tares physiques. Nul doute qu’ils étaient rachitiques et grêlés. — Enchanté, leur dit-elle, aussitôt imitée par !Xabbu. — Je m’apprêtais juste à montrer à ces braves gens l’une des attractions les plus sélectes de l’Inferno, chuchota Strimbello en leur dédiant un clin d’œil complice. Souhaitez-vous vous joindre à nous ? Renie se rappela soudain que Stephen lui avait parlé d’un homme corpulent. Son rythme cardiaque s’accéléra. Se pouvait-il qu’ils l’aient trouvé si facilement ? Méfiance, toutefois, car opportunité rimait avec danger. — Avec plaisir, accepta-t-elle. Elle échangea un regard avec !Xabbu et ils se mirent à suivre les quatre autres. Renie mit un doigt devant sa bouche pour prévenir son compagnon de ne rien dire, même sur leur fréquence privée. Si Strimbello faisait partie de la direction du club, impossible de savoir de quoi il était capable. Alors qu’ils descendaient l’escalier en flottant – la marche ne semblait pas être une activité faite pour Strimbello –, leur guide leur raconta l’histoire de nombreux fantômes, ou du moins des gens qu’ils représentaient. L’un d’entre eux, un chevalier franc de l’époque des croisades, avait été cocufié de manière tellement sournoise et imaginative que même Renie et !Xabbu ne purent s’empêcher de rire. Sans changer de ton, Strimbello expliqua comment l’homme avait réagi en montrant du doigt les deux silhouettes sans bras ni jambes qui suivaient le fantôme en armure. Renie dut réprimer un haut-le-cœur. Le gros homme leva les bras et mit ses paumes en l’air. Aussitôt, le groupe décolla et s’éloigna de l’escalier. À l’angle suivant, la paroi disparut instantanément. Les simuls se tenaient désormais en bordure d’un puits profond de plusieurs kilomètres. L’escalier s’enroulait autour et disparaissait dans la lueur rouge qu’ils distinguaient loin en dessous d’eux. — Nous n’allons pas assez vite, expliqua Strimbello. Et j’ai tant de choses à vous montrer… Il fit un nouveau geste et tous se mirent à tomber. Renie sentit son estomac remonter dans sa poitrine. La résolution visuelle était bonne, mais quand même pas à ce point, si ? Suspendue dans son harnais et vivant la scène par le truchement d’un simul de mauvaise qualité, elle n’aurait pas dû éprouver une sensation de chute de manière si… viscérale. À son côté, !Xabbu écartait les bras, comme pour ralentir sa descente. Il avait l’air légèrement nerveux, mais aussi déterminé qu’elle. Renie se sentit mieux en le voyant. Le petit homme tenait le coup. — Ne vous inquiétez pas, notre atterrissage se déroulera sans encombre, les rassura Strimbello, dont le crâne brillait comme un phare dans la semi-obscurité. J’espère que je ne vous parais pas trop condescendant, monsieur… Otepi. Vous êtes peut-être un habitué des sensations virtuelles de ce type. — Je n’en ai jamais connu de cette intensité, répondit sincèrement Renie. La chute s’arrêta brusquement et ils se retrouvèrent tous à flotter dans le vide. Strimbello fit un nouveau geste théâtral et ils se posèrent sur l’un des nombreux paliers qui leur étaient proposés. Les frères Pavamana échangèrent des sourires moqueurs en montrant les passants du doigt. Leurs lèvres bougeaient, mais il était impossible de les entendre. Ils communiquaient manifestement sur leur fréquence privée. Le couloir dans lequel ils s’engagèrent menait à de nombreuses portes ouvertes, d’où s’échappait un incompréhensible brouhaha de voix, de cris et de chants dans divers langages. Quelques simuls passaient sans cesse d’une pièce à l’autre. Renie remarqua qu’il s’agissait principalement d’hommes ; sans doute les femmes faisaient-elles partie des diverses attractions. Certains de ces clients avaient un corps aussi improbable que les frères Pavamana, mais la plupart avaient choisi un simul de base : petits, gris et les traits dénués d’expression, ils avaient l’air pathétiques à côté de leurs congénères tapageurs. Soudain, Strimbello prit Renie par le bras, et elle ne put s’empêcher de grimacer. Sa poigne était si ferme que les capteurs tactiles de la jeune femme lui communiquèrent une sensation de douleur. — Venez, venez, l’encouragea-t-il. L’heure est venue de voir quelques-unes des plus fameuses attractions de cet établissement. La Chambre Jaune, peut-être ? — Oh, oui, répondit l’un des triplés alors que ses deux frères hochaient vigoureusement la tête. On nous a beaucoup parlé de ce lieu. — Et il le mérite, répondit Strimbello avant de se tourner vers Renie et !Xabbu. Ne vous inquiétez pas du coût de cette attraction, mes nouveaux amis. Je suis connu ici, et je peux amplement payer pour vous. Alors ? Nous suivez-vous ? Après une brève hésitation, Renie acquiesça. — Qu’il en soit ainsi, déclara pompeusement l’obèse. Il agita la main et le couloir se mit à onduler autour d’eux. L’instant suivant, ils se retrouvèrent dans une longue salle, basse de plafond et éclairée de divers tons ocre et jaune citron. Renie se sentit aussitôt agressée par une musique rythmée et monotone. Strimbello ne lui avait toujours pas lâché le bras, et elle dut se débattre pour qu’il la laisse se retourner. !Xabbu se trouvait derrière les frères Pavamana. La Chambre Jaune accueillait elle aussi des simuls de qualité diverse, mais tous braillaient avec entrain et tapaient du poing sur la table, tant et si bien que les verres virtuels qu’on leur avait versés rebondissaient en tous sens. La lumière bilieuse leur donnait un air fiévreux. Une femme – ou, du moins, un simul de femme, se rappela Renie – effectuait un strip-tease cadencé sur la scène. Renie fut rassurée par le caractère presque anodin du spectacle, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que la jeune femme n’avait pas de vêtements à ôter. C’était de sa peau qu’elle se débarrassait par lambeaux. Une bande de chair rougie, fine comme du papier à cigarettes, pendait déjà à ses hanches. Mais le pire, c’était l’air de totale résignation qu’affichait la danseuse – non, le simul. Incapable d’en supporter davantage, Renie chercha de nouveau !Xabbu des yeux. Elle distingua le sommet de son crâne derrière les triplés qui sautillaient sur place et se donnaient des coups de coude à la façon de personnages de dessin animé. Elle reporta brièvement son attention sur la scène, mais la strip-teaseuse était en train de découvrir les muscles de son estomac, et Renie préféra se concentrer sur la foule. Son malaise ne se dissipa pas pour autant, bien au contraire : les simuls de clients avaient tous la bouche ouverte et des yeux écarquillés, sans âme. Pas de doute, elle se trouvait bien en enfer. Un mouvement capta son attention à la limite de son champ de vision. Elle se dit que c’était Strimbello qui la surveillait, mais quand elle se tourna vers lui, elle vit qu’il buvait la strip-teaseuse des yeux et hochait la tête en cadence, comme s’il approuvait le spectacle qu’elle proposait. Se doutait-il que !Xabbu et elle n’étaient pas ce qu’ils semblaient être ? Ils se comportaient tout à fait normalement et elle avait conçu leurs fausses identités avec le plus grand soin, mais Strimbello la rendait extrêmement nerveuse. L’homme – ou le programme – qui se cachait derrière ces petits yeux cruels devait être un terrible ennemi. La musique cessa abruptement, et Renie reporta son attention sur la scène alors qu’une ultime sonnerie de cuivres accompagnait le départ de l’artiste, qui ressemblait à une mariée à la longue traîne de chair ensanglantée. Quelques applaudissements saluèrent sa sortie titubante, puis une note grave annonça le numéro suivant. — Vous allez assister là à ce que les Français appellent la spécialité-maison, monsieur Otepi, fit Strimbello en se penchant vers elle. L’attraction pour laquelle la Chambre Jaune est mondialement connue. (Il resserra sa prise sur le bras de Renie et la secoua légèrement en éclatant de rire.) Vous êtes adulte, bien sûr ? Ah, excusez-moi de cette mauvaise plaisanterie, je n’ai pas pu résister ! De plus en plus inquiète, Renie chercha de nouveau !Xabbu. Il leur fallait échapper à cet homme sans perdre de temps. Mais le simul du Bushman était caché par les triplés, qui fixaient la scène avec fascination. Le ton de la musique changea et une procession apparut. Tous les individus étaient vêtus de robes noires à capuche, à l’exception de la chanteuse pâle de la salle d’entrée. Mais était-ce vraiment elle ? Le visage était semblable, et les grands yeux noirs aussi, mais ce simul semblait un peu plus grand et ses longs cheveux étaient cuivrés. Avant que Renie ne parvienne à déterminer s’il s’agissait ou non de la chanteuse, plusieurs silhouettes en robe se saisirent d’elle. Elle ne résista pas. Le son d’orgue s’atténua et un rythme lancinant commença à se faire entendre. La scène s’allongea telle une langue démesurée. Murs, tables, clients eux-mêmes changèrent de place et d’apparence, la pièce prit peu à peu la forme d’une grande salle d’opération dont l’estrade constituait le centre. La lumière jaune diminua fortement, jusqu’à ce que tout ne soit plus qu’ombres, à l’exception du visage de la femme, qui semblait être l’unique source de luminosité. On lui arracha alors sa robe, et son corps blafard apparut, brillant comme une flamme pure. Renie en eut le souffle coupé, tandis que de nombreuses exclamations de surprise fusaient autour d’elle. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser dans un endroit pareil, la jeune femme n’avait rien de l’incarnation d’un fantasme masculin. Ses jambes étaient longues et maigres, ses côtes visibles et ses seins menus, à tel point que l’on aurait presque pu la prendre pour une adolescente. Elle leva ses grands yeux noirs vers le public. Son expression était un mélange de reproche et de crainte, mais un certain dégoût était également perceptible, comme si elle cherchait à défier ceux qui violaient ainsi son intimité. Quelqu’un hurla une phrase dans une langue inconnue de Renie, et un autre spectateur éclata de rire. Sans paraître déployer le moindre effort, les silhouettes en robe soulevèrent la fille et la tendirent à bout de bras. La musique se fit presque inexistante, comme en réponse à l’attente du public. L’un des porteurs tordit violemment le bras de la jeune femme, faisant apparaître les veines sombres et les tendons sous la peau laiteuse. Elle eut un spasme de douleur mais garda le silence. Le bras fut déformé davantage, puis il y eut un bruit atroce et la suppliciée laissa enfin échapper un sanglot de souffrance. Écœurée, Renie détourna le regard. Ce ne sont que des images, se répéta-t-elle. Rien de tout cela n’est réel. Rien n’est réel ! Tout autour d’elle, les clients s’avançaient au bord de leur siège pour ne pas perdre une miette du spectacle. Plusieurs criaient, et Renie sentait presque les émanations nocives dégagées par le public ; elle avait l’impression que la salle se chargeait de fumée toxique. Sur scène, le supplice se poursuivait, comme l’attestaient les nouveaux cris de la jeune femme, mais Renie n’avait nulle envie de voir ce qui se passait. Les triplés se frottaient fébrilement les cuisses, tandis que Strimbello savourait le spectacle avec un petit sourire figé. Le numéro se poursuivit durant de longues minutes. Les yeux résolument tournés vers le sol, Renie devait lutter pour ne pas se mettre à hurler et s’enfuir en courant. Ces gens étaient de vraies bêtes – non, pire encore, car quel animal, même sauvage, aurait pu se réjouir d’un tel spectacle ? Le moment était venu de rejoindre !Xabbu et de quitter ce lieu malsain. Cela ne les trahirait en rien, car il paraissait logique que tous les clients n’apprécient pas ce genre d’attraction. Elle se leva, mais Strimbello la força aussitôt à se rasseoir. — Ne partez pas encore, susurra-t-il à son oreille. Regardez, et songez à tout ce que vous pourrez raconter autour de vous. Ce disant, il lui prit le menton et la força à reporter son attention sur la scène. Les membres blancs avaient été tordus avec une violence telle qu’ils décrivaient désormais des angles démentiels. Une des jambes de la jeune femme avait été démesurément allongée, comme si elle était faite de caramel mou. Les beuglements des spectateurs couvraient les cris de la suppliciée, mais sa tête ballottait sans cesse de droite à gauche. L’une des silhouettes se munit alors d’un objet luisant et acéré. La clameur ambiante prit soudain un ton fort différent, comme si les clients étaient des chiens de chasse qui avaient acculé leur proie et réclamaient désormais la mise à mort. Renie essaya d’échapper à la poigne implacable de Strimbello. Quelque chose de rouge et de gluant passa à côté d’elle et retomba dans l’ombre. Un simul dénué d’expression ramassa le projectile improvisé et se frotta longuement le visage avec comme s’il s’agissait d’un masque rituel, puis le glissa dans sa bouche. Renie eut un nouveau haut-le-cœur. Impossible d’échapper au répugnant spectacle ; autour d’elle, les clients tendaient les bras pour attraper les morceaux de chair que leur envoyait la silhouette en robe noire. Et, horreur suprême, les hurlements de la suppliciée étaient de nouveau audibles malgré les vociférations de la foule. Renie était incapable d’en supporter davantage. Elle finirait par perdre la raison si elle restait plus longtemps dans cette salle des horreurs. Elle n’avait qu’une seule envie, mettre le feu à cette Chambre Jaune et la regarder se consumer, si tant est qu’un lieu virtuel puisse brûler. Elle tendit la main en direction de !Xabbu pour attirer son attention. Le petit homme avait disparu. Il n’y avait plus personne à l’endroit où il s’était tenu quelques instants plus tôt. — Mon ami, protesta-t-elle en tentant à nouveau de se libérer. Mon ami est parti. — Aucune importance, commenta Strimbello sans quitter la scène des yeux. Il est allé chercher un spectacle plus à son goût. — Dans ce cas, c’est un idiot, rétorqua l’un des frères Pavamana, les joues ruisselantes de sang simulé. Rien ne vaut la Chambre Jaune. — Lâchez-moi ! s’énerva Renie. Il faut que je le retrouve ! L’obèse se tourna alors vers elle et lui dédia son plus large sourire. — Tu n’iras nulle part, mon jeune ami. Je sais exactement qui tu es, et il est hors de question que tu me fausses compagnie. La salle entière parut soudain se distordre, et le regard de Renie plongea dans les deux petits yeux noirs et cruels. Le cœur de la jeune femme se mit à battre plus fort encore que dans la caverne du Léviathan. Elle faillit quitter le système, se retint à l’ultime instant en se souvenant de !Xabbu. Était-il possible qu’il se soit fait prendre, comme Stephen avant lui ? Dans ce cas, si jamais elle ressortait sans lui, elle risquait de le retrouver dans le coma, comme son jeune frère. Elle ne pouvait l’abandonner. — Lâche-moi, espèce de salopard ! hurla-t-elle. Au contraire, Strimbello resserra sa prise et l’attira sur ses genoux. — Profite bien de l’attraction, mon jeune maître, répondit-il d’un ton moqueur. Et après, je t’en ferai voir plus, bien plus… La foule en délire générait un vacarme épouvantable, mais Renie était bien incapable de demander au système de baisser la sensibilité de ses fiches auditives. Strimbello l’empêchait de penser ; il y avait quelque chose en lui qui la faisait totalement paniquer. Elle effectua quelques gestes qui restèrent sans effet, puis eut recours à une instruction qu’elle n’avait plus utilisée depuis le temps où elle s’introduisait illégalement dans les programmes des autres : elle écarta les doigts à se faire mal et inclina la tête. L’espace d’une fraction de seconde, la totalité de la Chambre Jaune et de ses occupants se figea autour d’elle. L’instant suivant, quand le temps reprit son cours normal, Renie se tenait juste devant la scène, à quelques mètres de Strimbello. Légèrement surpris, le gros homme se leva et tendit la main vers elle. Sans attendre, elle quitta la salle, réapparaissant dans le couloir. Le puits sans fond paraissait presque normal comparé à ce qu’elle avait laissé derrière elle, mais le simul du Bushman n’était visible nulle part. Et Strimbello l’aurait vite rejointe. — !Xabbu ! hurla-t-elle sur leur fréquence privée, avant de monter le son au maximum. !Xabbu ! Pas de réponse. Le petit homme avait disparu. LIVRE DEUX LE SONGE DU ROI ROUGE […] Pâle est venu le ciel d’été, Echo des souvenirs envolés : Givre d’automne a tué juillet. Et toujours me hante la belle Alice, pirouettant sous un ciel Inconnu des terres de l’éveil… […] Au Pays des Merveilles allongés, Rêvant des journées écoulées, Rêvant des étés sacrifiés. Dérivant le long de la grève, Suivant les reflets d’or qui s’élèvent… Ô vie, n’es-tu donc qu’un rêve ? Lewis Carroll 10 ÉPINES INFORÉSO/FLASH : Utah : un accord signé dans la méfiance. (visuel : hommes se serrant la main devant le capitole de Sait Lake City) COMM : Une paix fragile a été instaurée entre le gouvernement de l’Utah, l’Église mormone et les séparatistes réunis sous l’appellation de « Pacte du Deseret » – d’après le nom donné par les mormons à l’Utah en 1849 –, mais il reste à voir si un tel accord pourra être respecté sans l’intervention des pouvoirs fédéraux. (visuel : le président Anford, dans la roseraie de Washington) S’appuyant sur le droit qu’ont les États et les grandes villes à se diriger eux-mêmes, le gouvernement des États – Unis a pour le moment refusé de se laisser impliquer dans cette affaire, ce qui a incité de nombreux citoyens de l’Utah à déclarer que l’administration Anford avait « renié la Constitution ». Dans le même temps, d’autres applaudissent la politique de non-ingérence du gouvernement. (visuel : Edgar Riley, porte-parole des séparatistes, lors de sa dernière conférence de presse) RILEY : « Aucun gouvernement n’a le droit de nous dire ce que nous devons faire dans le pays de Dieu. Nous comptons des guerriers dans nos rangs. Si l’État de l’Utah fait machine arrière, nous n’aurons d’autre choix que de bloquer toutes les voies d’accès à notre territoire. » Ils viennent te chercher à l’aube. Il s’agit de Jankel, le sympa, et d’un autre qui s’appelle quelque chose comme Simmons ; tu ne l’as presque jamais vu. Tu n’as pas fermé l’œil de la nuit, évidemment, mais ils arrivent tout de même sans faire de bruit, comme pour ne pas te réveiller brusquement. Jankel te dit que le moment est venu ; il a presque l’air de s’excuser. Tu refuses la main qu’il te tend et tu te lèves tout seul. Pas question que tu acceptes l’aide de quiconque. Tu as bien l’intention de t’y rendre en marchant, mais tes jambes flageolent. Tu ne sais plus combien de fois tu as cru entendre le bruit de leurs pas au cours de la longue nuit. Et maintenant, tu as du mal à garder les yeux ouverts et tout t’apparaît comme au travers d’un objectif déréglé. Tu as horriblement sommeil. Mais tout a été prévu. Tu dormiras bientôt, et pour longtemps. Il n’y a ni prêtre, ni pasteur ; tu leur as dit que tu n’en voulais pas. Quel réconfort pourrais-tu tirer du fait d’entendre un étranger déblatérer des insanités auxquelles tu ne crois pas ? Seuls Jankel et Simmons sont là pour t’escorter. Deux gardiens qui ont besoin des heures supplémentaires garanties si l’on travaille un dimanche matin. Sans compter la prime, bien sûr, car il s’agit là de l’un des boulots les plus déplaisants qui soient, et seuls les prisonniers peuvent être forcés à faire quoi que ce soit au sein de l’administration pénale. Jankel doit avoir besoin de l’argent pour nourrir ses gosses. Sans ça, seul un psychopathe pourrait se porter volontaire pour ce boulot. La dernière promenade. Tu as du mal à marcher, à cause des lourdes chaînes en nylon qui t’entravent les chevilles. Rien de ce que tu as pu voir dans les films ne se produit. Les autres prisonniers ne s’accrochent pas à leurs barreaux pour te dire adieu ; ils dorment encore, ou du moins font semblant. Tu as fait pareil quand c’était le tour de Garza. Et toi, que pourrais-tu dire ? D’autant que Jankel ne crie pas « Regardez ! Un mort qui marche », ou une autre idiotie du même genre ; il ne l’a jamais fait, d’ailleurs. Il s’est juste contenté de te murmurer quelques mots quand tu t’es approché de la porte, pour te faire comprendre que tout se passerait normalement si tu ne leur causais pas de problèmes, mais que, dans le cas contraire, ils t’en feraient baver. Maintenant, il garde le silence et a l’air aussi triste que s’il emmenait le chien du voisin renversé par une voiture chez le vétérinaire. La pièce où l’on te fait entrer n’est pas vraiment un cabinet de médecin – et c’est normal, car il s’agit de la chambre de la mort, après tout – mais son aspect et son odeur ne te changent pas de l’infirmerie. Le médecin, si tant est qu’il ait atteint ce niveau d’étude – il suffit en effet d’être assistant médical pour pouvoir mener à bien une exécution – est plutôt petit. Il n’avait manifestement pas prévu d’attendre aussi longtemps et a du mal à digérer son café. Il te fait un signe de tête lorsque tu entres et un sourire nerveux se dessine sur ses lèvres. Puis il t’indique, gêné, la table en acier inoxydable. Ce faisant, il hausse imperceptiblement les épaules, comme pour te dire qu’il aimerait que les choses se passent autrement. Les deux gardiens te prennent par les bras et t’aident à t’allonger sur la longue feuille de papier, pour s’assurer que tes genoux ne te trahiront pas au plus mauvais moment. Ils t’aident, oui, mais ils te tiennent également avec une grande fermeté. Tu hisses les jambes sur la table et ils te tirent en arrière pour que tu sois allongé de tout ton long, après quoi ils attachent les lanières. Tout pourrait se passer comme une visite médicale normale, sauf que personne n’ouvre la bouche. Ce qui n’a en soi rien de surprenant ; que peut-on dire, dans ce cas ? On a déjà diagnostiqué ta maladie, et les médecins ont décrété que tu en étais au stade terminal. Dangereux, inutile, source d’ennuis. Aucun contrôle de soi. Coûte de l’argent au contribuable. Tous ces symptômes ont fini par s’additionner, et le traitement a été décidé. Inutile de leur dire que tu es innocent, tu as essayé des années durant, et de toutes les façons possibles. Mais cela n’a rien changé. Les nombreux appels, les articles de journaux – dont le très justement intitulé « Enterrons nos erreurs » – n’ont pas eu le moindre impact. Le petit garçon qui était en toi et qui croyait que quelqu’un viendrait te délivrer si tu criais suffisamment fort, ce petit garçon a disparu, désormais, effacé avec autant d’efficacité que tu le seras bientôt, toi aussi. Un officier tout de gris vêtu se tient dans l’encadrement de la porte. Tu te tournes vers lui, mais la hanche de Jankel t’empêche de le voir. Tu sens quelque chose de froid au creux de ton coude et tu reportes toute ton attention sur le docteur. De l’alcool ? Pour quoi faire ? On te désinfecte le bras avant de te piquer. Peut-être ces matons ont-ils le sens de l’humour, finalement. Quelque chose de pointu transperce ton épiderme, mais il y a manifestement un problème. Le toubib jure à voix basse, légèrement paniqué, puis retire l’aiguille avant de chercher ta veine une nouvelle fois. Il recommence à trois reprises, mais sans succès. Tu as mal, comme si quelqu’un massacrait ton bras à la machine à coudre. Tu es tout près d’éclater de rire… ou de hurler, tu ne sais pas vraiment. Mais tu te reprends, bien sûr. Tu ne vas quand même pas te donner en spectacle, non ? On essaye juste de te tuer. Tu te sens moite de la tête aux pieds. Enfin, l’aiguille s’enfonce à l’endroit voulu et le médecin presse le poussoir. Le second gardien – Simmons ? – resserre les lanières afin que tu ne puisses pas te débattre. Puis l’on passe à la deuxième seringue. La situation te semble totalement irréelle. Pour toi, c’est la fin du monde, mais les gens qui t’entourent se comportent comme s’ils faisaient normalement leur boulot. Seules l’expression de concentration du toubib et les gouttes de sueur qui brillent sur sa lèvre supérieure révèlent que ce n’est pas un jour comme les autres. Quand tu as été piqué comme il le fallait, l’homme en gris s’avance enfin. Tu ne l’as jamais vu auparavant, et tu te demandes quelle place il occupe au sein de l’administration pénitentiaire. S’agit-il du supérieur de Jankel, ou seulement d’un garde-chiourme comme les autres ? A ce moment, tu prends conscience que tu gaspilles tes derniers instants à penser à n’importe quoi, et tu te dégoûtes toi-même. L’homme est blanc et a la mâchoire carrée. Il débite quelques inepties, puis prend un dossier et te lit l’acte d’accusation, suivi de l’autorisation de t’injecter du pentothal et du chlorure de potassium jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il n’y a pas si longtemps, tu aurais eu droit à trois produits mortels pour le prix de deux, mais les comptables ont dû se rendre compte qu’il s’agissait là d’une dépense inutile. Le toubib vient d’actionner l’intraveineuse, mais tu ne sens rien d’autre que la gêne que te procure l’aiguille. Le Blanc à la mâchoire carrée te demande si tu comprends bien pourquoi ils font ça. Ben voyons, tu as envie de lui répondre. Tu comprends mieux qu’il ne le croit. Tu sais bien qu’ils cherchent à recycler tout ce qui peut encore l’être et à se débarrasser du reste. Tu seras plus utile à la société quand tu auras été transformé en engrais que tant qu’il fallait te loger dans ta cellule particulière. Tu as envie de lui répondre méchamment, mais tu n’en fais rien car, en plongeant le regard dans ses yeux bleu pâle, tu saisis enfin que tu vas mourir. Personne ne va se mettre à rire en t’annonçant que ce n’était qu’une blague. Et ce n’est pas un film non plus ; ne t’attends pas à ce que des mercenaires fassent sauter la porte de la prison et te tirent de là in extremis. Dans un instant, le médecin va presser le bouton qui libérera le liquide transparent – il est bien transparent, non, comme ce type que l’on a chargé de te lire ton arrêt de mort ? – et le fera couler dans tes veines. Et alors, tu commenceras à mourir. Tu essayes de parler, mais sans succès. Il fait tellement froid que tu trembles de la tête aux pieds. Jankel te recouvre d’une fine couverture, tout en faisant bien attention de ne pas décrocher le tube transparent planté dans ton bras tel un serpent venimeux. Alors, tu te contentes de hocher la tête. Tu n’es pas idiot, ça non. Tu sais bien comment les lois sont faites. Si tu n’avais pas été condamné par celle-là, ç’aurait été par une autre. Car elles ont pour vertu de protéger les gens comme eux des types comme toi. Alors, tu hoches la tête pour faire passer le message malgré ta gorge sèche : je sais pourquoi vous voulez ma mort ; je n’ai pas besoin d’explication. L’homme en gris se fend d’un sourire infinitésimal, comme s’il avait compris le sens de ton geste. Lui aussi a un hochement de tête, mais à l’adresse du toubib, puis il coince le dossier sous son bras et s’en va. Tu le vois disparaître derrière le pantalon bleu de Jankel. Tu viens juste de rencontrer l’ange de la mort, et c’était un étranger. C’est toujours un étranger. Jankel te serre le bras, ce qui signifie que le médecin vient d’installer le second tuyau et d’ouvrir l’autre robinet. Tu ne regardes surtout pas le gardien. Tu n’as pas envie de mourir en contemplant son visage. Il n’est rien, juste un type chargé de garder ta cage. Plutôt chic pour quelqu’un qui travaille dans un zoo humain, mais c’est tout. Quelques secondes s’écoulent lentement, et pourtant si vite. Ton regard se porte sur le néon, qui te semble plus trouble qu’auparavant. De petites traînées de couleur se forment sur les côtés. Tu t’aperçois que tes yeux s’emplissent de larmes. Il fait plus chaud et tes muscles se détendent. Ce n’est pas si terrible que ça, finalement. Mais tu ne reviendras jamais de là où tu vas. Ton cœur s’affole. On est en train de te pousser dans la grande nuit. Il y avait un passager de trop sur le navire, et c’est toi qui as tiré la courte paille. Tu t’affoles soudain, et tu essayes de te débattre, mais c’est trop tard, trop tard. Ta poitrine est prise de spasmes, comme si tu t’apprêtais à donner la vie, ou à naître. Non, tu as tout faux, c’est l’inverse. Tu te prépares à t’en aller, pas à arriver… Les ténèbres t’appellent, t’entraînent, et tu n’as plus la force de leur résister. Tu t’accroches du bout des ongles au-dessus d’un océan de velours chaud, et il serait si facile de se laisser aller… sauf que toute cette douceur cache une finalité terrifiante, une solitude éternelle. La lumière a presque disparu. Ça y est. Un cri silencieux, une étincelle brillant une dernière fraction de seconde avant d’être avalée par l’obscurité. Oh, mon Dieu, non, je ne veux pas… Une demi-heure plus tard, il en tremblait encore. — T’es complètement frappadingue, Gardiner. Une injection mortelle ! C’est pas vrai ! T’es vraiment le plus frappa des dingos ! Orlando plissa les yeux pour mieux voir. Le saloon était plein d’ombres et de brume, mais l’impressionnante silhouette de son ami était aisément reconnaissable. Fredericks prit une chaise à haut dossier et inspecta le menu d’expériences sensorielles proposées en lettres blanches sur la table noire. Manifestement écœuré, il avait la tête rentrée dans les épaules, ce qui le faisait paraître plus costaud encore qu’à l’habitude. — Pourquoi t’apprécies tant ces trips extrêmes, Gardiner ? s’enquit-il. Orlando ignorait pourquoi Fredericks se choisissait toujours un simul de body-builder. Peut-être était-il tout chétif dans la VTJ ? Impossible de le savoir, car il ne l’avait jamais vu en vrai. Mais c’était le genre de question que l’on ne posait pas, d’autant qu’Orlando avait, lui aussi, modifié son image. Bien que peu musclé et pas particulièrement séduisant, son simul avait été travaillé avec soin. — Les expériences mortelles ? Je les aime bien, c’est tout. Je… elles m’intéressent. N’ayant pas encore récupéré de son grand plongeon dans le néant, il éprouvait du mal à s’exprimer de manière cohérente. — En tout cas, moi, je les trouve méga-morbides, trancha Fredericks. De minuscules squelettes dansaient le conga sur la table, parés de tous les atours traditionnels. Ils se déplaçaient en secouant les hanches et finissaient par tomber dans le vide, où ils disparaissaient avec de petits bruits de pétards. On en trouvait partout, ici. D’autres grimpaient aux agitateurs ornant les verres à cocktail, quand ils ne s’amusaient pas à glisser sur les bacs à glaçons. Une armée de squelettes miniatures se livraient à des acrobaties sur le grand chandelier, et quelques-uns, vêtus de petits chapeaux de cow-boy, chevauchaient les chauves-souris qui se nichaient dans les ombres du plafond. Le Saloon de la Dernière Chance jouait beaucoup sur la proximité du Couloir de la Mort, tout en mettant l’accent sur l’humour plutôt que sur les expériences réalistes proposées sur le site voisin. — T’as pourtant fait l’accident d’avion avec moi, fit remarquer Orlando. — Ouais, mais une fois seulement. Toi, tu y es allé si souvent qu’ils doivent te réserver ton siège à tous les coups, non ? Les traits du simul se figèrent un instant, comme si Fredericks venait de quitter le système. En fait, c’était juste son équipement qui était incapable de retranscrire une expression renfrognée. Dommage, car Fredericks était un boudeur de première. — Et j’ai jamais rien connu d’aussi affreux, ajouta-t-il. J’ai bien cru que j’allais y rester, que mon cœur allait s’arrêter. Comment tu peux t’amuser à ce genre de conneries, Gardiner ? — À la longue, on s’y fait. Bien sûr, ce n’était pas vrai, et c’était bien là le problème. La conversation se tarit pendant quelques instants, et la porte du saloon en profita pour s’ouvrir et laisser entrer un vent glacial. Orlando n’apprécia pas l’interruption mais fit en sorte que cela ne se lise pas sur le visage de son simul. Fredericks, dont l’interface était moins performante, ne s’en rendit même pas compte. L’individu qui se tenait dans l’encadrement de la porte était couvert de neige et avait les yeux rouge vif. Quelques clients éclatèrent de rire à sa vue, et un simul féminin poussa un cri d’effroi. — Je me suis laissé dire que ces simulations provenaient d’expériences réelles, reprit Fredericks. Ils les auraient obtenues en téléchargeant l’interface de gens en train de mourir. — Non, répondit Orlando en secouant la tête. C’est juste des programmes bien fichus, sans plus. (La chose aux yeux écarlates se saisit de la femme hurlante et l’emporta dans la tempête. La porte se referma derrière elle.) Tu ne crois tout de même pas qu’ils auraient envoyé un type possédant un enregistreur téléneural haut de gamme dans un avion, et que celui-ci se serait planté alors que l’appareil fonctionnait, si ? Il n’y a même pas une chance sur un milliard que ça se produise, Frederico et, même dans ce cas, le grand public n’y aurait pas accès. Sans parler du fait qu’il est impossible d’enregistrer ce genre d’expérience et de la repasser par la suite, du moins, pas comme ça. J’ai vérifié, vieux. Les enregistrements d’impressions réelles sont un bordel monstre. Un autre cerveau est incapable de les interpréter, ça ne marche pas. — Ah ? Fredericks n’avait pas l’air convaincu mais, n’étant pas aussi calé qu’Orlando sur le sujet, il s’en remettait souvent à l’expertise de son ami en cas de discussion technique. — Et de toute manière, ce n’est pas de ça que je comptais te parler, reprit Orlando. Il nous faut aborder des sujets sérieux, et je préférerais le faire en privé. En plus, c’est mort, ici. Allons plutôt chez moi. — C’est vrai que c’est complètement mort, gloussa Fredericks en voyant deux squelettes jouer au frisbee avec une capsule de bouteille. Orlando fronça les sourcils. — C’est pas ce que je voulais dire. Le logement virtuel d’Orlando se trouvait à Parc Corner, secteur plus ou moins chic du Quartier Central qu’occupaient surtout les étudiants aisés. Il en avait fait le stéréotype d’une chambre d’adolescent, le genre de chambre qu’il aurait aimé avoir chez lui, s’il avait pu. Un écran mural occupant toute une paroi projetait continuellement des images en provenance du Projet Mars. On ne voyait guère plus qu’un désert orange, et il fallait souvent plisser les paupières pour distinguer les minuscules robots bâtisseurs au travers de la poussière martienne. Sur le mur d’en face, une large fenêtre s’ouvrait sur une scène tout droit sortie du crétacé : autour d’un petit plan d’eau, un jeune tyrannosaure était en train de dévorer un hadrosaure, saurien pourvu d’un bec de canard. Ce genre de papier mural était particulièrement vivant. Le reste de la chambre avait été conçu sur le modèle de la maison de style Scandinave que les parents d’Orlando avaient louée alors qu’il était encore tout jeune. Il avait été très impressionné par la multitude d’escaliers, de recoins et d’alcôves qu’elle présentait, à tel point qu’il avait même exagéré l’effet obtenu. Le résultat était un espace à plusieurs niveaux, abondamment décoré de ses prouesses virtuelles, et plus particulièrement celles de Thargor. Une pyramide de verre se dressait ainsi dans un coin ; elle était découpée en de nombreuses cases qui, toutes, exhibaient la tête d’un ennemi vaincu. Chaque fois, l’expression de l’adversaire en question avait été figée au cours de ses ultimes secondes d’existence. L’elfe noir de Dieter Cabo tenait la place d’honneur, tout au sommet, le crâne fendu par un impressionnant coup d’épée. La bataille qui les avait opposés s’était prolongée trois jours durant, et Orlando avait même failli rater son partiel de biologie, mais le jeu en valait largement la chandelle. Ce combat épique faisait encore l’admiration de nombreux joueurs du Pays du Milieu. D’autres objets étaient présents dans les alcôves. On trouvait ainsi une cage dans laquelle plusieurs homoncules s’affrontaient en permanence – c’était tout ce qu’il restait du sort raté d’un autre ennemi –, l’Orbe d’Aselphe, que Thargor avait arraché au front d’un dieu mourant, ou encore la main squelettique de Dreyra Jarh le magicien. Le mercenaire n’avait pas lui-même tranché cette dernière, mais il se l’était procurée chez un marchand de bizarreries, quelques instants seulement avant que sa propriétaire, au demeurant fort excédée, ne vienne la récupérer. En lieu et place de rampe, l’escalier proposait le corps du ver de Château-Morsin. Il l’avait obtenu après avoir passé une bonne heure à lutter contre la bête dans les douves de la forteresse, et il lui trouvait un certain cachet à cet endroit de sa chambre. — Je pensais pas que tu voudrais en parler, fit Fredericks en se laissant tomber sur le canapé de cuir noir. Je me disais que tu serais trop en rogne pour ça. — Je le suis, oui. Mais, dans cette affaire, il y a plus important que la mort de Thargor. Bien plus, même. Fredericks plissa les paupières. Orlando ne savait pas quelle tête pouvait bien avoir son copain, mais il était à peu près certain qu’il portait des lunettes. — Comment ça, « plus important » ? T’as foiré grave et Thargor s’est fait buter, à moins que j’aie manqué un épisode ? — T’en as même raté des tas. Allons, Fredericks, tu m’as déjà vu faire un truc pareil ? Quelqu’un m’a planté Thargor ! Il fit de son mieux pour parler de la cité d’or, mais sans parvenir à trouver les mots qui lui auraient permis de décrire combien elle lui avait semblé réelle. — C’était comme… comme si je faisais un trou dans cette fenêtre, là, expliqua-t-il en montrant la scène du crétacé, et que ça nous permettait d’arriver de l’autre côté, avec les dinosaures. C’était pas une vidéo de la VTJ, même obtenue avec le meilleur matos qui soit, c’était le monde réel ! Mais c’était aussi un coin que j’avais jamais vu. Je crois pas que ça se trouve sur Terre. — Tu crois que c’est Morpher qui a fait le coup ? Ou Dieter ? Il t’en voulait tellement pour son elfe noir que… — Attends, tu ne piges pas ce que j’essaye de te dire. Aucun des joueurs que nous connaissons ne pourrait créer un truc pareil, et je ne suis même pas sûr que le gouvernement où les meilleurs labos de Krittapong en soient capables. Orlando se mit à faire les cent pas. Pris d’un brusque accès de claustrophobie, il élargit la chambre d’un geste. Fredericks fut repoussé à quelques mètres de lui. — Hé ! fit ce dernier. Tu ne voudrais tout de même pas me faire croire que tu t’es fait buter par des OVNI, non ? Arrête de déconner, Gardino. S’il se passait ce genre de trucs sur le réseau, les infos en auraient parlé depuis longtemps. — Beezle ! s’écria Orlando après une courte pause. Une trappe invisible s’ouvrit dans le sol et une petite créature pourvue de multiples pattes et d’yeux de caméléon s’avança rapidement vers lui. Elle s’affala comiquement à ses pieds et se releva comme elle le pouvait. — Ouais, patron ? demanda-t-elle avec un accent de gangster hollywoodien. — Effectue des recherches sur le phénomène que je viens de décrire et sur les autres problèmes d’importance qui frappent le réseau. Et retrouve-moi l’enregistrement des quinze dernières minutes d’existence de Thargor. — C’est comme si c’était fait, patron. Une autre trappe apparut et Beezle s’en alla aussi vite qu’il était arrivé. On entendit alors un grand vacarme, comme si l’éléphant de la célèbre expression avait tout cassé dans son magasin de porcelaine, et le petit être réapparut en tirant derrière lui un petit carré noir. Il battait des pattes en tous sens et, à voir l’énergie qu’il déployait, on aurait pu croire que l’objet pesait aussi lourd qu’une ancre de paquebot. — Oh ! là, là ! qu’est-ce qu’il y a à vérifier, patron, se plaignit-il. Vous voulez commencer par regarder ça pendant que je m’occupe du reste ? C’est l’enregistrement de la partie. Orlando prit le carré et l’étira jusqu’à ce qu’il prenne la taille d’une serviette de bain suspendue devant lui. Il voulut le tourner vers Fredericks, se reprit au dernier moment et se permit un sourire. Malgré le nombre d’heures qu’il passait chaque jour sur le réseau, il lui arrivait parfois de penser comme dans la VTJ lorsqu’il était pressé. Mais la RèV ne fonctionnait pas de cette manière ; si Fredericks était intéressé par l’enregistrement, il le verrait où qu’il se trouve. Orlando tapota doucement le carré pour le transformer en objet à trois dimensions. — Passe-le-nous, Beezle, en me donnant un point de vue extérieur, pour que je voie les deux personnages en même temps. Il y eut quelques instants d’attente, le temps que les processeurs modifient la configuration de l’enregistrement, puis la lueur d’une torche apparut au centre du cube noir. Deux silhouettes étaient visibles à côté. «… diamants de poids impérial », fit la voix de Thargor. « Cinquante ! Par les dieux ! — Oui, n’est-ce pas ? Et maintenant, ferme-la. » Orlando étudia attentivement la scène. Voir Thargor de l’extérieur était extrêmement étrange. Il avait l’impression d’assister aux évolutions d’un personnage de film. — C’est trop tôt. Je ne suis pas encore entré dans le tombeau. Avance de dix minutes. Son alter ego était désormais en train de se frayer un passage entre les racines entremêlées. Il tenait son épée dans une main et la torche dans l’autre. Brusquement, il s’immobilisa, brandissant Voleuse de Vies comme pour se protéger. — C’est là ! s’exclama Orlando. C’est à ce moment que je l’ai vue ! Beezle, modifie ma position pour que je puisse voir le mur qui se trouve juste devant Thargor. L’image se troubla et, quand elle se stabilisa de nouveau, les deux témoins se trouvaient au niveau de l’épaule droite du mercenaire. La paroi était pleinement visible, y compris l’endroit où la crevasse aurait dû se trouver. Or, rien de tel à l’horizon. — Quoi ? C’est complètement dingue ! Arrêt sur image, Beezle. (Orlando fit tourner le champ de vision pour examiner le moindre recoin du mur. Une horrible sensation de malaise l’envahit.) J’arrive pas à le croire ! — Je ne vois rien, intervint Fredericks. — Merci de me l’avoir fait remarquer. Orlando demanda à son agent de modifier le champ de vision. Fredericks et lui entrèrent même dans l’image fixe pour l’étudier de plus près, mais sans résultat. Rien ne permettait de comprendre pourquoi Thargor réagissait de la sorte. — Merde, lâcha Orlando alors que Fredericks et lui ressortaient de l’enregistrement. Relance-le, Beezle. Devant leurs yeux ébahis, Thargor resta quelques instants figé, à contempler le mur nu. Puis la voix de Fredericks, ou plutôt de son voleur, Simmeck, se fit de nouveau entendre : « Thargor ! La flûte a recommencé à jouer. Quelque chose approche de la salle ! C’est le gardien du tombeau ! Thargor ! » — Eh, les choses ne sont pas allées aussi vite, si ? Fredericks n’était pas sûr de lui, mais Orlando fut soulagé par son intervention. Il n’avait donc pas perdu la boule. — Tu parles que non, répondit-il en tendant le doigt. Tiens, voilà la liche. Apparemment, tout cela n’a pris qu’une dizaine de secondes, mais nous savons bien, toi et moi, que ça a été bien plus long. — Ouais. Je suis à peu près certain que t’es resté un bon moment planté devant le mur. Un instant, j’ai même cru que tu t’étais déconnecté ou que ton interface te jouait des tours. Orlando claqua des doigts et le cube disparut. — Beezle, étudie à fond cette séquence du jeu pour voir si quelqu’un a modifié l’enregistrement. Compare avec le chronomètre. Et envoie une copie de cet enregistrement au Concile des Juges, en ajoutant qu’il est possible que la mort de mon personnage ne soit pas conforme aux règles. L’agent apparut de nouveau, poussant un long soupir. — Dites, patron, vous voulez encore beaucoup de trucs comme ça ? J’ai déjà le résultat des premières recherches, si ça vous branche. — Charge-les-moi quelque part pour que je puisse y jeter un œil plus tard. Tu as trouvé quelque chose de vraiment intéressant ? — Des cités d’or et/ou des phénomènes plus vrais que nature en RèV ? Pas vraiment, mais je vous ai mis dans votre fichier tout ce qui était plus ou moins approchant. — Bien. Il se rappela soudain l’étrange impression qu’il avait eue en voyant les tours et les pyramides ambrées de la cité irréelle. Sur le moment, il s’était dit qu’il s’agissait d’un cadeau qu’on lui faisait à lui seul. Se pouvait-il qu’il ait eu raison ? — Tout compte fait, j’ai changé d’avis au sujet du Concile des Juges. Je préfère qu’il ne soit pas mis au courant, du moins, pas tout de suite. — C’est vous le patron. Et maintenant, si vous n’avez plus besoin de moi, j’ai du boulot. La créature fit apparaître un énorme cigare, le planta au coin de sa large bouche et disparut dans le mur en soufflant une multitude d’anneaux de fumée. — Tu devrais changer d’agent, lui conseilla Fredericks. Celui-là est vraiment frappé, et ça fait des années que tu l’as. — C’est pour cette raison qu’on fait du si bon boulot ensemble, répondit Orlando en prenant la position du lotus à un bon mètre du sol. L’intérêt d’avoir un agent, c’est que tu n’as pas à te poser de questions quand tu lui demandes un truc. Beezle me comprend à tous les coups. — Beezle Bug l’insecte farceur, rétorqua Fredericks en éclatant de rire. Qu’est-ce que c’est nul, comme nom. — Je l’ai baptisé quand j’étais gosse, se justifia Orlando en lui lançant un regard noir. Bon, c’est pas tout, mais il se passe des trucs vraiment louches, ici ; c’est la méga-zone à la puissance dix. T’as l’intention de m’aider, ou tu préfères rester assis là bêtement à faire des commentaires idiots ? — Va pour les commentaires. — C’est bien ce que je pensais. Le papa de Christabel et son ami Ron – qu’elle devait toujours appeler capitaine Parkins – étaient assis dans le salon à boire un coup. C’était ce qu’ils disaient quand ils discutaient devant un verre de whisky. Mais quand papa buvait seul ou en compagnie de maman, ça ne s’appelait plus pareil. Encore une de ces histoires d’adultes. Christabel avait allumé ses Lunettes Conteuses, mais elle avait du mal à s’intéresser à l’histoire parce qu’elle écoutait également la conversation des deux hommes. C’était la fête quand son papa était à la maison le samedi, et elle aimait se trouver dans la même pièce que lui, même s’il passait son temps à parler au capitaine Parkins, qui portait une moustache de phoque. Les deux adultes regardaient un match de football américain. — Ce pauvre Gamecock n’a pas eu de bol, disait son père. Je plains ses parents. — Eh, le foot est un sport dangereux, répondit le capitaine. Il but une longue gorgée de whisky. Christabel ne pouvait pas le voir parce que ses Lunettes Conteuses lui proposaient la Belle au Bois Dormant, mais elle connaissait les bruits qu’il faisait en déglutissant. Elle sourit en pensant que la moustache du capitaine devait être toute mouillée. — La plupart d’entre eux sont juste des gosses des ghettos, poursuivit-il. Ils n’ont aucune chance de s’en sortir autrement. C’est comme qui dirait un risque calculé, un peu comme s’ils s’engageaient dans l’armée. Il se mit à rire si fort qu’on aurait cru que les murs de la maison allaient s’effondrer, comme d’habitude. — Je sais bien, mais tout de même… finir comme ça… — Qu’est-ce que tu veux… quand tu as des types de cent vingt kilos qui courent comme des lapins… pour peu que tu en prennes un en pleine poire, tu es cuit ! Même avec ces nouvelles protections, c’est un miracle qu’il n’y ait pas davantage de morts. — Tu n’as pas tort, concéda le papa de Christabel. C’est à croire qu’ils ont un programme d’élevage intensif, pour tous les faire sortir aussi costauds et aussi rapides. On dirait des mutants. Je faisais partie de la garde nationale pendant les émeutes de Saint Louis, et je peux te dire que c’en est, pas de doute. Sa voix s’était soudain faite plus dure, et Christabel, mal à l’aise, s’agita dans son fauteuil. — En tout cas, j’aimerais bien que notre équipe en recrute quelques-uns, fit son papa en riant. Notre ligne défensive en aurait bien besoin. Christabel s’ennuyait à les entendre parler de sport. La seule chose qui lui plaisait, c’était le nom des équipes : les Diables Bleus, les Diacres Démoniaques… ils auraient tous pu sortir d’un conte de fées. Cela faisait plusieurs minutes qu’elle avait mis l’image du prince charmant sur pause. Elle toucha ses lunettes du bout des doigts et l’action repartit. Le prince était en train de traverser une horrible forêt pleine de longues épines. Même si Christabel avait déjà vu souvent cette histoire, elle se faisait du souci pour lui. « Il traversa la barrière d’épines, en se demandant ce qu’il trouverait de l’autre côté », lui dit la voix qui sortait de sa fiche auditive. (Elle n’en portait qu’une pour entendre papa et le capitaine parler de l’autre oreille.) « Et maintenant, lis la suite. » Christabel plissa les paupières pour mieux voir les petits caractères qui apparaissaient en dessous des épines. «Il se fit at… attraper à plusieurs reprises par les branches, lut-elle, et, à un moment, il se retrouva tellement ent… entro… entortillé qu’il craignit de ne pas pouvoir se dégager. Mais il enleva sa cape et sa chemise. Ses habits étaient déchirés, mais lui n’avait rien. » — Christabel chérie, est-ce que tu pourrais faire un peu moins de bruit, s’il te plaît ? lui demanda son père. Ron ne connaît pas la fin de l’histoire. Ne lui gâche pas son plaisir. — Très drôle, rétorqua le capitaine Parkins. — Pardon, papa. Elle poursuivit sa lecture en chuchotant, et accompagna le prince dans sa traversée d’un mur de toiles d’araignées. Et puis, enfin, il se retrouva à l’entrée du château de la Belle au Bois Dormant. — Tu ne connais pas la dernière au sujet de notre ami ? demanda le capitaine. Hier, on l’a trouvé en train de trafiquer les fichiers. Compte tenu de ce qu’il mange, on pourrait croire qu’il cherchait à doubler son nombre de repas quotidiens, mais non, il voulait juste qu’on lui livre autre chose, en grande quantité. — Laisse-moi deviner. De l’engrais ? Un truc pour ses plantes ? — Pire encore. Et carrément bizarre, si on considère qu’il n’est pas sorti de chez lui depuis plus de trente ans. Christabel cessa d’écouter la conversation car de nouveaux mots venaient de s’inscrire sur ses lunettes. Ils étaient écrits plus gros que les autres, et son prénom en faisait partie. « AIDE-MOI CHRISTABEL », lut-elle. « C’EST UN SECRET NE DIS RIEN À PERSONNE. » C’est quand le mot « SECRET » apparut qu’elle se rendit compte qu’elle lisait à voix haute. Elle s’arrêta brusquement, inquiète, mais le capitaine Parkins parlait encore à son papa et aucun des deux n’avait rien entendu. — … j’ai dit à l’administration de refuser, à moins qu’il ne puisse fournir une explication valable, bien sûr, et j’ai également demandé qu’on me fasse part sans attendre de toute requête inhabituelle. Qu’est-ce que tu en penses ? Il cherche à fabriquer une bombe ? Il s’apprête à lancer un grand nettoyage de printemps ? — Tu viens de le dire toi-même, ça fait plusieurs dizaines d’années qu’il n’est pas sorti d’ici. Non, je crois tout simplement qu’il est devenu sénile. Mais il vaut mieux continuer de le surveiller. Peut-être que j’irai faire un tour chez lui après m’être débarrassé de ce fichu rhume. Je ne te raconte pas les virus qui doivent traîner là-bas. Christabel poursuivait sa lecture, mais en silence et sans oser respirer, tellement il était étrange d’apprendre un tel secret tout près de son papa. — « … ET AMÈNE-LES CHEZ MOI S’IL TE PLAÎT DÉPÊCHE-TOI NE DIS RIEN À PERSONNE C’EST UN SECRET. » Les mots de l’histoire refirent leur apparition, mais Christabel n’était plus intéressée par la Belle au Bois Dormant. Elle ôta ses lunettes mais n’eut pas le temps de se lever ; sa mère venait d’apparaître à l’entrée du salon. — Eh bien, vous avez l’air à l’aise, tous les deux, fit-elle. Je croyais que tu étais malade, Mike. — Je n’ai pas grand-chose. Un peu de football et quelques doses homéopathiques de whisky et je serai guéri en un rien de temps. Christabel se mit debout et éteignit ses Lunettes Conteuses, des fois qu’elles se mettent à parler tout haut et qu’elles révèlent son secret. — Est-ce que je peux sortir une minute, maman ? demanda-t-elle. — Non, chérie, je viens tout juste de servir le déjeuner. Mange quelque chose et tu sortiras après. Vous restez avec nous, Ron ? — Avec grand plaisir, madame, répondit le capitaine Parkins en posant son verre vide sur la table basse. — Si vous m’appelez encore « madame », j’empoisonne votre nourriture. — Ça restera tout de même meilleur que ce que je mange d’habitude. La maman de Christabel se mit à rire et les deux hommes la suivirent dans la cuisine. La fillette était inquiète, car le message disait qu’il fallait faire vite. Mais quand le repas était servi, personne n’avait le droit d’aller nulle part. C’était la règle, et Christabel obéissait toujours aux règles. Enfin, presque toujours… Elle se leva, un morceau de céleri à la main. — Je peux y aller, maintenant ? — Si ton père est d’accord. Son papa la regarda longuement, comme s’il se doutait de quelque chose. Elle eut un peu peur, puis elle vit qu’il se moquait d’elle. — Et où avez-vous l’intention d’amener ce bout de céleri, ma petite dame ? lui demanda-t-il. — J’aime bien en croquer quand je marche, expliqua-t-elle. Comme ça, on dirait un monstre qui écrase des maisons. Les trois adultes rirent de bon cœur. — Ah, les enfants, commenta le capitaine Parkins. — D’accord, accepta son papa. Mais sois de retour avant la nuit. — Promis. Elle quitta la pièce en courant et décrocha son manteau dans l’entrée. Puis, au lieu de sortir tout de suite, elle retourna silencieusement jusqu’à la salle de bains et ouvrit le placard qui se trouvait sous le lavabo. Quand elle eut les poches pleines, elle repartit sans un bruit en direction de la porte. — J’y vais, cria-t-elle à la cantonade. — Fais bien attention à toi, petit monstre, lui répondit sa mère. Des feuilles rouges et brunes recouvraient en partie la pelouse. Christabel courut jusqu’au coin de la rue. Après s’être assurée que personne ne pouvait la voir, elle partit chez Monsieur Sellars. Elle frappa, mais personne ne répondit. Au bout de quelques minutes, elle entra toute seule mais eut la drôle de sensation d’être une cambrioleuse. L’air chaud et humide semblait si lourd qu’on aurait pu le croire doué de vie. Monsieur Sellars était assis sur sa chaise, la tête rejetée en arrière et les yeux fermés. Un instant, elle eut la certitude qu’il était mort mais, au moment où elle allait vraiment avoir peur, il ouvrit lentement un œil et la regarda. Il sortit le bout de sa langue et s’humecta les lèvres. Il essaya de lui dire quelque chose, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il tendit une main tremblante vers elle. Tout d’abord, elle crut qu’il voulait qu’elle la serre, puis elle vit que le doigt du vieux monsieur pointait vers ses poches rebondies. — J’en ai, oui, lui dit-elle. Ça va ? Il bougea de nouveau la main, plus brusquement, un peu comme s’il était en colère. Christabel sortit les savonnettes de sa poche et les empila sur les genoux de Monsieur Sellars. Il prit la première et essaya de l’ouvrir, mais l’emballage lui résista. — Laissez-moi faire, lui proposa-t-elle. Elle déballa le morceau de savon et, quand elle eut fini, il lui indiqua un plateau posé sur la table toute proche. Dessus trônaient un vieux morceau de fromage tout craquelé et un couteau. — Vous avez faim ? demanda-t-elle. Monsieur Sellars secoua la tête et se saisit du couteau. Ses mains tremblaient tellement qu’il faillit le lâcher, mais il parvint tout de même à le tendre à Christabel. Il voulait qu’elle découpe la savonnette. Il lui fallut du temps pour y arriver. Elle avait fait de la gravure sur savon en classe, mais ce n’était pas facile. Elle se concentra de toutes ses forces et finit par obtenir un morceau gros comme deux de ses doigts. Monsieur Sellars le prit, le glissa dans sa bouche et le mâcha. — Berk ! fit-elle. Mangez pas ça, c’est dégoûtant ! Monsieur Sellars lui sourit pour la toute première fois. Il avait de petites bulles blanches au coin des lèvres. Il prit le couteau et la savonnette des mains de la fillette et se découpa de nouveaux morceaux. Il avala rapidement le premier et s’arrêta juste au moment de croquer dans le deuxième pour dire à Christabel d’aller se changer. Sa voix était à peine audible, mais au moins, c’était bien le Monsieur Sellars qu’elle connaissait. Lorsqu’elle revint vêtue de son peignoir éponge, il avait achevé la première savonnette et s’attaquait à la suivante. — Merci, Christabel, fit-il en la voyant reparaître. Du peroxyde de zinc, juste ce qu’il me fallait. J’ai été très occupé, ces temps-ci, et je n’ai pas pu prendre mes vitamines et mes minéraux. — Mais on ne mange pas du savon quand on a besoin de vitamines, répondit-elle, outrée. En fait, elle n’en était pas tout à fait sûre, parce que, depuis qu’elle allait à l’école, on lui donnait ses vitamines en lui collant un patch sur la peau. Et puis, peut-être que les vieilles personnes ne prenaient pas les mêmes vitamines que les enfants. — Moi, si, lui certifia-t-il. J’étais très malade avant que tu n’arrives. — Mais vous allez mieux, maintenant ? — Beaucoup mieux, oui, répondit-il en s’essuyant le menton. Mais ne mange jamais de savon, surtout. Il est réservé aux vieux messieurs très bizarres. J’ai travaillé très dur, ma petite Christabel. J’avais beaucoup de gens à voir, et tant de choses à faire… Elle savait qu’il plaisantait, parce qu’il ne sortait jamais de chez lui et ne voyait personne d’autre qu’elle et le monsieur qui lui livrait sa nourriture. Il cessa de sourire et ferma les yeux. Il les rouvrit au bout d’un instant, mais eut soudain l’air beaucoup plus fatigué. — Maintenant que tu m’as sauvé la vie, il vaudrait peut-être mieux que tu rentres chez toi, reprit-il. J’imagine qu’il t’a fallu inventer quelque chose pour venir me voir, et je me sens déjà bien assez coupable de te demander de mentir pour moi à tes parents pour, en plus, te garder ici. — Comment avez-vous fait pour me parler dans mes Lunettes Conteuses ? — Oh, c’est un petit tour que j’ai appris quand j’étais jeune. Je crois qu’il faut que je dorme un peu, maintenant, mon amie. Tu pourras sortir toute seule ? Elle se redressa de toute sa taille. — Je le fais toujours. — C’est vrai, c’est vrai. Il leva la main comme pour lui dire au revoir, mais n’en eut pas la force, et ses yeux se refermèrent. Lorsque Christabel revint, ayant remis ses vêtements – ils étaient humides, ce qui voulait dire qu’elle devrait marcher un peu avant de rentrer à la maison –, Monsieur Sellars dormait déjà. Elle le regarda bien pour s’assurer qu’il n’était pas retombé malade, mais il avait repris des couleurs depuis qu’elle était arrivée. Elle lui découpa quelques autres morceaux de savon, au cas où il se sentirait faible en se réveillant, et lui remonta sa couverture jusqu’au cou. — C’est si difficile, dit-il soudain. Elle fit un bond en arrière, persuadée de l’avoir réveillé, mais non, il parlait dans son sommeil. Sa voix était tellement basse qu’elle avait du mal à le comprendre. — Tout doit être caché au vu et au su de tous. Mais il est vraiment désespérant parfois de ne pouvoir communiquer avec eux que par des semi-vérités ou des fragments de poèmes. J’imagine ce que l’oracle devait ressentir… Il continua de marmonner pendant quelques instants, mais Christabel ne comprit pas la suite. Quand il se tut enfin, elle tapota sa main osseuse et sortit. Un nuage de vapeur s’échappa avec elle, et elle frissonna en sentant le contact du vent sur ses vêtements mouillés. Un oracle était bien une espèce d’oiseau, non ? Monsieur Sellars devait être en train de rêver du temps où il était pilote, alors. Autour d’elle, les feuilles tombaient des arbres, tourbillonnant et voltigeant tels des acrobates de cirque. Ses bras étaient maintenus serrés le long de son corps. On le poussait pour l’obliger à suivre un sentier obscur bordé de falaises abruptes. Il savait qu’on l’emmenait pour le perdre dans le néant et qu’il laissait derrière lui quelque chose qu’il ne voulait en aucun cas abandonner, mais les mains qui le forçaient à avancer l’en éloignaient davantage à chaque pas. Il tenta de se retourner et sentit une vive douleur au bras, comme si quelqu’un avait pressé une dague acérée contre sa peau. Les ténèbres du col de montagne s’apprêtaient à se refermer sur lui. Il se débattit malgré la douleur et parvint à se dégager suffisamment pour tourner la tête. À flanc de falaise, un éclat doré scintillait à des kilomètres de distance. Il devait briller de mille feux pour être visible de si loin. La ville. Ce lieu où il trouverait enfin ce qu’il cherchait depuis si longtemps… Les mains l’obligèrent à reprendre sa marche. Il ne voyait toujours pas qui le tenait ainsi, mais il savait que ses pas le menaient vers la grande nuit, le vide dans lequel même le souvenir de la cité d’or finirait par disparaître. Il lutta de nouveau mais, cette fois, ses ravisseurs le tenaient trop bien. Son rêve, son unique espoir, se dissipait derrière lui, et on l’entraînait dans le néant sans espoir de retour… — Orlando ! Orlando ! Tu es en train de faire un cauchemar. Réveille-toi. Il chercha à remonter en direction de la voix. Ses bras lui faisaient mal. On le tenait ! Il fallait qu’il se libère, qu’il… Il ouvrit les yeux. Sa mère était penchée au-dessus de lui, à peine visible dans la clarté de la lune. — Regarde ce que tu as fait, lui dit-elle, à peine plus inquiète qu’irritée. Tu as tout renversé. — Je… j’ai fait un mauvais rêve. — J’ai bien vu. C’est à cause de ce fichu réseau. Pas étonnant que tu fasses des cauchemars en restant connecté toute la journée. Elle poussa un long soupir et se mit à ramasser ce qu’il avait fait tomber. — Tu crois vraiment que mes mauvais rêves sont dus au réseau ? demanda-t-il méchamment. Elle s’arrêta brusquement, plusieurs patchs à la main. — Non, bien sûr que non, répondit-elle en les déposant sur la table de chevet avant de poursuivre sa récolte. Mais je pense que ce n’est pas bon pour toi de rester tout le temps branché à ce… cette machine. Orlando éclata de rire. Le son n’avait rien de gai, mais c’était voulu. — Il faut bien que je m’occupe, Vivien. Elle pinça les lèvres, même si eux, ses parents, avaient insisté pour qu’il les appelle par leur prénom. — Ne sois pas amer, Orlando. — Je ne le suis pas. En le disant, il réalisa que c’était vrai. Il lui arrivait parfois de l’être, mais pas en ce moment. En revanche, il était inquiet et en colère, sans vraiment savoir pourquoi. Cela avait à voir avec son cauchemar, qui se dissipait rapidement. Il avait l’impression que quelque chose était en train de lui filer entre les doigts. Il inspira profondément. — Pardon, s’excusa-t-il. Je… c’était un rêve vraiment flippant. Elle redressa la colonne d’intraveineuse qui avait basculé contre le mur et vérifia que l’aiguille était toujours bien plantée dans sa peau. — Le Dr Vanh a dit que tu n’en aurais plus besoin à la fin de la semaine. C’est une bonne nouvelle, non ? C’était sa manière à elle de lui demander pardon. Il essaya de se montrer magnanime. — Très, répondit-il en bâillant. Je crois que je vais me rendormir. Pardon d’avoir fait tant de bruit. Elle remonta la couverture sur sa poitrine et lui caressa délicatement la joue. — Nous… je me faisais du souci. Plus de mauvais rêves, maintenant. Promis ? Il trouva la télécommande du bout des doigts et modifia l’inclinaison du lit jusqu’à trouver un réglage plus confortable. — D’accord, Vivien, rassura-t-il. Bonne nuit. — Bonne nuit, Orlando. Elle hésita un instant, puis l’embrassa avant de ressortir. Il eut brièvement envie d’allumer sa lampe de chevet, mais renonça. Le seul fait de savoir que sa mère l’avait entendu depuis la chambre d’à côté rendait les ténèbres moins inquiétantes, et il ne manquait pas de sujets de réflexion. La cité, pour commencer, cet endroit impossible qui ne semblait pas exister dans le Pays du Milieu. Elle avait envahi ses rêves comme le monde de Thargor avant eux. Pourquoi quelque chose qui était sans doute dû à des interférences ou à une blague de programmeur lui semblait-il si important ? Cela faisait bien longtemps qu’il ne croyait plus aux miracles qui auraient pu l’aider, alors pourquoi ce mirage comptait-il tant pour lui ? Avait-il une signification quelconque, ou s’agissait-il seulement d’une vision accidentelle et sans lendemain, sur laquelle il reportait toutes ses peurs et ses espoirs quasi inexistants ? Le calme régnait dans la maison. Il faudrait au moins une explosion pour réveiller son père, et sa mère venait sans doute de replonger dans un sommeil troublé. Orlando était seul dans le noir. Seul avec ses pensées. 11 LE VENTRE DE LA BÊTE INFORÉSO/MUSIQUE : Christ donne un concert intimiste. (visuel : gros plan de tête de chien) COMM : Johann Sébastian Christ a fait une apparition surprise dans une émission locale de sa ville natale, La Nouvelle-Orléans… (visuel : tête de chien, mains humaines) … se manifestant ainsi pour la première fois sur le réseau depuis la mort sur scène, l’année dernière, de trois des membres de son groupe, Garce de Blonde. (visuel : danseur portant un masque de chien, scène en flammes sur écran mural) … Devant un public abasourdi, Christ a chanté trois morceaux sur fond d’images de l’accident… Frénétiquement, Renie fit le tour de tous les simuls visibles sur les terrasses du puits sans fond. !Xabbu ne lui avait pas répondu, mais cela était peut-être dû à un problème technique. À moins qu’il ne se soit déconnecté ou qu’il y ait un problème avec le matériel de Renie, car tout lui indiquait qu’elle avait encore un invité sur son entrée réseau. Si seulement les choses pouvaient être aussi simples. La pression exercée par la foule virtuelle était étouffante. Des hommes d’affaires rieurs représentés par des simuls haut de gamme la bousculaient en passant, faisant ainsi usage de la barrière invisible, mais on ne peut plus réelle, qu’ils avaient payée au prix fort et qui leur permettait de ne pas se mêler à la plèbe. Quelques touristes erraient au hasard, submergés par le bombardement sensoriel incessant. D’autres silhouettes plus petites, manifestement des serviteurs ou des agents, se faufilaient par la moindre brèche pour accomplir au plus vite les tâches qui leur avaient été confiées. !Xabbu n’était apparemment pas là, mais l’aspect banal de son corps virtuel ne facilitait pas les recherches. Sans même avoir besoin de tourner la tête, elle voyait plus d’une vingtaine d’individus qui lui ressemblaient trait pour trait, visiteurs ébahis qui faisaient de leur mieux pour ne pas gêner les plus riches utilisateurs. Même s’il se trouvait tout près, Renie n’avait aucune chance de le repérer sans entrer en contact audio avec lui, et Strimbello l’aurait retrouvée dans quelques instants. Il fallait absolument qu’elle continue de se déplacer, mais pour se rendre où ? Même si elle allait le plus loin possible, elle ne pouvait espérer échapper longtemps à quelqu’un qui connaissait bien le club. De plus, l’obèse lui avait dit qu’il savait qui elle était. Alors même qu’elle se torturait l’esprit pour décider quoi faire, il n’était pas impossible que chez Mister J, quelqu’un étudie son répertoire et téléphone à Polytech pour la faire renvoyer. Qui pouvait savoir ? Pour le moment, elle n’avait pas le temps de s’inquiéter pour ça. Il fallait d’abord qu’elle retrouve !Xabbu. Avait-il tout simplement quitté le système, écœuré par le répugnant « spectacle » de la Chambre Jaune ? A l’heure actuelle, peut-être était-il en train de desserrer ses sangles et d’attendre qu’elle se déconnecte à son tour. Mais si ce n’était pas le cas… Une expression de surprise commune se peignit sur le visage des simuls qui l’entouraient. Presque tous se tournèrent vers l’entrée de la Chambre Jaune. Renie les imita. Une forme gigantesque venait d’apparaître dans son dos ; ronde et déjà grosse comme quatre ou cinq simuls, elle continuait pourtant de grandir. Sa tête chauve tournait en tous sens telle la tourelle d’un char d’assaut. Deux yeux noirs et luisants fusillaient la foule du regard, pour finalement se fixer sur Renie. — Ah, te voilà, triompha la chose qui se faisait appeler Strimbello. Renie fit volte-face et sauta dans le puits. Elle plongea à la vitesse maximale autorisée, dépassant un essaim de clients moins pressés qu’elle. Sa descente restait tout de même beaucoup trop lente à son goût – le puits était là pour permettre aux visiteurs de choisir l’attraction qui leur convenait le mieux, pas pour leur offrir des sensations fortes – mais elle ne cherchait nullement à distancer son poursuivant, consciente qu’il connaissait trop bien les lieux pour lui laisser la moindre chance. Elle voulait seulement quitter le champ de vision de Strimbello quelques instants, le temps de tenter autre chose. — Aléatoire, ordonna-t-elle. Le puits et les milliers de simuls qui y flottaient telles des bulles de champagne se brouillèrent puis disparurent, instantanément remplacés par un amas de corps nus, dont certains n’avaient rien d’humain. La lumière était tamisée, les murs, tout proches, d’un rouge sombre. Les pulsations de la musique commençaient à faire vibrer ses fiches auditives dans ses oreilles. Un visage imprécis se détacha de l’amoncellement de corps et une main se tendit vers elle. — Oh, non, gémit-elle. Combien de ces individus étaient en fait des enfants, comme Stephen, incités à se vautrer dans la débauche par une direction qui fermait les yeux ? Et combien d’autres enfants déguisés figuraient parmi les clients de la Chambre Jaune ? Renie en eut la nausée. — Aléatoire. Elle se retrouva dans un espace tellement vaste qu’elle en voyait à peine les contours. Des lettres bleues apparurent devant ses yeux, mais le message était incompréhensible, comme la voix qui lui parlait. Un instant plus tard, le texte lui parvint en anglais : le logiciel de traduction venait de lire son répertoire. — … choisir si vous préférez un jeu seul ou par équipes. Des silhouettes humanoïdes se découpèrent derrière les lettres flottantes. Elles étaient vêtues de combinaisons rembourrées, véritables armures de combat, et de casques à pointes. Leurs yeux, visibles par une mince fente, n’étaient que deux étincelles rouges. — Vous avez choisi le mode individuel, poursuivit la voix sur un ton approbateur. Le jeu crée maintenant vos adversaires désignés… — Aléatoire. Elle traversa sans s’arrêter toute une succession de salles, dans l’espoir que cela ralentirait d’autant les recherches de Strimbello. Elle découvrit ainsi… Une piscine entourée de palmiers frémissant sous une légère brise. Des sirènes aux seins nus se prélassaient sur les rochers, brossant leur longue chevelure et ondulant au rythme langoureux d’une guitare électrique. Elle repartit aussitôt. Une longue table entourée de chaises, dont une vide. La douzaine d’hommes déjà installés portaient tous une robe, et la plupart était barbus. L’un d’entre eux se tourna vers elle. — Asseyez-vous, seigneur, lui proposa-t-il en souriant. Elle se téléporta de nouveau et ne s’arrêta plus. Une pièce noire au sol parcouru de crevasses rouges éclairées de l’intérieur. Pas de plafond, juste un ciel étoilé. Quelqu’un ou quelque chose gémissait non loin. Mille hommes à la tête lisse comme celle d’un mannequin en plastique. Vêtus de bleus de travail identiques et assis sur deux longues rangées de bancs, ils passaient leur temps à se gifler mutuellement. Une jungle emplie d’ombres, d’yeux et d’oiseaux multicolores. Une femme au chemisier déchiré était ligotée à un arbre. Des fleurs rouges avaient été répandues à ses pieds. Un saloon du Far West. Les méchants ne portaient rien d’autre que leurs éperons. La cabine d’un navire ancien. Les lampes à huile ballottaient sous l’effet de la houle. Dans les cardans, les compas avaient été remplacés par des chopes de bière. Une salle de bal étincelante, où toutes les femmes se cachaient derrière des masques d’animaux. Une auberge médiévale. Un grand feu brûlait dans l’âtre et quelque chose hurlait au-dehors. Un banc désert à côté d’un réverbère. Une succession de bruits violents et de lumières agressives (une discothèque ?). Une grotte aux parois humides, illuminée par des filaments luisants pendus au plafond. Une cabine téléphonique à l’ancienne. Le combiné était décroché. Un désert muré. Un casino dont les occupants semblaient tout droit sortis d’un film de gangsters hollywoodien. Un désert sans murs. Une chambre au plancher brûlant, dont tous les meubles étaient en métal. Un jardin coréen traditionnel, aux buissons pleins de corps nus et enlacés. Un café en plein air installé au bord d’une autoroute en ruine. Une terrasse transformée en jardin, accrochée à la falaise tel un balcon de théâtre. Juste à côté, une cascade prodigieuse disparaissait dans le vide… Renie s’arrêta là. Elle avait mal au cœur et la tête lui tournait. Elle ferma les yeux jusqu’à ce que le tourbillon de couleurs disparaisse, puis les rouvrit. Plusieurs dizaines de clients étaient attablés dans le jardin. Quelques-uns s’intéressèrent à elle avant de reprendre leur conversation un instant interrompue. — Puis-je vous être utile ? lui demanda l’Asiatique souriant qui venait de se matérialiser à son côté. — Mon calpélec me cause des soucis, répondit-elle. Vous serait-il possible de me connecter à votre centre de transmission principal ? — Voilà qui est fait. Désirez-vous une table, monsieur Otepi ? Flûte. Il avait fallu qu’elle s’arrête dans un de ces endroits privilégiés pour les hommes d’affaires, et son répertoire avait donc tout naturellement été consulté au moment de son arrivée. Au moins, personne n’avait encore essayé de l’attraper. Peut-être Strimbello n’avait-il pas donné l’alerte générale. Mais il ne servait à rien de prendre des risques inutiles. — Pas encore, merci. Il se peut que je doive repartir sans attendre. Par contre, j’aimerais disposer d’un cocon privé, s’il vous plaît. L’homme hocha la tête et se volatilisa. Un cercle de lumière bleutée apparut autour de la taille de Renie, lui indiquant clairement qu’elle se trouvait désormais à l’abri des indiscrets. Elle voyait et entendait encore la grande cascade se fracasser sur les lointains rochers dans un nuage d’embruns, et même la conversation des autres clients lui parvenait toujours, mais, en théorie, elle avait disparu à leurs yeux. Pas de temps à perdre. Elle se força à réfléchir calmement. Elle n’osait pas repartir avant que !Xabbu ne soit sorti du système mais n’avait aucun moyen de savoir s’il l’avait déjà fait ou non. Si elle restait, elle était persuadée que Strimbello finirait par la retrouver, et vraisemblablement très vite. Il n’avait visiblement pas donné l’alerte – il est vrai que, bien que s’étant introduite illégalement dans le club, elle ne constituait pas véritablement une menace – mais, qu’il soit un homme ou une Marionnette extrêmement réaliste, il ne semblait pas du genre à abandonner facilement. Il faudrait donc qu’elle trouve le moyen de rester dans le système jusqu’au moment où elle aurait retrouvé !Xabbu… ou jusqu’à ce qu’elle soit obligée d’abandonner les recherches. — Connexion téléphonique. Un carré gris apparut devant ses yeux, comme taillé au couteau dans la réalité ou, plus exactement, la réalité simulée. Elle indiqua le numéro qu’elle souhaitait, puis fournit le code d’identification de son calpélec. Le carré resta gris, mais un petit point clignotant apparut dans le coin gauche pour l’informer qu’elle était reliée à la banque de données à accès unique qu’elle avait spécialement conçue pour ce type d’urgence. — Carnaval. Par réflexe, elle avait murmuré le nom de code, mais le cocon qui l’entourait lui permettait de crier à tue-tête sans que personne ne l’entende. Du moins, s’il était vraiment privé. Si tel n’était pas le cas, tout ce qu’elle avait pu faire était déjà connu de ses poursuivants. Personne ne semblait la surveiller, et elle chargea instantanément sa nouvelle identité. Elle fut légèrement déçue de constater que l’opération s’effectuait sans la moindre sensation ; un art magique aussi ancien que celui de la métamorphose aurait sans doute dû s’accompagner d’une impression perceptible, non ? Mais sa forme n’avait pas changé d’un iota : son simul restait aussi basique qu’auparavant, et elle-même était toujours Irene Sulaweyo, professeur d’apprentissage au réseau et pirate informatique. Seul son répertoire avait été modifié : le Nigérian Otepi avait cédé la place à M. Babutu, originaire d’Ouganda. Elle fit disparaître le cocon privé et examina la cascade et le jardin. Les serveurs zigzaguaient entre les tables avec un art consommé. Elle ne pourrait pas rester ici éternellement. L’endroit était très fréquenté, ce qui signifiait qu’elle ne manquerait pas d’attirer l’attention, et elle ne voulait surtout pas que sa nouvelle identité puisse être rattachée à l’ancienne. Quelqu’un finirait par s’en apercevoir, bien sûr : elle était entrée en tant qu’Otepi et, au bout d’un laps de temps indéterminé, un logiciel de comptage effectuerait une vérification et s’apercevrait que ce dernier n’était jamais ressorti du système. Mais cela ne se produirait vraisemblablement pas avant quelques heures, voire quelques jours. Un point de connexion aussi fréquenté que Chez Mister J aurait forcément du mal à repérer le transfert d’identité auquel elle s’était livrée et, avec un peu de chance, elle serait repartie depuis longtemps avant que cela ne se produise. Mais la chance n’était pas vraiment de son côté, en ce moment. D’un mot, elle retourna dans la salle d’entrée, où la foule toujours remuante lui permettrait de passer plus facilement inaperçue. De plus, elle se sentait fatiguée et avait besoin de quelques minutes de repos. Et !Xabbu ? Il était beaucoup moins expérimenté qu’elle. Comment tenait-il le coup s’il errait, seul et inquiet, dans ce gigantesque labyrinthe ? Ici, rien n’avait changé ; les lumières étaient toujours aussi crues et la musique aussi forte. Renie s’installa sur une banquette murale et baissa le son. Elle ne savait par où commencer. Il y avait tant de pièces, tant de lieux publics… elle en avait traversé plusieurs dizaines, et sans doute ne s’agissait-il que de la partie visible de l’iceberg. Elle n’avait pas non plus la moindre idée du nombre de personnes présentes dans le club. Plusieurs centaines de milliers, sans doute. N’étant pas un espace physique, Chez Mister J avait pour seule limite la puissance des machines qui lui permettaient d’exister sur le réseau. !Xabbu pouvait se trouver n’importe où. Renie s’intéressa à la scène tournante. La chanteuse albinos et ses musiciens extensibles avaient disparu. À leur place, un groupe d’éléphants battaient un rythme lent. Ils étaient on ne peut plus normaux, si l’on exceptait leur accoutrement – chapeau de paille et lunettes de soleil –, leurs étranges instruments hérissés de pointes et, bien sûr, le fait qu’ils soient roses. Le son de la basse était extrêmement perceptible, malgré la résolution minimale des fiches auditives de la jeune femme. — Excusez-moi, fit l’un des serveurs au faciès luisant. — Rien d’autre que la location de cette banquette, répondit-elle. Je me repose quelques instants. — Comme vous voulez, monsieur. Mais j’ai un message pour vous. — Pour moi ? demanda-t-elle, soudain inquiète. Ce n’est pas possible. (Il haussa un sourcil et tapa du pied sans toucher le sol.) Enfin, je veux dire, vous êtes sûr ? Si le serveur se moquait d’elle, il était particulièrement convaincant. Il bouillait presque d’impatience. — Vous êtes bien monsieur Babutu, non ? Dans ce cas, le reste de votre groupe vous attend dans le hall des contemplations. Elle se reprit suffisamment pour le remercier. Il disparut aussitôt. Il se pouvait en effet que le message lui ait été envoyé par !Xabbu, car ce dernier connaissait le nom de son identité de rechange. À moins qu’il ne s’agisse d’un piège tendu par Strimbello, ou un autre fonctionnaire du même genre, qui cherchait à l’attirer à l’écart pour éviter une scène. !Xabbu ou Strimbello, de toute façon, l’un ou l’autre. Comme M. Babutu n’existait pas, personne d’autre ne pouvait le demander. Quelle alternative avait-elle ? Elle ne pouvait laisser passer cette occasion de retrouver son ami. Elle fit apparaître le menu principal, choisit le hall des contemplations et s’y rendit. Le transfert s’accomplit avec un retard infinitésimal, comme si beaucoup de gens utilisaient le point de connexion, et elle ne put s’empêcher de penser que ce délai était dû au fait qu’elle s’enfonçait dans le cœur du système, le ventre de la bête. Le hall était une véritable folie architecturale d’inspiration antique. D’immenses colonnes couvertes de vignes en fleur soutenaient un dôme circulaire, colossal mais craquelé en divers endroits. Plusieurs blocs s’en étaient détachés. De la taille de maisons particulières et recouverts de mousse, ils ornaient désormais la base des colonnes. Un ciel azur parsemé de nuages blancs s’étendait de tous côtés, comme si le hall se dressait au sommet de l’Olympe. Quelques simuls visibles au loin se promenaient à l’intérieur du cercle de pierres. Renie n’appréciait guère l’idée de quitter la protection des colonnes et de s’avancer au centre du hall, mais si les responsables du club l’avaient attirée ici, elle ne serait de toute manière pas davantage en sécurité si elle restait cachée. Elle avança donc en regardant tout autour d’elle, impressionnée par la qualité de la simulation. L’âge des pierres était rendu avec une grande fidélité, tant au niveau de leurs fissures que de la végétation envahissante qui s’y accrochait. Lapins et autres petits animaux couraient alentour, tandis qu’un couple d’oiseaux chanteurs faisait son nid dans les débris du dôme. — Monsieur Babutu ? — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en se retournant brusquement. L’homme était imposant et son costume noir le grandissait plus encore. Il avait la mâchoire carrée et portait un haut-de-forme usé. Un cache-col était enroulé autour de son cou. — Je m’appelle Portillon, fit-il en touchant le bord de son chapeau du bout des doigts. C’est votre ami qui m’envoie… M. Wonde. Vous avez un message pour lui ? — Où se trouve-t-il ? — Avec mes copains. Venez, je vais vous y conduire. Il tira quelque chose de son manteau. Renie tressaillit, mais il ne sembla pas s’en apercevoir. Portant à ses lèvres une flûte qui avait vu de meilleurs jours, il en joua quelques notes. La jeune femme ne reconnut pas le morceau, mais il lui sembla l’avoir déjà entendu ; une comptine, peut-être. Aussitôt, un trou s’ouvrit dans l’herbe, à leurs pieds. Des marches disparaissaient dans l’obscurité. — Pourquoi n’est-il pas venu en personne ? Portillon s’était engouffré dans le passage jusqu’à la taille et le sommet de son chapeau se trouvait au niveau des yeux de Renie. — Il ne se sent pas bien, je crois. Il m’ajuste demandé de venir vous chercher en me prévenant que vous poseriez des questions. Dans ce cas, il m’a dit de vous parler d’un jeu qui se joue avec une ficelle. La chanson ! D’un seul coup, Renie se sentit rassurée. Seul !Xabbu pouvait connaître cette référence. Le chapeau de Portillon avait déjà presque disparu ; elle s’engagea à sa suite. Le tunnel paraissait tout droit sorti d’un livre pour enfants, et elle s’attendait presque qu’il la conduise dans l’antre d’un animal parlant ou d’une autre créature magique. Même après que la surface simulée eut disparu au-dessus de leurs têtes, la galerie restait décorée de nombreuses fenêtres qui, toutes, s’ouvraient sur des scènes artificielles mais d’une grande beauté : rivières, vergers ou immenses forêts de hêtres et de chênes. L’escalier en colimaçon desservait également plusieurs portes, pas plus hautes que le genou de Renie mais toutes ornés d’un marteau et d’un œilleton. On se serait cru dans une fantastique maison de poupées, et il était difficile de se retenir de frapper. Mais elle n’avait pas de temps à perdre en distractions. Elle avançait en gardant la main sur la rampe alors que Portillon, malgré ses longues jambes et ses larges épaules, descendait par bonds, sans cesser de jouer de la flûte, et elle avait de plus en plus difficile à suivre. En quelques instants, elle le perdit même de vue, et seules les quelques notes de musique qui lui parvenaient lui prouvaient qu’il se trouvait encore devant elle. L’escalier semblait interminable. Par instants, Renie avait l’impression d’entendre une voix aiguë derrière l’une des portes, ou de distinguer une pupille qui l’observait par un œilleton. À un moment, il lui fallut se baisser pour ne pas buter contre un fil à linge tendu en travers du passage. De minuscules robes à calicots détrempées lui fouettèrent le visage. Leur descente dura longtemps, toujours dans le même décor. Encore l’escalier, les portes, et l’air que jouait Portillon. L’endroit n’exerçait plus le moindre attrait sur Renie. Elle l’aurait volontiers échangé contré une cigarette et un verre de bière. Elle baissa de nouveau la tête pour passer à un endroit où le plafond était particulièrement bas et, quand elle se releva, ce fut pour remarquer que la luminosité avait changé. Avant qu’elle puisse réagir, son pied rencontra une résistance imprévue, et elle se serait sans doute fait mal si elle ne s’était pas trouvée suspendue à son harnais dans la salle de simulation de Polytech. Elle venait d’atteindre le niveau du sol. Toujours dans cette atmosphère de conte de fées, Renie avait maintenant devant les yeux la grotte aux mystères, celle que les enfants finissent invariablement par découvrir dans les histoires merveilleuses. Basse de plafond et tout en longueur, elle était faite de pierre et de terre. Des racines émergeaient au-dessus de la tête de la jeune femme, comme si la caverne était un espace creux situé sous une forêt, et quelques lueurs scintillaient dans l’enchevêtrement végétal. Le sol était couvert d’amoncellements insolites. Certains, tas de plumes, de perles brillantes ou de pierres polies, semblaient avoir été constitués par des animaux, tandis que d’autres, malsains, comme cette fosse pleine de têtes et de membres de poupées, étaient manifestement des projets humains. Enfin, les objets restants demeuraient impossibles à identifier ; il y avait ainsi des sphères et des cubes, mais aussi des formes moins reconnaissables gisant sur le sol. Certaines luisaient d’un étrange feu intérieur. Portillon la regardait en souriant. Il courbait les épaules et malgré tout, le sommet de son chapeau se perdait dans les racines. Il se remit à jouer en exécutant quelques pas de danse. Il y avait quelque chose d’étrange en lui, un détail insolite que Renie ne parvenait pas à définir. S’il s’agissait d’une Marionnette, elle en avait rarement vu d’aussi originale. — Vous êtes lent, se moqua-t-il en rangeant sa flûte dans sa poche. Venez, votre ami vous attend. Il tendit le bras sur le côté et s’effaça pour la laisser passer. Maintenant qu’il s’était écarté, elle voyait la lointaine lueur d’un feu de camp autour duquel s’agglutinaient plusieurs silhouettes. Renie avança, consciente qu’il lui fallait néanmoins rester