LIVRE PREMIER — Les cinq minutes sont écoulées. Il ne vous reste qu’à subir les conséquences… Il pressa un bouton. Deux énormes SS en uniforme noir pénètrent dans la salle. Un ordre bref… Et ils traînèrent Eva jusqu’à une table recouverte de cuir… IMMONDE DÉSERTEUR LE grand sapeur costaud avait été jugé la veille, et condamné à huit ans de travaux forcés. Aujourd’hui, c’était mon tour de passer au falot. Deux « chiens de garde » m’amenèrent devant le conseil de guerre, qui siégeait dans une vaste pièce où deux gigantesques portraits, l’un d’Adolf Hitler, l’autre de Frédéric le Grand, se faisaient face. Derrière le fauteuil du président pendaient, immenses, les drapeaux de l’Armée de l’Air, de l’Armée de Terre, de la Flotte et des SS. Sur le mur étaient alignés les fanions des différentes armes : la croix noire sur fond blanc pour l’infanterie ; rouge pour l’artillerie ; jaune pour la cavalerie ; rose pour les troupes blindées ; noir frangé d’argent pour le génie ; cor de chasse sur fond vert pour les chasseurs ; et ainsi de suite. La chaire du juge elle-même était tapissée du drapeau noir-blanc-rouge de la Wehrmacht. La Cour se composait d’un conseil légal (rôle tenu par un Major), de deux juges (un Hauptmann, un Feldwebel), et d’un accusateur (Sturmbannführer de SS). Un immonde déserteur n’a pas droit à l’assistance d’un avocat-défenseur. Lecture de l’acte d’accusation. Interrogatoire de l’accusé. Ordre d’introduire les témoins… L’homme de la Gestapo entra le premier, celui qui nous avait arrêtés, Eva et moi, alors que nous nous baignions près de l’embouchure de la Weser, et le murmure estival des vagues nonchalantes noya soudain la rumeur hideuse de la Cour. Les dunes étincelantes de sable blanc… Eva dressée dans le soleil, essuyant ses cuisses rondes… Son bonnet de bain… La chaleur sur mon dos… La chaleur, la chaleur… — Oui, j’ai sauté sur le bureau et ensuite par la fenêtre… Cinq policiers m’avaient interrogé, à l’époque. Ils vinrent également, tous les cinq, débiter leur témoignage. « Oui, je lui ai donné un faux nom… Oui, l’explication que je lui ai donnée était fausse… » Le plus curieux fut de revoir le Kriminalsekretär qui avait ordonné la flagellation d’Eva. Les autres avaient fait preuve de sadisme. Lui s’était montré simplement correct. On ne peut rien faire avec les gens corrects. Il y en a beaucoup trop sur terre… Je me mis à rêver tout éveillé : tout le monde avait déserté, tout le monde. Il ne restait plus que les officiers. Et que pouvaient-ils faire ? Nous avions tous déserté. Tous. Il y avait des hordes en marche sur toutes les routes. Des soldats qui rentraient chez eux. Seuls, les officiers étaient encore sur le front, en arrière du front, avec leurs plans et leurs cartes et leurs beaux képis et leurs bottes bien cirées. Tous les autres rentraient chez eux, et ils ne m’avaient pas oublié. Dans un instant, la porte allait s’ouvrir. Ils envahiraient la salle du conseil et ne diraient rien, mais les quatre fantoches se lèveraient d’un même bond, le visage blême… — Introduisez le témoin suivant. Eva Schadows ! Eva ! Toi ici ? Était-ce bien Eva ? Oh ! oui, c’était bien Eva, tout comme j’étais Sven. Nous pouvions encore nous reconnaître à nos yeux. Tout le reste, tout ce que nous avions connu – les petits secrets vivants, les petits détails intimes que nous étions seuls à connaître, que nous avions savourés des yeux et des lèvres et des mains omniscientes – tout le reste avait disparu. Mais nos yeux subsistaient, avec leur crainte et leur promesse d’être toujours les mêmes. Tant de choses peuvent-elles disparaître en si peu de jours ? — Eva Schadows, vous connaissez cet homme, n’est-ce pas ? « Rictus huileux » est une locution que je déteste. Je l’ai toujours trouvée stupide, exagérée. Mais il n’en existe pas d’autre pour décrire l’expression de l’accusateur : c’était un rictus huileux. — Oui. La voix d’Eva était presque imperceptible. Quelqu’un froissa un papier, et le bruit nous fit tous tressaillir. — Où avez-vous fait sa connaissance ? — A Cologne. Pendant une alerte. C’étaient des choses qui arrivaient, en ce temps-là. — Vous a-t-il dit qu’il était un déserteur ? — Non. Mais elle ne put supporter le silence arrogant et bégaya : — Je ne le pense pas. — Réfléchissez bien à ce que vous dites, jeune femme ! Vous n’ignorez point, j’espère, qu’il est très grave de fournir un faux témoignage devant une cour de justice… Eva contemplait le plancher. Pas un instant elle ne m’avait regardé. Son visage était gris, comme celui d’un malade au sortir d’une opération. La peur faisait trembler ses mains. — Alors, lequel des deux ? Vous a-t-il dit oui ou non qu’il était un déserteur ? — Oui. Je suppose qu’il me l’a dit. — Vous devez répondre par oui ou par non. Il nous faut des réponses précises ! — Oui. — Que vous a-t-il dit ensuite ? Après tout, vous l’avez emmené à Brême et vous lui avez donné de l’argent, des vêtements et pas mal d’autres choses. N’est-ce pas ! — Oui. — Racontez tout cela au tribunal, que nous ne soyons pas obligés de vous arracher tout mot par mot ! Que vous a-t-il dit exactement ? — Il m’a dit qu’il s’était enfui de son régiment ; il m’a demandé de l’aider, de lui fournir des papiers. Et c’est ce que j’ai fait… — Quand vous l’avez rencontré, à Cologne, il était en uniforme ? — Oui. — Quel uniforme ? — L’uniforme noir des chars d’assaut, avec un galon de Gefreiter. — En d’autres termes, vous ne pouviez douter qu’il s’agît d’un militaire ? — Non. — C’est lui qui vous a demandé de l’emmener à Brême ? — Non. C’est moi qui le lui ai proposé. Et j’ai insisté. Il voulait se rendre aux autorités, mais je l’ai persuadé de n’en rien faire… Eva, Eva, qu’es-tu donc en train de leur dire ? Pourquoi leur racontes-tu ces mensonges ? — En d’autres termes, vous l’avez empêché de faire son devoir en se rendant aux autorités ? — Oui, je l’ai empêché de faire son devoir. Je ne pouvais pas écouter ça ! Je bondis comme un fou en hurlant à gorge déployée, en criant au président qu’elle mentait pour essayer de me sauver, de me forger des circonstances atténuantes, mais qu’elle n’avait pu savoir que j’étais militaire puisque j’avais ôté mon uniforme dans le train, entre Paderborn et Cologne. Il faut que vous la laissiez partir ; elle ne savait pas que j’étais militaire ; jusqu’à ce que je sois arrêté ; je le jure… Le président d’un conseil de guerre peut-il être humain ? Je n’en savais rien, mais je voulais croire la chose possible. Mais ses yeux étaient aussi froids que des éclats de verre et son regard faisait saigner mes cris. — Accusé, silence jusqu’à ce qu’on vous interroge ! Un mot de plus et j’ordonne qu’on vous fasse quitter la salle. Les éclats de verre tournèrent comme un phare. — Eva Schadows, vous êtes prête à jurer que votre témoignage est conforme à la vérité ? — Oui. S’il n’avait pas fait ma connaissance, il se serait rendu aux autorités. — Vous l’avez également aidé, quand il a échappé à la police secrète ? — Oui. — Je vous remercie. Ce sera tout… Oh !… A propos, vous avez été condamnée ? — Je fais cinq ans de réclusion au camp de concentration de Ravensbrück. Lorsqu’ils la ramenèrent, elle me jeta, enfin, un long regard, et ses lèvres s’arrondirent en forme de baiser. Ses lèvres étaient bleues, ses yeux, à la fois heureux et infiniment tristes. Elle avait fait quelque chose pour moi. Elle espérait, elle croyait que cela me sauverait la vie. Pour apporter cette frêle contribution à ma défense, elle avait sacrifié, volontairement, cinq années de sa vie. Cinq ans à Ravensbrück ! J’étais tombé bien bas. Ils amenèrent également Trudi, mais elle s’évanouit peu de temps après s’être embarquée dans une folle histoire destinée à soutenir la déposition d’Eva. L’évanouissement d’un témoin en pleine salle d’audience et son évacuation à bras d’hommes constituent un étrange spectacle. Ils transportèrent Trudi hors de la salle, et quand la petite porte se referma sur elle, ce fut comme si toutes les portes s’étaient simultanément refermées sur moi. Après ça, la décision ne se fit guère attendre. Tout le monde se leva pour écouter l’énoncé de la sentence, officiers et fonctionnaires exécutant avec ensemble le salut nazi. — Au nom du Führer… » Sven Hassel, Gefreiter au 11e Régiment de Hussards, est condamné, par les présentes, à quinze ans de travaux forcés pour désertion. Il est décrété en outre que Sven Hassel sera renvoyé de son régiment, et privé de tous droits civils et militaires pendant une période infinie. « Heil Hitler ! » Si tu t’évanouissais, toi aussi ? Est-ce que tout n’est pas noir devant tes yeux, comme lorsqu’ils cessaient de te tabasser ? Quel est cet autre cliché : une honte pire que la mort ? C’est ça. Tu ne pensais jamais l’utiliser. Mais les clichés sont là pour servir. Et maintenant, tu peux aller raconter au monde ce que celui-là signifie. Rectification, tu ne peux aller nulle part. J’étais si médusé, retranché de toutes choses réelles, que j’entendis, sans les comprendre tout d’abord, les commentaires du président. Il disait qu’en me laissant la vie sauve, ils avaient permis à la miséricorde de tempérer la justice. Il disait que j’étais un Auslandsdeutscher ; que j’avais été rappelé au Danemark et que des femmes irresponsables, des femmes qui ne méritaient pas l’honneur d’être allemandes m’avaient persuadé de déserter et que pour toutes ces raisons, le conseil – dans sa mansuétude infinie – n’avait pas jugé utile de me condamner à mort. Fers aux chevilles, menottes aux poignets, nous étions enchaînés deux par deux, et une longue chaîne courait en outre autour du détachement tout entier. On nous conduisit à la gare des marchandises, sous une lourde escorte de police militaire armée jusqu’aux dents. Nous restâmes entassés dans nos wagons durant trois jours et trois nuits… ILS MOURAIENT LE JOUR, ILS MOURAIENT LA NUIT AVANT de vous souhaiter la bienvenue dans notre délicieuse petite pension de famille, laissez-moi vous dire qui vous êtes et ce que vous êtes ! « Vous n’êtes qu’un ramassis de putains pouilleuses et d’infects salopards ; un troupeau de porcs et de truies ; la lie de l’humanité. C’est ce que vous avez toujours été, et ce que vous resterez jusqu’à la fin de vos jours. Et pour que vous puissiez bien vous vautrer dans votre propre ordure, nous allons nous charger de vous faire crever lentement, très lentement, afin que vous ayez le temps de tout apprécier à sa juste valeur. Je vous donne mon assurance personnelle que nul ne sera frustré de quoi que ce soit. Tout le monde ici va s’occuper assidûment de votre guérison. Je serais affreusement désolé qu’un seul d’entre vous manquât la moindre chose. » Ceci dit, je puis vous souhaiter la bienvenue au Camp Disciplinaire SS et Wehrmacht de Lengries. » Bienvenue, Mesdames et Messieurs, au camp d’extermination de Lengries ! » Il frappa sa botte luisante du bout de sa cravache et laissa le monocle tomber de son œil. Pourquoi les individus de ce type portent-ils toujours un monocle ? Il doit y avoir une explication psychologique. Un Hauptscharführer de SS lut à haute voix le règlement qui se résumait à ceci : tout était interdit et la moindre transgression serait punie de jeûne, de bastonnade, de mort. La prison : cinq étages de cages superposées, sans cloisons intermédiaires, rien que des barreaux. Nous passâmes à la fouille et au bain, puis on nous rasa la moitié du crâne et l’on enduisit toutes nos zones pileuses d’un produit chimique puant, corrosif, qui rongeait et brûlait comme du feu. Ensuite, on nous fourra dans des cellules où nous restâmes complètement nus pendant quatre heures, tandis que des SS nous soumettaient à une nouvelle « fouille » : seringue dans les oreilles, doigts dans la bouche, sans oublier aisselles et narines. Enfin, on nous administra un lavement de cheval qui nous catapulta jusqu’aux w.-c. alignés le long d’un mur. Et ce fut pis encore pour les deux jeunes femmes qui durent supporter par surcroît les plaisanteries obscènes des gardiens et subir un « examen spécial ». Les vêtements qu’on nous remit – vareuse et pantalon rayés – étaient faits d’un tissu horriblement rugueux, genre toile de sac, qui vous donnait l’impression d’être perpétuellement infesté de vermine ou de fourmis venimeuses. Un Oberscharführer nous fit ressortir et mettre en rang devant un Untersturmführer qui, désignant aussitôt le prisonnier debout à l’extrême droite, vociféra : — Toi, viens ici ! Un SS poussa l’homme par-derrière, l’envoyant comme un pantin désarticulé à portée du petit officier vaniteux, devant qui il reprit automatiquement le garde-à-vous. — Nom ! Age ! Motif de la condamnation ! Vite ! — Johann Schreiber. Vingt-quatre ans. Condamné à vingt ans de travaux forcés pour haute trahison. — Dis-moi un peu… Tu n’as jamais été soldat ? — J’étais Feldwebel au 123e Régiment d’Infanterie. — Autrement dit, c’est par insubordination pure et simple que tu ne te donnes pas la peine de te présenter correctement au rapport. A quoi tu joins l’impertinence de ne pas t’adresser à moi comme on t’a appris à le faire. Rectifie la tenue, ordure ! Nous allons essayer, maintenant, de te purger de ces mauvaises habitudes. Si ça ne suffit pas, dis-le franchement et nous trouverons autre chose. Les yeux fixés dans le vide, l’Untersturmführer hurla d’une voix stridente : — Bastonnade ! Quelques secondes plus tard, l’homme gisait sur le dos, pieds nus emprisonnés dans un pilori. — Combien, Herr Untersturmführer ? — Vingt ! L’homme perdit connaissance avant la fin de la punition. Mais ils avaient des moyens de remédier à cela, des moyens indescriptibles, et bientôt l’homme dut reprendre sa place dans le rang. Tirant profit de l’expérience du premier, le suivant répondit correctement : — Herr Untersturmführer, l’ancien sous-officier Victor Giese, du 7e Régiment de Pionniers, présent au rapport, déclare qu’il a vingt-deux ans, condamné pour vol à dix ans de travaux forcés. — Vol ! Quelle ignominie ! Tu ne sais donc pas qu’un soldat ne doit jamais voler ? — Herr Untersturmführer, je déclare que je sais qu’un soldat ne doit jamais voler. — Mais tu as volé tout de même. — Oui, Herr Untersturmführer. — Ce qui signifie que tu as la tête dure ? — Oui, Herr Untersturmführer, je déclare que j’ai la tête dure. — Eh bien, nous allons être très généreux avec toi et te donner quelques cours particuliers. Nous avons ici, précisément, un excellent professeur… Les yeux fixés dans le vide, l’Untersturmführer hurla d’une voix stridente : — Chat à neuf queues ! Ils le pendirent par les poignets, les orteils touchant à peine le sol… Aucun d’entre nous, pas même les femmes, ne sortit indemne de cette « prise de contact ». Nous apprîmes rapidement, d’ailleurs, qu’à Lengries, nous n’étions pas des hommes et des femmes, mais des porcs, des tas de fumier, des putains. Presque tout ce qui se passait à Lengries est indescriptible, révoltant, monotone. Malgré sa fertilité macabre, l’imagination qui s’exerce dans le sadisme est remarquablement limitée, tandis que s’émousse rapidement la sensibilité des victimes. Voir les gens souffrir et mourir est également monotone, à la longue, même lorsqu’ils souffrent et meurent de cent façons que l’on eût estimées, en temps normal, inconcevables. Nos tortionnaires avaient carte blanche pour épancher sur nous leur appétit de pouvoir et de cruauté, et tiraient largement profit de l’occasion. Ils vivaient plus intensément qu’ils n’avaient jamais vécu ; leurs âmes vous puaient au nez bien davantage que les corps malades, torturés, de leurs prisonniers. Je ne veux blâmer nos gardiens en aucune façon. Eux aussi étaient victimes d’une situation qu’ils n’avaient pas créée et, sur un certain plan, ils en ressortirent plus mal en point que leurs victimes : avec une âme putréfiée. J’ai cru, jadis, qu’il me suffirait de raconter Lengries pour communiquer aux gens mon propre dégoût et leur insuffler une volonté inébranlable de refaire un monde, une existence d’où la torture serait exclue. Mais on ne peut faire comprendre ces choses qu’à ceux qui les ont partagées et c’est à ceux-là, précisément, qu’il est inutile de les rappeler. Tous les autres, ceux qui n’ont jamais perdu leur liberté, me regardent comme s’ils avaient envie de me traiter de menteur, bien qu’ils sachent, au fond d’eux-mêmes – ayant lapé avec avidité les comptes rendus de la mascarade de Nuremberg – que je n’exagère pas, au contraire. Mais ils refusent de voir les choses en face, préférant clouer parquet après parquet sur la pourriture des fondations, brûler toujours plus d’encens, vaporiser toujours plus de parfum… Peut-être y aurait-il, tout de même, une âme courageuse qui osera entendre et voir sans frémir. J’ai besoin de cette âme, de cette personne, sans qui tout n’est que solitude. J’ai besoin, aussi, de raconter mon histoire, de m’en débarrasser. C’est peut-être uniquement pour ça que j’écris. Non pour essayer, en la hurlant aux nues, d’éviter sa répétition. Peut-être même, en voulant la crier sur les toits, suis-je ma propre dupe ? Peut-être mon but est-il simplement d’attirer sur moi l’attention, et l’admiration horrifiée des foules ? D’être aux yeux de tout le monde le héros d’aventures que tout le monde n’a point vécues… Certes, il n’a pas été donné à tout le monde de vivre ces aventures, mais ceux qui les ont connues sont trop nombreux pour que j’aie l’outrecuidance de me croire un phénomène. Je ne sais donc pas exactement pourquoi je prends la peine de décrire Lengries. Que chacun m’attribue, s’il le désire, un motif de son choix… Mais que personne n’oublie, cependant, que ce sont les incrédules, ceux-là mêmes dont l’imagination préférera se fermer devant la vérité, qui devront porter la plus grande part de notre culpabilité future, si tous les Lengries du monde ne sont pas implacablement recherchés et détruits dans l’œuf, partout où ils risquent d’apparaître. Inutile de citer des noms, des lieux, des nations : à quoi bon ces heurts d’idéologies où chaque pays, chaque « bloc » est toujours tellement occupé à s’offenser de la conduite des autres qu’il ne songe pas un instant à examiner, encore moins à réformer la sienne ! Voici Lengries : Un jeune Feldwebel, condamné à trente ans de travaux forcés pour sabotage du Reich, avait été surpris alors qu’il tentait de passer un petit morceau de savon à l’une des prisonnières. Le garde appela l’Obersturmführer Stein, chef de la section, un homme doté d’une imagination particulièrement féconde : — Qu’est-ce que j’apprends à votre sujet, mes tourtereaux ? Vous êtes fiancés, je suppose ? Eh bien, mais il faut fêter ça ! Tout l’étage reçut l’ordre de descendre dans une des cours. Les deux jeunes gens, eux, reçurent l’ordre de se dévêtir. C’était la veille de Noël et des flocons de neige voltigeaient autour de nous. — Et maintenant, un peu de fornication, mes enfants ! dit Stein. Les harengs marinés dans le vinaigre qu’on nous servait de loin en loin étaient impropres à la consommation, mais nous les mangions tout de même, tête, arêtes, écailles et le reste. Quand nous étions dans nos cellules, nous avions les mains enchaînées derrière le dos. Nous mangions donc à plat ventre, la face dans l’écuelle, comme des porcs. Nous avions trois minutes pour manger, dévorer une nourriture souvent brûlante. Et quand il y a des exécutions au programme : Ces jours-là commençaient par des coups de sifflet, tandis que la sonnerie d’alarme carillonnait à différentes reprises, indiquant quels « étages » devaient descendre. Au premier coup de sifflet, il fallait bondir au garde-à-vous, face à la porte de la cellule. Au second coup de sifflet, tout le monde commençait à marquer le pas : ploum, ploum, ploum. Puis un mécanisme manœuvré par un SS ouvrait en même temps toutes les portes, mais on continuait à marquer le pas dans les cellules jusqu’à ce que retentît un troisième coup de sifflet. Une fois dans la cour, nous formions un demi-cercle autour de l’échafaud, estrade de trois mètres de haut supportant dix-huit potences. Dix-huit potences avec dix-huit nœuds coulants, mollement bercés par le vent. Au pied de l’estrade, attendaient dix-huit cercueils béants de bois brut. Les hommes portaient leur pantalon rayé, les femmes leur jupe rayée, mais rien d’autre. L’adjudant lisait les sentences de mort, puis les condamnés montaient sur l’échafaud, chacun s’arrêtant, en bon ordre, au-dessous de sa corde. Manches relevées, deux SS faisaient office de bourreaux, et quand tous les cadavres se balançaient au bout des cordes, l’urine et les excréments coulant le long des jambes, un médecin SS venait jeter au tableau un coup d’œil indifférent, indiquait aux bourreaux, d’un geste, que tout était régulier. On descendait alors les cadavres qu’on jetait aussitôt dans les cercueils grossiers. Mais si quelqu’un souhaite en savoir davantage sur la mort, je peux lui parler du Sturmbannführer Schendrich. Il était jeune, beau, élégant, toujours poli, amical et paisible, mais craint des SS mêmes qu’il commandait. — Voyons, un peu, dit-il, un samedi soir, au terme d’un appel, voyons un peu si vous avez bien saisi toutes mes explications. Je vais essayer de donner un ordre simple à quelques-uns d’entre vous, et nous jugerons, tous ensemble, s’il a été ou non proprement exécuté. Il appela cinq hommes hors des rangs, leur commanda de se tourner vers le mur d’enceinte de la prison, dont il nous était strictement interdit de nous approcher à moins de cinq mètres. — En avant… Marche ! Regardant droit devant eux, les cinq hommes marchèrent vers le mur, et tombèrent sous les balles des gardes postés dans les miradors. De nouveau, Schendrich nous fit face. — Que demander de plus ? Voilà comment on doit exécuter un ordre ! Maintenant, vous allez vous agenouiller, à mon commandement, et répéter après moi ce que je vais dire… A… genoux ! Il n’y eut pas un seul retardataire. — Et maintenant, répétez après moi, mais à haute et intelligible voix : « Nous sommes des pourceaux et des traîtres. » — Nous sommes des pourceaux et des traîtres ! — Qui doivent être détruits. — Qui doivent être détruits ! — Car c’est tout ce que nous méritons. — Car c’est tout ce que nous méritons ! — Demain dimanche, nous nous passerons de nourriture. — Demain dimanche, nous nous passerons de nourriture ! — Car lorsque nous ne travaillons pas. — Car lorsque nous ne travaillons pas ! — Nous n’avons pas le droit de manger. — Nous n’avons pas le droit de manger ! Chaque samedi après-midi, ces chœurs de déments retentissaient dans la cour et, le lendemain dimanche, nous nous passions de nourriture. Une nommée Käthe Ragner occupait la cellule voisine de la mienne. Elle était horrible à voir avec ses cheveux d’un blanc de craie et sa bouche édentée par le manque de vitamines. Ses bras, ses jambes, n’étaient plus que de longs os recouverts d’un épiderme grisâtre. Son corps était marbré de vastes plaies suppurantes. — Tu me regardes, me dit-elle un soir. J’aimerais savoir quel âge tu me donnes ! Elle émit un rire sec à l’antipode de toute gaieté. Puis, voyant que je ne répondais pas, elle continua : — Une bonne cinquantaine d’années, pas vrai ? J’aurai vingt-quatre ans le mois prochain. Il y a vingt mois, on m’en donnait dix-huit. Secrétaire, à Berlin, d’un haut officier d’état-major, Käthe avait fait la connaissance, à l’intérieur même de son bureau, d’un jeune capitaine avec qui elle s’était fiancée. La date de leur mariage avait été fixée, mais il n’y avait pas eu de mariage. Quatre jours après l’arrestation de son fiancé, ils étaient venus l’arrêter elle-même. Les hommes de la Gestapo l’avaient cuisinée pendant trois mois, l’accusant d’avoir tiré copie de certains documents. Elle n’avait pas compris grand-chose à toute l’affaire, mais elle et une de ses collègues avaient écopé dix ans de travaux forcés. Son fiancé et deux autres officiers s’étaient entendus condamner à mort, un quatrième aux travaux forcés à perpétuité. Avant d’envoyer Käthe à Lengries, ils lui avaient imposé le spectacle de l’exécution de son fiancé. Un matin, quatre