UNE SOIREE QUELCONQUE PENDANT LA LIBERATION DE PARIS Ce bruissement des blés c’est la moisson des champs de bataille aux temps de la folie des hommes. – Je me demande si on ne pourrait pas gagner l’Angleterre à la nage ? dit Petit-Frère dont le regard errait à l’horizon. – Peut-être, répondit le légionnaire, mais ce serait dur. – On l’a pourtant fait ? – Oui, mais ce n’est pas d’ici qu’on part. – Ecoute, insista Petit-Frère, si je traverse cette damnée zone de Rommel et que je nage droit devant moi, où est-ce que j’arrive ? Le Vieux se frotta le nez : – Peut-être bien à Douvres. – Non, intervint Heide, ce serait à Brighton. – Qu’est-ce qu’il peut y avoir de distance ? – Trente ou quatre-vingts kilomètres. – Y a des amateurs ? demanda Porta. Ça doit être faisable. – Moi, ricana Gregor. Les autres se crèveront pour la victoire sans nous. – Et vous, vous crèverez de fatigue, dit le Vieux en souriant. – C’est tout de même loin, marmonna Barcelona, rudement loin, et si on ne vise pas juste, y a encore un bout de chemin avant l’Islande. Et si on rate l’Islande, y a plus que le Grœnland, à moins qu’on n’ait la poisse d’atterrir sur la banquise par le détroit de Behring. – C’est qu’ils ont l’air sérieux, rigola le Vieux. L’entraînement commença ; nous nous mîmes à nager très loin, si loin qu’un jour une crampe me paralysa et je faillis y rester. Je dus la vie à Gregor. Mais un soir, tout le monde crut vraiment qu’ils étaient partis pour l’aventure – jusqu’à minuit, où on les vit revenir fourbus. Tous affirmèrent avoir aperçu la côte anglaise à l’horizon. Malheureusement, l’histoire s’ébruita, et on doubla les sentinelles le long de la plage. Notez qu’il y en avait toujours eu, mais maintenant, c’était nous qu’elles surveillaient. A LA SECTION 91, ON NE FAIT PAS DE QUARTIER LES grenades pilonnent tous les sentiments. Le blockhaus est disloqué, un des côtés est presque englouti dans le sable, l’autre se dresse comme un moignon gris. Les grenades, c’est bien pire que les bombes ; on peut calculer la retombée d’une bombe, et puis le bruit de la grenade est infernal comparé à celui d’une bombe. Petit-Frère joue avec une grenade à main dont l’anneau pend dangereusement hors du manche. Lui et moi sommes les meilleurs lanceurs de grenades de la section ; il les lance à cent dix-huit mètres, moi à cent dix, personne n’en fait autant. Une explosion monstrueuse… le blockhaus vacille. Tout s’éteint. Il fait un noir d’encre. Le commandant Hinka surgit la tête la première, son uniforme en loques, son moignon sortant d’une déchirure de sa manche. La blessure ne s’est jamais tout à fait cicatrisée depuis bientôt deux ans qu’il a perdu son bras. Une horde de rats déferle et nous submerge en piaillant. L’un d’eux s’accroche de la poitrine de Hinka en découvrant ses dents jaunes ; d’un revers de main, Petit-Frère le rejette de l’autre côté de l’abri où il est déchiré par ses congénères ; ce sont les mangeurs de cadavres, et il y en a beaucoup depuis quelque temps. L’artillerie de marine tire comme une folle sur les murs de béton ; les fantassins débarqués foncent sur nous ; on les abat à coups de grenades à main. Il nous semble être au milieu d’un gigantesque tambour sur lequel tapent à tour de bras des milliers de déments, et ça dure depuis des heures… Porta propose une partie de 421, mais personne ne fait attention au jeu. On tend l’oreille… Quand vont-ils attaquer ? Pourvu qu’ils ne se servent pas de lance-flammes ! Nous serions perdus, et nous savons qu’ils ne font pas de quartier ; les tracts nous ont avertis : « Rendez-vous, tous les combattants seront liquidés. » Propagande aussi bête que la nôtre, nous nous battrons comme des rats, le dos au mur. Le Vieux se balance doucement en regardant son casque et sans se douter que je le surveille ; je vois des larmes couler sur ses joues, c’est un homme qui n’en peut plus. Coup de tonnerre ! Le toit de l’abri s’effondre sur nos têtes et nous voilà devenus des cariatides vivantes. On se précipite, on dresse des poteaux à grands coups de marteau… Les jambes écartées, je supporte une lourde poutre avec Petit-Frère qui ne dit mot. Tous mes os craquent. Porta et le commandant Hinka vont s’effondrer… la poutre nous écrase, Mais par bonheur, Gregor accourt. Le plafond tient. Nous ne sommes pas encore enterrés vivants. Soulagement et tournée de calvados. Porta reprend son tapis vert sur lequel le petit légionnaire lance les dés. Nous jouons deux paquets de cigas, (cigarettes hilarantes), tandis qu’une recrue hurle de douleur. Le canon lui est tombé dessus et il a les deux jambes écrasées. L’infirmier lui fait une piqûre de morphine, mais jamais plus il ne marchera. La peur… nous commençons à avoir peur, donc la folie n’est pas loin. Pour un rien, on se mettrait à s’entretuer. Une nouvelle horde de rats serait la bienvenue. Le tapis vert est remballé. Attente… Les heures s’écoulent. On apprend la patience dans l’armée. Petit-Frère joue de l’harmonica en battant la mesure de tout son grand corps sur lequel pend la veste de camouflage. Est-ce le jour, est-ce la nuit ? Au-dehors, il ne doit rien rester de vivant. Une fumée épaisse nous cache jusqu’au soleil. Combien de temps s’est-il écoulé ? Des heures, des semaines ? Nul ne le sait. Porta jette son casque, dit quelque chose que nous ne comprenons pas et distribue encore une fois les cartes ; mais ça aussi, il faut y renoncer, on ne distingue même pas les couleurs, et puis gagner ou perdre, qu’est-ce que ça peut faire ? On n’a même plus envie de tricher. Qu’est-ce qui compte sous un pilonnage ? Il y a longtemps qu’on le sait. Attente… Porta ouvre la « ration de fer », et nous le regardons manger avec indifférence ; le commandant lui-même ne dit rien bien que ce soit expressément défendu. Les « rations de fer » ne doivent être ouvertes que sur un ordre exprès du commandant. Porta se met à bâfrer en se servant d’une baïonnette comme cuiller, puis il boit l’eau qui sert à refroidir la mitrailleuse. Nul ne proteste non plus. Qu’est-ce qui compte sous un pilonnage ? Mais est-il devenu fou ? Voilà qu’il se cure les ongles, puis c’est le tour de son unique dent qu’il nettoie avec le chiffon qui sert à nettoyer les fusils et dans lequel il range aussi son dentier. Tout ça en souriant. Même un pilonnage n’arrive pas à démonter Porta. Le bombardement semble se calmer. Aussitôt on empoigne les armes, on repousse les plaques blindées, Gregor installe la mitrailleuse. Qu’il puisse rester des hommes dans l’enfer qui se déchaîne est une énigme. Les pieux et les barbelés soigneusement installés par Rommel tout a disparu, c’est un autre univers. Hinka manœuvre avec désespoir la manivelle du téléphone : « Point d’appui 509 signale un barrage ! hurle-t-il. Vous m’entendez ? – Il secoue le téléphone avec rage. – Vous m’entendez, Bon Dieu ? Ici 509. Barrage ! » Mais il n’y a plus de téléphone, il n’y a plus d’artillerie. Les positions, les hommes, tout a disparu, volatilisé sous le bombardement le plus épouvantable de l’Histoire. Les voilà… ! Ils débarquent sur la plage ! Un fourmillement d’hommes en kaki qui ne pensent pas à une résistance. Le pilonnage a dû tout détruire. Mais soudain, les mortiers de 12 crachent des grenades en une pluie ininterrompue… L’infanterie kaki hésite : « En avant ! En avant ! » crient les officiers. Les mitrailleuses fauchent par rangées entières. Ils flambent sous le lance-flammes de Porta. Qu’ils meurent donc ! Finie l’épouvantable attente. A nous de tuer ! Ils s’abattent les uns sur les autres ; un soldat reste suspendu dans les barbelés et il hurle. C’est horrible de mourir dans les barbelés ; un camarade se précipite, mais une salve de mitrailleuse le scie en deux et le corps se balance, plié sur le fil, atroce. – En avant ! Derrière moi ! crie le commandant Hinka. Nous nous élançons dans l’escalier étroit, Petit-Frère et le légionnaire en tête. Je traîne la mitrailleuse, l’affût autour de mon cou ; de ma main libre, je lance ce que j’ai pu fourrer de grenades dans ma ceinture. Juste devant moi, une silhouette… Casque plat, un Anglais. Coup de crosse. Cris, hurlements, corps balancés par-dessus les falaises. Je saute des barbelés, ma mitrailleuse toujours sur le cou. Un soldat en kaki lève les bras ; il a perdu son casque. Un coup de pied dans le ventre, un coup de crosse en pleine figure… Des visages apparaissent. Barcelona et moi, nous nous ruons en même temps. Des coups sourds, on trébuche sur des corps sanglants, déchiquetés… Ils reculent. D’abord lentement, en tiraillant, puis ils jettent les casques, les armes, les masques à gaz et se précipitent vers la mer où se noient les blessés. Pourquoi nous battons-nous ainsi ? Pour la Patrie ? Pour le Führer ? Pour l’Honneur, les décorations, l’avancement ? Jamais. Par instinct. De peur de perdre une vie précieuse. Chaque minute est un enfer : on laisse un instant un camarade ; on se retourne : ce n’est plus qu’un magma de chair dans une mare de sang. Avec désespoir on se cogne la tête contre une paroi d’acier, on devient un bloc de cynisme, on se jette derrière la mitrailleuse, on tue pour tuer. Porta, lui, songe immédiatement à la boustifaille et rapporte un plein sac. de conserves. Petit-Frère s’intéresse davantage aux dents en or et fouille la bouche des cadavres malgré les vitupérations du Vieux qui parle de conseil de guerre. Epuisés, nous nous jetons sur le sol gras de l’abri, et Porta s’empresse d’ouvrir quelques boites. C’est de la graisse de fusil ! Quatre autres boîtes : toujours de la graisse de fusil. Porta a pillé un dépôt d’armes, mais le légionnaire a une idée : on attache quatre boîtes à une grenade à main, le tout fixé à un bâton de phosphore. – Fameux ! ricane Gregor. Demain les journaux vont crier qu’on a une arme nouvelle ! Voilà l’attaque qui reprend… Les mitrailleuses sont chauffées au rouge. Barcelona sert le gros mortier avec ses gants d’acier en loques. Presque pas de pause entre les coups. L’ennemi patauge dans le sang, et sous le soleil, le sable blanc devient rouge brun, telle une terre ferrugineuse. Au loin, sur la mer, encore des navires, une forêt de mâts. Des bâtiments amphibies sautent et dans l’eau surnagent des tronçons de corps, tandis que l’acier fait crépiter les flots. Ah ! ils croyaient avoir détruit toute résistance ! Mais l’attaque continue… Les vagues d’assaut succèdent aux vagues d’assaut. Une armée entière se rue contre la côte normande, et si elle échoue, il faudra des années pour recommencer pareille chose. Délirants de soif, nous buvons l’eau qui sert à refroidir les mitrailleuses. Elle pue ! La sueur nous brûle la peau… Avec indifférence, nous regardons brûler un soldat dans une flamme claire et bleue ; c’est une grenade nouvelle dont se sert l’ennemi et qui contient du phosphore ; elle s’enflamme au contact de l’air. Coups de sifflet à roulette… En avant ! Des moribonds s’accrochent aux soldats qui courent en implorant de l’aide. On les piétine avec rage. C’est la contre-offensive. Les grenades volent dans l’air, explosent et tuent. En avant ! En avant ! Les hommes courent comme des robots pendant que l’artillerie de marine pilonne sans trêve indistinctement amis et ennemis. Encore des navires, toujours des navires. Les pontons s’abaissent, l’infanterie se rue sur la plage, mais elle a appris ça sur le terrain de manœuvre et pour la plupart, c’est le baptême du feu ; ces jeunes, sans expérience, courent au-devant des mitrailleuses. Nous reculons lentement… Des Anglais essoufflés nous arrivent dessus – juste devant nos lance-flammes, et ils s’abattent sur la raide pente crayeuse. Le feu de l’artillerie les suit comme un tapis roulant ; le blockhaus est en ruine, et nous glissons entre les failles du béton éclaté. La plage s’est vidée. Maintenant c’est le règne des grenades. Nous nous aplatissons contre la terre labourée, éventrée, qui épouse nos corps, les protège contre le fouet d’acier qui gicle en sifflant. Sommes-nous encore des vivants ? Non, des morts qui bougent, courent et qui tuent. Inutile d’en savoir plus long. Ah ! ils devraient nous voir ceux du Parti, ces guerriers de Nuremberg si brillants à la parade, ces bourgeois repus : cuivres et trompettes, drapeaux au vent… Nous voici, fauves en loques sanglantes, experts du meurtre. Un sanglot me secoue qui ébranle ma carcasse tout entière ; je mords la crosse de mon fusil, je hurle, j’appelle ma mère, mon amie, les hommes appellent toujours les femmes quand les nerfs lâchent. C’est le vertige du front. Bien connu ! Fuir ! M’en aller ! Et tant pis pour le conseil de guerre, Torgau et toute leur merde… Fuir ! Fuir !… Un genou s’enfonce brutalement dans mon dos, une main rude me caresse les cheveux. J’ai perdu mon casque. Une barbe se frotte contre ma joue. Ce grand benêt de Petit-Frère me dit des mots apaisants – Respire à fond, vieux, respire, ça va passer. C’est pas si terrible quand même. Un bout de guerre, quoi ! On n’a pas encore le cul à l’air ! Mais je ne peux pas me dominer, mes nerfs craquent. Et pourtant j’ai résisté longtemps, mais ça nous arrive à tous. Un jour ce sera le tour de Porta, de Petit-Frère, et aussi du légionnaire qui a déjà éprouvé ça une ou deux fois ; et pourtant lui, ça fait bientôt quatorze ans qu’il fait la guerre. Petit-Frère m’essuie le visage avec un chiffon à fusil et me repousse plus profondément dans la lézarde du béton ; il me colle une cigarette entre les lèvres, donne un coup de pied rageur à la mitrailleuse… Je vois le Vieux ramper vers nous. – Ça ne va pas ? Respire à fond et reste dans la faille. La nouvelle attaque tardera encore un peu. Et il recouvre d’un bout de sparadrap une longue estafilade que j’ai au front. On me donne le casque d’un mort ; même s’il n’est pas très utile, ça abrite au moins les yeux. Mes sanglots continuent, mais la cigarette commence à agir : je ne suis pas seul ; j’ai ce que peut avoir de plus précieux un bétail du front – quelques vrais camarades. Ils me tireraient d’un enfer de feu sans même penser à eux, ils partageraient avec moi leur dernier morceau de pain moisi. C’est l’unique grâce que dispense la guerre, cette sainte camaraderie que connaît seulement celui qui a tenu pendant des jours entiers dans un trou puant d’obus. Peu à peu je me calme. C’est passé pour cette fois, mais ça peut revenir, et ça revient sans prévenir. Le Vieux propose une partie de cartes. Le dos au béton, nous commençons une partie de cartes qu’ils me laissent gagner, et soudain, nous éclatons de rire. Sans raison. Au fond, il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! Ça pourrait être bien pire. Jour J +1 = jour « d’après ». Le contact avec l’ennemi est rompu et les pertes sont effroyables. Pas un village qui ne soit rasé. Porta naturellement ne pense qu’à manger et il pourrait bouffer une vache sans qu’il y paraisse. Long, maigre, osseux, il bâfre ; long, maigre, osseux, il se redresse, rote vigoureusement, lève une jambe, émet un pet sonore, et rien qu’à nous voir manger pense qu’il a faim. Il a toujours faim et personne ne comprend pourquoi. Cette fois, il a eu plus de chance avec une rafle de conserves. Plus de graisse de fusil, mais du corned-beef d’Argentine. Un vrai festin ! On fait la cuisine dans les casques d’acier sur des tablettes d’alcool ramassées par Petit-Frère. C’est tellement plaisant, ce petit feu sous un casque d’acier, qu’on n’entend même plus les grenades. Voilà le commandant Hinka. Nous mangeons avec lui dans le même casque en allant jusqu’à lécher, la cuiller ; Porta remue le fricot avec une baïonnette et l’assaisonne de son petit sac de sel. Quant à Petit-Frère, il a trouvé une gourde de rhum dont nous arrosons le corned-beef. Un repas de rois ! Je suis de garde près de la mitrailleuse, mais le brouillard qui semble surgir des cratères béants recouvre comme d’un linceul le paysage ravagé. Des balles traçantes et des roquettes sillonnent le ciel noir. Mes camarades dorment, roulés en boule comme des chiots. Je suis seul, je gèle, le crachin tombe, le vent se lève… Je m’enveloppe de mon manteau en remontant le grand col russe, et je fourre mes oreilles sous le bord du casque, mais l’eau me coule tout de même dans le dos. Voyons le chargeur. La bande marche-t-elle bien ? Les balles sont-elles dans l’ordre voulu ? Il y va de notre vie si, au cours d’une attaque, elles se coincent. De l’autre côté résonnent des cliquetis d’acier… Est-ce qu’ils préparent quelque chose ? J’essaie de me reprendre mais la tête me tourne… Oh ! Un pissenlit jaune ! La seule fleur qui existe sans doute à des kilomètres à la ronde. Vous voyez, même une fleur arrive à s’en tirer. A quoi ressemblait ce pays avant la guerre ? Une immense prairie sans doute, et jolie, ponctuée de vaches. Mais plus rien n’est joli maintenant et les habitants reviendront-ils jamais ? Pauvre France ! Au nord, l’artillerie tonne. Le ciel s’embrase rouge sang. C’est du côté de la plage Ohama, celle où débarquent les Américains et ça tape dur. Vers le sud, ce sont des batteries Do et je suis du regard le trajet flamboyant des horribles roquettes ; là où elles tombent, plus rien de vivant ne subsiste. Porta parle en dormant, il rêve de nourriture naturellement ; le légionnaire se lève, s’isole dans un coin de l’abri en ruine. Bruit d’eau. Après quoi, il se recouche bien au chaud, entre Gregor et Petit-Frère qui se fâche tout ensommeillé. Gregor ronfle. Moi je rêve. Je suis près de la chaufferie d’un remorqueur et j’ai quinze ans. Voici les rues trempées de Copenhague. C’était au cours d’une nuit comme celle-ci qu’ils ont pris Alex. Ils nous avaient assaillis tout à coup ces quatre salopards – des spécialistes de la chasse aux jeunes chômeurs qui recherchaient indûment un peu de chaleur près des remorqueurs. Moi, je flanquai un bon coup de pied dans l’entrejambe d’un des types, et puis, tous les deux, nous rejoignîmes gaiement la Havnegade en nous disant que nous détestions la police. Mais le soir suivant, j’attendis en vain mon ami devant les cuisines du restaurant Wivel, près de la gare. Un cuisinier hautain distribuait aux clochards gris les restes des tables surabondantes. Alex ne vint pas. Je ne l’ai plus jamais revu. Ils l’avaient poissé au cours d’une rafle en même temps qu’une bête de Suédois (qu’est-ce qu’il venait faire à Copenhague celui-là ?), et on l’envoya au Jutland dans une maison de redressement. Il se sauva plusieurs fois, et puis un jour, il eut sa photo dans le journal, en belle chemise blanche à col ouvert. On pouvait voir briller ses cheveux jaunes. Ce fut le jour où il se noya sur le remorqueur Odin qui alla par le fond, et je crois bien que ce jour-là, j’ai pleuré. Alex était mon ami de toujours, nous avions fait toutes nos classes ensemble depuis nos culottes courtes à l’école de Nyboder. Je caresse la mitrailleuse qui est là, menaçante ; je tâte le long ruban des balles. Il n’y a qu’à repousser le cran de sûreté et elle va cracher la mort. Que je peux la haïr leur répugnante démocratie avec ses mensonges et ses tirades politiques. Facile de donner des conseils quand on a les pieds au chaud. Deux cent soixante-quinze mille chômeurs rien qu’à Copenhague ! Pourquoi pas les tuer tous ? Le dernier Noël, à Copenhague, on marchait le long des rues désertes en barbotant dans la neige fondue. L’arbre de Noël, au beau milieu de la Radhuspladsen, balançait ses lumières étincelantes. C’est là que j’ai rencontré un autre imbécile et que nous avons tous les deux pissé sur cet arbre de Noël si content de lui. L’imbécile me chuchota qu’il y avait un coup à faire mais je refusai ; on peut être au ruisseau, ce n’est pas une raison pour s’enfoncer dans le cloaque. Je descendis seul la Vesterbrogade. Toutes les fenêtres illuminées rayonnaient. Joyeux Noël ! Joyeux Noël ! Tout le monde chantait « Joyeux Noël ». Mais allez demander à quelqu’un un petit morceau d’oie, et vous ne serez pas long à redescendre l’escalier. Malgré ça, ils se sentaient tellement en paix avec eux-mêmes ; n’est-ce pas la veille de Noël ? Tout à l’heure, ils iront réveillonner, et demain, gavés du déjeuner de Noël, ils seront d’une humeur massacrante. Mais, hurrah quand même, tout est dans l’ordre, et la lumière ruisselle de toutes les fenêtres. Le lendemain de Noël, tard dans la soirée, je rencontrai Paul. Les gens se hâtaient vers les cinémas car aujourd’hui sortaient les nouveaux films. Beaucoup de films de guerre et un autre sur la mort d’Al Capone. Un bon film, sanglant à souhait, et qui terminait bien cette longue journée de Noël. Paul et moi nous nous attablâmes dans un bar proche du marché du Vesterbro, devant une tasse de café et un croissant pour deux. C’était si près du commissariat qu’on ne pouvait pas ne pas s’y sentir en sûreté. – Que penserais-tu d’un travail ? me dit Paul. Un travail payé tous les vendredis ? – Ne te fous pas de moi. – Je ne me moque jamais de ces choses-là. C’est une adresse en Allemagne où il paraît qu’il y a du travail. Ils manquent de bras, tu sais, et on se charge de vous former. Une usine d’outillage, un salaire pas mal. Au bout d’un an, on est comme un richard. Du travail ! Du travail ! Je le connaissais aussi ce baratin, mais j’aurais fait n’importe quoi pour avoir un peu d’argent. En fin de compte, on nous a foutus hors du café ; c’était une trop longue conversation pour un croissant pour deux. – Cochon ! avons-nous crié au serveur. Un gros sergent de ville s’arrêta qui reluisait de pied en cap. – Vous voulez qu’on vous embarque ? Allez, circulez ! Je lui donnai un coup de pied dans les tibias et nous filâmes en rigolant pendant qu’il sautillait de douleur. Ce fut probablement ce colis de nourriture attribué à un autre alors que je faisais la queue devant les cuisines du Wivel qui me fit prendre la fatale résolution. Quinze jours plus tard, Paul et moi arrivions à Berlin ayant voyagé clandestinement dans un train de marchandises. Très peu de temps après, Paul fut tué par une benne de cendres que nous sortions d’un haut fourneau, et je m’engageai dans l’armée. Pour la première fois depuis de longues années, j’eus un lit propre pour y dormir et trois repas par jour. En comparaison du haut fourneau, le service me parut un jeu. Mes mains brûlées guérirent, mes ongles arrachés repoussèrent, le hâle me rendit presque beau sous le soleil de Silésie ; pour la première fois de ma vie, je pesais mon poids normal, mes dents gâtées furent arrangées par l’armée sans qu’il m’en coutât un sou ; on me donna un bel uniforme et du linge propre une fois par semaine. Soudain, je me sentis un être humain, j’étais heureux – ce que traduisait la fermeté de mon pas. J’avais une petite amie qui m’aimait. Le 7 cavalerie devint mon foyer, mon premier vrai foyer. Enfin, j’existais pour quelqu’un ! Vint la guerre. Nous quittâmes la caserne et tout se désagrégea. Breslau disparut, pour les routes défoncées de Pologne. La démocratie recommençait à se moquer de nous, et vous y croyiez toujours, crétins ! Désormais nous n’étions plus des hommes. Tant que nous pouvions marcher, nous battre, nous étions encore utiles, mais nul ne nous donnait de linge propre. Sales et pouilleux, les uniformes gris-vert devinrent incolores. Le régiment était anonyme. Marchez ! Marchez ! sous la pluie, sous le soleil, sous la neige, dans la poussière. Des fossés bourbeux pour étancher la soif qui nous dévorait, des chaussures crevées rafistolées avec des chiffons, des permissions chez des gens qui ne pouvaient pas nous voir. Plus de petite amie, il y avait trop de soldats, c’étaient les civils qui devenaient les caïds. Que nous restait-il ? Trois choses sûres. Une tombe solitaire le long d’une route, avec un casque rouillé pour la signaler, l’invalidité, ou bien la mort lente des camps de prisonniers, ces calvaires où l’animal humain vaut bien moins qu’un porc. La lueur aveuglante d’une fusée interrompit ma rêverie. Je me jetai derrière un pan de mur, et les autres se réveillèrent d’instinct, debout, déjà prêts au combat. Qu’y a-t-il dans le no man’s land ? Je retire le cran de sûreté de la mitrailleuse ; le Vieux saisit son pistolet à fusées et le terrain s’inonde d’une lumière crue. Nous tendons l’oreille… De lourds moteurs ronflent. Par-ci, par-là, l’aboi d’une mitrailleuse… – Chars ! chuchote nerveusement Gregor Martin. – Ils viennent, murmure Porta. La manche vide du commandant Hinka flotte au vent. Nous vissons les gobelets de grenades sur les fusils. Le Vieux lance une nouvelle fusée… Rien. Notre instinct ne se trompe pas. Nous sentons la présence ennemie. Chaque homme est sur ses gardes. Silence. On épie… Cliquetis de chaînes. Ils arrivent… Le Vieux remet les fusées dans sa poche et nous préparons les grenades antichars. Des chars ! Une armée de chars ! L’air tremble du bruit des moteurs, les chaînes grincent de leur infernal grincement. Les voilà… ! Ça évoque une colonne de sauriens pressés de déguster une belle proie. On les voit se profiler sur la crête des falaises. Mitrailleuses lourdes à tir rapide… un long ricanement. Sous le couvert de leur feu croisé, nous rampons dans le no man’s land pour installer le canon Pak, et les chasseurs de chars s’affairent autour d’un long 7,5. Un grondement meurtrier, une langue de feu rouge vif, un coup de tonnerre… la rapide grenade frappe le Churchill juste sous la tourelle, et ce qui était il y a une seconde un monstre d’acier hérissé de mitrailleuses devient une geôle de flammes. Encore des chars ! Un Cromwell avance à cinquante mètres. Petit-Frère épaule son tuyau de poêle et vise tranquillement ; il crache le mégot, serre les doigts sur la détente, ferme le mauvais œil comme il fait toujours, et se mord la langue. La flamme sort du tuyau… Touché ! L’équipage brûle. A un autre. Le légionnaire lui rend la roquette et tous deux y fourrent une double chargé. C’est formellement interdit : un suicide, mais ils s’en moquent. Les pourceaux du front améliorent les armes sans que personne leur en sache gré. Même scénario : Petit-Frère ferme son mauvais œil, il tire… Coup au but. Des chars s’arrêtent, les flammes montent vers le ciel, mais derrière arrivent d’autres chars. Combien sont-ils donc ? Le canon Pak est écrasé, l’artillerie ennemie fait rage, la mort se tapit derrière chaque pierre, des débris humains giclent dans les airs, le souffle des explosions asphyxie les hommes… Je m’écrase contre la terre, la griffe de mes ongles. Merveilleuse terre sale, notre seule amie ! Comme je comprends qu’on l’appelle la Terre Mère. Chacun de nos nerfs hurle de terreur vers le ciel. A quelques mètres, un fantassin anglais se colle au sol comme je le fais. Tue-le ! Rapide comme l’éclair c’est la pensée qui traverse mon cerveau. Tous deux avons-nous dépassé vingt ans ? Avons-nous essayé de vivre ? Non. Nous ne savons qu’une seule chose : tuer pour ne pas être tué ! J’ai à la main une grenade, je connais la dure loi de la guerre, je sais que le type au casque a la même idée que moi : lancer le premier pour sauver sa peau… J’arrache l’anneau avec mes dents. Je compte : vingt et un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre… la grenade siffle. Il a lancé la sienne en même temps. Deux détonations à la même seconde. Nous avons la même expérience et nous savons aussi nous rouler loin du lieu de l’explosion. Alors je me rue sur la mitrailleuse et je lui colle toute la bande. Une nouvelle grenade vole, un éclair frappe mon casque, ma tête semble éclater, et une sorte de fureur m’envahit. Non ! Je ne veux pas mourir dans un pré bourbeux de France. Sus à l’Anglais ! Je le roue de coups de crosse et lui m’assomme de coups de pieds désespérés. Je le frappe de ma pelle, son casque chavire, un filet de sang coule de sa bouche, à la place du front une plaie béante. Je tombe épuisé. Il râle. Ma rage s’est transformée en terreur… pourquoi ne meurt-il pas ? Ma jambe saigne, et tout en surveillant le moribond, je panse la blessure comme je peux. A-t-il encore la force de me descendre ? Il me regarde et respire d’une respiration oppressée. Si ses camarades me trouvent ici, je suis perdu ; pourtant nous nous sommes battus, tout est en ordre. Du sang et de l’écume souillent sa bouche ; je lui jette ma gourde. – Drink, it is for you. Pourquoi ne boit-il pas ? Attend-il que je la lui mette entre les-dents pour risquer un coup de couteau ? Il bouge… Je sors de mon trou sans penser aux grenades et me précipite derrière la mitrailleuse, mais l’Anglais ne fait pas un mouvement. Sous un Churchill qui brûle, le petit légionnaire, couché, tire avec son L. M. G. de courtes salves mortelles, tandis qu’appuyé à l’angle d’un Cromwell en flammes, Petit-Frère ressemble à Satan en personne grotesquement illuminé par l’acier brûlant. L’attaque ennemie est brisée – pour l’instant, et le soleil chauffe doucement. Porta dévore bruyamment sa cinquième boîte de corned-beef, Barcelona fait circuler une bouteille de gin, le Vieux bat les cartes, et derrière nous, Formigny brûle. Les lourds bombardiers Wellington rugissent au-dessus de Caen et les fumées des incendies montent très haut dans le ciel. La terre tremble sous nos pieds. Dans une jeep abandonnée, Porta a trouvé un vieux phono de voyage et des disques. C’est une musique endiablée qui résonne lorsque tard dans la soirée surgit un groupe de soldats qui semblent désarmés. Ils brandissent un drapeau à croix rouge et leurs casques s’ornent des mêmes croix rouges. Le Vieux se précipite sur Petit-Frère déjà prêt à tirer. – Tu ne vois pas qu’ils ramassent leurs blessés et qu’ils laissent les nôtres ! crie le géant furieux. – Le premier qui tire, je le descends. Compris ? Laissez vos armes, gronde le Vieux. – Va te caser dans l’Armée du Salut, ricane Porta en crachant vers le Vieux. Tu y deviendras général ! Déjà presque tous les brancardiers ont disparu avec leur drapeau et leurs blessés, mais tout à coup, un lieutenant de grenadiers pousse un cri et tombe dans la boue de la tranchée. C’est une balle de maquisard (ces tueurs haïs des combattants) qui l’a atteint entre les deux yeux. En un clin d’œil, trois mitrailleuses aboient. Les derniers brancardiers s’effondrent. – Ils ont commencé ! s’écrie Petit-Frère fou de rage. On aurait dû les tuer tout de suite. Long et sauvage cri de guerre : – Allah el Akbar ! En avant ! En avant ! Et le légionnaire s’élance avec nous à sa suite, comme si souvent dans les steppes gelées de la Russie ou sur les pentes de Monte Cassino. Pleins de haine on tue, on tue ! Les brancardiers, les blessés qu’ils viennent de sauver, tout est tué, tout est déchiqueté. L’ennemi n’a pas d’abris. Ce ne sont que des positions de fortune. Tout est détruit. Mais à l’attaque succède la contre-attaque. Encore des morts, partout des morts. A la section 91, jamais de quartier envers l’ennemi. Porta tripotait la radio en essayant de capter la B. B. C. de Londres et le brouillage crépitait. – Tu te rends compte qu’il y va de ta tête si tu es pincé, dit Heide. Comprends d’ailleurs absolument pas pourquoi vous écoutez ces salades. Les Anglais mentent autant que ceux d’Adolf. Coups de gong sourds et menaçants destinés à répandre la terreur : « Ici Londres, ici Londres. B. B. C. pour la France… » Nous ignorons que la résistance française écoute de toutes ses oreilles, de même que l’officier radio de garde, l’Oberleutnant Meyer, au P. C. de la XVe armée. « Nous demandons toute votre attention. Voici des messages personnels : « Les sanglots longs des violons de l’automne… » C’est le premier vers de La Chanson d’automne de Verlaine, le message que Von attend depuis des semaines. On prévient en hâte le Gouverneur militaire en France, les commandants en chef de Hollande et de Belgique. En vain ! Peut-on prendre au sérieux une poésie sur l’automne ? C’est risible. « Idiots ! » hurle Hitler. L’état-major de la XV armée écoute, irrésolu, les mystérieuses paroles. « Ici Londres, ici Londres. Nous continuons les messages personnels : « Les fleurs sont d’un rouge sombre. Je répète : Les fleurs sont d’un rouge sombre. * C’est le signal des réseaux de Normandie. « Je continue : « Hélène épouse Joé. Hélène épouse Joé. » Signal pour toute la région de Caen. Instantanément les ponts sautent, les voies aussi, les lignes téléphoniques sont sabotées. A la XVe armée, on ne doute pas une seconde qu’il ne s’agisse de quelque chose de sérieux. – Vous y comprenez goutte, Meyer ? demande avec inquiétude le général von Salmuth. Depuis trois jours la radio de Londres s’était tue, et voilà que le speaker est devenu intarissable. « Nous continuons nos messages : « Les dés sont jetés. Je répète : Les dés sont jetés. » Des sentinelles allemandes sans méfiance sont poignardées ; les cadavres disparaissent sans laisser de traces dans les marais et les trous d’eau. « Jean pense à Rita. Je répète : Jean pense à Rita. » Le speaker parle lentement avec une pause entre chaque mot. – Vous entendez ce crétin ? grogne Porta avec humeur. Jean pense à Rita. Encore un con, ce comique du micro. Jean pense à Rita. Vous les connaissez ces deux-là ? – C’est un code, explique Heide qui sait toujours tout. Moi aussi j’ai travaillé à la radio. On envoyait ce baratin-là. « Le dimanche les enfants s’impatientent. Je répète : Le dimanche les enfants s’impatientent » C’est pour ceux de la Résistance qui attendent les parachutistes en Normandie. « Ici Londres. Nous enverrons d’autres messages dans une heure. > N OUS enveloppons les morts dans une bâche avant de les enterrer et plaçons près de chaque corps une canette de bière vide qui contient les papiers personnels de l’homme. Tôt ou tard, on aura besoin de cimetières de héros ornés de grands monuments en granit, et de longues files de croix portant les petites plaques au nom de ces héros. Aussi vaut-il mieux savoir qui l’on exhume d’un fossé ou d’un champ de pommes de terre. D’où la canette. Les cimetières de héros sont nécessaires. Que montrerait-on demain aux jeunes recrues ? Tenez ! Les voici nos héros. Sous cette croix repose le fantassin Paul Schultze, un brave à qui une grenade a arraché les deux jambes, mais il a continué à se battre contre l’ennemi qui menaçait d’anéantir l’avant-poste. Le fantassin Schultze a sauvé le régiment, et puis il est mort dans les bras de son commandant, l’hymne national aux lèvres. Il faut que chaque nom inscrit sur chaque croix soit correct, sans ça quels actes héroïques aurait-on sous la main quand on aura oublié la défaite ? Pourtant il y a des morts privés de la fameuse canette, car plus d’hommes sont tombés qu’on ne possédait de bouteilles. Pourtant Dieu sait si l’on boit ! Dans l’après-midi, une demi-heure de repos après les ensevelissements, puis opération de déminage. C’est le travail que nous haïssons le plus car la vie est diablement courte pour un détecteur de mines ! Le progrès s’y est mis : ce sont les mines magnétiques qui explosent à l’approche du moindre bout de métal. Aussi avons-nous laissé tout ce qui est métal, jusqu’aux boutons qui sont remplacés par des bouts de bois. Comme les bottes de caoutchouc manquent, il faut se contenter d’envelopper les souliers avec des lambeaux de toile, mais notre groupe a eu de la chance : Porta s’est approprié une paire de bottes américaines en caoutchouc jaune clair – un trésor sans prix sur lequel nous veillons comme s’il s’agissait d’or pur ; et c’est bien plus que de l’or, c’est notre salut. Impossible de compter sur le détecteur de mines qui sonne sans arrêt. Il sonne pour le moindre morceau de métal ce qui nous agace et nous rend négligents. La pire des choses. Quand on travaille aux mines, trois points sont capitaux : prudence, méfiance et soin. Là où on s’y attend le moins, le piège vous guette. Ce fut Rommel qui inaugura ce genre-là, et c’est satanique. On ouvre une porte, ça explose en pleine figure ! Une corde à linge avec une rangée de pinces telle une famille d’hirondelles. Bien innocent ! La corde vous barre un peu le chemin, on l’arrache et la terre s’ouvre en une éruption volcanique. La porte d’un fourneau ferme mal, ce qui irrite les gens ordonnés : on la pousse et tout le monde disparaît. En travers du chemin, un débris de brouette que vous jetez de côté : c’est le dernier acte de votre existence. Un tableau accroché de travers cache le détonateur d’une demie-tonne d’explosifs. Vous marchez sur un fil invisible, et dix grenades jaillissent à cinquante mètres dans un arbre, pulvérisent toute la compagnie. Il y a les mines jumelées : les mines P 2 dont les explosions se font en chaîne. D’autres doivent être détruites d’un coup de feu ; et puis il y a celles qu’il faut démonter pièce par pièce, leurs détonateurs étant faits du verre le plus mince… Le travail de déminage vous rend fou. On avance pas à pas, grattant la terre avec méfiance, lentement… Toutes les dix minutes, on change l’homme de tête : ainsi un seul risque de sauter. Les autres marchent soigneusement dans les traces du premier, à distance raisonnable, et au moment où ça marche le mieux, l’homme de tête se volatilise avec un hurlement, dans un éclair fulgurant. Le détecteur de mines siffle… On s’arrête. L’homme de tête balance l’appareil en avant, en arrière, localise ce qui se cache sous terre, se couche sur le sol, fouille avec une prudence de serpent. Rien qu’un morceau de métal, un bout de grenade. C’est toujours la même chose. On enrage en finissant par croire qu’il n’y a pas de mines du tout et que le prisonnier qui a donné le renseignement est un menteur. Alors on avance plus vite en vouant à l’enfer tous les officiers de Renseignements. Explosion monstrueuse. L’homme de tête a sauté, donc le prisonnier n’a pas menti et les services de Renseignements sont au poil. Braves types ! C’était une mine T faite pour les chars ; quand une mine comme ça saute il ne reste rien du gars. Avec une mine S, vous y laissez seulement vos deux jambes ; c’est moins mal parce qu’on fait de bonnes prothèses et que si vous n’êtes pas trop bête, vous entrez à l’école des sous-officiers. Beaucoup de sous-officiers portant des prothèses forment les recrues. Vous vous engagez pour trente-six ans, et avec un peu de chance vous devenez feldwebel d’état-major en quinze à dix-huit ans. Puis vous vous retirez à soixante-cinq ans avec une bonne pension. Donc une mine, ce n’est pas ce qu’il y a de pire et ça ne fait pas peur à un pourceau du front. Finie la guerre ! On sait d’amère expérience que tout se paie et « la chair à canon » donnerait bien deux jambes pour échapper à la première ligne. Un bras, ça ne vaut rien. Le commandant Hinka est depuis trois ans au front sans bras gauche ; les jambes c’est mieux, mais il faut les deux. Il y a beaucoup d’unijambistes dans les chars. En ce moment, c’est moi l’homme de tête. Des herbes éveillent ma méfiance… je les palpe, elles ne tiennent pas ; j’y fourre la main et touche du métal. Porta et le légionnaire qui marchent derrière moi s’arrêtent… ceux de la gauche, soudain silencieux, ne me quittent pas du regard. Dans une minute, je peux être volatilisé. Je me couche, je colle mon oreille contre la terre… Entend-on un tic-tac ? Est-ce une mine magnétique ou une mine à retardement ? La sueur m’inonde et pourtant je grelotte. Elle se tait mais elle n’est pas morte… sournoise comme l’enfer. Un cobra est un animal familier en, comparaison. Le bout de mes doigts a des antennes invisibles… Je remarque la cupule ronde, le mince, si mince tuyau de verre. C’est une mine T normale. Bonne vieille, je ne te veux pas de mal, sois gentille, ne te fâche pas. Attention Sven ! Pas de brutalité. Elle est fine la diablesse ! Souviens-toi de ce que tu as appris. Rien de désespéré. Voyons voir… deux doigts sous la cupule, deux tours à gauche… lentement, lentement… si vous cassez le tuyau de verre c’est foutu. Espérons qu’il n’y a pas de fil, des fils traîtres reliant à d’autres mines car les poseurs de mines ont de l’imagination ! Deux tours, c’est fait… deux millimètres en haut, trois tours à droite… ça ne bouge pas. Qu’est-ce que ça veut dire ? Un nouveau modèle ? J’ai envie de fuir ! Alors conseil de guerre, lâcheté devant l’ennemi, condamnation à mort, mais peut-être la guerre sera-t-elle finie avant que le conseil n’ait eu le temps de statuer ? Dois-je essayer de la soulever sans avoir démonté le tube ? C’est dangereux, affreusement dangereux… Que faire ? L’horrible chose reste collée à la terre. Un seul faux mouvement, et le tube craque, l’acide se répand, plus de Sven ! Je flaire soupçonneux… Serait-elle chaude ? Est-ce une mine à batterie ? Je glisse par-dessous ma main gauche, la droite maintenant la cupule, et j’arrache les herbes avec mes dents. A ces moments-là on envie les singes qui peuvent employer leurs pieds. Pourquoi ne pas les dresser à déminer ? Malins comme ils sont ? Curieux que personne n’y ait encore pensé ! L’armée se sert de pigeons, de chiens, de cochons, de chevaux ; les cochons, nous nous en servions en Pologne : on les lâchait dans le champ de mines et tout sautait, mais nous n’avons pas continué tellement c’est précieux les cochons, et les chiens aussi. Maintenant on préfère les hommes, le matériel le moins cher qui soit – des culs à bon marché comme dit Porta. Lentement,. lentement, je l’attire vers moi-Seigneur ce qu’elle est lourde ! Trop bête de me servir de ma main gauche qui n’a guère de forces. La voilà ! Elle me regarde, menaçante, avec son embout : c’est son œil, son oreille, son cerveau. Si seulement j’osais lui donner un coup de pied, l’envoyer vers Satan ! Mais je n’ose même pas l’engueuler, je lui parle doucement… Quand j’aurai détaché l’embout, je lui en ficherai une de ces tripotées, et elle n’aura plus jamais figure de mine ! J’appelle les autres. Porta et le légionnaire s’approchent. Porta est un génie de la mécanique sans avoir rien appris, mais il aime ça pour le meilleur et pour le pire. – Imbécile ! Tu as tourné en sens inverse. T’as pas vu que c’est un pas de vis français ? – Il tâte l’embout. – Amène une clef suédoise ! crie-t-il à Petit-Frère. La clef arrive comme par enchantement. Il étudie à fond la chose affreuse. – Tiens, ferme l’embout, sans ça tu en auras plein les fesses quand nous paraîtrons devant saint Pierre ! Le légionnaire sifflote avec nervosité et sèche ses mains sur son fond pantalon. – Je le tiens ! Il saisit la clef : – Gare à vos oreilles vous autres ! Il est possible que notre* amie en emporte un bout ! Il chante tout bas : Chérie que deviendrons-nous tous deux ? Serons-nous tristes ou heureux ? Triomphant, il me montre le tube de verre et le casse entre ses doigts, puis tout souriant, il revient vers les autres, sa mine sous le bras. – Je ne peux pas sortir le tube ! Essaie un peu ! crie-t-il en jetant la mine vers Gregor qui pousse un hurlement de terreur. Porta se tient les côtes : – Monsieur aurait peur par hasard ? – Trou du cul ! Salaud ! Cochon ! hurle Gregor en donnant un coup de pied dans la mine. – Assez de ces conneries, gronde le Vieux. On a déjà six tués. – Et après ? ricane Porta. Faut mettre des cravates noires. C’est à lui de prendre la tête : – Amène les préservatifs de pied ! – Et je lui passe les bottes américaines en caoutchouc. Il n’a pas fait quelques mètres qu’il se penche et nous fait signe. Le légionnaire et moi nous nous regardons. Lequel des deux ? Porta a trouvé une mine à fils et il faut être deux pour la désamorcer. Le légionnaire hausse les épaules et s’avance ; si tout va bien, ce sera mon tour la prochaine fois. Lui et Porta rampent en suivant le fil. Autrefois, on pouvait le couper ce maudit fil, mais maintenant ils ont inventé de le doubler d’un mince fil de cuivre. Si on y touche avec un objet métallique, le courant passe et adieu la section. Cette mine-là est suspendue dans un arbre et reliée à trois grenades de 10,5. Un vrai piège-maison ! Avant d’avoir découvert cette histoire de fil de cuivre, nous avons perdu beaucoup de monde. On avait oublié d’y joindre le mode d’emploi ! – Amène-toi imbécile ! me crie Porta. Tu te crois dans un salon ? Il faut que j’apporte les outils et que je démonte le détonateur. Paraît que c’est facile, bien que plusieurs aient sauté en le faisant. On ne sait jamais ! Ils ont pu inventer quelque chose d’inédit. Porta, grimpé dans l’arbre, caresse les quatre fils du diable. On descend d’abord la mine T. C’en est une à crayon. Le détonateur n’est pas plus grand qu’un paquet de cigarettes, mais je vous jure que ça suffit. Sur une des grenades, un plaisantin a écrit : « Go to hell damned Krauts » (Allez en enfer damnés Boches !). Signé : Isaac. Bien compréhensible. Aucun Isaac n’a quelque raison de nous aimer ! Un peu de repos. On s’assoit, on fume une cigarette ce qui est strictement défendu, mais qu’importe ! Tout le monde en a bien besoin. – J’aimerais avoir Adolf ici pour faire ce travail, dit Porta en souriant d’un air sadique. Ne serait-ce qu’une petite demi-heure. Cette plaisanterie idiote nous enchante. Mais voilà les autres qui nous rejoignent sous la conduite du lieutenant Brandt, notre nouveau capitaine de compagnie. Brandt est chez nous depuis le début ; il ne nous a quittés que pour de courtes périodes de formation dans différentes écoles. Nous les anciens le considérons comme un camarade qu’on tutoie et qu’on appelle par son prénom. Il se nomme Claus. Un véritable officier du front, sans galons, sans décorations ; seule la casquette délavée avec son filet d’argent indique son grade. – Si seulement c’était fini ! grommelle Claus. On devient dingue à ce jeu-là ! – Un jeu à ne pas jouer quand on sera rentrés chez nous » dit Porta. Porta dit toujours « quand », et jamais « si » ; état d’esprit tellement curieux chez le soldat du front : il ne croit jamais que son tour viendra. Bien souvent, nous avons creusé une fosse commune avant de monter à l’attaque, nous la tapissions de foin, nous préparions les croix de bois, mais jamais nous n’avons pensé y être couchés nous-mêmes. On entend le sifflement aigu de la grenade de mortier, le bruit sourd de l’atterrissage… on se retourne : le camarade le plus proche a disparu. Un char ennemi surgit en grondant, vomissant les flammes de son long canon plat. Une explosion à vous crever le tympan ! La moitié de la section s’est volatilisée. Expérience quotidienne, mais jamais nous ne pensons en être les victimes. Notre foi en la vie est invincible même lorsque nous donnons le bras à la mort. Porta qui a trouvé trois boîtes d’ananas dans un char américain s’empiffre. – Moi les gars, quand je rentrerai à la Bornholmstrasse, j’achèterai des tonnes d’ananas. J’adore ça et je compte m’en coller jusque-là ! Et voilà que nous nous mettons à rêver à l’après-guerre. On parle beaucoup de ce qui se passera après la guerre, mais il n’y en a qu’un parmi nous qui sache ce qu’il veut : c’est le sous-officier Julius Heide. Il est décidé à rempiler pour devenir officier, et chaque jour il apprend dix pages du manuel militaire de campagne – par cœur, obstinément, où qu’il se trouve ! On le taquine, mais on le comprend. Trop longtemps nous avons été soldats pour pouvoir revenir à la vie civile, mais personne n’ose se l’avouer. Le Vieux estime que seuls les agriculteurs pourront revenir à une existence normale, et il n’a peut-être pas tort. Ils sont tellement différents de nous autres citadins ; un pommier en fleur les enchante ; beaucoup ont déserté à cause d’un arbre au printemps. Un jour, au moment de l’appel du matin, on nous lit une proclamation : les chiens de garde ont poissé le déserteur et le conseil de guerre ne comprend rien aux pommiers en fleur. Par un matin gris, douze coups de feu ont résonné dans la cour de la prison. Voilà dix heures d’horloge que nous sommes au déminage, avec une tension nerveuse dont personne ne peut avoir idée. Dix heures entre les bras de la mort sans un instant de répit. C’est presque fini ; nous venons de terminer la pose des bandes blanches qui vont permettre aux chars et aux grenadiers de passer. Je suis sur le point d’enfoncer un pieu, mais soudain quelque chose éveille mon attention. Je lève les yeux… Mes camarades sont figés… Tous les regards se portent sur le lieutenant Brandt qui est debout, un peu plus loin, les jambes écartées, les bras ballants le long du corps… J’ai la chair de poule ! Claus est debout sur une mine ! Au moindre mouvement, elle explose. Il sait que sa dernière heure sonne. On voit distinctement les fils de la mine. Les plus proches reculent pas à pas. La mine doit être reliée à d’autres, ça se voit aux fils. Un seul veut s’élancer, c’est Petit-Frère, mais nous le retenons de force ; Barcelona lui aussi est pris d’un coup de folie et commence à ramper vers Claus. Il faut l’assommer. Assez d’un mort ! – Mets-toi à genoux, essaie de la tromper ! crie Porta. – Comment ? – En sautant, c’est ta seule chance. Le lieutenant est livide. Déjà on prépare une ampoule de morphine et les paquets de pansements ; s’il en sort vivant, il faudra beaucoup de pansements. Mais le légionnaire empoigne son revolver ; de toute façon, Claus ne