prudente. Son rythme cardiaque s’accéléra. !Xabbu, ou un simul qui lui ressemblait beaucoup, était assis au milieu d’hommes bien mieux définis, qui tous portaient le même genre de haillons que Portillon. À côté d’eux, le Bushman avait l’air d’un enfant sans âme, Pinocchio au Pays des Marionnettes. Tu ne vas pas te mettre aux contes de fées, toi aussi, s’en voulut Renie. — Ça va ? demanda-t-elle sur leur fréquence privée. !Xabbu, c’est vous ? Il ne lui répondit pas et, durant un instant, elle pensa qu’elle était tombée dans un piège. Puis le simul se tourna lentement vers elle et lui parla d’une voix qui, bien que déformée, restait manifestement celle du Bushman. — Je suis très heureux que mes nouveaux amis vous aient trouvée, lui dit-il. Cela faisait bien longtemps. Je commençais à croire que vous m’aviez laissé derrière vous. — Parlez-moi ! Si vous m’entendez, levez la main. Le simul ne bougea pas, les yeux totalement inexpressifs. — Je ne vous aurais jamais quitté, fit-elle enfin. Mais comment êtes-vous arrivé ici ? — Mes amis et moi l’avons trouvé qui se promenait sans savoir où aller, répondit Portillon en s’asseyant près du feu. Ça, c’est Pain d’Épices, Siffleur et Velours. Le premier était gros, le deuxième maigre et le troisième plus encore. Moins grands que Portillon, ils paraissaient tout aussi énergiques et ils ne tenaient pas en place. — Merci, leur dit Renie avant de se tourner de nouveau vers !Xabbu. Il nous faut partir, maintenant. Nous sommes déjà très en retard. — Vous êtes sûr que vous ne voulez pas rester avec nous ? essaya Portillon en écartant les bras. On voit pas grand monde, par ici. — Ce serait avec grand plaisir et je vous suis vraiment très reconnaissant. Mais notre note de connexion va finir par être salée. Portillon haussa un sourcil, comme si elle venait de dire une énormité. Renie posa la main sur l’épaule de !Xabbu, consciente que, dans la salle de simulation, elle touchait probablement le corps de son ami. Malgré la mauvaise qualité des impressions sensorielles, cette épaule osseuse était bien celle du Bushman. — Venez, l’enjoignit-elle. Rentrons. — Je ne sais pas comment faire, lui répondit-il avec une grande lassitude empreinte de tristesse. J’ai oublié. Renie jura par-devers elle et déclencha le processus de sortie pour eux deux. Mais alors que la grotte commençait à disparaître, elle s’aperçut que !Xabbu ne la suivait pas. Elle annula aussitôt l’opération. — Nous avons un problème, avoua-t-elle. Quelque chose le retient ici. — Peut-être qu’il vous faudra rester un peu plus longtemps, commenta Portillon. Ce serait chouette. — Comme ça, monsieur Wonde pourra nous raconter d’autres histoires, ajouta Pain d’Épices. J’aimerais bien réentendre celle du lynx et de l’étoile du matin. — C’est impossible, répondit Renie. Il faut que nous partions. Nous ne pouvons pas nous permettre de rester plus longtemps. Discutait-elle avec des simples d’esprit, ou des Marionnettes trop limitées pour jouer autre chose qu’une seule et unique scène ? Velours hocha la tête d’un air grave. — Il vous faut appeler les maîtres, décréta-t-il. Ce sont eux qui s’occupent des entrées et sorties. Ils sauront quoi faire. Renie croyait bien savoir qui étaient ces maîtres, et une chose était sûre, elle n’avait aucune envie d’avoir affaire à eux. — Ce n’est pas possible. Nous… nous avons nos raisons. Les quatre hommes froncèrent les sourcils. S’il s’agissait de Marionnettes, elles pouvaient d’un instant à l’autre annoncer qu’elles avaient repéré des fauteurs de troubles potentiels. Mais Renie avait besoin de temps pour savoir comment tirer !Xabbu de là. — Il y a… quelqu’un de très méchant qui se fait passer pour l’un des maîtres, fit-elle enfin. Si ces derniers viennent, le méchant nous trouvera, ce qui explique que nous ne pouvons pas les appeler. À ces mots, tous se mirent à hocher la tête en chœur. On aurait dit une bande de sauvages superstitieux dans un film de série B. — Dans ce cas, on va vous aider, décida Portillon avec un grand enthousiasme. On va vous aider à vaincre le Grand Méchant. La Câline. Elle, elle saura quoi faire. — C’est vrai, répondit Siffleur. Elle vous aidera, mais il faudra lui offrir quelque chose en échange. — Qui est cette Câline ? demanda Renie. Elle s’inquiétait et commençait à s’impatienter. Son ami avait un gros problème, les dirigeants du club la traquaient et Strimbello lui avait dit savoir qui elle était vraiment. Mais au lieu de pouvoir s’enfuir au plus vite, elle était obligée de prendre part à un scénario de conte de fées. Elle observa le Bushman, toujours aussi immobile. — Elle sait des choses, expliqua Pain d’Épices. Et, des fois, elle les dit. — Elle est magique, renchérit Portillon en faisant de grands gestes des bras. Elle rend service… si on la paye. Renie fut incapable de se retenir plus longtemps. — Qui êtes vous ? demanda-t-elle. Que faites-vous ici, et d’où venez-vous ? — Bonnes questions, répondit Velours d’un air pensif. Très, très bonnes. Il nous faudrait faire beaucoup de cadeaux à la Câline pour qu’elle y réponde. — Vous voulez dire que vous ne savez pas qui vous êtes, ni comment vous êtes arrivés ici ? — Eh bien, on a comme qui dirait des idées à ce sujet, admit-il. Mais on est pas sûr. Des fois, on en parle, le soir. — Velours, c’est le plus fort quand il s’agit de parler, expliqua Portillon. Nous, souvent, on en a vite marre et on arrête. Tous quatre étaient forcément des Marionnettes, mais ils semblaient perdus et à des années-lumière des attractions criardes du club. Renie ne put s’empêcher de frissonner en pensant qu’elle avait affaire à des créations informatiques, des codes assis autour d’un feu de camp simulé et discutant de problèmes métaphysiques. Ils devaient se sentir si… seuls. Elle leva les yeux vers les lueurs enchevêtrées dans les racines. On aurait dit de minuscules étoiles, des flammèches chargées de lutter contre l’obscurité du sol. — D’accord, concéda-t-elle enfin. Conduisez-nous à cette Câline. Portillon prit l’un des brandons du feu de camp et ses trois amis l’imitèrent avec une grande solennité. Renie ne pouvait s’empêcher de penser que tout cela n’était qu’un jeu pour eux. Elle tendit la main vers la brindille restante, mais Velours l’en empêcha. — Non, expliqua-t-il. Le feu ne doit jamais cesser de brûler. C’est lui qui nous permet de retrouver notre chemin. Renie aida !Xabbu à se lever. Il tituba légèrement, comme s’il était épuisé, mais parvint à rester debout sans assistance quand elle se retourna vers les quatre hommes. — Vous m’avez dit qu’il nous fallait lui apporter quelque chose, mais je n’ai rien sur moi. — Dans ce cas, vous devrez lui raconter une histoire, répondit Pain d’Épices. Votre ami en connaît des tas, il nous en a raconté plein. Elles sont chouettes, en plus. Portillon prit la tête du groupe, plié en deux afin que son chapeau ne frotte pas contre le plafond. Brandissant sa torche bien haut, Siffleur assurait l’arrière-garde. Renie et !Xabbu étaient entourés de lumière. Ils se mirent à marcher et la jeune femme perçut un étrange phénomène à la limite de son champ de vision. La grotte dans laquelle ils se trouvaient changeait, même si ses yeux ne discernaient aucune modification. Les racines allaient s’épaississant tandis que les lueurs du plafond diminuaient. Sous leurs pieds, la terre molle devint extrêmement dure, et Renie n’eut besoin que de quelques instants pour comprendre qu’ils traversaient une succession de cavernes obscures. Des formes étranges se profilaient sur les parois, dessins primitifs tracés à l’aide de sang ou de charbon de bois, qui tous représentaient des humains ou des animaux. Ils descendaient peu à peu. Renie tendit la main vers !Xabbu, avant tout pour se rassurer à son contact. Elle commençait à se sentir aussi intégrée à ce lieu que Portillon et les autres. Mais où se trouvaient-ils donc ? Et à quoi servait cette partie de l’établissement ? — !Xabbu, est-ce que vous m’entendez ? essaya-t-elle avant de quitter la fréquence privée. Comment vous sentez-vous ? Ça va ? Il mit du temps avant de répondre. — Je… j’éprouve des difficultés à vous entendre. Je sens d’autres présences, très proches… — Que voulez-vous dire ? — C’est difficile à expliquer. J’ai l’impression que les gens du Premier Peuple sont tout près. À moins qu’il ne s’agisse du Grand Dévoreur, qui a été brûlé par le feu. — Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Elle lui secoua l’épaule pour le faire sortir de sa léthargie, mais il manqua perdre l’équilibre. Il ne répondit pas et, pour la première fois depuis qu’elle l’avait retrouvé, Renie commença à avoir vraiment peur. Portillon s’était arrêté devant une grande arche naturelle, encadrée par une succession d’yeux noirs dessinés de manière grossière. — Il faut faire attention, maintenant, expliqua-t-il en mettant son doigt devant la bouche. La Câline déteste les gens qui font du bruit. La grotte dans laquelle ils pénétrèrent n’était pas aussi sombre que celle d’où ils venaient. Loin devant eux, une lueur rougeâtre irradiait d’une crevasse s’ouvrant dans le sol d’où s’échappait un épais nuage de vapeur. Une silhouette à peine visible était assise sur un trône, de l’autre côté. Elle se tenait immobile comme une statue. La forme ne bougea pas, mais sa voix emplit soudain la caverne. Tout à fait compréhensible, elle était cependant tellement travaillée qu’elle semblait plutôt sortir des tuyaux d’un orgue que d’une gorge humaine. — Avancez. Renie s’arrêta net, mais Portillon la prit par le bras et l’amena jusqu’à la crevasse. Les autres aidèrent !Xabbu à avancer. On dirait la prêtresse de Delphes, songea Renie. Comment dit-on, déjà ? L’oracle. Quelqu’un est fan de mythologie grecque, par ici. La silhouette se leva, écartant les pans de son manteau comme les ailes d’une chauve-souris. Il était difficile de se faire une idée à cause de l’épais vêtement et des volutes de vapeur, mais la Câline semblait avoir un peu trop de bras pour être honnête. — Que recherchez-vous ? La voix provenait de toutes les directions et Renie dut bien admettre que si le but de cette scène était d’impressionner les nouveaux venus, elle y parvenait tout à fait. Toute la question était de savoir si le fait de se prêter à cette mascarade pourrait les aider, !Xabbu et elle. — Ils veulent partir, mais ils peuvent pas, expliqua Portillon. Il y eut une longue minute de silence. — Laissez-nous, tous les quatre. Je dois rester seule avec eux. Renie voulut remercier Portillon et ses amis, mais ils couraient déjà à perdre haleine en direction de l’entrée de la grotte, comme une bande de gamins farceurs venant d’allumer un pétard. C’est à ce moment qu’elle comprit ce qui l’avait dérangée chez les quatre hommes. Ils se comportaient et s’exprimaient comme des enfants, pas comme des adultes. — Que m’offrez-vous en échange de mon aide ? demanda la Câline. !Xabbu s’était laissé tomber et se trouvait maintenant assis au bord de la crevasse. — Ils nous ont dit que nous pourrions vous raconter une histoire, répondit Renie d’une voix aussi assurée que possible. La Câline se pencha vers l’avant. Son visage restait voilé, mais son corps était sans aucun doute celui d’une femme, trop de bras ou pas. Son cou s’ornait d’un collier de grosses perles pâles. Non, ce n’étaient pas tout à fait des perles… — Pas n’importe quelle histoire. C’est la vôtre qui m’intéresse. Dis-moi qui vous êtes, et je vous libérerai. Renie fut surprise par l’emploi de ce mot. Étaient-ils donc prisonniers ? — Nous souhaitons juste repartir, expliqua-t-elle, mais quelque chose nous en empêche. Je me nomme Wellington Babutu, et je viens de Kampala, en Ouganda. — Mensonges ! trancha la Câline en brandissant huit poings serrés. Dis-moi la vérité ! Tu ne peux me la cacher. Je sais qui tu es. Je sais exactement qui tu es. Prise d’une soudaine panique, Renie fit un pas en arrière. Strimbello lui avait dit la même chose. Etait-ce lui qui se moquait d’elle ainsi ? Elle s’aperçut brusquement qu’il lui était impossible de reculer davantage et de se détourner de la crevasse. La lumière rouge devint soudain très vive, l’empêchant de voir autre chose que la silhouette noire de la Câline. — Tu n’iras nulle part tant que tu ne m’auras pas révélé ton vrai nom. (Chacun de ses mots s’abattait comme un coup de marteau sur le crâne de Renie.) Tu te trouves en un lieu où tu ne devrais pas être, et tu sais que tu t’es fait attraper. Tu as tout intérêt à ne pas me résister. La voix de la créature et la danse de ses bras étaient étrangement fascinants. Renie devait se retenir d’avouer la supercherie dont elle s’était rendue coupable. Pourquoi ne pas donner son nom, en effet ? Les criminels, c’étaient eux, pas elle. Ils avaient fait du mal à son frère, et Dieu seul savait à combien d’autres enfants avant lui. Pourquoi se taire ? Pourquoi ne pas tout leur hurler à la face ? La grotte se déforma autour d’elle. La lueur écarlate semblait provenir d’un trou sans fond. Non, ils essayent de m’hypnotiser pour m’obliger à parler. Je dois résister… résister… pour Stephen. Pour.’Xabbu. — Dis-le-moi, insista la Câline. Le simul de Renie refusait toujours de lui obéir. Les bras sinueux se mouvaient de plus en plus rapidement, transformant la lumière qui provenait du gouffre en une succession de flashs stroboscopiques. Il faut que je ferme les yeux. Mais elle en était incapable. Elle essaya désespérément de penser à autre chose qu’à l’être envoûtant qui se dressait devant elle. Comment pouvaient-ils même l’empêcher de cligner des paupières ? Tout ceci n’était qu’une simulation et elle n’aurait pas dû être affectée sur le plan physique. Il devait donc s’agir d’une sorte d’hypnose extrêmement puissante. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Et cette « Câline » ? Était-ce une jeune femme ? Une vierge, comme le véritable oracle de Delphes ? Mais pourquoi déployer tant d’efforts dans le seul but de terrifier les intrus ? C’était le genre de chose que l’on pratiquait pour faire peur aux enfants… Huit bras, un collier de crânes humains… Renie avait grandi à Durban, ville où résidaient de nombreux hindous. Elle comprenait maintenant quelle entité la chose qui lui faisait face était censée représenter. Mais les gens venus d’ailleurs avaient de bonnes chances de ne pas comprendre le nom de l’oracle, et les enfants moins encore que les autres. Portillon et ses amis n’avaient sans doute jamais entendu parler de Kali, déesse de la mort indienne, ce qui expliquait qu’ils lui aient trouvé un nom approchant… « Câline ». Portillon, Velours… elle réalisa soudain que les quatre individus qu’elle avait rencontrés étaient des enfants, ou des Marionnettes infantiles. C’était pour cette raison qu’elle les avait trouvés si étranges. Dans cet endroit abominable, on utilisait les enfants pour en attraper d’autres. Mais alors, ce monstre croit que je suis un enfant, moi aussi ! Et c’est également ce que pensait Strimbello ! Ils avaient remarqué qu’elle était entrée dans l’établissement sous une fausse identité et en avaient conclu qu’elle était un enfant cherchant à se faire passer pour un adulte. Dans ce cas, Portillon et les autres l’avaient conduite à la source du mal qui avait transformé Stephen et tant d’autres victimes innocentes en véritables légumes. !Xabbu était toujours à genoux, le regard perdu dans le vide. Lui aussi était pris au piège, peut-être même depuis qu’ils avaient été séparés dans la Chambre Jaune. Il se retrouvait piégé, comme Stephen, incapable de ressortir du programme. Mais Renie, elle, le pouvait encore, ou du moins était-ce le cas quelques minutes plus tôt. L’espace d’un instant, elle cessa de lutter contre son agresseur invisible. Sentant la reddition de son adversaire, Kali enfla démesurément pour emplir tout le champ de vision de Renie. Le visage voilé s’inclina vers l’avant et son épais manteau se releva sur ses épaules, lui faisant comme une tête de cobra. L’effet stroboscopique était de plus en plus rapide. Menaces, ordres et avertissements submergeaient Renie, l’agressant à tel point qu’il lui semblait sentir vibrer ses fiches auditives. — Sortie. Rien ne se produisit. Son simul resta prostré, vénérant Kali malgré elle. Mais cela n’avait aucun sens. Elle venait de prononcer le nom de code et son système fonctionnait par commande vocale. Il n’y avait aucune raison pour que cela ne marche pas. Un maelström de lumières rouges et tourbillonnantes apparut devant ses yeux. Elle tenta désespérément de se concentrer malgré le bruit permanent, et surtout de ne pas céder à la panique. N’importe quel ordre vocal devait normalement déclencher une réponse de son système à Polytech, à moins que ces gens ne soient capables de bloquer sa voix, de la même façon qu’ils avaient immobilisé son simul. Mais s’ils pouvaient le faire, pourquoi se donner la peine de l’amener jusqu’ici, alors que Strimbello aurait pu la paralyser dans la Chambre Jaune ? Pourquoi monter un spectacle aussi élaboré ? Sans doute fallait-il qu’elle se trouve ici et pas ailleurs, isolée et soumise à cet incessant bombardement de lumière et de bruit. Oui, l’hypnose était sûrement la clef, et le procédé devait mêler fréquences soniques et flashs lumineux agissant directement sur le système nerveux, de manière à empêcher la transmission des informations entre son cerveau et le reste de son organisme. Ce qui signifiait qu’elle ne s’était pas véritablement exprimée, mais qu’elle avait seulement cru le faire. — Sortie, hurla-t-elle, sans plus de résultat. Elle subissait un tel assaut qu’elle n’arrivait plus à penser, ni même à avoir conscience de son propre corps. Elle sentait que son agresseur érodait peu à peu sa concentration, et que seule celle-ci l’empêchait de faire le grand plongeon dans le vide. Elle ne tiendrait plus longtemps. La commande de l’homme mort. Ces six mots lui apparurent comme autant de bouées de sauvetage au cœur du tourbillon. Chaque système se doit d’en posséder une, pour expulser automatiquement l’utilisateur si celui-ci a un grave problème de santé. La salle de simulation de Polytech doit en être dotée, elle aussi. Mais le bruit était tellement fort… elle avait l’impression que ses pensées lui échappaient tels de minuscules poissons rouges dont elle avait un mal fou à se saisir. Se déclenche-t-elle au niveau de mes pulsations cardiaques ? Est-ce que le harnais possède son propre électrocardiographe ? Il fallait qu’elle parte du principe que tel était le cas, car c’était sa seule chance de s’en sortir. Elle devait s’affoler suffisamment pour que son rythme de pulsations dépasse le maximum toléré. Elle se laissa enfin submerger par la terreur à laquelle elle résistait depuis si longtemps. Ce n’était pas difficile car, même si elle ne s’était pas trompée, son plan n’avait que très peu de chances de fonctionner. Tout portait en effet à croire qu’elle allait échouer et se retrouver dans un long tunnel obscur, comme Stephen avant elle. Elle ne sentait plus son corps, qui pendait toujours dans son harnais à côté de celui de !Xabbu. Elle n’avait plus que deux yeux et deux oreilles, continûment agressés par le tourbillon de son et de lumière qu’était Kali. Un terrible désespoir s’empara d’elle, mais cela n’était pas encore suffisant. Elle visualisa son cœur, imagina que le rythme de ses battements accélérait encore et encore. Elle laissa sa peur la guider pour provoquer une réaction allant à l’encontre de tous ses instincts. C’est sans espoir, se dit-elle pour s’affoler plus encore. Je vais mourir ici, à moins que je perde la raison à tout jamais. Son muscle cardiaque était un être timide et secret, une huître arrachée à sa coquille, qui faisait tout son possible pour survivre malgré l’adversité. Il s’emballait, mais il essayait de compenser au mieux de ses capacités. Renie eut soudain chaud, puis froid, et sa peur devint une véritable panique animale. Son cœur luttait toujours, mais tout allait trop vite, il ne pouvait plus… Je vais rester prisonnière, comme Stephen, comme !Xabbu. Je vais bientôt me retrouver à l’hôpital, sous une tente en plastique. Un légume sous assistance respiratoire. Un cadavre. Une succession d’images s’imposa à sa rétine, malgré le kaléidoscope dément qui l’agressait sans relâche : Stephen, le teint gris et sans connaissance, perdu, seul, dans un lieu désert… Je meurs… Sa mère, hurlant de terreur au cours de ses ultimes secondes d’existence, prisonnière au premier étage du centre commercial alors que les flammes se rapprochaient de toute part, consciente qu’elle ne reverrait plus jamais ses enfants… Je meurs, je meurs… La mort, le grand vide qui se saisissait de tout un chacun pour le broyer et le transformer en fine poussière qui finirait flottant dans le vide interstellaire. Son cœur rata un battement, puis deux, prêt à exploser telle une machine en surchauffe. Je meurs je meurs je meurs je meurs… L’univers de Renie tourna brusquement au gris. Elle sentit un trait de feu remonter le long de son bras. Elle se trouvait dans un lieu intermédiaire. Elle était vivante, non, elle était morte, elle… J’en suis sortie. Son crâne lui sembla soudain vide tant le silence était impressionnant. La terrible cacophonie avait disparu. Elle était désormais libre de penser, mais se sentait terriblement apathique. Je dois être en train de faire un infarctus. Mais elle avait réfléchi à la manière de procéder avant même de s’embarquer dans ce plan de la dernière chance. Elle ne pouvait pas se permettre de penser à la douleur, du moins, pas encore. — Retour au point de connexion précédent, murmura-t-elle avec difficulté. La grisaille disparut à peine formée. Elle se retrouva dans la grotte rougeoyante, mais sa position avait changé. Elle se tenait maintenant à côté de Kali, qui se penchait sur !Xabbu tel un vautour prêt à déguster son repas. Les bras de la déesse de la mort étaient immobiles et elle s’était enfin tue. Son visage voilé se tourna en direction de Renie. Celle-ci bondit et se saisit de la main du Bushman. Une nouvelle vague de douleur lui transperça le bras, mais elle serra les dents et lutta contre la nausée qui l’envahissait. — Sortie, ordonna-t-elle. Une nouvelle fois, elle annula l’instruction en voyant que !Xabbu ne la suivait pas. Le petit homme était toujours prisonnier. Elle devrait trouver un autre moyen de le tirer de là. Une ombre s’abattit sur elle et elle leva les yeux pour voir que Kali approchait, les bras grands ouverts. — Oh, merde, gémit-elle. Elle resserra sa prise sur !Xabbu et se demanda quel était le réalisme de la simulation. Se préparant à l’inévitable douleur qui allait suivre, elle heurta le ventre de l’oracle d’un violent coup d’épaule. Elle ne ressentit pas la moindre sensation de contact, mais la créature fut repoussée à plus d’un mètre. Kali reprit son équilibre au-dessus de la crevasse fumante et resta suspendue dans les airs. L’une de ses mains arracha violemment son propre voile, pour révéler une peau bleue, un trou béant en guise de bouche, une langue rouge et pendante, mais pas d’yeux. Elle voulait sûrement capter l’attention de Renie le temps que les tours sonores et visuels reprennent de plus belle. Le stratagème aurait peut-être fonctionné auparavant, mais la jeune femme n’avait plus assez d’énergie pour éprouver la moindre surprise. — J’en ai marre, de ton petit jeu, grommela-t-elle. Des taches noires dansaient devant ses yeux, mais elles n’avaient vraisemblablement rien à voir avec les programmes du joyeux enfer qu’était Chez Mister J. Étourdie, elle détourna les yeux du monstre aveugle et entendit le son revenir. Renie avait du mal à respirer. — Va te faire mettre, salope, trouva-t-elle tout de même la force de lancer. Aléatoire. La transition fut plus rapide que prévu. La grotte disparut et, l’espace d’un instant, un long couloir se forma devant ses yeux. Elle perçut vaguement une longue succession de cierges tenus par des mains fixées au mur, puis repartit aussitôt… mais sans l’avoir décidé. Cette téléportation se passa moins bien que les autres. Durant plusieurs secondes, sa vision resta atrocement troublée, comme si le programme ne parvenait pas à définir son lieu d’arrivée. Elle s’effondra et sentit que son corps heurtait une terre meuble. Fermant les yeux, elle tendit la main vers !Xabbu qui restait désespérément immobile. Elle se sentait incapable de bouger, tout en sachant qu’il lui fallait réfléchir sans attendre au meilleur moyen de sortir. — Nous ne disposons que de quelques instants, entendit-elle alors. Cette fois-ci, ils auront beaucoup moins de mal à vous pister. Ni masculine, ni féminine, la voix se faisait pressante et apaisante à la fois. Surprise, Renie ouvrit les yeux. Elle était entourée d’une foule nombreuse, comme si elle venait d’être victime d’un accident de la circulation. Mais, presque immédiatement, elle vit que toutes les formes étaient grises et immobiles… toutes sauf une. L’étranger était blanc. Pas de peau, pas de race blanche, mais d’une blancheur totale et absolue. Son simul – c’en était forcément un, car elle n’avait pas encore quitté le système – était une silhouette dénuée de couleur, comme s’il avait pris une paire de ciseaux pour se découper une forme vaguement humanoïde au beau milieu de l’univers virtuel. Il vibrait et ondulait en permanence. — Laissez-nous tranquilles, protesta-t-elle. Le moindre mot lui causait une terrible souffrance et un poing impitoyable se refermait sur sa poitrine. — Je ne peux pas, même si je suis stupide de prendre un tel risque, répondit l’inconnu. Aidez-moi à soulever votre ami. — Ne le touchez pas ! — Arrêtez de vous comporter comme une idiote. Vos poursuivants vous auront repérée d’un instant à l’autre. Renie se força à s’agenouiller. Il lui fallut quelques secondes pour reprendre son souffle et parvenir à conserver son équilibre. — Qui… qui êtes-vous ? Où sont-ils ? Le simul s’accroupit à côté de !Xabbu. L’étranger n’avait pas plus de visage que de forme distincte, et Renie aurait été bien incapable de déterminer ce qu’il regardait. — Je prends déjà bien assez de risques comme cela, lui répondit-il. Je ne peux rien vous dire. Vous pouvez encore vous faire prendre, et cela causerait la mort d’autres personnes. Et maintenant, aidez-moi à le soulever. Ma force physique est très réduite et je n’ose utiliser plus d’énergie que je le fais à présent. Renie rampa jusqu’aux deux silhouettes et remarqua pour la première fois l’endroit où elle se trouvait. Un ciel gris surplombait un parc bordé de grands arbres et de hauts murs. Les simuls silencieux qui les entouraient s’étendaient à l’infini, faisant de ce lieu un étrange mélange de cimetière et de jardin de statues. Chaque forme était celle d’un individu ; certaines extrêmement définies, les autres aussi rudimentaires que celles que !Xabbu et elle avaient décidé de revêtir. Toutes avaient été figées dans un moment de peur ou de surprise. Certaines d’entre elles étaient là depuis longtemps et commençaient à perdre leur couleur et leur texture, comme les édifices déserts de Toyville, maté la plupart semblaient récentes. — Lorsqu’un utilisateur connaît un problème avant de pouvoir se déconnecter, son simul reste ici, lui expliqua l’étranger. Ceux qui dirigent ce lieu aiment bien conserver leurs… trophées de cette manière. Renie passa les bras sous les aisselles de !Xabbu et l’assit. L’effort soudain lui tourna la tête. Elle lutta de toutes ses forces pour ne pas perdre connaissance. — Il est possible… que je sois en train de faire un infarctus, confia-t-elle d’une voix pâteuse. — Raison de plus pour se dépêcher. Et maintenant, tenez-le bien. Il se trouve très loin de nous et, s’il ne revient pas, vous ne parviendrez pas à le faire sortir du système. Je dois l’envoyer chercher. — L’envoyer chercher ? répéta-t-elle. Elle avait un mal fou à trouver ses mots. Elle était en train de s’évanouir, et cela l’inquiétait de moins en moins. Cette forme humaine immaculée et le jardin de simuls morts étaient deux complications supplémentaires dans une situation déjà bien trop complexe. Mais il était si dur de penser à tout cela… mieux valait abandonner… dormir… — L’indicateur le ramènera, poursuivit l’étranger. Il rapprocha ses deux mains l’une de l’autre, mais sans les laisser se toucher. Voyant que rien ne se passait, Renie rassembla ses forces pour lui poser une nouvelle question, mais il était désormais aussi rigide que les autres occupants du jardin aux trophées. Elle se sentit soudain affreusement seule. Tout était perdu. Tout le monde avait disparu. Pourquoi continuer de lutter, alors qu’il serait si simple de sombrer dans le sommeil… Il se produisit quelque chose entre les mains de l’étranger, et une ouverture apparut. On aurait dit un vide indéfinissable, comme une ombre ne reposant sur rien de concret. Une seconde forme blanche en jaillit. Celle-là ressemblait à un oiseau, mais tout aussi mal défini que l’humain. Elle se posa sur l’épaule de !Xabbu et y resta quelques instants, vibrant doucement tel un papillon nouveau-né désireux de se sécher les ailes. Fascinée malgré son immense lassitude, Renie vit la petite silhouette se rapprocher de l’oreille rudimentaire du simul de !Xabbu, comme pour lui révéler un secret. Elle entendit un trille aigu, puis l’oiseau s’envola et disparut. L’inconnu reprit soudainement vie et claqua des mains. — Partez, maintenant, ordonna-t-il. Il faut faire vite. — Mais…, protesta Renie avant de voir que !Xabbu bougeait de nouveau. La main du Bushman se referma dans le vide, comme pour tenter vainement d’attraper quelque chose qui lui avait échappé. — Vous pouvez le ramener avec vous, désormais. Et vous devez également prendre ceci. L’étranger plongea la main en lui et la ressortit pour tendre à Renie un objet qui brillait d’une douce lueur ambrée. Voyant que la jeune femme restait sans réaction, il lui écarta les doigts de force et déposa l’objet dans sa paume ouverte. Elle s’émerveilla un instant du contact si normal, si… réel de la présence fantomatique, puis s’intéressa à ce qui venait de lui être donné. C’était une pierre précieuse d’un jaune orangé, taillée avec art et présentant plusieurs centaines de facettes. — De… de quoi s’agit-il ? Elle avait du mal à se rappeler quoi que ce soit. Qui était cette étrange silhouette blanche ? Qu’était-elle censée faire ? — Plus de questions, trancha l’étranger. Allez ! Renie fixa longuement le vide qu’était le visage de l’autre. Une pensée confuse lui vint alors à l’esprit, mais loin, bien loin de la surface. Elle lutta pour lui conférer une plus grande clarté. — Partez ! Tout de suite ! Elle serra !Xabbu un peu plus fort. Elle avait l’impression de tenir un enfant. — Oui, bien sûr. Sortie. Le jardin explosa comme une bulle de savon. Tout était noir. L’espace d’un instant, Renie pensa qu’ils s’étaient retrouvés coincés en cours de translation, puis elle se souvint du casque qu’elle portait. Elle poussa un cri de douleur en bougeant le bras, mais parvint tout de même à soulever sa visière. Son champ de vision n’y gagna guère en définition. Elle ne voyait désormais que du gris, à l’exception de quelques traînées noires. Au bout d’un moment, elle comprit que ces dernières étaient les lanières de son harnais. Elle pendait mollement dans le vide. Tournant la tête sur le côté, elle vit que !Xabbu, le vrai !Xabbu, se trouvait à son côté. A cet instant, elle fut prise d’un long frisson incontrôlable et sentit ses yeux se révulser. — !Xabbu. Elle s’entendit à peine parler, à cause de la trop basse résolution de ses fiches auditives, mais elle n’avait plus la force de lever le bras. Il fallait qu’elle dise quelque chose à son compagnon, quelque chose d’important. Elle tenta désespérément de se rappeler quoi, mais elle avait la tête lourde, si lourde… et, juste avant de perdre connaissance, elle se souvint. — Appelez une ambulance, lui dit-elle en riant de la stupidité de ses paroles, je crois bien que je suis en train de mourir. 12 LE PAYS DES MERVEILLES INFORÉSO/FLASH : Légalisation des « multi-mariages » en Californie. (visuels : deux femmes et un homme, tous trois en costume, entrant dans l’église Glide Memorial) COMM : Les protestataires se sont réunis à l’extérieur de l’église Glide Memorial, à San Francisco, où se déroulait le tout premier mariage légal entre plus de deux partenaires. Les trois époux ont affirmé que c’était « un grand jour pour les gens qui éprouvent le besoin de vivre avec plusieurs personnes ». (visuel : le révérend Pilker, du haut de sa chaire) Mais tout le monde n’est pas de cet avis. Le révérend Daniel Pilker, dirigeant du groupe extrémiste Le Ciel Sans Attendre, a affirmé que cette loi constituait « la preuve irréfutable que la Californie est bien l’antichambre de l’enfer… » La lumière dorée disparut et Paul se retrouva de nouveau dans le néant. Toujours aussi épaisse, la brume s’étendait dans toutes les directions. Finch et Mullet avaient disparu, ce qui était en soi un immense soulagement, mais Paul avait espéré trouver quelque chose de plus de l’autre côté du portail. Il ne savait pas vraiment ce qu’était son « chez soi » mais, inconsciemment, c’était exactement ce qu’il recherchait. Il tomba à genoux puis s’allongea sur la terre nue. Les volutes de vapeur tourbillonnaient autour de lui. Épuisé et désespéré, il ferma les yeux et se réfugia un instant dans les ténèbres. Il entendit tout d’abord un sifflement presque inaudible, un bruit d’une grande légèreté juste après le silence. Une brise chaude lui caressa les cheveux. Il ouvrit les yeux et s’assit, émerveillé. Une forêt venait d’apparaître autour de lui. Pendant de longues minutes, il resta à la contempler sans bouger. Cela faisait si longtemps qu’il ne connaissait plus que les champs de boue torturée que la vue de ces arbres aux épaisses frondaisons et aux branches entrelacées le rasséréna comme un verre d’eau tendu à un homme mort de soif. Quelle importance, si la plupart des feuilles étaient jaunes ou brunes, et si tant d’entre elles étaient déjà tombées qu’elles recouvraient le sol sur plusieurs centimètres d’épaisseur ? Le retour de la couleur dans son univers lui apparaissait déjà comme un don inestimable. Il se leva. Ses jambes raides lui semblaient étrangères, comme s’il se trouvait obligé d’utiliser les membres d’un autre. Il inspira profondément et huma tout ce qui l’entourait, la terre humide, l’herbe et même, au loin, la fumée. Les odeurs d’un monde vivant lui communiquèrent une faim irrépressible, et il se demanda brusquement à quand remontait son dernier repas. Corned beef et biscuits secs étaient des termes familiers, mais il ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’ils représentaient. De toute manière, ils remontaient bien loin dans le temps et dans l’espace. Malgré la chaleur, il se sentit glacé de l’intérieur. Où vivait-il avant d’arriver ici ? Il se rappelait vaguement un endroit sombre et terrifiant, mais il ignorait ce qu’il avait pu y faire et comment il l’avait quitté. Cette absence de points de repère l’empêcha de s’inquiéter longtemps de sa perte de mémoire. Le ciel brillait entre les feuilles, donnant naissance à des lueurs qui nageaient tels des poissons d’or dans les frondaisons mouvantes. Où qu’il ait pu se trouver auparavant, il était désormais dans un lieu vivant, un endroit baigné par la lumière, l’air pur, la végétation, et même – il inclina légèrement la tête – le chant lointain d’un oiseau. Et s’il ne se souvenait pas de son dernier repas, ce n’était qu’une raison supplémentaire pour se remplir l’estomac au plus vite. Il se mit à marcher. Il baissa les yeux. Il portait d’épaisses chaussures en cuir qui lui paraissaient familières, mais le reste de son accoutrement le surprit sans qu’il puisse vraiment dire pourquoi. Son pantalon et ses collants en laine s’arrêtaient juste en dessous du genou. Sa chemise et sa veste en laine aussi lui semblèrent étonnamment rugueuses au toucher. La forêt l’entourait intégralement, sans lui révéler le plus petit chemin. Il réfléchit un instant à la direction dans laquelle il s’engageait lorsqu’il s’était arrêté, mais même cette information avait quitté son esprit. Elle s’était dissipée comme la brume, la seule chose dont il pouvait affirmer avec certitude qu’elle avait précédé son arrivée dans la forêt. Comme il avait le choix, il se fia aux ombres et partit dos au soleil. De cette manière, il verrait au moins où il mettait les pieds. Cela faisait un moment qu’il entendait le chant intermittent de l’oiseau quand enfin il l’aperçut. Il s’était agenouillé pour dégager son collant accroché à un buisson lorsqu’une traînée vert sombre traversa un rayon de soleil devant ses yeux. Il se redressa et la chercha du regard, mais elle avait disparu, ne laissant derrière elle que l’écho de sa mélodie. Il se libéra en tirant sa jambe d’un coup sec et partit rapidement dans la direction où l’oiseau s’était volatilisé. Comme il ne savait pas où aller, autant suivre quelque chose de beau. Cela faisait en effet des heures qu’il marchait sans percevoir le moindre changement autour de lui. L’oiseau ne le laissa jamais approcher suffisamment pour qu’il puisse le voir distinctement, mais il ne disparut pas non plus complètement. Il voletait d’arbre en arbre, à une dizaine de mètres de distance. Lorsqu’il se posait sur une branche illuminée par le soleil, Paul voyait luire ses plumes. Il scintillait d’un incroyable vert émeraude, comme s’il brillait de l’intérieur. Un mauve crépusculaire venait se mêler à la symphonie de couleurs, ainsi qu’un vert plus sombre au niveau de sa crête. Son chant paraissait tout sauf ordinaire, même si Paul était bien incapable de se remémorer le moindre point de comparaison. Il avait presque tout oublié au sujet des oiseaux, mais il savait que l’animal qu’il suivait en était un et que son chant était à la fois apaisant et attrayant. Pour le moment, cela lui suffisait. L’après-midi s’écoula et le soleil quitta les frondaisons pour se rapprocher de l’horizon. Totalement accaparé par le petit volatile, Paul avait depuis longtemps cessé de s’intéresser à la direction dans laquelle il progressait. Ce n’est qu’alors que la forêt s’assombrissait autour de lui qu’il réalisa qu’il était perdu et que la nuit approchait. Il s’arrêta brusquement et l’oiseau se posa sur une branche à moins de trois pas de lui. L’animal inclina la tête – il avait bien une crête sombre – et se mit à chanter. Pourtant joyeuse et vive, la trille contenait les accents d’une question et quelque chose de moins définissable encore, mais qui soudain l’attristèrent profondément comme il songeait à la perte de sa mémoire, à son errance dans une forêt inconnue et à sa solitude. Alors, l’oiseau s’envola et disparut dans les branches. Quelques dernières notes empreintes de mélancolie le suivirent l’espace d’une poignée de secondes. Paul s’assit sur un rondin et se prit la tête à deux mains, incapable qu’il était de comprendre le désespoir soudain qui l’envahissait. Tout à coup, une voix le fit sursauter. — Allons, allons, pas de ça. Il n’y a que des chênes dans cette forêt, pas de saules pleureurs. L’étranger était vêtu à peu près comme lui, dans les tons vert et brun, mais une sorte de bandeau blanc lui entourait le bras. Ses yeux étaient d’une surprenante couleur dorée presque fauve. Il tenait un arc dans une main, une outre dans l’autre, et portait un carquois rempli de flèches en bandoulière. Comme le nouveau venu n’avait pas l’air hostile, Paul lui demanda son nom. L’autre éclata de rire. — Ce n’est pas le genre de question que l’on pose par ici, répondit-il. Allez-y, si vous êtes si malin, dites-moi qui vous êtes. Paul ouvrit la bouche pour répondre, puis s’aperçut qu’il avait oublié. — Je… je ne sais plus, fit-il. — Normal, c’est à cause de la forêt. Je suis arrivé ici en poursuivant un… je n’en suis pas certain, mais il me semble que c’était un cerf. Et je ne me rappellerai mon nom que lorsque j’aurai quitté les bois. Vraiment étrange, cette forêt. Tenez, vous avez soif ? Paul accepta l’outre tendue. Bien qu’un peu âcre, l’eau était rafraîchissante. Il se sentit tout de suite mieux après avoir bu. Et même si la conversation qu’il avait avec l’étranger était pour le moins déconcertante, le simple fait de parler à quelqu’un était en soi rassurant. — Où vous rendez-vous ? demanda-t-il. Le savez-vous ? Moi, je suis perdu. — Pas étonnant. Quant à savoir où je vais, c’est simple : hors de ces bois. Ce n’est pas le genre d’endroit où il fait bon passer la nuit. Mais je me souviens vaguement d’un lieu assez proche qui me fait l’effet d’être une bonne destination. C’est peut-être là que vous cherchez à aller, vous aussi. En tout cas, il vaut mieux que vous me suiviez. Nous verrons bien si nous pouvons vous trouver quelque chose qui vous convienne. Paul se mit debout sans perdre une seconde, craignant que l’autre regrette de lui avoir fait cette proposition s’il n’en profitait pas immédiatement. L’étranger commençait déjà à se frayer un passage entre plusieurs arbrisseaux qui poussaient en rang serré autour de leur parent mort. Les deux hommes marchèrent sans un mot alors que l’après-midi cédait la place au début de soirée, fort heureusement, l’inconnu calquait son allure sur celle de Paul, le devançant seulement de quelques pas quand il aurait pu marcher beaucoup plus vite s’il l’avait voulu. Paul crut tout d’abord que la tombée de la nuit modifiait légèrement ses perceptions. Et puis, il s’aperçut que la mémoire lui revenait par bribes. — Je… j’étais ailleurs, fit-il, surpris par le son de sa voix après un si long silence. Au beau milieu d’une guerre, je crois. Je me suis enfui. — Une guerre ? — Oui, cela me revient… du moins, en partie. — C’est parce que nous nous approchons de l’orée des bois. Alors, comme ça, vous avez déserté, hein ? — Oui, mais… pas pour les raisons habituelles. Enfin, je ne crois pas. Il se tut. Des souvenirs d’une importance capitale remontaient à la surface, et il craignait qu’ils lui échappent à nouveau s’il ne parvenait pas à s’en saisir au moment propice. — J’étais soldat et je me suis enfui, reprit-il. Je suis passé par une porte ou… quelque chose d’autre. Un miroir, un grand vide… je ne sais pas. — Les miroirs sont toujours dangereux, commenta l’autre en allongeant le pas. — Et… et… (Il serra les poings, comme si cela pouvait l’aider à se rappeler.) et… mon nom est Paul. Paul. Il eut un petit rire de soulagement. Son compagnon le regarda pardessus son épaule. — Quel nom étrange. Que signifie-t-il ? — Comment ça ? Il ne signifie rien. C’est mon nom, c’est tout. — Dans ce cas, vous venez vraiment d’un lieu surprenant. L’homme se tut quelques instants, et Paul dut à son tour accélérer la cadence pour continuer à le suivre. — Moi, c’est Jack Marchebois, mais on m’appelle parfois Jack des Bois. C’est mon nom, parce que j’arpente toutes les forêts de la région. Celle-ci aussi, bien qu’elle ne me plaise guère. C’est affreux de perdre son nom… mais peut-être pas tant que cela lorsqu’il ne veut rien dire, remarquez. — Si, cela reste très inquiétant, répondit Paul, qui se débattait avec ses souvenirs affluant telle une nuée d’insectes. Où suis-je ? Quel est ce lieu ? — Le Bois Sans Nom, pardi. Pourquoi voudriez-vous l’appeler autrement ? — Mais où se trouve-t-il ? Dans quel pays ? Jack éclata de rire. — Il est sur les terres du roi, bien sûr. Celles de l’ancien roi, j’imagine, mais mieux vaut ne pas parler en ces termes en présence d’étrangers. Par contre, si vous venez à rencontrer Sa Majesté la reine, vous pouvez lui dire que j’ai dit ça. (Il sourit brièvement.) Vous devez vraiment venir de bien loin si vous vous inquiétez du nom des lieux. Ah, la voilà, juste à l’endroit prévu. Ils s’étaient arrêtés au sommet d’une butte surplombant une étroite vallée. Les arbres disparaissaient graduellement dans la pente, ce qui permit à Paul d’apercevoir quelques lumières nichées entre les collines. — De quoi s’agit-il ? — D’une auberge, et une bonne, répondit Jack en lui donnant une tape sur l’épaule. Allez-y et vous n’aurez pas de mal à trouver votre chemin. — Vous ne venez pas avec moi ? — Pas ce soir, non. J’ai des choses à faire et je dors ailleurs. Mais je pense que vous trouverez ce que vous cherchez entre ces quatre murs. Paul scruta longuement le visage de son compagnon, tentant de discerner son expression malgré l’obscurité grandissante. Y avait-il un sens caché aux paroles de Jack ? — Si nous devons nous séparer, je tiens à vous remercier. Vous m’avez vraisemblablement sauvé la vie. Jack Marchebois rit de nouveau. — Ne m’accablez pas d’un tel fardeau, mon bon sire. Là où je vais, il me faut voyager léger. Allons, portez-vous bien. Sur ces mots, il fit volte-face et gravit la colline. Au bout de quelques instants, Paul n’entendit plus que le bruit du vent dans les branches. L’enseigne battant au-dessus de la porte d’entrée annonçait Le Roi qui rêve. Elle avait été taillée à la va-vite, comme si on avait dû remplacer rapidement le nom de l’établissement. Un petit homme était représenté dessus : son menton touchait sa poitrine et sa couronne avait glissé et lui couvrait les yeux. Paul resta quelques instants en dehors du halo de lumière projeté par les lanternes puis, se sentant menacé par la forêt tapie derrière lui, il décida d’entrer. Une douzaine de personnes se tenaient dans la salle basse de plafond. Trois soldats en armure revêtus d’un tabard rouge sang étaient attablés. Le jeune garçon qui tournait la broche, tellement couvert de suie que ses yeux en devenaient presque éblouissants de blancheur, jeta un regard furtif à Paul en le voyant entrer puis se détourna aussitôt, visiblement soulagé. Les soldats s’intéressèrent eux aussi au nouveau venu, et l’un d’eux se déplaça légèrement sur le banc qu’ils partageaient, en direction des piques qu’ils avaient appuyées contre le mur de torchis. Les autres clients, vêtus comme des paysans, le regardèrent s’approcher du comptoir. Derrière celui-ci se tenait une femme âgée dont les cheveux blancs en désordre rappelaient la toison d’un mouton mouillé. Ses bras étaient musclés et ses mains couvertes de cals. Appuyée sur le comptoir, elle ne cherchait pas à cacher sa fatigue, mais son regard restait pénétrant. — Nous n’avons plus le moindre lit, lui apprit-elle avec un sourire railleur qu’il ne comprit pas tout de suite. Ces braves soldats ont réservé les derniers. L’un des trois hommes rota ; ses deux compagnons éclatèrent de rire. — J’aimerais quelque chose à boire et à manger, fit Paul. À cet instant, il se rappela vaguement comment ce genre d’arrangement fonctionnait. Il était censé payer en échange, mais ses poches étaient désespérément vides. — J’ai bien peur de ne pas avoir d’argent, avoua-t-il. Peut-être pourrais-je travailler pour vous ? Elle se pencha pour l’observer de plus près. — D’où venez-vous ? — De très loin. De l’autre côté de… la Forêt Sans Nom. Elle s’apprêtait visiblement à dire autre chose, mais c’est le moment que choisit l’un des soldats pour demander de la bière d’une voix tonitruante. La femme fit une moue dans laquelle Paul lut une grande contrariété… et autre chose d’indéfinissable. — Ne bougez pas, lui dit-elle avant d’aller s’occuper des hommes d’armes. Paul regarda tout autour de lui. Le jeune garçon le fixait toujours, d’un regard pas seulement empreint de curiosité. Il semblait le surveiller dans un but bien précis, mais Paul était trop fatigué et affamé pour faire confiance à ses impressions. — Voyons voir en quoi vous pouvez m’être utile, reprit la femme en revenant. Un peu de calme ne nous fera pas de mal. Suivez-moi. L’escalier étroit qu’ils empruntèrent menait à une cave faisant office de chambre à coucher. Tous les murs étaient garnis d’étagères et l’on ne comptait plus les peaux, bobines de fil, caisses, paniers et autres bocaux qui s’entassaient un peu partout. Si l’on exceptait un tabouret et la paillasse jetée dans un coin, on aurait davantage dit une échoppe qu’une chambre. La femme releva sa jupe en laine, s’assit sur le tabouret et ôta ses chaussures. — Je suis épuisée, reconnut-elle. Je ne peux pas rester debout une seconde de plus. J’espère que vous ne m’en voudrez pas, je n’ai pas d’autre siège. Paul secoua la tête et son attention fut attirée par une petite fenêtre. Malgré la distorsion imposée par l’épaisseur des carreaux, il vit que les rayons de la lune se reflétaient à la surface d’un cours d’eau qui passait derrière l’auberge. — Alors, qui vous envoie ? Vous n’êtes pas l’un des nôtres. Paul se retourna, surpris par le ton presque agressif de la femme. Elle tenait fermement une longue aiguille à tricoter et, même si elle ne s’était pas levée, elle n’avait pas l’air particulièrement amicale. — Marchebois, Jack Marchebois. Je l’ai rencontré en forêt. — Décrivez-le-moi. Il s’exécuta de son mieux, compte tenu du fait que Jack n’avait pas de signe particulier et qu’il ne l’avait vu qu’au crépuscule et de nuit. Ce n’est que lorsqu’il se souvint du bandeau blanc noué au bras de l’homme que son interlocutrice se détendit. — C’était bien lui, fit-elle. Vous a-t-il laissé un message pour moi ? — Je ne sais pas, répondit Paul après quelques secondes de réflexion. Savez-vous qui est Sa Majesté la reine ? Elle eut un petit sourire triste. — Vous l’avez devant vous. — Il m’a dit que nous étions sur les terres de l’ancien roi, mais que je ne devais le dire qu’à Sa Majesté. Elle gloussa et jeta l’aiguille dans un panier qui en contenait une bonne douzaine d’autres. — Ça, c’est mon Jack tout craché. Mon paladin. Et pourquoi vous a-t-il envoyé ici ? Comment se nomme l’endroit d’où vous venez ? Paul l’observa attentivement. Ses traits ne dénotaient pas seulement la fatigue. Son visage profondément marqué donnait l’impression d’avoir été autrefois d’une grande douceur avant qu’un hiver impitoyable ne lui apprenne combien la vie pouvait être dure. — Je ne sais pas, je… je ne vais pas bien. Tout ce dont je me souviens, c’est que c’était la guerre, là-bas. Je me suis enfui. Elle hocha la tête, comme si l’histoire de Paul lui était familière. — Jack a dû s’en apercevoir, commenta-t-elle. Pas étonnant que vous lui ayez plu. Mais je vous ai dit la vérité, tout à l’heure. Je n’ai plus le moindre lit. Ces maudites tuniques rouges me les ont tous pris, et sans même me verser la moindre pièce de cuivre. — Comment se permettent-ils d’agir de la sorte ? Elle eut un petit rire sans joie. — Si seulement ils se contentaient de ça. Ce n’est plus ma terre, désormais, mais la sienne, à elle. Même ici, dans mon pitoyable terrier, elle continue de me narguer en m’envoyant ses soudards. Je sais que je ne risque rien, car elle ne fera jamais de mal à l’unique personne capable de comprendre qu’elle a gagné, mais elle ne rate pas la moindre occasion de faire de ma vie un enfer. — De qui parlez-vous ? Je ne comprends rien à ce que vous dites. La vieille femme se leva en soufflant. — Ça vaut mieux pour vous. Et vous avez également intérêt à rester le moins longtemps possible dans notre pays. Les voyageurs n’y sont plus accueillis à bras ouverts, de nos jours. (Elle traversa la pièce en faisant bien attention de ne rien faire tomber.) Je vous logerais bien ici, dans ma chambre, mais les tuniques rouges ne manqueraient pas de se demander pourquoi je m’intéresse à un inconnu. Vous dormirez dans l’écurie. Pour ne pas attirer l’attention, je dirai aux autres que vous transporterez du bois pour moi, demain. Je peux vous donner à boire et à manger, pour Jack. Mais ne mentionnez en aucun cas que vous l’avez rencontré, et encore moins ce qu’il vous a dit. — Merci, vous êtes très aimable. — C’est l’un des rares avantages qu’on gagne à tomber si bas. On découvre soudain que le monde est bien plus complexe qu’on ne le pensait, et surtout que la frontière entre la richesse et la pauvreté est bien plus ténue que l’on ne pourrait le croire. Ils retournèrent dans la salle principale, où ils furent accueillis par les commentaires grossiers des soldats et l’œil attentif du jeune garçon. Un oiseau en cage, un arbre gigantesque, une grande maison, une voix terrifiante, des cris évoquant des coups de tonnerre… Paul se dégagea de son rêve tel un noyé échappant à l’emprise du fleuve. L’odeur de la paille humide était entêtante et les chevaux, nerveux, faisaient parfois du bruit. Il s’assit et tenta de chasser la confusion qui l’habitait. Il distingua une ombre dans l’embrasure de la porte entrouverte. Par réflexe, il chercha une arme à son côté, mais sa main se referma sur quelques brins de paille. — Qui est-là ? demanda-t-il. — Chut, fit le visiteur, manifestement aussi fébrile que les chevaux. C’est moi, Gally. Je m’occupe du feu, à l’auberge. — Qu’est-ce que tu veux ? — Pas vous voler, vot’seigneurie, répondit le garçon, chagriné que Paul ait pu le penser. J’serais entré sans faire de bruit si c’était ça que j’voulais. Non, j’suis venu vous prévenir. Les yeux de Gally brillaient comme deux perles blanches. — De quoi ? s’enquit Paul. — Les soldats. Ils ont beaucoup bu, et maintenant ils parlent de venir vous faire vot’fête. Je sais pas pourquoi. — Les salauds, bougonna Paul en se mettant debout. C’est la propriétaire qui t’envoie ? — Nan, elle s’est enfermée dans sa chambre. Mais je les ai entendus parler. Où est-ce que vous allez ? demanda-t-il en voyant Paul avancer vers la porte. — Je l’ignore. J’imagine que je vais retourner dans la forêt. — Dans ce cas, suivez-moi. Je sais où vous emmener. Les soldats du roi vous y suivront jamais, pas de nuit. Paul s’immobilisa, la main sur la poignée de la porte. Il venait d’entendre un bruit dans la cour, un bruit comme auraient pu en faire des ivrognes cherchant à ne pas se faire remarquer. — Pourquoi ? demanda-t-il d’un murmure. — Pourquoi j’vous aide ? Et pourquoi pas ? Personne aime les tuniques rouges, ici, et leur maîtresse encore moins. Allons, venez. Sans même vérifier si Paul suivait, le garçon sortit furtivement et longea le mur du bâtiment. Paul lui emboîta le pas après avoir refermé la porte derrière lui. Gally contourna l’écurie et s’arrêta en haut d’une volée de marches. Il toucha le bras de Paul pour le prévenir de la présence de l’obstacle et descendit en silence. L’escalier en pierre était étroit, et uniquement éclairé par la lune. Paul n’y voyait rien. Heureusement, Gally le retint avant qu’il ne tombe dans la rivière. — Bateau, souffla le garçon en guidant Paul jusqu’à une ombre qui ballottait doucement. Une fois l’homme installé dans la barque, son sauveur tira une perche de l’eau peu profonde et poussa la petite embarcation sur la rivière. Non loin de là, la lumière d’une lanterne leur apparut brusquement alors que quelqu’un ouvrait la porte de l’écurie à la volée. Paul retint son souffle jusqu’à ce que les exclamations de dépit des soldats s’éteignent au loin. — Tu ne risques pas d’avoir des ennuis ? demanda-t-il enfin à son jeune compagnon. Ils sauront que tu es dans le coup quand ils verront que tu n’es plus là-bas, non ? — La dame me couvrira, répondit Gally en se penchant pour mieux trouver le repère qu’il cherchait. De toute façon, ils étaient tellement bourrés qu’ils m’ont pas vu sortir. J’pourrai toujours dire que j’suis allé dormir au lavoir à cause du raffut qu’ils faisaient. — Merci, en tout cas. Où m’emmènes-tu ? — Chez moi. Enfin, c’est pas que chez moi, vous comprenez. On vit tous là. Paul s’assit plus confortablement au fond de l’embarcation humide. Maintenant que tout risque avait disparu, il appréciait énormément le calme et le fait de voguer au fil de l’eau. Il se sentait bien, et en bonne compagnie. — Qui ça, on ? s’enquit-il tout de même. — Mes copains, répondit Gally avec une touche d’orgueil. Les gars de l’huîtrerie. On est tous fidèles au Roi Blanc, jusqu’au dernier. Ils amarrèrent l’embarcation à une longue jetée ; le petit escalier permettant de quitter cette dernière était éclairé par une lanterne que le vent ballottait doucement. — C’est ici que tu vis ? demanda Paul en voyant le bâtiment dont ils approchaient. — Maintenant, oui. C’est resté vide pendant longtemps. Agile comme un singe, Gally sauta sur la jetée et prit au fond de la barque un sac que Paul n’avait même pas remarqué. Cela fait, il tendit la main à son invité. — Avant, tous les bateaux s’arrêtaient ici, expliqua-t-il. Les pêcheurs aimaient bien chanter ensemble en ramenant leurs filets pleins à craquer… Paul le suivit. L’escalier avait été taillé à même la pierre et la rosée rendait les marches glissantes. Elles étaient si étroites que Paul dut les gravir en travers pour ne pas risquer de tomber. Il regarda derrière lui. Poussée par le courant, la barque avait disparu sous la jetée. — Perdez pas de temps, chuchota Gally. Faut que vous rentriez vite. Plus personne vient par ici depuis quelque temps, mais si les soldats vous cherchent, il vaut mieux qu’ils vous voient pas. Paul accéléra autant que possible. Bien qu’encombré par son sac, Gally ne cessait de redescendre pour l’encourager à chaque marche. Enfin, ils arrivèrent en haut. Il n’y avait pas la moindre lanterne, ici, et le bâtiment n’était visible que sous la forme d’une ombre plus noire que le reste du décor. Gally prit Paul par la manche et le tira vers l’avant. Au bout de quelques mètres, des planches en bois se mirent à grincer sous leurs pas. Le garçon s’arrêta devant une porte et frappa. Presque aussitôt, un visage apparut à hauteur du genou de Paul. — Qui c’est ? fit une voix extrêmement aiguë. — Gally. J’ai un visiteur avec moi. — J’peux pas t’laisser entrer si tu m’donnes pas l’mot d’passe. — Quel mot de passe ? Il y en avait pas quand je suis parti, ce matin. Allez, ouvre. — Comment j’sais qu’c’est toi ? Paul distinguait désormais que le « garde » les observait par une fente de la porte. Il tentait d’accomplir sa mission avec un sérieux presque risible. — Bon, t’as fini, Pointeur ? s’énerva Gally. Si tu nous ouvres pas, j’te fous mon poing sur le pif. Sûr que la mémoire te reviendra, après. Le judas se referma et, quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit. Une vague odeur de poisson s’échappa du bâtiment. Gally reprit son sac sur l’épaule et entra. Paul le suivit. Pointeur était un petit garçon. Il recula de quelques pas en voyant le nouvel arrivant. — Qui c’est ? demanda-t-il. — Il est avec moi, répondit Gally. Il va passer la nuit ici. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de mot de passe ? — C’est Miyagi qu’a eu l’idée. On a vu des types bizarres dans le coin, aujourd’hui. — Et comment j’étais censé le connaître, hein, vu que j’étais pas là quand vous l’avez choisi ? Gally frotta méchamment le cuir chevelu de Pointeur et le poussa brusquement pour l’inciter à avancer. Les nouveaux arrivants suivirent le portier, qui les conduisit dans une salle haute de plafond et aussi large qu’une nef d’église. Quelques rares bougies l’éclairaient et l’obscurité y régnait en maître. Autant que Paul pût en juger, elle était vide. — Tout va bien, annonça Pointeur. C’est Gally. L’a amené quelqu’un avec lui. À ces mots, plusieurs silhouettes apparurent tels des lutins de contes de fées. En quelques instants, Paul et Gally se retrouvèrent entourés de plus d’une trentaine d’enfants. La plupart les regardaient avec un grand sérieux, tandis que les autres se frottaient lentement les yeux ; ils venaient manifestement d’être tirés de leur sommeil. Gally était de loin le plus âgé du lot. Il y avait quelques filles, mais elles restaient en minorité. Tous les enfants étaient sales et maigres à faire peur. — Miyagi ! C’est quoi cette histoire de mot de passe ? T’aurais pu me prévenir, non ? — C’était pas pour t’empêcher d’entrer, Gally, répondit le garçon interrogé. On a vu des types louches, aujourd’hui. C’est pour ça que j’ai dit aux petits de se taire et de pas laisser entrer les gens qui disaient pas « crème renversée ». Les plus jeunes se répétèrent le mot de passe, les yeux brillant d’excitation. Ils étaient visiblement très fiers que les grands leur aient confié un tel secret. — D’accord, concéda Gally. Bon, en tout cas, me voilà, et je vous présente mon ami… (Il fronça les sourcils, comme s’il avait oublié un détail important.) Comment que vous vous appelez, déjà, vot’seigneurie ? Paul le lui dit. — … mon ami Paul. Il est pour le Roi Blanc, lui aussi, alors y a rien à craindre. Vous, là-bas, rajoutez du bois au feu. On se les gèle, ici. Milady nous a donné du pain et du fromage. (Il laissa tomber son sac par terre et se tourna de nouveau vers Paul.) Vous connaîtrez jamais le nom de tout le monde. Miyagi et Pointeur, vous les avez déjà vus. Le gros fainéant qu’est déjà en train de se rendormir, c’est Chessie. Ça, c’est Bleuet, la sœur de Pointeur, et voilà Bahi, mon frangin. L’intéressé, un petit bonhomme au nez retroussé et aux cheveux roux et bouclés, fit la grimace en entendant son nom. Gally fit semblant de lui décocher un coup de pied. Ce dernier était sans conteste le général des gars – et filles – de l’huîtrerie. À ses ordres, ils s’égaillèrent en tous sens pour accomplir les tâches qu’il venait de leur assigner. — Pourquoi leur as-tu dis que j’étais pour le Roi Blanc ? demanda Paul lorsque Gally et lui furent seuls. Je suis un étranger, je ne sais rien de ce qui se passe ici. — Ça se peut, mais comme vous vous êtes enfui devant les soldats de la Dame Rouge, j’imagine que vous êtes pas dans son camp à elle, pas vrai ? Paul secoua la tête. — Je l’ignore, reconnut-il. Je ne sais même pas comment je suis arrivé dans ce pays. Un homme m’a trouvé dans les bois et m’a envoyé à l’auberge. Il avait des yeux étranges et s’appelait Jack. Mais pour ce qui est des rois et des reines de la région… — C’est Jack qui vous envoie ? Dans ce cas, vous en savez sûrement plus que ce que vous dites. Vous avez fait la guerre avec lui ? — Je… j’ai bien fait la guerre, oui, mais ce n’était pas ici. J’ai tout oublié. Il se laissa tomber par terre et s’adossa à la paroi. La poussée d’adrénaline qui lui avait permis de suivre le garçon était retombée et il se sentait de nouveau épuisé. Il n’avait réussi à dormir que quelques heures avant que Gally ne le réveille. — Vous faites pas de bile, vot’seigneurie, on finira bien par tirer ça au clair. Gally distribua le pain et le fromage. Paul avait faim mais, ayant mangé plus tôt dans la soirée, il se retint pour ne pas diminuer encore la portion déjà congrue des enfants. Ils étaient si frêles et si mal nourris qu’ils lui faisaient mal au cœur. Malgré cela, ils savaient se tenir et attendaient calmement leur tour plutôt que de se jeter sur la nourriture. Le feu parvenait à chauffer la pièce et, une fois le repas terminé, Paul eut envie de retourner se coucher sans attendre, mais les enfants étaient trop excités pour pouvoir dormir. — Une chanson ! s’exclama l’un d’eux, et le cri fut aussitôt repris en chœur. Une chanson ! Chantez-nous une chanson, m’sieur. Paul secoua la tête. — Je suis désolé, je n’en connais aucune. — C’est pas grave, le rassura Gally. A toi, Bleuet. C’est elle qui a la plus jolie voix, même si y en a qui chantent plus fort. La petite fille se leva. Ses cheveux emmêlés tombaient en boucles noires sur ses épaules. Un bandeau sale noué autour de son front lui permettait de ne pas les avoir dans les yeux. — Laquelle ? demanda-t-elle en suçant son pouce. — Celle qui raconte d’où on vient. Gally prit la position du lotus à côté de Paul, tel un prince du désert ordonnant que l’on distraie son invité. Bleuet hocha la tête, ôta son pouce de sa bouche et se mit à chanter d’une voix aiguë et légèrement tremblotante : L’océan sombre, immense et glacé Que tous ensemble avons traversé L’océan sombre, profond et éternel, Entre nous et le Pays du Sommeil. Où êtes-vous, te-vous, te-vous ? Nous ont-ils appelés, Où êtes-vous, te-vous, te-vous ? Partis de l’aut’côté. Alors qu’il écoutait le chant de Bleuet en compagnie des autres, Paul se sentit de nouveau très seul. Peut-être pourrait-il rester ici et servir de père à ces enfants, veiller à ce qu’ils aient à manger et à ce qu’ils puissent vivre sans craindre le monde qui les entourait. La nuit était froide et meurtrière, Avec notre chant pour seule lumière. La nuit était noire, profonde et mortelle Entre nous et le Pays du Sommeil. Une immense tristesse sourdait derrière la mélodie. Paul avait l’impression d’entendre la complainte d’un oisillon tombé du nid, pleurant la chaleur et la sécurité perdues à tout jamais. Nous avons franchi la nuit et la mer Et maintenant nous cherchons la lumière Pour qu’elle nous aime et nous rende éternels Notre mémoire du Pays du Sommeil. Où êtes-vous, te-vous, te-vous ? Nous ont-ils appelés, Où êtes-vous, te-vous, te-vous ? Partis de l’aut’côté. La chanson se poursuivit et les yeux de Paul se fermèrent tout seuls. Il s’endormit, bercé par la petite voix de Bleuet. Un oiseau frappait à répétition contre la fenêtre. Il était piégé ! Son petit corps vert et violet heurtait le carreau de manière saccadée, comme le rythme d’un cœur faiblissant. Paul savait que l’animal mourrait si personne ne le délivrait. Ses merveilleuses couleurs se transformeraient en gris puis finiraient par disparaître, emportant avec elles une partie du soleil… Il se réveilla brusquement. Gally était agenouillé à côté de lui. — Chut, le prévint-il. Y a quelqu’un dehors. C’est peut-être les soldats. Paul s’assit au moment où quelqu’un frappait à la porte. Le son se réverbéra dans toute l’huîtrerie. Peut-être que ce ne sont pas des hommes d’armes, songea-t-il, encore pris dans son rêve. Peut-être s’agit-il juste d’un oiseau agonisant. — Montez là-haut et cachez-vous, fit Gally en lui indiquant une volée de marches menant à la galerie. Qui que ce soit, on dira pas que vous êtes là. Paul gravit l’escalier branlant qui grinçait de manière alarmante. Cela faisait sans doute longtemps que personne n’était passé par là. On frappa de nouveau. Gally attendit que Paul ait disparu, puis se munit d’un brandon fumant et se dirigea vers la porte. Une faible lueur bleutée filtrait à travers les volets. L’aube approchait. — Qui est là ? Il y eut un temps de réaction, comme si l’individu qui avait frappé ne s’attendait pas à ce qu’on lui réponde. Quand il parla enfin, ce fut d’une voix douce, presque enfantine. Paul sentit les poils de sa nuque se hérisser. — Des gens bien comme il faut. Nous cherchons juste un ami à nous. — On vous connaît pas, répondit Gally en se retenant de trembler. Donc, y a pas d’ami à vous, ici. — Ha, ha ! Mais peut-être que vous l’avez vu, notre ami ? — Qui êtes-vous ? — Des voyageurs, c’est tout. L’avez-vous vu ? C’était un soldat, autrefois, mais il a été blessé. Il ne va pas bien du tout dans sa tête. Ce ne serait pas gentil de nous empêcher de le voir. Nous sommes ses amis et nous voulons juste l’aider. Les arguments de l’inconnu étaient raisonnables, mais une malice perceptible s’entendait dans sa voix. Paul fut soudain tétanisé d’horreur. Il eut envie de hurler qu’on le laisse tranquille et ne put s’en empêcher qu’en se mordant le poing. — On a vu personne et on a rien à cacher, rétorqua Gally qui essayait, sans succès, de prendre le ton d’un adulte dédaigneux. On est chez nous, ici, et y a des gens qui travaillent. Dégagez-moi le plancher avant qu’on lâche les chiens. Il y eut un murmure inaudible de l’autre côté de la porte. Le battant grinça à plusieurs reprises, comme si un poids important était appuyé contre. Luttant contre la terreur qui le paralysait, Paul se rapprocha, de manière à pouvoir aider Gally en cas de problème. — Très bien, concéda la voix. Nous sommes vraiment désolés de vous avoir dérangés. Nous allons chercher ailleurs. (La porte grinça de nouveau et le loquet bougea légèrement, mais l’inconnu poursuivit calmement, comme s’il n’avait rien à voir avec le phénomène :) Si jamais vous voyez un soldat étrange ou qui ne sait pas trop qui il est, dites-lui qu’il pourra nous trouver au Roi qui rêve ou dans l’une des autres auberges qui longent la rivière. Nous nous appelons Joigneur et Delfance. Nous avons tellement envie de l’aider… Des pas lourds résonnèrent à l’extérieur, puis il y eut un long silence. Gally voulut ouvrir la porte, mais Paul se pencha pour lui faire signe de n’en rien faire. Sans un bruit, il longea la galerie jusqu’à la façade et regarda au-dehors. Deux silhouettes vêtues de longs manteaux se tenaient devant l’entrée de l’huîtrerie. Malgré l’ombre qui les enveloppait, il remarqua que l’une d’elles était de taille impressionnante. Son rythme cardiaque s’accéléra. Il indiqua frénétiquement à Gally de ne pas bouger. Le peu de lumière qui entrait dans le bâtiment lui permit de voir que quelques enfants s’étaient réveillés et que leurs grands yeux s’écarquillaient d’effroi. Le plus petit des deux individus pencha la tête sur le côté, comme pour mieux écouter. Paul ne savait pas pourquoi, mais il était certain que ces hommes ne devaient le trouver sous aucun prétexte. Il avait l’impression que son cœur allait exploser tellement il battait fort. Une vision lui apparut alors, un lieu gris, désert, dans lequel il courait, seul, poursuivi par ces deux-là. Le petit chuchota quelque chose à l’oreille du gros et ils s’en allèrent, disparaissant dans la brume qui montait de la rivière. — Ils étaient deux, tu dis ? Et c’étaient les mêmes, t’en es sûr ? Miyagi hocha vigoureusement la tête. Gally fronça les sourcils. — J’en ai jamais entendu parler jusqu’à hier, fit-il enfin, mais y a plein de types bizarres par ici, depuis quelque temps. (Il sourit à l’adresse de Paul.) Le prenez surtout pas mal, vot’seigneurie. Ces gars-là, si c’est pas des soldats, ça doit être des espions. Ils finiront sûrement par revenir. — Dans ce cas, il n’y a qu’une chose à faire, intervint Paul, persuadé que le garçon avait raison. Il faut que je m’en aille. De cette manière, ils me suivront. Il s’était exprimé avec une grande assurance, mais cela lui faisait mal d’avoir à repartir aussi vite. Quel idiot il avait été de croire qu’il trouverait la paix aussi facilement. Il ne se rappelait rien, ou presque, mais savait que cela faisait fort longtemps qu’il ne s’était plus senti chez lui. — Quel est le meilleur moyen de quitter la ville ? demanda-t-il. Et qu’y a-t-il au-delà ? J’ignore tout de ce pays. — C’est pas facile de voyager dans le Carré de Huit, répondit Gally. Les choses ont bien changé depuis qu’on est arrivés ici. Si vous partez au hasard, vous avez de grandes chances de vous faire attraper par les soldats de la Dame Rouge, et sûr qu’ils vous jetteront au cachot, ou pire encore. (Il secoua la tête avec gravité.) Non, il faut parler à quelqu’un qui connaît ces choses. Je crois qu’il vaudrait mieux qu’on vous emmène voir l’évêque Humphrey. — Qui ça ? — Le gros tas ? demanda Miyagi, visiblement amusé. Il adore s’écouter parler. — Mais il sait plein de trucs, et il saura où vot’seigneurie doit aller, rétorqua Gally. C’est un malin, l’évêque. Il connaît le nom de tout ce qui existe, et même de choses qu’on aurait pu croire qu’elles avaient pas de nom. Qu’est-ce que vous en dites ? — Du moment qu’on peut lui faire confiance… Gally hocha la tête. — C’est vrai qu’il cause tout le temps, mais il est suffisamment important pour que les tuniques rouges le laissent tranquille. (Il tapa dans ses mains et tous les enfants se rassemblèrent autour de lui.) J’emmène mon ami voir l’évêque. Pendant mon absence, j’veux pas que vous sortiez et j’vous interdis d’ouvrir cette porte, c’est compris ? Le mot de passe, c’est une bonne idée. Ouvrez à personne, même pas à moi, à moins d’entendre « crème renversée », pigé ? Crème renversée. Miyagi, c’est toi le patron. Et toi, Bahi, arrête de ricaner comme un crétin. Si tu pouvais éviter d’avoir l’air idiot, pour une fois… Gally les fit passer par la porte de derrière, qui donnait sur une forêt de pins à peine distante de quelques mètres. Avant de sortir, le garçon vérifia qu’il n’y avait personne en vue, puis il fit signe à Paul de le rejoindre sous les arbres. Quelques secondes plus tard, les deux compagnons avançaient dans un bois si dense qu’ils ne voyaient déjà plus l’huîtrerie, pourtant toute proche. Le brouillard matinal était encore épais et collé au sol, la forêt étonnamment silencieuse, tout comme Gally, à tel point que Paul n’entendait rien d’autre que le bruit de ses pas sur les aiguilles tombées à terre. Nulle brise n’agitait les branches, et nul oiseau ne saluait le soleil levant. La brume s’enroulait autour de leurs chevilles et Paul avait l’impression de marcher sur un nuage. Cette image lui rappela vaguement quelque chose, mais il ne parvint pas à saisir le souvenir récalcitrant. Ils suivaient un faux plat descendant depuis plus d’une heure lorsque Gally fit signe à Paul de s’arrêter. Le garçon leva la main pour prévenir toute question et revint auprès de son compagnon d’une démarche légère. — Y a un carrefour droit devant, murmura-t-il. Mais j’ai cru entendre quelque chose. Ils descendirent la colline. Une fois en bas, ils aperçurent une trouée entre les arbres et, en son centre, une voie de terre rouge. Il la longèrent prudemment, comme s’il s’agissait d’un grand serpent qu’ils craignaient de réveiller. Soudain, le garçon s’accroupit en entraînant Paul avec lui. Ils venaient d’atteindre le point où une seconde route croisait la première. Deux panneaux que Paul était bien incapable de lire indiquaient la même direction. Gally rampa se poster derrière un buisson touffu. Le carrefour était distant de moins de cinquante mètres. Les deux compagnons attendirent si longtemps sans bouger que Paul allait se lever lorsqu’il entendit quelque chose. Le bruit était presque inaudible, mais prenait régulièrement de l’ampleur. Des pas. Deux silhouettes apparurent entre les arbres. Elles venaient de la direction qu’indiquaient les panneaux et leur manteau traînait dans la poussière. L’une d’elles était énorme et marchait d’une façon étrange. Impossible de ne pas reconnaître les deux inconnus qui avaient frappé à la porte dans le courant de la nuit. Paul se sentit comme paralysé. L’espace d’un instant, il craignit de ne plus pouvoir respirer. Les deux individus arrivèrent au carrefour et hésitèrent un instant avant d’emprunter la direction par laquelle Paul et Gally étaient arrivés. La brume cachait leurs pieds. Ils portaient de grands chapeaux mous qui masquaient leurs traits, mais Paul put voir que le plus maigre portait des lunettes. L’autre avait le teint grisâtre et semblait garder quelque chose dans sa bouche ; les protubérances indistinctes qui déformaient sa mâchoire ne pouvaient être des dents. Paul empoigna le sol de toutes ses forces, enfonçant ses doigts dans la terre meuble. Il se sentait presque fiévreux et pris de vertiges. Il savait que la mort le traquait sur cette route. Non, pas la mort, mais quelque chose de pire encore. Comme si elles étaient capables de lire ses pensées, les deux silhouettes s’arrêtèrent en face de l’endroit où ils se terraient, Gally et lui. Le sang de Paul cognait contre ses tempes. Le plus petit de ses deux poursuivants s’inclina et tendit la tête vers l’avant, comme s’il venait de se transformer en créature préférant se déplacer à quatre pattes. Sa tête pivota lentement ; ses lunettes n’en finissaient pas de réfléchir la lumière du jour. L’instant se prolongea au-delà du supportable. Puis le second posa une main large et grise sur l’épaule de son compagnon. Il bougonna quelque chose que Paul ne comprit pas puis repartit, avançant si lentement que l’on aurait pu croire ses jambes attachées. Quelques secondes plus tard, l’autre se redressa et le suivit. Paul ne s’autorisa à respirer de nouveau qu’une fois les deux individus avalés par le brouillard. Il resta longtemps immobile, et Gally ne paraissait pas non plus pressé de se relever. — Ils vont vers la ville, expliqua le garçon. Tant mieux. Ils trouveront de quoi s’occuper, là-bas. Mais j’crois qu’on ferait tout de même mieux de pas prendre la route. Sur ces mots, il se mit debout. Paul se força à l’imiter. Il avait l’impression de se relever d’une chute vertigineuse. Gally traversa la route et les deux compagnons empruntèrent un petit sentier qui serpentait entre les arbres pour gravir une colline au sommet de laquelle poussait un bosquet de bouleaux. En son cœur trônait un minuscule château dont le pont-levis, ouvert, n’était pas plus grand que la porte d’une maison normale. L’évêque était assis dans la première pièce, entouré d’étagères supportant une multitude de livres et de babioles. Il lisait un mince volume à la lumière du jour. Son corps épousait tellement bien le dessin de sa chaise qu’il était difficile de les imaginer distincts l’un de l’autre. Il était énorme, totalement chauve et affublé d’une mâchoire prognathe et d’une bouche si large que Paul eut la certitude qu’il devait avoir plus de dents que la moyenne. Il leva les yeux en les entendant approcher. — Hmmm, en plein milieu de mon heure de poésie, l’unique moment de méditation, hélas fort bref, qui m’est offert chaque jour. Enfin… L’évêque referma son livre et le laissa glisser sur ses genoux, qu’on devinait seulement sous ce ventre monumental. — Ah, le marmiton de l’auberge. Gally, c’est bien cela ? Chargé du feu et de la broche. Oui, oui, oui. Qu’est-ce qui t’amène ici, mon garçon ? L’une de tes carcasses aurait-elle soudain décidé de se confesser ? Crois-moi, un feu bien brûlant est souvent propre à inciter même les plus récalcitrants à parler. Harrum, harrum. Paul mit quelques instants à comprendre que le bruit surprenant produit par l’évêque était un bref éclat de rire. — On est venu vous demander votre aide, monseigneur, répondit Gally en tirant Paul par la manche. Ce monsieur avait besoin de conseils, et j’lui ai dit : « Allez voir monseigneur Humphrey, c’est l’homme le plus intelligent du pays. » Et nous voici. — Vraiment ? Il observa Paul de ses petits yeux mais détourna vite le regard. Il semblait incapable de se fixer bien longtemps. — Un étranger, hein ? Un immigrant récemment arrivé dans notre humble comté ? À moins que vous ne fassiez pour ainsi dire que passer ? Seriez-vous un pèlerin ? Paul hésitait à répondre. Malgré toutes les assurances de Gally, il ne se sentait pas à l’aise en présence d’Humphrey. Ce dernier paraissait distant, comme si une cage invisible l’isolait du reste du monde. — Je suis un étranger, oui, admit-il finalement. J’essaye de m’en aller, mais je me retrouve apparemment au beau milieu d’un différend entre les factions rouge et blanche. Des soldats rouges ont essayé de me faire du mal, alors que je ne les connaissais même pas. Et je suis également poursuivi par des hommes que je cherche à éviter… — Bref, il nous faut connaître le meilleur moyen de quitter le Carré de Huit, abrégea Gally. — Le carré ? répéta Paul, mais l’évêque comprit. — Oui, oui, fit-il. Bien, voyons… de quelle manière êtes-vous capable de vous déplacer ? Il étudia Paul un moment puis coinça devant son œil le monocle qui jusque-là pendait sur son ventre. — Hmmm, difficile à dire, vu que vous êtes un étranger, comme Gally et ses bambins. À mon avis, vous avez quelque chose du pion, ou du cavalier, peut-être. Vous pourriez bien évidemment être tout autre chose, auquel cas ces spéculations n’auraient guère d’importance. Cela reviendrait en quelque sorte à demander à un poisson rouge s’il préfère se déplacer en carriole ou à vélo, si vous voyez ce que je veux dire. Harrum, harrum. Paul avait perdu le fil de la discussion, mais on l’avait prévenu que l’évêque parlait souvent pour ne rien dire. Il resta donc aussi concentré que possible. — Amène-moi ce livre, petit… oui, celui-là. Gally s’exécuta sans perdre une seconde et revint avec un énorme volume relié de cuir qu’il avait du mal à porter. Avec l’aide de Paul, il l’ouvrit sur les accoudoirs du fauteuil de l’évêque. Paul s’attendait à y voir une carte mais, à sa grande surprise, la double page lui révéla un immense quadrillage bicolore dont chaque carreau s’ornait de notes et de petits dessins. — Voyons voir…, fit Humphrey en posant le doigt sur l’étrange plan. Le déplacement le plus logique serait, à mes yeux, en oblique, ici. Cela va peut-être vous paraître fou, mais j’ai un net penchant pour les diagonales. Harrum. Cependant, comme certains témoignages font état de la présence d’une bête féroce dans la région, il vaut sans doute mieux que cela ne constitue pas votre premier choix. Mais il faut bien reconnaître que vous êtes acculé, en ce moment. La reine possède un château non loin d’ici, et j’imagine que vous n’avez aucune envie de rencontrer ses hommes, n’est-ce pas ? (Paul secoua la tête de façon véhémente.) C’est bien ce que je pensais. Et Milady fréquente elle aussi souvent ce secteur. Elle se déplace très rapidement, aussi avez-vous tout intérêt à ne pas vous attarder sur ses terres, même si elle en est temporairement absente. L’évêque se laissa aller contre le dossier de sa chaise, qui grinça. Puis il fit signe à Gally de reprendre le livre, et ce dernier obéit en grimaçant sous l’effort. — Il me faut cogiter au problème, décréta l’homme d’Église en fermant les yeux. Il garda le silence si longtemps que Paul eut l’impression qu’il s’était endormi. Il se leva donc pour faire le tour de la pièce. Humphrey possédait de nombreux livres mis en valeur par de magnifiques reliures, ainsi qu’une kyrielle de curiosités : bocaux contenant des plantes séchées, fragments de pierres précieuses, ossements, et même le squelette intégral de plusieurs créatures surprenantes. Un immense récipient en verre occupait une étagère à lui tout seul. Il accueillait des myriades d’insectes, de forme et de taille variées. Paul les regarda un instant se mouvoir, persuadé que certains ressemblaient à s’y méprendre à des bouts de pain ou de gâteau. Il fut aussitôt pris de révulsion. Il avait faim, certes, mais pas à ce point. L’évêque reprit soudain la parole, et Paul sursauta. — Même si Son Écarlate Majesté nous a indubitablement apporté une certaine période d’ordre et de stabilité depuis qu’elle tient le Roi Blanc en échec, l’attitude, disons, moins interventionniste de son prédécesseur n’était pas sans avantages. Donc, et bien que j’entretienne d’excellentes relations avec notre souveraine – tout comme avec le gouvernement précédent, soit dit en passant –, je comprends que vous puissiez ne pas vous trouver dans le même cas. (Humphrey inspira profondément, comme si son propre style lui coupait le souffle.) Si vous souhaitez éviter de vous faire remarquer par notre souveraine vermillon, je vous suggère d’agir comme je vous l’ai conseillé. Une petite diagonale et, si vous parvenez à traverser la case suivante, vous vous retrouverez à la frontière. Le terrible monstre censé habiter dans la région a sans doute été inventé de toutes pièces par les paysans, lesquels aiment à donner plus de piment à leur existence routinière grâce à de telles histoires. Tenez, je vais vous faire un plan. Vous pourrez y être avant le coucher du soleil. Carpe diem, jeune homme. Et n’oubliez pas : de l’audace, toujours de l’audace. Alors que Gally cherchait de quoi écrire pour l’évêque, Paul essaya d’obtenir d’autres renseignements. Cela faisait un peu trop longtemps qu’il avançait dans le brouillard, au sens propre comme au figuré. — Quel est le nom de ce lieu ? — On l’appelle parfois le Carré de Huit, au moins dans les ouvrages les plus anciens et les plus érudits. Mais ceux d’entre nous qui y ont toujours vécu n’éprouvent pas le besoin de lui donner un nom, vu que nous en faisons partie intégrante. C’est un peu comme un oiseau à qui l’on demanderait de définir le ciel, voyez-vous… — Et vous étiez autrefois en bons termes avec le Roi Blanc ? le coupa Paul. — Avec la reine. Nul d’entre nous n’a jamais vu le moindre de nos monarques. Ils brillent comme qui dirait par leur absence. Non, ce sont les dames, bénies soient-elles, qui maintiennent traditionnellement l’ordre dans le Carré de Huit, tandis que leurs époux respectifs restent au château. — D’accord. Mais, dans ce cas, si vous vous entendiez bien avec la Reine Blanche, et si elle a été déposée par la Reine Rouge, comment faites-vous pour être également dans les bonnes grâces de cette dernière ? — Tout est une question de respect, jeune homme, de respect, répondit l’évêque visiblement agacé. Son Écarlate Majesté fait confiance à mon jugement et me consulte pour les affaires d’ordre tant séculaire que spirituel. C’est pour cette raison que je bénéficie d’un statut proprement unique. Mais Paul n’avait aucune intention d’en rester là. — Mais admettons que la Reine Rouge découvre que vous m’avez aidé, sachant que ses soldats me recherchent peut-être. N’en prendra-t-elle pas ombrage ? Et si jamais la Reine Blanche reprend un jour le pouvoir, ne sera-t-elle pas furieuse que vous ayez ainsi pactisé avec l’ennemi ? Humphrey semblait désormais passablement énervé. Il fronça les sourcils et ses yeux disparurent presque dans les replis de sa chair. — Quelle que puisse être la tendance actuelle, il faudrait que vous appreniez à ne jamais évoquer les sujets dont vous n’avez pas connaissance, jeune homme. Je vais toutefois vous expliquer quelque chose, dans l’espoir de débuter une éducation dont vous avez visiblement grand besoin. Il s’éclaircit la gorge au moment où Gally revenait avec une plume et une feuille de papier. — J’ai tout trouvé, monseigneur. — C’est bien, mon garçon. Et maintenant, tais-toi, veux-tu, fit Humphrey en reportant son attention vers Paul. Je suis un homme respecté, mon jeune ami, et, dans l’intérêt du pays, je ne peux me permettre de faire bénéficier quelque camp que ce soit de mes immenses talents. Car toute faction est nécessairement transitoire, voire éphémère, tandis que le roc sur lequel est fondée ma fonction fait partie intégrante de l’éternité. Si je puis me permettre une analogie, disons que je me trouve assis sur un mur. Un tel perchoir pourrait sembler dangereux pour quelqu’un qui ne possède pas mon expérience et mon sens inné de l’équilibre. En fait, pour un tel individu, je pourrais sembler menacé par une chute imminente. Mais il faut savoir que la situation n’est plus la même lorsqu’on la regarde d’en haut, ou plutôt, de là-dedans. (Il se tapa la tempe du doigt.) Je suis comme qui dirait fait pour rester assis sur un mur. Mon maître m’a conçu pour que je sache en permanence faire la part entre deux choix inacceptables. — Je vois, affirma Paul, qui ne savait quoi répondre à une telle tirade. Son explication achevée, l’évêque redevint d’humeur badine. Il dessina rapidement un plan, qu’il tendit à Paul d’un grand geste du bras. Celui-ci le remercia et ressortit du château en compagnie de Gally. — Laissez la porte ouverte, leur demanda Humphrey. C’est une si belle journée. Et puis, je ne crains personne. Alors qu’il traversait le pont-levis, Paul s’aperçut que les douves étaient presque inexistantes. Au plus profond, il ne se serait sans doute pas même mouillé les mollets. — J’vous avais bien dit qu’il saurait répondre à vos questions, hein ? fit Gally avec un large sourire. — Oui, répondit Paul. C’est manifestement le genre d’homme qui a réponse à tout. Le chemin du retour leur prit la majeure partie de l’après-midi. Lorsqu’ils atteignirent enfin l’huîtrerie, le soleil avait disparu derrière les arbres. Paul mourait d’envie de s’asseoir et de reposer ses jambes. La porte s’ouvrit toute seule lorsque Gally frappa. — Quelle bande de bons à rien, se plaignit-il. Encore en train de s’amuser. Sûr qu’ils se souviennent pas de ce que j’leur ai dit. Miyagi ! Chessie ! Seul l’écho lui répondit. Gally entra, aussitôt suivi de Paul. Leurs pas résonnaient dans le bâtiment et Paul ressentit soudain une vive inquiétude. Une odeur légèrement déplaisante planait dans la maison. Le calme n’était pas naturel. Le silence régnait également dans la salle principale mais, cette fois-ci, personne ne se cachait. Les enfants gisaient sur le sol. Certains s’étaient immobilisés dans des positions étranges, tels des danseurs figés lors de leurs évolutions, tandis que les autres avaient été jetés en tas dans les coins, comme si l’on avait plus rien à faire d’eux. Ils n’avaient pas été seulement tués, mais violés d’une manière que Paul était incapable de comprendre. On les avait ouverts sur toute la longueur et vidés de leurs organes internes. Bien qu’intégralement rouge, le sol de sciure n’avait pas réussi à absorber tout le sang versé. Celui-ci était encore clairement, atrocement visible dans les dernières lueurs du crépuscule. Gally poussa un gémissement de douleur et tomba à genoux, les yeux tellement exorbités que Paul craignit un instant qu’ils n’explosent. Il aurait bien voulu s’approcher de son jeune compagnon pour le forcer à détourner le regard, mais il était incapable de faire le moindre pas. Deux mots avaient été tracés au mur, en lettres de sang, au-dessus du plus haut tas de cadavres éviscérés : « CRÈME RENVERSÉE ». 