femmes, dont Käthe Ragner, reçurent l’ordre de descendre en rampant le long escalier abrupt qui reliait les cinq étages. C’était un genre d’exercice que les gardiens aimaient nous voir faire. Mains et pieds enchaînés, on ne pouvait que ramper la tête la première, et se laisser glisser. J’ignore si la chute de Käthe fut ou non volontaire. Elle était à bout de résistance et les deux solutions sont également plausibles. J’entendis son cri aigu, et le bruit que fit son corps, à l’atterrissage. Puis quelques secondes d’un silence de mort et la voix excitée montant finalement des profondeurs : — Cette salope s’est cassé le cou ! Quelques jours après la mort de Käthe, je fus transféré, avec une poignée d’autres prisonniers, au Camp de Concentration de Fagen, près de Brème, où nous attendait – c’est du moins ce qu’on nous avait dit – un « travail spécial d’une énorme importance ». Savoir en quoi ce travail pouvait bien consister ne nous intéressait pas le moins du monde. Aucun d’entre nous ne pensait un seul instant qu’il pourrait être moins pénible que celui auquel nous étions habitués. Nous avions l’habitude de travailler comme bêtes de trait, attelées à des charrues, à des herses, à des rouleaux ou à des charrettes, tirant jusqu’à tomber morts. Nous avions l’habitude de travailler dans les carrières, cassant des cailloux jusqu’à tomber morts. Nous avions travaillé dans les filatures de jute, respirant cette saleté jusqu’à tomber morts d’une hémorragie pulmonaire. Tous les travaux avaient un point commun : on finissait, tôt ou tard, par en tomber raide ! FAGEN FAGEN, en fait, travaillait sur deux fronts. C’était, à la base, un centre de médecine expérimentale, mais il y avait, aussi, les bombes. Les premiers jours, je fus affecté aux travaux de terrassement. Nous devions trimer comme des galériens, creusant la terre de cinq heures du matin à six heures du soir, sans autre nourriture qu’un mince brouet renfermant plus d’eau que de farine, et qu’on nous servait trois fois par jour. Puis vint l’occasion inespérée, que je m’empressai de saisir : la chance d’être gracié ! Le commandant du camp nous informa que les volontaires seuls avaient droit à cette chance. A raison de quinze par année de peine restant à courir. Ce qui, pour moi, représentait un total de deux cent vingt-cinq. Mais je m’aperçois que je n’ai rien expliqué. Pour avoir une chance d’être gracié, il fallait désamorcer quinze bombes non explosées par année de peine à purger. Quinze bombes multipliées par quinze ans – ma première année était bien loin d’être révolue – égale deux cent vingt-cinq… Il ne s’agissait pas, naturellement, de bombes ordinaires, mais de celles que ni les artificiers de la défense passive, ni les unités militaires n’osaient attaquer. Certains prisonniers avaient réussi à en désamorcer une cinquantaine avant de se faire pulvériser, mais il fallait bien que, tôt ou tard, quelqu’un allât beaucoup plus loin – disons : jusqu’à deux cent vingt-cinq – et je n’hésitai pas à me porter volontaire. Ce fut peut-être ce raisonnement qui détermina ma décision. Ou bien le fait que chaque matin, avant de partir, on nous donnait le quart d’un pain de seigle, un petit bout de saucisse et trois cigarettes en guise de rations supplémentaires… Après une période d’instruction toujours extrêmement brève – comme le sont, en temps de guerre, toutes les « périodes d’instruction » – les SS nous conduisaient, chaque jour, aux divers endroits où nous attendaient les bombes non explosées. Nos gardiens se tenaient à distance respectueuse, tandis que nous creusions la terre autour de la bombe, c’est-à-dire, parfois, jusqu’à cinq ou six mètres de profondeur. Quand la bombe était dégagée, il fallait la libérer de sa gangue en la ceinturant d’un premier câble, puis en la halant centimètre par centimètre, jusqu’à la redresser complètement. Dès qu’un de ces engins pendait de tout son poids aux mâts de charge installés dans le trou, tout le monde s’escamotait Prudemment, pour ne pas éveiller le monstre, mais rapidement, pour aller se mettre à couvert. Un seul homme restait sur place ; le prisonnier chargé de dévisser l’amorce. S’il faisait un faux mouvement. Nous avions toujours deux ou trois boîtes en bois, dans le camion-atelier, à l’intention de ce genre de maladroits, mais elles ne servaient pas tous les jours. Non que les faux mouvements fussent exceptionnels, mais il était souvent assez difficile de retrouver quelque chose à mettre dans la boîte. Beaucoup s’asseyaient sur la bombe, pour en dévisser l’amorce. Il est plus facile, ainsi, de maintenir le détonateur dans une position fixe. Mais je découvris qu’il valait encore mieux se coucher sur la bombe, dans le fond du trou, après redressement de l’engin. Il suffisait, alors, de laisser le tube glisser bien doucement dans la main gantée d’amiante… Ma soixante-huitième bombe était une torpille aérienne et il nous fallut quinze heures pour la dégager. On ne parle guère, quand on fait ce genre de boulot. On est perpétuellement sur le qui-vive. On creuse prudemment, en réfléchissant avant d’appuyer sur la bêche, avant de se servir de ses mains ou de ses pieds. Il importe de respirer calmement, régulièrement, de ne faire aucun geste irraisonné, et jamais plus d’un à la fois. Parvenu à un certain stade, les mains sont les meilleurs outils, si l’on veut éviter tout glissement de terre. Qu’une torpille se déplace d’un demi-centimètre et cela peut signifier l’explosion, la mort. Dans une position présente, elle est silencieuse et bien sage. Mais quelle idée lui passera par la tête si l’on avise de modifier cette position ? Position qui précisément doit être modifiée… Car il faut hisser la bombe sur le derrick qui l’emportera. Il faut dévisser l’amorce de la bombe. Jusque-là, mieux vaudrait ne pas respirer, alors dépêchons-nous de… Non, non, pas de hâte intempestive. Doucement, mais sûrement. Petit train va loin. Chaque mouvement bien calme et délibéré… Une torpille aérienne est un adversaire impassible ; elle ne fait rien voir, elle ne trahit pas ses secrets. On ne peut pas bluffer une torpille aérienne. On nous interdit, cette fois, de désamorcer la bombe sur place. Il fallait, auparavant, la transporter en dehors de la ville. Cela pouvait signifier, soit qu’il s’agissait d’un nouveau type de bombe que personne ne connaissait encore, soit qu’elle gisait dans une position telle que l’explosion se produirait si quelqu’un s’avisait de souffler sur l’amorce… Et l’explosion d’un monument semblable détruirait à coup sûr tout le quartier environnant. Un camion Krupp-Diesel équipé d’un derrick s’approcha, en marche arrière, du bord de l’excavation. Quatre heures d’efforts amenèrent la bombe sur le derrick, soigneusement amarrée de telle sorte qu’elle ne pût broncher d’un poil. Soulagement général… Mais nous avions oublié quelque chose ! — Qui est-ce qui sait conduire, là-dedans ? Silence. Quand un serpent venimeux vous grimpe le long de la jambe, on doit, dit-on, se transformer en pilier de pierre, en chose morte indigne de retenir l’attention d’un serpent. En une seconde, il ne resta plus, sur le terrain, que des piliers de pierre, mentalement retranchés dans l’ombre la plus épaisse, tandis que le regard du SS bondissait, scrutateur, de visage en visage. Nul d’entre nous ne le regardait, mais nous étions tous si douloureusement conscients de sa présence que les cœurs se meurtrissaient cruellement aux barreaux des cages thoraciques et que nous sautions en rêve par-dessus les cratères, fuyant éperdument au milieu des décombres. — Toi, là-bas ! Tu sais conduire ? Je n’osai pas dire non. — Alors, en route ! Des drapeaux jalonnaient l’itinéraire à suivre. La chaussée, Dieu merci, avait été déblayée et réparée, de manière à présenter une surface sensiblement nivelée. Tout cela pour les foutues baraques ! Pas une âme en vue dans le secteur. Les autres véhicules me suivaient à bonne distance. Personne n’avait envie d’escorter le danger. Je passai devant une maison incendiée, flambant allégrement dans le silence. La fumée me piqua les yeux, m’aveugla, mais je n’osai forcer ma vitesse. Après cinq minutes de franche agonie, je pus, de nouveau, respirer de l’air frais. Quelles furent mes pensées durant cette course de lenteur, je l’ignore. Je sais seulement que j’avais devant moi tout le temps du monde pour réfléchir, et que j’étais calme, intérieurement excité, peut-être, et, pour la première fois depuis bien longtemps, vaguement heureux. Quand chaque seconde qui passe risque d’être la dernière, on a le temps de penser, je vous le jure. Et pour la première fois, aussi, depuis des siècles, j’avais conscience d’être à nouveau quelqu’un. Je m’étais perdu de vue, j’avais cessé d’avoir sur moi-même la moindre opinion, ma personnalité avait été comprimée, écrasée de toutes les manières, et malgré cela, elle avait survécu, elle ressortait intacte des humiliations, des dégradations quotidiennes. Salut, toi ! Tu existes toujours, après tout. Et tu es toujours toi-même. Regarde-toi : en train de faire une chose que les autres n’osent pas faire. Tu peux donc faire encore quelque chose. Quelque chose d’indispensable. Attention à ces rails de tramway ! Je sortis de la ville, traversai les derniers lotissements plantés de cabanes en tôle ondulée, où seuls vivaient des clochards, des trimardeurs, des loqueteux. Seuls… Du moins autrefois. Car c’était la guerre, à présent, et chaque nuit, la ville se constellait de plus nombreux cratères. Quelque part, un homme bêchait un champ. Il s’appuya sur le manche de sa bêche pour me regarder passer. Je l’appelai : — Eh !… Tu cours pas te mettre à l’abri ? Le vacarme du moteur couvrit sa réponse, mais il resta où il était. Peut-être m’avait-il crié « Bon voyage » ? Drôle de truc que de rouler aussi lentement sur des routes désertes ! En ville, ils devaient commencer à réintégrer leurs appartements, leurs boutiques. Les plus courageux, d’abord. Puis les autres, ravis et soulagés. Regardez ça, tout est encore debout ! Peut-être aurais-je pu m’échapper ? Les occasions ne m’avaient pas manqué, au hasard des rues vides. J’aurais pu sauter du camion et courir me planquer tandis que la bombe aurait continué son chemin, sans conducteur, jusqu’au premier heurt sérieux précédant le grand boum. Pourquoi n’ai-je pas saisi cette chance, je n’en sais rien. Je crois que je n’avais jamais aussi profondément goûté la joie de vivre. Nous étions seuls, ma chère petite torpille aérienne et moi-même, et tant qu’elle serait avec moi, personne ne pourrait m’approcher sans sa permission… Je n’émergeai de ma transe qu’une fois en rase campagne, au milieu de la lande, sur une route jalonnée de drapeaux de plus en plus rares. Là, mon instinct de conservation reprit le dessus. Jusqu’où avaient-ils l’intention de me faire aller comme ça ? Ce serait trop bête de sauter maintenant, après tous ces kilomètres, au bout de vingt-quatre heures de travail… Finalement, je pus laisser la bombe au sein des bruyères, à douze ou treize kilomètres de la ville. Son redéchargement constituant une impossibilité flagrante, on la fit exploser en compagnie de son derrick. Cette performance me valut trois cigarettes de plus, avec la remarque habituelle que je ne les méritais pas, mais que notre bien-aimé Führer n’était pas dépourvu de sentiments humains. Trois cigarettes supplémentaires : je m’estimai bien payé. Je n’en avais espéré qu’une. Il m’arriva ce qui pouvait arriver de pis à n’importe quel prisonnier : je tombai malade. Et peut-être, d’un autre côté, cette maladie me sauva-t-elle la vie ? Je parvins à tenir le coup pendant cinq jours. Se faire porter malade entraînait l’expédition immédiate à l’hôpital du camp, où vous deveniez sujet d’expérience jusqu’à ce que vous ne puissiez plus servir ; et vous ne pouviez plus servir que lorsque vous étiez mort à force d’avoir trop servi. Mais durant un appel, je m’effondrai sans connaissance et, quand je revins à moi, j’étais à l’hôpital. On ne me dit pas ce que j’avais. On ne le disait à aucun malade. Le jour où l’on me jugea suffisamment rétabli pour tenir debout, les expériences commencèrent. On me fit des tas de piqûres. On me fourra dans une pièce où régnait une chaleur d’étuve, puis dans une chambre frigorifique en prélevant un peu de mon sang à intervalles irréguliers. Un jour, on me donnait tout ce que je pouvais ingurgiter et le lendemain, on me laissait crever de faim et de soif ; ou bien on me faisait avaler des tubes de caoutchouc pour pomper en cours de digestion tout ce qu’on m’avait permis, tout ce qu’on m’avait enjoint de dévorer. Un état pitoyable succédait à l’autre. Finalement, ils me firent une longue et douloureuse ponction de la moelle épinière, puis m’enchaînèrent les poignets aux mancherons d’une brouette remplie de sable que l’on m’ordonna de pousser devant moi, sans une pause, dans un enclos circulaire. Tous les quarts d’heure, on prélevait un échantillon de mon sang. Cela dura toute une journée, tandis que ma tête nageait et que ma lucidité disparaissait graduellement. Il me resta de ce traitement, pendant des mois, des migraines intolérables. Mais j’eus tellement plus de chance que beaucoup d’autres. Ils estimèrent, un beau jour, que j’en avais assez supporté, ou que je ne pouvais plus, peut-être, leur apprendre quoi que ce soit. Ils me renvoyèrent au camp. Un SS hilare m’informa que je n’appartenais plus aux équipes d’artificiers. Les bombes que j’avais désamorcées comptaient désormais pour des prunes. Je retournai trimer dans la carrière. Puis on me réaffecta au désamorçage des bombes, et j’avais atteint un beau chiffre rond quand on me réexpédia, tout à coup, à Lengries, l’ensemble comptant, à nouveau, pour des prunes… Sept mois dans les puits à caillasse de Lengries. Sept mois de démence léthargique, monotone. Un jour, un SS vint me chercher. Un médecin m’examina. J’étais couvert de furoncles purulents. Ils furent nettoyés, aseptisés, enduits de pommade. Le médecin me demanda si je me sentais bien. « Oui, docteur, je me sens bien, je suis en bon état de santé. » Se plaindre de son état de santé était la dernière chose à faire. Tant qu’on avait un souffle de vie, on était bien portant et en bon état de santé. On me conduisit au SS Sturmbannführer Schendrich. Il avait des rideaux à ses fenêtres. Des rideaux propres. Des rideaux, vous vous rendez compte ? Des rideaux vert clair avec des motifs jaunes. Vert clair avec des motifs jaunes. Vert clair avec… — Sur quoi êtes-vous en train de bayer comme ça, bon Dieu ? Je fis un bond dans ma peau. — Sur rien, Herr Sturmbannführer. Excusez-moi, Herr Sturmbannführer, j’ai l’honneur de déclarer que je ne baye sur rien. Une inspiration soudaine me suggéra d’ajouter à voix basse : — J’ai l’honneur de déclarer que je ne fais rien de plus que bayer… Il me regarda, bizarrement désarçonné. Puis chassa je ne sais quelles pensées importunes et me tendit une feuille de papier. — Vous allez signer ici que vous avez toujours reçu la nourriture ordinaire de l’armée, que vous n’avez jamais eu à souffrir, ni de la faim, ni de la soif, et que vous n’avez aucun motif de vous plaindre des conditions d’existence à l’intérieur de ce camp durant le séjour que vous y avez fait. Je signai. Quelle importance ? Allais-je être transféré dans un autre camp ? Ou bien était-ce mon tour de me balancer au bout d’une corde ? Il poussa vers moi un second document, plutôt formidable d’aspect. — Et vous allez signer ici que vous avez toujours été sévèrement, mais bien traité, conformément aux stipulations du droit international. Je signai. Quelle importance ? — Si jamais vous prononcez une seule syllabe sur ce que vous avez vu et entendu ici, je serai prompt à vous récupérer, et je préparerai personnellement votre cérémonie de bienvenue, compris ? — J’ai compris, Herr Sturmbannführer. Il s’agissait donc bien d’un transfert. On me conduisit dans une cellule où m’attendait un uniforme vert, sans insignes d’aucune sorte, qu’on m’ordonna de revêtir. — Et nettoie tes ongles, pourceau ! Un SS m’introduisit ensuite dans le bureau du commandant, où je touchai 1 mark 21 pfennigs pour mes sept derniers mois de travail, de six heures du matin à huit heures du soir. Un Stabscharführer hurla : — Prisonnier 552318 A… En instance d’élargissement… Rompez ! Ça aussi, c’était une forme de torture. Mais je connaissais l’astuce et j’étais très fier de ne pas m’y laisser prendre. J’exécutai un demi-tour et sortis, attendant leurs éclats de rire. Mais non, ils étaient encore plus subtils que je ne l’avais soupçonné. Ils contenaient leur fou rire. — Asseyez-vous dans le corridor jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher ! Non. Ils ne riaient pas. Et malgré moi, je commençais à espérer. Je dus attendre plus d’une heure, tandis que mes nerfs s’écorchaient vifs de minute en minute. Comment des gens, des êtres apparemment humains, pouvaient-ils aller aussi loin dans la perversion raffinée, dans le sadisme ? Et je me répétais : « Tu sais pourtant bien qu’ils peuvent aller encore beaucoup plus loin. Je te croyais à jamais purgé de ce genre d’illusion puérile… » Même aujourd’hui, je revis intensément, lorsque j’y pense, cette stupéfaction béante qui s’abattit sur moi quand je suivis le Feldwebel dans la petite Opel grise, après que l’on m’eut appris que j’avais été gracié, et que j’allais servir désormais dans un bataillon disciplinaire. Le lourd portail claqua derrière nous. Les grandes bâtisses de béton aux minuscules fenêtres rayées de barreaux s’évanouirent en même temps que s’éloignaient l’horreur, l’épouvante sans nom… Je n’arrivais pas à comprendre. J’étais médusé ; mieux : consterné ! La voiture traversait la cour de la caserne de Hanovre que je n’étais pas encore totalement remis de la secousse. Maintenant, après toutes ces années, je ne me rappelle l’horreur, l’épouvante sans nom, que sous l’aspect de choses révolues, passées, une fois pour toutes. Mais pourquoi, pourquoi cette consternation en les regardant s’estomper derrière moi ? C’est une question dont je n’ai jamais découvert la réponse. Vingt fois par jour, à grand renfort d’imprécations et de blasphèmes, on nous répétait que nous servions dans un bataillon disciplinaire, ce qui signifiait que nous devions être les meilleurs soldats du monde. Durant les six premières semaines, nous fîmes l’exercice de six heures du matin à sept heures et demie du soir. Exercice, exercice, toujours exercice. CENT TRENTE-CINQ CADAVRES AMBULANTS EXERCICE jusqu’à ce que le sang nous sorte des ongles… Et pas au sens figuré ! Pas de l’oie avec tout le barda sur le dos : casque d’acier, paquetage, poches à munitions remplies de sable et capote d’hiver, tandis que, partout ailleurs, les gens suaient à grosses gouttes dans leurs vêtements d’été. Marche forcée dans des terrains boueux où l’on s’enfonçait jusqu’à mi-mollet… Maniement d’arme, bras en l’air, visage impassible, avec de l’eau jusqu’au cou. Nos sous-offs formaient une meute de démons hurleurs, qui braillaient et nous engueulaient jusqu’à nous conduire à deux doigts de la folie. On pouvait compter sur eux pour ne pas louper une seule occasion. On ne pouvait nous punir en nous consignant dans nos quartiers pour la bonne raison que nous ne disposions jamais du moindre instant de liberté. C’était toujours service, service, service. Nous avions, il est vrai, une heure pour dîner, et notre temps nous appartenait, en théorie, de sept heures et demie à neuf heures du soir. Mais si nous ne passions point chaque minute de cette heure et demie à nettoyer nos uniformes boueux, à briquer nos bottes et le reste de notre équipement, on nous apprenait à le faire au moyen des plus implacables représailles. A neuf heures, tout le monde devait être couché. Ce qui n’impliquait nullement, bien entendu, un sommeil réparateur. Chaque nuit avaient lieu des exercices d’alerte et de changement rapide d’uniforme. Quand sonnait l’alerte, nous dégringolions de nos couchettes, enfilions nos tenues de campagne et nous présentions au rassemblement. On nous renvoyait alors revêtir nos tenues de parade. Puis nos tenues d’exercice. Puis, de nouveau, nos tenues de campagne. Ce n’était jamais totalement au point. Nuit après nuit, les sous-offs nous traquaient et nous pourchassaient dans les escaliers de la caserne comme un troupeau de bêtes effrayées, jusqu’à ce que l’ombre d’un seul d’entre eux fût suffisante ou presque pour nous faire tourner de l’œil d’épouvante. Au bout des six premières semaines, commença la seconde phase de notre formation pratique, et si nous n’avions pas su, jusque-là, ce que c’était que la fatigue, les manœuvres de campagne ne tardèrent pas à nous l’apprendre. Traverser à plat ventre des kilomètres de terrain spécial d’entraînement, tapissé de mâchefer ou de silex tranchants qui nous réduisaient les paumes à l’état de pulpe sanguinolente, ou bien encore d’une épaisse boue putride qui menaçait de nous suffoquer… Mais ce que nous craignions par-dessus tout, c’était encore les marches forcées. Une nuit, nos sous-offs firent irruption dans les chambrées où nous dormions du sommeil des morts, gueulant avec plus d’énergie, si possible que d’habitude : — Alerte ! Alerte ! Dégringolade générale hors des couchettes, bagarres fiévreuses avec les différentes pièces d’équipement. Une courroie bloquée, un mousqueton obstiné, une demi-seconde perdue, catastrophes ! Moins de deux minutes plus tard les sifflets retentissaient dans les corridors, les pieds des sous-offs faisaient claquer les portes… — Compagnie 3, raaassembleMENT ! Qu’est-ce que vous foutez, là-dedans ? Pas encore en bas, sacré nom de Dieu ! Et les plumards pas faits ! Où est-ce que vous vous croyez, bandes de tire-au-cul ? Dans un hospice pour vieillards ? Avalanches, dans les escaliers blafards, d’hommes abrutis resserrant en route une dernière courroie. Alignement incertain dans la cour de la caserne. Puis : — Compagnie 3… Retour dans vos quartiers… TENUE D’EXERCICE ! Que des hommes puissent gueuler comme ça sans se faire péter un vaisseau dans le crâne m’a toujours paru un défi au bon sens. Mais peut-être est-ce précisément leur bon sens, à eux, qui est en cause ? Avez-vous remarqué leur façon de s’exprimer ? Ils sont incapables de parler comme tout le monde. Leurs mots sont soudés entre eux jusqu’à donner une sorte de bêlement, à l’exception du dernier qui cherche à claquer comme la mèche d’un fouet. Jamais vous ne les entendrez terminer une phrase sur une syllabe non accentuée. Ils hachent tout ce qu’ils disent en salves d’interjections militaires, incompréhensibles. Ces beuglements, ces éternels beuglements ! Il faut bien admettre que ces gens-là doivent avoir une case vide. Comme un raz de marée qui balaie tout sur son passage, les cent trente-cinq recrues que nous étions se ruaient dans l’escalier pour regagner la chambrée et passer la tenue d’exercice avant que ne retentît un nouveau « RaaassembleMENT »… Ayant accompli ce manège une douzaine de fois, cette nuit-là, au sein de l’habituel concert de malédictions et d’injures, la compagnie se retrouva finalement au milieu de la cour, hagarde et suante, mais en bon ordre de marche, prête à partir pour l’exercice nocturne prévu au programme. Notre commandant de compagnie, un capitaine manchot du nom de Lopei, nous observait avec un léger sourire aux lèvres. Il exigeait de ses hommes une discipline de fer, une discipline inhumaine ; et cependant, seul parmi tous nos tortionnaires, il avait, à nos yeux, quelque chose d’humain. Tout ce qu’il nous faisait faire, il avait au moins la décence de le faire lui-même et ne nous demandait jamais ce qui était au-dessus de ses propres forces. Quand nous rentrions d’exercice, il était aussi dégueulasse que nous pouvions l’être. C’était sa façon, à lui, d’être loyal, et la loyauté était une chose que nous avions depuis longtemps perdue de vue. Nous avions l’habitude de voir quiconque disposait de l’autorité choisir tête de Turc après tête de Turc et harceler le pauvre bougre, lui mener la vie dure jusqu’à le vider, le rendre définitivement « inapte », le faire crever d’épuisement ou le pousser au suicide. Le capitaine Lopei n’avait ni favoris, ni têtes de Turc. Il appartenait à ce type rarissime d’officier qui peut conduire ses hommes au cœur de l’enfer pour la bonne raison qu’il marche toujours à leur tête et, qu’à sa manière, il fait preuve d’une inflexible loyauté. Si le courage et l’intégrité de cet homme avaient été attelés à tout autre char que celui d’Adolf Hitler, s’il avait été officier dans n’importe quelle autre armée, j’aurais eu de la sympathie pour lui. Les choses étant ce qu’elles étaient, il m’inspirait un respect indéniable… Il inspecta brièvement la tenue de sa compagnie. Puis recula de quelques pas et commanda : — Compagnie 3, gaaarde-à-VOUS. Aaarme-sur l’éPAULE ! Chocs rythmiques de cent trente-cinq fusils atterrissant simultanément, en trois temps, sur cent trente-cinq épaules. Puis quelques secondes de silence absolu, chaque officier, sous-officier et simple soldat regardant droit devant soi, raide comme un piquet sous son casque d’acier. Malheur au triple infortuné qui remuait alors ne fût-ce que le bout de la langue !