souffrira pas longtemps. Appelez ça un meurtre si ça vous chante. Depuis six ans, nous ne l’avons pas quitté. Six ans ! C’est beaucoup pour un soldat du front surtout dans un régiment de chars où la moyenne de la vie est de quatre-vingt-dix jours… Et puis quelque chose d’aussi bête qu’une mine ! Et une mine à ficelles ! Un enfant lui-même l’aurait décelée, mais voilà, c’est toujours comme ça : à force d’user ses nerfs sur ces saloperies, on a une seconde d’inattention, et c’est le danger suprême quand on tripote les mines. Depuis quand sommes-nous là ? Des secondes, des minutes, des heures, des années ? Le temps s’est arrêté. Nous attendons la mort qui attend non moins patiemment une proie sûre. Le lieutenant lève une main et salue, puis lentement, très lentement, il ploie les genoux, se prépare à sauter… Il a décidé de tenter sa chance, d’essayer de tromper la mine. J’appuie mes mains sur mes oreilles pour ne pas entendre ce terrible glas. Claus reste accroupi, sans avoir la force de se décider. Tant qu’il est debout au-dessus de la mine, il se sent vivre, mais s’il saute… une chance sur mille ! Nous le regardons, hypnotisés. Il met ses paumes par terre, puis se relève. – Jetez-moi des vestes. Dix vestes volent vers lui, mais trois seulement l’atteignent. Petit-Frère veut encore s’élancer et Porta l’abat d’un coup de manche de pelle. Assez d’un mort ! Mais Claus s’en est aperçu. – Merci Petit-Frère ! crie le lieutenant. – Bandits, salauds, lâches ! hurle Petit-Frère qui revient à lui. Il faut quatre hommes pour le tenir ; le légionnaire presse son revolver sur le front du géant qui lui mord la main si cruellement que l’homme des sables en crie de douleur. Nous voyons le lieutenant enrouler les vestes autour de lui ; si des éclats lui labouraient le ventre, ce serait fini. Puis il salue encore… Il va se décider. Je chuchote : – Saute ! Soudain, dans le lointain, tintent des cloches, de joyeuses cloches qui fêtent la libération de la France. Le vent nous apporte les gais carillons. Tout est oublié : les ruines, l’enfer du débarquement ; dans les rues, les soldats américains dansent avec les filles françaises. « Vive la France ! Vive les Américains ! Mort aux Allemands. A mort ! Le lieutenant Brandt saute. Une flamme aveuglante, un bruit assourdissant… Nous nous précipitons ! Ses deux jambes sont arrachées, l’une gît près de lui, l’autre a disparu, et tout son corps est gravement brûlé, mais Claus n’a pas perdu connaissance. On enfonce une aiguille dans le corps pantelant ; Porta et moi posons un garrot sur les cuisses. L’uniforme est en loques, une odeur s’exhale, un mélange de chair et d’étoffe grillées. Claus hurle, les souffrances commencent. Ça aussi, nous connaissons. – Morphine ! rugit Petit-Frère en bousculant l’infirmier. A quoi est-ce que tu sers, espèce de con ? – Je n’en ai plus ! – Alors tu fais du marché noir ! crie le géant en se jetant sur le malheureux qui se défend furieusement. Mais l’autre le renverse, le fouille, éparpille la cantine de la Croix-Rouge, piétine les aiguilles, les seringues. Il est fou furieux, dangereux, personne n’ose l’approcher. Pas de morphine ! Alors il empoigne son revolver, le soupèse, et soudain le jette par terre. L’infirmier suggère une transfusion. Vingt bras se tendent, mais il faut contrôler les groupes sanguins et Petit-Frère devient fou de nouveau lorsqu’on refuse son sang. Impossible de lui faire comprendre qu’il n’est pas du groupe voulu. – Je vous emmerde ! Du sang c’est du sang ! J’en ai cent litres, je suis le plus fort de tous ! Lentement le lieutenant s’affaiblit. – Il ne va tout de même pas mourir ! gémit Petit-Frère au désespoir. C’est la fin de la guerre. Tiens, Claus, une cigarette, ça aide ! Et il presse une cigarette entre les lèvres qui deviennent bleues. Partout des cloches répondent aux cloches. Elles sonnent pour la libération de la Normandie, elles sonnent pour la mort du lieutenant dont nous portons le cadavre sur nos épaules. Muet de chagrin, Petit-Frère marche le premier, et derrière lui Porta joue sur son harmonica Le voyage des cygnes sauvages, cet air que Claus aimait tant. C’est ainsi que sans regarder personne, la tête droite, nous traversâmes Turqueville, en portant sur nos épaules le corps de notre camarade, de notre lieutenant mort. Le lieutenant russe Koranin, du 139e bataillon de l’Est, fit un jour avec sa compagnie de Tartares une découverte étonnante. Dans un navire de débarquement, il trouva près des corps de trois officiers américains des serviettes bourrées de documents. Le Russe s’empressa d’apporter les serviettes à son commandant et tous deux se rendirent chez le général Mareks, commandant le 8ffe corps d’armée. Le général eut vite fait d’apprécier l’importance inestimable de la trouvaille et appela aussitôt la VIIe armée. On lui rit au nez ! Qu’est-ce qu’il racontait là ? Mareks furieux se jeta dans un fauteuil, et se plongea de nouveau dans les documents ; son aide de camp, lui non plus, n’eut pas une seconde d’hésitation : tout était parfaitement authentique. Les deux officiers alertèrent le Service de Sécurité qui crut à un rêve en dépouillant les papiers Le commandant diz 84 corps d’armée se mit alors en rapport avec le generaliéldmarschall von Rundstedt, et il l’avertit qu’il possédait les plans secrets des Alliés relatifs à l’invasion de la Normandie. C’était la preuve que le débarquement récent constituait bien le prélude de cette invasion que l’on attendait depuis quatre ans. – Quelle sottise s’écria von Rundstedt en raccrochant le récepteur. Le haut commandement resta intraitable. Les plans n’étaient qu’un piège grossier, tout comme ce débarquement ! Une simple feinte – Relevez le général Mareks de son commandement, ordonna von Rundstedt à son chef d’état-major. C’est un rêveur et je n’ose lui laisser le commandement d’une armée ! Il fait nuit. Nous rejoignons la position de la cote 112 en suivant la route sur trois colonnes. Le brouillard qui traîne se déplace par longues bandes d’ouate, un vrai brouillard de mer du Nord, un brouillard glacé. La tête de la compagnie disparaît, avalée par ce brouillard tandis que Porta raconte une de ses interminables histoires de filles. Le Vieux marche en serre-file, les jambes arquées, le dos voûté, sa vieille pipe à la bouche, son casque accroché au crochet de son fusil, le calot noir des soldats des chars plante au sommet de son crâne. Le Vieux, le chef de notre section, feldwebel Willy Bei er en hottes de fantassin bien trop grandes pour lui. Il ne ressemble pas du tout à un soldat mais c’est le meilleur chef de section qui soit ; il ne s’est pas rasé depuis plusieurs jours et le brouillard argente sa barbe. Nous marchons au milieu de quelque chose qui, la semaine dernière, devait être un bois. Maintenant ce sont des troncs déchiquetés, des voitures brûlées, des débris humains. – Ça a du barder ! dit Petit-Frère. – Mortiers lourds, répond Porta. – Nouvelles grenades de mortiers, explique Heide, au courant de tout comme toujours. Ça volatilise votre uniforme et puis on brûle. Partout des corps carbonisés. Dans un tronc d’arbre, un corps nu sans jambes ; Petit-Frère donne un coup de pied dans une tète encore casquée ; le légionnaire a un frisson. – Ça fait tout de même quelque chose de voir sa caboche qui rigole sur la route ! – L’inventeur de ces machins-là a dû être cuistot, opine Martin Gregor. D’abord ça vous pèle, puis ça vous rôtit ; regardez celui-là ! – Vos gueules ! crie le Vieux. Un grondement suivi d’une explosion… Instinctivement nous sommes à genoux. – Prenez vos distances. Eteignez les cigarettes. Compagnie, attention ! Courez ! Uhij… Uhij… Une nappe de feu jaillit vers le ciel. Batteries Do. Batteries de roquettes à douze canons. Nous filons en colonne par un le long des murets de pierres sèches. Ceux du Do changent de position après chaque salve, leurs tracteurs filant à toute vitesse et traînant derrière eux les appareils lanceurs. _ Plus vite ! Plus vite ! hurle le Vieux. Dans une seconde, c’est sur nous ! Il a raison, ça siffle déjà. Un mur de feu s’élève jusqu’au ciel. Des cris, des tués, des blessés. D’un trou, émerge un lieutenant d’artillerie, observateur de première ligne ; il est couvert de boue et saigne d’une estafilade au visage. – Qui est-ce qui commande cette bande de crétins ? L’Oberleutnant Löwe, notre nouveau chef de compagnie, frémit. – Qui appelez-vous crétins ? – Mais votre compagnie ! Filez donc ! Vous ne voyez pas que vous attirez le feu de l’ennemi ? A l’abri derrière un muret, nous suivons la discussion avec intérêt. – Un coup de pied au cul, c’est tout ce que ça mérite ! crie Porta. – Vos hommes insultent un officier ! rugit l’artilleur. Vous ne voyez pas que je suis lieutenant ? – Un pur crétin ! lui crie Löwe appuyé par toute la compagnie en chœur. – Vous aurez de mes nouvelles ! La batterie Do est en position à quelques centaines de mètres, de l’autre côté du chemin. Uhij… hurlement de roquettes. Le parapluie de feu rend la nuit plus claire que le jour. Terrifiés, nous nous serrons les uns contre les autres en nous pressant contre le muret. Plus personne ne parle devant la mer de feu qui naît de l’autre côté. – Les Amerloques en chient une ventrée ! gronde Petit-Frère. – En colonne par un derrière moi, commande Löwe. En avant, en avant ! Derrière nous l’enfer se déchaîne. Un éclat déchire l’officier d’artillerie. Tout est hasard… S’il ne s’était pas disputé avec nous, il avait la vie sauve. Tenez, ce souvenir, un jour nous nous sommes trouvés sous des arbres avec des gens du génie ; il pleuvait, les branches gouttaient, et Porta soudain, en eut assez de cette douche. Suivi par notre groupe, il se leva et s’en alla. Nous n’étions pas à cinquante mètres qu’une explosion retentit : l’arbre, les hommes du génie, tout avait disparu. Un autre jour, nous entrâmes dans une maison abandonnée pour faire une partie de cartes avec la section des chasseurs de chars. Tout à coup, Porta aperçut deux fils tendus sur le chemin ; il jeta les cartes et se mit à suivre les fils. Nous suivions Porta. Le temps de faire cent mètres et la maison sautait. Le hasard ! Une seconde de trop à l’endroit marqué par le destin et c’est la fin. En ce moment nous relevons une compagnie de S. S. appartenant à la division des Hitler-Jugend, douzième division des Panzergrenadieren. Aucun d’eux n’a atteint les dix-huit ans, mais en trois jours, ces gamins silencieux, renfermés, sont devenus des vieillards. La moitié de leur compagnie est tombée. Sans un mot, ils emballent leurs affaires et emportent tout, même les douilles vides. Nous les regardons en secouant la tête. – Quelle discipline ! s’écrie Heide avec admiration. Quels soldats ! Vous avez vu ? Tous les officiers avaient la croix de fer de première classe. A quoi j’arriverais comme chef de groupe chez eux ! – A la mort du héros, répond laconiquement Porta. Mais Heide, subjugué, suit des yeux les malheureux gamins qui s’éloignent en colonne par deux le long de la colline jonchée de grenades. Chaque pièce d’équipement est réglementaire ; les cols vert foncé marqués S. S. sortent des vestes de camouflage afin que nul n’ait le moindre doute sur leur identité. Va les rejoindre, propose Porta. On ne te retient pas, maniaque de la guerre. Heide ne se fâche pas, il rêve. Il se voit déjà officier et tâte son cou où déjà il sent la croix de chevalier ; il ne se fâche même pas lorsque Petit-Frère lui tend une croix de bois. – Tiens, celle-là au moins tu es sûr de l’avoir ! Il commence à pleuvoir, l’eau nous dégouline du casque dans le dos. Quel climat sur cette côte ! Brouillard, pluie, vent, de la boue partout. Nous ressemblons à des statues de boue ; l’argile rouge colle à tout, aux armes et jusqu’au ravitaillement. Peu avant l’aube, l’attaque se déclenche, mais les autres ne savent pas que les S. S. ont été relevés, et nous les laissons approcher tout près. Une discipline du feu qu’ils ne connaissent pas et que nous avons apprise sur le front russe. On les fauche à quelques mètres de la position. Ce sont des Canadiens paraît-il, ces cruels Canadiens que nous détestons. De vrais sadiques ; ils attachent les prisonniers aux chars avec du barbelé, la balle dans la nuque est monnaie courante, pas de pitié à attendre des Canadiens. Et puis viennent des Gordon Highlanders, mais ceux-là, nous ne leur en voulons pas. Porta cherche une pipe pendant que nous allons ramasser trois de leurs blessés dans les premiers barbelés ; ces malheureux pensent que nous allons les liquider et grelottent de peur. Toujours cette maudite propagande mensonge ! Ce sont quelques journalistes qu’il faudrait fusiller ! Toute la journée s’écoule sous un feu roulant. C’est le « Warspite » qui bombarde Caen et l’on dirait des locomotives express lancées dans les airs. – J’espère bien qu’on ne va pas par là, dit Porta en montrant la direction de Caen. Vous vous rappelez le jour, à Kiev, où on sautait de chiottes en chiottes avec Ivan sur nos talons ! Je ne peux plus souffrir les villes. – Mais non, rétorque Petit-Frère. A Rome on s’est bien amusé. Dire que j’ai pas été nommé cardinal ! Une mitrailleuse ennemie aboie ; une-volée de balles traçantes s’abat sur la position et le casque de Barcelona, fauché net, tombe au fond de la tranchée. – Assassins ! Salopards ! Venez donc si vous l’osez, tas de merdeux d’Ecossais ! On étend des imperméables sur le fond boueux ; quelques sacs de pain en guise de table et le Vieux mêle les cartes. Du coup, on oublie tout ; les petits yeux porcins de Porta luisent, roublards, sous ses sourcils ; il rabat son haut-de-forme jaune en avant sur son front, ce vieux haut-de-forme cabossé et percé de trois trous dont l’un date de la Roumanie. Heide, toujours méfiant, cache ses cartes de son autre main car les yeux de Porta sont de véritables rayons X. On voit à l’expression de Gregor qu’il est sur le point d’annoncer vingt et un ; quant à Petit-Frère, il étale ses pieds nus sur un étui de masque à gaz et les remue avec délices. Ils puent ; depuis combien de temps n’ont-ils connu ni eau ni savon ? Le géant laborieusement compte sur ses doigts : vingt et un ou dix-sept ? – As-tu quatorze ? ricane Porta qui a suivi d’un œil perçant le mouvement des doigts. – Hombre ! dit Barcelona qui ne peut ouvrir la bouche sans parler espagnol. Sa poche droite se gonfle d’une orange desséchée (une mascotte) et il rêve toujours d’oranges à Valence, c’est devenu une idée fixe. Pendant ce temps, le légionnaire ramasse tout et l’estafilade qui marque son visage devient violette. C’est bien rare qu’on le voie rire, ce soldat à vie. Furieux, le Vieux jette ses cartes et une giclée de tabac file dans la tranchée. Le Vieux, le feldwebel Willie Beier, menuisier berlinois, ressemble au « Kat » d’Erich Remarque. C’est le Vieux qui nous a appris à reconnaître les grenades au son, tout comme le faisait « Kat » pour sa section ; il enseignait comment se mettre à l’abri derrière une taupinière, montrait comment se terrer dans un champ plat sans lever les épaules. S’il n’y avait pas eu des gens comme le Vieux (ou comme « Kat ») Dieu sait ce qu’auraient été les pertes ! Des types de ce genre valent bien des généraux. Là où un feldmarschall aurait filé depuis longtemps avec tout l’état-major, le Vieux serrait un peu plus fort les dents sur sa pipe et en dix minutes la section était libérée. Il apprenait même bien des choses aux officiers frais émoulus de l’école de guerre de Potsdam et qui arrivaient au front sans la moindre expérience du feu. Jamais nous n’oublierons le S. S. Obersturmführer qu’on avait envoyé chez nous en punition. Il ne lui fallut qu’une demi-heure pour perdre toute une compagnie qu’Ivan avait encerclée en silence. L’Obersturmführer s’en était tiré mais il pouvait remercier le commandant Hinka pour n’être pas passé en conseil de guerre ; il devint ensuite un bon élève du Vieux. Et puis il y eut le toubib d’état-major qui affirmait que nous gagnerions la guerre parce que nous étions les meilleurs. – Monsieur le docteur, dit le Vieux, ce ne sont pas toujours les meilleurs qui gagnent. Il tirait sur sa pipe comme toujours lorsque quelque chose l’obsédait. – Et les nouvelles armes, à ton avis quand les aurons-nous ? Le Vieux se gratta l’oreille : – Des armes étonnantes, voilà longtemps qu’on les a. – Il nous montra du doigt. – Tenez, regardez l’Obergefreiter Porta avec son cou de cigogne et ses genoux cagneux, Petit-Frère tout en muscles et un cerveau miniature, Sven avec ses yeux abîmés, Barcelona et ses pieds plats, Gregor qui n’a plus que la moitié d’un nez, et notre chef, le commandant Hinka, qui est manchot. Ce sont ces soldats-là qui empêchent l’ennemi d’entrer chez nous, pas les armes. Deux jours après, le médecin d’état-major se tirait une balle dans la tête ; la vérité avait été trop dure à supporter. Alerte… ! Les voilà ! En masse, vêtus de kaki avec des casques plats. Ils sautent par-dessus les barbelés, nous arrosent de grenades, tirent de la hanche ; les baïonnettes brillent au bout des fusils, un feu roulant écrase tout devant eux. Il faut prendre la cote 112. Ordre du général Montgomery qui est furieux, qui veut Caen, et tout de suite, même si ça doit coûter toute la division écossaise. Il faut prendre la cote 112, la colline du Golgotha. En tête, les Ecossais, derrière eux et sur leurs flancs, des blindés. Gregor Martin est à son mortier de 81 mm qui travaille comme une mitrailleuse. Gregor a perdu son casque, la sueur coule sur son visage noir de fumée en traçant des rigoles plus claires. Le commandant Hinka dont la manche vide flotte au vent a pris une mitrailleuse lourde et envoie des salves meurtrières contre les vagues des fantassins. Le commandant ne dit pas un mot ; sa bouche n’est qu’une fente serrée, son grand manteau de cuir gris perle est devenu rouge de boue ; un feldwebel infirmier l’assiste. Petit-Frère prépare deux grenades à la fois et chacune d’elles saute au moment où elle touche le sol. Aucune chance d’insuccès, Petit-Frère est un expert des grenades à main. Quant à moi, ma mitrailleuse s’enraie ; une balle traîtresse s’est mise en travers du chargeur. Ce sacré modèle 34 ! Toujours des pépins. J’arrache ma baïonnette de son fourreau et je frappe comme un sourd sur la balle. – Mais non, crie Porta, pas comme ça ! Et en moins de deux, grâce à lui, la mitrailleuse est réparée. Mais pendant ce court laps de temps, l’ennemi s’est rapproché. Si joli à regarder ! Du mauve, du jaune, du vert, du rouge… mais si dangereux ! Ils hurlent des choses incompréhensibles, à se déchirer les cordes vocales et se prennent dans les barbelés comme des crucifiés. Encore d’autres kakis : Montgomery veut prendre Caen. Les équipages des blindés brûlent avec leurs engins ; une puanteur étouffante de chair grillée enveloppe la colline du Golgotha, mais Montgomery n’entend pas les cris des mourants. Il faut prendre Caen, qu’est-ce qu’on attend ? Ils anéantissent la section voisine, se battent au couteau, à la baïonnette, à la crosse de fusil dans le boyau étroit de la tranchée où l’on ne peut guère passer à deux. Une boucherie. Si la section flanche, c’est notre tour. – Liquidez ! commande Hinka. Barcelona arrose tout sans distinguer amis ou ennemis, et les soldats en gris ou en kaki tombent sous les balles allemandes. Est-ce qu’il y a place pour du sentiment ? C’est la colline du Golgotha. Un abri hisse le drapeau blanc : une chemise de laine au bout d’un fusil. Nous voyons une escouade de Canadiens y pénétrer et en chasser les soldats en gris. On les aligne devant l’abri, les mains jointes derrière la nuque – un ordre bref, un sergent lève sa mitraillette et abat toute la file. On le voit donner des coups de pied aux silhouettes recroquevillées. – Salaud ! crie le légionnaire. On va lui apprendre ce que c’est que la guerre ! Il fait un signe à Porta et à Petit-Frère. Court conciliabule. Porta arrache la chemise d’un mort, la fixe au bout d’un fusil et rampe dans le no man’s land, tout près des Canadiens terrés dans un trou de grenade. Le légionnaire et Petit-Frère suivent avec les lance-flammes, Porta agite la chemise. – Yes comrades ! Le Canadien se dresse, un sourire de triomphe aux lèvres. – Come on, corne on, on va s’occuper de vous. – Et il caresse sa Thomson MPI. Le sang-froid de Porta impressionne tandis qu’il prépare sa grenade dans sa poche ; il avance lentement, et à quelques mètres du trou, se jette par terre et lance la grenade aux pieds du Canadien. A cet instant, le lance-flammes de Petit-Frère gicle sur le groupe ahuri. Le sergent hurle, les pistolets mitrailleurs aboient, tout le groupe est liquidé. – Bien fait, murmure le légionnaire en regagnant la position. Mais voici les chars… une formation serrée. Les Churchill et les Cromwell écrasent nos premières lignes. Ils approchent… La Pak tonne, mais certains de nos fantassins se débandent et fuient à toutes jambes sous les quolibets des Anglais qui suivent, courbés, les engins blindés. – Goliaths ! crie le commandant Hinka. Ce sont de mini-chars radioguidés, chacun desquels, contenant cent kilos d’explosifs. On lance à la hâte cent quarante de ces petits appareils sur le terrain éventré. Stupeur des fantassins anglais hilares ! Jamais ils n’ont vu ça ! – C’est l’arme secrète nazie ? crient les hommes en ricanant. Explosions ! Les premiers Cromwell sautent, mais l’ennemi pense toujours aux canons antichars et ne comprend pas le danger de ces ridicules engins. Deux Goliaths, l’air innocent, s’arrêtent devant une compagnie ; l’un d’eux est un peu penché, l’autre tout à fait ; ils ont l’air de ne plus pouvoir avancer sur ce terrain difficile. On voit des grenadiers ramper vers ces choses étranges, les photographier, s’enhardir, les toucher en riant ! quelqu’un leur donne un coup de pied ce qui motive le hurlement d’un officier qui saute dans un abri. Lui doit savoir ce que c’est ! Un caporal s’assoit triomphant sur la dangereuse bombe radioguidée, fait le clown, chante « Tipperary »… Barcelona appuie sur la détente. Un geyser de feu monte vers le ciel projetant des lambeaux humains. – Espèce de cons ! grogne le légionnaire. Savent pas encore qu’on se débine quand on voit quelque chose d’inconnu ! Soixante-dix chars flambent dans une fumée noire et grasse et des corps carbonisés pendent par les écoutilles, mais l’attaque continue avec de nouvelles réserves. Une marée. On fait avancer deux batteries de 88 et une compagnie de lance-flammes de la 12 division S. S. C’est un enfer où s’engloutit, hurlante, l’infanterie ennemie. Les chars sont des boules de métal en fusion, et cela dure dix-huit heures, avec des pertes terribles des deux côtés. A bout de forces, nous nous jetons sur le sol, mais Heide a trouvé du whisky, et même s’il sent un peu l’aluminium, que c’est bon ! Quant au légionnaire pour qui sonne l’heure de la prière, il se prosterne vers La Mecque. Beaucoup de Français inconnus, membres de la Résistance, aidèrent les forces de l’invasion, et l’on ne saura jamais le nombre de ceux qui tombèrent devant les pelotons allemands. Un jour, Londres eut l’inconscience de demander au chef de la Résistance de Caen, l’ingénieur Meslin, des renseignements sur les fortifications allemandes, sans se douter une minute de ce que comportait cette mission Meslin se prit la tête à deux mains : comment faire ? Chaque sentier menant vers la côte était étroitement surveillé, et tout homme s’aventurant sans permission dans le secteur était immédiatement fusillé. Cette mission se révélait impossible. Même en demandant du travail à l’Organisation Todt, on ne verrait qu’une infime partie du littoral, et il faudrait des milliers d’agents pour dresser la carte des cent soixante kilomètres de plages. C’est ici que la chance intervint. Un des membres du groupe, René Duchez, entrepreneur en peinture que Von avait surnommé « Sang-Froid », se promenait un jour dans les rues de Caen en rêvant à l’irréalisable tâche. Devant la préfecture, une affiche l’arrêta : l’Organisation Todt cherchait un peintre qualifié. Duchez se dirigea vers l’immeuble de l’O. T. où la sentinelle le repoussa grossièrement ; Duchez s’obstinait lorsque arriva un sous-officier qui demanda à voir un officier. – C’est très important, assura-t-il. On le fit entrer dans le bureau du contrôleur des bâtiments civils et il s’entendit répondre que son offre de service aurait un résultat sous huit jours. Les huit jours, Duchez savait parfaitement leur emploi : le temps pour la Gestapo de faire son enquête. Huit jours après, à l’heure dite, il se présenta au siège de l’O. T., et tandis qu’il proposait ses échantillons à un Oberbaufiihrer, entra soudain un ingénieur de l’Organisation. – Heil Hitler ! dit l’homme en jetant sur le bureau un rouleau de plans. – Vous ne voyez donc pas que je suis occupé, grogna l’Oberbaufiihrer. L’ingénieur disparut et l’Allemand se mit à feuilleter les plans sous le regard faussement indifférent de Duchez qui n’en croyait tout de même pas ses yeux. C’étaient les plans du Mur de l’Atlantique, tout le long de la côte entre Honfleur et Cherbourg, inutile de dire que son cœur battait la chamade. L’Oberbaufuhrer agacé repoussa le rouleau et se plongea dans les échantillons de peinture et papiers peints, mais ses réflexions furent de nouveau interrompues par un arrogant officier qui le pria de le suivre dans le bureau voisin. Duchez, tremblant de tout son corps, resta seul devant les documents ; il s’agissait de faire vite. Son regard chercha désespérément une cachette et se posa sur un grand portrait de Hitler accroché au mur derrière le bureau. 0n n’irait rien chercher là ! Fébrilement, il saisit les papiers et les fourra derrière le cadre. Presque au même instant, l’Allemand revenait. – Tas d’idiots ! Tout repose sur moi. Il y a des salopards qui ont mis du sucre dans le ciment. Qu’est-ce que j’y peux ? Qu’ils s’occupent de leurs oignons. Bon, voyons vos échantillons. On s’entendit sur la décoration des bureaux : lundi matin, huit heures. Le peintre se retira avec un grand salut du bras, salut à Hitler, qui fit sourire de contentement le chauve Oberbauführer. C’était un vendredi après-midi. Le week-end fut un enfer. A chaque seconde, il croyait voir surgir la Gestapo ; on avait dû chercher les plans et soupçonner en premier lieu le Français. Impossible qu’il en fût autrement ! Donc impossible de dormir. Pendant que sa femme qui ignorait tout de ses activités reposait paisiblement, l’angoisse oppressait Duchez. La peur le rendait presque fou. Il maudissait son geste et les Anglais – ces Anglais bien tranquilles chez eux et ne sachant rien de la Gestapo ! Des pas lourds… Une patrouille de gendarmes armés de mitraillettes… Une torche éclaire la maison… Mais la patrouille continue. Duchez but à se saouler, brisé, malade de terreur. Valait-il mieux disparaître ? La Gestapo allait venir, c’était certain. Mais la Gestapo ne vint pas. Le lundi matin, il prit un bon réconfortant et s’en fut à son travail avec ses pots de peinture et ses papiers peints sous le bras. En sifflotant, il entra dans le bâtiment de VO. T., se fit fouiller par la sentinelle et se prépara à travailler sous les regards étonnés des occupants. Personne ne savait rien de la rénovation des bureaux et l’Oberbauführer avait été changé de service. On atteignit un Stabsbauführer qui se rappelait vaguement le projet. – Faites ce que vous voudrez, cria-t-il avec irritation, et foutez-moi la paix ! Je m’occupe d’artillerie lourde et d’abris ! Qu’on en finisse ! Les deux premiers jours, Duchez travailla en chantant comme un pinson, mais ce ne fut que dans la soirée du troisième jour qu’il souleva avec précaution le tableau. Il fut sur le point de hurler de peur. Les plans étaient toujours là et signifiaient la torture et la mort. Au moment de partir, il les glissa dans ses rouleaux de papier peint et mit le tout entre deux pots de colle, mais à la sortie du bâtiment, il était livide. La sentinelle l’arrêta, tâta ses poches, fouilla sa serviette. – Ça va, gronda l’Allemand. Duchez n’avait fait que quelques pas lorsqu’il s’entendit rappeler. – Et dans ces seaux ? – De la colle, sergent, pour le papier peint. Le S. S. tourna la substance laiteuse et la renifla, méfiant. – On ne sait jamais avec vous autres ! Duchez enfourcha sa bicyclette et se rendit au café des Touristes (le P. C. de la Résistance) où il remit les plans au ci-devant capitaine Girard. Celui-ci les emporta à Paris et les donna au commandant Touny dont le Q. G. voisinait avec celui des Allemands, au 72 de l’avenue des Champs-Elysées. Touny faillit tomber des nues en voyant ce que lui apportait son camarade, et en apprenant l’héroïsme de Duchez. – C’est le plus magnifique coup de la guerre, et ça va mettre la Gestapo sur les dents. Que Dieu nous garde ! II y aura de la casse, mais ça en vaut la peine ! CANTONNEMENT LA petite Volkswagen amphibie et pataude cahote devant les premières maisons du village et Gregor freine dans un grand crissement de pneus. Mitraillettes au poing, nous fouillons longuement du regard les bâtiments gris et tristes ; au moindre soupçon, on tire, nous sommes des bêtes de proie qui chassent. Tout le monde nous guette. Le silence oppressé semble un épais velours noir. Porta est le premier à sauter de la voiture suivi du Vieux et de moi-même ; Gregor reste au volant, sa mitraillette appuyée sur le pare-brise, son doigt sur la détente. Si quelqu’un ouvre une fenêtre, il fait feu. Le chemin creux serpente entre les jardinets dévastés, traverse le village et disparaît dans les prés. C’est un hameau qui n’est marqué que sur les cartes d’état-major ; à trente kilomètres, pas une âme ne connaît son existence. L’arme au poing, nous nous dirigeons vers les maisons les plus proches et sachant d’expérience que les habitants protestent toujours contre ces billets de logement incessants. Tant pis ! Nous sommes chargés du cantonnement et si tout n’est pas prêt avant l’arrivée des compagnies, on se fait sonner par les officiers. A pas feutrés, la vie reparaît, les portes s’entrouvrent, des yeux curieux regardent. Nous allons de porte en porte en décidant du nombre d’hommes à loger ici ou là. Heureux village ! Pas une seule bombe n’y est tombée. Soudain, une fillette se précipite et jette ses bras autour du cou du Vieux. – Papa ! Tu es revenu ! – Des larmes coulent sur les joues de l’enfant – Je savais que tu reviendrais. Elle se serre contre le Vieux sans s’apercevoir qu’elle heurte de son front le bord coupant du casque. – Hélène ! appelle de l’intérieur une rude voix de femme. Qu’est-ce qu’il y a ? – C’est Papa ! Papa est rentré ! Dépêche-toi grand-mère ! Une grande femme sombre, les cheveux tirés au-dessus du visage osseux, s’encadre dans la porte ouverte. – Mais non, rentre, ce n’est pas ton père. – Si grand-mère, cette fois c’est lui ! Avec une dureté inutile, la femme empoigne la fillette et la repousse à l’intérieur. La modeste robe de deuil à col haut souligne encore la pâleur du visage. – Excusez, monsieur, l’enfant est bizarre. Son père est tombé devant Liège en 40, mais elle croit toujours qu’il vit ; sa mère a été tuée sur la route par un Stuka. – Il faut que je fasse le cantonnement, murmure timidement le Vieux. 1 section, 3 groupe, je le marque à la craie sur la porte. Dans la maison voisine, un couple nous offre du vin ; la femme porte une robe de soie grise démodée et nous lorgne à travers un face-à-main. Les pièces puent la naphtaline. Nos hôtes remplissent servilement nos verres en nous souhaitant la bienvenue et regardent avec intérêt nos uniformes noirs des régiments de blindés marqués au col de la tête de mort. – Ah ! c’est vous la Gestapo ? dit l’homme avec onction. Ben, je peux vous dire qu’il se passe ici des choses bizarres. Ça grouille de maquisards communistes qui nous attirent les pires embêtements. – Il désigne à travers la fenêtre une maison toute proche. – Tenez, là-bas, la barrière bleue, cinq des vôtres y ont été assassinés. Un homme vêtu d’une cotte d’ouvrier arrive au même instant sur un vieux vélo ; à son guidon pend une poule morte. – C’est Jacques, le frère d’un des gendarmes, dans la Résistance bien sûr, et en plus un bandit qui est derrière tous les crimes de la région. Faites aussi attention à Pierre le brigadier, il vous dira des choses intéressantes si vous savez le prendre. La femme approuve et ses petits yeux luisent de vengeance. J’écris sur la porte « 1er section, 4 groupe ». – Sales cafards, murmure Porta. Doit s’en passer de belles ici ! – Pas nos oignons, grommelle le Vieux. On fait le cantonnement, c’est tout. Plus loin, dans le village, nous tombons sur le brigadier en bourgeron, son képi délavé rejeté au sommet de son crâne. – Heil Hitler ! crie-t-il vert de peur. Et il se met au garde-à-vous, en sabots, un bidon de calvados sous le bras. Visiblement nous sommes attendus. Nouvelle tournée. Le brigadier boit à la santé de l’Allemagne, montre les photos de famille, parle, parle, un flot ininterrompu de paroles, rit sans raison de ses propres histoires, nous frappe sur l’épaule et meurt de terreur. – Les soldats allemands sont les meilleurs du monde ! Vous gagnerez la guerre. La guerre est l’œuvre des Juifs, ajoute-t-il après une courte pause. – Il tire une liste de sa poche. – Voilà ceux que j’ai arrêtés. Grand temps qu’on nettoie enfin le pays des Juifs. N’ont jamais amené que des emmerdements à commencer par le capitaine Dreyfus. – Il était innocent, insinue le Vieux. Une erreur judiciaire. – Tant pis, dit l’homme têtu. Quand même un sale Juif. Porta tripote d’un air horripilé sa mitraillette. – Dis donc, on chuchote que tu fais partie de la Résistance et qu’il se passe ici de drôles de choses ? C’est vrai ? – Quelle est l’ordure qui a pu dire ça ? crie l’homme en sursautant. J’ai toujours obéi aux autorités allemandes et je suis un ami du commandant. – Il est parti, susurre Porta en souriant, mais vois-tu camarade, quand nous aurons quitté le pays, tu devrais dire deux mots à ceux de la maison là-bas ; ils ne t’aiment pas. – La femme est ma cousine ! – Raison de plus ! « 2 section, 1 groupe ». J’écris à la craie sur le vantail de la porte. Celui-là aimera encore davantage les Allemands quand il aura connu Petit-Frère. Jovial, l’homme nous frappe sur l’épaule et nous promet ce qu’il aura de mieux. Dès que nous quittons sa demeure, on le voit boire son calvados au goulot. – Il est prêt à chier de peur, constate Porta. Un héros en carton. Tout ça des salauds, ils ne me reviennent pas. – Ça suffit comme ça, dit le Vieux, qu’ils lavent leur linge en famille. Le vainqueur a toujours raison. Dans la maison suivante, accueil glacé d’un vieux paysan. Sur sa poitrine, la croix de guerre. Nous fouillons la maison et ses yeux nous suivent pleins de haine. Miracle, une baignoire ! Il faut la remplir au seau mais c’est tout de même une baignoire. – Faut mettre ici une huile, conseille Porta. Ces types-là se lavent le derrière. Assentiment du Vieux qui installe le commandant. La porte claque sur nos talons. Le maire, petit homme à moustache hirsute nous accueille trop bien et ne manque pas de nous informer qu’il est membre du Parti. – Donne-lui le hauptfeldwebel Hoffmann, ricane Porta. Il quittera le Parti ! Là-haut, vers le tournant de la route, on aperçoit une maison un peu en retrait qui semble abandonnée. Impossible de se faire ouvrir. Nous renonçons et poursuivons ailleurs la chasse au cantonnement. Tard dans l’après-midi, le bataillon arrive à grand bruit ; tout le monde grogne bien entendu sur son lieu de destination, excepté Petit-Frère, fort satisfait parce qu’il a trouvé une cave assez bien garnie. – Je vais l’aider, rigole Porta en disparaissant dans un escalier raide. Je pars tout seul vers la maison d’en-haut, celle qu’on voit juste avant le tournant, et je saute une haie vive : Ici, tout respire la paix, le jardin est plein de fleurs, un seau rouillé se balance au-dessus d’un vieux puits à demi caché sous des plantes grimpantes. – Que désirez-vous ? J’empoigne mon revolver, c’est un réflexe habituel ; mais la voix vient d’un fourré, et j’aperçois entre deux arbres un hamac dans lequel se prélasse une jeune femme d’environ vingt-cinq ans. Au loin retentissent des commandements rauques. Une paire d’yeux en amande me contemplent curieusement. – Que cherchez-vous, monsieur ? – Je croyais la maison abandonnée. Nous cantonnons dans le village. La jeune femme saute du hamac ; sa robe évoque une tunique chinoise fendue sur de longues jambes dorées. J’avais oublié qu’une femme pouvait être bien tenue sans rappeler un hôpital. – J’allais prendre mon café, en voulez-vous une tasse ? – Vous habitez ici ? Question idiote mais je ne trouve rien d’autre à dire. – Oui, mais j’habite aussi Paris. Vous connaissez Paris ? – Pas encore, je pense que ça viendra bien. Vous êtes mariée ? Elle a un rire amer : – Mon mari est en Indochine ou dans un camp japonais. Je n’ai pas de ses nouvelles depuis trois. ans. Etre derrière une mitrailleuse ou un barbelé, quelle autre alternative pour un homme en un temps comme celui-ci ? Elle a raison. Un temps maudit. Chaque jour, les familles des deux côtés reçoivent des lettres retournées et marquées d’un coup de tampon « Disparu ». Il n’y a qu’à attendre. Certains attendent toute leur vie, d’autres n’ont pas cette patience. – Croyez-vous que la guerre va bientôt finir ? Je hausse les épaules. Bien sûr que je le crois, ça fait des années que je le crois. Depuis le début. – Ici, c’est merveilleux, on peut oublier la guerre mais j’ai peur. Demain je retourne à Paris, je m’y sens plus en sûreté, dans la foule on est anonyme. Pensez-vous que Paris sera déclaré ville ouverte comme Rome ? Je ne sais pas, je ne savais pas que Rome était ville ouverte, on ne nous dit jamais rien. Un soldat n’a qu’à obéir. Ses mains sont jolies et soignées et touchent la mienne tandis que ses yeux me sourient, puis elle retire mes lunettes noires, mais la lumière me fait tellement mal aux yeux que la jeune femme, confuse, me rend les lunettes. – Pardon, j’ai pensé que c’étaient des lunettes de soleil pour vous rendre intéressant. Je ris avec mépris : – Trois mois je suis resté aveugle avec la tentation de me suicider. Une grenade au phosphore, un jour que j’ai sauté d’un char en flammes. La lumière me fait toujours mal. Il y a en Allemagne un million d’aveugles de guerre, mais moi je n’ai pas droit à la canne blanche parce que je ne suis pas réellement aveugle. – Combien de temps restez-vous ici ? – Je n’en sais rien, quelques heures ou quelques jours, un soldat ne sait jamais rien. – Et où habitez-vous en Allemagne ? Dans une caserne, à Paderborn, mais en principe je vis au Danemark. – Vous n’êtes pas Allemand ? – Si, je le suis maintenant, sans cela on ne m’aurait pas pris dans l’armée. Les étrangers servent dans la Waffen S. S., leur Légion étrangère. – Et comment êtes-vous entre dans l’armée ? – Comme volontaire. Je cherchais à vivre. Le livre de Remarque, A l’Ouest, rien de nouveau, a été mon livre de chevet quand j’étais gosse. Il m’a fait aimer le soldat allemand. – Je croyais que c’était un livre antimilitariste ? – Peut-être, mais il a eu l’effet contraire sur des milliers de jeunes. Il décrivait la camaraderie, la solidarité, tout ce que nous cherchions en somme. Au Danemark, l’armée est minuscule ; je ne connaissais personne et les soldats y sont méprisés ; on crachait ouvertement sur les officiers que la police ne défendait même pas contre les attaques du populo. – C’est pour ça que les Danois se sont rendus tout de suite en 1940 ? – Que pouvaient faire les Danois contre la plus grande force militaire de l’Europe ? L’armée française elle-même n’a pas pu résister. – Mais la France n’a pas cessé le combat ! Nous continuons la guerre avec les Anglais ! Les Anglais ne nous lâchent pas ! Le fou rire me prit. – Dois-je vous dire pour qui se bat l’Angleterre ? Ils vous ont laissé tomber en 40. A Dunkerque, votre Gamelin a sacrifié les Français pour eux. L’Angleterre se bat pour elle et pour personne d’autre ; aucune nation ne se bat pour une autre, ne soyez pas naïve à ce point ! – Pourquoi ne désertez-vous pas ? Vous vous battez pour une cause perdue. Entrez dans le maquis, ici on vous aidera. – Non, je suis un soldat ; si je déserte, je lâche les camarades qui comptent sur moi comme je compte sur eux. On ne déserte que dans un coup de folie. Nous sommes cinq camarades dans un char, le quintette de la mort. Nous savons que la guerre est perdue, nous le savons depuis longtemps, bien avant que les hommes politiques s’en soient aperçus, mais c’est la camaraderie qui fait que l’on continue. Relisez le livre de Remarque. Ils savaient aussi que la guerre impériale était perdue, mais eux aussi restaient fidèles à la camaraderie, la seule chose qui nous reste parce que nous craignons plus la paix que la guerre, c’est-à-dire le retour à la solitude. Difficile à comprendre quand on n’est pas seul. – Je suis seule, dit-elle, en caressant ma main. J’ose l’embrasser. La terre tremble, un lézard fuit, c’est une colonne de chars lourds qui passe et la chaleur des tuyaux d’échappement arrive jusqu’à nous. La main dans la main, nous entrons dans la maison pour préparer le café, un merveilleux café. Où diable trouve-t-on ça en ce moment ? – Au fond, qu’est-ce que vous êtes ? – Rien qu’un soldat. Elle m’enlace, nos vêtements gisent sur le plancher et je ris avec lassitude en montrant ma veste tachée d’huile. – Tu vois, une machine à tuer ou à détruire. C’est ça que j’ai appris et rien d’autre. – Si tu pouvais choisir, que serais-tu ? – Difficile à dire. J’ai été soldat trop longtemps, je suis habitué aux hurlements des ordres ; je ne peux vivre qu’avec des ordres et une discipline. On nous a brisés pendant si longtemps que nous sommes devenus des esclaves. Le temps s’abolit pour nous ; le café renversé coule sur la table, du café brésilien tellement rare ! Mais nous oublions tout et surtout le monde qui nous entoure. Soudain, des pas rapides retentissent, des moteurs grondent, les fenêtres vibrent. On frappe à la porte des coups irrités. Nous nous levons d’un bond du canapé qui grince et elle me jette une veste. C’est Porta qui entre tel un ouragan. – Alors ? On te cherche partout, qu’est-ce que tu fais, imbécile ? Ce sont les Amerloques qui s’amènent ! On les met et en vitesse ! Madame, à vos ordres. – Il ôte d’un geste large le haut-de-forme jaune, et son unique dent apparaît dans un sourire. – Monsieur a été à la hauteur ? Petit-Frère est saoul comme un million de vaches ! – Il secoue la cafetière renversée. – Bien dommage, c’est vide ! – Et il lèche le fond des tasses. – Marché noir, dit-il d’un ton bref. Si Madame veut me donner l’adresse ? – Son œil perçant enveloppe toute la pièce. – Y a-t-il quelque chose d’utilisable ? Tâche de mettre tes frusques en vitesse ; on est les derniers et « Le Borgne » s’est amené, furibard. Il a sorti le lieutenant Schmidt de son lit en lui défendant d’être blessé. Le feldwebel Mann, de la 2, s’est pendu et l’Obergefreiter Gert a filé. Un con. Les gendarmes vont le pincer avant deux heures. Pensais aussi que tu avais mis les voiles. Vingt types sont à tes trousses avec des mitraillettes. Ce torrent de paroles semble inépuisable, mais la jeune femme se jette à mon cou. – Reste, murmure-t-elle. C’est de la folie de partir maintenant ! Reste, Sven, je te cacherai. Elle éclate en sanglots. Je secoue la tête ; les rêves ne deviennent pas réalité. – Pourquoi qu’elle chiale ? demande Porta qui se cure les oreilles avec une petite cuillère. Elle a tout ce qu’elle veut, une maison, du pain, du café, et alors ? Allons, madame, sèche tes yeux, les libérateurs arrivent. Y en a pas pour longtemps. – Allez-vous-en tous, crie la jeune femme en sortant en courant. – Drôlement bizarre les filles, constate Porta. Doit être à la diète depuis longtemps celle-là, lui faut des hommes, mais si j’étais à sa place, personne dans le plumard avant de faire tinter les gros sous. Serais richard en vitesse. La compagnie est déjà alignée au beau milieu de la place et il m’est impossible de me glisser subrepticement dans les rangs. – Vous croyez peut-être que la guerre vous attend ? me crie « Le Borgne » au comble de la rage. – Il se tortillait avec une poule, susurre Porta d’un air ravi. – Trois jours d’arrêt fermes, reprend « Le Borgne ». Dans le rang et que je ne vous voie plus ! – Hourrah ! entend-on soudain. C’est Petit-Frère qui arrive en titubant : – Hourrah ! Vive « Le Borgne ». – Bande d’indisciplinés ! gronde € Le Borgne ». Oberleutenant Löwe, en-avant et que ça saute ! Le gros major général se tasse dans sa voiture et disparaît au milieu d’un nuage de poussière. Löwe redresse sa casquette : – Espèce d’ivrogne ! grince-t-il à l’adresse de Petit-Frère qui a un hoquet et sourit bêtement. – Je fais mon rapport humblement : Obergefreiter Wolfgang Ewald Creutzfeldt est saoul comme une vache ! Löwe hausse les épaules : – Compagnie à droite, droite, regard tout droit. Un instant, il observe l’ordre de la compagnie, puis cent quatre-vingts hommes en désordre se jettent vers les chars ; on ouvre les écoutilles, mais nous avons tout le mal du monde à y enfourner Petit-Frère qui tombe enfin sur le plancher d’acier, embrasse la culasse du canon, puis se met à ronfler comme une toupie hollandaise. Signal de mettre les moteurs en route. Un tonnerre gronde, ce sont les vingt-cinq moteurs des Tigres qui tournent, mais en moi monte soudain la nostalgie d’un monde que je n’ai jamais connu, d’une maison civilisée, d’une femme raffinée. – Chars, marche ! commande le Vieux. Direction la grand-route. Armez les canons de grenades explosives. Vérifiez l’équipement électrique. Avec apathie je presse les innombrables boutons ; le moteur électrique ronfle, lè long canon vire vers l’énorme pare-flammes ; le 503 qui nous précède soulève un tourbillon de poussière et arrache la route goudronnée, les chenilles claquettent, menaçantes. Je presse fiévreusement mon œil contre le rebord caoutchouté de la lunette. Pourvu que les autres ne s’aperçoivent pas de mon trouble, ce serait un enfer ! Qu’ai-je été faire dans cette clos puant l’huile de moteur, la sueur et l’odeur de métal chaud. Finis les rêves, Sven, maison ? Je regarde autour de moi cet espace sans ça on devient fou. Petit-Frère se penche confidentiellement vers moi ; il sent l’alcool à plein nez et ses yeux sont injectés de sang. La tête de mort brille sur ses revers. Il rote. – C’était fameux, camarade ? dit-il en se tapant sur les cuisses. – Ta gueule ! Mais au tournant de la route, Jacqueline, près de la haie, nous fait de grands signes. Oublions Jacqueline ! Soudain, un cri du Vieux ! – Tourelle sur deux heures. Sept cents mètres, char ennemi. L’appareil électrique résonne, le long canon vire, c’est une fausse alerte, il n’y a qu’une épave incendiée à bord de laquelle se voient deux cadavres carbonisés. Voici la nuit, une nuit éclairée d’une lune aussi pâle qu’un fantôme. Sur notre passage, les maisons frémissent jusqu’au fond des caves, les gens se réveillent, des yeux craintifs se collent aux vitres. Les Tigres occupent toute la largeur de la rue, et un réverbère, cassé en deux comme une allumette, s’abat contre une maison dont la vitre saute. Des flammes longues d’un mètre sortent des tuyaux d’échappement. Trois bataillons de chars lourds se hâtent dans la nuit vers les lignes britanniques. Quelle surprise désagréable pour les soldats anglais ! Une maison obstrue le chemin ; le char de tête aplatit la maison. On entend hurler un enfant. « O mort viens donc », chantonne le légionnaire derrière son périscope. – T’aurais pas quelque chose d’un peu fort ? demande avec espoir Petit-Frère à Porta. Porta lui tend une bouteille chipée lors d’une courte visite chez un officier payeur : c’est de l’alcool de Haderslev, le meilleur schnaps du monde, le seul qui ne gratte pas. Les bouteilles avaient été réquisitionnées pour un commandant de division, mais par malheur, Porta était arrivé le premier ; il disait qu’il avait flairé cet alcool de la rue (Petit-Frère en avale une énorme lampée, rote, crache par le hublot évidemment contre le vent et tout lui revient en pleine figure ; il jure, s’essuie avec un chiffon sale, pendant que les énormes moteurs ronflent dans la nuit. Les chaînes grincent avec un bruit de mort ; l’une d’elles saute et écrase la tête d’un lieutenant qui au même moment regardait dehors. Toute la tourelle est inondée de sang. En avant ! En avant ! Au bord de la route, des camions brûlés, des épaves de chars, des cadavres carbonisés suspendus aux écoutilles. Toute une colonne d’infanterie gît là, fauchée dans un champ. – Jabos, constate placidement Porta. – Je me demande s’ils transmettent toujours à la radio le chant des chars ? Barcelona le chantonne à mi-voix ce chant de 1940, sans se demander si le texte est toujours d’actualité : Au-delà de la Maas, de la Scheide, du Rhin, Les