13 LE FILS DE FILLE D’ÉLAND INFORÉSO/INTERACTIVITÉ : IEN, Hr. 4 (Eur, AmNor) ; « TRAHISON ». (visuel : Kennedy courant dans un grand parc, poursuivi par une tornade) COMM : Sonhitra (Carolus Kennedy) et Shi Na (Wendy Yohira) essayent une fois encore de s’échapper du palais-forteresse du Dr Mathusalem (Moishe Reiner). Sept rôles à pourvoir (Jeffreys plus 6 secondaires). Envoyez vos coordonnées à : IEN.TRSON.CASTING. — Y a quelqu’un en bas, fit Long Joseph depuis la porte de la chambre de Renie. Il dit qu’il s’appelle Gabba ou quelque chose comme ça. Il était nerveux et n’avait visiblement nulle envie de s’approcher de sa fille malade, même si une « dépression due au surmenage », selon le diagnostic des médecins, ne pouvait en aucun cas être contagieuse. — C’est !Xabbu, mon ami de Polytech, s’exclama-t-elle. Fais-le entrer. Long Joseph resta un long moment immobile, sourcils froncés, puis s’en alla d’un pas pesant. Il n’appréciait guère d’avoir à ouvrir la porte et à prendre les messages pour Renie mais, à sa manière, il faisait de son mieux. Elle soupira. De toute façon, elle n’avait pas la force de se mettre en colère, et son père était naturellement méfiant et de mauvaise humeur. Elle devait toutefois reconnaître que, depuis qu’elle était alitée, il ne lui avait à aucun moment demandé de se lever pour préparer le repas. Mais lui-même n’en avait pas fait davantage pour autant, et tous deux mangeaient désormais beaucoup de céréales et de plats cuisinés passés au micro-ondes. La porte d’entrée s’ouvrit. Renie s’assit dans son lit et but un peu d’eau, faisant de son mieux pour retrouver une apparence normale. Même si l’on avait échappé de peu à la mort, il était extrêmement embarrassant de recevoir avec des cheveux ébouriffés. Contrairement à Long Joseph, le Bushman entra dans la chambre sans la moindre hésitation. Il s’arrêta à plus d’un mètre d’elle, mais elle songea que c’était sans doute par respect plus que pour toute autre raison. Elle tendit le bras vers lui pour l’inciter à s’approcher. La main de !Xabbu était chaude et la jeune femme se sentit rassurée à son contact. — Je suis très heureux de vous voir, Renie. Je me faisais du souci pour vous. — Je vais bien, merci. Elle lui serra la main, la lâcha et regarda où il pouvait s’asseoir. L’unique chaise était couverte de vêtements, mais !Xabbu ne paraissait pas ennuyé de devoir rester debout. — J’ai dû me battre comme une lionne pour qu’ils me renvoient chez moi en sortant des urgences, poursuivit-elle. Mais si j’étais entrée à l’hôpital, ils m’auraient gardée en quarantaine pendant plusieurs semaines. Certes, elle se serait ainsi rapprochée de Stephen, mais ce n’était pas le genre c’e proximité qu’elle souhaitait. — Je crois qu’il vaut mieux que vous soyez chez vous, confirma-t-il en souriant de toutes ses dents. Je sais que vos hôpitaux modernes réalisent parfois des prouesses, mais je reste un Bushman. Mon état ne pourrait qu’empirer si j’étais obligé de rester dans un tel lieu. Renie tourna la tête. Long Joseph se tenait dans l’encadrement de la porte et fixait bizarrement !Xabbu. Il eut l’air gêné quand il vit que Renie l’avait aperçu. — Je vais voir Walter, fit-il en montrant son chapeau, comme pour se dédouaner. Ça ira ? — Je ne vais pas mourir en ton absence, si c’est ce que tu voulais dire. (Elle regretta aussitôt ses paroles en voyant l’expression de Long Joseph se durcir.) Tout ira bien, papa. Ne buvez pas trop, Walter et toi. Il fit la grimace, davantage par habitude que pour impressionner Renie. — Ne t’occupe pas de mes affaires, ma fille. !Xabbu resta immobile jusqu’à ce que Long Joseph referme la porte d’entrée derrière lui, puis Renie tapota le matelas du plat de la main. — Asseyez-vous, s’il vous plaît. Vous me rendez nerveuse. Je suis désolée que nous n’ayons pas pu discuter plus tôt, mais les médicaments que je dois prendre me font dormir énormément. — Mais vous allez mieux, maintenant, non ? Votre âme m’a l’air d’avoir récupéré. Quand nous sommes revenus de… de cet endroit, vous m’avez fait peur. — Ce n’était pas vraiment une crise cardiaque, juste une arythmie, le rassura-t-elle. Mais je vais beaucoup mieux, désormais. Tellement, d’ailleurs, que je sens que je suis en train de me mettre vraiment en colère. Je les ai vus, !Xabbu, ces salopards qui dirigent le club. J’ai vu ce qu’ils font, là-bas. Je ne comprends toujours pas pourquoi, mais ce que je sais, c’est que nous sommes passés à deux doigts d’aller rejoindre Stephen et je ne sais combien d’autres malheureux gosses. Je suis prête à en bouffer mon chapeau. (Elle éclata de rire en voyant l’incompréhension se peindre sur les traits du petit homme.) Pardon, c’est une expression qui signifie que je suis certaine d’avoir raison. Vous ne l’aviez jamais entendue ? — Non, répondit-il en secouant la tête, mais j’en apprends tous les jours, à tel point que je pense presque dans votre langue, à présent. (Il s’assit enfin ; si léger que le matelas s’enfonça à peine sous son poids.) Et maintenant, Renie ? Si ce que vous dites est vrai, ces gens font des choses très mauvaises. Faut-il prévenir la police ou le gouvernement ? — C’est en partie pour cela qu’il fallait que je vous voie. Je tenais à vous montrer quelque chose. Elle passa la main derrière son oreiller pour se munir de son calpélec, mais l’appareil était tombé entre le matelas et la cloison, et elle eut besoin de quelques secondes pour le dégager. Se savoir si faible l’affolait. Le moindre effort lui coupait le souffle. — Avez-vous apporté les lunettes ? Elles permettent de gagner beaucoup de temps par rapport à un écran plat… !Xabbu exhiba la boîte marquée du logo de l’École polytechnique. Renie l’ouvrit, en sortit deux paires de lunettes pas plus grosses que des lunettes de soleil et brancha la première ainsi que deux blocs tactiles à son calpélec. Elle tendit la seconde à !Xabbu, mais ce dernier hésita avant de l’accepter. — Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle. Il secoua lentement la tête. — Je me suis perdu, Renie. Je vous ai fait défaut alors que nous étions là-bas. — Ne vous inquiétez pas, il est hors de question que nous y retournions. Et puis, il ne s’agit pas là d’un système d’immersion totale, seulement de l’image et du son. J’ai simplement l’intention de me rendre dans les banques de données de Polytech et d’autres réseaux secondaires. Il n’y a rien à craindre. — Ce n’est pas la peur qui me retient, encore que je vous mentirais si je vous disais que je ne suis pas inquiet. Mais il y a plus. Renie, il faut que je vous explique… ce qui m’est arrivé là-bas. Il se tut et elle attendit un moment avant de répondre. Elle ne voulait surtout pas le brusquer, et elle ne devait à aucun moment oublier que, malgré sa grande aisance, !Xabbu découvrait à peine un domaine qui pour elle n’avait plus de secrets. — Moi aussi, il faut que je vous montre certaines choses, dit-elle enfin. Je vous promets que cela ne sera pas plus terrible que de travailler au labo. Et après, j’ai très envie d’entendre ce que vous avez à me dire. Elle lui proposa de nouveau les lunettes et cette fois, il les prit. La grisaille se transforma vite en une succession de polygones réorganisés ; les capacités du système personnel de Renie étaient bien moindres que celles dont la jeune femme disposait à l’École polytechnique. Son bureau virtuel, décoré de quelques tableaux et d’un aquarium, restait froid et fonctionnel, et n’importe qui pouvait voir qu’il avait été conçu par quelqu’un de perpétuellement pressé. Il y avait peu de chances qu’elle le modifie dans un avenir proche. — Nous sommes restés là-bas combien… trois, quatre heures ? demanda-t-elle en manipulant l’un des blocs tactiles. Un polygone se transforma en fenêtre. Un instant plus tard, le logo de l’École polytechnique apparut, ainsi qu’un texte expliquant que l’accès au système était réservé aux personnes autorisées. Renie tapa son code d’entrée et la bibliothèque de Polytech lui apparut dans ses moindres détails. — Je suis habituée à travailler très rapidement sur ce réseau, mais aujourd’hui, nous sommes obligés de nous contenter de ces fichus bloc tactiles. Cela va prendre un peu de temps. Ne vous impatientez pas. Il était étrange de se déplacer dans un environnement aussi familier sans que la moindre interaction directe soit possible. Chaque fois que Renie désirait manipuler l’un des objets symboliques, elle devait se retenir de tendre la main vers lui et penser aux instructions qu’il lui fallait communiquer au système pour accéder aux informations recherchées. — Voilà ce que je voulais vous montrer, fit-elle après être enfin parvenue à ouvrir la fenêtre voulue. Il s’agit des chiffres de fonctionnement de Polytech pour la journée qui nous intéresse. Vous voyez ici tous les temps imputés à la salle de connexion, et nous voici, nous. Vous reconnaissez mon code d’accès ? — Oui, répondit !Xabbu d’une voix distante. — Regardez bien ce que disent les lignes qui suivent. Nous ne nous sommes pas connectés, sauf au système interne à l’école. — Je ne comprends pas. — Selon cette banque de données, nous ne nous sommes jamais branchés sur le réseau, et nous n’avons donc bien entendu pas pu nous rendre chez Mister J. Tout ce que nous avons vu là-bas, le bassin, le monstre marin, l’immense salle d’entrée… rien de tout cela n’a existé. C’est du moins ce que prétend le système de Polytech. — J’ai du mal à saisir, Renie. Peut-être suis-je trop ignorant de ces choses mais… comment se peut-il qu’il n’y ait pas de trace de notre expérience ? — Je n’en sais rien, avoua la jeune femme en faisant apparaître une autre fenêtre. Et regardez ça. Pas la moindre opération sur mon compte personnel, ni sur ceux que j’avais créés pour l’occasion. Notre temps de connexion ne m’a pas été décompté, ni à Polytech. Personne n’a été facturé pour notre visite chez Mister J. Rien ne nous permet de prouver que nous y sommes allés. Rien ! Elle inspira profondément afin de se calmer. Par moments, la tête lui tournait encore, mais elle se sentait chaque jour plus forte, ce qui ne faisait que décupler son sentiment d’impuissance. — Et si nous n’avons pas la moindre preuve, difficile d’aller porter plainte, non ? reprit-elle. Je vous laisse imaginer le tableau : « C’est une accusation très grave, mademoiselle Sulaweyo, surtout que vous n’avez apparemment jamais utilisé le point de connexion en question. » Inutile d’espérer obtenir quoi que ce soit. — J’aimerais pouvoir vous être utile, Renie, mais j’ai bien peur de ne pas m’y connaître suffisamment pour… — Vous pouvez m’aider en me servant d’yeux. Je suis encore trop faible pour mener des recherches sans me fatiguer. Mais si vous pouviez me lire les informations, cela nous permettrait de tenter quelques petites choses que je n’ai pas encore pu essayer. Il est hors de question que j’abandonne aussi vite. Ces salopards ont fait du mal à mon petit frère, et ils ont bien failli nous avoir aussi. Renie venait de prendre ses médicaments et, comme d’habitude, elle avait du mal à ne pas sombrer dans le sommeil. !Xabbu était assis par terre, dans la position du lotus. Il portait encore les lunettes et utilisait les blocs tactiles avec une surprenante rapidité. — Il n’y a rien qui corresponde à ce que vous m’avez décrit, fit-il après un long silence. Pas de boucles ni de répétitions. Tout est bien ficelé. Pas la moindre piste à suivre. — Merde. Elle ferma les yeux et réfléchit à une nouvelle façon de procéder. Quelqu’un avait effacé toute trace de ce qu’ils avaient fait, !Xabbu et elle, et le vide ainsi créé avait été comblé par un faux emploi du temps qui ne semblait pas présenter le moindre défaut. Les longues heures passées dans le club étaient désormais aussi impalpables qu’un rêve. — Ce qui me terrifie le plus, ce n’est pas qu’ils soient parvenus à cela, mais surtout qu’ils aient réussi à identifier toutes mes personnalités de rechange. Et ça, c’est théoriquement impossible. — Mais s’ils ont vraiment découvert vos autres identités, ne peuvent-ils s’en servir pour remonter jusqu’à vous ? lui demanda !Xabbu. — Hier, je vous aurais répondu « aucune chance ». Mais aujourd’hui, je n’en suis plus aussi sûre. S’ils savent que leur intrus travaille à Polytech, ils n’auront même pas besoin de s’infiltrer dans les registres internes pour me trouver. Ce qui n’avait rien de rassurant, car la direction de Chez Mister J ne semblait pas du genre à se contenter de lui envoyer une lettre d’avertissement ou une citation à comparaître. — J’ai pris toutes les précautions possibles et imaginables pour fabriquer ces fausses identités, reprit-elle. Mais je n’aurais jamais cru qu’ils pourraient me traquer jusqu’à Polytech. !Xabbu laissa échapper une petite exclamation de surprise. — Quoi ? s’enquit Renie. — Il se passe quelque chose, répondit-il en manipulant les blocs tactiles. Une lumière orange vient de se mettre à clignoter dans votre bureau. — C’est l’antivirus qui s’est mis en marche. Ignorant une brève sensation de vertige, Renie se pencha pour prendre ses lunettes et les chausser. — Peut-être que quelqu’un est en train d’essayer de pénétrer dans mon système, fit-elle non sans un long frisson de crainte. Étaient-ils déjà parvenus à remonter jusqu’à elle ? Mais qui étaient donc ces types ? Elle se trouvait de nouveau dans son bureau de RèV. La diode orangée clignotait en effet. Elle tâtonna dans le vide, trouva le genou de !Xabbu et appuya sur une succession de touches. Dans l’espace virtuel, le point lumineux explosa pour se transformer en une multitude de symboles et de lettres occupant la totalité du bureau. — Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais c’est déjà entré dans le système. En tout cas, le programme reste dormant. Sans doute un virus. Elle ressentit une brusque colère à la pensée que son système personnel avait été violé, mais cette riposte lui paraissait bien anodine compte tenu du genre d’adversaires qu’elle s’était faits au club. Elle lança son programme de détection de virus. Il n’eut pas besoin de chercher bien longtemps. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Qu’est-ce qui ne va pas, Renie ? — Ce truc n’a rien à faire ici. L’objet pendait devant leurs yeux, bien plus réaliste que le reste du bureau virtuel ; une pierre précieuse à multiples facettes projetant des reflets d’or. — On dirait un diamant jaune, murmura Renie. Un bref souvenir lui revint en mémoire, ténu comme un songe évanescent – une forme du blanc le plus pur, un être de lumière –, avant de se dissiper de nouveau. — S’agit-il d’une maladie qu’ils transmettent par ordinateur ? demanda !Xabbu. Pensez-vous que ce sont eux qui l’ont envoyée ? — Je n’en sais rien. Elle me rappelle vaguement quelque chose, juste avant que nous ne quittions le système, mais je n’arrive pas à savoir de quoi il s’agit. J’ai un mal fou à me souvenir de ce qui s’est produit quand je suis retournée vous chercher. La gemme dorée n’avait pas de réponse à lui apporter. Elle la fixait tel un œil ambré dénué d’émotion. — Il faut vraiment que je vous parle, Renie, fit alors !Xabbu sur un ton piteux. Je dois vous expliquer ce qui m’est arrivé là-bas. — Pas encore. Elle mit tous ses programmes d’analyse en marche afin de découvrir ce qu’était cette pierre précieuse, ou plutôt, ce qu’elle représentait. Quand les résultats lui parvinrent quelques secondes plus tard, elle ne put retenir un sifflement de surprise. — C’est du code, mais tellement compacté que c’en est presque impossible. Je n’arrive pas à croire toutes les informations contenues là-dedans. S’il s’agit d’un virus, il pourrait largement réécrire un système bien plus puissant que le mien. — Qu’avez-vous l’intention de faire ? Renie ne lui répondit pas tout de suite, occupée à effectuer quelques dernières vérifications. — J’ignore d’où il a pu provenir, mais il s’est fixé sur mon système. Apparemment, il a totalement quitté celui de Polytech, ce qui est tout aussi bien. Seigneur, il prend tellement de place qu’il occupe la quasi-totalité de mon calpélec. (Elle se déconnecta de l’école.) Je ne pense pas être capable de le faire tourner avec le peu de mémoire dont je dispose, ce qui signifie peut-être qu’il s’est auto-neutralisé. Mais j’aimerais bien savoir qui peut être assez stupide pour envoyer un virus sur un système trop faible pour le lancer. Et pourquoi concevoir un virus aussi gros ? Autant demander à un éléphant de fouiller une cabine téléphonique. Elle éteignit son calpélec et ôta ses lunettes avant de se laisser retomber contre son oreiller. Des taches jaunes dansaient devant ses yeux. !Xabbu enleva lui aussi ses lunettes et jeta un regard soupçonneux au calepin électronique, comme si quelque chose d’extrêmement déplaisant risquait à tout instant d’en sortir. Puis il tourna un regard inquiet vers Renie. — Vous êtes toute pâle, fit-il. Je vais vous verser un peu d’eau. — Je dois trouver un système suffisamment puissant pour pouvoir lancer ce truc, se dit-elle à voix haute. Mais il faut également qu’il soit totalement isolé afin de ne pas risquer la moindre contamination. Je peux sans doute le mettre au point dans le labo de Polytech, mais il me faudra répondre à une armada de questions. !Xabbu lui tendit un verre. — Ne vaudrait-il pas mieux le détruire ? lui demanda-t-il. S’il a été conçu par les occupants de ce terrible endroit, il doit sûrement être très dangereux. — Mais s’il provient véritablement du club, il constitue l’unique preuve que nous y sommes allés. Et, ce qui est plus important encore, c’est du code. Les programmeurs qui composent du code de haut niveau ont chacun leur style particulier, un peu comme les artistes et les metteurs en scène. Si nous parvenons à découvrir qui écrit les programmes illégaux de Chez Mister J, nous aurons au moins quelque chose. (Surprise d’avoir autant soif, elle vida son verre en deux longues gorgées.) Je ne vais pas laisser tomber parce qu’ils essayent de me faire peur. Pas question. !Xabbu reprit la position du lotus. — Mais comment comptez-vous procéder sans passer par l’école ? demanda-t-il. La tristesse de sa voix était sans rapport avec le sens de ses paroles, comme s’il parlait de tout et de rien avec quelqu’un qu’il s’attendait à ne plus jamais revoir. — Je suis en train d’y réfléchir. J’ai bien une ou deux idées, mais il faut que je les laisse mûrir. Le Bushman resta longtemps silencieux, immobile sur le sol. Quand il releva enfin les yeux, Renie vit qu’il était troublé. C’est à cet instant qu’elle réalisa qu’elle ne l’avait jamais vu aussi maussade. — Vous vouliez me raconter ce qui vous est arrivé, fit-elle en guise d’encouragement. Il hocha la tête. — Je nage dans la plus totale confusion, Renie, et j’ai besoin de parler. Vous êtes mon amie, et je crois que vous m’avez sauvé la vie. — Tout comme vous avez sauvé la mienne. Si vous n’étiez pas allé chercher de l’aide aussi rapidement… — Il n’était pas difficile de voir que votre âme était très faible et que vous alliez mal, répondit-il, gêné. — Alors, allez-y, parlez. Dites-moi pourquoi votre âme est faible, si c’est bien là que se situe le problème. Nouveau hochement de tête empreint de solennité. — Depuis que nous sommes revenus de cet endroit, je n’entends plus le soleil sonner. C’est une expression de mon peuple. Lorsque l’on n’entend plus le chant du soleil, c’est que l’âme est en danger. Cela fait plusieurs jours que c’est le cas pour moi. « Pour commencer, je dois vous raconter des choses que vous ignorez à mon sujet, une partie de l’histoire de ma vie. Je vous ai dit que mon père était mort et que ma mère et mes sœurs vivaient toujours au sein de mon peuple. Vous savez également que j’ai suivi des études à la ville. J’appartiens toujours à mon peuple, mais je connais la langue et les idées des gens de la ville. Parfois, elles sont comme un poison en moi, une main glacée qui menace d’étouffer les battements de mon cœur. » Il inspira profondément. Ce qu’il s’apprêtait à révéler était manifestement très dur à avouer. Renie s’aperçut qu’elle serrait les poings, comme si elle regardait quelqu’un qu’elle aimait se lancer dans un exercice de haute voltige. — Les miens ne sont plus guère nombreux, reprit-il. Le vieux sang a presque intégralement disparu. Nous avons épousé des gens grands ou, parfois, nos femmes ont été prises contre leur gré, et rares sont ceux qui ont encore mon apparence. « Mais plus rares encore ceux qui continuent de suivre le mode de vie traditionnel. Même les vrais Bushmen, ceux dont le sang est pur, élèvent désormais presque tous des moutons ou des bovins dans les propriétés situées en bordure du Kalahari ou dans l’embouchure de l’Okavango. La famille de ma mère est originaire du delta. Ses parents élevaient des moutons et quelques chèvres, péchaient dans le fleuve et faisaient du troc à la ville la plus proche pour se procurer des objets qu’ils jugeaient indispensables, mais que nos ancêtres auraient trouvés ridicules. Comme ils auraient ri ! Les parents de ma mère avaient des radios, et l’un d’entre eux possédait même une télévision à piles. Mais que sont ces objets sinon la voix de l’homme blanc, ou de l’homme noir qui vit comme lui ? Nos ancêtres n’auraient jamais compris. Les voix de la ville noient les bruits que faisait autrefois la vie de mon peuple, tout comme elles m’empêchent aujourd’hui d’entendre sonner le soleil. « Les parents de ma mère vivaient donc comme beaucoup de Noirs pauvres d’Afrique, à peine tolérés aux confins de ce qui avait autrefois été leur terre. Les Blancs ne gouvernent plus en Afrique aujourd’hui, ou du moins ne détiennent-ils plus les postes clés, mais c’est ce qu’ils ont apporté avec eux qui fait désormais la loi à leur place. Vous le savez forcément, même en vivant à la ville. — Je le sais, oui. — Pourtant certains d’entre nous vivent encore à l’ancienne, en accord avec les coutumes ancestrales de Mante, Porc-Épic et Kwammanga l’Arc-en-Ciel. Mon père et son peuple vivaient ainsi. Ils étaient chasseurs et traversaient le désert dans lequel ni les Blancs ni les Noirs ne s’enfoncent jamais, à la poursuite de la foudre, des pluies et des troupeaux d’antilopes. Leur existence n’avait pas changé depuis l’aube des temps, mais seulement parce que le désert n’intéresse en rien les gens de la ville. J’ai appris à l’école qu’il existe encore quelques lieux de ce genre de par le monde, quelques régions où on n’entend pas plus de radios que l’on ne voit de traces de voitures. Mais elles rapetissent de jour en jour, à la manière d’une flaque d’eau qui s’évapore au soleil. « Mon père et son peuple ne pouvaient continuer à vivre comme leurs ancêtres que s’ils restaient en permanence loin de tout le monde, même de ceux des nôtres qui avaient quitté le désert et les collines sacrées. Autrefois, toute l’Afrique était à nous, et nous la parcourions en tous sens, en compagnie des peuples d’antan, les élands, les lions, les springboks, les babouins que nous appelons « les gens qui s’assoient sur les talons », et bien d’autres encore. Aujourd’hui, ceux des miens qui ne sont pas morts ne peuvent subsister qu’en se cachant. Pour eux, le monde de la ville est un véritable poison ; ils sont incapables de survivre à son contact. « Il y a bien longtemps, avant que nous ne soyons nés, vous et moi, il y eut une terrible sécheresse. Tout le pays fut affecté, mais les régions arides plus encore que les autres. C’était là que vivait la famille de mon père. L’absence de pluie se prolongea durant trois années et les troupeaux de springboks durent s’enfuir. Les bubales et les cobs aussi, et la famille de mon père en souffrit terriblement. Même les puits évanescents, ces endroits où seuls les Bushmen peuvent trouver de l’eau, finirent par se tarir. Les anciens s’étaient déjà livrés au désert afin que les jeunes puissent survivre, mais ces derniers aussi commençaient désormais à mourir. Les enfants nés juste avant la sécheresse étaient tous faibles et malades, et plus aucun n’est venu au monde par la suite, car nos femmes cessent d’être fertiles quand arrive la sécheresse. « Mon père était un chasseur encore jeune. Il partait en permanence dans le désert, marchant des jours entiers pour trouver de quoi nourrir ses frères, ses sœurs, ses neveux et ses nièces. « Mais, chaque fois, il lui fallait aller chercher le gibier plus loin encore, et lui-même n’avait presque plus rien à manger au cours de ses expéditions. Les coquilles d’œufs d’autruche dans lesquelles les miens transportent l’eau étaient presque toujours vides. Les autres chasseurs n’avaient pas davantage de succès que mon père, et les femmes passaient leurs journées à creuser le sable dans l’espoir d’y découvrir des racines qui auraient survécu à la terrible sécheresse. Elles n’en trouvaient que très peu, qu’on réservait toujours aux enfants. Et, toutes les nuits, elles priaient pour que les pluies reviennent. Le bonheur avait déserté les miens. Ils ne chantaient plus et, après un temps, ils cessèrent même de se raconter des histoires. Leur désespoir était si grand que certains en vinrent à penser que les pluies avaient totalement abandonné la terre et que la vie elle-même était en train de s’éteindre. « Un jour, alors que mon père, parti chasser, avait déjà quitté les siens depuis sept nuits, il eut une vision : non loin de lui, un grand éland mâchouillait l’écorce d’un épineux. L’éland est la plus merveilleuse de toutes les créatures, et mon père savait que celui-ci fournirait de la viande aux siens pendant plusieurs jours, et que même l’eau contenue dans l’herbe qu’il avait ingérée ferait beaucoup de bien aux enfants. Mais il savait également qu’il était extrêmement rare de voir un tel animal sans compagnie. L’éland ne se déplace pas en grands troupeaux comme les autres antilopes, mais partout où il va, sa famille le suit, à l’instar de ce que font les miens. De plus, l’animal était en bonne santé et ne paraissait manquer de rien, malgré la terrible sécheresse. Mon père ne put s’empêcher de se demander si cette apparition n’était pas un don du ciel, envoyé par Grand-Père Mante, qui avait donné vie au premier éland en transformant la sandale en cuir de Kwammanga. « Alors même qu’il se posait cette question, l’éland le vit et s’enfuit. Mon père se lança sur sa trace. « Il le poursuivit toute la journée et, quand l’animal s’arrêta enfin pour se reposer, il s’en approcha autant que possible. Là, il enduisit l’une de ses flèches de son plus puissant poison et la décocha sur l’éland. Ce dernier s’enfuit mais, quand mon père se rendit à l’endroit où la créature s’était tenue, il ne retrouva pas sa flèche. Son cœur s’emplit de joie. Il avait bien atteint sa cible. Il se mit à la pister, attendant patiemment que le poison fasse effet. «Mais l’éland ne ralentit en rien sa course. Il ne paraissait nullement fatigué. Mon père le poursuivit toute la journée du lendemain, sans jamais pouvoir se rapprocher à portée de flèche. L’animal allait vite. Les coquilles d’œufs d’autruche de mon père étaient vides et il n’avait plus de viande séchée dans sa sacoche, mais il n’avait pas le temps de chercher de quoi boire ou manger. « Deux jours encore, il traqua l’éland, sans s’arrêter un instant, même à la clarté de la lune glaciale. L’animal se dirigeait au sud-est, vers la région où le désert cède la place à un grand marécage entourant l’embouchure d’un fleuve. Mon père ne s’était jamais tant approché de l’Okavango. En effet, son peuple, qui parcourait autrefois des milliers de kilomètres chaque saison, était désormais confiné au cœur du désert. Mais la faim, l’épuisement et la peur l’avaient rendu un peu fou, à moins que ses pas n’aient été guidés par un esprit. Il était déterminé à attraper l’éland. Il était persuadé que la créature était bien un don de Mante et que les pluies reviendraient s’il parvenait à la ramener aux siens. « Enfin, le quatrième jour, il arriva en bordure du désert, à ces collines qui surplombent les marais de l’Okavango. Mais les marécages étaient eux aussi asséchés et mon père ne trouva là que terre craquelée et arbres morts. Il voyait toujours l’éland courant devant lui, intangible comme un rêve, alors il poursuivit sa route. « Il marcha toute la nuit dans ce lieu qu’il ne connaissait pas et où les os des crocodiles et les arêtes des poissons rivalisaient de blancheur à la lueur de la lune. Les parents de mon père vivaient en accord avec les coutumes ancestrales ; il connaissait donc toutes les pierres, toutes les buttes, tous les arbres et tous les arbustes du désert, un peu comme les gens des villes connaissent les habitudes de leurs enfants ou les meubles de leur foyer. Mais il se retrouvait là dans une région dont il ignorait tout, à la poursuite d’un éland qu’il pensait être un esprit. Très affaibli et rongé par la peur, il restait un chasseur et les siens avaient cruellement besoin de lui. Il pria les grands-mères étoiles pour qu’elles lui accordent leur sagesse. Et quand l’Étoile du Matin, qui est pour nous un être masculin et le plus grand de tous les chasseurs, se leva à son tour, mon père l’implora lui aussi. “Fais que mon cœur soit comme le tien”, demanda-t-il. Il espérait ainsi que l’étoile lui ferait don de son courage, car il était si faible qu’il ne savait pas s’il pourrait survivre sans aide. « Lorsque le soleil apparut et recommença à brûler la terre, mon père vit l’éland boire au bord d’un ruisseau. La vue de tant d’eau et la proximité de l’animal lui montèrent à la tête et il s’effondra. Il rampa en direction de l’éland, mais ses bras et ses jambes le trahirent, et il fut bientôt incapable d’avancer. Soudain, alors qu’il perdait connaissance, il vit que l’éland s’était transformé en splendide jeune femme. Une femme de notre race, mais dont le visage lui était inconnu. « C’était ma mère, qui s’était levée tôt pour aller chercher de l’eau. Même le delta avait terriblement souffert de la sécheresse, et ma mère et sa famille devaient parcourir de nombreux kilomètres pour trouver de l’eau. Elle vit ce chasseur sortir du désert et s’évanouir à ses pieds, et elle s’aperçut qu’il était mourant. Elle lui donna à boire. Il vida toute la cruche, et manqua même assécher le petit ruisseau tant il avait soif. Lorsqu’il fut capable de parler, elle le conduisit dans son petit village. « Les anciens parlaient encore la langue de mon père. Tandis que les parents de ma mère le nourrissaient, ses grands-parents lui posèrent de nombreuses questions, émerveillés de découvrir cet homme qui semblait issu de leurs plus lointains souvenirs. Il mangea beaucoup mais parla peu. Même si ces gens pouvaient communiquer avec lui, ils vivaient étrangement mais, en vérité, il ne s’en préoccupa point. Il n’avait d’yeux que pour ma mère. Et elle, qui n’avait jamais vu un homme vivant selon les coutumes ancestrales, n’avait d’yeux que pour lui. «Il lui était impossible de rester. Il avait perdu son éland, mais pourrait au moins rapporter de l’eau à son peuple. De plus, il se sentait mal à l’aise en présence de ces étrangers qui s’exprimaient bizarrement, étaient vêtus de manière insolite et utilisaient une boîte-qui-parle. Ma mère ne respectait pas son père car il la battait, aussi s’enfuit-elle avec le mien, préférant allez vivre dans le désert plutôt que de rester auprès des siens. « Il ne l’incita à aucun moment à quitter sa famille, mais fut très heureux quand elle choisit de l’accompagner, car il la trouvait toujours aussi belle que lorsqu’il l’avait aperçue pour la toute première fois. Il la nomma Fille d’Eland, et ils apprirent à rire ensemble, même si, dans les premiers temps, ils étaient incapables de se comprendre. Quand, après de nombreux jours de voyage, ils rejoignirent les parents de mon père, ceux-ci furent fascinés par son histoire et acceptèrent immédiatement ma mère dans leurs rangs. Cette nuit-là, le tonnerre résonna au-dessus du désert et la foudre descendit jusqu’au sol. Les pluies étaient de retour. La sécheresse était terminée. » !Xabbu se tut enfin. Renie attendit aussi longtemps que possible avant de parler à son tour. — Et après ? demanda-t-elle. Il la regarda et lui dédia un petit sourire triste. — Mon long récit ne vous a pas trop lassée, Renie ? C’est juste mon histoire, celle de ma naissance et des premières années de ma vie. — S’il m’a lassée ? Mais non, c’est… c’est merveilleux. On dirait un conte de fées. Le sourire du Bushman disparut. — Si je me suis arrêté là, c’est parce que cet instant a sans doute été le plus heureux de leur existence. En voyant les pluies revenir, les parents de mon père ont en effet cru qu’il leur avait ramené la Fille d’Éland et, avec elle, la chance qui les avait quittés. Mais, par la suite, mon histoire devient triste. — Si vous avez envie de me la raconter, je veux l’entendre, !Xabbu. S’il vous plaît. — Donc, capitula-t-il en écartant les bras, pour un temps, tout alla bien. Les animaux revinrent avec la pluie, et la végétation se remit à pousser. On vit de nouveau des feuilles aux branches des arbres et des fleurs éclore. Même les abeilles firent leur retour et allèrent se cacher dans les rochers pour y préparer leur merveilleux miel. C’était le signe que la vie avait repris ses droits dans la région, car les Bushmen n’aiment rien tant que ce nectar, et c’est pour cette raison que nous vénérons l’Oiseau à Miel, que vous appelez indicateur. Tout allait pour le mieux et, très vite, mes parents eurent un enfant. C’était moi, et ils me nommèrent !Xabbu, ce qui signifie « Rêve ». Les Bushmen pensent que toute la vie n’est qu’un songe qui lui-même nous rêve, et, par ma naissance, mes parents souhaitaient marquer la chance qu’ils avaient eue. D’autres femmes se retrouvèrent elles aussi enceintes, et je passai donc mes premières années en compagnie d’enfants de mon âge. « Puis le malheur frappa. Mon père et son neveu étaient partis chasser. La journée avait été bonne et ils avait tué un grand cob. Ils étaient heureux, car ils savaient que leur retour serait suivi d’un grand festin et que la viande qu’ils rapportaient nourrirait leur famille plusieurs jours durant. « Sur le chemin du retour, ils croisèrent une Jeep arrêtée. Ils avaient entendu parler de ces choses mais n’en avaient jamais vu, et ils hésitèrent tout d’abord à s’en approcher. Les hommes qui se trouvaient à l’intérieur – trois Noirs et un Blanc, tous vêtus comme des gens de la ville – étaient en danger. Ils mourraient bientôt s’ils restaient sans boire, aussi mon père et son neveu allèrent-ils leur porter secours. « Les quatre hommes étaient des scientifiques travaillant pour une université. J’imagine qu’il s’agissait de géologues en quête de pétrole ou d’une autre de ces substances auxquelles les gens des villes accordent tant d’importance. Leur Jeep avait été frappée par la foudre, et leur moteur comme leur radio étaient désormais inutilisables. Ils seraient morts si mon père et son neveu ne leur avaient pas porté secours. Ces derniers les emmenèrent jusqu’à un petit village en bordure du désert. Ils n’auraient jamais osé y entrer si mon père n’avait pas déjà quitté le désert sans qu’il ne lui arrive rien. Il avait l’intention de laisser les quatre hommes à l’entrée du village, mais ceux-ci marchaient très lentement et, avant qu’ils arrivent, une autre Jeep s’approcha. Il s’agissait de policiers. Après avoir demandé des secours par radio, ils arrêtèrent mon père et son neveu pour braconnage. Car le cob est une espèce protégée, voyez-vous. Mais le Bushman, non. — Ils les ont arrêtés ? s’indigna Renie. Mais c’est affreux. — Les scientifiques prirent leur défense, mais les policiers étaient du genre à craindre d’être blâmés s’ils laissaient passer le moindre délit, et ils décidèrent tout de même d’emmener mon père et son neveu avec eux. Ils emportèrent la dépouille du cob, en guise de preuve. Quand ils arrivèrent enfin en ville, ils se débarrassèrent de la carcasse putréfiée. « Les scientifiques se sentaient tellement honteux qu’ils empruntèrent un autre véhicule afin d’aller prévenir le peuple de mon père. Ils ne le trouvèrent pas, mais rencontrèrent un autre groupe de Bushmen et, bien vite, ma mère et le reste de la famille apprirent ce qui s’était passé. « Ma mère, qui connaissait le monde de la ville même si elle n’y avait jamais vécu, décida d’aller plaider la cause de mon père auprès du gouvernement, qu’elle prenait pour un sage à la longue barbe blanche vivant dans un grand village. Le reste de ma famille l’enjoignit de renoncer, pourtant elle partit, en m’emmenant avec elle. « Mais mon père avait déjà été envoyé à la ville, bien loin de là, et quand ma mère finit par y arriver, il avait été accusé de braconnage et enfermé, de même que mon cousin, avec des hommes qui avaient commis de terribles crimes. « Chaque jour, ma mère allait supplier qu’on libère mon père et, chaque jour, on la repoussait en l’insultant puis, plus tard, en la frappant. A la lisière de la ville, elle nous trouva une petite cabane constituée de quelques planches de contreplaqué et d’un toit en tôle ondulée. Déterminée à rester jusqu’à ce que mon père soit libéré, elle trouvait dans les poubelles la nourriture et les vêtements dont nous avions besoin. « Je suis incapable d’imaginer ce qu’elle a dû vivre. J’étais tellement jeune que je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait. Aujourd’hui, mes souvenirs de l’époque sont extrêmement confus : les phares d’un camion visibles à travers les trous de nos « murs », les gens qui se disputaient ou qui chantaient dans les autres cahutes. Mais elle, seule et si loin des siens, a dû terriblement souffrir. Cependant elle refusa d’abandonner. Elle était sûre que si elle parvenait à trouver le bon auditeur, le “vrai gouvernement”, comme elle disait, tout finirait par s’arranger et mon père serait libéré. « Mon père, qui connaissait encore moins la ville qu’elle, tomba bientôt malade. Après quelques visites, ma mère n’eut plus le droit de venir le voir, même si elle continuait à se rendre à la prison jour après jour. Mon père ne savait même pas qu’elle ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres de lui. Son neveu et lui perdirent leur gaieté et leurs histoires. Leur âme s’affaiblit et ils cessèrent de s’alimenter. Plusieurs mois s’écoulèrent et mon père mourut. Son neveu lui survécut quelques mois, avant de se faire tuer au cours d’une rixe. » — Oh, !Xabbu, c’est affreux ! Il leva la main, comme s’il ne pouvait accepter la compassion de la jeune femme. — Ma mère n’eut même pas le droit de ramener la dépouille de mon père dans le désert. Il fut enterré dans un cimetière proche du bidonville. Afin de marquer l’endroit où il reposait, elle accrocha son collier d’éclats d’œufs d’autruche à un piquet. Je me suis rendu là-bas, mais je n’ai pu trouver sa tombe. « Ma mère et moi repartîmes alors. Elle ne se sentait pas le courage de vivre dans le désert sans mon père, et elle retourna donc auprès de sa famille. C’est là que je fus élevé. Quelques années plus tard, elle rencontra un autre homme. C’était quelqu’un de bien. Il était Bushman, mais son peuple avait quitté le désert depuis très longtemps. Il ne connaissait pas les coutumes ancestrales et parlait à peine la langue. Ma mère lui donna deux filles, et mes sœurs et moi fûmes par la suite envoyés à l’école. Ma mère tenait absolument à ce que nous apprenions ce qu’était la ville, de manière à pouvoir nous défendre contre elle… ce que mon père n’avait pas su faire. « Ma mère resta en contact avec la famille de mon père. Lorsque certains Bushmen itinérants se présentaient dans son village pour faire du troc, elle leur confiait des messages. Un jour, alors que j’avais une dizaine d’années, mon oncle vint nous voir et, avec l’accord de ma mère, il m’emmena faire la connaissance de ma famille paternelle. « Je ne vous raconterai pas ce qu’il m’arriva au cours des années que je passai avec eux. J’appris beaucoup, tant au sujet de mon père que sur le monde dans lequel il avait vécu. J’appris à aimer les miens et à me faire du souci pour eux. Même très jeune, je comprenais qu’ils étaient en train de disparaître. Eux aussi en étaient conscients. Je me dis souvent que, même s’ils ne m’en ont jamais parlé ouvertement, car ce n’était pas leur façon de faire, ils espéraient qu’à travers moi, ils pourraient sauver quelque chose de la vision de Grand-Père Mante. À l’instar d’un naufragé écrivant une lettre et la glissant dans une bouteille, je crois qu’ils espéraient me renvoyer dans le monde de la ville, mais avec une portion de leur existence sauvegardée au plus profond de moi. » Il baissa la tête. — Et, à ma grande honte, pendant les années qui ont suivi mon retour dans le village de ma mère, je les ai oubliés. Non, ce n’est pas tout à fait vrai, car je pensais souvent aux longs mois que j’avais passés à leur côté, et jamais je ne les oublierai. Mais je n’accordais guère d’importance au fait qu’un jour, ils auraient disparu, et que rien ne resterait alors de l’ancien monde. J’étais jeune et, pour moi, la vie n’avait pas de limites. J’étais avide d’apprendre, je n’avais peur de rien et le monde de la ville m’apparaissait bien plus merveilleux que le bush. Je travaillais dur dans ma petite école, et un homme important du village finit par me remarquer. Il parla de moi à un groupe nommé le Cercle. Ce sont des gens des quatre coins du monde qui se passionnent pour ce que l’on appelle les « cultures aborigènes ». Grâce à leur aide, je pus obtenir une place dans une bonne école, dans la ville même où mon père était mort. Ma mère se faisait du souci pour moi mais, dans sa grande sagesse, elle me laissa faire. Du moins, je pense que c’était de la sagesse. « Je poursuivis donc mes études, et je découvris d’autres modes de vie que celui de mon peuple. J’appris à connaître des choses qui vous paraissent aussi élémentaires que l’air et l’eau mais qui, pour moi, étaient étranges et presque magiques : l’électricité, les écrans muraux, la plomberie. J’étudiai la science des gens qui avaient inventé toutes ces choses, et j’appris aussi une partie de l’histoire des Blancs et des Noirs. Mais aucun livre, aucun film ne parlait de mon peuple. « Quand arrivait la fin de l’année scolaire, je retournais toujours dans la famille de ma mère pour aider à pêcher et à garder les moutons. Ceux qui vivaient en accord avec les anciennes coutumes venaient de moins en moins faire du troc au village. Au fil des ans, j’en vins à me demander ce qu’il était advenu du peuple de mon père. Vivait-il toujours dans le désert ? Mon oncle et ses frères exécutaient-ils encore la danse de l’éland après avoir tué l’une de ses majestueuses créatures ? Ma tante et ses sœurs continuaient-elles de chanter combien la terre se sent seule sans la pluie ? Un jour, je résolus de partir à leur recherche. « Et là aussi, j’ai honte. Car, bien que l’année ait été bonne et que le désert regorgeât d’eau et de vie, je faillis en mourir. J’avais oublié la quasi-totalité de ce qu’ils m’avaient enseigné. J’étais comme un homme qui perd la vue et l’ouïe en vieillissant. Le désert et les collines arides refusaient de me révéler leurs secrets. » « Je survécus, mais à peine, après avoir énormément souffert de la faim et de la soif. Il me fallut longtemps pour apprendre de nouveau à percevoir le rythme de la vie, à éprouver cette accélération des battements de cœur annonçant la présence du gibier, ou encore à sentir les endroits où l’eau affleure sous le sable. Je finis par retrouver les coutumes ancestrales, mais pas le peuple de mon père, ni aucun autre Bushman libre. En dernier recours, je me rendis sur les lieux sacrés, les collines dans lesquelles nos ancêtres peignaient sur les pierres, mais il n’y avait pas le moindre signe d’habitation récente. C’est alors que j’eus vraiment peur pour les miens. Chaque année, ils étaient venus ici pour honorer l’âme du Premier Peuple, mais cela faisait longtemps qu’ils n’avaient plus effectué le pèlerinage. Les parents de mon père avaient disparu. Peut-être étaient-ils tous morts. « Je quittai alors le désert, il m’avait transformé à tout jamais. Je fis le serment que le passé de mon peuple ne pouvait disparaître de la sorte, que les histoires de Mangouste, de Porc-Épic et de l’Étoile du Matin ne devaient pas être oubliées, bref, qu’il me fallait empêcher le sable du désert d’effacer les coutumes ancestrales. Pour cela, il me faudrait apprendre la science des gens de la ville, car j’étais alors persuadé qu’elle pouvait tout réaliser. « Encore une fois, les membres du Cercle furent généreux avec moi et, grâce à leur aide, je vins à Durban pour étudier ces mondes que vous savez, vous, bâtir. Car c’est ce que je souhaite faire, Renie, ce que je dois faire… recréer l’univers de mon peuple. Il aura bientôt cessé d’exister sur terre, mais il ne doit pas disparaître à tout jamais. » !Xabbu se tut enfin et se mit à se balancer d’avant en arrière. Ses yeux étaient totalement secs, mais sa souffrance était on ne peut plus perceptible. — Je trouve que c’est une merveilleuse idée, déclara Renie qui, elle, pleurait à chaudes larmes. Jamais personne ne m’a donné d’argument plus valable pour justifier l’existence de la RèV. Mais pourquoi êtes-vous si triste, maintenant que vous avez tant appris et que vous êtes si près d’atteindre votre but ? — Parce que, lorsque je me trouvais avec vous dans ce terrible endroit, je suis parti par la pensée dans un autre monde. J’ai honte de vous avoir laissée seule, mais je n’ai pas pu m’en empêcher, et ce n’est pas cela qui m’attriste. Je suis allé chez le Premier Peuple. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais alors que vous viviez tout ce que vous m’avez raconté aux urgences, je me trouvais ailleurs. J’ai vu Grand-Père Mante, assis sur le dos de son cob. Sa femme Kauru était là, elle aussi, de même que leurs deux fils, Kwammanga et Mangouste. Mais c’est sa fille bien-aimée, Porc-Épic, qui m’a adressé la parole. Elle m’a dit que même le monde du Premier Peuple, pourtant bien au-delà du nôtre, était en danger. Avant que l’Oiseau à Miel n’apparaisse pour me ramener, elle m’a appris que le lieu dans lequel nous nous trouvions deviendrait vite un grand vide, et que le Premier Peuple était en train de se faire submerger, comme les miens l’avaient été par les gens de la ville. « Si tel est le cas, le fait que je recrée ou non le monde de mon peuple n’aura pas la moindre importance, Renie. Si le Premier Peuple est chassé de son royaume céleste, tout ce que je pourrai bâtir ne sera qu’une coquille vide et dénuée de vie, la carapace abandonnée d’un scarabée mort. Je ne veux pas me servir de votre science pour créer un musée, un lieu où les gens de la ville pourront venir voir ce qui existait autrefois. Si l’univers du Premier Peuple disparaît lui aussi, alors le songe qui nous rêve cessera de le faire… et, depuis l’aube des temps, l’histoire des miens ne sera plus qu’une poignée de traces emportées par le vent. « C’est pour cela que je n’entend plus sonner le soleil. » Ils restèrent silencieux pendant de longues minutes. Renie se versa un autre verre d’eau et en offrit à !Xabbu, mais il secoua la tête. Ne comprenant pas ce qu’il venait de lui dire, elle se sentait vaguement mal à l’aise, comme lorsque ses collègues chrétiens lui parlaient du paradis, ou les musulmans des miracles du prophète. Mais elle était on ne peut plus consciente de la profonde détresse du petit homme. Elle lui prit la main et la serra. Il ne résista pas. — Je ne prétends pas saisir l’intégralité de votre récit, mais j’essaye, lui dit-elle. De même que vous m’avez aidée à récupérer Stephen, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous assister. Dites-moi seulement ce qu’il faut que je fasse. Vous êtes mon ami, !Xabbu. Il lui sourit pour la première fois depuis son arrivée. — Vous aussi, vous êtes mon amie, Renie. Je ne sais pas quoi faire. Je ne cesse d’y penser, mais… (Il dégagea doucement sa main et se frotta les yeux, visiblement épuisé.) Mais nous avons également d’autres problèmes. Il y a tant de questions sans réponse. Que faut-il faire de ce dangereux diamant jaune ? Renie bâilla à se décrocher la mâchoire et se sentit aussitôt extrêmement gênée. — Je pense connaître quelqu’un qui pourra nous aider, mais je suis trop fatiguée pour le moment. Je l’appellerai après m’être reposée. — Dans ce cas, dormez. Je reste jusqu’au retour de votre père. Elle lui expliqua que ce n’était pas nécessaire, mais autant essayer de faire entendre raison à un chat. Je vous laisse seule, décréta-t-il en se levant avec souplesse. Je vais m’installer dans la pièce d’à côté. J’ai besoin de réfléchir. Sur un dernier sourire, il referma la porte derrière lui. Renie pensa longuement aux lieux étranges qu’ils avaient visités, tous les deux, des lieux dont le seul point commun était d’avoir été conçus par l’esprit humain. Du moins le croyait-elle. Mais comment pouvait-elle en être sûre après avoir vu l’expression de désespoir qui avait bouleversé le visage de !Xabbu lorsqu’il lui avait expliqué ce que son peuple avait perdu ? Elle se réveilla brusquement, surprise par la silhouette impressionnante qui se tenait auprès d’elle. Son père recula aussitôt, comme si elle venait de le prendre en faute. — Ce n’est que moi, ma fille. Je venais voir si tout allait bien. — Ça va, oui. J’ai pris mes médicaments. !Xabbu est encore là ? Long Joseph secoua la tête. Son haleine empestait la bière, mais il ne titubait pas. — Il est rentré chez lui. Alors, il te les faut à la chaîne, maintenant ? Elle le regarda sans comprendre. — Un autre type attendait dans sa voiture, quand je suis rentré. Grand et barbu. Il est parti en me voyant arriver. — Un Blanc ? demanda Renie, soudain inquiète. Son père éclata de rire. — Dans le coin ? Non, il était aussi noir que moi. Peut-être qu’il venait voir quelqu’un d’autre. A moins que ce soit un voleur. Pense bien à mettre la chaîne quand je suis pas là, c’est compris ? — Oui, papa, répondit-elle en souriant. Il était rare qu’il se montre aussi prévenant. — Je vais voir s’il y a quelque chose à manger, fit-il, puis il hésita. Ton ami, là, il fait partie du Petit Peuple, non ? — Oui, c’est un Bushman. Il vient du delta de l’Okavango. Elle saisit une étrange lueur dans le regard de son père, un bref éclair de réminiscence. — C’étaient les tout premiers, tu sais, lui dit-il enfin. Ils étaient là avant les Noirs. Avant les Xhosas, les Zoulous, avant tous les autres. Elle hocha la tête, intriguée par le ton distant de son père. — Je croyais pas que j’en reverrais un jour. Le Petit Peuple. Si je m’attendais… Sur ces mots, il sortit en fermant doucement la porte derrière lui. 14 LA VOIX DE SON MAÎTRE INFORÉSO/FLASH : Hassan Merowe sera bien jugé pour crimes contre l’humanité. (visuel : Merowe, déposant les armes devant le général Ram Shagra, de l’armée de l’ONU) COMM : Hassan Merowe, ancien président de la République nubienne, devra répondre de l’accusation de crimes contre l’humanité devant le tribunal des Nations unies. (visuel : soldats de l’ONU mettant au jour une fosse commune à proximité de Khartoum) Près d’un million de personnes auraient disparu au cours des dix années de règne de Merowe, période qui restera sans doute comme l’une des plus sanglantes de toute l’histoire de l’Afrique du Nord-Est. (visuel : Mohammad al-Rashad, avocat de Merowe) RASHAD : « Le président Merowe n’a pas peur de devoir répondre de ses actes devant les dirigeants de la communauté internationale. Mon client a bâti notre nation de ses mains, à partir des ruines fumantes du Soudan. Les autres chefs d’État savent parfaitement qu’il faut parfois se montrer ferme en temps de crise, et s’ils affirment qu’ils auraient agi différemment, c’est que ce sont tous des hypocrites… » Un trait rouge vif flamboyait à la limite de son champ de vision, comme si l’une de ses veinules était soudainement devenue visible. La ligne s’enroula sur elle-même et commença à se ramifier, encore et encore, tandis que le programme ultrasophistiqué qu’elle symbolisait accomplissait son œuvre. Terreur se permit un sourire. Les Beinha y Beinha ne lui faisaient nullement confiance et préféraient sonder son bureau virtuel avant d’arriver au rendez-vous. Il avait prévu cette réaction. De même, bien qu’ils aient déjà fait affaire de manière très satisfaisante dans le passé, il n’aurait sans doute pas loué leurs services si elles avaient pris ses garanties de sécurité pour argent comptant. Confiant, suffisant, nonchalant, mort. Telle était la devise du Vieux, et Terreur devait bien admettre qu’elle était sensée, même si les deux hommes s’imposaient parfois des limites bien différentes. Mais Terreur était toujours en vie et, dans son métier, c’était le seul moyen d’évaluer la réussite. Ceux qui échouaient ne finissaient pas seulement pauvres, mais morts. Il fallait toutefois reconnaître que l’extrême prudence du Vieux avait du bon. La preuve, il vivait depuis plus longtemps que son tueur à gages. Bien plus longtemps, même. Terreur augmenta les couleurs abstraites visibles par la fenêtre du bureau et reporta son attention sur le mur blanc tandis que l’équipement des Beinha finissait de vérifier la sécurité de son point de connexion. Cela fait, le système se mit automatiquement en veille, disparaissant ainsi du programme de surveillance de Terreur. Les sœurs Beinha apparurent aussitôt. Les deux jumelles se montraient toujours sous la forme de simuls identiques, presque totalement dénués de traits. On aurait pu les prendre pour deux pierres tombales. Elles n’éprouvaient que mépris pour les simuls haut de gamme, et sans doute considéraient-elles celui que Terreur s’était choisi comme une dépense inutile et tape-à-l’œil. Tant mieux ; il aimait les irriter. Noter les tics des autres professionnels, et même de ses victimes, était, chez lui, ce qui se rapprochait le plus de ce que les gens normaux appellent amitié. — Bonjour, mesdames, fit-il en les voyant arriver. Puis-je vous offrir quelque chose ? Sur ces mots, il indiqua la table de marbre noir et le service à thé Yixing, tellement important pour traiter avec les pays de la côte pacifique, même dans le monde virtuel, qu’il le laissait en permanence dans sa simulation de bureau. L’agacement des deux visiteuses était presque palpable. — Nous n’aimons pas perdre notre temps avec ces comédies pour amateur, fit la première. Terreur constata avec satisfaction qu’elles étaient suffisamment énervées pour ne pas chercher à le cacher. Il venait de marquer le premier point. — Nous sommes ici pour affaire, renchérit la seconde. Il ne se souvenait jamais de leurs prénoms. Elles s’appelaient quelque chose comme Xixa et Nuxa, des noms qui ne correspondaient pas du tout à leur personnalité et que l’on avait dû leur donner quand, encore enfants, elles étaient les vedettes d’un bordel de São Paulo. Mais cela n’avait pas d’importance, de toute manière. Les deux sœurs fonctionnaient comme une entité unique et répondaient indifféremment aux questions qu’il posait à l’une ou à l’autre. Pour elles, les noms étaient comme les simuls réalistes : une preuve de sentimentalisme inutile. — Dans ce cas, allons-y, rétorqua-t-il gaiement. Vous avez lu le message que je vous ai envoyé, bien sûr ? Leur irritation augmenta encore, comme le montra la fraction de seconde qu’elles mirent à répondre. — Oui. C’est faisable. — Mais ce ne sera pas facile. Terreur avait l’impression qu’elles venaient de parler toutes les deux, à la suite l’une de l’autre, mais il n’était pas facile d’en être sûr car elles utilisaient la même voix digitalisée. Leur numéro était bien rodé. Elles semblaient n’être qu’une seule personne occupant deux corps différents. Et si c’était le cas ? se demanda-t-il. Je ne les ai jamais vues toutes les deux dans la VTJ. Peut-être cette histoire de jumelles n’est-elle qu’un coup de pub ? L’hypothèse était séduisante ; il y réfléchirait plus tard. — Nous sommes prêts à payer 350 000 crédits suisses, plus les frais. — Inacceptable. Il haussa un sourcil, sachant que son simul ferait exactement de même. — Dans ce cas, j’imagine qu’il nous faudra faire appel à quelqu’un d’autre. Les deux sœurs ne réagirent pas à la provocation. Elles le fixèrent un instant sans trahir la moindre émotion. — Le travail que vous souhaitez nous confier sort sensiblement du domaine civil. À cause de l’importance du… sujet que vous tenez à éliminer, on peut s’attendre à de nombreuses répercussions au niveau gouvernemental. Sa disparition risque même d’avoir des conséquences sur le plan mondial. Cela signifie que toute entreprise acceptant votre contrat devra par la suite se protéger doublement. Leur anglais ne recelait pas le moindre accent, et Terreur se demanda à quel point cela était dû aux multiples filtres. Si les informations qu’il détenait à leur sujet étaient exactes, les deux jeunes femmes n’avaient que vingt-deux ans, et il se les imaginait tout à fait capables de se débarrasser de leur accent comme du reste pour devenir ce qu’elles étaient aujourd’hui. — Autrement dit, pour vous, il ne s’agit pas d’un contrat civil, mais d’un assassinat politique, les titilla-t-il. Cette fois, le silence dura. Terreur enfonça le clou en montant le son de la musique de fond. Quand la première sœur reprit la parole, ce fut d’une voix aussi dénuée d’inflexion qu’auparavant. — C’est exact, et vous le savez fort bien. — Vous estimez donc que cela vaut plus de 350 000 Cr.S. — Nous ne sommes pas là pour vous faire perdre votre temps. Nous ne désirons pas davantage d’argent. En fait, si vous acceptez la contrepartie que nous souhaitons, nous sommes prêtes à remplir votre contrat pour 100 000 Cr.S. seulement, somme qui servira à nous protéger le temps que les autorités se calment. — Et quelle est cette contrepartie ? s’enquit-il avec un nouveau haussement de sourcil. La seconde silhouette amorphe posa les mains sur la table. — Nous avons entendu dire que votre commettant a accès à certains produits biologiques qui se trouvent pour la plupart dans notre hémisphère. Terreur plissa les paupières. Le sang battit un peu plus vite à ses tempes. — Mon commettant ? répéta-t-il. Je suis le seul avec qui vous traiterez dans cette affaire. Vous vous avancez sur un terrain glissant. — Nous savons toutefois que vous travaillez beaucoup pour un groupe dont nous tairons le nom. Qu’il soit à l’origine de ce contrat ou non, il possède quelque chose qui nous intéresse. — Nous avons l’intention de nous diversifier, renchérit la seconde, et de lancer une activité qui nous demandera moins d’efforts que notre spécialité actuelle, en prévision de nos vieux jours. Nous pensons que la vente des produits biologiques en question serait le choix idéal, et nous voulons faire notre apparition sur ce marché. Cela, votre commettant peut nous le permettre. Ce que nous recherchons, c’est une franchise, pas la concurrence. Terreur réfléchit à la situation. Malgré l’immense pouvoir qu’ils détenaient, le Vieux et ses amis faisaient vraisemblablement l’objet de multiples rumeurs. Compte tenu des cercles dans lesquels les Beinha évoluaient, le fait qu’elles connaissent la vérité qui se cachait derrière les spéculations les plus folles ne signifiait pas nécessairement que la sécurité du groupe était compromise. Mais il n’aimait pas devoir transmettre une exigence aussi impertinente au Vieux, d’autant qu’il perdrait du même coup une partie de l’influence qu’il avait sur ses sous-traitants, ce qui ne pourrait que contrecarrer ses plans futurs. — Peut-être devrais-je confier cette mission à Klekker et Associés, fit-il aussi nonchalamment que possible. Il s’en voulait de s’être laissé surprendre de la sorte. Un point partout. Le premier simul laissa échapper un rire de gorge. — Pour perdre plusieurs mois et un nombre incalculable de crédits pendant qu’il étudie l’affaire ? — Sans même parler de son équipe d’amateurs qui se montreront aussi subtils que d’habitude et laisseront leurs empreintes partout, insista l’autre. Ici, nous sommes chez nous. Nous avons des contacts dans toute la ville et dans certains secteurs extrêmement utiles. — Mais Klekker n’essayera pas de me voler, lui. La seconde jumelle posa à son tour les mains sur la table, juste à côté de celles de sa sœur. On aurait pu croire qu’elles participaient à une séance de spiritisme. — Vous avez déjà fait appel à nous par le passé. Vous savez que nous vous fournirons tout ce dont vous avez besoin. Et, à moins que vous ayez beaucoup changé, j’imagine que vous avez l’intention de diriger l’opération vous-même, señor. Pour votre propre sécurité, faites-vous davantage confiance à un Klekker qui devrait opérer en terre inconnue, ou à nous, qui connaissons l’endroit comme notre poche ? Terreur leva la main en signe d’abdication. — Faites-moi parvenir votre proposition, j’y réfléchirai. — Elle vient de vous être transférée. Il plia les doigts. Le bureau et les deux sœurs disparurent. Il laissa tomber son verre de bière et regarda les dernières gouttes de liquide mousseux se répandre sur le tapis blanc. Une rage dévorante enflait en lui. Les Beinha étaient les plus compétentes pour ce qu’il recherchait, et elles avaient raison au sujet de Klekker et de ses mercenaires, ce qui signifiait qu’il n’aurait pas d’autre choix que de soumettre leur proposition au Vieux. Autrement dit, il lui faudrait encore ramper devant ce salopard, du moins symboliquement. Terreur se faisait l’effet d’être ce chien qui, autrefois, écoutait la radio dans une publicité restée célèbre. La voix de son maître. À quatre pattes, comme durant toute sa jeunesse, du moins jusqu’à ce qu’il apprenne à combattre la douleur par la douleur. Toutes ces nuits passées à hurler dans le noir, terrorisé par les autres garçons. La voix de son maître. Il se leva et fit les cent pas dans la petite pièce, les poings serrés si fort que ses ongles entaillèrent ses paumes. Sa fureur croissante l’empêchait de respirer. Il avait trois autres entretiens prévus dans la soirée, de moindre importance, mais il ne se sentait pas capable de les faire passer pour le moment. Les Beinha le tenaient par les couilles et le savaient pertinemment. On pouvait faire confiance aux anciennes putes pour sentir ce genre de choses. Une seule solution : combattre la douleur par la douleur. Il marcha jusqu’au lavabo et s’aspergea le visage d’eau froide. Le liquide trempa ses cheveux et sa chemise. Il avait chaud, comme si la colère qu’il ressentait le faisait littéralement bouillir intérieurement. Il se regarda dans le miroir, s’attendant presque à ce que l’eau s’évapore à son contact. Ses yeux étaient exorbités, ses pupilles totalement dilatées. Il avait besoin de se détendre pour avoir de nouveau la tête froide. Une réponse, voilà ce qu’il lui fallait. Une réponse à la voix de son maître. Par sa petite fenêtre, il voyait le pont arqué menant au cœur de Sydney. Il n’était pas difficile d’imaginer que chacune des lumières étincelantes de la ville était une âme, une âme qu’il pouvait faire disparaître quand il le souhaitait. Comme Dieu. Il lui faudrait faire un peu d’exercice avant de pouvoir se remettre au travail. Après, il se sentirait plus fort, comme toujours. Il alluma sa symphonie intérieure et alla chercher ses lames. — Je ne doute nullement que cela soit vrai, fit le dieu, ce que je demande, c’est si c’est acceptable ? Les autres membres de l’Ennéade le regardaient au travers de leurs yeux d’animaux. Le crépuscule éternel qui planait sur le palais d’Occident baignait la salle d’une teinte bleutée que les lampes à huile ne parvenaient jamais à dissiper totalement. Osiris leva son fléau. — Est-ce bien acceptable ? répéta-t-il. Ptah l’Artificier s’inclina légèrement, ce que son équivalent humain n’avait sans doute pas fait dans la réalité, pensa Osiris. C’était l’un des avantages que prodiguait le fait d’organiser les réunions de la Confrérie sur son site virtuel ; de cette manière, ses programmes pouvaient lui donner l’illusion que ses collègues se comportaient avec un minimum de courtoisie. — Évidemment que non, bon sang, rétorqua Ptah, comme pour mieux démontrer que l’homme qui se cachait derrière n’avait nullement l’intention de s’incliner devant Osiris. Mais tout cela est extrêmement récent et, dans ce cas, il faut toujours s’attendre à des surprises. Osiris laissa sa colère retomber avant de répondre. La plupart des autres membres du conseil étaient aussi têtus que lui. Mieux valait ne pas les agresser verbalement. — Ce que je désire savoir, c’est comment il est possible de perdre quelqu’un que nous avons nous-mêmes intégré au système, fit-il enfin. Comment a-t-il pu disparaître ? Son corps est toujours en notre possession, nom de Dieu ! Il fronça les sourcils en constatant qu’il s’était insulté sans le vouloir et croisa les bras sur sa poitrine. Le visage jaune de Ptah se fendit d’un sourire. Comme tous les Américains, il dénigrait l’autorité et pensait sans doute que le palais d’Osiris était trop pompeux. — Certes nous détenons toujours son corps, reconnut-il, et si c’était là tout ce qui nous intéresse, nous pourrions le tuer à tout moment. Mais vous avez décidé de cet ajout au système, bien que je n’aie jamais compris pourquoi. Nous nous trouvons plongés dans l’inconnu, surtout si l’on prend en compte toutes les variables que nos propres expériences ont ajoutées au problème. C’est comme si l’on espérait que des objets se comportent de la même manière dans le vide spatial que sous l’action de la gravité. Je trouve particulièrement injuste que vous rejetiez la faute sur mon équipe dès que nous devons faire face à la moindre difficulté. — Cet homme n’a pas été maintenu en vie par simple caprice. J’ai mes raisons, et elles sont valables, même si je ne tiens pas à les exposer. Osiris s’était exprimé d’un ton aussi ferme que possible. Il ne lui fallait en aucun cas se montrer hésitant, surtout au cours d’une discussion l’opposant à Ptah. Si quelqu’un devait mettre son autorité à l’épreuve dans les mois à venir, ce serait l’Américain. — Mais cela est extrêmement malencontreux, reprit-il. Nous approchons du moment critique et il sera bientôt impossible de faire patienter Râ plus longtemps. — C’est pas vrai, s’emporta Horus en tapant du poing sur la table. Râ ? Qu’est-ce que c’est encore que ce bordel ? Osiris fixa le dieu à tête de faucon droit dans les yeux. L’autre ne détourna pas le regard. Encore un Américain, bien sûr. Il avait l’impression d’avoir affaire à des enfants, mais des enfants très puissants. — Vous vous trouvez ici chez moi, répondit-il aussi posément que possible. Cela ne vous ferait pas de mal de faire preuve d’un minimum de respect, ou tout au moins de courtoisie. Il attendit quelques instants avant de poursuivre, laissant planer la menace voilée. Voilà qui permettrait aux autres de réfléchir à ce qu’il était capable de faire subir à Horus. — Si vous aviez consulté les informations qui vous ont été fournies, vous sauriez que « Râ » est le nom que j’ai donné au stade ultime du Projet Graal. Si vous êtes trop occupé pour le faire, mon système se fera une joie de vous proposer une traduction simultanée, afin que vous n’interrompiez pas inutilement notre réunion. — Je ne suis pas ici pour m’amuser. (Horus s’était quelque peu calmé, mais Osiris ne put retenir un rictus de dégoût en le voyant se gratter la poitrine.) C’est vous le président du conseil, et si vous voulez qu’on s’amuse avec vos jouets, qu’on utilise les simuls que vous avez choisis, d’accord. Mais je suis très pris, et je n’ai pas de temps à perdre à télécharger les nouvelles règles en vigueur chaque fois que je me connecte. — Assez de chamailleries. Nous faut-il éliminer ce problème, ce « disparu » ? Que souhaite le président ? Contrairement aux autres, Sekhmet paraissait tout à fait à l’aise dans son rôle de déesse. Sans doute apprécierait-elle de porter une tête de lionne dans la vie de tous les jours. De plus, elle se comportait en vraie divinité : les problèmes exaspérants que causait la démocratie n’entraient jamais en ligne de compte dans ses décisions. — Merci de m’avoir posé cette question, répondit Osiris en se laissant aller contre le dossier de son trône. Pour des raisons qui ne regardent que moi, je veux qu’on le retrouve. Si nous perdons trop de temps sans succès, j’accepterai qu’il soit mis à mort, mais il s’agit là d’une solution qui ne me convient pas. — La question n’est pas là, intervint Ptah avec une bonne humeur soudaine. Au point où nous en sommes actuellement, il est tout à fait possible que nous ne puissions même plus le tuer, du moins pour ce qui est de la partie de son être qui réside dans notre système. Une main osseuse se leva et tout le monde se tourna vers Thot. Il était extrêmement rare que le dieu à tête d’ibis prenne la parole au cours des réunions. — Les choses n’ont pas pu se détériorer à ce point en un temps si bref, non ? demanda-t-il. Avons-nous donc perdu le contrôle de notre propre environnement virtuel ? Voilà qui serait extrêmement fâcheux. Pour ma part, cela m’inciterait à revoir ma position. Nous ne pouvons pas laisser la situation nous échapper de la sorte. Osiris voulut répondre, mais Ptah ne lui en laissa pas le temps. — Il y a toujours des perturbations lorsqu’on approche d’un paradigme. Pensez aux tempêtes que provoque immanquablement l’arrivée d’un nouveau front nuageux. Nous nous attendons à ce qu’elles se produisent, mais nous ne savons pas quand, ni quelle sera leur violence. Ce phénomène ne m’inquiète en rien, et je pense que vous pouvez rester serein, vous aussi. Une nouvelle discussion houleuse s’engagea, mais celle-ci ne déplut pas à Osiris. Thot était un Asiatique prudent qui n’aimait pas les bouleversements soudains ni les affirmations aussi catégoriques. Il y avait donc de bonnes chances qu’il ne supporte pas la suffisance de l’Américain. En intervenant de la sorte, Ptah venait de perdre des points plutôt que d’en gagner. Thot et son consortium chinois constituaient l’une des forces majeures de la Confrérie, et Osiris avait passé plusieurs décennies à entrer dans leurs bonnes grâces. Il faudrait qu’il appelle Thot en privé afin de lui expliquer très calmement que ses inquiétudes n’étaient pas fondées. En attendant, l’irritation du magnat chinois se focaliserait sans toute sur Ptah et son contingent occidental. — Allons, allons, je vous en prie, intervint-il enfin. Si certains d’entre vous éprouvent des doutes au sujet de notre affaire, je serai très heureux de m’entretenir avec eux en privé. Et, bien que le problème soit mineur, je reconnais qu’il est né de l’une de mes initiatives personnelles. J’en assume donc l’entière responsabilité. À ces mots, le silence revint autour de la fable, même si Osiris savait pertinemment que ses associés continuaient de réfléchir furieusement à la situation derrière leurs masques d’animaux. Mais son prestige était tel que personne n’oserait poursuivre plus avant la controverse, même ce monstre d’arrogance qu’était Ptah. Si le Graal ne m’attendait pas au bout de cette longue et terrible route, je ferais enterrer tous ces rapaces dans une fosse commune, songea-t-il. Quelle tristesse que j’aie tant besoin de la Confrérie. Il y a vraiment des moments où j’ai l’impression de devoir apprendre les bonnes manières à un banc de piranhas. Il se permit un léger sourire et ses collègues le lui rendirent. Les divers crocs qu’ils révélèrent accrurent encore la véracité de l’image. — Maintenant que les autres affaires ont été réglées et que nous avons mis la question de notre petit fugueur en suspens, il reste un problème dont nous devons discuter : notre ancien collègue, Shu. (Il se tourna vers Horus, faussement aimable.) J’espère que vous comprenez que Shu est un autre nom de code tiré du panthéon égyptien ? C’est en quelque sorte une plaisanterie, vu que Shu a abdiqué pour laisser le trône céleste à Râ. Vous avez bien saisi, général ? Il nous reste si peu d’anciens collègues en vie que je suis sûr que vous n’avez pas besoin de traduction. — Je sais très bien de qui vous parlez, répondit l’autre en lui lançant un regard noir. — Parfait. Dans ce cas, notre dernière réunion m’a convaincu que l’opinion générale considérait que… Shu… était devenu un handicap depuis son retrait. (Il gloussa.) J’ai donc fait en sorte que ce problème soit réglé dans les plus brefs délais. — Exprimez-vous clairement, le reprit Sekhmet. Celui que vous appelez Shu va donc être exécuté ? — Vous comprenez parfaitement les besoins de la Confrérie, madame, mais vous simplifiez trop, j’en ai peur. La question est plus complexe. — J’aurais pu envoyer une équipe en moins de douze heures, intervint Horus. Elle aurait pu tout nettoyer, foutre le feu au complexe et ramener tout le matériel nécessaire pour analyse. Sur ces mots, il porta la main à son bec d’aigle. Osiris mit quelques secondes à comprendre le geste. Le général venait d’allumer un cigare. — Merci de la suggestion, mais cette mauvaise herbe a des racines très profondes. Shu a été l’un des membres fondateurs de l’Ennéade… pardons, général, de la Confrérie. Il est donc essentiel de ne rien oublier sur notre passage. J’ai mis en branle les éléments qui nous permettront d’atteindre cet objectif et je vous les exposerai à notre prochaine réunion. En y ajoutant suffisamment d’imperfections manifestes pour qu’un idiot de votre trempe s’en délecte, général. Osiris avait hâte que la réunion s’achève. Comme cela, je pourrai vous remercier de vos suggestions pleines de bon sens et vous me laisserez opérer à ma guise lorsqu’il s’agira de protéger nos intérêts à tous. — Autre chose ? demanda-t-il. Dans ce cas, je vous remercie de vous être joints à moi. Tous mes vœux de réussite dans vos divers projets. L’un après l’autre, les dieux disparurent, et Osiris se retrouva seul. Les lignes austères du palais d’Occident avaient disparu pour laisser la place à l’intimité d’Abydos. Les senteurs de myrrhe et les chants des prêtres le détendaient tel un bain chaud. Il n’osait imposer toute la panoplie de ses atours divins à ses collègues – qui le prenaient déjà pour un excentrique – mais il se sentait beaucoup mieux dans la peau d’Osiris que sous sa véritable identité, trop mortelle à son goût. Et son temple lui manquait chaque fois qu’il devait le quitter. Il croisa les bras sur sa poitrine et appela l’un de ses grands prêtres. — Fais entrer le Seigneur des Bandelettes de Momie. Je suis prêt à le recevoir. Le prêtre – simul ou Marionnette ? Le dieu s’en moquait éperdument – disparut sans perdre une seconde dans le fond du temple. L’instant suivant, l’arrivée d’Anubis fut annoncée par une fanfare. Les prêtres s’écartèrent, se plaquant contre les murs. La tête de chacal était légèrement relevée, comme pour mieux humer l’air. Le Messager semblait moins boudeur qu’à son habitude, plus alerte, aussi. Osiris n’était pas sûr d’apprécier le changement. — Me voici. Le dieu dévisagea un instant son instrument favori, en se répétant une nouvelle fois combien le déguisement qu’il lui avait choisi lui convenait. Il avait découvert très tôt le potentiel du jeune homme, après quoi il avait passé de longues années à le former, non comme un fils – surtout pas ! – mais comme un chien bien dressé. Cela lui permettait d’accomplir à la perfection les tâches pour lesquelles il était fait mais, comme tous les animaux fougueux, il se montrait parfois rebelle, et le fouet devenait alors nécessaire. Et Osiris avait maintes fois puni Anubis ces derniers temps, ce qui n’était jamais bon. Un châtiment infligé trop souvent s’en trouvait atténué. L’heure était peut-être venue de changer de méthode. — Je ne suis pas satisfait de tes sous-traitantes sud-américaines, attaqua-t-il d’emblée. Elles sont trop impertinentes, et le mot est faible. — C’est vrai, grand-père. Anubis se rappela trop tard que son maître ne supportait pas ce surnom. Il baissa la tête, anticipant la punition. Mais le dieu fit semblant de ne pas avoir entendu. — Je sais toutefois ce qu’il en est, reprit-il. Les gens les plus doués sont bien souvent ambitieux, ce qui les entraîne à penser qu’ils en savent davantage que leur employeur. Même lorsque ce dernier a investi son temps et son argent à les former. La tête de chien s’inclina légèrement sur le côté. Manifestement perplexe, Anubis se demandait quel message Osiris essayait de lui communiquer. — Quoi qu’il en soit, si ce sont vraiment les meilleures pour le travail qui nous intéresse, tu dois les employer. J’ai lu leur requête, et je t’envoie en ce moment même les conditions sous lesquelles tu peux négocier avec elles. — Vous êtes prêt à traiter avec ces filles ? — Nous allons louer leurs services. Si elles ne nous donnent pas entière satisfaction, elles ne recevront bien évidemment pas ce qu’elles demandent. Dans le cas contraire, je verrai s’il est judicieux ou non d’honorer ma part du marché. Le Messager garda le silence, mais Osiris perçut clairement sa désapprobation. Le dieu s’en amusa. Même les assassins suivaient un certain code de l’honneur, apparemment. — Si vous les volez, cela se saura vite. — Si je décidais de les voler, je ferai en sorte que personne ne l’apprenne jamais. Par exemple, si elles devaient avoir un accident, nous serions tellement au-dessus de tout soupçon que tu n’as pas à t’inquiéter de voir le moindre de nos contractants s’éloigner de nous. (Il éclata de rire.) Vois-tu, mon fidèle serviteur ? Tu n’as encore rien appris de moi. Peut-être devrais-tu attendre encore un peu avant de jouer ta propre carte. — Et quelle assurance ai-je que vous ne me ferez pas un jour subir le même sort ? demanda Anubis. Osiris se pencha en avant et posa presque tendrement son fléau sur le front du chacal. — Sache que je le ferais sans hésitation si j’en voyais la nécessité. Si tu te reposes uniquement sur mon sens de l’honneur pour te croire protégé, tu n’es pas digne de ma confiance. (Il sourit en voyant son serviteur se demander si les défenses dont il s’entourait étaient suffisantes.) Mais la trahison est une tactique qu’il faut utiliser avec un grand discernement. C’est bien parce que tout le monde sait que je respecte toujours la parole donnée que je pourrais me débarrasser de ces deux insolentes si je le souhaitais. N’oublie jamais que l’honneur est la meilleure façade pour cacher la fourberie. Personne ne fait confiance à un menteur invétéré. — J’observe et j’apprends, ô seigneur. — Bien. Je suis heureux de voir que tu es d’humeur réceptive, aujourd’hui. Peut-être pourras-tu donc accorder toute ton attention à ce qui suit… Il agita sa crosse et un cube noir apparut dans les airs. Un hologramme de mauvaise qualité montrait deux hommes assis de part et d’autre d’un bureau. Il aurait pu s’agir de représentants, n’eussent été les clichés étalés devant leurs yeux. — Tu vois ces photos ? demanda-t-il. Nous avons de la chance que la police n’utilise pas de représentations en trois dimensions, sans quoi l’effet obtenu pourrait faire mal au crâne. Le cube grossit jusqu’à ce que les deux hommes aient une taille normale. Les clichés devinrent alors visibles. — Pourquoi me montrez-vous ça ? s’enquit Anubis. — Oh, allons…, le tança le dieu. Il hocha la tête et le film commença. «… la quatrième. Pas de différence avec les autres, fit le premier homme. Sauf que, cette fois-ci, le message a été inscrit sur la victime, et non sur ses effets personnels. » Il indiqua l’une des photos. Le mot sang était gravé en capitales rouges sur le ventre de la femme. « Toujours pas le moindre indice ? Un nom, un lieu ? J’imagine que l’on a laissé tomber la piste du règlement de comptes. — Aucune des victimes n’était un indicateur. Juste des gens normaux. Et, une fois de plus, les caméras de surveillance ne nous montrent rien d’utilisable. On dirait qu’on les a mises hors service à l’aide d’un électroaimant, mais les types du labo m’ont certifié que le tueur n’avait pas utilisé ce procédé. — Merde, réagit le second flic en examinant les photos. Merde, merde et merde. — On arrivera bien à dégoter quelque chose. Ces types finissent toujours par faire une boulette à un moment ou un autre. À force d’être trop confiants, ou quand ils perdent vraiment les pédales… » Sur un geste d’Osiris, le cube disparut. Il y eut un long silence, au cours duquel on n’entendit que les gémissements des prêtres agenouillés. — Je t’ai déjà parlé de ce problème, dit enfin le dieu. Anubis préféra ne pas répondre. — Ce n’est pas tant le résultat grotesque de tes pulsions qui m’offense, poursuivit Osiris. Tous les artistes ont leurs petites manies, et je considère que tu en es un, toi aussi. Mais je n’apprécie pas tes méthodes. Tu ne cesses de faire étalage de tes talents d’une manière qui finira peut-être par causer ta perte. Les institutions dans lesquelles tu t’es retrouvé t’ont fait passer de nombreux tests, ne l’oublie pas. Même s’ils ne sont pas très performants, les policiers australiens finiront bien par faire le rapprochement. Mais le pire, c’est que la signature que tu laisses derrière toi a pour moi bien plus d’importance que tu n’en auras jamais. J’ignore ce que tu crois savoir de mon grand-œuvre, mais tes références au sang royal ne m’amusent pas le moins du monde. Osiris se mit debout et s’entoura d’une ombre terrifiante, chargée d’éclairs. Sa voix résonna comme un roulement de tonnerre. — Comprends-moi bien. Si tu mets mon projet en péril, je t’éliminerai sans attendre et de manière définitive. Et si cela devait se produire, sois assuré que tes pitoyables défenses seraient balayées comme un fétu de paille par la tempête. Sur ce, il se rassit. — Pour le reste, je suis satisfait de tes services, et je ne prends aucun plaisir à devoir te remettre dans le droit chemin. Fais en sorte qu’une telle erreur ne se reproduise plus. S’il le faut, trouve un autre moyen d’assouvir tes pulsions. Exécute mes ordres et tu en seras récompensé au-delà de tes plus folles espérances. Et je n’exagère pas. Tu m’as bien compris ? Anubis dodelina de la tête, comme s’il était épuisé. Osiris examina les traits de son serviteur. On n’y lisait nulle défiance. Le Messager de la Mort n’était que peur et résignation. — Parfait, conclut le dieu. Dans ce cas, l’audience est levée. J’attends avec impatience ton prochain rapport sur le déroulement du Projet Dieu du Ciel. La semaine prochaine ? Anubis hocha la tête sans lever les yeux. Osiris croisa les bras et son serviteur disparut. Le dieu poussa un long soupir. Le vieillard en lui se sentait épuisé… L’entretien s’était bien passé, mais l’heure était maintenant venue d’aller parler à l’Autre, l’unique être au monde qu’il craignait. Son labeur était sans fin et il ne prenait plus le moindre plaisir à l’accomplir. Seul le Graal pouvait justifier tant de peines, tant de souffrances. La Mort jura copieusement et se remit au travail. 