… Voix du capitaine, de nouveau, entre les grands peupliers et les bâtiments gris de la caserne : — A droite… DROITE ! En avant… MARCHE ! Tonnerre de bottes ferrées sur le ciment de la cour, dans un bref jaillissement d’étincelles. Quart de tour au sortir de la caserne et départ sur la route détrempée, flanquée de peupliers. Dans un bataillon disciplinaire, conversations et chants sont naturellement interdits ; des individus de quatrième ordre ne peuvent prétendre aux privilèges du soldat allemand. Pas plus que nous n’avions le droit de porter l’aigle ou les autres symboles honorifiques : nous avions simplement, sur la manche droite, un ruban blanc – et qui devait toujours rester blanc ! – barré du mot SONDER-ABTEILUNG en lettres noires. Comme nous devions être les meilleurs soldats du monde, toutes nos marches étaient des marches forcées. En moins d’un quart d’heure, nous étions en nage, nos pieds commençaient à s’échauffer et nous ouvrions la bouche pour pouvoir respirer, le nez seul devenant rapidement incapable de nous fournir une quantité suffisante d’oxygène. Baudriers et bretelles de fusils empêchaient le sang de circuler normalement dans nos bras, enflant nos doigts blancs et gourds. Mais tout ceci, pour nous, n’était plus que bagatelle. Nous pouvions faire une marche forcée de vingt-cinq kilomètres sans éprouver le moindre inconfort. Alors, commençait l’exercice : avance en tirailleurs, par bonds successifs, un homme à la fois. Poumons travaillant comme des soufflets de forge, nous foncions en rase campagne, cavalant, rampant à travers des champs glacials, détrempés, creusant nos terriers provisoires d’animaux acculés avec nos courtes pelles de tranchée. Mais, bien entendu, ça n’allait jamais assez vite. A chaque fois, les sifflets nous rappelaient, et nous tentions vainement de reprendre notre souffle, hoquetant et ahanant, durant de trop brèves secondes, tandis qu’ils nous engueulaient tout leur saoul. Puis il fallait remettre ça. En avant… en avant… en avant. Nous étions enrobés de terre humide ; nos jambes tremblaient et la sueur coulait en ruisseau tout au long de nos corps, brûlant et corrodant les plaies causées par le frottement des courroies de suspension de notre lourd équipement. La sueur imprégnait nos vêtements et nombreux étaient ceux dont les tuniques s’agrémentaient de taches sombres. La sueur nous aveuglait, enfin, et nos fronts irrités nous démangeaient cruellement, à force d’être essuyés par des mains sales ou des manches rugueuses. Dès que nous restions immobiles, le bain de sueur se transformait en un bain de glace. J’avais l’intérieur des cuisses et l’entrejambe écorchés et saignants. Et la peur ajoutait sa sueur personnelle à la sueur de l’épuisement. Au lever du jour, nous étions déjà vidés, lessivés. Mais c’était l’heure de pratiquer notre exercice d’alerte aérienne. Démarrage au pas de course sur la mauvaise route dont chaque pierre, chaque flaque, chaque saloperie d’ornière réclamait un effort d’attention permanent, le moindre faux pas pouvant signifier la chute ou l’entorse et la punition. Rien que le fait de porter les pieds l’un devant l’autre, l’un après l’autre, pour courir ou pour marcher, toutes choses que l’on fait normalement, d’habitude, et sans y penser, requérait un effort physique et mental quasi surhumain. Nos jambes étaient si lourdes, si cruellement lourdes. Mais nous trottions quand même, avec obstination, boitant et trébuchant, au pas de gymnastique. Nos gueules aux orbites creuses, ordinairement blêmes, étaient rouges comme des homards, les yeux hagards et fixes, les veines du front démesurément gonflées. Nous avions la bouche desséchée, frangée de bave visqueuse et, de temps à autre, un hoquet désespéré projetait alentour des postillons d’écume blanche. Les sifflets nous vrillaient la tête et nous bondissions de droite et de gauche, plongeant dans les fossés sans regarder ce qu’il y avait au fond, ronces, flotte bourbeuse ou quelque « collègue » encore plus rapide. Puis c’était le dressage frénétique des mortiers et des mitrailleuses en position de tir, dressage qui devait être accompli en quelques secondes, fût-ce au prix d’un tour de reins ou d’une main ensanglantée. Et la marche de nouveau, kilomètre après kilomètre. Je crois que je sais tout ce qu’il est possible de savoir sur les différentes sortes de routes. Routes molles, routes dures, routes larges, routes étroites, caillouteuses, boueuses, marécageuses, cimentées, goudronnées, enneigées, accidentées, plates, glissantes, poussiéreuses. Mes pieds m’ont appris tout ce qu’il est possible de savoir sur les routes. Les routes haïssables, ennemies et tortionnaires de mes pieds. Soleil après la pluie. C’est-à-dire soif, tête lourde, migraines, papillons devant les yeux. Les pieds et les chevilles enflent dans les godillots. On se traîne dans une sorte de transe. A midi, enfin, une halte… Nos muscles étaient si torturés que vouloir les arrêter constituait encore un genre de torture. Quelques-uns n’y parvinrent pas, mais continuèrent sur leur lancée après que l’ordre eut été donné, heurtèrent l’homme qui se trouvait devant eux et restèrent là, tête baissée, vacillant au bord de la chute, jusqu’à ce que l’autre les repoussât sans ménagement. Nous avions stoppé à la lisière d’un petit village. Deux ou trois gosses vinrent nous reluquer. La halte serait d’une demi-heure. Oubliant que nous étions à cinquante kilomètres de la caserne, chacun se laissa choir sur place, sans même relâcher une seule courroie, endormi avant de toucher terre. Une seconde plus tard, nouveau coup de sifflet. Une seconde qui avait duré trente minutes : tout notre précieux repos. Redémarrage, la pire torture, peut-être, de toutes. Les muscles raides, les pieds enflés, ne veulent rien savoir. Chaque pas coûte une série d’élancements aigus qui montent en flèche jusqu’au cerveau. La plante des pieds sent à travers le cuir chaque clou de la semelle et l’on a l’impression de marcher sur des tessons de bouteille. Mais pas question de ralentir : pas de camion en queue de colonne pour ramasser les traînards. Ceux qui s’écroulent, pauvres diables, font l’objet d’un traitement spécial administré par le lieutenant et les trois sous-offs les plus sadiques de la compagnie. Ils sont rudoyés et traqués sans merci, jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance ou foncent dans le tas, fous furieux, ou bien encore se transforment en robots sans volonté propre, qui exécutent automatiquement les ordres et sauteraient par la fenêtre d’un cinquième étage si quelqu’un le leur commandait… Tout le long de la route, nous pouvions entendre les sous-offs hurler et menacer les faiblards du passage au falot pour insubordination s’ils n’exécutaient pas les ordres à la satisfaction des maudites peaux de vaches ! En fin de soirée, nous pénétrâmes dans la cour de la caserne, prêts à tomber raides. — Pas de parade… MARCHE ! Un dernier effort que l’on croyait impossible. Jambes rigides projetées à l’horizontale, pieds martelant le sol en cadence. Des étincelles tourbillonnent devant nos yeux. On sent littéralement éclater ses ampoules. Mais il faut le faire. Il le faut. Les pieds s’abattent sur un rythme implacable, écrasant la poussière, écrasant la douleur. Dernier effort, puisé dans quelle ultime réserve d’énergie ? Le commandant du camp, l’Oberstleutnant von der Lenz, se tenait à l’endroit précis où nous allions exécuter le quart de tour qui nous placerait face à notre bâtiment. Le capitaine Lopei vociféra : — Compagnie 3… Tête… à GAUCHE ! Toutes les têtes pivotèrent d’un même mouvement, tous les regards fixes braqués sur la silhouette frêle du colonel. Mais les gestes rigides qui font partie du salut n’avaient, cette fois, rien de rigide. Il y eut même un léger cafouillage ! Le capitaine Lopei sursauta, s’arrêta, s’éloigna pour observer sa compagnie. Puis retentit l’ordre : — Compagnie 3… Tête… à GAUCHE ! C’était le colonel. Il y eut un moment de silence glacé, suivi du rugissement enragé de von der Lenz : — Capitaine Lopei, vous appelez ça une compagnie ? Si vous voulez monter au front avec le prochain bataillon d’infanterie, vous n’avez qu’à me le faire savoir ! Il y a beaucoup d’officiers qui seraient plus que satisfaits d’avoir votre poste dans cette garnison… La voix du colonel devint un glapissement suraigu, hystérique : — Qu’est-ce que c’est que cette meute d’infâmes roquets ? Qu’est-ce que c’est que cette racaille indisciplinée ? Des soldats prussiens, ça ?… Des chiens galeux, oui ! Mais j’ai un bon remède contre la gale ! Arrogant et plein de morgue, il promenait son regard sur notre compagnie de somnambules atterrés. Si seulement il pouvait bientôt fermer sa gueule, que nous puissions regagner nos quartiers, balancer notre barda et dormir… — Oui, j’ai un bon remède contre la gale, répéta-t-il avec une jubilation menaçante. Les roquets galeux n’ont besoin que d’un peu d’occupation, un petit peu d’entraînement, hein, capitaine Lopei ? — Oui, mon colonel, un peu d’entraînement. Une haine morne montait en nous, mêlée de pitié envers nous-mêmes. Cette histoire allait nous coûter au moins une heure de l’exercice le plus épuisant qu’une armée ait jamais inventé, le pas de parade à l’allemande, le pas de l’oie… Avez-vous jamais eu toutes les glandes de la région inguinale enflées et dures au point de souffrir le martyre à chaque pas, les muscles des cuisses roulés en boules compactes sur lesquelles il faut cogner à tour de bras, de temps à autre, pour les remettre au travail, les muscles des mollets contractés par des crampes, chaque botte pesant un quintal et chaque jambe une tonne et, dans ces conditions précises, avez-vous jamais essayé de lever la jambe, orteils pointés, dans le prolongement de la cuisse, aussi lestement, aussi gracieusement qu’une danseuse classique ? Avez-vous jamais essayé, après ça, quand vos chevilles n’ont plus la force de vous porter, que vos orteils ne sont plus qu’une masse sanguinolente et que la plante de vos pieds est en feu, ampoules gonflant, éclatant ou saignant de toutes parts, flammes et verre pilé mélangés, avez-vous jamais essayé de vous lancer en avant, sur un pied, tandis que l’autre va rejoindre le sol avec un « ploum » retentissant ? Et tout cela doit se passer en mesure, avec une précision qui transforme cent trente-cinq hommes en une seule machine dont le martèlement rythmique, régulier, fait dire aux gens qui s’arrêtent pour l’écouter : — Ça, c’est un défilé militaire ! Ça, c’est magnifique ! Mon Dieu, quelle armée nous avons ! Le pas de l’oie produit toujours une énorme impression. Sur les oies. Le pas de l’oie ne nous impressionnait pas du tout. Du moins, pas de cette façon-là. C’est l’exercice le plus infernal, le plus révoltant, de toute l’histoire de l’armée. Il a déchiré plus de muscles et endommagé plus de ganglions lymphatiques que n’importe quelle autre forme d’entraînement. Demandez aux médecins leur opinion là-dessus ! Mais nous avions sous-estimé notre Oberstleutnant. Nous n’allions pas nous en tirer avec une heure de pas de parade. Il était parti, le fumier, salué par le capitaine Lopei, mais avant de partir, il avait dit : — Et comment que je connais un bon remède ! Capitaine Lopei ! — Mon colonel ! — Vous allez m’emmener tout ça sur le terrain d’exercice et leur apprendre à être des soldats au lieu d’une meute de chiens galeux… Vous ne rentrerez pas avant demain matin, neuf heures… Et si demain matin, cette compagnie n’est pas capable de me sortir un pas de parade qui enfonce les pavés de la cour, je vous y renvoie immédiatement. Compris ? — Compris, Herr Oberstleutnant. Toute la nuit, nous pratiquâmes l’attaque en terrain découvert et le pas de parade. Et le lendemain matin, à neuf heures, nous passâmes comme un tonnerre devant l’Oberstleutnant, qui ne se tint pas tout de suite pour battu. Il nous fit défiler sept fois devant lui et je suis sûr que si l’un d’entre nous avait eu seulement un dixième de seconde d’avance ou de retard sur les autres, il nous aurait immédiatement, selon sa promesse, renvoyés sur le terrain. Il était dix heures lorsque nous reçûmes enfin l’ordre de dispersion qui nous permit de regagner nos chambrées, et de dormir. C’était inhumain, sans doute, mais nous n’étions plus vraiment des êtres humains. Nous étions des chiens galeux. Des chiens affamés… Car pour se représenter notre entraînement sous sa véritable lumière et dans sa véritable perspective, il faut encore y ajouter… la faim. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, nous étions, en fait, complètement détraqués. A la fin de la guerre, en 1945, tout le peuple allemand vivait sur des rations de famine, mais dès 1940/41, nous étions encore beaucoup plus mal servis que la couche la plus déshéritée de la population – à savoir, les vulgaires civils – ne devait l’être en 1945. Comme nous n’avions pas de carte de ravitaillement, nous ne pouvions rien acheter. Le déjeuner était le même tous les jours : un litre de bouillon de betterave avec une poignée de choucroute pour lui donner un peu de consistance et cette poignée de choucroute, seulement une fois sur deux ; il ne fallait tout de même pas que nous nous sentions gâtés au point de croire que c’était arrivé ! La viande était un luxe que nous ne connaissions pas. Chaque soir, nous touchions nos « rations sèches » pour vingt-quatre heures : un morceau de pain de seigle, qu’avec un peu de pratique on parvenait à débiter en cinq tranches, trois pour le soir, deux pour le lendemain matin ; vingt grammes de margarine rance et un morceau de fromage dont la teneur en eau devait être la plus élevée du monde. Le samedi, nous touchions une ration supplémentaire de cinquante grammes de marmelade de navet. Le petit déjeuner se composait d’un bol d’ersatz de café, couleur thé, à l’odeur et au goût répugnants, que nous engloutissions, cependant, avec délice. Il nous arrivait quelquefois, à l’exercice, de trouver, dans un champ, une patate ou un navet. Le temps de l’essuyer pour enlever le plus gros de la terre et le fourbi disparaissait dans une bouche avide si rapidement qu’un spectateur se fût imaginé qu’il venait d’assister à un tour de passe-passe. Il ne nous fallut pas longtemps, non plus, pour découvrir que l’écorce de bouleau, et une certaine sorte d’herbe qui poussait en bordure des fossés, possédaient un goût très acceptable, et peut-être même des propriétés nutritives, mais étaient bien tolérées, surtout, par l’estomac, et calmaient quelque peu les affres de la faim. Voici la recette, à toutes fins utiles : entre deux casques d’acier, broyer l’écorce de bouleau ou l’herbe des fossés ; ajouter une quantité convenable d’ersatz de café et manger comme une pâtée… Si par miracle l’un d’entre nous recevait un bon de pain, c’était la fiesta dans la chambrée du petit verni ! Un pain tout entier, vous vous rendez compte ? L’inspection du lundi était une de nos principales bêtes noires… A l’appel du matin, nous devions nous présenter casqués, en tunique de parade et pantalon blanc comme neige aux plis en lame de rasoir, avec paquetage, cartouchière, poches à munitions, pelle de tranchée, baïonnette, havresac et fusil, la capote, roulée à la façon réglementaire, pendue en travers de la poitrine. Chaque homme devait avoir dans sa poche un mouchoir propre, de couleur verte. Et ce mouchoir devait être plié à la façon réglementaire. CIRAGE ET HUILE DE BRAS LA propreté n’a jamais fait de mal à personne. L’ordre non plus. Et dans une armée, il doit naturellement y avoir de l’ordre et de la propreté, organisés et codifiés, l’un et l’autre, par des programmes détaillés. Le soldat consciencieux consacre un temps incroyable à l’ordre et à la propreté, mais le soldat qui sert dans un bataillon disciplinaire y consacre tout son temps, ou pour mieux dire, tout le temps qui n’est pas déjà pris par d’autres activités. Toute la journée du dimanche, nous ne faisions rien d’autre que laver, nettoyer et plier à la façon réglementaire, ranger et suspendre à la façon réglementaire bref, donner à chaque chose sa place réglementaire après lui avoir rendu son aspect réglementaire. Notre équipement de cuir devait avoir l’éclat du vernis. A l’envers comme à l’endroit, nos diverses tenues ne devaient point receler la moindre souillure. Je puis affirmer en toute connaissance de cause que lorsque les hommes d’un bataillon disciplinaire allemand se présentent à l’appel du lundi matin, ils sont rigoureusement immaculés des pieds à la tête. Mais je pense aussi que l’ordre et la propreté militaires doivent pécher par quelque côté si, ayant besogné tout un dimanche pour les réaliser, on ne ressent aucune parcelle de la satisfaction, de la paix d’esprit auxquelles on serait en droit de s’attendre, après un tel « grand nettoyage ». Cette revue du lundi n’était pas un festival de purification. C’était un cauchemar éveillé, un concentré d’épouvante. Le soldat propre et net des pieds à la tête ne se sentait pas immaculé. Il se sentait, plus que jamais dans la peau d’une bête traquée. Je crois que j’utilise un peu trop ces mots de « bête traquée », « terreur panique », « épouvante ». Je sais que de telles répétitions sont mauvaises et qu’un bon style littéraire réclame avant tout une grande variété d’expressions, mais comment varier à l’infini la description de ce qui, précisément, est uniforme ? D’autres y parviendraient peut-être ? Moi, je ne suis pas sûr d’en être capable. Je suis trop fatigué, trop abasourdi, trop désespéré, parfois aussi trop en colère pour dépenser une partie de mon temps et de mes forces en vaines recherches de nuances et de subtiles distinctions. Ce que j’ai à dire est si peu littéraire ! Même maintenant, après tant d’années, ces souvenirs m’oppressent, parfois, à un tel point que je me sens le droit de vous demander de combler la carence de mon vocabulaire. Si vous comprenez, simplement, ce que j’ai voulu dire, peu m’importe que ma pauvreté verbale vous fasse, de temps à autre, secouer la tête en grommelant : « Il aurait pu expliquer ça d’une bien meilleure manière… » Donc, nous autres les soldats impeccables, immaculés, nous nous sentions en permanence des âmes de bêtes traquées Quoi qu’il pût arriver, nous étions sûrs que ça nous retomberait sur les doigts. Le plus paradoxal était peut-être de savoir que si le sergent-chef ne trouvait absolument rien à reprendre, il se flanquerait dans un pétard monstre et ferait payer sa frustration, sa rage – avec usure ! – à l’un ou l’autre d’entre nous. Dieu vienne en aide à qui se fait ramasser pour rien ! Il paiera dix fois plus cher que s’il était réellement en faute. Et ce n’est pas facile de trouver l’attitude adéquate, dans une telle situation. — Premier rang, un pas en avant… MARCHE ! Deuxième rang, un pas en arrière… MARCHE ! Une… DEUX. Pendant quelques éternelles minutes, le sergent-chef observe les deux rangs qui viennent de s’écarter. Quiconque bronche d’un poil est aussitôt marron pour refus d’obéissance. Mais nous avons appris à nous transformer en morceaux de bois et à conserver cet état des demi-heures d’affilée. C’est une sorte de transe ou de catalepsie qui pour le soldat capable d’y accéder vaut plusieurs fois son pesant d’or. Au garde-à-vous, raide comme un bout de bois parce que littéralement transformée en bout de bois ! Le sergent-chef rugit. — Prêts pour l’inspection ? Toute la compagnie répond en chœur : — Oui, Herr Hauptfeldwebel. Il recommence : — Personne n’a oublié de nettoyer quelque chose ? Chœur de la compagnie : — Non, Herr Hauptfeldwebel. Il nous fusille tous d’un regard féroce. Maintenant, il nous tient. C’est le moment qu’il préfère… — Sans blague ? Si c’est vrai, ce sera la première fois dans l’histoire de ce bataillon ! Mais c’est ce que nous allons voir… Lentement, il s’approche du premier morceau de bois, le contourne une fois, deux fois… Tourner autour d’un adversaire sans prononcer une syllabe est une forme très efficace de la « guerre des nerfs ». La nuque flambe et les paumes se font moites et les pensées tourbillonnent et le souffle manque et l’on pue à son propre nez ! — Oui, oui, c’est ce que nous allons voir ! répète le sergent-chef derrière le dos du troisième homme de la première rangée. Le silence règne, tandis qu’il inspecte le quatrième et le cinquième. Puis, vient le hurlement : — Compagnie 3… Gaaarde-à-VOUS ! Suivi du flot habituel d’ordure verbale… De notre bien-aimé Hauptfeldwebel, nous avions coutume de dire qu’il ne pouvait vomir de la merde sans vomir d’abord de la merde. Ce n’était peut-être pas très fort, mais nous n’étions pas difficiles, sur ce point, et c’est une assez bonne description de ce petit-bourgeois sadique, pourri jusqu’aux moelles, à qui l’on avait permis de goûter un peu de l’ivresse du pouvoir. — Qu’est-ce que c’est que cette saloperie de compagnie ? Vous avez passé votre dimanche à vous rouler dans la merde ? Vautrés dans le fumier, c’est la place qui convient à des pourceaux comme vous ! J’ai regardé cinq hommes ! On dirait cinq maquereaux nés de putains syphilitiques… Ce n’était plus une bouche humaine, c’était une bouche d’égout, un grand déversoir ! Il aimait beaucoup parler de la « maladie française », mais il avait lui-même la maladie prussienne à son degré le plus avancé, cette soif pitoyable d’humilier son prochain. C’est une vraie maladie, et une maladie qui n’est pas confinée aux bataillons disciplinaires. Elle a contaminé toute l’armée allemande, comme une épidémie de furonculose. Et dans chaque furoncle, on peut être sûr de trouver un sous-off, un de ces types qui sont quelque chose tout en n’étant pratiquement rien. La punition standard, dans ces cas-là, consiste en trois heures d’exercice spécial dont le plat de résistance est un long fossé rempli à mi-hauteur d’une boue écœurante en pleine fermentation, tapissée, en surface, d’une écume visqueuse, jaunâtre. Chaque fois que l’ordre : « A plat ventre » nous expédie au fond de ce fossé, il faut ensuite se frotter et s’arracher à moitié les paupières pour recouvrer l’usage de la vue. Puis arrive l’heure du déjeuner. Tels que nous sommes, nous ingurgitons le rata. Nous avons une demi-heure pour nous présenter, propres comme des sous neufs, à l’appel de l’après-midi. La méthode est simple et je vous la recommande : il suffit de passer sous la douche, tout équipé, tout habillé. Ensuite, il faut nettoyer le fusil et les autres pièces d’équipement, les sécher soigneusement à l’aide d’un chiffon propre et passer au graissage. Faites attention, tout spécialement, à l’intérieur du canon de votre flingue… Ces opérations de démontage, de nettoyage et de graissage n’entrent guère qu’une fois par semaine dans l’emploi du temps d’un soldat « normal ». Deux fois, peut-être, en cas d’exercice particulièrement salissant. Nous les faisions, nous, au moins deux fois par