chars entrent dans Francfort, Les hussards noirs du grand Führer Ont envahi la France d’assaut, Les chaînes grincent, les moteurs ronflent, Les chars roulent sur la terre de France… Un immense éclat de rire ! – Vous êtes cinglés, non ? C’est la voix rauque de Heide dans la radio que nous avons laissée branchée. Des rires méprisants fusent des autres chars. La fière marche est devenue une dérisoire rengaine ! Soudain, devant nous, une colonne étrange… Est-ce que ce sont des prisonniers ? Non, on voit des religieuses, couvertes de poussière, courir pour rassembler une horde d’où montent vers la lune blafarde des rires sauvages. Ce sont les fous que l’on évacue de l’hôpital de Caen. L’un d’eux sort du rang et se jette en riant sous nos chaînes, les autres battent des mains, sautent comme des fauves, tandis que les malheureuses religieuses lèvent leurs bras au ciel en signe de désespoir et de supplication. Soudain, un homme en vêtements d’hospice s’avance directement devant nous. – Stop ! crie le Vieux. – Sans penser qu’il crie toute radio ouverte. Pour l’amour de Dieu, stop ! Trois bataillons l’entendent, et voilà que la longue colonne des Tigres s’arrête ; les moteurs tournent au ralenti, mais une voiture arrive à toute vitesse, faisant crisser les graviers de la route. Debout, manteau au vent, c’est « Le Borgne », ivre de rage, qui brandit une menaçante canne de chêne. – Qui a donné cet ordre ? Quel crétin digne du conseil de guerre ? Blindés en avant ! Les chaînes grincent ; un Tigre passe au milieu de la colonne des fous, mais le conducteur perd un instant le contrôle de son soixante-douze tonnes qui s’arrête en travers de la route, et une vieille religieuse se jette contre la porte d’acier en la frappant furieusement de ses poings. – Assassins ! Assassins ! La voiture du Borgne freine, pneus hurlants. Le bandeau noir regarde le massacre, sans voir la religieuse à moitié folle qui tambourine sur la cloison d’acier. – Cet imbécile n’est pas capable de conduire, qu’on l’envoie aux cuisines. – Et vous, dit-il au lieutenant très nerveux qui surgit de la tourelle, au rapport à la section du Train quand nous serons de retour. Blindés en avant, et même si Satan se présente au bras de Jésus-Christ, écrasez tout ! En avant chiens ! Ne vous imaginez pas que vous êtes destinés à profiter de la vie ! A cet instant, une rangée de voitures marquées de la Croix-Rouge tente de nous dépasser, mais de gros camions s’embourbent. Malgré les cris de leurs équipages, nous les jetons dans le fossé. Place pour les Tigres ! Un lieutenant d’infanterie arrive aussitôt au pas de course, suivi d’un officier de la feldgendarmerie dont la sinistre plaque en demi-lune brille dans la nuit. Il tire son revolver. – Sabotage ! Je vous arrête ! Quel est l’idiot qui commande ici ? L’homme est sûr de lui ; les gens de la feldgendarmerie sont les maîtres de la vie et de la mort, tous fous de conseils de guerre. A leurs yeux, un colonel lui-même n’est rien. – Qui se permet de stopper mes Tigres ? C’est vous ? hurle « Le Borgne ». C’est le major général Mercedes, avec sa canne et son bandeau noir, qui se dresse de toute sa hauteur devant les deux hommes. Il écarte du bout de cette canne l’officier de la feldgendarmerie. – Etes-vous fou ? Si vous ne disparaissez pas, je vous fais pendre sur l’heure à l’arbre le plus proche. Croyez-vous que la guerre attend ? Blindés en avant ! Peu après, une nouvelle colonne d’infanterie nous bouche le chemin. Ce sont des hommes sans armes, en débandade, fous de peur, qui se précipitent contre nos chars. Ils encadrent (l’on peut dire) des prisonniers anglais et américains en loques kaki. Tous les peuples de l’Europe forment cette colonne « allemande » : Russes, Ukrainiens, Cosaques Khirghizes, Bosniaques de la division musulmane, Hongrois des unités des Carpathes, Sudètes, Saxons, Bavarois, Alsaciens, Polonais, Italiens… Tout le monde, pêle-mêle, ne cherche qu’une chose : fuir ! – Belle armée ! crie Porta. Voudrais qu’Adolf voie ça ! – Il montre quelques parachutistes. – Et les gars de Hermann aussi ! Est-ce qu’on perdrait la guerre par hasard ? Alors vivement le tram pour Berlin ! Mais voilà qu’une unité de cavalerie arrive au grand galop ; les hommes se déploient en un immense éventail et sabrent à tour de bras les fuyards. Nous reconnaissons les cols rouges ; ce sont les Cosaques du général Vlassov, les spécialistes du nettoyage des rues. Et ils s’en paient ! Debout sur leurs étriers, ils volent, bride contre bride, l’écume aux naseaux de leurs petits chevaux ramassés. Des commandements rauques retentissent en russe, les sabres luisent ; en un temps record, ils ont arrêté la horde, et ils rient, tout fiers. C’est un travail à leur mesure, ces petits hommes des steppes. Les chevaux sont en sueur, les cavaliers sautent de leurs montures et brandissent leurs sabres, des sabres sans garde, un peu recourbés. Nous regardons les corps sanglants. Des Cosaques dans l’armée allemande, sous le commandement d’un général russe, tuent des soldats allemands avec des sabres russes ! Tout est démence. Pour qui se battent-ils donc ? Pas une once de pitié. Un commandant de la feldgendarmerie se frotte les mains et tape sur l’épaule d’un capitaine russe. Les chevaux boivent dans le ruisseau à grandes lampées, et les hommes se jettent à plat ventre pour boire avec leurs chevaux. Dans un régiment de Cosaques, l’homme et le cheval ne font qu’un. Sabre au côté, ils s’avancent vers nous, leurs yeux noirs pétillent ; dans le clair de lune, l’étoile rouge brille sur les petites toques de fourrure. Au cou, la croix frappée d’un aigle. – Salut Gospodin ! dit en riant un caporal trapu qui empeste la vodka. Il porte son sabre en travers du ventre ; de larges épaulettes russes ornent son uniforme allemand, une grosse tresse blanche supporte l’étui du revolver ; au poignet, la nagajka (fouet cosaque) dont la lanière est enroulée. Il tend une main amicale Qu’en pensez-vous ? Ça rappelle les répressions de Nicolajev, en 38. Les mineurs de Nicolajev étaient des durs, et ils avaient battu la police avec des bois de mine, mais ça ne leur a pas réussi. On est venu nous chercher à Saporotsche où nous étions à l’exercice avec l’armée kalmouke. Tovaritch ! Il tape sur l’épaule da Porta lui s’assombrit. – On ne t’a jamais prédit l’avenir, Gospodin Camarade ? demande Porta avec un regard en dessous. Je suis un grand mage. Je vois le passé et l’avenir. Donne ta patte Tovaritch ! Hésitant, le Cosaque tend sa paume en tripotant de son autre main le petit fouet enroulé. – Tu as peur ? ricane Porta. – Peur ? dit le Russe méfiant. Qu’est-ce que c’est que ça ? Mais ce n’est pas toujours bon de connaître le destin. – Voyons voir. – L’expression de Porta devient lointaine. – Tu as été caporal au service de l’oncle Joseph Staline. A ce moment-là tu avais une visière avec une croix rouge et tu es resté un moment à la garnison de Majkof. – Sainte Mère de Kazan ! Tu es un grand mage ! D’autres Cosaques s’attroupent et la crainte se lit sur leurs visages. Un vieux sergent à barbe blanche se signe. – Aussi vrai que la grand-mère du diable était pire que lui, ce Germanski est un diable, murmure-t-il. Porta tape dans la main du Russe. – Pas fameux, Gospodin Tovaritch ! Je vois un chemin défoncé, de la poussière, pas de machorka, pas d’eau, une longue colonne… Qu’elle est longue ! Tous les gars portent les insignes Vlassov. Je suppose que tu es assez fort pour entendre la vérité, Tovaritch ? Il y a des généraux américains et russes assis devant une grande table qui boivent du whisky, de la vodka et qui fument de gros cigares. Ils signent des papiers, ils se serrent la main. Ah ! je vois aussi… Adolf est tombé, et l’oncle Ivan se fait remettre tous les Cosaques pour que vous ne filiez pas à l’étranger. Le Petit Père veut vous avoir tous sous son aile ! Tovaritch, tu connais Dalstroj (Camp de déportés en Sibérie) ? Eh bien, tu apprendras à le connaître, et la nagajka aussi. Oh ! Je vois très loin une potence avec une corde toute neuve, mais tu as la cha nce d’y échapper. De toute façon, sois sûr d’une chose camarade, tu finiras tes jours comme Wœnna plenny (prisonnier de guerre). Le Cosaque arracha sa main et fit un bond en arrière. – Le diable t’apporte la peste, et que tu ailles cuire dans la poêle puante de Satan ! cria-t-il. Petit-Frère qui écoutait empoigna le Russe et le souleva de terre comme un chiot. – Cochon de Russe, file et vois à parler autrement ! Sinon compte sur moi pour te pousser sur le chemin de Dalstroj ! Et à coups de nagajka, Tovaritch. Le Cosaque se mit à jurer comme un Templier et nous savions par expérience que pas un être humain ne possède autant de mots qu’un Russe pour jurer et maudire. Dans sa colère, il en oublia l’endroit où il se trouvait. – Vive la révolution ! Vive Staline ! Mort aux barbares allemands ! criait-il avec rage. – Fallait y penser plus tôt, ricana Porta. Tu as mal misé, Tovaritch. L’homme lâcha une obscénité, remonta à cheval, et en passant devant nous, esquissa un mouvement menaçant de son sabre. – Que les mauvais rêves et les tortures vous frappent ! dit-il les yeux luisant de haine. – Mourez de soif sous le soleil, sales Ivalmouks ! Le régiment de Cosaques disparut au grand trot et le lieutenant Löwe qui paraissait très irrité s’approcha de notre char. – Obergefreiter Porta, je n’admets pas que vous vous moquiez des volontaires alliés ! Un de leurs damnés chefs a été se plaindre au commandant. Porta, sans même se lever, claqua des talons. – Mon lieutenant, ce crapaud des marais est venu pour que je lui prédise l’avenir. Il a eu la vérité, c’est tout, ce fumier finira dans le Dalstroj de l’oncle Joseph ! – Assez Porta ! Vous y finirez peut-être vous-même. – C’est bien possible, mon lieutenant. L’oncle Joseph manquera de cadres quand on aura fini la guerre. Le lieutenant Löwe s’éloigna fort mécontent et un silence pesant s’abattit sur toutes choses. Une chouette hulula dans un arbre ; la nuit s’écoulait ; le brouillard de l’aube se leva et nous fîmes le café en manquant de peu de faire flamber le char. Les quarts de métal brûlaient les lèvres, mais Porta avait volé à l’intendance tout un seau de confitures de betteraves. Que c’était bon sur le gros pain de l’armée ! Nous nous serrions les uns contre les autres. Nous nous sentions bien. Nous étions ensemble. La nuit accoucha d’un jour gris. Bruits de voix. Les grenadiers arrivaient amers et de très méchante humeur, tandis qu’une batterie de la Flak se mettait en position ; Porta affirma, railleur, qu’elle n’atteindrait pas une escadrille de bombardiers à cinq mètres, et à terre ! Le lieutenant Löwe leva le bras. – Blindés en avant ! Le lourd Tigre vibrait sous l’impulsion de ses deux énormes moteurs que Porta poussait sans raison. Deux chasseurs passent sur nos têtes, lâchent leurs bombes de cinquante kilos sur les bas-côtés de la route, et disparaissent sans aucun dommage malgré le tir féroce de la Flak. Nouvelle attaque ! Les Tigres se mettent en formation. Nous voilà seuls, abandonnés, redevenus des tueurs. Derrière chaque caillou, chaque buisson, chaque pli de terrain, la mort guette sous forme de chars, de bazookas, de canons, de mines magnétiques. Le périscope nous révèle les cachettes de l’ennemi. Pour les fantassins une attaque massive de chars est la plus atroce des expériences et l’observation ennemie nous a repérés depuis longtemps ; déjà pleuvent les grenades, mais nous avançons à quarante kilomètres à l’heure et les longs canons se balancent avec la vitesse de l’engin. Tout est paré. – Fermez les écoutilles, commande la voix du Vieux. On verrouille les portes qu’il faudrait maintenant des explosifs pour ouvrir. – Tourelle sur deux heures. Distance 700. Pak camouflé. Des lignes, des carrés dansent devant mes yeux. Le Vieux me frappe sur l’épaule. – Tu as le but ? Je ne vois rien que des buissons et des ruines. – Idiot, la ruine basse, là-bas, à gauche. La flamme d’un canon révèle l’emplacement de la batterie, une grenade nous manque de peu. A la vitesse de l’éclair, je pointe, les chiffres défilent devant mes yeux : 650… les pointes se rejoignent, le cadran s’éclaircit. – Vite ! dit nerveusement le Vieux. Je tire. La pression de l’air nous atteint comme un coup de poing, la douille brûlante tombe sur le plancher d’acier. Cliquetis. Le canon est prêt à nouveau. On a démoli le canon Pak : métal et débris de chair. Tout saute ; le reste est écrasé sous les larges chenilles. – Tourelle sur deux heures. Distance 500. Feu droit devant. Le moteur ronronne, la tourelle vire, et je les reconnais tout de suite : ce sont des Churchill, faciles à repérer avec leur long corps et leur tourelle basse. Il y en a six qui se suivent de près – des débutants ! Nous stoppons. Seuls, les équipages inexpérimentés tirent en marchant, mais il faut faire vite : un char arrêté est une cible de choix. Petit-Frère ouvre un des panneaux pour voir « quand ça sautera ». – Tirez donc, espèces de canards ! crie-t-il. Y a encore des obstacles avant d’arriver à Berlin. – Ferme l’écoutille ! crie le Vieux. – T’en fais pas, et rappelle-toi que je suis Obergefreiter, la colonne vertébrale de l’armée. Le Vieux se tourne vers moi : – D’abord le dernier, puis tu vires et tu écrases le premier, mais grouille-toi ! Tire ! Le long canon recule. Une langue de feu… Touché ! Le dernier char se retourne. – Fais mal ! crie Petit-Frère. Vous ne connaissez pas encore les Berlinois. La tourelle vire. Avant même qu’elle ne s’arrête, je tire : le premier Churchill est projeté hors du chemin. – Changez de position. Porta change de vitesse, recule, entre dans un pli du terrain. Je suis les trois derniers Churchill dans le périscope ; j’en prends un dans le carré, je tire… La grenade file telle une comète mais j’ai touché le seul point invulnérable d’un Churchill : la coupole de la tourelle. Ils ont dû avoir une sacrée frousse ! Mais ils ouvrent les écoutilles, l’équipage descend… Heide les fauche à la mitrailleuse au moment même où deux grenades nous atteignent ; mais le tir est trop court, nous en sommes quittes pour un bruit d’enfer. Petit-Frère s’est jeté au fond de la tourelle. – Quel barouf ! Je me suis cru mort, ce genre de guerre est dangereux ! Il se relève en sueur, et prend une nouvelle grenade dans l’armoire ouverte. Je tiens le prochain Churchill dans l’optique : la longue grenade file, mais le char reste sur place. L’avons-nous raté ? Non, il en sort un peu de fumée blanche. Nous retenons notre respiration en oubliant même de changer de position. Une flamme verticale qui monte vers le ciel, une explosion fracassante, des plaques de métal d’une tonne volent comme des fétus de paille. Le cinquième char brûle ; son commandant, torche humaine coincée dans la tourelle, hurle. – Blindés, marche ! commande le Vieux. En position près de la ruine. Tourelle sur deux heures. Visée 300. Char ennemi, feu ! Le canon tonne, le sixième Churchill est touché, et Petit-Frère exige de sortir sur l’heure pour peindre les six anneaux de la victoire sur notre tourelle. Colère terrible du Vieux, mais Petit-Frère n’apprendra jamais la discipline ; Porta et lui battent tous les records de la désobéissance et ont donné la chair de poule à plus d’un officier d’état-major. Voilà justement que derrière nous les batteries Do entrent en action ; nous sommes sous un parapluie de feu, les fantassins s’abattent, l’ennemi nettoie la cote 109, et l’infanterie canadienne se bat, fanatisée. Il lui faut prendre chaque trou. Faute de mieux, un sergent nous jette des pierres ; la mitrailleuse l’abat, on rattrape un groupe qui est écrasé sous nos chenilles. Et puis le silence retombe. Les chars s’arrêtent. On n’entend plus que le crépitement des flammes. Toussant, les poumons douloureux, nous sortons des prisons d’acier, et Porta, le visage noir de fumée, s’élance vers une maison détruite d’où il ressort, les bras pleins de boîtes de bière. Sans même prendre le temps de respirer, il en avale deux de suite, et ses yeux luisent comme des billes blanches dans son visage de nègre. – Y en a toute une cave ! C’est leur bière de la victoire, et je vous jure que ça fait du bien ! Petit-Frère pousse un cri, disparaît dans les ruines et revient avec dix boîtes qu’on ouvre à la baïonnette à même le chemin en chantant des chansons ordurières. Tout s’oublie, même la guerre, même les maisons qui flambent sous nos yeux. Mais tout à coup, une mitrailleuse crache et nous rappelle durement au présent. – Salauds ! crie Petit-Frère, tandis que Heide arrache la sûreté d’une grenade à main et la jette du côté de la cible. Un uniforme kaki se dresse, en feu, et tombe sous les rafales. Très malheureux, nous regardons la bière qui s’échappe de toutes les boîtes trouées. C’est ça la guerre. Les Résistants de Caen reçurent un jour l’ordre d’abattre le chef de la Milice, Lucien Brière, qui travaillait en liaison directe avec la police allemande et se trouvait être un ami personnel du chef de la Gestapo : le commissaire Helmuth Bernhard. Briëre avait provoqué l’exécution d’un grand nombre de Français. Ce fut le ferblantier Arsène qu’on chargea de l’affaire. En compagnie de trois camarades, il pénétra dans la maison de Brière, rue des Fossés-du-Château, et y jeta plusieurs grenades à main, mais l’attentat fut manqué. Les conjurés ne durent leur salut qu’à la fuite, et à leur insu, on confia la garde de la maison aux Waffen SS. Arsène se décida à agir seul en filant le commandant Brière un jour où il sortirait de sa demeure. Ce jour vint, et Arsène se posta au milieu de la chaussée pour descendre de face l’homme le plus haï de Caen. Il ne fallait pas qu’on puisse le prendre pour un vulgaire assassin. Brieve vit le danger mais trop tard ; il tenta de rebrousser chemin pendant qu’Arsène, qui courait derrière lui, le forçait à faire demi-tour, et de son parabellum, lui envoyait deux balles dans la tête. De toutes les fenêtres de la rue, les habitants avaient suivi la macabre scène. Avec le plus grand calme, Arsène sortit un appareil de photos et prit un cliché du cadavre car ces messieurs de Londres émettaient souvent des doutes sur l’exécution de leurs ordres. Puis il disparut. Lorsque trois jours plus tard, les funérailles se déroulèrent à l’église Saint-Jean, la Gestapo se rendit compte du volcan qu’était la ville. La foule qui encombrait les rues se mit à applaudir à l’apparition du corbillard et on entonna la Marseillaise. A LA MANIERE D’HEMINGWAY EN Normandie, il n’existe pas de front continu. Pendant des heures, on part en reconnaissance sans rencontrer l’ombre d’un ennemi ; on traverse des villages dont les habitants se doutent à peine qu’une guerre meurtrière se déroule à leurs portes. A un croisement de routes, il n’est pas rare qu’on s’arrête pour laisser passer deux voitures américaines, en reconnaissance elles aussi. Les occupants saluent, prenant visiblement notre lourd Puma à quatre roues motrices pour un de leurs chars. Lorsque avec beaucoup de précautions nous entrons dans Montaudin, il fait nuit. Pas une âme. La petite ville semble morte. – Tiens, un caboulot ! constate Porta tout joyeux. Allons voir s’il y a une soupe, j’ai tellement faim que ça me ronge de l’intérieur. On parque le lourd blindé sur la place, exactement comme un car de touristes en temps de paix, puis harassés, poussiéreux, de très mauvaise humeur, nous nous extrayons de notre engin en étirant nos bras vers le ciel noir. Bâillements à fendre l’âme. Depuis deux jours, nous sommes en reconnaissance. – Ce que je peux être fatigué ! gémit Heide. Ce diesel vous rend fou. Où est-ce qu’on peut bien se trouver ? Derrière les lignes, et quelles lignes ? Le Vieux se gratte la nuque et frotte le bout de son nez. – Ecoutez, jetez vos calots dans la voiture, c’est notre seul signe distinctif. Après tout, notre camouflage ressemble à celui des autres, et on ne sait jamais sur qui on tombe. – Je prends mon bon nagan dans ma poche, décide Petit-Frère qui empoigne le lourd revolver des commissaires russes. Si je vois un ami douteux, je lui colle un pruneau à la russe dans le cul ! Tout le monde remplit ses poches de grenades à main grosses comme des œufs, on fourre les revolvers dans les poches poitrines, puis une arme chargée à la main, le légionnaire ouvre d’un coup de pied la porte du caboulot. Le local, éclairé seulement d’un faible lumignon, semble désert. – Salut patron ! Y a des clients. D’un doigt terrifié, Heide désigne une gigantesque silhouette en uniforme américain couchée les bras étendus sur le bar ; une bouteille de cognac et des verres brisés gisent par terre. L’homme doit être saoul comme une vache. – Un Amerloque ! chuchote Heide très nerveux. Filons, on est derrière les lignes américaines. – Crétin ! gronde Porta en suçant son unique dent. Pourquoi que le type se serait pas trompé d’adresse en atterrissant derrière le front d’Adolf ? Mais je m’en fous ! Même que ce serait Eisenhower, je veux une bouillabaisse et tout de suite. Petit-Frère, vois à nettoyer l’endroit, je veux manger en paix. Petit-Frère retrousse ses manches et sort de ses bottes une grenade à main : – Paré, dit-il. Je fais sauter le Q. G. s’il se montre. – Patron ! crie le légionnaire. Un homme entre deux âges, tout ensommeillé et vêtu d’une robe de chambre graisseuse descend pesamment l’escalier qui grince. – Encore des Américains ! grogne-t-il. A croire qu’il en pleut ! – Patron, excusez le dérangement, dit poliment le légionnaire, mais est-ce qu’on pourrait avoir une soupe genre bouillabaisse ? Si vous manquez de personnel, on est là pour le coup de main. Stupeur de l’homme : – Vous êtes français ? Je vous avais pris pour des Américains. – Oui, Patron, on est de la 2 D. B. en route pour Paris. Mes camarades sont des Allemands de la Légion étrangère. – Hurrah ! crie le patron qui repart quatre à quatre vers les hauteurs en se prenant les pieds dans sa robe de chambre. V’là les Français ! Vive la France ! Descendez tout le monde ! – On dirait Noël, chuchote Petit-Frère. Des bouteilles poussiéreuses apparurent comme par enchantement. L’Américain ivre releva la tête et nous regarda d’un œil lointain ; sa grosse moustache ressemblait à la fourrure d’un chat mouillé, son uniforme était maculé de taches d’alcool. – Hello boys ! balbutia-t-il. Avez-vous du whisky ? Il retomba dans une mare de cognac et se mit à pousser des ronflements tonitruants. – Saoul comme une vache, expliqua le patron. A bu toute la nuit avec deux copains. Sont arrivés hier matin et vont sûrement à Paris ; les autres ont filé dans une jeep y a environ deux heures, mais celui-là a roulé sous la table. – Il n’y en aurait pas d’autres par hasard ? demande prudemment le légionnaire. – Non, il est seul. Ont vidé toute une caisse de whisky. L’Américain entrouvrit un œil, nous regarda, et se dressa soudain de toute sa hauteur. Il était presque de la taille de Petit-Frère. En titubant, il alla vers le comptoir, le frappa du point et hurla : – Whisky damned daggers ! Puis, d’un pas peu sûr, il s’approcha de Barcelona. – Ta gueule ne me plaît pas, frère, dit-il en lui poussant l’épaule, tu me fais penser à un Kraut. As-tu du whisky ? Il retomba sur le sol, émit un rire bête, et se mit à chantonner My old Kentucky Home en battant la mesure avec une bouteille vide. L’aubergiste hocha la tête. – Complètement noir. C’est un correspondant de guerre. Hier, il a écrasé sa machine à écrire sous prétexte qu’elle ne savait pas l’orthographe. – Have a drink boys ! cria le géant yankee en envoyant des bouteilles vides s’écraser contre le mur. Il cligna un œil malin vers le Vieux. – Soldat, emmène-moi à Paris. Tu ne sais évidemment pas qui je suis. – Il eu un hoquet. – Mais est-ce que ça te regarde ? Est-ce difficile de mourir ? continua-t-il à bâtons rompus. – Il secoua la tête et répondit à sa propre question. – Pas difficile du tout, même beaucoup plus facile que de vivre. – Il se tourna vers Petit-Frère. – Grand, grand homme ! Tu arrives presque jusqu’au ciel, penche-toi vers la terre et donne-moi quelque chose de réconfortant. – Nouveau hoquet. – Tu aimerais bien apprendre où c’est, grand homme ? C’est un secret, top secret, mais tu es mon ami, je vais te le confier. Je parie trois contre-un que tu viens de l’Alabama. Tu ressembles à un bon vieux mangeur de nègres. Troisième rayon, à gauche de la glace, derrière le bar. Chut ! Petit-Frère eut un sursaut, se glissa derrière le bar, et surgit aussitôt, les bras chargés de bouteilles. – Un endroit béni ! dit-il. Le patron, suivi des filles de salle et de Porta, disparut dans la cuisine pour préparer la fameuse soupe. Il exhiba des boîtes de homard. – Appartiennent aux Américains, mais quoi ! Ils prennent bien ce qu’ils trouvent ici. Vois-tu camarade, ça fait quatre ans qu’on les attend comme le Bon Dieu, ils arrivent, et tu sais ce qu’ils ont fait ? Ont bu jusqu’à la dernière goutte du calvados des mariages ! Un cri sauvage monta de la pièce voisine en même temps que des bruits de verre brisé. – Mille diables ! – Le patron sortit d’une armoire une matraque de caoutchouc. – Tous les mêmes ces soldats, mais je vais leur apprendre ! Brandissant sa matraque, il se précipita dans la grande salle, toujours suivi de Porta qui avait renversé sur un plat plusieurs boites de crevettes. C’étaient Petit-Frère et Heide qui se battaient en se roulant sur le sol, aux applaudissements de l’Américain et de Barcelona. Deux coups de matraque suffirent à ramener la paix. Juste entre les deux yeux. Une bonne manière apprise depuis peu d’années. Porta hocha la tête en connaisseur. – Beau travail, mais camoufle-toi quand Petit-Frère se réveillera. S’il découvre que c’est toi qui l’as sonné, y aura du vilain. Il disparut dans la cuisine, s’affubla d’une toque de chef et attacha un grand tablier sur son uniforme bariolé. – Tu parles allemand, camarade ? Je ne suis pas très bon en français. – Quoi ? dit l’aubergiste suffoqué. Depuis quand es-tu à la Légion ? – Pas si longtemps que ça, et on y parle toutes les langues. – Ah bon, soupira le patron avec soulagement. C’est vrai qu’on appelle ça la Légion étrangère. Vous y êtes beaucoup d’Allemands ? – Des tas, affirma Porta. On n’arrive pas à cracher tant y en a. – Drôle d’époque. _ Allons, voyons voir la bouillabaisse. Tomates, carottes, tu as des oignons ? Le patron lui tendit une poignée d’oignons. _ Thym et laurier aussi, et puis persil et citron, ajouta. Porta qui se mit à chanter à tue-tête : Hazadnak renduletlenul légy hive oh magyar ! Bolcsod ez s majdan sirod is, mely apol es eltakar. – Qu’est-ce que c’est encore que ce charabia ? – La chanson de la moisson magyare, frère. La bouillabaisse n’est bonne que si le persil est cueilli au clair de lune en chantant cette chanson. Là-bas, ils sont fous de bouillabaisse, et en passant par la Hongrie, il y a quelques années, j’ai acheté la recette. L’aubergiste, écroulé sur un tabouret, n’en croyait pas ses oreilles. – Mon Dieu ! marmonnait-il, je n’y comprends rien, mais on en voit tellement par le temps qui court ! Porta s’empara d’un bouquet d’ail : – Assez bavardé. Ce genre de soupe est une affaire sérieuse et il n’y a que les idiots qui épargnent le vin blanc. Nous versons deux bouteilles pas moins. L’aubergiste opina du chef et tendit un plat de moules à Porta. – Une douzaine de plus, dit celui-ci, et pas mal de boîtes de homards. Et aussi tout ce que tu as comme autre poisson sous la main. Sauf du hareng saur fumé naturellement, ajouta-t-il en fourrant son nez au-dessus de la casserole bouillonnante. – Pas de pain dedans, c’est du petit manger pour des libérateurs. Le patron éclata de rire. – Mais du safran et de la renoncule sont indispensables. Et peut-être un filet de rhum. Ça n’entre pas dans la recette que j’ai achetée, seulement une bonne chose ne peut qu’en améliorer une autre, dit-il en versant une demi-bouteille dans la soupe odorante. Sous les rires des servantes, le patron vida ce qui restait du rhum, Porta lécha le goulot de la bouteille. – Ça réchauffe et ça dépoussière le foie. Bon. Maintenant l’œil sur la pendule : quinze minutes, pas une de plus ou de moins. Lorsque Porta et l’aubergiste parurent avec l’immense soupière, ils furent accueillis par un hurlement de joie. – C’est la plus belle aventure de ma vie, dit l’Américain en se tenant les côtes. Je vous ai bien observés les gars ! Tout le monde blêmi. Heide manipulait son revolver, – Vous étiez bien sur le point de m’avoir, mais moi, on ne me la fait pas. Sans se douter que sa vie ne tenait qu’à un fil, il contemplait un morceau de homard. Porta, imperturbable, s’empiffrait. Lui et l’aubergiste savaient comment arranger les situations difficiles. – Tout peut se régler avec quelques types gonflés et des revolvers, que ce soit ici ou à Washington, camarade. Je vais te montrer comment. Il saisit son lourd P. 38 et repoussa son haut-de-forme jaune sur sa nuque. L’aubergiste devint livide et un silence de mort régna dans la salle. Deux coups partirent vers le plafond. – Imbécile ! hurla le patron mort de peur. Tu veux me tuer ! – Ce n’était qu’un essai. _ je vous ai guettés, continuait l’Américain avec l’obstination des ivrognes. – Tu es noir, Yankee, noir comme un fumier. – D’accord, mais je vous ai tout de même guettés. Tu n’es que le cul d’un grand homme, dit-il avec une énergie soudaine. Et puis vous ne savez pas boire du whisky, femmelettes ! – Nous femmelettes ! rugit Petit-Frère qui se réveillait et brandissait ses poings de géant. Il devenait dangereux. Porta empoigna un bout de bois et lui en assena un coup sur la nuque. Pendant que nous l’attachions, l’Américain embrassa Porta. – Bien joué camarade. Monte chercher ma touque, dit-il à une servante. Tu ne vois pas que nous sommes à sec ? Il ne fallut que deux minutes à la fille pour redescendre avec une touque de quatorze litres. L’Américain colla sa bouche au goulot, mais ce n’est pas facile de boire au goulot d’un pareil récipient. Le whisky lui coulait sur le menton. Rots bruyants. Puis la touque fût tendue à Porta. Tout empestait le whisky. Le Vieux s’approcha d’une fenêtre pour vomir et repoussa soigneusement les rideaux noirs. Mais au diable la guerre ! On buvait, on bâfrait, on lampait à même la marmite fumante, pendant que Porta fourrait sa main sous les jupes d’une servante. – Ciel ! Elle n’a pas de culotte ! – A la santé de tous les Krauts morts ! brailla le Yankee. Come on boys ! Un hurlement de bête l’interrompit, c’était Petit-Frère qui reprenait conscience. – Lâches, salauds, assassins de camarades ! – La corde craqua et il parvint à libérer un de ses bras. – Attendez seulement que je vous attrape ! L’immense Américain se leva péniblement, essuya le whisky qui coulait de sa grosse moustache et fit la seule chose qu’il y avait à faire : il leva sa touque jusqu’à la bouche de Petit-Frère ! Et la fête continua. – Je vais délivrer Paris, hoquette le Yankee. Buvons à la santé de cette damnée ville ! Barcelona vomit dans le dos de l’aubergiste qui était bien trop saoul pour s’en apercevoir. On retira de la marmite la tête de Heide juste au moment où il s’y noyait Porta s’en chargea avec les pincettes. L’Américain étouffait de rire et devenait violet. – Vous allez à Paris les gars ? – As-tu jamais entendu parler d’un voyage en France qui ne passe pas par Paris ? – Emmenez-moi ! implora-t-il. Un sköl pour le bar du Ritz, et gare à ces sales Krauts s’ils l’abîment. Qu’ils esquintent l’Europe, mais pas le bar du Ritz ! Je me demande si mon vieux Jean y est toujours ? 11 tituba, tomba sur le comptoir et fixa d’un air hébété un vase cassé : – Dieu que j’ai soif ! Il se saisit d’une bouteille de cognac, Porta lui tend du rhum, du whisky, et tous deux touillent le mélange avec un pique-feu dans le vase cassé. L’affreux mélange vous cogne comme un poing fermé. – Je brûle ! gémit Petit-Frère, pendant que l’aubergiste tombait en sanglotant derrière le bar. – Vends-moi ton revolver, demandait Porta à l’Américain. – Peux pas mon vieux, c’est le cadeau d’un spaghetti qui est mort. – Il rigole et hoquette. – Et toi, t’aurais pas une jeep à vendre par hasard ? – Non, mais j’ai un char, répond Porta. Il est garé sur la place. – T’es pas fou ? Le gendarme va te flanquer une contravention ; viens, on va le déplacer, dit le Yankee en s’emparant du bras de Porta. – Tiens, remarque-t-il après une longue réflexion devant notre engin, pourquoi tu as une croix de Kraut dessus ? Porta fixa pensivement la croix gammée tout en s’éventant de son haut-de-forme jaune. – Un con, dit-il d’un air réprobateur, qui a voulu nous jouer un sale tour ! – Déf… déf… défendu, balbutia l’Américain. Faut chercher de la peinture blanche. De la peinture, l’aubergiste en possédait. Les deux ivrognes arrivèrent à peindre en blanc les croix noires, puis s’assirent sur le trottoir pour contempler leur œuvre. – Donc c’est promis, nasilla l’Américain. Tu m’emmènes à Paris dans ton bus. D’ailleurs faut que j’envoie mon papier à mon journal. J’ai un titre épatant ! Il traça des lettres dans l’air en répétant avec application : « Un correspondant de guerre et un conducteur de char délivrent Paris. Un million de Krauts se rendent, » Tu sais photographier frère ? – Comment donc, opina Porta. – Alors on prend les maréchaux Krauts et on les met en rang devant le bar du Rilz pour les photographier, et puis après, on leur botte le derrière entre chaque verre. Viens frère, filons ! Mais à peine sur ses jambes, le correspondant de guerre tomba comme un sac. Cette fois le mélange d’alcool devenait dur à digérer. Nous en profitâmes pour remonter péniblement dans le char. Tout tournait comme une roue ivre ; Porta chantait à tue-tête ; les cahots de la route augmentaient encore notre malaise. Soudain, on vit Heide se casser en deux en gémissant ; son visage devenait couleur de plomb. – Quoi encore ? demanda Porta. – Ça doit être ce maudit alcool américain, murmura Heide qui vomit sur la radio et le tableau de bord. La puanteur était telle que tout le monde en profita pour s’engueuler, mais Heide se roulait sur le plancher d’acier en se tenant le ventre. – Peut-être est-il vraiment malade ? dit Porta en hésitant. – Arrêtez la voiture, commanda le Vieux, on va l’examiner. Nous nous arrêtâmes sous quelques arbres touffus et il fut difficile d’extraire Heide qui hurlait de souffrance. – Tuez-le ! cria Petit-Frère, c’est le plus simple, il m’a toujours retroussé les doigts de pied. Le Vieux l’écarta, déshabilla Heide et lui tâta le ventre. – C’est l’appendicite, dit-il sèchement. Il faut l’opérer tout de suite sinon il meurt, et le seul endroit où on puisse l’opérer, c’est chez les Américains. Qu’en dites-vous ? _ Risquer une balle dans la nuque pour lui s’écria Porta avec horreur. Ah ! ça jamais ! J’emmerde son appendicite. Le légionnaire secoua la tête : – Tu es naïf de croire que les copains d’en face ont le temps d’opérer. Ils le tueront et nous avec. C’est la guerre. Moi je suis de l’avis de Petit-Frère. Porta alluma une cigarette narcotique et la mit entre les lèvres bleues de Heide ; Petit-Frère tripotait son naja ; le Vieux pensif se frottait le nez, comme toujours lorsqu’il réfléchissait. Heide divaguait. Nous entendîmes le mot « Dieu ». – Un peu tard pour y penser, grommela Porta. Le Vieux se décida enfin : – Sortez l’antenne, dit-il. On va essayer de se mettre en rapport avec notre unité la plus proche, mais où est-on ? Dans ce sale pays, on ne sait jamais ! Le légionnaire coiffa le casque du micro et manœuvra la radio. « Hallo, Hallo ! Ici Betty Grable. » – C’est pas ça, essayons ailleurs. « Ici Hella 27. Avons besoin d’un médecin en vitesse. » Eux aussi, mais c’est pas les nôtres. La radio siffle et crachote un incompréhensible magma d’anglais et d’allemand. Le légionnaire essaie mainte et mainte fois, et soudain retentit une voix allemande. « Ici Chat sauvage 133. Nous vous entendons. » – Nous avons besoin d’un chirurgien, expliqua rapidement le légionnaire. – Gardez contact. Où êtes-vous ? – Ça te regarde ? jura le légionnaire. Tu crois qu’on tient à la visite de ceux d’en face ? Le correspondant invisible se mit à rire : – Bon. Voilà un médecin. Bonne chance copain. Nouvelle voix allemande : – Ici médecin d’état-major Eicken. Comment savez-vous que c’est une appendicite ? Le légionnaire donna quelques détails qui convainquirent le médecin. – Bien, alors suivez mes instructions, pas d’affolement. Lavez vos mains à l’alcool, enduisez d’iode le ventre du patient et attachez-le solidement. A la consternation de Petit-Frère, Porta se mit en devoir de laver au whisky le ventre de Heide. – Lavez les instruments de la caisse de pansement à l’alcool. Vous en avez. Il doit y en avoir un litre dans la caisse. – Y en a eu, murmura Barcelona, mais y en a plus quand on a soif. – Préparez les tampons d’ouate pour arrêter le sang dès l’ouverture. – La voix expliqua en détail l’endroit où le Vieux devait ouvrir. – En biais, vers le bas, en appuyant mais pas trop. Le scalpel doit être tenu légèrement. Fendez environ dix centimètres. Le sang gicla sous le scalpel que tenait le Vieux., mais Heide, qu’il avait été impossible d’insensibiliser, hurlait. Nous l’avions attaché solidement avec les courroies des masques à gaz. – Ça saigne beaucoup, monsieur le docteur, murmura le légionnaire qui suivait l’opération. – Naturellement mais faites ce que je dis. Maintenez la peau de chaque côté avec les pinces. Allez plus profondément mais pas trop ; il faut faire terriblement attention de ne pas crever l’intestin. S’il y a trop de sang, épongez avec les tampons d’ouate et faites-le aspirer par l’appareil en caoutchouc qui se trouve dans la caisse. Voyez-vous l’appendice ? Ce n’est pas plus grand que le petit doigt et un peu recourbé. – Oui, monsieur le docteur. Le Vieux suait à grosses gouttes. Heide qui devait souffrir le martyre hurlait toujours. Quant à Petit-Frère, il fermait les yeux d’écœurement, – Faites-le taire, dit le Vieux, je ne tiens plus le coup. Petit-Frère avança son énorme poing. – Pardonne-moi Julius, c’est un service d’ami, ça n’a rien à voir avec une tournée. Deux coups suffirent et Heide se tut. – Nous avons insensibilisé le patient, docteur. – Avec quoi ? – Un K. O. Il y eut un silence : – Comment est le pouls ? – Rapide. – Que l’un de vous le contrôle sans cesse. Pas d’affolement. Ne vous dépêchez pas. Comment est l’appendice ? Pleins de curiosité, nous nous penchons par-dessus l’épaule du Vieux et contemplons le ventre ouvert de Heide. – Très gros et rouge. – Prenez l’instrument long et courbe. Maintenez l’intestin avec deux doigts, coupez. Rien ne doit sortir. Ne soyez pas nerveux. Coupez le bout inférieur et maintenez bien l’intestin. Badigeonnez d’alcool. Maintenez à présent le bout intérieur avec les pinces, vous avez de petites pinces dans une boîte rouge. Tenez la plaie fermée avec ça. Enfilez l’aiguille courbe avec le fil qui se trouve dans la boîte. Dès que l’aiguille a traversé, vous nouez les deux bouts du fil ; faites six points comme ça. Fini ? Le Vieux qui suait toujours à grosses gouttes hocha la tête. – Bon. Poudrez largement de sulfamides et bandez le patient, vous connaissez ça. Restez là où vous êtes pendant les deux premières heures ; il faut que le malade soit tranquille et rappelez-moi sur la même longueur d’onde s’il se passe quelque chose d’imprévu. Je reste ici, mais arrêtez la radio pour que l’ennemi ne s’y intéresse pas, puis essayez de gagner les lignes allemandes pour que le malade puisse être hospitalisé au plus vite. Bonne chance, mais ne l’insensibilisez plus ! Le légionnaire ferma la radio et rentra l’antenne. Le filet de camouflage fut étendu sur le char le rendant quasi invisible ; les armes étaient prêtes. Heide revint lentement a lui, blanc comme un mort, son pouls à peine perceptible. – Je meurs ! gémit-il. – Bien sûr que non, rétorqua Porta. Tu restes pour être pendu. Tiens, regarde ton bout de tripe ! – Attention, chuchota Barcelona. Des camions ennemis. Une jeep suivie d’une file de lourds camions bourrés d’infanterie américaine apparaissait sur la route. Nous les regardions en tremblant ; une grenade était glissée dans le canon prêt à faire feu. Au même moment, trois Jabos rasèrent de si près les arbres que nous vîmes distinctement les roquettes sous leurs ventres. – Si ces types nous voient, bonsoir Marie ! Pendant une heure, le destin nous accorda la tranquillité, puis surgit une nouvelle colonne : en tête, deux Sherman dont on voyait de loin les étoiles blanches. Leurs équipages, à moitié sortis de la tourelle, chantaient et riaient sans se douter de la présence toute proche d’un Puma lourd qui, d’un seul coup, pouvait les écraser. – Et si on les recroquevillait ? proposa Petit-Frère qui se curait les dents. Ces types ont sûrement des dents en or dans la bouche. – Ils sont tout de même trop, répondit Porta en se grattant la nuque. Vont nous mettre en chair à pâté. Y en a pas un de raisonnable qui voudra nous donner l’or de ses dents. Petit-Frère très déçu regarda s’éloigner la colonne. Mais maintenant, il s’agissait de faire de la place pour Heide. On jeta dehors le siège avant et nous transportâmes l’opéré avec de grandes difficultés par l’écoutille. Il gémissait à fendre l’âme. – Ta gueule, gronda Porta. Maintenant tu n’es plus malade. On t’a enlevé tout le mauvais ! Nous empruntâmes les petites routes que les Américains évitaient toujours par souci de sécurité, et dans le courant de la nuit, nous nous présentions au régiment. Heide était immédiatement déposé à l’ambulance de campagne. Croyez-vous qu’on nous félicita ? Bien au contraire. Nous eûmes droit à une engueulade d’un médecin à quatre ficelles parce que la caisse de pansements n’était pas réglementaire ! Négligence dans le service, et comme sanction, quatre heures d’exercice punitif. Petit-Frère nous expliqua la façon dont il aurait aimé opérer le médecin à quatre ficelles, et son idée eut le plus grand succès. Le résistant Robineau, de Port-en-Bessin, était tombé aux mains de la feldgendarmerie qui lui faisait subir le traitement spécial réservé aux suspects. On lui cassait le bras en divers endroits, on lui apprenait à lécher les crachats ; il avoua enfin que son chef était le docteur Sustendal de Luc-sur-Mer. Le docteur naturellement commença par nier, ce qui fit la joie du petit boiteux, secrétaire de la police secrète en campagne. Il adorait voir nier les gens qu’il arrêtait. A force de cogner, de donner des coups de pied, de cracher sur leur victime, ces chiens se fatiguèrent eux aussi, et décidèrent de confronter le médecin avec le jeune Robineau. – -Pardonnez-moi docteur, pleura le jeune homme. Je n’en pouvais plus, j’ai tout avoue. Le docteur Sustendal avoua lui aussi : il était l’agent de liaison du Service des Renseignements français à Londres. Peu après Robineau se pendit à la poignée de la porte de sa cellule. UNE MITRAILLEUSE PERDUE NOTRE groupe de combat et l’Oberleutnant Löwe s’installèrent à l’entrée du village, dans une maison habitée par un vieux couple qui n’avait encore rien compris à la guerre. Durant toute l’occupation, ils avaient logé un commandant allemand, officier de la vieille école qui croyait toujours servir son empereur. Avant son départ, l’officier avait donné un dîner d’adieu aux notables de l’endroit, et l’on n’était pas prêt d’oublier le commandant comte von Holzendorf, aristocrate jusqu’au bout des ongles, qui parlait de Hitler en l’appelant « ce caporal de Bohème ». Cette image parfaite de l’officier allemand étant encore toute fraîche dans les mémoires, M. et M Chaumont reçurent donc avec la plus grande courtoisie le lieutenant Löwe, et regardèrent avec une surprise à peine voilée son uniforme poussiéreux et ses souliers sales. Etait-ce là un officier prussien ? Löwe salua brièvement de deux doigts à sa casquette et déclara la maison réquisitionnée. – Messieurs, protesta monsieur Chaumont horrifié, puis-je voir votre ordre de réquisition ? Le lieutenant resta la bouche ouverte, tandis que M Chaumont contemplait avec mépris le haut-de-forme jaune de Porta ; mais lorsque surgit Petit-Frère, ses câbles téléphoniques sous le bras et son melon gris de travers, la mesure fut comble. Heide, revenu de l’ambulance, déroulait bruyamment les câbles ; on installa le central téléphonique à la cuisine. – Je n’accepte pas votre intrusion chez moi, protesta le maître de céans. Jamais le comte n’aurait agi ainsi et je vais me plaindre en haut lieu. – Si j’étais vous, dit Löwe en haussant les épaules, j’enverrais une lettre à von Rundstedt, et une autre, d’avance, à Eisenhower. Mais l’installation de la mitrailleuse sur le toit de la maison rendit M. Chaumont presque fou. – J’ai envie de régler son compte à cet abruti, gronda Petit-Frère. Le lieutenant allait lui dire son fait, lorsqu’on vit surgir Gregor Martin hors d’haleine qui tomba épuisé sur une chaise. Le lieutenant saisit ses jumelles : – Seigneur ! Il faut prévenir le régiment. Où est Hölzer ? Dire qu’il n’est jamais là quand on a besoin de lui ! Petit-Frère leva son index : – Sais où est parti ce canard boiteux, mon lieutenant. Je vais le chercher. Cinq minutes plus tard, il revenait tout seul mais chargé de dix litres de calvados. – Holzer est parti. C’est débiné juste avant mon arrivée, mais la Mam’zelle était furieuse. – Grand éclat de rire. – Hölzer, ce cochon, lui a pris ses culottes. Je signale à mon lieutenant qu’il fait collection de ces choses-là. Elle veut se plaindre, tout comme notre propriétaire. – Feldwebel Beier, dit Löwe d’un air irrité, vous vous chargez de la compagnie et vous tenez la position coûte que coûte. Barcelona et Sven, venez avec moi. Il faut avertir le régiment. Sur les talons de l’Oberleutnant, nous filons à travers la campagne, encadrés par des balles traçantes et des grenades qui font voler la terre. L’état-major était installé dans un château, et le premier que nous aperçûmes fut l’officier d’ordonnance agréablement vautré sur un canapé crevé, et tenant à la main une bouteille de champagne à moitié vide. – Soyez le bienvenu, lieutenant Löwe, vous n’apportez pas de glace ? Impossible d’en avoir et c’est embêtant pour le champagne, mais cet endroit est charmant, dit l’officier qui était visiblement éméché. Avez-vous vu les rideaux ? Ces français ont un goût ! J’ai toujours aimé la France. – Du doigt, il désigna mes bottes à revers. – Depuis quand les hommes des chars se permettent-ils les bottes du maréchal du Reich ? Et ça veut avoir l’air d’un Fahnenjunker ! Comment autorisez-vous ce genre de chose, lieutenant ? Et la discipline ? Dieu sait ce qui adviendra de la grande armée allemande. Fahnenjunker, au rapport chez moi après la guerre, et je veillerai à ce que vous soyez puni. – Où est le commandant ? demanda sèchement Löwe. Au même instant, surgissait en manches de chemise et en short le commandant Hinka. Lui aussi tenait une bouteille de champagne à la main. – Du nouveau, Löwe ? – Et comment ! gronda Löwe furieux qui exhiba une carte sale pour indiquer la position. Les Anglais attaquent en force, il me faut au moins un bataillon de réserve, sans ca tout le régiment est menacé. – Tout passe, tout lasse, tout casse, chantonna le petit officier d’ordonnance en débouchant une nouvelle bouteille de Champagne. – Il a du nerf ce type-là, dit Löwe de plus en plus irrité. Le commandant Hinka se pencha sur la carte, alluma un cigare odorant et réfléchit. – Vous tenez la position avec la compagnie. Enterrez-vous ici devant la colline ; nous avons vu pire qu’un régiment d’Anglais et soyez heureux que ce ne soit pas un régiment de Russes. Alors oui, on aurait des raisons de chanter ! Le cigare refuse obstinément de s’allumer et le petit officier d’ordonnance a un rire bête. Löwe se mord les lèvres de rage. – Je demande tout de même une section de chars en soutien, mon commandant. Hinka le regarda d’un air pensif. – Oberleutnant, la réputation de votre sagacité est parvenue jusqu’à la division. Je me demande si vous ne devriez pas prendre le commandement du régiment, et ça m’irait joliment bien d’aller enfin profiter de ma retraite à Cologne. – Le jeune lieutenant rougit. – Mais jusqu’à nouvel ordre, continua ironiquement le commandant Hinka, je crois qu’il vaut mieux réserver votre science stratégique jusqu’à ce que vous soyez à l’école de guerre. Concentrez-vous sur le commandant de la 5 compagnie et exécutez mes ordres ; je m’occuperai du reste, ce sera mieux pour tout le monde. Löwe se mit au garde-à-vous : – Bien, mon commandant. – Très bien, très bien, Löwe. J’aime autant vous dire que mes nerfs ne vont pas mieux que la guerre. Nous avons encore une très belle armée, seulement voilà, nous manquons de tout. La seule chose qui soit intacte, c’est le Haut Commandement de la Wehrmacht. Donc, vous tenez la position ici. A 21 h 15, le régiment décroche, ou si vous préférez nous foutons le camp. Il n’y a pas le choix. On se reforme à quinze kilomètres