15 DES AMIS HAUT PLACÉS INFORÉSO/FLASH : Signature du Pacte de l’Antarctique. (visuel : débris métalliques épars sur la calotte glaciaire) COMM : Les restes de ces quelques chasseurs sont là pour nous rappeler combien le conflit de l’Antarctique a été brutal, malgré sa brièveté. Les représentants des six pays qui avaient ouvert les hostilités pour s’approprier les minerais du pôle Sud se sont réunis à Zurich afin de signer un traité entérinant le statut de l’Antarctique comme territoire international… Renie rejoignit !Xabbu dans le bus à l’arrêt de Pinetown. Il se leva aussitôt en la voyant entrer. — Ça va ? lui demanda-t-il alors qu’elle reprenait son souffle. Elle lui fit signe de se rasseoir. À la manière dont il avait réagi, on aurait pu croire qu’elle venait de s’évanouir à ses pieds. — Oui, répondit-elle. J’ai encore le souffle un peu court, c’est tout. Je ne bouge pas beaucoup, depuis quelque temps. — J’aurais pu venir chez vous. — Je sais, mais je ne le voulais pas. Vous avez déjà fait le trajet à trois reprises depuis ma… mon problème de santé. Mais il ne m’a fallu qu’une dizaine de minutes en bus pour arriver jusqu’ici. !Xabbu, lui, était sans doute parti de chez lui une bonne heure plus tôt. Chesterville était tout sauf bien desservi. — Je me fais du souci pour vous. Vous avez été très malade. Il la regardait avec une grande sévérité, comme si elle était une enfant indisciplinée. Elle ne put s’empêcher de rire. — Je vous ai déjà dit que c’était juste une arythmie temporaire, par un infarctus. Tout va bien, maintenant. Renie ne voulait pas que quiconque s’inquiète pour elle, même !Xabbu ; elle détestait se sentir faible. De plus, elle s’en voulait de s’être tant déchargée de ses responsabilités sur son jeune ami. Il venait d’achever son cursus, et elle n’empiétait donc pas sur ses études, mais il devait perdre beaucoup de temps et d’argent à l’aider de la sorte. Si elle avait accepté qu’il l’accompagne aujourd’hui, c’était uniquement parce qu’il était vraisemblablement menacé, lui aussi. Mais ce sont mes problèmes qui l’ont mis en danger, se rappela-t-elle. — Qu’allez-vous faire maintenant que vos études sont terminées ? lui demanda-t-elle. Avez-vous l’intention de passer en année supérieure ? — Je ne sais pas, Renie, répondit-il, soudain mélancolique. Je crois… qu’il y a des choses que j’ignore encore. Je vous ai parlé de mes plans, mais je sais désormais que je suis bien loin de pouvoir les mener à bien. Et puis… (Il baissa la voix et regarda autour de lui, comme pour s’assurer que personne n’écoutait.) Et puis, je pense encore et toujours à ce qui m’est arrivé quand… nous nous trouvions dans cet endroit. Le bus approchait d’un virage et le conducteur rétrograda dans un bruit épouvantable. Renie sourit. Il aurait fallu être capable de lire sur les lèvres pour comprendre ce qu’ils disaient. — Si jamais je peux vous être d’une quelconque assistance, n’hésitez pas à faire appel à moi, lui dit-elle. J’ai une dette envers vous. Je pourrai peut-être vous aider à obtenir une bourse… Il secoua la tête de manière véhémente. — Ce n’est pas une question d’argent. C’est plus complexe. J’aimerais qu’il s’agisse d’un problème lié à la ville. Dans ce cas, mes amis pourraient m’aider à le comprendre. Mais, là où je me trouve actuellement, je dois découvrir la réponse tout seul. — Je ne suis pas sûre de comprendre, fit Renie en secouant la tête. — Moi non plus. Il lui sourit, mais Renie fut peinée de voir le réel effort qu’il lui en coûtait. Etait-ce cela qu’il avait appris à Durban, et dans les autres lieux où vivaient les gens de la ville ? À cacher ses émotions ? Je ne devrais pas trop me plaindre, car il ne sait pas encore s’y prendre. Mais combien de temps cela durera-t-il ? Le bus traversait un autopont. !Xabbu se pencha pour contempler les voitures collées les unes aux autres sur la nationale 3. Soudain gênée par cette vie moderne qui constituait pourtant son lot quotidien, Renie préféra s’intéresser aux autres passagers. Il s’agissait pour la plupart de femmes noires âgées, qui se rendaient à Kloof ou dans les autres quartiers aisés du nord-est, où elles étaient employées en tant que domestiques, comme leurs mères et leurs grands-mères avant elles. La plus proche, un foulard enroulé autour de sa tête, avait un visage que l’on aurait pu croire inexpressif. Mais Renie savait qu’il n’en était rien. Elle comprenait que, du temps de l’apartheid, les Sud-Africains blancs aient pu croire que ce regard vide cachait des émotions négatives : le ressentiment, la bêtise ou encore la violence latente. Mais Renie avait toujours vécu à proximité de telles femmes, et elle savait que leur expression n’était qu’un masque. Chez elles ou au salon de thé, elles riaient souvent mais, lorsqu’on travaillait pour ces Blancs au tempérament changeant, il valait mieux ne jamais rien montrer. Dans ce cas, le maître ne pouvait s’offusquer, éprouver de la pitié ou, ce qui était parfois pis encore, croire en une amitié qui n’avait aucune chance d’exister tant les inégalités étaient grandes. Renie avait des collègues blancs à Polytech, et il lui arrivait même d’en voir certains après le travail. Mais, lorsque Pinetown avait été ouvert aux Noirs, les Blancs qui avaient pu se le permettre avaient déménagé pour Kloof ou la corniche de Berea. Ils choisissaient toujours les endroits surélevés, comme si les gens de couleur n’étaient pas des hommes, mais une marée noire qui inondait les basses terres. Même si le racisme institutionnalisé avait disparu, le mur érigé par l’argent restait infranchissable. On trouvait désormais des Noirs dans toutes les industries, à tous les niveaux, et ils occupaient également la plupart des postes gouvernementaux importants depuis la libération, mais l’Afrique du Sud n’avait jamais réussi à s’extraire de la masse des pays du Tiers Monde. Et le XXIe siècle n’avait pas été plus tendre que le précédent : les Noirs étaient toujours pauvres, mais les Blancs, non, malgré ce qu’ils avaient pu craindre lorsque le pouvoir avait changé de mains. Le regard de Renie se porta sur un jeune homme installé à quelques rangées derrière elle. Le ciel était gris, et pourtant il portait des lunettes de soleil. Il avait la tête tournée vers elle mais, quand il s’aperçut qu’elle le fixait, il regarda rapidement par la fenêtre. Elle eut soudain peur, puis se détendit en remarquant la prise fichée dans sa nuque, juste en dessous de sa casquette. Elle détourna les yeux et serra son sac sur ses genoux. Au bout de quelques instants, elle épia de nouveau l’impulsé. Il regardait toujours par la fenêtre, en tambourinant sur le siège situé devant lui. Ses vêtements étaient froissés et maculés de sueur au niveau des aisselles. Sa neurocanule n’était pas de bonne qualité, et celui qui la lui avait insérée ne savait pas y faire : la plaie avait légèrement suppuré. Elle sursauta en sentant qu’on lui touchait la jambe. !Xabbu haussa les sourcils. — Ce n’est rien, le rassura-t-elle. Je vous expliquerai tout à l’heure. Elle secoua la tête. Il y avait une borne à impulsions dans l’un des immeubles du quartier lorsque son père, Stephen et elle s’étaient installés, et elle avait rencontré à plusieurs reprises des zombies dans la cage d’escalier. La plupart du temps, ils étaient inoffensifs, car les infrasons projetés par la canule incitaient d’abord et avant tout à la passivité, mais elle ne s’était jamais sentie à l’aise en les croisant. Un jour, alors qu’elle était encore étudiante, elle s’était fait violemment peloter dans un bus par un homme qui ne la voyait pas, qui réagissait en fait à une vision produite par son cerveau aux trois quarts détruit. Par la suite, contrairement à ses amis, elle avait été incapable de rire des impulsés. D’autant que ceux du quartier ne s’étaient pas montrés aussi inoffensifs que cela. La police n’avait pas pu faire grand-chose et, après une série de cambriolages et d’attaques contre les gens du troisième âge, une milice s’était constituée. Le père de Renie faisait partie du groupe qui était allé rendre visite aux impulsés avec des gourdins et des battes de base-ball. Les drogués n’avaient pas résisté, mais certains s’étaient tout de même fait broyer quelques côtes ou défoncer le crâne. Renie en avait eu des cauchemars pendant des mois : ils dévalaient l’escalier au ralenti, battaient des bras et poussaient des cris bestiaux. Ils avaient été incapables de se défendre, comme si cette éruption de violence qui les prenait pour cibles n’était qu’un effet secondaire de l’impulsion qu’ils recevaient. À l’époque, Renie était encore une idéaliste, comme la plupart des étudiants. Elle avait été choquée d’apprendre que son père et les autres membres du groupe de vigilance avaient vendu tout le matériel trouvé chez les impulsés – des consoles nigérianes bas de gamme, pour la plupart – afin de se payer de quoi boire à leur victoire. Pour ce qu’elle en savait, aucune des personnes cambriolées n’avait été indemnisée. Exerçant le droit du vainqueur, Long Joseph et les autres s’étaient partagé le butin. Ce qu’elle avait subi chez Mister J n’était pas vraiment différent d’une impulsion, simplement plus sophistiqué. Était-ce cela, le secret ? Les propriétaires de l’établissement avaient-ils trouvé le moyen de générer une sorte de superimpulsion, en y ajoutant un programme hypnotique pour que la victime ne puisse à aucun moment leur échapper ? — Renie ? s’enquit !Xabbu en lui tapotant de nouveau la cuisse. Elle secoua la tête en prenant conscience qu’elle avait adopté la position fixe des impulsés. — Pardon. J’étais en train de réfléchir. — Je voulais vous demander qui était cette femme que nous allons voir. — J’avais l’intention de vous en parler, mais… je me suis laissé distraire. C’était l’un de mes professeurs, à l’université du Natal. — Et c’est elle qui vous a enseigné… comment dit-on, déjà ? L’ingénierie virtuelle ? Renie éclata de rire. — C’est bien le nom officiel, oui. Dit comme ça, ça paraît bizarre, non ? Comme si l’on pouvait devenir docteur en électricité, ou quelque chose du même genre. Mais elle, c’était un vrai génie. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme elle. Et c’était une vraie Sud-Africaine, dans le meilleur sens du terme. Quand le rand s’est mis à chuter et que les autres professeurs, blancs, noirs ou asiatiques, ont commencé à envoyer leur C.V. en Europe, elle s’est moquée d’eux. « Les Van Bleeck sont ici depuis le XVIe siècle, avait-elle coutume de dire. Nous sommes installés depuis si longtemps qu’il est impossible de nous déraciner. Nous ne sommes pas des Afrikaaners, mais des Africains. » Ah oui, je ne vous l’avais pas dit, elle s’appelle Susan Van Bleeck. — Si c’est votre amie, ce sera aussi la mienne. — Je suis certaine qu’elle vous plaira. Seigneur, cela fait si longtemps que je ne l’ai pas vue en personne. Deux ans, je crois. Mais quand je l’ai appelée, elle m’a aussitôt invitée à déjeuner, comme si je lui rendais visite chaque semaine. Le bus avait du mal à monter vers Kloof. Ici, les maisons étaient moins entassées les unes sur les autres ; elles se drapaient d’arbres et de verdure. — C’est la personne la plus intelligente que je connaisse, conclut Renie. Une voiture les attendait à l’arrêt de bus. C’était une Ihlosi électrique dernier modèle, à côté de laquelle se tenait un Noir d’âge mûr à la tenue décontractée, mais impeccable. Il leur dit s’appeler Jeremiah Dako, puis garda le silence après avoir installé Renie et !Xabbu sur la banquette arrière. La jeune femme proposa que son compagnon ou elle monte à l’avant, si le chauffeur préférait, mais ce dernier refusa d’un sourire glacial. Voyant que ses efforts se heurtaient à un mur, elle abandonna et admira le paysage. Si Jeremiah ne manifestait aucune intention de discuter, il paraissait très intéressé par !Xabbu. C’est du moins ce que Renie déduisit de ses fréquents coups d’œil au Bushman dans le rétroviseur. Il ne semblait pas approuver la présence du petit homme, même s’il lui avait donné l’impression de ne pas apprécier grand monde. Mais la réaction du chauffeur lui rappela celle de Long Joseph. Peut-être Jeremiah pensait-il, lui aussi, que tous les Bushmen avaient disparu. Ils franchirent le portail, après que Dako eut tapé son code sur le petit clavier et pressé son pouce contre la plaque de reconnaissance des empreintes digitales. La maison qui leur apparut au bout de l’allée bordée d’arbres semblait tout droit sortie d’un rêve. Elle était grande, propre et accueillante, exactement comme Renie se la rappelait. N’étant venue chez le Dr Van Bleeck qu’en de rares occasions, plusieurs années auparavant, elle fut heureuse de constater que l’imposante demeure lui paraissait si familière. Jeremiah stoppa la voiture en face du porche orné de colonnes. Quelques chaises longues avaient été installées de part et d’autre de la porte d’entrée. Susan Van Bleeck lisait, assise sur l’une d’elles. Elle leva les yeux et agita le bras en entendant la voiture s’arrêter. Renie ouvrit elle-même sa portière, ce qui lui valut un regard noir du chauffeur, lequel était descendu dans cette intention. — Ne vous levez pas pour moi, s’écria-t-elle en gravissant les marches deux à deux. Elle serra son ancien professeur dans ses bras, effarée de voir à quel point la vieille dame aux cheveux blancs semblait fragile. — Que je me lève ? rétorqua Susan en riant. Je veux bien que tu ne sois pas pressée, mais tout de même… Elle indiqua les roues de sa chaise, jusque-là cachées par la couverture qu’elle avait jetée sur ses genoux. — Oh, mon Dieu, qu’est-ce qui vous est arrivé ? Renie n’était pas encore remise du choc. Susan Van Bleeck avait l’air d’une centenaire. Elle atteignait les soixante-dix ans la dernière fois que la jeune femme l’avait vue, et il était donc normal qu’elle soit marquée, mais qu’elle ait vieilli à ce point en seulement deux ans… — C’est provisoire, encore qu’il soit parfois prématuré d’affirmer ce genre de choses à mon âge. Je me suis cassé la hanche. Et l’on peut prendre autant de calcium que l’on veut, quand on se met à dévaler l’escalier sur l’arrière-train… ah, j’imagine qu’il s’agit de l’ami dont tu m’as parlé ? — Oh, pardon. Oui, bien sûr, c’est !Xabbu. !Xabbu, je vous présente le docteur Van Bleeck. Le petit homme sourit et hocha la tête en secouant la main de la vieille dame. Dako, qui venait de garer la voiture pour dégager l’allée, passa à côté d’eux en bougonnant. — J’aurais bien aimé déjeuner dehors, fit leur hôtesse en fronçant les sourcils, mais le temps est vraiment exécrable. Vous savez comment nous sommes, nous autres, Afrikaaners : toujours sur notre stœp. Mais il fait vraiment trop froid, aujourd’hui. Au fait, jeune homme, j’espère que vous n’avez pas l’intention de m’appeler « docteur » ; « Susan » fera très bien l’affaire. Elle tendit sa couverture à !Xabbu, qui s’en saisit comme s’il s’agissait d’une sainte relique. Puis, sans actionner la moindre commande visible, elle tourna sa chaise roulante vers la porte d’entrée et emprunta la rampe rajoutée pour son seul usage. Renie et !Xabbu pénétrèrent à sa suite dans un grand hall. Les roues de la chaise couinaient sur les lattes du parquet. — Comment fonctionne-t-elle ? s’enquit Renie alors qu’ils arrivaient dans la salle à manger. — Une belle machine, non ? répondit Susan avec un sourire. Certains modèles sont contrôlés par un implant neurocanulaire, mais cela me paraissait un peu trop définitif. J’ai bien l’intention de ne pas finir mes jours assise. Celle-ci fonctionne par simple contact tactile. Les capteurs interprètent les impulsions que je transmets aux muscles de mes jambes et les transforment en mouvement. Au début, j’ai dû avoir recours à l’huile de coude, le temps que mon os se ressoude, mais maintenant, c’est une forme de rééducation comme une autre. Grâce à ce système, les muscles de mes jambes ne risquent pas de s’atrophier. Asseyez-vous, je vous prie. Jeremiah va nous apporter le café. — J’ai eu la surprise d’apprendre que vous travailliez toujours à l’université, fit Renie. Susan répondit par une horrible grimace ; on aurait dit une enfant très ridée goûtant des épinards pour la première fois de sa vie. — Que veux-tu que je fasse d’autre ? Je n’y vais pas souvent, de toute manière. Une fois par mois, tout au plus, pour ce que l’on appelle des « expertises financières ». Doux euphémisme. En fait, je préfère recevoir chez moi les représentants des entreprises pour lesquelles je travaille, mais il faut bien que je sorte de temps en temps. La solitude ne me réussit pas, à la longue, et vous avez sans doute remarqué que le bavardage n’est pas le fort de Jeremiah. Comme s’il avait été invoqué par la simple prononciation de son nom, Dako apparut sur le pas de la porte. Il tenait à la main un plateau sur lequel avaient été disposés un service à café et un percolateur. Il mit celui-ci en marche après avoir déposé son fardeau – le Dr Van Bleeck appréciait visiblement beaucoup les technologies modernes, mais pas pour le café – puis s’en alla, non sans un ultime regard en coin à l’adresse de !Xabbu. Ce dernier examinait les nombreuses peintures et sculptures exposées dans la pièce ; il ne remarqua pas l’intérêt dont il faisait l’objet. — Tout au long du trajet, il n’a pas cessé d’observer !Xabbu, expliqua Renie. — Peut-être que ton ami lui plaît, répondit Susan avec un sourire taquin. Mais je crois plutôt qu’il se sent coupable. — Comment cela ? — Bien qu’il soit totalement noir de peau, Jeremiah est un Griqua, ou un sang-mêlé, comme l’on disait dans les pires moments de notre histoire. Il y a deux cents ans environ, les Griquas ont chassé les Bushmen de cette partie de l’Afrique… et de manière extrêmement violente. Ça a été une période affreuse. Les Blancs auraient pu mettre un terme à cette purification ethnique, mais la vérité, c’est qu’ils trouvaient que les Griquas montraient davantage de potentiel que les Bushmen. À cette époque, avoir un minimum de sang blanc dans les veines vous rendait un peu meilleur que les vrais Noirs. (Elle eut un petit sourire triste.) Les vôtres éprouvent-ils encore de la haine pour les Griquas, !Xabbu, ou bien êtes-vous originaire d’une autre région ? — Pardon, s’excusa le petit homme, je n’étais pas très attentif. — Ah, je vois que vous avez remarqué mon tableau, rétorqua-t-elle. Il hocha la tête. Renie se tourna pour voir de quoi ils parlaient. Ce qu’elle avait pris pour un simple écran mural au-dessus de la cheminée était en fait une photographie large de trois mètres ; elle n’en avait jamais vu d’aussi grande, sauf dans un musée. Elle représentait une peinture rupestre, aussi simpliste que gracieuse. Une gazelle ébauchée de quelques traits, comme les danseurs qui l’entouraient. La roche renvoyait les tons du crépuscule. La peinture avait l’air fraîche, mais Renie savait bien que ce n’était pas le cas. !Xabbu la contemplait de nouveau. Bizarrement, il se tenait voûté, comme s’il se sentait traqué, mais son expression était plus émerveillée que craintive. — Savez-vous d’où elle provient ? lui demanda Susan. — Non, mais ce que je sais, c’est qu’elle est très ancienne. Elle remonte à l’époque où mon peuple vivait seul dans ce pays. (Il tendit la main comme pour toucher la photo, bien qu’elle se trouvât à plus de trois mètres de lui.) Elle dégage une grande impression de puissance, mais… je ne suis pas sûr que cela me fasse plaisir de la voir chez quelqu’un. Susan fronça les sourcils et prit son temps pour répondre. — Vous voulez dire « chez une Blanche », j’imagine. Non, non, cela ne me dérange pas. Je comprends, du moins il me semble. Je ne cherchais pas à vous offenser. Je n’accorde pas la moindre importance religieuse à cette peinture, mais je la trouve superbe. Je crois qu’elle m’assiste sur le plan spirituel, si cela ne vous semble pas trop présomptueux. (Elle observa longuement l’œuvre, comme si elle la découvrait, elle aussi.) L’original se trouve toujours sur la paroi du Château des Géants, dans les monts du Drakensberg. Vous dérange-t-elle, !Xabbu ? Je peux demander à Jeremiah de la descendre, si vous le souhaitez. Il n’a rien à faire dans les heures qui viennent, alors autant qu’il justifie son salaire… — Ce n’est pas la peine, non. Quand je disais que cela ne me faisait pas plaisir, je parlais de ce que je ressens personnellement. Renie sait que je m’inquiète pour les miens, pour leur passé… (Il eut un petit sourire triste.) Et pour leur avenir, aussi. Mais il vaut sans doute mieux que cette peinture soit exposée ici et que les gens puissent la voir. De cette manière, peut-être se rappelleront-ils de nous… ou regretteront-ils de ne plus en être capables. Tous trois burent leur café en silence, le regard rivé sur les danseurs et à la gazelle bondissante. — Bon, fit enfin Susan. Si tu veux me montrer quelque chose, Renie, il vaut mieux que nous voyions cela tout de suite, sans quoi nous risquons d’être en retard pour le déjeuner. Et Jeremiah n’aime guère que l’on bouleverse son emploi du temps. Renie ne lui avait pas expliqué grand-chose au téléphone. Elle se mit alors à parler du fichier mystère et, à sa grande surprise, en révéla davantage qu’elle n’aurait voulu. Son ancien professeur multipliait en effet les questions, et elle avait du mal à lui répondre de manière évasive. Quand elle acheva son récit, elle s’aperçut qu’elle avait tout dit à Susan, à l’exception du nom du club et de la raison qui les avait poussés à s’y rendre, !Xabbu et elle. Les vieilles habitudes sont tenaces, se dit-elle. Susan la fixait attentivement, les yeux brillants, et elle la revoyait telle qu’elle avait été, en classe, quelques années plus tôt. Pis encore, elle avait même l’impression de se faire interroger par la jeune femme intelligente et impertinente que l’enseignante avait dû être un demi-siècle plus tôt. Je n’ai jamais été capable de lui mentir. — Mais quelle raison pourrait-on avoir de se doter d’un système de sécurité de ce type ? Que peuvent-ils bien vouloir protéger ? Tu ne serais pas impliquée dans une affaire criminelle, n’est-ce pas, Irene ? Sous son regard incisif, Renie se fit l’effet d’être une délinquante. Elle grimaça en entendant prononcer ce prénom qu’elle haïssait tant. — Je ne sais pas. Je préfère ne pas en parler pour le moment. Mais si ces gens-là font vraiment ce que je crois, cet établissement devrait être brûlé comme un nid de serpents. Troublée, Susan se laissa aller contre le dossier de sa chaise roulante. — Je ne t’en demanderai pas davantage, Irene, mais je n’aime pas ça. Comment t’es-tu retrouvée mêlée à cette histoire ? Elle jeta un bref coup d’œil à !Xabbu, comme s’il pouvait être responsable. Renie haussa les épaules. — Disons simplement que je pense qu’ils possèdent quelque chose à quoi je tiens beaucoup et que je veux le récupérer. — Très bien, j’abandonne. Je n’ai jamais eu la patience nécessaire pour jouer à Miss Marple. Voyons plutôt ce que tu m’as apporté. Suivez-moi. Ils retournèrent dans le grand hall et là, ce qui semblait être une porte-fenêtre opaque s’ouvrit, laissant apparaître un monte-charge. — Heureusement que je l’ai prévu large pour déplacer de l’équipement, dit Susan en entrant la première. Serrez-vous. Depuis que j’ai fait l’idiote dans l’escalier, je n’aurais pas pu descendre si je n’avais pas eu cet ascenseur. Encore que j’aurais peut-être pu demander à Jeremiah de me porter… hem, oui, voilà qui aurait été amusant. Le sous-sol paraissait aussi vaste que la maison. Il était principalement constitué d’un laboratoire, en désordre comme il se doit – « bazar et confusion », selon les termes du docteur. — Je dispose d’un système indépendant et garanti sans virus, expliqua Susan. Autant nous en servir. J’imagine que tu préfères voir cela par écran interposé, non ? Renie hocha la tête. Même si son aînée pouvait veiller sur elle, elle n’avait nulle envie de se plonger dans un environnement virtuel pour prendre connaissance du cadeau que lui avait envoyé la direction de Chez Mister J. Pas de risque qu’elle se fasse piéger deux fois de suite. — Bien, allume ton calpélec et mettons-nous au travail. Commence par charger ces programmes, afin que je puisse voir ce que nous avons là avant de tout passer sur mon système. Quelques minutes plus tard, Susan laissa retomber ses blocs tactiles sur ses genoux et fit de nouveau la grimace. — Je n’arrive pas à entrer dans ce truc. Mais tu as raison, c’est très étrange. Je ne pense pas que l’hypothèse du virus soit recevable. Comment parasiter quelqu’un avec un programme que le système ne peut activer par manque de mémoire ? Enfin… copie-le sur mon ordinateur. Renie brancha son calpélec sur la machine du professeur. Aussitôt, le programme intrus réagit. — Il se transfère tout seul, de la même manière qu’il est arrivé sur mon calpélec. — Mais sans faire de copie. Il se déplace intégralement. Susan fronça les sourcils en voyant les résultats communiqués par ses programmes d’analyse. Renie éprouva presque de la peine pour ces derniers, comme s’il s’agissait d’êtres vivants, de minuscules scientifiques incapables de classifier cet envahisseur inconnu. — Je sais bien, fit-elle. C’est totalement illogique, mais… Elle n’alla pas plus loin. Le moniteur brillait de plus en plus. Tous les nombres et caractères des programmes-diagnostic se volatilisèrent soudainement. Quelque chose prenait forme sur l’écran. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Susan d’une voix où perçait une pointe d’inquiétude. — C’est une… une ville, répondit Renie en se penchant pour mieux voir. Elle eut brusquement envie de rire, comme une espionne s’apercevant que le microfilm ultrasecret qu’elle a dérobé ne contient en fait que des clichés de vacances. — Oui, c’est bien l’image d’une ville, confirma-t-elle quelques instants plus tard. — Je n’en ai jamais vu de semblable, fit Susan. Regardez-moi ces voitures. C’est un extrait de film de science-fiction. — Non, elle est réelle. Renie aurait été bien incapable de dire d’où elle tirait sa conviction. Si jamais l’image que lui montrait le moniteur avait été figée, comme la peinture rupestre du salon, elle n’aurait sans doute pas réagi de cette manière. Mais le moindre mouvement augmentait de manière exponentielle les informations reçues par le cerveau, et même les meilleurs spécialistes des effets spéciaux avaient du mal à retranscrire les déplacements avec une telle fluidité. Renie ne connaissait pas la RèV depuis aussi longtemps que Susan, mais elle avait l’œil. Même chez Mister J, elle avait perçu quelques problèmes de coordination, et ce malgré l’équipement prodigieux dont l’établissement disposait. Mais cette cité aux tours dorées dont les bannières flottaient au vent ne présentait pas le moindre défaut. — Il me semble l’avoir vue quelque part, intervint !Xabbu. Dans un rêve, peut-être… Susan reprit ses blocs tactiles et effectua quelques gestes. — Le programme tourne en mode automatique. Je n’arrive pas à en tirer quoi que ce soit. Je crois que je vais… L’image disparut. L’écran resta noir l’espace d’une seconde, puis se couvrit de neige. Renie détourna aussitôt les yeux ; la lueur incertaine que projetait le moniteur lui rappelait par trop la dernière heure qu’elle avait passée dans le club. — Qu’avez-vous fait ? demanda-t-elle. — Rien. Cette saleté s’est éteinte toute seule. (Susan relança le système, qui repartit normalement.) Elle a disparu. — Comment cela ? Le programme s’est arrêté automatiquement ? s’étonna Renie. — Non, il s’est totalement volatilisé. Je n’en trouve plus la moindre trace nulle part. Dix minutes plus tard, Susan lâcha de nouveau ses blocs tactiles et recula sa chaise. Elle venait de se livrer à une fouille exhaustive de son ordinateur et du calpélec de Renie, sans succès. — Mes yeux me font mal, concéda-t-elle enfin. Tu veux essayer ? — Je ne vois pas ce que je pourrais faire que vous n’ayez déjà tenté. Comment a-t-elle pu disparaître de la sorte ? — Il s’agissait sans doute d’un programme autophage. Il s’est lancé et, quand il a terminé sa séquence, il s’est lui-même effacé. En tout cas, il n’en reste plus rien. — Nous n’avons eu que l’image d’une ville. Nous ignorons pourquoi et même elle, nous l’avons perdue. — C’est vrai ! J’ai failli oublier ! s’exclama Susan. J’étais en train d’effectuer une copie de l’image quand le programme s’est éteint. Voyons si j’ai obtenu quelque chose. (Elle donna une série d’instructions à l’ordinateur. Quelques instants plus tard, une lueur dorée apparut à l’écran.) Nous la tenons. Kak ! Elle avait déjà commencé à disparaître lorsque je l’ai copiée. Mes yeux ne valent rien de près, Irene. Tu parviens à distinguer quelque chose, ou s’agit-il juste de pixels colorés ? — J’ai bien peur que cela soit le cas. — Non, là, on voit une tour ! la reprit !Xabbu. — Bien. Dans ce cas, nous allons faire passer ce qui nous reste sur mon système principal. Comme j’ai moi-même effectué la copie, je pense que nous pouvons partir du principe qu’elle est inerte et que nous ne prenons aucun risque… encore que toute cette histoire soit tellement étrange que je ne me sens guère confiante, en ce moment. Elle fournit des instructions à son ordinateur principal et, quelques minutes plus tard, la cité d’or réapparut sur l’écran mural du laboratoire. — Je dispose de logiciels d’affinage de l’image qui devraient nous aider. Je vais en lancer quelques-uns pendant que nous déjeunons. Ils devraient nettoyer la copie autant que possible en éliminant les impuretés. Venez. Jeremiah doit déjà être en train de nous faire une crise. — Ça va, !Xabbu ? demanda Renie en posant la main sur l’épaule du Bushman. — Même déformée de la sorte, elle me semble familière, répondit-il, fasciné. Je l’ai déjà vue quelque part, mais il ne s’agit pas d’un souvenir… plutôt d’une impression. — Je ne sais que dire, répondit Renie d’un haussement d’épaules. Allons manger. Peut-être que cela vous reviendra. Il la suivit presque à contrecœur, se retournant une dernière fois avant d’entrer dans le monte-charge. Il avait l’air extrêmement perplexe. Susan ne s’était pas trompée au sujet de Dako. Il réagit très mal en voyant que sa patronne et ses invités avaient vingt bonnes minutes de retard. — J’ai attendu de vous entendre remonter pour mettre le poisson à cuire, les prévint-il, mais je ne réponds de rien pour ce qui est des légumes. En fait, ils étaient à point, et le bar délicieusement tendre. Renie ne se rappelait pas avoir jamais aussi bien mangé, et elle ne manqua pas d’en faire part au cuisinier. Cela le calma quelque peu, et il lui répondit d’un hochement de tête alors qu’il débarrassait. — Le docteur Van Bleeck préfère manger des sandwichs, se plaignit-il. — C’est juste que je n’aime pas perdre du temps à remonter lorsque je travaille en bas, expliqua-t-elle. C’est quand je me sens incapable de sauter le déjeuner, et parfois même le dîner, que je ressens vraiment le poids des ans. Tu n’as pas envie que je vieillisse trop vite, n’est-ce pas, Jeremiah ? — Madame le docteur n’est pas vieille, corrigea-t-il. Elle est seulement têtue et égocentrique. — Le pauvre, fit Susan une fois Dako disparu dans la cuisine. Il est venu travailler pour nous quand mon mari était encore en vie. Nous organisions des réceptions à l’époque, et nous invitions des collègues de l’université, voire des visiteurs étrangers. J’imagine que son travail devait lui apporter plus de satisfactions. Mais il a raison. La plupart du temps, il ne me voit plus après le petit déjeuner, sauf lorsque j’ai du courrier à signer. Il m’écrit des petites notes pour me dire tout ce qu’il a fait et que je n’ai pas remarqué… mais j’ai bien peur qu’elles aient surtout pour conséquence de me faire rire. — Il ressemble au frère de ma mère, intervint !Xabbu, qui avait étudié Jeremiah avec attention. C’est un homme fier, qui pourrait faire beaucoup plus que ce que l’on attend de lui. Ce n’est jamais bon pour l’âme. Susan pinça les lèvres, et Renie se demanda un instant si elle ne se sentait pas offensée par la remarque de son compagnon. — Peut-être avez-vous raison, concéda-t-elle enfin. Cela fait longtemps que je ne lui ai pas offert la possibilité d’exprimer son plein potentiel. C’est vrai que j’ai tendance à me réserver l’exclusivité des défis intellectuels auxquels je dois faire face. Peut-être suis-je trop égoïste. (Elle se tourna vers Renie.) Il est arrivé chez nous à une époque où tout n’était encore que chaos. Il avait reçu une éducation presque nulle… tu ne peux pas savoir la chance que tu as eue, Irene. Le système scolaire était déjà bien plus performant quand tu y es entrée. Mais je pense que Jeremiah aurait pu faire de grandes choses pour peu qu’on lui en ait donné l’occasion. Il apprend très vite et il est extrêmement consciencieux. (Elle baissa les yeux.) J’espérais que sa génération serait la dernière à souffrir de ce que nous avons fait à ce pays… Renie ne put s’empêcher de penser à son père, qui se noyait toujours plus dans un océan qu’il était le seul à voir, incapable qu’il était de se remettre sur pieds. — Je réfléchirai à ce que vous venez de me dire, !Xabbu, poursuivit Susan. C’est vrai que l’on a parfois tendance à trop se cantonner dans ses habitudes. Bon, en attendant, allons voir ce qu’il en est de notre ville mystère. Les programmes d’affinage avaient rendu l’image plus nette. Les contours de la cité étaient désormais visibles, même si elle apparaissait sous la forme d’un amas de triangles et de rectangles dressés sur leur largeur. Des traînées impressionnistes représentaient manifestement les routes et autres voies surélevées. Renie et Susan apportèrent quelques corrections, en ajoutant de mémoire certains détails qui amélioraient le rendu de l’ensemble. !Xabbu se montra particulièrement utile. Sa mémoire visuelle était en effet excellente et, là où les deux femmes se rappelaient seulement que tel ou tel mur présentait ou non des fenêtres, lui était bien souvent capable de préciser leur nombre et lesquelles étaient allumées. Au bout d’une heure, le résultat de leur travail ressemblait fortement à la cité d’or qu’ils avaient pu contempler, l’espace de quelques instants, plus vraie que nature. Elle était moins bien définie et, par endroits, leur entreprise de reconstruction tenait davantage de la conjecture que de la certitude, mais quiconque ayant vu cette ville la reconnaîtrait instantanément en observant cette image. — Maintenant, il ne nous reste plus qu’à mener des recherches, décida Susan. Mais il y a quelque chose qui cloche. — Elle n’a plus l’air réelle, comprit Renie. Elle n’est plus aussi vivante que l’original. L’autre aussi était en deux dimensions, mais sa qualité nous donnait l’impression de la voir par une fenêtre. — Je crois que tu as raison, mais cela reste l’endroit le plus stupéfiant que j’aie jamais vu. S’il existe vraiment, il doit s’agir de l’une de ces monstruosités en préfabriqué qu’ils montent en une nuit en Indonésie. (Elle se frotta les genoux.) Ces maudits capteurs commencent à m’irriter les jambes. Je crois qu’il va nous falloir arrêter là, ma chérie. Mais, dès que possible, j’irai voir si je peux trouver quelque chose qui correspond sur les serveurs spécialisés. Tu n’as pas repris le travail, si ? Dans ce cas, laisse-moi faire. Je connais au moins trois multinationales auxquelles je pourrai faire payer la facture ; compte tenu de la quantité de projets virtuels qu’elles gèrent en même temps, elles ne s’en rendront même pas compte. Et j’ai aussi une amie, ou disons une connaissance, du nom de Martine Desroubins, qui est une spécialiste de ce type de recherches. Je vais voir si elle peut m’apprendre quoi que ce soit à ce sujet. Peut-être même qu’elle acceptera de nous aider, vu que c’est pour la bonne cause. C’est bien le cas, n’est-ce pas ? Cette affaire est très importante pour toi ? Renie ne put répondre que par un hochement de tête. — Dans ce cas, l’affaire est réglée. Allez-y, je vous appellerai si je découvre quelque chose. Dako les attendait à la sortie du monte-charge. Comme par magie, la voiture était revenue devant la maison. Renie serra Susan dans ses bras et l’embrassa sur la joue. — Merci, lui dit-elle. Cela m’a fait très plaisir de vous revoir. — Tu sais, tu n’avais pas besoin de te faire pourchasser par des terroristes virtuels pour venir me rendre visite. — Je sais. Merci du fond du cœur. !Xabbu serra la main de leur hôtesse. — Ce fut une joie de faire votre connaissance, fit-elle. J’espère que vous reviendrez. — Ce sera avec grand plaisir. — Parfait. N’y manquez pas. Elle les suivit sous le porche, les regarda monter en voiture et leur fit de grands signes du bras alors que Dako les emmenait à l’arrêt de bus. — Vous avez l’air triste, commenta !Xabbu, qui fixait Renie depuis de longues minutes. — Pas triste, non. Je me sens juste… frustrée. Chaque fois que j’ai l’impression de progresser, je me heurte à un nouveau mur. — Vous ne devriez pas dire «je », mais « nous ». Les yeux noisette du Bushman étaient chargés de reproche, mais l’épuisement empêchait Renie de se sentir coupable. — Vous m’avez été d’une aide précieuse, !Xabbu, c’est vrai. — Ce n’est pas de moi que je parle, mais de vous. Vous n’êtes pas seule. Aujourd’hui, nous avons parlé à une femme pleine de sagesse, et elle nous aidera sans doute. Les amis, la famille sont une source de force, de réconfort. Nous ne sommes que peu de chose face à la puissance du tonnerre ou de la tempête de sable. — Ce à quoi nous devons faire face est pire qu’une tempête de sable. (Renie chercha une cigarette, avant de se rappeler qu’il était interdit de fumer dans le bus.) Si je ne suis pas complètement folle, c’est plus important et plus bizarre que tout ce dont j’ai jamais entendu parler. — Et c’est justement à ce moment qu’il faut faire appel à ses amis. Dans ma famille, nous disons alors « si seulement il y avait des babouins sur ce rocher », sauf que nous les appelons « les gens qui s’assoient sur les talons ». — Qui ça ? — Les babouins. J’ai appris que toutes les créatures qui vivent sur notre terre sont des personnes, comme nous, tout en étant différentes. Je sais que l’on ne pense pas de cette manière, en ville, mais pour ma famille, et plus particulièrement celle de mon père, tous les êtres vivants sont des individus à part entière. Les babouins sont les gens qui s’assoient sur les talons. Si vous en avez déjà vu, vous devez savoir que c’est vrai. Renie hocha la tête, honteuse d’avouer qu’elle n’avait vu ces singes qu’au zoo de Durban. — Mais pourquoi espérez-vous qu’il puisse y en avoir sur un rocher ? s’enquit-elle. — Cela signifie que nous avons de gros problèmes et qu’il nous faut de l’aide. À l’origine, mon peuple et les gens qui s’assoient sur les talons n’étaient pas amis. En fait, il y a bien longtemps, les babouins ont commis un terrible crime à l’encontre de Grand-Père Mante, ce qui a déclenché une guerre féroce entre eux et les serviteurs de ce dernier. Renie ne put s’empêcher de sourire. !Xabbu évoquait ces êtres mythiques avec autant de sérieux que s’il s’agissait d’étudiants de l’École polytechnique. — Une guerre ? répéta-t-elle. — Oui. Elle couvait depuis longtemps. Craignant que la situation ne dégénère, Mante envoya l’un de ses fils ramasser du bois pour faire des flèches. Les babouins virent faire le garçon et lui demandèrent pourquoi il choisissait ses branches avec tant de soin. Avec l’innocence de la jeunesse, il leur répondit que son père avait besoin de flèches pour faire la guerre aux gens qui s’assoient sur les talons. Prenant peur, les babouins, très agités, se jetèrent sur Jeune Mante et le tuèrent. Puis, enhardis par leur victoire facile, ils lui arrachèrent un œil, qu’ils se lancèrent ensuite comme une balle. « Je le veux ! À qui ? À qui ? » criaient-ils sans cesser de jouer avec. « Grand-Père Mante entendit son fils qui l’appelait en rêve. Il prit son arc et partit en courant, si vite que les quelques flèches qu’il avait dans son carquois bruissaient sous l’effet du vent qu’il générait sur son passage. Il combattit les babouins et, bien que ces derniers lui fussent infiniment supérieurs en nombre, il parvint à leur arracher l’œil de son fils, même s’il subit de terribles blessures au cours du combat. Il glissa l’œil dans sa sacoche et s’enfuit. « Il se rendit ensuite en un lieu où l’eau sortait du sol et où de nombreux bambous poussaient. Là, il déposa l’œil dans l’eau et dit à son fils de se reconstituer. Il revint longtemps après, vit que rien n’avait changé, mais ne se découragea pas pour autant. Et puis, un jour, il entendit des bruits d’éclaboussement et vit que son fils lui avait été rendu. (!Xabbu sourit à la pensée de l’heureux événement, puis son expression se fit grave.) Ce fut la première bataille de la guerre qui devait opposer les babouins au peuple de Mante. Le conflit fut long et sanglant. Quand il s’acheva enfin, les deux camps avaient subi de nombreuses pertes. » — Mais, je ne comprends pas. Dans ce cas, pourquoi désirer l’aide des babouins en cas d’ennuis ? Ils ont l’air affreux, au contraire. — Ah, mais ils ont seulement réagi de cette manière car ils avaient pris peur en pensant que Grand-Père Mante s’apprêtait à les attaquer. Or, si nous les appelons à l’aide, c’est en raison d’une histoire provenant de la famille de mon père. Mais je crains de vous fatiguer avec tous mes récits. Il la regardait de côté, légèrement moqueur. — Non, racontez-moi, s’il vous plaît, l’encouragea-t-elle. — Cela s’est passé il y a bien longtemps, et je suis sûr que vous penserez qu’il s’agit d’un mythe, reprit-il en la regardant d’un air faussement sévère. L’héroïne de cette histoire était la grand-mère de la grand-mère de ma grand-mère. « Donc, cette femme, qui se nommait N !uka, fut un jour séparée de son peuple. Il y avait eu une désastreuse famine et tous les membres de ma famille avaient dû se séparer pour espérer trouver un puits évanescent pouvant donner de l’eau. Elle partit avec son mari, qui transportait le peu d’eau qu’il leur restait dans une coquille d’œuf d’autruche. N !uka, elle, portait leur jeune enfant sur la hanche. « Ils marchèrent longtemps, mais il n’y avait plus la moindre goutte d’eau aux deux premiers puits qu’ils trouvèrent. Ils poursuivirent donc leur chemin, puis il leur fallut s’arrêter à cause de la nuit. Ils avaient très soif et très faim, car il n’y a presque pas de gibier par temps de sécheresse, et c’est ainsi qu’ils se couchèrent. N !uka serra son enfant contre son cœur et le berça en chantant pour qu’il oublie ses crampes d’estomac. « Elle se réveilla en pleine nuit. Il faisait sombre, car la lune n’en était qu’au premier quartier – c’est d’ailleurs cette forme qui incita les hommes du Premier Peuple à créer leurs arcs. Le mari de N !uka était assis à côté d’elle, visiblement apeuré. Une voix les appelait depuis les ténèbres, au-delà du cercle de lumière diffusé par les dernières braises du feu de camp. Ils ne distinguaient rien d’autre que deux yeux étincelant comme des étoiles glacées. « “Je vois que vous êtes trois, deux grands, un petit, fit leur visiteur nocturne. Donnez-moi le petit, car j’ai grand faim, et je laisserai les deux autres s’en aller.” « N !uka serra son enfant plus fort encore. “Qui est là ? demanda-t-elle. Qui est là ?” Mais la voix se contenta de répéter ce qu’elle venait de dire. « “Nous refusons, déclara alors le mari de N !uka. Et si tu t’approches, je te planterai une flèche empoisonnée dans le cœur et tu mourras.” « “Dans ce cas, je serais bien stupide d’avancer. Mais je sais me montrer patient, et vous êtes loin des vôtres. Il vous faudra bien dormir un jour…” « Les yeux disparurent dans l’obscurité. N !uka et son époux étaient terrifiés. “Je sais de qui il s’agit, dit enfin la jeune femme. C’est Hyène, le pire des Anciens. Il nous suivra jusqu’à ce que nous nous endormions, puis il nous tuera et dévorera notre enfant.” « “Alors, je vais aller l’affronter sans attendre, avant que la fatigue et la soif ne m’ôtent toutes mes forces. Mais peut-être mourrai-je aujourd’hui, car Hyène est rusé et ses mâchoires sont puissantes. Je vais le combattre, mais toi, tu dois t’enfuir avec notre enfant.” Elle protesta, mais son mari resta inflexible. Il dédia un chant à l’Étoile du Matin, le plus grand des chasseurs, puis s’enfonça dans la nuit. N !uka s’enfuit en pleurant. Elle entendit un aboiement étranglé (!Xabbu reproduisit le son : tcheuf, tcheuf tcheuf ), puis son homme poussa un cri. Le silence retomba alors. Elle se mit à courir, implorant son enfant de ne pas faire de bruit. Après quelques instants, la voix résonna de nouveau derrière elle : “Je vois que vous êtes deux, un grand et un petit. Donne-moi le petit, car j’ai grand faim, et je laisserai l’autre s’en aller.” N !uka eut alors très peur, car elle avait désormais la certitude que Hyène avait tué son mari et s’apprêtait à leur faire subir le même sort, à son enfant et à elle. Personne ne pouvait lui venir en aide. Elle était seule dans la nuit. » Le ton de !Xabbu était inhabituel, comme si l’histoire qu’il racontait l’obligeait à utiliser des termes étranges pour conserver tout son sens dans une langue étrangère. Renie, qui se demandait, mal à l’aise, si son ami croyait ou non à ce récit, eut alors une révélation. C’était une histoire, ni plus, ni moins, mais les histoires étaient le vecteur par lequel les hommes donnaient forme à l’univers. !Xabbu avait donc entièrement raison quand il affirmait qu’il n’existait pas de différence entre les légendes, la religion et les théories scientifiques. Cette idée déroutante la libéra de certains de ses préjugés, mais elle perdit un instant le fil du récit. — … jaillissait du sable devant elle. Il faisait plus de trois fois sa taille. Elle le gravit, sans cesser de serrer son enfant contre elle. Le souffle de Hyène était sans cesse plus fort et, quand elle osa se retourner, elle vit que les yeux jaunes du prédateur se rapprochaient “Grand-Père Mante, Grand-Mère Étoile, aidez-moi, implora-t-elle encore une fois. Donnez-moi la force de grimper tout en haut de ce rocher.” Elle se hissa hors d’atteinte de Hyène et se terra dans une anfractuosité tandis qu’il faisait les cent pas en bas du refuge de N !uka. « “Bientôt, tu auras faim. Bientôt, tu auras soif, lui dit-il. Bientôt, ton enfant aura faim et soif, lui aussi, et il demandera de l’eau et du lait. Bientôt, le soleil se lèvera. Le rocher est nu, rien ne pousse à sa surface. Que feras-tu quand tu auras des crampes à l’estomac et que ta langue se craquellera comme la boue séchée ?” « La peur de N !uka ne fit qu’augmenter, car tout ce que Hyène venait de lui dire était vrai. Elle se mit à pleurer. “C’est ici que je vais mourir, s’écria-t-elle, en ce lieu où je n’ai pas d’amis et alors que ma famille se trouve loin de moi.” A ce moment, elle entendit que Hyène fredonnait de contentement. Il était prêt à attendre. « Alors, une autre voix résonna à ses oreilles : “Que fais-tu sur notre rocher ?” Quelqu’un descendit du sommet ; c’était l’un des gens qui s’assoient sur les talons. N !uka fut terrifiée par son apparition, car elle se rappelait que les siens étaient autrefois en guerre contre les babouins. « “Ne me fais pas de mal, l’implora-t-elle. C’est Hyène qui m’a poussée à me réfugier ici. Il a tué mon mari et attend que je descende pour nous tuer aussi, mon enfant et moi.” « L’individu la regarda longuement et lui répondit avec une colère manifeste. “Pourquoi me dis-tu ceci ? Pourquoi crains-tu que nous te fassions du mal ? L’avons-nous déjà fait ?” « N !uka baissa les yeux. “Ton peuple et le mien étaient ennemis, autrefois. Vous vous êtes battus contre Grand-Père Mante. Et je ne t’ai pas offert mon amitié.” « “Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas amis que cela fait nécessairement de nous des ennemis, répondit le babouin. Mais Hyène, lui, est notre adversaire commun. Monte au sommet du rocher, c’est là que se trouvent mes frères.” « N !uka s’exécuta. En haut du rocher, elle vit que tous les babouins portaient des coiffes faites de plumes d’autruche et de poils de blaireau. Ils étaient en train de fêter dignement un événement dont elle ignorait tout. Ils leur donnèrent à manger, à son enfant et à elle, et, quand tout le monde eut le ventre bien rempli, le plus sage des gens qui s’assoient sur les talons s’adressa à elle en ces termes : “Il nous faut maintenant réfléchir ensemble à ce que nous pouvons faire pour nous débarrasser de Hyène, car nous sommes piégés comme toi, et nous avons à présent mangé toute la nourriture et bu toute l’eau.” « Ils parlèrent longuement, tant et si bien que Hyène finit par perdre patience. “Je sens les gens qui s’assoient sur les talons, et je les croquerai eux aussi, les nargua-t-il. Descendez et offrez-moi le plus jeune et le plus tendre d’entre vous, et je vous laisserai partir.” Mais le vieux babouin ne répondit pas. Ton peuple est capable d’appeler la flamme rouge, dit-il à N !uka. Fais-la apparaître maintenant, car elle nous permettra peut-être de nous défendre.” N !uka sortit sa pierre à feu et s’accroupit pour se protéger du vent. Quand les premières flammes eurent pris, les babouins les mirent à profit pour chauffer une grosse pierre. Lorsque cette dernière fut brûlante, N !uka l’enroula dans une peau tendue par le vieux babouin, puis s’approcha du bord et appela Hyène. « “Je vais t’envoyer mon enfant, lui dit-elle, car j’ai faim et soif, et ce rocher est totalement nu.” « “Envoie-le, envoie-le, fit Hyène. J’ai grand-faim, moi aussi.” « N !uka laissa tomber la pierre, et Hyène bondit pour n’en faire qu’une bouchée. Lorsque la pierre se retrouva dans son ventre, elle le brûla atrocement et il implora les cieux de libérer la pluie, mais ils restèrent sourds à ses suppliques. Il se roula alors par terre et tenta de se faire vomir mais, pendant ce temps, N !uka et les babouins descendirent du rocher. Une fois en bas, ils s’armèrent de pierres et tuèrent Hyène. « N !uka remercia les gens qui s’assoient sur les talons, et le plus sage lui dit : “Souviens-toi que lorsque nous nous sommes trouvé un ennemi commun, nous sommes devenus amis.” Elle leur promit qu’elle ne l’oublierait jamais et, depuis ce jour, quand notre famille est en péril, nous disons : “Si seulement il y avait des babouins sur ce rocher.” » Renie quitta !Xabbu à l’arrêt de bus de Pinetown. Elle eut à peine le temps de lui dire au revoir car sa correspondance partait. Alors que le second bus s’engageait dans le trafic, elle vit que le petit homme consultait l’horaire et se sentit soudain coupable. Il est persuadé que les babouins vont accourir à son aide. Seigneur ! Dans quel pétrin l’ai-je fourré ? Et dans quel pétrin se retrouvait-elle, elle ? Elle s’était apparemment fait de terribles ennemis et, même si elle avait failli se faire tuer, elle ignorait encore à quoi elle était mêlée. Quant aux preuves, elle n’en avait presque aucune. Pourquoi « presque » ? D’accord, il te reste une image floue sur ton calpélec, et une autre sur l’ordinateur de Susan. Envoie ça à la Commission de l’ONU, pour voir ce que l’on en pense. « Oui, nous croyons que ces gens détruisent le cerveau de nos enfants. Sur quelle preuve fondons-nous cette accusation ? Sur cette photo qui représente des immeubles de grande taille. » Il y avait beaucoup de monde dans les rues à proximité de chez elle, ce qui la surprit. Une telle agitation était rare en semaine, mais les gens qu’elle croisait se comportaient comme si c’était la fête : ils discutaient en petits comités, appelaient à voix haute les personnes qu’ils connaissaient, faisaient circuler de nombreuses canettes de bière… Quand elle descendit du bus, elle sentit une légère odeur de fumée, comme si quelqu’un avait fait exploser des pétards. Ce n’est qu’une fois sur Ubusika Street qu’elle comprit, en voyant les sirènes des véhicules d’urgence et les caméras-robots flottant à proximité des flammes. Elle était à bout de souffle lorsqu’elle arriva au niveau du cordon de police. Une épaisse fumée s’échappait du toit de l’immeuble. Plusieurs fenêtres de son étage, dont celle de sa chambre, avaient explosé sous l’effet de la chaleur. Une peur atroce s’empara d’elle. Un jeune policier noir l’empêcha de passer malgré ses exhortations. Quand elle parvint enfin à lui expliquer qu’elle habitait là, il la dirigea vers une remorque installée sur le parking. La rue était occupée par plus d’une centaine de gens de l’immeuble, et au moins deux ou trois fois plus d’habitants du quartier, mais Renie ne reconnut pas son père parmi eux. Elle essaya frénétiquement de se souvenir de ce qu’il avait prévu de faire aujourd’hui. En temps normal, il était à la maison à cette heure de la journée. La cohue était telle à proximité de la remorque qu’elle n’avait aucune chance de pouvoir parler à quiconque pourrait l’aider. Des dizaines de personnes tentaient de se faire entendre, pour savoir si Untel ou Untel était blessé, ou tout simplement pour comprendre ce qui s’était passé. Renie fut bousculée en tous sens et eut soudain envie de crier. Quand elle réalisa que personne ne réagirait si elle se mettait à hurler à tue-tête, elle lutta pour s’extraire de la foule. Ses yeux s’emplirent de larmes. — Mademoiselle Sulaweyo ? entendit-elle. M. Prahkesh, le petit Asiatique corpulent qui vivait à l’autre bout du couloir, posa la main sur le bras de la jeune femme et la retira aussitôt, visiblement surpris d’avoir fait preuve d’une telle audace. Il était en pyjama et en robe de chambre, et n’avait pas eu le temps de lacer les takkies qu’il avait glissées à ses pieds. — C’est affreux, n’est-ce pas ? fit-il. — Avez-vous vu mon père ? — Non, répondit-il en secouant la tête. La confusion est totale, ici. Je sais que ma femme et ma fille sont dans les parages, car elles sont descendues en même temps que moi, mais je les ai perdues de vue depuis que nous sommes arrivés en bas. — Que s’est-il passé ? — Une explosion, je crois. Nous étions en train de manger et, à ce moment-là, boum ! (Il tapa dans ses mains.) Avant que nous ayons compris ce qui se passait, les gens criaient dans le couloir. Je ne connais pas la cause de cette déflagration. (Il haussa les épaules, visiblement nerveux, comme s’il avait peur qu’on l’accuse d’être responsable.) Avez-vous vu les hélicoptères ? Ils sont venus nombreux et ont lâché de la neige carbonique sur l’immeuble. Je suis sûr que cela nous rendra tous très malades. Renie s’éloigna de lui. Elle était incapable de partager son excitation. Sa famille à lui était saine et sauve, et nul doute que sa femme et sa fille devaient discuter à bâtons rompus avec les autres voisins. Tout le monde avait-il survécu ? Sûrement pas, d’après l’étendue des dégâts. Et où était son père ? Elle se sentait glacée. Elle avait si souvent souhaité qu’il disparaisse de sa vie une bonne fois pour toutes, mais elle n’aurait jamais voulu que cela se passe ainsi, à dix-neuf heures trente, dans une rue pleine de voyeurs excités et de victimes en état de choc. Un tel drame ne pouvait se produire aussi brusquement, si ? Ses yeux s’arrêtèrent sur les fenêtres noircies. L’explosion avait-elle eu lieu chez elle ? Se pouvait-il que son incursion chez Mister J ait conduit à ces représailles ? Elle secoua la tête et essaya de se convaincre qu’elle devenait paranoïaque. Un vieux chauffage, un branchement électrique mal isolé, un poêle usé… les causes ne manquaient pas pour expliquer un tel sinistre, et toutes étaient plus réalistes que la vengeance des propriétaires d’un club virtuel. La foule laissa soudain échapper un murmure horrifié. Les pompiers sortaient les premiers brancards par la grande porte. Pourtant terrifiée, Renie fut incapable d’attendre plus longtemps. Elle tenta de se frayer un passage entre les badauds, sans succès. Elle reflua en jouant des coudes, dans l’espoir de contourner l’attroupement et d’arriver à la porte d’entrée de l’immeuble de l’autre côté du cordon de police. Il était assis à même le trottoir, tout près d’un fourgon vide. Il se tenait la tête à deux mains. — Papa ! Papa ! Elle tomba à genoux et l’entoura de ses bras. Il leva lentement les yeux, comme s’il ne comprenait pas vraiment ce qui se passait. Il empestait la bière, mais elle s’en moquait éperdument. — Renie ? C’est toi, ma fille ? Il la regarda fixement et elle craignit un instant qu’il se mette à la frapper. Au lieu de cela, il éclata en sanglots, la prit dans ses bras et nicha sa tête dans son cou. Il la serra si fort qu’il l’empêchait de respirer. — Si tu savais comme je me sens coupable, gémit-il. J’aurais pas dû… j’ai cru que tu étais à l’intérieur. J’ai honte de moi, Renie. — Mais de quoi tu parles, papa ? Qu’est-ce que tu as fait ? — Je savais que tu reviendrais pas de la journée, que tu étais allée voir ton amie professeur, répondit-il en refusant de la regarder droit dans les yeux. Walter est arrivé et m’a dit : « Si on se payait un peu de bon temps ? » Mais j’ai trop bu. Quand je suis revenu, l’immeuble avait brûlé et je croyais que tu étais dedans et, et… j’ai tellement honte de moi… — Tout va bien, papa. Je viens juste de rentrer. Mais je me faisais du souci pour toi. Il inspira profondément et tenta vainement de calmer ses nerfs. — Quand j’ai vu le feu qui dévorait tout, je… Dieu m’est témoin, ma fille, j’ai repensé à ta pauvre mère. J’ai cru que je t’avais perdue, toi aussi. Renie pleurait tout autant que lui, et elle ne le lâcha que de longues minutes plus tard. Ils restèrent assis côte à côte, à regarder les dernières flammes succomber à l’assaut des pompiers. — Tout a brûlé, tout, chuchota Long Joseph. Les jouets de Stephen, l’écran mural… je sais pas ce qu’on va faire, ma fille. — Pour commencer, je crois qu’un bon café nous ferait du bien. Elle se leva et lui tendit la main. Il la saisit et se mit debout à son tour, les jambes flageolantes. Leur immeuble ressemblait à un champ de bataille, sauf qu’il n’y avait pas de vainqueur, juste des vaincus. — Un café ? répéta-t-il. Bah, pourquoi pas, après tout. 16 LA TERRIBLE TOUR DE SENBAR-FLAY INFORÉSO/FLASH : Meurtre nanotechnique. (visuel : photo de Garza, prise à l’école) COMM : Les avocats représentant les parents de Desdemona Garza, qui est morte brûlée vive, ont déclaré que le laxisme en terme de surveillance des entreprises chimiques était un « permis de tuer les conduisant à commettre des meurtres nanotechniques ». (visuel : enfants dans un magasin de vêtements) Garza, âgée de sept ans, est morte lorsque sa veste ActiveX™ a pris feu. Selon ses parents, ce drame serait dû à la conception défectueuse du vêtement… Les lanternes du quartier des voleurs étaient ternes et espacées, poissons luisants immobiles, noyés dans le secteur criminel du vieux Madrikhor. Les gardes de la ville criaient l’heure depuis les remparts ; tout plutôt que de pénétrer dans ce coupe-gorge. Thargor, lui, contemplait pensivement sa chope d’hydromel. Il ne leva pas les yeux en entendant les pas qui s’approchaient, mais tous ses muscles se contractèrent. Voleuse de Vies était légère dans son fourreau, prête à jaillir en un instant et à châtier quiconque serait assez stupide pour attaquer le fléau du Pays du Milieu. — C’est toi, Thargor ? Le nouvel arrivant n’était autre que Simmeck, engoncé dans une robe épaisse qui avait pour double fonction de le protéger du froid et de lui permettre de se déplacer incognito. Le petit voleur avait eu maille à partir avec la guilde locale et, pour le moment, il n’était pas le bienvenu dans le quartier. — Évidemment que c’est moi. Ça fait des heures que je t’attends ! — J’ai été retardé par… une mission dangereuse, répondit l’autre de manière peu convaincante. Mais je suis là, désormais. Si tu me disais où nous allons ? — Dix minutes de plus et je partais sans toi, répondit Thargor en se levant. Allons-y. Et arrête de parler comme un guignol, tu veux ? Ce n’est plus un jeu, maintenant. — Alors, comme ça, nous nous rendons à la tour du magicien Senbar-Flay ? Fredericks avait du mal à se faire à l’idée qu’il n’avait pas besoin de jouer le rôle de Simmeck. — Tu parles ! C’est lui qui m’a envoyé dans ce fichu tombeau, et je tiens à savoir pourquoi. Orlando devait faire des efforts incessants pour rester calme. Il aurait préféré se téléporter directement dans la forteresse de Flay, mais les règles du Pays du Milieu étaient extrêmement strictes pour ce qui était des distances et des temps de voyage : à moins de disposer d’un sort de déplacement ou d’une monture magique, il fallait se mouvoir à la vitesse de la VTJ. Et ce n’était pas parce qu’Orlando n’avait plus envie de jouer qu’il pouvait modifier les règles. Au moins, son cheval était ce qui se faisait de mieux dans le monde simulé. — Mais comment tu fais pour être là ? demanda Fredericks d’un air inquiet. Tu t’es fait tuer… enfin, Thargor, je veux dire. — Ouais, mais j’ai finalement décidé de porter plainte auprès du Concile. De toute façon, les juges ne verront jamais ce que j’ai vu parce que tout a été effacé. La cité restera donc un secret. — Mais, dans ce cas, ils ne pourront que confirmer la mort de Thargor. (Fredericks piqua des deux car son cheval, moins rapide que Noirebise, perdait en permanence du terrain.) Ta parole ne suffira pas pour qu’ils l’annulent. — Je sais bien, crétin. Mais tant que sa mort n’est pas prouvée, Thargor reste bel et bien vivant. Et je suis vachement plus efficace sous ses traits dans le Pays du Milieu. T’imagines, si je devais aller voir Senbar-Flay en tant que Will Petitpain, le mercenaire nain ? — Oh, fît Fredericks, pensif. T’as été vachement malin, sur ce coup, Gardino. C’est comme si tu te faisais libérer de prison pour aller prouver toi-même que t’es innocent. Tu sais, comme dans le film de Jonny Pikkaglass. — Ouais, si on veut. Les rues étaient calmes ce soir, ce qui n’avait rien de surprenant compte tenu du fait que les partiels de fin de semestre approchaient. Un journaliste avait un jour dit que Madrikhor ressemblait à une ville balnéaire de Floride : sa population augmentait de manière démesurée durant les vacances scolaires. Le réveillon qui se tenait sur la place du Roi-Galathiel ne différait pas franchement de celui auquel on pouvait assister à Lauderdale, sauf qu’en Floride, les casques à pointe et les haches d’armes restaient au vestiaire dans ce genre d’occasion. Les deux hommes quittèrent le quartier des voleurs et remontèrent la rue des Petits-Dieux. Orlando préférait faire un détour plutôt que de passer devant le palais des Ombres. Ceux qui se rendaient là n’étaient pas de vrais joueurs à ses yeux : ils ne faisaient jamais rien. Ils se contentaient de participer à des orgies permanentes, dans lesquelles ils se faisaient passer pour des vampires ou des démons, et multipliaient les actes qu’ils jugeaient décadents. Orlando les trouvait pitoyables. Mais si l’on avait le malheur d’entrer dans leur palais, c’était l’enfer pour en ressortir. Installés là depuis les premiers temps de Madrikhor, ils faisaient la loi dans leurs murs. Une fois, Fredericks l’avait emmené à une fête organisée au palais. Orlando avait passé le plus clair de son temps à éviter de prêter attention aux autres, principalement parce qu’il savait que ces exhibitionnistes n’attendaient que ça et qu’il n’avait pas envie de leur faire ce plaisir. Il avait fait la connaissance d’une fille sympa qui s’était choisi un simul de morte-vivante – suaire en loques, peau blanche et putréfiée, yeux enfoncés dans leurs orbites – et ils avaient discuté un moment. Elle parlait avec un accent anglais mais vivait à Gibraltar et rêvait de se rendre un jour en Amérique. Selon elle, le suicide pouvait être un art, ce qu’il avait trouvé franchement débile mais, cela mis à part, il avait apprécié sa conversation, même si elle n’avait jamais entendu parler de Thargor. En fait, elle n’avait même jamais mis les pieds hors du palais des Ombres. Ils en restèrent là, bien sûr, même si elle paraissait tout à fait disposée à le revoir. Au bout de deux heures, il était parti pour le Garrot-Couteau, où il savait pouvoir retrouver ces mercenaires friands d’histoires improbables. La plus haute tour du palais était illuminée ; Orlando s’en aperçut alors que Fredericks et lui s’engageaient dans l’allée du Mendiant-Aveugle, qui débouchait sur le fleuve. Sans doute les sybarites organisaient-ils encore une de leurs stupides soirées initiatiques. Il essaya de se souvenir du prénom de sa morte-vivante : Maria, Martina ? Impossible à dire. Il se demanda s’il la reverrait un jour. Probablement pas, à moins qu’il ne retourne au palais. Autrement dit, jamais. La demeure de Senbar-Flay était bâtie au bout d’une jetée qui s’avançait sur le fleuve Ombrargent. Nichée au-dessus de l’eau, elle faisait penser à une gargouille, silencieuse et menaçante. Fredericks arrêta son cheval et regarda longuement leur destination. Il faisait trop sombre pour qu’Orlando puisse voir son visage, mais son compagnon n’avait pas l’air heureux. — T’y es déjà allé, pas vrai ? demanda Fredericks. — Une fois, ouais. Enfin, plus ou moins. — Comment ça ? — Il m’a directement fait entrer à l’intérieur, par magie. Il m’a embauché pour un boulot, tu te rappelles ? — Autrement dit, tu connais pas ses défenses, c’est ça ? Hé ! Gardiner, t’es peut-être mort, mais moi, non. J’ai pas envie que Simmeck se fasse buter pour rien. Orlando le regarda méchamment. Il dut se retenir pour ne pas dégainer son épée runique et menacer le petit voleur, comme il le faisait chaque fois que quelqu’un l’énervait, mais il ne fallait pas oublier que Fredericks avait accepté de venir pour lui rendre service. — Écoute, répondit-il aussi calmement que possible, j’ai déjà exploré des trucs autrement plus sérieux, alors arrête de claquer des dents, tu veux ? — T’as un plan, au moins, ou t’as juste l’intention de percer un trou dans le mur en tapant dedans avec ton crâne de piaf ? Dans le quartier des voleurs, on dit que la tour est défendue par un griffon. Et ce genre de bestiole, il faut quasiment une arme nucléaire pour en venir à bout, monsieur le super-craignos. Orlando sourit de toutes ses dents. Cela lui faisait plaisir de se chamailler avec Fredericks et de repartir à l’aventure sous les traits de Thargor. — C’est vrai qu’ils sont costauds, mais ils sont bêtes comme c’est pas permis. Allez, viens, Frederico. T’es un voleur, oui ou non ? Au début, tout se passa bien. À la demande d’Orlando, Fredericks avait apporté de quoi se débarrasser des plantes empoisonnées qui infestaient le jardin du magicien, et les quatre hommes d’armes n’avaient pas fait le poids contre Thargor et sa fidèle Voleuse de Vies. Les murs de pierre de la tour étaient lisses comme du verre, mais Orlando avait survécu aux pires défis que proposait le Pays du Milieu et ne se déplaçait jamais sans corde. Il accrocha son grappin à la rambarde du quatrième étage et, bientôt, se retrouva sur un balcon eu mosaïque et aida Fredericks à le rejoindre. — Ç’aurait pas été plus simple de lui demander pourquoi il a voulu t’envoyer là-bas ? La respiration hachée de Simmeck était très convaincante. Nul doute que Fredericks avait eu l’implant haut de gamme qu’il désirait pour son anniversaire. — Oh, fenfen, Fredericks, sers-toi un peu de tes neurones, tu veux ? S’il a fait ça juste pour que Thargor se fasse descendre, tu crois vraiment qu’il me l’aurait dit ? — Pourquoi tu voudrais qu’il soit dans le coup ? Tu sais même pas qui c’est, Senbar-Flay. — Je ne crois pas le savoir, nuance. Mais même si je le connais pas, ça veut pas dire grand-chose. Thargor a énervé tellement de monde… — En ce moment, c’est moi qu’il est en train d’… Fredericks n’alla pas plus loin. Le griffon venait de faire son apparition. Son grand bec luisait à la clarté de la lune et il agitait doucement la queue, à la manière d’un chat avançant vers sa gamelle. — Fais gaffe, Thargor ! (Sous l’effet du stress, Fredericks avait replongé dans le jeu. Mais il se reprit bien vite.) C’est un rouge, le plus cher de tous. Les armes magiques ne lui font rien. — Ça, je l’aurais parié, grommela Orlando en dégainant son épée. Le monstre mi-lion mi-aigle faisait près de deux mètres cinquante au garrot. Il s’arrêta et fixa ses deux adversaires de ses yeux inexpressifs, avant de décider que Thargor devait être éliminé en priorité. Orlando était écœuré. Il avait espéré que le griffon commencerait par s’en prendre à Simmeck, ce qui lui aurait permis de l’attaquer de flanc. La créature tourna la tête de côté pour mieux le voir, car ses yeux très espacés ne lui offraient qu’une vision binoculaire très restreinte. Orlando saisit aussitôt l’occasion qui s’offrait à lui : il avança jusqu’à se trouver tout près de la bête, puis lui sauta à la gorge. Mais le griffon voyait mieux que prévu, à moins que ses réflexes ne soient particulièrement affûtés. Il se rejeta en arrière pour éviter l’assaut et riposta d’un coup de patte. Orlando exécuta un roulé-boulé pour se mettre hors de portée des griffes acérées, puis se releva et frappa les parties vitales du monstre. Voleuse de Vies rebondit dans un grand bruit métallique. — Zone ! C’est comme s’il portait une cotte de mailles, s’exclama-t-il en se dégageant rapidement, des fois que la créature ait l’idée de se laisser tomber sur lui. — La corde ! lui cria Fredericks. Retourne à la corde ! Orlando brandit de nouveau son épée et se mit à tourner lentement autour de son adversaire. Ce dernier laissa échapper un rugissement amusé en pivotant pour ne pas le perdre de vue. — Pas question. C’est pas lui qui va m’empêcher d’entrer. Fredericks faisait des bonds à côté de la corde. — Arrête tes conneries, Orlando. Si tu te fais tuer encore une fois avant que le Concile ait délibéré, tu réintégreras jamais le jeu. — Dans ce cas, je n’ai plus qu’à m’en tirer, pas vrai ? Et maintenant, ferme-la et rends-toi utile, tu veux ? Il se jeta de côté pour éviter une nouvelle attaque. Les griffes du gardien déchirèrent sa cape et labourèrent son flanc. Orlando était tout à fait capable de soutenir une discussion en plein combat simulé, mais ce n’était pas pour rien qu’il avait choisi un personnage laconique. Les traits d’esprit étaient bons pour les duellistes professionnels, pas pour les chasseurs de monstres. Ces sales bêtes se laissaient rarement distraire par les reparties de leurs adversaires. À coups de bec et de griffes, le griffon rouge le repoussait lentement vers la rambarde. Encore quelques pas et il se retrouverait piégé. — Orlando, la corde ! Il risqua un bref coup d’œil sur le côté. Il avait encore la possibilité de s’enfuir, mais après ? Il pourrait survivre sans Thargor, se créer un autre personnage, même si toutes les années passées à jouer le mercenaire étaient définitivement perdues. Mais s’il reconnaissait la défaite, il n’aurait peut-être plus la moindre occasion d’en apprendre davantage sur la cité d’or. Et aucun alter ego virtuel, fût-il aussi important pour lui que Thargor, ne pourrait accaparer son attention autant que la brève vision qu’il avait eue dans le tumulus. Elle l’obsédait véritablement. — Fredericks, prends la corde et enroule-la autour de la rambarde. Allez ! — Pas la peine, elle tiendra bien comme ça. Orlando jura et recula d’un pas. Le monstre le suivit, en restant juste hors de portée de l’épée runique. — Ne discute pas, fais-le ! Fredericks s’exécuta frénétiquement. Orlando visa les yeux du griffon pour le distraire, mais la lame ricocha sans dommage sur le bec de la créature. La contre-attaque faillit arracher le bras du barbare. — C’est fait ! — Balance ce qui te reste au-dessus du cou de cette saleté. Fais comme si j’étais de l’autre côté et si j’attendais que tu me l’envoies, ordonna Orlando en repoussant un nouveau coup de patte. Fredericks faillit protester, se ravisa et lança la corde comme son ami le lui avait demandé. Surpris par ce poids soudain, le griffon leva la tête. La corde retomba à quelques mètres de la main gauche de Thargor. — Maintenant, attire son attention. — Comment ? — Zone, Fredericks ! Raconte-lui une de tes blagues à la con ! Fais ce que tu veux, mais distrais-le ! Le voleur ramassa un pot en argile décorant le balcon. Le soulevant à deux mains, il le jeta sur le monstre. Le récipient vola en éclats contre la cage thoracique de ce dernier, qui tourna la tête vers lui et cracha comme s’il avait affaire à un insecte irritant. Profitant de la seconde d’inattention de son adversaire, Orlando se saisit de la corde et bondit sur le cou du griffon. Mais celui-ci s’était déjà retourné, et le bec s’abattit avec violence. Thargor s’effondra, se releva aussitôt et passa sous la créature. Celle-ci grogna méchamment ; elle se lassait de cet humain un peu trop rapide à son goût. Orlando laissa tomber Voleuse de Vies et sauta sur le dos du griffon, saisissant la crinière rouge à pleines mains pour ne pas être aussitôt éjecté. Une fois assis, il planta ses talons dans le cou du monstre et tira la corde de toutes ses forces. Pourvu qu’il ne lui vienne pas à l’idée de se rouler par terre pour m’écraser, songea-t-il. Ce fut sa dernière pensée cohérente avant de longues minutes. Le grand ver de Château-Morsin était immense et glissant, et le combat qui l’avait en son temps opposé à Thargor avait été d’autant plus pittoresque qu’il s’était déroulé sous l’eau. Même un connaisseur comme Orlando avait été impressionné par le réalisme de l’expérience. S’il avait pris le temps d’y penser, il aurait sans doute été tout aussi subjugué par la conscience professionnelle des concepteurs du griffon. Ces derniers avaient en effet prévu la tactique qu’il venait de mettre en œuvre, ce qui leur avait permis de simuler un rodéo de folie à une quinzaine de mètres de hauteur. Malgré ses cris, Fredericks restait invisible. Le balcon tout entier n’était qu’une vague tache de couleur, tandis que la créature qu’il chevauchait gigotait en tous sens. Il avait l’impression de lutter contre une bétonnière en furie. Il se pencha sur le cou de la bête en tirant plus encore sur la corde. Il se trouvait au seul endroit où les griffes et le bec de son adversaire ne pouvaient pas l’atteindre, mais le griffon faisait tout son possible pour l’empêcher d’y rester. Chaque spasme, chaque convulsion manquait le jeter au sol. Les grognements du monstre ne reflétaient plus le moindre amusement, mais rien ne permettait de déterminer qu’il était en train d’étouffer. Orlando se demanda brièvement si les griffons rouges respiraient. Ils étaient bien immunisés contre les armes magiques, après tout… Ce serait bien ma veine, tiens. Le monstre se cabra violemment et Orlando comprit qu’il ne tiendrait que quelques secondes de plus. Par souci de réalisme, il récita mentalement la prière favorite de Thargor et tira sa dague de sa botte. Il resserra sa prise sur la corde et le cou de la bête puis, jugeant le moment propice, planta sa lame dans l’œil du griffon. Le grognement se transforma en cri d’agonie. Orlando s’envola de manière très convaincante. Il tomba à terre et, avant qu’il ait eu le temps de se relever, le monstre s’effondra sur lui dans un flot de sang. — Dzang, mec. Ho dzang. Supra-buzz. T’as vraiment été grand, aujourd’hui. Orlando s’assit lentement. Fredericks s’était rapproché de lui ; les yeux de Simmeck brillaient d’excitation. — Heureusement que j’utilise pas de capteurs tactiles, grogna Orlando alors que son ami l’aidait à se relever. Mais j’aurais dû diminuer le retour. La vache, qu’est-ce que ça fait mal. — Ouais, mais tu sais bien que t’es obligé de le laisser en marche si tu veux qu’on rajoute les adversaires que t’as butés à ton tableau de chasse. Orlando poussa un long soupir et regarda le griffon. Mort, il paraissait encore plus impressionnant que vivant. Il occupait la quasi-totalité du balcon. — Si tu savais ce que j’en ai à foutre, Frederico… Pour le moment, j’ai d’autres problèmes, comme entrer dans cette tour. Si Thargor est déclaré mort, qu’est-ce que ça changera qu’il ait une croix de plus sur sa fiche ? — C’est toujours ça de pris, pour sa carrière. Tu sais, comme pour les sportifs. — C’est pas vrai, qu’est-ce que tu peux être nul. Allez, viens. Il ramassa Voleuse de Vies et l’essuya sur le griffon avant de se diriger vers la porte du balcon. Il n’y avait sans doute pas d’autres gardes à proximité, sans quoi ils n’auraient pas manqué de se joindre aux festivités en entendant le raffut. La porte s’ouvrait sur le bas d’un large escalier constitué de formes humaines qui se tordaient de douleur. Les quelques torches fixées au mur permirent à Orlando de distinguer une rangée de bouches qui s’ouvraient et se fermaient continuellement tout le long de la rambarde. Elles laissaient échapper un murmure permanent, et nul doute qu’il les aurait trouvées inquiétantes s’il n’avait vu une publicité pour cette décoration – les « mes torturées » — dans un récent magazine de micro. — C’est bien un magicien, tiens, fit-il, écœuré. Fredericks hocha la tête. L’escalier menait à plusieurs étages qui regorgeaient de matériel de magie classique. Orlando reconnut la plupart des ustensiles, presque tous très bon marché. Senbar-Flay avait visiblement dépensé tous ses crédits pour se payer son griffon. Pas de bol, vieux, songea-t-il. Mais peut-être que tu avais pensé à l’assurer… Il ne perdit pas de temps à fouiller les premiers étages, sachant que les magiciens, tout comme les chats, recherchent toujours les perchoirs d’où ils peuvent toiser les gens. Les deux compagnons ne furent pas dérangés, excepté par un groupe d’araignées, aussi grosses que lentes, qu’Orlando dispersa de quelques coups d’épée. Ils trouvèrent Senbar-Flay au dernier étage, dans une grande salle circulaire dont les nombreuses fenêtres offraient une vue exceptionnelle de Madrikhor. Le magicien dormait, allongé dans un cercueil noir, protégé par une bulle de verre. — Il est pas là, fit un Fredericks soulagé, mais son simul est protégé. Orlando examina la forme inerte du magicien. Senbar – Flay portait la même robe qu’au cours de leur première rencontre : un tissu noir aux reflets métalliques. Son casque avait été constitué à partir d’un crâne de gobelin, mais Orlando était sûr que le sorcier n’avait pas tué ce dernier. Les marchés de Madrikhor regorgeaient en effet d’ustensiles de ce genre, vendus par les aventuriers désireux d’améliorer leur armement ou leurs attributs, ou même de bénéficier d’un peu plus de temps de connexion. Pour ajouter un cachet exotique à l’ensemble, les gants de Senbar-Flay étaient en peau humaine. — Des mains divines, commenta Fredericks en apercevant les traces de coutures. J’en ai vu dans une boutique de la GaMar Lambda. Je crois qu’elles permettent de commander aux morts. Qu’est-ce que tu vas faire, Orlando ? Il est pas là. — Je l’ai compris quand je me suis aperçu que le bruit du combat ne l’avait pas fait venir. Mais c’est lui qui m’a envoyé dans cette tombe où il m’est arrivé ce truc vraiment louche. Je veux des réponses. (Il glissa la main dans sa poche et en tira un petit rond noir de la taille d’un jeton de poker.) Et je vais les obtenir. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Les sorciers ne sont pas les seuls à s’y connaître en magie. (Il laissa tomber l’objet par terre, puis tira dessus jusqu’à ce qu’il devienne aussi large qu’une assiette.) Hé, Beezle, sors de là, tu veux ? La créature aux trop nombreuses pattes émergea du trou noir. — Du calme, patron, fit-elle. Je suis là. — Mais qu’est-ce que tu fiches ? s’affola Fredericks. Tu peux pas faire ça, les agents sont interdits dans le Pays du Milieu ! — Je peux faire tout ce que je veux, du moment que j’ai le matos nécessaire. — Mais tu risques de te faire interdire l’entrée à vie. Et je parle pas de Thargor, mais de toi ! — Seulement si quelqu’un cafte, répondit Orlando en regardant durement son ami. Et qui pourrait faire ça, hein ? Tu comprends maintenant pourquoi je ne vais pas demander que le griffon soit ajouté à mon tableau de chasse ? — Mais si quelqu’un vérifie l’enregistrement ? Orlando soupira. Quand Fredericks était lancé, il pouvait argumenter des jours durant. — Beezle, sonde-moi ce point de connexion du sol au plafond. Déniche-moi tout ce que tu trouves en local, mais concentre-toi surtout sur les communications extérieures. — C’est parti. L’insecte de dessin animé replongea dans son trou, et on entendit aussitôt un grand vacarme produit par un concert de tronçonneuses et de marteaux-piqueurs. — Personne ne vérifiera cet enregistrement à moins que Senbar-Flay le demande, expliqua Orlando. Et tu peux être sûr qu’il le fera pas s’il a quelque chose à cacher. — Et si c’est pas le cas ? — J’aurai plus qu’à lui présenter mes excuses, pas vrai ? Et à lui acheter un nouveau griffon. Orlando agrandit la fenêtre pour ne plus voir le visage boudeur de Fredericks. Il la rendit opaque pour éviter d’être distrait par l’expression de son ami et étudia les données que Beezle projetait sur l’écran ainsi créé. — Il s’appelle Sasha Diller. Jamais entendu parler de lui. Et toi ? — Moi non plus. Fredericks était particulièrement renfrogné. Il devait penser à ce qui risquait de lui arriver si le Concile des Juges avait vent de cette histoire. — Enregistré à Palm Beach. Tiens, j’aurais pourtant cru qu’un gosse de riche ferait mieux que ça. Le griffon excepté, tout est basique, ici. Niveau douze, mais ça, je le savais déjà. Appels ? Presque aucun, ni dans un sens, ni dans l’autre. Quelques points de connexion que je ne reconnais pas… hem, on l’a pas beaucoup vu dans le coin, ces derniers temps. Orlando tendit le doigt vers une portion de la fenêtre, qui s’élargit aussitôt. Il poussa une exclamation de surprise. — Quoi ? fit Fredericks. — Il est juste venu deux fois dans le Pays du Milieu au cours des six derniers mois. Deux jours de suite, et c’est le second qu’il m’a proposé la mission. — C’est louche, concéda Fredericks en jetant un œil au corps inerte de Senbar-Flay. Dis, si tu te contentais de télécharger tout ce qui t’intéresse ? Comme ça, on pourrait fiche le camp plus vite. Orlando sourit, sachant qu’on discernait à peine cette expression sur le visage de son simul. Thagor n’était pas doué pour sourire. — Quel voleur tu fais ! C’est comme ça que tu te comportes quand tu « travailles » ? Comme un gosse qui descend pendant que ses parents dorment pour aller regarder ses cadeaux de Noël avant le grand jour ? — Simmeck respecte les règles du Pays du Milieu, lui, au moins, répondit Fredericks en se drapant dans sa dignité. Il a pas peur de grand-chose, mais moi, ça me plaît pas du tout qu’on puisse m’interdire de jouer ici à vie. — D’accord. De toute manière, ça m’étonnerait que ce type revienne rapidement. Orlando ferma la fenêtre puis la rouvrit brusquement, surpris par un détail qu’il venait tout juste d’apercevoir. Il resta un long moment immobile puis, voyant que Fredericks redevenait nerveux, il chargea l’information sur son système personnel. — Quoi ? Qu’est-ce que c’était ? demanda Fredericks lorsque la fenêtre fut enfin close. — Rien, répondit Orlando en se tournant vers le trou. Beezle, t’as fini ? Par esprit de contradiction, l’agent apparut au plafond, pendant à une corde si peu réaliste qu’elle ne pouvait faire partie de la tour du sorcier. — Ça dépend de ce que vous entendez par « fini », patron. Si vous voulez une recherche vraiment poussée, alors non. Mais je vous ai déjà dégoté tous les trucs prioritaires. Orlando connaissait Beezle depuis de longues années, ce qui lui permettait de comprendre le sens des paroles de son agent. Maintenant que tous les renseignements d’importance avaient été téléchargés, l’insecte devait être en train de faire l’inventaire de l’équipement du magicien, afin de découvrir d’où provenait chaque ajout à la tour. — Ça fera l’affaire. Vois quand même d’où sort ce griffon. Et en détail, hein ? Beezle tourbillonna au bout de sa corde. — C’est fait, clama-t-il. — Dans ce cas, on file. Retourne au balcon et descends, Frederico. — Par la corde ? Mais pourquoi est-ce qu’on quitte pas le jeu, tout simplement ? — Parce qu’on ne part pas de la même manière, toi et moi. Toi, tu repasses par là où on est venu. Vérifie bien qu’on n’a pas laissé de traces derrière nous… tu sais bien, la clef du grand salon de la guilde des voleurs, des trucs comme ça… — Très drôle. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? — Fais-moi confiance, il vaut mieux que tu le saches pas. Orlando laissa son ami prendre une avance confortable. Puis, quand il jugea que Simmeck se laissait probablement descendre en rappel – Fredericks avait dépensé beaucoup de points pour doter son voleur de cette faculté, et il ne devrait donc pas connaître le moindre problème –, il fit revenir Beezle. — Et maintenant, patron ? On va dans un coin intéressant ? — On rentre chez nous, c’est tout. Mais pas tout de suite. Est-ce qu’on peut laisser une petite bombe informatique derrière nous ? Beezle sourit de toutes ses dents. — Qu’est-ce qu’on s’éclate, aujourd’hui. Vous voulez quoi, exactement ? — Je ne peux pas toucher au fichier central et je ne peux pas non plus modifier l’enregistrement comme on l’a fait pour la mort de Thargor, même dans le seul système de ce type. Mais je veux m’assurer que, si quelqu’un vient ici après moi, il ne pourra pas savoir ce qui s’est passé, à moins de remonter jusqu’au Concile des Juges. — À vous de voir, patron. Si vous voulez, je peux tout griller. Dans ce cas, c’est le bordel assuré. Orlando hésita un instant. Le risque encouru était beaucoup plus grand que ce que Fredericks craignait. Cette histoire était devenue vitale pour lui, et tout reposait sur les informations que Beezle venait de lui fournir, informations qu’il n’avait même pas eu le temps d’étudier en détail. Mais il n’était pas devenu Thargor, le fléau du Pays du Milieu, en reculant face au moindre danger. — Fous-moi tout ça en l’air, ordonna-t-il. — T’as fait quoi ? — Je l’ai bousillé. Mais seulement de l’intérieur. Personne ne pourra s’en rendre compte à moins d’entrer dans la tour. Fredericks avait récupéré son simul de body-builder. Il se mit debout si rapidement qu’il alla percuter le mur. Orlando augmenta légèrement la gravité et son ami se posa doucement à côté de la pyramide aux trophées. — Mais t’es complètement frappé, ma parole ? hurla-t-il. Tu risques pas seulement la peine de mort dans le Pays du Milieu, là. Tu peux te faire virer du réseau à vie, et même condamner. T’as détruit un truc qui t’appartenait pas ! — T’énerve pas, Frederico. C’est pour ça que je t’ai fait dégager avant moi. Tu ne risques rien. Fredericks serra les poings, manifestement furieux bien que ses traits ne soient pas aussi expressifs que ceux de Simmeck – c’était sans doute une indication importante pour ce qui était de la personnalité de l’adolescent, mais Orlando aurait été bien incapable de dire laquelle. — Je me fous de moi ! s’emporta Fredericks. Non, c’est pas vrai, mais… qu’est-ce que tu déconnes, Gardiner ? Maintenant que Thargor est mort, tu fais tout pour qu’on te vire du réseau. Tu te prends pour un martyr, ou quoi ? — Tu me rappelles ma mère, lui répondit Orlando, tout sourire. — Je t’interdis de me dire ça ! Orlando fut stupéfait par la colère de son ami. — Pardon, je… je voulais juste te taquiner. Attends, je vais te montrer un truc. Beezle ! Repasse-moi l’info, tu veux ? La fenêtre apparut entre les deux simuls. — Tiens, mate un peu, poursuivit Orlando en agrandissant l’endroit qui l’intéressait. Vas-y, lis-moi ça. — C’est… on dirait un ordre de fermeture de point de connexion, fit Fredericks en plissant les paupières. La tour de Senbar-Flay doit bientôt être détruite ? Mais alors… pourquoi t’as fait ça, Gardiner ? S’ils ont l’intention de la bousiller eux-mêmes… — Tu n’as pas fini. Regarde qui a demandé au Concile de boucler le point de connexion. — Un juge du comté de… Palm Beach, en Floride. — Et tu as vu la date ? Il y a six mois de ça. Et depuis, on s’en est servi que deux fois. — Je pige pas, reconnut Fredericks en secouant la tête. — Diller est mort, ou en taule, je sais pas, moi. En tout cas, ça fait six mois qu’il ne vient plus dans le Pays du Milieu. Mais, pour une raison que j’ignore, son point de connexion a pas été effacé. Pis encore, quelqu’un s’en est servi – ainsi que du simul de Diller – pour se payer les services de Thargor. — La vache, c’est dingue ! T’en es sûr ? — Je ne suis sûr de rien, mais Beezle est en train de vérifier. Tu as quelque chose, Beezle ? L’agent sortit d’une fissure murale. — Tout ce que vous voulez sur Diller, patron. Pour le griffon, j’ai pas encore fini. — Envoie-moi déjà ce que tu as. Non, dis-le-moi, ça suffira. — Diller, Seth, Emmanuel… vous voulez sa date de naissance et tout le tintouin ? — Seulement le résumé. Je t’arrêterai si je veux plus de détails. — Il est dans le coma, et l’ordre de clôture de son point de connexion a été émis le jour même où son exécuteur testamentaire a été nommé. Treize ans. Parents morts, une grand-mère qui a demandé une assistance légale pour pouvoir poursuivre le Pays du Milieu et les divers fabricants de matériel électronique, principalement Krittapong et ses filiales. — Autrement dit, lui est assez riche pour se payer du matos haut de gamme, mais sa grand-mère ne peut pas traîner Krittapong en justice ? Beezle agita les pattes. — Tout l’équipement porté sur le fichier a au moins quatre ans, voire plus. Vous voulez que je me renseigne sur l’état des finances de la grand-mère ? Diller, Judith, Ruskin… — Non, pas la peine. (Orlando se tourna vers Fredericks, qui commençait à le croire.) Ce type est dans le coma, autrement dit, c’est comme s’il était mort. Son exécuteur testamentaire veut fermer son point de connexion, probablement pour faire des économies. En plus de ça, sa grand-mère poursuit le Pays du Milieu. Mais malgré tout, le point de connexion reste ouvert, et quelqu’un d’autre que Diller s’en sert au moins deux fois. Son équipement était de bonne qualité il y a quelques années, mais il commence à être dépassé aujourd’hui et sa grand-mère n’a pas d’argent. Mais la tour est quand même gardée par un griffon rouge nec plus ultra, pour être sûr que personne n’y entre. Combien tu veux parier qu’il a été acheté après que Diller a cessé d’utiliser son point de connexion ? — Je m’occupe du griffon, patron, mais il est plutôt coton, intervint Beezle. — Continue. Alors, qu’est-ce que tu en dis, Frederico ? En quelques minutes, ce dernier était passé d’une grande agitation à une totale apathie, tant et si bien que l’on aurait pu se demander s’il occupait encore son simul. — Je sais pas, admit-il enfin. Ça devient complètement dément, Orlando. Qui peut vouloir garder un point de connexion alors que le propriétaire a demandé sa fermeture ? — Je te parie que le responsable a bidouillé les registres du Pays du Milieu. Nous, on est au courant parce que l’ordre du juge concernait directement le point de connexion. Mais pour peu que les fichiers centraux aient été trafiqués, personne ne se rendra compte de la magouille. Le système est bien trop important pour qu’on s’aperçoive de ce genre de truc, sauf si l’affaire finit devant les tribunaux. — Mais c’est ce que je veux dire ! Tu es en train de m’expliquer que quelqu’un s’amuse à pirater les programmes du Pays du Milieu ! Orlando ne chercha pas à cacher son irritation. — Arrête, Fredericks, on savait déjà que c’était le cas. Tu te rappelles ce qui m’est arrivé dans le tombeau ? Le responsable a fait disparaître toute la séquence et en a cousu une autre à la place, comme un chirurgien. — Mais pourquoi ? — J’en sais rien, mais ce que je sais, c’est que j’ai raison. Orlando reporta son attention sur la fenêtre qui lui montrait les robots excavateurs au travail sur le sol martien. Une telle scène le calmait toujours, et il avait besoin de remettre de l’ordre dans ses pensées. Fredericks se leva avec beaucoup de précautions et s’avança jusqu’au centre de la pièce. — Mais, Orlando, ce… ce coup-ci, c’est pas Morpher ou Dieter, le problème. C’est pas quelqu’un qui cherche à nous jouer un sale tour. Ces types sont des… je sais pas, moi, des criminels. Et pourquoi ils prennent tous ces risques juste pour te montrer une ville ? Ça n’a aucun sens. — Je sais. Les robots creusaient et tamisaient inlassablement la terre rouge. Ils se trouvaient de l’autre côté d’une fenêtre imaginaire, mais aussi à des millions de kilomètres de distance. Orlando tenta de se rappeler le temps que mettait l’image pour parvenir jusqu’à lui, mais en vain. De toute manière, l’activité à laquelle se livraient les robots en ce moment même ne devait pas différer beaucoup de la version décalée qu’il regardait. Ils poursuivaient leur tâche sans relâche, jusqu’à ce qu’ils cessent de fonctionner et soient remplacés. Dans quelques années, le projet serait achevé. Un petit bloc de plastique ornerait alors la surface de Mars, un refuge dans lequel quelques centaines d’humains pourraient se protéger de la rudesse d’un monde étranger. Il se rappela où il se trouvait en entendant Fredericks lui parler. Le simul de body-builder avait les bras croisés, comme s’il cherchait à serrer quelque chose contre sa poitrine musclée. — Orlando ? fit-il. Gardino, mon vieux, ça me fout la trouille, cette histoire. Orlando était assis dans son lit, les reins soutenus par plusieurs oreillers et une couverture enroulée autour de ses jambes fines. Il écoutait le silence. Ses lectures lui avaient appris que les maisons étaient différentes, avant, et il pensait même qu’elles continuaient de l’être dans le reste du monde. Dans de nombreux logis, le bois grinçait, on entendait les voisins du dessus, et même les gens parler de l’autre côté des murs. Un jour, au centre médical, il avait fait la connaissance d’un garçon du nom de Tim, qui habitait en ville. Chez lui, même en plein jour, le bruit de la circulation restait audible, et pourtant l’autoroute se trouvait à près d’un kilomètre de distance. La nuit, quand son père cessait de ronfler, Orlando n’entendait plus rien. Sa mère ne faisait jamais le moindre bruit dans son sommeil. Les Gardiner n’avaient pas d’animaux, à l’exception d’une douzaine de poissons, mais ils ne venaient pas troubler le calme, d’autant que le système qui les nourrissait et nettoyait leur eau était totalement silencieux. Quant aux humains, on s’occupait d’eux tout aussi discrètement. De nombreux appareils incrustés dans les parois contrôlaient en permanence la qualité de l’air, ajustaient la température et vérifiaient que le système électrique fonctionnait correctement, tout cela sans le moindre bruit. Quant aux murs et aux fenêtres, ils étaient tellement bien insonorisés qu’il aurait été impossible d’entendre une armée se déployant à l’extérieur de la maison tant que personne ne venait buter sur un rayon de détection. Le type de protection que permettait la richesse procurait de nombreux avantages : les parents d’Orlando pouvaient faire les courses, aller au théâtre ou même promener leur chien – du moins auraient-ils pu le faire, s’ils en avaient eu un – tout cela sans jamais quitter Crown Heights. Sa mère prétendait qu’ils étaient venus s’installer ici pour leur fils. Ils avaient décidé qu’un enfant tel que le leur ne pouvait être exposé aux dangers de la ville, et la campagne était hors de question, car trop éloignée des centres hospitaliers, même en hélicoptère. Mais comme la plupart de leurs amis vivaient également à Crown Heights ou dans d’autres quartiers fortifiés – que les publicités appelaient communautés privées – sans avoir pour excuse un enfant comme lui, il se demandait si sa mère lui disait vraiment la vérité. A supposer qu’elle la connaisse elle-même… Le silence régnait dans la maison. Orlando se sentait seul et un peu désarçonné. Ses doigts se refermèrent sur le câble de connexion posé sur sa table de chevet. Il avait envie de se brancher sur le réseau, mais savait très bien ce qui se passerait si sa mère se levait pour aller aux toilettes et s’apercevait de ce qu’il faisait. Elle était déjà assez « antiréseau » comme cela, même s’il ne comprenait pas clairement ce qu’elle aurait voulu le voir faire. Si jamais elle le prenait la main dans le sac, il pourrait perdre son « privilège », comme elle l’appelait, pendant plusieurs semaines. Et il ne pouvait pas se le permettre en ce moment, pas avec tout ce qui se passait. — Beezle ? Pas de réponse. Il n’avait pas appelé assez fort. Il marcha à quatre pattes jusqu’au pied du lit et se pencha pour se faire entendre. Ces systèmes d’activation vocale étaient une vraie saleté lorsqu’on ne voulait pas réveiller ses parents. — Beezle ! Un bourdonnement presque inaudible lui répondit. Une petite lumière apparut, puis sept autres, qui finirent par former un cercle rouge à côté de la porte du placard. — Oui, patron ? — Chut, parle moins fort. L’insecte baissa le son, calquant le volume de sa voix sur celle d’Orlando. — Oui, patron ? réessaya-t-il. — Tu as trouvé quelque chose ? — Plusieurs, mais certaines sont bizarres. J’avais l’intention de tout vous dire demain matin. Même si tous deux parlaient à voix basse, Orlando restait extrêmement nerveux. Sa mère avait du mal à trouver le sommeil ces temps-ci, et elle entendait parfois le moindre bruit, même en dormant. Il était persuadé qu’il s’agissait d’une anomalie génétique réservée aux femmes, qui se manifestait lorsqu’elles enfantaient et se résorbait une fois qu’elles avaient chassé leur dernier rejeton du foyer conjugal. Il se demanda s’il ne valait pas mieux procéder par écran interposé mais, si sa mère se réveillait et l’entendait faire du bruit, il pourrait au moins prétendre qu’il parlait en dormant. Par contre, si elle le voyait affairé devant un écran allumé, il aurait davantage de mal à se justifier. Sans compter qu’il se sentait seul. Parler à quelqu’un était le meilleur moyen de faire passer ce désagréable sentiment. — Viens plus près, qu’on n’ait pas à parler si fort. Deux cliquetis extrêmement discrets lui apprirent que Beezle venait de se décrocher de sa prise. Le cercle rouge descendit le long du mur puis avança en direction du lit. Orlando retourna se nicher sous les couvertures pour sentir son agent monter sur le lit. Il aimait beaucoup cette sensation, car il n’était pas encore assez grand pour avoir oublié combien elle lui faisait peur lorsqu’il était enfant. Beezle approcha de l’oreiller en bourdonnant doucement. Il grimpa sur l’épaule d’Orlando et modifia l’agencement de ces pattes pour trouver la meilleure assise possible. Le garçon se demandait parfois si les agents comme le sien parviendraient un jour à se déplacer avec autant d’aisance dans la VTJ que dans l’univers virtuel. Il avait lu plusieurs histoires dans lesquelles des robots de ce type étaient devenus fous à cause de leur programmation ou de logiciels déficients, et avaient échappé à leurs propriétaires pour aller se terrer dans l’infrastructure de leur logement. Qu’est-ce qu’une créature comme Beezle pouvait bien attendre de la vie ? S’enfuyait-elle exprès, ou perdait-elle tout simplement la faculté de suivre sa programmation normale ? Conservait-elle une partie de sa personnalité artificielle d’origine ? Beezle s’était installé de sorte que son haut-parleur soit collé à l’oreille d’Orlando. — C’est mieux, comme ça ? demanda-t-il d’un murmure. — Parfait. Raconte-moi ce que tu as dégoté. — Par quoi je commence ? — Le griffon. — Pour ce qui est de la date d’achat, impossible à dire, mais tout le reste correspond à ce que vous pensiez. Il a été ajouté au point de connexion après l’ordre de clôture qui a frappé ce dernier. — Autrement dit, ce n’est pas Diller qui l’a acheté. — J’ai contacté la base de données de son hôpital : il s’y trouve encore et n’est pas sorti du coma. Donc, même s’il l’a acheté, il ne l’a pas installé. — D’où il vient ? Orlando avait légèrement bougé, et Beezle retrouva son équilibre sans cesser de parler. — Premier point bizarre. Le griffon ne correspond à rien de particulier. C’est du sur mesure, obtenu à partir de plusieurs codes différents. Je crois que son rôle dépassait celui de gardien de la tour, mais c’est trop tard pour aller vérifier, maintenant. À moins que vous y retourniez, patron… — J’en doute fort. Donc, tu ne sais pas qui l’a acheté ni même d’où il sort ? — Le processus de fabrication est un vrai foutoir. Je ne peux remonter nulle part : certaines entreprises n’existent plus, d’autres ont une raison sociale qui ne correspond à rien et je n’arrive pas à les retrouver dans les index. (Si un robot était capable de soupirer, Beezle l’aurait sûrement fait.) Je vous le dis, patron, ces recherches, c’est l’enfer. Mais il y a tout de même un truc qui refait surface de temps en temps. — Lequel ? — Refuge. Orlando crut tout d’abord qu’il avait mal compris. — Tu… tu veux dire… le lieu ? — La plupart des noms inventés sont des purs produits de spécialistes du piratage, et la majorité d’entre eux sont en rapport avec Refuge. — La vache ! Laisse-moi réfléchir, tu veux ? Contrairement aux parents d’Orlando ou à Fredericks, Beezle faisait ce qu’on lui disait. Il savait ainsi que « laisse-moi réfléchir » signifiait qu’il ne devait pas parler, et si son maître ne lui demandait rien, il attendrait patiemment, jusqu’à ce que le moment soit venu de se recharger à sa prise murale. Orlando avait besoin de quelques instants de silence. Il ne savait que penser. Le fait que la piste qu’il suivait mène à Refuge était extrêmement excitant, mais aussi très inquiétant. Excitant, parce que Refuge, que l’on appelait parfois « le dernier coin de liberté du réseau », était censé être le paradis des mordus d’informatique anarchistes, un point de connexion illégal qui flottait au beau milieu du réseau comme un joueur à la sauvette organisant ses parties de craps au coin de la rue. Selon la rumeur, Refuge n’était pas rendu possible par l’infrastructure d’une grande multinationale, à l’inverse des autres points de connexion, mais par l’accumulation de systèmes particuliers, et ce bien que ses utilisateurs changent sans cesse. Refuge était censé être un campement de bohémiens, un point de connexion qui pouvait être intégralement démonté en quelques minutes, morcelé puis reconstitué ailleurs avec une grande rapidité. Ce qui l’inquiétait, c’était que personne ne pouvait se rendre à Refuge. Il n’était possible d’y entrer que sur invitation, et comme son usage était résolument anticommercial – ses principes fondateurs l’empêchaient d’ailleurs d’être véritablement utile – ceux qui y avaient accès appréciaient bien souvent son caractère intime et faisaient tout pour le conserver. On ne pouvait donc pas se brancher sur Refuge comme sur un autre point de connexion. Le fait de savoir qu’il y trouverait la réponse à ses questions ne l’avançait en rien ; c’était un peu comme si un paysan médiéval venait d’apprendre qu’il devait se rendre à Cathay ou Samarkand. Pour un adolescent privé de contacts avec le monde extérieur, Refuge restait aussi inaccessible qu’un lieu mythique, imaginaire. Refuge. Son excitation grandit, tout comme une autre sensation qu’il ne connaissait que trop bien, mais qu’il n’avait jamais éprouvée avec le réseau. Comme Fredericks, il avait peur. — Tu en es sûr, Beezle ? fit-il enfin. — Soyez pas désobligeant, patron… Malgré son âge, le robot était d’excellente qualité ; son ton outré n’avait rien d’artificiel. — Dans ce cas, trouve-moi tout ce que tu peux sur Refuge. Non, pas tout. Commence par ce qui te semble raisonnable et que tu peux vérifier par ailleurs. Pour les trucs bizarres, on verra plus tard. — Même en se limitant de la sorte, ça va me prendre du temps, patron. — Fais-moi un premier rapport demain matin… non, après le déjeuner. J’ai rendez-vous au centre dans la matinée. En fonction de ce que tu auras, on verra s’il faut continuer ou pas. — Si vous voulez que je vous obtienne quelque chose de sérieux pour demain, il vaut sans doute mieux que je retourne sur le mur. Le fait de me balader me prend beaucoup de mémoire, vous savez. Orlando fit la grimace. Le problème, quand on s’obstinait à conserver un agent que l’on avait depuis l’enfance, c’est qu’il finissait par se croire autorisé à donner des leçons. — Tu parles. Allez, c’est bon, file. Les pattes en caoutchouc descendirent de son épaule. — Bonne nuit, patron. — Salut, Beezle. L’agent descendit du lit avec précaution. Tout comme les chats, les robots de ce type préféraient de loin monter. Orlando regarda les lumières rouges s’éloigner, puis Beezle atteignit sa prise murale et s’éteignit. Refuge. Comme il était étrange de penser que ce nom pouvait avoir un rapport avec lui, Orlando Gardiner. Il avait l’impression de se préparer à s’envoler pour le pays imaginaire de Peter Pan, ou à glisser dans un terrier de lapin pour aller rencontrer les amis d’Alice. Mais c’était logique, d’une certaine manière. S’il existait des gens capables de pénétrer un système aussi sophistiqué que celui du Pays du Milieu, d’en modifier cinq bonnes minutes sans laisser la moindre trace de leur intervention – pire encore, sans même qu’il soit possible de déceler qu’ils avaient fait quoi que ce soit ! –, ces gens-là avaient de bonnes chances de fréquenter Refuge. Orlando s’allongea, mais il savait pertinemment qu’il aurait du mal à trouver le sommeil. Tant de pensées se bousculaient dans son esprit. Avait-il vraiment découvert quelque chose d’exceptionnel, qui méritait qu’il prenne tant de risques, ou bien la vision qui lui était apparue l’avait-elle encouragé à penser à des choses qu’il avait oubliées depuis longtemps ? Fredericks lui aurait dit qu’il réagissait de manière excessive, et il est vrai que détruire le point de connexion d’un étranger n’était pas un comportement normal. Ses parents seraient horrifiés s’ils apprenaient qu’il avait agi de la sorte. Une idée soudaine lui vint à l’esprit et il sentit ses poils se hérisser. Il se rassit. Ce n’était pas le genre d’hypothèse que l’on pouvait étudier en position couchée. Il avait dit à Fredericks que seul quelqu’un ayant accès au fichier central du Pays du Milieu pourrait découvrir qu’il s’était introduit dans l’antre de Senbar-Flay, mais le ou les individus qui avaient réussi à modifier la séquence du tombeau et à empêcher que la tour ne soit détruite malgré l’ordre qui en avait été donné, ceux-là devaient être capables de consulter à leur gré les registres du Concile des Juges, voire d’en tirer des informations que les arbitres du Pays du Milieu ne sauraient y trouver. Si tel était le cas, les responsables de cette histoire pouvaient apprendre à tout moment que Thargor avait rendu une petite visite à la tour de Senbar-Flay. Et quant à découvrir qui se cachait derrière le mercenaire, cela leur poserait encore moins de problèmes. Orlando se sentit soudain mal. Fonçant tête baissée avec cette stupide confiance en soi qui était l’apanage de son imaginaire barbare, il avait virtuellement averti ces pirates extrêmement doués et désirant rester dans l’ombre qu’un gamin de quatorze ans s’était lancé sur leur piste. D’accord, il y avait de bonnes chances pour que toute cette histoire ne soit qu’une farce puérile. Mais il se pouvait également que la cité et les diverses modifications du fichier central du Pays du Milieu cachent quelque chose d’illégal. Dans ce cas, Orlando ne pouvait qu’espérer que son adversaire avait le sens de l’humour. Hou-hou, monsieur le criminel. C’est moi, Orlando Gardiner. Passez me voir quand vous voulez. Je ne me défendrai pas, promis. Il ne prendrait même pas la peine de se déplacer en personne, il lui suffisait de modifier le fichier médical d’Orlando. Une simple erreur de patch dermique, et hop, Sayonara, les mecs. Refuge. Une image issue de sa jeunesse, un lieu permettant d’échapper au monde des adultes et à ses règles. Mais qui d’autre aimait se cacher en bordure du terrain de jeu, là où la police n’allait jamais ? Les brutes, les fauteurs de trouble… les méchants. Les yeux grands ouverts, Orlando resta longtemps assis dans le noir à écouter le silence. 17 UNE VISITE NOCTURNE INFORÉSO/SPORTS : Un jeune Dominicain signe le premier « contrat-cobaye ». (visuel : Bando, jouant au base-ball sur un terrain de fortune) COMM : Solomon Bando, Dominicain de douze ans, deviendra le premier enfant à recevoir un traitement hormonal payé et administré par un club sportif professionnel. Les parents de Bando ont passé un contrat avec le club de basket des Clippers d’Ensenada, stipulant que leur fils, sélectionné parmi plusieurs centaines de candidats pour son tissu génétique, subira plusieurs greffes osseuses et injections d’hormones devant lui permettre d’atteindre une taille adulte de deux mètres vingt-cinq minimum et la musculature correspondante. (visuel : Roland Krinzy, vice-président des Clippers) KRINZY : « Nous investissons dans l’avenir. Le cours terme ne nous intéresse pas. Nos fans comprennent notre position et l’apprécient. » Renie chargea ses nombreux sacs sur ses épaules. Le bus redémarra lentement, pour ne pas faire souffrir ses pneus mal gonflés, et reprit son long parcours parsemé d’arrêts, tel un animal marquant les limites de son territoire. La chaleur n’avait cessé d’augmenter tout au long du trajet, même si le soleil était déjà bas à l’horizon. La jeune femme sentait de longues rigoles de sueur couler le long de sa nuque et de sa colonne vertébrale. Avant l’incendie, le bus la déposait à quelques pâtés d’immeubles seulement de chez elle, même si cela lui avait toujours semblé horriblement loin au terme d’une journée de travail. Mais elle commençait déjà à éprouver une certaine nostalgie pour ce temps béni. Les rues de Pinetown-Sud étaient bondées, comme toujours à cette heure de la journée. Hommes et femmes de tous âges étaient assis ou allongés devant leur porte, discutant avec les voisins d’à côté ou d’en face. Lancer des quolibets aux gens de passage était visiblement un de leurs passe-temps favoris. Au milieu de la chaussée se déroulait une partie de football endiablée que les désœuvrés regardaient du coin de l’œil. Une horde d’enfants suivait chaque évolution en courant sur le trottoir. Les joueurs, tous jeunes, ne portaient pour la plupart qu’un short et des takkies en piteux état. En les regardant courir et en les entendant rire et crier, Renie eut soudain envie d’avoir quelqu’un qui pourrait l’aimer et la serrer contre lui. Ce serait une perte de temps, ma fille. Tu as trop à faire. Un des footballeurs avait le crâne rasé. Il ressemblait à son ancien petit ami et affichait cette même grâce insolente. L’espace d’un instant, elle revit Del Ray devant elle, même si elle savait pertinemment que le jeune homme qui avait capté son attention était beaucoup plus jeune. Elle se demanda ce que le vrai Del Ray faisait, où il se trouvait en ce moment même. Elle n’avait plus pensé à lui depuis bien longtemps, et n’était pas sûre d’apprécier le soudain changement. Avait-il déménagé pour Johannesburg, comme il se l’était toujours promis ? Il était bien trop ambitieux pour que rien l’ait empêché d’entrer dans l’administration gouvernementale et de gravir un à un les échelons de la société. A moins qu’il habite encore à Durban, et qu’il rentre à l’instant même à la maison, où l’attendait sa petite amie du moment… sa femme ? Cela faisait au moins cinq ans qu’ils s’étaient perdus de vue, et n’importe quel événement avait pu se produire durant ce laps de temps. Peut-être était-il mort. Elle frissonna et s’aperçut qu’elle s’était arrêtée au milieu du trottoir. Le jeune homme passa devant elle, balle au pied, poursuivi par une meute de joueurs adverses. Il grimaçait sous l’effort et une dent en or brillait entre ses lèvres retroussées. Finalement, il ne ressemblait pas tant que ça à Del Ray. Les jeunes supporters faillirent la noyer dans leur enthousiasme, suivant en masse cet homme qui n’était pas son petit ami dans sa course au but. Elle s’accrocha à ses affaires pour éviter que le flot ne les emporte et reprit sa marche une fois le calme revenu. Quelques centaines de mètres plus loin, elle entra dans le quartier marchand. Très réduit, ce dernier était également déprimant. Son regard fut attiré par une robe exposée dans une vitrine. Elle ralentit machinalement. Le tissu pâle avait un étrange brillant et les derniers rayons du soleil faisaient chatoyer l’étoffe. L’effet produit était surprenant mais très joli, et la jeune femme s’approcha. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas acheté de vêtement pour le plaisir. Elle secoua la tête avec satisfaction, fière de son sens du sacrifice. S’il existait un moment où elle devait économiser son argent et réfréner ses envies, c’était bien maintenant. Elle discerna un mouvement dans la devanture au moment où elle reprenait sa route. Un instant, elle crut que quelqu’un venait de bouger à l’intérieur du magasin mais, en vérifiant, elle constata que personne n’était visible. Comprenant qu’il s’agissait d’un reflet, elle se retourna brusquement pour voir disparaître une silhouette noire à une dizaine de mètres d’elle. De l’autre côté de la rue, deux femmes regardaient, l’air étonné, l’individu qui venait de se cacher de la sorte. Renie remonta la lanière de son sac sur son épaule et repartit en allongeant le pas. La nuit n’était pas encore tombée et il y avait encore du monde dans les rues : une petite foule s’était réunie devant le marché, à une cinquantaine de mètres d’elle, et une bonne demi-douzaine de gens se trouvaient plus près encore. Elle avait peut-être des ennuis à l’heure actuelle, mais il valait mieux qu’elle ne commence pas à s’imaginer qu’elle était suivie. Alors qu’elle attendait de pouvoir traverser la rue, elle se retourna le plus naturellement du monde et vit un homme élancé, portant une chemise noire et des lunettes de soleil cerclées de métal, qui s’intéressait à la devanture du magasin devant lequel elle s’était arrêtée un instant plus tôt. Il ne la regarda pas, mais elle sentit confusément qu’il la surveillait. Peut-être s’inquiétait-elle inutilement. Mais peut-être que non. Il est dangereux de se croire suivie, mais refuser d’y croire peut également présenter des risques. Même si elle avait déjà fait ses courses à proximité de l’École polytechnique, elle se rendit au marché. Quand elle en ressortit, un jus de fruit à la main, l’homme à la chemise noire avait disparu. Le foyer servait autrefois de dépôt aux camions, et cela se voyait encore aujourd’hui. Haut de douze mètres, le plafond s’ornait de trous béants là où les plaques de fibramique ondulée avaient bougé. Le sol était en béton, et noirci par endroits par de vieilles taches d’huile. L’organisme de sécurité sociale de Durban avait fait de son mieux, principalement grâce à l’aide de nombreux volontaires. On avait morcelé le bâtiment en une multitude de pièces de fortune à l’aide de panneaux fibreux et de rideaux. Une grande salle commune avait été moquettée, puis pourvue d’un écran mural, d’un poêle à gaz, de jeux de fléchettes et d’une vieille table de billard. Mais les travaux avaient été effectués trois ans plus tôt, suite à l’inondation, et le bâtiment était depuis resté en l’état. À l’époque, il devait seulement héberger de manière temporaire les malheureux qui avaient été chassés de chez eux mais, une fois ces derniers relogés, le gouvernement avait décidé de le conserver, au cas où. Il restait occupé par quelques familles qui n’avaient pu trouver autre chose, et on l’utilisait en cas d’urgence ou lorsqu’on cherchait un grand local pour un bal ou un meeting politique. Mais garder le foyer ne signifiait pas que l’on était capable de le réparer. Renie fit la grimace. Comment un lieu aussi froid et venteux l’hiver pouvait-il conserver à ce point la chaleur et les mauvaises odeurs en été ? Elle laissa tomber ses sacs dans le cagibi de quatre mètres sur trois dans lequel on les avait logés. Son père s’était absenté, mais elle n’espérait pas le voir en rentrant. Elle alluma une cigarette, ôta ses chaussures et ferma le rideau pour pouvoir enlever ses habits de travail et les conserver relativement propres. Quand elle eut enfilé un short et une chemise ample, elle rangea les légumes dans le minuscule réfrigérateur, mit la bouilloire à chauffer, écrasa sa cigarette et partit à la recherche de Long Joseph. Il se trouvait près de l’écran mural, en compagnie de ses amis habituels. Ils regardaient un match de football qui se jouait sur une pelouse bien verte, un affrontement opposant deux équipes de professionnels royalement payés sur un terrain qui n’existait que dans l’univers commercial du réseau. Renie ne put s’empêcher de penser à la partie qu’elle avait vue dans la rue. Comment quelques années pouvaient-elles transformer ces jeunes sportifs en ces hommes superficiels qu’elle avait devant les yeux, prompts à la colère et trop mous pour faire autre chose que de rester assis devant leur écran mural, à siroter de la bière ? Comment les hommes pouvaient-ils devenir si revêches après avoir été si pleins de vie ? Son père la vit approcher et tenta maladroitement de cacher sa bière. Elle préféra ne pas y faire attention. — L’eau du café est en train de chauffer, papa. Après, il faudra que nous allions voir Stephen. Il jeta un coup d’œil furtif à la bouteille qu’il tenait contre sa jambe. Elle était presque vide. Ses copains ne perdaient pas une miette du match. Une collègue de Renie lui avait dit un jour que les hommes étaient des chiens. Si tel était vraiment le cas, ce n’était jamais aussi flagrant que quand ils suivaient des yeux une balle ou un ballon. Long Joseph finit sa bière et posa la bouteille par terre d’un geste ostentatoire, comme pour la mettre au défi de lui faire une remarque. — J’arrive. Faut que je voie mon petit. Alors qu’ils traversaient le dépôt dans l’autre sens, Renie eut l’impression de revoir l’homme à la chemise noire sur le pas de la porte d’entrée, mais la luminosité ne lui permettait pas d’en être sûre. Elle lutta contre un soudain malaise. Même si c’était bien lui, cela ne voulait rien dire. Le foyer accueillait près de cinq cents occupants, sans compter tous les gens des environs qui y venaient également en journée. Elle ne connaissait que les quelques dizaines de réfugiés provenant de son immeuble incendié. Elle regarda de nouveau en direction de la porte lorsqu’elle n’eut plus le soleil couchant dans les yeux, mais l’homme avait disparu. — C’était chouette, avant, fit soudain son père. Oui, c’était vraiment chouette. — Quoi ? — Quand je travaillais comme électricien. Quand la journée était finie, je rangeais mes affaires et j’allais boire un coup avec les copains. Ça faisait du bien, après le travail. Et puis, ce fichu dos a commencé à me faire mal… Renie ne répondit pas. Son père s’était blessé – ou du moins le prétendait-il – l’année du décès d’Uma’ Bongela, la grand-mère des enfants, qui s’était occupée d’eux après la mort de leur mère dans l’incendie du supermarché. Les problèmes de dos de Long Joseph avaient également coïncidé avec son soudain intérêt pour la boisson, et il s’était mis à rentrer si tard le soir que Renie devait fréquemment prendre son petit frère dans son lit et le serrer contre elle pour qu’il cesse de pleurer. Mais elle avait toujours douté de la réalité des ennuis de santé de Long Joseph. A moins qu’il ait été de plus en plus courbé par de longues journées de travail, puis tellement abattu par la perte de sa femme et de sa belle-mère et le fait de se retrouver seul à élever ses deux enfants, qu’il n’ait jamais eu la force de se relever. Qu’il en ait eu plein le dos, au sens propre comme au figuré… — Tu pourrais recommencer, tu sais. — Hein ? fit son père, distrait. — À être électricien. Ce ne sont pas les problèmes qui manquent, par ici. Je parie que des tas de gens seraient ravis que tu les aides. Il la fusilla du regard. — Mon dos, lui rappela-t-il. — Il suffit que tu fasses attention. Je suis sûre que tu pourrais faire des tas de choses sans prendre de risques. La moitié des foyers du dépôt doivent avoir des problèmes de branchements, ou des appareils en mauvais état. Si tu allais les voir… — Bon sang, si tu veux te débarrasser de moi, dis-le carrément ! tonna-t-il, les poings sur les hanches. Pas question que j’aille supplier qu’on me donne du boulot. Tu veux dire que ma pension nous suffit pas, c’est ça ? Il cherchait de plus en plus souvent l’affrontement. Renie aurait voulu le toucher, mais n’osait pas de peur qu’il le prenne mal. — Non, papa, fit-elle. C’était une idée en passant, c’est tout. J’aimerais tant… — Que je me rende utile ? Je le suis déjà, ma fille… pour moi. Occupe-toi de tes affaires, tu veux ? Ils restèrent silencieux jusqu’au moment d’arriver dans leur pièce. Long Joseph se laissa tomber sur son lit et examina minutieusement ses pantoufles pendant que Renie versait de l’eau dans deux tasses. „Une fois les tablettes de café instantané fondues, elle tendit l’un des récipients à son père. — Puis-je te demander autre chose, ou as-tu l’intention de rester de mauvaise humeur toute la soirée ? — Quoi ? — À quoi ressemblait l’homme que tu as vu devant chez nous ? Tu sais bien, celui qui attendait dans sa voiture le jour où !Xabbu m’a rendu visite ? — Comment tu veux que je le sache ? répondit-il en soufflant sur son café. Il faisait noir. Il avait une barbe et un chapeau. Pourquoi tu veux savoir ça ? L’homme qu’elle avait vu était imberbe, mais cela ne prouvait rien. Il avait très bien pu se raser. — Je… je me fais du souci, papa. Je me demande si je ne suis pas suivie. — Qu’est-ce que c’est que cette idiotie ? Qui pourrait faire une chose pareille ? — Je n’en sais rien, mais… je crois que je dérange certaines personnes. J’ai effectué des recherches de mon côté pour découvrir ce qui était arrivé à Stephen. Il secoua lentement la tête. — Qu’est-ce que tu me racontes, ma fille ? Tu crois que tu es suivie par un docteur siphonné ? — Non, répondit-elle en prenant sa tasse à deux mains. Je crois que Stephen est dans cet état à cause du réseau. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi, mais je suis sûre de mon fait. C’est pour cela que je suis allée voir mon ancien professeur. — Je vois pas en quoi cette garce de Blanche pourrait t’aider. — Bon sang, papa, j’essaye de te parler ! Tu ne connais pas Mme Van Bleeck, alors ferme-la, tu veux ? Il fit mine de se lever. — Je t’interdis de t’en aller ! poursuivit Renie. Je te parle de quelque chose d’important, alors écoute-moi. Je ne suis pas le seul parent de Stephen, tu sais. C’est aussi ton fils. — Et je vais le voir ce soir. Long Joseph avait répondu d’un air outré, même si ce n’était que sa cinquième visite et que Renie avait dû le pousser chaque fois. Mais il s’était rassis, boudant tel un enfant qui vient de se faire gronder. Elle lui en apprit autant que possible, sans évoquer ce qui restait du domaine de la spéculation, ni la dernière heure passée chez Mister J. Elle était adulte et trop indépendante pour qu’il lui interdise de faire quoi que ce soit, mais il pouvait se mettre en tête de la protéger contre elle-même, peut-être en détruisant son calpélec après que quelques verres lui auront rappelé qu’il descendait en droite ligne des guerriers zoulous. Certes, elle pouvait poursuivre son enquête depuis Polytech, mais elle avait déjà bien trop impliqué l’école dans cette histoire, sans compter le retard accumulé à cause de son alerte cardiaque. Long Joseph garda longtemps le silence après qu’elle eut achevé ses explications. — Pas étonnant que tu sois presque morte si tu passes tes journées à travailler et si tu t’occupes ensuite de cette histoire, fit-il enfin. Mais ça m’a l’air complètement idiot, tout ça. C’est un ordinateur qu’aurait rendu mon fils malade ? Jamais entendu des salades pareilles. — Je n’en sais rien, admit-elle. Je te dis juste ce que je crois, c’est tout. Je n’ai pas de preuves. Sauf l’image d’une ville indistincte, ajouta-t-elle pour elle. Mais seulement parce que j’avais emmené mon calpélec chez Susan et que je n’étais pas à la maison quand l’incendie s’est déclaré. — Tu crois que quelqu’un a mis le feu à l’immeuble exprès ? demanda son père, comme s’il était doué de télépathie. — Je… je l’ignore. Je préfère ne pas penser que les choses pourraient être aussi sérieuses. Je me dis que c’était un incendie normal, tu sais, un accident. — Parce que si tu taquines les gens qu’il faut pas, tu vas te faire descendre, ma fille, poursuivit-il. Je le sais, j’ai déjà vu ça. Il tendit les jambes et contempla longuement ses pieds. Malgré sa grande taille, il parut d’un seul coup âgé et rabougri. Il se pencha, souffla bruyamment et tâtonna par terre, à la recherche de ses chaussures. — Et maintenant, tu crois que quelqu’un te suit ? reprit-il. — Peut-être. Je ne sais pas vraiment. En ce moment, je ne suis plus sûre de rien. — Je ne sais que te dire, Irene, répondit-il, inquiet. J’aime pas penser que ma fille a quelque chose qui va pas dans sa tête, mais l’autre possibilité me plaît encore moins. (Il se redressa en brandissant ses chaussures.) Allez, je les enfile et on va voir le petit. Une fois la visite terminée, ils retournèrent au vestiaire pour ôter leur combinaison stérile. Renie plia soigneusement la sienne avant de la glisser à l’endroit prévu à cet effet, puis elle se rendit aux toilettes, s’enferma et laissa venir les larmes. Quelques instants plus tard, elle pleurait si fort qu’elle avait du mal à respirer. Son nez coulait, lui aussi, mais elle n’en avait cure. Il était là, quelque part. Son bébé, son Stephen, le petit garçon aux grands yeux perpétuellement étonnés qui venait dormir avec elle lorsqu’il avait peur. Il était enfermé dans son propre corps. Les diodes des appareils, les électrodes reliées à son crâne, tous les instruments modernes dont bénéficiait l’hôpital de Durban s’accordaient pour dire qu’il n’était pas dans un coma dépassé. Pas encore. Mais ses muscles se contractaient jour après jour et ses doigts s’étaient refermés malgré les exercices physiques qu’on lui faisait faire. Quel était le terme exact, déjà, ce terme horrible ? « État végétatif persistant. » Comme un légume, une racine toute rabougrie, immobile à l’intérieur comme à l’extérieur. Le plus atroce, c’était qu’elle ne sentait pas sa présence. !Xabbu avait dit que l’âme de Stephen se trouvait ailleurs, et même si habituellement elle méprisait ce genre de charabia religieux, elle devait bien admettre qu’elle était d’accord avec le Bushman. Le corps qu’elle venait de voir était bien celui de son frère et il vivait toujours, mais le vrai Stephen ne résidait plus à l’intérieur. Mais quelle différence avec un état végétatif persistant ? Elle était épuisée. Plus elle courait, plus elle avait l’impression de faire du surplace, et elle ne savait pas où elle trouverait la force de continuer à avancer. Lorsqu’elle déprimait de la sorte, même une fin aussi terrible que celle de sa mère lui paraissait une bénédiction. Au moins, elle avait fini par trouver le repos, et ses proches un certain soulagement. Renie arracha quelques feuilles de papier toilette rugueux. Elle se moucha puis s’essuya les yeux et les joues, sachant que son père devait s’impatienter. Les vieilles revues qui traînaient dans la salle d’attente ne risquaient pas de l’intéresser. Étaient-elles toujours choisies par de gentilles petites vieilles ? En tout cas, l’absence de journaux de sports ou de jeunes femmes dénudées montrait clairement que la sélection n’était jamais faite par des hommes. Elle finit de soigner son apparence devant le miroir. La forte odeur de désinfectant lui fit craindre un instant de se remettre à pleurer. Voilà qui serait absolument parfait : sortir des toilettes en larmes après avoir tout fait pour en effacer les traces. Elle se tamponna une dernière fois les yeux et sortit. Son père l’attendait en effet, mais il avait trouvé de quoi s’occuper. Il importunait une femme bien habillée, à pleine plus âgée que Renie et qui se tenait à l’autre bout de la banquette pour mettre le plus d’espace possible entre elle et lui. Long Joseph se rapprocha de quelques centimètres. — … vous auriez vu le cirque ! Il y avait des camions de pompiers, des hélicoptères, des ambulances… Il lui décrivait l’incendie, en détail. Renie sourit intérieurement. Peut-être arrivait-elle un peu trop tôt, l’empêchant d’expliquer comment il avait sauvé toutes ces mères de famille et leurs enfants. — Allez, viens, papa, lui dit-elle avant de reconnaître l’interlocutrice de Long Joseph. C’était Patricia Mwete, la mère de Soki. Elles ne s’étaient plus parlé depuis la calamiteuse conversation au cours de laquelle l’ami de Stephen avait fait une crise d’épilepsie. — Oh, bonjour, Patricia, fit poliment Renie. Papa, c’est la mère de Soki. Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnue. Patricia lui dédia un regard chargé d’inquiétude, de gêne et de sympathie. — Bonjour, Irene. Très heureuse de faire votre connaissance, monsieur… Elle hocha la tête en direction de Long Joseph, craignant visiblement qu’il réduise encore la distance qui les séparait. Renie eut une longue seconde d’hésitation. Elle aurait bien aimé demander à la mère de Soki ce qu’elle faisait là mais n’osa pas, retenue en cela par la superstition qui règne dans la salle d’attente de tous les hôpitaux du monde. — Nous venons de voir Stephen, dit-elle enfin. — Comment va-t-il ? — Toujours pareil, répondit Renie en secouant la tête. — Ils nous forcent à porter ce stupide habit, intervint Long Joseph. Comme si mon fils avait la fièvre ou je sais pas quoi… — Ce n’est pas pour ça, papa…, commença Renie, mais Patricia l’interrompit. — Soki est là pour passer quelques examens. Trois jours et deux nuits. Des tests de routine, précisa-t-elle en regardant Renie droit dans les yeux. Mais il se sent seul, alors je viens le voir en sortant du travail. (Elle leur montra le sachet qu’elle tenait à la main.) Je lui ai apporté des fruits. Des raisins… Elle aussi était au bord des larmes. Renie savait pertinemment que Soki avait des ennuis de santé plus sérieux que ce que Patricia lui avait affirmé lors de leur dernière conversation téléphonique. Elle mourait d’envie de poser d’autres questions, mais le moment était mal choisi. — Dites-lui bonjour de ma part. Il faut qu’on y aille. J’ai une longue journée devant moi, demain. Alors que Long Joseph se mettait difficilement debout, Patricia posa la main sur l’avant-bras de Renie. — Votre Stephen…, fit-elle. Elle n’alla pas plus loin. Son expression avait brusquement changé ; elle n’était plus inquiète, mais terrifiée. — Oui ? Patricia déglutit et vacilla légèrement, comme si elle allait s’évanouir. Seul son tailleur très strict la maintenait droite. — Je… j’espère qu’il guérira, acheva-t-elle en baissant les yeux. J’espère qu’ils guériront tous. Long Joseph se dirigeait déjà vers la sortie. Anxieuse, Renie le suivit du regard, comme si lui aussi était un enfant malade. — Moi aussi, Patricia, répondit-elle. N’oubliez pas de dire bonjour à Soki pour moi, d’accord ? Patricia hocha la tête et se laissa choir sur la banquette, saisissant une revue au hasard sur la table basse. — Elle avait quelque chose à me dire, rumina Renie alors qu’ils attendaient le bus. Ou alors, elle voulait me poser des questions au sujet de Stephen. — Qu’est-ce que tu racontes ? fit son père en donnant de petits coups de pied dans un sac plastique. — Son fils, Soki… lui aussi, il a eu un problème alors qu’il se trouvait sur le réseau. Comme Stephen. Je l’ai vu faire une crise d’épilepsie peu après. — Son petit est dans le coma ? demanda Long Joseph en se retournant vers l’entrée de l’hôpital. — Non, il lui est arrivé quelque chose de différent. Mais son cerveau a été touché, j’en suis persuadée. Ils montèrent dans le bus en silence. Quand ils furent installés côte à côte, son père reprit la parole. — Il faudrait que quelqu’un trouve les responsables et les fasse payer. Il y a bien quelque chose à faire, non ? Je m’y emploie, papa, voulut-elle lui répondre. Mais elle savait très bien que ce n’était pas à elle qu’il pensait quand il disait « quelqu’un ». Il faisait nuit noire. Même les étoiles étaient à peine plus visibles que quelques éclats de mica. Toute la lumière de l’univers semblait concentrée dans le petit feu de camp qui brûlait au centre du cercle de pierres. Elle entendait des voix et savait qu’il s’agissait de ses enfants, d’une certaine manière des étrangers, une tribu qui avait traversé des terres inimaginables pour arriver jusqu’ici. !Xabbu en faisait partie et, même si elle ne le voyait pas, elle savait qu’il était assis à son côté et que son murmure se joignait à celui de toutes ces âmes invisibles. Une noirceur plus grande encore s’étendait à l’horizon, en une région du ciel où aucune étoile ne brillait. Ombre triangulaire, comme une pyramide, elle s’élevait haut dans le ciel. Renie savait que ses compagnons étaient aussi conscients qu’elle de la présence de cette masse ténébreuse. Ils la craignaient, mais redoutaient également de la laisser derrière eux, car elle constituait la seule chose qu’ils connaissaient dans cette longue nuit. — De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle. — Du lieu où vit le Brûlé, lui répondit une voix qu’elle reconnut comme celle de.’Xabbu. Cette nuit, il va venir. — Il nous faut fuir ! s’exclama-t-elle. Elle prit soudain conscience que quelque chose se mouvait à la lisière de la zone éclairée par le feu, quelque chose qui évoluait dans les ténèbres comme un poisson dans l’eau. Ils étaient traqués par un adversaire né du cœur de la nuit, et l’unique lumière pure de toute l’immensité provenait de leur modeste feu de camp. — Mais il ne prendra que quelques-uns d’entre nous, fit la voix. Les autres ne risquent rien. — Non ! Nous ne pouvons le laisser s’emparer de qui que ce soit ! Nous devons tous les sauver ! Elle tendit la main, mais le bras sur lequel elle la referma devint aussi impalpable qu’une colonne de fumée. Le murmure gagna en puissance. La chose se rapprochait, énorme, comme le prouvait le bruit de sa respiration et de son passage entre les arbres. Renie essaya de retenir son ami, mais il se désagrégea entre ses mains. — Non, ne partez pas ! La nuit elle-même s’abattait sur eux. Les mâchoires obscures s’ouvrirent en grand… Renie s’assit dans son lit, le souffle court. Elle entendait encore les bruits qu’elle avait perçus en rêve, mais ils étaient désormais plus proches. Quelqu’un se cognait à répétition dans le noir. Elle ne savait pas où elle se trouvait. — C’est pas bientôt fini ? entendit-elle vociférer. Elle se souvint alors qu’ils logeaient dans le foyer. Mais le vacarme était tout proche. À moins d’un mètre d’elle, deux hommes luttaient dans le noir, roulant à même le sol. — Papa ! s’écria-t-elle en se saisissant de la lampe torche. Le pinceau de lumière lui révéla deux corps enchevêtrés qui se heurtaient fréquemment contre la paroi de leur cagibi. Elle distingua nettement le pyjama rayé de son père, et une lampe électrique allumée gisant sur le côté tel un animal blessé. Sautant du lit, Renie saisit l’agresseur de Long Joseph à la gorge en appelant à l’aide de toutes ses forces. On entendit de nouvelles réactions indignées, mais certaines personnes s’étaient levées. Sans cesser d’étrangler l’intrus, Renie lui prit les cheveux à pleines mains et lui tira violemment la tête vers l’arrière. Il poussa un cri de douleur et tenta frénétiquement de lui faire lâcher prise. Long Joseph profita de l’intervention de sa fille pour se dégager. L’étranger parvint à se libérer mais, au lieu de s’enfuir, il se roula en boule dans un coin, se protégeant la tête des deux mains. Renie l’éclaira de sa lampe torche et vit Long Joseph revenir à la charge, muni d’un couteau. — Papa, non ! — Je vais le tuer, ce salaud, cracha-t-il en soufflant comme un phoque. Ça lui apprendra à suivre ma fille. — Nous n’en sommes pas sûrs. Il s’est peut-être trompé de pièce. Attends, d’accord ? (Elle se rapprocha de l’homme.) Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle. — Il savait ce qu’il faisait, persista Long Joseph. Je l’ai entendu murmurer ton nom. Renie connut un instant de terreur. Se pouvait-il que l’homme ne soit autre que !Xabbu ? Mais non. Malgré la semi-obscurité, on le devinait trop grand. — Qui êtes-vous ? réitéra-t-elle en lui touchant l’épaule. Il leva les yeux vers elle, clignant des paupières à plusieurs reprises dans le faisceau de la lampe torche. Son cuir chevelu était entaillé et son visage maculé de sang. Elle mit quelques secondes à le reconnaître. — Jeremiah ? Le chauffeur du Dr Van Bleeck ? — Irene Sulaweyo ? répondit-il, incapable de la voir à cause de la lampe. — C’est moi, oui. Au nom du ciel, qu’est-ce qui se passe, ici ? Plusieurs voisins s’étaient massés à l’extérieur de leur compartiment. Certains d’entre eux avaient une arme de fortune à la main. Renie les remercia en leur expliquant qu’il s’agissait d’un malentendu. Ils repartirent les uns après les autres, manifestement soulagés, mais certains bougonnèrent quelques imprécations à l’adresse de son ivrogne de père. Lorsqu’elle se retourna, Jeremiah Dako était assis contre le mur et surveillait anxieusement Long Joseph. Renie alluma leur petite lanterne électrique avant de donner quelques serviettes en papier à leur visiteur nocturne pour qu’il puisse s’essuyer le visage. Son père ne quittait pas le blessé des yeux, mais il se laissa faire lorsqu’elle l’emmena s’asseoir sur une chaise pliante. — Je connais cet homme, papa, lui expliqua-t-elle. Il travaille pour le Dr Van Bleeck. — Qu’est-ce qu’il fiche ici à cette heure ? C’est ton petit ami ? Dako eut une réaction d’indignation. — Non, répondit Renie avant de se tourner vers Jeremiah. C’est vrai, ça. Que faites-vous ici à… (un rapide coup d’œil à sa montre) une heure du matin ? — C’est madame le docteur qui m’a envoyé. Je n’ai pas trouvé votre numéro de téléphone. — Mais je le lui ai pourtant donné, fit-elle, surprise. Jeremiah fixa un moment le papier maculé de sang qu’il tenait à la main, puis releva la tête, les yeux embués de larmes. Tout le monde pleure, aujourd’hui, remarqua Renie. Qu’est-ce qui se passe ? — Madame le docteur est à l’hôpital, lui apprit Dako. Elle va mal… très mal. — Oh, mon Dieu, fit Renie en lui tendant instinctivement quelques nouvelles feuilles de papier. Que s’est-il passé ? — Des hommes l’ont frappée après être entrés dans la maison, répondit-il en laissant le sang couler sur son visage. Elle a demandé à vous voir. (Il ferma les yeux.) Je crois… je crois qu’elle va mourir. Jouant jusqu’au bout son rôle d’homme de la famille, Long Joseph commença par vouloir les accompagner. Ce n’est qu’après que Renie lui eut annoncé qu’il faudrait peut être attendre plusieurs heures à l’hôpital qu’il décida de rester au foyer, des fois que d’autres intrus fassent leur apparition. Dans les rues désertes, Jeremiah roulait vite. — Je ne sais pas comment ces salopards sont entrés, expliqua-t-il. J’étais allé voir ma mère, comme chaque semaine. Elle est très vieille, et elle aime bien que je vienne l’aider quand je peux. Je ne sais pas comment ils sont entrés. Il se tenait pour responsable de l’agression, même si celle-ci s’était produite durant son absence. Renie savait fort bien que, dans de telles circonstances, les employés de maison étaient bien souvent les premiers suspects, mais il était difficile de croire que Dako jouait la comédie. — Était-ce un cambriolage ? — Ils n’ont pas pris grand-chose, juste quelques bijoux. Mais ils sont allés chercher le docteur dans son laboratoire, ce qui veut dire qu’ils étaient au courant, pour le monte-charge. Je crois qu’ils ont essayé de lui faire dire où elle cachait l’argent. Ils ont tout cassé, tout ! Il se mit à sangloter, puis serra les dents et continua de conduire en silence jusqu’à ce que Renie l’interroge de nouveau. — Ils ont saccagé le laboratoire ? demanda-t-elle. — Ils ont tout cassé, répéta-t-il. De vrais sauvages. Il n’y a pas d’argent dans la maison. S’ils voulaient vraiment voler quelque chose, pourquoi n’ont-ils pas pris les ordinateurs ? Ils valent nettement plus chers que les quelques rands que nous gardons pour donner des pourboires aux livreurs. — Et comment savez-vous que Mme Van Bleeck désirait me voir ? — Elle me l’a dit, pendant qu’on attendait l’ambulance. Elle ne pouvait presque plus parler. C’est une vieille dame. Qui a pu faire une chose pareille ? — Des gens monstrueux, répondit Renie en secouant la tête. Elle était incapable de pleurer. Les réverbères se succédaient sans interruption et lui donnaient l’impression de vivre un rêve, comme si elle était un fantôme dans son propre corps. Que se passait-il donc ? Pourquoi toutes ces horreurs arrivaient-elles aux gens qui l’entouraient ? — Des gens vraiment monstrueux, répéta-t-elle. Endormie, Susan Van Bleeck ressemblait à une extraterrestre. On ne comptait plus les capteurs et tuyaux qui la reliaient au monde extérieur, et seuls les bandages qui la transformaient en momie donnaient encore une apparence vaguement humaine à son corps malmené. Chaque inspiration semblait lui demander un terrible effort. Jeremiah fondit en larmes une fois de plus et se laissa tomber par terre à côté du lit, les mains croisées sur la nuque, comme pour empêcher sa tête d’exploser sous le choc de la douleur. Malgré l’état critique de son amie et professeur, Renie se sentait extrêmement détachée. C’était la seconde fois de la journée qu’elle venait à l’hôpital pour veiller un être cher incapable de lui parler. Au moins, le centre médical universitaire de Westville n’était pas frappé par l’épidémie de bukavu. Un jeune docteur noir fit son apparition. Il portait une blouse sale et ses lunettes avaient été réparées à l’aide d’un morceau de scotch. — Elle a besoin de repos, dit-il en arrivant. Commotion cérébrale, nombreuses fractures… et l’heure des visites est passée depuis longtemps. — Elle a demandé à me voir, expliqua Renie. Elle a dit que c’était important. L’homme fronça les sourcils mais il semblait avoir d’autres sujets de préoccupation. Il sortit sans insister. Renie prit une chaise à côté de l’un des autres lits, et réveilla son occupant, un jeune homme émacié qui la regarda avec des yeux d’animal en cage mais ne fit pas le moindre geste pour la retenir. Elle retourna à côté de Susan et s’installa aussi confortablement que possible, se préparant à une longue veille. Elle prit la main de son ancien professeur entre les siennes. Elle s’était à moitié endormie lorsqu’elle sentit qu’on lui serrait doucement les doigts. Elle se redressa sur sa chaise. Les yeux de Susan étaient ouverts et bougeaient de droite à gauche, comme si elle se croyait environnée d’ombres mouvantes. — C’est moi, Renie, la rassura-t-elle. Irene. Jeremiah est là, lui aussi. Susan la fixa longuement puis se détendit. Un tuyau maintenait sa bouche ouverte, mais elle était incapable de parler. Sa respiration bruissait comme un sac plastique emporté par le vent. Renie se leva pour aller chercher un verre d’eau, mais Dako lui fit remarquer la pancarte qui interdisait de faire avaler quoi que ce soit à la blessée. — On lui a mis une broche dans la mâchoire, expliqua-t-il. — Inutile de parler, de toute façon, fit Renie. Nous restons à votre côté. — Oh, petite grand-mère, geignit Jeremiah en pressant son front contre le bras de Susan. J’aurais dû être là. Comment ai-je pu laisser ça vous arriver ? Susan dégagea sa main de celles de Renie et caressa doucement la joue de Dako. Elle l’y laissa quelques instants, sans se préoccuper des larmes de son employé, puis la rendit sciemment à Renie. — Pouvez-vous me répondre ? demanda celle-ci. Une pression. — Deux fois pour non ? Une autre. — Jeremiah m’a dit que vous vouliez me voir. Oui. — Au sujet de la chose dont nous avons parlé ? La cité ? Oui. Renie se demanda soudain si elle comprenait bien ce que Susan lui disait, car cette dernière lui avait toujours répondu par une seule et unique pression des doigts. Le visage tuméfié de la vieille femme ne permettait pas de lire son expression. Seuls ses yeux étaient capables de bouger. — Voulez-vous que je m’en aille et que je vous laisse dormir ? Deux pressions, fermes et distinctes. Non. — D’accord. Attendez que je réfléchisse. Avez-vous trouvé la ville de l’image ? Non. — Mais vous avez découvert quelque chose à son sujet ? La pression fut plus prolongée. — Peut-être ? Oui. Renie hésita. — Les hommes qui vous ont fait du mal… avaient-ils quelque chose à voir avec… ce dont nous avons parlé ? À nouveau, les doigts bandés serrèrent longuement ceux de la jeune femme. Peut-être. — J’essaye de penser à des questions auxquelles vous pourrez répondre par oui ou par non, mais ce n’est pas facile. Pensez-vous être capable d’écrire ou de taper sur un clavier ? Une longue pause, puis deux pressions. — Dans ce cas, y a-t-il quelqu’un à qui je doive parler ? Quelqu’un qui vous a fourni des renseignements et qui pourrait également me les donner ? Non, puis, après quelques secondes, une nouvelle pression. Oui. Renie nomma tous les collègues de Susan dont elle se souvenait, mais reçut une réponse négative à chaque fois. Elle essaya ensuite plusieurs agences gouvernementales et d’autres qui travaillaient sur le réseau, sans plus de succès. Alors que, désespérée, elle commençait à se demander combien de temps pourrait prendre un tel processus d’élimination, Susan retourna sa main et la déplaça de manière à ce que tous ses doigts soient en contact avec la paume de Renie. Ils se mirent à s’agiter, et la jeune femme prit le poignet de son aînée pour la calmer. Susan émit un sifflement d’irritation. — Quoi ? Les doigts de la blessée se remirent à tapoter sur sa paume. Si les pressions avaient été faciles à interpréter, cette nouvelle tentative de communication était totalement incompréhensible. — C’est sans espoir, se désespéra Renie. Il doit bien y avoir un moyen. Si seulement elle pouvait écrire, ou taper… — Elle en est incapable, lui répondit Jeremiah d’un air triste. Même quand elle pouvait encore parler, elle… j’ai déjà essayé. Quand elle m’a dit de vous appeler, je lui ai tendu son calpélec, mais elle n’avait plus la force d’appuyer sur les touches du bloc tactile. Susan frappa faiblement la paume de Renie et la fixa droit dans les yeux. — C’est ça ! s’exclama la jeune femme. C’est exactement ce qu’elle est en train de faire ! Elle tape ! Susan lui serra une nouvelle fois les doigts. — Mais seulement de la main droite ? Deux pressions. Non. Susan heurta la main de Renie de sa paume, puis dégagea lentement son bras pour le passer au-dessus de son corps. Renie comprit le sens du geste et lui reprit la main. — Vous me signalez que vous changez de bloc tactile, c’est ça ? Oui. L’interrogatoire resta malgré tout extrêmement laborieux. Susan utilisait uniquement sa main droite, elle avait du mal à faire comprendre à sa jeune élève les lettres qu’elle obtiendrait si elle se servait de son bloc tactile gauche. Il lui fallut près d’une heure pour délivrer son message, après de nombreuses pauses pour vérifier par le système des pressions que Renie ne s’était pas trompée. Susan n’avait cessé de s’affaiblir, à tel point qu’elle avait eu du mal à bouger les doigts au cours du dernier quart d’heure. Renie regarda fixement la succession de lettres qu’elle avait inscrites. — C-H-I-N-B-L-E-N-A-K-R-E-T-S-O-I-P-R-D-N-T. Mais cela ne veut rien dire. Vous avez utilisé des abréviations, non ? Une ultime pression. Susan était épuisée. Renie se leva et déposa un baiser sur la joue de son professeur. — Ne vous inquiétez pas, je finirai bien par comprendre. Mais nous vous avons tenue éveillée beaucoup trop longtemps. Vous devez vous reposer. Jeremiah se leva à son tour. — Je vais vous raccompagner, proposa-t-il avant de se pencher sur Susan. Et après, je reviens, petite grand-mère. Ne vous inquiétez pas. Susan émit un sifflement, presque un gémissement. Dako s’immobilisa. La blessée le regarda longuement, frustrée par son incapacité à lui parler, puis se tourna vers Renie et cligna lentement des yeux à deux reprises. — Vous êtes fatiguée, lui dit cette dernière. Dormez, maintenant. Jeremiah embrassa Susan avant de partir. Renie se demanda s’il l’avait déjà fait auparavant. Et, alors qu’ils se dirigeaient vers la voiture, elle eut la certitude qu’elle savait ce que signifiaient ces derniers clignements de paupière. Adieu. Quand Dako la déposa, il était quatre heures passées. Envahie par la colère, elle se savait incapable de dormir, et jusqu’à l’aube elle utilisa son calpélec pour tenter de déchiffrer la succession de lettres que Susan Van Bleeck lui avait indiquées. Les banques de données du réseau lui communiquèrent des centaines de noms, tirés des quatre coins du globe – dont une douzaine en provenance du seul Brésil, et presque autant venus de Thaïlande – dans lesquels se retrouvaient la plupart des lettres dont elle disposait. Aucun d’entre eux ne lui semblait être un candidat intéressant mais, si elle ne trouvait rien de concret, elle n’aurait d’autre choix que de les contacter un à un. Elle fit ensuite travailler un algorithme de décryptage qu’elle avait téléchargé dans la bibliothèque de l’École polytechnique. Le logiciel multipliait les combinaisons en assemblant une partie des lettres selon les paramètres qu’elle spécifiait. À force de regarder l’écran, elle commençait à avoir mal au crâne. Elle fumait cigarette sur cigarette, entrant de nouvelles données dans le calpélec au fur et à mesure qu’elles lui venaient à l’esprit. La lumière du jour pointa par le toit endommagé. Long Joseph ronflait comme un bienheureux ; il s’était endormi sans ôter ses pantoufles. Non loin, un autre lève-tôt venait d’allumer sa radio, débitant les informations dans un langage asiatique que Renie ne reconnaissait pas. Sachant que !Xabbu se réveillait toujours à l’aube, elle s’apprêtait à l’appeler pour lui dire ce qui était arrivé à Susan quand elle comprit ce que signifiaient les huit dernières lettres du message de son professeur. S-O-I-P-R-D-N-T. Sois prudente. L’irritation qu’elle ressentit devant son manque de discernement fut aussitôt remplacée par une violente terreur. Susan se trouvait à l’hôpital, dans un état critique, et peut-être avait-elle été malmenée par les ennemis que Renie s’était faits. Malgré cela, elle avait déployé de gros efforts pour faire comprendre à son élève quelque chose qui allait sans dire. Et Susan n’était pas du genre à se fatiguer inutilement, surtout quand le moindre geste devait lui causer une souffrance terrible. Après avoir demandé à l’algorithme de décryptage de ne plus tenir compte des huit dernières lettres, Renie appela !Xabbu. La logeuse de ce dernier répondit après quelques instants sans mettre l’image, pour lui apprendre que le Bushman n’était pas dans sa chambre. — Il m’a dit qu’il lui arrivait de dormir dans le jardin, insista-t-elle. Pensez-vous qu’il pourrait s’y trouver en ce moment ? — Il est nulle part, que j’vous dit, ni dedans, ni dehors. J’crois bien qu’il est pas rentré d’la nuit, répondit la femme avant de raccrocher. De plus en plus inquiète, Renie vérifia sa boîte à lettres électronique pour voir si !Xabbu lui avait laissé un message. Ce n’était pas le cas mais, à sa grande surprise, il y en avait un de Susan. « Bonjour, Irene. Excuse-moi d’avoir mis si longtemps pour te répondre. (Sa voix était si vive, si gaie, que Renie ne sut un moment que penser.) J’essayerai de te contacter directement ce soir, mais je suis sur une piste et je n’ai pas le temps de parler. Je vais te tenir au courant en quelques mots. » Le message avait été enregistré avant l’agression. Il provenait d’un autre monde, une autre vie. « Je n’ai encore rien de définitif, mais certains de mes contacts pourraient donner quelque chose. Cette affaire est vraiment très étrange. J’ai étudié toutes les régions urbaines au monde, mais je n’ai rien trouvé qui corresponde de près ou de loin à ta photo. Et pourtant, je connais des choses sur Reykjavik que ses habitants ignorent. Même si je sais que tu n’es pas de cet avis, j’ai également effectué des recherches dans les banques d’images, des fois que cette ville soit tirée d’un film ou d’un monde virtuel. Là non plus, aucun résultat. « En revanche, les recherches statistiques on été plus concluantes. Pas au point de me fournir un résultat convaincant, mais j’ai tout de même une ou deux pistes intéressantes. Martine devrait me rappeler bientôt, et il n’est pas impossible qu’elle ait quelques idées sur la question. Je ne t’en dirai pas davantage tant que je n’aurai pas reçu de réponse des personnes que j’ai contactées – je suis trop vieille pour me rendre ridicule — mais disons que j’ai fait appel à de vieilles connaissances pour nous aider. De très vieilles connaissances. « Voilà, c’est tout. Je voulais seulement que tu saches que je travaille toujours à ton problème. Je ne t’ai pas oubliée. Et j’espère que tu n’en es pas au point de sauter les repas ou de perdre le sommeil. Tu avais la très mauvaise habitude de compenser ta fainéantise par une grande débauche d’énergie au dernier moment, mais ce n’est pas la bonne façon d’agir, Irene. « Prends bien soin de toi. Je te rappelle plus tard. » Fin du message. Renie fixa son calpélec, comme si cela pouvait obliger la machine à lui en apprendre davantage, comme si, d’une pression du doigt, elle pouvait faire réapparaître son professeur à l’écran et lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Susan lui avait bien parlé en personne plus tard, mais de quelle manière ! Le sort avait de ces ironies… De vieilles connaissances. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Elle avait déjà essayé le nom de tous les collègues de Susan qui lui revenaient en mémoire. Elle demanda à son calpélec de fouiller les registres du ministère de l’Éducation, dans l’espoir que cela lui permettrait d’obtenir une correspondance entre les lettres fournies par Susan et les gens employés dans les divers établissements qui avaient jalonné sa carrière. Elle commençait à voir trouble mais n’avait rien d’autre à faire avant de partir travailler. Elle savait qu’elle serait incapable de fermer l’œil dans son état d’esprit actuel. Et le fait de continuer à chercher avait au moins pour avantage de ne pas lui laisser le temps de penser à !Xabbu. Elle avait fumé sept ou huit cigarettes depuis le lever du soleil et regardait sa tablette de café se dissoudre dans sa tasse lorsque l’on frappa doucement au mur de sa pièce, juste à côté du rideau. Surprise, elle retint son souffle puis chercha des yeux une arme de fortune. La lampe torche avait disparu et la tasse d’eau bouillante qu’elle tenait à la main devrait faire l’affaire. Alors qu’elle se rapprochait du rideau, son père toussa dans son sommeil et se retourna. Elle tira violemment le rideau. !Xabbu se tenait derrière, légèrement étonné. — J’espère que je ne vous ai pas rév… Renie ne lui laissa pas le temps d’achever sa phrase. Elle le serra si fort dans ses bras qu’elle renversa un peu de café sur sa main. Poussant un juron, elle lâcha la tasse, qui alla se briser sur le sol. — Aïe ! Bon sang ! Désolée, s’excusa-t-elle en agitant sa main ébouillantée. — Vous allez bien ? lui demanda !Xabbu. — Je me suis juste brûlée, répondit-elle en mettant ses doigts dans sa bouche. — Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, je… (Il entra et ferma le rideau derrière lui.) J’ai fait un rêve effrayant et je me suis fais du souci pour vous. Alors, je suis venu. Elle l’examina plus attentivement. Ses vêtements étaient froissés ; il s’était visiblement habillé à la va-vite. — Mais… pourquoi ne pas m’avoir appelée ? Il baissa les yeux. — J’ai honte de le reconnaître, mais je n’y ai pas pensé. Quand je me suis réveillé, j’étais très inquiet et je suis parti sans perdre une seconde. (Il s’accroupit à côté du mur, d’un mouvement fluide qui rappela à Renie qu’il n’appartenait pas à son monde, malgré ses vêtements modernes.) Je n’ai pas trouvé de bus, alors j’ai marché. — Depuis Chesterville ? Oh, !Xabbu, vous devez être épuisé. Je vais bien, ou du moins je suis en bonne santé, mais des choses horribles se sont produites. Elle lui raconta rapidement ce qui était arrivé à Susan, en décrivant l’attaque dont la vieille femme avait été victime et ce qui s’en était suivi. !Xabbu n’eut pas l’air étonné. Il ferma à moitié les yeux, comme pour s’interdire de voir quelque chose d’insupportable. — Cela me rend très triste, dit-il enfin. J’ai rêvé qu’elle vous transperçait le cœur d’une flèche. C’était un rêve très fort, très intense. (Il pressa ses mains l’une contre l’autre.) J’avais peur que vous n’ayez été blessée par ce que vous auriez pu faire, toutes les deux. — Elle m’a bien envoyé quelque chose, mais c’était un message, pas une flèche. Et j’espère bien qu’il nous permettra de sauver des gens… ou du moins, de déterminer si je suis ou non en train de perdre la tête. Lorsqu’elle eut fini de lui expliquer ce qu’elle avait fait après avoir lu le message de Susan, en parlant à voix basse pour ne pas réveiller son père, le petit homme baissa la tête. — Il y a des crocodiles dans ce fleuve, fit-il, et Renie mit du temps à comprendre l’allusion. Nous avons voulu croire qu’il s’agissait de rochers ou de troncs d’arbre, mais nous ne pouvons pas nous permettre de les ignorer plus longtemps. Renie poussa un long soupir. Elle se sentait rassurée depuis que !Xabbu était là, à tel point qu’elle sut qu’elle pourrait maintenant dormir, et même pendant un mois entier, si possible. — Il s’est produit bien trop de choses, reconnut-elle. Stephen qui est si loin de nous, son ami qui a subi de graves dommages psychologiques, ou encore ce qui nous est arrivé au club. Et maintenant, notre immeuble a été incendié et Susan s’est fait agresser. Il faudrait être stupide pour croire qu’il ne s’agit que d’une succession de coïncidences. Mais nous ne pouvons rien prouver, rien ! Il nous faudrait soudoyer les policiers pour les empêcher seulement de rire en entendant notre histoire. — À moins que nous trouvions cette cité et que cela nous apprenne quelque chose. Ou que nous retournions dans ce lieu. — Je ne pense pas être capable d’y remettre un jour les pieds, répondit-elle en faisant des efforts pour ne pas succomber à la fatigue. Si, pour Stephen. Mais je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider. Cette fois-ci, ils nous attendront, sauf si nous trouvons le moyen de nous infiltrer en secret dans leur programme… — Vous avez une idée ? lui demanda !Xabbu. Mais un tel établissement doit sans doute bénéficier d’un excellent… comment dit-on… système de sécurité. — Oui, bien sûr. Non, ce n’est pas à cela que je pensais. Je viens juste de me rappeler ce que Susan m’a dit un jour, il y a bien longtemps. J’avais fait quelque chose de vraiment idiot, en m’introduisant dans le registre du lycée pour m’amuser, ou quelque chose comme ça. Bref, Susan était furieuse, non pas parce que j’avais commis un acte illégal, mais parce que je mettais mon avenir en danger en me comportant de la sorte. (Elle tapota furieusement sur le clavier de son calpélec.) L’infraction proprement dite n’était pas vraiment grave, et tous les étudiants l’avaient sans doute perpétrée avant moi. Susan elle-même avait fait bien pire, au cours de sa jeunesse. À l’en croire, c’était une véritable tête brûlée dans les premières années d’existence du réseau. Long Joseph s’assit dans son lit et regarda longuement Renie et !Xabbu sans les reconnaître. Puis il s’effondra de nouveau sur son mince matelas et se remit à ronfler en quelques secondes. — Si j’ai bien compris, vous pensez que…, commença le Bushman. — Elle a fait état de très vieilles connaissances, répondit Renie. Combien vous pariez qu’elle a contacté ses vieux amis pirates informatique ? Il me reste à déterminer les paramètres qui me permettront de retrouver la trace des fauteurs de troubles virtuels à la retraite, à les comparer avec les lettres dont nous disposons, et à voir si cela nous donne l’indicateur mystère de Susan. La recherche prit à peine un quart d’heure et accoucha d’un résultat très concluant. — Murât Sagar Singh. Regardez-moi l’historique de ce type ! Université du Natal en même temps que Susan, plusieurs projets menés à bien pour Telemorphix SA et d’autres sociétés de moindre importance dans les vingt années qui ont suivi. Et il y a un trou de six ans à sa sortie de l’école. Qu’est-ce que vous pariez qu’il les a passés à travailler pour l’armée ou le gouvernement ? — Mais, ce Sagar Singh… les lettres ne correspondent pas… — Sauf qu’il avait un nom de code ! C’est une pratique courante chez les pirates informatique. S’ils utilisent leur vrai nom, ils peuvent se faire traîner devant les tribunaux. (Elle inclina le calpélec vers !Xabbu pour qu’il puisse voir l’écran.) Chien Bleu Anachorète. Il doit y avoir des milliers de Singh de par le monde, mais Susan savait que ce nom-là, lui, doit être unique. !Xabbu hocha la tête. — On dirait que vous avez résolu l’énigme. Mais où habite cet homme ? Est-il toujours en Afrique du Sud ? — C’est là que les choses se compliquent, admit Renie. Les adresses fournies disparaissent il y a une vingtaine d’années. Peut-être a-t-il eu des ennuis qui l’ont obligé à disparaître de la circulation. Mais un crack de l’informatique comme lui peut brouiller les pistes et se cacher n’importe où. Elle communiqua une liste de nouveaux critères à son calpélec et attendit le résultat des recherches. Long Joseph s’était de nouveau levé. Il observait !Xabbu d’un air soupçonneux. — Ma fille ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui se passe, ici ? — Rien, papa. Je vais te faire du café. Alors qu’elle lui versait de l’eau bouillante, elle se rappela qu’elle n’avait pas nettoyé les débris de tasse brisée devant le rideau et que n’importe qui pouvait marcher dessus. !Xabbu s’intéressa aux données apparaissant sur l’écran. — Renie, intervint-il, il y a un mot qui revient souvent, avec une majuscule. Peut-être s’agit-il d’un lieu, ou de quelqu’un… je n’en ai jamais entendu parler. — Quel est-il ? — » Refuge ». Avant qu’elle puisse lui répondre, la lumière du calpélec se mit à clignoter. Renie posa sa tasse et sa boîte de tablettes de café instantané pour prendre l’appel. C’était Jeremiah Dako, et il pleurait. Elle n’eut pas besoin de l’entendre prononcer la moindre syllabe pour comprendre ce qui venait de se produire. 18 LE ROUGE ET LE BLANC INFORÉSO/PETITES ANNONCES : L’incarnation de tes rêves. (visuel : photo de l’annonceur, M.J. [version féminine]) M.J. : « Regarde-moi. Ne suis-je pas l’incarnation de tes rêves ? Contemple mes lèvres. N’as-tu pas envie que je te mordille ? Viens me rendre visite, mais pas si tu as de petites ambitions. Je n’aime que les hommes grands et forts, et qui regorgent d’idées. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de choses à faire. Connecte-toi et nous nous livrerons à des jeux que tu n’oublieras jamais… » Gally avait du mal à rester debout. Paul le prit dans ses bras et le transporta à l’extérieur. Le garçon pleurait tellement fort qu’il était difficile de le tenir. — Non ! Je peux pas les laisser ! gémit-il. Bahi ! Bahi est là-dedans. — Tu ne peux plus rien pour eux. Il nous faut partir avant que… ceux qui ont fait ça ne reviennent. Gally se débattit, mais il était trop faible pour se libérer. Paul ouvrit la porte et s’enfonça dans la forêt sans même vérifier si quelqu’un les observait. La surprise et la rapidité étaient leurs meilleures alliées. La lumière du jour s’atténuait rapidement, et ils pouvaient atteindre le cœur des bois avant que leurs poursuivants ne se lancent sur leurs traces. Il courut aussi longtemps que possible. Lorsqu’il lui fut impossible de continuer de la sorte, il posa le garçon à terre et s’effondra plus qu’il ne s’assit sur un épais tapis d’épines. Le ciel était désormais gris sombre, et les branches avaient pris la forme de longues silhouettes rachitiques. — Où faut-il aller ? demanda-t-il. N’obtenant pas de réponse, il se tourna vers son compagnon. Ramassé en position fœtale, celui-ci continuait de pleurer toutes les larmes de son corps. Il paraissait épuisé. Paul se pencha et le secoua. — Gally ! Où devons-nous aller ? Nous ne pouvons pas rester ici. — Ils sont morts, répondit le garçon hébété. Morts… — Je sais, mais nous ne pouvons rien y faire. Et si nous ne parvenons pas à nous échapper, il nous arrivera la même chose, à nous aussi. Pas tout à fait, car Paul était persuadé que lui connaîtrait un sort plus terrible, si jamais ses deux poursuivants le rattrapaient. Mais pourquoi cette certitude, et comment une fin plus horrible pouvait-elle être possible ? Les étrangers avaient évidé les enfants de l’huîtrerie, en leur arrachant un à un tous leurs organes… — On était ensemble, dit lentement Gally, comme s’il récitait une leçon mal apprise. Toujours. Je me rappelle pas un temps où on était séparé. On a traversé l’Océan Noir ensemble. — Quel océan ? l’interrogea Paul. Où se trouve-t-il ? Et quand cela s’est-il produit ? — Je m’en souviens plus, avoua Gally en secouant la tête. Tout ce que j’sais, c’est qu’on voyageait… et qu’on était déjà ensemble. — Tous ? Mais, dans ce cas, cela a dû se passer il y a peu de temps. Certains d’entre vous étaient très jeunes. — Les plus petits, on les a trouvés en chemin. Ou c’est eux qui nous ont trouvés, je sais plus. On était deux fois plus qu’au début du voyage. Deux fois plus… Il se remit à sangloter. Paul entoura ses épaules de son bras et l’attira contre sa poitrine. Pourquoi cet enfant se souvenait-il mieux de sa courte existence que Paul de la sienne ? Pourquoi tout le monde en savait-il davantage que lui ? Gally se calma enfin. Ne sachant que faire, Paul continua de le bercer. — Tu dis que vous avez traversé l’Océan Noir ? Où se trouve-t-il ? — Loin d’ici, répondit le garçon sans relever la tête. Je sais pas… c’est les grands qui m’en ont parlé. — Les grands ? — Ils sont tous partis. Y en a qui sont restés dans des endroits qui leur plaisaient, et d’autres qui ont pas pu nous suivre, mais nous, on a continué parce qu’on cherchait quelque chose. Des fois, les grands disparaissaient sans raison. — Et que cherchiez-vous ? — L’Océan Blanc. C’est comme ça qu’on l’appelait. Mais je sais pas où il est. Un jour, le dernier qui était plus grand que moi est parti, lui aussi, et j’me suis retrouvé chef. Mais je sais pas où il est, l’Océan Blanc. Je sais pas… mais ça a plus d’importance, maintenant. Sur ces mots si durs, il se tut. De longues minutes durant, Paul écouta les bruits de la forêt, tentant d’oublier la scène à laquelle il avait assisté dans l’huîtrerie. Les criquets venaient de se réveiller autour de lui, et le vent bruissait dans les frondaisons. Tout semblait calme, comme si l’univers s’était endormi. Paul s’aperçut soudain qu’il n’y avait pas le moindre mouvement contre sa poitrine. Gally ne respirait plus. Paniqué, il se leva d’un bond. Le garçon tomba par terre. — Quoi ? Qu’est-ce qu’y a ? demanda Gally d’une voix ensommeillée. — Pardon, je… je croyais… Il posa doucement la main sur la poitrine du garçon. Rien, pas la moindre pulsation. Sans savoir d’où lui venait le souvenir de ce geste, il pressa deux doigts sous la mâchoire de son jeune compagnon. Ce dernier n’avait pas de pouls. Stupéfait, Paul vérifia que son cœur à lui battait toujours. Oui. — Gally, d’où viens-tu vraiment ? Le garçon marmonna quelque chose, et Paul se pencha pour entendre. — Quoi ? — C’est toi, le grand, maintenant…, répéta Gally avant de sombrer une nouvelle fois dans le sommeil. — L’évêque Humphrey a dit que c’était par là qu’y fallait passer. Une tristesse infinie se lisait dans le regard du garçon, mais son ton restait ferme et décidé. La nuit avait été mauvaise, et tous deux avaient fait de nombreux cauchemars. La joie de Paul à revoir la lumière du jour lui ôtait toute envie de contester la décision de Gally, même s’il n’avait qu’une confiance limitée en l’évêque. — Mais il a aussi précisé qu’il y avait quelque chose d’horrible dans cette direction, quelque chose de très dangereux. Gally lui décocha un regard peiné qui affirmait clairement qu’étant désormais l’aîné, Paul ne devait pas communiquer ses inquiétudes à ses subordonnés. Le raisonnement était d’ailleurs assez logique, et Paul se tut donc, préférant se concentrer pour suivre son guide dans les fourrés. Par la suite, ils gardèrent le silence, ce qui leur permit d’avancer plus rapidement. Paul était anxieux, car les rayons du soleil ne suffisaient pas à chasser les souvenirs qui le hantaient. Il ne savait pas ce qui était le plus terrible : les images du massacre de l’huîtrerie ou le songe qu’il avait fait par la suite. Dans son rêve, il était une sorte de berger faisant monter de nombreux animaux dans un grand navire. Il ne les avait pas reconnus, même s’ils ressemblaient par certains côtés à des moutons ou à des bovins. Bêlant à fendre l’âme, ils avaient résisté de toutes leurs forces, mais Paul et ses compagnons silencieux les avaient obligés à pénétrer dans la cale obscure. Une fois le chargement terminé, il avait fermé la grande porte d’accès. Cela fait, il s’était reculé, pour s’apercevoir que ce qu’il avait pris pour un bateau était plutôt un grand bol ou une bassine… non, un chaudron, un ustensile servant à cuire la nourriture. Les cris des pauvres bêtes enfermées n’avaient cessé de résonner à ses oreilles et, quand il s’était réveillé, il avait éprouvé une grande honte à l’idée d’avoir trahi les animaux dont il avait la garde. Les dernières bribes du rêve refusaient de le laisser en paix. Alors qu’il suivait Gally, il avait encore le chaudron – la coupe ? – à l’esprit. Il était sûr de l’avoir déjà vu, dans un autre univers, une autre vie. J’ai des ombres plein la tête, et même le soleil de midi ne peut les dissiper. Il se frotta les tempes pour chasser ses idées noires et faillit percuter une branche basse. Ils arrivèrent à un ruisseau qui, selon Gally, rejoignait la rivière de l’huîtrerie, et remontèrent en direction de sa source. L’herbe était haute dans les nombreuses clairières qu’ils traversaient, et les oiseaux pépiaient d’un air menaçant en les voyant arriver. Ils les surveillaient en voletant de branche en branche, jusqu’à ce qu’ils se soient éloignés des nids cachés. Quelques arbres se paraient de fleurs roses ou blanches et, pour la toute première fois, Paul se demanda en quelle saison on était. Gally ne comprit pas la question. — Je ne te parle pas d’un lieu, mais d’une période de l’année, expliqua Paul. Normalement, quand les bourgeons s’ouvrent, c’est le printemps. Le garçon secoua la tête. Il était pâle et paraissait abattu, comme si une part de lui-même était morte en même temps que ses jeunes compagnons. — Mais y a des fleurs ici, vot’seigneurie, et pas chez l’évêque. Les endroits sont pas pareils, c’est obligé, sinon, tout arriverait en même temps. Vous imaginez la confusion ? On arrêterait pas de se cogner… quelle panique. — Sais-tu au moins en quelle année nous sommes ? — A… ané ? demanda le garçon avec une soudaine inquiétude. — C’est sans importance. Paul ferma un instant les yeux. Son esprit ressemblait à une pelote de laine complètement emmêlée. Pourquoi se sentait-il si mal en voyant que Gally ne comprenait pas le concept du temps, alors que lui-même venait juste de se rappeler les années et les saisons ? Je m’appelle Paul, récita-t-il en lui-même. J’étais soldat et je me suis enfui pour échapper à une guerre. Deux individus – deux monstres – me poursuivent, et je sais que je dois à tout prix les empêcher de me rejoindre. J’ai rêvé d’une grande coupe. Je me rappelle certains détails au sujet d’un oiseau et d’un géant. Je connais également des choses que je n’arrive pas toujours à nommer. Et maintenant, je me trouve dans le Carré de Huit, quoi que cela puisse être, et je cherche la sortie. L’inventaire ne le satisfaisait guère, mais il lui fournissait déjà une base à laquelle s’accrocher. Il existait. Il avait un nom, et même une destination… du moins, pour le moment. — Maintenant, il faut grimper dur, lui dit Gally. On approche du bord de la case. La pente était en effet bien plus abrupte. Des buissons et des rochers couverts de mousse, au milieu desquels quelques fleurs sauvages apportaient des taches de couleur bienvenues, remplaçaient peu à peu les arbres de plus en plus rares. Paul commençait à se fatiguer et n’en était donc que plus impressionné par la vigueur de son compagnon : Gally n’avait à aucun moment ralenti son allure, alors que l’adulte qui le suivait devait presque se casser en deux pour ne pas perdre l’équilibre. Le monde qui les entourait se mit brusquement à onduler. Surpris par l’absence soudaine de repères, Paul faillit tomber. Il avait l’impression de perdre toute substance, de se disloquer. Il cria, ou crut le faire, mais tout redevint normal l’instant suivant. Gally n’avait apparemment rien remarqué. Paul frissonna et se demanda s’il venait d’être trahi par son organisme fatigué. Lorsqu’ils atteignirent le sommet de la colline, il se retourna pour contempler le chemin parcouru. Les terres qu’il surplombait ne ressemblaient en rien au quadrillage de la carte de l’évêque : arbres et collines s’enchaînaient sans la moindre coupure. La rivière argentée renvoyait les rayons du soleil et la sinistre masse de l’huîtrerie était visible sur sa berge. Il apercevait également la flèche du château de l’évêque, et, plus loin, d’autres tours qui jaillissaient des frondaisons touffues. — C’est là qu’on va, lui apprit Gally. Le garçon lui montrait un lieu distant de plusieurs kilomètres, où les collines boisées redescendaient en direction de la rivière. Le cours d’eau scintillait de toute part, semblant constitué de verre ou de feu figé. — Pourquoi n’avons-nous pas pris de bateau ? demanda Paul. Cela nous aurait permis d’aller plus vite, non ? Gally eut un petit rire sans joie. — On peut pas traverser les cases en passant par la rivière, expliqua-t-il. Vous le savez bien, non ? La rivière est… pas comme ça. — Mais nous l’avons bien empruntée avant-hier. — Seulement pour aller de l’auberge à l’huîtrerie. On est resté dans la même case… c’est permis, si vous voulez. Mais c’est pas seulement pour ça qu’il faut pas passer par là. Quand on va sur la rivière, les autres le savent. C’est pour ça qu’on a voyagé de nuit. — Les autres ? Tu veux dire, les deux qui… — Pas seulement eux, répondit Gally en secouant la tête. Tous ceux qui nous cherchent. C’est les grands qui me l’ont appris. On peut jamais se cacher sur la rivière. Il ne put clarifier davantage, et Paul cessa de lui poser des questions à ce sujet. Les deux compagnons commencèrent à descendre la colline. Paul ne voyait pas en quoi ils venaient d’entrer dans une autre case, comme disait Gally. Le paysage n’avait pas changé, même si les animaux semblaient plus nombreux de ce côté. Paul entendit en effet de nombreux bruissements dans les fourrés et, à une ou deux reprises, il vit des yeux luisants qui l’observaient sous la végétation. À un moment, une colonne de minuscules cochons vert pâle apparut, mais ils s’enfuirent en poussant de petits cris lorsqu’ils aperçurent les deux humains. Gally fut incapable de répondre aux questions que Paul se posait au sujet de ces étranges créatures. — J’suis jamais venu ici, vous savez. — Mais tu m’as dit que vous veniez d’ailleurs. — On est pas passé par là, vot’seigneurie. Tout ce que j’sais sur cette case, c’est ce que les gens en racontent. Tenez, ça, par exemple. Paul suivit le doigt tendu mais il eut beau plisser les paupières, il ne vit rien d’autre qu’un fouillis de branches. — Vous êtes trop grand, lui expliqua le garçon. Faut vous baisser. Paul s’agenouilla et distingua un pic isolé. Beaucoup plus éloigné que le reste du paysage, il paraissait plus pâle. — Qu’est-ce que c’est ? Gally ne put s’empêcher de rire. — Une montagne, évidemment ! Mais à son pied, on dit que le Roi Rouge dort, et que si quelqu’un va le réveiller, tout le Carré de Huit disparaîtra d’un seul coup, comme ça. (Il claqua des doigts.) Enfin, c’est ce qu’on dit, hein, mais je vois pas comment on peut savoir un truc pareil sans l’avoir déjà réveillé, et dans ce cas, je ne serais plus là pour vous le dire. Paul ne répondit pas. Sa hauteur et son étroitesse mises à part, la montagne n’avait rien d’extraordinaire. — Et le Roi Blanc ? Que se passe-t-il si on le réveille, lui ? La même chose ? Gally haussa les épaules. — J’imagine, mais personne sait où il dort, sauf Sa Majesté la Reine, et c’est pas le genre de truc dont elle parle. Quand le soleil atteignit son zénith, ils entrèrent dans une région de prés et de basses collines parsemée de vastes bois. Paul recommença à se sentir fatigué et se rappela qu’il n’avait rien mangé depuis un jour et demi. Le manque de nourriture ne le dérangeait toutefois pas autant qu’il l’aurait cru. Il allait demander l’explication de ce nouveau mystère à son jeune compagnon quand ce dernier lui saisit le bras. — Regardez ! Derrière nous, en haut de la colline ! Répondant à un instinct qu’il ne contrôlait pas, Paul s’accroupit avant même d’avoir compris ce que Gally venait de lui dire. Puis il suivit le doigt pointé du garçon. Une silhouette venait d’apparaître au sommet. Une deuxième la rejoignit et Paul retint instinctivement son souffle. D’autres arrivèrent encore, une demi-douzaine en tout, dont une qui semblait à cheval. — Les soldats de la Reine Rouge, lui apprit Gally. Je savais pas qu’ils avaient aussi envahi cette case. Vous croyez qu’ils vous cherchent ? — Je n’en sais rien, répondit Paul. Les individus qu’il voyait au loin ne l’inquiétaient pas tant que ses deux poursuivants, mais les hommes armés, quels qu’ils soient, ne lui inspiraient aucune confiance. — Le bord de la case est encore loin ? voulut-il savoir. — Plutôt. On devrait y être pour le coucher du soleil. — Dans ce cas, ne perdons pas de temps. Les fourrés denses s’accrochaient à leurs vêtements comme autant de griffes. Paul ne pensait plus à manger, bien qu’il se sentît encore faible. Gally préférait avancer en zigzag pour éviter les zones boisées, ainsi que celles, trop dégagées, où on aurait pu les repérer de loin. Paul savait pertinemment que son jeune guide se débrouillait bien mieux que lui, mais leur allure lui paraissait tout de même affreusement lente. Ils venaient de quitter la protection des taillis pour descendre une pente exposée lorsqu’ils entendirent un bruit de cavalcade tout proche. Quelques instants plus tard, un cheval jaillit des fourrés pour leur barrer la route. L’animal se cabra, et Paul dut tirer Gally en arrière pour que ce dernier ne soit pas frappé par les sabots. Le cavalier portait une armure rouge sang. Un heaume de même couleur imitant la tête d’un lion en colère cachait son visage. Il frappa le sol du bout de sa lance. — Vous traversez les terres de Son Écarlate Majesté, fit-il d’un ton péremptoire. Rendez-vous. Gally se dégagea de l’étreinte de Paul. Celui-ci tenta de le retenir, mais le garçon lui glissa entre les mains. — On est des gens libres, affirma-t-il. Qu’est-ce qui vous donne le droit de dire où on peut aller ou pas ? — Seuls sont libres les vassaux de Sa Majesté, répondit le cavalier en pointant sa lance sur la poitrine de Paul. Si vous n’avez commis aucun crime et si vous lui jurez fidélité, vous ne risquez rien. Il fit avancer son cheval de quelques pas jusqu’à toucher Paul de sa lance. — Je suis un étranger, intervint ce dernier, encore essoufflé. Je ne fais que passer. Votre guerre ne me concerne pas. — Le gosse aussi est un étranger, mais lui et les autres mendiants qui l’accompagnent ne nous ont causé que des ennuis depuis qu’ils sont arrivés. Ils volent, ils mentent et ils propagent des histoires aberrantes. Sa Majesté ne tolérera pas cela un instant de plus. — Menteur ! hurla Gally, au bord des larmes. — À genoux, ou je te pourfends comme l’un de tes chapons, mécréant. Paul tira Gally en arrière ; aussitôt, le cavalier avança. Ils n’avaient nulle part où aller. Même s’ils parvenaient à atteindre l’orée du bois le plus proche, leur adversaire les aurait vite rattrapés. Paul mit un genou à terre. — Eh bien, eh bien, que se passe-t-il donc ici ? Un autre cavalier venait d’entrer dans la clairière, mais il était d’une blancheur étincelante. Son heaume avait la forme d’une tête de cheval dont le front s’ornait d’une corne droite. Paul avait l’impression qu’il aurait dû se souvenir du nom de cet animal, mais il en était incapable. Armes, flasques et autres objets pendaient à la selle du cavalier blanc, tant et si bien qu’il faisait autant de bruit que le chariot d’un marchand ambulant lorsqu’il se déplaçait. — Halte-là, coquin ! poursuivit-il. Ou devrais-je dire « Haut les mains » ? Le cavalier rouge poussa une exclamation de surprise. — Qu’est-ce que tu fiches ici, toi ? Le nouveau venu mit du temps à répondre, comme si l’on venait de lui poser une question piège. — J’ai sans doute dû tourner du mauvais côté. Voilà qui est tout à fait inattendu. J’imagine que nous allons devoir nous battre, maintenant. — Ces deux-là sont les prisonniers de la reine, déclara Tête-de-lion. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. Je te permets de te replier, mais si je te revoie après en avoir fini avec eux, il me faudra te tuer. — Que je me replie ? Oh, voilà qui ne me paraît guère possible, non, non, non. Ce n’est pas ma reine, vois-tu. Le cavalier blanc fit une nouvelle pause, comme s’il cherchait à se souvenir d’un détail important. Il ôta son heaume et se gratta vigoureusement le cuir chevelu. — Jack ? Jack Marchebois ? s’exclama Paul, stupéfait. L’homme en armure eut l’air tout aussi surpris. — Qui, moi ? Pas du tout, répondit-il avant de se tourner vers son homologue écarlate. Ah, ces prisonniers… j’en ai eu, moi aussi. Incapables de montrer le moindre respect. — C’est pas lui, glissa Gally à l’oreille de Paul. Ce dernier secoua la tête. La situation tournait à la farce. — Mais… mais je vous ai déjà rencontré, persista-t-il tout de même. L’autre soir, en forêt. Vous ne vpus rappelez pas ? — En forêt, un type qui me ressemblait ? (Il s’adressa de nouveau au cavalier rouge.) Ce bougre a dû croiser mon frère. Amusant, ça. Cela fait quelque temps que nous n’avons plus de nouvelles de lui. Il faut dire que c’est le bohémien de la famille. (Il reporta son attention sur Paul.) Il allait bien, au moins ? Tête-de-lion n’avait pas l’air de trouver la situation amusante. — Fais demi-tour et va-t’en, idiot de Blanc, ou ça ira mal pour toi, menaça-t-il. Il fit reculer son cheval de quelques pas et pointa sa lance sur le cavalier blanc. — Non, non, non, répondit ce dernier, visiblement perturbé. Il faut que je m’empare de cette case, vois-tu. Elle appartient à Sa Sérénité d’Albâtre, à présent… ou quelque chose de ce genre. (Il remit son casque.) On dirait bien que nous allons devoir nous battre. — Bougre d’imbécile ! hurla le rouge. Vous, les prisonniers… ne bougez pas jusqu’à ce que j’en aie fini avec lui. Son vis-à-vis avait abaissé sa lance et s’avançait vers lui dans un tintamarre assourdissant. — Tiens-toi prêt ! clama-t-il, avant d’ajouter, plus timoré : C’est bon, je peux y aller ? — Courez ! s’écria Gally. Le cavalier rouge se tourna vers le garçon au moment où la lance adverse le frappait en pleine poitrine. Il fit de grands moulinets des bras dans l’espoir de conserver son équilibre, mais en vain, et tomba lourdement à terre. Lorsque Paul s’enfuit à son tour, le cavalier venait de se remettre debout et se munissait d’une masse d’armes accrochée à sa selle. — Joli coup, non ? pérora le blanc alors que l’autre s’avançait vers lui. — Mais il va le tuer, s’exclama Paul en voyant que leur sauveur ne semblait pas décidé à se défendre. En effet, le coup de masse de Tête-de-lion jeta l’homme au casque de licorne à bas de sa selle. Paul voulut se porter à son secours, mais Gally le tira par la manche. — Venez, vot’seigneurie, laissez-les s’expliquer ! Le garçon repartit au pas de course sans lâcher prise. Paul n’eut d’autre choix que de le suivre. Quelques instants plus tard, ils s’enfoncèrent dans le bois et perdirent la clairière de vue. Pourtant les bruits du combat les accompagnèrent de longues minutes encore. — Mais il nous a sauvé la vie, protesta Paul lorsqu’ils se furent arrêtés pour reprendre leur souffle. Nous ne pouvons pas le laisser se faire tuer. — Le cavalier ? On s’en balance, vot’seigneurie. C’est pas un des nôtres, de toute façon. S’il se fait zigouiller, il reviendra pour la prochaine partie, alors… — La prochaine partie ? Mais Gally avait déjà repris sa course. Paul le suivit en titubant. Les ombres étaient très allongées. La soirée avançait et le soleil semblait posé sur la crête des collines. Quand les deux compagnons s’arrêtèrent, Paul s’appuya sur Gally pour ne pas tomber. Le garçon eut du mal à les retenir tous les deux. — Je n’en peux plus…, protesta Paul. Je dois… me reposer… — Pas longtemps, rétorqua Gally, qui ressentait moins la fatigue. La rivière est juste de l’autre côté de cette butte, mais il nous faudra la longer un peu avant d’arriver au bord de la case. Paul mit ses mains sur ses genoux et fut incapable de se relever. — Mais si… si ces deux-là se battent… pourquoi fuyons-nous ? — Parce qu’y en avait d’autres. Vous les avez vus, sur la colline. Des tuniques rouges. Les pions de la reine se déplacent à pied, mais ils peuvent aller vite quand ils veulent… et eux n’ont pas besoin de s’arrêter pour cracher leurs boyaux. Reprenez votre souffle et y faudra qu’on reparte. — Qu’est-ce que tu voulais dire, tout à l’heure ? Au sujet de la mort éventuelle du cavalier ? Gally se frotta le visage, y laissant les traces de ses doigts sales. — Eux, ils font que revenir, encore et encore. Ils se battent jusqu’à ce qu’un camp gagne, et puis ils recommencent. C’est leur troisième partie depuis qu’on est arrivés ici. — Mais ils ne se font pas tuer ? — Bien sûr que si. Mais seulement jusqu’à la fin de la partie, comme ils disent. Et après, ils reprennent tout à zéro. Ils se souviennent même pas de ce qui s’est passé avant. — Mais toi, si, parce que tu n’es pas d’ici ? — Je crois, ouais, répondit Gally en fronçant les sourcils. Vous pensez que Bahi et les autres petits reviendront la prochaine fois, vot’seigneurie ? — Est-ce que cela s’est déjà produit auparavant ? Est-ce que d’autres petits sont déjà morts pour… renaître à la partie suivante ? Le garçon secoua la tête. — Alors, je ne sais pas, conclut Paul. Mais il pensait avoir son idée sur la question. Il doutait fort que l’enchantement protégeant les natifs du Carré de Huit s’étende également aux étrangers. Lorsqu’il fut capable de se remettre en marche, Gally lui montra de nouveau la route à suivre. Ils traversèrent un épais bosquet, puis une barrière d’arbres tordus avant de se retrouver en haut d’une longue pente herbeuse qui descendait à la rivière. Paul n’eut pas le temps d’admirer le paysage. Le garçon le conduisit à quelques centaines de mètres du cours d’eau avant de tourner en direction de la crête. Ils avancèrent aussi vite que possible en tirant profit du terrain dégagé, puis le soleil orangé qui les aveuglait disparut lorsqu’ils arrivèrent au pied des collines. Paul observa la rivière. Tout près d’eux, elle luisait tel un ruban d’or fondu, tandis qu’elle prenait une teinte bleu sombre à proximité de la rive opposée. Elle semblait à la fois plus réelle et plus imaginaire que le paysage qu’elle traversait, comme une partie d’une toile de maître que l’on aurait incrustée au milieu d’une autre. Il ralentit l’allure, conscient tout à coup que des bribes de ses souvenirs lui revenaient en mémoire. Une toile de maître ? Qu’est-ce que ces mots pouvaient bien vouloir dire ? Quand avait-il vu, ou entendu parler de ces choses ? Il savait intuitivement ce que cela signifiait, mais sans être capable de visualiser la chose qui se rapportait à cette description. — Dépêchez-vous, vot’seigneurie. Faut qu’on ait atteint la grotte avant la nuit, ou ils nous trouveront. — Pourquoi ne traversons-nous pas la rivière à la nage ? — Vous êtes dingue, ou quoi ? — Nous pourrions fabriquer un radeau, si c’est trop loin. Il ne manque pas de bois, par ici. — Pourquoi on ferait ça ? Paul recommençait à dériver dans un univers qui ne correspondait pas à celui qui l’entourait. — Pour… nous échapper, répondit-il, hésitant. Pour fuir le Carré de Huit. Gally s’arrêta et planta ses mains sur ses hanches. — Pour commencer, je vous ai déjà dit qu’on pouvait se faire repérer si on va sur la rivière. Ensuite, y a rien de l’autre côté. — Comment ça ? — Y a pas d’autre côté, c’est tout. Même les plus sombres crétins le savent. On peut pas sortir du Carré de Huit par là. La rivière fait que le longer. Paul n’arrivait pas à comprendre la nuance. — Mais, et ça, alors ? demanda-t-il en tendant le doigt vers la rive opposée. Qu’est-ce que c’est ? — C’est… je sais pas, moi. Un miroir, j’imagine. Mais y a rien derrière. C’est comme ça qu’on a perdu une des grandes. Elle croyait pouvoir traverser, même si on lui avait dit que c’était pas possible. — Je ne comprends pas. Comment peut-il ne rien y avoir de l’autre côté alors que je vois tout cela ? — Vous êtes pas obligé d’me croire, vot’seigneurie, fit Gally en reprenant sa route. Faites-vous tuer, si ça vous chante. Mais j’crois bien que vous et moi, on reviendra pas pour la partie suivante. Paul contempla les arbres un long moment, puis se décida à rejoindre le garçon. Quand ce dernier vit que son compagnon le suivait, il lui lança un regard où le soulagement le disputait à l’écœurement. A ce moment, ses yeux s’écarquillèrent. Paul se retourna pour voir ce qui avait accaparé l’attention de son jeune guide. Au loin, quelque chose se déplaçait dans leur direction, mais beaucoup trop vite pour qu’il soit possible de l’identifier. Une légère fumée s’élevait derrière le bolide : l’herbe s’enflammait sur son passage. — Courez ! s’écria Gally. Malgré sa grande fatigue, Paul n’avait pas besoin d’encouragement. Tous deux s’élancèrent vers les collines pourpres, distantes d’un petit kilomètre à peine. Une excroissance rocheuse que Paul avait pris pour une formation naturelle se révéla avoir été taillée de la main de l’homme : une pointe triangulaire, plus haute que lui, se dressait au centre d’un cercle de pierres plates sur lesquelles d’étranges symboles avaient été gravés. Le fait de traverser ce qui ressemblait à un cadran solaire géant leur permit d’aller plus vite et, un instant, Paul se dit qu’ils atteindraient la grotte à temps. De petits animaux au museau incurvé s’égaillèrent sur leur passage. Ils arrivaient à peine à l’étendue rocailleuse qui marquait le début des collines lorsque quelque chose les dépassa à la vitesse d’un train de marchandises. Un train de marchandises ? se demanda Paul. Qu’est-ce que… La chose s’arrêta, projetant des graviers en tous sens. De nombreux cailloux ricochèrent contre la poitrine et le visage de Paul. Elle mesurait au moins une trentaine de centimètres de plus que lui et elle était rouge vif de la tête aux pieds. Même son visage à l’air hautain et ses cheveux relevés étaient écarlates. Sa robe évasée paraissait extrêmement rigide. Quelques filets de fumée sortaient de sous ses jupes. — Vous, là ! J’apprends que vous avez refusé de me jurer fidélité, fit-elle d’une voix tonitruante et terrifiante. Ce n’est pas le meilleur moyen d’entrer dans mes bonnes grâces, vous savez. Gally était comme paralysé, et Paul ne valait guère mieux. — Nous ne voulions pas vous offenser, Votre Majesté, parvint-il tout de même à répondre. Nous cherchions seulement à… — Silence ! Vous ne parlerez que si je vous en donne l’autorisation, est-ce bien compris ? Allez-y, maintenant. — Nous ne voulions pas vous offenser, Votre Majesté. — Vous l’avez déjà dit. Mais je ne suis pas sûre de vous accepter comme vassaux. Vous êtes incroyablement stupides. Elle claqua des doigts dans un bruit de tonnerre. À ce signal, trois hommes d’armes jaillirent d’entre les arbres et dévalèrent la pente de la colline. — J’imagine qu’il va me falloir vous faire décapiter, poursuivit la souveraine. Ce n’est pas un châtiment très original, je vous l’accorde, mais j’ai un faible pour les bonnes vieilles méthodes. Pas vous ? (Elle jeta un regard mauvais à Paul.) Alors, n’avez-vous rien à dire pour votre défense ? — Laissez-nous partir. Nous ne cherchons pas à interférer dans… — Vous ai-je donné l’autorisation de parler ? l’interrompit-elle, perplexe. J’espère pour vous que oui, sinon il me faudra vous faire décapiter deux fois de suite. Les soldats avaient atteint le bas de la pente. Paul se demanda s’il pouvait contourner la reine et aller trouver refuge dans la grotte qui s’ouvrait à une centaine de mètres de lui. — Je vous surveille et je sais ce que vous pensez. (La voix de la reine était totalement mécanique. Paul avait l’impression de se trouver face à une machine.) Vous n’avez pas non plus le droit de chercher à vous enfuir tant que je ne vous en ai pas donné l’autorisation. Cela ne servirait à rien, de toute façon. (Elle hocha la tête et se retrouva à dix mètres de là. Paul ne l’avait pas vu se déplacer.) Vous êtes bien trop lents pour pouvoir m’échapper, encore que vous soyez allés plus vite que je ne l’aurais cru. Je suis toujours très contrariée lorsque des pièces étrangères arrivent dans le Carré de Huit et se déplacent à leur gré. Si je savais qui est responsable de cette situation, des têtes tomberaient, je vous le promets. (Elle se déplaça encore, réapparaissant devant Paul et Gally, qu’elle toisa avec un mépris évident.) Bien sûr, des têtes vont tout de même tomber. Les seules questions consistent à déterminer combien, et surtout lesquelles. Le premier soldat arriva en trottinant, suivi de près par ses deux compagnons. Paul ne s’était pas encore remis des stupéfiantes capacités de déplacement de la reine qu’on lui tirait violemment les bras dans le dos. — Mais il me semble que j’oublie un détail, reprit la reine en se tapotant les lèvres du bout de l’index. Peut-être devrais-je couper autre chose que vos têtes ? Paul se débattit, mais en vain. Les deux soldats qui le tenaient étaient aussi inébranlables que leur souveraine semblait l’être. Pour sa part, Gally ne cherchait même pas à résister à l’homme d’armes qui se chargeait de lui. — Nous n’avons rien fait de mal, protesta Paul. Nous sommes des étrangers. — Ah, oui, c’est cela. (La reine sourit ; même ses dents étaient rouge sang.) Des étrangers. Je me souviens, maintenant. (Elle mit deux doigts dans sa bouche et laissa échapper un sifflement qui résonna entre les collines environnantes.) J’avais promis de vous livrer à quelqu’un, après quoi je vous ferai décapiter, peu importe ce qu’il restera de vous. Paul sentit un long frisson lui parcourir l’échine. Il se retourna, sachant pertinemment ce qui l’attendait. Deux silhouettes vêtues de manteaux et de chapeaux étaient apparues dans son dos. Elles avançaient sans se presser. La plus mince des deux écarta les bras, comme si elle était heureuse de le revoir, et quelque chose brilla dans l’ombre projetée par son couvre-chef. — Te voilà enfin. On commençait à se demander quand on te retrouverait… Au son de cette voix, Paul dut se retenir pour ne pas hurler. Il tenta une nouvelle fois de se libérer, mais les soldats de la reine ne relâchèrent pas leur prise. Gally se mit à geindre. — Si tu savais tout ce qu’on a prévu pour toi, mon ami… toutes les surprises qui t’attendent… Ils s’étaient rapprochés, mais Paul ne les distinguaient toujours pas clairement, comme s’ils étaient entourés d’un linceul de ténèbres. Ses genoux refusèrent de le porter une seconde de plus et il entendit soudain un bruit étrange. Était-ce le gémissement de Gally, aussi fort que le coup de sifflet de la reine, ou bien… Le grognement s’accentua. Paul détourna les yeux de la fascinante avancée de ses poursuivants pour regarder le sommet de la colline. Il se demanda un instant si une avalanche venait de se déclencher, car il ne voyait pas d’autre phénomène pouvant générer un tel vacarme. Il comprit qu’il s’était trompé en voyant une gigantesque forme ailée apparaître à l’entrée de la grotte. La bouche de la reine s’ouvrit de stupéfaction. — Un dragon ! hurla l’un des trois soldats. Une fois sorti de son antre, le monstre étendit les ailes au-dessus de lui ; l’orbe solaire sembla un instant figé entre leurs extrémités. Le dragon cligna des yeux, son cou ondula tel un gros serpent puis, d’un battement d’ailes, il s’envola. Le garde qui tenait Gally s’effondra au sol en gémissant. La créature bondit en direction du firmament puis fondit sur les humains rassemblés. Les deux autres soldats lâchèrent Paul au même moment et se mirent à courir. La reine leva les bras et poussa un cri de défi. Juste avant de toucher terre, le dragon se redressa, tenant l’une des mystérieuses silhouettes entre ses pattes. Paul fut presque jeté à terre par la violence de la bourrasque qui accompagna cette manœuvre. — Gally ! hurla-t-il. Paul n’y voyait rien. Cependant, malgré le vent, il entendait clairement les vociférations de la Reine Rouge. Il trouva le garçon collé au sol et le prit dans ses bras avant de se mettre à courir en direction de la rivière. Quelques secondes s’écoulèrent avant que Gally ne prenne conscience de l’endroit où son compagnon l’entraînait. — Non ! Pas par là ! Paul s’enfonça dans l’eau alors que l’enfant se débattait dans ses bras. — Tu ne fais qu’aggraver ton cas, entendit-il alors derrière lui. Nous te retrouverons où que tu ailles, Paul Jonas ! Il lâcha Gally et se mit à nager en direction de la rive opposée. La tête du garçon disparut sous la surface et Paul l’attrapa par le col, battant violemment des jambes pour lutter contre le courant et les algues qui cherchaient à le retenir. Quelque chose les survola et de nombreuses crêtes blanches apparurent à la surface de la rivière. Les vagues heurtèrent Paul de plein fouet, le repoussant vers la berge. Il n’avait plus de forces, et l’autre côté était encore si loin… — Nage, mon garçon, haleta-t-il en libérant à nouveau Gally. Ensemble, ils avancèrent de quelques mètres, mais le courant les séparait et les empêchait de progresser en direction de leur objectif. Paul ressentit soudain une crampe à la jambe. Il poussa un cri de douleur, disparut sous l’eau et battit frénétiquement des bras pour remonter à la surface. Au même instant, il s’aperçut que quelque chose brillait dans l’eau boueuse, de manière indistincte, comme une bougie visible au travers d’un verre épais. Lorsqu’il émergea à l’air libre, il vit que Gally se maintenait à flot comme il le pouvait. Le garçon était visiblement paniqué. Paul s’enfonça une nouvelle fois sous la surface. Pas de doute, la lueur dorée était bien là, au fond de l’eau. Il remonta au côté de son compagnon, s’empara de lui et lui ferma la bouche de force. — Retiens ton souffle, lui ordonna-t-il avant de plonger en l’entraînant avec lui. Le garçon lutta de toutes ses forces pour lui échapper. Se propulsant aussi rapidement que possible, Paul se dirigea vers la lumière sans lâcher son fardeau. Gally lui donna un coup de coude dans le ventre et ne put s’empêcher d’ouvrir la bouche ; l’eau s’engouffra immédiatement dans ses poumons. La lueur ambrée paraissait plus proche, mais les ténèbres aussi, et ces dernières l’emportaient, se refermaient sur lui. Paul tendit le bras vers la lumière. L’eau était noire, presque solide et parcourue de bulles d’or qui semblaient prises dans l’ambre. Gally paniquait, les yeux écarquillés d’effroi et la bouche grande ouverte. Paul s’approcha un peu plus près et tout disparut. 19 FRAGMENTS INFORÉSO/FLASH : Tempête meurtrière en intérieur. (visuel : plage ravagée, dôme déchiqueté) COMM : Trois personnes ont été tuées et quatorze autres hospitalisées après que la plage artificielle de Boumemouth (Angleterre) a échappé à tout contrôle, (visuel : Bubble Beach Park avant l’accident) Le mauvais fonctionnement du générateur de vagues et l’effondrement d’une partie du dôme ont provoqué ce qu’un témoin a appelé un « raz-de-marée en intérieur ». Des vagues de cinq mètres de haut ont balayé la plage artificielle, provoquant la mort de trois personnes par noyade. L’enquête n’exclut pas la possibilité d’un sabotage… Cela faisait deux jours qu’elle retardait l’échéance, mais il lui fallait se décider, désormais. La mort de Susan changeait les règles du jeu. L’heure était venue de demander de l’aide et, même si cela ne l’enchantait guère, elle allait devoir passer cet appel. Elle pourrait au moins le faire de Polytech, et son visage n’apparaîtrait donc pas sur fond de dépôt plus ou moins désaffecté. Elle n’osait pas couper l’image, car cela signifierait qu’elle avait quelque chose à cacher à son correspondant ou qu’elle n’osait pas le regarder en face. Elle s’installa devant le mur le mieux rangé et l’unique plante en pot qui avait survécu à l’atmosphère enfumée de son bureau. Elle connaissait le numéro qui l’intéressait pour l’avoir recherché le lendemain de la mort de Susan. Sur le moment, elle l’avait fait sans réfléchir, tout en sachant pertinemment qu’elle n’aurait d’autre choix que de l’utiliser si elle parvenait à le trouver. Elle alluma une cigarette et vérifia une dernière fois que ce qu’il pourrait voir par le truchement de son calpélec ne serait pas trop pathétique. Elle inspira profondément et, à cet instant, on frappa à la porte. — Bon sang ! Entrez ! La tête de !Xabbu apparut dans l’entrebâillement. — Bonjour, Renie. Je ne vous dérange pas ? Elle saisit l’occasion qui s’offrait de repousser un peu plus l’échéance qu’elle redoutait tant. — Non, non, entrez, lui répondit-elle en s’écœurant elle-même. En fait, si, le moment est plutôt mal choisi. Il faut que j’appelle quelqu’un à qui je n’ai pas vraiment envie de parler. Vous restez sur le campus un petit moment ? — Je suis venu juste pour vous voir, fit-il en souriant. Je peux attendre. Un instant, elle crut qu’il avait l’intention de rester dans le bureau, ce qui lui aurait fait perdre tous ses moyens. Mais, sur un hochement de tête, il ressortit, fermant la porte derrière lui. — Allez, s’encouragea-t-elle. Elle aspira une dernière bouffée de tabac. Ces cigarettes étaient censées ne pas être trop nocives, mais elle avait déjà tellement fumé depuis l’aube qu’elle risquait de s’embraser de l’intérieur. Et si c’était ça, la combustion humaine spontanée ? songea-t-elle en composant le numéro. L’homme qui lui répondit ne daigna pas mettre l’image, ce qui convenait parfaitement à la jeune femme. — Je voudrais parler à monsieur Chiume, de la part de Renie… Irene Sulaweyo. Elle détestait son prénom, hérité d’une grand-tante chrétienne au poids colossal, mais le fait de se présenter de la sorte donnerait peut-être un ton officiel à son appel. Elle fut surprise par la vitesse à laquelle il répondit. L’image apparut soudainement, comme si son correspondant venait de jaillir tel un diable de sa boîte. — Renie, quelle surprise ! Comment ça va ? Tu as l’air en pleine forme. Pour sa part, Del Ray allait visiblement bien, ce qui expliquait sans doute sa question. Coupe de cheveux soignée, quoiqu’un peu traditionnelle, costume élégant et col de chemise orné de fils métalliques. Mais il n’avait pas seulement laissé sa vie d’étudiant derrière lui. Les différences étaient plus marquées, même si Renie fut incapable de les expliquer tout de suite. — On fait aller, répondit-elle, heureuse que sa voix ne tremble pas. Ces dernières semaines ont été assez… mouvementées, mais je t’en parlerai dans un instant. Comment va ta famille ? J’ai parlé à ta mère, mais seulement une minute ou deux. Elle s’apprêtait à partir. Il la mit rapidement au courant. Tout le monde allait bien, sauf son frère cadet, qui se révoltait contre l’autorité depuis son plus jeune âge et ne cessait de collectionner les ennuis. Alors qu’il parlait, Renie s’aperçut qu’elle se détachait de la conversation. La sensation était étrange, mais pas aussi douloureuse qu’elle l’avait craint. C’était désormais un homme bien différent de celui qui l’avait quittée en lui brisant le cœur – pour toujours, elle en était persuadée à l’époque. Pourtant, il n’avait pas vraiment changé, mais il ne comptait plus pour elle. Il aurait tout aussi bien pu être l’ancien amant d’une amie plutôt que le sien. — Voilà mon histoire, conclut-il. Je suis sûr que la tienne est plus intéressante et je suis tout prêt à l’écouter. Je ne sais pas pourquoi, mais mon petit doigt me dit que tu ne m’as pas appelé pour parler du bon vieux temps. Flûte, pensa Renie. Del Ray était peut-être devenu fonctionnaire, mais il n’avait pas oublié d’être intelligent. — Je crois que j’ai des ennuis, lui confia-t-elle, mais je préférerais ne pas t’en parler au téléphone. Pourrions-nous nous voir ? Del Ray hésita. Il est marié, comprit-elle. Ou alors, il a une petite amie attitrée. Il ne sait pas ce que je veux lui demander. — Je suis désolé d’apprendre que tu as un problème. J’espère que ce n’est pas grave. Je pense… — J’ai juste besoin de quelques conseils. Tu ne risques rien, et je ne vais pas m’interposer entre ta femme et toi. — Maman t’as dit ? — J’ai deviné. Comment s’appelle-t-elle ? — Dolly. Nous nous sommes mariés l’année dernière, répondit-il, gêné. Elle est notaire. Renie se sentit toute drôle mais, une fois de plus, la sensation fut moins désagréable que prévu. — Del Ray et Dolly ? Sérieusement ? J’imagine que vous ne sortez pas souvent. — Ne sois pas désobligeante. Elle te plairait si tu la connaissais. — Sûrement, concéda-t-elle, soudain fatiguée. Écoute, tu peux venir avec elle, si tu veux, au cas où tu penserais que j’essaye de te récupérer. — Ne dis pas de bêtises, Renie, répondit-il, outré. Si je peux t’aider, je le ferai. Dis-moi ce qu’il faut que je fasse. Où nous retrouvons-nous ? — Sur le Golden Mile, après le travail ? Cela la conduirait loin du foyer mais au moins, elle pourrait s’abaisser à lui demander son aide dans un endroit agréable. Del Ray nomma un bar sans la moindre hésitation – sans doute y allait-il souvent – puis la chargea de dire bonjour de sa part à Long Joseph et à Stephen. Il s’attendait apparemment à ce qu’elle lui dise comment ils allaient, mais elle voyait difficilement comment elle pourrait le faire sans tout lui raconter. Elle écourta la conversation autant que possible et raccrocha. Il a l’air fade, songea-t-elle. Ce n’était pas seulement le costume ou la coupe de cheveux. Son côté rebelle avait disparu. Est-ce pareil pour moi ? En me voyant, s’est-il dit que j’étais devenue une petite prof sans intérêt ? Elle se redressa sur son siège, écrasa sa cigarette, en alluma une autre. Nous verrons bien. Bizarrement, elle se sentait presque fière de l’accumulation d’ennuis à laquelle elle devait faire face. Quand est-ce que Del Ray et Dolly se sont fait incendier leur appartement par une conspiration internationale regroupant des obèses et des divinités hindoues, hein ? Lorsque !Xabbu revint, quelques minutes plus tard, elle était en pleine crise de rire. Elle se savait proche de l’hystérie, mais c’était franchement mieux que de pleurer tout le temps. Del Ray observait !Xabbu avec une grande attention. Le voir essayer de comprendre quelle pouvait bien être la relation qui unissait Renie au Bushman atténuait le côté déplaisant de ce rendez-vous. — Très heureux de faire votre connaissance, dit-il en serrant la main du petit homme avec une sincérité admirable. — Del Ray est adjoint ministériel délégué auprès de la Commission des Nations unies. C’est quelqu’un de très important, maintenant, expliqua Renie. Elle l’avait déjà dit à !Xabbu lors du trajet, mais le répéter en présence de l’intéressé devrait lui faire comprendre qu’elle ne venait pas le voir en tant qu’ex-petite amie. — Pas vraiment, corrigea Del Ray. Je débute à peine ma carrière. !Xabbu ne connaissait pas les usages de la conversation avec des gens comme Del Ray. Il se contenta donc de hocher la tête et se laissa aller contre le dossier rembourré de la banquette pour mieux admirer les lambris et les chandeliers anciens, lesquels étaient vraisemblablement de simples imitations. Renie admira l’assurance avec laquelle Del Ray appela la serveuse. Au cours du siècle dernier, un établissement de ce genre aurait été réservé aux hommes d’affaires blancs, et !Xabbu et elle-même auraient été regroupés sous le terme de « Kaffirs » ou de « question noire ». Mais, aujourd’hui, Del Ray et ses collègues de couleur occupaient la place de choix au milieu des restes de l’empire colonial. Ce qui signifiait un changement notable. Il y avait encore quelques personnes blanches dans le bar, mais elles faisaient partie d’une clientèle cosmopolite à laquelle se mêlaient des Noirs et des Asiatiques. Une certaine forme d’égalité existait bel et bien en ce lieu, même si seuls l’argent et le pouvoir la rendaient possible. L’ennemi actuel n’avait plus de couleur ; il se reconnaissait à sa grande pauvreté. !Xabbu commanda une bière, Renie un peu de vin. — Juste un verre, dit-elle, après quoi j’aimerais que nous allions marcher un peu. Surpris, Del Ray haussa les sourcils. Il continua de discuter de tout et de rien jusqu’au retour de la serveuse, mais en restant sur ses gardes, comme s’il s’attendait à ce que Renie sorte à tout moment une surprise déplaisante de son chapeau. Elle éluda le problème en lui parlant de l’état de Stephen et de l’incendie, mais sans impliquer qu’il pouvait y voir un lien entre les deux. — C’est affreux ! s’écria-t-il. Je suis vraiment désolé de ce qui t’arrive. Tu as besoin de quelque chose… un endroit où loger, de l’argent ? Elle secoua la tête avant de finir son verre. — Non merci, mais c’est gentil d’avoir demandé. Pouvons-nous sortir, maintenant ? Il hocha la tête et paya la note. !Xabbu, qui avait bu son verre en silence, se leva pour les suivre. — Allons sur la jetée, proposa Renie. Elle savait que ses cachotteries commençaient à énerver Del Ray, mais ce dernier était bien devenu un homme politique. Le jeune homme qu’elle avait connu quelques années plus tôt se serait déjà emporté pour exiger des réponses et lui demander pourquoi elle lui faisait perdre son temps. Au moins, c’était là un changement qu’elle approuvait. Au bout de la jetée, ils se retrouvèrent seuls avec quelques pêcheurs isolés. Elle mena ses compagnons jusqu’à un banc. — Tu me croiras sans doute folle, mais je n’avais pas envie d’en parler entre quatre murs, expliqua-t-elle à Del Ray. Ici, personne ne pourra nous entendre. — Pourquoi voudrais-tu que je te croie folle ? rétorqua-t-il d’un air peu convaincu. — Un jour, tu me remercieras peut-être d’avoir pris toutes ces précautions. Je n’ai pas particulièrement envie de faire la connaissance de ta femme, Del Ray, mais je ne tiens pas non plus à ce qu’il lui arrive quelque chose. Et les gens qui m’en veulent ne font pas dans le détail. — Si tu m’expliquais ce qui t’amène, fit-il en plissant les paupières. Elle commença par le début, en restant aussi vague que possible et sans s’attarder sur les moments où elle avait contourné les régulations de la Commission de l’ONU. De temps en temps, elle fit appel à !Xabbu pour corroborer ce qu’elle disait ; le petit homme s’exécuta chaque fois, sans vraiment s’intéresser à la discussion. Renie n’avait pas le temps d’y penser, mais elle se demanda vaguement pourquoi il réagissait ainsi. Del Ray ne l’interrompit que pour lui poser quelques questions pertinentes. Il paraissait intéressé par Chez Mister J, mais se contenta de secouer la tête lorsqu’elle lui apprit la conclusion à laquelle elle était arrivée concernant les agissements de l’établissement. Quand elle eut achevé son histoire, en finissant par l’incendie de son immeuble et le meurtre de Susan, il garda un instant le silence et observa une mouette qui se lissait les plumes sur le garde-fou. — Je ne sais que te dire, répondit-il enfin. Toute cette histoire est si… incroyable… — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que tu me prends pour une folle, ou que tu es prêt à m’aider ? — Je ne sais pas. C’est… c’est dur à avaler. Et je ne sais pas vraiment ce que tu attends de moi. Je n’ai rien à voir avec les forces de police ou de sécurité de la Commission, Renie. J’aide juste les grandes chaînes de magasins à s’assurer qu’elles respectent les régulations. Je ne comprends rien à ce que tu me racontes. — Bon sang, Del Ray, tu fais partie du Politburo, comme on disait autrefois. Tu peux forcément m’aider, ne serait-ce qu’en obtenant des renseignements. Une information judiciaire a-t-elle été ouverte contre ces individus ? Est-ce que quelqu’un d’autre que moi a eu maille à partir avec la Corporation de divertissement du Jongleur jovial ? Et qui se cache derrière cette raison sociale ? Il me faut des réponses, et quelqu’un en qui je peux avoir confiance. J’ai peur, Del Ray ! — Je ferai ce que je peux, bien sûr, mais… — Et je crois aussi qu’il me faut accéder à Refuge. — Quoi ? Mais pourquoi faire ? Elle se demanda un instant si elle devait lui parler du message que Susan lui avait communiqué sur son lit de mort, mais décida de n’en rien faire. Seuls !Xabbu, Jeremiah Dako et elle connaissaient les dernières paroles de son ancien professeur et, pour le moment, c’était déjà bien assez. — Il faut que j’y aille, c’est tout. Tu peux m’aider ? — Renie, je n’ai jamais réussi à aller à Refuge quand j’étais un étudiant fumeur de hasch. Tu crois qu’on me laisserait m’en approcher à moins d’un kilomètre maintenant que je fais partie du gouvernement ? Pour ces gars-là, je représente l’ennemi juré. Elle fronça les sourcils. — Ce n’est pas facile pour moi, je… tu sais que je ne te demanderais rien si je n’avais pas vraiment besoin d’aide. Bon sang, Del Ray, mon petit frère est… Elle n’alla pas plus loin. Plutôt mourir que de se mettre à pleurer devant lui. Il lui prit délicatement la main. Il était toujours aussi séduisant. — Je vais me renseigner, Renie, lui promit-il. Peut-être que je pourrai trouver quelque chose. — Sois prudent. Même si tu penses que je suis folle, pars du principe que j’ai encore toute ma tête et prends toutes les précautions possibles et imaginables. Ne fais pas l’idiot et évite de te faire remarquer. — Je t’appellerai d’ici le week-end. Très heureux d’avoir fait votre connaissance, ajouta-t-il en se tournant vers !Xabbu. Ce dernier serra la main tendue. — Tout ce qu’a dit Mlle Sulaweyo est vrai, lui assura-t-il. Ces gens sont mauvais. Ne prenez pas cette affaire à la légère. Troublé, Del Ray hocha la tête et reporta toute son attention sur Renie. — Je suis vraiment désolé pour Stephen, fit-il en guise de conclusion. Dis bonjour à ton père pour moi. Il se pencha pour l’embrasser sur la joue, puis s’en alla. — Quand nous nous sommes séparés, je pensais que je ne pourrais pas vivre sans lui, commenta-t-elle en le regardant disparaître au loin. — Le monde change, philosopha !Xabbu. Le vent emporte tout. — J’ai peur, Renie. La jeune femme leva les yeux. !Xabbu était resté silencieux pendant la plus grande partie du trajet, à regarder les immeubles du centre-ville de Durban. — A cause de ce qui est arrivé à Susan ? Il secoua la tête. — Non, je pleure sa mort et je suis en colère contre les responsables d’un acte aussi monstrueux. Mais mon inquiétude est plus grande. (Il se perdit dans la contemplation de ses mains, comme s’il s’attendait à se faire réprimander.) C’est à cause de mes rêves. — Vous disiez avoir rêvé qu’il m’était arrivé quelque chose, la nuit où Susan a été attaquée. — Mais ce n’est pas tout. Depuis que nous sommes allés dans ce lieu, ce… club, mes songes sont très intenses. J’ignore ce que je redoute exactement, mais je sens que je suis – non, que nous sommes tous – traqués par une créature immense et cruelle. Le rythme cardiaque de Renie s’accéléra. Il lui semblait avoir fait un rêve à peu près similaire, à moins qu’elle ne se soit souvenue d’une histoire de !Xabbu. — Cela ne m’étonne pas, répondit-elle sans trop s’avancer. C’était une expérience traumatisante. — Ce n’est pas de ce genre de songe que je parle, Renie, fit-il en secouant la tête avec le plus grand sérieux. Ces rêves qui nous dérangent et qui trouvent leur source dans les événements de notre vie sont… ceux des gens de la ville, si je puis me permettre. Mais ce que je ressens, moi, c’est… je ne sais pas, un accroc, une ondulation… dans le songe qui nous rêve. Je connais la différence. Les visions qui perturbent mon sommeil depuis quelques jours sont de celles qu’ont les miens lorsqu’ils apprennent que la pluie va se remettre à tomber après une longue période de sécheresse, ou encore que des étrangers vont pénétrer dans le désert. Ces rêves me parlent de ce qui sera, pas de ce qui a été. — Vous voulez dire qu’ils sont prémonitoires ? — Je l’ignore. Ce n’est pas l’impression que j’ai, pas plus que le fait de voir l’ombre d’une chose qui s’approche avant que cette dernière apparaisse ne me fait l’effet de voir l’avenir. Grand-Père Mante a eu des visions similaires quand il a su que son temps sur cette terre s’achevait et qu’il lui faudrait bientôt se présenter au campement du Grand Dévoreur. Même lorsque le soleil est au zénith, nous savons qu’il finira par se coucher et que la nuit reviendra. Une telle certitude n’a rien de magique. Elle ignorait quoi répondre. Ce genre de concept l’énervait toujours, mais elle avait du mal à ne faire aucun cas des intuitions de !Xabbu. — Admettons que je vous croie, répondit-elle. Vous dites que quelque chose nous traque. Mais quel est le sens de cette phrase ? Que nous nous sommes fait des ennemis ? Nous le savions déjà. Par la fenêtre, les tours de sécurité du quartier des affaires avaient laissé la place à des immeubles en mauvais état et des boutiques à la devanture criarde. Depuis l’intérieur du bus, Renie avait l’impression que les gens qu’elle voyait dans la rue avançaient sans but, comme s’ils ne savaient pas où ils allaient. — Je parle de quelque chose de plus important, lui expliqua !Xabbu. À l’école, j’ai appris un poème… écrit par un Anglais, je crois. Il évoque une bête qui rampe en direction de Bethléem. — Il me semble que je m’en souviens. Il parle aussi de marée sanglante et d’anarchie, si je ne m’abuse. — On m’a dit qu’il s’agissait d’une vision apocalyptique, d’une image de la fin du monde. Il y a quelques instants, je vous ai parlé de Grand-Père Mante et du Grand Dévoreur. Un rêve a appris à Grand-Père Mante qu’un terrible changement se préparait, et il a averti les siens pour qu’ils s’apprêtent à quitter la terre, car leur heure était venue. (Son visage semblait dénué d’expression, mais un immense désespoir se lisait dans son regard.) Je crois que j’ai reçu une telle vision. Un grand bouleversement s’annonce, une… comment dit le poème, déjà… une bête immonde qui se prépare à venir à la vie. Renie fut prise d’un long frisson, comme si le système d’air conditionné du bus, hors service depuis longtemps, venait soudain de renaître de ses cendres. Son ami était-il en train de devenir fou ? Il lui avait dit que la vie citadine avait causé la perte de nombre des siens. Cette obsession qui le poussait à croire ses rêves et les mythes de ses ancêtres était-elle le premier signe d’une trop grande ferveur religieuse qui finirait par le détruire, lui aussi ? C’est de ma faute. Non seulement il lui a fallu s’adapter à une vie radicalement différente de la sienne, mais je l’ai entraîné dans cette affaire totalement démente. C’est comme si j’avais amené un enfant sur un champ de bataille ou à une orgie sado-maso. — Mais que devons-nous faire ? demanda-t-elle en faisant tout son possible pour ne pas montrer ses doutes à!Xabbu. Savez-vous d’où provient cette terrible menace ? — Oui, répondit-il après un long silence. J’ignore ce qui l’a créée, ou même quelles pourront être ses conséquences, mais je n’en ai pas besoin pour savoir d’où vient le problème. Même l’aveugle peut trouver le feu de camp. Je vous ai dit que ce club, Chez Mister J, était un lieu malsain. Je le maintiens, mais ce n’est pas le cœur de l’ombre. Je crois que c’est comme un trou dans un gros nid de frelons. Si l’on plaque l’oreille contre l’ouverture, on entend le bruit que font les insectes, mais même si on la comble à l’aide de boue séchée, ils sont toujours vivants à l’intérieur et finiront bien par ressortir en creusant un autre trou. — J’ai du mal à comprendre ce que vous dites, !Xabbu. Il lui dédia un petit sourire triste. — Moi aussi, Renie. Ce n’est pas parce que je vois l’ombre que je sais ce qui la projette. Mais cette histoire ne se limite pas à votre frère, ni même à tous ces autres enfants qui souffrent du même mal que lui. Je le sens comme je sentirais l’approche de la tempête. Je n’en sais pas davantage, mais cela suffit pour me terrifier. Le trajet s’acheva en silence. !Xabbu descendit à Chesterville et Renie lui fit signe par la fenêtre, mais ce que le petit homme venait de lui dire l’avait troublée. Elle était tiraillée entre deux craintes, sans savoir laquelle des deux était la plus terrible : que son ami soit en train de perdre la raison, ou qu’il ait vraiment conscience de quelque chose d’affreux, que le reste du monde ignorait. Le soleil se couchait alors que le bus approchait de Pinetown. Les immeubles cubiques projetaient des ombres démesurées. En voyant les réverbères s’allumer, Renie se demanda quel genre de bête pouvait rôder en bordure des cercles de lumière orangée. Del Ray était tout sourire mais, malgré cela, il ne semblait guère heureux qu’elle l’ait appelé. Elle décala l’examen qu’elle préparait au bord de l’écran et agrandit l’image de son correspondant. — Tu as trouvé quelque chose ? Il secoua la tête. — Je ne peux pas te parler maintenant, fit-il. — Tu préfères que nous retrouvions quelque part ? — Non. Écoute, je n’ai pas grand-chose pour toi. C’est un problème vraiment épineux. La multinationale dont tu m’as parlé intéresse beaucoup de monde, mais il n’y a rien là qui sorte de l’ordinaire. Elle possède plusieurs clubs, des entreprises de fabrication et deux ou trois qui vendent du matériel pour les usagers du réseau. En Chine, une femme du nom de Quan a failli traîner un de leurs autres clubs devant les tribunaux. — Comment ça ? — Je ne sais pas exactement. Un problème de négligence, ou quelque chose comme ça. Ce ne devait pas être bien terrible, car la plaignante a fait marche arrière avant que l’affaire passe en justice. Écoute, Renie, je ne pourrai pas trouver grand-chose sans consulter les registres légaux, et je n’y ai pas accès. (Il eut une brève hésitation.) Comment va Stephen ? Des progrès ? — Non, cela fait plusieurs semaines que son état reste stable. Elle avait rêvé de son frère au cours de la nuit. Il appelait à l’aide du fond d’un trou, tandis qu’elle essayait d’expliquer la situation à des policiers qui restaient de marbre et à un fonctionnaire semblant davantage intéressé par le chien qu’il ne cessait de caresser. Le simple fait de s’en souvenir la fit bouillir. — C’est tout ce que tu as à me dire ? Que tu n’as rien découvert ? Et les propriétaires de cet horrible endroit ? Ils ont bien dû donner leur nom pour pouvoir créer ce site. Ce serait trop te demander que de me l’obtenir ? — Je ne suis pas obligé de te rendre service, tu sais, répondit-il en perdant brièvement son calme. — C’est vrai, rétorqua-t-elle. Tu ne me dois rien. Elle le regarda fixement et se demanda ce qu’elle avait bien pu lui trouver. C’était juste un homme séduisant portant un costume bien coupé. — Pardon, Renie, je ne voulais pas… j’ai envie de t’aider, mais… les choses sont plutôt compliquées pour moi, en ce moment. Faisait-il référence à sa situation conjugale, à son travail, ou à quelque chose de plus inquiétant ? — Mon avertissement était sérieux, Del Ray. Sois prudent. Et j’apprécie beaucoup ce que tu fais pour moi. — Je t’obtiendrai tout ce que je pourrai. Je… euh, c’est juste que ce n’est pas aussi facile qu’on pourrait le penser. Prends bien soin de toi. — Je n’y manquerai pas. Merci. Après avoir raccroché, elle alluma une cigarette. Elle était trop troublée pour continuer à préparer son examen. Il était difficile de dire si l’agitation de Del Ray était due à la culpabilité qu’il éprouvait de l’avoir quittée, au malaise qu’il devait ressentir depuis qu’il se retrouvait mêlé à une conspiration qui ne le regardait pas, ou à quelque chose de totalement différent. Si la deuxième raison était la bonne, Renie pouvait difficilement lui en vouloir. Six mois plus tôt, elle aurait elle aussi émis de sérieux doutes si on était venu la trouver avec une telle histoire. Même maintenant, il devait être possible d’expliquer qu’elle venait juste de connaître une succession de coups du sort et qu’elle essayait de leur trouver un dénominateur commun. N’était-ce pas ainsi que, selon certains, les religions – et les obsessions paranoïaques – voyaient le jour ? Pour essayer de comprendre un univers tellement immense et chaotique qu’il défiait l’entendement humain ? Qu’avait-elle vraiment de concret ? Son frère souffrait d’un mal étrange, mais on ne comptait plus les maladies mystérieuses répertoriées dans les livres d’histoire. Et les épidémies de virus inconnus s’étaient déclarées en plus grand nombre au cours des cinquante dernières années que dans les cinq siècles précédents. !Xabbu et elle avaient découvert un lien possible entre les cas de coma et la fréquence d’utilisation du réseau, mais il devait exister des dizaines d’autres explications différentes. Son immeuble avait brûlé et, même si le rapport officiel n’était pas encore connu, de nombreuses rumeurs faisaient état d’un acte criminel. Mais cela non plus n’était pas concluant. Elle ne connaissait pas les chiffres en la matière, mais il devait y avoir des centaines d’incendies criminels à Durban chaque année, sans même parler des feux accidentels. Les seules choses qui pouvaient plus ou moins passer pour des preuves étaient l’attaque dont Susan avait été victime, les étranges événements qui entouraient Chez Mister J et la stupéfiante cité d’or. Seul le fait que ces trois données soient intrinsèquement liées la convainquait qu’elle n’avait pas sombré dans la paranoïa. Elle soupira. Avons-nous raison de tirer le signal d’alarme, !Xabbu et moi, ou sommes-nous comme ces utilisateurs du réseau qui affirment que les extraterrestres leur envoient des messages télépathiques ? Mais Susan n’avait pas pensé qu’ils criaient au loup, et elle avait même mis le doigt sur quelque chose d’important. Si seulement Renie pouvait apprendre de quoi il s’agissait. La vieille enseignante n’était pas du genre à communiquer des renseignements non vérifiés à ses plus proches collègues, et encore moins à une élève qu’elle n’avait plus vue depuis des années. Mais qu’a-t-elle bien pu découvrir ? Que se passera-t-il si nous ne parvenons pas à contacter ce Murât Sagar Singh ? Ou s’il ne sait pas ce que Susan jugeait si important ? Il était affreux de se dire que Susan s’était fait agresser par sa faute, et presque autant de songer que cette dernière avait travaillé dans son laboratoire la veille de l’attaque, sans penser à enregistrer tout ce qu’elle avait pu trouver. On ne se rappelait jamais assez que le monde pouvait parfois changer brusquement. Renie venait d’ouvrir un nouveau paquet de cigarettes, mais elle le laissa tomber sur son bureau et demanda à son calpélec de composer le numéro de Susan. Elle espérait que Jeremiah décrocherait, mais c’est la voix enregistrée de son ancien professeur qui lui répondit. — Vous êtes bien au domicile de Susan Van Bleeck, mais je ne puis vous répondre actuellement. Je suis trop occupée. Parfaitement, à mon âge. Laissez-moi un message. Merci. Renie eut du mal à parler mais, quand elle retrouva sa voix, elle demanda à Dako de la rappeler dès que possible. Puis elle reprit ses cigarettes et déplaça le texte de son examen au centre de son écran. Jeremiah refusa de quitter l’ascenseur. Ses yeux étaient rougis et il semblait avoir vieilli de dix ans depuis qu’elle avait fait sa connaissance. — Je ne peux pas, pas aujourd’hui, expliqua-t-il. Cela me rend trop triste. — Je comprends, l’assura Renie en tapotant son bras. Merci de nous laisser faire un petit tour. Nous remonterons si nous avons besoin de vous. — La police est déjà venue. J’imagine que vous pouvez toucher ce que vous voulez. !Xabbu avait déjà quitté la cage d’ascenseur. Jeremiah aida Renie à sortir ses affaires puis pressa le bouton. La porte du monte-charge se ferma et la machinerie se mit en marche. Renie poussa une exclamation d’incrédulité en voyant l’état du laboratoire. Elle ne s’était pas attendue que les dégâts soient aussi importants. Les agresseurs de Susan s’étaient montrés tout aussi impitoyables avec son équipement. — Ils devaient être armés de masses, fit-elle. Les longues tables avaient toutes été réduites en morceaux, de même que le matériel qu’elles supportaient. Les instruments pulvérisés recouvraient le sol d’une épaisse couche de plastique torturé, un puzzle géant que personne ne pourrait jamais reconstituer. Les écrans muraux avaient été défoncés, eux aussi, et l’on avait arraché leurs câbles avec une grande violence ; ils pendaient dans le vide, tels les boyaux d’un humain torturé jusqu’à ce que mort s’ensuive. !Xabbu s’était accroupi et touchait délicatement les débris. — Ce n’étaient pas des cambrioleurs, affirma-t-il. Aucun voleur ne perdrait autant de temps à détruire des appareils aussi coûteux, surtout si c’est l’argent qui l’intéresse. — Je n’arrive pas à y croire. Regardez-moi ça. Une telle destruction exerçait une terrible fascination sur Renie. L’entropie pour les débutants. Prenez note, semblaient dire les débris. Certaines choses ne peuvent jamais être réparées, à moins que le temps n’inverse son cours. Renie essaya de s’imaginer la scène, à la manière d’un vidéo-clip qu’on passerait à l’envers : les morceaux de verre et de plastique s’envoleraient pour retrouver leur place d’origine, les appareils se reformeraient, les tables se relèveraient comme des animaux réveillés en sursaut… et, si elle parvenait à rebrousser l’enregistrement suffisamment loin dans le temps, elle pourrait ramener Susan, rendre vie à son corps glacé, réparer ses os broyés, lui permettre de récupérer tout le sang qu’elle avait perdu et qui maculait désormais le site du carnage. La mort elle-même s’enfuirait, la queue entre les jambes. Renie frissonna. Elle se sentit soudain extrêmement faible. C’était sans espoir. Elle regarda !Xabbu qui soulevait l’un après l’autre les instruments cassés, et sentit de nouveau toute la responsabilité qui reposait sur ses épaules en voyant combien son compagnon était frêle… comme un enfant. Et ce sentiment n’était pas une mauvaise chose, à ce moment. On avait besoin d’elle. Susan était morte et personne ne pouvait rien y faire. Il valait mieux s’occuper des problèmes qu’il était possible de résoudre. Elle inspira profondément, ouvrit l’un des sacs de matériel qu’elle avait emprunté à l’École polytechnique et en sortit un point de connexion portable. Ses mains tremblaient. Elle dégagea une partie du plancher pour installer son instrument. — Espérons que ce bloc sera assez puissant pour relancer le système de Susan. (Elle était contente d’entendre sa voix redevenue calme. Bien, la crise était passée.) Jeremiah m’a dit qu’il devait tout allumer et éteindre manuellement, même la lumière, ce qui signifie qu’ils ont dû mettre le système central hors service. — Des malfaiteurs normaux en seraient-ils capables ? — On trouve beaucoup d’équipement de ce type en contrebande, de nos jours, et parfois à très bon prix mais, connaissant Susan, je ne pense pas que son installation ait été vulnérable à une attaque de ce genre. Autrement dit, ils devaient être sacrement bien équipés. Je pourrai vous en dire plus si je parviens à entrer dans le système central. — Les policiers n’y ont pas songé ? — Bien sûr que si, vous pensez. C’est une enseignante riche et connue qui a été assassinée. Selon Jeremiah, ils sont restés là pendant trois jours, assistés de gardes privés. Et ils nous ont suffisamment questionnés, vous et moi, au sujet de l’après-midi que nous avons passé ici. Mais même s’ils ont découvert quoi que ce soit, ils ne le communiqueront jamais à des civils. J’ai essayé, et Jeremiah aussi. Dans six mois, nous apprendrons peut-être quelque chose d’utile, mais nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre si longtemps. Elle actionna l’interrupteur et l’appareil se mit en marche. C’était un vrai petit bijou de fabrication asiatique. Si jamais elle le faisait tomber, il lui en coûterait une bonne année de salaire. — Voyons ce qu’il reste et ce que nous pouvons en tirer. Renie se laissa choir sur une chaise. Dako lui versa du thé. — Votre ami en voudra-t-il ? — Je pense, oui. Elle regarda fixement la tasse fumante, trop fatiguée pour même penser à la porter à ses lèvres. Jeremiah hésita un moment puis s’assit en face d’elle. — Avez-vous découvert quelque chose ? lui demanda-t-il. Un indice qui nous permettrait d’arrêter ces… meurtriers ? Il tenait sa propre tasse d’une main tremblante. Cela avait dû être terrible pour lui de revenir ici après la mort de sa patronne. — Non. Ils ont chargé un programme de destruction de données dans le système central. J’ai essayé toutes les possibilités de récupération offertes par l’équipement dont je dispose. Ils ont été tellement consciencieux que c’est un miracle que quelque chose marche encore dans la maison. — Le docteur disait que tout devait toujours fonctionner en parallèle, répondit-il avec une fierté non feinte. Au cas où il y aurait un problème… — Ces enfoirés aussi ont fait leur sale travail en parallèle. Non seulement ils ont détruit le système de l’intérieur, mais ils ont également cassé tout l’équipement… Elle se tut en voyant arriver !Xabbu. Il tenait quelque chose à la main. — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle, pleine d’espoir. — Je l’ai trouvé alors que je m’apprêtais à remonter, expliqua le Bushman. Il était coincé entre une table et le mur. Je ne crois pas qu’il nous soit de la moindre utilité. Renie s’empara du morceau de papier et le lissa. L’écriture tremblotante de Susan était instantanément reconnaissable. Son nom, Irene, était inscrit en haut de la page. Puis venaient deux autres termes : Atasco et ge AC. — Je ne vois pas ce que cela peut vouloir dire, concéda-t-elle au bout de quelques instants. Cela fait peut-être des mois que cette note traînait dans le laboratoire, et il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’une autre Irene. Mais je vérifierai. C’est déjà quelque chose. Jeremiah ne put rien lui apprendre sur ces quelques mots. L’excitation de Renie retomba aussitôt. — J’ai de nouveau regardé la photo de la salle à manger, fit !Xabbu en s’asseyant. La peinture murale. Il fixa longuement sa tasse de thé, sans que le moindre bruit vienne troubler sa concentration. Renie eut un instant l’impression de participer à une séance de spiritisme. — Je suis extrêmement désolé, reprit finalement le Bushman. — Pourquoi ? — Je crois que j’ai mis le Dr Van Bleeck mal à l’aise en lui parlant de cette peinture. C’était quelqu’un de bien. Je pense qu’elle aimait cette œuvre d’art pour ce qu’elle représentait, même si elle n’avait pas été exécutée par quelqu’un de sa race. — Elle était si bonne…, acquiesça Jeremiah en s’essuyant les yeux d’un geste brusque. Trop. Elle ne méritait pas ça. On devrait retrouver ces hommes et les pendre, comme on le faisait autrefois. — Mais elle nous a appris quelque chose d’important, et il n’est pas impossible qu’elle nous ait également laissé cette note, leur rappela Renie. Il nous faut faire de notre mieux pour découvrir ce qu’elle avait trouvé. Et si cela nous permet de remonter jusqu’aux responsables… (Elle se tut un instant en se souvenant du laboratoire saccagé.) je ferai tout ce qui est en mon pouvoir… tout… pour qu’ils soient traînés en justice. — La justice, cracha Dako. Quand ce mot a-t-il eu un sens dans ce pays ? — Regardons les choses en face, Jeremiah. C’était une Blanche et elle était riche. Si l’on peut espérer qu’une affaire de meurtre soit élucidée par la police, c’est bien celle-ci. Il grommela, mais Renie ne sut si c’était pour exprimer son désaccord ou non. Ils finirent leur thé tandis que Jeremiah leur expliquait ce qui restait à préparer pour les funérailles de sa patronne, sous-entendant qu’il devait presque tout faire lui-même. Le neveu et la nièce de Susan feraient le voyage depuis l’Amérique, mais Dako les connaissait, il ne s’attendait pas au moindre remerciement de leur part. Son amertume était compréhensible, mais déprimante. Plus par politesse que parce qu’elle avait faim, Renie mangea quelques biscuits et !Xabbu et elle se levèrent. — Merci de nous avoir laissés fouiller le laboratoire, lui dit-elle. Je m’en serais éternellement voulu si nous n’avions pas essayé. Jeremiah haussa les épaules. — Ceux qui méritent d’être châtiés ne le seront jamais. Et personne ne la regrettera autant que moi. — Attendez un peu, Jeremiah. Je me rappelle que Susan m’a parlé d’une amie nommée Martine. Un chercheur. J’ai oublié son nom de famille… Dérou… quelque chose. — Cela ne me dit rien, répondit le chauffeur en secouant la tête. — Je sais que le système central a été totalement effacé, mais Susan utilisait-elle parfois un bloc-notes ? Tenait-elle un journal intime ? Il faillit répondre par la négative, mais se reprit au dernier moment. — Nous avons un registre, pour les frais liés à la maison. Le docteur craignait d’avoir des problèmes avec les impôts et tenait toujours sa comptabilité en double. Il sortit sans attendre, heureux d’avoir quelque chose à faire. Trop fatigués pour parler, Renie et !Xabbu burent encore un peu de thé tiède. Une dizaine de minutes plus tard, Jeremiah réapparut, un gros carnet relié de cuir à la main. — Il y a trois ans, dans la catégorie « recherche », une petite somme a été versée à une certaine Martine Desroubins, fit-il en indiquant la ligne concernée. Vous pensez que c’est elle que vous cherchez ? — Je crois, oui. Y a-t-il une adresse ou un numéro de téléphone ? — Non, juste son nom et le montant versé. — Tant pis, c’est déjà quelque chose. Renie tripota nerveusement la feuille, sur laquelle elle avait également inscrit le nom de l’amie de Susan. Quelques fragments, se dit-elle. Des voix dans le noir, des images incompréhensibles, un ou deux noms… c’est tout ce dont nous disposons. Elle poussa un soupir alors que la voiture quittait la propriété de Susan. Çà et là, une lueur indiquait la présence de l’une de ces forteresses que Kloof affectionnait tant. Comme toujours, la lumière n’était qu’un acte de bravoure isolé face à l’avancée des ténèbres. De bravoure, ou d’ignorance ? Des fragments. Elle appuya sa tête contre la vitre. A côté d’elle, !Xabbu venait de fermer les yeux. Mais est-il jamais possible d’en espérer davantage ? Assise au bord de son lit, Renie se séchait les cheveux en savourant ces quelques instants d’intimité. La file d’attente avait été longue avant que la douche commune ne se libère enfin, et elle n’avait pas eu envie de parler. Elle avait regardé si elle avait reçu des messages en défaisant la serviette nouée autour de sa tête. Polytech l’avait appelée pour lui dire qu’elle était convoquée au bureau du recteur le lendemain après-midi, ce qui n’annonçait vraisemblablement rien de bon. Puis elle avait chargé ses logiciels de recherche afin de voir ce qu’ils pourraient tirer des deux termes inscrits sur le bout de papier de Susan. Plus elle y pensait, plus elle se demandait pourquoi son ancien mentor, qui avait passé toute sa vie à travailler sur des ordinateurs, avait préféré écrire ces notes plutôt que de faire confiance à un enregistrement vocal. Peut-être la découverte de !Xabbu était-elle plus importante que Renie ne l’avait tout d’abord pensé. Les programmes n’avaient eu besoin que de quelques instants pour établir un lien entre Atasco et ge AC : un livre vieux d’une vingtaine d’années intitulé L’ge d’or de l’Amérique centrale, par Bolivar Atasco. Par contre, Martine Desroubins restait introuvable en Afrique du Sud, et Renie avait donc lancé un programme de recherche mondial, en espérant que le chercheur se connectait au réseau sous son patronyme. Puis elle s’était penchée plus sérieusement sur le livre d’Atasco. Quitte à dépenser de l’argent qu’elle ne possédait pas, autant télécharger l’intégralité de l’ouvrage. Le coût était légèrement plus élevé que la normale, car le livre contenait de nombreuses illustrations, mais elle était déterminée à explorer à fond cette piste laissée par Susan. Lorsqu’elle eut fini de se sécher les cheveux, L’ge d’or de l’Amérique centrale était arrivé sur son calpélec. Si ce livre recelait un message de Susan Van Bleeck, il ne révéla pas son secret de prime abord. C’était apparemment un ouvrage d’anthropologie moins technique que la moyenne, qui traitait de l’Amérique centrale et du Mexique. Renie consulta l’index, mais n’y trouva rien d’intéressant. Elle décida alors de survoler le texte. Les photos couleurs des ruines et artefacts mayas et aztèques étaient superbes – elle fut particulièrement fascinée par un crâne en jade et des gravures représentant des dieux à pattes d’oiseaux, pourvus d’une fleur en guise de tête – mais elles n’avaient pas de rapport évident avec le sujet qui l’intéressait. Une diode clignotante lui rappela l’existence de son programme de recherche. Martine Desroubins n’existait sur aucun des index internationaux conventionnels. Renie appela Polytech et lança les programmes de l’école sur la piste du chercheur ; si elle devait avoir des ennuis, autant tirer le maximum de son travail tant qu’elle le pouvait encore. Elle se replongea ensuite dans le livre d’Atasco, cherchant quelque détail permettant de relier le texte ou les illustrations à sa mystérieuse cité d’or. Mais elle dut une nouvelle fois s’avouer vaincue et recommença à douter que le bout de papier froissé ait été autre chose qu’une vieille note oubliée par Susan. Elle retourna à l’introduction et commençait à se renseigner sur Bolivar Atasco – qui avait apparemment fait beaucoup de choses passionnantes dans des tas d’endroits fascinants – quand son père revint des courses. — Attends, je vais t’aider, lui dit-elle en posant son calpélec sur le lit. Tu m’as acheté des calmants ? Il lui répondit comme si faire les courses était une de ses grandes spécialités, alors qu’il s’en chargeait pour la deuxième ou troisième fois seulement de son existence. — Évidemment. J’ai tout. Mais ces gens du magasin, ils sont fous. Ils te forcent à faire la queue, même quand t’achètes presque rien. Elle ne put s’empêcher de sourire. — Tu as mangé ? — Non, répondit-il en fronçant les sourcils. J’ai oublié de faire la cuisine. — Je vais te préparer un petit quelque chose. Mais tu devras te débrouiller tout seul demain matin. Je dois aller travailler tôt. — Pourquoi faire ? — C’était la seule possibilité d’utiliser le labo. — Tu n’es jamais là, ma fille, bouda-t-il en se laissant choir sur son lit. Tu me laisses tout le temps seul. — J’essaye d’aider Stephen, papa, tu le sais bien. Et il faut que je travaille dur. Elle se retint de lui montrer son irritation en sortant un pack de six bières de l’un des sacs. Après l’avoir glissé sous la table, elle releva sa robe de chambre et s’accroupit pour prendre le paquet de farine. — Tu fais quelque chose pour lui à ton travail ? — J’essaye, oui. Elle fit cuire quelques grosses crêpes sur la plaque chauffante portative. Pendant ce temps, il prit le calpélec et feuilleta L’ge d’or de l’Amérique centrale. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ça parle que de Mexicains. C’est pas eux qui arrachaient le cœur des gens pour le manger ? — Plus ou moins, oui, répondit-elle. C’est vrai que les Aztèques se livraient à des sacrifices humains. Mais je n’ai pas encore eu le temps de regarder ce que c’était. Je crois que Susan me l’a laissé. Il eut une exclamation de dépit. — Une riche Blanche qui a une grande maison, et tout ce qu’elle te laisse, c’est un bouquin ? — Ce n’est pas ce que je… (Elle soupira et retourna les crêpes.) Papa, Susan avait de la famille. Ce sont ses neveux et nièces qui vont hériter. Long Joseph fronça les sourcils. — Tu m’as dit qu’ils étaient pas venus la voir à l’hôpital. Toi, tu as intérêt à venir quand je serai mourant, ma fille, sinon… (Il réfléchit une seconde, puis se fendit d’un sourire et montra leurs maigres possessions d’un grand geste du bras.) Sinon, je donne tout ça à quelqu’un d’autre. Il fallut quelques instants à Renie pour comprendre qu’il plaisantait. Elle rit, autant de surprise que d’amusement. — Je viendrai, papa. Je ne voudrais surtout pas qu’une autre que moi hérite de cette paillasse que j’aime tant. — Et tu n’as pas intérêt à l’oublier. Content de lui, il s’allongea et ferma les yeux. Renie venait juste de s’endormir quand son calpélec sonna. Elle tâtonna dans le noir pour s’en saisir et ressentit un bref instant de panique. Il y avait peu de chances qu’on l’appelle à minuit pour lui apprendre une bonne nouvelle. Long Joseph grogna, se retourna mais ne se réveilla pas pour autant. — Allô ? Qui est à l’appareil ? — Martine Desroubins. Pourquoi essayez-vous de me joindre ? La voix était calme et posée, l’accent indéfinissable. — Je ne… enfin, je… pardon si vous avez eu l’impression que… Renie s’assit et mit l’image, mais son écran resta noir. Sa correspondante n’avait pas envie de se montrer. Elle baissa le volume pour ne pas réveiller son père et se demanda quoi dire. Elle ignorait si elle pouvait faire confiance à son interlocutrice. — J’ai obtenu votre nom par le biais d’une amie, révéla-t-elle enfin. Je pensais que vous pourriez peut-être m’aider pour… un problème de famille. Je m’appelle Irene Sulaweyo. (Inutile de taire son nom, puisque l’inconnue était déjà parvenue à la retrouver.) Je n’ai rien à voir avec quelque entreprise que ce soit, et je ne cherche nullement à vous causer des ennuis, ni à empiéter sur votre vie privée. Il y eut une longue pause et Renie en profita pour prendre son paquet de cigarettes. — Quelle amie ? — Pardon ? — Quelle est cette amie qui vous a donné mon nom ? — Le Dr Susan Van Bleeck. — C’est elle qui vous a dit de m’appeler ? fit Martine, surprise et manifestement en colère. — Pas vraiment. Écoutez, je suis désolée, mais le fait de parler ainsi d’un tel sujet avec une étrangère me met mal à l’aise. Peut-être pourrions-nous nous rencontrer dans un endroit où nous nous sentirions toutes les deux en sécurité ? Sa correspondante éclata de rire et, au bruit de gorge qu’elle fit, Renie devina qu’elle avait affaire à une autre fumeuse. — À mi-chemin entre Durban et Toulouse ? J’habite en France, mademoiselle Sulaweyo. — Oh… — Mais je peux vous assurer qu’en ce moment, il n’existe pas de ligne téléphonique plus sûre que celle-ci dans toute l’Afrique du Sud, à l’exception, peut-être, de celles qu’utilisent l’armée et certains ministères. Et maintenant, que voulez-vous dire quand vous affirmez que c’est Susan Van Bleeck qui vous a dit de m’appeler, mais pas exactement ? Peut-être devrais-je m’adresser directement à elle ? Renie resta un instant surprise, puis elle réalisa que son interlocutrice ne savait pas ce qui s’était passé… ou faisait semblant de ne pas le savoir. — Susan est morte, lui annonça-t-elle. Il y eut un long silence. — Morte ? répéta enfin Martine. Si sa stupéfaction était feinte, elle jouait très bien la comédie. Renie prit une cigarette et expliqua ce qui s’était passé, sans mentionner en quoi elle était mêlée à l’affaire. Le fait de raconter son histoire à une inconnue habitant en France lui procurait un sentiment très étrange. Qui prétend habiter en France, corrigea-t-elle. Et qui prétend également être une femme. Il n’était pas facile de se faire à cette idée, mais rien n’était jamais certain sur le réseau. — Je suis très triste de l’apprendre, fit enfin Martine. Mais cela ne m’explique pas ce que vous attendez de moi. — Comme je vous l’ai déjà dit, je n’aime pas en parler par téléphone. (Encore que, si sa correspondante se trouvait vraiment en Europe, elle ne pourrait vraisemblablement pas faire autrement.) Mais j’imagine que je n’ai pas le choix. Le nom de Bolivar Atasco vous dit-il quelque chose, ou un livre intitulé… — N’en dites pas davantage. Avant de reprendre cette conversation, je dois effectuer quelques recherches. — Que signifie…, s’étonna Renie. — Tout simplement que je ne peux pas me permettre de vous faire confiance à l’aveuglette, moi non plus. Si vous êtes vraiment qui vous semblez être, je vous recontacterai. — Qui je semble être ? Qu’est-ce que vous insinuez par là ? Mais la communication venait d’être coupée. Renie reposa son calpélec, appuya la tête contre le mur et ferma les yeux. Qui était cette femme ? Pouvait-elle réellement l’aider, ou n’avait-elle rien à voir avec toute cette histoire ? Un livre, une mystérieuse inconnue… deux pièces supplémentaires, mais le puzzle restait toujours aussi confus. Je tourne en rond, songea-t-elle, épuisée. Je n’ai que des morceaux sans suite, des fragments. Mais il faut que je continue. Personne d’autre ne le fera à ma place. Elle allait dormir un peu, mais elle savait pertinemment que cela ne lui permettrait pas de récupérer. 20 SETH INFORÉSO/RELIGION : L’Islam menacé ? (visuel : fidèles priant à Riyadh) COMM : Les musulmans séparatistes qui se font appeler « Soroushins », du nom de leur père spirituel, Abdol Karim Soroush, ont été bannis par l’État libre de la mer Rouge, dernier pays islamique en date à réagir contre un groupe qui est considéré comme une menace par la plupart des musulmans traditionalistes. Il est encore difficile de savoir si cette interdiction empêchera les Soroushins de se rendre en pèlerinage à La Mecque, et nombreux sont ceux qui craignent qu’une telle décision scinde le monde islamique en deux. (visuel : pèlerins faisant le tour de la Kaaba) Le gouvernement de l’État libre affirme que cette interdiction de séjour vise d’abord et avant tout à protéger les Soroushins eux-mêmes, ces derniers ayant souvent été pris à partie par la foule. (visuel : discours du professeur Soroush [images d’archives]) Soroush, célèbre érudit musulman de la fin du siècle dernier, a déclaré que la démocratie et l’Islam étaient non seulement compatibles, mais que leur association était inévitable… Nul soleil ne venait gâcher l’azur du ciel, et pourtant le sable miroitait et le grand fleuve étincelait. Sur un geste du dieu, la barque s’engagea au milieu du cours d’eau et remonta le faible courant. Les berges étaient noires de fidèles se jetant au sol sur le passage de l’embarcation, vague geignante dont la violence contrastait avec le fleuve paisible. D’autres nageaient à la suite de la divine barque, risquant la noyade dans le seul but de pouvoir la toucher. La vénération bruyante et continue dont Osiris faisait l’objet le détendait, généralement, mais pas aujourd’hui. Le vacarme l’empêchait de penser, alors que c’était justement pour se préparer à son rendez-vous qu’il avait choisi ce mode de transport. S’il avait voulu, il aurait pu apparaître directement à son lieu de destination. Il fit un autre geste et la foule disparut, annihilée plus rapidement et plus sûrement que s’il avait écrasé une mouche dans la vie réelle. Les berges étaient désormais désertes, à l’exception de quelques palmiers. Les nageurs aussi avaient cessé d’exister, et seuls les papyrus étaient visibles à la surface de l’eau. Il ne restait personne d’autre que le timonier et les enfants qui éventaient le Seigneur de la Vie et de la Mort à l’aide de longues plumes d’autruche. Osiris sourit et se détendit. Qu’il était plaisant d’être un dieu. Apaisé par le doux bruit de l’eau, il se remit à penser à l’épreuve qui l’attendait. À sa grande surprise, il s’aperçut qu’il était anxieux. Il avait accompli cette tâche à de nombreuses reprises, mais cela ne la rendait pas plus aisée. Il avait essayé de modifier ses rencontres avec l’Autre de multiples manières afin de les rendre plus supportables. La première fois, il avait créé un bureau virtuel totalement anodin, offrant à son interlocuteur l’apparence d’un jeune employé sans expérience, un de ces inconnus interchangeables qu’il avait brisés en si grand nombre. De cette manière, il espérait parer l’impression de menace que dégageait habituellement l’Autre. Cela s’était très mal passé. L’Autre était si inhumain qu’il avait transformé le simul créé pour lui et, bien que la rencontre se soit déroulée sur le lieu de son choix, Osiris avait été terrifié par la créature hybride qui en était résulté. Malgré son énorme expérience du réseau, le dieu ignorait comment l’Autre parvenait à détruire les simulations les plus complexes avec une telle aisance, d’autant qu’il n’avait que très rarement un comportement rationnel. Les expériences suivantes ne s’étaient pas montrées plus concluantes. Une rencontre organisée dans un espace dénué de repères visuels avait donné à Osiris la sensation d’être piégé dans le noir en compagnie d’un animal sauvage. Il avait également tenté de rendre l’Autre ridicule, mais en vain : un personnage de dessin animé préparé par les programmeurs de Tonton Jingle s’était ainsi mis à gonfler démesurément jusqu’à ce que, pris de claustrophobie, Osiris soit forcé de quitter le système. Il savait maintenant que la seule et unique façon de procéder pour accomplir cette tâche qu’il était le seul à pouvoir mener à bien était de filtrer l’Autre au travers de sa simulation préférée et de suivre un fastidieux rituel préparatoire, afin de prendre ses distances avant le début de l’entretien. Même le long trajet fluvial était nécessaire, car il lui permettait d’atteindre la sérénité sans laquelle il n’avait aucun espoir de communiquer avec l’Autre. Quelle surprise de devoir admettre que quelqu’un pouvait faire peur à Osiris, le maître absolu de la Confrérie ! Même dans la vie de tous les jours, son pouvoir était tel que tout le monde le craignait et que la plupart des gens le prenaient pour un mythe. Ici, dans son propre microcosme, il était le dieu suprême, avec tous les avantages d’un tel poste. S’il le voulait, il pouvait détruire des univers entiers en un clin d’œil. Il avait accompli ce voyage plusieurs dizaines de fois, mais le simple fait de devoir entrer en contact avec l’Autre – il était en effet impossible de discuter avec lui – le terrorisait autant que jadis quand il se terrait dans sa chambre, et attendait que résonne dans l’escalier le pas de son père venant le punir. Qui était l’Autre, comment pensait-il et d’où tirait-il cette faculté à modifier son environnement virtuel ? Peut-être ces questions ne recevraient-elles jamais de réponse sensée, à moins que l’explication ne soit évidente. Mais cela n’avait pas d’importance et, pire, Osiris préférait qu’il en soit ainsi. L’humanité allait toujours plus loin, mais l’univers reculait sans cesse ses limites. Le sens du mystérieux n’avait pas disparu. La barque du Seigneur de la Vie et de la Mort glissait sur Fonde. Les sables brûlants s’étendaient à perte de vue. Le monde entier semblait immobile, à l’exception de l’embarcation et des plumes d’autruche qui se balançaient en cadence à côté du dieu. Osiris était assis bien droit, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux contemplant le sud, sous son masque d’or. Seth, le Monstre des Ténèbres, l’attendait. Depuis les airs, cette partie de la côte de l’Oregon n’avait guère changé au cours des dix mille dernières années : les conifères inclinés subissaient toujours la loi du vent, tandis que le Pacifique se jetait sans relâche à l’assaut des plages rocailleuses. Seul un cercle de béton large d’une centaine de mètres et éclairé de projecteurs halogène rappelait que les apparences sont parfois trompeuses. L’avion à décollage et atterrissage vertical fut ballotté par une rafale plus violente, mais le pilote était habitué à se poser sur un porte-avions par mer démontée et sous le feu de l’ennemi. Il effectua aisément les corrections nécessaires et, quelques instants plus tard, l’appareil s’immobilisa sur la piste de l’héliport. Plusieurs individus aux vêtements orange sortirent en courant d’un bâtiment quelconque, suivis par un homme moins pressé qui, lui, portait un costume bleuté changeant de couleur à chacun de ses pas. Ce dernier se posta au pied de l’échelle de l’avion et tendit la main à l’homme en uniforme qui en descendait. — Bonjour, général, fit-il. Bienvenue à Telemorphix. Je me nomme Owen Tanabe. M. Wells vous attend. — Je sais, je viens juste de lui parler. Le nouvel arrivant ignora la main tendue et se dirigea vers l’ascenseur. Tanabe dut presque courir pour le rattraper. — J’imagine que vous êtes déjà venu ici ? demanda-t-il au général. — Ouais, à l’époque où c’était juste un trou dans le sol et un tas de plans, et quelques autres fois depuis. (Il pressa à plusieurs reprises le bouton de l’étage voulu.) Qu’est-ce qu’il fout, ce fichu appareil ? — Il attend une autorisation, général. (Tanabe effleura quelques boutons avec l’aisance d’un aveugle lisant du braille.) Descente, ordonna-t-il. La porte de l’ascenseur se ferma et le trajet s’effectua sans bruit. Le jeune Américain d’origine japonaise tenta de nouveau d’établir le contact, mais sans résultat. Lorsque la porte s’ouvrit, Tanabe pria le général d’entrer dans la salle d’attente meublée avec goût. — M. Wells vous prie de l’attendre quelques instants. Il ne saurait tarder. Puis-je vous apporter quelque chose ? — Non. Ce sera long ? — J’en doute fort. — Dans ce cas, tirez-vous. Tanabe haussa les épaules en souriant. — Montée, fit-il, et l’ascenseur se referma. Après avoir allumé un cigare, le général Yacoubian étudiait d’un œil réprobateur une œuvre d’art moderne composée d’une enveloppe plastique – moulée sur le corps d’un accidenté de la route et remplie de gaz multicolore –, lorsqu’une porte s’ouvrit dans son dos. — Fumer est mauvais pour la santé, vous savez. L’expression que Yacoubian réservait jusque-là à la sculpture fut dédiée au nouvel arrivant, un homme aux cheveux blancs comme neige portant un pantalon et un pull à l’ancienne mode. — C’est pas vrai, vous n’allez pas me resservir vos conneries sur les dangers du tabac ? tonna le général. Et qu’est-ce que vous en savez, d’abord ? — Je dois bien avoir quelque expérience en la matière, vu que je fêterai mon cent onzième anniversaire le mois prochain, rétorqua Wells en souriant. En fait, cela me fatigue rien que d’y penser. Je crois que je vais m’asseoir, tiens. — Ne vous mettez pas trop à l’aise. Il faut qu’on cause. — Je vous écoute. — Pas ici. Ne le prenez pas mal, mais il est des choses dont je ne veux pas parler à moins d’un kilomètre d’un micro, et le seul endroit au monde où on en trouve plus que dans votre petit pied-à-terre, c’est l’ambassade du pays du Tiers Monde à qui on a décidé de botter le cul cette semaine. Wells lui adressa un sourire glacial. — Sous-entendez-vous que je ne peux pas parler en toute sécurité dans mes propres bureaux ? Comme si quelqu’un pouvait pénétrer les systèmes de Telemorphix ! Notre équipement est tel que même le gouvernement ne peut qu’en rêver. À moins que vous n’insinuiez que vous ne me faites pas confiance, Daniel ? — Ce que je dis, c’est que je n’ai confiance en personne dans cette affaire ; ni vous, ni moi, ni les types qui bossent pour nous. Je me méfie de TMX, du gouvernement des États-Unis, de l’armée de l’Air, et même des boy-scouts du Kansas. Vous voyez le topo ? Ne le prenez pas mal, surtout. Il prit son cigare entre deux doigts, l’étudia d’un œil critique puis mordit de nouveau dedans. Wells fronça les sourcils mais garda le silence. — Voilà ce que je vous propose, reprit Yacoubian. Nous pouvons être à Portland en une demi-heure. Si ça peut vous rassurer, je n’ai pas non plus confiance en mon pilote, alors nous parlerons du beau temps jusqu’à notre arrivée. Vous prenez le quartier que vous préférez et moi, je choisis le restaurant. De cette manière, pas de risque que l’un d’entre nous essaye de piéger l’autre. — Tout ceci est très… surprenant, Daniel. Êtes-vous sûr que c’est bien nécessaire ? Yacoubian fit la grimace et écrasa son cigare dans un cendrier art déco qui n’avait plus servi depuis un bon demi-siècle. — Bien sûr que non, Bob, je me suis cassé le cul à venir jusqu’ici parce que j’avais peur que vous ne mangiez pas assez de protéines, railla-t-il. Bon sang, je vous dis qu’il faut qu’on parle. Amenez quelques gardes du corps avec vous, si ça vous chante. Je les enverrai avec les miens, comme ça ils pourront s’assurer que l’endroit choisi ne risque rien. — Vous voudriez que… nous nous mêlions aux clients ? Le général éclata de rire. — Ça vous fout la trouille, hein ? Mais non, on les fera dégager. Nous pouvons allonger suffisamment de crédits pour que le gérant la ferme. La publicité, je m’en fous, mais on peut aussi leur faire peur si ça vous rassure. Tout ce que je veux, c’est deux bonnes heures pendant lesquelles je pourrai être sûr que personne ne nous écoute. Wells n’était pas encore convaincu. — Je ne sais pas à quand remonte ma dernière sortie en public, Daniel. Je n’ai quitté ma propriété que pour aller recevoir la Médaille de la Liberté à Washington, et c’était il y a près de cinq ans déjà. — Parfait, ça vous fera du bien. Bon sang de bon sang, la moitié du monde vous appartient, mon vieux. Vous n’avez jamais envie de voir à quoi il ressemble ? Pour quelqu’un qui ne les connaissait pas – comme la jeune serveuse qui venait de prendre son service pour apprendre qu’elle n’aurait que ces clients-là de toute la soirée et qui les observait depuis la porte de la cuisine –, les deux hommes attablés paraissaient avoir une soixantaine d’années. Mais peu de grands-pères faisaient stériliser leur table et leur chaise avant de s’installer, tandis qu’une demi-douzaine de gardes du corps surveillaient le moindre geste des cuisiniers qui préparaient leur nourriture. Le général avait environ soixante-dix ans mais ne faisait pas son âge. Petit et râblé, il avait la peau cuivrée, souvenir de nombreuses années passées au Proche – Orient. Il avait été lutteur à l’académie de l’armée de l’Air, et cela se voyait encore à sa façon de marcher. Son vis-à-vis était plus grand, et très bronzé lui aussi, bien que la modification de son teint ait été obtenue artificiellement, par altération de la mélanine, pour le protéger des effets vieillissants des rayons ultraviolets. Il se tenait droit comme un I et sa peau était lisse, ce qui faisait penser à la jeune serveuse – très déçue de n’avoir pas reconnu ces célébrités – qu’il était le plus jeune des deux. Mais c’était une erreur on ne peut plus compréhensible. Seuls la teinte jaunâtre de ses yeux et le fait qu’il se déplaçait avec un soin extrême trahissaient les dizaines d’opérations qu’il avait subies et le régime extrêmement strict qui lui permettait de continuer à vivre de manière plus ou moins normale. — Je suis content que nous soyons venus, finalement, admit Wells. Cela fait du bien de… sortir. Il posa son verre et s’essuya délicatement les lèvres. Chacun