jour. A l’appel de l’après-midi, bien sûr, nous nous présentions trempés comme des soupes. Mais on avait la bonté, en cette circonstance, de ne pas nous chercher des crosses sur le pressing. La propreté suffisait… Il n’y avait qu’une chose que nous craignions autant que cette affreuse inspection du lundi, c’était la revue de chambrée, tous les soirs, à vingt-deux heures. Ce que le sous-off de service pouvait trouver à faire aux demi-morts que nous étions, après une journée harassante, touchait fréquemment au sublime… Avant l’arrivée du sous-off, chaque homme devait s’allonger sur son lit, et naturellement, dans la position réglementaire, c’est-à-dire sur le dos, bras contre les flancs, pieds nus offerts à l’inspection. Il incombait au chef de chambrée de veiller à ce que nulle parcelle de poussière ne subsistât dans les coins les plus reculés de la chambrée, à ce que tous les pieds fussent aussi propres que ceux d’un nouveau-né, à ce que toutes choses fussent rangées et pliées en strict accord avec le règlement. Au début de chaque inspection, le chef de chambrée était astreint à débiter la formule suivante : — Herr Unteroffizier, le chef de chambrée Brand, présent au rapport, déclare que tout est en ordre dans la chambre 26, effectif douze hommes, dont onze sur leurs couchettes. La salle a été convenablement aérée et nettoyée et il n’y a rien à inscrire au rapport. Le sous-off de service ne lui accordait évidemment aucune attention et commençait à fouiner un peu partout. Et malheur à l’infortuné chef de chambrée s’il découvrait le plus infime grain de poussière, ou bien une boîte à paquetage mal fermée, ou l’ombre d’une souillure sous la plante d’un seul pied. Le sous-off nommé Geerner – je crois sincèrement qu’il eût été mieux à sa place dans une cellule capitonnée – hurlait littéralement comme un chien. On avait l’impression, à l’entendre, qu’il était perpétuellement à deux doigts d’éclater en sanglots, et il n’était pas rare, en fait, de le voir verser des larmes de rage. Quand il était de service, nous briquions, lavions et rangions encore plus frénétiquement que de coutume… Je me souviens d’un triste soir où Schnitzius était chef de chambrée. Ce pauvre bougre de Schnitzius était la tête de Turc par excellence, bon garçon jusqu’au bout des ongles, mais si désespérément simple d’esprit qu’il servait de repoussoir à tous ses supérieurs depuis les Stabsfeldwebels en descendant les degrés de l’échelle. Schnitzius était aussi nerveux que nous l’étions tous, allongés sur nos couchettes à nous demander ce que nous avions bien pu oublier, cette fois. Nous pouvions entendre Geerner dans une des chambrées voisines. D’où nous étions, nous avions l’impression exacte qu’il était en train de réduire armoires et châlits en bois d’allumettes, à grands coups de botte. Le tout entrecoupé de jurons, de hurlements, de sanglots, chiens galeux, pourceaux merdeux, etc. De quoi pâlir, si nous n’avions pas été déjà blêmes. Geerner tenait la grande forme. Il serait bien échauffé quand il atteindrait la 26. Mieux valait courir le risque de quitter nos couchettes et de repasser toute la piaule au peigne fin. Ce que nous fîmes sans relever la queue d’un grain de poussière… Tout le monde avait regagné sa place quand la porte claqua violemment contre le mur. Oh ! si seulement quelqu’un d’autre que Schnitzius avait été chef de chambrée ce soir-là, quelqu’un de moins dégonflé ! Mais Schnitzius restait là sans mot dire, pâle comme un mort, le cerveau en court-circuit. Il ne pouvait que regarder Geerner avec des yeux épouvantés. Geerner le rejoignit d’un seul bond et rugit, le visage à cinq centimètres du visage de Schnitzius : — Et ce rapport ? Je vais l’attendre toute la nuit ? Plus mort que vif, Schnitzius débita la formule d’une voix tremblante. — Tout est en ordre ? hurla Geerner. On présente des faux rapports, maintenant ? — Non, Herr Unteroffizier, balbutia Schnitzius, pivotant lentement sur lui-même afin de toujours faire face au sous-off. Durant plusieurs minutes, régna dans la chambrée le silence de la tombe. Seuls, bougeaient nos yeux. Nos yeux qui suivaient Geerner dans sa chasse à la poussière d’un bout à l’autre de la piaule. Un par un, il souleva les pieds de la table centrale et passa sa main par-dessous. Rien. Il examina les semelles de nos chaussures. Impeccables. Les fenêtres et le fil de la lampe. Néant. Il inspecta nos pieds avec l’attention passionnée de quelqu’un qui tombera raide mort s’il ne trouve pas quelque chose à redire. Finalement, il promena autour de lui un regard haineux, endeuillé. Il semblait vraiment qu’il dût se résigner à ne pas nous avoir, cette fois. Il avait l’expression d’un type dont la maîtresse n’est pas venue au rendez-vous et qui doit retourner se coucher tout seul, avec ses désirs frustrés et sa déception douloureuse. Il allait refermer la porte derrière lui quand il se ravisa brusquement. — Tout est en ordre, hein ? Voyons un peu… D’une ruée soudaine de fauve en fureur, il bondit sur notre cafetière, une énorme bouilloire d’aluminium d’une contenance de quinze litres. Il avait déjà découvert, à son grand regret, qu’elle était irréprochablement astiquée et remplie d’eau propre, selon le règlement. Mais chacun pigea tout de suite – et tous les cœurs manquèrent un battement – que Geerner avait encore trouvé autre chose. Il examina, par la tangente, la surface de l’eau immobile. Bien que la bouilloire eût été remplie peu de temps avant l’arrivée de Geerner, quelques grains de poussière s’y étaient inévitablement déposés… Le hurlement de Geerner eut quelque chose de fantastique : — Vous appelez ça de l’eau propre ? Quel est le salaud qui a rempli cette bouilloire avec du jus de tinette ? Viens ici, espèce de fosse à purin ambulante ! Il monta sur une chaise et Schnitzius dut lui passer la cafetière. — Gaaaarde-à-VOUS ! Tête en arrière et ouvre la gueule ! Lentement, tout le contenu de la bouilloire dégringola dans la bouche ouverte de Schnitzius aux trois quarts suffoqué. Quand ce fut terminé, le sous-off enragé balança la bouilloire contre le mur, sortit de la piaule en courant et mena grand vacarme dans la salle d’eau, charriant successivement une demi-douzaine de seaux pleins qu’il lança, à la volée, sur le plancher de la chambrée. Comme nous n’avions que deux serpillières déchiquetées pour éponger le désastre, nous en eûmes pour un certain temps. Il répéta cette plaisanterie quatre fois avant de s’en lasser. Puis il alla se coucher, enfin, calmé, et nous retrouvâmes la paix. Les Romains anciens appelèrent furor germanicus l’acharnement au combat qu’ils rencontrèrent à l’époque en faisant la guerre aux tribus du nord des Alpes. Peut-être sera-ce une légère consolation pour les Romains et les autres ennemis confirmés de la race germanique d’apprendre que les Germains se traitent entre eux avec la même démence qu’ils traitent leurs voisins ? Furor germanicus, la maladie prussienne. Geerner n’était rien de plus qu’un malheureux sous-off, un débris au cerveau désaxé qui devait se contenterde ses rendez-vous quotidiens avec la poussière. Paix à celle qu’il est probablement redevenu. Notre entraînement s’acheva en apothéose sur un exercice de sept jours et sept nuits à peu près blanches, qui eut lieu sur un gigantesque champ de manœuvres appelé Sennelager. On y avait bâti des villages entiers avec ponts, carrefours, rails de tramway. Rien ne manquait, sauf les habitants et nous avions là toutes les occasions possibles de démontrer nos talents, à travers marais, rivières et broussailles et sur des passerelles branlantes enjambant négligemment de véritables précipices. Tout cela rend peut-être un son romantique, style jeux de Peaux-Rouges sur une grande échelle, mais ces jeux coûtèrent la vie d’un de nos bonshommes, qui tomba du haut d’un de ces ponts tremblotants et se cassa le cou. Un autre jeu également très apprécié consistait à creuser des trous juste assez profonds pour nous recevoir, puis à s’y recroqueviller, malades de trouille, tandis que des chars lourds nous passaient sur le râble. Une sensation forte en suivait une autre et nous devions ensuite nous jeter à plat ventre sous ces mêmes tanks, le dessous métallique de l’engin nous frôlant les fesses pendant que les chenilles défilaient à grand fracas, sur la droite et sur la gauche. On voulait nous endurcir à la fréquentation quotidienne des tanks. Nous vivions dans une frayeur quasi perpétuelle, ce qui est, après tout, bien normal, puisque le soldat allemand a toujours été dressé par la crainte, entraîné à réagir comme une machine sous l’aiguillon de la terreur et non à combattre bravement parce qu’un noble idéal l’enflamme et qu’il se sacrifiera de bon cœur si l’intérêt de son peuple l’exige. Peut-être cette infériorité morale est-elle précisément le trait caractéristique de la mentalité prussienne et l’affection chronique du peuple allemand. Deux jours plus tard, la compagnie fut démembrée en petits groupes de cinq à quinze hommes qui « touchèrent » de nouveaux équipements. Je reçus, avec quelques autres, l’uniforme et le béret noir des troupes blindées. Le jour suivant, un Feldwebel nous conduisit à la caserne de Bielefeld, où nous fûmes immédiatement incorporés à une compagnie en partance pour le front, et chargés dare-dare dans un train militaire. « Comme si cette compagnie n’était pas déjà saturée de criminels de votre espèce ! C’est écœurant de voir ça… Mais que je ne vous surprenne pas à commettre la moindre irrégularité, vous m’entendez ? Ou que je sois pendu si je ne vous renvoie pas illico aux bagnes dans lesquels vous auriez dû avoir au moins la décence de crever ! C’est en taule qu’est votre vraie place… » Ainsi m’apostropha, pour me souhaiter la bienvenue, le commandant de la Compagnie n° 5, le gros capitaine Meier, tourmenteur de recrues, terreur de la bleusaille. Mais j’étais habitué à ces sortes de discours. Je fus affecté à l’escadron n° 2, sous les ordres du lieutenant von Barring. Et là, commencèrent des choses auxquelles je n’étais pas habitué… NOTRE PREMIÈRE RENCONTRE VON Barring me tendit la main, emprisonna la mienne dans une étreinte énergique, une étreinte amicale… Je n’en revenais pas. C’est le genre de chose qu’un officier de l’Armée prussienne ne peut tout simplement pas faire ; mais il fit cette chose, et l’ayant faite, il me dit : — Bienvenue, mon garçon, bienvenue à la compagnie 5. On t’a collé dans une foutue saloperie de régiment, mais ici, tout le monde se serre les coudes et fait de son mieux. Cherche le camion n° 24 et présente-toi au rapport devant l’Unteroffizier Beier, c’est lui le chef de la section n° 1… Puis il sourit : le sourire ouvert, sincère, amical, d’un jeune officier sans hargne, chic type, sympa. J’étais complètement soufflé ! Je trouvai le camion 24 et quelqu’un me montra l’Unteroffizier Beier, un petit homme d’environ trente-cinq ans, bâti en force, qui jouait aux cartes avec trois autres types assis en rond autour d’un tonneau. Je m’arrêtai à la distance réglementaire de trois pas, fis claquer violemment mes talons, et commençai d’une voix retentissante : — Herr Unteroffizier, le soldat Sv… Je ne pus aller plus loin. Deux des quatre types avaient quitté d’un même bond les seaux renversés sur lesquels ils étaient assis, et se tenaient maintenant au garde-à-vous, raides comme des piquets, les doigts sur la couture du pantalon, tandis que le sous-off et le quatrième bougre se laissaient choir les quatre fers en l’air, envoyant voltiger leurs cartes autour d’eux comme feuilles mortes emportées par une bourrasque d’automne. L’espace d’un instant, tous quatre me regardèrent fixement. Puis un grand Obergefreiter rouquin s’exclama : — Bon Dieu, mon petit pote, tu nous as foutu une de ces pétoches ! A croire que notre Adolf national s’est glissé dans ta peau ! Quelle mouche a bien pu piquer un idiot de village tel que toi pour que tu te permettes d’interrompre les occupations innocentes de bourgeois paisibles tels que nous ? Vas-y raconte ! — Soldat Sven Hassel au rapport. Herr Obergefreiter. Ordre du lieutenant von Barring de me présenter au chef de la section n° 1 l’Unteroffizier Beier… Beier et le quatrième homme se relevèrent, et le quatuor me contempla avec des yeux remplis d’horreur. Un seul geste supplémentaire de ma part, disaient clairement leurs expressions terrifiées, et tout le monde prendrait la fuite en hurlant. Et puis, brusquement, éclata un fou rire général, homérique. — Vous l’avez entendu ! Herr Obergefreiter. Ha, ha, ha ! Herr Unteroffizier Beier, ha, ha ha !… L’Obergefreiter rouquin s’inclina très bas devant Beier et continua : — Votre honorable Excellence ! Votre Grâce parée de toutes les vertus ! Votre captivante Magnificence, Herr Unteroffizier Beier, j’implore de votre bienveillance… Je les regardais stupidement, l’un après l’autre, incapable de saisir l’humour de la situation. Quand ils eurent maîtrisé le paroxysme de leur hilarité, l’Unteroffizier me demanda d’où je sortais et ma réponse rallia immédiatement toutes les sympathies. — Pose ta chique sur le piano, mon pote ! reprit le rouquin. Le bataillon disciplinaire de Hanovre ! On a pigé, maintenant, la raison du pourquoi du parce que ! Sur le coup, on a cru que tu te foutais de notre gueule à claquer des talons comme ça ; mais je suppose que c’est un vrai miracle du Bon Dieu qu’y te reste encore des talons à claquer. Enfin, te v’là chez toi ! Ces mots marquèrent mon entrée dans la section 1 et moins d’une heure plus tard, nous roulions vers Fribourg, où nous devions être formés en unités combattantes qui seraient ensuite expédiées, pour entraînement complémentaire, aux quatre coins de l’Europe en folie. Durant ce trajet ferraillant, mes quatre compagnons se présentèrent, et c’est avec ces quatre-là que je fis ma guerre personnelle. Willie Beier était de dix ans notre aîné, et pour cette raison nous l’appelions « le Vieux ». Il était marié et père de famille : deux enfants. Il était aussi berlinois et ébéniste. Ses opinions politiques lui avaient valu dix-huit mois de camp de concentration, après quoi il avait été « gracié » et envoyé dans un bataillon disciplinaire. — Et je ne bougerai plus d’ici, conclut-il en souriant jusqu’à ce qu’un de ces jours, je fasse une mauvaise rencontre avec un pruneau quelconque. Le Vieux était un copain du tonnerre. Toujours calme et paisible. Pas une seule fois au cours des quatre années effroyables que nous avons passées ensemble je ne l’ai vu perdre les pédales. C’était un de ces drôles de types qui sécrètent du calme, le calme dont nous avions tous grand besoin, dans les mauvaises passes. Bien qu’il n’y eût, entre lui et nous, qu’une dizaine d’années d’écart, il avait envers nous une attitude quasi paternelle et nombreuses furent les occasions où je remerciai ma bonne fortune de m’avoir flanqué dans le char du Vieux. Joseph Porta, Obergefreiter, était un de ces fumistes incorrigibles que rien au monde ne peut atteindre. Il se foutait de la guerre comme de son premier caleçon et je crois sincèrement que ni Dieu ni diable n’osèrent jamais se dresser sur sa route de crainte d’être ridiculisés. Tous les officiers de la compagnie le craignaient et l’évitaient comme la peste, car il était capable de leur faire perdre, parfois à jamais, tout prestige, rien qu’en les regardant innocemment dans les yeux. A quiconque lui tombait sous la main, il n’omettait jamais de signaler qu’il était rouge. Il avait effectivement purgé douze mois à Oranienbourg pour activités communistes, activités qui s’étaient bornées, en 1932, à aider quelques copains à suspendre deux ou trois drapeaux sociaux-démocrates au clocher de l’église Saint-Michel. Cette plaisanterie lui avait coûté quinze jours de prison d’ailleurs promptement oubliés jusqu’à ce qu’en 1938, la Gestapo l’arrêtât sans crier gare et s’efforçât de le persuader qu’il connaissait la mystérieuse cachette de l’énorme, mais toujours invisible Wollweber, leader des communistes. Brutalisé et réduit à la famine pendant une paire de mois, il fut ensuite traîné devant un tribunal qui s’appuya, pour le juger, sur un gigantesque agrandissement photographique représentant Porta et son drapeau rouge en route pour l’église Saint-Michel. Sentence : douze années de travaux forcés pour activités communistes et profanation de la maison de Dieu. Peu de temps avant l’ouverture des hostilités, comme beaucoup d’autres prisonniers, il fut gracié de la manière habituelle, c’est-à-dire balancé dans un bataillon disciplinaire. Les soldats ont ceci de commun avec l’argent qu’il importe peu d’où ils viennent… Né à Berlin, Porta possédait au plus haut degré l’humour équivoque, la langue bien pendue et le culot fantastique du Berlinois type. Il lui suffisait d’ouvrir la bouche pour que tout le monde s’écroulât vaincu par le rire, surtout lorsqu’il affectait les inflexions traînantes et l’insolente arrogance d’un valet de hobereau prussien. Il avait aussi un talent naturel, authentique, de musicien, jouait aussi bien de la guimbarde que de l’orgue d’église et trimbalait partout sa flûte, de laquelle il tirait des miracles, ses yeux rusés en boutons de bottine fixés droit devant lui, sa crinière rouge flottant au vent comme une meule de foin dans l’orage. Qu’il interprétât une scie populaire ou qu’il improvisât sur des thèmes classiques, les notes sortaient de l’instrument en dansant comme des choses vivantes. Aux yeux de Porta, une partition musicale était du quadruple hébreu, mais il suffisait que le Vieux lui sifflât la mélodie pour qu’il la reprît aussitôt comme s’il l’avait toujours connue, voire personnellement composée. Il possédait, enfin, le don du conteur d’histoires né. La plus rocambolesque, avec lui, pouvait durer plusieurs jours, quoique méticuleusement inventée depuis A jusqu’à Z. Comme tout Berlinois qui se respecte, Porta flairait à des kilomètres toute source possible de boustifaille, avec la manière de se la procurer et, s’il y avait le choix, laquelle était la meilleure. Sans doute fût-ce un Porta qui permit aux Hébreux de survivre, durant l’exode à travers le désert ? Il soutenait qu’il avait beaucoup de succès auprès des femmes, mais à le voir de près, on ne pouvait s’empêcher d’en douter. Il était long comme un échassier, et maigre en proportion. Son cou de cigogne jaillissait tout droit du col de son uniforme et, quand il parlait, sa pomme d’Adam vous donnait le vertige par ses tressauts continuels. Des taches de rousseur clairsemaient au petit bonheur son visage triangulaire. Ses petits yeux porcins, de couleur verte, s’agrémentaient de longs cils blancs et paraissaient cribler ses interlocuteurs de fléchettes malicieuses. Sa tignasse d’un roux ardent se hérissait en permanence comme un toit de chaume. Son nez, Dieu sait pourquoi, constituait sa principale source d’orgueil. Quand il ouvrait la bouche, on apercevait une dent, seule au milieu de sa mâchoire supérieure. Il prétendait en avoir deux autres, mais comme il s’agissait de molaires, on ne pouvait pas les voir. Où l’habillement avait-il pu trouver des bottes assez grandes pour lui, mystère ! Il devait chausser au moins du quarante-sept. Pluton, le troisième membre du quatuor, était une montagne de muscles. Il avait le grade de Stabsgefreiter et s’appelait, en réalité, Gustav Eicken. Chez lui, ce n’était pas la politique, mais d’honnêtes infractions de droit commun qui l’avait expédié, à trois reprises, dans des camps de concentration. Docker à Hambourg, il avait, à l’instar de ses collègues, grappillé pas mal de petites choses, dans les entrepôts et sur les navires en cours de déchargement. Ces activités leur avaient valu à tous six mois de prison. Pluton n’était ressorti que depuis quarante-huit heures quand la police vint le rechercher. Il s’agissait, cette fois, de son frère, qui avait falsifié un passeport et qui eut, pour ça, la tête tranchée. Pluton refit neuf mois de prison sans jamais être interrogé. Puis un beau jour, on le rejeta sur le trottoir, après l’avoir copieusement tabassé, mais toujours sans lui fournir la moindre explication. Trois mois plus tard, on l’arrêta de nouveau. Pour le vol, cette fois, de tout un camion de farine. Pluton ne savait rien de rien au sujet de ce camion, mais il encaissa tout de même une nouvelle dérouillée, fut confronté avec un type qui jura l’avoir eu pour complice dans le « coup de la farine » et s’entendit condamner, au terme d’un jugement de douze minutes, à six ans de travaux forcés. Il en passa deux dans un camp d’internement, puis fut transféré, comme tout le monde, dans un bataillon disciplinaire et finit par échouer, avec nous tous, au 271e Régiment Disciplinaire. Si l’on voulait vraiment le flanquer en pétard, on n’avait qu’à prononcer une phrase renfermant les mots « camion » et « farine ». Le dernier des quatre, Anton Steyer, Obergefreiter, n’était jamais appelé autrement que Tom Pouce. Il mesurait tout juste un mètre cinquante et venait de Cologne, où il avait travaillé dans les parfums. Une altercation bruyante, dans une brasserie, l’avait conduit tout droit au camp de concentration, avec deux de ses copains. L’un était déjà tombé en Pologne, l’autre avait été porté déserteur, repris, exécuté. Notre train mit six jours à atteindre sa destination, à savoir Fribourg, la pittoresque cité du sud de l’Allemagne. Nous savions que nous n’y resterions pas longtemps. La place d’un régiment disciplinaire n’est pas à l’arrière, mais toujours en première ligne, où s’écrivent les pages les plus sanglantes de l’histoire des peuples. Le bruit courait que nous allions être expédiés en Libye, via l’Italie, mais, en réalité personne n’en savait plus long que le voisin. Le premier jour s’écoula en formalités de classification, remise de feuilles de route et autres bagatelles. Nous eûmes même le temps de passer d’agréables moments à l’auberge Zum Goldenen Hirsch dont le jovial patron s’appelait évidemment Schultze et non moins évidemment se trouvait être un vieil ami de notre Joseph Porta. Le vin était corsé, les filles jolies, et si nos voix n’étaient pas absolument harmonieuses, elles avaient, tout au moins, le mérite d’être puissantes. Il y avait si longtemps que je n’avais participé à ce genre de bamboche, et tant de choses hideuses me poussaient encore aux épaules, que j’eus un mal de chien à enterrer le passé, ou plus exactement à le suspendre pour la nuit, l’occasion m’en étant offerte. Si j’y parvins ce soir-là, et, par la suite, pas mal d’autres soirs, ce fut grâce à Porta, au Vieux, à Pluton, à Tom Pouce. Ils étaient passés par toute la filière et maintenant, c’étaient des durs, et quand il y avait du pinard, des filles dociles et des chansons au programme, ils se foutaient éperdument du passé comme de l’avenir. Au début, le cheminot refusa. Un bon national-socialiste ne pouvait décemment accepter de faire des courses pour d’anciens taulards ! Mais quand Porta lui glissa dans le tuyau de l’oreille quelques mots prometteurs concernant une bouteille de rhum, le cheminot oublia un instant sa qualité d’être supérieur, fila jusque chez Schultze, notre gras aubergiste, et revint très vite avec un paquet volumineux dont nous prîmes aussitôt livraison. — T’es membre du parti, pas vrai ? questionna Porta (Joseph) avec un mélange ineffable d’innocence et de jovialité. Le cheminot montra l’énorme insigne du parti nazi qui prétendait orner la poche de son uniforme. — Bien sûr ! Pourquoi que tu me demandes ça ? Les yeux verts de Porta se plissèrent. — Je vais te l’expliquer, mon petit pote. Si tu es membre du parti, tu obéiras au commandement du Führer stipulant que le bien de la collectivité passe avant celui de l’individu. Et tu vas, par conséquent, nous tenir à peu près ce langage : « Brave guerrier du 274 Fer-et-Feu ! Afin de vous aider à combattre mieux encore pour le Führer et pour le Peuple, je vous offre, dans ma gratitude, cette bouteille de rhum que M. Joseph Porta, Obergefreiter par la grâce de Dieu, avait, dans sa bonté infinie, décidé de remettre à ma misérable