à l’ouest. Il montra un point sur la carte. – A 22 h 30, vous décrochez à votre tour, couvert par une section – la meilleure, celle du feldwebel Beier. Faites sauter le pont. S’il tombe intact aux mains de l’ennemi, vous passez en conseil de guerre, compris ? – – Oui, mon commandant, grommelle Löwe qui pense à part lui : « On va sacrifier les meilleurs. » Comme s’il devinait les pensées du lieutenant, Hinka posa sa main sur l’épaule du jeune officier. – Pas de camaraderie mal placée. Il s’agit du régiment, de la division, peut-cire même de tout le secteur. Vous n’avez pas le droit de vous préoccuper d’une seule section, de même que moi, je n’ai pas le droit de me préoccuper d’une seule compagnie. Le petit officier d’ordonnance éclata de rire. – Soyez fier, lieutenant, la reconnaissance de la Patrie vous est assurée, comme dit le Führer. Cette fois Löwe perdit son sang-froid. – Mon capitaine, dit-il hors de lui, un jour viendra où je donnerai à Petit-Frère l’ordre de vous étrangler. Le petit officier eut un rire d’indifférence et jeta la bouteille vide par la fenêtre. Le commandant Hinka régla sa montre sur celle de Löwe. – Bonne chance, faites pour le mieux, le sort de la division est entre vos mains. Aussitôt après notre départ, le petit officier sauta de son canapé. – Dommage ! La 5 compagnie, une belle compagnie. Je me demande s’il a compris qu’il est sacrifié ? – Votre cynisme commence à m’agacer, gronda le commandant Hinka. – C’est une défense, mon commandant. Ma famille a tout sacrifié à la grande Allemagne : quinze personnes, c’est tout de même pas mal, n’est-ce pas ? Et je ne sais que mettre sur notre pierre tombale, un aigle ou une croix de fer ? Je ne suis pas particulièrement croyant bien qu’il y ait eu trois prêtres parmi les miens, dont un aumônier militaire. Et ce Gott mit uns ne me plaît pas non plus. – J’ai mieux à faire qu’à m’occuper de votre tombe, grogna méchamment Hinka. Une pluie fine, déprimante, un crachin normand serré commençait à tomber. La section s’enterra à la porte de Noyers, et nous passâmes la nuit à tendre l’oreille. On entendait distinctement creuser de l’autre côté. – Laisse-les venir, ricane Petit-Frère qui avait comme d’habitude son tas de grenades à portée de la main. – Il caresse la M. G. et me pousse gentiment avec une grenade à main. – Tu vas te débrouiller pour garder la visée à hauteur des ventres. Du blé bien semé, comme on dit dans le règlement. Je ne réponds pas. Je suis le meilleur mitrailleur de la compagnie et ce n’est pas Petit-Frère qui a quelque chose à m’apprendre. J’examine le chargeur et la sûreté de la M. G. : une mitrailleuse se soigne comme un nouveau-né. Trois recrues travaillent au chargement, au fond du trou des tireurs. Nous avons encore des munitions en masse et on ajuste bout à bout les bandes de balles. Avec un chargeur comme Petit-Frère on peut se le permettre. Couché sur le dos, notre hercule regardait avec intérêt dans le ciel un combat de chasseurs. – Dieu sait l’impression que ça doit faire de virevolter là-haut ! Travail épatant. Dès qu’ils ont fini, ils rentrent se pieuter dans un vrai lit alors que nous autres, la piétaille, on reste à barboter. Si la guerre continue, je me fais muter chez les aviateurs. Un des chasseurs tombe en flammes et explose au sol. – Celui-là n’arrivera pas jusqu’à son lit, dis-je sèchement. – Tout de même, ça doit être affreux de mourir carbonisé, je préférerais qu’on m’ôte la machine à penser. Tu te rappelles celui qu’on a fait flamber au centre du Guépéou, à Kiev ? Une idée du général Zepp Dietrich, ces S. S. en ont eu pas mal. Si c’est vrai ce qui t’on dit dans les tracts et qu’ils passeront en jugement, alors j’aime mieux ne pas être S. S. – Il tape sur sa poche poitrine. – Ça sera à qui aura notre carnet gris. Faudrait en faire imprimer un tas, y aurait de l’argent à gagner pour se rétrograder à volonté. Crois pas qu’il restera beaucoup d’officiers quand la guerre sera perdue. Une chance que tu n’aies pas dépassé le grade de fahnenjunker (porte-drapeau). Ça passera de justesse. As-tu remarqué que Barcelona a déjà « perdu » sa croix espagnole ? – Gros rire. – Tu verras qu’y en aura pas un qui aura entendu parler d’Adolf. Ils arrivèrent à l’aube, juste à l’heure du café, un café que Porta faisait chauffer sur un foyer camouflé et qui embaumait à un kilomètre. Petit-Frère affirma plus tard que les Ecossais avaient attaqué à cause du parfum de ce café brésilien. Ils avançaient comme à l’exercice, exactement comme ça, courant dix mètres, s’aplatissant, se relevant d’un bond, dix mètres encore, se recouchant. Très beau, mais en guerre, complètement idiot. – Des recrues ! ricana Gregor Martin en installant sa mitrailleuse lourde. Pas difficiles à avoir. – Attention ! prévient Heide. Sont tout de même pas si bêtes pour envoyer contre nous un régiment de bleusailles. Parie qu’ils ont quelque chose dans leur manche. Du pouce droit, je fais sauter la sûreté et empoigne fermement la crosse ; j’appuie mes pieds contre un gros caillou, c’est nécessaire avec une 42 ; la vitesse de tir est telle que l’arme est impossible à tenir si le tireur n’est pas bien calé. Les Ecossais sont à deux cents mètres, et voilà que les mines enterrées au cours de la nuit explosent. Plus de « hurrahs » mais des cris de blesses. La première vague est stoppée ; les mines, ça donne à réfléchir. Quand une rangée de mines saute, on se sent mal à l’aise. – En avant ? En avant ! crient les officiers. Petit-Frère me montre un officier en kilt qui porte son sabre passé à la taille. Je hoche la tête et rectifie la hausse. Cet imbécile sera le premier ; on voit tout de suite qu’il n’y connaît rien. J’attends qu’ils soient à moins de cent cinquante mètres… mon doigt se courbe sur la détente. Mais voilà qu’il m’arrive quelque chose que je connais bien : dès que je touche la dure détente, je deviens nerveux, mon doigt se paralyse, me résiste… La peur me sort par tous les pores, je sais que ma première salve sera trop courte ! Petit-Frère me donne un furieux coup de pied. – Vas-tu tirer, espèce de con ? J’ai le trac… un trac impossible à juguler qui me prend toujours à la première salve. Mon index est devenu de bois. La terre gicle deux mètres devant la vague d’assaut. – Trop court ! hurle Petit-Frère. Le lieutenant Löwe atterrit d’un bond parmi nous et me frappe le dos de la crosse de son revoler. – Vous êtes fou ? Dominez-vous ou c’est le conseil de guerre ! Ils ont traversé le champ de mines, les premiers sont à cent mètres… dans une seconde, les grenades à main vont pleuvoir. Mon œil malade me brûle… je presse la crosse contre mon épaule, vois des jambes qui courent ; je tends chacun de mes muscles. La mitrailleuse crépite, des corps tombent comme des quilles. C’est fini ! Je suis redevenu le tireur d’élite, je fais corps avec la M. G. à hauteur de ventre. Nouvelle salve. Löwe me tape sur l’épaule. Evanoui le trac ! Tac, tac tac…, c’est la M. G. à tir rapide, d’autres mitrailleuses répondent, les vagues, fauchées, s’abattent. Petit-Frère sert bande sur bande ; l’arme devient brûlante. Descendre la crosse, sortir le tube brûlant, mettre celui de rechange, et la M. G. continue à cracher. La peur elle aussi s’est évanouie. Une petite pluie rafraîchit l’arme et la vapeur blanche siffle. Cet assaut-là est brisé. Ils ne savent donc pas qu’il faut de l’artillerie pour réduire un nid de mitrailleuses ? Je tire, je tire, comme au camp de Munster au grand tournoi des M. G. Par terre, des taches, des taches, combien de taches ? Il sont plus têtus que les Russes, mais avant de les revoir on a bien une heure de paix. Pourquoi n’envoient-ils pas les Jabos ? Alors on ne vaudrait pas cher. Est-ce qu’ils chercheraient des décorations par hasard ? A l’heure H, nous décrochons en silence ; s’ils nous entendent, on les a aux trousses et c’est déjà bien assez affreux de reculer ! On est quasi sans défense. Au pont, un groupe de pionniers nous attend avec impatience : de vieux renards qui ont l’habitude. – Vous êtes les derniers ? demande un Oberfeldwebel. Dès que le pont aura sauté, il peut filer, son travail est fini, et nous, il s’en fout. La seule chose qui compte, c’est le pont. Là-haut, dans le chemin creux, se cache leur voiture amphibie dont le moteur tourne au ralenti ; le chauffeur à son volant fume un gros cigare. Aucun soldat ne peut supporter les pionniers. Nous nous camouflons derrière les arbres, et l’Oberfeldwebel jette un coup d’œil inquisiteur autour de lui. – Ça va, on ferme ! Il siffle dans ses doigts, ses hommes se jettent en arrière, et il appuie à fond sur une manette. Explosion tonitruante. Le pont se volatilise, l’eau jaillit, et la voiture amphibie disparaît en vitesse. – Maintenant les copains sont au courant, dit le légionnaire. Dans cinq minutes on les a sur le râble. Il ne se trompait pas. Déjà sur l’autre rive apparaissent les uniformes kaki ; les plus courageux se jettent à l’eau et traversent la rivière avant que la M. G. ne soit en position. Petit-Frère arrache avec ses dents la capsule d’une grenade à main et l’envoie d’un coup de maître sur le groupe qui a pris pied sur la rive. On entend des hurlements. – En arrière ! commande le Vieux. Emballez et en vitesse. Dans le chemin creux attendent deux camions qui démarrent avant même que nous n’ayons pu les rejoindre. – Les salauds ! Ils nous abandonnent ! Mais voilà les Jabos qui foncent en hurlant. Les roquettes sifflent, les camions flambent au beau milieu du chemin, leurs occupants transformés en torches se roulent par terre, et nous nous élançons pour les mettre à l’abri de la seconde attaque aérienne. – En arrière ! En arrière ! crie Löwe. Laissez les blessés, les Tommies s’en chargeront. Nous prenons position dans un village bombardé. Il n’y a rien d’aussi achevé que des ruines ; ici aucun mur ne peut plus tomber et enterrer les défenseurs dans les caves profondes, rien ne peut plus flamber, tout ce qui a pu brûler est brûlé, mais une puanteur douceâtre nous prend à la gorge, et puis il y a les mouches… de grosses mouches gavées de viande pourrie, des mouches qui sont le symbole de la mort. D’un tas de gravats qui nous abritait, Porta tira le cadavre à moitié décomposé d’un enfant et le jeta au loin. Une jambe s’en détacha sur laquelle se jeta un chien affamé qui grondait. Ce spectacle mit le Vieux hors de lui, et pendant une heure il n’adressa pas la parole à Porta. Jamais le Vieux n’a pu s’habituer à la souffrance des enfants, et celui-là, pourtant, avait cessé de souffrir ; il avait fallu cette dispute pour que nous fassions même attention au petit cadavre. L’après-midi courrier : grosse enveloppe pour Barcelona qui reçoit les papiers de son divorce. On lui apprend que sa femme obtient la garde des enfants. – « Infidélité, alcoolisme », lisait Heide par-dessus son épaule. Porta hocha la tête : – C’est pas tout à fait le contraire, mais si c’est une cause de divorce, alors ils peuvent faire divorcer toute l’armée ! « Le droit parental sur les enfants sera confié à l’épouse vu que le mari est reconnu comme indigne d’élever les enfants », lisait Heide tout haut. – Ah ça ! cria Porta, c’est trop fort. Tu as reçu du plomb jusque dans la cervelle, tu es feldwebel, tu t’es battu depuis l’Ebre jusqu’à Stalingrad, et tu n’es pas digne d’élever des morveux allemands ! – C’est la faute aux permissions, expliqua piteusement Barcelona. On débarque et on croit que quinze jours c’est cent ans. Tout le monde vous invite à boire ; on se vante, on en rajoute, on fourre le couteau de tranchée dans du sang de poulet et on dit que c’est celui d’un général russe. Ceux de l’arrière, ils adorent entendre des choses comme ça, et plus on a l’air d’un dur, plus il y a de bière. On couche avec des femmes mariées, dit-il en levant les bras au ciel. Rien à faire, c’est un autre monde. On joue des poings, et puis vers le matin, on arrive noir chez la bourgeoise qui vous attend avec ses bigoudis hérissés. Et tout à coup, on se dit que c’est une truie emmerdante, alors on lui fout aussi une baffe et on la secoue pour avoir encore de la bière. Et puis on en a assez, assez de civils, et avant la fin de la perm, on va chez le commandant de région (un vieux de la vieille) pour faire tamponner, ses papiers. Y a plus qu’une idée, rentrer à la compagnie ! Nous hochons la tête. Barcelona a raison, La guerre aura duré trop longtemps, personne ne veut plus de nous, personne ne nous comprend plus. – C’est vrai, murmura le petit légionnaire pensif. Tu rêves d’une vie tranquille après la guerre. Ah ! ouiche ! Renonce tout de suite. T’as qu’à revenir avec moi voir les poules de Sidi-Bel-Abbès ; la République française est accueillante. Un long hurlement qui vous met les nerfs à vif… Tout le monde disparaît dans les abris. La terre se soulève tel un mur vers le ciel. Barrage. Et ça dure deux heures, deux heures de démence, puis ça s’arrête aussi brusquement que ça a commencé. Le ciel est noir de poussière et de fumée. Attention ! On dévisse les capsules des grenades à main, on installe les mitrailleuses. Les voilà ! Huit Churchill avancent vers les ruines du village suivis de fantassins écrabouillées par les chars. Je vois Barcelona et Gregor saisir chacun leur tuyau de poêle ; Barcelona s’agenouille, place son tuyau sur son épaule, vise tranquillement le Churchill le plus proche, appuie sur la détente… Coup au but. Le char se casse en deux. Gregor atteint l’angle de la tourelle, et l’équipage est tué par le souffle de l’explosion. Heide saute sur un Churchill arrêté et froidement place sa bombe magnétique sur la tourelle, puis il s’engouffre dans un trou de grenade, tandis que nous le couvrons de nos mitrailleuses. Explosion terrifiante. Tout saute. Les autres Churchill font demi-tour pendant que l’infanterie se terre, mais la fuite des chars met Petit-Frère en fureur. Il s’apprêtait à en faire sauter un, et il jette sa poignée de grenades. Sept ficelles de corps à corps ornent sa manche ; un nouveau char, et c’était la ficelle d’or, une distinction rare. Notre hercule a démoli vingt-neuf chars à coups de grenades et de cocktails Molotov, et la plupart du temps, on ne survit pas au troisième char, mais Petit-Frère porte autour de son cou une amulette, la peau d’un chat dont il a fait une fricassée à Varsovie ; il est convaincu que ça le rend invulnérable. Nouvelle attaque des Anglais qui sont bien décidés à passer. En un tournemain, trois de nos mitrailleuses sont détruites. Mais Petit-Frère a une montagne de grenades à côté de lui, et notre M. G. est camouflée de telle façon que nul ne peut l’apercevoir. – Laisse-les venir tout près, chuchota le légionnaire, alors on aura tout le tas d’un coup. « Viens, douce mort, viens » chantonnait-il à son habitude, le chant célèbre de la Légion. L’ennemi avance… sur toutes les manches, un écu rouge portant une marmotte : c’est un des régiments fameux du général Montgomery, le 9 grenadier de la Garde. – Du calme, du calme, chuchote le légionnaire : laisse-les approcher. Ces pisseurs vont voir ce que c’est que la vraie guerre. Au même moment se rendait un groupe de nos lanceurs de grenades. – On devrait les abattre, grince le légionnaire. Les Anglais très sûrs d’eux plaisantent et se promènent dans les ruines. Nous guettons… Pas un bruit. Petit-Frère a attaché ses grenades par deux, la bouche de la mitrailleuse se montre à peine dans la fente d’un mur. Nous entendons des cris de victoire : – Ces damnes Krauts se débinent ! Je presse la crosse contre mon épaule, mon doigt s’approche de la détente ; Petit-Frère tient le cordon d’allumage entre ses dents. Distance trente mètres. – Feucommande le légionnaire Feu d’enfer. Les deux 42 crachent en même temps, les grenades sifflent. Pour la dixième fois, je change de pipe’. Le temps s’arrête. La première caisse de grenades à main est vide ; nouvelle bande de balles. Tout marche bien mais si la mitrailleuse s’enraye, nous sommes perdus, l’ennemi s’est abrité et nous tire dessus. Devant nous, un tas de cadavres, ceux des novices ; les seuls qui réchappent d’une attaque sont les vieux durs à cuire comme nous. Il n’y a pas de pardon. Le recul de nos armes rend nos épaules douloureuses ; j’y fourre un calot mais ça ne sert pas à grand-chose ; le gaz de la poudre me brûle les yeux, la soif me rend presque fou, les munitions filent à toute allure. Un instant de répit, un instant menaçant qui plane sur les ruines. L’instant se prolonge. Repos d’une heure. Mais cette fois voilà des Jabos qui arrosent les murs de napalm, puis c’est l’artillerie, et puis de nouveau les chars. Petit-Frère saisit une mine T, saute sur un Churchill, rate son coup. La mine retombe sans dommage pour le char qui se met à tourner en rond ; des balles lumineuses tombent en pluie autour de Petit-Frère, c’est au moins ça qu’ils ont appris des Russes ! D’un bond, le géant atterrit sur l’arrière du char… c’est un suicide ! Il est fou ! Il pose son pied sur l’ouverture de la tourelle, décharge sa mitraillette à l’intérieur du véhicule, saute en bas, jette d’une main de maître ses grenades dans l’écoutille. Le lourd Churchill tourne sur son axe, écrase quelques Anglais, renverse quelques arbres, monte sûr un talus et fait la culbute. L’essence enflammée gicle partout. Un instant il gît, les chenilles tournent à vide, puis explose dans un horrible fracas. _ En arrière ; hurle le lieutenant Löwe dont le visage est inondé de sang. Par petits groupes, la compagnie essaie de décrocher. Je tire de la hanche, oubliant qu’on ne peut le faire avec une 42 et je manque de tuer Barcelona et Porta. Le recul me jette par terre… je lâche la mitrailleuse qui tire toute sa bande, et il faut que je me colle à l’abri de mon arme ! Mais une balle effleure la cuisse de Petit-Frère qui hurle ! Il donne un coup de pied à la mitrailleuse, devient fou, me jette une grenade à main. – Salaud ! Assassin de camarades ! Saboteur ! C’est un dément qui sort son nagan et tire sur moi. Il ne s’agit pas de plaisanter avec cet hercule quand la fureur s’empare de lui ! Je prends mes jambes à mon cou, mais il attrape la mitrailleuse et me la jette dans le dos… Je tombe. Il est sur moi ! Je sens déjà son haleine, il va me tuer ! D’un effort surhumain, je me relève, trébuche dans un trou, dévale un talus, et vois là lin gros Churchill arrêté à côté de deux Anglais qui gisent blessés. Derrière moi arrive Petit-Frère. Fou de peur, j’empoigne mon revolver… Mes deux coups filent vers le ciel ! Je saute dans un fossé bourbeux qui me happe mais la terreur décuple mes forces. Derrière moi, le géant s’est empêtré dans une haie, et j’entends des ordres hurlés par le lieutenant, mais tout m’est égal ! Un Feldmarschall lui-même ne pourrait m’arrêter. Je tourne en rond, me cache sous des buissons, mes yeux me brûlent et voient double… Je suis perdu ! Dans le champ, des Anglais arrivent en tirailleurs, mais comparés à Petit-Frère, ils ne sont pas dangereux. Où est-il ? Est-ce qu’il me guette derrière un arbre ? Je prie qu’une grenade le mette en bouillie et me rappelle le jour où je lui ai cassé la tête avec un tabouret de fer. Il m’a cherché cinq jours durant dans tout Paderborn, hurlant jusque devant les sentinelles du 15 cavalerie. Quelques-unes ont des dentiers depuis ce jour-là… Il est là ! Je le vois sur le chemin, son gros lance-flammes à la main. Lorsqu’il se croit attaqué, ce primitif devient une panthère. Je replonge dans le fossé, en sors à demi étouffé et le vois disparaître au tournant du chemin. A cet instant, arrivent au pas de course le lieutenant et mes camarades. – Je vous fais passer en conseil de guerre ! Les autres me lancent des regards de haine. Je suis seul, entouré d’ennemis. – Mon lieutenant, Petit-Frère veut me tuer ! – Qu’il le fasse ! hurle Löwe. – Et où est la M. G. ? demande sournoisement Heide. – Où est votre arme ? répète Löwe, les paupières serrées. – Elle est tombée, mon lieutenant. – Tombée ? Vous la retrouverez, même s’il faut la chercher sur la table du général Montgomery ! – Espèce de con ! siffle Barcelona avec rage, tu as failli tuer toute la compagnie avec ta façon idiote de tirer ! Porta crache avec dégoût dans ma direction. Et voilà que ça reprend, des grenades sifflent, des branches d’arbres arrachées volent dans l’air ; mes camarades s’enfuient en courant me laissant tout seul. Des voix anglaises ! Ma terreur est au comble. Je me jette dans un fossé et ils passent si près de moi que je peux sentir l’odeur de leurs "cuirs tout neufs. S’ils me prennent, je sais ce qui m’attend, c’est la balle dans la nuque. Après quelques mètres d’une épuisante reptation, me voilà de retour près du Churchill. Entre-temps, l’un des Anglais est mort, l’autre me regarde. J’ai peur. Que me veut-il ? Je sors mon couteau. A-t-il la force de tirer sur moi ? – A boire, gémit-il. Un mince filet de sang coule sur son menton. Je lui tends la main sans songer que je tiens mon couteau et il a un recul terrifié. Je jette mon couteau, j’essuie le sang de sa bouche et lui montre un paquet de pansement pour bien signifier que je désire l’aider. Je coupe son uniforme. Vilaine blessure : éclat d’obus ou de grenade, en tout cas, il ne sera plus jamais un homme. Mon paquet de-pansement ne suffit pas, alors j’ôte ma chemise et la déchiré en petites bandes. – Water ! supplie-t-il encore. Alors je lui soulève la tête et je lui mets ma gourde aux lèvres. 11 ne devrait pas boire ; un blessé du ventre ne doit jamais boire, tout soldat sait ça, mais il est mourant, alors pourquoi le laisser souffrir ? J’ai encore une demi-boîte de chocolats, du chocolat narcotique. et lui en glisse quelques morceaux dans la bouche. Il sourit. Qui va là ? C’est une section d’Anglais… Je pose ma main sur la bouche du blesse ; s’il crie, je suis foutu. Et puis, dès qu’ils sont passés, je lui demande pardon. Il hoche ta tête, il a très bien compris. Un flot de sang lui sort par le nez. – Ambulance gémit-il. Je lui donne encore a boire et il me fait signe de prendre son livret matricule : caporal Brown, docker, marie, trois enfants, vingt-six ans. J’ai peur, mais je lui caresse la joue. – Ça ira, camarade, attends. Je dépose ma gourde près de lui ainsi que le reste des chocolats. Il faut que j’aille chercher ma mitrailleuse, comprends-tu ? Je l’ai perdue. Une mitrailleuse, c’est plus précieux qu’un soldat. Je lui fourre un étui de masque à gaz sous la tête et fiche un fusil en terre avec un casque planté sur la crosse, ça aidera les infirmiers à le trouver. Dans le livret matricule, il y a une photo de sa femme et de ses enfants que je lui mets dans la main. Comme ça, il ne sera pas seul pour mourir. Un hurlement strident… Trois Jabos passent en rase-mottes. Aussitôt -qu’ils ont disparu, j’escalade le talus au bas duquel j’avais roulé et je trouve la M. G. dans les ruines, mais au moment où je me penche pour ramasser l’arme, deux Anglais me sautent dessus. On m’a appris ça à l’entraînement du corps à corps : je me mets en boule, donne un coup de pied dans l’entrejambe de l’un, et du tranchant de la main un coup sur la gorge de l’autre. Par bonheur, ce ne sont pas des vétérans, mais de la bleusaille ! La mitrailleuse sur l’épaule, je me débine, j’arrive près du char… James Brown est mort ; dans sa main la photo, les chocolats à côté de lui. Une salve siffle à mes oreilles et les projectiles ricochent sur le blindage de l’engin. Je vois des Anglais conduits par un grand sergent descendre le talus au pas de course… – Kill the damned Krant ! Vivement, je déplie le support de la mitrailleuse, j’arrive à dérouler la bande de balles, je charge, je tire… le sergent tombe, dégringole la pente comme je l’avais fait moi-même et son corps vient buter contre le char. Les autres s’arrêtent et disparaissent. Moi, plié en deux, je cours vers le fossé, patauge de nouveau dans l’eau en sanglotant de terreur… Les balles sifflent autour de moi, l’une d’elles déchire une de mes bottes, mais je me jette derrière une borne kilométrique où j’installe la mitrailleuse. S’ils me prennent, ils me tuent et je n’ai plus guère de munitions : deux bandes dans ma poche, trois grenades ; avec mes dents, je dévisse la capsule de l’une d’elles. – Venez Satans ! C’est un cri de dément que je pousse en jetant la grenade. Un Anglais s’en saisit mais avant de me l’avoir renvoyée, elle éclate entre ses mains et lui arrache un bras. Je l’entends hurler en tournant sur lui-même. Une autre grenade… Mal lancée, elle roule vers un homme et explose. J’ai descendu trois Anglais, les autres ont pris la fuite. Je cours, j’arrive au tournant du chemin… et m’arrête pétrifié ! Des yeux fous de peur me regardent, une main tient une marmite à moitié pleine, une barbe où s’accrochent des restes de spaghettis… un petit homme brun coiffé d’un turban gris : c’est un Gurka, un de ceux qui vous coupent les oreilles ! D’instinct, je le frappe du tranchant de la main sur la gorge, un coup que l’on travaille sur des sacs de sable et des bûches. Ça le rejette er-arrière, mais il saisit son grand kriss. C’est lui ou moi. Je lui donne un coup de pied dans la figure, lui tombe dessus, lui écrase la main sous ma botte cloutée, je le mords à la gorge. Nous sommes deux fauves qui se battent à mort, deux spécialistes de toutes les finesses des tueurs. Le kriss dans sa main gauche, il frappe vers ma tête et d’un coup de pied me rejette. Tel un bouc, je lui rentre dedans tête baissée, le kriss lui saute des mains… Un coup de pied dans l’entrejambe, je le saisis aux oreilles, lui cogne l’arrière de la tête contre une pierre ; il crie des mots que je ne comprends pas, mes mains sont rouges de sang, ses pieds bougent convulsivement, son visage n’est qu’une masse sanglante, et moi, vidé de forces, je m’effondre à ses côtés ! Son corps mourant tressaute, mais je suis fou de peur, je le guette, et je lui enfonce mon couteau dans la poitrine. Je reprends la mitrailleuse. Il faut fuir… fuir ! Un bruit de chenilles ! Le bruit devient plus fort. Ils arrivent vers moi ! D’un bond, je disparais dans un fossé plein d’eau mais je sens la chaleur des moteurs au moment où ils me dépassent… Je continue à fuir. Des champs, des haies, encore des champs, et tard dans la nuit, je tombe sur une section de pionniers allemands dont le commandant m’injurie. – Eh bien salopard ? Vous avez sans doute perdu votre unité ? Personne ne croira ça, je vous connais vous autres ! Des tire-au-flanc qui sont bons pour le conseil de guerre. – 27 Panzer S. B. V., 5 compagnie, mon commandant, dis-je au garde-à-vous, la mitrailleuse sur l’épaule selon le règlement. _ Espère que votre compagnie vous accueillera comme il faut, s’pèce de lâche ! Si je vous retrouve, je vous pends haut et court. Filez ! La compagnie est à quatre kilomètres à l’ouest, dans un hameau. Mon retour se fit sous les huées, et je me rendis auprès du lieutenant Löwe qui était en conversation avec le Hauptfeldwebel Hoffmann. – Mon lieutenant, Fahnenjunker Hassel de retour avec la M. G. 42 perdue. Rien à signaler. Löwe murmura des mots incompréhensibles et me dit : – Rompez ! d’un air indifférent. – Tiens ? Qui vient là ? dit Petit-Frère d’excellente humeur. Suis content que je n’aie pas pu mettre la main sur toi, assassin ; mais ça peut attendre. En ce moment, je suis occupé. – Qu’est-ce que tu as donc fait pendant tout ce temps-là ? me demanda le Vieux d’un air amer. Que dire ? Je ne recueillerais que des quolibets. J’allai donc en silence nettoyer ma mitrailleuse, mais Porta me poussa du coude d’un air malin : – Comment était la fille ? Tu donneras l’adresse. Coup de sifflet à roulettes. – 5 compagnie, en avant, en avant ! Marche, marche ! Allons traînards, crie le lieutenant Löwe avec impatience. Il claque des talons : – Compagnie à droite, droite ! Attention gauche ! Le lieutenant vire sur lui-même, la main au pansement blanc qui entoure sa tête. – Mon commandant, la 5 compagnie prête, parée pour la marche. Pertes : un officier, trois sous-officiers, soixante hommes. Envoyés à l’ambulance : un sous-officier, quatorze hommes, quatre disparus ; une M. G. perdue et rapportée. Hinka, indifférent, salue de deux doigts à la casquette. – Merci, lieutenant. – Lentement, il passe la revue, examine chaque homme et s’arrête devant moi, ahuri. – De quoi avez-vous l’air ? Voyez à mettre de l’ordre dans votre uniforme et montrez-moi votre mitrailleuse. Ouvrez, sortez la pipe. – Dieu merci, l’arme est en état. – Löwe, marquez cet homme : trois heures d’exercice punitif dès que nous serons au repos. Löwe hoche la tête en silence et fait un signe au Hauptfeldwebel Hoffmann. – Demi-soldat ! gronde Hoffmann en notant mon nom sur son carnet. Je vais m’occuper de toi, salopard. Le regard droit devant moi, je me disais que je ne m’attendais pas à autre chose. – Fusil sur l’épaule droite, colonne de marche gauche, gauche. Les bottes frappent en mesure le sol mouillé. – Chantez ! Une compagnie allemande ne peut pas marcher sans chanter. Je suis serre-file de droite et c’est à moi de commencer mais par deux fois je détonne. Weit ist der Weg zurück ins Heimatland 50 weit, so weit Die Wolken ziehen dahin daher Sie ziehen wohl übers Meer Der Mensch lebt nur einmal Und dann nicht mehr… Long est le chemin du foyer long, si long ! Les nuages passent et repassent Ils nous emportent vers la mer. Et l’homme n’a droit qu’à une vie, Une seule et puis c’est fini… Que je me sens las ! Je suis las à mourir ! Mais je chante comme les autres. Un chant de marche, même si Ton n’en peut plus, ne doit-il pas être joyeux ? Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, le soldat allemand meurt de la mort des héros, et les mères allemandes prennent le deuil avec fierté, s’il faut en croire le journal c Völkischer Beobachter. » L’histoire se répète : la jeunesse allemande meurt toujours en criant quelque chose : Vive l’Empereur, vive la Patrie, Heil Hitler. Les hommes tombent au son des tambours et des trompettes, et aucune mère, aucune épouse aucune sœur, ne pleure ses héros. Ce n’est pas de mise pour une femme allemande : on prend le deuil avec fierté. Qui a parlé de brûlures au phosphore, de jambes sciées, de cervelles qui s’échappent, de ventres ouverts, d’yeux arrachés ? Un fou, un défaitiste, un traitre. Aucun héros ne meurt ainsi. On ne voit ça nulle part dans les livres d’histoire. Des uniformes rutilants, des braves qui marchent en chantant, des poitrines constellées de décorations, des drapeaux qui claquent des musiques militaires, et des milliers de mères qui se drapent dans des deuils pleins de fierté. Seuls, les menteurs parlent de bétail humain se tordant dans la boue des tranchées, de mourants appelant leur mère en essayant de retenir leurs intestins dans leur ventre ouvert, de ceux qui maudissaient les responsables – ceux qui les envoyaient sous la pluie de feu et d’acier. Or, c’est ça la guerre, je le sais. Moi-même j’ai été un des soldats gris du front allemand. DECOUVERTE D’UN DEPOT AMERICAIN C’EST une horde désordonnée qui rampe sur les bords de la route tout au long d’un bon kilomètre, tandis que passent à toute vitesse des voitures bondées. – Y a des gens pressés de rentrer ! ricana Porta avec mépris. Les héros en ont assez à ce que je vois ! Trois chars légers précédaient deux grosses Mercédès dont les occupants (des officiers galonnés de rouge et des femmes stupidement fières) nous regardaient avec condescendance. La feldgendarmerie était là avec ses lourdes motos. – Tenez votre droite ! criaient ces chiens en agitant furieusement leurs disques de circulation. Evidemment nous ne libérions pas la route assez rapidement. Deux Horsch aux fanions rutilants nous couvrent de poussière ; des téléphonistes craintives nous font des signes d’amitié. – Je t’emmerde ! grogne Heide. Les guerriers de l’arrière se tirent avec leurs poules. Nous voyons maintenant ce qui rampe devant nous sur les bas-côtés de la route. Des blessés. Des estropiés ou des aveugles : tout le personnel d’une ambulance a filé et a laissé les grands blessés se débrouiller tout seuls. Ils n’ont même plus peur, les malheureux, tellement ils sont certains d’être liquidés quand l’ennemi arrivera. Les aveugles portent les amputés ; on prête aux camarades ses jambes et ses yeux. Pendant des kilomètres, la misérable colonne s’est traînée sur la route ; les voitures d’état-major les dépassent à toute vitesse, leurs occupants,. hommes et femmes, détournant pudiquement les yeux. L’Oberleutnant Löwe jura. Il se planta au milieu du chemin, juste devant une longue file de voitures militaires de luxe. La file ralentit, un commandant d’état-major se pencha à un carreau et menaça de conseil de guerre, pendant qu’un major de la feldgendarmerie, armé jusqu’aux dents, crachait aux pieds du lieutenant en lui collant sa mitraillette sur le ventre. – Un mot de plus, abruti du front, et tu es mort ! L’officier d’état-major ricana, et dans un nuage de poussière, les voitures de luxe et les motos de la gendarmerie disparurent à l’horizon. Löwe hocha la tête et regarda un cadavre nu qui gisait dans le fossé. – Feldwebel Beier, commande-t-il, vous postez vos hommes de chaque côté de la route, le S. M. G. un peu en avant. Sous-officier Kalb, vous vous chargez des bazookas. Feldwebel Blom, mettez-vous sur la route et arrêtez ces porcs. Celui qui refuse, vous le descendez. – C’est le plus beau jour de ma vie ! s’exclama Porta. Enfin on va chasser du faison doré et de la poule. On vit le légionnaire jeter un cadavre aux pieds du lieutenant : aucun doute à avoir, c’était un aveugle qui avait été écrasé, et son camarade amputé gisait non loin de là, le crâne ouvert. Hurlements de pneus : une Horsch grise freine à mort devant Barcelona, et son occupant, un lieutenant-colonel, saute à terre. – Qu’est-ce qui vous prend ? Vous osez arrêter ma voiture ? Vous ne voyez pas que j’ai un fanion d’état-major ? Le lieutenant Löwe s’avança, sa mitraillette pointée vers la poitrine de l’officier. – J’ai ordre de renforcer mon unité de tout le personnel possible sans égard au grade. Il faut amener ces blessés à l’ambulance, votre voiture contient dix hommes. Les bagages vont être jetés, les trois dames continueront à pied. Je prends le chauffeur comme chargeur. Vous savez conduire, j’imagine ? Sinon, vous venez avec nous et votre chauffeur conduira les blessés. – Est-ce que vous êtes devenu fou ? – Videz-moi tout ça ! crie Löwe à Petit-Frère et à Porta qui ne se tiennent pas de joie. Les trois femmes descendent sur la route mais l’officier saisit son revolver et l’arme. – Etes-vous las de vivre ? demande ironiquement Löwe. Je vous rappelle la situation : selon l’ordre du Führer, le commandant d’une section combattante est maître dans son secteur. Rentrez votre arme ou je vous fais pendre à l’arbre que voilà. On fait monter dix aveugles dans la voiture. – Mon colonel veut-il conduire ou préfère-t-il faire le coup de feu avec nous ? Sans un mot, le lieutenant-colonel s’empare du volant. – Pour la bonne règle, continue Löwe, je signale à mon colonel que j’ai noté le numéro de la voiture et que je contrôlerai si les blessés sont bien arrivés à l’ambulance. La grosse Horsch bondit tandis qu’un concert de remerciements s’élevait du chœur des blessés. – Dieu merci que vous êtes là, mon lieutenant ! gémit un feldwebel d’infanterie. Ces cochons nous écrasaient sans pitié si nous ne sortions pas assez vite du chemin. Un général, avec quatre poules dans sa voiture, nous a appelés fumier du front ! – Je vais leur apprendre ! gronda Löwe de plus en plus sombre. Nouvelle colonne qui s’arrête devant Barcelona. Cette fois c’est un officier payeur, les poings serrés, et hurlant de rage. – Videz les voitures commande le lieutenant. C’est fait en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. On voit sur la route autant de bouteilles que d’élégantes lingeries féminines ; le gros intendant, hors de. lui, bafouille, crie des ordres contraires, mais Löwe fait un signe à Petit-Frère qui s’approche, son gros nagan lui battant la cuisse, et à son poing, le MPI de Kalashnikov. Le géant repousse son melon gris sur sa nuque, et sans mot dire, soulève de terre le gros intendant comme il aurait fait d’un chiot. – Tu oses porter la main sur un officier allemand ! rugit l’officier payeur à moitié étranglé. – Chacun son heure, ricane notre hercule. File ! Sinon c’est nous qui tenons le conseil de guerre. L’intendant détale avec un nez cassé et quelques dents en moins, mais il a enfin compris que sa vie est en jeu, et non pas ses bagages. – A qui le tour ? crie Petit-Frère juste au moment où deux motos se fraient un passage dans la colonne qui encombre la route. – Circulez ! Circulez ! hurle un feldwebel de la feldgendartnerie en brandissant sa mitraillette. Les plaques bien astiquées de ces chiens luisent, menaçantes, et lancent des éclairs. Suit une Mercédès au grand fanion d’une Kommandantur locale. Barcelona fait un bond de côté. – Feu ! hurle Löwe. Je tire. Les projectiles frappent la voiture qui freine brutalement. Sur le siège arrière trône un major général doré sur toutes les coutures, élégante canadienne, galons rouges en pure soie. Jamais nous n’avons vu ça ! Lentement, imposant, il descend de la Mercédès aidé par deux feldwebels obséquieux. Il ajuste avec arrogance son monocle dans son œil gauche ; ses bottes splendides, faites sur mesures, rivalisent d’éclat avec l’or des galons. Signe protecteur à Löwe. – Venez ici lieutenant. Vous ne savez probablement pas à qui vous avez affaire. Löwe salue de deux doigts à son front bandé. – Mon général, le chef de groupe de combat Löwe demande à mon général de prendre à son bord les blessés et de les amener à l’ambulance la plus proche. – Et moi je vous ordonne de disparaître, lieutenant, je n’ai pas l’intention de faire cochonner ma voiture par ce fumier des tranchées. Le transport des blessés est l’affaire du Service de Santé. Je suis en route pour ma division et j’ai des choses plus importantes à faire qu’à m’occuper de ces gens. – Quelle division mon général ? – Ça vous regarde ? Laissez-moi passer ou je donne l’ordre de tirer sur vous ! – Mon général, emmenez-vous les blessés oui ou non ? Le général réfléchit une seconde, son regard se rétrécit, et il fait un signe au feldwebel qui prépare son M. G. Moi, j’arme ma mitrailleuse. A cet instant précis, débouche une grande voiture camionnette « tout-terrain », et nous voyons à côté du chauffeur un général de brigade S. S., grand et mince, en uniforme fané, sans aucune marque distinctive au col. Tout le monde reconnaît le commandant de la 12 division de chars « Panzer Meyer », le plus jeune général de l’armée allemande. – Que se passe-t-il ? L’Oberleutnant Löwe met rapidement le nouvel arrivant au courant de la situation.. – Refuse d’emmener des blessés ? La mâchoire osseuse et sale de « Panzer Meyer » se contracte avec rage. – Oui, le général ne veut pas salir sa voiture avec ce fumier des tranchées. – A peur des poux interrompt Petit-Frère. « Panzer Meyer » regarde le géant de travers, aperçoit le melon gris non réglementaires, et le grand nagan russe des commissaires de la N. K. V. D. – Vous refusez de prendre les blessés, mon général ? – Ma division est en ligne, répond l’autre qui a blêmi. Cet idiot de lieutenant m’a déjà retardé d’un quart d’heure. – Quelle division ? – 21 P. D. – Curieux. J’arrive justement de chez le général Beyerling qui commande la 21 Panzer Division. A mon avis, ça me paraît plutôt une fuite devant l’ennemi ! – Etes-vous fou ? rugit le général. Vous vous permettez de m’accuser de désertion ?’Vous ne savez pas qui je suis ! « Panzer Meyer » hausse les épaules et fait un signe à Löwe : – Emmenez La lourde patte de Petit-Frère s’abat sur l’épaule du général. – Venez oiseau doré ! L’homme hurle, se débat, tandis que le géant le pousse vers un poteau télégraphique et l’y attache avec sa ceinture. – C’est un assassinat ! hurle le condamné. A l’aide ! Assassinat ! Ecoutez-moi… Assassins ! Assassins ! crie-t-il encore avant de tomber sous la courte salve du MPI russe. Connaissant la manière, Petit-Frère n’omet pas le coup de grâce, puis regarde les gendarmes d’un air intéressé : – Et vous autres, ça vous dit ? Si vous descendiez de vos haridelles d’acier pour aider les blessés ? – Les feldgendarmes se précipitent. – Les bons cœurs ! rigole Porta. Vingt-cinq grands blessés sont installés dans les véhicules, et lorsque le dernier a été chargé, « Panzer Meyer » serre la main de Löwe, saute dans sa camionnette et disparaît à l’horizon. Mais voilà autre chose. Une moto fonce vers nous, se cabre… C’est l’agent de liaison de la compagnie, Werner Krum. – Ordre du régiment ! récite Krum d’une haleine. Les Churchill sont signalés. Il faut tenir la route jusqu’au dernier homme et la dernière cartouche. Le P. C. du régiment se trouve près de Chaumont. Le lieutenant Löwe rajuste son pansement et gronde quelque chose d’incompréhensible. – 2 section en colonne par un derrière moi, commande le Vieux en jetant sa mitraillette sur l’épaule. Nous arrivons à un hameau formé de quelques maisons. Sous un toit de chaume qui descend très bas, on aperçoit des silhouettes trempées, par la pluie. Un grenadier allemand fraternise avec un fantassin américain, et tous deux s’abritent sous une toile de tente. – Hello boys ! crie l’Américain. Salut de tout cœur. Vous aime mieux que les Français. Je leur ai expliqué que j’appartenais aux libérateurs mais ils m’ont dit merde ! Si on ne parle pas français, on est ennemi. Avant la prochaine guerre faudra apprendre le français ! De l’autre côté de la route gît un Allemand mort. Quel âge a-t-il ? A peine seize ans. L’uniforme sent le dépôt, les bottes sont d’un cuir incolore, on n’a pas encore eu le temps de les teindre. Et revoici les betteraves et les choux-fleurs ; la terre est merveilleusement douce. Pour changer, nous nous remettons à creuser. Deux S. S. qui se sont adjoints à nous s’affairent auprès d’une grosse marmite qu’ils ont branchée sur la batterie d’une voiture ; la marmite est pleine de baies et le couvercle absolument hermétique. – Etes pas fous ? proteste Heide qui sait toujours tout. Si cette boîte saute, bonsoir Marie ! – Peuhh ! répond l’un des S. S. Tir » n’as pas soif ? Depuis deux jours qu’on essaie de faire du jus, il a toujours fallu filer. Hier on était encore huit, aujourd’hui, on n’est plus que nous deux. Assis en rond, nous regardons la marmite avec appréhension ; Heide a garé sa personne derrière un camion. – Qu’est-ce que c’est que vous cuisez ? – Du sureau avec du sucre, répond le S. S. qui a construit lui-même cette marmite d’un genre nouveau. – Et ce thermomètre ? demande Petit-Frère curieux. – Si ça dépasse le trait – rouge c’est dangereux, explique le S. S. avec indifférence. – T’es dingue ! c’est dépassé depuis longtemps ! crie le géant épouvanté en s’aplatissant au fond du trou. – Bien possible, mais cette fois faut se presser, les copains vont pas tarder à se montrer. La marmite bout à plein, la pluie s’est arrêtée ; nous tendons nos gamelles et l’humeur s’améliore. Deux silhouettes drôlement attifées arrivent au pas de course à travers le champ de betteraves. – Tiens ! rigole Petit-Frère, voilà des libérateurs ! Ils ont senti le jus. – Il faut les prendre, commande le Vieux. – Tu parles ! dit Porta. On ne travaille pas après le couvre-feu. Sans se douter de rien, les deux soldats arrivent sur nous qui les attendons, invisibles, et ils sautent dans notre tranchée. – Bienvenue dans le quartier, dit Porta en souriant. Arrivez juste pour le dîner. Ce sont deux Américains, un simple soldat et un caporal. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils reçoivent un choc ! – Des nouvelles de New York ? demande Petit-Frère. Comment va monsieur Eisenhower ? – Qu’est-ce que vous foutez là ? crie le caporal ahuri. – Le moins possible, ricane Porta. On vous laisse le soin de gagner la guerre, je vous le jure. – On nous avait dit que la région était libre ! – Faut jamais croire les faisans dorés. Mentent tous tant qu’ils sont. Servez-vous, ajoute Porta très grand seigneur en montrant le bizarre ragoût. – Vos amis sont loin d’ici j’espère ? insinue prudemment Heide. – Parle-moi de ces merdeux ! crie le caporal. Nous deux, on est de la Georgie et on nous a fourrés avec des New-Yorkais, tous des crétins. Viens nous voir en Georgie après la guerre, copain. Suivent deux heures de mangeaille et de boisson dans une atmosphère qui s’échauffe de plus en plus. – Et où alliez-vous donc ? demande Porta aux Américains. – On s’est perdu. Nous étions en reconnaissance et quand on est revenu à ce satané village, la compagnie s’était débinée, alors on a pris à travers champs et on est arrivé sur un chemin qui ressemblait comme un frère à celui qu’on venait de quitter. Tous les chemins se ressemblent dans ce foutu pays, et les haies ça vous rend dingue, impossible de s’orienter ! Seigneur, quelle trouille en vous voyant ! On nous avait dit que vous ne faisiez pas de prisonniers ? – On dit la même chose de vous, rétorque Barcelona, et c’est vrai qu’il y en a beaucoup qui reçoivent le coup dans la nuque. Un jour, on a trouvé un Churchill et un Allemand attaché à sa tourelle avec du barbelé. Vous pensez ce qu’on a fait de l’équipage ! – Oui, ce genre-là se prend, dit le caporal, mais alors c’est plein d’innocents qui trinquent pour les autres. Quelqu’un qui avance… c’est le lieutenant Löwe. Vite, Porta pousse les deux prisonniers au fond du trou. Si Löwe les voit, il les emmènera aux Renseignements ; le Vieux se lève, et d’un air candide va au-devant du lieutenant : – Rien à signaler. – Installez-vous au village, commande Löwe. Une mitrailleuse suffit comme avant-poste et je ne crois pas à une attaque ennemie ce soir. Reposez-vous pendant que c’est possible. – Soudain, on le voit renifler. – Qu’est-ce qui pue comme ça ? Vous savez que c’est interdit de faire toute cuisine à l’alcool. Le S. S. se lève et tend une gamelle au lieutenant. – C’est du jus de sureau, mon lieutenant, voulez-vous goûter ? Löwe, de plus en plus méfiant, renifle encore. – Mais c’est une horreur ! Vous allez crever si vous buvez ça ! – Il regarde le S. S. avec attention. – Et vous êtes complètement ivre ! Deuxième section, présentez armes ! crie le lieutenant furieux. Nous sortons du trou en rigolant et en nous soutenant mutuellement ; Gregor, absolument noir, ne peut se tenir sur ses jambes. – S’il vous aperçoit, filez ! chuchote Porta aux Américains. Nous tirerons en l’air. – Ivrognes ! hurle le lieutenant au comble de la rage. On ne peut pas vous laisser seuls une demi-heure. Si l’ennemi était arrivé, qu’auriez-vous fait, salopards ? – Tiré, bafouille Petit-Frère. – Assez, Creutzfeldt ! Et bien pire : si le commandant Hinka avait surgi, qu’auriez-vous dit ? – Skol, reprend le géant avec un hoquet. En deux bonds, le lieutenant est sur lui ; assez effrayé, Petit-Frère en laisse choir son fusil. – Tombez, hurle Löwe, chien impertinent. Petit-Frère tombe comme une masse. – En avant ! Rampez ! commande Löwe qui tremble de rage. Petit-Frère se met en devoir de ramper mais un pet colossal lui échappe. – Ce cochon pète à la figure de son officier ! rugit le lieutenant. Feldwebel Beier, je vous rends responsable de cette bande de salauds. Faites-les courir une demi-douzaine de fois dans le champ de betteraves. Profitant de la bagarre, Porta s’est discrètement éclipsé, mais dès que le lieutenant hors de lui a tourné les talons, il surgit de derrière une maison en brandissant un banjo et un accordéon. – J’ai trouvé un orchestre ! – Ta gueule ! gronde le Vieux. On t’entend à des kilomètres. J’aime mieux te prévenir que vous avez ramassé trois jours de prison en arrivant au repos. – M’en fous, c’est de la guerre en moins. – On est sévère chez vous, constate le caporal américain en essayant le banjo, tandis que Barcelona s’empare de l’accordéon ; Porta prend sa flûte et Petit-Frère son harmonica. – Allez les gars, commande Porta. Les Trois Lys. Un… deux… trois… Drei Lilien, drei Lilien Die pflanzt’ich auf mein Grab… Ces trois lys, ces trois lys, Je les planterai sur ma tombe… Au loin, répond une batterie de roquettes. Nous suivons des yeux les queues des comètes qui vont s’abattre sur Caen. On aperçoit les éclairs d’explosions terrifiantes, mais Porta, sa flûte aux lèvres, danse autour de la tranchée comme Pan durant une nuit d’été. Les Américains ne se tiennent pas de joie, Barcelona s’étale dans une mare à purin, Winther le S. S. se coince dans la porte d’un poulailler et est libéré par le soldat américain qui fait s’écrouler tout l’édicule. Farandole. Le lieutenant surgit, les yeux écarquillés. On danse, la flûte module, l’accordéon gémit. – Des Américains ! murmure le lieutenant éperdu en voyant passer le caporal qui pince le banjo. Et soudain tout change… La nuit tombe, des fantômes surgissent, des mitrailleuses claquent dans les ruines. Ce sont les Anglais ! Le soldat yankee s’écroule, baignant dans son sang, et je saute par-dessus son corps pour m’abriter derrière les planches du poulailler effondré. Des grenades explosent, des baïonnettes luisent. Cris sauvages, nous nous battons à la pelle, au couteau. Je réussis enfin à installer la mitrailleuse, mais Winther court en plein au-devant d’une grenade qui explose et il ne reste de lui qu’une tête arrachée. Une balle traverse le poumon de Barcelona que Gregor entraîne à l’abri. – Tire ! hurle vers moi Petit-Frère. Ma mitrailleuse crépite en direction des Anglais qui se croyaient déjà victorieux. Nous décrochons le long des haies, ces infâmes haies qu’à l’heure actuelle nous bénissons, et nous nous cachons dans des ruines. Barcelona ne va pas bien, il faut l’emmener d’urgence et nous le bourrons de tout ce que nous possédons d’argent et de cigarettes. Il sanglote, refuse de nous quitter. – Vous ne pouvez pas me renvoyer, gémit-il. Rudolph peut me guérir, il est presque docteur. L’infirmier Rudolph lui fait une piqûre de morphine tandis que le lieutenant lui tape sur l’épaule. – Allons, courage Barcelona, dans trois semaines tu es de retour. Ce n’est pas grave si l’infection ne s’y met pas. – Gardez-moi ! supplie le malheureux. Löwe secoue la tête et lui fait cadeau de son briquet en or. – Avec ça, tu iras loin, bonne chance vieux Blom. Nous l’enveloppons d’une cape, d’un imperméable et on place un fusil mitrailleur sur ses genoux pour qu’il puisse au moins appuyer sur la détente. Le side-car démarre sous nos grands signes d’adieu. – Au rapport pour les pertes, commande Löwe. Les chefs de section dénombrent leurs hommes et font leur rapport au chef de compagnie. Un homme est envoyé au régiment. – Qu’est devenu le caporal américain ? Un des libérateurs lui a donné son compte. Il a couru dans le champ et j’ai essayé de le protéger de ma mitrailleuse, malheureusement il est tombé sur un salaud d’insulaire. Mais je l’ai eu cet Anglais, il a fait au moins trois culbutes ! – C’étaient deux braves types, ces deux-là, murmure Gregor. Maintenant tu peux jeter leurs adresses ! – C’est la guerre ; dit le légionnaire en haussant les épaules. Nouvelle salve ! Les jumelles de Porta lui sautent des mains, et il regarde avec stupéfaction l’instrument que la balle a coupé en deux. Un centimètre plus loin, et c’était lui qui n’avait plus de visage. Voilà l’ennemi qui apparaît venant de deux directions… Fuyons ! c’est la seule chose à faire, mais la mitrailleuse me gêne… Ils sont à mes trousses ; une grenade roule près de moi, je lui donne un coup de pied et elle explose devant deux soldats en kaki. Nous fuyons, nous fuyons. Rassemblement derrière une colline, mais le lieutenant Löwe est hors de lui : il était persuadé que nous dormions. Dans sa fureur, il parle de conseil de guerre. – Si ça vous chante, répond le légionnaire indigné. Et pourquoi pas écrire à Adolf ? – Dites donc ? s’écrie le lieutenant stupéfait, vous parlez à un officier, soldat des sables ! Le légionnaire, sourd à tous les appels, tourne les talons, et vers le matin, Petit-Frère chargé de deux caisses de confitures fait une rentrée très remarquée. – Pourquoi avez-vous filé ? crie-t-il de loin. Les libérateurs ont foutu le camp eux aussi ! Ils ont seulement réussi à chiper un lance-flammes français. J’ai eu toute la caverne pour moi tout seul ! Trente et une dents en or ! Un sergent en avait toute la denture, ça brillait tant que j’en avais mal aux yeux ! – On partage, dit Porta en regardant avec envie les deux petits sacs de toile. , – Va te faire voir, sourit le géant qui boutonne soigneusement sa veste de camouflage. Mais un ordre retentit : la 2 section doit reconnaître vers le nord-ouest la forêt de Ce-ris. Le régiment veut savoir si le bois est occupé. Nous transpirons vers le soleil qui tape dur, mais le Vieux refuse la moindre halte, il faut d’abord gagner le bois. On tire du côté de Balleroy. Le Vieux lève la main… Une demi-douzaine d’hommes en kaki travaillent parmi des centaines de tonneaux d’essence et des tas de grenades. Nous sommes immédiatement repérés et accueillis par de grands signes d’amitié. – Seigneur ! murmure le Vieux, ils nous prennent pour des confrères. C’est tout un village de tôle ondulée : quatre gros camions flanqués de remorques déchargent des munitions ; nous sommes tombés sur un dépôt monstre. – Je me demande combien v en a ? murmure Porta craintivement. Si on tire, toute la boutique saute, et c’est fourni pour plusieurs armées. – Cache ce flingue, imbécile ! grogne le Vieux en voyant Petit-Frère qui retire la sûreté de son nagan. – Hello boys ! Vous avez des souvenirs à vendre ? Cent dollars pour une croix de fer ! Heide se dresse : – Tu veux une croix de chevalier ? cent cinquante balles. – O. K., rigole l’Américain qui arrive au galop et s’arrête pile, terrifié. Il a découvert qui nous sommes ! Cri d’effroi, mais le légionnaire est déjà sur lui comme un tigre et lui plante son couteau dans le dos. Les autres n’ont rien remarqué. Muets comme des serpents, nous rampons vers le groupe, il ne s’agit pas qu’on donne l’alarme. Des bonds de panthère… on les étrangle. Depuis la Russie, nous avons l’habitude. Le reste du commando déjeune autour de deux grandes tables, et les sentinelles font les cent pas au-dehors. Mais nous avons coiffé les casquettes des cadavres. – « Viens douce mort, viens » ! chantonne le légionnaire. Une pluie de grenades… les hommes s’affaissent, le nez dans les gamelles ét voici tout un groupe qui sort de la douche, une serviette autour des reins. Eux aussi nous prennent pour des compatriotes, et la M. G. de Heide fauche tout le monde. – Arrêtez ! hurle le Vieux. Si vous atteignez l’essence on saute ! – Mais non les gars ! crie déjà Petit-Frère, c’est du whisky ! Des centaines de bouteilles ! – Défense d’y toucher ! crie le Vieux. Sinon gare à vous ! Trop tard. ! Porta se gorge d’alcool ; les baïonnettes éventrent des caisses d’ananas et de confitures, on bâfre avec ses mains. – Du champagne ! crie Gregor fou de joie. Les bouchons sautent. Tout ruisselle d’alcool et de champagne. Une énorme marmite se remplit de n’importe quoi : corned-beef, quenelles, pommes de terre, lard, œufs… c’est une marmite pour Gargantua. – Etre dans une armée pareille ! rêve Porta. Le Vieux hurle d’indignation. Petit-Frère endosse un uniforme américain lorsqu’un bouchon de champagne l’atteint à la nuque. – Tu es mort, tu es mort ! crie stupidement Heide qui se met à danser une bouteille vide à la main. – Venez bouffer ! commande Porta lequel arbore une grande toque blanche de cuisinier. Tout se passe comme dans un rêve bachique. – Je décline toute responsabilité, profère amèrement le Vieux. Pillage et révolte. Vous vous êtes opposés à votre chef de section les armes à la main. – Il frappe d’un air menaçant sur son carnet de rapport. – Tout est noté ici, je vous préviens. – On s’en fout, répond Porta, je quitte Adolf pour monsieur Eisenhower, et après avoir mangé, on lui envoie Petit-Frère comme parlementaire. Rien ne compte plus. Heide pousse un grand tonneau de cognac et ouvre la bonde de façon que l’alcool lui coule directement dans la bouche, et puis on s’amuse, on s’amuse à des choses idiotes : grimper aux arbres, se suspendre aux branches, enflammer une touque d’essence et sauter à travers les flammes. Petit-Frère prend feu ! On se précipite sur l’extincteur et en un clin d’œil le voilà qui ressemble à un bonhomme de neige. Porta fait des mélanges démentiels : rhum, cognac, whisky, œufs, sucre. Le résultat est inouï, les cris de cette orgie résonnent dans le bois. Soudain retentit une voix bien connue. – Cette fois la mesure est comble ! rugit le lieutenant qui surgit au milieu de nous, Feldwebel Beier, venez ici ! Mais le Vieux n’est plus en état de se lever. Il est couché sur le dos et tient dans chaque main une grenade de 10,5. – Ne crie pas si fort, camarade, tu déranges les petits oiseaux. – Bienvenue chef ! entonne Petit-Frère qui tend un affreux cocktail à son supérieur. Une petite larme ?. – Infâmes ivrognes ! s’écrie le lieutenant en repoussant la gamelle dont le contenu jaillit et les asperge tous les deux. – Tu ne seras jamais quelqu’un de bien, chef, rétorque Petit-Frère d’un air concentré, et en s’accrochant au lieutenant pour ne pas tomber, ce qui les fait choir tous les deux. – Vous ne vous êtes pas fait mal au cul, chef ? dit-il encore d’une manière compatissante. Löwe est debout le premier et roue de coups de pied le géant qui empoigne la botte du lieutenant, de sorte que tous deux dégringolent à nouveau dans une marmelade de bras et de jambes. – Voilà que les officiers se mêlent à la troupe, bafouille Heide. Aimerais savoir ce qu’en dit le conseil de guerre. – Vous le saurez bientôt, tas de crapules ! hurle Löwe en sortant son revolver que Petit-Frère lui fait sauter des mains avec un grand éclat de rire. – Chef, que diable ! Tu ne vas tout de même pas tuer ce bon vieux Petit-Frère ! Ne bois pas si tu ne peux pas le supporter. Des tonneaux de rhum sont mis en perce. Un maréchal n’y pourrait rien. La 3. section bombarde la 4 avec des œufs. Le lieutenant désespéré inspecte la routé avec effroi ; à chaque seconde, le commandant Hinka peut apparaître avec le reste du régiment. Quel effet ! Un chef de compagnie prussien et sa compagnie ivre morte derrière les lignes ennemies ! Un chef de compagnie incapable de tenir ses hommes ! Préoccupé au plus haut point, Löwe n’entend pas, dans son dos, venir Petit-Frère qui lui tape sur l’épaule. – Te voilà chef, te cherche partout. Te croyais mort. Le règlement interdit formellement de porter la main sur un supérieur. Hors de lui, le lieutenant envoie un direct dans la figure du géant. – Tu cognes, chef ? Ça va mal. Si je dis ça à Hinka, tu iras à Torgau et c’est pas agréable. Moi j’y ai été des deux côtés de la porte. On voit le lieutenant porter la main à son revolver, mas il sait bien qu’il est impuissant. Porta, grimpé sur son bulldozer, le met en route, perd le contrôle de la direction et n’arrive à l’arrêter que lorsqu’il a déjà démoli la moitié du baraquement. – Ça va nous coûter la tête, gronde le lieutenant qui de désespoir frappe un arbre de ses deux poings. – Mais non, mais non, bafouille Porta en lui jetant un œuf. D’abord on n’est plus chez toi, on a changé de crémerie. – Il se tord de rire. – Tu ferais mieux de voir à te débiner, espèce de Prussien, avant qu’on te fasse prisonnier. Captain ! hurle-t-il à Petit-Frère, y a des Krauts dans le camp, tu vois ça, Captain ! Soudain, d’un baraquement voisin, jaillit un geyser de flammes. – On saute ! crie une voix. Fuite générale. L’explosion doit s’entendre jusqu’à Berlin. Vingt minutes de tonnerre ; les arbres déracinés s’abattent. Porta, tel Diogène, s’est caché dans une buse ; il en sort avec le sourire et dit au lieutenant ; – T’es le meilleur Oberleutnant de toute la terre d’Adolf. Je t’aime bien ! – Löwe lui jette un regard meurtrier. – Pourquoi tu es si fâché, chef ? reprend Porta en lui tapotant l’épaule avec amabilité. T’es un héros, t’as sauvé la 5 compagnie. Si tu étais pas arrivé, tout le monde se débinait I Il faut croire que le lieutenant Löwe n’envoya pas son rapport car heureusement l’affaire n’eut pas de suite. Dans l’immeuble de la Gestapo situé avenue Foch, le commissaire Helmuth Bernhard, section IVf2 A, interrogeait le journaliste Pierre Brossolette. Plusieurs interrogatoires avaient déjà eu lieu depuis qu’on avait arrêté Brossolette sur une plage de Normandie alors qu’il cherchait à gagner l’Angleterre pour dévoiler le plan d’insurrection de Paris, La Gestapo savait tout, mais on voulait les noms des conjurés et il s’agissait de faire parler le journaliste par tous les moyens. Le commissaire Helmuth Bernhard n’avait pas pour méthode de cogner : c’était un moyen réservé aux idiots. Lui en connaissait bien d’autres, autrement raffinés. Pierre Brossolette ne pouvait déjà plus marcher ; les deux jambes brisées, il se traînait et son pouvoir de résistance s’usait. Tôt ou tard, il savait bien qu’on arriverait à le faire parler. Un instant d’inattention de ses bourreaux, et il se jeta par la fenêtre, mais deux étages plus bas, une terrasse Varrèta. Les gens de la Gestapo dégringolèrent l’escalier juste à temps pour voir le prisonnier escalader la balustrade de la terrasse. Tout c’était passé en une seconde. Maintenant, un corps gisait mort sur le pavé de l’avenue Foch. Jamais plus Brossolette ne parlerait. Ce soir-là, on fusilla huit otages. LE GENERAL VON CHOLTITZ CHEZ HIMMLER C’ETAIT dans un château non loin de Salzbourg que le S. S. Reichsführer Heinrich Himmler avait installé son quartier général. Des S. S. grands et minces montaient une garde sévère autour de la demeure, des soldats de la division spéciale S. S. de Himmler : la 3* S. S. Panzer fanatisés de la division Totenkopf – seule division S. S. ne portant pas de runes sur les écussons des cols, mais une tête de mort brodée en soie. Depuis dix ans qu’existait cette division, quatre commandants avaient déjà disparu sans laisser de trace. Himmler ne les aimait pas. Quant à Hitler, il haïssait la T-Division qui ne recevait d’ordres que de Himmler lui-même. Trois grosses voitures de luxe aux fanions de généraux attendaient devant la grande entrée du château, tandis qu’un général d’infanterie montait lentement les degrés. Un S. S. Sturmbannführer l’accueillit et s’empara de sa serviette. – Veuillez m’excusez, mon général, dit en souriant l’officier S. S., ce sont les nouvelles instructions depuis le 20 juillet. Le maréchal du Reich lui-même s’y conforme lorsqu’il nous rend visite. – Voulez-vous aussi mon revolver ? gronda le nouvel arrivant. – Pas le vôtre, mon général ! Le visiteur fut introduit dans le grand bureau du Reichsführer et les deux hommes se firent le salut devenu réglementaire pour toutes les armées depuis le 20 juillet. – Reichsführer, général d’infanterie Dietrich von Choltitz, au rapport suivant les ordres du commandant en chef à l’Ouest. Himmler se leva pour serrer la main du général. – Soyez le bienvenu mon cher Choltitz. Puis-je vous féliciter pour votre nomination ? Une carrière magnifique ! De lieutenant-colonel à général d’infanterie en trois ans, nos officiers S. S. eux-mêmes n’ont pas cette cadence. Comment ça va-t-il à Paris ? Vous arrivez à gouverner ces Français ? – J’y arrive, grommela le général. Himmler lui prit familièrement le bras. – Je le sais. Souvenir de Rotterdam ? demanda-t-il en montrant la croix qui ornait le cou de von Choltitz. – En effet, Reichsführer. – 18 mai 1940, g t Himmler en riant. Son étonnante mémoire était célèbre. Il montra son bureau croulant sous les dossiers. _ Depuis que je m’occupe de l’Intérieur, je suis accablé de travail, nous sommes entourés de traîtres. Que pensez-vous de ceci ? dit-il en tendant un document à von Choltitz qui le lut sans qu’un muscle bougeât de son visage. « Police secrète. Direction de la police d’Etat. Berlin. Gestapo IV-2-a-37 44 G. Au Reichsführer S. S. Q. G. Ersatz Heer. Au nom du peuple allemand a été reconnu : M Elfriede Scholtz née Remarque a pendant des mois tenu des propos défaitistes. Il fallait supprimer le Führer, nos soldats n’étaient plus que de la chair à canon, etc., bref une propagande fanatique qui la déshonore pour toujours. Elle doit être punie de mort. L’accusatrice, sa propriétaire, ajoute que M Elfriede Scholtz n’a jamais cru à la victoire et le lui a dit en privé à plusieurs reprises. M Scholtz a été très influencée par le célèbre ouvrage de son frère, Erich Maria Remarque : A l’Ouest rien de nouveau, mais ce n’est en aucun cas une excuse, et elle avoue elle-même qu’elle n’a pas vu son frère depuis treize ans. Elle a agi en traître caractérisé, en agent du défaitisme et nous demandons pour elle la peine de mort. Elle sera en outre condamnée aux dépens. » Signé : Dr Freisler, Dr Schulze-Weckert. – La potence est une mort trop douce pour ce genre de gens, déclara Himmler. Le général hocha la tête en silence tandis que le Reichsführer rangeait soigneusement un autre document qu’il se gardait bien de montrer à son hôte : c’était la liste ultrasecrète des montres, bracelets-montres, stylos, montres d’aveugles et chronomètres récoltés dans les camps de déportation. Il enchaîna aussitôt : – Général, comme le Führer vous l’a déjà expliqué à la Wolfsschanze, il désire que Paris soit rasé. Je vous ai donc demandé de venir pour que vous me disiez pourquoi cet ordre n’a pas encore reçu un commencement d’exécution ? Mes agents me disent que la vie suit normalement son cours à Paris, à part quelques petits épisodes dus à la Résistance. – Reichsführer, je manque d’hommes et d’armes. Les mortiers lourds ne sont pas arrivés, nul ne sait où ils sont, et comme leur champ de tir est très court, il faut que je les installe à l’intérieur de la ville. Je n’ai pas non plus reçu les unités promises. – Vous aurez ce qu’il vous faut, affirma Himmler. Je suis en train de reconstituer deux régiments Do muni de batteries de roquettes. Tohr et Gamma sont en route ; j’ai donné l’ordre à Model de vous envoyer un régiment de chars Z. B. V., ce sont des durs je vous l’assure, ils feraient n’importe quoi. Je compte sur vous à cent pour cent, Choltitz, et il y a peu d’officiers supérieurs à qui je puisse tenir ce langage. J’espère bientôt vous voir en uniforme S. S. d’Obergruppenführer. Au dîner, Choltitz fut placé à la droite de Himmler. La vieille argenterie provenait tout droit de la cour de Roumanie mais la nourriture était spartiate. On pelait à table les pommes de terre à l’eau et les visages des officiers présents révélaient clairement que le menu ne leur convenait qu’à moitié. Himmler décidait des convives qui devaient reprendre des plats. Un gros général de cavalerie qui n’avait droit qu’à une portion maudissait le jour où on l’avait retiré des marmites danoises pour lui faire l’honneur de la table de Himmler. Un commandant sortit de sa poche un cigare qu’il renifla avec plaisir, mais un » regard du maître le lui fit rentrer aussitôt. Himmler avait horreur de la fumée du tabac. Le café se prenait debout (un café ersatz) dans une autre pièce ; une tasse pour chacun et seuls les privilégiés avaient droit à un verre de cognac. Le Reichsführer fit un signe à deux généraux affectés à la lutte contre les maquisards. – Oberführer Strauch, j’ai appris que vous avez gracié un tas de bandits et c’est la seconde fois que vous faites preuve de faiblesse depuis votre affectation en Yougoslavie. – Reichsführer, il s’agissait de six femmes et de deux gamins de douze ans ! – Mon cher Strauch, nous ne pouvons pas nous permettre de sensiblerie ! Si vous soupçonnez un nourrisson de travailler contre nous, tordez-lui le cou ! Combien avez-vous de prisonniers à Belgrade ? L’Oberführer S. S. pâlit sous le sourire en biais de l’hôte redoutable, – Deux mille neuf cent huit en prison, Reichsführer. Himmler hocha la tête et tapota le baudrier de son invité. – Vous êtes mal informé de ce qui se passe chez vous : il y a en a trois mille deux cent dix-huit. Vos tribunaux d’exception traitent cinquante cas par jour, c’est trop peu. Si vous manquez de juges, trouvez-en d’autres. Il n’est pas nécessaire que ce soient des nigauds de juristes, n’est-ce pas Choltitz ? – Si nous voulons gagner la guerre, la dureté est indispensable. C’est notre existence même qui est en jeu. Les Alliés n’auront aucune pitié, ils ne l’ont jamais caché. Une fois Himmler et Choltitz revenus dans la grande salle de conférence, un officier d’ordonnance étala sur la table une carte de Paris. – Selon les experts du génie, la ville peut être entièrement paralysée et l’on fait sauter les ponts, déclara Himmler. Nous avons trouvé un vieux rapport où l’on en a retrouvé quelques-uns et ça nous sera d’un grand secours mais il faut d’abord et avant tout écraser la Résistance. Après les Juifs, le peuple français est notre pire ennemi ; il l’est depuis des siècles. A Paris, nous connaissons deux organisations de Résistance : l’une, la communiste, est dirigée par un rêveur qui se pare de faux galons, et mes indicateurs l’ont rencontré bien des fois. C’est l’organisation la plus dangereuse. L’autre est sous la houlette d’un tas d’intellectuels qui se réclament de ce Charles de Gaulle condamné à mort. Il faut amener ces deux bandes à lutter l’une contre l’autre, ce que nos camarades rouges – Himmler eut un sourire sardonique – cherchent d’ailleurs ardemment. Ils ne peuvent pas supporter les intellectuels. Nous emploierons donc les communistes pendant un certain temps, et puis on les pendra. – Que me donnez-vous comme unités ? demanda von Choltitz en interrompant ce flot de paroles. – Je vous donne la 19 S. S. Panzerdivision « Letland s>, et la 20 S. S. Panzerdivision « Estland » qui sont, pour l’instant, au Danemark. En outre vous aurez deux régiments de feldgendarmerie de Pologne, et la 35 S. S. Polizei-Grenadier-Division. Mes experts ont calculé qu’il vous faut douze jours pour miner la ville. Vous aurez pour ça le 912 bataillon de Pionniers et le 27 Panzer Regiment Z. B. V. Ça vous suffit, Choltitz ? – Oui, si les unités promises arrivent, sinon ma tâche sera impossible. – Général, deux fois au cours de cette guerre vous avez réussi des actions qui semblaient impossibles : Rotterdam et Sébastopol. Le général en chef hollandais n’était pas un novice, mais vous Choltitz, lieutenant-colonel alors inconnu, vous l’avez vaincu. Si vous n’aviez pas tenu la route Monster-La Haye, Wo tan sait ce qui se serait passé ! Von Choltitz se détourna et prit discrètement un calmant. En mai 1940, von Choltitz commandait dans les marais de Hollande le 16 régiment d’infanterie, 3" bataillon avec ses JU 52, avions de transport. Il prit le commandement des diverses unités de combat de la 2 Luftland division et commença la lutte dans la région de Woolhaven et de Rotterdam. Les routes et les ponts de chemin de fer menant à Rotterdam furent occupés en un tournemain ; chaque mètre coûta des torrents de sang ; soixante-sept pour cent du corps des officiers tomba. Lorsque après cinq jours terribles, le combat prit fin, soixante-quinze pour cent de la division avait disparu, mais le général hollandais Lehmann ne voulait toujours pas entendre parler de reddition. On lui donna trois heures pour une capitulation sans conditions, message auquel le colonel Scharroo ne répondit pas. Il ne voulait pas voir sa reine tomber dans les mains allemandes. C’est alors que fut décidé le bombardement de Rotterdam. Deux mille quatre cents bombes explosives et incendiaires furent jetées sur la ville, ce qui coûta la vie à trente mille civils. Il était exactement 15 h 05. Baïonnette au canon, des soldats hollandais surgirent des flammes – résistance inattendue d’un héroïsme inouï. Un jeune lieutenant d’infanterie, grièvement blessé, tua le dernier du groupe assaillant ; un bleu de dix-huit ans saisit le lance-flammes et liquida toute une section ; des chars hollandais avançaient à travers les rues qu’obscurcissait la fumée et les parachutistes ennemis tombaient les uns après les autres. Une panique s’empara des Allemands, l’attaque faiblissait. On vit alors le lieutenant-colonel von Choltitz dont tous les officiers étaient morts se jeter dans la bataille et forcer un soldat à installer une mitrailleuse. Mètre par mètre, il entraîna son groupe de combat ; lui-même, une poignée de grenades à la main, liquidait dans une cave un nid de mitrailleuses. Exactement deux heures après le bombardement, le général Lehmann capitulait « pour éviter d’ultérieures effusions de sang ». A 17 heures, par radio, l’armée reçut l’ordre de cesser le feu, et exactement à la même heure, le colonel Scharroo se rendait sur la Willemsbrucke au lieutenant-colonel von Choltitz. Ce dernier fut glacial. Après quelques instants de conversation, le Hollandais tendit au vainqueur une main qu’on ne prit pas : un officier qui capitule n’est plus un officier. A la tête de son groupe de combat, von Choltitz entra dans Rotterdam et reçut la reddition sans conditions de la ville. Il fut le premier gouverneur allemand de Rotterdam, un gouverneur dur et froid. Le 18 mai 1940, il recevait des mains mêmes de Hitler la croix de fer de chevalier. D’autres devoirs urgents attendaient l’officier qui venait de se signaler avec tant d’éclat. En première ligne de la 2 division d’infanterie, son vieux régiment d’Oldenbourg, il monta à l’assaut de Krim et ne fut arrêté que par les formidables canons de Sébastopol, mais le chef du Grand Reich connaissait l’homme qu’il avait placé à la tête de ses troupes d’assaut. Il donna au vainqueur de Rotterdam les moyens les plus puissants du monde : le 60 cm mortier Thor qui pesait plus de 120 tonnes, et le 140 tonnes 43 cm Gamma, plus toute une batterie de 55 tonnes, canons de 80 cm Dora. Avant même que le combat n’eût commencé, Hitler, sur la grande carte qui ornait son bureau déplaça le drapeau rouge pour bien marquer que Sébastopol, la forteresse Ja plus puissante de l’univers, était pris d’avance. Von Choltitz prit la forteresse et la ville de Sébastopol après un bombardement qui n’avait jamais eu son pareil dans l’histoire. Le S. S. général Zepp Dietrich demanda l’honneur de la prise de la forteresse et ordonna l’assaut à l’arme blanche. Sa division, la 1 S. S. Panzerdivision Lah, le suivit aveuglément et quatre-vingt-quinze pour cent des hommes y restèrent. Sébastopol n’était plus qu’un tas de ruines fumantes ; la forteresse abritait un monceau de cadavres, ceux des artilleurs de la marine russe. En deux jours, huit cent mille grenades géantes étaient tombées sur la ville. Von Choltitz reçut les remerciements personnels du Führer. La radio allemande clamait son nom à tous les échos de l’univers. Himmler lui offrit un grade élevé dans les S. S. mais von Choltitz était un Prussien et préférait de beaucoup l’armée. Himmler dissimula sa rancune. La carrière de Choltitz évoquait la courte d’une comète, elle dépassait celle de Rommel. Himmler flairait toujours son cognac. Contrairement à son visiteur, il ne portait aucune arme ; aujourd’hui, pas d’attentat à craindre. Dans un dossier se trouvait déjà la nomination du général au grade d’Obergruppenführer général des Waffen S. S., récompense qui devait suivre la destruction de Paris. – Choltitz, peut-être avez-vous des doutes quant à la victoire finale ? N’ayez aucune crainte, seul, nous a retardés le sabotage de la Norvège, Il s’agit de tenir encore deux ans, nous le pouvons, alors nous les balaierons à la mer, ces Anglo-Américains ! L’invasion de la Normandie est leur dernier soubresaut et ils ont raclé leurs tiroirs pour la réaliser. Mais en attendant, il faut être dur, Choltitz, nous ne pouvons nous permettre aucune humanité. La destruction de Paris sera une manifestation de notre puissance. Le général von Choltitz respira profondément. – Reichsführer, Paris ce n’est ni Rotterdam ni Sébastopol. Un cri d’indignation va s’élever des quatre coins du monde, et malheur à nous si nous perdons la guerre ! Himmler eut un sourire satanique. Néron faisait de la musique pendant que Rome brûlait. On parle toujours de Néron. Dans mille ans, on parlera encore de vous et de moi ; nous dépasserons Attila et César ! Et si contre toute attente nous devions être vaincus, alors ce serait finir en beauté. Le monde aura la chair de poule rien qu’en prononçant nos noms. Von Choltitz porta sa main à son haut col prussien et avala un nouveau comprimé calmant. – Et si les blindés de Patton arrivent assez tôt à Paris pour m’empêcher d’exécuter les ordres ? – Si c’est à votre famille que vous pensez, général, je vous garantis sa sécurité. Restez en contact avec Model et Hausser. Von Rundstedt, lui, est une vieille baderne. Quant à Speidel, il a déjà un pied dans Gemers-heim (Prison militaire de Coblence). – Quoi ! Le général Speidel ! s’exclama von Choltitz avec stupéfaction. Himmler ricana doucement et frotta l’une contre l’autre ses mains soignées. – Mes agents savent tout mais nous frapperons quand l’heure sonnera. Les traîtres nous sont connus et je vous jure qu’ils seront pendus haut et court aux crocs de l’étal de Plötzensee ! Von Choltitz, d’un air pensif, alluma une nouvelle cigarette. Il fumait sans arrêt ce qui rendait malade son hôte dont l’horreur du tabac était pathologique. – Vous pouvez compter sur moi. L’ordre sera exécuté dès que j’aurai les troupes et les armes promises, mais aujourd’hui je n’ai même pas de quoi défendre l’hôtel Meurice. On m’annonce en effet un régiment de chars lourds, le 27« Z. B. V., seulement il n’a même plus un char par compagnie ; en outre il lui manque la moitié de ses effectifs. En tout et pour tout, il a sept chars Panther dont il vaut mieux ne pas parler vu l’état où ils sont et deux Tigres, plus une réserve de munitions pour vingt minutes de combat. Les équipages se promènent dans la campagne et sont simples combattants. Je n’ai aucune envie d’être pendu comme criminel à Plötzensee, maisje ne garantis l’exécution des ordres que si je reçois l’armement promis. Himmler hocha la tête : – Vous aurez ce qu’il vous faut. Puis les deux hommes se penchèrent sur la carte d’état-major et envisagèrent la destruction de l’immense ville. Dans tout le Grand Reich résonnèrent les téléphones. En Jutland, où cantonnait la 9 S. S. Panzer Grenadier Division « Letland », on sonna le rassemblement. Des centaines de véhicules lourds sortirent du camp militaire Boris. A Flensborg et Neumunster, on rassemble six cents blindés de tout genre. En une nuit, le génie construit les pistes. Les chefs houspillent leurs hommes. Rien n’a été prévu pour le départ des divisions blindées. Embouteillage monstre… Le Jutland devient un énorme camp militaire. Au même moment, la 20 S. S. Panzer Grenadier Division « Estland » qui se rendait justement au Jutland reçoit l’ordre de faire demi-tour ! Le commandant, Obergruppenführer Wengler, en a une attaque. – Quel est le crétin, hurle-t-il dans la nuit pluvieuse, qui a donné cet ordre ? Est-ce que je peux faire faire demi-tour à une division sur des chemins pareils l – C’est le Reichsführer des S. S., répond en riant l’officier de liaison dont la capote de cuir noir et la lourde moto ruissellent de pluie. Le commandant Wengler en crache de dégoût. – Ordre aux commandants de régiments : tout le monde retourne direction Neumunster. Destination inconnue. En vitesse, messieurs. Les officiers filent dans toutes les directions. Wengler crache de nouveau. C’est un des plus durs commandants de blindés d’Allemagne, il n’aime que le front et déteste les garnisons. Confusion démentielle. Des camions se renversent, des blindés tombent en panne en travers des chemins. « Sabotage » crie-t-on à tue-tête. Lentement, l’énorme colonne se met en mouvement vers le sud, mais c’est au croisement Haderslev-Tönder que ça commence à aller vraiment mal. Un Oberstabszahlmeister innocent arrive justement avec sa colonne de munitions destinées aux lourdes batteries côtières du Jutland. Soudain, son camion se trouve coincé entre deux Panzers qui grincent et s’entrechoquent. « Sabotage ! » Sans autre forme de procès, on colle le malheureux Oberstabszahlmeister contre un arbre et on le fusille. Il s’est sûrement trompé de direction. Du coup, la colonne de munitions destinées aux batteries lourdes de la côte est envoyée à une division d’infanterie de réserve en Fionie. Seulement, trois semaines plus tard, on est très étonné de ne pouvoir faire entrer des grenades de 21 cm dans des canons de campagne de 10,5, et l’artillerie de marine postée sur les falaises s’amuse royalement quand elle palpe des grenades de 10,5 au lieu des 21 cm réclamées. « Sabotage » crient tous les états-majors. – C’est encore la Résistance ! hurle un colonel apoplectique. Quelques malheureux otages sont fusillés. Il faut bien que quelqu’un trinque. A l’aube, la tête de la 20 division blindée entrait dans Neumunster. Ici, la surprise fut à son comble : sur les rails de chargement ne se trouvaient que douze vieux wagons de marchandises français. Au même instant, toutes les routes étaient bloquées par la 19 division de chars, et quelqu’un avait aussi envoyé du Jutland de l’Est la 233 Panzer Division de réserve. On avait vidé jusqu’au camp de prisonniers Soder Omme. Sur des kilomètres de route, tout grinçait, tout ferraillait. « Sabotage ! » annonçaient les dépêches au S. S. Reichsführer. Des ordres brefs atteignirent le Brigadenführer Bovensippen, à Copenhague. On remplit quelques camions d’otages. Le petit Brigadenführer savait très exactement ce qu’il fallait faire pour calmer Berlin. Les état-major du Jutland et ceux de Fionie n’en menaient pas large ; quant aux officiers responsables de la gare de Neumunster, ils furent exécutés sans plus tarder. Dans une bonne moitié de l’Europe, on cherchait des wagons pour transporter deux divisions blindées : quatorze mille véhicules attendaient, prêts au combat. Depuis trois semaines, un gamin de douze ans condamné à mort attendait à la prison de Fresnes. Il avait volé le revolver d’un soldat allemand au coin du boulevard Saint-Michel et de la place de la Sorbonne. La mère de l’enfant, désespérée, avait remué ciel et terre pour le faire gracier : elle put atteindre jusqu’à l’officier de liaison du commandant du Grand Paris, et, le Dr Schwanz présenta lui-même l’affaire au général von Choltitz. – Qu’on ne m’ennuie pas avec ces bagatelles, cria le général en repoussant le dossier. J’ai des choses plus importantes sur les bras. Renvoyez ça au conseil de guerre, il s’occupera de l’affaire. Le lendemain, un garçon de douze ans tombait sous les balles à Vincennes. Aucun général ne devient célèbre pour avoir sauvé d’une exécution un gamin de douze ans. On le devient au contraire si l’on peut convaincre la postérité que vous avez sauvé une ville de la destruction. PEUT-ON SAUVER PARIS ? BIEN chapitré, le général von Choltitz rentra à Paris. L’atmosphère devenait de plus en plus sombre. Le nombre des désertions s’accroissait de façon catastrophique. En une seule soirée, quarante et une condamnations à mort de Résistants furent signées, et les salves crépitèrent dans les cours des prisons en commençant par les communistes. Un matin à l’aube, deux officiers du front se présentèrent chez le commandant du Grand Paris : l’un était un major général borgne portant l’uniforme noir des blindés, l’autre un jeune capitaine de pionniers expert dans la pose des mines. Tous deux sont des spécialistes de la destruction des villes et des combats de rues. A la porte du bureau, une grande pancarte : « Entrée rigoureusement interdite. » C’est la fin de Paris qui se prépare ici. Au même moment, une conférence non moins secrète se tenait dans un appartement de l’avenue Victor-Hugo. Le Hauptmann Bauer, l’un des officiers de l’amiral Canaris, mettait un diplomate surnommé « Farin » au courant de ce qui se tramait. – Monsieur « Farin », déclara l’officier d’une voix sourde, la ville va sauter à moins qu’il ne se passe quelque chose d’imprévu. Il faut absolument que vous cherchiez à voir le général von Choltitz. Le diplomate essuya la sueur qui perlait à son front et vida coup sur coup deux verres de cognac. – Qui est ce général d’infanterie ? Je n’en ai jamais entendu parler. – Comment ? Vous avez entendu parler de Rotterdam et de Sébastopol ? Ce fut l’œuvre de von Choltitz. C’est un spécialiste de la destruction des villes ; il appartient à la même école que le Generalfeldmarschall Model. obéissance aveugle. Donnez-lui une hache et dites-lui de se couper la main droite, il le fera. – Et que dit-on à la Bendlerstrasse ? demanda avec angoisse le diplomate. Les yeux de l’officier de l’Abwehr luirent derrière ses sombres lunettes. – On n’y dit plus grand-chose, car la plupart sont pendus aux crochets d’étal de Plötzensee, et si nous ne sommes pas extrêmement prudents, nous y serons nous-mêmes dans pas longtemps. Il vient d’arriver un régiment de chars Z. B. V. qui est cantonné à la caserne du Prince-Eugène et à Versailles. Il est commandé par un major général deux fois dégradé dont la femme est en qualité d’otage à la prison de Moabitt. Le général a le droit d’aller la voir tous les trois mois, et il hacherait menu n’importe qui à cause de cette malheureuse occupante de la cellule 412. – Ça servirait à quelque chose d’aller le voir ? – Oui, si vous voulez être fusillé sur l’heure. Le général Mercedes vous prendra immédiatement pour un provocateur de la Gestapo. Il y a quelques mois, il était prêt à arrêter le Pape ! C’est la division de chars la plus dure du monde : le 27 Panzer Regiment. Notez que nous avons deux régiments de chars qui portent le même numéro ; le régulier est un régiment frère du II Panzer Regiment de Paderborn, mais tous deux viennent de Sennelager. Si le 27 Z. B. V. arrive à Berlin, l’amiral Canaris filera au galop sans même prévenir ses proches. Nos régiments de chars sont maintenant coupés en deux, de telle sorte qu’ils semblent avoir doublé. Le Führer aime les gros chiffres ! Le 27 Z. B. V. est composé de six bataillons sous le commandement d’un major général ; chacun des hommes qui le composent a été gracié de plusieurs années de forteresse, et vous pouvez vous imaginer ce qu’ils donneront lâchés dans les rues de Paris ! Le diplomate se versa un autre cognac. – Oui, un bain de sang. Si nous pouvions seulement faire élever des barricades par la police unie aux gens de la Résistance ? – Il montra le sergent de ville qui arpentait le trottoir. – Ces types-là sont les noyaux du corps des sous-officiers français ; ils constitueraient une défense pour la ville. – Je crains que ce ne soit justement ça que cherche Hitler, objecta Bauer pensif. Un bataillon de la brigade Dirlewanger est en route pour Paris et je crois savoir qu’on va s’en servir comme provocateur. Il est composé uniquement de dangereux repris de justice. A mon avis, on ne peut sauver la capitale que de deux façons : d’une part espérer que von Choltitz ne recevra pas l’armement qu’il réclame, d’autre part hâter au maximum l’entrée des blindés américains dans la ville. – J’aimerais mieux être à Londres qu’ici en ce moment, dit Farin. L’officier eut un petit rire sec. – Je le crois volontiers. En Allemagne aussi, il se passe des choses horribles. Mon chef, l’amiral Canaris, a brûlé tous ses papiers. Savez-vous qui a été nommé Oberbefehlshaber de l’Ouest ? Le General-feldmarschall Walter Model qui renifle la trahison à cent kilomètres. Je crois que Hitler lui-même le craint. Il a appris un jour que la cave de Rundstedt contenait soixante caisses de champagne : cinq minutes après, toutes les bouteilles étaient en miettes. Son oreiller, c’est Mein Kampf. Choltitz et lui ne sont plus des hommes mais de véritables robots militaires. Le diplomate se leva, prit sa serviette et son chapeau. – Je vais aller présenter mes respects au commandant du Grand Paris. Peut-être pourrons-nous en tout cas lui faire peur. D’une manière ou d’une autre, il faudrait nous procurer une pièce qui deviendrait dangereuse pour lui si elle tombait entre les mains de Model. – Bonne chance ! Je reste en contact avec vous de la manière habituelle à moins que je ne sois arrêté moi aussi ! Je m’excuse de ne pas sortir en même temps que vous, mais les réverbères eux-mêmes ont des yeux en ce moment. Dans le Stalingrad qu’est devenue la Normandie cinquante mille hommes ont été faits prisonniers, quarante mille sont tombés. Du 27 Panzer Regiment, quatre-vingt pour cent des effectifs ont disparu ; ce qui reste est envoyé à Paris pour un motif inconnu. Avec un plaisir à peine voilé, le Generalfeldmarschall Gert von Rundstedt informe le Grand Quartier que l’on compte maintenant un million huit cent mille Anglo-Saxons débarqués qui se battent contre deux cent mille Allemands. Chaque division blindée ne possède plus que cinq à dix chars ; les régiments ont fondu au point de devenir des compagnies. La situation est désespérée. Le vieux Rundstedt qui ne perd jamais son calme en devient fou et serre le récepteur du téléphone à le briser. – Il faut en finir, et tout de suite, maudits crétins ! C’est la seule chose sensée à faire. Vous devriez tous être dans un asile d’aliénés ! II lance sur le sol le téléphone qui se casse et boutonne avec rage sa capote d’infanterie vierge de tout ruban, alors qu’il est l’homme le plus décoré d’Allemagne. Le Generalfeldmarschall von Rundstedt ne portait ses décorations que sur ordre. Il se colle sur la tête sa haute casquette et salue ses officiers. – Au revoir, messieurs. Demain vous aurez sans doute un nouveau chef, ou je connais mal ce « caporal de Bohême ! » LA SALLE DE GARDE DE L’HOTEL MEURICE DEUX civils en manteaux de cuir, et aux chapeaux de feutre rabattus sur les yeux tenaient compagnie au chef de la garde, à l’hôtel Meurice. Deux hommes insolents qui avaient mis leurs pieds sur la table et photographiaient de leurs yeux perçants tous ceux qui passaient. – Dis donc Heinrich, ce qu’on s’embête ici ! déclara l’un d’eux. On était mieux à Lemberg. En Pologne, ça allait plus rondement. Tu te rappelles quand nous avons ramassé Tamara à Brest-Litovsk ? Quelle fille ! Ça m’a fait quelque chose de la descendre. Une simple fille de salle qui commandait tout un bataillon de partisans ! Tué de sa main deux de nos généraux ! Ça c’était une femme, et à mon avis, idiot de la descendre. A Moscou, ils sont plus malins. Ce genre-là est envoyé au lavage de cerveaux et on le récupère. Si nous perdons cette guerre du diable, je change de crémerie ; l’étoile rouge m’irait assez, et là-bas, au fond, leui programme c’est exactement le nôtre. Moi, mon instinct ne me trompe jamais, c’est pourquoi je suis encore dans ma peau. J’étais chez Dirlewanger, tu sais, et aussi à Katyn. – Tu devrais la boucler, répondit son collègue. Katyn, c’était les Rouges, pas nous ; maintenant le travail c’est Paris. – Il se tourna vers le chef de la garde, un Oberfeldwebel d’artillerie. – Je te rappelle frère qu’ici toutes les conversations sont ultrasecrètes. L’homme haussa les épaules. Il connaissait depuis longtemps le proverbe japonais : « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire », auquel il ajoutait « ne pas penser ». C’était la première condition pour survivre au temps présent. Un tir de barrage en terrain plat se révélait bien moins dangereux que la compagnie de deux types de la Gestapo, aussi l’Oberfeldwebel regarda-t-il la pendule. Dieu merci, la relève allait arriver. Sûr qu’elle ne manquerait pas d’étonner les deux gangsters, cette relève-là ! L’Oberfeldwebel prépara son rapport. Une poisse d’être né en Allemagne jusque pour la guerre ! Dortmund et ses environs lui suffisaient largement comme espace vital ; quand pourra-t-il rentrer à Dortmund ? La porte s’ouvre brutalement. Ah ! voilà la relève. Ce sont douze soldats des chars qui envahissent la pièce telle une trombe. – Salut la boutique ! cria le premier. Obergefreiter Porta. Sur ses talons arrivait Petit-Frère qui s’assit sur le bureau sans le moindre souci de la discipline. – Alors, roi des embusqués, dit-il en rigolant, tu peux sonner ton grand patron et lui dire qu’on est là ! – Que diable ! gronda l’Oberfeldwebel, au garde-à-vous, bétail à cornes ! Vous ne voyez pas que vous êtes dans une salle de garde prussienne ? – Va pisser sur la lune, répondit sans façon Porta. – Vos gueules à tous ! s’exclama une voix impérieuse. Les nouveaux arrivants, un court instant surpris, dévisagèrent les gens de la Gestapo, mais Porta ne fut pas long à se remettre. – Qu’est-ce que c’est que ces deux-là ? de-manda-t-il au chef de la salle de garde. – Connais pas. – Alors à la porte, mes agneaux. Pas de civils dans un local militaire, à moins que ce ne soit comme détenu. C’est peut-être ce que vous êtes ? – Obergefreiter, je suis Untersturmführer ! aboya Peter. – Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Moi je suis Obergefreiter, et pour vingt-quatre heures, je garde ici le patron du Grand Paris. Donc détalez, frères. – Police secrète, annonça Heinrich en montrant sa plaque. – Ça va, ça va, ricana Porta sans daigner jeter un regard sur le terrifiant insigne, mais le règlement n’a pas changé à ce que je crois ? Donc assez de baratin. La salle de garde est pour la garde. Vous deux, vous n’êtes pas des nôtres. – Il est possible que nous soyons ici tout exprès pour te fourrer en prison, gronda Heinrich. – C’est possible aussi mais ça m’étonnerait. – Porta sortit de sa poche un brassard blanc marqué des lettres Z. B. V. Tu n’aurais pas entendu parler de nous par hasard ? Les deux policiers se regardèrent. – Ah ! murmura Peter, ça change tout. Que diable foutez-vous ici ? – Demande à ton patron si tu es curieux de le savoir. La porte s’ouvrit encore, livrant passage à Barcelona Blom qui exhibait pour la circonstance sa ficelle d’argent de tireur d’élite. Il claqua des talons devant l’Oberfeldwebel. – Feldwebel Blom, 27 Panzer, 5® compagnie. Au rapport pour la relève en tant que chef de la garde avec douze hommes, trois sous-officiers, deux L. M. G., dix pistolets mitrailleurs et cent grenades à main. L’Oberfeldwebel rendit le salut. – Oberfeldwebel Steinmacher, 109 régiment d’artillerie, 2 batterie, cède la garde pour le Q. G. du Grand Paris. Munitions mises sous scellés : dix mille cartouches d’infanterie, un S. M. G. Rien à signaler. Bercelona quitta le garde-à-vous et eut un sourire torve. – Rien à signaler ? dit-il aigrement. Et de quel droit ces deux civils sont-ils ici ? C’est une chiotte publique ou une salle de garde prussienne ? Cette fois, l’Oberfeldwebel perdit son calme. – Libre à toi de leur botter le cul, camarade, car moi je fous le camp avec mes neuf bonshommes. J’en ai plus que marre de cette baraque ! Il se colla son casque sur le crâne et sortit d’un air excédé, pendant que Barcelona époussetait soigneusement la chaise avant de s’asseoir à sa place. Nous remarquâmes soudain le regard inquisiteur qu’il fixait sur le dénommé Peter, lequel, depuis quelques minutes, semblait des plus mal à l’aise. – Viens Heinrich, on rentre, murmura ledit Peter en enfonçant son feutre gris sur ses oreilles, et en boutonnant, malgré la chaleur, son manteau de cuir jusqu’à son menton. Avec l’instinct qui les caractérisait, Porta et Petit-Frère s’approchèrent tout doucement de la porte. Barcelona siffla entre ses dents et eut un large sourire. – Pas possible ! Ce bon vieux senor Gomez ! Mais y a un siècle qu’on ne s’est vu ! Y faut dire que ta nouvelle peau te va pas mal, camarade ! De plus en plus mal à l’aise, les deux types de la Gestapo se dirigèrent vers la porte que barraient deux pieds gigantesques. Porta repoussa son casque, gratta sa tignasse rousse, et du pouce, montra Barcelona. – Tu vois que t’as retrouvé un ami ? Attends un peu, frère. – J’exige le passage ! cria Peter, lequel savait que les hurlements étaient la meilleure arme de tout sous-officier. – Pas de ce ton-là avec nous, dit Porta en souriant. Tu n’es pas bien ici ? – Faut-il… ? demandait déjà Petit-Frère en tripotant son grand couteau. – Le 22 juin 1938, Rambla de la Flores à Barcelone, reprit Barcelona. Ensuite, tu nous a offert un verre dans ton bel appartement du Ritz ; ce sont des choses qui ne s’oublient pas, mais à ce moment-là, tu te promenais en veste de toile. Où sont passées tes étoiles rouges ? – Tu es fou, feldwebel ! Je suis Untersturmführer dans la police secrète d’Etat. – Sûrement, sûrement, camarade Gomez, mais tu ne l’étais pas quand nous nous sommes rencontrés sur la Rambla de Barcelone. Tu étais capitaine, ou commissaire, ou major-commissaire, Hombre ! Tu en as fait un beau discours ! Barcelona regarda le plafond d’un air rêveur. « Camarades, il s’agit de tenir, je suis ici pour vous apporter de l’aide. Nous ne vous lâcherons jamais. Aux barricades ! » Malheureusement, le même soir, tu foutais le camp avec les copains et tes étoiles rouges, et sur le bateau, tu dînais avec ce général russe qui avait une kyrielle de noms… tu sais ce que je veux dire… Malinovsky, ou Manolito si tu aimes mieux. Allons, un peu de mémoire ! – C’est la tienne qui est terrible, dit Peter en enlevant son chapeau et en tombant sur une chaise. Oui, je m’en souviens, et surtout du tireur que tu étais. Tu tires toujours aussi bien au revolver ? Petit-Frère, telle une muraille de granit, gardait toujours la porte, et nous, nous écoutions de toutes nos oreilles. Un type de la Gestapo qui avait été commissaire chez les Rouges d’Espagne ? Des plus intéressants. – Mon Dieu oui, et j’ai même fait des progrès. Si on n’avait pas là-haut des généraux qui sont des petits délicats, je te ferais une démonstration. Je peux te raser avec une balle. – Bravo, mais aujourd’hui on s’en fout de ces salauds d’Espagnols n’est-ce pas ? Tant que ça a marché, on s’est bien battu nous deux, mais pourquoi est-ce que je me serais fait crever la peau pour eux ? Tu sais ce que je risquais si la Phalange nous avait pincés ? – Douze balles tout