de ses gestes était lent et mesuré, comme si ses articulations étaient en cristal. — Ouais, et si nos gars font bien leur boulot, on peut discuter en toute tranquillité, ce qui n’aurait pas forcément été le cas dans votre abri antiatomique. Et la bouffe n’était pas mauvaise, en plus. Impossible d’avoir du saumon de cette qualité sur la côte Est. Je ne suis même pas sûr qu’il en reste, par là-bas, depuis cette saleté d’infection. (Il repoussa son assiette et alluma un cigare.) Bon, autant entrer tout de suite dans le vif du sujet : je ne fais plus confiance au Vieux. — Faites attention à ne pas trop utiliser ce terme, lui rappela Wells. — Ne me faites pas perdre mon temps. Vous savez de qui je veux parler, et vous savez aussi pourquoi je dis ça. Le directeur de la plus importante entreprise de technologie de la planète fixa un instant son compagnon, puis se tourna vers la serveuse qui approchait. Son expression se fit aussitôt extrêmement dure. La jeune femme, qui avait fini par se décider à quitter la sécurité de la cuisine pour venir débarrasser la table, s’immobilisa quand elle croisa le regard de Wells. Le général tourna la tête en entendant son exclamation de surprise. — On te sonnera si on a besoin de toi, lâcha-t-il. En attendant, dégage. Elle battit en retraite sans demander son reste. — Je sais bien que vous ne l’aimez pas, répondit Wells sans tenir compte de l’interruption. Moi non plus, d’ailleurs, même si je respecte ce qu’il a accompli. Mais tout le monde connaît notre position à ce sujet, alors pourquoi tout ce goût du secret ? — Parce que quelque chose est en train de nous claquer entre les doigts. Vous avez raison, je ne l’aime pas et, franchement, son cinoche égyptien commence à me courir sérieusement. Mais si tout se déroulait normalement, je m’en battrais l’œil. — De quoi voulez-vous parler, Daniel ? Qu’est-ce qui pose problème ? — Celui qui s’est échappé, le « sujet », comme dit notre chef bien-aimé. J’ai chargé mes gars d’effectuer quelques simulations… ne vous inquiétez pas, je me suis contenté de leur donner les paramètres les plus vagues qui soient. Et ils obtiennent toujours le même résultat, à savoir que ce truc n’a pas pu se produire par accident. — Les accidents n’existent pas, de toute façon. C’est ce que la science cherche à démontrer. Je vous l’ai déjà expliqué des centaines de fois, Daniel. Ce que nous appelons « accidents » ne sont en fait que des schémas directeurs que nous ne sommes pas encore capables de comprendre. — Ne me resservez pas vos cours théoriques, Wells, répliqua Yacoubian en froissant sa serviette. Je suis en train de vous dire quelque chose d’important. Mon informateur affirme que quelqu’un a dû intervenir pour que ce problème apparaisse. — Quelqu’un du… groupe ? Le Vieux lui-même ? Mais pourquoi ? Et comment, Daniel ? Vous voudriez dire que l’on a fait ça à mon nez et à ma barbe ? — Vous comprenez maintenant pourquoi je n’avais pas envie d’en parler dans votre bureau ? Wells secoua lentement la tête. — Vous tournez en rond, Daniel. L’accident reste la probabilité la plus vraisemblable. Même si vos hommes du département stratégique prétendent qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre-vingt-dix-neuf pour cent de chances qu’il y ait eu un intervenant extérieur, et je le dis simplement à titre d’exemple, il reste tout de même une chance sur dix mille pour qu’il en soit autrement. De mon côté, tout le monde est persuadé qu’il s’agit bel et bien d’un accident, et ce sont mes techniciens qui surveillent cette partie de l’opération. J’ai nettement moins de mal à croire que cette affaire est le produit du hasard plutôt que de l’intervention d’un individu extérieur au Projet Graal. Ou de « Râ », comme notre chef aime l’appeler. Versez-moi un autre verre de vin, voulez-vous ? Il vient du Chili ? — C’est pas vrai ! Ça fait des années que vous n’êtes pas sorti de votre bunker et vous allez vous soûler sur mon compte. Un adolescent de cent ans ! — Cent onze, Daniel. Enfin, presque. Il faillit boire, interrompit brusquement son geste et reposa son verre. — Bon Dieu, Bob ! C’est d’une importance extrême ! Vous êtes bien placé pour savoir tous les efforts que nous avons déployés, tous les risques que nous avons pris… et que nous prenons encore en ce moment même. — Je le sais, oui, Daniel, répondit Wells sans autre forme de réaction. — Alors prenez-moi au sérieux, bordel ! Je sais bien que vous méprisez les militaires, comme tous les gens de votre génération, mais si vous croyez que l’on peut atteindre mon grade sans être compétent… — J’ai beaucoup de respect pour vous, Daniel. — Dans ce cas, pourquoi est-ce que vous me regardez avec ce sourire idiot pendant que je vous parle d’un problème crucial ? — Parce que j’essaye de réfléchir, Daniel. Et maintenant, fermez-la, voulez-vous ? La serveuse terrifiée eut enfin le droit de débarrasser la table. Alors qu’elle apportait le café et un verre de cognac pour le général, Wells lui attrapa gentiment le bras. Elle poussa un petit cri de surprise. — Si vous étiez perdue quelque part, sans reconnaître l’endroit et sans savoir comment vous y êtes arrivée, que feriez-vous ? lui demanda-t-il. — Je… je vous demande pardon, monsieur ? fit-elle, les yeux exorbités. — Vous m’avez très bien compris. Comment réagiriez-vous ? — Si j’étais… perdue, monsieur ? — Dans un lieu que vous ne connaissez pas, et sans savoir comment vous y êtes arrivée, oui. Peut-être même que vous êtes amnésique et que vous ne vous souvenez plus d’où vous venez. Irrité, Yacoubian faillit lancer une remarque acerbe, mais Wells l’en empêcha du regard. Le général grimaça et sortit sa boîte à cigares de sa poche. — Je ne sais pas vraiment. (La jeune femme essaya de se dégager, mais Wells la tenait bien ; il était plus fort que ses mouvements délicats ne le laissaient penser.) Je crois que j’attendrais quelque part. Que je resterais sans bouger jusqu’à ce qu’on me retrouve, comme on apprend chez les Guides. — Je vois. Vous avez un accent, ma chère. D’où venez-vous ? — D’Écosse, monsieur. — Très joli pays. Vous avez dû émigrer juste après la Scission, n’est-ce pas ? Mais, dites-moi, si vous vous trouviez dans un pays plein d’étrangers, sans savoir si quelqu’un viendra vous chercher, que feriez-vous ? La pauvre fille commençait à paniquer. Elle posa son autre main sur la table pour ne pas tomber. — Je… j’essayerais de trouver une route, des voyageurs. Et je demanderais à tout le monde ce qu’il y a dans les environs, jusqu’à ce que je reconnaisse un nom. Après, je crois que je resterais sur la route et que j’essayerais d’aller à cet endroit qui me dirait quelque chose. — Très bien, la félicita Wells. Vous êtes une jeune femme très sensée. — Monsieur ? Le regard de Wells était encore perdu dans le vide et il lui fallut quelques instants pour répondre. — Oui ? — Vous me faites mal, monsieur. Il la lâcha. Elle regagna la cuisine sans se retourner. — Qu’est-ce que c’était que ce cirque ? demanda Yacoubian. — Je voulais juste savoir comment pensent les gens du peuple, répondit Wells en buvant une gorgée de café. Si jamais il était possible de s’infiltrer dans le Projet Graal et de libérer le sujet… et je ne dis pas que tel est le cas, Daniel… qui en serait capable ? — Très peu de gens, manifestement, répondit le général en mordant cruellement dans son cigare. Un de vos concurrents ? — Voilà qui m’étonnerait fort, fit Wells en souriant de toutes ses dents. — Mais alors, qui reste-t-il ? La Commission de l’ONU ? Une grande métropole ? Un État ? — Ou un membre de la Confrérie, comme nous l’avons déjà dit. Ce serait la possibilité la plus vraisemblable, car l’intrus aurait un très sérieux avantage : il saurait quoi chercher. Personne d’autre que nous n’est au courant de l’existence du Projet. — Vous prenez donc la chose au sérieux. — Évidemment. (Wells souleva sa cuillère et regarda goutter le café.) J’avais déjà réfléchi au problème auparavant, mais le fait de parler de statistiques m’a convaincu que je ne pouvais l’ignorer plus longtemps. (Il plongea de nouveau sa cuillère dans sa tasse, la ressortit et, cette fois, laissa le breuvage couler sur la nappe.) Je n’ai jamais compris pourquoi le Vieux désirait cette… modification, et il est vrai que cela nous a fait une très mauvaise publicité, à TMX et à moi-même, quand le cobaye nous a échappé. Jusqu’ici, j’ai laissé le Vieux régler la question, mais je crois que vous avez raison. Nous devons être plus actifs, désormais. — Voilà un langage qui me plaît. Vous croyez que cette mission sud-américaine est en rapport avec notre problème ? Le Vieux me paraît bien pressé d’en finir avec notre ancien collègue, d’un seul coup. Mais ça fait presque cinq ans que Boli a quitté la Confrérie. Pourquoi maintenant ? — Je l’ignore. Nous étudierons son plan d’action de près lorsqu’il nous le présentera. Mais, pour le moment, ce qui m’intéresse, c’est de savoir si notre périmètre de défense est encore sûr… et, en cas de réponse négative, où se trouve la faille. Yacoubian acheva son cognac et se lécha les lèvres. — Vous savez, je n’ai pas amené tous ces pros de la sécurité avec moi dans le seul but de m’assurer qu’il n’y avait pas de micros dans le resto. Je me suis dit que je pouvais peut-être vous en laisser quelques-uns, pour vous filer un coup de main. Deux d’entre eux ont bossé à Pine Gap, et un autre sort tout droit de l’école d’espionnage de Krittapong. Il connaît tous les derniers trucs en date. — Il aurait quitté Krittapong USA pour s’engager dans l’armée, avec la diminution de salaire que cela suppose ? — Déconnez pas, répondit Yacoubian dans un grand éclat de rire. On l’avait recruté avant qu’il aille là-bas, bien sûr. Alors, vous avez l’intention de découvrir comment quelqu’un a réussi à s’infiltrer dans le Projet et à en extraire le cobaye du Vieux ? — Si quelqu’un a réussi, Daniel. Je ne prends pas encore cette éventualité pour un fait établi, loin de là. Mais pensez à ce que cela voudrait dire si tel était le cas. Évidemment que je vais m’en occuper. Mais il y a également autre chose que nous devons faire. — Ah oui ? Quoi donc ? — Qui a trop bu, finalement ? J’imagine que c’est l’alcool qui vous est monté à la tête, sans quoi le fin stratège que vous êtes aurait déjà vu depuis longtemps où je veux en venir, Daniel. — Je préfère ne pas relever. Je vous écoute. Wells mit ses mains sur la table. — Nous avons de bonnes raisons de croire que la sécurité du Projet n’est plus garantie, n’est-ce pas ? Et, comme c’est à mon organisation qu’il revient de l’assurer, je me dois de mener une enquête en soupçonnant tout le monde. Les membres de la Confrérie, bien sûr, mais aussi le Vieux lui-même. Vous êtes bien d’accord avec moi ? — Absolument. Donc ? — Donc, je pense que je dois désormais – avec votre aide, bien sûr, vu que Telemorphix a toujours été lié au gouvernement américain – faire en sorte de localiser le défaut dans notre cuirasse, mais aussi et surtout l’évadé lui-même, à l’intérieur du système. Et si, en le retrouvant, nous apprenons ce qui le rend si important aux yeux du Vieux, et si cela nuit aux intérêts de notre estimé collègue… ce serait bien dommage, ne trouvez-vous pas ? — J’adore la manière dont vous pensez, Bob. Vous vous bonifiez avec l’âge. — Merci, Daniel. — Bon, si on y retournait ? proposa Yacoubian en se levant. Mes gars sont si impatients de travailler pour vous que ça les démange déjà. — Merci pour le repas, dit Wells en imitant le général. Cela fait bien longtemps que je n’avais pas passé une aussi agréable soirée. Yacoubian passa sa carte de crédit au-dessus du lecteur et fit un grand signe du bras à la serveuse qui les regardait tel un animal acculé. Puis il prit Wells par le bras. — C’est toujours un plaisir de dîner en compagnie d’un ami de longue date, fit-il en sortant. — « Et le loup courut de toutes ses forces pour échapper aux pierres brûlantes, mais le bûcheron avait bien recousu son estomac. Il alla jusqu’à la rivière et but suffisamment d’eau pour que les pierres refroidissent, mais elles étaient si lourdes qu’elles l’entraînèrent au fond, où il se noya. Le Petit Chaperon rouge et sa mère-grand s’embrassèrent et remercièrent le bûcheron de les avoir sauvés. Et ils vécurent tous heureux… » Pardon- Monsieur Sellars toussa et tendit la main vers son verre d’eau. Christabel le lui donna. — Mais ce n’est pas comme ça que se finit l’histoire de mes Lunettes Conteuses, protesta la fillette, légèrement troublée par le fait qu’un même conte puisse avoir plusieurs dénouements. Normalement, le loup est désolé et promet qu’il ne recommencera jamais. Monsieur Sellars but longuement. — Les temps changent, petite Christabel, et les histoires aussi. Dans la version originale, je crois que le Petit Chaperon rouge et sa mère-grand ne survivaient pas non plus. — C’est quoi, une « verre-sion ri-ginale » ? — La toute première fois que l’on raconte une histoire. Ou l’événement réel dont on la tire. — Mais elles sont jamais vraies, protesta la fillette en fronçant les sourcils. C’est ma maman qui me l’a dit. C’est juste des histoires, et c’est pour ça qu’elles font pas vraiment peur. — Mais elles viennent bien de quelque part, Christabel, persista-t-il en regardant par la fenêtre. Toute histoire est fondée, du moins en partie, sur la réalité. La montre de Christabel se mit à clignoter. — Il faut que je rentre, expliqua cette dernière. Papa ne travaille pas demain, alors nous partons ce soir et il faut que je prépare mes habits et mes jouets. (Elle se souvint in extremis de ce qu’elle était censée dire.) Merci pour l’histoire, monsieur Sellars. — Oh. Il eut l’air surpris par la politesse de sa jeune invitée, à tel point qu’il garda le silence jusqu’à ce qu’elle soit revenue après s’être changée. — Je vais devoir te demander un service, ma chérie, lui dit-il à son retour. Je ne voulais pas, et cela m’embête énormément, tu peux me croire. Christabel ne comprenait pas le sens des paroles du vieux monsieur, mais il avait l’air triste. Elle attendit donc qu’il poursuive, ce qu’il fit sans attendre. — Quand tu reviendras, il faudra que je te demande de faire quelques petites choses pour moi. Tu croiras peut-être que certaines ne sont pas bien, et il se peut aussi que tu aies peur. — Ça fera mal ? Il secoua la tête. — Non. Je ne ferai jamais rien qui puisse te blesser, petite Christabel. Tu es trop importante pour moi. Mais ce sera un secret, le secret le plus important que l’on t’aura jamais demandé de garder. Tu comprends ? Elle hocha la tête, les yeux écarquillés. Il avait l’air très sérieux. — Alors, va, et passe un bon week-end avec ta famille. Mais, je t’en prie, reviens me voir aussi vite que possible dès que tu seras rentrée. Je ne savais pas que tu devais partir, et j’ai bien peur que… (Il se reprit aussitôt.) Tu viendras dès que tu pourras, dis ? Lundi ? Nouveau hochement de tête. — Nous rentrons dimanche soir, expliqua la fillette. Ma maman me l’a dit. — Parfait. Allez, ne t’attarde pas davantage. Et amuse-toi bien, surtout. Elle se retourna avant d’arriver à la porte. Il la regardait d’un air triste. Impulsivement, elle courut jusqu’à lui et l’embrassa. Sa joue était fraîche, et moins piquante que celle de son papa. — Au revoir, monsieur Sellars, fit-elle. Elle ferma la porte le plus rapidement possible pour que l’humidité ne s’échappe pas. Il lui parla alors qu’elle remontait l’allée en courant, mais la porte était trop épaisse et elle ne l’entendit pas. Christabel quitta lentement Beekman Court. Elle réfléchissait très fort. Monsieur Sellars avait toujours été gentil avec elle, et c’était son ami, même si ses parents lui interdisaient d’aller le voir. Mais il venait de lui dire qu’il lui demanderait de faire des choses qui n’étaient pas bien. Elle ne savait pas de quoi il s’agissait, mais elle avait déjà un nœud à l’estomac rien que d’y penser. Est-ce que ces actions seraient juste un peu mauvaises, comme quand elle lui avait apporté du savon – ce qui n’était pas si terrible, car elle ne s’était pas fait prendre et n’avait pas volé les savonnettes dans une boutique ou chez quelqu’un d’autre ? Ou le seraient-elles vraiment, comme le fait de monter dans la voiture d’un inconnu – ce qui affolait toujours sa maman – ou cette méchanceté incompréhensible dont le capitaine Parkins s’était rendu coupable et qui avait incité Mme Parkins à venir un jour pleurer à la maison ? Ce genre de mauvaise action, personne ne lui en parlait jamais ; ses parents se contentaient de se dire « tu sais bien » et attendaient qu’elle soit couchée pour en discuter. En fait, voir Monsieur Sellars n’était pas bien non plus, mais personne ne lui avait jamais expliqué pourquoi. Son papa et sa maman lui avaient dit qu’il n’allait pas bien et qu’il ne devait voir personne, et surtout pas de petits enfants, mais Monsieur Sellars disait que ce n’était pas tout à fait vrai. Mais, dans ce cas, pourquoi ses parents lui avaient-ils interdit de rendre visite à un gentil vieux monsieur qui se sentait bien seul ? Il était parfois difficile de comprendre les adultes. Inquiète, elle s’engagea sur Redland Lane. Elle entendit un chien aboyer et regretta de ne pas en avoir un, elle aussi, un joli petit toutou blanc avec les oreilles tombantes. Comme ça, elle aurait un ami à qui parler. Portia était son amie, d’accord, mais elle ne savait discuter que de ses jouets, d’Oncle Jingle et de ce que disaient les autres filles de l’école. Monsieur Sellars aussi était son ami, mais peut-être pas tant que ça s’il voulait qu’elle fasse des choses qui n’étaient pas bien… — Christabel ! Elle se retourna brusquement. Une voiture s’était arrêtée à côté d’elle et la portière s’ouvrait. Elle poussa un petit cri et fit un bond en arrière. Est-ce que c’était ça, la mauvaise action dont parlait Monsieur Sellars, la plus mauvaise de toutes ? — Christabel, qu’est-ce qui te prend ? C’est moi. Elle se pencha pour distinguer le visage du conducteur. — Papa ! — Monte, je te ramène. Elle grimpa dans la voiture et embrassa son père. Il sentait encore un peu l’after-shave. Il portait son costume, ce qui voulait dire qu’il rentrait du travail. Elle s’assit comme il fallait et laissa sa ceinture s’accrocher d’elle-même. — Pardon de t’avoir fait peur, bébé. D’où venais-tu ? Elle faillit répondre sans réfléchir, mais se retint au dernier moment. Portia n’habitait pas par ici. — J’étais en train de jouer avec Ophelia. — Ophelia Weiner ? — Oui, oui. Elle battit des pieds dans le vide en regardant les arbres défiler sur le bas-côté. Ils ralentirent, puis s’arrêtèrent. Christabel fronça les sourcils. Non, elle ne s’était pas trompée : ils étaient encore à deux pâtés de maisons de chez eux. — Pourquoi on s’arrête ici ? demanda-t-elle. La main de son papa lui toucha le menton et la força à le regarder. Il avait le front tout ridé. — Tu jouais avec Ophelia Weiner ? insista-t-il. Chez elle ? La fillette n’aimait pas quand son papa parlait lentement. Elle hocha la tête. — Christabel, j’ai emmené Ophelia et ses parents à l’aéroport ce midi. Ils sont partis en week-end, comme nous allons le faire, nous aussi. Pourquoi m’as-tu menti ? Et où étais-tu ? Il lui faisait vraiment très peur, maintenant, et elle savait qu’elle venait de faire quelque chose de mal. Il avait toujours cette tête-là quand il se préparait à lui donner une fessée. Elle se mit à pleurer. — Pardon, papa, pardon. — Dis-moi la vérité, Christabel. Elle n’avait pas le droit d’aller voir Monsieur Sellars et, si elle avouait à son père qu’elle l’avait fait, elle pouvait s’attendre à de gros ennuis. Elle ne couperait pas à la fessée, c’était certain, et peut-être même que Monsieur Sellars en aurait une, lui aussi. Elle espérait que non ; il était si petit et si faible que cela risquait de lui faire très mal. Mais Monsieur Sellars lui avait dit qu’il lui demanderait d’accomplir de mauvaises actions et son papa était en colère. Elle ne savait plus que penser et ne pouvait s’empêcher de pleurer. — Christabel Sorensen, nous n’irons nulle part tant que tu ne m’auras pas tout dit, reprit-il en lui posant la main sur la tête. Ne pleure pas, ma chérie. Je t’aime, mais il faut que je sache. C’est toujours mieux de dire la vérité, tu sais. Elle repensa à Monsieur Sellars et à l’air triste qu’il avait juste avant qu’elle le quitte. Mais son papa était là, à côté d’elle, et sa maîtresse de l’école du dimanche répétait toujours que c’était mal de mentir, et que ceux qui le faisaient allaient brûler en enfer. Elle inspira profondément, s’essuya le nez et la lèvre supérieure. Ses joues étaient toutes mouillées, et sa manche aussi. — Je… je suis allée voir… — Oui ? Il était si grand que le sommet de son crâne touchait le plafond. On aurait dit un monstre. — Une… une dame… — Quelle dame ? qu’est-ce que c’est que cette histoire, Christabel ? C’était un mensonge tellement énorme qu’elle n’arrivait pas à le dire. Elle dut inspirer de nouveau pour se calmer. — Elle a un… un chien, et elle me laisse jouer avec. Il s’appelle M… Monsieur. Je sais bien que maman a dit que je ne pouvais pas avoir de chien, mais j’en ai tellement envie… et j’avais peur que tu m’interdises d’y retourner. Elle fut si surprise de la facilité avec laquelle le terrible mensonge était sorti qu’elle se remit à pleurer de plus belle. Son papa la fixait si durement qu’elle détourna les yeux, mais il la força à le regarder en face. — C’est la vérité ? — Je te jure que oui, papa, répondit-elle en reniflant. Je te le jure. Il mit à nouveau le contact. — Je suis très en colère contre toi, Christabel. Tu sais très bien que tu dois toujours nous dire où tu vas, même si tu ne quittes pas la base. Et ne t’avise plus de me mentir. Plus jamais, c’est bien compris ? — Compris, acquiesça-t-elle en finissant d’essuyer ses larmes. — Un chien, répéta-t-il. De toutes les… quel est le nom de cette dame, au fait ? — Je… je ne sais pas. C’est juste une grande dame, c’est tout. Elle est vieille comme maman. Il éclata de rire. — Je pense qu’il vaut mieux que je ne répète pas ça à ta mère, fit-il avant de retrouver tout son sérieux. Je ne vais pas te donner de fessée, parce que tu as fini par me dire la vérité et que c’est ça le plus important. Mais tu as commencé par me mentir et tu avais quitté la maison sans nous dire où tu allais. Quand nous rentrerons du Connecticut, tu n’auras pas le droit de sortir pendant une semaine ou deux. Tu n’iras pas voir Portia, ni Ophelia, ni la dame vieille comme maman et Monsieur le chien. Ça te paraît correct ? Christabel était toute retournée. Elle avait terriblement peur mais, dans le même temps, elle était très excitée. Elle s’essuya les yeux en reniflant une dernière fois. — C’est correct, papa. Son rythme cardiaque s’accéléra. La tempête de sable qui s’était brièvement abattue sur le désert rouge se dissipait pour lui révéler le temple ramassé. L’édifice était énorme mais étonnamment bas, une vaste colonnade qui faisait penser à un rictus de géant au milieu des sables. C’était Osiris qui l’avait conçu ainsi, et l’Autre s’en accommodait manifestement, puisqu’il n’avait pas changé alors que le dieu y venait pour la dixième fois. La grande barque se dirigea vers son point d’amarrage. Des individus tout de blanc vêtus, et dont le visage était voilé par un masque de mousseline, attrapèrent la corde lancée par le capitaine et tirèrent l’embarcation vers la berge. Des musiciens sans visage apparurent de part et d’autre de la route. Ils se mirent à jouer, qui de la flûte, qui de la harpe. Sur un geste d’Osiris, douze esclaves nubiens se matérialisèrent à leur tour. Ils étaient nus, à l’exception du pagne qui ceignait leurs reins, et leur peau était noire comme l’ébène. Ils transpiraient déjà abondamment. Sans le moindre bruit, ils soulevèrent la litière dorée de leur maître et partirent en direction du temple. Osiris ferma les yeux et se laissa bercer par le rythme de la marche. Plusieurs questions lui brûlaient les lèvres mais, ne sachant pas combien il pourrait en poser, il les avait classées par ordre d’importance. Les musiciens jouaient et chantaient sur son passage. Leur lente mélopée vantait les mérites de l’Ennéade, et surtout de son maître. Il ouvrit les yeux. Le temple massif semblait surgir du désert ; il s’étendait à perte de vue, à droite comme à gauche. Osiris percevait presque physiquement la proximité de l’habitant des lieux… du prisonnier. Cela était-il dû au fait qu’il pensait déjà à l’épreuve qui s’annonçait, ou l’Autre parvenait-il à faire sentir sa présence au travers de murs qui auraient dû être imperméables à tout ? Voilà une hypothèse pour le moins troublante. La litière monta lentement la rampe. D’en haut, le grand fleuve n’était plus qu’un long ruban d’eau brune. Les Nubiens grognaient à chaque effort – détail insignifiant, mais Osiris était le maître de ces petites preuves d’authenticité, qui lui procuraient toujours une intense satisfaction. Les esclaves n’étaient que des Marionnettes, bien sûr, et ils ne portaient pas la moindre charge. De plus, ils étaient tout aussi incapables d’émettre le moindre son de leur propre initiative que de choisir de changer d’univers simulé. Osiris franchit la porte massive et entra dans la fraîcheur de l’antichambre, hall gigantesque aux multiples colonnes. La moindre surface était peinte en blanc et couverte d’inscriptions magiques visant à calmer l’occupant des lieux et à restreindre ses possibilités d’action. Un homme était prostré devant la divine litière, qui garda les yeux baissés même quand la musique, après un crescendo, s’est tue. Le grand prêtre existait vraiment, c’était un Citoyen, pour reprendre l’appellation pittoresque en vigueur. Le dieu l’avait choisi avec soin, mais pas pour ses dons d’acteur. Il était décidément très agréable de voir que l’homme n’avait pas tout oublié. — Debout, ordonna Osiris. Je suis là. Les porteurs se statufièrent et la litière s’immobilisa. Ses Nubiens pouvaient faire semblant d’être de frêles humains lorsqu’ils le véhiculaient sur leurs épaules, mais il n’avait aucune envie d’être ballotté en tous sens alors qu’il s’entretenait avec un subordonné humain. Il lui fallait tout de même veiller à conserver sa dignité. — Ô Seigneur de la Vie et de la Mort, qui ensemence les champs et le pays tout entier, ton humble serviteur te souhaite la bienvenue, ânonna le prêtre. — Merci. Comment va-t-il, aujourd’hui ? Le prêtre se prit les avant-bras, comme pour se protéger du froid. Sans doute ce geste reflétait-il le malaise qu’il ressentait, car il ne pouvait être dû à la simulation. L’attention qu’Osiris accordait au moindre détail était telle qu’il s’était assuré qu’une chaleur étouffante règne en permanence dans le temple. — Il est… actif, monsieur… pardon… ô Seigneur. Cela fait bien longtemps que les instruments ne nous ont pas fourni de tels relevés. J’aurais bien voulu diminuer la température du conteneur de quelques degrés, mais j’avais peur de le perdre. De plus, je préférais commencer par m’en entretenir avec vous. Osiris fronça les sourcils en entendant le prêtre, qui n’arrivait jamais à conserver longtemps le tutoiement de rigueur. Ces techniciens ne se souvenaient jamais où ils se trouvaient… ou plutôt, où ils étaient censés se trouver. Mais celui-ci était le meilleur que le dieu ait jamais trouvé. Sans doute cela valait-il la peine de faire quelques concessions. — C’est bien. Ne modifie pas la température. Il se peut qu’il ait ressenti ma venue et qu’il faille y voir la source de son agitation. S’il reste trop actif après que j’en aurai fini avec lui… eh bien, nous verrons le moment venu. — Dans ce cas, allez-y, monsieur. La connexion est établie. Osiris fît un geste et se retrouva face à la lourde porte de pierre sur laquelle le grand cartouche de Seth avait été tracé. Chacun des hiéroglyphes était aussi grand que les Nubiens. Le battant s’ouvrit. Abandonnant sa litière, le dieu entra en volant dans la caverne enténébrée. Il se laissa dériver jusqu’au sarcophage de marbre noir et massif qui se dressait au beau milieu de la salle vide. Son couvercle gravé représentait une silhouette dont le corps était celui d’un homme, et la tête celle d’un monstre inconnu. Osiris flotta silencieusement au-dessus du cercueil. Une lueur orangée apparut entre le sarcophage et le couvercle, comme pour l’accueillir en ce lieu. — Je suis ici, mon frère. Je suis ici, Seth. Il y eut alors un sifflement et un bruit discordant qui heurta ses tympans. Les paroles de l’Autre étaient presque incompréhensibles. — Pas… frère… (Quelques parasites.) t… temps… trop lent. Leeennnttt. Veux… veux… Comme toujours, Osiris ressentit immédiatement les signaux de détresse que lui faisait parvenir son corps de chair et de sang, pourtant à l’abri dans son bain de fluide. La peur panique qui s’emparait de lui rendait toutes ses terminaisons nerveuses atrocement sensibles. C’était la même chose chaque fois qu’il entendait cette voix inhumaine. — Je sais ce que tu veux, répondit-il en se forçant à conserver son calme. Je fais tout ce que je peux pour t’aider. Tu dois te montrer patient. — … Entends… bruit du sang. S… s… sens voix… veux lumière. — Je te donnerai ce que tu désires. Mais tu dois d’abord m’aider. Tu te souviens de notre accord ? L’Autre émit un long gémissement. L’espace d’un instant, le sarcophage se mit à miroiter, comme si les atomes qui le constituaient étaient en train de se dissocier un à un. Puis, au cœur d’une ombre plus noire que les ténèbres ordinaires, quelque chose commença à luire, quelque chose de difforme qui se contorsionnait en tous sens. L’incroyable silhouette se transforma et le dieu eut l’impression qu’un œil unique le fixait, puis la scène s’interrompit brusquement. Le sarcophage était redevenu noir et opaque. — … Souviens… ruse… Si on pouvait parler d’expression à propos d’une voix, celle de l’Autre était boudeuse, mais on sentait derrière cette apparence une colère bouillonnante. Osiris préférait ne pas y penser. — Il n’y a eu aucune ruse de ma part. Tu serais mort sans mon aide et tu as également besoin de moi si tu veux être un jour libéré. Et maintenant, j’ai des questions à te poser. Nouvelles interférences, puis la voix revint. — … Oiseau… de… ta cage. Premier… et la course… — Quoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Le sarcophage se mit à trembler. Durant quelques secondes, il eut trop de côtés et d’angles. L’Autre se fit moins audible encore, comme un appareil dont les piles commencent à faiblir. — … De l’autre côté… les voix… bientôt. Arrive. — Qui arrive ? voulut savoir le dieu, inquiet et frustré. Quel autre côté ? Que veux-tu dire ? — Autre… côté… de… tout. Cette fois-ci, la voix de Seth avait été plus humaine que jamais, et il éclata de rire. Du moins est-ce ainsi qu’Osiris interpréta le son atroce qui lui déchira les tympans. — J’ai des questions à te poser ! hurla-t-il. Il faut que je prenne des décisions vitales, et je peux retarder ta libération si tu ne coopères pas. (Il chercha frénétiquement une menace qui pourrait être efficace.) Je peux te garder ainsi à vie ! Seth accepta finalement de lui parler. Il répondit même à plusieurs questions, sans pour autant que ses réponses soient utiles. Entre chaque phrase, il criait, sifflait et parfois aboyait longuement. À un moment, il prit même la voix de quelqu’un qu’Osiris avait connu, mais qui à présent était mort. Une fois l’entretien terminé, le dieu repartit sans litière ni barque. Il se rendit directement dans le grand hall d’Abydos, éteignit toutes les lumières, renvoya ses prêtres et resta longuement assis dans le noir et le silence. 21 L’ÉCHELLE INFORÉSO/FLASH : Arrêt des subventions pour le Projet Mars ? (visuel : la Terre, vue de Mars) COMM : Le rêve martien de l’homme va peut-être s’arrêter faute de capitaux. (visuel : robots bâtisseurs œuvrant à la surface de la planète rouge) Depuis le retrait de ses deux principaux promoteurs, ANVAC et Telemorphix, le projet de construction d’une base martienne, que soutenaient les lobbies de la droite et de la gauche, risque également de perdre le soutien du Congrès. Le président Anford a promis de chercher d’autres partenaires financiers dans cette entreprise, mais la requête de fonds qu’il a émise devant l’assemblée des gouverneurs – dans un discours dont un représentant de l’Agence spatiale des Nations unies a dit qu’il «manquait sérieusement d’enthousiasme » – n’a que peu de chances d’aboutir, tant ces derniers ont de problèmes à régler dans leurs États et métropoles respectifs… Renie répondit dès que la diode se mit à clignoter. L’écran resta noir, et elle sut aussitôt qui l’appelait. — Irene Sulaweyo ? — Je vois que vous connaissez aussi mon numéro professionnel, répondit-elle, passablement irritée. Mais comment avez-vous deviné que je viendrais travailler avant le début des cours ? — N’oubliez pas que c’est vous qui êtes venue me chercher, mademoiselle Sulaweyo. J’espère que vous n’allez pas vous vexer parce que j’ai décidé de prendre l’initiative. Martine semblait amusée. — Ce n’est pas ça, se défendit Renie. Mais je ne m’attendais pas… — À ce que je vous trouve aussi aisément ? Mon métier consiste à découvrir ce genre de chose, et j’en sais bien plus sur vous que votre numéro professionnel et l’endroit où vous habitez, mademoiselle Sulaweyo. Je connais votre carrière, vos notes à l’école, et même votre salaire. Je sais que Miriam, votre mère qui est morte dans l’incendie de Shopper’s Paradise, était une Xhosa, alors que votre père est à moitié zoulou. Pour le moment, il touche une pension d’invalidité. Votre frère Stephen est à l’hôpital de Durban. Je connais également les services auxquels vous accédez sur le réseau, les livres que vous téléchargez, et même la marque de bière préférée de votre père. — Pourquoi me racontez-vous tout ça ? — Parce que je tiens à ce que vous sachiez que je suis très consciencieuse, mais aussi pour bien vous faire comprendre qu’il me fallait découvrir toutes ces informations pour savoir qui vous êtes. C’était indispensable pour que nous puissions parler. — Alors, j’ai passé le test ? rétorqua-t-elle méchamment. Merci bien. Il y eut une longue seconde de silence, puis la voix de Martine se fit plus douce. — Je vous rappelle que c’est vous qui avez cherché à me joindre, mademoiselle Sulaweyo. Je suis sûre que vous tenez à ce que votre intimité soit respectée, non ? Eh bien, il en va de même pour moi. — D’accord. Et maintenant ? — Excellente question. Je crois que le moment est venu d’échanger les informations que nous détenons. Vous dites que vous avez obtenu mon nom par le biais de Susan Van Bleeck, à qui je souhaitais parler d’un sujet qui me tient à cœur. Peut-être nos centres d’intérêt sont-ils plus proches que nous ne le pensons. — Quels sont les vôtres ? — Commençons par le début. Racontez-moi d’abord ce qui est arrivé à Susan. Et, cette fois, n’omettez aucun détail, s’il vous plaît. La discussion fut laborieuse, mais pas déplaisante pour autant. Martine ne dispensait les renseignements qu’au compte-gouttes, mais Renie sentait que sa correspondante n’était pas dénuée d’humour et qu’elle était foncièrement bonne, même si elle le cachait. S’il fallait en croire la Française, Susan l’avait en effet contactée suite à la visite de Renie, mais elles n’avaient pu s’entretenir sur le moment et la conversation repoussée n’avait jamais eu lieu. Renie ne divulgua pas le message que son professeur lui avait communiqué sur son lit de mort mais, après avoir parlé de la maladie de son frère, des recherches qu’elle avait menées pour en découvrir la cause et de l’étrange virus en forme de cité que l’on avait glissé dans son système, Martine garda longuement le silence. Renie sentit que la discussion était en train de basculer, comme une partie d’échecs entrant dans le vif du sujet une fois les coups d’ouverture joués. — Susan Van Bleeck m’a-t-elle appelée parce qu’elle pensait que je pourrais faire quelque chose pour votre frère, ou juste pour que je l’aide à identifier cette ville ? — Je l’ignore. Elle ne m’a pas dit pourquoi elle souhaitait vous contacter. Mais elle a également mentionné un livre… sur une note qu’elle a laissée. — Ah, oui, je me souviens que vous alliez m’en parler. Pouvez-vous m’indiquer son titre ? — L’Age d’or de l’Amérique centrale, par un certain Bolivar Atasco. — Ce nom me dit vaguement quelque chose, fit Martine après une courte pause. Vous avez étudié l’ouvrage ? — Je l’ai téléchargé, mais je n’y ai rien trouvé de pertinent en rapport avec l’affaire qui nous préoccupe. Cependant, je dois reconnaître que je n’ai pas vraiment eu le temps de me plonger dedans. — Je suis en train de m’en faire transmettre un exemplaire. Peut-être y découvrirai-je quelque chose qui vous a échappé. Renie se sentit soudain soulagée. Peut-être qu’elle est vraiment sincère et qu’elle pourra m’aider à entrer à Refuge et à trouver Singh. Mais son inquiétude refit aussitôt surface. Pourquoi était-elle si prête à accepter cette alliée providentielle ? Parce que je suis désespérée, bien sûr. — Bon, vous n’ignorez plus rien de moi, désormais, mais vous ? Tout ce que je sais, c’est que Susan vous connaissait et qu’elle a cherché à vous joindre. — Je n’ai pas été très directe et j’en suis consciente, répondit Martine. Comme je vous l’ai dit, j’accorde une grande importance à ma vie privée, mais je n’ai rien de mystérieux. Je suis exactement ce que je vous ai dit, un chercheur… assez connu, d’ailleurs. Vous pouvez vérifier, si vous le souhaitez. — Je viens de mettre ma vie entre vos mains, vous savez. Je ne me sens pas très rassurée. — Cela pourrait changer. Laissez-moi le temps d’examiner ce livre d’anthropologie et je vous rappellerai durant votre pause-déjeuner. En attendant, je vous envoie tout ce que j’ai sur cet Atasco ; cela vous évitera d’avoir à chercher. Et, mademoiselle Sulaweyo… — Oui ? — La prochaine fois, nous pourrions nous appeler par notre prénom, qu’en dites-vous ? — D’accord, à condition que vous m’appeliez Renie. — Dans ce cas, à bientôt. (Renie pensa que Martine venait de raccrocher aussi silencieusement que la première fois, mais ce n’était pas le cas.) Ah, une dernière chose. Je vous communique l’information sans contrepartie, mais je doute qu’elle vous fasse plaisir. L’hôpital dans lequel se trouve votre frère a été fermé aux visites ce matin. Il est désormais en état de quarantaine totale pour cause d’épidémie de bukavu 4. Croyez bien que j’en suis désolée. Renie resta longtemps à contempler l’écran noir, bouche bée. Quand elle pensa enfin à poser des questions, Martine avait raccroché. !Xabbu la retrouva dans son bureau entre deux cours. — Écoutez-moi ça, lui dit-elle en montrant son calpélec. — … à toutes vos questions sur notre répondeur vocal. Vous pouvez également contacter les services de sécurité sociale de Durban. Nous espérons que cette mesure ne sera que temporaire. Des mises à jour quotidiennes… — C’est une saleté de boucle, s’emporta la jeune femme. Ils ne répondent même pas au téléphone. — Je ne comprends pas, fit !Xabbu. De quoi s’agit-il ? Elle était déjà fatiguée à dix heures moins le quart, et elle avait maintenant les nerfs à fleur de peau. Elle lui expliqua ce qui se passait à l’hôpital. Elle avait presque fini quand elle se rappela qu’il ignorait tout de Martine, et elle reprit donc à zéro. — Pensez-vous que cette femme soit digne de confiance ? lui demanda-t-il ensuite. — Je ne sais pas. Je crois, oui… ou, du moins, j’espère. Je commence à être à court d’idées et je suis à bout de forces. Restez ici à midi et écoutez notre conversation. De cette manière, vous pourrez me dire ce que vous en pensez. — Et les renseignements qu’elle vous a déjà donnés ? s’enquit-il en acceptant son offre d’un hochement de tête. Renie avait coupé le son de l’enregistrement. Elle raccrocha et ramena son fichier Atasco au centre de l’écran. — Voyez vous-même. Ce Bolivar Atasco est anthropologue et archéologue. Très célèbre, et aussi extrêmement riche. Il a plus ou moins pris sa retraite voici quelques années, mais il lui arrive encore d’écrire un article ou deux de temps en temps. Il possède apparemment des maisons dans cinq pays différents, mais l’Afrique du Sud ne fait pas partie de la liste. Je ne vois pas ce que cela a à voir avec Stephen. — Peut-être l’auteur lui-même n’a-t-il aucun rapport. Si c’était une idée exposée dans le livre que le Dr Van Bleeck voulait vous montrer ? — C’est possible. Martine cherche de son côté. Elle trouvera peut-être quelque chose. — Et cette autre découverte que vous avez faite avant la mort de votre amie ? Renie secoua la tête. Elle était épuisée et avait du mal à penser à autre chose qu’à son frère, enfermé dans cet hôpital telle une mouche prise dans l’ambre. — De quoi voulez-vous parler ? — De Refuge. Toutes les pistes laissées par ce Singh, ce… Chien Bleu Anachorète… mènent à Refuge. Mais vous ne m’avez jamais dit de quoi il s’agissait. — Si vous aviez passé un peu plus de temps à discuter avec les autres étudiants au lieu de travailler si dur, vous sauriez tout ce qu’il faut connaître à ce sujet. (Renie referma le fichier Atasco. Elle avait la migraine et ne supportait plus de regarder l’écran.) C’est une véritable légende dans le monde virtuel, presque un mythe. Sauf que Refuge est réel. — Parce que les mythes sont tous faux ? lui demanda !Xabbu d’un air un peu peiné. — Pardon, je ne voulais pas… la journée vient juste de commencer, et tout va déjà mal. Les questions de religion ne sont pas mon fort, !Xabbu. — Vous ne m’avez pas offensé et je ne cherchais pas à vous mettre mal à l’aise. (Il lui tapota gentiment la main.) Mais je pense bien souvent que les gens croient que ce qui peut être mesuré est vrai, et l’inverse faux. Je suis encore plus triste quand je m’intéresse à la science, car tout le monde semble considérer qu’elle révèle obligatoirement la « vérité », alors qu’elle reconnaît elle-même que nous ne pouvons espérer mieux que de trouver des schémas directeurs dans l’ordre des choses. Mais, dans ce cas, pourquoi certains schémas seraient-ils erronés et les autres, non ? L’anglais est-il une langue plus limitée que le xhosa ou mon propre langage parce qu’il ne permet pas d’exprimer autant de choses ? Renie se sentait vaguement oppressée, non pas à cause des paroles de son ami, mais parce qu’elle avait de plus en plus l’impression de ne rien comprendre. Les mots, les nombres et les faits qu’elle utilisait autrefois pour décoder et manipuler le monde qui l’entourait étaient devenus troubles, imprécis. — !Xabbu, j’ai mal à la tête et je me fais du souci pour Stephen. Ce n’est vraiment pas le moment de me demander de parler de science ou de religion. — Bien sûr, répondit-il alors qu’elle avalait un calmant. Vous avez l’air très triste, Renie. Est-ce juste la quarantaine qui vous trouble ainsi ? — Non, c’est toute cette histoire. Nous n’avons pas encore obtenu la moindre réponse et nous ignorons toujours le moyen de faire sortir mon frère du coma. Pire encore, les recherches deviennent plus complexes à chaque nouvelle découverte que nous faisons. Si c’était une histoire policière, nous aurions un cadavre et quelques traces de pas dans le jardin. Dans ce cas, pas de doute : il s’agit bien d’un meurtre, et il ne reste plus qu’à additionner les indices existants. Mais nous, nous n’avons que des fragments d’informations qui veulent peut-être dire quelque chose. Plus j’y réfléchis, moins cela a de sens. (Elle pressa ses doigts contre ses tempes.) C’est comme si, à force de trop répéter un mot, ce dernier perdait toute signification. Voilà comment je me sens, en ce moment. !Xabbu fit la moue. — C’est un peu ce que je voulais dire quand je vous ai confié que je n’entendais plus le soleil. Peut-être est-ce parce que vous n’êtes pas sortie depuis de longues heures. Vous m’avez dit que vous étiez arrivée très tôt… — Je voulais être seule et ce n’est pas possible dans l’abri, répondit-elle en haussant les épaules. — Cela me rappelle la pension où j’habite. Ma logeuse m’a regardé déjeuner, ce matin. Elle a essayé de ne pas se faire remarquer, mais je l’ai tout de même vue. Je crois que c’est parce qu’elle n’a jamais vu personne qui me ressemble et qu’elle n’est pas certaine que je sois humain. Je lui ai donc dit que la nourriture était bonne, mais que je préférais manger de l’homme. — !Xabbu ! Vous n’avez pas fait ça ? — Si, gloussa-t-il. Mais je l’ai rassurée en lui affirmant que les miens ne mangeaient que la chair de leurs ennemis. Peut-être qu’elle fera bien attention à ce que j’aie toujours l’estomac bien rempli, désormais. — Je ne suis pas persuadée que la vie urbaine ait une bonne influence sur vous. Il lui sourit de toutes ses dents, heureux de lui avoir remonté le moral. — C’est quand on a établi une trop grande distance entre soi-même et son passé que l’on en vient à croire que les prétendus « primitifs » n’ont pas le sens de l’humour. Même lorsqu’ils n’avaient plus rien à manger et qu’il leur fallait parcourir des kilomètres pour trouver de quoi boire, mon père et sa famille continuaient de rire et de se raconter des histoires. Grand-Père Mante adore jouer des tours aux autres, et c’est souvent de cette manière qu’il parvient à vaincre ses ennemis, lorsque la force ne suffit pas. Renie hocha la tête. — La plupart des colons blancs pensaient la même chose de mes ancêtres, acquiesça-t-elle. Ils étaient persuadés qu’ils avaient affaire soit à de nobles sauvages, soit à des animaux crasseux, mais jamais à des humains normaux capables de plaisanter. — Tout le monde rit. Si d’autres viennent après nous, comme nous avons nous-mêmes suivi le Premier Peuple, j’imagine qu’ils auront le sens de l’humour, eux aussi. — Ils ont intérêt, répondit-elle en avalant un second calmant. Dans ce cas, ils nous pardonneront peut-être le monde pourri que nous nous apprêtons à leur léguer. !Xabbu vit aussitôt que la mauvaise humeur de la jeune femme était de retour. — Si nous sortions ? lui demanda-t-il. Ne pensez-vous pas qu’il nous serait possible de trouver un endroit calme où recevoir l’appel de cette Martine ? — Si, sans doute, pourquoi ? — Parce que je crois que vous êtes restée trop longtemps enfermée. Quoi que vos villes puissent vous faire penser, nous ne sommes pas des termites. Il nous faut voir le ciel. Elle voulut protester, mais réalisa qu’elle n’en avait pas vraiment envie. — D’accord, concéda-t-elle. Rejoignez-moi ici à l’heure du déjeuner. Et je n’ai toujours pas répondu à votre question à propos de Refuge. La petite colline couverte d’herbe rase n’accueillait qu’un seul et unique arbre, un acacia, qui prodiguait de l’ombre à Renie et à !Xabbu. Le ciel était vaguement jaunâtre au-dessus de Durban. — Refuge est un vestige des premiers temps du réseau, expliqua la jeune femme. Un site à l’ancienne dont les utilisateurs ne reconnaissent pas l’autorité extérieure. Du moins, c’est ce que l’on prétend. Ceux qui y accèdent n’en parlent pas, et la plupart des choses que l’on en sait tiennent donc de la rumeur. — Mais si ce lieu est vraiment à l’ancienne, comme vous dites, comment se fait-il qu’il reste si bien caché ? Le Bushman était accroupi et n’éprouvait pas la moindre difficulté à garder la pose. Il ramassa un tégument et le roula en boule entre ses doigts. — Oh, le matériel dont se servent les utilisateurs de Refuge est extrêmement perfectionné, vous pouvez me croire. Ces gens-là ont passé toute leur existence sur le réseau, et certains d’entre eux ont même participé à sa mise en place. C’est peut-être pour cela qu’ils adoptent une attitude si militante, d’ailleurs. Il est possible qu’ils se sentent coupables en voyant ce que leur rejeton est devenu. (Elle commençait à se détendre ; les calmants lui faisaient du bien, à moins qu’il ne s’agisse du soleil.) Quoi qu’il en soit, par site à l’ancienne, je veux dire que ceux qui l’ont conçu étaient des ingénieurs et des spécialistes de l’informatique. Dans les premiers temps, ils pensaient que leur réseau d’information serait un espace de liberté mondial, que ni l’argent ni le pouvoir ne pourraient jamais corrompre. Personne n’y serait censuré, ni obligé de se conformer aux desiderata des grandes multinationales. — Et que s’est-il passé ? — Ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Ils étaient trop naïfs, car l’argent finit toujours par tout changer. On a commencé à instaurer de plus en plus de règles, jusqu’à ce que le réseau ne soit plus qu’une extension de notre fameux « monde civilisé ». Renie fut surprise par le ton de sa voix. Commençait-elle à se laisser affecter par l’opinion de !Xabbu sur la vie urbaine ? Elle contempla un instant les bâtiments disparates qui couvraient les collines de Durban, et ils lui parurent soudain sinistres. Elle avait toujours cru que le progrès ne pouvait qu’être un bienfait pour l’Afrique, ce continent si longtemps exploité par les autres, mais elle n’en était plus si sûre, désormais. — Bref, les usagers de Refuge se sont mis à voir leur site comme une sorte d’Arche de Noé, encore que l’image ne soit pas vraiment appropriée. Ils ne voulaient rien sauver, du moins rien de concret, mais il y avait certaines idées qu’ils réfutaient totalement et d’autres auxquelles ils désiraient s’accrocher : une totale liberté d’expression et d’autres concepts anarchistes de ce type. C’est pour cette raison qu’ils ont créé Refuge, de manière à ne jamais dépendre du soutien financier de leurs gouvernements respectifs ou de grandes entreprises. Le système est morcelé entre tous les ordinateurs des divers utilisateurs, mais il est également très redondant, pour pouvoir continuer d’exister même en cas de nombreuses défections. — Pourquoi ce nom ? — Je l’ignore. Vous devriez le demander à Martine. Peut-être parce que, étant anarchistes, ils se considéraient comme le dernier refuge contre la civilisation. La plupart des sites créés dans les premiers temps du réseau ont un nom étrange. Prenez la GaMar Lambda, par exemple : elle a été baptisée lors de l’une des toutes premières expériences de RèV sans image. — Mais on dirait que ce Refuge pourrait justement en être un pour les criminels, et pas seulement pour ceux qui recherchent la liberté. — Je suis sûre que c’est le cas. Plus les gens sont libres de faire le bien, plus ils sont libres de faire le mal. Son calpélec sonna. Elle accepta la communication. — Bonjour, fit Martine. C’est votre amie toulousaine à l’appareil. Je vous appelle comme convenu. Malgré l’écran noir, Renie mit l’image de son côté, bien qu’elle estimât que sa correspondante ne recevait rien non plus. — Bonjour, répondit-elle. Je ne suis pas seule. Mon ami !Xabbu se tient à côté de moi. Il m’a accompagné chez Susan et en sait autant que moi sur cette affaire. — Ah, répondit Martine après une de ses pauses habituelles. Vous êtes à l’extérieur, non ? La Française les voyait donc bien, ce que Renie trouva très désagréable. — Oui. Nous sommes en face de l’École polytechnique, où je travaille. — Cette ligne ne peut être mise sur écoute, mais vous devez faire attention que personne ne vous observe. Certaines personnes sont capables de lire sur les lèvres, et il existe de multiples moyens d’obtenir un agrandissement lorsqu’on se trouve éloigné. Renie se sentit gênée de ne pas avoir pensé à un détail aussi évident. Elle se tourna vers !Xabbu, mais il écoutait calmement, les yeux fermés. — Je vais faire en sorte de ne pas trop bouger les lèvres, fit-elle. — Vous pouvez également mettre votre main devant votre bouche. Je sais que cela peut vous paraître un luxe de précautions inutiles, Irene… Renie, mais l’affaire qui vous préoccupe est extrêmement sérieuse, et je tiens également à rester discrète. — Je m’en étais déjà aperçue, rétorqua-t-elle, irritée. Que faisons-nous vraiment, Martine ? Sommes-nous censées nous faire mutuellement confiance ? Que dois-je penser de quelqu’un qui refuse que je voie son visage ? — À quoi cela vous servirait-il ? J’ai mes raisons, Renie, et je ne dois d’explication à personne, pas même à vous. — Ne me faites-vous pas confiance, désormais ? Martine éclata de rire. — Je ne fais confiance à personne. Mais je crois que vous êtes bien qui vous prétendez être et je n’ai aucune raison de mettre votre histoire en doute. Renie se tourna de nouveau vers !Xabbu, dont l’expression était très inhabituelle. Comme s’il avait senti qu’elle le regardait, il ouvrit les yeux et haussa les épaules. La jeune femme retint un soupir. Martine avait raison ; aucune des deux ne pouvait rien faire de plus pour prouver sa bonne foi à l’autre. Elle n’avait qu’une alternative : couper la communication ou faire le grand saut. — Je crois qu’il faut que j’entre à Refuge, se décida-t-elle. Son interlocutrice fut surprise par cette affirmation. — Comment cela ? — Êtes-vous certaine que cette ligne est sûre ? insista Renie. — Absolument. Mais je ne peux rien garantir pour ce qui est de votre côté. Renie regarda autour d’elle. Personne n’était visible à proximité mais, refusant de prendre le moindre risque, elle s’approcha tout de même le plus près possible de l’écran. — Il me faut aller à Refuge, répéta-t-elle. Avant de mourir, Susan m’a parlé de l’un de ses anciens amis, un crack de l’informatique. Apparemment, elle pensait qu’il détenait des renseignements qui pourraient nous être utiles. Il s’appelle Murât Sagar Singh et utilise « Chien Bleu Anachorète » comme nom de code. Je crois que je peux entrer en contact avec lui par le biais de Refuge. — Et vous voudriez que je vous aide à y accéder ? — Que voulez-vous que je fasse d’autre ? J’essaye de continuer à aller de l’avant, car je suis persuadée que mon frère n’a aucune chance de s’en sortir si je n’obtiens pas moi-même les réponses nécessaires. Et je ne peux même plus… même plus… (Elle inspira difficilement.) Je ne peux même plus aller le voir. — Entendu, Renie. C’est dans mes cordes. — Merci. Oh, mon Dieu, merci. Une partie d’elle-même était écœurée de se savoir si pathétique. Elle ignorait toujours qui était sa mystérieuse correspondante, mais lui faisait davantage confiance qu’à la plupart des gens qu’elle connaissait. — Avez-vous trouvé quelque chose au sujet d’Atasco ? demanda-t-elle pour se reprendre. — Pas vraiment, j’en ai bien peur. Autant que je sache, il n’a pas le moindre rapport avec les propriétaires de ce club dont vous m’avez parlé, Chez Mister J, ni avec le reste du réseau. Il n’aime apparemment pas faire parler de lui. — Donc, nous ne savons toujours pas si lui-même ou son livre a à voir avec cette histoire, conclut la jeune femme en secouant la tête. !Xabbu avait trouvé un bout de ficelle et venait de tisser une toile entre ses mains écartées. Il la contemplait pensivement. — Non, concéda Martine. Espérons que Singh pourra nous apprendre quelque chose d’utile. Je vais voir ce que je peux faire pour nous obtenir un billet d’entrée à Refuge. Si c’est possible, êtes-vous libre une fois vos cours terminés ? — Pas immédiatement, répondit Renie en se souvenant qu’elle était attendue chez le recteur. J’ai un rendez-vous, mais je pense qu’il se terminera vers dix-sept heures. — Je vous rappelle. Et peut-être que, la prochaine fois, votre ami daignera m’adresser la parole, conclut-elle avant de raccrocher. Entendant que l’on parlait de lui, !Xabbu eut un bref regard pour l’écran noir avant de reporter toute son attention sur la ficelle. — Alors ? lui demanda Renie. Qu’en avez-vous pensé ? — Vous savez, vous ne m’avez toujours pas expliqué ce qu’était un spectre. — En RèV, vous voulez dire ? s’enquit-elle en refermant son calpélec. — Oui. Un jour, vous m’en avez parlé, mais sans autre précision. — Eh bien, c’est une espèce de rumeur… non, même pas, plutôt un mythe. Je peux toujours utiliser ce terme ? — Bien sûr. — Certains prétendent que si l’on passe trop de temps sur le réseau ou si l’on meurt alors qu’on est connecté… (Elle fronça les sourcils.) Je sais que cela a l’air idiot, mais on dit parfois que ces gens morts continuent de hanter le réseau. — Mais ce n’est pas possible ? — Non. Pourquoi me posez-vous cette question ? Il modifia la forme qu’il avait tissée de quelques gestes des doigts. — Cette Martine est très étrange, expliqua-t-il. Je me suis dit que si un spectre était quelqu’un de bizarre sur le réseau et si elle en était un, alors je comprendrais mieux ce qui se passe. Mais il est manifeste qu’elle est bien en vie. — Que voulez-vous dire par étrange ? Beaucoup de gens n’aiment pas se montrer, même s’ils ne sont pas aussi obsédés qu’elle par la sécurité. — Il y a… quelque chose dans le ton de sa voix. — Sa voix ? Mais elle l’a peut-être modifiée. Vous ne pouvez pas la juger sur ce seul critère. Vous vous souvenez, quand nous sommes allés au club, j’ai rendu nos deux voix plus graves. — Je sais bien, Renie, mais la manière dont elle s’exprime est très insolite. Et puis, il y a le son de l’endroit dans lequel elle se trouvait. C’était une pièce aux murs très épais. Renie haussa les épaules. — Peut-être qu’elle nous appelait d’un bunker gouvernemental. J’ignore ce qu’elle peut bien faire, à part effectuer des recherches sur le réseau. Mais j’espère qu’elle ne m’a pas menée en bateau. C’est quasiment l’unique espoir qu’il me reste. Si nous devons nous débrouiller seuls pour entrer à Refuge, cela nous prendra sûrement plusieurs mois. Mais, au fait, comment avez-vous su, pour les murs ? — À cause de l’écho, de certains sons… c’est dur à expliquer. Quand je vivais dans le désert, j’ai appris à reconnaître à l’oreille le vol des oiseaux et le moindre déplacement du gibier à plusieurs kilomètres de distance. Nous sommes habitués à écouter attentivement. — Je ne sais rien d’elle. Peut-être qu’elle… non, il vaut mieux ne pas y penser. (Elle se leva en voyant que les étudiants rentraient en classe.) Je retourne au labo dès que j’aurai vu le recteur. N’hésitez pas à venir m’y rejoindre si la moindre idée vous vient à l’esprit. Renie eut du mal à se retenir de donner un coup de pied dans la porte, mais elle la claqua tout de même si fort que plusieurs feuilles s’envolèrent de son bureau. Surpris, !Xabbu faillit tomber de sa chaise. — Je n’arrive pas à le croire ! J’ai été suspendue ! L’envie la démangeait d’ouvrir de nouveau la porte et de la claquer plus fort encore pour se défouler. — Vous avez perdu votre emploi ? demanda le petit homme. Elle passa à côté de lui en coup de vent, se laissa choir sur sa chaise et prit une cigarette. — Pas tout à fait. Je continue d’être payée tant que je ne serai pas passée en commission disciplinaire. Merde, merde et merde ! (Dans sa colère, elle venait de casser sa cigarette en deux. Elle la jeta au loin et en sortit une autre.) Je n’arrive pas à le croire ! Merde ! Ça n’arrête pas ! !Xabbu tendit le bras pour lui tapoter la main, mais se retint au dernier moment. Il a peur que je le morde, songea-t-elle. Et ce n’était pas l’envie qui lui en manquait. Elle aurait compris que Mme Bundazi la réprimande vertement, mais cette dernière s’était contentée de lui faire comprendre combien elle était déçue… ce qui était bien pire. — Nous avons toujours eu une haute opinion de vous, Irene. (Petit geste de la tête, froncement de sourcils désapprobateur.) Je sais que la situation n’est pas drôle pour vous, en ce moment, mais ce n’est pas une excuse. Elle jura une nouvelle fois en s’apercevant qu’elle avait broyé sa deuxième cigarette ; elle prit soin de la suivante. — C’est à cause de l’équipement que j’ai emprunté sans autorisation. En plus, ils ont découvert que j’avais trafiqué la messagerie électronique du recteur. (Cette fois, elle parvint à allumer sa cigarette et inhala une longue bouffée de tabac. Ses doigts ne cessaient de trembler.) Et ce n’est pas tout. On dirait que je n’ai pas été très maligne. (Ses yeux étaient secs, mais elle avait envie de pleurer.) Je n’arrive pas à le croire, répéta-t-elle pour la troisième fois avant de se décider. Bon, d’accord. Suivez-moi. — Où allons-nous ? lui demanda-t-il, stupéfait. — Tant qu’à se mettre dans les ennuis, autant y être jusqu’au cou. C’est la dernière chance que j’ai d’utiliser le matériel de Polytech. Voyons si Martine a dégotté quelque chose. Yono Machinchose occupait déjà la salle de simulation. Invisible derrière son casque, il s’agitait de droite à gauche et agitait les bras dans le vide. Renie pressa l’interrupteur. Son collègue ôta son casque comme si ce dernier venait de prendre feu. — Oh, Renie. Comment ça va ? demanda-t-il maladroitement. Son expression annonçait clairement qu’il avait déjà appris ce qui était arrivé à la jeune femme. — Débarrasse-moi le plancher, tu veux ? J’ai besoin du labo et c’est urgent. — Mais… c’est une blague, pas vrai ? J’ai un tas de travail à faire en 3-D… Elle se retint à peine de crier. — Écoute, je viens juste d’être suspendue. À partir de demain, je ne te poserai plus le moindre problème. Alors, maintenant, sois gentil et tire-toi, pigé ? Yono rangea ses affaires en vitesse. Le message de Martine arriva au moment où la porte se refermait derrière lui. Le code d’accès que leur communiqua la Française les conduisit sur un site que Renie ne connaissait pas, un petit point de connexion commercial qui n’avait rien de comparable avec la GaMar Lambda. La banque de données à l’intérieur de laquelle ils avaient rendez-vous était l’un de ces blocs sans fioritures que louaient généralement les petites entreprises. Sa représentation visuelle était on ne peut plus fonctionnelle : un cube dont les parois étaient couvertes de boutons et de fenêtres permettant d’accéder aux divers services proposés. Renie et !Xabbu flottaient au beau milieu du bloc. Leurs simuls paraissaient plus rudimentaires encore dans un environnement aussi minimaliste. — On dirait l’équivalent virtuel d’une allée sombre, commenta Renie. Elle était d’une humeur massacrante. La journée avait été longue, elle avait été suspendue par le recteur, et son père s’était plaint quand elle l’avait appelé pour lui dire qu’elle rentrerait tard et qu’il devrait se faire à manger tout seul. C’était d’ailleurs ce dernier point qui avait le plus dérangé Long Joseph ; il n’avait guère réagi lorsqu’elle lui avait parlé de Stephen ou de son travail. — J’espère que Martine sait ce qu’elle fait, poursuivit-elle. — Moi aussi, répondit la Française. — Ah, vous êtes là, fit Renie en se retournant. Martine ? Une petite sphère bleue flottait devant ses yeux. — C’est moi, oui. Vous êtes prêts ? — Oui, mais… cette forme ne vous pose aucun problème pour vous servir de votre interface ? — L’interface virtuelle n’est pas obligatoire pour entrer à Refuge. Il est même plus simple de procéder différemment, surtout pour quelqu’un qui préfère les autres méthodes de manipulation des données, ce qui est mon cas. Mais comme vous travaillez habituellement dans un environnement de ce type, j’ai pensé que passer par ici vous mettrait à l’aise. Cela vous aidera sûrement à vous intégrer à Refuge, car l’interface est légèrement plus lente que les autres modes de manipulation des données. Et, à Refuge, tout va si vite qu’il est facile de se trouver désorienté. Ce qui ne nous dit pas pourquoi son simul est si insolite, nota Renie. Mais si elle n’a pas l’intention de m’en parler, ce n’est pas moi qui vais le lui demander. Plusieurs boutons s’allumèrent, comme si l’on venait d’appuyer dessus, et un flot de données s’inscrivit sur les fenêtres. Elle n’utilise même pas son interface virtuelle. Cette boule de billard n’est là que pour nous rappeler qu’elle nous accompagne. Elle doit faire tout cela à l’aide de ses blocs tactiles, à moins qu’elle n’utilise des commandes vocales ou… — Savez-vous pourquoi ce lieu se nomme Refuge ? lui demanda Martine. — J’ai dit à !Xabbu que c’était à vous qu’il fallait poser la question. Je me demandais si les créateurs du site ne cherchaient pas à échapper au monde dans lequel ils vivaient. — Vous n’êtes pas loin, mais vous compliquez trop. En fait, l’explication est on ne peut plus simple : c’étaient des gosses. — Quoi ? Qui ça ? — Les créateurs en question. La plupart d’entre eux étaient des garçons, même s’il y avait quelques filles dans le lot. Ils voulaient juste un lieu bien à eux, à l’instar de ces gamins qui se bâtissent une cabane dans un arbre, un refuge où ils ne laissent entrer personne. Comme dans l’histoire de Peter Pan. Et savez-vous comment on entre à Refuge ? Renie secoua la tête. — Peut-être apprécierez-vous la plaisanterie. Il faut commencer par trouver l’échelle. (Une fenêtre enfla pour occuper un mur entier.) Cette dernière peut être abaissée à tout moment, mais elle n’apparaît jamais deux fois au même endroit. Les utilisateurs de Refuge ne tiennent pas à encourager les petits malins qui voudraient entrer chez eux sans invitation. Seuls ceux qui sont déjà montés à l’échelle savent comment la trouver par la suite. — Dans ce cas, vous êtes déjà allée à Refuge ? demanda !Xabbu. — En effet, oui, mais seulement en tant qu’invitée. Je vous en dirai davantage plus tard mais, pour le moment, souvenez-vous que nous sommes dans un lieu public. Cette banque de données existe réellement. Aujourd’hui, elle est reliée à l’échelle, mais si vous reveniez demain, je doute que vous puissiez passer par ici. De plus, n’importe qui peut y entrer, pour une raison ou pour une autre. Allez-y. — Il faut que nous passions par cette fenêtre ? demanda Renie. — S’il vous plaît. Il n’y a rien à craindre. Renie avança et !Xabbu l’imita. L’espace dans lequel ils pénétrèrent était encore moins détaillé que celui qu’ils venaient juste de quitter. C’était un simple cube, plus gros que le précédent et d’une blancheur immaculée. La fenêtre se referma derrière eux. La sphère bleue ne les avait pas accompagnés. — Martine ! — Je suis là, lui répondit la voix désincarnée. — Mais où se trouve votre simul ? — Je n’en ai nul besoin ici. Tout comme Refuge, l’échelle échappe aux lois du réseau. Il n’est pas nécessaire d’avoir un corps pour venir ici. À cet instant, Renie se remémora ce que le Bushman lui avait demandé au sujet des spectres. Même si elle pouvait comprendre que Martine apprécie d’échapper à l’une des règles les plus contraignantes de l’univers virtuel, elle ressentit un étrange malaise. — Devons-nous faire quoi que ce soit, !Xabbu et moi ? — Non. J’ai, disons… fait appel à quelqu’un qui a une dette envers moi. J’ai reçu l’autorisation d’entrer et de me faire accompagner d’invités. Les murs blancs se volatilisèrent brusquement, à moins qu’ils ne se soient transformés pour donner corps au néant qui les environnait. En l’espace de quelques secondes, des arbres, un sol et un ciel apparurent. Les simuls de Renie et de !Xabbu se tenaient à côté d’un étang couvert de feuilles et entouré de chênes centenaires. Martine restait invisible. Le ciel était bleu azur et une lueur chaude baignait le paysage. Un jeune garçon blanc était allongé contre un tronc d’arbre ; ses pieds nus pendaient dans l’eau. Il portait un bleu de travail et un chapeau de paille au bord replié. Il leur dédia un large sourire ; une de ses dents manquait. — J’ai la permission d’entrer à Refuge, lui dit Martine. Il n’eut pas l’air surpris par cette voix sortie de nulle part. Il inspecta Renie et !Xabbu avec la plus grande attention, puis leva le bras comme pour cueillir une pomme. Son sourire s’élargit encore alors qu’une échelle de corde se déroulait devant lui. — Montez, fit Martine. !Xabbu passa le premier et, le voyant faire, Renie eut la certitude qu’il devait être aussi agile dans la vie de tous les jours. Elle le suivit plus lentement, un peu hébétée par la succession d’événements qui ne lui laissait pas le moindre répit. Quelques secondes plus tard, l’étang et les arbres avaient disparu pour être remplacés par un amas d’ombres. Elle grimpait toujours, mais l’échelle aussi s’était volatilisée. Rien ne laissait toutefois penser qu’elle risquait de tomber. Elle s’arrêta donc et attendit. — Nous voici à Refuge, lui apprit Martine. Je nous branche sur une fréquence parallèle à celle du site, sans quoi nous aurons du mal à communiquer. Avant que Renie puisse lui demander ce qu’elle voulait dire, les ténèbres se résorbèrent brusquement et ils se retrouvèrent au cœur du chaos absolu. Un terrible vacarme leur brisa les tympans : la musique se mêlait à des bribes de conversation dans diverses langues et à des bruits incompréhensibles. Renie eut l’impression d’entendre plusieurs stations de radio à la fois. Elle baissa le son jusqu’à ce que la cacophonie devienne supportable. — Ce que je découvre grâce à vous, Renie, lui dit alors !Xabbu. Regardez ça ! Elle était bien incapable de faire autrement. L’environnement virtuel qui avait supplanté l’obscurité était à nul autre pareil. Pour commencer, et c’était sans doute le plus déroutant, il n’y avait ni haut ni bas. Les édifices de Refuge s’assemblaient en tous sens, sans tenir compte de la gravité. Pas d’horizon, non plus ; les bâtiments s’étendaient dans toutes les directions. Elle avait l’impression de se trouver au cœur d’une estampe d’Escher. Le bleu qui apparaissait entre les structures était le même que celui du ciel, or il se trouvait également sous ses pieds. Ailleurs, on distinguait des nuages noirs et des tourbillons de neige. La plupart des bâtiments étaient des habitations virtuelles, mais leur forme et leur taille ne répondaient à aucun critère. Des gratte-ciel multicolores inclinés l’un contre l’autre semblaient croiser le fer à côté de bulles roses et d’un champignon orange fluorescent, gros comme un hangar à avions et doté d’une porte et de nombreuses fenêtres. Plusieurs édifices changèrent d’apparence sous les yeux des visiteurs. Des gens déambulaient aux alentours, ou des choses qui pouvaient symboliser des utilisateurs humains, mais cela n’était pas certain, car les conventions en vigueur sur le reste du réseau avaient, là aussi, été abandonnées. Enfin, des phénomènes étranges – arcs-en-ciel scintillants, grésillements soudains ou nuages de particules irisées – participaient également à la folle sarabande. — C’est… c’est totalement délirant ! s’exclama Renie. Et qu’est-ce que c’est que tout ça ? — Ce que souhaitent les divers utilisateurs, lui répondit Martine. Les lois n’ont pas cours, ici. Renie se retourna en entendant l’exclamation de surprise de !Xabbu. Un remorqueur intégralement recouvert de peau de léopard venait d’apparaître à côté du simul du Bushman. La poupée pour enfant qui tenait la barre les observa un instant, puis leur cria quelque chose dans une langue inconnue avant de se volatiliser. — Qu’est-ce que c’était ? s’enquit Renie. — Je l’ignore, reconnut Martine. Quelqu’un qui aime voir les nouveaux arrivants, j’imagine. Je peux demander à mon système de traduire toutes les langues que l’on parle ici, mais cela nécessite énormément de mémoire. Un cri extrêmement aigu résonna longtemps avant de se fondre dans le vacarme ambiant. — Je… comment peut-on se repérer, ici ? C’est de la démence. — On peut tout de même trouver ce que l’on cherche à Refuge, et tout n’est pas comme ça. Ici, c’est un lieu public, une sorte de parc, si vous préférez. Nous allons nous rendre dans un endroit plus calme. Avancez et je vous guiderai. Renie et !Xabbu se dirigèrent vers un espace séparant deux bâtiments. Ainsi, ils passèrent au-dessus d’un groupe de souris peintes de motifs cachemire qui dansaient une gigue endiablée, puis durent s’écarter brusquement pour éviter de heurter ce qui ressemblait à une énorme langue sortant d’un édifice trempé de sueur. Martine les incita à accélérer l’allure et les formes insolites perdirent toute définition. Malgré cela, certaines restaient visibles car elles se déplaçaient à la même vitesse qu’eux, et Renie se dit qu’il s’agissait d’habitants de Refuge venus observer les nouveaux arrivants. Ces curieux aux formes et aux couleurs si extraordinaires obligèrent la jeune femme à détourner les yeux. Divers bruits les environnaient sans cesse, dont certains étaient manifestement des salutations plus ou moins compréhensibles. Inquiète, Renie regarda !Xabbu, mais le simul de ce dernier examinait tout ce qui lui était proposé tel un touriste débarqué en ville pour la toute première fois. Il n’avait pas l’air trop décontenancé. Une fleur rouge de la taille d’un supermarché était pendue tête en bas non loin d’eux. Martine leur conseilla de ralentir et ils s’insinuèrent entre les pétales. D’un seul coup, les bruits extérieurs s’atténuèrent. Des lettres brillantes apparurent devant eux, délivrant le même message dans de nombreux langages différents : « Vous vous trouvez sur notre propriété. Si vous décidez d’entrer ici, vous devrez vous soumettre à nos règles, que nous nous réservons le droit de modifier à tout instant. La plupart d’entre elles visent à promouvoir le respect de l’autre. N’importe qui peut se faire expulser à tout moment. Signé, la Collectivité de la Fourmilière. » — Comment peuvent-ils avoir des propriétés privées si c’est l’anarchie qui règne ici ? s’interrogea Renie. Ils se moquent de nous, ou quoi ? Martine éclata de rire. — Vous vous entendriez bien avec eux, Renie. Ils passent des jours entiers à discuter de ce genre de problème. L’intérieur de la fleur – ou plutôt, la simulation reliée à celle qui avait l’air d’une fleur géante – prenait la forme d’une grotte gigantesque pleine de passages et de recoins. Intégralement rouge sombre, la lumière qui la baignait semblait provenir de partout et de nulle part à la fois. Renie eut l’impression de se retrouver dans l’intestin d’un géant. Des simuls conventionnels et d’autres qui l’étaient beaucoup moins flottaient ou étaient assis alentour, sans prêter davantage d’attention à la gravité que ceux du « parc ». Le bruit ambiant était nettement plus supportable, mais de nombreuses conversations se déroulaient simultanément dans la caverne. — Martine, c’est toi ? Si tu savais quelle joie ça m’a fait de recevoir de tes nouvelles. Renie et !Xabbu se retournèrent en entendant cette voix légèrement accentuée, mais parfaitement audible, bien qu’ils se trouvassent sur leur fréquence privée. Le Bushman partit d’un grand éclat de rire et Renie eut toutes les peines du monde à ne pas en faire autant. Le nouvel arrivant était un petit déjeuner, une assiette d’œufs et de saucisses autour de laquelle orbitaient des couverts, un bol de céréales et un verre de jus d’orange. — C’est mon nouveau simul qui vous amuse ? fit le petit déjeuner faussement chagriné. Seigneur, je ne m’en remettrai jamais. — Je suis heureuse de te revoir, Ali, lui dit Martine. Voici mes invités. Elle ne les présenta pas et, bien que ne se sentant guère menacée par un repas flottant, Renie préféra rester anonyme. L’assiette les observa des pieds à la tête, étudiant leurs simuls d’un œil critique. Pour la première fois de sa vie, Renie fut gênée par son apparence virtuelle. Quand le verdict tomba, il fut sans appel : — Il faut absolument que quelqu’un s’occupe de votre tenue. — Ce n’est pas pour cette raison que nous sommes là, Ali, mais si jamais nous revenons, je suis sûre que mes amis te demanderont conseil. Tout le monde sait bien que le prince Ali von Marionnettes-Toujours-Souriantes a été dans son temps l’un des plus grands concepteurs de corps simulés. — A été ? s’étrangla le petit déjeuner. A été ? Seigneur, m’a-t-on déjà oublié ? Mais j’ai de nouveau décidé de ne plus me faire appeler qu’Ali, ma chère. Les noms à rallonge sont passés de mode, en ce moment. Mais en effet, c’est moi qui les avais lancés, et je suis honoré que tu t’en souviennes. (L’assiette s’inclina et les saucisses leur dédièrent un large sourire.) Toi, par contre, tu n’as pas changé, Martine chérie. Note que tu as trouvé le moyen idéal pour ne jamais être à contre-courant de la mode. Difficile de faire plus minimaliste. Et je reconnais que, quand tu as trouvé une idée, tu t’y tiens. (La désapprobation d’Ali était presque palpable.) Enfin, qu’est-ce qui t’amène ici après tout ce temps ? Et que veux-tu faire ? Ce soir, ils ont prévu d’atroces discussions sur des points d’éthique à la Fourmilière et, franchement, je préfère encore retourner dans la VTJ que d’endurer ça. Mais Sinyi Transitore devrait nous montrer sa dernière climanimation, et elles sont toujours passionnantes. C’est au centre de conférences. Tes invités aimeraient y jeter un œil ? — Qu’est-ce qu’une climanimation ? s’enquit !Xabbu. Renie fut soulagée de constater qu’il avait l’air extrêmement calme. Elle avait eu peur qu’il ne puisse supporter cet incessant bombardement sensoriel. — Oh, c’est… du temps, quoi. Vous savez bien, des nuages et tout ça. Vous devez être africains, tous les deux, non ? Votre accent est très reconnaissable. Vous connaissez les frères Bingaru, qui ont mis hors service le réseau de Kampala ? Ils affirment que c’était un accident, bien sûr, mais personne ne les croit. Je suis sûr que vous les connaissez. Renie et !Xabbu durent admettre que ce n’était pas le cas. — Je te remercie de ton invitation, Ali, intervint Martine, mais nous ne sommes, hélas, pas venus pour nous amuser. Nous cherchons quelqu’un et j’ai fait appel à toi car je sais que tu connais tout le monde. Heureusement que les expressions faciales du simul de Renie étaient presque nulles, car elle ne put s’empêcher de sourire. Elle n’avait encore jamais vu un petit déjeuner se gonfler d’orgueil. — Bien sûr, bien sûr, assura ce dernier. Qui cherches-tu ? — L’un des pionniers. Il a pour code Chien Bleu Anachorète. L’assiette cessa brusquement de tourner tandis que la fourchette et la cuillère s’affaissaient de quelques centimètres. — Le Chien ? Ce vieux croûton ? Seigneur, Martine, qu’est-ce que tu peux bien lui vouloir ? — Vous savez où le trouvez ? demanda Renie, incapable de se contenir plus longtemps. — Je crois, oui. Il traîne généralement à Moisiland avec ses amis. — Moisiland ? répéta Martine, surprise. — C’est comme ça qu’on appelle la Colline des Fondateurs, le coin des vieux, quoi. (Le ton d’Ali suggérait que le simple fait de parler de cette calamité constituait déjà un terrible risque.) Seigneur, qu’est-ce que c’est encore que ça ? !Xabbu et Renie se retournèrent pour regarder ce qui avait surpris le petit déjeuner. Deux hommes musclés de type caucasien passaient non loin, entourés de minuscules singes jaunes. Un des humains semblait tout droit sorti d’un vieux film de série B : il arborait une longue moustache mongole et portait une cotte de mailles et une épée impressionnante. — Merci, Ali, fit Martine. Il faut absolument que nous y allions. J’ai été très heureuse de te revoir. Encore merci d’avoir répondu si vite. Mais le petit déjeuner n’écoutait déjà plus ; son attention était rivée sur les deux nouveaux venus. — Seigneur, quel désastre. Cela fait des années que je n’ai pas vu ça. Il faut que je les aide au plus vite. (Il se retourna brièvement vers Renie et !Xabbu.) Pardon, mais c’est le prix qu’il nous faut payer pour cette liberté qui nous est si chère. Certaines personnes portent vraiment n’importe quoi. Alors, comme ça, vous nous quittez déjà ? Martine chérie, je suis absolument anéanti par cette terrible nouvelle. Enfin… bisous, bisous. (La fourchette et la cuillère exécutèrent une pirouette complexe et le petit déjeuner s’élança à la poursuite des deux humains et de leur contingent de singes.) Et n’oublie pas de me donner de tes nouvelles, hein ? — Pourquoi cet homme a-t-il choisi d’avoir l’air d’une assiette de nourriture ? demanda !Xabbu après qu’Ali eut disparu. — Parce qu’il le pouvait, j’imagine, répondit Renie en riant. Martine ? — Je n’ai pas bougé. Je vérifiais s’il existe un index de la Colline des Fondateurs, mais non. Il va nous falloir nous y rendre. — Dans ce cas, allons-y, décréta Renie. La situation ne peut pas devenir plus absurde qu’elle ne l’est déjà, de toute façon. Quelle que soit la forme que la Colline des Fondateurs ait pu prendre par le passé, c’était désormais une simple porte, encore que « simple » ne lui rendait pas justice. Massive et faite de bois rongé par les mites, elle s’ornait d’un marteau en laiton rouillé imitant la tête d’un lion. Une lanterne à pétrole pendait à un crochet et diffusait une lumière jaune pâle devant le lourd battant. Ici, le silence régnait, comme dans un lieu oublié, alors que le vacarme était encore terrible quelques secondes plus tôt. Renie se demanda si les occupants de ce « quartier » l’avaient conçu ainsi par autodérision. — Pourquoi n’entrons-nous pas tout de suite ? demanda !Xabbu. — Parce ce que je suis en train de faire en sorte que cela devienne possible, répondit Martine d’une voix tendue. Voilà ! Vous pouvez frapper, maintenant. Renie actionna le marteau et la porte s’ouvrit. Un long couloir s’étendait devant eux, éclairé par une succession de lanternes semblables à celle qu’ils avaient au-dessus de la tête. Une infinité de portes se succédaient, qui se faisaient face deux à deux jusqu’à disparaître au loin. Renie s’intéressa à la première et y plaqua la paume. Comme elle s’y attendait, des caractères apparurent aussitôt, dans une langue qui ressemblait à de l’arabe. — Existe-t-il un index ou allons-nous devoir frapper à toutes les portes ? demanda-t-elle à Martine. — Je le cherche, lui répondit cette dernière. Renie et !Xabbu durent patienter, et le Bushman s’en accommodait visiblement mieux que la jeune femme. Elle était à nouveau irritée de ne pas savoir ce que faisait leur guide invisible. C’est quoi, son problème ? Pourquoi tant de cachotteries ? Est-elle handicapée ? Mais non, c’est impossible. Son cerveau fonctionne parfaitement et aucun handicap physique ne pourrait l’empêcher d’utiliser un simul. Elle avait l’impression d’être accompagnée d’un esprit ou d’un ange gardien. Pour l’instant, Martine semblait de leur côté, mais Renie n’aimait pas devoir s’en remettre à quelqu’un qu’elle connaissait si peu. — Pas d’index, annonça finalement la Française. Du moins, pour ce qui est des points de connexion privés. Mais il existe également quelques lieux publics. Nous pourrons peut-être y obtenir des renseignements. Sans la moindre sensation de mouvement, ils se déplacèrent le long du couloir pour s’arrêter devant l’une des nombreuses portes identiques. Cette dernière s’ouvrit, comme si Martine venait de la pousser, et Renie et !Xabbu entrèrent. La salle était bien plus grande que ne le laissait supposer la distance d’une porte à l’autre, ce qui ne surprit personne. Elle s’étendait sur plusieurs centaines de mètres et proposait un nombre incroyable de petites tables. On se serait cru dans un club : des photos étaient accrochés aux murs – en y regardant de plus près, Renie vit qu’il s’agissait de posters d’anciens groupes de musique – et de nombreuses plantes, souvent envahissantes, avaient été disposées un peu partout. Les fenêtres surplombaient le Grand Canyon du Colorado, du moins une version à moitié submergée et occupée par des créatures aquatiques qui n’avaient rien d’humain. Renie se demanda si la vue avait été choisie par référendum. Il y avait des simuls partout. Certains étaient attablés par petits groupes, tandis que d’autres flottaient plus ou moins près du plafond. Beaucoup moins extravagants que ceux des autres habitants de Refuge, la plupart montraient une complexité à peine supérieure à celle des corps virtuels de Renie et de !Xabbu. Si ces gens étaient en effet les plus anciens habitants de Refuge, ils avaient peut-être conservé leur simul d’antan, de même que les vieilles personnes de la VTJ continuaient de s’habiller avec quelques décennies de retard sur la dernière mode. Un simul féminin extrêmement rudimentaire passa près d’eux. Renie leva la main pour attirer son attention. — Excusez-moi, nous cherchons Chien Bleu Anachorète. Le simul lui lança un regard dénué d’expression mais ne lui répondit pas. Renie en fut surprise. L’anglais était généralement la langue commune des environnements virtuels. Elle s’avança en direction d’une table où la conversation battait son plein. Elle en entendit quelques bribes en se rapprochant. — … sûr que non, et je bossais pour En-BIX juste avant qu’ils se plantent, alors je suis bien placé pour le savoir. Quelqu’un répondit vertement en utilisant ce qui semblait être un langage asiatique. — Mais c’est bien ce que je viens de dire ! C’étaient plus que des multinationales, à ce moment-là ! — Oh, McEnery, quel cabron tu fais, intervint un troisième individu. Chupa mi pedro ! — Pardonnez-moi, fit Renie lorsque la discussion se fut quelque peu calmée. Nous cherchons Chien Bleu Anachorète. On nous a dit qu’il vivait à la Colline des Fondateurs. Tous les simuls se tournèrent vers elle. L’un d’eux, un ours en peluche manifestement mâle, éclata de rire. — C’est pas vrai, lâcha-t-il d’une voix de vieillard. Ils veulent voir le Chien. Le Chien a des fans. — Par là-bas, lui répondit un des autres simuls présents en lui montrant le fond de la salle. Renie regarda dans la direction indiquée, mais elle se trouvait trop loin pour distinguer qui que ce soit. Elle fit signe à !Xabbu de la suivre. Il eut du mal à détacher son attention de l’ours en peluche. — Ne cherchez pas à comprendre, le prévint-elle. Un simul était en effet assis, seul, dans le coin le plus reculé. C’était un vieil homme à la peau sombre, dont les yeux perçants et la barbe grise et hirsute paraissaient étonnamment réels. Il était habillé de manière très décontractée, comme c’était la mode cinquante ans plus tôt, mais avait ajouté à sa tenue un impressionnant turban que Renie prit tout d’abord pour un couvre-chef de cérémonie. Et puis, en s’approchant, elle vit qu’elle s’était trompée au sujet de ses vêtements : ce qu’elle avait cru être un long manteau était en fait une robe de chambre usée. — Excusez-moi…, commença-t-elle, mais il l’interrompit brusquement. — Qu’est-ce que vous me voulez, tous les trois ? Renie eut besoin de quelques secondes pour se rappeler que Martine se tenait à leur côté. La Française restait étonnamment silencieuse. — Êtes-vous… êtes-vous Chien Bleu Anachorète ? demanda-t-elle en remarquant que la chaise de son vis-à-vis était tout aussi… peu virtuelle que son apparence. — Qui le demande ? rétorqua-t-il avec un indéniable accent sud-africain. — Nous sommes des amis de Susan Van Bleeck. Nous avons de bonnes raisons de croire qu’elle vous a parlé il y a peu. Il n’essaya même pas de cacher sa surprise., — Des amis de Susan ? Et pourquoi devrais-je croire ces salades ? Comment m’avez-vous trouvé ? — Vous n’avez rien à craindre de nous, l’assura Martine. — Nous avons besoin de votre aide, persista Renie. Est-ce que Susan vous a posé des questions au sujet d’une cité d’or qu’elle ne parvenait pas à ident… — Chut ! Seigneur Dieu ! (Il lui fit frénétiquement signe de se taire.) Vous êtes folle, ou quoi ? Pas de noms, ni de lieux. On ne peut pas parler, ici. Allons chez moi. Il agita les doigts et sa chaise se leva dans les airs. — Suivez-moi. Non, oubliez ça. Je vais plutôt vous dire où me rejoindre. Bon sang, si seulement vous étiez venus me voir avant, Susan et vous. — Pourquoi ? lui demanda Renie. Que voulez-vous dire ? — Simplement qu’il aurait peut-être été possible de faire quelque chose, à ce moment. Mais maintenant, c’est trop tard. Sur ces mots, il disparut. 