personne. » N’est-ce pas exactement ce que tu t’apprêtais à dire ? Ces mots ne tremblaient-ils pas sur le bout de ta langue ? Mon cher ami, nous vous remercions du fond du cœur et ceci dit, vous pouvez disposer… La main de Joseph Porta décrivit un magnifique moulinet. Puis il leva son képi en hurlant : — Grüss Gott ! Et dès que le malheureux cheminot nazi se fut éloigné en grinçant des dents, nous ouvrîmes le paquet. Il y avait là cinq bouteilles de vin ; il y avait un gigantesque rôti de porc ; il y avait deux poulets rôtis ; il y avait… CURIOSITÉS DES BALKANS MAIS nous devons nous rappeler que nous partons en guerre, dit-il d’une voix tremblante, et que la guerre peut être parfois une chose très dangereuse. D’après ce qu’on entend raconter, il y a même des gens qui en meurent. Supposez qu’une balle perdue nous bouzille brusquement, tous à la fois. Ou supposez… La voix de Porta n’était plus qu’un chuchotement horrifié. — … supposez que personne ne soit touché, mais qu’elle casse ces trois bouteilles alors qu’il reste encore quelque chose dedans ! Voilà ce que j’appellerais les horreurs de la guerre ! Malgré ces terribles perspectives, nous en gardâmes tout de même une partie pour plus tard. Et bientôt, le train s’ébranla. — Ça y est, on démarre, on démarre ! Dieu seul sait peut-être pourquoi nous éprouvions le besoin de gueuler comme ça, car le démarrage du train était un fait évident, aussi bien pour nous autres, installés dans notre fourgon, que pour tous ceux qui restaient à terre. Les grandes portes à glissières étaient ouvertes, de chaque côté, et nous y pendions en grappes, cramponnés les uns aux autres et braillant à qui mieux mieux. Tout nous était bon pour pousser des vivats retentissants : un chat, une vache, à plus forte raison une femme ! — Vous pourriez me dire un peu ce qu’on est en train d’acclamer comme ça ? questionna le Vieux tout à coup. Est-ce qu’on est tellement joyeux d’aller à la boucherie ? Porta s’interrompit au beau milieu d’un hourra et réfléchit profondément. — Ce qu’on est en train d’acclamer ? Eh bien, ma petite tête de libellule, j’en sais trop rien. On gueule, c’est un fait, mais pourquoi ? Il nous consulta tous du regard. — Moi, je crois que je sais, dit Tom Pouce. — Vas-y, on t’écoute. — On gueule des hourras parce que personne a jamais entendu parler d’une guerre où on gueulait pas des hourras ! Tom Pouce nous regarda solennellement, puis ajouta, sous le coup d’une brusque inspiration : — Et aussi parce qu’on est en route pour remplir une noble mission. On est en route pour aider notre cher Führer, notre grand Adolf à remporter une magnifique défaite, afin que cette saloperie de guerre finisse au plus vite et que le merveilleux effondrement de ce régime pourri devienne une glorieuse réalité ! Porta le souleva de terre, l’embrassa sur les deux joues, le remit sur ses pieds, allongea son cou de cigogne et lança un rugissement de jubilation pure que le Führer entendit probablement, mais dont il ne put comprendre la signification. Je suis mal placé pour exprimer une opinion sans parti pris, mais du point de vue du simple soldat, le fameux génie germanique de l’organisation me paraît grandement surfait, tout au moins en ce qui concerne le transport des troupes. L’impression donnée au simple soldat par les plans tant vantés de l’État-Major Général est que lorsqu’il doit être transporté d’un point à un autre, il importe avant tout de l’y transporter en zigzag. Amener un simple soldat du point A au point B en ligne droite et sans haltes prolongées au milieu des champs ou sur les voies latérales des petites gares de triage, en un mot, sans le moindre gaspillage de temps et de combustible, équivaudrait à révolutionner l’art de la guerre, en réalisant tous ces jolis plans prévus sans pagaye d’aucune sorte. Or, c’est un fait bien connu que tous les simples soldats du monde pourront vous confirmer : on ne fait pas une guerre sans pagaye. La pagaye de la guerre, et le gaspillage titanesque de vies humaines, de nourriture, de matériel et d’intelligence mal employée sous-entendu par des expressions telles que « avance effectuée conformément au plan », pour ne rien dire des « redressements du front » et de la « défense élastique », ont quelque chose de si démesurément tragique qu’on ne saurait les imaginer. Il me semble pourtant qu’il y a une explication à la pagaye incoercible de la guerre. Elle provient peut-être, entre autres causes, du fait que, sans pagaye, les responsabilités seraient beaucoup trop faciles à déterminer. Si l’on admet que la pagaye rend pratiquement impossible le dépistage des responsabilités, cette explication devient on ne peut plus plausible : Si Guerre = Pagaye Et Pagaye = Irresponsabilité Alors, Guerre = Irresponsabilité Et c’est une équation à laquelle nous aurons fréquemment l’occasion de revenir. Nous franchîmes ainsi la frontière serbe, où l’on nous apprit que, jusqu’à nouvel ordre, nous étions le 18e Bataillon de la 12e Panzer-Division et qu’on nous envoyait apprendre, quelque part dans les Balkans, le maniement d’un nouveau tank, après quoi nous serions expédiés au front. Dès qu’il connut la nouvelle, Porta s’écria avec un sourire extatique. — Au train où vont les choses, ça n’arrivera pas dans les trente-quatre ans à venir. Notre bonheur est assuré. On va tous être heureux comme des coqs en pâte et devenir rapidement milliardaires et je vais vous expliquer pourquoi. Dans les Balkans, les affaires sont plus florissantes que partout ailleurs en Europe, ceci parce qu’on y pratique, sur le plan commercial, la méthode directe : je te vole, tu me voles et pas d’histoires ! Et qu’est-ce qu’un soldat sinon d’abord un homme d’affaires ? Soyons donc de bons soldats, souvenons-nous de ce que nous avons appris et appliquons-le avec usure. Quand je quitterai ces adorables Balkans, ce sera dans la peau d’un jeune homme riche, satisfait et bien équipé ! De Zagreb à Bania-Luka et de Bania-Luka à Sarajevo, puis un brusque plongeon vers Brod, au nord, et vers l’est à nouveau par-dessus la frontière hongroise… Ainsi roulait le 18e Bataillon accomplissant des exploits mémorables, quoique d’une nature légèrement différente de ceux publiés chaque jour dans les communiqués, ou projetés sur les écrans des cinémas, à la rubrique des actualités, au profit d’assistances captivées par des musiques extrêmement martiales. Non, (soit dit en passant), le 18e Bataillon ne fut jamais, ni filmé, ni même mentionné dans aucun communiqué. Ce n’était rien de plus qu’un de ces bataillons gris, anonymes, décimés et reformés, décimés et reformés, décimés et reformés sans trêve ni repos, pour une cause que nous haïssions, même si nous n’avions pas le don d’exprimer nos sentiments avec la concision enviable de Porta, qui n’était jamais à court de commentaires à ajouter aux commentaires invraisemblables des speakers de radio. Nous faillîmes laisser Porta en arrière, une première fois, dans la petite ville de Melykut, au nord-est de Pécs. Il grimpa en marche au dernier moment, avec l’aide de copains, et deux minutes plus tard, comme nous passions devant une masure des faubourgs de la ville, nous vîmes trois bohémiennes qui agitaient frénétiquement les bras, en signe d’adieu. Porta leur rendit leurs saluts en vociférant : — Au revoir, petites filles. Si vous avez un bébé et que ce soit un garçon, appelez-le Joseph, comme son père. Mais pour l’amour de la Sainte Vierge, n’en faites pas un soldat ; plutôt un maquereau, c’est moins dégueulasse ! Puis Porta s’installa confortablement dans un coin, sortit de sa poche un jeu de cartes incroyablement graisseux et nous convia dare-dare à l’inévitable partie de vingt-et-un. Nous jouions depuis quatre heures quand le train s’arrêta dans la petite ville-frontière de Mako, légèrement au sud-est de Szeged. On nous informa que nous faisions là une halte de dix heures avant de pénétrer en Roumanie. Nous sautâmes à terre pour aller jeter un coup d’œil alentour. Comme d’habitude, Porta partit en éclaireur et, comme d’habitude, il revint au bout d’un certain temps, s’approcha de moi et du Vieux avec son air le plus innocent et chuchota : — Rappliquez ! La ville – quelque chose entre un village et une cité rurale – gisait morte dans la chaleur moite de l’après-midi. Nos vêtements nous collaient à la peau tandis que nous descendions côte à côte, suant et soufflant, la rue principale où des paysans déguenillés dormaient par terre à l’ombre des arbres. Brusquement, Porta franchit une palissade, traversa une haie, et nous nous trouvâmes dans une rue étroite bordée de petites maisons aux jardinets grands comme des mouchoirs de poche. — Je renifle des choses ! annonça Porta. Il prit le trot… et dut prendre le galop un peu plus tard, poursuivi par une douzaine d’hommes et de femmes en furie, tandis que le Vieux et moi passions inaperçus derrière une haie, une oie étranglée dans chaque main. Le temps de regagner le train, de faire disparaître les oies, et nous repartîmes à la rescousse. Porta venait d’ailleurs à notre rencontre, sous bonne escorte consistant en un lieutenant hongrois, deux Honved, baïonnette au canon, une paire de nos propres policiers militaires et une bonne cinquantaine de civils hongrois, roumains, slovaques et bohémiens, glapissant et gesticulant. Porta semblait prendre l’aventure avec le plus grand calme : — Comme vous voyez, nous déclara-t-il, le régent hongrois Horty, le meilleur ami de notre Führer dans ce pays m’a fait raccompagner par une garde d’honneur. Ce fut heureusement le Major Hinka qui reçut cette procession, lorsqu’elle atteignit la voiture-état-major du convoi. Non seulement Hinka était jeune et sympathique, mais c’était aussi le protecteur particulier de Porta. Calmement, il écouta les accusations proférées par le lieutenant hongrois ; puis, quand le lieutenant eut terminé, il commença : — Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? Vol et tentative de meurtre ! Non content de nous amener toute la population sur le dos en étranglant des oies, que le diable m’emporte si vous n’avez pas également attaqué des soldats hongrois, nos frères d’armes ! Et chassé à coups de pied un chien de grande valeur. Brisé les fausses dents du bailli ! Provoqué deux fausses couches ! Qu’est-ce que vous avez à dire pour votre défense, espèce de minable gorille aux genoux cagneux ? Le tout hurlé à pleine voix, de sorte que la foule excitée pût se rendre compte que son agresseur était en train de se faire copieusement laver la tête. Sur le même ton, Porta répondit : — Herr Major, ces crétins congénitaux sont si menteurs que mon âme pieuse en est ébranlée jusqu’au tréfonds. Par la coquille sacrée de sainte Elizabeth, je jure que je me promenais paisiblement, jouissant en toute innocence du temps idéal et de l’admirable panorama. J’étais au beau milieu d’une prière d’action de grâces, remerciant le Seigneur de m’avoir permis d’appartenir aux rangs privilégiés des soldats de notre grand et bien-aimé Führer et donné, par la même occasion, de visiter la très grande banlieue de notre bonne cité de Berlin, quand tout a coup, avec une soudaineté excessivement préjudiciable à mes nerfs délicats, je fus arraché à mes pieuses méditations par une bande de démons enragés surgis des buissons dans lesquels ils m’avaient attendu dissimulés en embuscade. J’ignore ce qu’ils croient avoir à me reprocher, et que pouvais-je faire alors sinon pousser un cri de terreur et prendre mes jambes à mon cou ? Ils en voulaient à ma peau, c’était visible. Vous remarquerez que l’un d’eux possède une montre et que d’autres fument la pipe. Ils ne voulaient donc me demander, ni du feu, ni l’heure qu’il était. Et puis, comme je prenais un virage sur l’aile à la vitesse maxima concevable en pareil cas, je me trouvai nez à nez avec un de ces guerriers d’opérette au stupide képi à plumes et à la poitrine barrée d’une palette. Que pouvais-je faire lorsqu’il tenta de m’arrêter, sinon lui administrer une légère poussée, en toute courtoisie, comme de juste ? Je crois qu’il est tombé, en fait, assez rudement, mais s’il ne s’est pas encore relevé, je donnerai volontiers un bon coup de main pour le transporter à l’hosteau. Après cette rencontre, tout un poulailler de ces volailles empennées s’est précipité sur moi en hurlant comme des Indiens sur le sentier de la guerre ; s’il faut en croire, du moins, ce bouquin adorable – Herr Major l’a certainement lu – le « Tueur de daims », oui, c’est bien ça, et si vous ne l’avez pas lu, Herr Major, j’écrirai à ma grand-mère afin qu’elle me l’envoie, je sais qu’elle l’a toujours dans sa bibliothèque… — Ça suffit, Porta ! beugla le major. Puis-je avoir l’explication de ces oies ? Des larmes coulaient à présent, pour notre plus grande joie, sur le visage crasseux de Porta. — Herr Major, dit-il d’une voix lamentable, je ne vois pas de quelles oies ces gens veulent parler. Mais vous savez vous-même combien de fois déjà on a pu me prendre pour quelqu’un d’autre. Je suis l’homme le plus malheureux de la terre et je suis convaincu de posséder au moins deux sosies. Ma grand-mère l’a toujours affirmé… Les muscles des joues du Major Hinka tremblèrent dangereusement, mais il parvint à garder son sérieux, et, se tournant vers le lieutenant hongrois, il lui assura que Porta serait sévèrement puni. Pour pillage en terre alliée. Ce soir-là, le Major Hinka mangea, lui aussi, de l’oie rôtie. Rampant sur et sous une quantité infinie de wagons de marchandises, nous en atteignîmes un énorme, que scellait le cachet de la Wehrmacht. Sceau et lourd cadenas ne résistèrent pas longtemps, cependant, et le Vieux poussa de côté la porte à glissières. — Regardez un peu ça, grogna-t-il, et dites-moi ce que vous en pensez. Le spectacle qui s’offrait à nos yeux faillit nous expédier dans la nature, les quatre fers en l’air. Dieu du ciel ! Des choses pareilles existaient donc encore ? Boîtes d’ananas, de poires, filets de bœuf, jambon, asperges, langoustes, crevettes, olives, sardines portugaises, bocaux de gingembre, abricots et pêches. Vrai thé, vrai café, chocolat, cigarettes et vins fins. Vin blanc, vin rouge, cognac, champagne. Une épicerie montée sur roues, un poème épique, une féerie orientale. — Dieu Tout-Puissant ! haleta Tom Pouce. A qui ce wagon est-il destiné ? — Tu veux dire : à qui ce wagon était-il destiné ? rectifia Pluton. Même un monstre tel que toi doit pouvoir comprendre que c’est Dieu qui a guidé nos pas. Et si Dieu s’est donné cette peine, c’est pas pour que tu restes là sur tes pattes de derrière à poser des questions idiotes ! Quand nous pénétrâmes le lendemain dans la grande gare de marchandises de Bucarest, où nous devions être transbordés. Porta disparut avec une caisse de pinard et, peu de temps après, surgit, une loco haut le pied qui vint chercher notre wagon pour le ranger sur une discrète voie de garage, à l’abri des yeux trop inquisiteurs. Porta fit même établir par un Stabsfeldwebel un bulletin de fret attestant que le wagon était la propriété légitime du 18e Bataillon. LES SPLENDEURS DES BALKANS NOUS fûmes cantonnés dans une caserne roumaine proche de la rivière Dombrovitza, à quelque distance de la cité. Un samedi soir, Porta se rendit à Bucarest pour y jouer au poker avec des Roumains de sa connaissance et, le dimanche matin, il était absent à l’appel. Je répondis : « Présent » à sa place, mais il était bien évident qu’une telle situation ne pouvait pas s’éterniser. L’idée de Pluton était que Porta, ayant joué et perdu tout ce qu’il possédait, y compris ses vêtements, attendait maintenant, en compagnie de quelque souris roumaine, que nous venions le récupérer. Cette version nous semblait difficile à ingurgiter, car Porta était un tricheur de génie. L’explication la plus probable – beaucoup plus inquiétante, aussi – était qu’il avait dû, lui, ratisser tous les autres, et tomber sur un bec à la sortie ! Aussitôt après la « soupe » de midi, nous partîmes à travers la ville. Rechercher Porta dans une cité d’un million d’habitants était une entreprise d’autant plus désespérée que Bucarest couvre une surface considérable avec ses immenses parcs, ses larges boulevards et ses rues interminables où les maisons possèdent toutes leur propre jardin. Mais nous avions tort de nous tracasser. Comme nous parcourions en tous sens l’un des plus beaux quartiers résidentiels de la ville, notre attention fut attirée par une étrange et bruyante procession. Tellement bruyante, tellement étrange que tout le monde cavalait pour la regarder passer. Quatre hommes – deux soldats roumains, un bersaglier italien, un civil en tenue de soirée – chancelaient joyeusement sous le poids d’une chaise à porteurs grande comme un compartiment de chemin de fer et, tout en trimbalant ce bizarre équipage, braillaient à qui mieux mieux « Sur un marché persan », stimulés et accompagnés par une invisible flûte. Des entrailles du monstre d’or et de laque rouge jaillit soudain la voix du flûtiste : — Halte, esclaves ! Préparez l’atterrissage ! Attention… HALTE ! L’engin, en touchant le pavé, fit un vacarme considérable, qu’on dut entendre à des kilomètres, et voluptueusement blindé jusqu’aux ouïes, apparut notre Porta. Lui aussi était en toilette de soirée avec plastron raide et queue-de-pie, chapeau haut de forme et monocle ! Il nous salua d’un de ces gestes que les mauvais romanciers français de la fin du siècle qualifiaient d’indescriptible et, nous hélant d’une voix affectée : — Chéris ! Mes frères ! Laissez-moi me présenter : Comte de la Porta, par la grâce de Dieu. Et si je ne m’abuse, il me semble bien vous connaître… Où en est la fortune des armes allemandes ? Qu’on me fasse voir la liste des victoires d’aujourd’hui ! — Qu’est-ce que c’est, s’informa Tom Pouce, que ce fourbi arabe dans quoi tu te fais véhiculer ? Nos honnêtes wagons à bestiaux ne sont plus assez bons pour toi ? — J’envisage de me faire transporter sur le front de l’Est dans ce bar à bras spécial exclusivement réservé aux meilleurs soldats de l’armée allemande, James… Il s’adressait maintenant à moi. — James, vous marcherez dans mon sillage et me passerez mon fusil quand j’en aurai besoin. Vous vous assurerez aussi que le meilleur tireur de toute l’Allemagne aura proprement visé avant de le laisser chatouiller la détente ! Nous ne pouvons tolérer aucune balle perdue, c’est une question de prestige. — Et ton uniforme ? — Messieurs, cette guerre est une guerre de gentlemen. J’ai donc endossé mon uniforme de gentleman… En plus de cette chaise à porteurs et de cette irréprochable redingote, j’ai gagné 2 300 lei et une très jolie boîte à musique dont je vais maintenant vous donner la primeur… Il plongea dans les profondeurs de la chaise et revint avec une magnifique boîte à musique, qui faisait danser au son d’un frêle menuet deux bergères de porcelaine. C’était indubitablement un objet de valeur. Il en fit cadeau le surlendemain à un conducteur de tramway. — Et finalement, reprit-il, j’ai gagné une maîtresse… Avec des cuisses et tout ce qui s’ensuit. — Une quoi ? — Quoi, une quoi ? coassa Porta en écho. Ignorez-vous donc, mes enfants, ce qu’est une maîtresse ? C’est un joujou de luxe pour les comtes et pour les barons. Ça possède des cuisses, des seins et des fesses. C’est précisément avec tout ça qu’on fait joujou. Ça s’achète dans des boutiques très chères où l’on boit du champagne en examinant les modèles. Ça doit se remonter avec un chèque pour pouvoir fonctionner, mais quand ça fonctionne, ça s’agite de bas en haut et de haut en bas jusqu’à ce que le ressort s’épuise et qu’il faille le remonter de nouveau, avec un autre chèque. Si l’on ne manque jamais de chèques, ça ne cesse jamais de fonctionner. Porta lança une bouteille de vin à ses quatre porteurs en hurlant : — Voilà du carburant, esclaves ! Buvez et soyez heureux ! Puis il nous tendit deux ou trois bouteilles de schnaps et conclut avec un geste large : — Chantons à présent les louanges des chers dieux antiques ! Il emboucha la flûte et se remit à jouer, tandis que ses porteurs enchantés vociféraient en chœur : Le temps est venu de vider la coupe rase. Le temps est venu de battre le sol des danses de nos pieds déliés, Le temps est venu de couvrir la couche des dieux… Je criai à l’adresse de Porta. — Eh ! où est-ce que tu es allé pêcher ton Horace ? Il riposta impudemment qu’il avait lui-même composé ces vers. — Sans blague ? rétorqua le Vieux. Je te croyais pas si âgé ! Les Romains – pas les Roumains ! – chantaient déjà ça il y a deux mille ans ! Les esclaves de Porta nous fournirent une description vivante des événements de la nuit écoulée. Porta avait joué au poker avec un jeune baron, tous deux trichant si grossièrement qu’un nouveau-né s’en serait rendu compte. Bien entendu, Porta avait tout gagné y compris les vêtements du baron. Après ça, ils avaient festoyé tous ensemble et les quatre joyeux drilles transportaient maintenant Porta chez la jeune dame que l’infortuné baron avait également jouée et perdue. Nous assistâmes au redémarrage trébuchant de la procession, secouant la tête et serrant précieusement nos bouteilles de schnaps. Tard dans l’après-midi, les quatre esclaves déposèrent Porta, chaise, flûte et tout le reste, devant le mur de la caserne. Nous étions sur le qui-vive et, dès qu’il fut en sécurité, à l’infirmerie, nous achetâmes la complicité d’un jeune toubib qui le garda sous son aile pendant les deux jours de sommeil réparateur dont il eut besoin pour cuver son équipée. Durant la guerre, il trimbala son smoking soigneusement plié dans le fond de son paquetage. De temps à autre, il l’endossait, chaque fois qu’il estimait judicieux de fêter quelque chose, et je reverrai toujours, sur l’écran de mon souvenir, sa silhouette dégingandée parader en frac et plastron blanc dans les tranchées du front de l’Est. Peut-être la chaise à porteurs est-elle toujours à la même place, au pied du mur de cette caserne de Bucarest, et commémoration paisible d’un événement obscur, mais glorieux de la guerre ? Si tel est le cas, je pense que les Roumains doivent la regarder d’un œil moins sombre que les ruines laissées derrière elles par les armées « alliées » de la grande Allemagne. S’il y avait eu davantage de Porta et beaucoup moins de capitaines du type Meier, il ne fait pas de doute que nous aurions conquis tous les peuples et vaincu tous nos ennemis en faisant d’eux nos amis, nos frères. Nous les aurions vaincus, non sur les champs d’horreur, mais dans de vastes concours de beuverie qui possèdent au moins l’avantage de satisfaire quiconque y participe… Et ne guérit-on pas mieux, au surplus, d’une gueule de bois que d’une jambe arrachée par un éclat d’obus ? Nous avions échangé bien des lettres affectueuses depuis que nous nous étions séparés à Fribourg, mais dans toutes les lettres d’Ursula, je trouvais une note décourageante qui me faisait à moitié perdre la boule en me plongeant dans cet enfer des sentiments non payés de retour, tandis que m’empoignait le désir de lui démontrer qu’elle se trompait, qu’elle m’aimait, elle aussi, mais ne voulait pas se l’avouer… Sa réponse à mon télégramme me parvint dans la soirée : RENDEZ-VOUS VIENNE. STOP. ATTENDS-MOI BUFFET PREMIÈRE CLASSE. STOP. URSULA URSULA URSULA n’était pas au rendez-vous. Son train devait avoir du retard. Elle allait arriver d’un instant à l’autre. De la table que j’avais choisie, je pouvais surveiller la porte. Il y avait un courant continu d’entrées et de sorties, et parfois tant de gens pénétraient ensemble dans la salle que je ne pouvais embrasser le groupe d’un coup d’œil et me levais d’un bond, en proie à une sorte de fureur. Plus d’une heure s’écoula. Je tirai ses lettres d’une poche intérieure et les relus pour la millième fois, ligne par ligne, jetant, après chaque ligne, un regard vers la porte. Brusquement, la panique m’envahit : n’étais-je pas resté trop longtemps sans relever la tête ? Peut-être était-elle entrée, pendant que je lisais une lettre ? Peut-être ne m’avait-elle pas vu ? Peut-être était-elle