simplement, et je crois que certains aimeraient encore te dire un mot. Mais raconte un peu, y a quelque chose que j’aimerais savoir, c’est toi qui as coupé le cou de Conchita ? Paco est devenu fou quand nous l’avons trouvée dans la ruelle derrière Ronda de San Pedro ? – C’était une putain, gronda Peter, et doublée d’une espionne. – Alors pourquoi tu ne l’as pas amenée devant le tribunal de la Calle Layetana ? cria Bercelona en saisissant l’homme à la gorge. – Jamais nous ne l’avions vu comme ça, ce feldwebel qui se promenait avec une orange dans sa poche ! – Tu l’as assassinée, oui, et Paco m’a fait jurer de te tuer si jamais je te retrouvais ! Sais-tu que ce que tu as fait à la Calle Layetana remplit aujourd’hui trois gros dossiers ? Vas-y voir si tu ne me crois pas. – J’ai agi par ordre. – On connaît ça. Mais si tu as tué Conchita c’est parce qu’elle refusait de coucher avec toi. – Assez, Blom. Une trop bonne mémoire peut être dangereuse ausis. Je suis l’ami de l’Obergruppenführer Bergers et j’ai fait de grandes choses en Pologne et en Ukraine, mais c’est ultra-secret, mon fils. Y a peut-être des bagatelles qui doivent être oubliées, mais ça a dû t’arriver à toi aussi, camarade. Rappelle-toi donc l’affaire de Sitges ! Tu étais dans la montagne, derrière la fabrique de ciment et on disait qu’on pouvait entendre gueuler les prêtres jusqu’à Castelldefels. Toi non plus, tu ne pouvais pas finir ta vie en Espagne ; tiens, change de crémerie et viens nous rejoindre. Le manteau dé cuir et le chapeau mou taraient pas mal non plus. Barcelona se mit à rire et tapa sur son ceinturon. – Merci, je préfère pour l’instant la devise de l’armée plutôt que celle de la Gestapo. – Garde à vous ! cria soudain Petit-Frère en se redressant raide comme un piquet. Un petit capitaine de pionniers, très élégant, fit son entrée. Les brandebourgs noirs du génie faisaient ressortir les galons d’argent. Tous les talons claquèrent. Du petit pionnier émanait plus d’autorité que de dix généraux ; l’étui jaune clair de son revolver était ouvert, sur sa poitrine la croix en or. Un visage aigu et dur. Une main gantée boutonna les deux boutons du haut de la vareuse de Barcelona. – Etrange tenue, feldwebel. L’insigne des lance-flammes marquait la manche gauche ; sur la veste, la grande médaille des pionniers frappée de deux grenades croisées. Un dur qui avait épousé la guerre. – Mon capitaine, hurla Barcelona, commandant de garde feldwebel Blom, du 2 régiment de chars, 5 compagnie, a reçu l’ordre d’assurer la sécurité du commandant du Grand Paris. Un feldwebel, trois sous-officiers et douze hommes. Deux civils à interroger sont dans la salle de garde. Les deux policiers avalèrent leur salive mais se turent. L’officier les impressionnait comme nous. – Rien à signaler, continua Barcelona, tout est réglementaire. Le petit capitaine photographia la scène du regard ; nous attendions le commandement « Rompez ! », mais il ne vint pas. – L’interrogatoire des deux civils est-il terminé ? – Oui mon capitaine. – Faut-il les retenir ? – Non mon capitaine. – Alors que font-ils ici ? Filez ! gronda-t-il en se tournant vers les deux salopards qui disparurent en un temps record. Feldwebel, siffla encore le petit officier, que je ne vous voie plus jamais en tenue non réglementaire. Annoncez-moi chez l’officier d’ordonnance : capitaine des pionniers Ebersbach, compagnie 914 des poseurs de mines. Quelques secondes plus tard, un lieutenant arrivait au galop. – Mon capitaine, le général vous attend. Tous deux disparurent à notre grand soulagement, mais au même instant une tête se montrait avec précaution : c’était Peter suivi de Heinrich. – Ce cul d’ingénieur a foutu le camp ? Heinrich vous apporte une bouteille de cognac, cadeau de la cuisine. – Cadeau ? Elle est bien bonne ! rigola Barcelona. La bouteille circula mais l’un de nous restait en sentinelle à la porte : on ramassait cinq ans de Torgau si l’on était pris dans une salle de garde avec une bouteille d’alcool. Heinrich se renversa sur sa chaise et mit ses pieds sur le bureau comme dans les films de gangsters en honneur aux U. S. A. Les Américains l’éblouissaient, et bien qu’il détestât le chewing-gum, il passait son temps à en mâchonner ce qui agaçait colossalement son supérieur de la Gestapo. – Ce capitaine doit être une légume, opina Barcelona. – – Dieu sait pourquoi on nous a fourrés ici, grogna Porta. Dans cette baraque on ne parle que d’explosifs. – C’est évidemment bizarre, acquiesça Peter. Quand je me trouvais à Katyn… – Oh ! ta gueule ! cria Heinrich. C’est pire qu’une colique ! – Tiens, dit innocemment Barcelona, tu étais à Katyn, monsieur Kahn ? Peter joignit les mains sous son manteau de cuir, geste qui découvrit ses revolvers d’épaule. Porta s’empressa d’en subtiliser un. – On fait un échange frère ? J’ai un Glicenti. – Amène. Le marché était correct à cette nuance près que Peter ignorait la difficulté qu’il y avait à se procurer des balles destinées à l’un des meilleurs revolvers du monde. – Alors Katyn ? insista Barcelona. – Ça va, intervint Heinrich. Maintenant on file. La porte s’ouvrit encore et Julius Heide, tiré à quatre épingles, fit une entrée flamboyante. – Qui est ce fantôme ? demanda Peter avec hauteur. _ Le règlement ambulant. Chaque matin il met au garde-à-vous jusqu’aux poils de son cul. Heide lorgna les deux manteaux de cuir et n’eut aucun doute sur l’identité de leurs possesseurs, mais il aperçut aussi la bouteille de cognac. – Barcelona, tu sais, je pense, que ça coûte un billet aller pour Torgau ? Le nouveau commandant est un de mes amis, nous étions ensemble à Rotterdam, car vous ignorez tous, tas d’idiots, que j’ai commencé comme caporal de parachutistes ? – Tu es un trou du cul et c’est tout, déclara Porta. Le sous-officier Julius Heide regarda fixement Porta, et à ce moment-là, aucun de nous, certes, ne se doutait qu’il deviendrait lieutenant-colonel dans l’armée allemande. Ce gamin Julius qui n’avait jamais connu que des coups et la guerre ! – Obergefreiter Porta, nous sommes, c’est entendu, des camarades, mais ça ne signifie pas que je ne considère pas un jour de mon devoir de t’envoyer au conseil de guerre ! Il se détourna comme s’il sentait une menace dans son dos, et il vit en effet le visage rigolard de Petit-Frère et ses bras de gorille prêts au combat. – Qu’est-ce qui te prend ? La vie te pèse, Petit-Frère ? Alors porte la main sur un sous-officier de l’armée prussienne, pouilleux Obergefreiter ! N’oublie pas ce que tu es : de la merde ! Nous, nous survivrons à cette guerre mais toi sûrement pas. Le jour où je te verrai penduler au bout d’une bonne corde de chanvre, je m’en collerai à être noir ! Le sourire de Petit-Frère s’élargit encore. Plus rapide que l’éclair, l’énorme pied du géant fit sauter le revolver de Heide et ses poings de docker se nouèrent autour de son cou. – Une paire d’amis ! ricana Heinrich. LIQUIDEZ PARIS – Qu’est-ce que tu dis maintenant, maquereau ? – Lâche-moi ! bafouillait Heide, tu m’étrangles ! – Laisse cette merde, ordonna Porta, le jour où on le refroidira ce serait fait correctement. – Une paire d’amis ! ricana Heinrich. Des protestations bruyantes accueillirent la relève. Le petit légionnaire fit remarquer sèchement qu’elle était en retard d’un quart d’heure. Sanglant et brisé, le parachutiste Robert Piper fut amené à la feldgendarmerie de la rue Saint-Amand. – Vous avez douze heures pour parler cria l’Oberleutnant Brühner. Douze heures ! Le SS. Untersturmführer Steinbauer, agent de la Gestapo, éclata de rire. En douze heures, on pouvait faire parler toute une ville ! D’un coup d’œil, il jaugea le parachutiste ; ce type ne tiendra pas une demi-heure, se dit-il. En trois heures on arrivait à faire avouer les plus durs. Le premier choc se faisait normalement sentir après vingt minutes, ensuite on continuait par la baignoire de glace. Après ce traitement-là, toutes les femmes étaient brisées ; le patient devenait un morceau de viande insensible, mais parfois le cerveau restait encore intact. Entre-temps, on pouvait se servir du fouet, mais c’était peu honorable pour ceux qui travaillaient ; un tuyau d’eau à haute pression valait bien mieux : il y avait aussi les coup de pied dans le ventre, mais c’était risqué : l’homme pouvait en mourir. Douze heures ! Un jeu d’enfant. l’Untersturmfiihrer entreprit le parachutiste qui s9effondra en vingt-sept minutes à partir du moment où il fut amené rue des Saussaies. Il donna trente et un noms et autant d’adresses, ce qui fit que dans les huit heures, le commando de la chasse ramassa trente-huit personnes. Le commandant du Grand Paris signa trente-huit arrêts de mort. UNE EVASION A LA PRISON DE FRESNES LA caserne du Prince-Eugène à Paris évoquait toujours un nid de guêpes : cris, hurlements, commandements rauques, tout le monde semblait tourner en rond ; mais en réalité, cette pétaudière apparente comportait un ordre strict ; partout veillaient des yeux perçants et les mitrailleuses qui somnolaient au soleil étaient toujours prêtes à cracher le feu en quelques secondes. Aujourd’hui, sous le soleil d’été, la caserne paraissait morte, l’asphalte réfléchissait la chaleur ; dans un coin éloigné résonnaient des roulements de tambour, des trompettes couinaient, c’était la musique du régiment qui répétait. Très rares étaient les hommes qui osaient aller à la cantine le matin, sauf bien entendu Porta, Petit-Frère et Gregor Martin lesquels avaient l’excellent prétexte de jouer aux dés avec l’Unterfeldwebel Brandt, l’obèse et transpirant chef de la cantine. Petit-Frère s’était procuré un panier à munitions détérioré qui était perpétuellement en route pour une réparation, Porta un appareil d’optique toujours défectueux, et Gregor Martin deux revolvers enveloppés d’une toile huileuse. Ces vieux renards pratiquaient la règle d’or des militaires : répondre réglementairement aux questions indiscrètes, moyennant quoi tout se passait à merveille. Sur le sol sablé, une compagnie de recrues s’exerçait sous les hurlements sauvages d’un sous-officier, en vertu de cet adage que plus on hurle, mieux ça a l’air d’aller. Le service n’était nullement pénible, exception faite du peloton d’exécution tous les trois jours, mais il y a longtemps que ça ne nous fait plus guère d’effet : Quelle différence y a-t-il entre tuer un type attaché à un poteau ou le faire-griller dans un char ? – C’est la guerre ! répète inlassablement le légionnaire. L’après-midi, nous montons la garde au tribunal du conseil de guerre où l’on fait queue comme pour entrer au cinéma. Parmi les délinquants certains nous demandent des cigarettes, et Porta tend à un prisonnier un demi-paquet. – Pas de cigarettes pour ce cochon, crie un petit homme du S. D. Il a descendu des nôtres. Sans avoir l’air d’entendre, Porta lui donne du feu et sourit. Ce n’est guère qu’un enfant. _ Ton tour est pour demain, dit le S. D. Le type hausse les épaules avec indifférence. – Tu fais le fiérot, prévient Gregor Martin, mais on verra si ça dure encore demain matin. – Je t’emmerde l grommelle le jeune homme. – Que non ! ricana Porta. Emmerde plutôt les copains de Moscou. Pourquoi diable t’es-tu mêlé à ces salauds ? – Je suis communiste et je lutte pour la liberté des travailleurs ! – Bien sûr, bien sûr, rétorqua Porta avec calme. Et demain tu es mort, mais tu auras ton nom sur une plaque de marbre. Ça te fera une belle jambe. Pendant ce temps-là on continuera à botter le cul des travailleurs. Tu crois peut-être que le sort du peuple est meilleur à Moscou ? Erreur camarade, bien dommage que tu ne puisses y faire un tour, tu changerais tes idées sur la liberté en recevant d’un commissaire quelques fouets sur la nuque. – C’est mieux chez les nazis ? – J’ai pas dit ça, mais c’est en France que vous êtes le mieux. Vous pouvez engueuler vos sergents de ville. Essaie donc de le faire à Moscou ! – Je lutte contre le fascisme ! – Bien connu. L’ennui c’est qu’il n’en sort rien. Tu as tué un type qui était avant la guerre un ouvrier comme toi, est-ce que tu te rends compte que c’est une connerie ? Nous, on le fait en risquant notre peau au front, toi tu es en civil et tu assassines par-derrière. Tout ça, parce que ça t’amuse plutôt qu’autre chose, c’est tout. Vous jouez à la guerre. Pas très glorieux. – C’est un combattant pour la liberté, intervient le légionnaire, seulement, il ne sait pas qu’il est mal employé. Les ordres de la radio anglaise, voilà où ça vous mène. – Je me bats pour la France comme c’est le devoir de tout Français. – C’est vrai, dit encore le légionnaire, mais pas en franc-tireur. Les uniformes, ça pullule en ce moment, t’avais qu’à choisir. Même celui d’Ivan. Tiens, les Allemands t’y transporteraient gratis derrière les lignes d’Ivan, à titre d’espion, mais ce serait bien moins drôle qu’à Paris ! – De quoi est-ce qu’on m’accuse ? interrompt un malheureux être en uniforme de cheminot français. Je n’ai rien fait ! – C’est ce qu’il y a de pire, copain, rigole Porta. – Surtout va pas leur dire ça ! prévient Gregor. Y a pas de place pour les innocents en ce monde. Avoue n’importe quoi sinon on te fusille. Où on en serait si la justice se trompait ? – Mais qu’est-ce que je peux avouer ? Je n’ai rien fait ! C’est un garde du S. D. qui donne le meilleur conseil. – Ecoute, ne parle surtout pas d’armes. S’ils sont de mauvaise humeur, ça coûte la tête. Non ! tu as heurté par mégarde un soldat qui dormait avec une barre de fer, c’est pour ça qu’il ne s’est pas présenté-au rapport. Toutefois, s’ils trouvaient quelque chose, alors emmerde-les, fais l’imbécile, aies l’air complètement idiot et tu ne ramasseras que peu de chose. – Mon groupe a volé un wagon, intervient un autre prisonnier. Si ça peut t’aider, sers-toi de ça, mais ils feront des vérifications. Ils ont trop d’ordre dans leur merde, c’est le principal défaut des Allemands. – Qu’est-ce qu’il raconte ? dit l’homme du S. D. Pour des vérifications faut des preuves, et comment vérifier s’il n’y en a pas ? Le pauvre cheminot reprend courage, son bon visage de cultivateur rayonne. Il a enfin trouvé des amis. – Parle de marché noir ! crie Porta. Tu as été refait et on ne t’a même pas laissé un jambon moisi ! – J’étais seul ! dit naïvement le cheminot. – Mais bien sûr idiot ! Si tu dis que tu étais avec d’autres, ils te garderont jusqu’à ce que tu pourrisses. Faudra que tu avoues tes complices ! Dix minutes après, le cheminot ressort rayonnant. – Ils l’ont cru ! Trois mois pour marché noir ! Le pauvre homme en pleure de joie. Au même moment, un énorme type du S. D. pique le communiste à la poitrine. – Toi, frère rouge, je te pendrais bien de mes propres mains. Je hais les Rouges ! Ils ont assassiné mon père en 33. – Ta gueule ! crie Porta. C’est nous qu’on est de garde et pas toi. – Je hais les Rouges ! reprend le S. D. malgré les efforts de conciliation du Vieux. Et je les chasse nuit et jour ! Cette fois c’est le tour du jeune communiste. Le S. D. lui tape sur l’épaule. – Tu es juif, petit ami ? – Oui, je suis juif. – Ça me semblait bien. Un air de famille. Ils vont t’arracher les yeux et j’y assisterai avec plaisir. Dépêche-toi, dit-il en le poussant vers la porte, on est presse. Les débats durèrent une demi-heure. Ce fut la mort sans recours en grâce possible. – Tu vois, on fait moins le fiérot, dit Porta au prisonnier dans la voiture cellulaire qui regagnait Fresnes. Pourquoi diable t’es-tu mêle de ça ? Est-ce que tu crois par hasard que les gens comme toi vont raccourcir la guerre d’une demi-heure ? Ce serait par trop bête ! Au moment où la voiture traversait le pont Saint-Michel, le jeune homme eut une défaillance. – Quel âge as-tu mon garçon ? demanda le Vieux avec compassion. – J’aurais dix-huit ans demain. – Alors c’est une fessée que tu aurais dû recevoir, et qu’on te renvoie chez ta mère, déclara Porta. – C’est nous qui avons la garde demain ? redit le Vieux d’un air rêveur. Heide hocha la tête : – Oui, vingt-quatre heures à s’emmerder. – Soudain il comprit ce que voulait dire le Vieux. – Ecoute Vieux, reprit-il, ne t’en mêle pas. On ne doit pas avoir d’histoires. Le Vieux ne répondit pas ; il se frottait le nez comme toujours lorsque quelque chose le tourmentait. Lentement, la voiture entra dans la prison, le prisonnier fut remis au greffe et nous lui donnâmes une tape sur l’épaule en manière d’encouragement. – Pas de fraternisation ! cria le Hauptfeldwebel. Bas les pattes, sacs à lard ! A 18 heures, nous prenions la relève de la garde au bloc 4. Dans une prison, c’est l’instant où tout le monde est le plus occupé : il faut emmener les détenus aux toilettes et servir le dîner. Le Hauptfeldwebel passa, l’inspection et rabattit les clapets des sonnettes d’alarme ; les clefs tournèrent dans les serrures, les portes claquèrent. Un travail fou ! Je me suspendis à la grille qui fermait la grande porte au bout du couloir de la prison, grille qui est munie d’au moins dix sonnettes d’alarme, mais je m’en foutais ! Barcelona jouait aux cartes dans la cellule de trois condamnés à mort, lesquels, pour sauver leur peau, s’étaient portés volontaires comme hommes-torpilles. Les malheureux croyaient dur comme fer à leur grâce, mais nous étions mieux renseignés. Toute la jeunesse hitlérienne fait la queue pour rentrer dans les hommes-torpilles. Tandis que les déserteurs expliquaient qu’au cours de ces dangereuses expéditions contre les navires ennemis, ils espéraient bien être faits prisonniers, Barcelona n’entendit pas les quatre coups de sifflet annonçant l’arrivée d’un nouveau fourgon. J’étouffai un juron. Allait-on arrêter tout Paris ? – Poste 4, dis-je agacé. – Cellule 409. Nouvel arrivant, aboya le sous-officier. Un homme en uniforme d’officier montait rapidement les marches raides. Je le reconnus avec stupéfaction : c’était un des juges du conseil de guerre parmi les plus haïs de tout Paris ! Barcelona, enfin réveillé, passa sa tête par la porte de la cellule et reconnut lui aussi le nouveau prisonnier. Il eut un sifflement admiratif, se planta au haut de l’escalier les pouces dans son baudrier, et attendit que l’homme fût arrivé en haut. – Redescendez ! commanda-t-il avec un sourire torve. Le sous-officier rigola. C’était un truc de prison vieux comme le monde : Dès que le prisonnier est arrivé en haut, on lui commande de redescendre, puis de remonter, et ça peut durer sans fin de plus en plus vite. A tous les postes, les sous-officiers de garde étaient en ébullition, car la nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Profitant de l’émotion générale, Petit-Frère forçait incontinent la porte du bureau du Hauptfeldwebel et Porta signait la sortie du jeune Juif à fin d’interrogatoire supplémentaire à 19 heures. Comme experts de la cambriole, on ne faisait pas mieux que ces deux-là, et en tant que faussaire, le talent de Porta confinait au génie. Le Hauptfeldwebel croirait qu’il avait signé lui-même l’ordre de sortie. Porta se carra dans le confortable fauteuil et étala ses pieds sur le bureau ciré. – Je vais songer à devenir Hauptfeldwebel. On est tout de même bien dans un bureau comme ça. Barcelona, très inquiet, inspectait l’horizon et devenait rouge de fureur en voyant Petit-Frère qui s’étendait sur Je large canapé. – Tu n’as vraiment pas plus de nerfs qu’une vache ! – Pas quand je fais mon devoir, feldwebel ! Tu m’as donné l’ordre d’ouvrir cette piaule, eh bien, je l’ai ouverte. L’obéissance c’est ça. – Un jour c’est la potence à qui tu obéiras, prédit Barcelona d’un air sinistre. Pas idée de se foutre dans des histoires pareilles, ajouta-t-il en classant soigneusement à sa place le faux billet de sortie. Selon leur excellente habitude, Porta et Petit-Frère effacèrent minutieusement toutes les empreintes digitales, et à l’insu de Barcelona, Petit-Frère empocha toute une poignée de gros cigares. D’un air entendu, il sourit à Porta, referma la porte, et glissa un petit bout d’allumette dans la serrure. – Qu’est-ce que tu fais ? demanda Barcelona très étonné. – Et ça se dit feldwebel ! Apprends, trou du cul, que je n’ai ouvert qu’une fois dans ma vie une porte sans avoir examiné d’abord la serrure. Ça m’a coûté neuf mois de tôle. Ce crétin avait mis un bout d’allumette dedans. Tu parles si maintenant si j’y fais attention ! Je l’ai eu le Hauptfeldwebel. Il ne connaît pas encore l’Obergefreiter Wolfgang Creutzfeld, de Hambourg Altona. Si demain en rentrant dans son terrier il n’avait plus trouvé son bout d’allumette, y aurait eu du vilain, mais à présent il peut coller son gros derrière dans le fauteuil et roupiller tout son compte. – Ce que tu es épatant ! s’exclama Barcelona avec admiration. Pendant ce temps-là, Porta et moi entrions dans la cellule du jeune Juif auquel nous apportions un manteau. Il se dressa, effaré. – Du calme, du calme, dit Porta. Tu quittes la propriété. – Vous allez me tirer une balle dans le dos ! – Mouche-toi donc imbécile ! Tu ne comprends donc pas qu’on vient t’aider ! Si vous autres, Résistants à la manque, vous n’avez pas plus de plomb dans la cervelle, alors ça vaut les amis d’Adolf. Maintenant tâche de piger : la porte est ouverte ; dès que nous sommes sortis, tu prends le couloir, tu fais semblant d’aller aux chiottes, mais tu descends l’escalier aussi en douce qu’en vitesse. Si par hasard quelqu’un vient, tu retournes aux chiottes et tu ne comprends rien à rien. Compris ? Quand tu es arrivé au rez-de-chaussée, tu sors par la petite porte de gauche. Dehors, tu te caches dans les autres chiottes, et à la seconde où le projecteur s’éteint, tu te grouilles et tu files vers le mur. Tu as juste deux minutes. Si la paix n’est pas signée entre-temps, le projecteur se rallume, et c’est la tournée des sentinelles ; une double ronde. Tu t’y mêles, et aux types de se débrouiller pour le reste ! Mais je te préviens : si tu es pris on te descends. Pas envie de se faire trouer la peau pour toi. Assez nerveux, nous regagnâmes la salle de garde et le garçon fila dans le couloir ; il s’arrêta un instant près de l’escalier, écouta, puis descendit sans bruit et ouvrit doucement la première lourde grille avec un coup d’œil inquiet. La grille de la cour grinça légèrement ce qui fit blêmir Barcelona. – Seigneur ! si l’officier arrive maintenant. – Alors fais une prière, rigola Porta en grattant sa tignasse rousse. Au poste de garde, le Vieux eut un geste pour indiquer que la voie était libre ; le type venait de sortir. Rapidement, nous verrouillâmes les portes, ce qui nous sauvait, et soudain, tous les projecteurs s’éteignirent. Ça c’était l’œuvre de Gregor Martin lequel, en compagnie du sous-off qui ne se doutait de rien, avait trouvé bon comme par hasard de tripoter les fusibles. Bien entendu, il s’y prenait on ne peut plus mal. Engueulade du sous-off à la grande joie de Gregor qui jeta les plombs par terre. Le sous-off gesticulait de fureur. – Alors débrouille-toi tout seul, crétin ! cria Gregor en rentrant au poste de garde. La lumière revint, mais personne n’avait aperçu la silhouette qui s’aplatissait à trois cent mètres de là contre le mur de six mètres de haut. Le garçon ne comprenait toujours pas. C’était inimaginable ! S’attendre à être fusillé le lendemain et se voir en route pour la liberté… un rêve trop beau. Des pas lourds, le cliquettement des armes… le doigt de lumière crue tourne, s’arrête, monte le long du mur, éclairant une rangée de fenêtres situées bien au-delà. Des yeux aigus guettent derrière les mitrailleuses. Quelqu’un siffle doucement dans l’enceinte de la cour : c’est une chanson française que le garçon connaît bien. Et les casques d’acier luisent dans le noir, ces casques allemands haïs. Même un visage de saint deviendrait menaçant sous ce casque. La double garde passe… il se glisse entre les hommes. Lentement la garde continue le long du mur, et le doigt lumineux effleure la patrouille que mènent le légionnaire et le fahnenjunker Gunther Sœst. Gunther jure de nervosité ; c’est la deuxième fois qu’il fait ce coup-là, et dés la première, il avait fait le serment de ne plus recommencer. Rendre service, ça ne payait jamais. Pendant huit ans, Gunther Sœst avait été conducteur de chars ; il en avait vu brûler trente-sept sous ses yeux et lui-même, au moins neuf fois, manquait de griller dans son engin. Mais la dixième fois, le destin ne le ratait pas : l’huile enflammée avait transformé son visage en un masque de momie. Sept mois dans un lit d’eau,, et on l’arrachait à la mort, mais la mort s’était inscrite pour toujours sur ses traits. Des mains telles des griffes en parchemin, une fiancée qui l’avait fui, terrifiée, et voilà que ce soir il risquait encore sa vie. Et pour un Juif ! Communiste, par-dessus le marché, qui rirait peut-être un jour de ce visage de mort. Ce visage, lors des prises d’armes, on ne le montrait pas, les héros ne deviennent pas comme ça. Après la guerre, que ferait Gunther pour vivre ? Peut-être s’engagerait-il dans un cirque ? Autrefois, il était beau et toutes les filles s’accrochaient à lui, mais lors de sa dernière permission, sa mère avait eu une dépression nerveuse et ses deux sœurs n’avaient pu cacher leur horreur ! Gunther n’était resté que deux jours chez lui, puis avait passé le reste de sa permission dans la maison de convalescence de l’armée, à Tols. Là, au moins, beaucoup lui ressemblaient, beaucoup de camarades qui avaient eu le même sort. On leur interdisait de sortir dans la ville, ce n’était pas une – bonne propagande, mais pourquoi seraient-ils sortis en ville ? Rien qu’à les voir, tout le monde se sauvait. Quelle fille aurait baisé une pareille bouche ? Un trou bordé de chair bleue ? Gunther savait qu’on remodelait des visages mais c’était coûteux. Si l’Allemagne gagnait la guerre, peut-être l’armée lui offrirait-elle un visage et c’était pour ça qu’il se battait, mais si nous perdions la guerre… La patrouille s’arrêta à l’endroit où le mur tournait. De l’autre côté du mur tomba une corde. – Saute le mur dès que le projecteur sera passé, dit le petit légionnaire. Tu as trente secondes ; voici une carte d’identité mais il vaut mieux ne pas t’en servir. Ils se serrèrent contre la muraille, cachant le garçon à l’impitoyable œil de lumière. – Traverse Paris au galop ; dans deux heures il fait jour. Va à l’église du Sacré-Cœur, à Montmartre, troisième confessionnal, et dis que tu as volé des fleurs dans un cimetière. Le Père te demandera quelles fleurs, réponds des myosotis. Il saura quoi faire. – Un prêtre ! murmura le jeune communiste. – Si tu préfères la Gestapo ! ricana le petit légionnaire. Vous autres, Juifs n’en mèneriez pas large si des hommes comme ça ne vous aidaient pas ! Ce qui arrivera ensuite, tu le verras. Allons file ! – Merci camarade, murmura le jeune homme. Le doigt de lumière passe… – Grimpe ! siffle le légionnaire tandis que Gunther lui donna un coup d’épaule, mais le garçon est leste comme un écureuil. En bas, Gunther et le légionnaire arment leurs mitraillettes. – S’il rate on le descend, chuchote le légionnaire en repoussant la sûreté. Le doigt de lumière revient… le légionnaire appuie la mitraillette contre son épaule ; à la moindre défaillance, il envoie trente-deux balles dans le corps recroquevillé sur le faîte du mur. – Ça va y être ! Je tire ! gronde Gunther très nerveux. Mais au moment où la lumière rase le haut de la muraille, il n’y a plus personne. Le légionnaire laissa retomber sa mitraillette, remit la sûreté, et jeta avec indifférence l’arme sur son épaule. Le Vieux sera content. Ça venait de lui cette idée idiote. Gunther resta un instant immobile et soupesa son arme d’un air déçu. – Tout de même, dit-il, ça valait pas le coup. – Y aura d’autres occasions, fit le légionnaire consolant. La patrouille continua. Une demi-heure plus tard on relevait la garde. Dans toute la prison, on déclara en chœur : – Rien à signaler. Le chef du commando de chasseurs 103, colonel Relling, avait la main particulièrement heureuse. Un de ses grands succès fut l’arrestation du chef de la Résistance, le colonel Touny, et de l’officier du Service secret anglais en France, Yœ-Thomas. La capture de ces deux hommes eut pour conséquence une avalanche d’arrestations dans toute la France. Après le colonel Touny, le général de Jussieu prit le commandement de la Résistance. Du colonel allemand et du général français, ce fut à qui rivalisa de cruautés, de manque de scrupules, et de brutalités. Une vague de terreur s’abattit sur le pays : miliciens poignardés, pendus, étranglés, centres administratifs allemands incendiés, colonnes de ravitaillement liquidées, sentinelles assassinées, voies qui sautaient. Des sections militaires bien disciplinées, conduites par des officiers français, attaquèrent à Bourg-en-Bresse, en plein jour, le local de la Gestapo et liquidèrent les fonctionnaires d’une balle dans la nuque. A cela s’ajoutaient les criminels : vols et rimes crapuleux, œuvres de bandits poursuivis aussi bien par les Allemands que par les Français. Plus tard, on déclara qu’il s’agissait le plus souvent de déserteurs allemands, d’Espagnols rouges, de fuyards de la Ve armée italienne. Quand ces gangsters se faisaient prendre on les exécutait sans jugement et leurs corps étaient jetés à la voirie. CHEZ « VESTE ROUGE » A MONTMARTRE Il est planqué à Malakoff, expliqua « Veste Rouge ». Pour l’avoir, pas de problème, mais l’amener jusqu’ici ! Rien que d’y penser j’en ai la chiasse mais ça doit tout de même être possible. – Tout est possible, déclara Porta d’un ton péremptoire. Barcelona eut l’idée d’un transport en camion avec un faux ordre de route, mais cette idée fut dédaigneusement repoussée. – A mon avis, dit Porta, y a qu’une façon de faire : transport de Malakoff à Montmartre à pied, comme une troupe de combat. – Tu es cinglé ! s’exclama Heide. Si les chiens de garde nous mettent la main dessus… – Il se passa la main sur la gorge. – Paragraphe spécial 114. Tiens ! C’est trop bête. Le Vieux se gratta derrière l’oreille avec sa pipe : – Julius a raison, ce serait idiot. « Veste Rouge » se leva pour accueillir des clients ; un grand tablier blanc lui enveloppait les jambes ; ses cheveux (une véritable meule de foin) ne faisaient qu’un avec sa barbe de sauvage. Par-dessus son chandail à col roulé, il avait passé un cardigan rouge sombre, et chantonnait Sous les ponts de Paris avec une bonne figure toute ronde, luisante de graisse. Il prenait le menton d’une jolie fille, plissait les paupières, en prenait une autre, faisait un tour de-valse, la lâchait et elle atterrissait sur les genoux de Petit-Frère. Le bistrot, avec ses bancs étroits et ses vieilles tables usées, puait la révolution, le marché noir et les indicateurs, mais Porta était là dans son élément. D’instinct (cet instinct d’enfant des grandes villes) il avait trouvé un collègue parisien. « Veste Rouge » revint auprès de nous, porté par l’odeur de graillon qui arrivait de la cuisine. Deux serveuses faisaient glisser les assiettes pleines le long des tables ; le vin et la bière coulaient à flots. L’hospitalité de « Veste Rouge » était célèbre. – Faire tant d’histoires pour rien ! dit Petit-Frère agacé, c’est comme la lune. On le prend, on l’assomme et on l’embarque, c’est tout. – Ils ont des armes ? demanda Porta. – S’ils n’en avaient pas, ce seraient de fiers imbéciles, répondit le cabaretier. – Alors tout est simple, reprit Petit-Frère presque à haute voix. On descend tout ce qui se montre. _ Tais-toi donc, grogna Heide en mettant sa main sur la gueule de Petit-Frère. Mais quel con ! Y a eu assez d’histoires comme ça depuis l’affaire de l’évasion. Et c’est pas fini ! Bien content de ne pas en avoir été ! La Gestapo passe la ville à l’aspirateur pour savoir qui sont les nocturnes qui sont venus aider le prisonnier. Un type un peu malin pourra bien découvrir ce qui s’est passé. – -Le Hauptfeldwebel en est pas remis ! dit Porta hilare. Sans ça il n’aurait pas dévoilé ses pensées quand Löwe et lui nous ont interrogés. Le sous-off nous a aidés sans s’en apercevoir. Dire qu’il a juré avoir vu ce rejeton de Juif dans le transport de l’après-midi ! C’était impossible, puisqu’à ce moment-là, il était avec moi aux chiottes en train de jouer aux dés. Il s’ensuit, les gars, que le prisonnier n’a pas disparu de chez nous mais en cours de transport, ou dans l’antre de la Gestapo. Et notez vous autres, que ce sont les chiens de garde qui s’occupent de l’affaire, et qu’ils détestent le S. D. l » (Service de Sécurité). – Racontez ce que vous voudrez, grommela Heide sans cacher son inquiétude, moi ça ne me plaît pas du tout. Un type disparaît quatorze heures avant son exécution, l’affaire était close, alors pourquoi devait-il retourner à l’interrogatoire ? Va y avoir sûrement du vilain. – Qu’en as-tu fait ? s’esclaffa Porta en s’adressant à la Veste Rouge. » – Dans la cuisine, fit le cabaretier avec un signe du pouce par-dessus son épaule. – Ici ! rugit Heide. Eh bien c’est complet ! S’ils le trouvent pendant que nous sommes là, je le tue. Tu penses si on saura le faire parler ! Peut-être que la potence vous dit quelque chose mais pas moi, et je ne vais pas risquer ma carrière pour un petit Juif ! – Ta gueule ! cria Petit-Frère en agitant son gros poing. – Jean ! appela « Veste Rouge » de la porte de la cuisine. – Le garçon apparut dans l’encadrement de la porte. – Assieds-toi là. Nous nous serrâmes sur le banc étroit : des lunettes, une toque de marmiton, une moustache hirsute rendaient notre ex-prisonnier risible. Un air d’innocent de village accentué par des pantalons trop courts. Heide se repoussa en grommelant : – Je vous dis que ça ira mal ! – Où diable sont partis les autres ? demandait Porta en regardant la pendule. Et pourquoi sont-ils allés chez une fille ? – Calme-toi, dit Barcelona. Le légionnaire connaît Paris, et Gunther les accompagne. Rien que son visage est un « Ausweis » (laissez-passer) Personne n’oserait s’en prendre à Gunther. « Veste Rouge » se leva car les clients réclamaient ses chansons. Porta décrocha de mur un violon et sauta sur une table ; il caressait l’instrument, lui parlait. Le silence devint général, tout le monde regardait ce soldat rouquin dont la bouche rigolarde ne contenait qu’une dent. A Paris quand le jour se lève A Paris dans chaque faubourg A vingt ans on fait des rêves, Tout est couleur d’amour. « Veste Rouge » chantait. Une valse suivit puis un tango. Mille voix naissaient dans l’ancien violon, un peu de joie entre deux Pernod frais. On oubliait la guerre, la haine aussi, tout s’oubliait pour ceux qui écoutaient Porta. Jusqu’à Janette, l’énorme cuisinière noire qui criait toujours, laquelle s’était arrêtée son plat à la main. Nous savons qu’elle est en liaison avec plusieurs réseaux de Résistance et qu’on a déjà essayé de la liquider, mais « Saucisson Noir » s’en est toujours tirée. Porta chante, le violon pleure et gémit ; une fille l’accompagne avec un accordéon, ce piano du pauvre, et ils se comprennent, la fille de Montmartre en vêtements minables et ce soldat anonyme en uniforme fané. – Le cochon ! grommelle « Saucisson Noir », qu’est-ce qu’il est venu faire ici ? Si on se met à trouver les Boches sympathiques maintenant ! Mais d’un coup de pied la porte s’ouvre. Les plaques de la feldgendarmerie reluisent, les cuirs étincellent ; on voit des visages anguleux, impitoyables, des yeux d’un froid glacial, des mitraillettes qui rivalisent d’éclairs avec les casques d’acier. En un clin d’œil toute l’atmosphère change.. « Saucisson Noir » disparaît dans sa cuisine telle une avalanche de graisse molle, et aidée fébrilement par Jean se met à tripoter ses casseroles. Le chef de la patrouille, un Stabsfeldwebel, la mort en personne camouflée de muscles, nous fixa brutalement, serra ses lèvres minces et tendit son index vers Porta. – Permission ? Au garde-à-vous Obergefreiter, vous ne savez peut-être pas reconnaître les grades de l’armée allemande ? – Il dépassait Porta d’une tête et était trois fois gros comme lui. On le vit tourner et retourner la permission de nuit qu’exhibait le rouquin. – Avec qui êtes-vous, Obergefreiter ? Porta nous désigna, raides et attentifs dans notre coin. Sans mot dire, nous tendîmes nos papiers. Les insolites couvre-chefs de Porta et de Petit-Frère s’étaient volatilisés. Un seul geste incorrect, et nous sommes bons. Ce sont des chiens que nous connaissons bien de réputation : Stabsfeldwebel Malowski et son commando de chasse 809. Depuis quatre ans, ils fouillent les bistrots, les bordels, les bars de Paris, et pas une seule nuit ils ne sont rentrés sans une proie comme en témoigne la croix de chevalier K. V. K, qui pend au cou de leur chef. Ce sont trois gendarmes français qui contrôlent les civils, et même une fille qui est dans les toilettes doit ouvrir la porte pour montrer ses papiers. Ce spectacle laissa le gendarme parfaitement indifférent : dix ans à la Légion l’avaient endurci à tout. Cuisine. Ils fouillent « Saucisson Noir » en jetant un regard mauvais à la poêle qui crépite, puis ils montent au premier étage. Jean ne les intéresse nullement. On regarde sous les lits, de gros doigts brutaux tâtent les draps, les édredons, les canons des mitraillettes fouillent les vêtements des placards. On n’oublie même pas le garde-manger dans la cour. Dans une heure cesse la patrouille, va-t-elle revenir sans proie ? C’est impossible. Le Stabsfeldwebel a reniflé quelque chose. « Veste Rouge » lui tend un verre rempli d’un pernod glacé que l’homme repousse avec dédain. Ses hommes attendent en silence. Il tire de sa poche des papiers munis de photographies et regarde soudain avec attention quelques jeunes gens qui boivent dans un coin. En deux enjambées, il est près d’un garçon en veste grise fripée. – Deutsche Feldpolizei. Ausweis bitte. (Gendarmerie allemande. Laissez-passer s’il vous plaît.) Trois hommes scrutent les papiers que tend le jeune homme. – Faux ! constate le Stabsfeldwebel. Je te cherche depuis deux mois. Ce soir tu sauras comment on traite les déserteurs. Qui t’a aidé ? – Moi, dit en se levant une jeune fille bien vêtue. – Doit être cinglée ! chuchote Petit-Frère. Malowski se retourne vers nous et nous foudroie du regard pendant que Barcelona administre un coup de pied à Petit-Frère. En ce moment, le moindre incident peut avoir les pires conséquences et c’est justement cela que cherche le Stabsfeldwebel. Pendant qu’on passe les menottes au déserteur et à la jeune fille, toute la fouille recommence, ce qui met « Veste Rouge » des plus mal à l’aise. L’instinct du Stabsfeldwebel lui dit qu’il y a encore autre chose à trouver et puis il hait les soldats du front. Cochons indisciplinés, chair à canon. La semaine dernière n’a-t-il pas fait arrêter un Oberleutnant décoré de la croix de fer ? Tout en pianotant sur son ceinturon, il s’avance vers nous d’un pas. Mais quelqu’un entre dans la salle. Pas de visage. Là où était le nez, un carré d’étoffe noire, des yeux sans sourcils, de la chair recuite. Autour du cou, la croix de chevalier et le cou lui-même est soutenu par un collier de cuir. Ce qui a été une bouche s’ouvre pour parler. – Vous ne saluez pas, Stabsfeldwebel ? Malowski blêmit. Un soldat au visage de ce genre et décoré de la croix de chevalier peut tout se permettre. S’il sort son revolver et vous descend sous prétexte qu’il a été insulté, personne n’aura le moindre doute. Malowski claque des talons et porte lentement la main à son front. – Mon Fahnenjunker : feldgendarmerie, patrouille 809. Patrouille selon ordre dans le XVIII arrondissement. Un déserteur découvert avec la femme qui Ta aidé. Commandé par le chef de patrouille Stabsfeldwebel de la feldgendarmerie Malowski. – Merci Stabsfeldwebel. Vous avez fini je pense ? Le mort vivant salue de deux doigts à son calot. Les jambes à partir des genoux sont des prothèses, mais ça se voit à peine ; il a fallu des semaines d’une énergie surhumaine pour réapprendre à marcher, le bras gauche se compose de quatre crochets d’acier. Gunther cherche à mourir, tout le monde le sait. On lui a proposé de devenir officier dans la Waffen S. S. mais il ne veut pas abandonner les hussards noirs ; le régiment c’est sa vie, et sauf nous qui sommes ses meilleurs camarades, tout le monde tremble devant lui. Silence de tombe dans le bistrot enfumé. « Saucisson Noir » devient grise de terreur. Cette apparition insoutenable ne peut être qu’un diable de l’enfer, et toute la superstition de sa race lui glace le sang. Gunther mit une cigarette dans sa bouche sans lèvres, mais l’étoile rouge qui ornait l’étui d’or n’échappa pas à l’œil de Malowski. Gunther lui tendit l’objet avec ostentation : la faucille et le marteau en émail rouge se détachaient sur le fond d’or sous l’étoile. – Il est raide fou ! chuchota Barcelona. – C’est ça qui vous intéresse autant, Stabsfeldwebel ? Un souvenir de Stalingrad, nous protège. Gunther boit : il en oublie son visage cuit à l’huile et enlève une fille à Heide, une fille en robe jaune qui ferme les yeux pour ne pas voir le masque de momie mais elle ne sait pas encore que malgré les prothèses, Gunther danse merveilleusement. « Veste Rouge » verse à boire, tout le monde fraternise ; Petit-Frère remonte ses longs pantalons de camouflage, rit et chatouille les filles. – Vive la France ! crie Porta délirant. Gunther est ivre, la fille rit dans ses bras. Au loin, des coups de feu. Rien de neuf, c’est ça la guerre. Et encore une fois la porte s’ouvre, mais ce n’est plus la feldgendarmerie : c’est Jacqueline, la jeune femme que j’avais rencontrée en Normandie dans le jardin fleuri, celle qui m’avait donné du café. Depuis que nous étions à Paris, j’allais la voir secrètement tous les jours, mais c’est la première fois que je lui donnais rendez-vous ici, et je le regrette tout de suite. Porta l’a reconnue immédiatement. Sans se douter de rien, elle vient vers nous dans sa robe de mousseline verte qui la rend plus pâle que de coutume. – Tiens, tu as retrouvé ta poule de Normandie ? remarqua sèchement Porta. Liquide-la, elle est amoureuse et les filles amoureuses, c’est dangereux. – Ça te regarde ? – Si la fille cause, ça nous regarde tous, intervient Heide qui me saisit au col, ses yeux méchants plissés de fureur. Toi et ta poule française, allez vous pieuter où vous voudrez mais pas ici. – Il me repousse et tripote la crosse de son revolver. – Porta a raison, elle est dangereuse. Je te préviens, si jamais je la revois, je ne donne pas cher de vous deux ! – Que se passe-t-il ? intervint Gunther. Heide lui chuchota quelque chose et je vis Gunther détailler Jacqueline dans toute sa beauté verte. Mes camarades me regardaient avec méfiance ; le légionnaire, d’un air sombre, se curait les dents avec son couteau maure. – Mais qu’y a-t-il donc ? me dit Jacqueline. Tu es bizarre aujourd’hui. Je m’excusai en lui expliquant l’erreur que j’avais commise. Paris est dangereux. Au moindre soupçon, on est mort et les espions fourmillent. Nous prenons un nouveau rendez-vous mais il ne faut plus qu’elle se montre ici. Jacqueline me comprend très bien et disparaît furtivement dans la rue sans lumière. Lentement le bistrot se vide, enfin nous voilà seuls ! On étale sur la table un grand pian de la ville. – Evidemment c’est pas ici, constate-Porta, et il est lourd ! Comment passer le pont ? Tous les ponts sont surveillés par ces chiens, et si nous faisons tout le tour, la guerre risque d’être finie avant l’arrivée ici. – Et si on le transportait en plein jour ? suggère « Veste Rouge » pensif. On arrive mieux à se cacher dans la foule, et personne n’y penserait. Les Boches, c’est toujours en train de traîner quelque chose. – Nous ne sommes pas ici en permission, rétorqua Barcelona. Si fout le groupe demande une permission de sortie, ils vont se méfier et Hoffmann est un salaud à cent pour cent, con comme une huître, mais pas encore assez malheureusement. La perm de la nuit, ça je m’en arrange, mais quitter la caserne à l’heure du service, c’est impossible. Vous parlez d’un raffut ! Hier est arrivé tout un bataillon de pionniers S. S., et aujourd’hui un des commandos les plus terribles de ces chiens. Porta promène un doigt crasseux sur le plan : – On ira le chercher ce soir. Trop prévoir, c’est le défaut des Prussiens et ça ne vaut rien. Huit jours après la fin de la dernière guerre, on s’est occupé de la suivante, vous voyez ce que ça donne ! Dès que notre ami aura son compte, on l’embarque et vivement ! J’ai fauché deux vrais tampons de la Gestapo, des tampons en rouge qui marquent « Ultra Secret. » Ça en bouche un coin à tout chien trop curieux. – Et si on met à tirer ? demande le Vieux avec inquiétude. Si on rencontre une patrouille de S. D. ? Ça bardera je vous le promets, ces types-là ne se laissent pas impressionner. Ce sera eux ou nous, et si un seul d’entre eux s’échappe, alors on aura les voitures blindées sur nos talons. – Y a qu’à emporter quelques tuyaux de poêle, suggère Petit-Frère toujours belliqueux. – Ah ça c’est malin ! gronde le Vieux. Tu te vois dans Paris tirant au tuyau de poêle ? On croira que ce sont les résistants communistes. Le légionnaire haussa les épaules. – Ça suffit camarades, on verra ce qui se passe au fur et à mesure. En attendant, on fait le coup demain soir. Le premier apparut à la fenêtre et se balança avec précaution dans le vide. Le coup partit. L’homme fit un saut périlleux et s’écrasa au-dessous sur l’asphalte ; puis ce fut le tour du second : il fixait la nuit, et se mit à descendre comme un chat le long de la gouttière. Un coup de feu claqua encore. Le corps tomba comme une pierre sans l’élégance du premier. Le troisième sauta par la fenêtre, la tête la première et on l’entendit crier pendant sa chute qui fit un bruit mou sur le trottoir. L’incendie prenait bien. De toutes les fenêtres sortaient des flammes, sauf en haut, de deux ouvertures encore intactes. Plusieurs hommes y apparurent. Deux sautèrent en même temps, tandis que crachotaient les mitraillettes. Nous quittâmes notre cachette sans attendre la fin de cette exécution due naturellement à la Gestapo : un repaire de maquisards qui avaient tué quatorze hommes du S. D. Pendant ce temps-là, le chauffeur et le garde de la grosse voiture de la police allemande étaient égorgés sur leurs sièges. Cette scène se passait à Paris, une nuit d’août 1944. VOYAGE NOCTURNE A TRAVERS PARIS Il faisait une nuit quasiment d’encre et nous eûmes bien du mal à trouver notre chemin. Tout le monde se chamaillait sur la route à suivre. Porta, excédé prit les devants en nous traitant naturellement de culs à ne pas fréquenter. La commune de Malakoff semblait morte ; deux chats en chaleur qui paraissaient les seuls êtres vivants traversèrent la rue, queue dressée, avec une dignité confondante, et deux feldgendarmes à bicyclette passèrent en nous regardant méchamment ce qui provoqua un grondement de la part de Petit-Frère. – Tiens-toi tranquille ! ordonna le Vieux. Petit-Frère lança aux gendarmes un regard meurtrier. – Si ces deux connards reviennent, je les descends. Nous rattrapâmes Porta au coin de la rue Bérenger et de la rue du Nord. – Tu sais où c’est, oui ou non ? demanda Gregor avec humeur. On a visité toutes les portes, ça se ressemble comme deux gouttes d’eau. Je pense tout de même que tu sais où perche cet imbécile ? Porta s’arrêta et jeta un coup d’œil circulaire. – C’est pas loin. Nous sommes venus par cette rue-là. Ils ont fusillé un type là-bas, je reconnais le bistrot. Va donc repérer s’il n’y a pas des traces de balles sur le muri Si c’est pas une crétinerie tout ce noir ! Comme si les Amerloques ne savaient pas où se trouve Paris ! Depuis le temps qu’elle est là cette bourgade, pour la cacher c’est plutôt difficile ! – Y a dés quantités de traces de balles ! cria Gregor de l’autre côté de la rue. Porta se mit à réfléchir ; il sortit sa vieille boîte à priser et, tel un aristocrate du xviii® siècle, prit gravement une prise de tabac. – Assez de ces bêtises, gronda le Vieux. Moi je commence à en avoir marre. Porta le regarda à travers son monocle fêlé. – My lord, personne ne vous retient. Pour autant que je le sache vous n’avez pas été invité. – Allez tous au diable ! dit le Vieux furieux. Porta disparut sous une porte basse. – Je pèle de peur, chuchota Barcelona. Si seulement je n’étais pas venu ! Faut toujours qu’on se mêle de quelque chose d’imbécile. On entendit des talons hauts claquer sur le trottoir. Porta mit un doigt sur ses lèvres, nettoya son monocle, et courut vers la rue. – Je reviens ! Simple coup d’œil sur les femelles de l’endroit. – Ce coureur de jupons, grogna le Vieux comme Porta revenait tout content. – La retrouve demain devant le cinéma place Clichy. Il ferma le poing et raidit son avant-bras, geste bien connu du monde entier. – Elle n’aurait pas une copine ? demanda Petit-Frère d’un air gourmand. C’est fameux les Parisiennes. Le Vieux et Heide s’étaient assis sur une voiture à bras. – Alors ça vient ? soupirèrent-ils. – Oui, messieurs, dit Porta. C’est ce que