22 INDIGO INFORÉSO/INTERACTIVITÉ : GCN, Hr. 5.5 (Eur, AmNor) ; « COMMENT TUER SON PROF ». (visuel : Looshus et Kantee dans un tunnel) COMM : Looshus (Ukatr Hallowan) et Kantee (Brandevin Garcia) sont poursuivis par Jang (Avram Reiner), assassin envoyé par le Syndicat des Éducateurs. Dix (10) rôles secondaires à pourvoir + auditions pour le rôle de Mme Torquemada. Envoyez vos coordonnées à : GCN. COMENTUÉ. CASTING Orlando avait beau se creuser la tête, il n’arrivait à rien. — Beezle, murmura-t-il, trouve-moi ce petit article étrange qui parlait des points de connexion pirates, tu te rappelles ? Essaye de me dégoter l’adresse de son auteur. Sa mère le regarda dans le rétroviseur. — Tu disais ? — Rien. Il s’avachit sur la banquette et contempla la clôture du périmètre de sécurité par la fenêtre. Portant machinalement la main à sa nuque, il toucha la nouvelle prise de connexion sans fil qu’il s’était achetée par correspondance pour son anniversaire. La fiche télématique était ultralégère et presque invisible, puisqu’elle prenait la forme d’un bouton en plastique bombé qui venait s’enclencher dans sa neurocanule. Pour le moment, elle fonctionnait aussi bien qu’annoncé dans les revues spécialisées, et quel confort que de pouvoir évoluer sur le réseau sans le moindre câble ! — J’ai l’adresse, patron, chuchota Beezle. Vous voulez l’appeler maintenant ? — Non, je verrai ça plus tard. — Orlando, qu’est-ce que tu fabriques ? À qui est-ce que tu parles ? — A personne, Vivien, répondit-il en cachant machinalement sa fiche T. Je fredonnais, c’est tout. Sa mère reporta son attention devant elle en voyant qu’ils arrivaient au poste de garde. Elle s’arrêta à quelques mètres du bâtiment cylindrique et sortit sa télécommande pour transmettre son code personnel au capteur prévu à cet effet. La première barrière se leva et la voiture avança jusqu’au garde en faction. Orlando plongea les mains dans ses poches et en tira ses nouveaux blocs tactiles sans fil. Des messages, Beezle ? tapota-t-il. — Un seul. (Orlando avait l’impression que son agent lui susurrait à l’oreille ; en fait, ce dernier communiquait directement avec ses nerfs auditifs.) D’une certaine Elaine Strassman, d’indigo Buzzmat. Elle voulait un rendez-vous. — Qui ça ? Sous le coup de la surprise, il avait parlé à voix haute. Heureusement, sa mère était trop accaparée par la sentinelle dont l’armure en Fibrox anti-impact était du même noir que le poste de garde. — C’est quoi, Indigo ? demanda-t-il. — Une petite entreprise de matériel virtuel. Nouvellement arrivée sur le marché. Elle a diffusé un programme de présentation sur SchoolNet le semestre dernier. Cela lui rappela quelque chose, mais à peine. Il s’était renseigné un peu partout au sujet de Refuge, mais il ne voyait pas comment ses recherches auraient pu remonter jusqu’à Indigo Buzzmat, la société la plus « in » de tout le sud de la Californie, s’il se souvenait bien de leur message publicitaire. — Vas-y, propose-lui un rendez-vous. Ce soir, dès que je serai rentré à la maison, ou demain matin, après le départ de Vivien. — C’est comme si c’était fait, patron. — Nous serons de retour avant seize heures, disait sa mère. — Si vous décidez de vous arrêter pour faire quelques courses, téléphonez-nous et nous modifierons votre heure d’arrivée prévue, madame, lui répondit le garde. Pas la peine de s’inquiéter si tout va bien. L’homme avait un visage rondouillard et des cheveux blonds. Il avait glissé les pouces sous son ceinturon et caressait machinalement la poignée de son pistolet du bout des doigts. — Merci, Holger, mais je suis sûre que ce ne sera pas nécessaire. (Vivien remonta la vitre d’une pression du doigt et fit repartir la voiture dès que la barrière se fut effacée.) Comment ça va, Orlando ? — Bien, Vivien. En réalité, il avait mal, mais mieux valait ne pas le mentionner, sans quoi elle se sentirait obligée de faire quelque chose pour l’aider alors qu’elle n’y pouvait rien. Il se redressa autant que possible tandis que Crown Heights disparaissait derrière eux. Au pied de la colline, la voiture commença à cahoter violemment. Même les meilleurs amortisseurs au monde ne pouvaient pas grand-chose contre des ornières et des nids-de-poule de cette taille. Cela faisait des années que l’État de Californie et les gouvernements locaux se rejetaient mutuellement la responsabilité de l’entretien des grandes artères, et la situation n’était pas près de s’arranger. — Tu vas trop vite, Vivien, protesta-t-il en grimaçant sous la douleur. — Tout va bien, nous y sommes presque. La gaieté de sa mère sonnait faux, et pour cause. S’il était une chose qu’elle haïssait plus que la conduite, c’était le fait d’avoir à emmener son fils chez le docteur. Orlando se disait parfois qu’elle lui en voulait tant parce qu’il avait eu la bêtise de naître avec une maladie qui ne pouvait se soigner à distance, ou à la rigueur au centre médical de Crown Heights. Elle s’énervait également souvent parce qu’elle s’inquiétait terriblement pour lui. Vivien était très sensée, tout comme son mari Conrad, mais ils aimaient bien faire disparaître les problèmes à force de raisonnements logiques. Et si les ennuis persistaient malgré tout, les parents d’Orlando préféraient les oublier. Quitter l’abri des arbres pour se retrouver dans la vallée lui procurait une impression étrange. À Crown Heights, derrière la clôture et les centaines de gardes armés, on pouvait continuer à croire que les choses n’avaient pas vraiment changé au cours des deux derniers siècles et que le nord de la Californie restait un paradis réservé à quelques communautés privilégiées fondées au royaume des séquoias. C’était d’ailleurs probablement pour cette raison que les gens comme Vivien et Conrad avaient choisi d’habiter à Crown Heights. Le complexe urbain de la baie de San Francisco était autrefois un amas de villes assez discret. Aujourd’hui, il s’était tellement développé qu’il constituait une masse étouffante de près de cent cinquante kilomètres de long. Seule la grande vallée du centre de l’État et ses terres arables qui n’avaient pas de prix empêchait encore le grand San Francisco de fusionner avec son rival du sud, le tout aussi impressionnant complexe de Los Angeles. Alors qu’ils passaient sous l’autopont de l’autoroute 92, Orlando se pencha pour contempler la ville-hamac. Cela faisait plusieurs années qu’il était fasciné par ces bidonvilles, que leurs occupants appelaient parfois « nids d’abeilles » et les habitants de Crown Heights « trous à rats ». Lorsqu’il avait interrogé ses parents à ce sujet, ils ne lui avaient rien répondu d’intéressant, et il avait donc effectué ses propres recherches sur le réseau. Il y avait bien longtemps, au cours de la première grande crise du logement, au début du siècle, les squatteurs avaient commencé à construire des bidonvilles sous les autoroutes surélevées. Ils utilisaient pour cela tout ce qu’ils trouvaient de cartons, bouts de ferraille et autres déchets de plastique. Une fois tout l’espace au sol occupé de la sorte, les arrivants suivants avaient ajouté de nouveaux étages à l’ensemble, y fixant filets de chargement, bâches en toile et même parachutes en guise d’armature flexible. Bien vite, échelles et passerelles de corde étaient venues compléter l’ensemble pour relier entre eux les divers étages de la ville-hamac ainsi constituée. Artisans et ingénieurs amateurs y avaient rajouté de multiples niveaux intermédiaires, jusqu’à ce que la quasi-totalité des autoponts et des aqueducs accueille le maximum d’habitations de fortune. Midi approchait, et la ville-hamac était donc presque totalement dans l’ombre, mais Orlando distingua tout de même beaucoup de mouvement. Il baissa la vitre pour mieux voir. Des enfants se couraient après sur un grand filet situé à une vingtaine de mètres du sol. Ils étaient agiles comme des écureuils et Orlando les envia. Puis il se souvint de leur pauvreté, du manque d’hygiène dans lequel ils vivaient et des dangers permanents que recelait leur environnement. La violence était toujours présente chez les pauvres, et les habitants des villes-hamac devaient également composer avec la gravité. Il ne se passait pas un jour sans que l’un des leurs tombe sur la route ou dans le cours d’eau au-dessus duquel ils vivaient. L’année précédente, le poids de la ville-hamac de Barrio Los Moches avait causé l’effondrement de l’autopont auquel elle était accrochée, provoquant la mort de plusieurs centaines de démunis et de dizaines d’automobilistes. — Orlando ? Pourquoi est-ce que tu as descendu ta vitre ? — Je regarde, c’est tout. — Remonte-la, tu veux ? Il s’exécuta, et les cris des enfants disparurent avec la lumière du jour de l’autre côté du carreau de verre fumé. La voiture s’engagea lentement sur El Carmino Real, la longue route bordée d’hologrammes et de néo-néons publicitaires qui se poursuivait sur plus de quatre-vingts kilomètres au départ de San Francisco. Les trottoirs étaient noirs de monde, et la plupart des gens avaient l’air de vivre dans les entrées d’immeubles ou à l’extérieur des Abribus, lesquels restaient résolument fermés à quiconque ne possédait pas la carte d’accès. La mère d’Orlando était sur les nerfs alors qu’elle s’intégrait comme elle pouvait aux nombreuses voitures et mobylettes du quartier. Nombre de piétons examinaient la voiture des Gardiner avec l’attention de voleurs à la tire intéressés par un magasin de hi-fi. Tapotant nerveusement le volant, Vivien s’arrêta au feu rouge. Un groupe de jeunes Latino-Américains discutaient au coin de la rue. Les lunettes à grosse monture en caoutchouc qu’ils portaient relevées sur leur front donnait l’impression qu’ils avaient deux paires d’yeux. Leur visage semblait luire de l’intérieur, même si leurs implants, de minces tubes éclairés au néon et greffés sous la peau de manière rituelle, étaient bien plus impressionnants de nuit. Orlando avait entendu les amis de ses parents parler de ces « Yeux-Ronds » avec un mélange de crainte et d’amusement. Ces jeunes étaient appelés ainsi à cause de leurs impressionnantes lunettes, qui leur servaient soi-disant à se protéger des bombes lacrymogènes à l’aide desquelles leurs victimes tentaient parfois de se défendre. Mais Orlando s’y connaissait suffisamment en matériel virtuel pour reconnaître des masques de connexion. Ces appareils étaient extrêmement voyants mais peu performants, de même qu’un talkie-walkie était bien moins utile qu’un implant radio. Ils correspondaient à une mode, comme si ces jeunes éprouvaient le besoin de faire croire qu’ils étaient toujours prêts à voyager sur le réseau, alors qu’ils passaient en fait leurs journées à déambuler dans les rues. L’un d’entre eux quitta ses compagnons pour emprunter le passage piétons. Son long manteau magenta flottait au vent. Un tatouage représentant une longue chaîne prenait naissance sur sa tempe et courait le long de sa mâchoire, vibrant d’un feu interne à chaque clignotement de ses implants. Il souriait, comme s’il se remémorait un détail amusant. Avant même qu’il n’ait été possible de déterminer s’il se dirigeait vers la voiture, Vivien accéléra, bien que le feu soit toujours rouge. Elle évita de justesse un gros monospace familial et l’alerte de proximité des deux véhicules se mit à clignoter frénétiquement. — Vivien, tu as grillé le feu ! — Nous y sommes presque. Orlando regarda par la lunette arrière. L’homme au manteau rose les suivait des yeux. À en juger par son expression, il devait se dire que la voiture était conduite par un dingue. — Tout bien considéré, je dirai que ça a l’air d’aller, décréta le Dr Vanh. J’ai l’impression que les nouveaux anti-inflammatoires te font du bien, non ? Par contre, cette toux ne me dit rien qui vaille. Tu la traînes depuis longtemps ? — Non. Elle ne me gêne pas vraiment. — D’accord, mais nous allons tout de même la surveiller de près. Et je suis désolé, mais je crois qu’il va nous falloir encore un peu de ton sang. — Vous me l’avez déjà presque totalement pompé, de toute façon, rétorqua Orlando en essayant de sourire. Un peu plus ou un peu moins… Le Dr Vanh hocha la tête. — C’est bien de prendre la chose du bon côté, mon garçon, fit-il en levant la main pour qu’Orlando ne descende pas de la table d’auscultation. L’infirmière sera là d’un instant à l’autre. En attendant, voyons voir ces patchs. (Il examina attentivement le bras de l’adolescent.) Ils te grattent toujours ? — Plus autant qu’avant. — Bien. Je suis heureux de l’apprendre. Orlando était toujours surpris d’entendre le Dr Vanh s’exprimer de manière si joviale ; il avait le visage tellement triste… Tandis que le médecin vérifiait quelques détails sur son petit moniteur personnel – pas de risques que les informations soient transmises sur écran mural pour que le patient puisse les lire – une infirmière prénommée Desdemona vint se charger du prélèvement de sang. Elle était jolie et très polie. C’était toujours elle qui venait s’occuper de lui, sans doute pour qu’il ne fasse pas d’esclandre. Comme d’habitude, cela marcha. Même si Orlando était épuisé et s’il en avait assez des piqûres, il serra les dents et s’interdit d’émettre le moindre gémissement. Il parvint même à répondre à la jeune femme lorsque cette dernière lui dit au revoir dans un large sourire. — Comment te sens-tu, Orlando ? s’enquit sa mère. Tu peux retourner seul dans la salle d’attente ? Il faudrait que je parle au Dr Vanh. — Oui, Vivien, répondit-il en faisant la grimace. Je crois que je pourrai me traîner le long du couloir. Elle sourit nerveusement pour lui faire comprendre qu’elle appréciait la plaisanterie, même s’il savait pertinemment que ce n’était pas le cas. Le praticien l’aida à descendre de la table. Malgré ses doigts douloureux, il boutonna sa chemise tout seul, indiquant à sa mère qu’il n’avait pas besoin d’aide. Il s’arrêta à côté de la fontaine pour réfléchir quelques instants. Quand il se retourna, il vit la tête de sa mère par la porte vitrée. Elle écoutait le docteur, les sourcils froncés. Il eut envie de retourner lui dire que ce n’était pas la peine de faire toutes ces cachotteries ; il connaissait son état bien mieux qu’elle. Et le pire, c’est qu’il était sûr qu’elle en avait conscience. Car le fait d’être un pro du réseau ne lui permettait pas seulement de tuer les monstres à la pelle dans ses mondes virtuels. Il était également capable d’accéder à tout moment à la bibliothèque de l’hôpital ou de l’université de son choix. Sa mère ne pouvait tout de même pas croire qu’il ignorait toujours quel mal le rongeait, non ? Peut-être était-ce pour cela qu’elle n’aimait pas qu’il se connecte. Cela dit, elle n’avait pas forcément tort. Trop d’information pouvait parfois nuire. Pendant quelque temps, il s’était tenu à jour de l’évolution de son état en consultant son fichier sur la banque de données de l’hôpital, puis il avait abandonné. Les expériences mortelles étaient parfois stimulantes en RèV, mais elles se révélaient extrêmement déprimantes dans la VTJ… surtout lorsqu’on était directement concerné. — Il n’y a pas de miracles, Vivien, murmura-t-il en reprenant sa lente marche dans le couloir. Beezle le réveilla cinq minutes avant l’heure d’appel prévue. Il s’assit brusquement, surpris et désorienté par la sonnerie. Sa nouvelle fiche T était si confortable qu’il avait oublié de l’ôter avant de s’endormir. — L’appel arrive, patron. — Parfait. Connecte-moi après m’avoir donné un des simuls habituels. Il ferma les yeux pour mieux voir apparaître l’écran, que la fiche télématique projetait directement sur ses nerfs optiques. Puis il les rouvrit. Le cadre était toujours visible, mais les murs sombres de sa chambre lui tenaient lieu désormais de décor. Il avait passé des heures à trouver le bon calibrage, mais cela en valait vraiment la peine. C’est super-buzz ! Encore mieux que la fibre optique. Si je veux, je peux même rester connecté en permanence. Elaine Strassman apparut au centre de l’écran. Elle devait avoir à peu près vingt-cinq ans et portait de nombreux bijoux. Ses cheveux noirs avaient été ramenés sur le sommet de son crâne et pris dans un filet métallique. Orlando ferma les yeux pour ne pas être distrait par sa chambre. Il eut l’impression de reconnaître la jeune femme sans en être sûr. — Euh… Orlando Gardiner ? demanda-t-elle. — C’est moi. — Bonjour, je suis Elaine Strassman, d’indigo Buzzmat. (Elle hésita un instant et plissa les paupières.) Le… euh, l’Orlando Gardiner que je cherche à joindre n’a que quatorze ans. Incroyable ! Elle travaillait pour une entreprise qui concevait du matériel virtuel et était incapable de reconnaître un simul. Soit elle était complètement zonée, soit sa vue laissait méchamment à désirer. Mais tout le monde s’était fait opérer des yeux, à Los Angeles et à San Diego, non ? — C’est toujours moi, persista-t-il. C’est un simul que vous avez devant les yeux. Je n’ai pas de téléphone, alors je ne peux pas vous proposer d’image directe. Elle eut un petit rire nerveux. — Je suis habituée aux simuls, mais la plupart des gamins… euh, des jeunes de votre âge… choisissent généralement… — Des trucs plus tape-à-l’œil, je sais. Mais je préfère rester sobre. Ça me facilite la vie quand je communique avec des adultes tels que vous. Enfin, en temps normal… Il se demanda quel simul Beezle lui avait choisi. L’éventail de leurs âges apparents allait d’un adolescent à peine plus vieux que lui à un homme d’âge mûr qui lui était particulièrement utile lorsqu’il avait affaire aux institutions gouvernementales. — Que puis-je pour vous ? demanda-t-il. Elle inspira profondément pour retrouver le ton enjoué qu’elle avait perdu. Orlando aimait bien mettre les gens sur la défensive. Cela permettait d’en apprendre davantage sur leur compte sans se dévoiler par ailleurs. — Eh bien, nos fichiers indiquent que vous avez consulté une présentation que j’ai faite sur SchoolNet et que vous nous avez par la suite adressé quelques questions au sujet des boucles proprioceptives, je crois ? — Ah, oui, je m’en souviens, maintenant. C’est vrai que ça m’intéressait, mais un de vos ingénieurs m’a déjà répondu. — Nous avons étudié vos questions avec le plus grand soin. Certaines étaient vraiment très pertinentes. Orlando ne répondit rien, mais tous ses sens se mirent aussitôt en alerte. Se pouvait-il que le mystérieux pirate informatique du Pays du Milieu utilise cette ruse pour l’approcher ? Certes, avec sa coupe de cheveux dernier cri et ses bijoux ostentatoires, Elaine Strassman n’avait rien d’un crack de l’informatique, mais les apparences étaient bien souvent trompeuses sur le réseau. D’autant qu’il n’était pas impossible qu’elle travaille, consciemment ou non, pour une tierce personne. — Je me débrouille, fit-il enfin. La RèV me passionne, c’est vrai. — Nous sommes au courant. J’espère que vous ne le prendrez pas mal, mais nous nous sommes renseignés à votre sujet. Auprès de SchoolNet, par exemple. — Vous avez posé des questions ? — Pas sur des sujets privés, je vous rassure tout de suite. Sur vos notes et ce qui vous intéresse dans le domaine virtuel. Nous avons discuté avec vos professeurs. Elle fit une courte pause, comme si elle avait une grande nouvelle à lui annoncer. Les doigts d’Orlando lui faisaient mal. Il s’aperçut qu’il avait serré les poings sans s’en rendre compte. — Avez-vous déjà pensé à ce que vous ferez après avoir passé vos examens ? demanda sa correspondante. — Pardon ? La question était si inattendue qu’il rouvrit les yeux. Elaine Strassman semblait flotter au-dessus de son lit. — Indigo a mis sur pied un programme d’apprentissage, lui expliqua-t-elle. Nous nous proposons de payer vos études supérieures, ainsi que tous vos frais annexes. Si vous le souhaitez, vous pourrez également assister aux séminaires que nous organisons dans des tas d’endroits complètement buzz. (Elle appuya ce dernier mot, comme si elle savait qu’elle ne pourrait plus longtemps se permettre d’utiliser l’argot des micro-kids.) C’est vraiment une offre à ne pas manquer. Orlando fut rassuré par la proposition de la jeune femme, mais aussi quelque peu déçu. Ce n’était pas la première fois qu’un recruteur s’intéressait à lui, mais jamais personne n’avait encore été aussi direct. — Vous voulez me payer mes études, répéta-t-il. — Vous avez tout à y gagner. En contrepartie, vous devez juste vous engager à travailler pour nous lorsque vous entrerez dans la vie civile. Et seulement pour trois ans ! Nous sommes tellement sûrs que vous aimerez faire partie de notre équipe que nous sommes prêts à prendre de gros risques financiers pour vous attirer. Ouais, ou alors vous espérez que je vous inventerai un ou deux trucs vraiment rentables au cours des trois années en question, songea-t-il. Mais il faut reconnaître qu’ils sont tout de même corrects. Sauf qu’ils n’ont aucune conscience de la galère dans laquelle ils s’engagent. — C’est vrai que c’est très alléchant, lui répondit-il. Pourriez-vous me faire parvenir de plus amples renseignements ? Cela ferait au moins plaisir à sa mère, ne serait-ce que quelques instants. — Bien sûr, Orlando. Et je vais même faire mieux. Vous avez mon numéro, désormais. Si vous avez des questions à me poser, n’hésitez pas à m’appeler, à toute heure du jour ou de la nuit. Et je suis sérieuse. À son ton, on aurait pu croire qu’elle était même prête à coucher avec lui. Rêve, Gardiner ! — D’accord, envoyez-moi ça et je vous promets d’y réfléchir très sérieusement. Elaine Strassman raccrocha après quelques autres exclamations enthousiastes. Sa joie faisait presque peine à voir. Orlando ferma les yeux, accéda à son audiothèque pour sélectionner le nouvel album de Pharaon Hurleur et se le passa en musique de fond. Au bout de cinq minutes de réflexion, ses yeux s’ouvrirent en grand. — Beezle, fit-il. Appelle-moi Elaine Trucmuche, s’il te plaît ? — Strassman. — Si tu veux, du moment que tu me la passes en vitesse. Elle lui avait bien dit de ne pas hésiter s’il avait la moindre question. Il venait juste de penser à la première. — Pas la peine de te répéter, je t’ai compris dès le premier coup. Je te crois pas, c’est tout. Fredericks croisa les bras comme un enfant boudeur. — Qu’est-ce que tu ne crois pas ? Que les types qui ont créé le griffon sont liés à Refuge ? Orlando faisait des efforts pour rester calme. Se montrer impatient avec Fredericks était le plus sûr moyen de le braquer plus encore. Son entêtement était proportionnel à la largeur d’épaules de son simul de body-builder. — Non, ça, O.K. Par contre, tu ne vas pas me faire gober que tu penses pouvoir y entrer. T’es complètement implosé des neurones, Gardiner. — C’est pas vrai, se plaignit Orlando en se plantant devant son ami. Écoute, Fredericks, je ne crois pas que je peux aller à Refuge, je le sais, tu piges la différence ? C’est ce que j’essaye de t’expliquer depuis tout à l’heure. Un ingénieur d’indigo Buzzmat va m’y amener… nous y amener, si tu veux m’accompagner. — Tu voudrais que j’avale qu’un type que t’as jamais vu va faire entrer deux gosses à Refuge juste pour le plaisir ? Apprends à mieux viser, Gardiner, je respire encore. — D’ac’, disons qu’il a ses raisons. J’ai dit aux gars d’indigo que j’acceptais leur offre si je pouvais accéder à Refuge pendant un jour entier. — Quoi ? De plus en plus barge. T’as signé pour la moitié de ta vie juste pour savoir qui a créé ce foutu griffon ? — Pas la moitié de ma vie, Frederico. Trois ans seulement. Et c’est un accord qui me paraît plus qu’honnête. (Il n’ajouta pas qu’il ne vivrait pas assez longtemps pour voir les locaux d’indigo, de toute façon.) Allez, bon sang ! Même si j’ai perdu la boule, c’est Refuge que je te propose ! Tu ne vas quand même pas refuser la chance qui t’est offerte d’y aller, non ? Toi, tu n’as pas à bosser pour eux, quoi qu’il arrive. Son compagnon le dévisagea attentivement, comme pour apercevoir le jeune homme qui se cachait derrière les traits du simul d’Orlando. Il savait pourtant qu’un tel espoir était voué à l’échec. Orlando se demanda si le fait d’être ami avec quelqu’un que l’on n’a jamais vu constituait un signe de dérèglement mental. — Tu m’inquiètes, Gardiner. Tu prends cette affaire trop au sérieux. Pour commencer, tu te fais flinguer Thargor, puis tu fais en sorte que le Concile des Juges ne puisse pas te ramener à la vie, et maintenant, tu as… je sais pas moi, vendu ton âme à la première boîte venue… et tout ça, à cause d’une ville que t’as pas vu plus de cinq secondes. Y a un problème, dans ta tête ? Orlando retint la remarque sarcastique qui lui brûlait les lèvres et réfléchit objectivement à la question de Fredericks. Le simple fait d’éprouver le besoin de se demander si son ami avait raison ou non le terrifia. Il connaissait par cœur la définition du terme « démence », pour l’avoir lue dans de nombreux articles médicaux. — Gardiner ? — Ferme-la un peu, Fredericks. Il évalua l’intensité de la peur qu’il ressentait. Son ami avait-il mis le doigt sur le problème ? Et même si c’était le cas ? S’il était vraiment en train de perdre la raison, quelle importance s’il se comportait comme un idiot ? La seule chose dont il était persuadé, c’est que cette cité à peine entrevue lui avait appris qu’il existait encore des mystères dans une existence qui paraissait toute tracée d’avance. Et, dans ses rêves, la ville devenait plus importante encore : elle prenait la forme et la couleur de l’espoir, ce sentiment qu’il avait bien cru ne plus jamais éprouver. C’était de loin le principal. — Sur ce coup-là, on dirait que tu vas devoir me faire confiance, mon pote, reprit-il. Fredericks garda un instant le silence. — O.K., fit-il enfin. Mais il est hors de question que je viole la loi. — Personne ne te le demande. Refuge n’a rien d’illégal, que je sache. Enfin, peut-être que si, remarque… mais on est tous les deux mineurs. Le type qui doit nous faire entrer, lui, est un adulte. Si jamais quelqu’un doit avoir des ennuis, ce sera lui. — Qu’est-ce que tu peux être cruche, Gardiner, rétorqua son ami en secouant la tête. — Pourquoi ? — Parce que si ce mec est prêt à faire quelque chose d’illégal pour que tu signes chez Indigo, c’est qu’ils doivent vraiment te vouloir. Sûr que t’aurais pu leur demander un jet privé ou quelque chose du même genre. Orlando partit d’un grand éclat de rire. — Ah, Frederico, des comme toi, on n’en fait plus. — Dans ce cas, autant que je me fasse pas buter à cause de tes plans foireux, hein, Gardiner ? — Tu vas pas porter ce simul-là, quand même ? — Pense à ta tension, Fredericks, répondit Orlando en bandant les muscles de Thargor. Évidemment que je vais le porter. Je le connais mieux que mon propre corps. Si seulement c’était vrai. — Mais… mais… on va à Refuge ! Tu pourrais pas… je sais pas, moi… choisir quelque chose de plus… intéressant ? — Je ne vais pas à un bal costumé, rétorqua-t-il en pratiquant l’une des spécialités de Thargor, le regard noir. Et si tous ceux qui habitent à Refuge se promènent vraiment sur le réseau depuis leur plus jeune âge, sûr qu’ils ne seront pas impressionnés par le simul le plus loufoque que tu pourras trouver. Tout ce que je veux, c’est obtenir les réponses à mes questions. Fredericks haussa les épaules. — En tout cas, pas de risque que je porte quelque chose de reconnaissable, trancha-t-il. On pourrait avoir de gros ennuis. C’est illégal, Orlando. — Ben voyons. Sûr qu’il y a des tas de types de Refuge qui vont nous regarder passer et se dire : « Tiens, mais ce serait pas Simmeck, le voleur hyperanxieux du Pays du Milieu ? » — Va te faire lobotomiser. J’ai pas envie de prendre le moindre risque. (Fredericks se tut quelques instants. Orlando eut la certitude que son ami était en train d’étudier son apparence dans un miroir virtuel.) Tiens, regarde, j’ai choisi un corps normal, moi. — Ouais. Mais sacrément musclé, comme d’habitude. (Fredericks se tut et Orlando se demanda s’il l’avait vexé. Son compagnon prenait la mouche pour un rien.) Alors, tu es prêt ? — Je pige toujours pas. Ce mec va nous envoyer là-bas ? On a rien à faire ? — En théorie, non. Elaine Strassman, la recruteuse d’indigo, m’a juste dit qu’on me contacterait, comme dans un film d’espionnage. Le type m’a appelé, en se présentant sous le nom de Scottie. Il n’a pas mis l’image et sa voix était déformée. Il m’a dit qu’il monterait à l’échelle – comprenne qui pourra – et qu’il nous ferait ensuite entrer en tant qu’invités. Il ne veut pas qu’on sache quoi que ce soit à son sujet. — Ça me plaît pas des masses. Comment on sait qu’il va pas nous jouer un tour ? — Ah ouais, et de quel genre ? En nous envoyant dans une simulation qui nous fera croire qu’on se trouve au point de connexion le plus super-méga-buzz de toute l’histoire du réseau ? Arrête tes conneries, Frederico. — D’ac’, mais j’aimerais bien qu’il se grouille un peu. Nerveux, Fredericks se laissa flotter jusqu’à l’écran mural de la chambre d’Orlando et tenta de se détendre en regardant les robots martiens. Pendant ce temps, son compagnon ouvrit une fenêtre qui lui permit de compulser tous les noms de code et raisons sociales d’entreprises liés au griffon rouge, simplement pour tuer le temps. Il était inutile de chercher à mémoriser cette liste. Même si le système de sécurité de Refuge l’empêchait de se connecter à sa banque de données, il existait d’autres moyens de déplacer l’information. Il avait passé toute la soirée à préparer son excursion. Du moment que ses parents le laissaient tranquille… Il était monté très tôt dans sa chambre, prétextant qu’il se sentait fatigué après être allé voir le Dr Vanh. Il ne s’était pas heurté à une grande opposition, car Vivien attendait visiblement de se retrouver seule avec Conrad pour discuter de ce que le médecin lui avait appris. Il était désormais vingt-deux heures. Vivien viendrait peut-être voir s’il dormait avant d’aller se coucher, mais il n’aurait pas trop de mal à faire semblant ; il lui suffisait juste de cacher sa fiche T sous son oreiller. Il disposerait alors de sept heures ininterrompues, ce qui devrait largement lui suffire. Fredericks ne quittait toujours pas les robots bâtisseurs des yeux ; on aurait dit une mère-poule surveillant ses petits. Orlando se permit un sourire. — Hé ! Frederico, ça peut prendre plusieurs heures, tu sais. Ça te pose un problème ? Chez toi, je veux dire ? — Non. Mes parents sont à une fête, de l’autre côté du complexe. Fredericks vivait en Virginie-Occidentale. Apparemment, ses parents travaillaient tous deux au cadastre. Il n’en parlait pas beaucoup. — Tu sais, je ne t’ai jamais demandé où tu étais allé chercher le nom de Simmeck. — Exact. Et Thargor ? — Je l’ai trouvé dans un livre. Le père du copain avec qui j’allais à l’école avait des tas de vieux bouquins… en papier, tu sais. Sur une des couvertures, il y avait le dessin d’un type absolument dément avec une épée incroyable. Ça s’appelait « Thangor » ou quelque chose comme ça, je crois. Je l’ai juste un peu modifié quand je suis arrivé dans le Pays du Milieu. Alors, et Simmeck ? — Me souviens pas, bougonna Fredericks sur un ton qui n’avait rien de convaincant. Orlando haussa les épaules. Si son ami avait décidé de ne rien dire, même un pistolet chargé ne le ferait pas changer d’avis. Par contre, il suffisait de le laisser mariner et il finirait par répondre de lui-même. C’était une des choses qu’Orlando avait apprises au sujet de Fredericks. En y repensant, il avait du mal à croire qu’il le connaissait depuis si longtemps. Pour une amitié purement virtuelle, la leur était particulièrement solide. Une diode clignota à l’entrée du système d’Orlando. — Qui est là ? voulut-il savoir. — Scottie. La voix déformée était la même que celle qu’il avait entendue la première fois, et ce genre de distorsion était aussi difficile à reproduire qu’une voix réelle. — Entrez. Le simul qui leur apparut était extrêmement rudimentaire. Doté de deux points en guise d’yeux et d’un trait horizontal à la place de bouche, il ne portait pas le moindre habit. De couleur blanc cassé, il était couvert des pieds à la tête par des tatouages qui n’étaient autre que des indications de calibrage. « Scottie » devait être un ingénieur, et sans doute n’avait-il pas jugé bon de quitter son simul de travail avant de venir au rendez-vous. — Vous êtes prêts, les mômes ? s’enquit-il d’une voix qui craquait comme un vieux disque rayé. Donnez-moi votre nom de code. Je n’ai pas besoin de votre index, mais il me faut tout de même une appellation. — Vous allez vraiment nous emmener à Refuge ? demanda Fredericks, plus fasciné que méfiant. — Je ne vois pas de quoi tu parles. — Mais… — Ferme-la, crétin ! le coupa Orlando. Il secoua la tête. Fredericks ne s’attendait tout de même pas à ce que ce type avoue qu’il s’apprêtait à faire quelque chose d’illégal sur un point de connexion dont il ignorait tout ? — Je m’appelle Thargor, fit-il. — Ben voyons, railla Scottie. Et toi ? — Euh, je sais pas… James, disons. — Merveilleux. Vous avez préparé votre connexion automatique pour pouvoir me suivre ? Génial. Allez, c’est parti. Il y eut un instant d’obscurité, puis ils se retrouvèrent en plein chaos. — Mon Dieu ! s’exclama Fredericks. C’est complètement dingue ! — C’est toujours le réseau, Jim, mais pas tel que nous le connaissons. (Scottie éclata de rire tout seul.) Ne faites pas attention, c’est juste une très vieille blague. Orlando essayait de comprendre la démence qui l’environnait. Contrairement aux espaces commerciaux virtuels, qui appliquaient systématiquement des règles de la VTJ pour ce qui était des perspectives et de l’horizon, Refuge semblait n’éprouver que mépris pour les conventions newtoniennes. — Maintenant, à vous de jouer, les mômes, leur dit Scottie. Le système vous expulsera automatiquement à 16:00 GMT, c’est-à-dire dans une dizaine d’heures. Si vous préférez partir avant, pas de problème, mais ne vous attendez pas à ce que je vous ouvre de nouveau si vous êtes pris de remords. — Pigé, répondit Orlando. En temps normal, il n’aurait pas apprécié le ton condescendant de Scottie, mais il était trop pris par le spectacle que lui proposait une vague de distorsion modifiant la forme et la couleur des bâtiments qu’elle touchait. — Ah, une dernière chose. En cas d’ennuis, s’il vous vient à l’esprit de mentionner mon nom, ne vous gênez surtout pas. Personne ne me connaît en tant que Scottie, dans le coin. Il se croit drôle, en plus ? — Autrement dit, nous ne sommes pas censés être ici, c’est ça ? demanda Orlando. — Au contraire, vous êtes des invités comme les autres, et vous avez les mêmes droits qu’eux. Si vous voulez les connaître, vous pouvez consulter l’index central, mais je vous préviens, ici, c’est le bordel absolu pour ce qui est de l’organisation. Vous serez peut-être encore en train de chercher quand le système vous expulsera. Amusez-vous bien. Sur ce, il disparut. À ce moment, un camion bleu constitué de branchages passa en trombe entre deux bâtiments. Son klaxon retentit avec tant de force que les nouveaux arrivants sursautèrent. Il passa à quelques centimètres d’eux, mais ils ne ressentirent ni vibration, ni souffle de vent. Le véhicule tourna à angle droit et grimpa brusquement en direction d’un amas de structures situé au-dessus de leur tête. — Eh bien, Fredericks, on dirait que nous y sommes. En l’espace de quelques heures, ils furent invités à se joindre à plusieurs groupes de discussion, à assister à des démonstrations de fonctionnement de nouveau matériel – ce qu’Orlando aurait accepté avec joie si les circonstances avaient été différentes – et même à prendre part à deux mariages de groupe. Par contre, ils n’avaient rien trouvé au sujet du griffon qui les intéressait. Ils étaient à présent plantés devant une fenêtre qui refusait catégoriquement de leur prodiguer la moindre information valable. — Cet index est totalement implosé ! se plaignit Fredericks. Il déconne, ou quoi ? — Au contraire, il est en très bon état, répondit Orlando. Le problème, c’est que personne ne le met jamais à jour. Ou plutôt, on le fait, mais n’importe comment. Il y a des tonnes d’informations dans ce truc, mais c’est comme si on avait arraché toutes les pages d’un million de bouquins en papier pour en faire un énorme tas. On n’y trouvera jamais ce qu’on cherche. Il nous faut un agent. — Pitié, pas Beezle Bug ! Tout mais pas ça ! — Va te faire lobotomiser, Frederico. De toute manière, je ne peux pas me servir de lui ici. Refuge est complètement isolé du reste du réseau et Scottie ne nous a pas laissés voir comment on entrait. Beezle, lui, est dans mon système. Je peux le contacter si je veux, ou lui demander d’effectuer des recherches dans d’autres bases de données, mais pour ce qui est de le faire venir ici, inutile d’y penser. — Autrement dit, on est grillé. — Faut voir. Peut-être qu’il suffit de demander. Si ça se trouve, quelqu’un pourra nous aider. — Ça c’est une idée, Gardino. Qu’est-ce que tu proposes ? Qu’on accepte de se marier avec eux s’ils nous rendent service ? — Pourquoi pas ? Cette femme-tortue est tout à fait ton type. — Loboto, Gardiner, loboto. Plusieurs notes de musique leur parvinrent alors malgré la clameur ambiante. Orlando se retourna pour voir qu’une tornade jaune flottait derrière eux. Le petit air fut répété en montant dans les aigus. Il s’agissait manifestement d’une question. — Euh… pouvons-nous vous aider ? demanda Orlando, qui ignorait les conventions en vigueur à Refuge. — Anglais, nota le tourbillon. Non. Et nous, on aide vous ? — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? fit un Fredericks plus anxieux que jamais. Orlando lui enjoignit de la fermer. — Ce serait gentil, oui, répondit-il. Nous sommes invités. Nous cherchons des gens et des informations. La tornade se mit à tourner moins vite, et les deux amis virent qu’elle était en fait constituée de singes jaunes pas plus gros que le pouce. — On essaye. Aime bien aider. Méchante Tribu, ça c’est nous. (L’un des singes s’approcha.) Moi Zunni. Autre Méchante Tribu, Kaspar, Ngogo, Masa, Suela… La petite créature donna ainsi une bonne vingtaine de noms à la suite. Chaque fois que son tour arrivait, le singe concerné sortait de la masse, faisait coucou aux deux adolescents et retournait au milieu du maelström. — Qui êtes-vous ? demanda Orlando en éclatant de rire. Des gamins, pas vrai ? — Non, pas nous gamins, répondit Zunni avec un sérieux digne d’éloges. Nous Méchante Tribu. Cagroupe numero uno. — Zunni dit ça parce que c’est la plus jeune. Orlando avait l’impression que c’était Kaspar qui venait ainsi de se joindre à la conversation, mais il était difficile de s’en assurer car tous les singes étaient identiques. En tout cas, bien que son accent soit très prononcé, il parlait bien l’anglais. — Mais c’est vrai qu’on est un Cagroupe, ajouta-t-il. Après dix ans, tout le monde dehors. — Pas de rides dans Méchante Tribu ! hurla un de ses compagnons, et le cri fut repris en chœur tandis que les singes dansaient la sarabande autour des deux visiteurs. Méchante Tribu, méga-cagroupe ! Top uno de toutes les tribus ! Orlando leva les mains, mais lentement, de peur de frapper l’un de ces excités par inadvertance. Il savait bien qu’il n’avait affaire qu’à des simuls, mais il ne voulait pas offenser les enfants qui se cachaient derrière. — Pouvez-vous nous aider à trouver des gens ? essaya-t-il de nouveau. Nous sommes des étrangers et nous avons de gros problèmes. Zunni se détacha du groupe et vint flotter juste devant son nez. — On aide vous. Tribu connaît tout le monde, tout le partout. Même Fredericks ne put s’empêcher de sourire. — Sauvés par les singes volants, fit-il. Et la Méchante Tribu se montra en effet très utile. Apparemment, les enfants pouvaient aller où bon leur semblait à Refuge. Sans doute ce laxisme était-il dû au fait qu’il était on ne peut plus aisé de s’isoler ; autrement dit, ceux qui restaient visibles le voulaient bien. Ils croisèrent plusieurs centaines de simuls au cours des deux heures suivantes, et la tribu les connaissait presque tous. Orlando commençait à se plaire ici et regrettait de ne pas avoir le temps de discuter avec ces rencontres de passage, même s’il savait qu’elles ne pourraient jamais lui apprendre ce qu’il cherchait. Je pourrais passer ma vie dans un coin pareil, se dit-il. Pourquoi est-ce que je n’y suis encore jamais venu ? Comment ça se fait que personne n’a jamais proposé de m’y amener ? Mais son ressentiment s’atténuait quand il se disait que Refuge n’existait que grâce à sa taille réduite. Un système aussi anarchique ne pouvait en effet fonctionner que si le nombre d’utilisateurs restait suffisamment restreint. Cela voulait-il dire que l’on ne pouvait pas faire confiance à la majorité des gens lorsqu’il s’agissait de préserver quelque chose ? Il ne savait pas vraiment. Guidés par la Méchante Tribu, ils découvrirent Refuge bien mieux qu’ils ne l’avaient fait livrés à eux-mêmes. Pendant un long moment qui leur parut court pourtant, ils regardèrent une bataille rangée entre soldats en sucreries. L’affrontement se déroulait sur une plaine de pâte d’amande, où un château en caramel mou était bombardé sans relâche par des canons à guimauve. Les soldats collants luttaient au milieu de mares de caramel liquide et entre des fils de fer barbelés en barbe à papa. Piques et baïonnettes en chocolat fondaient sous la chaleur oppressante. Les singes participaient au combat avec un bonheur extrême, survolant le champ de bataille de part en part et lançant des bouées de sauvetage aux pauvres soldats qui se noyaient dans le caramel. Zunni apprit aux deux visiteurs que la bataille faisait rage depuis plus d’une semaine. Fredericks était tellement absorbé par le spectacle qu’Orlando dut l’en arracher de force. Les singes leur firent visiter de nombreux quartiers de Refuge. La plupart des habitants se montraient amicaux, mais rares étaient ceux qui prenaient la peine de répondre aux questions d’Orlando. En revanche, les propositions en tout genre ne cessaient d’affluer. A un moment, un petit déjeuner vivant voulut même les aider à repenser leur « approche du concept simul », ce qui, selon ses termes, leur permettrait de « remédier à leur apparence hélas fort déplorable ». Il sembla surpris qu’Orlando refuse poliment son offre. — Je pense que vous avez intérêt à assister à un colloque traitant de programmation. La femme qui venait de s’exprimer avait un accent européen et un simul étonnamment quelconque. À quelques détails près, dont une légère rigidité au niveau des articulations, on aurait pu la croire tout droit sortie de la VTJ. La Méchante Tribu lui donnait le nom de Clair d’Étoiles (bien qu’Orlando ait entendu un singe l’appeler « Tatie Frida »). Elle manipulait le climat au-dessus d’un immense paysage simulé, sans que les deux visiteurs puissent déterminer s’il s’agissait d’une expérience ou d’une œuvre d’art. — De cette manière, vous pourriez poser des questions, poursuivit-elle. Il est également possible de consulter l’enregistrement des précédentes discussions, mais c’est l’équivalent de mois entiers et, pour tout vous dire, le système de recherche est assez lent. — ’Scussion ? reprit un singe qui sifflait à côté de l’oreille d’Orlando. Nuyeux ! — Parler, parler, parler ! Nuyeux, nuyeux, nuyeux ! renchérit le reste de la Tribu en reprenant ses évolutions aériennes. — Cela m’a l’air d’être une excellente idée, fit Orlando. Merci. — Est-ce que ça posera des problèmes ? s’enquit Fredericks. Si nous posons des questions, je veux dire. — Des problèmes ? Je ne vois pas pourquoi. Mais attendez peut-être la fin de la discussion en cours. Ou, si vous êtes vraiment pressés, demandez au responsable de séance de vous faire passer en priorité. — Oui, ce serait sympa de sa part. — Par contre, veillez à ne pas parler avec les vrais dingues, ils vous feraient juste perdre votre temps. Et n’allez pas croire le centième de ce que vous entendrez. Ces gens-là n’ont jamais été aussi dangereux ou branchés qu’ils voudraient le faire croire. — Pas partez ! les implora Zunni. On vite trouve jeu chouette pour vous. — Mais c’est pour ça que nous sommes venus ici, lui expliqua Orlando. Les singes se rassemblèrent quelques instants pour discuter entre eux, puis ils se scindèrent en groupe pour former six lettres jaunes flottant en l’air : « N-U-Y-E-U-X ». — Nous sommes vraiment désolés. Mais nous aurons sans doute encore besoin de votre aide, après. — Alors, on trouve vous encore. Maintenant, vole et fait du bruit. — Giga-tribu ! hurlèrent les petits êtres qui se regroupaient pour constituer de minuscules cumulo-nimbus. Super-singes ! Méchant, méchant, méchant. Tel un essaim d’abeilles, ils tournèrent autour d’Orlando et de ses compagnons puis disparurent soudainement. — Ils sont amusants lorsqu’on n’essaye pas de se concentrer, commenta Clair d’Étoiles. Laissez-moi vous indiquer où aller. Orlando fit de son mieux pour forcer Thargor à sourire. — Merci, lui dit-il. Vous avez été d’une aide précieuse. — Je sais ce que c’est, au début. — Tu comprends ce qu’ils disent, toi ? demanda Fredericks en fronçant les sourcils. — Grosso modo. On a un peu parlé des boucles proprioceptives, à l’école. Ce sont elles qui rassemblent toutes les données visuelles, audio et tactiles qui te font croire que tu te trouves vraiment dans le monde virtuel. C’est vachement pointu. Ils étaient assis au dernier rang, bien loin du centre de la discussion, mais toutes les voix leur parvenaient clairement. L’amphithéâtre avait été conçu sur le modèle grec, en fausses pierres censées avoir souffert du passage des siècles. Ici, le chaos de Refuge n’avait pas cours : le ciel était bleu et calme. Un soleil rouge s’apprêtait à se coucher et l’ombre des participants commençait à s’allonger. Ces derniers étaient plus ou moins humanoïdes. Les cinquante à soixante ingénieurs qui se trouvaient là ressemblaient à celui qui avait fait entrer les deux adolescents, en ce sens qu’ils n’attachaient pas autant d’importance à leur aspect que les autres habitants de Refuge. La plupart de leurs simuls n’étaient pas plus définis que des mannequins, et d’autres avaient décidé de faire encore moins d’efforts : ils n’étaient visibles que sous forme d’objets élémentaires ou de points lumineux indiquant leur position. Quelques-uns faisaient tout de même exception. Un oiseau géant brodé de fil d’or, une tour Eiffel en tissu écossais et trois chiens revêtus d’un habit de père Noël comptaient parmi les débatteurs les plus acharnés. Orlando était fasciné par le sujet de la discussion, même s’il avait du mal à la suivre. Ces spécialistes de l’informatique parlaient de programmation de haut niveau, en y ajoutant des questions de sécurité et de fonctionnement propres à Refuge. Il avait l’impression d’entendre discuter de philosophie existentielle alors que son langage était limité à ce qu’il avait appris au collège. Ma place est ici, se dit-il. C’est ça que je veux faire. Une grande tristesse l’envahit quand il se souvint qu’il faudrait un miracle pour qu’il puisse travailler pour Indigo Buzzmat et revenir un jour à Refuge. — C’est pas vrai, on croirait un conseil des ministres qui se tiendrait à la maternelle, râla Fredericks. Est-ce qu’on pourrait pas leur demander ce qui nous intéresse et fiche le camp d’ici ? Même les gnomes volants étaient plus intéressants. — Attends, j’apprends des trucs… — Ouais, mais c’est pas ce qu’on cherche. Allez, viens, Gardiner, il nous reste plus que deux ou trois heures et je commence à perdre la boule. (Fredericks se leva brusquement et agita le bras, comme s’il cherchait à appeler un taxi.) Excusez-moi ! Excusez-moi ! Comme un seul homme, les débatteurs se retournèrent vers lui. La tour Eiffel, qui était en train d’expliquer quelque chose au sujet des protocoles d’information visuelle, lança un regard noir à l’importun, si tant est qu’une telle possibilité d’expression soit offerte à un monument en tissu écossais. En tout cas, elle n’avait pas l’air contente du tout. — Ça y est, j’ai attiré leur attention, fit Fredericks. À toi de jouer, maintenant. Orlando était tellement habitué à être Thargor qu’il dut se retenir pour ne pas envoyer son poing dans la figure de Fredericks. Au lieu de cela, il se leva, éprouvant, pour la première fois de sa vie, combien son simul de Thargor avait l’air immature. — Euh, je suis désolé que mon ami vous ait interrompus, s’excusa-t-il. Voilà, nous sommes invités et nous allons bientôt devoir repartir. Nous cherchons des réponses à nos questions et… quelqu’un nous a dit de nous adresser à vous. — Qui êtes-vous, tous les deux ? demanda un point de lumière en colère. — Per… personne de bien important. — Tu t’en sors comme un chef, Gardino, l’encouragea Fredericks. — La ferme, lui dit-il avant de s’adresser de nouveau à l’assemblée. Nous voulions juste obtenir quelques renseignements au sujet d’un programme et nous avons entendu dire que ceux qui l’ont conçu viennent souvent ici. Quelques murmures d’irritation se firent entendre. — Nous ne souhaitons pas être interrompus, répondit un simul au fort accent germanique. Un autre se leva, étendant les bras sur les côtés pour faire taire ses compagnons. — Que désirez-vous exactement ? s’enquit-il d’une voix qui semblait féminine. — Euh, eh bien, un programme qui a donné vie à une créature du Pays du Milieu – un griffon rouge, pour être plus précis – a été enregistré dans toutes les banques de données InPro sous le pseudonyme de Melchior. (Une brève réaction lui fit comprendre que le nom n’était pas inconnu de ses auditeurs. Il se prit soudain à espérer.) D’après ce que nous savons, il ou elle vient souvent ici. Voilà, c’est tout, nous avons besoin d’aide pour retrouver Melchior. Le simul rudimentaire qui avait calmé la foule resta immobile un instant avant de tendre le bras vers l’avant. Aussitôt, tout devint noir. Orlando ne voyait ni n’entendait plus rien, comme s’il venait d’être projeté dans le vide interstellaire. Il voulut lever la main pour déterminer ce qui obscurcissait son champ de vision, mais son simul refusait de répondre à ses instructions. — J’ai l’impression que tu vas rester là plus longtemps que prévu. (La voix était toute proche, et indubitablement menaçante.) Vous venez de faire une grosse boulette, ton ami et toi. On était tout près, tout près ! Furieux d’avoir laissé échapper une opportunité qui ne se représenterait sans doute jamais, Orlando arracha la fiche qui les éjecta de Refuge, Fredericks et lui. 23 CHIEN BLEU ANACHORÈTE INFORÉSO/FINANCE : Bénéfices record pour ANVAC. (visuel : siège des bureaux d’ANVAC ; mur nu) COMM : ANVAC, une des plus grandes multinationales sur le marché de la sécurité, vient de dégager sa plus grosse marge en cinquante années d’existence. Les spécialistes de la bourse de Zurich affirment que cela est dû au fait que particuliers et entreprises éprouvent de plus en plus le besoin de se protéger, mais aussi aux armes biologiques « intelligentes » conçues par ANVAC. (visuel : vice-président d’ANVAC ; visage caché et voix déformée) VP : « Nous répondons à un besoin réel. Notre monde est extrêmement dangereux. Si nous employons des moyens disproportionnés par rapport au danger ? La critique est facile, mais dites-moi : préférez-vous avoir votre conscience pour vous ou rester en vie ? » Le logis virtuel de l’Anachorète, son « réduit », comme on disait dans le milieu, était le moins impressionnant de tous ceux que Renie avait eu l’occasion de voir. Malgré toutes les possibilités qui lui étaient offertes, il s’était créé un lieu déprimant. Le lit était minuscule et l’écran mural de mauvaise qualité, tandis qu’une carafe en plastique servait de vase pour un bouquet de fleurs tristes. On se serait cru dans une chambre de maison de retraite. Tout comme le simul de l’Anachorète, la pièce semblait étonnamment réelle-irréelle. Renie se demanda brusquement si le vieillard pourrait leur être de quelque aide que ce soit. — Vous voulez vous asseoir ? leur proposa Singh. Je peux créer des chaises, si vous voulez. Ça fait sacrément longtemps que je n’ai pas eu d’invités. Il s’assit sur son lit, qui grinça de manière extrêmement convaincante, et Renie comprit soudain pourquoi le vieil homme et sa chambre avaient l’air si authentiques : Singh utilisait comme simul une vidéo de lui-même, projetée en temps réel, et nul doute que la pièce tout entière existait bel et bien, elle aussi. Le visage qu’elle avait devant les yeux était celui de l’Anachorète. — Je vois que vous avez pigé, fit-il en voyant l’expression de la jeune femme. Avant, j’utilisais la totale – simul haut de gamme, bureau transformé en aquarium géant plein de requins et de sirènes –, mais j’ai fini par en avoir assez. De toute manière, mes seuls amis savent que je ne suis qu’un vieux taré, alors à quoi ça aurait servi de faire semblant ? Renie n’était pas venue jusqu’ici pour écouter Singh s’apitoyer sur lui-même. — Est-ce que Susan Van Bleeck vous a posé des questions au sujet d’une cité d’or ? lui demanda-t-elle. Et que vouliez-vous dire quand vous avez affirmé qu’il était trop tard ? — Y a pas le feu, gamine. — Pas de ce ton-là, voulez-vous ? J’ai besoin de réponses, et vite. Nous ne jouons pas un jeu. C’est de ma vie qu’il s’agit… et surtout, de celle de mon petit frère. — Je crois que monsieur Singh est prêt à discuter avec nous, Renie, intervint la Française. — Martine, j’en ai plus qu’assez de parler dans le vide, rétorqua la jeune femme. Pardon si je fais preuve d’impolitesse, mais pourriez-vous choisir un corps pour que nous sachions au moins où vous vous trouvez ? Merci. Au bout de quelques secondes, un rectangle plat apparut dans le coin de la chambre. Il représentait une femme dont le sourire mystérieux avait fait couler beaucoup d’encre. — Cela vous convient-il ? s’enquit la Joconde. Renie hocha la tête. Martine se moquait peut-être d’elle mais, au moins, elle était désormais physiquement présente. La jeune femme reporta toute son attention sur l’Anachorète. — Vous avez dit qu’il était trop tard, répéta-t-elle. Trop tard pour quoi ? — Un vrai petit Bonaparte en herbe, pas vrai ? ricana le vieil homme. Ou devrais-je dire « Shaka Zoulou » ? — Je suis aux trois quarts xhosa, précisa-t-elle. Alors ? Vous avez peur de nous parler ? — Si j’ai peur ? s’étonna-t-il en riant. Je suis trop vieux pour ça. Mes gosses refusent de me parler et ma femme est morte. Que voulez-vous qu’ils puissent me faire d’autre ? — Qui ça, ils ? persévéra Renie. — Les salopards qui ont tué tous mes amis, répondit-il en cessant brusquement de sourire. Et Susan n’est que la dernière en date. C’est pour ça qu’il est trop tard. Ils sont tous morts maintenant. Il ne reste plus que moi. D’un geste pathétique, il leur montra son humble réduit, comme si son monde se résumait à cela, désormais. Et peut-être était-ce vrai. Renie sentit qu’une partie de l’animosité qu’elle éprouvait pour Singh s’était envolée, mais elle n’arrivait pas encore à déterminer si elle appréciait ou non le vieil homme. — Écoutez, nous avons désespérément besoin de renseignements. Susan avait-elle raison ? Savez-vous vraiment quelque chose au sujet de cette ville ? — Une chose à la fois, petite. Je vais vous répondre, mais à mon rythme. Tout a commencé il y a un peu plus d’un an. On n’était plus qu’une demi-douzaine : Melani, Dierstroop et quelques autres… les noms des vieilles légendes du réseau ne vous intéressent pas, j’imagine ? Bref, y avait plus que nous. On se connaissait tous depuis des années. J’avais effectué les toutes premières révisions de Refuge en compagnie de Komo Melani et j’avais connu Fanie Dierstroop à l’école. Felton, Misra et Sakata, c’est en bossant pour Telemorphix que je les ai rencontrés. Quelques-uns d’entre eux venaient régulièrement à Refuge, mais Dierstroop a toujours refusé – il nous prenait pour des gauchistes new âge – et Sakata nous a quittés après s’être engueulée avec plusieurs autres membres lors d’un comité de réglementation. Mais je continuais à garder le contact avec eux. On avait tous perdu de nombreux proches – ce qui est extrêmement fréquent à mon âge – et ça a sans doute resserré nos liens, ne serait-ce que parce que le cercle devenait de plus en plus restreint. — Une question, si vous permettez, intervint Martine. Si j’ai bien compris, vous avez connu ces gens à diverses périodes de votre existence. Mais alors, quand vous dites que vous n’étiez plus qu’une demi-douzaine… une demi-douzaine de quoi ? Renie hocha la tête. Elle se demandait la même chose. — Calmez-vous un peu, d’accord ? J’y arrive. À l’époque, j’ai mis du temps à saisir qu’on était plus que six, tout simplement parce que j’avais pas vu le lien. Il me restait d’autres amis, malgré ce que je vous ai dit. C’est quand ils ont commencé à mourir les uns après les autres que j’ai compris. « Dierstroop a été le premier. Crise cardiaque, s’il faut en croire la version officielle. Ça m’a fait de la peine, mais je ne me suis pas inquiété outre mesure. Fanie avait toujours beaucoup bu, et je m’étais laissé dire qu’il avait pris pas mal de kilos depuis la dernière fois que je l’avais vu. C’était assez logique, en somme. « Et puis, y a eu Komo Melani. Nouvel infarctus. Ensuite, Sakata est tombée dans l’escalier, chez elle, dans la banlieue de Niigata. On aurait dit qu’une malédiction s’était abattue sur notre groupe… sauf que Sakata avait un jardinier, et que celui-ci a juré avoir vu deux hommes en noir sortir de la maison de sa patronne au moment où elle est censée avoir fait sa chute. D’un seul coup, ça n’avait plus l’air du tout d’un accident. À ce que j’en sais, la police japonaise n’a pas encore refermé le dossier. « Felton est mort le mois suivant. Il est passé sous le métro après avoir eu un problème cardiaque, lui aussi. La cérémonie funèbre a eu lieu ici, à la Colline des Fondateurs. Moi, je commençais à me poser des questions, et c’est à ce moment que Vijay Misra m’a appelé. Il s’interrogeait autant que moi, sauf que lui avait ajouté tous les éléments dont il disposait pour arriver à une explication qui tenait la route. Vous comprenez, les gars comme Dierstroop, je les connaissais depuis si longtemps que j’avais oublié qu’on avait bossé qu’une seule et unique fois ensemble, tous les six. On n’était pas les seuls, bien sûr, mais les autres étaient déjà morts avant. Et puis, quand on a commencé à en parler, Misra et moi, on s’est aperçu qu’on n’était plus que deux. Ça nous a flanqué un sale coup, j’aime autant vous le dire. » — Mais plus que deux à quoi ? s’impatienta Renie. — J’y arrive, d’accord ? — N’élevez pas la voix, je vous prie. Écoutez, je viens d’être virée mais j’utilise encore le matériel de l’école. On peut appeler la police à tout moment pour m’expulser. Chaque fois que je demande des réponses à quelqu’un, on me fait tourner en bourrique. !Xabbu lui toucha le bras pour lui rappeler de conserver son calme. — Pas de pot, petite, fit Singh en retrouvant toute sa gaieté. Il va bien falloir que vous appreniez à patienter. Vous savez ce qu’on dit, pas vrai ? Nécessité fait loi. — Ce lieu est-il vraiment sûr ? s’inquiéta Martine. — Autant qu’un bunker étanche perdu au beau milieu du Sahara. Et je suis bien placé pour le savoir, vu que j’ai moi-même conçu mes propres programmes de sécurité. Même si l’un d’entre vous essayait d’enregistrer notre conversation, je le saurais. (Il eut un petit rire d’autosatisfaction.) Bon, reprenons. Misra aussi était un spécialiste de la sécurité, mais ça l’a pas aidé. Ils l’ont eu comme les autres. Le verdict : suicide, par overdose massive de médicaments contre l’épilepsie. Mais je lui avais parlé deux jours plus tôt et il était tout sauf dépressif. Il avait peur, ça oui, car on savait tous les deux que l’étau se resserrait autour de nous. Quand j’ai appris sa mort, j’ai eu la certitude qu’on ne s’était pas trompé. Ils éliminaient tous ceux qui étaient au courant, pour Autremonde. — Autremonde ? s’exclama Martine, surprise pour la première fois depuis que Renie la connaissait. Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec Autremonde ? Un long frisson parcourut l’échine de Renie. — Pourquoi ? De quoi s’agit-il ? — Ah, je vois que je vous intéresse, d’un seul coup, fit Singh, extrêmement satisfait. On dirait que vous avez envie de m’écouter, maintenant, hein ? — Nous vous écoutons très attentivement, monsieur Singh, intervint !Xabbu d’une voix posée mais étonnamment forte. — Du calme, fît Renie. Qu’est-ce que c’est que cet Autremonde ? On croirait le nom d’un parc d’attractions. Le tableau se tourna vers elle. — C’en est plus ou moins un, enfin, s’il faut croire les rumeurs qui circulent à son sujet. Autremonde est encore moins connu que Refuge. Apparemment, c’est un terrain de jeu pour riches, une simulation à grande échelle. C’est tout ce que j’en sais. Les investisseurs sont tous privés et, comme ils tiennent beaucoup au secret, on ne peut presque rien apprendre à ce sujet. Si vous voulez bien poursuivre, monsieur Singh. — C’est Telemorphix Afrique du Sud qui nous a contactés, il y a environ trente ans. À l’époque, je travaillais pour eux. Dierstroop était à la tête du projet, mais il m’a laissé choisir les gens qu’il nous fallait. C’est comme ça que Melani et les autres se sont retrouvés dans le coup. Nous avons dû mettre au point le système de sécurité d’un réseau financier ultrasecret, sans limitation de budget. Tout ce qu’on savait, c’est que notre client était une multinationale qui payait bien. C’est seulement quand on s’est vraiment mis à bosser sur le projet qu’on s’est aperçu que le réseau en question se constituait en fait d’une série de points de connexion reliés en parallèle et gérés par des ordinateurs monstrueux. A l’arrivée, on obtenait le réseau virtuel le plus rapide et le plus vaste qui ait jamais existé. Le consortium qui nous l’avait demandé se faisait appeler LCG, c’est tout ce qu’on savait à son sujet. Nous, d’habitude, c’était TMX, et maintenant on bossait pour LCG. (Il eut un petit rire dénué d’humour.) Si j’ai un conseil à vous donner, ne faites jamais confiance aux gens qui préfèrent désigner les choses par leurs initiales. Dommage que je l’aie pas su, à l’époque… « Bref, les gars de LCG, ou du moins leurs ingénieurs, on commencé à appeler ce nouveau réseau “Autremonde”. Ils disaient que ça leur rappelait “Notre monde”, mais sans “N”. Je crois que c’était un jeu de mots, mais je l’ai jamais bien compris. Melani et moi, on a essayé de savoir ce que ça allait donner. On imaginait un parc d’attractions gigantesque, l’équivalent virtuel de cette monstruosité californienne des studios Disney qui finira par tous nous étouffer, mais la puissance utilisée restait trop importante. Dierstroop n’arrêtait pas de nous répéter qu’on perdait notre temps et qu’on n’avait qu’à se contenter d’aller toucher notre chèque… qui était sacrément conséquent, c’est vrai. Mais le projet n’était vraiment pas net, et comme, dix ans après qu’on a eu fini, personne n’en avait encore parlé, on s’est dit qu’il ne s’agissait pas d’un réseau commercial. Pour moi, c’était en rapport avec le gouvernement. Telemorphix a toujours su se placer auprès des dirigeants des pays importants, surtout les États-Unis. On peut faire confiance à Wells pour savoir où est son intérêt. » — C’est tout ? s’étonna Renie. Mais pourquoi aurait-on tué vos amis pour que cela reste un secret ? Et, surtout, qu’est-ce que cette histoire a à voir avec mon petit frère ? Susan Van Bleeck vous a parlé, monsieur Singh. Que vous a-t-elle dit ? — J’y suis presque. Encore un peu de patience. (Le vieillard tendit le bras dans le vide. Aussitôt, un verre d’eau apparut dans sa main. Il but une longue gorgée.) Le temps réel n’affecte pas toute la pièce, expliqua-t-il, juste moi. Ah, ça va mieux. Bien, finissons-en. « Susan avait obtenu quelques résultats dans les recherches qu’elle menait sur votre cité. Le programme d’architecture dont elle s’était servie pour l’étudier lui avait appris que certains bâtiments révélaient de curieux détails de construction d’origine aztèque. C’était presque impossible à détecter, il fallait vraiment utiliser un logiciel spécialisé pour s’en rendre compte. Elle a donc cherché les gens qui s’y connaissaient sur la question, dans l’espoir que ça lui permettrait de localiser cette ville. — Pourquoi vous a-t-elle contacté ? — Elle ne l’a pas fait, du moins pas avant que sa liste d’experts lui révèle un nom dont je lui avais parlé dans le passé. C’est à ce moment qu’elle m’a appelé. Sur le coup, j’en suis resté ébahi. Le nom de ce salopard, je l’ai reconnu tout de suite, ça oui. C’était un des gros pontes de LCG. C’était lui qui nous donnait nos ordres quand on concevait le système de sécurité de leur Autremonde. Un type nommé Bolivar Atasco. — Atasco ? fit Renie. Mais je croyais qu’il était archéologue. — Peut-être, mais en tout cas, c’était le patron du projet Autremonde. Susan m’a flanqué la trouille. J’étais le dernier survivant de l’équipe, et je savais que quelque chose de louche se préparait. Je lui ai dit de tout laisser tomber. Si seulement… si seulement elle m’avait appelé plus tôt. Ces salopards l’ont butée la nuit même, quelques heures à peine après qu’elle m’a contacté. — Mon Dieu, c’est pour ça qu’elle a écrit cette note, souffla Renie. Mais pourquoi le livre ? Pourquoi pas uniquement le nom de l’auteur ? — Quel livre ? demanda Singh, manifestement vexé de ne plus être le point d’attention de l’assemblée. — Un ouvrage traitant des… cultures d’Amérique précolombienne, je crois. Écrit par Atasco. Nous l’avons examiné, Martine et moi, sans rien découvrir à l’intérieur. Une fenêtre apparut à côté de la Joconde. — Le voici, fit-elle. Mais, comme Renie vous l’a dit, nous l’avons lu en détail. Singh plissa les paupières pour lire le titre du volume. — L’ge d’or de l’Amérique centrale. C’est vrai, oui. Je me souviens qu’il avait écrit un bouquin célèbre. Mais c’était il y a bien longtemps. Peut-être que vous n’avez pas la bonne édition. (Il se rendit rapidement à la fin de l’ouvrage.) Pour commencer, celle-ci ne présente pas de photo de l’auteur. Si vous voulez savoir à quoi ressemble ce salaud, vous avez intérêt à dégoter une édition plus ancienne. — Je vais voir ce que je peux trouver, répondit Martine en refermant la fenêtre. — Bon, que savons-nous, exactement ? récapitula Renie en fermant les yeux. Atasco dirigeait le projet Autremonde, et vous pensez que les gens qui ont travaillé dessus se sont fait assassiner ? — Je ne pense pas, fillette. Je sais. — Mais qu’est-ce que cette ville a à voir avec tout cela ? Pourquoi cette image dans mon calpélec ? Et qu’est-ce que ces gens peuvent vouloir à mon frère ? Je ne comprends pas. Une nouvelle fenêtre s’ouvrit au milieu de la chambre. — Vous aviez raison, monsieur Singh, intervint de nouveau Martine. La première édition s’accompagne en effet d’une photo de l’auteur. Le contenu du livre défila à grande vitesse et Renie se retrouva face à Bolivar Atasco, un homme séduisant au visage étroit qui approchait de la soixantaine. Il était assis au milieu d’une pièce pleine de plantes vertes et de vieilles statues. Et derrière lui, accroché au mur… — Oh, mon dieu… Renie tendit la main, comme si son simul pouvait toucher le tableau. Ce dernier n’était pas aussi vivant que l’original, mais il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait de l’impensable et surréaliste cité d’or. — Tout va bien, !Xabbu. C’était juste un petit moment de faiblesse. Tout cela est si soudain. Elle lui fit signe de s’éloigner d’elle, et il s’exécuta. Amplifiée par le simul, son expression d’inquiétude était presque comique. — Depuis votre récente maladie, je me fais du souci pour vous, se justifia-t-il. — Mon problème ne se situe pas au niveau du cœur, le rassura-t-elle. J’ai seulement du mal à comprendre. (Elle se tourna vers le vieil homme et la Joconde.) Si nous résumions ? Donc, un archéologue dément, qui travaille peut-être pour la CIA ou un autre service d’espionnage, se fait construire un réseau virtuel ultrarapide. Longtemps après, il assassine tous ceux qui ont travaillé au projet. Dans le même temps, il fait plonger mon frère, et peut-être plusieurs milliers d’autres gosses, dans le coma. Sans oublier qu’il m’envoie une image de sa ville d’inspiration aztèque. C’est tellement logique… — C’est vrai que cela peut sembler étrange, concéda Martine. Mais il doit bien y avoir une explication. — Si vous la trouvez, faites-le-moi savoir. Pourquoi ce type m’adresse-t-il une représentation de sa cité ? Pour me conseiller d’abandonner, alors que l’on pourrait justement penser que cela ne pourra que m’inciter à aller de l’avant ? Pour le reste, j’ai déjà du mal à admettre que ce groupe que vous appelez LCG soit prêt à tuer plusieurs programmeurs grabataires pour garder un projet secret, mais Stephen ? Qu’est-ce que cela a à voir avec mon frère, qui n’a pas quitté son lit d’hôpital depuis plus d’un mois ? Et j’ai bien failli le rejoindre, à cause d’une saleté pleine de bras tout droit sortie d’un film d’horreur. Je préfère ne pas vous en parler pour le moment, de peur d’embrouiller plus encore une situation qui l’est déjà bien assez. Quel rapport peut bien exister entre mon Stephen et une conspiration internationale ? (Elle se tourna vers Martine, qui ne disait rien depuis de longues minutes.) Et qu’est-ce que vous savez exactement de tout ça, hein ? Vous avez déjà entendu parler d’Autremonde. Que savez-vous de ces gens ? — Presque rien, lui répondit la Française. Mais, joint au vôtre, le récit de M. Singh me convainc que toute cette affaire cache quelque chose de bien plus important que nous ne comprenons pas encore. Renie se remémora soudain la référence poétique de !Xabbu. Une bête immonde. Le petit homme la regarda droit dans les yeux, mais son simul n’était pas assez expressif pour qu’elle puisse comprendre ce qu’il pensait. — Ce qui signifie ? demanda-t-elle. La Joconde poussa un long soupir. — Je l’ignore, Renie. Je détiens juste quelques renseignements qui conduisent à d’autres questions. Je connais par exemple ce consortium mentionné par M. Singh, mais je ne savais pas qu’il avait un rapport avec Autremonde. « LCG » est La Confrérie du Graal, ou tout simplement la Confrérie, encore que cette organisation accueille également des femmes, si les rumeurs à son sujet sont exactes. Rien ne permet de démontrer son existence, mais j’en ai entendu parler à de nombreuses reprises, et par le biais de sources en lesquelles j’ai toute confiance. Elle est constituée de gens de tous bords : des intellectuels comme Atasco, mais aussi des financiers et des politiciens. Certains membres seraient même plus ou moins des criminels. Je ne sais rien d’autre sur ce groupe, si ce n’est qu’il attire… comment dire… les théories de conspiration. Il ressemble en cela aux Bilderbergers, Illuminati et autres Francs-Maçons. D’aucuns le tiennent pour responsable de la moindre chute du dollar chinois ou des ravages causés par les cyclones. Mais quant à savoir ce que la Confrérie peut vouloir aux enfants, je l’ignore. — Ces gens sont-ils… des pédophiles, ou quelque chose comme ça ? demanda Renie. — Dans ce cas, ils ne ménagent pas leurs efforts, d’autant qu’ils ne touchent même pas aux enfants concernés, lui rappela la Française. Et, si tel était leur souhait, des individus aussi riches qu’eux n’auraient sans doute pas le moindre mal à se procurer des victimes de manière bien plus aisée. Je pense plutôt qu’ils affectent les enfants de cette façon pour les éloigner de quelque chose d’important, à moins que la maladie ne soit qu’un accident, une sorte d’effet secondaire. — Les organes, intervint Singh. — Que voulez-vous dire ? s’enquit Renie. — C’est pas parce qu’on est riche qu’on est forcément en bonne santé. Je vais vous dire, quand on a mon âge, on ne cesse de penser à ce qu’on pourrait faire avec des reins ou des poumons en bon état. Peut-être que tout ça ne leur sert qu’à se procurer des donneurs involontaires. Ça expliquerait pourquoi ces gosses sont juste dans le coma. Renie se sentit glacée d’effroi. Ce pouvait-il que son petit frère… — Non, c’est totalement impossible ! protesta-t-elle. Même si les enfants finissent par mourir, c’est à leurs parents de décider si leurs organes peuvent ou non être utilisés - pour des transplantations. Les hôpitaux ne les vendent pas au plus offrant. Singh partit d’un long rire sardonique. — Voilà une confiance qui me paraît bien mal placée, fillette. — D’accord, admettons, concéda Renie. Peut-être qu’ils peuvent acheter les médecins et se procurer les organes. Mais quel est le lien avec la mort de vos amis et ce projet sur lequel vous avez tous travaillé, cet Autremonde ? (Elle tendit le doigt vers L’ge d’or de l’Amérique centrale, qui trônait toujours au centre de la pièce.) Et pourquoi Atasco le voleur d’organes m’aurait-il envoyé une image de cette ville ? Cela n’a aucun sens. — Pour quelqu’un, si, rétorqua le vieil homme. Sinon, je ne serais pas le dernier survivant du projet. (Il se redressa brusquement, comme s’il venait de ressentir une décharge électrique.) Un instant. (Il resta silencieux de longues secondes durant, avant de s’adresser à un interlocuteur invisible.) Ah oui ? Voilà qui est intéressant. Envoie-moi ça, tu veux ? — À qui parlez-vous ? — Un collègue de Refuge, qui travaille pour le comité de sécurité. Une seconde. (Il reprit sa conversation avec son auditeur invisible, mais elle se termina rapidement.) Apparemment, quelqu’un a posé des questions au sujet de « Melchior », expliqua-t-il. C’est un nom de code que j’utilisais autrefois avec Felton, mon ami qui est censé avoir eu une crise cardiaque dans le métro. On s’en servait parfois quand on écrivait des programmes pour des sociétés informatiques. Ces types ont débarqué en plein milieu d’une réunion et se sont mis à demander où ils pourraient trouver Melchior. Ils deviennent arrogants, en plus, les salauds. Bref, les programmeurs leur sont tombés sur le râble. Renie eut la chair de poule en réalisant que l’ennemi se trouvait si proche. — Et ? demanda-t-elle. — Ils étaient deux. Leur image va me parvenir d’un instant à l’autre. J’avais prévenu tout le monde qu’il fallait se montrer extrêmement soupçonneux envers quiconque posait des questions sur mes anciens collègues ou le projet Autremonde. — Mais ils sont parvenus à s’échapper ? intervint !Xabbu. — Oui, mais nous aurons bientôt des tas d’informations à leur sujet : comment ils sont entrés, sous quel nom, et ainsi de suite. — Vous restez bien calme, alors que ces hommes ont tué vos amis et Susan, lui rappela Renie. Ils sont dangereux ! — Dans la VTJ, peut-être, répliqua Singh en lui dédiant un sourire carnassier. Mais Refuge nous appartient. Quiconque entre ici n’a d’autre choix que de se plier à nos règles. Ah, voici la photo. Deux silhouettes musclées plus grandes que nature apparurent au milieu du réduit. L’un des deux simuls était apparemment en train de parler lorsque l’image avait été figée. Son compagnon n’avait pas de signe particulier, mais l’orateur, lui, était vêtu de peaux et de fourrures. Il avait l’air de sortir d’un film à petit budget. — Nous les avons vus, commenta !Xabbu. — C’est vrai, se rappela Renie. Au premier endroit où vous nous avez conduits, Martine. Votre ami pensait qu’ils avaient besoin d’aide dans le choix de leurs simuls, vous vous souvenez ? J’imagine qu’il est difficile de se faire remarquer par ici, mais regardez-moi celui-là. (Elle eut du mal à réprimer un sourire en montrant le barbare moustachu.) Il a quand même pris des risques, non ? On dirait le genre de simul qu’un copain de mon frère pourrait se choisir pour participer à un jeu de rôles virtuel. Sa bonne humeur s’envola aussitôt lorsqu’elle repensa à Stephen. — Nous en saurons davantage à leur sujet dans quelques instants, l’assura Singh. Dommage que les gars de l’assemblée n’aient pas été plus subtils. J’aurais bien voulu en apprendre un peu plus sur ces deux-là avant qu’ils se jettent sur eux. Mais ça, c’est les ingénieurs. Aussi fins qu’un coup de marteau en pleine poire. — Alors, maintenant, il nous faut ajouter cela au reste, fît Renie. Comme s’ils ne se comportaient pas déjà de manière incompréhensible, ils envoient deux espions qui ont l’air tout droit sortis d’un programme interactif pour enfants, type Borak, le héros de l’âge de pierre. — Ce n’est pas idiot, quand on cherche à découvrir ce qui se passe à Refuge, reconnut Singh. Je vous ai dit qu’il n’y avait que des dingues, par ici. Par contre, Atasco, lui, est tout sauf un idiot. Un sacré petit malin, celui-là. (Il leva la main pour leur indiquer qu’il recevait une autre communication.) C’est déjà quelque chose. Oui, rassemble-les, je viendrai leur parler dès que j’en aurai fini ici. (Il se tourna de nouveaux vers Renie et ses compagnons.) Apparemment, ces types sont restés un moment en compagnie de l’un de nos éducagroupes. Peut-être que ces gamins pourront nous apprendre quelque chose… du moins, si on arrive à décrypter ce qu’ils disent. !Xabbu avait longuement examiné l’image des deux intrus. Enfin, il flotta jusqu’à Renie. — Que faisons-nous, maintenant ? lui demanda-t-il. — Nous pouvons essayer de nous renseigner sur Autremonde, répondit Martine. J’ai bien peur que ces individus ne se montrent extrêmement prudents à ce sujet, comme pour ce qui est de la sécurité, mais qui sait si… — Faites ce que vous voulez, la coupa Singh. Mais moi, je vais vous dire ce que je vais faire. Je vais me payer ces salopards. — Comment ça ? demanda Renie. — C’est pourtant clair, non ? Ces types sont persuadés qu’ils peuvent rester tranquillement planqués derrière leur fric, leurs forteresses et leurs entreprises. Et surtout, ils croient qu’ils sont à l’abri dans leur fichu réseau. Mais je fais partie de ceux qui l’ont mis au point, et je suis sûr que je peux y entrer. Un peu d’akisu ne leur fera pas de mal Vous pensez pouvoir les traîner en justice ? Ne vous gênez pas pour moi. Mais, entre les audiences préliminaires et les reports, je serai mort bien avant que le procès commence. J’ai pas le temps pour ça. — Vous voulez dire que vous avez l’intention de vous infiltrer dans cet Autremonde ? lui demanda Renie, qui avait du mal à le suivre. C’est ça ? Vous allez percer leur système de sécurité et demander au premier type que vous trouverez là-bas si c’est lui qui a tué vos amis ou envoyé tous ces gosses dans le coma ? Super, comme plan. — Fais comme tu veux, fillette. Ici, on n’est pas dans l’armée. Je te dis juste ce que moi je vais faire, c’est tout. Mais j’ai une autre info pour vous tous. Vous voulez savoir où se trouve cette cité, pourquoi elle a l’air si réelle alors qu’elle n’existe nulle part sur terre ? C’est simple : elle est sur le réseau d’Atasco. Renie en resta bouche bée. Elle était sûre que le vieil homme lui disait la vérité. — Tout gravite autour d’Autremonde, renchérit Martine. Tous les chemins y mènent. C’est une chose, un lieu. On a dépensé des sommes incroyables pour le bâtir. Les plus grands esprits des deux dernières générations ont travaillé dessus et le secret qui l’entoure est absolu. Que peut bien vouloir cette Confrérie du Graal ? Se contente-t-elle de faire du trafic d’organes, ce qui serait déjà bien assez horrible, ou bien son objectif ultime est-il plus sinistre encore ? — Vous croyez qu’ils ont l’intention de devenir les maîtres du monde, peut-être ? railla Singh. Allons, soyez sérieuse, c’est le plus vieux cliché qui soit, et le plus risible, aussi. En plus, si ces pourris sont ce qu’ils semblent être, le monde leur appartient déjà. Mais ils préparent quelque chose de pas catholique, ça, c’est sûr. — Y a-t-il une montagne en ce lieu ? demanda soudain !Xabbu. Une grande montagne noire qui s’élève jusqu’aux nuages ? Personne ne lui répondit. Singh eut l’air agacé par cette interruption, mais Renie se remémora brièvement un de ses songes. Elle avait rêvé de la montagne noire, elle aussi. Peut-être Martine avait-elle raison lorsqu’elle prétendait que tous les chemins menaient à Autremonde. Et si le vieil homme était vraiment le seul à pouvoir y pénétrer… — Si vous vous infiltrez dans le système, pouvez-vous emmener d’autres personnes avec vous ? voulut-elle savoir. — C’est de toi que tu parles, gamine ? J’ai peut-être dit qu’on n’était pas dans l’armée, mais si c’est moi qui fais le boulot, c’est comme si je me retrouvais bombardé général. Ça ira, Shaka Zoulou ? — On fera avec, répondit-elle sans pouvoir s’empêcher d’apprécier ce vieux fou. Mais je n’ai pas le matériel adéquat et je ne pourrai même plus me servir de celui que j’utilise actuellement. À cause de toute cette histoire, j’ai perdu mon boulot. — Il vous reste votre calpélec et vos lunettes, Renie, lui rappela !Xabbu. — Ça ne fera jamais l’affaire, trancha Singh. Un modèle individuel de chez Krittapong, c’est ça ? Aucune chance. Il nous faudra peut-être des heures, ou même des jours entiers pour percer les défenses du système. Et ça, c’est seulement pour entrer. Il y a vingt-cinq ans, Autremonde était déjà presque impossible à pirater, et impossible de deviner les défenses qu’ils ont pu rajouter depuis. Si l’un de vous me suit, il lui faudra rester connecté plusieurs heures d’affilée. Et après ça, si on arrive à entrer, on aura besoin du meilleur matériel qui soit. Cette ville qui vous impressionne tant vous montre la puissance de leur système. Il faut s’attendre à être bombardé par une incroyable quantité d’informations, et impossible de dire ce qui sera utile ou non. — Je vous proposerais bien de vous emmener avec moi, Renie, offrit Martine, mais je doute que votre calpélec dispose de suffisamment de mémoire. De plus, cela ne vous permettrait pas davantage de rester connectée pendant une période prolongée. — Pouvez-vous trouver une solution, Martine ? Je suis vraiment désespérée. Je ne peux pas rester ici à ne rien faire en attendant que Singh nous dise s’il a découvert quelque chose. D’autant qu’elle ne pensait pas le vieil homme capable de faire preuve de subtilité une fois les défenses du système percées. Mieux valait qu’elle l’accompagne. — Je… je vais réfléchir au problème, lui promit la Française. Je pourrai peut-être faire quelque chose. Renie lui en fut tellement reconnaissante qu’elle mit quelques instants à comprendre que Martine semblait prête à se joindre à l’expédition, elle aussi. Avant qu’elle ne puisse réfléchir à cette éventualité, une tornade tourbillonnante constituée de minuscules singes jaunes se matérialisa au centre de la chambre. — Youpi ! hurla l’un d’eux. Méchante Tribu top uno cagroupe ! — C’est pas vrai ! hurla Singh. Fichez-moi le camp, les mômes ! — Tu veux voir nous, Apa Chien. Veux voir nous, nous O.K. vus. Ils se dirigèrent vers l’image des deux intrus et un minuscule simul simiesque émergea de la masse pour flotter devant le visage du barbare. — Savais ! cria le petit singe. Copains Méchante Tribu ! Savais ! — Pourquoi chassés ? voulut savoir un autre. Maintenant, nuyeux, nuyeux, nuyeux ! Singh secoua la tête. Il était manifestement écœuré. — Je ne voulais pas de vous ici, les gosses. J’avais dit que je vous parlerais plus tard. Comment êtes-vous entrés, espèce de petits monstres ? Vous bouffez les instructions en code, ou quoi ? — Giga-tribu pirate ! Trop p’tit, trop rapid’, trop s’tifik ! — Ouais, vous avez fourré votre nez là où il ne fallait pas, quoi. Comme d’habitude. L’image des deux espions était désormais entourée d’un nuage jaune canari. Malgré elle, Renie était fascinée par le spectacle. En bordure du tourbillon, quelques singes jouaient à la passe à dix avec un objet aux multiples facettes. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda brusquement la jeune femme. Une poignée de micro-singes se rassemblèrent autour du trésor ambré pour mieux le protéger. — À nous ! Trouvé, trouvé, trouvé ! — Où ça ? persista Renie. On dirait le truc qui a été laissé dans mon système. — Trouvé là où étaient nos copains, expliqua un singe au parler plus compréhensible que les autres. L’ont pas vu, mais nous si ! Méchante Tribu, ojos mejores ! — Donnez-moi ça, décréta Singh en s’emparant de l’objet luisant. — Faites attention, l’avertit Renie. C’est la même chose qui a fait apparaître l’image de la cité d’or sur mon système. — Comment l’avez-vous lancé ? Avant qu’elle ne puisse répondre au vieil homme, la gemme se volatilisa dans un éclair éblouissant. L’espace d’un instant, Renie fut incapable de voir quoi que ce soit. Puis la ville si familière lui apparut. — C’est impossible ! hurla Singh, furieux. Personne ne peut avoir fait entrer un tel volume d’information à Refuge sans qu’on le sache. C’est nous qui avons construit ce site, bon sang de bon sang ! L’image se mit à trembler puis se contracta pour ne plus former qu’un point lumineux. L’instant suivant, celui-ci enfla de nouveau. — Regardez ! s’exclama Renie en voyant apparaître la nouvelle forme. Qu’est-ce que c’est, Martine ? La Française garda le silence. — Vous ne connaissez pas ça ? fit Singh, éberlué. C’est pas vrai, vous me donnez l’impression d’être un vieux croûton. C’est ce qu’on utilisait pour mesurer le temps avant l’invention de l’horloge… un sablier. Le sable s’écoulait rapidement par le col de l’objet. Même la Méchante Tribu restait silencieuse devant un tel spectacle. Puis, alors que les derniers grains tombaient à leur tour, la deuxième image disparut à son tour pour laisser place à une troisième. — On dirait une sorte de grille, commenta Renie. Non, je crois qu’il s’agit plutôt d’un calendrier. — Mais il n’y a pas de dates, pas de mois, objecta Singh. Renie compta rapidement les cases. Elle finit juste avant que la dernière forme ne s’évanouisse à son tour. — Les cases des trois premières semaines étaient toutes barrées, révéla-t-elle à ses compagnons. Seules les dix dernières étaient encore vierges. — Qu’est-ce qui se passe ici ? s’interrogea Singh. Qui a fait ça, et pourquoi ? — Je pense pouvoir répondre à la seconde question, fit !Xabbu. La personne qui nous a appris l’existence de la ville essaye désormais de nous expliquer autre chose. — !Xabbu a raison, affirma Renie. Une terrible certitude venait de l’envahir. Elle n’avait plus le choix, désormais. Il lui fallait aller de l’avant et s’enfoncer dans l’inconnu. — Je ne sais pas pourquoi, et j’ignore s’il faut prendre cela pour un avertissement ou un pied-de-nez, mais on vient de nous dire que le temps nous est compté. Il ne nous reste plus que dix jours. — Avant quoi ? demanda Singh. Incapable de répondre, Renie secoua lentement la tête. À ce moment, un des singes jaunes vint se camper devant ses yeux. — Méchante Tribu très colère, fit-il. Où mis joli brillant maintenant ? Achevé d’imprimer sur les presses de BUSSIÈRE GROUPE CPI à Saint-Amand-Montrond (Cher) en septembre 2003