repartie ? Peut-être avait-elle déjà repris un train pour Munich ? Au bout de deux heures, je quittai le buffet, demandai si le train de Munich avait du retard. On m’apprit qu’il était arrivé une heure avant le mien. Le type était poli, amical, mais pas du tout captivé par mon problème personnel. Dont je ne lui soufflai mot ! Mais qui devait pouvoir se lire sur mon visage… Vide, indécis, je marchai au petit bonheur. Qu’est-ce que j’étais venu foutre à Vienne ? Je regagnai ma table, au buffet et restai là, assis, prostré, les yeux dans le vague, essayant de réfléchir, pleurant intérieurement, échafaudant des théories, inventant pour la découvrir mille plans ingénieux, supposant mille événements capables de justifier son absence et haïssant le monde entier tandis que dans la salle, autour de moi, les voix bourdonnaient, la vaisselle cliquetait, les deux caisses enregistreuses ronflaient et s’ouvraient et se refermaient. Tout le monde était occupé à servir ou à manger, à bavarder ou à rire, bref, à vivre. J’étais le seul que personne ne connaissait, dont personne ne s’occupait et qui, ne pouvant vivre, devait simplement rester assis, de plus en plus hagard, tandis que sa vie intérieure prenait des formes de plus en plus fantastiques. Je ne pense pas qu’il puisse exister un être plus anormal que l’individu qui, tranquillement assis dans une salle de restaurant, attend vainement sa bien-aimée. L’heure de notre rendez-vous était maintenant passée depuis plus de trois heures ; elle ne viendrait pas. Ma folie était d’une espèce particulièrement douloureuse, et qui peut-être fût restée incurable, si elle n’était pas venue. Mais elle vint, douce et gracieuse et svelte comme une flamme. Mes doigts écrasaient la cigarette qu’ils tenaient et la cigarette me brûlait la main, mais mon cerveau était provisoirement incapable d’enregistrer la douleur ; il était tout entier au service de mes yeux qui regardaient, regardaient… Regardaient le tailleur gris et les souliers à talon plat et la petite valise avec les initiales U.S. et la main qui tenait la valise, une main si bien faite pour épouser la forme de la nuque d’un homme. — Je me suis trompée de train. Je suis impardonnable… Malgré ses protestations, je lui baisai la main et la fis asseoir auprès de moi, sur la banquette murale. — Chérie… — Mon garçon, il faut d’abord alimenter ta chérie si tu ne veux pas qu’elle tombe d’inanition… Non, non, sois sage et commande-nous quelque chose de bon, avec une bouteille de vin. Après seulement, je te dirai ce que nous allons faire… Je commandai du poulet au riz, sauce paprika, et désignai un numéro sur la liste des vins. J’étais toujours affreusement ébranlé, mais je gardai suffisamment de présence d’esprit pour ne rien dire de plus, durant ce premier quart d’heure, que le seul mot « Chérie ». C’était l’aveu honnête que ma caboche ne tournait pas rond, et c’était un aveu qui ne pouvait que lui plaire… Nous avions une heure devant nous avant de repartir pour Hochfilzen. — Quand tu m’as télégraphié que tu avais cinq jours de permission, j’ai tout de suite pensé que c’était là que nous devions aller. Tu adores la montagne, toi aussi, pas vrai ? — Chérie… — Tu es impossible ! Tu dois boire plus que ton compte de vin. Il faut qu’on te ramène à la normale. Je ne veux pas voyager avec un simple d’esprit. Non que je sois tout à fait normale moi-même ! Dans quelle histoire me suis-je fourrée ? Je vidai mon verre, puis remplis le sien et le mien. Je ne touchai pas à mon assiette tandis que ma compagne dévorait sa portion de poulet de sauce paprika et de pain et de riz, bavardant et faisant montre d’une vitalité réchauffante. J’étais un peu déçu qu’elle ne parût pas s’inquiéter de mon manque d’appétit. C’était un sujet qui lui tenait à cœur. Elle me disait toujours que j’étais maigre comme un clou et devrais manger davantage. Mais aujourd’hui, elle ne semblait pas y penser. Il y avait en elle quelque chose de changé et j’avais l’impression, par instants, qu’elle était aussi nerveuse que moi et que nous nous cherchions, à l’aveuglette, étrangers l’un à l’autre, et que c’était pour ça qu’elle déployait cette activité… dévorante ! — Tu t’es fourrée dans une histoire de lune de miel, lui dis-je, répondant à sa question. Notre lune de miel. Elle éclata de rire ; et puis, tout à coup, après un long moment d’immobilité songeuse, elle me prit la main et la pressa contre sa joue. — Je ne sais pas, dit-elle, je ne sais pas… Mais parce que tu n’as que cinq jours, et pour des tas d’autres raisons… tu auras ce que tu désires, tout ce que tu désires. Es-tu heureux ? Sa riposte me désarçonna, et je murmurai avec quelque incohérence : — Ce que je veux, ce n’est pas ce que je désire, mais ce que tu désires, toi… Est-ce qu’il n’est pas l’heure de ce fameux train ? Sur le quai, elle me prit la main, s’arrêta, me regarda. — Retourne acheter une bouteille de cognac… Quand le capitaine d’état-major nous vit dans ce compartiment, une jolie femme élégante, une bouteille de cognac et un misérable soldat de régiment disciplinaire, il fit demi-tour et, peu de temps après, deux policiers militaires apparurent. Un silence brutal tomba entre nous pendant que je leur montrais mes papiers et mon supplément de seconde classe, Ursula affrontant leurs regards curieux avec une fureur glaciale, ostensible. Mais contenue, Dieu merci ! Le capitaine descendit à Linz, sans que les yeux d’Ursula l’eussent quitté d’une seconde. J’aimais mieux être à ma place qu’à la sienne. Le couple de civils descendit à Setztal, nous abandonnant le compartiment. A ma grande surprise, ce fut Ursula qui prit l’initiative de m’embrasser. Longuement. Un baiser tremblant, désespéré, qui la laissa pantelante. — Tout ce que tu désires, haleta-t-elle en se retournant vers la fenêtre. Il y a des limites à ce qu’ils peuvent avoir le droit de te faire… Elle me rendit son regard toujours enfiévré de colère. — Tu auras tout ce que tu désires. Et tout de suite, si tu veux… C’est formidable de pouvoir rire. Rire sans la moindre contrainte. — Ne t’occupe pas d’eux. Nous, on fait comme s’ils n’existaient pas. Ils sont mesquins et méprisables. On leur glisse dessus quelquefois, bien sûr, on ne peut pas toujours éviter de marcher dedans. Mais après, on s’essuie les pieds et on continue… Je débouchai la bouteille de cognac. — Buvons à la gloire des pieds bien essuyés… Dehors, les montagnes filaient et défilaient devant les fenêtres, avec la pluie, les poteaux télégraphiques et le crépuscule. Puis l’obscurité vint nous tenir compagnie. Quand nous nous réveillâmes, il était trois heures du matin, et nous aurions dû descendre à Hochfilzen vers minuit un quart. — Innsbruck. Innsbruck, graillonnait le haut-parleur qui nous avait réveillés. Nous dégringolâmes du train, ivres de sommeil. Ursula fit un brin de toilette dans les lavabos tandis que je téléphonais à tous les hôtels de la ville. Je la retrouvai sous l’horloge, comme convenu. — Tu as une chambre ? s’informa-t-elle. — Oui. Hôtel Jägerhof. — Maintenant, j’ai froid. Ça n’a pas été facile ? J’avais appelé vingt-trois hôtels, mais je prétendis que ç’avait été très facile, qu’ils n’avaient pu résister longtemps à ma belle voix de baryton. La salle des pas perdus était déserte et plongée dans la pénombre. Quelqu’un bousculait un seau quelque part et, non loin de nous, un balayeur répandait méthodiquement de la sciure de bois sur les dalles aux vives couleurs. — Lune de miel à Innsbruck, dit-elle. Ça t’ennuie ? — Non. Il y a aussi des montagnes, dans le coin ! donne-moi ta valise… La place, devant la gare, était également déserte. Il avait plu et le fond de l’air était glacial. Où diable pouvait percher l’Hôtel Jägerhof ? Je chuchotai : — Attends-moi une minute. Et je réintégrai le grand hall de la gare. Plus une âme en vue, mais, près du kiosque à journaux, s’ouvrait une cabine téléphonique. Avec un peu de veine, je pourrais peut-être obtenir un taxi… — Vous, là-bas !… Je lâchai la poignée de la porte. La cabine téléphonique se referma derrière moi, avec une sorte de soupir. — Suivez-moi immédiatement ! Le bureau de la police militaire était cruellement illuminé. Je sentis perler de la sueur, à la racine de mes cheveux. Ces lumières étaient trop blanches. Même aujourd’hui, une lumière trop blanche possède encore le pouvoir de me faire transpirer. Le sous-off de service interrogea du regard les deux types qui m’avaient amené. Puis scruta curieusement mon visage. — Alors ? Figés au garde-à-vous, les deux autres expliquèrent : — Nous l’avons trouvé qui rôdait à l’intérieur de la gare. Le sous-off se retourna vers moi. — Qu’est-ce que vous foutiez ici à cette heure de la nuit ? J’avais pris le garde-à-vous, moi aussi. — Je voulais appeler un taxi. Ma femme et moi sommes venus à Vienne, par l’express de nuit, pour passer ici ma permission. Voilà mes papiers… Il les examina. — Un taulard en permission ! Ça paraît bizarre, à première vue ! Je m’efforçai de soutenir son regard. Une mouche bourdonnait, bourdonnait… Traversait la pièce en zigzag. — Où est votre femme ? — Elle m’attend dehors, près de la sortie principale. Il fit signe à l’un de ses sbires. — Allez la chercher. J’écoutai résonner les bottes du gars, dans la salle des pas perdus, suivis machinalement le vol capricieux de cette mouche… idiote… Le sous-off, bougea sur sa chaise. Une tête ensommeillée apparut dans l’entrebâillement d’une porte. — Quelle heure est-il ? — Trois heures et demie. La tête s’escamota. — Vous avez votre ticket ? Je sursautai. Pouvais-je dire que je l’avais jeté ? Il voudrait savoir si je n’avais pas eu de billet de retour pour Vienne. Il voudrait voir aussi le ticket d’Ursula. Nous n’avions aucun moyen de nous en sortir. — Ce billet n’est que pour Hochfilzen. Vous… avez une explication ? — Nous avons dormi. Et nous ne nous sommes réveillés qu’à Innsbruck. — Vous voulez dire que vous avez fait tout ce chemin sans payer ? — Oui. Nous n’avons eu que le temps de descendre ici. Mais nous sommes prêts à payer la différence… Il ne répondit pas. Le téléphone sonna. Il décrocha le récepteur. — Police de la gare… Qui ça ? Un instant… Il fit courir son index sur une liste affichée au mur, près de lui. — Non, je n’ai pas ce nom-là… C’est sûrement une erreur… Oui, c’est le micmac habituel, il y a toujours une de ces pagayes là-bas dedans… Je vais rejeter un coup d’œil, mais ça ne vous avancera pas… Ursula pénétra dans le bureau et me regarda, visiblement effrayée. Nous attendîmes. La mouche bourdonnait Bataillon disciplinaire. Bataillon disciplinaire. Taulard. Taulard. Taulard. Le sous-off rigola dans son téléphone et le raccrocha posément. Il examina les papiers d’Ursula, et nous fûmes bien obligés de reconnaître que nous n’étions pas mariés. — Pas encore, admit Ursula. Pas avant demain… Subitement, elle recouvra tout son sang-froid. — Ecoutez… Tout cela n’est que le résultat d’une erreur malencontreuse… Si nous n’avions pas trop dormi, nous serions descendus à Hochfilzen et rien ne serait arrivé. Vous savez vous-même à quel point il est difficile aux soldats des… des bataillons disciplinaires d’obtenir une permission. Mon mari a une permission. Il n’a commis aucune irrégularité… Vous comprenez, il y avait si longtemps que nous ne nous étions revus… Elle exhiba la bouteille de cognac. — C’est moi qui lui ai fait acheter cette bouteille, je voulais qu’il se sente parfaitement bien… Nous en avons bu un peu et… et… c’est également moi qui l’ai encouragé à… — Oui ? Elle était magnifique. Rougissant furieusement, le regard étincelant, elle frappait droit au cœur de l’homme à la façon directe, sans scrupule, des femmes. — Eh bien… Nous avions le compartiment pour nous seuls. Et je ne l’avais pas vu depuis si longtemps. Il n’a rien fait de mal ; il s’est conduit comme un bon soldat, voilà tout ! Cette dernière remarque était un trait de génie. Le sous-off nous rendit nos papiers. — Vous pouvez partir… Puis il se tourna vers moi. — Et continuez à vous conduire comme un bon soldat ! La porte se referma sur un concert de rires égrillards. — Fichons le camp, chuchota-t-elle en m’entraînant, presque au pas de course. Fichons le camp j’ai peur… Nous nous retrouvâmes sur la place déserte, saturée de pluie, et je vis qu’elle était blême et que son front lisse, à la naissance de sa chevelure noire, se couvrait de gouttelettes qui ne tenaient rien de la bruine. — Tiens-moi fort, implora-t-elle. Je crois que je vais m’évanouir. Je posai hâtivement la valise pour soutenir Ursula et l’aider à s’asseoir sur une marche de l’escalier. — Baisse la tête entre tes genoux. Là, ne bouge plus, maintenant. Ça va passer dans un instant… — Je me sens mieux, à présent, dit-elle un peu plus tard. Tu n’es pas trop en colère après moi ? — En colère ! — Cette… défaillance. Je ne te suis pas d’un grand secours… — Tu parles ! Si tu n’avais pas sauvé la situation, Dieu sait jusqu’où elle serait allée. Ils auraient cherché des confirmations à droite et à gauche et j’aime mieux te dire qu’une communication téléphonique avec Bucarest, ça ne s’obtient pas en un quart d’heure. Dans tous les cas, j’étais bon pour finir la nuit avec ces trois salopards ! Tu as été splendide et terriblement brave… Mais tu dois être épuisée, maintenant. Tu veux que j’essaie de trouver un taxi ? — Non, non. Je viens avec toi. On ne se quitte plus d’une semelle. Restons assis encore une minute ou deux et nous irons chercher ce taxi ensemble… Je la tins serrée un long moment contre moi. Puis elle frissonna. — Allons-y, j’ai froid. — Oui, allons-y… Nous trouvâmes un fiacre qui nous conduisit à l’hôtel. Le Jägerhof était blanc, vaste, endormi, derrière ses portes-fenêtres, au bout de son chemin carrossable dont les graviers ralentirent la marche du cheval. Le vieux portier de nuit biffa le nom d’Ursula que j’avais inscrit sur le registre, en me disant d’un ton amical que je n’avais pas besoin de mentionner le nom de jeune fille de ma femme. — Monsieur et Madame, conclut-il avec un sourire. Ce sera largement suffisant. J’étais rouge comme un coquelicot. Le gosse de l’ascenseur nous sourit, lui aussi, tandis que je regardais droit devant moi… Pendant que la femme de chambre relevait les couvertures, Ursula sortit sur le balcon. Je me raclai la gorge et passai dans la salle de bains. Puis la femme de chambre se retira et nous nous retrouvâmes face à face au milieu de la pièce et les yeux dans les yeux. — Eh bien… Nous y voilà ! Une cigarette ? Sa main tremblait, au point de briser l’allumette. Notre embarras était effroyable. L’air sec de cette chambre étrangère, où tout était si propre, mais tellement impersonnel. L’excitation. L’émotion. La fatigue. Une faillite émotionnelle ? Je me sentais aussi lourd, aussi las qu’à l’issue d’une semaine de manœuvres. Elle se tenait toute droite devant moi, les épaules tombantes, et ses yeux étaient « noisette » et je ne connais pas d’yeux qui puissent exprimer autant de tristesse, autant de lassitude que des yeux noisette. A qui appartenait-il, maintenant, de faire le premier pas ? En avions-nous le désir et le pouvoir et n’allions-nous pas tout rater, tout noyer à jamais dans l’amertume d’un souvenir pénible ? Que devions-nous, que pouvions-nous attendre l’un de l’autre ? — Je vais finir ma cigarette sur le balcon pendant que tu vas te c… déshabiller. C’était épouvantable. Je n’avais même pas osé dire : pendant que tu vas te coucher. Y a-t-il quelque chose de plus monstrueusement paisible que la nuit ? Les montagnes, dans l’obscurité, pesaient de toute leur masse, attendant le jour qui nous ferait voir ce qu’elles étaient réellement. Hautes montagnes, noires montagnes, demain, nous saurons ce que vous êtes. Demain, nous aurons dormi : demain, nous prendrons notre petit déjeuner avec vous, en parlant d’escalades. Cette nuit, tout est trop noir et vous n’avez rien à nous offrir… — Tu peux venir, chéri… L’un des deux verres, dans la salle de bains, était à moitié plein de cognac. L’autre était vide, mais je sentais bien qu’il avait contenu du cognac, lui aussi. Je m’emparai du second verre. Si je lui dis que nous sommes trop fatigués, elle va penser que c’est seulement par égard pour elle et elle va se déclarer d’accord et nous allons rester là, côte à côte, appréhendant l’un comme l’autre de céder le premier au sommeil. Et peut-être sera-t-elle un peu déçue, bien que terriblement fatiguée ? Et si je lui dis… Ce n’est pas facile de résoudre ce genre de problème. Les taureaux et les étalons humains des romans durs américains, les héros émotifs à la Hemingway, recordmen sexuels au cœur d’acier… En cet instant décisif, je les enviais. Mais non. Seule, la mort est décisive. Tant qu’il y a de la vie… — Je bois aux souliers bien essuyés, dis-je en vidant mon verre. Mon chéri… souffla-t-elle d’une voix enfantine. Je calai sa tête au creux de mon épaule et tirai la couverture sur sa poitrine. — Demain, je ferai des prouesses à la Hemingway… La montagne m’a dit de te dire que demain, elle nous montrerait, elle aussi, tout ce qu’elle sait faire. Mais ce soir, bon sang, je veux dormir… Elle rit en sourdine. — Mon chéri… J’estime que je m’en étais fort bien sorti. Un instant plus tard, elle ajouta : — Merci, chéri. Puis elle mit sa tête sur son oreiller, glissa son bras sous le mien et, trente secondes après, il n’y avait plus personne. Quelques heures d’un bon sommeil alcoolisé, d’un lourd sommeil de brutes primitives, puis le réveil simultané dans la même position exacte… Et la montagne put nous montrer, alors, tout ce qu’elle savait faire. Et nous escaladâmes la montagne et nous nous reposâmes sur la montagne… Il ne faut rien forcer, dans ces cas-là, il faut tout simplement dormir… « Je t’aime. Je t’aime de toute mon âme… » De grosses larmes luisantes scintillaient sur ses longs cils et suivaient lentement la courbe de ses joues. Elle gardait les yeux obstinément fermés… LES DERNIERS JOURS LE soleil du matin nous baignait de sa chaude lumière à travers les portes-fenêtres largement ouvertes du balcon. Nous étions assis à la table du petit déjeuner : un petit déjeuner pantagruélique que le garçon venait de nous apporter. Souriante, Ursula me tendit encore une tranche de pain beurré. — Allons, allons, il faut que tu manges ! — Mais je ne peux pas manger tant ! J’ai trop l’habitude de la sauter, c’est pour ça… — Il faut te débarrasser de toutes ces mauvaises habitudes. Tu ne manges pas ! Grand Dieu, Sven, tu n’as plus que la peau sur les os ! Je ne pus m’empêcher de m’examiner. Et de constater qu’elle avait raison. Mes bras étaient si maigres que mes doigts en faisaient le tour. Seigneur, que pouvait-elle attendre d’un gringalet comme moi ? Une femme saine et robuste, ferme de sein, ronde de croupe, toute en courbes harmonieuses, auprès de moi tout en angles durs et disgracieux… Faite pour occuper le centre d’une famille bronzée, bébés joufflus, gros garçons blonds et filles caquetantes allant et venant sans cesse en quête de tartines. Et un grand type costaud qui rentre le soir. Un type puissant comme un ours. Pas moi. — Allons, mange au lieu de t’apitoyer sur ton propre sort. Tu es déjà très bien comme ça. Et j’espère des tas de choses après le petit déjeuner. Mais d’abord, il faut que tu manges. Ces deux œufs, encore. Après ça, je me plierai de bonne grâce à tes raffinements orientaux… — Voyons, voyons, c’est une chose qu’on ne peut pas faire ! Je tournais et retournais le pain dans ma bouche, sans parvenir à l’avaler. — Quoi ? Qu’est-ce qu’on ne peut pas faire ? — S’empiffrer calmement en attendant la suite. — Qui te parle d’attendre la suite ? Elle viendra bien d’elle-même. Pour l’instant, mange. Tiens, bois ce verre de lait, tu dois avoir soif. Tu ne te relèveras pas avant d’avoir du ventre, même si je dois te gaver comme une oie. N’oublie pas que je suis doctoresse et par conséquent bien placée pour cataloguer tes symptômes. Tu souffres d’un manque de vitamines et de pas mal d’autres manques… même si tu t’y connais en subtilités orientales ! — Ça oui, je suis très, très connaisseur. — Et puis-je te demander où tu as appris tout ça ? — Quand j’ai reçu ton télégramme, je me suis entraîné sur neuf mille odalisques et sur un tambourinaire turc spécialement importé de Constanza. Je bus et mangeai tout ce qu’elle me donna. Puis nous passâmes aux subtilités orientales et ce, je dois le dire, à notre mutuelle satisfaction. Il est ridicule d’affirmer que les hommes ne cherchent que ça. Les hommes cherchent ce que cherchent aussi les femmes. Ils cherchent ce qui est la racine et l’aliment de toute culture : la connaissance. Nous montâmes ensuite jusqu’au petit monastère juché à flanc de montagne, que nous fit visiter un prêtre aux cheveux blancs. Et la montagne ne nous déroba aucun de ses trésors. Nous rencontrâmes des troupeaux de chèvres et de vaches hautes en couleur, gardées par un berger pittoresque barbu jusqu’au ventre et chaussé de gros souliers alpins. Plus loin, nous nous installâmes sur une pente pour contempler un village aux ruelles sinueuses, aux maisons peintes de couleurs vives comme des jouets d’enfants. Les cloches suspendues au cou des vaches scandaient gaiement le chant de quelques filles et d’en haut descendait la réponse allègre « Holidorio ! Holidorio ! » Il y avait même un aigle dans le ciel. Un aigle véritable, une créature vivante et non l’aigle héraldique qui tenait l’Europe dans ses serres sanglantes. Un paysage aussi ostensiblement idyllique peut devenir très vite insupportable. Tout y est trop beau, trop clair ; trop calmes les pics enneigés. Trop en désaccord avec une âme agitée. Il fallait alors reprendre la route, ou dormir dans la chaleur odorante, bourdonnante de mille insectes. Idylle en montagne. Repas gargantuesques arrosés de vin du Rhin servi dans des timbales ambrées. Ma main sur la cuisse d’Ursula qui se dérobe et cette sensation, brusquement, d’abîme prêt à m’engloutir : plus que deux jours, plus que deux… — Songe qu’il nous reste encore deux jours. Encore deux jours, tu te rends compte ? Ce qui ne l’empêcha nullement de pleurer et d’être aussi malheureuse que je l’étais moi-même. L’aubergiste nous cria : « Grüss Gott » et nous suivit des yeux, gravement, tandis que nous repartions sur la sente abrupte. Au bout de quelques minutes, Ursula se retourna. Il nous observait toujours et toujours gravement il leva le bras pour un dernier adieu. — Quel chic bonhomme ! s’exclama-t-elle. — Oui. Elle posa mon bras sur son épaule. — Tu n’as pas l’air de comprendre quel enfer serait ma vie si je tombais amoureuse de toi ! — Amoureuse de moi ? Mais je croyais que tu l’étais… — Alors que je me tue depuis toujours à te répéter le contraire ! C’est décourageant… De toute façon, je n’ai pas pu ne pas répondre à ton appel. Tu es… tu es quelqu’un que les femmes n’ont pas l’habitude de rencontrer. Moi, en tout cas. Peut-être parce que je ne suis pas spécialement… — Oh ! Si, tu l’es ! Tu l’es même énormément ! J’avais son sein dans ma main. Elle m’attrapa le bras et le remit sur son épaule. — Ne parlons pas de ça, veux-tu ? C’est déjà suffisamment embrouillé. Mais je… je ne sais pas comment dire… — Moi, je sais. Tu veux dire que tu n’es pas amoureuse de moi. N’allons pas chercher les grands mots, Ursula. J’ai commis cette faute moi-même, mais tu m’as tenu si longtemps à distance, et tout à coup… C’est pour ça qu’il est si difficile de s’exprimer objectivement. — Et tu es si maigre et désaxé. Tu sais que tu cries en dormant ? — C’est vrai ? Mais en dehors de ça, tout va bien ! — Peut-être. Mais je pense à ma vie qui va être infernale… Subitement, elle perdit la tête, se jeta contre moi en sanglotant : — Je ne veux plus que tu me quittes ! Je ne veux plus qu’ils te reprennent à moi, tu m’entends ? — Non, non. Oui, oui… C’était tout ce que je trouvais à dire. Je lui tapotais l’épaule et répétais : « Non, non. Oui, oui » au petit bonheur. Je n’y comprenais plus grand-chose. Ce soir-là, elle revêtit une simple robe noire, très ajustée, avec, pour seule