disait le vieux père Moltke avant une opération d’envergure. Donc la situation est la suivante : l’avant-garde du groupe de combat Porta est en contact avec l’ennemi. Nous avons assuré nos arrières et nos flancs. Moi… – il se désigna – j’ai vaincu la cavalerie légère pendant une courte reconnaissance, alors en avant ! La garde est en déroute ! Il sortit une torche de sa poche, pressa son nez contre la vitre d’un appentis et nous montra quelque chose. – C’est pas magnifique ? dit-il en rigolant. – Seigneur ! soupira Gregor, ça peut devenir aussi gros que ça ? A dû prendre des siècles. Bon, allons-y. Par où est-ce qu’on entre ? Petit-Frère exhiba un énorme marteau. – Je lui fais son affaire. Juste entre les deux yeux. Sûr qu’il ne l’oubliera pas ! – Du calme, du calme, prévint le Vieux. Y doit y avoir des gens qui veillent. La porte de l’appentis grinça à réveiller tout Malakoff. Un matou miaula. Nous tendons l’oreille… Mais non, il n’y a que la nuit et le silence. Tout le monde disparaît avec précaution dans l’appentis, Petit-Frère en tête, son marteau à la main. Soudain, un bruit de tonnerre de Dieu comme si mille seaux d’aluminium carambolaient dans un escalier. Cris et jurons ! Une torche s’allume… Petit-Frère surgit, couvert de la tête aux pieds d’une mixture immonde. – Que je le pince seulement ce cul qui a fourré là cette auge ! Et il donne un coup de pied furibond à un seau qui rebondit avec un vacarme d’Apocalypse. Le légionnaire court vers la rue, revolver au poing… Bruit de bottes. – Wer da ? Wer da ? hurle une voix avec l’accent de la Saxe. – Un Saxon ! rugit Petit-Frère. Il arrive bien ! Attends un peu ! Deux soldats armés de carabines volent sur la chaussée, laissant seulement comme souvenir de leur présence un casque d’acier et un col arraché. Petit-Frère inondé de quelque chose de gluant devient dangereux, Porta est pris d’un fou rire. Le géant ramasse son marteau et jette un coup d’œil à travers la vitre de l’appentis. – A moi maintenant. Non mais regardez-le ! Il dort ! Croit peut-être que la guerre est finie ! Eclair du marteau dans la pénombre… Un hurlement sauvage ! Tout le monde détale. Moi je m’aplatis derrière la soupente, mais les cris aigus continuent. Barcelona et Heide s’enfuient dans la rue ; le légionnaire saute sur un petit mur et se met en position, mitraillette au poing. Les cris aigus alternent avec les jurons de Petit-Frère… Mais voilà de lourdes bottes qui arrivent au pas de charge : ce sont deux pionniers et un sous-officier. – Voleurs ! crie le sous-officier. Haut les mains ! Les événements se précipitent. Le sous-off disparaît Dieu sait où. Appels, cris de douleur, jurons… Un des pionniers essaie de s’enfuir. – Au secours ! Au secours ! Assassins ! Une carabine vole et l’atteint à la nuque. Il tombe. Le coup part en l’air. Grand éclat de rire de Porta. – Quelle bande de pisseux ! Déranger des gens tranquilles, grogna Petit-Frère assis sur une truie géante qui semble morte. Il gratte l’animal derrière l’oreille. – Courageuse fille, tu t’es bien battue. – Quelle quantité de purée de pommes de terre avec des dés au lard ! rêve Porta qui commence à palabrer sur son plat préféré. Mais le temps presse. Avec mille difficultés et autant de criailleries, nous arrivons à traîner l’animal dans la rue. – Tiens donc convenablement sa patte, me recommande Porta d’un air agressif. – Mon ex-général aurait dû voir ça ! dit Gregor qui riait tellement qu’il en pleurait. Est-ce que je vous ai raconté le jour où moi et le général… – Oui, oui, on la connaît, et puis pour l’instant on a des choses plus importantes sur les bras. S’agit de transporter ce cochon, les gars, et c’est lourd ! Trois d’entre nous arrivent à soulever la truie et la hissons sur nos épaules. Départ au pas cadencé. Mais un ouvrier, son sac sur l’épaule, nous croise et nous regarde avec stupeur. Porta lui fait cadeau d’un revolver et d’un paquet de cigarettes. L’homme se met à rire et montre son poing fermé. – Front rouge ! – Si tu veux Franzose ! Moi, Joseph Porta, Obergefreiter dans l’armée d’Adolf et ami personnel de ton grand-oncle à Moscou. On repart, ça a l’air d’aller pas mal. Hélas, près de la porte de Vanves, le cochon vacille, nous échappe, et roule juste devant les roues d’une voiture Kübel montée par un capitaine qui porte des galons jaunes d’une largeur ahurissante sur sa casquette. Le capitaine saute de la voiture : – Qu’est-ce que c’est que ça ? crie-t-il avec un grand coup de pied au cochon. C’est Gunther qui sauve la situation. Il claque des talons. – Mon capitaine, sous-officier Gunther Sœst du commando du nettoyage des rues se porte présent. Nous sommes en train de nous débarrasser de cette charogne jetée par des Français pour gêner la circulation des patrouilles allemandes. Ce commando, le capitaine n’en a jamais entendu parler, mais des nouveautés, il en pleut. Deux jours plus tôt, il était tombé sur un commando des nettoyeurs de la Seine, alors pourquoi pas les rues ? – Otez ça ! commande-t-il. Je suis pressé. Nous nous hâtons d’obéir, et le voyage se poursuit. On marche, on marche. A force de marcher, nous arrivons enfin sur une grande place, là où commence le boulevard Saint-Michel, mais nous commençons à nous sentir fatigués, tout le monde ruisselle de sueur, on se dispute et le Vieux déclare qu’il veut rentrer. Voilà deux policiers français qui attendent près de la grande fontaine, leurs bicyclettes à la main. L’un d’entre eux s’approche ; la sacoche du revolver est ouverte et il a parfaitement le droit d’interpeller un soldat allemand. Le légionnaire allume une cigarette et s’amène en se dandinant. – Bonsoir, monsieur l’agent. Le policier remarque aussitôt la croix de guerre française qui orne la poitrine du petit légionnaire. – Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il en montrant l’animal. – Marché noir confisqué. Son collègue est resté un peu en arrière mais il a son revolver à la main. Porta et Heide s’éloignent et disparaissent dans un hôtel borgne, où le veilleur de nuit somnolent qui boit du Pernod derrière le comptoir les remarque à peine. Dans une pièce voisine, un Noir chante en congolais. Le veilleur, d’un geste d’ivrogne, repousse Heide. – Fous le camp, maudit Boche ! Porta glousse mais le veilleur tombe les quatre fers en l’air pendant que Heide se frotte le côté de la main et écrase d’un coup de pied l’appareil téléphonique. Le mot « Boche » le rend fou ! Dans la rue, les événements se sont précipités. Le légionnaire a demandé du feu. En un tournemain, le policier est par terre et sa bicyclette file le long de la rue ; son collègue accourt revolver au poing. Avant qu’il ne sache ce qui lui arrive, le voilà au fond d’un trou d’égout qu’une barrière à lumignon entourait, et Porta, hilare, replace la grille sur le trou. Nous nous précipitons sur les deux bicyclettes, les attachons ensemble, posons deux carabines en travers, et voilà un brancard parfait pour le gigantesque cochon. Ça va beaucoup mieux ! On est même obligé de courir pour suivre l’équipage ! Devant le Luxembourg, deux territoriaux nous gratifient d’un regard indifférent ; depuis trois ans qu’ils sont là, rien ne peut plus les surprendre et avant tout pas d’histoires ! Rue des Ecoles. Une voiture tout-terrain, bourrée de feldgendarmes et moteur en première, approche lentement – J’en ai ma claque ! murmure le Vieux. Et ça va mal. Nous nous dissimulons dans l’ombre et la voiture s’arrête au coin de la rue. Une mitraillette aboie au loin, c’est la guerre de la nuit qui répand sa terreur dans Paris. Coupables ou non, les gens sont arrêtés dans leurs lits, des soldats allemands sont trouvés assassinés au fond de sombres ruelles, un gamin de dix ans, attaché avec du barbelé, est abattu d’une balle dans la nuque : sur son dos un insigne, la faucille et le marteau. Le lendemain, au même endroit, deux cadavres de territoriaux allemands ; l’un d’eux a eu les yeux arrachés. C’est le début de la terreur qui marque la Libération de Paris : Gestapo, rafles, larmes et coups de feu. Le diable s’amuse, la violence répond à la violence. Une horrible forme de guerre et ce sont toujours les faibles qui trinquent. La sinistre voiture passa, mais nous n’avions pas fait beaucoup de chemin qu’une autre apparaissait. – Ils cherchent quelque chose, murmura Porta. Pas de veine. – Vous auriez dû me laisser couper le cou aux deux gendarmes, dit Petit-Frère, ils ont dû donner l’alarme. Nous cachons l’animal sous une voûte et prenons une rue de biais pour repérer le pont. Dans deux heures le jour se lève et cette idée est loin d’enchanter Heide. – Froussard ! dit Porta, on est libre jusqu’à une heure, y a tout le temps. – Tu ne penses tout de même pas transporter ça en plein jour, non ? En ce moment les gens vous tuent pour un œuf. On aura les blindés au cul si on voit qu’il s’agit d’un cochon ! Le pont semble libre, mais en revenant vers notre prise, nous trouvons une vieille femme en contemplation devant l’immense carcasse. – Jésus Marie ! s’écrie-t-elle en nous apercevant. Monsieur… Monsieur… ayez pitié de moi ! Mon mari a déserté pendant la première guerre ! Il n’a jamais tiré sur un Allemand. Nous sommes de vrais Français ! Porta se montre menaçant, agite un index vengeur et la femme devient livide. Il hurle, pensant que plus il hurle plus elle comprend son étrange sabir. – Tu sais, madame, moi chef ! Cochon mon ami. Compris ? Sinon morte tout de suite ! – Et il se met à tourner en rond en feignant de tirer à la mitraillette. Le légionnaire se tient les côtes : – Où as-tu appris le français ? – Tout seul, répond fièrement Porta. Les invasions germaniques ne permettent pas d’ignorer les langues. La vieille sanglotait. – File ! termina Porta, mais toi morte si tu parles. La femme se préparait à détaler lorsque deux jeunes types sortirent subitement de l’ombre ; deux types qui avaient les mains dans leurs poches, signe des temps. Le pouce de Porta était déjà sur la sûreté de son revolver et Petit-Frère saisissait un fil d’acier qui ne le quittait jamais. – Bonsoir, messieurs, dit le légionnaire en souriant. Où allez-vous ? – Prendre l’air. C’est défendu ? – Pendant le couvre-feu, oui. Un bruit de bottes… des pas solides et cloutés. L’acier cliquette… Des chasseurs d’hommes dans les rues désertes. Nous nous tassons dans la porte sombre. Si on nous trouve ici avec notre gibier, il n’y a pas le choix : ce seront les chiens de garde ou nous. Le légionnaire presse la crosse de son arme sous son bras et enverra sans hésiter ses trente-deux balles dans le ventre du premier qui se montre. Huit hommes. Des casques brillants, des plaques sinistres, la mitraillette sous le bras prête à tirer. En tête, un Oberfeldwebel, un de ceux qui dorment mal si la ronde de nuit n’a pas rapporté au moins deux cadavres. La patrouille passe, tandis que Porta caresse le cou du cochon. – Ils sont après du gros gibier, dit-il paisiblement. Le légionnaire se tourna vers les deux civils et remarqua leurs P 38, des revolvers de l’armée allemande. – Vos feux ? dit-il menaçant. Vous les avez achetés dans un magasin de jouets ? – Nous les avons trouvés. – Bien entendu. Etes sûrs que ce n’est pas le Père Noël qui vous les a apportés ? C’est tellement à la mode en ce moment. _ On t’emmerde ! Probable que tu ne désires pas te réveiller à la Gestapo ? On a bien vu vos gueules quand la patrouille est passée. Le légionnaire frappa le type du dos de sa main. – Ami, si tu prends ce ton-là, tu n’en as pas pour longtemps. – J’y vais, gronde Petit-Frère en agitant son nœud coulant. Justement je commençais à perdre la main. – Expédie ces salauds, commanda Gunther et filons. Ça suffit. Le deuxième civil qui n’avait pas ouvert la bouche s’avança à son tour. – Ne vous fâchez pas camarades, nous sommes tous logés à la même enseigne. Il parle allemand, et avec l’accent dé Hambourg ! – Ce que vous faites est dangereux, ça peut vous coûter la tête ; la nôtre ne tient pas mieux sur nos épaules. J’ai déserté, je m’appelle Cari,, lui Fernand, et c’est tout à fait par hasard que nous vous avons rencontrés. – Déserteur ! – Le légionnaire a un mauvais sourire. – Un déserteur avec un type de la Résistance ! dit Heide qui s’avance, sa mitraillette braquée. Ordure ! Nos quatre copains de l’autre jour ont été descendus avec un P 38. Je hais les déserteurs ! Sales lâches ! – Nous n’avons pas tiré sur les vôtres, je le jure. Moi j’ai une fille par ici, et j’en avais par-dessus la tête de crier « Heil » ! Le légionnaire haussa les épaules. – Si on vous laisse filer, quelle garantie que vous n’appellerez pas les chiens de garde ? – Tu veux rire, dit le type. Risquer ma peau pour un cochon ? Je m’en fous, mais faites attention à la vieille ; quand elle n’aura plus peur, elle va bavarder et Paris grouille d’espions. La vie d’un homme ne vaut pas un sou, vous auriez dû la tuer. La vieille se défilait en rasant les murs. – Attends un peu ! cria le légionnaire. On commence à avoir de la sympathie pour toi. – C’est la concierge, elle n’a rien à faire dehors. La cancanière la plus éhontée du quartier. Y a longtemps qu’on pense à la descendre. – Jésus Marie ! gémit encore la vieille qui tombe à genoux devant les soldats. – Je te préviens, reprend le légionnaire. Si tu dis un mot, demain soir tu es morte. Les hommes que voilà s’en chargeront, ils y sont bien décidés. La femme pleure à fendre l’âme. Sa mère avait bien raison : Paris n’est pas un endroit pour les gens convenables, elle va retourner à la campagne. – Suffit ! dit le légionnaire, et gare à ta langue. Tu es surveillée. La vieille rentra terrifiée dans sa loge et les deux types en civil nous accompagnèrent un bout de chemin. – Vous ne vous en sortirez jamais, dit le Français, surtout avec ces vélos de la police. Comment diable allez-vous passer la Seine ? Pas un pont qui ne soit surveillé. Voilà en effet le petit pont Notre-Dame et deux policiers armés qui guettent de l’autre côté. – Et maintenant ? murmure le Vieux. Derrière nous gronde le moteur d’une voiture Kübel. _ Faites disparaître ce satané cochon ! murmure Gunther. D’un mouvement rapide, l’animal passe par-dessus la haie du square Saint-Julien-le-Pauvre. Un cri ! Le porc est tombé sur deux clochards qui s’enfuient en hurlant par une petit rue. C’est bien la première fois de leur vie qu’ils sont réveillés par une manne tombée du ciel, et ils courent raconter l’histoire dans un bouge que fréquentent des putains et d’autres clochards. – Faudrait aviser la Gestapo, dit un type à mine patibulaire. – T’as raison Maurice, appuie une vieille putain. Les Boches paient pour chaque service rendu et ils ne sont pas avares comme les Français. Le type boutonne sur ses loques un manteau bleu qu’il a volé à un marin allemand mort, mais ce détail, il l’a oublié et ça va lui coûter la vie. – Où vas-tu Maurice ? crie le patron. Personne ne sait que ce patron est un déserteur des chasseurs alpins de 1917. Depuis vingt ans, il vit avec des faux papiers, et il ne tient nullement à voir le nez de quelque police que ce soit. D’un coup de poing, il tasse Maurice sur son banc, mais le type lui file entre les doigts et quitte le bouge en courant. A deux pas du métro Saint-Michel, une voiture Kübel attend. Deux jeunes gens en uniforme gris perle frappés d’écussons noirs sautent de la voiture. – Où cours-tu si tard, l’ami ? Le type s’arrête, regarde les ceinturons et lit sans comprendre la terrible devise : Meine Ehre heisst Treue. (Mon honneur s’appelle fidélité.) Il lève les yeux, voit d’autres yeux d’un bleu d’enfant, des calots sur l’oreille, des têtes de mort brodées sous un aigle arrogant. Une main gantée de noir se tend. – Ausweiss ? (Laissez-passer). Il n’a pas de papiers. Il les a vendus pour l’absinthe qui fait tout oublier. Des doigts habiles le fouillent. Un Unterscharführer de deux mètres de haut saute à son tour de la voitures. Les pattes d’épaules noires sur l’uniforme gris font penser aux Russes. C’est la mort en la personne d’un homme de vingt-huit ans. L’Unterscharführer Schramm, depuis qu’il fut rossé par un communiste à l’âge de quatorze ans, collectionne les cadavres. Deux fois il a été dégradé pour une arrestation irrégulière, mais il s’en fout. Il sait que la guerre est perdue, seulement malheur à qui ose le dire ! L’homme était un des fanatiques de l’Obergruppenführer Heydrich. Depuis quelques jours il est arrivé de Pologne avec son commando pour faire ce qu’on attend de lui, et il veut retrouver ses galons de Hauptscharführer dont on voit encore la trace sur son uniforme. Il sait bien qu’ils reviendront car on a besoin de gars résolus comme lui. Hugo Schramm n’était pas particulièrement méchant ; il ressemblait seulement à ces légionnaires romains qui, avec une totale indifférence, mirent en croix un partisan juif. Il repoussa ses deux camarades et sa main gantée de noir palpa le manteau bleu. – Où as-tu trouvé ça, frère ? – Chez un ami de l’hôtel Meurice. – Tiens ! dit Schramm en arrachant d’un geste rapide le col du grand manteau ; il déchira la doublure et découvrit une fiche de jute : « Marine-Zeugamt. Kiel. U-Boot Kommando 3 ». – Détrousseur de cadavres. Emmenez ! C’est l’arrêt de. mort d’un minable dénonciateur noyé d’absinthe. – Viens camarade. Un des hommes du S. D. saisit le type par le bras. Il est rare de rencontrer un tueur méchant. L’Unterscharführer remonte dans la voiture, allume paresseusement une cigarette et se plonge dans la liste des renseignements. Il a déjà oublié le type. Dans l’embrasure d’une sombre porte, un des S. D. penche un peu en avant la tête du prisonnier. – Tu ne sentiras rien, lui dit-il d’un ton consolant en appuyant le canon du P 38 dans le creux de la nuque. Un regard circulaire dans la rue. un seul coup, le corps roule dans le ruisseau et du sang chaud coule dans l’égout. Les gens du S. D. épinglent une fiche sur le cadavre « Indicateur », et puis la chasse à l’homme continue. Huit jours plus tard, Schramm a retrouvé son grade et toutes les nuits il erre, avec son commando, dans les rues de Paris, mais c’est un homme bien curieux : absolument intègre, il hait l’alcool, ne touche jamais à la viande et quand il va voir une prostituée, ce n’est pas en tant que client mais en tant que fonctionnaire du « Sicherheits Dienst (S. D.). » C’est une impitoyable mécanique, mais son instinct est sans défaut. Pour en revenir à nous, ce fut Petit-Frère qui sauva la situation. Où dénicha-t-il ce cercueil qui attendait au bas d’un escalier son prochain occupant ? – C’est trop beau ! s’écria Heide. On fourra le porc dans la bière, mitraillettes pointées vers le sol, visages de circonstance. Nous passons lentement le pont, le cercueil sur nos épaules et les feldgendarmes, respectueusement, se mettent au garde-à-vous. Paris maintenant se réveille. Une sympathie générale nous accompagne et Porta en profite pour sangloter. Enfin Montmartre ! « Saucisson Noir » nous guettait mais la vue du cercueil la rendit folle de peur. Soudain, Porta s’arrêta. – Dis donc ? demanda-t-il au Vieux. Comment s’appelait… tu sais bien… le cochon des dieux du Nord ? Le Vieux le regarda d’un air incompréhensif. – C’est vrai ! appuya Barcelona. Odin avait un cochon. Comment s’appelait-il donc ? La question est idiote mais elle fait le tour du groupe. Etait-ce à Odin, à Fraya, ou à Thor qu’il appartenait, et comment s’appelait ce cochon de la mythologie du Nord ? L’affaire déborde sur la place du Tertre. Comment se nommait le porc mythologique ? – Attendez, rigola le légionnaire, je vais téléphoner à la préfecture de police. En guise de réponse, un long juron et on raccroche, mais le fonctionnaire se tourne vers ses collègues. – C’est un con qui téléphone pour savoir le nom d’un cochon célèbre. Tu vois ça toi ? – Sûr que oui, répond l’autre. Il s’appelle Adolf ! Heide s’empresse de poser la même question à la feldgendarmerie. Autre juron suivi d’une kyrielle de menaces, mais l’élan est donné. Comment s’appelait le cochon d’Odin ? La question court les rues. En nous en allant, une patrouille nous arrête place Clichy, et pour une fois, ce ne sont pas nos papiers qui les intéressent. – Camarade, chuchote un de ces chiens, vous ne sauriez pas par hasard comment s’appelait le cochon d’Odin ? – C’est ce que nous cherchons nous-mêmes, répond Heide. La première question qu’on nous pose en arrivant à la caserne du Prince-Eugène n’est pas du tout celle que nous attendons : pourquoi sommes-nous en retard d’une demi-heure ? – Y a-t-il un de vous tous, tas de crétins, qui sache le nom du cochon de Tlior ? Non. Personne ne sait. On nous fout dehors en nous menaçant des pires sanctions. Comment s’appelait le cochon d’Odin ? A Suresnes, la Feldgendarmerie arrêta un jour deux gamins qui étaient en possession de revolvers. Le plus jeune avait treize ans, l’aîné quinze. Le major Schneider n’osa pas obéir aux ordres formels du conseil de guerre à cause de la jeunesse des délinquants, et il se mit en communication directe avec le général von Choltitz. – Pourquoi me dérangez-vous ? répondit le général. Ils sont bien ass. ez grands pour lire les instructions. Obéissez aux ordres, major. Les deux gamins furent exécutés au mont Valérien. LA nouvelle se répandit comme un incendie dans une forêt au mois d’août : la Gestapo était dans la caserne. Une Mercédès noire montée par quatre hommes, puis un panier à salade vert, ensuite deux D. K. W. asthmatiques pour le menu fretin. C’était le moment du déjeuner. Petit-Frère cracha sa bouchée, et disparut pour enfouir trois sac de dents en or sous les rosiers du Hauptfeldwebel Hoffmann. Activité générale et fébrile. Personne n’a plus le moindre appétit. Aux cuisines, on travaille à rétablir la justesse des balances ; trois marmitons français s’évaporent dans la nature. Le commandant Hinka disparaît au Quartier général de l’Ouest ; son officier d’ordonnance est pris d’un accès de fièvre et personne ne peut mettre la main sur le médecin d’état-major qui était là il y a cinq minutes. On nous rassemble. Moloch réclame des sacrifices. Gregor en transpire de terreur. – Quelle merde ! Mais qu’est-ce qu’ils nous veulent ? Lorsque nous voyons le Vieux disparaître dans la gueule du monstre, nous nous pressons derrière lui pour lui prêter main-forte. – J’ai une de ces trouilles ! A l’arrière, on a toujours des emmerdements. Le grand réfectoire devient une ruche bourdonnante. Sur une estrade où pendent toujours des couronnes multicolores (souvenir de la fête « Kraft durch Freude » qui avait eu lieu trois jours auparavant) il y a huit civils. Civils, c’est peut-être beaucoup dire : les chapeaux rabattus et les manteaux de cuir gris sombre bosselés sur le côté parlent avec éloquence. C’est l’uniforme de la Gestapo. Au centre, un petit homme rougeaud et ventru. L’emblème du Parti, grand comme la paume de la main, éclate sur le revers de son manteau. Tout le monde se tasse au fond sous l’œil patient des gens de l’estrade qui ont tout leur temps ; mais au milieu, se voit une rangée de chaises surélevées et vides : c’est là que s’installent généralement les officiers d’état-major pour les séances intéressantes. Porta, l’air épanoui et le verbe haut, se dirige impudemment vers ces chaises, suivi de toute la 2 section. Le rougeaud devient encore plus rouge. Dans le grand silence il boit, et tout le monde l’entend avaler, puis il se présente. – Kriminalobersecretär Schluckebier. Gestapo. – Courte pause. – Je suis ici pour venir en aide. La Gestapo est votre amie et seul peut la craindre celui qui a mauvaise conscience. Son visage essaie de se rendre effrayant, ses yeux noirs scrutent la grande pièce bondée où deux compagnies des forces de combat se sont tassées, puis il redevient le bonasse paysan westphalien. – Ceux qui ont bonne conscience ne craignent rien et ceux-là, camarades, la Gestapo les salue. Ils sont la colonne vertébrale du Reich. Levons-nous tous ensemble et chantons notre hymne national. L’homme bat la mesure avec la carafe et semble rayonner, puis il reprend : – Toutefois, il s’est passé quelque chose de déplorable. Des saboteurs juifs salissent votre honneur, tachent vos drapeaux déployés. Nous nous regardons avec des airs incompréhensifs. Nos drapeaux ? Les petits yeux noirs lancent des éclairs et le policier sort de sa poche un petit livre. – Vous savez que le marché noir est puni selon le code criminel. – Il élève le petit livre comme le flambeau de la liberté – de la peine la plus sévère. – Geste de la main sur la gorge avec un air des plus satisfaits. – Le marché noir est la plaie de l’Europe nouvelle, celle dont est la cause la cinquième colonne juive, mais nous la vaincrons ! Il n’y a que ces pourceaux infects qui font du marché noir. Pourceaux infects… Varsovie 1939 : une fourmilière humaine se presse autour de marchandises de toute sorte offertes par les nouveaux miséreux. On ne voit que rues défoncées, trous pleins d’eau, masures couvertes de bâches, enfants qui se battent pour un morceau de pain, soldats de toutes les armes possibles. Les premiers officiers S. S. étaient apparus en bel uniforme gris perle, cols gris sombres, cravates immaculées, hautes casquettes à têtes de mort. Ils manipulaient la marchandise étalée et si elle ne leur convenait pas, la jetaient tout simplement dans la boue. Ils s’arrêtèrent près d’une masure ; sous le toit démoli, une jeune fille dont les cheveux étaient cachés sous un châle avait installé une planche en équilibre sur deux touques d’essence, et ce présentoir montrait une élégante lingerie féminine. L’un des S. S. choisit en connaisseur ce qu’il y avait de mieux et eut un sourire de satisfaction. La jeune fille avança un chiffre. – Comment ? – De stupeur l’officier leva un sourcil : Juive, tu devrais être heureuse qu’on te tolère sur cette place et tu veux encore être payée ? Il leva sa cravache et frappa le visage de la jeune fille qui se mit à saigner. Mais soudain, un mur. vivant l’entoure, un mur en uniformes gris du front. Il fixe les visages durs des soldats silencieux, frappe de sa badine ses bottes reluisantes, et s’adresse à un Stabsfeldwebel sur le visage duquel la haine était visible. – Vous désirez quelque chose, Stabsfeldwebel ? Un silence menaçant plane sur la place du Marché. – Rien, Hauptsturmführer. – En effet, je ne voyais guère… Les officiers S. S. ricanent, repoussent les gêneurs, continuent leur lente promenade et paient ce qui leur plaît à coups de fouet. Varsovie 1939. Et maintenant Paris 1944. Le rougeaud nous fixe : – La Gestapo est ici pour vous aider contre les requins du marché noir ! – Il vide la carafe, rote, remonte son étui à revolver sous le manteau de cuir. – Dix sacs de café ont disparu, crie-t-il ; ce café est vendu au marché noir par la juiverie internationale ; la Gestapo le sait. Rien ne peut être caché à la Gestapo. Où est ce café ? La 2e section se sent particulièrement visée. Tout le monde nous regarde. Le Vieux déchiquette son carnet, Heide écrase une cigarette d’une main humide, Gunther fixe le plafond, Barcelona tripote un bouton de son uniforme, Petit-Frère s’intéresse vivement à l’une de ses bottes, et Gregor tapote ses dents. Seul Porta rigole d’un air impertinent et regarde le rougeaud en un duel silencieux. – Comme vous voudrez ! crie l’homme en détournant les yeux. Passons au second point ; il y a trois jours, un camion plein de couvertures a été volé alors qu’il était en stationnement dans la cour de la 2 compagnie. Où sont ces couvertures ? J’attends. Tout le monde attend. Un quart d’heure s’écoule. Silence de mort. – Salauds ! hurle le policier. Mais attention ! Vous n’êtes plus dans l’indiscipline du front ici ! On ne se fiche pas de la Gestapo ! Réfléchissez bien tas de crétins ! Vous croyez peut-être que la Gestapo a la moindre considération pour deux malheureuses compagnies ? Vous allez voir ce que nous ferons de vous ! Derrière lui, hochements de tête approbateurs. Le rougeaud écume, crachouille, tape sur la table, agite son revolver, soudain Porta se lève. – Herr Kriminalrat. – D’un coup, Porta lui fait franchir sept grades. – Vous avez dit que la Gestapo veut nous aider ? – Grondement incompréhensible. – Humblement je signale, reprend le rouquin avec son sourire le plus berlinois, que j’ai une plainte à formuler. Nous sommes très mal traités. Toute la cantine est là qui écoute. Porta sort de sa botte un volumineux document. Les plus proches peuvent voir que c’est le règlement de l’Intendance. – Depuis quatre mois, nous n’avons pas touché notre ration de sucre : deux grammes un quart par homme. – Porta tapote son papier. – Le fourrier ! Deux chapeaux mous gris s’en vont chercher le fourrier. – Les hommes n’ont pas reçu leur ration de sucre, est-ce exact ? Le fourrier hausse les épaules. – Oui, dit-il avec une indifférence totale. Le régiment n’a pas reçu de sucre de l’Intendance depuis quatre mois. Triomphe du rougeaud : – Rompez ! La plainte est refusée. Le sucre n’est pas indispensable à la guerre et n’a rien à voir avec la victoire finale. – Monsieur le Krimin alrat, reprend doucement Porta, l’Obergefreiter Porta désire présenter une nouvelle plainte. Cette fois, la salle commence à s’agiter. – Assez ! hurle le policier. – Porta s’asseoit. – Non ! Pas vous, les autres. Qu’est-ce qu’il y a encore ? _ Je signale à Monsieur le Kriminalrat que je passe sur le sucre, mais le pain est-il important pour la guerre ? – Oui, dit l’homme en s’essuyant le front, le pain est important. – Alors, dit Porta qui feuillette son petit livre, nous sommes volés. En neuf mois, la 5 compagnie a été volée de sept cent douze kilos et dix-sept grammes cinquante-cinq de pain de guerre. Ce fait a été contrôlé quatre fois sur une balance décimale. – Décimale ! murmure le rougeaud nerveux. Une balance est une balance. – On nous vole beaucoup de pain, continua Porta. Bien des vilaines choses se passent en cette cinquième année de guerre et il faut que les honnêtes gens ouvrent l’œil. Le rougeaud jeta un regard de braise vers le fourrier qui haussa les épaules. – Les chiffres de l’Obergefreiter sont justes. Deux chapeaux de feutre trottent vers le Stabszahlmeister Rabe. Le sergent-major, en nage, s’excuse du vol général et organisé. Il produit de grandes listes de chiffres et le rougeaud déteste les chiffres. – Pour pallier ces vols, explique le sergent-major dont la sueur perle à grosses gouttes, les hommes reçoivent de temps en temps des rations supplémentaires de pain. Une ration de ce genre a été distribuée il y a trois jours. Il regarde Porta en se promettant que le soldat en prendra pour son grade ! – Est-ce vrai ? aboie le rougeaud en regardant tout le monde et personne. – Vrai ! grommelle le Hauptfeldwebel Hoffmann qui reçoit un clin d’œil reconnaissant du sergent-major. Ce soir, les secrétaires recevront une ration supplémentaire de pain et d’autres choses également, mais l’Obergefreiter Porta et ses camarades n’en auront rien. – Plainte refusée, tonne le rougeaud. – Monsieur le Kriminalrat, continue obstinément Porta, passons sur le pain. Il envoie au sergent-major un regard affectueux. – Je signale que depuis deux ans, je ne reçois plus l’argent des souliers. Je me suis plaint plusieurs fois en personne et la dernière fois, on m’a renvoyé avec des menaces. – Les soldats du Führer doivent-ils être traités de cette façon-là ? Tous ceux qui se procurent eux-mêmes leurs godillots ont droit à l’argent des souliers. – Il exhibe un des siens à fin d’inspection. – Ceux-ci m’appartiennent. Rien n’est du ressort des fournitures de l’armée. Le rougeaud fixa les bottes de Porta. Jamais il n’avait vu ça ! Elles n’avaient certainement pas été faites dans le III Reich, Hoffmann sourit avec importance. Cette fois Porta ne s’en sortira pas, il a fourré sa tête dans le -nœud coulant. L’argent des chaussures ! Qui a jamais entendu parler de l’argent des chaussures ? – Où avez-vous vu que vous aviez droit à cet argent ? Porta qui ressemble à un cheval joyeux s’ébouriffe et sort de sa poche un autre règlement. – Je signale humblement. Voici : feuille de service de l’armée 12 365/IV paragraphe de la huitième ligne. « Tout soldat, sous-officier et officier qui s’entretient lui-même en chaussures doit recevoir douze pfennigs par jour qui lui sont octroyés à condition qu’il paie l’entretien de ses chaussures au régiment pour raison d’ordre. » – Le rouquin sourit aimablement. – Cette note de service est signée du général payeur en chef de la section des uniformes de l’armée. Les gens de la Gestapo écument. Que le diable emporte cet Obergefreiter ! On arrive avec une indiscutable affaire de café et on est fourré dans cette merdouille ! Comment arrêter ça ? Les yeux deviennent des torches. – Depuis combien de temps vous fournissez-vous en chaussures, Obergefreiter ? – Longtemps, répond Porta épanoui. Très longtemps. On me doit déjà dix-sept Reichsmarks et vingt-quatre pfennigs. – D regarda la pendule. – Et dans une heure ce seront douze pfennigs de plus dont la compagnie devra me créditer. – C’est bien ce que j’ai entendu de plus raide ! hurle Hoffmann qui se maîtrise avec peine. C’est du ressort d’un conseil de guerre ; je me demande ce que le commandant du Grand Paris en penserait ? – Tout à fait d’accord avec le Hauptfeldwebel, répond Porta en hochant ta tête en signe d’assentiment, malheureusement cette affaire n’est pas du ressort de n’importe quel tribunal militaire. Elle ressortit à celui du Reich, à Berlin. – Porta ! rugit Hoffmann. Obergefreiter Porta ! Je vous ordonne de la boucler avant que je ne fasse quelque chose que nous regretterons tous. Ma patience est à bout ! Et c’est l’armée qui parle, non plus la Gestapo ! Le rougeaud boit de l’eau. Quelle anarchie. Une Apocalypse. Le III Reich se prépare un dur destin lorsqu’on voit des choses aussi impensables ! L’armée qui parle ! Des riens du tout de ce genre ! II boit un nouveau verre d’eau. – Doit pisser à mort, chuchote Petit-Frère. Hoffmann s’arrête un instant pour respirer et Porta imperturbable reprend : – Selon le S. D. V., Herr Hauptfeldwebel, il est expressément interdit à un supérieur de menacer son inférieur pendant qu’il exprime ses doléances. Si plus tard, à la lumière des investigations, on voit qu’il s’agit d’un mensonge, le plaignant est renvoyé devant un tribunal de guerre. Règlement page quarante et un, ligne trois, signé du lieutenant-colonel d’état-major général Reibert. Et un lieutenant-colonel qui a ses entrées à l’état-major général sait de quoi il parle. Le policier opine du bonnet. Etat-major général ! Ce sont les eaux profondes. Bas les pattes ! Les oignons d’Adolf. Etat-major générale. Hoffmann tourne au vert et tripote sa casquette. Un large sourire illumine le visage du lieutenant Löwe. Dans ces moments-là, il adore Porta. Le rougeaud devient remarquablement bénin. Cet Obergefreiter de blindés connaît le règlement, et Adolf n’a-t-il pas dit lui-même : « Le droit pour les petits comme pour les grands » ? Après tout, cet Hoffmann n’est pas un agent de la juiverie, et quant à ce Porta, il n’a pas l’air du tout de trembler devant l’état-major général ! – Porta, demande aimablement l’homme de la Gestapo, avez-vous envoyé la facture à l’Intendance du régiment ? – Naturellement, déclare effrontément Porta. – Il ment ! Il ment comme il parle ! hurle Hoffmann. Ce cochon n’est pas capable de signer son propre nom, et ces bottes avec lesquelles ce bandit veut voler l’Etat, c’est du bien volé ! Mais ça va cesser ! Trois ans que je surveille ce voyou ! C’est lui qui a volé le café et le camion aux couvertures ! C’est un escroc invétéré, un malade mental, une tache sur l’honneur de la civilisation ! Arrêtez-le ! Chassez-le de la grande armée ! Le lieutenant Löwe partit d’un immense éclat de rire, auquel fit écho le capitaine Gickel, chef de la 1ere compagnie. Fou rire général. Porta sourit et claqua trois fois des talons. – Herr Kriminalrat, je suis à vos ordres pour réfuter les invraisemblables accusations de mon supérieur. Nous avons des quantités de témoins, affirma le rouquin en montrant la salle d’un geste large. – Creutzfeldt ! cria Hoffmann en se jetant désespérément vers Petit-Frère qui lui semblait un niais de choix. Ne me mens pas à moi, ton supérieur : oses-tu sous serment nier que ce dément n’a pas volé ces bottes dont il est si fier ? Il les a prises sur un mon américain et détrousser les cadavres est chose sérieuse. – Au rapport Herr Hauptfeldwebel. Obergefreiter Wolfgang Ewald Creutzfeldt ne sait rien de cette histoire de cadavres dévalisés. Porta a acheté quatre paires de bottes au sergent-major du 177 régiment d’infanterie, le jour où ils ont mis le feu au dépôt. – Mensonge ! Faux serment ! gémit Hoffmann. Avec un calme parfait, Porta exhiba une facture acquittée, signée du Stabszahlmeister Bauser, 177 régiment d’infanterie. Le rougeaud tambourina sur la table et but un verre d’eau. Obergefreiter Porta, vous avez dix-sept Reichsmarks et vingt-quatre pfennigs à votre compte à la 5 compagnie. – Dans cinq minutes, trente-six pfennigs, corrigea Porta. Ce n’est pas que je soit pingre, mais le droit est le droit. Le rougeaud acquiesça tout en jetant un mauvais regard vers Hoffmann. – Hauptfeldwebel, voyez à acquitter cette somme au plus vite. Mieux vaut liquider cette question avant qu’elle n’aille plus loin. – Il peut les avoir tout de suite ! gronda Hoffmann furibond en jetant l’argent vers Porta. L’homme de la Gestapo commençait à s’intéresser au rouquin. Il y avait du style Krupp chez cet Obergefreiter, et devant ces gens-là, la juiverie internationale capitule. – Plus de plaintes à formuler, Obergefreiter ? – Si, quelques-unes, mais je ne vais pas prendre le précieux temps de monsieur le Kriminalrat maintenant que nous sommes revenus à la guerre totale. – Il l’aura sa guerre totale, ce merdeux ! murmura Hoffmann. Il ne me connaît pas encore, mais il va apprendre ce que c’est que la discipline. J’ai perdu la foi dans la victoire, avec ce genre d’Obergefreiter, nous sommes finis, mais il va voir quand même. L’homme de la Gestapo boit lentement son verre d’eau en espérant maintenant revenir au café. Dix sacs de café ! Une fortune ! Pas une seconde il ne doute que Porta ait pris le café, mais c’est un garçon rudement malin, et on peut oublier l’affaire si Porta accepte de lui en céder la moitié à lui-même. Cinq sacs rendent une cinquième année de guerre supportable. – Je suis malheureusement obligé de revenir à ma première affaire. Le café, Porta. On dit que vous avez volé le café. Porta secoua tristement la tête : – On dit tant de choses en ce moment ! L’interpellé ne sait rien au sujet du café. Il ne boit d’ailleurs jamais de café. Au même instant surgit le feldwebel Winkelmann, chef du dépôt du sergent-major, et jusqu’à l’heure actuelle âme damnée de Hoffmann pour toutes les affaires louches. – Permettez-moi d’intervenir, Herr Oberinspektor, j’arrive du dépôt où j’ai fait le compte des sacs de café. Leur nombre est rigoureusement exact. – Quoi ? bafouille le policier. Que toute l’armée allemande aille en enfer ! Winkelmann reste impassible. – Signale que j’ai trouvé les dix sacs de café derrière l’orge yougoslave. Ce sont les hommes du dépôt. Désordre et manque de conscience, mais deux d’entre eux sont déjà affectés à une compagnie de marche qui part demain. – Alors il ne manque plus rien ? Le rougeaud en reste la bouche ouverte. Ça, on le lui paiera ! On ne devait pas le voler. Cinq sacs lui revenaient de droits. Bandits ! – Tu mens, ordure ! crie Hoffmann. Est-ce que nous n’avons pas compté les sacs ensemble ? Voyons Winkelmann, ne sois pas un salaud ! Tu es un vieux compagnon ! Deux chapeaux de feutre, le rougeaud, Hoffmann, le sergent-major et le feldwebel Winkelmann se rendent en procession au dépôt du régiment. Dix-sept sacs de café du Brésil portant le cachet de l’armée sont là bien alignés. On en renifle le contenu : c’est du café. On vide son sac au hasard : c’est du café. Comment Winkelmann s’est-il débrouillé ? Dix sacs de café, ça ne pend pas aux arbres. Travaille-t-il avec Porta ? Mais non, Porta s’en méfierait bien trop ! Alors quoi ? Winkelmann triomphe pendant que Hoffmann tripote son revolver. – Malheureusement pour toi, feldwebel de dépôt, j’ai ton faux rapport. Me demande ce que le generalfeldmarschall Model en pensera. – Rapport ? sourit Winkelmanni Tu tiens un morceau de papier sans signature. – Ton nom y est ! – C’est vrai Claus, mais c’est toi qui l’y as mis. N’as-tu pas dit que si on se tenait les coudes on finirait par avoir Porta qui t’emmerdait ? Le chapeau du rougeaud reçoit un coup de poing de son propriétaire. – Faux rapport, dérangement de la Gestapo sans raison, imitation de signature. Paragraphe 309 du livre des punitions. C’est grave. Un des acolytes fait déjà cliqueter des menottes, et tout en discutant bruyamment, le petit groupe revient dans la grande salle. Hoffmann, l’air mauvais, est silencieux ; il mijote quelque chose. Jamais, jusqu’à ce jour, on ne l’a vu capituler. Porta, cette crapule ! Ce roi du marché noir. En vingt-trois ans de service, le Hauptfeldwebel né se souvient pas d’avoir haï un individu à ce point ! C’était comme le chien du capitaine Gerke, le bulldog Tulle qui toujours levait la patte sur les bottes de Hoffmann. Mais que peut faire un feldwebel contre un chien d’officier ? Malheureusement pour Tulle, il ne connaissait pas l’armée polonaise et il sauta sur une grenade polonaise bien dirigée. Depuis ce jour-là, Hoffmann ne supportait pas que l’on dise du mal des Polonais. Quant au capitaine Gerke, il trouva la mort des héros dans le quartier réservé de Varsovie ; évidemment la balle qu’il avait reçue dans la nuque occasionna quelque bruit. C’était un 9 mm P. 08, mais ce genre de feu pouvait tout aussi bien avoir été volé par les partisans. L’officier aux deux étoiles d’or sur l’épaule fut enterré glorieusement avec Tulle à ses côtés, lorsque soudain l’on découvrit que le capitaine possédait un quart de sang juif. Un agent de l’ombre ! Les restes du héros et du chien. juifs lequel s’était permis de lever la patte sur les bottes d’un Prussien aboutirent dans un fossé polonais et Hoffmann crachait encore en y pensant. Tous ces officiers et leurs chiens, des salauds. Il se leva. – Obersekretär, Hauptfeldwebel Hoffmann demande une enquête concernant Z. B. V., en particulier 2 section, 1 groupe. But ; haute trahison, sabotage des ordres, souillure de l’honneur militaire, défaitisme, complaisance envers l’ennemi. Un silence de mort tomba soudain. L’homme de la Gestapo avala en vitesse deux verres d’eau, et le sourire du lieutenant Löwe se figea. Tout le monde savait à quoi faisait allusion Hoffmann, une affaire qui vous coûtait la tête. Cette affaire-là se passait en Normandie par un beau jour de soleil. Deux Tigres étaient tombés en panne juste en face des positions ennemies, et un colonel d’état-major donna sans sourciller l’ordre d’aller les chercher. Le lieutenant qui savait ce que coûterait en hommes l’opération refusa net. Entre les deux officiers naquit une violente querelle qui prit fin lorsqu’une grenade perdue vint déchiqueter le colonel d’état-major. Mais Porta eut l’indécence de ricaner devant le cadavre de l’officier ce qui lui valut une gifle du lieutenant Löwe. L’histoire s’ébruita et parvint aux oreilles de Hoffmann qui en tira une grande satisfaction. Affaire à double détente : un officier avait frappé un subalterne, avec sabotage de l’ordre d’un supérieur. Cette fois, c’est le triomphe du Hauptfeldwebel. Voilà trois ans qu’il attendait cet instant, et aujourd’hui, l’attaque se révélait particulièrement bien menée. L’homme de la Gestapo appartenant à la classe des sous-officiers ne pouvait éprouver aucune sympathie pour les officiers et surtout pas pour ceux du front. Le rougeaud s’épanouit, il se sent en terrain ferme et l’avancement luit à l’horizon. Evidemment, ce n’est pas son secteur ; ceci est du ressort de la police de campagne, mais il se débrouillera avec ces gens-là. Il se redresse et enfonce son chapeau sur son front. – Mon lieutenant, avez-vous oui ou non porté la main sur un subordonné ? Le lieutenant Löwe est d’une pâleur mortelle ; il sait bien que ce soir la prison peu se refermer sur lui. – Avez-vous frappé oui ou non ? – Oui, dit-il d’une voix rauque. L’homme de la Gestapo l’embrasserait. Le destin est en marche, et pendant vingt minutes sort de sa bouche contre Löwe et les officiers un torrent de basses injures avec les plus précises menaces de mort. Soudain, il cesse de hurler. Porta s’est levé. – Monsieur le Kriminalrat, dit Porta d’un ton servile, tout ce que vous dites est le bon sens même. Les officiers sont des salopards et doivent être pendus. Le policier se sent frémir. Aurait-il dû aller si loin ? Ça peut devenir dangereux. Cependant Porta frappe théâtralement sur la boucle de son ceinturon où s’étale la devise « Gott mit uns ». – Dieu seul est avec la troupe ; il n’y a en effet aucune limite à ce que peuvent se permettre les officiers à l’égard des soldats. Le Führer n’en sait évidemment rien, mais vous, monsieur le Kriminalrat, vous le lui raconterez sûrement, du moins je l’espère. Le lieutenant Löwe n’en croyait pas ses oreilles. Jusqu’à présent, il avait toujours considéré Porta sinon comme un ami, du moins comme quelqu’un qui n’était pas son ennemi. Quant à Hoffmann, il n’en revenait pas non plus. Porta un allié ? Impossible. Sa vieille expérience de sous-officier n’en croyait rien. Porta souriait toujours. – Je signale donc à monsieur le Kriminalrat que j’ai reçu bien des coups de mes supérieurs. – Il se cura soigneusement le nez. – Toutefois, pour cette affaire-là, je signale aussi qu’il est bien préférable qu’elle n’ait pas de suites. Tout est arrangé depuis longtemps. L’histoire a été classée par un ami que j’ai au Ge. G. d. S. u. A. – Que dites-vous camarade ? bafouilla le policier stupéfait. – Ge. G. d. S. u. A ! répéta Porta d’une haleine. Le rougeaud éprouva une telle peur que la sueur se mit à couler sur. son visage écarlate de paysan westphalien né pour marcher dans le sillon. Aucun d’entre nous ne se doutait du sens de ces lettres cabalistiques qui signifiaient : Geheimes Gericht der Soldaten und Arbeiten. (Justice secrète des soldats et des travailleurs.) Et pourtant à ce tribunal, tout travailleur ou simple soldat pouvait s’adresser. On y jugeait avec dureté mais avec justice, et l’on n’y rendait qu’un seul jugement, puis les juges étaient changés. Pas de juristes, des civils choisis pour, leur bon sens et leur équité dont nul ne savait les noms avant l’instance. On les tirait au sort à huis clos, et ils sortaient tout droit des diverses fédérations de travailleurs et des rangs des simples soldats. Ce tribunal, tout le monde le craignait et la Gestapo elle-même. Le rougeaud éperdu hocha la tête. C’était peut-être du bluff, mais si vraiment l’affaire avait été portée devant ce damné tribunal mieux valait se défiler ; il en avait déjà bien trop dit pour sa propre sécurité. L’homme regarda Porta d’un air pensif, essuya son front et fourra ses papiers pêle-mêle dans une serviette marquée aux armes du Reich. Il redressa son chapeau et but encore un ou deux verres d’eau. – Bien, graillonna-t-il. Je classe l’affaire. – Un regard menaçant fut adressé à Hoffmann. – La prochaine fois que vous ferez venir la Gestapo, tâchez de réfléchir avant sans ça vous serez amené à faire une petite promenade avec nous. Mais ne vous figurez pas que c’est termine. Là Gestapo contrôle tout, et le tribunal des travailleurs aussi. Paroles imprudentes ! L’homme aurait voulu s’arracher la langue. – Filez ! hurla-t-il. Filez au diable ! Disparaissez tous ! La salle se vida en un temps record et le policier se dirigea vers Porta. – Qui connais-tu au geheimes Gericht, camarade ? dit-il en passant un bras amical autour des épaules du rouquin. – Ultra-secret, répondit Porta en souriant. Un bon patriote ne dit rien. – Assez de ce baratin, maintenant on est entre nous. Viens vider un bock avec moi. L’Unterfeldwebel Braun, chef de la cantine, le rouquin et le policier de la Gestapo s’installèrent seuls à une table. – J’ai beaucoup d’amis à ce tribunal, dit mystérieusement le rougeaud. Peut-être les connais-tu ? – Alors on s’y rencontrera, un jour, déclara d’un air innocent son interlocuteur. Tournée sur tournée ; on fraternise. – Veux-tu venir chez nous ? proposa le rougeaud, ça je le peux. – Pas le temps, dit Porta, je fais des affaires. – Café ? murmura aimablement l’homme. Le rouquin sourit : – Pourquoi pas ? C’est très demandé en ce moment. – Parlons net, camarade. Où avais-tu caché le café ? De ce côté-là, j’ai des clients qui paient bien. – Comprends rien à ce que tu racontes, mais pour une autre fois, qui sont ces clients ? – Cinquante cinquante et on marche ensemble. – Tu rêves ! Dix. – Pas question. Vingt et c’est conclu. Des clients dont tu n’as pas idée. – Dix-sept, pas un pet de plus. – Sois pas grossier ! Je peux avoir le café et toi avec mon bonhomme. Sans mot dire, Porta boucla son ceinturon et fit mine de s’en aller. – Allons calme-toi, camarade, tu devrais comprendre la plaisanterie ! cria le rougeaud. – La famille Porta est célèbre pour son sens de l’humour. Mon aïeul était clown au cirque Kranz et faisait tordre tout le monde par ses bons mots, en ayant au cul une toupie tournante peinte en noir, blanc et rouge. Très patriote comme tu vois. Le policier eut un rire forcé. Si ce n’était pas la plus grossière insulte aux couleurs nationales, alors qu’est-ce que c’était ? – Je peux te dire, chuchota-t-il mystérieusement, que la petite ordonnance ventrue du commandant du Grand Paris cherche du café, et ce n’est même pas pour lui ! C’est le grand patron qui l’envoie ! – Tu ne penses tout de même pas que je suis assez con pour aller chez le général lui fourrer un sac de café sous le nez ? – -Non, bien sûr ! Ce n’est ni toi ni moi qui pouvons nous présenter au Meurice. Il a bien trop de faux jetons dans les parages. Des agents de la juiverie internationale. Tout ça à supprimer sur l’heure. De la dureté, dur comme l’acier Krupp, c’est ma devise. Donc nous disons dix-sept. Ça va. Et ils sortirent bras dessus, bras dessous. Le soir même le marché fut conclu avec l’ordonnance du général von Choltiz non sans avoir soigneusement vérifié l’authenticité des billets de banque. Tout le monde alla boire un verre dans la cuisine du Meurice. – Tu as de la culture ? demanda soudain Porta à l’homme de la Gestapo. – Naturellement ! – Il montra son insigne à deux étoiles. – Si tu crois qu’on vous donne ça sans culture ! – Alors dis-moi comment s’appelle le cochon d’Odin ? – Que diable ! C’est la quatrième fois aujourd’hui qu’on me pose cette question ! Mais qu’est-ce qu’on lui veut donc à ce cochon ? Les policiers du camp de transit « La Rolande », près de Beaune, étaient des gens qui connaissaient la pitié. L’un d’eux, l’Unterscharführer Kurt Reimling, comprenait bien l’angoisse des prisonniers. – Tuez-moi avec mes enfants, suppliait une mère juive qu’on voulait séparer de ses trois petits en bas âge. Reimling fit ce qu’elle demandait et fut assez magnanime pour commencer par les enfants. La mère put constater qu’ils n’avaient pas souffert. Reimling était un expert de la balle dans la nuque. Des S. S. affirmèrent que leurs victimes les remerciaient de leurs égards. C’était du moins ce que disait l’Oberscharführer Carl Ncubourg, au camp de Drancy. Sa bonté alla jusqu’à autoriser la famille juive à allumer les lumières du Sabbat, et à célébrer Kaddisch (cérémonie des morts), avant de les forcer à se pendre mutuellement jusqu’au dernier. Ces lumières pouvaient lui causer un préjudice : au moins trois jours de prison dans l’obscurité et la privation d’avancement pendant six mois. N’était-ce pas généreux ? UNE SOIREE QUELCONQUE PENDANT LA LIBERATION DE PARIS LE Hauptfeldwebel Hoffmann s’appuyait d’un air pensif au mur de la caserne du Prince-Eugène en méditant une vengeance d’envergure. Ce qu’il pouvait le haïr ce Porta ! Il savait fort bien, à l’heure actuelle, comment s’étaient retrouvés les sacs de café ; le feldwebel Winkelmann en avait tout simplement emprunté d’autres au fourrier du régiment de sécurité. On s’empruntait mutuellement les sacs pour arriver au compte juste. Pas plus difficile que ça ! Mais gare à eux ! Hoffmann allait surveiller les choses du bon œil et il comptait bien sur un incident. Alors malheur à cette bande de voyous ! Il cracha son mépris et sa bile dans la direction d’un chien qui dormait, un sale clebs pionçant au beau milieu d’une caserne prussienne ! Le clebs appartenait à la 3 compagnie – une compagnie de fumiers indisciplinés qui permettait à un chien de paresser pendant les heures de service ! Pas étonnant que la guerre aille à vau-l’eau lorsque les cabots militaires eux-mêmes chiaient sans vergogne sur le règlement ! Hoffmann esquissa quelques mamours à l’endroit du chien, mais celui-ci se défila. Il connaissait la musique ! – Fumier de chien ! Ne pas obéir à un Hauptfeldwebel ! Mais il ne perd rien pour attendre. Il songeait sérieusement à se faire muter. Selon certains échos, on manquait de Hauptfeldwebels convenables à la prison de Germersheim (prison militaire), laquelle devait être pleine à craquer. Cette idée le rendit presque joyeux. Il rentra dans son bureau pour rédiger sa demande, et s’empara d’un cordon destiné à mesurer la marge : à gauche, trois doigts. On sait écrire une demande réglementaire dans une caserne prussienne. Trois coups durs résonnent à la porte. Entrent Porta suivi de Petit-Frère. Claquements de talons, et bras levés. – Herr Hauptfeldwebel, Obergefreiter Porta et Obergefreiler Creutzfeldt se présentent. Ils ont été désignés pour service spécial. Demandent une fiche de sortie jusqu’à demain midi. Hoffmann se dressa de toute sa hauteur. – C’est la quatrième fois que vous me faites ce baratin ! Maintenant j’exige de savoir en quoi consiste ce service spécial. Faut tout de même pas me prendre y » ur un crétin, espèce de morveux ! – Rapporte au Hauptfeldwebel que c’est ultra-secret, répond Porta impassible. – J’emmerde votre ultra-secret ! – Compris, Herr Hauptfeldwebel, nous le ferons savoir au colonel. – Porta… – Hoffmann est sur le point d’éclater – vous n’avez jamais entendu parler d’une cruche qui allait à l’eau ? – Jamais, Herr Hauptfeldwebel. – Alors vous le saurez bientôt ! hurle-t-il. Vous n’allez pas me dire que le colonel a envoyé deux péteux de votre espèce pour me demander à moi une fiche de sortie jusqu’à demain midi ? L’adjudant du régiment peut pas vous la donner ? Je suppose qu’ils n’ont pas vendu leurs tampons là-haut ? – Je signale à mon Hauptfeldwebel que tout est à vendre en ce moment. – Justement ! Eh bien moi, je vais vous vendre à Torgau, au colonel Remlinger ! Et sous peu ! Pour votre bonne santé. Avez-vous entendu parler du colonel, chien impertinent ? – Rapporte à mon Hauptfeldwebel que je connais bien le colonel Remlinger à Torgau. Ivre de rage, Hoffmann signa tout de même les deux fiches de sortie, les jeta par terre, donna un coup de pied à la chaise qui vola de l’autre côté de la pièce pour atterrir sur le crâne du secrétaire lequel protesta avec indignation. – Ta gueule ! hurla Hoffmann. Et vous, Porta, tenez-vous-le pour dit. Je vais aller en personne chez le commandant pour démasquer vos mensonges. Torgau vous est ouvert. – Il frappa sur un dossier rebondi. – Tout ceci vous concerne et on verra ce qu’en dira le conseil de guerre. Je vous observe depuis longtemps, mais maintenant finie la comédie. Cette histoire de l’autre jour avec la Gestapo, vous ne l’emporterez pas en paradis, et vous irez avec votre tribunal secret à Torgau, foi de Hoffmann, espèce de crapule ! – Signale à mon Hauptfeldwebel que je vais en faire le rapport à mon ami du geheimes Gericht. – Sortez ! cria Hoffmann. Sortez immédiatement si vous ne voulez pas qu’il arrive un malheur ! Porta et Petit-Frère claquent leurs talons et la porte, de telle sorte que le plâtre retombe en fine poussière sur le Hauptfeldwebel hors de lui. Les quatre secrétaires, pendant dix minutes, se cramponnent à leurs sièges en essuyant un torrent d’injures, jusqu’au moment où le Hauptfeldwebel, n’en pouvant plus, se rend à la cantine, noyer sa rage dans un whisky. Malheureusement, en jetant un regard par la fenêtre, il aperçoit justement Porta et Petit-Frère qui quittent allègrement la caserne avec deux grosses valises sous le bras… Le téléphone ! Hoffmann se jette sur le téléphone. Il faut fouiller les valises ! Mais il n’a vraiment pas de chance ; quatre fois, on lui donne un faux numéro, et lorsque enfin il obtient le poste de garde, les deux compères se sont évanouis. Porta nous avait donné rendez-vous chez « Veste Rouge ». L’argent du cochon représentait une grosse somme, mais hélas, la vie à Paris était chère, et nous ne recevions aucune indemnité du front. Par bonheur, de nouvelles affaires se présentaient qui rapportaient gros : un trafic d’armes. Ceci, grâce à un agent double dénommé « Le Rat » qui assistait aux parachutages. Le dépôt était dans une fabrique située derrière la gare du Nord. On s’entassa dans un vieux gazogène français pour s’y rendre, et nous trouvâmes les armes à leur place, étalées sur trois rayons. – Et tout de bonne qualité. Venant tout droit de chez Churchill ! Soudain la porte s’ouvrit. Trois types surgirent, du genre sérieux, la main dans la poche droite, et le regard fixé sur les armes avec avidité. – Parachutés ? demandèrent-ils au « Rat ». – Bas les pattes, prévint Porta, si vous tenez à la vie. Compris ? – Des menaces ? dit un des types. Ces armes sont volées. Vous savez _ ce qui arrive quand on vole des armes ? – Tu peux toujours essayer d’en paumer une, rétorqua aimablement le rouquin. – Oui, essayez, dit une voix. – C’était Gunther qui se tenait dans la porte, un MPI russe à la main. – Eh bien, vas-y imbécile ! Le légionnaire saisit un colt et secoua la tête avec pitié. – Pas très réussi, vous auriez dû rester où vous étiez. De vrais novices. Bon, parlons net. Vous voulez acheter ces joujoux ? Alors c’est ici, mais pas de comptes, avez-vous des sous ? Le plus jeune des trois types hocha la tête. – Rien sur nous, mais à côté. Un d’entre vous peut venir. – Bien sûr ! Pourquoi pas tous ensemble ? Grande réception et on prévient les flics n’est-ce pas ? Pour qui nous prenez-vous ? Un d’entre vous va chercher le fric, et à la première entourloupette, les deux qui restent ont leur compte. Sans parler de ce que recevront quelques-uns de vos amis s’il s’en présente. – Mais enfin ce ne sont pas vos armes ! – Les tiennes peut-être ! Assez de conneries. Ici, c’est l’armée allemande et on peut vous descendre rien que pour ce que vous avez dans la poche. Car pour les permis de port d’armes, on repasse hein ? – Bon, on s’est trompé. Pensions qu’il s’agissait d’un simple marché noir. Si nous avions su qu’on rencontrait de vrais types, on ne serait pas venus. Parlons affaires. Combien la marchandise ? – Les durs s’amollissent ! ricana Porta. Mille balles pièce. – Qu’est-ce que vous dites ? protesta le Français. A ce prix-là, on en trouve partout ! Le légionnaire l’arrêta d’un geste : – Attachez-les tous les trois et fourrez-les dans les chiottes. On les retrouvera à la fin de la guerre. – Pas si vite, pas si vite camarade, on a l’argent. Dix sten guns, mille grenades chacun et dix revolvers, ça va ? – Si tu tiens le fric, ça va. On l’attend. Le plus jeune des trois se dirigea vers la porte où il se heurta à Gunther qui le repoussa de sa mitraillette. – Non pas toi. – Il désigna un des autres. – Toi, vas-y ! Dans combien de temps es-tu de retour en te dépêchant ? – Un quart d’heure. _ Alors tu te grouilles et tu es ici dans dix minutes. Seul naturellement. Compris ? Même si tu arrives avec un corps d’armée, tu n’aurais pas une chance. Porta montra un P2 et tripota le crayon explosif vert. – Si tu tiens à ta peau, fais gaffe, sinon… Pendant ce temps-là, Petit-Frère nouait un nœud coulant d’acier autour du cou des deux autres types et les collait sur deux chaises dans un coin. Il suffisait du moindre coup de pied dans les chaises pour étrangler leurs occupants. Neuf minutes plus tard, le garçon était de retour avec deux serviettes bourrées de billets de banque qui firent luire les petits yeux de Porta. – J’adore le money ! On libéra les deux otages qui se frottèrent le cou, puis les Français choisirent en connaisseurs les armes qu’ils convoitaient. Des experts visiblement. L’atmosphère se détendait. Bière et nouveau rendez-vous, car ils s’intéressaient à d’autres choses : des grenades à main, surtout des grenades à main. En fait de moyen de transport, ils avaient un vieux triporteur grinçant dont la roue arrière était voilée ; sur les armes, on mit un vieux siège troué et une énorme pancarte : « Chiffons. On achète les vieilles bouteilles. » Une demi-heure plus tard, nous filions avec le reste dans le camion français délabré marqué des lettres W. L. (Wehrmacht Luftwaffe). Mitraillettes prêtes à tirer. Si nous sommes pris, c’est la bataille. Une voiture amphibie montée par quatre chiens de garde nous suit un bout de chemin et nous dépasse lentement. Porta traverse la place de l’Opéra, se colle entre deux blindés du régiment de sécurité qui semblent ainsi nous escorter jusqu’à la hauteur de la préfecture de police, mais au dernier moment, il s’aperçoit que le pont Saint-Michel est barré. Ça grouille de chiens de garde. On nous hèle. – Transport spécial ! crie Gregor qui pour une fois ne ment pas. Derrière Notre-Dame, un pont semble libre, et nous nous y engageons sans remarquer la voiture Kübel garée un peu plus haut, derrière une charrette à bras. On saute du camion. Regard circulaire… L’escalier est monté quatre à quatre. Porta tout joyeux frappe à une porte. – Qui est là ? – Adolf et la police secrète. Ouvrez ou on fait sauter la porte. La porte s’ouvre lentement… Devant nous, un feldwebel de la feldgendarmerie dont la terrible plaque en demi-lune nous fait face. – Tiens, tiens ! Police secrète ? Belle surprise hein ? – Tout à fait vrai ! rigole Porta. Haut tes mains ! – Il appuie le canon de sa mitraillette dans la poitrine du feldwebel. – Et grouille-toi bébé, ta tomate est en danger. Le feldwebel, sans se presser, lève les bras. – Ça va te coûter la tête, camarade, – T’en fais pas. Allons viens. Nous envahissons le salon. Porta frappe durement l’homme à l’estomac et sa victime gémit. Le rouquin sait exactement où il faut frapper. Toute la pièce est inondée d’une lumière crue et, par terre, se voient une caisse de munitions et un monceau de fusils jetés n’importe comment sur lesquels est penché un homme – un homme en feutre gris dont nous reconnaissons tout de suite l’identité. Au fond du salon, et leurs visages tournés contre le mur, quatre prisonniers surveillés par un chien de garde ; dans la salle à manger contiguë, un autre feldwebel assis sur une chaise et sa mitraillette à portée de la main boit tranquillement de la bière. Un cri d’effroi ! Il a vu son camarade les bras en l’air. Le feutre gris se retourne et en ouvre la bouche de stupéfaction. – Haut les mains ! L’homme au feutre obtempère sur-le-champ, le feldgendarme un peu moins vite, mais la hâte le prend d’un seul coup en voyant un couteau se ficher dans le mur tout près de sa tête. – On change de place ! commanda Porta. Nez au mur et gare à votre peau si vous vous retournez. Les quatre prisonniers civils qui avaient été libérés par une sorte de miracle n’y comprenaient absolument rien. Tout avait duré deux minutes… – Y a-t-il encore de ces chiens dans la rue ? demanda Porta. – C’est probable. – Je vais y voir, dit Gregor Martin tout fier de son rôle. Gunther s’empara de la chaise, retira la sûreté de son revolver et entoura le canon d’un chiffon qui jouait les silencieux ; ce n’était possible qu’avec un MPI russe, mais à distance on visait moins bien. Un homme dangereux que Gunther ; depuis sa blessure, il tuait pour un rien, à la moindre provocation. – Que faites-vous ici ? demanda Porta aux trois policiers tournés contre le mur. – Venus nous arrêter, répondit un des ex-prisonniers en souriant. – C’était un petit Français bronzé. – Nous étions bons pour douze balles comme vous pensez. – On promet tant de choses en ce moment, ricana Gunther. Dis donc Gestapo, tu es fier de ton beau chapeau, mais à quoi y te sert maintenant ? Et d’abord qui t’a permis de le garder ce chapeau ? Petit-Frère fit sauter le chapeau du bout de sa mitraillette et écrasa le nez du policier contre le mur. – Merde en guenilles, tu saignes ? Son blair est un peu fendu. – Vous le paierez, gronda le feldgendarme. Et cher ! C’est moi qui vous le dis. – Tu sais parler toi aussi, dit Petit-Frère. Courageux costaud ! Décidément Paris en grouille de cette vermine. Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda-t-il à Porta en sortant de sa poche son lacet d’acier. – Attendez un peu. Faut d’abord savoir comment ils ont trouvé cet endroit, dit le petit Français bronzé. Ce n’était pas un hasard, ils nous attendaient. – Bon on va voir, dit Gunther en piquant le type de la Gestapo. Comment t’appelles-tu malin ? – Breuer. Max Breuer, Kriminalobersecretär. Gunther eut un rire diabolique : – Alors tu vas parler petit Max, on connaît les méthodes. Petit-Frère apporta un seau d’eau, saisit l’homme la tête en bas comme il aurait fait d’une poupée, et le plongea dans l’eau en le soulevant juste assez pour le laisser respirer. Le policier étouffait… se tortillait… Petit-Frère le jeta sur le sol. – Gestapo dans les pommes. L’homme revint à lui, vomit, se salit, et nous regarda avec des yeux injectés de sang. Le Français se pencha sur lui. – Comment nous as-tu trouvés ? Coup de pied dans le ventre. La victime se cassa en deux, le coup de pied était un peu trop fort. – Assez d’idioties ! gronda le légionnaire. Ce n’est pas comme ça. Vous le tuez, c’est tout. Son éternel mégot au coin de la lèvre, il aspergea d’eau froide la tête de l’homme. – Ça va mieux ? Tu m’entends ? Le policier hocha la tête. – Qui t’a donné la planque ? continua le légionnaire. Je te conseille de parler car je préfère éviter la brutalité, mais si tu y tiens, alors on connaît quelques petits jeux qui t’étonneront toi-même. Je répète : comment as-tu trouvé cet endroit ? Silence. Le légionnaire approcha lentement le bout de sa cigarette allumée de la narine du Gestapo que Petit-Frère tenait à la nuque d’une main de fer. Un hurlement. Une odeur de poil brûlé. Le légionnaire sourit. – Ce sera mieux la prochaine fois, mon ami. – A-t-il des dents en or ? demanda Porta. D’un geste adroit et soudain, le légionnaire cassa un doigt de l’homme qui hurla encore et s’écroula par terre. Petit-Frère lui colla sa botte cloutée sur la main, lentement, en accentuant peu à peu la pression. L’homme hurlait toujours. Le légionnaire fit un signe et le géant retira son pied. – Alors monsieur Breuer ? Nous entendîmes dans un murmure un nom, une adresse, pas très loin d’ici. Un nom de femme. – Vous la connaissez ? demanda le légionnaire aux Français. – Bien sûr ! C’est une amie de Jacques ! On t’a pourtant assez dit de t’en méfier de celle-là, crient les deux autres au dénommé Jacques. Le type doit être son ami allemand ! On s’en doutait qu’elle fréquentait les Allemands ! Nous avions raison ! On comprend maintenant toutes ces choses bizarres ! Un des gendarmes se mit à ricaner. – Tu oses rigoler ! gronda Petit-Frère qui saisit la tête par les cheveux et frappa la nuque du dos de sa main. La tête virevolta idiotement sur le gros cou. – Assez ! commanda le Vieux. J’en ai assez ! Je ne veux plus faire partie de ces cochonneries ! – On ne peut tout de même pas les laisser courir ! rugit Porta. En une heure de temps, on sera faits ! Tu penses s’ils vont se venger. – Nous ne sommes pas des assassins, cria le Vieux très irrité. – Alors qu’est-ce que nous sommes ? rigola Porta. Des saints peut-être ? Le Vieux se dirigea vers la porte, la fit claquer et dégringola l’escalier. Sur un signe du légionnaire, nous lui emboîtâmes le pas, laissant seuls avec les prisonniers Gunther, le soldat des sables et les ex-prisonniers français. A peine étions-nous dans la rue, que nous parvint l’écho d’un coup de feu étouffé. Nous nous retrouvâmes tous dans un bar du boulevard Saint-Michel pour conclure le marché, et Porta fourra avec une satisfaction non dissimulée une liasse de billets dans sa veste. – Qu’avez-vous fait des types ? Gunther et les Français se regardèrent. – Alors ? Gunther haussa les épaules : – On les a fourrés dans un placard. Ils y resteront jusqu’à la fin de la guerre. A moins qu’on ne les découvre avant. – Je n’en suis plus, dit le Vieux. – Et moi non plus, décida Heide. Evidemment leurs motifs étaient bien différents : le Vieux agissait par honnêteté, Heide par crainte ; il craignait pour sa carrière. – Comme vous voudrez, dit Porta avec indifférence. On ne force personne. Moins on est, plus il y a à partager. Si d’autres ont envie de vous suivre, qu’ils le disent. Nous prîmes congé des trois Français qu’une rafale de mitraillette abattait, une demi-heure plus tard, au coin de la rue Malar et de la rue de l’Université. Ça venait d’une Mercédès grise aux numéros ternis qui arrivait à toute vitesse du quai d’Orsay. On tirait sur tout le monde. C’étaient les méthodes du nouveau commando de la terreur qui passait à l’action. Encore quelques heures, et c’était le S. D. Brigadenführer Grunholz qui tombait sous des balles anonymes boulevard Haussmann. – Rentrons voir comment va Hoffmann, déclara Porta avec un sourire gourmand. Si on reste dehors trop longtemps, il croira tout simplement que la paix est signée ! Moi je quitte mes camarades et me dirige vers l’avenue Kléber où m’attend Jacqueline, la jeune femme de Normandie. Elle est triste. – Quelle folie de meurtres ! me dit-elle avec mélancolie. Tout le monde tremble. La mort est partout. Personne n’a plus de respect pour personne ! – Ce sera bientôt fini, affirmai-je pour la rassurer. Les troupes allemandes reculent partout, et ici même, le grand état-major fait ses bagages. Je lui racontai nos histoires de marché noir, la cruauté de Gunther qui lui fit secouer la tête avec dégoût. – Vous vendez des armes qui doivent servir contre les vôtres. Vous assassinez pour de l’argent. Les hommes sont-ils tous devenus des déments ? Elle se tut, me servit du whisky, alla dans la salle de bains revêtir un kimono japonais et m’apporta ensuite un dîner froid sur un plateau. – Tes compatriotes ont tiré sur un invalide aujourd’hui, dans la rue, dit-elle en me regardant avec lassitude. Que répondre ? On tue tellement en Europe. – Tes camarades ne m’aiment pas, continua-t-elle. Crois-tu qu’ils me tueraient aussi ? Ils me détestent, je l’ai vu dans leurs yeux chez « Veste Rouge ». – Mais pourquoi te tueraient-ils ? Jacqueline leva un sourcil : – Parce que tu es amoureux et les gens amoureux sont dangereux. Je regarde pensivement son corps mince sous la soie dorée. Ses yeux sont un peu voilés d’une légère ivresse ; elle se pencha en arrière sur le canapé, allongea ses longues jambes et repoussa le plateau. – Saoulons-nous ! dit-elle en riant. Elle m’embrasse, je la serre contre moi. – Je t’aime Sven comprends-tu, je t’aime ? Ils m’ont menacée parce que tu venais ici. – Qui t’a menacée ? Un de ses doigts toucha mes lèvres : – N’y pensons pas ce soir, dit-elle en se serrant davantage contre moi. Mes mains glissèrent sur son corps ; je retirai son kimono et laissai errer mes lèvres sur sa peau ambrée. Elle frémit : – Chéri ! Si seulement tu étais français ! Je déteste les Allemands. Et toi, est-ce que tu détestes les Français ? – Je ne hais personne. Lorsque nous reprîmes conscience, la nuit était presque tombée. Jacqueline chercha ses cigarettes mais le paquet était vide. – Il n’y a plus de cigarettes ? – Je vais en chercher, on trouve bien un marché noir quelque part. – En t’attendant, je ferai du café, dit-elle toute joyeuse en courant nue dans la cuisine. Un marché noir, ça se trouvait toujours. J’achetai les cigarettes et revins avenue Kléber pour me heurter dans la porte cochère à deux jeunes gens qui regardèrent avec inquiétude mon uniforme noir. Ils prirent leurs jambes à leur cou le long de l’avenue déserte, mais je n’y prêtai aucune attention, trop pressé de retrouver Jacqueline. L’escalier fut monté quatre à quatre et j’allais sonner, lorsque je m’aperçus que la porte était entrouverte. Curieuse chose. Jacqueline, elle aussi, devait m’attendre avec impatience. J’avais la permission de la nuit, une grande nuit merveilleuse, et demain, demain, la guerre serait presque finie ! – Chérie ! J’ai cinq paquets decigarettes achetés à un gamin. Silence. Une odeur de café qui a bouilli. Par terre, une forme dans une position bizarrement recroquevillée. – Jacqueline ! Je me penche vers elle. Quelque chose poisse mes mains. J’allume. D’une oreille à l’autre, sa gorge n’est qu’une immense plaie, ses yeux fixes regardent la lampe, un billet est posé sur sa poitrine : « COLLABO » Je vide la bouteille d’alcool à moitié pleine, je resserre mon baudrier qui porte les lourds revolvers de l’armée et vérifie s’ils sont chargés. Que ceux qui ont tué Jacqueline se recommandent à Dieu si je les retrouve. Doucement, j’ai refermé la porte derrière moi ; j’entrai chez la concierge et saisis la vieille femme au col. – Qui est-ce qui est venu tout à l’heure ? – Personne monsieur le soldat, il n’est venu personne. Je la rejette. Elle grelotte de terreur. Tout Paris tremble. Dans l’avenue Kléber déserte se promène un agent de police. Ailleurs le même soir, c’est la Libération qui commence. Un enfant rentre à la maison. Il est tard, il se dépêche mais le film était si drôle ! Il en rit encore, tout en courant pour ne pas inquiéter son père qu’il aperçoit, par le fenêtre, penché sur un livre à la lueur d’une lampe. Il n’y a plus d’électricité. – Papa ! – C’est son meilleur ami. – Excusez mon retard mais j’ai tellement ri ! Et il bavarde comme une pie pendant que son père prépare le repas du soir en caressant de temps en temps la tête de son fils. Deux œufs pour l’enfant et du lait, une denrée très rare. – J’ai deux morceaux de pain allemand, du pain noir et un tout petit peu de pudding. Ça te suffira-t-il ? – Bien sûr ! Je n’ai déjà plus faim. Tu sais mon ami Jean, celui dont le père est dans la Résistance ? Il sait tout. Il dit que si on a très faim, il faut boire beaucoup d’eau et aussi mâcher du papier, alors on sent moins la faim. Le père regarde l’enfant manger. Depuis deux jours, lui-même n’a rien mangé. Pourvu que le gosse ait ce qu’il lui faut… Ça ne peut plus durer bien longtemps maintenant avant l’arrivée des libérateurs. On dit que deux divisions blindées sont en route. – Vous avez beaucoup de travail à la fabrique ? On a mis de l’ordre depuis le sabotage ? Oui mais quel fouillis ! Et puis hélas il y a eu plus de vingt tués ! Je venais de sortir de l’atelier de dessin quand tout a sauté. – Toi, il ne t’arrivera rien, c’est ce que dit mon autre copain Raoul. Son père à survécu à quatre sabotages, et une fois, il y a eu plus de cent morts. Hier, ils ont tué un indicateur dans le Boul’Mich. Deux à bicyclette qui sont arrivés à toute vitesse. Le mouchard a fait quatre culbutes et les deux ont filé. Raoul dit que c’étaient des garçons comme nous, mais aujourd’hui, le prof a fait un discours. Il a dit : « Vous autres gamins, vous devez rentrer tout droit chez vous et ne vous mêler de rien. » Tous les profs ont peur des Boches, mais toi pas ! Je suis le seul en classe dont le père a eu la croix de guerre avec trois palmes. Tu penses si je suis fier ! Tu sais aussi ? C’est plein de hussards noirs en ce moment dans Paris, il paraît que les Américains vont arriver, c’est ce que dit Raoul. Ils ont une peur bleue. Dimanche, y a un bistrot qui a sauté et des quantités de Boches sont morts. Il y avait du sang partout, du sang boche. Papa, demain je vais brosser ton uniforme, les Américains seront bientôt ici avec des milliers de chars ! – Oui bientôt… Mais ça a été long mon petit, bien long. Viens, allons nous coucher. La chaleur de ce mois d’août est oppressante. A demi somnolent, l’enfant entend son père éteindre la lampe et rentrer chez lui. Soudain, une explosion. Un éclair aveuglant ! Il est jeté à bas de son lit. Poussière et flammes… Il crie, se débat sous des gravats, du verre pilé. Il crie avec désespoir. On dégage son père : une masse sanglante sur laquelle l’enfant se jette en frappant l’asphalte de ses mains rouges de sang. On l’emmène, on lui fait une piqûre, des religieuses vont s’occuper de lui. Qu’est-il arrivé ? On a vu une auto qui s’est arrêtée un instant et quelqu’un a jeté quelque chose. D’autres disent que c’étaient des civils qui sont sortis de l’ombre. Que croire ? L’enfant reste seul au monde et il n’a que douze ans. Les chars de la victoire sont arrivés trop tard. On a assassiné son père, mais qui l’a assassiné ? Les Allemands ? Les Français ? L’homme était-il un traître qui a été tué sans jugement ou un innocent tombé sous les bombes des terroristes ? Personne ne sait. Il s’agit d’une soirée quelconque pendant la Libération. Ailleurs, le même soir. La porte du bar Simon s’ouvre d’un coup de pied. Trois hommes surgissent, regardent autour d’eux et le plus jeune lève une mitraillette vers une fille assise au bar avec un soldat allemand. Elle arrive encore à crier, puis s’écroule avec le haut tabouret de bar. Le soldat allemand tombe sur elle. Le patron du bar est touché par une balle et carambole dans sa chute toute une rangée de bouteilles. L’odeur du Pernod se mêle à celle du sang chaud. Un des tueurs épingle une fiche sur la poitrine de la fille : « COLLABO » Ils sortent à reculons, le visage dur, et disparaissent au pas de course. La police arrive. On discute, on parle, on crie, puis un soudain silence. C’est la terreur qui renaît. Deux hommes en manteaux de cuir et aux chapeaux de feutre se penchent sur le soldat mort, vident ses poches, lui ôtent sa plaque d’identité, s’emparent du sac de la fille et le fouillent de doigts rapides. Mais c’est dans le haut de son bas que sont cachés des liasses de billets. La fiche épinglée sur sa poitrine arrache aux hommes en chapeaux un sourire de mépris, puis ils se tournent vers un feldwebel de la feldgendarmerie : – Nettoyez tout ça et fermez la boîte. Rien d’important à signaler. Ailleurs le même soir. – C’est le sixième Pernod, gronde le vieux serveur devant son jeune collègue. Il est complètement noir ! Moi qui avais espéré rentrer de bonne heure. Deux jours par semaine, il est comme ça, ce cochon, depuis la mort de sa femme. – Enfin c est notre boulot, rétorque le jeune. On en vit. – Il pourrait partir à l’heure ! Ma femme aussi est malade. Impossible de lui avoir des remèdes. Sais-tu ce que m’a dit le pharmacien ? « Demandez-en aux Boches, y a longtemps qu’on n’en a plus, ils prennent tout. » Evidemment, ça sera bientôt fini, mais à quoi ça me sert si ma femme est morte avant ? – Garçon ! appelle le client. Deux de plus. Tout en jurant, le vieux serveur va chercher une nouvelle soucoupe. Le jeune, avec l’insouciance de la jeunesse, éclate de rire. – Il t’a eu ! Pas si rond que ça ! – Si seulement les autres le descendaient par erreur quand il sortira ! J’ai entendu dire qu’il a essayé de se tuer quand sa vieille est morte. Malheureusement, s’est raté. Maintenant il y va à coups de verres. En v’là deux ! dit-il au client d’un ton furieux, et puis après on ferme. Le couvre-feu est déjà dépassé. – Fait rien mon ami, j’ai un papier ; je peux être dehors comme je veux et je sais que vous le pouvez aussi. Le vieux serveur jette littéralement les Pernod à la tête de ce client odieux. – Rentre donc, dit le jeune, je me débrouillerai. J’ai là quelques pilules, tiens, donne-les à ta femme, il paraît que c’est bon pour tout. C’est un déserteur qui me les a refilées. _ C’est pas du poison au moins ? On peut s’attendre à tout avec ces suppôts du diable ! – Tu es d’un méfiant ! dit en riant le jeune serveur., C’est la bile mon pauvre vieux. T’en fais donc pas, on peut compter sur les déserteurs. Ils n’ont que nous, et leurs marchandises sont toujours bonnes. Tu sais qu’Alice en a trois chez elle ? Comment qu’elle se débrouille, vas-y voir ! Elle a au moins trente ans de plus qu’eux ! Fier tempérament ! Le vieux serveur endossa lentement sa veste et regarda son parapluie. – Si seulement les libérateurs se dépêchaient un peu ! Mon parapluie est au bout ; on n’aurait jamais pensé que les parapluies eux-mêmes manqueraient. C’est tout de même pas possible de rester sans parapluie ! En tout cas, merci pour les pilules. Elle ne va pas bien et ce qui m’inquiète, c’est qu’elle n’a jamais été malade avant. Il se sauva du pas d’un vieillard. Enfin, voilà sa rue ! L’esprit ailleurs, il passa devant une porte sombre dans laquelle se dissimulaient deux jeunes gens. Le vieillard poussa un cri étouffé. Il avait suffi d’un coup de revolver. – Bravo ! Tu l’as eu ! dit l’un des types. Ils se penchèrent sur le corps étendu moitié sur le trottoir, moitié sur la chaussée, et retournèrent le malheureux. – Merde ! C’est pas lui ! – Qu’est-ce que tu dis ? Mais ce sont ses vêtements et son parapluie ! Il rentre comme ça tous les soirs ! – Non ce n’est pas lui ! Celui-là, je ne le connais pas. On s’est trompé, filons ! Les deux types détalent. Mais soudain, en plein dans leurs yeux, la lumière d’un projecteur… Des plaques en demi-lune brillent méchamment. Ils sont déjà par terre, les bras tordus, les menottes aux poignets. Des rires cruels retentissent, de longues bottes noires les rouent de coups de pied. Le Stabsscharführer Brandt, du S. D. Rollcom-mando, les regarde en souriant. – Dehors avec des revolvers, les garçons ? Allez ouste ! On les jette au fond d’une camionnette et la patrouilla continue. C’est une soirée quelconque à Paris pendant la Libération. Le soldat du Train, Bruno Witt, comptait à Paris beaucoup d’amis, mais en ce jour ensoleillé du mois d’août, où étaient-ils ces amis ? Poursuivi par une foule hurlante, il se précipita dans la rue du Faubourg-du-Temple. La première de ses poursuivantes était une jeune femme, Yvonne Dubois, résistante depuis vingt-quatre heures, mais qui avait autrefois ses entrées chez les S. D. de l’hôtel Majestic. Aujourd’hui, en revanche, c’était une vraie patriote. Le soldat du Train Bruno Witt trébucha et tomba. En un instant, l’uniforme gris fané fut en charpie et deux courageuses mères de famille se battirent pour le calot. Yvonne Dubois perça de ses ciseaux la gorge du soldat hurlant ; elle fourra ses mains dans le sang ; n’était-ce pas une vraie résistante ? – J’ai tué un type de la Gestapo cria-t-elle avec une voix de démente. De l’autre côté de la rue, une foule en délire escortait deux filles toutes nues portant des croix gammées peintes sur leurs poitrines. On les assit sur des tabourets et on les tondit a la grande joie du populo. Ils sortaient maintenant au grand jour, tous ceux qui écoutaient la radio interdite, les mères de famille dont les amants étaient allemands, les crémiers auteurs de dénonciations à l’hôtel Meurice sur les clients atrabilaires, les concierges bilieux qui avaient fait descendre tel locataire parce qu’il sortait la nuit… Sur une brouette, on promenait un homme demi-nu avec une pancarte accrochée à son cou : « COLLABO » Une héroïque citoyenne vida, du haut d’une fenêtre, son pot de chambre sur le collaborateur, malheureusement le contenu du pot se trompa d’adresse et atterrit sur un héros tout neuf qui portait fièrement un brassard F. F. L – Liberté ! criait la foule. Et chacun de se surpasser en peintures et en ciseaux pour faire preuve de patriotisme. Tout le monde a tué des Allemands, des millions d’Allemands, ces horribles Allemands qui ont combattu ces bons Russes ! Les accordéons grincent, les banjos battent la mesure, les ciseaux tondent les femmes. Tout le monde est heureux. La démocratie est revenue » – J’ai sauvé Paris, affirme le général von Choltitz au général américain qui l’interroge. J’ai saboté l’ordre du Führer dès que j’ai compris qu’il était fou. – J’ai sauvé trois Juifs, dit l’officier de la Gestapo, Will Rochner. – J’ai connu un colonel qui a participé à l’attentat du 20 juillet dit l’officier NSJ ?.. le lieutenant Schmaltz, et je ne l’ai pat dénoncé aux autorités allemandes comme c’était mon devoir. Tout le monde avait obéi aux ordres. Tout était de la faute de Hitler et de Himmler. M INUIT passé. Dans le bureau du général Mercedes, les officiers tiennent conseil. Ils sont tous en uniforme de campagne, la mitraillette sur l’épaule et Mercedes se penche sur une carte tout en donnant ses ordres. Le groupe de combat quitte Paris et va passer la frontière à Strasbourg, 2 bataillon en tête comme bataillon de sécurité. – Il faut compter avec les coups de main de la Résistance, messieurs, faites attention ! On se bat par tous les moyens et sans pardon. L’ordre est de se regrouper au plus vite, rien ne doit nous retarder. Nous marchons en groupe autonome et passons sous les ordres directs de l’O. B. W. Mercedes rajusta son bandeau noir sur son œil crevé et à cet instant le téléphone sonna. L’aide de camp décrocha le récepteur et le tendit au général. – C’est le commandant du Grand Paris, mon général, il a l’air très agité. Mercedes prit le récepteur : – Major General Mercedes. Clara 27 Z. B. V. – Ici Choltitz. Que faites-vous, Mercedes ? On me dit que vous faites vos bagages ? Je pense que cette rumeur est folle ! – Mon général, dans deux heures mon groupe de combat avec tout le matériel doit avoir quitté Paris. – Vous n’y pensez pas, major général ! En tant que supérieur, je vous ordonne de rester là où vous êtes avec tous vos hommes sans exception – Je regrette, mon général, mais je ne suis plus sous vos ordres. J’ai reçu du général Model en personne l’ordre de quitter Paris sous deux heures avec tout mon matériel. Le commandant du Grand Paris respire avec difficulté. – Ça veut dire avec munitions, explosifs et chars ? – Oui, mon général. Avec les munitions et l’essence. Quant aux chars, je n’en ai que neuf. – Mercedes eut un rire sans joie. – Vous ignorez sans doute que je représente un corps de blindés sans blindés. Nous rentrons pour nous reformer et retrouver quatre cents chars qui sortent de l’usine. Dans un mois, vous nous reverrez à Paris, et je n’ai que quinze jours pour réadapter mes hommes aux nouveaux blindés, mais vous connaissez le General-feldmarschall. Pour lui, les hommes se font sur le terrain et pas dans les casernes. – Général Mercedes, je vous interdis de quitter Paris jusqu’à nouvel ordre et j’en prends toute la responsabilité. J’annule les ordres du feldmarschall Model et je me mets immédiatement en rapport avec le Grand Quartier général. – Mon général, si je ne reçois pas du général Model en personne un contrordre, je suis parti dans deux heures. – C’est moi qui commande ici ! hurla Choltitz avec désespoir. Votre groupe de blindés m’a été envoyé spécialement par le Reichsführer S. S. Si vous contrevenez à mes ordres, je vous fais passer devant un tribunal d’exception ! Comprenez-vous, Mercedes ? Si vous quittez Paris, c’est un sabotage des ordres du Führer. Sans groupe de combat, je ne suis pas en mesure de combattre vingt-quatre heures cette damnée Résistance. On tue mes soldats en plein jour ! Ces cochons ont même tiré sur un de mes officiers d’ordonnance ! Si j’apprends qu’un seul de vos blindés est sorti de la caserne, j’envoie un rapport à l’O. K. W., au président du tribunal du Reich, le général Heitz ! Mercedes regarda d’un air pensif ses officiers prêts au départ. – Mon général, vous ferez ce que vous voudrez, mais je compte obéir aux ordres du Generalfeldmarschall Model. – Si vous quittez Paris vous sabotez les ordres du Führer ! hurla Choltitz hors de lui. Mercedes éloigna le téléphone, raccrocha, et se tourna vers ses officiers, – Messieurs, en route ! Encore une fois, quiconque se met en travers de notre route doit être sabré. On part et en vitesse ! Juste au moment où il quittait son bureau, le téléphone résonna encore une fois. – Mon général, dit l’aide de camp, c’est l’O. B. W. – Major général, vos neuf chars vous les laissez mais sans les équipages. Je ne peux faire davantage pour le commandant du Grand Paris, et vous. répondez sur votre tête de l’exécution de mes ordres. Mercedes regarda un instant l’appareil, prit une résolution rapide et arracha le fil du mur. Il tapa sur l’épaule de son aide de camp. – Filons avant de recevoir de nouveaux ordres. Les derrières de ces messieurs du Grand Paris paraissent s’attendre à être bottés ! Moi, je serai ravi de me battre pendant ce temps-là ! Il boutonna sa grande capote de cuir et dégringola l’escalier en brandissant sa seule arme qui était une canne. La caserne ressemblait à une fourmilière. Les véhicules démarraient un à un, et une compagnie de reconnaissance du régiment de sécurité se mit en route pour aller chercher les neuf chars de combat. Porta en profita pour s’éclipser, suivi de près par Petit-Frère, et tous deux se présentèrent au sergent-major qui, à leur vue, en eut presque une attaque. – Qu’est-ce que vous voulez ? – Herr Stabsintendant, Obergefreiter Porta et Obergefreiter Creutzfeldt, de la 5 compagnie, se proposent comme aides au chargement du ravitaillement. Le sergent-major en perdit le gros cigare qu’il avait à la bouche – un vrai havane – parce que cette bouche, il n’arrivait plus à la refermer. Un torrent de jurons et de malédictions coula vers les deux compères qui se retirèrent dignement, accompagnés des crachats de leur supérieur hors de lui. Ils se mirent à l’abri chez l’ami de Porta, l’infirmier Obergefreiter Ludwig, à la salle d’isolement de l’infirmerie, et par un petit trou percé dans le carreau peint en gris, ils observèrent avec nostalgie les soldats du Train et de la Santé déménageant le ravitaillement. – Ils en ont des choses ! chuchota Petit-Frère. Des caisses de viande, de lard, dé chocolat… – Et du café, et du cognac, renchérit Ludwig. Regardez le gros, là-bas, sa caisse sur l’épaule. Qui sait seulement ce qu’elle contient ! – Le diable doit le savoir – Porta se gratta le derrière – mais pour sûr ça se mange. Vous allez voir comment on s’y prend avec ces imbéciles du lard. – Ça peut coûter la tête, prévint l’infirmier. Pas plus tard que la semaine dernière, ils ont fusillé deux artilleurs pour une caisse de tabac. – Tu n’es qu’un crétin, ricana Porta, sans ça tu ferais évidemment autre chose que placer tes cigares à culs ! – Il leva un doigt. – Le soldat qui ne vole pas les comptables n’est pas un vrai soldat. Son éducation n’est pas complète, et un soldat qui passe devant un dépôt de ravitaillement sans se ravitailler est un faible d’esprit bon pour la chambre à gaz ! Il sortit de sa poche une grenade à main, se glissa dans la cour par un des soupiraux de la cave et se dissimula derrière un monceau de caisses. La grenade fut décapsulée avec ses dents et jetée sur des bidons d’essence lesquels sautèrent instantanément avec un bruit de tonnerre. Les soldats qui travaillaient détalèrent dans toutes les directions ; Porta, tel un putois, escalada un camion, et subtilisa aussitôt cinq caisses que ses acolytes transportèrent sur-le-champ dans la salle de l’infirmerie. Mais toute la caserne était en ébullition ! Une sentinelle nerveuse tirait sur un malheureux bleu, des groupes se battaient entre eux, on parlait d’une attaque inopinée des F. F. I… En tout cas, l’affaire coûta quatre morts et seize blessés. Au milieu de l’affolement général, Porta et Petit-Frère avaient pu transporter les caisses à la 5 Compagnie. Seigneur ! cria le Vieux en les voyant arriver, mais vous devenez de véritables gangsters ! Jeter une grenade dans une caserne pour piller, c’est tout simplement criminel et ça mérite largement la mort ! – Tu es bien trop honnête, rétorqua Porta en ouvrant paisiblement une boîte de sardines. Quand l’Etat nous vole notre jeunesse, on peut bien le voler, lui ! Tiens, dit-il en tendant une grosse sardine au vieux feldwebel, voilà des vitamines pour les héros fatigués. Tu en es sûrement ! En colonne serrée, le régiment de chars traversa Paris et gagna la Porte d’Orléans. Toute la ville bouillait. On tirait sur les Allemands qui partaient. D’une lucarne, quelqu’un tira sur nous et blessa grièvement un sous-officier. Aussitôt, plusieurs des nôtres envahirent la maison d’où était parti le coup de feu, et redescendirent en tenant deux gamins armés d’une vieille carabine c’étaient eux les francs-tireurs. Grelottant de terreur, ils durent monter dans notre camion en attendant la décision du général Mercedes qui se montra intraitable : malgré leur âge, et à cause de leur crime, ils seront fusillés tous les deux en dehors de Paris. Le sous-officier qu’ils avaient blessé mourut une heure plus tard sous les regards affolés des gamins qui ne quittaient pas leur victime des yeux. Porta leur montra du pouce le sous-officier mort. – Vous êtes peut-être guéris de jouer à la guéguerre ! dit-il en leur appliquant à chacun une énorme gifle. Mais au matin, les deux enfants avaient disparu. Le commandant Hinka, au comble de la fureur, fit naturellement comparaître celui qu’il soupçonnait, c’est-à-dire Porta. Lors d’une halte dans un bois, le rouquin les avait accompagnés un peu plus loin, et Heide disait l’avoir vu revenir seul. Gunther et Gregor jurèrent au contraire leurs grands dieux qu’il ne les avait pas quittés. Nous apprîmes plus tard que Porta les avait fait filer, non sans leur administrer auparavant la plus belle correction de leur vie. – Maintenant, écoutez ma boîte ! cria Barcelona qui avait déniché une radio. Une voix anglaise. C’est plein d’intérêt ! Barcelona note la longueur d’ondes : il a trouvé le P. C. de la 3 division blindée américaine. – Hello Yankees ! hurle-t-il dans le micro. Comment ça va ? On vous traite bien ? – Bonjour Fritz, que deviens-tu ? répond une voix en excellent allemand. Le radio est un Américain d’origine allemande. – Tu ne saurais pas par hasard comment s’appelle le cochon d’Odin ? demanda en rigolant Barcelona. – Attends ! Nous avons chez nous quelqu’un qui a habité la Norvège, je vais le lui demander. Garde le contact. Un instant de silence, puis la voix du radio reprend : – Fritz ! J’ai le nom de ton cochon. Si vous me jurez de capituler bientôt, on te le donne ! – Tu as ma parole. On est justement en route pour décider Adolf. Donne le nom du cochon, camarade ! – « Brosse d’Or », et il n’appartenait pas à Odin mais à Freyja. Ce renseignement vaut une victoire ! Nous appelons toutes les autres unités. – Le cochon s’appelait « Brosse d’Or » ! – Pas vrai ! rétorqua Wolf, le gardien du parc a autos. Il se nommait « Saerimner » et c’était le cochon d’Odin. Suit une discussion passionnée. La 3 division blindée U. S. en tient pour « Brosse d’Or », d’autant plus que « Saerimner » leur paraît un nom à consonance nazie ! Nous avançons toujours et passons le Rhin sous une pluie battante. Partout des ruines fumantes, de sinistres villes mortes où les habitants vivent comme des rats ; des enfants affamés courent le long de la colonne en mendiant du pain. Sur tout le pays plane une odeur d’incendie. Le 25 août, à la radio, nous captons une station interdite : « La 28 division blindée du général Leclerc est entrée ce matin dans Paris. Les Allemands ont capitulé. En ce moment, toutes les cloches de la ville sonnent à toute volée ; la joie de la population tient du délire. Les Allemands qui se montrant sont piétinés, les gardiens de Fresnes ont été abattus par leurs ex-prisonniers ; les femmes qui ont fraternisé avec les troupes d’occupation sont rasées, dépouillées de leurs vêtements et peintes de croix gammées. Le commandant du Grand Paris, général von Choltitz, est sous la surveillance des troupes américaines. Toute la ville est illuminée. Vive la France ! » Porta se tapa les cuisses. – Vous voyez bien ! Il n’a pas réussi à obtenir ses pétards pour faire sauter Paris, maintenant il va en devenir le sauveur. Les grosses légumes, ça arrive toujours à se tirer les pattes ! SVEN HASSEL LIQUIDEZ PARIS ! Traduit du danois par Ingrid Boissy. Soldat danois enrôlé de force dans le 27 régiment de blindés allemand, Sven Hassel raconte le débarquement de Normandie en juin 1944 et la libération de Paris en août, vus par P« autre camp ». Il offre un point de vue original sur cet épisode glorieux de la Seconde Guerre mondiale, encombré de mythes tenaces, souvent propagés par Hollywood. Ainsi, le général von Choltitz ne fut pas le bienfaiteur qu’on a bien voulu croire : Himmler en personne lui avait donné l’ordre de miner Paris pour transformer la Ville lumière en champ de ruines. S’il ne le fit pas, ce ne fut pas par mansuétude. Au dernier moment, la débâcle, vécue de l’intérieur par le soldat Hassel et ses compagnons d’infortune, va empêcher de mettre en place le dispositif meurtrier… Récit plein de verve et haut en couleur d’une page mémorable de notre histoire, Liquidez Paris ! jette une lumière nouvelle sur les grandes journées de Pété 1944. Sven Hassel fut un des seuls survivants de son bataillon. Après guerre, il raconta son histoire dans une série de romans qui connurent un retentissement international Du même auteur ; les éditions du Rocher ont déjà réédité : La Légion des damnés, Les Panzers de la mort et Camarades de front. Table des matières Page titre A LA SECTION 91, ON NE FAIT PAS DE QUARTIER CANTONNEMENT A LA MANIERE D’HEMINGWAY UNE MITRAILLEUSE PERDUE DECOUVERTE D’UN DEPOT AMERICAIN LE GENERAL VON CHOLTITZ CHEZ HIMMLER PEUT-ON SAUVER PARIS ? LA SALLE DE GARDE DE L’HOTEL MEURICE LIQUIDEZ PARIS UNE EVASION A LA PRISON DE FRESNES CHEZ « VESTE ROUGE » A MONTMARTRE VOYAGE NOCTURNE A TRAVERS PARIS UNE SOIREE QUELCONQUE PENDANT LA LIBERATION DE PARIS