garniture, un collier de perles noires et vertes. Je savais que mon uniforme noir des chars d’assaut me conférait une sorte de macabre élégance encore accentuée par l’absence de toute décoration. Je remarquai avec un certain orgueil que les gens nous regardaient passer tandis que nous gagnions notre table. Pendant que nous dînions, un lieutenant passa près de nous, laissant choir sur la table, juste devant moi, un morceau de papier plié. Intrigué, je l’ouvris et lus : « Si vous êtes ici sans permission régulière, grouillez-vous de filer. La police militaire est dans le secteur. Si vous avez besoin d’un coup de main, vous me trouverez dans le hall. » En plein accord avec Ursula, je décidai d’aller le remercier et lui dire, par la même occasion, que mes papiers étaient en règle. Je l’aperçus aussitôt, qui fumait dans un coin du hall. Je me présentai brièvement, le remerciai et questionnai : — Serait-ce indiscret de vous demander la raison de votre gentillesse ? — Pas du tout. Mon frère est également dans les tanks. Hugo Stege. — Hugo ! C’est un de mes meilleurs copains de la compagnie ! — Sans blague ? Une rencontre comme celle-là, ça s’arrose. Vous me permettez de vous inviter tous les deux, ce soir ? Je connais un endroit rigolo où nous pourrons aller après dîner. Ensemble, nous rejoignîmes Ursula. Il était dans le génie et s’appelait Paul Stege. Quand nous nous quittâmes, après une nuit bien remplie, il nous donna un numéro de téléphone où nous pourrions l’appeler si nous avions besoin de quelque chose. De retour dans notre chambre, nous prîmes tout d’abord le temps de fumer une dernière cigarette. L’aube était proche. J’allai relever les jalousies, puis allumai la radio. Il y avait généralement de la bonne musique à cette heure, un prétendu « programme pour le front ». Un orchestre symphonique, probablement le Grand Orchestre Philharmonique de Berlin attaquait le dernier mouvement des Préludes de Liszt. Hitler et Gœbbels étaient allés gâcher jusqu’à cet émouvant morceau romantique en en faisant une musique de propagande pour leur saloperie de guerre. L’U.F.A. l’utilisait comme fond sonore pour ses bandes d’actualité sur les raids de la Luftwaffe. C’était la Luftwaffe préparant le chemin pour nous autres les troupes blindées. C’était la Luftwaffe rasant le ghetto de Varsovie en trois jours et trois nuits d’épouvante. Une fois le calme revenu et la fumée dispersée, plus rien, sur cette vaste étendue, ne dépassait une hauteur d’un mètre cinquante. Sur plusieurs centaines de milliers de Juifs, une poignée seulement était ressortie vivante entre les cordons de SS hilares. Une poignée de Juifs et quelques millions de rats. — Au rythme des Préludes de Liszt. — Si tu fermais ça, suggéra Ursula. Ce morceau me porte sur les nerfs. J’éteignis la radio et me déshabillai. — Quelle journée merveilleuse. Et bientôt, il fera jour de nouveau. C’est presque une honte de dormir… — Je crois que ce sera merveilleux de dormir un peu. Quelques heures seulement. Nous sommes fatigués, non ? — Si la vie pouvait être toujours aussi merveilleuse. Manger quand on a faim. Boire quand on a soif. Juste assez pour se sentir léger et spirituel. Ouvrir les yeux et se retrouver bien éveillé, parce qu’un nouveau jour est là qui ne demande qu’à être vécu. Être fatigué d’une bonne fatigue. Comme je le suis en ce moment. Je ne désire rien de plus au monde… Ce n’était pas tout à fait exact. Je désirais lui ôter son collier. Et ses chaussures. Et sa robe. Cette fermeture Éclair, oh ! cette fermeture Éclair… Là ! — Comme vos mains sont calmes, mon garçon ! Si sûres d’elles-mêmes ! Et cette deuxième chaussure ? C’est pour demain ? Non, non, la chaussure d’abord ! — Non. Les bas d’abord ! Je lui ôtai aussi sa seconde chaussure. — Tâche de ne pas accrocher une maille avec tes ongles, c’est ma dernière paire… Oh ! Tu ne disais pas que tu étais fatigué ? Je ne répondis pas. J’avais ma poupée, pour jouer, et elle avait la sienne. Nous étions prêts tous les deux. Moi, prêt pour elle. Elle, prête pour moi. Sans complications, sans impatience, sans réticence. Tout le temps du monde devant nous… Admirer des yeux au fond desquels va et vient une vague. Être si bons amis que les dieux vous prêtent l’acuité de leurs propres sens et vous permettent de sentir une pression d’un milligramme, un frémissement ténu d’une fraction de millimètre. Union totale des corps et des âmes. — Remonte un peu, veux-tu ? C’est ça. Là ! Dans un souffle. — Oui ? Et quoi encore ? Pas besoin de répondre. La vague était sur nous et nous emportait dans son maelstrom. Elle reposait maintenant près de moi. Un frisson la parcourait à intervalles réguliers et je frissonnais de même. Nous étions ébranlés jusqu’en notre substance, vaincus, l’un et l’autre. A quoi bon parler ? Il n’y avait rien à dire. Je ramenai sur nous les couvertures avant que le froid pût nous atteindre. « … les armées soviétiques utilisées pour cette attaque. L’offensive est déclenchée, de l’Océan Arctique à la mer Noire, et déjà l’on nous communique des rapports sur les gains de terrain et les nombreuses victoires remportées par les forces combinées allemandes, italiennes, roumaines… J’avais rallumé la radio, en sourdine. J’appelai doucement Ursula. Elle dormait. Dieu merci. Et merci de m’avoir laissé connaître, avant l’audition de ces nouvelles, ce qu’il est convenu d’appeler un bonheur total. Ceux-là souriront sans doute qui chérissent des idées bien arrêtées sur l’âme et le corps, l’esprit et la matière et la supériorité de l’une et de l’un sur les autres. Laissez-les dire. Laissez-les rire. Tout le mal que je leur souhaite, c’est d’accéder un jour à cette sorte de bonheur et peut-être comprendront-ils alors ! Peut-être ! Notre mariage eut lieu le lendemain, au petit monastère. Paul Stege servit de garçon d’honneur à Ursula. Il lui apporta un énorme bouquet de roses blanches qui lui fit venir les larmes aux yeux. Le prêtre aux cheveux blancs n’était pas très chaud pour nous marier, en raison de ma qualité de « disciplinaire ». Mais lorsqu’il apprit que j’étais un Auslandsdeutscher[1] d’ascendance austro-danoise et pratiquement naturalisé Scandinave, il y consentit aussitôt. — J’ai passé quelques années de ma jeunesse dans ce petit pays du Nord. Une oasis au cœur de l’Europe. Espérons que la guerre l’épargnera et, si tel est le cas, retournez vous y établir dès que cela redeviendra possible… Des trésors d’origine roumaine garnirent la « corbeille » d’Ursula : une chemise de nuit toute en soie avec de la vraie dentelle, deux parures diaphanes, cinq paires de bas de soie et une bague que Porta m’avait procurée. Une bague en or avec un gros saphir cerné de minuscules diamants. Le tout représentait une fortune, au marché noir. Je n’ai du dernier jour que des souvenirs fragmentaires : — En quoi cette guerre idiote nous concerne-t-elle ? Maintenant que nous sommes l’un à l’autre… — Non, non, non, il faut que tu me le promettes. Si quelque chose se passe, il faut que tu te débarrasses de tout ça aussi vite que possible. Il faut attendre la fin de la guerre pour voir à quoi ressemblera le pays… — Chéri ! Tu te souviens qu’à Vienne tu ne pouvais rien dire d’autre que « Chérie ». Et maintenant, c’est moi qui dis « Chéri » et rien d’autre que « Chéri »… — Promets-moi de faire bien attention à toi. De ne plus jamais te porter volontaire pour quoi que ce soit. Promets-moi de m’écrire très, très souvent… Oh ! Sven, Sven ! — Allons, allons, il ne faut pas pleurer maintenant. Allons, allons… — Au revoir, Sven. Tu te rappelleras… Ursula, Ursula. Un visage blême qui s’estompe. De plus en plus vite. Ursula, Ursula. Tactactac… tactac-tac… Le train qui roule. Les poteaux télégraphiques qui fuient dans l’autre sens. Dans le mauvais sens. Le compartiment était bondé. Les gens discutaient, discutaient à perte de vue. Ils croyaient dur comme fer en la véracité des communiqués et leur sottise crasse décuplait la profondeur de ma dépression. A laquelle de ces créatures insensées, bien dressées, pourrais-je faire comprendre que la parfaite machine militaire montée par les généraux allemands roulait à grande vitesse vers une fin misérable ? A qui pourrais-je expliquer que sa perfection n’était qu’apparente ? Qu’elle consistait surtout en une série de réflexes conditionnés cultivés à la perfection et parmi eux, au tout premier plan, la capacité de se tenir au garde-à-vous ? Capacité peut-être spectaculaire, mais qui ne donnait rien de plus que des robots, des machines. Et n’enseignait en rien la capacité de reconnaître et d’estimer à sa juste valeur le sentier sur lequel progressaient les robots, au pas, au pas, au pas… On leur disait de suivre ce chemin, et les robots suivaient le chemin qu’on leur indiquait… La machine chargeait à mort un ennemi qui possédait le seul authentique facteur de victoire : la supériorité morale. Pour ma part, riposta le Vieux, j’ai passé une très bonne permission avec la femme et les gosses. Très bonne, mais qu’est-ce que vous voulez foutre en moins d’une semaine ? Ma femme est conductrice de tramway, maintenant, sur un 61. C’est toujours mieux que d’être poinçonneuse. Comme ça, ils arrivent à peu près à joindre les deux bouts. Dommage qu’il faille revenir à toute cette merde. Si seulement, on pouvait avoir la veine de se faire balancer une guibolle, alors, là, on en aurait fini avec leur saloperie de guerre nazie ! — Moi, j’aimerais mieux un bras, opina Joseph Porta. J’intervins : — On n’a pas encore été vraiment au casse-pipe. Mais bon Dieu, peut-être qu’on passera au travers… Le Vieux cacha son visage dans ses mains. — Je crois qu’on en a déjà vu suffisamment, chuchota-t-il. Moi, j’en demande pas davantage. J’ai pas besoin de victoires glorieuses. Tout ce que je voudrais, c’est la paix ! Passer au travers ? Qui est-ce qui nous en sera reconnaissant si on passe au travers ? Personne. Pas même nous. Maudite putasserie… Porta remit sa flûte dans son étui. Il n’avait pas eu, pour une fois, le courage d’en jouer. LA PERMISSION DE PORTA ILS peuvent se le foutre au cul, leur rapport ! Avant qu’il arrive, je serai dans le désert, et j’aimerais bien les voir venir m’y trouver, juste parce qu’un petit morveux d’employé de chemin de fer a reçu dans les bijoux de famille un coup de tatane bien mérité ! Porta se moucha dans ses doigts et cracha sur le mur, au beau milieu d’une pancarte nous informant qu’il était défendu de cracher. — Tout du long, reprit-il amèrement. J’ai pas eu de veine avec ma perme. A peine là-bas, v’là une espèce de tordue qui débarque de Spandau avec un mouflet dont elle prétend me faire endosser la paternité. Je lui dis le plus civilement du monde qu’il doit s’agir d’un malentendu regrettable et qu’elle peut aller se faire ch… dans les doigts ; mais que je sois nommé général de brigade si cette garce ne me traîne pas devant un tribunal où une sorte de pantin glapissant fait le guignol derrière un grand bureau et m’accuse d’être le père du résidu de fausse couche de la dame en question ! « Je lui dis bien calmement que le plus miraud peut se rendre compte à l’œil nu qu’il s’agit là d’une impossibilité physique flagrante, un beau jeune homme tel que moi n’ayant pu engendrer un mouflet de ce gabarit ! Et voilà qu’on m’embarque dans une histoire de test sanguin, avec un bigleux qui se prétend toubib et qui se fait fort d’éclaircir le micmac ! Pensez si j’étais d’accord, parce que j’étais sûr qu’après ça, tout marcherait comme sur des roulettes. Eh bien, ça vous montre une fois de plus qu’on peut pas se fier aux toubibs, puisque celui-là est allé déposer, ensuite, que je pouvais fort bien être considéré comme le père du loupiot ! » — Voyons, Porta, si ton fascicule indique que t’as jamais été à Berlin au moment critique, ils ne peuvent pas… — C’est bien ce qui vous trompe ! Ils sont capables de tout ! Et le dernier jour, juste comme je suis en train de prendre congé de mes chers vieux parents, au beau milieu des grincements de dents et de l’émotion générale, voilà une autre jument qui s’amène et qui m’apprend qu’elle va pouliner ! « Très heureux pour vous, que je lui dis. Bonne chance et c’est notre Führer qui va être content ! Mes amitiés à votre mari, et qu’il n’oublie pas de descendre la poubelle tous les jours… Bien entendu ça ne me concernait pas le moins du monde, mais on est poli ou on ne l’est pas. Je bavarde un peu avec la jument et je l’entretiens du grand bonheur qui va lui échoir et, de fil en aiguille, on passe dans la pièce voisine pour manger un biscuit ensemble. « Moi, comme un idiot, j’étais là qui ne pensais à rien, quand la jument me glisse dans le tuyau de l’oreille. « C’est toi le père, mon chéri. Est-ce que tu es content ? » « Content ! que je lui dis. Tu es tombée sur la tête ? » « Et je l’ai envoyée se rhabiller sans lui donner ma bénédiction. Il semble que je sois poursuivi par la fatalité. Je ne sais pas comment c’est avec vous, mais il suffit qu’une femme s’asseye sur mes genoux et pan, c’est la catastrophe ! » — Tu devrais essayer de boutonner ta braguette, lui conseilla le Vieux. Sincèrement, Porta, tu n’es pas allé du tout à Berlin, il y a quelques mois ? — Tu n’as qu’à voir toi-même dans mon fascicule… — Ce qui figure dans un fascicule est une chose. Ce qui n’y figure pas en est une autre… — Et tu, Brute ! s’exclama Porta, offensé. Je suis bien allé à Berlin, vers l’époque en question, mais bon Dieu, je n’y suis resté qu’une demi-journée. — C’est amplement suffisant, si tu étais sur le sentier de la cuisse ! rétorqua le Vieux, au milieu des rires. Qu’on me laisse seulement cinq minutes en tête à tête avec le poète qui a écrit naguère que la Méditerranée était bleue, adorable et souriante… DESTINATION : AFRIQUE DU NORD JAMBES ballant dans le vide aux portes des wagons à bestiaux, le 18e Bataillon traversa ainsi la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche et, de là, descendit la botte italienne, hurlant et braillant tout au long du chemin. Cinq fois, nous appelâmes Porta Joseph pour lui montrer un champ de macaroni. Il ne fut jamais totalement convaincu que le macaroni n’est pas un légume. A Naples, nous « touchâmes » des tanks flambant neufs et des uniformes tropicaux. Porta refusa d’échanger son vieux béret de feutre noir contre un casque colonial, et il y eut à ce sujet, entre lui et le Feldwebel d’habillement, une prise de bec que le Vésuve dut entendre. Le résultat fut un compromis : Porta accepta le casque, mais le Feldwebel n’eut pas son béret. A la veille de l’embarquement, une épidémie creusa tant de brèches dans nos rangs que nous dûmes rester sur place un peu plus longtemps, attendre les compléments d’effectif envoyés d’Allemagne. Quand nous nous embarquâmes finalement, nous étions cinq bataillons, cinq mille hommes répartis dans deux anciens steamers de ligne. Il y eut les vivats habituels, tandis que notre bateau quittait le port. Penchés sur le bastingage, grimpés dans le gréement, nous ébranlions le ciel de nos clameurs immodérées… Chacun avait reçu sa ceinture de sauvetage avec l’ordre strict de ne l’ôter sous aucun prétexte. Mais ces engins-là faisaient de trop bons oreillers pour que quiconque respectât la consigne. Les canots de sauvetage pendaient, prêts à tout, au bout de leurs cordages. Il y avait des canons couplés sur le pont et nous étions escortés par trois torpilleurs italiens dont les cheminées trapues déversaient des torrents de fumée noire. Il y avait un sacré roulis, et l’odeur de vomi était si forte, imprégnant le navire de la poupe à la proue, que Porta, le Vieux et moi-même nous étions allongés en plein air, drapés dans nos capotes, protégés du vent par la passerelle. De quoi nous parlions, je ne m’en souviens plus, mais je me rappelle que nous étions très satisfaits de notre sort. Je crois que nous fumions tout simplement en émettant des opinions d’intérêt général, courtes remarques mûrement réfléchies échangées à de longs intervalles. Nous parlions plutôt comme des terrassiers assis pour casser la croûte sur le bord de leur tranchée. Nous avions cessé, provisoirement, d’être des gibiers de potence et Porta lui-même se conduisait normalement, s’abstenant de pimenter ses phrases d’expressions ordurières. Je pensais à Ursula dont la présence seule eût pu prêter sa pleine réalité à la trêve que nous goûtions, trois copains isolés sur un transport de troupes lourdement chargé d’hommes et de matériel. Porta éprouva le besoin de faire un peu de musique, découvrit que sa valise était restée à terre, au magasin d’habillements, et piqua une nouvelle rage. — Au secours ! A l’assassin ! Je suis mort ! Arnaqueurs ! Chourineurs ! Saloperies de Nazis ! On m’a volé ! On m’a fauché ma flûte et ma queue-de-pie ! Rien ne put le consoler, pas même la promesse de lui acheter une autre flûte à Tripoli. Aucune flûte de Tripoli ne vaudrait celle qu’il avait perdue. Peu à peu, tout le monde s’endormit. Un énorme bruit de moteurs, juste au-dessus de nos têtes, nous réveilla en sursaut. Des langues de flamme descendaient vers nous du haut des airs. Grincements et sifflements nous déchiraient les tympans et une grêle d’acier crépitait sur les flancs blindés du navire. Nos propres canons de petit calibre tiraient leurs langues rouges aux bombardiers assaillants, boum, boum, boum, et les mitrailleuses jappaient à qui mieux mieux. Pressés contre la passerelle, à la fois effrayés et agréablement excités – n’était-ce pas là notre baptême du feu ? – nous tentions vainement de comprendre ce qui était en train de se passer. Les avions revenaient, maintenant, piquant vers nous en grondant avec rage ; puis un chuintement caractéristique domina la voix des moteurs et le Vieux hurla : — A plat ventre ! Elle est pour nous celle-là ! Il y eut l’explosion, et le navire tressauta. Déjà hululaient d’autres bombes, mais c’était à l’autre transport qu’elles étaient destinées. Des gerbes d’eau et de feu l’environnèrent, illuminant nos visages figés. Quelques secondes plus tard, le deuxième navire était la proie de flammes grondantes, tourbillonnantes. Sa D.C.A. canardait toujours, dardant ses traits rouges et jaunes à travers l’épaisse fumée. Un avion tomba sur le gaillard d’avant, bientôt dévoré par les flammes. J’eus l’impression, soudain, que mes tympans venaient d’éclater. Je n’entendais plus rien. La bande sonore de mon film était en panne. Je me levai pour contempler la mer ardente, culbutai les quatre fers en l’air et découvris que j’entendais de nouveau. Des geysers de feu et d’eau montaient vers le ciel. Plusieurs explosions résonnèrent dans les entrailles du navire. Une de nos trois cheminées s’éleva lentement dans l’obscurité. Vision remarquable, irréelle, invraisemblable. — Merde, on chavire ! Des fracas jaillissaient toujours de l’intérieur du bateau, d’où s’exhalait la terreur des centaines de gars emprisonnés dans les coursives. La gîte s’aggravait de seconde en seconde. Nous échangeâmes un regard indécis. Puis nous sautâmes. La distance qui me séparait de l’eau était si fantastique qu’il me paraissait impossible de jamais atteindre la mer. Et puis, tout à coup, elle se referma sur moi et je continuai de descendre, de descendre avec l’impression que mon corps venait de se casser en deux. Mes oreilles grondaient et bourdonnaient et quelque chose battait dans ma tête, de plus en plus vite, de plus en plus fort. A la fin, je n’y tins plus. J’abandonnai. Tu es cuit. Tu vas y rester. Et juste à ce moment-là, ma tête creva la surface de l’eau et mes poumons douloureux aspirèrent goulûment cet air rarissime qu’on leur refusait. Mais une vague me submergea derechef et je travaillai frénétiquement des pieds et des mains, cherchant à m’éloigner du navire qui allait couler d’un instant à l’autre et m’entraîner avec lui. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel dansaient et scintillaient devant mes yeux. Je ne savais pas dans quelle direction je nageais. Je nageais, simplement. Je me battais pour ma vie, malgré les protestations de mes muscles implorant que l’on voulût bien leur laisser goûter l’apaisement de la mort. Mon instinct de conservation était, Dieu merci, plus fort que mes muscles, plus fort que mes poumons hoquetants, plus fort que ma volonté. Il était plus fort et me fit agripper, riant, sanglotant, à moitié inconscient, une bouée flottante brusquement surgie du néant. Je me laissai porter, les deux bras sur la bouée. Les vagues noires couronnées d’écume m’enlevaient en fusée jusqu’à ce que je me retrouve perché au sommet d’une énorme montagne d’eau, prêt à plonger dans un gouffre bouillonnant que je regardais monter vers moi avec une horreur frisant la démence. Je savais que je poussais des hurlements hystériques, mais ne les entendais pas dans la rumeur des vagues. Quelque part au loin, le ciel était pourpre, mais dans mon rayon visuel il n’y avait rien que de l’eau, de l’eau noire, sauvage, puissante, terrifiante. Et les requins ! Est-ce qu’il y avait des requins en Méditerranée ? bien sûr qu’il y avait des requins en Méditerranée ! Je me mis à flanquer des coups de pied à tort et à travers, mais fus rapidement épuisé et dus arrêter mon manège. Puis je pensai au Vieux, à Porta, et les appelai dans l’obscurité : — VIEUEUEUEUEUX ! PORTAAAAA ! POR-TAAAAA ! Rien ne me répondit que le grondement des vagues et je recommençai à sangloter désespérément, appelant, dans ma terreur, ma mère et Ursula. Brusquement, je me trouvai ridicule et m’engueulai copieusement : — Garde ton sang-froid, sacré nom de Dieu ! J’éclatai de rire, glapissant comme une hyène, émettant des sons discordants qui n’avaient plus grand-chose d’humain. Puis je parvins à me contrôler et continuai de sangloter. Toute la nuit, les vagues me chahutèrent, pitoyable épave vomissante et pleurnichante, mais obstinément cramponnée à la vie. Était-ce une voix qui criait dans l’obscurité ? Je tendis l’oreille. Oui, c’était bien une voix. Là ! Mais non. Foutaise. Ils étaient tous morts. Il ne restait personne. Personne que moi. Qui n’allais pas tarder à crever aussi. Tout seul, dans ce pot au noir. Tout le monde est mort. Ils ont autre chose à faire qu’à s’occuper de toi. Ce sont des salauds, des ordures. Il faudrait être fou pour attendre d’eux le moindre secours… Pourtant, il doit bien y avoir quelqu’un. Survivre d’abord pour crever ensuite après des heures de souffrance et d’espoir, ce serait complètement ridicule ! Quand ils auront pointé leurs listes et découvert le nombre et l’identité des manquants, ils organiseront des recherches… Des recherches pour rechercher qui ? Toi ! Un taulard ! Sans blague ? Le jour se précisait. Cet objet, là-bas… Un homme cramponné à une bouée de sauvetage, tout comme toi ? Allons donc, tu vois des choses qui n’existent pas, tu prends des désirs pour des réalités… Mais c’était bien Porta. Avec un large sourire, il tira son vieux béret noir d’une poche intérieure et le mit sur sa tête pour me saluer. — Quelle joie de vous rencontrer, mon cher ! Vous êtes descendu sur la plage, vous aussi ? Un peu humide, n’est-ce pas, mais un bain n’a jamais fait de mal à personne. — Porta ! Espèce de sale vieux bâton merdeux ! J’étais à moitié cinglé, et ses yeux me disaient qu’il était dans le même état. — Porta ! Tu ne sais pas où est le Vieux ? — Si. Il fit un geste large. — Dans le cidre, comme tout le monde… Avec la gueule au-dessus ou au-dessous de la surface, alors, là, mystère ! Le temps d’attacher ensemble nos bouées pour ne pas risquer d’être séparés par quelque courant et Porta continua : — Peut-être attendons-nous le même tramway, cher monsieur ? Puis : — Si seulement t’étais pas aussi maigre… Y a même pas de quoi se caler une dent creuse avec ta carcasse ! Mais ce sera marrant tout de même, dans cent ans d’ici, quand je raconterai à mes chers petits-enfants de quelle manière leur grand-papa Joseph a sauvé un jour sa précieuse existence, grâce à un sac d’os nommé Sven. Ça ne te remplit pas d’orgueil d’achever ta carrière héroïque dans l’estomac du meilleur soldat de notre Führer ? Dès que je serai rentré à la maison, je te ferai élever un monument. Tu l’aimerais en bronze ou bien en granit ? Soudain, il poussa un rugissement et, désignant, à l’horizon, la silhouette d’un navire : — Notre tramway ! Nous rivalisâmes d’ardeur vocale, mais le navire disparut. — Fous le camp, eh ! minable ! conclut Porta, la voix rauque d’avoir tant gueulé. Même qu’y serait venu, on aurait refusé de grimper dans un rafiot pareil, pas vrai, Sven ? La matinée s’écoula. Le soleil, quand il parvenait à percer les nuages, était cuisant, abrutissant. J’étais à demi mort d’épuisement, mais Porta discourait toujours : — Prends les mouettes, par exemple : tout ça, ça les fait marrer. Si on avait des ailes, ce serait de la rigolade ; mais on est là le cul dans l’eau et y a rien à faire ! Tu passes une vie laborieuse à éviter soigneusement de t’approcher de la mer et la première chose que fait cette saloperie d’armée, c’est de t’y filer sans te demander ton avis. Comme je le dis toujours, y a pas d’avenir dans le métier de soldat. Promets-moi que tu seras jamais général, mon fils ! Si seulement le temps n’était pas humide… — Porta… Tu crois qu’on va s’en sortir ? — S’en sortir ? Je suis parfaitement sûr qu’on s’en sortira, alors, courbe la tête, mon fils, mais si jamais tu te mets à chialer, je te colle un de ces marrons dans ton nez que tu te demanderas d’où que c’est que ça t’est venu ! Tu vas me faire le plaisir de garder ta sale gueule en dehors de ce pissat de baleine, compris ? Je te dirai quand tu pourras te noyer. En attendant, sois heureux de ne pas être un entonnoir puant, avec les gros canons pour te donner la sérénade. Oh ! bien sûr, ces petits trous du no man’s land sont souverains pour ceux qui ont tendance à la constipation, mais ici, et c’est plus que tu n’en mérites, non seulement tu peux ch… dans ton froc, mais te retrouver bien lavé, bien propre par la même occasion. C’est un truc que tu peux pas faire dans un trou d’obus… La soif nous torturait et finit même pas avoir raison de la faconde inépuisable de Porta. Juste après le lever du deuxième jour, un avion italien nous survola et laissa choir un canot pneumatique qui amerrit à vingt mètres de nous. Riant et pleurant, Porta hurla : — Merci, vieux bouffeur de spaghetti ! Ce fut plus difficile que nous ne le pensions, et de parcourir ces vingt mètres, et de grimper à bord du canot. Nous passâmes chacun d’un côté. Je devais essayer le premier, mais je m’y pris de telle façon que je glissai sous le rafiot et faillis me noyer à force de rire. Un rire convulsif engendré par l’épuisement physique et nerveux. Mais finalement, nous nous retrouvâmes tous les deux dans le canot pneumatique et notre premier geste fut d’échanger une solennelle poignée de main. — Tout ce qui me manque, c’est un jeu de cartes ! Il n’y en avait pas à bord, mais le compartiment étanche renfermait des boîtes de lait, de la viande séchée, des biscuits et quatre bouteilles de schnaps. Après avoir bien bu, bien mangé, nous nous étendîmes sous la bâche et bonsoir. Le froid nous réveilla au milieu de la nuit. Nous nous réchauffâmes mutuellement à grand renfort de bourrades, un bon coup de schnaps par là-dessus et rebonsoir, dans notre chaleur retrouvée. Ce nouveau somme nous conduisit jusqu’aux environs de midi. Un second examen du compartiment étanche nous livra une boîte de fusées et un bidon d’huile jaune qu’il suffisait de verser sur l’eau pour qu’elle s’y étendît en reproduisant une immense tache dorée, bien visible du haut des airs. Nous suivîmes les instructions à la lettre, tirâmes deux ou trois fusées en braillant comme à un feu d’artifice ; puis nous chantâmes une chanson allemande, une chanson anglaise, une chanson française, dévorâmes le reste des provisions – à l’exception de quelques biscuits – trichant, histoire de rire, mais partageant tout en frères, et commençâmes finalement à parler des autres, dont beaucoup devaient être morts. — Il va falloir qu’on en écrive, des lettres, soupira Porta, à toutes ces mères et à toutes ces femmes et à toutes ces fiancées… Ursula. Le lendemain matin, nous bûmes ce qui restait de schnaps en grignotant les derniers biscuits. — Prochain service : cuir de botte. Comment que tu voudras le tien ? Avec des truffes ou dans une sauce à la vanille ? Ce même jour, nous rencontrâmes un cadavre maintenu à la surface par sa ceinture de sauvetage. Le hisser à bord ne fut pas une petite affaire. C’était un sous-officier aux jambes et à l’abdomen horriblement brûlés. Ses papiers nous apprirent qu’il s’était appelé Alfred König. Unteroffizier au 161e Régiment d’artillerie, soldat depuis trois ans, vingt-deux ans, marié avec Irma Bartels, vingt ans, originaire de Berlin. Son portefeuille contenait quelques instantanés le représentant avec une jeune femme blonde et passablement jolie. Nous vidâmes ses poches avant de le restituer à la mer. — Et notre bon souvenir à tous ceux qui nagent entre deux eaux dans cette saloperie d’aquarium, dit Porta. J’écrirai une belle lettre à Irma, pour lui raconter que tu es mort en héros ; tué net, d’une balle dans le cœur, après avoir tenu en échec, durant quatre jours, des forces ennemies supérieures en nombre. Oui, je connais les formules idoines pour que ta petite Irma puisse répéter fièrement à ses copines que son Alfred s’est fait descendre dans toutes les règles, en combattant pour sa glorieuse pourriture de patrie. Pas question d’avoir été rôti comme une oie et plongé ensuite dans un court-bouillon. Ton Irma est peut-être allongée sur son plumard en ce moment, à relire ta dernière lettre dans laquelle tu lui disais que tu te portais bien et que tu pensais beaucoup à elle et que tu lui étais fidèle et que c’était pas toi qui irais fourrer ton nez ou quoi que ce soit dans les tentations multiples de Naples ! Après quoi elle va essuyer une larme furtive et laisser le releveur du gaz partir sans lui avoir montré autre chose que l’emplacement du compteur… Et voilà la vie de cette pauvre Irma ! Chaque jour, elle se met la ceinture parce que le Führer lui a pris ce qu’elle avait pour l’expédier au fond de la mer… Et bientôt, elle recevra une carte postale de l’armée, simple, brève et cent pour cent militaire : Le sous-officier Alfred König, du 161e Régiment d’Artillerie, est tombé le 30 septembre 1941 en combattant héroïquement pour le Führer et pour sa Patrie. » Là-dessous, le paraphe illisible d’un salaud d’officier quelconque et encore plus bas, en belles lettres gothiques, comme une citation de la Bible : Le Führer vous remercie. Heil Hitler ! Porta exprima son indignation d’un pet vigoureux et, promenant son regard sur l’immensité grise : — Pendant quelques jours la petite Irma va se balader avec les yeux rouges et sa carte postale dans son sac à main. Elle rencontrera peut-être quelques personnes qui seront navrées pour elle, mais pas beaucoup, parce qu’elle n’est pas la seule dans son cas et s’il fallait compatir à toutes les douleurs, on n’en finirait pas et vous ne savez pas, Mme Une telle, où je pourrais dégoter une livre de beurre ? Et la prochaine fois que l’homme du gaz lui rendra visite, elle lui montrera davantage que l’emplacement du compteur et, de cette façon, la disparition d’Alfred aura eu tout de même son bon côté, parce qu’il ne venait en permission qu’une fois par an alors que le type du gaz passe tous les deux mois et qu’il ne risque pas de tomber pour le Führer et la patrie parce qu’il a déjà une patte en bois !… Qui sait ? On va peut-être atterrir en Espagne. Une jolie petite chose avec des cheveux noirs et un œillet derrière l’oreille à se mettre sous la dent, si j’ose dire… La soif me tourmentait à un point tel que la volubilité incessante de Porta me devenait progressivement insupportable. — Tu pourrais pas un peu fermer ta gueule, non ? Penser à trousser les Espagnoles alors qu’on est en train de crever à petit feu, de faim et de soif ! — Crever ? T’es cinglé, non ? Si tu crois que les Forces Royales Italiennes de l’Air nous ont fait cadeau de ce ravissant youyou pour qu’on y crève… Ce serait une insulte pour le roi d’Italie. En parlant du roi d’Italie, je me demande si les têtes couronnées ont des chiottes en or avec un siège en peluche ? Hilare, il posa culotte et s’assit avec le postérieur au-dessus du bord de l’embarcation. De temps à autre, une vague venait lui fouetter l’arrière-train. — Ouille ! Ça chatouille, bon sang ! Mais c’est hygiénique ! Tu devrais essayer. C’est encore mieux que les chiottes du roi d’Italie. — Porta, tu ne m’amuses plus… Sa vitalité me stupéfiait et m’épuisait ; elle était pour moi comme un mur blanc exposé au soleil de midi. Mais chaque fois que je me sentais sur le point de lui sauter à la gorge, ses yeux m’arrêtaient net. Ils me disaient qu’en dépit de toute sa gouaille, nous étions l’un et l’autre dans le même état. Et puis, cela aussi finit par nous porter sur le système et si nous n’avions pas, juste avant la tombée de la nuit, repéré un navire à l’horizon, je crois sincèrement que j’aurais perdu tout contrôle au point d’essayer de l’étrangler. Mais grâce à nos fusées, nous pûmes signaler notre présence et, moins d’une heure plus tard, nous lavions sous une douche chaude, à bord d’un destroyer italien, le mazout qui nous engluait les cheveux. Puis on nous fourra dans deux couchettes bien sèches, bien chaudes, on nous servit une montagne de spaghetti arrosée de vin rouge et l’on nous laissa dormir comme des bûches. Le lendemain, les marins nous dirent qu’une notable proportion des effectifs naufragés avait été sauvée et regroupée à Naples, où nous allions être déposés nous-mêmes. Le médecin du bord vint nous voir, nous demanda comment nous nous sentions, nous regarda attentivement et repartit comme il était venu. La conversation tomba sur les autres copains et Porta soupira mélancoliquement : — Ça va pas être marrant d’écrire à la femme du Vieux. Je suis allé les voir quand j’étais en perme, et le Vieux et sa femme et son père et moi, on était d’accord pour dire qu’on se retrouverait tous dans six mois, parce que la guerre serait finie et la révolution consommée. Bon sang, j’espère que le Club Royal des Pirates-Mangeurs de Spaghetti l’aura repêché, lui aussi, et qu’il est maintenant dans une auberge napolitaine, en train de souiller sa réputation avec des filles de mauvaise vie !… Mais qu’est-ce que je raconte ? Bien sûr qu’ils ont repêché le Vieux ! Que ferait Rommel sans lui, en Afrique du Nord ? Y s’en tirerait jamais sans le Vieux, même avec nous pour le conseiller… Une fois à Naples, nous fîmes un sacré boucan. — Major ou pas, on s’en fout ! Plus d’armée pour nous jusqu’à ce qu’on sache où est le Vieux. C’est pas pour notre plaisir qu’on a été se faire torpiller et flirter avec les requins de la Méditerranée pendant des jours et des jours ! Le Vieux, c’est notre copain, et tant qu’on saura pas s’il est mort ou vivant, y aura pas plus de major ou de colonel que de beurre au chose ! On reste là et on en bouge pas. Faites-nous fusiller, foutez-nous en taule, on s’en contrefout ! Pour exposer les choses d’une façon modérée, nous avions au moins deux ou trois cases vides. C’était la réaction. Nous ne pouvions plus encaisser davantage. Ils se rendirent compte heureusement, de l’état dans lequel nous étions, et le major était un type bien. Nos rapports s’améliorèrent, du reste, lorsqu’il nous eut expliqué qu’il avait été dans l’autre transport de troupes et qu’il était passé lui-même, dans une certaine mesure, par tout ce que nous avions subi. Lorsque le Feldwebel du dépôt d’habillement reconnut Porta, il se fendit d’un large sourire et lui serra la main. Nous lui exposâmes notre odyssée, et quand je lui demandai s’il n’avait pas entendu parler de Willie Beier, dit « le Vieux », il nous laissa chercher nous-mêmes notre fourbi dans son magasin et disparut à l’intérieur de son petit bureau. Au bout d’un instant, il nous fit entrer. Il espérait avoir des nouvelles d’ici quelques minutes. Il nous offrit du schnaps et des cigarettes et nous demanda des détails sur le naufrage des deux navires et Porta lui répondit à peu près n’importe quoi. Nous étions trop impatients d’en avoir le cœur net et les quelques minutes paraissaient durer quelques heures. Nous avions l’impression que le Vieux devait être là, pas bien loin, et qu’on nous empêchait, exprès, de le rejoindre. Le téléphone sonna. — Allô, oui ?… Oui… Où ça ?… Merci. Le Feldwebel se tourna vers nous. Je revois encore son sourire. — Il est dans un des baraquements de la marine, là-bas, près du port… Ce Feldwebel comprit, je l’espère, qu’il n’y avait ni ingratitude, ni grossièreté dans l’élan qui nous propulsa Porta et moi, vers la sortie, sans même que nous prissions le temps de le remercier. Mais en temps de guerre, un copain est quelque chose de très précieux, de très spécial. Quelque chose qu’on découvre dans la solitude apocalyptique de la Grande Pagaye, et qu’on sait pouvoir perdre d’une seconde à l’autre et dont on mesure aussi, pleinement, la valeur… Les quatre ou cinq jours suivants s’écoulèrent fort plaisamment. A ne rien foutre. Nous allâmes rendre visite à Pompéi, ainsi qu’au Vésuve, dont le cratère était une victime toute trouvée pour la rhétorique de Porta. Et puis, un matin, on nous chargea dans des avions de transport et adieu l’Italie. Douze appareils de même type volant en V, escortés par des chasseurs. La Méditerranée s’estompa derrière nous tandis que nous survolions, de très haut, des montagnes noires. De loin en loin, nous apercevions un lac, une ville. Nous fîmes deux escales avant d’atteindre notre destination, la ville de Wuppertal, en Westphalie. Nous marchâmes à travers la cité, jusqu’à la caserne d’Elberfeld. Là, nous fûmes refondus en trois compagnies – c’était tout ce qu’on pouvait faire avec les survivants – et dirigés ensuite vers le front russe pour être incorporés au 27e Régiment (Disciplinaire) Blindé. Le Vieux secoua la tête et dit avec mépris : — Ne sois pas naïf, Hans. Tant qu’il restera des officiers à cheval sur la discipline, tout le monde fermera sa gueule et continuera de marcher au pas. Regarde un peu comment ça s’est passé en 1918. C’est seulement quand toute la machine s’est effondrée que les gars en feldgrau se sont révoltés. Mais Dieu nous préserve d’une révolution. Surtout prématurée. Le petit bouffeur de saucisses allemand les a tellement à zéro qu’il n’ose même pas penser, et c’est pas avec des hommes effrayés qu’on fait les révolutions. Ça s’est terminé comme ça devait se terminer : les plus malins ont foutu le camp avec l’assiette au beurre. Les salauds s’en sont tirés indemnes et aujourd’hui, on les retrouve solides au poste et la schlague à la main ! Tout le bidule va s’effondrer, ça, c’est sûr, mais vous pourrez m’appeler Adolf si ça mène à une révolution. Ce sera encore la même histoire. Les plus fortiches se reconnaîtront entre eux et prendront bien soin d’eux-mêmes. Ils aideront les salauds à se relever et leur fourniront de jolies cravaches toutes neuves qu’ils pourront à nouveau nous claquer sur le dos ! Jusqu’à ce que mes estimés compatriotes commencent à découvrir le fin mot du manège, je n’ai aucune confiance en eux. Hitler et ses acolytes seront exterminés, comme de juste, et le plus tôt sera le mieux, mais qui sont-ils, sinon de vulgaires marionnettes ? Et ça n’est pas faire une révolution que de détruire les marionnettes et laisser leur manipulateur filer avec la recette du guignol ! Ainsi parlait le Vieux en 1941. TROIS FILLES PARMI les nombreux hommes qui vinrent compléter notre compagnie, je trouvai un nouveau copain, Hans Breuer. Il avait été lieutenant de police à Düsseldorf et devait l’honneur d’appartenir à notre chère petite unité du fait qu’il avait refusé de se porter volontaire pour les SS, selon les ordres d’Adolf Hitler concernant les policiers. Il était convaincu que l’Allemagne allait bientôt perdre la guerre, car il savait de bonne source (son frère travaillant au ministère de la propagande du Dr Gœbbels), que le Nazisme était à la veille de la banqueroute. Les Nazis ne pouvaient se fier qu’à une faible fraction des forces armées et ce n’était qu’une question de temps avant que les généraux ne réglassent leurs comptes avec Hitler et sa bande de cinglés. Hans et moi parlions de déserter à nouveau, mais le Vieux nous conseilla de ne pas essayer. — Il n’y en a pas un sur mille qui s’en tire, et s’ils vous reprennent, vous êtes bons pour le mur et les douze balles dans la peau. Non, le seul truc, c’est la bonne blessure, mais pour l’amour du ciel, n’essayez pas non plus de faire ça vous-même. Ils vous passent au microscope dans tous les cas où le blessé peut avoir été l’auteur de sa propre blessure et s’ils découvrent le moindre signe suspect, kif-kif, vous êtes bons ! Le mieux, c’est encore le typhus ou le choléra ; avec ça, ils ne peuvent absolument rien prouver. La syphilis, zéro. Vous ressortez de l’hosteau au bout de quinze jours après un traitement que vous n’oublierez jamais ! Pas de maladies vénériennes. Si c’est pas grave, ils nous guérissent ça en moins de deux. Si c’est grave, ils vous écorchent vif pour vous apprendre la morale… » Y a aussi des gars qui boivent le carburant de nos tanks et c’est pas mal non plus ; ça vous flanque une peste bubonique qu’on peut entretenir pendant quatre ou cinq mois, à condition de connaître le truc. Ou vous pouvez faire passer une cigarette par un tuyau d’échappement et la bouffer ensuite ; c’est bien, mais la fièvre que ça vous donne ne dure pas si longtemps et ça vous oblige à introduire une bouteille d’essence et un sac de sucre dans l’hôpital : un sucre imprégné de carburant tous les jours et la fièvre se maintient aux environs de 39°. Mais le matériel nécessité rend la chose dangereuse. Faites-vous coincer et ils vous alignent pour « abaissement de la volonté de combattre »… « Si vous connaissez un infirmier militaire digne de confiance, une jambe gangrenée vous coûtera deux à trois cents cigarettes. On vous coupe la patte et la guerre est finie pour vous. Il peut aussi vous procurer de l’eau infectée qui vous collera la typhoïde. Mais il y a toujours des os dans ce genre de fourbi. Ou bien ça marche pas – Porta les a tous essayés, il a même bouffé du chien crevé plein d’asticots, mais sur lui, ça ferait plutôt l’effet d’une cure de santé – ou bien on en reste paralysé, ou bien encore on finit au cimetière. C’est arrivé à pas mal de gars qui se croyaient fortiches… » Le dimanche 12 octobre, notre train franchit la frontière polonaise à Breslau. Pendant que nous stationnions dans la gare de marchandises de Czestochowa, on nous distribua nos « rations de secours », composées d’une boîte de goulasch, de quelques biscuits et d’une demi-bouteille de rhum. Il nous était strictement interdit de toucher à ces rations avant d’en recevoir l’ordre. Le rhum, en particulier, ne devait être consommé sous aucun prétexte. Avec sa grandiloquence habituelle, l’armée appelait ça une « raison de fer ». La première chose que fit Porta, bien entendu, fut de boire son rhum. Quand la bouteille quitta ses lèvres, elle était vide. Il la lança par-dessus son épaule, d’un geste élégant, fit claquer sa langue et se laissa choir sur la paille qui tapissait le plancher du wagon. Juste avant de s’endormir, il lâcha un vent sonore et ricana : — Reniflez un bon coup, mes chers petits. Il y a des vitamines dans l’air. Deux heures plus tard, il se réveilla, rota, s’étira ; puis, à notre stupéfaction, sortit une autre bouteille de son havresac et la vida sans broncher, le visage empreint d’une parfaite béatitude. Ensuite, il nous rallia autour de lui pour la classique partie de cartes et tout marcha comme sur des roulettes jusqu’à ce qu’une voix appelât de l’extérieur : — Obergefreiter Porta, sortez d’ici ! Porta ne bougea pas d’un poil, les yeux fixés sur ses cartes. — Ta gueule, pourceau merdeux ! répliqua Porta, sans même se retourner vers la porte. Si t’as besoin de moi, viens me chercher, eh ! minable, mais essuie tes péniches avant d’entrer et, la prochaine fois, tâche de m’appeler « Herr Obergefreiter Porta ». T’es pas chez toi, ici, c’est pas la caserne, espèce de pouilleux congénital ! Un silence de mort suivit cette apostrophe. Puis tout le wagon s’esclaffa et quand les rires se furent apaisés, la voix rugit de plus belle : — Porta, si vous ne sortez pas immédiatement, je vous expédie devant le conseil de guerre ! Porta nous regarda en roulant des yeux ronds. — Que je sois pendu si c’est pas le capitaine Meier, chuchota-t-il. Le pauvre Porta va recevoir pan-pan-cu-cul ! Il bondit hors du wagon et fit claquer ses talons devant Meier qui l’attendait les poings sur les hanches et les jambes écartées, le visage pourpre de fureur. — Ainsi vous avez tout de même daigné venir, Herr Obergefreiter ! Je vais vous apprendre à exécuter les ordres, espèce de salopard ! Comment m’avez-vous appelé ? Pourceau merdeux et pouilleux congénital ! Quoi ? Garde à vous, bon Dieu, avant que je ne perde mon sang-froid ! Insultes à un officier ! Qu’est-ce que c’est que ce travail ? Et vous puez le rhum à plein nez ! Vous êtes saoul comme un cochon ! Voilà qui explique bien des choses ! Vous avez bu votre ration de fer ! Vous savez comment ça s’appelle ? Insubordination ! Et bon Dieu, vous n’allez pas l’emporter en paradis ! Rigide et muet, l’air incroyablement stupide, Porta se tenait au garde-à-vous devant le capitaine Meier qui acheva bientôt de perdre tout contrôle sur lui-même. — Répondez, fumier puant ! Avez-vous bu du rhum, oui ou non ? — Oui, Herr Hauptmann, mais rien qu’une petite rincette versée dans notre ersatz de thé national-socialiste déjà si savoureux. Et c’était du rhum que le sous-officier d’ordinaire me devait depuis la campagne de France. Je puis vous recommander d’essayer la recette, Herr Hauptmann. Un peu de rhum dans l’ersatz de thé que notre Führer bien-aimé nous fait distribuer… — Est-ce que vous vous foutez de moi ? Faites-moi voir le rhum de votre ration de fer ! Sortant une bouteille d’une de ses vastes poches surnuméraires, Porta la présenta en souriant au capitaine stupéfait, afin qu’il pût voir par lui-même qu’elle était pleine. Un cafard quelconque avait dû dire à Meier que Porta avait sifflé son rhum. Nous découvrîmes effectivement, par la suite, que Meier avait promis quinze jours de permission à un caporal si ce dernier lui fournissait un motif valable de flanquer Porta dans le trou. — Herr Hauptmann ne s’imagine tout de même pas, enchaîna Porta, tout sucre et tout miel, que je croyais parler à Herr Hauptmann quand j’ai crié toutes ces choses horribles ! Il ne me viendrait jamais à l’idée de crier des choses pareilles à mon commandant de compagnie, pour qui j’ai la plus vive admiration. J’avais cru reconnaître la voix de l’Unteroffizier Fleischmann. Il est exact que son père avait des poux, et qu’il les lui a repassés… Meier, comme toujours, acheva de se ridiculiser en envoyant chercher Fleischmann. Lequel Fleischmann expliqua très sérieusement qu’il existait entre lui et Porta un pari permanent à qui pouvait pester et vociférer avec le maximum de compétence. La présence des poux dans sa famille était un fait authentique et indiscutable. Elle remontait à la guerre de 14-18. Son père les avait attrapés à Verdun et depuis cette époque, toute la famille Fleischmann en était infestée. — Mes enfants, commença Joseph Porta, un après-midi que nous nous trouvions sur une voie de garage, entre Kilsu et Czestochowa, voilà je ne sais combien de semaines que nous vivons dans ce palace roulant, et nous ne savons toujours pas ce qu’il peut y avoir derrière cette porte ! Il désignait la porte de gauche de notre wagon. Jusque-là, nous n’avions ouvert que la porte de droite. — Nous savons qu’au-delà de cette porte, continua Porta, désignant cette fois la porte de droite, s’étend l’immense Pologne. Mais quels mystères nous dérobe cette porte fermée, ça, nous ne le savons pas. Peut-être y trouverons-nous… Ici, il entreprit de déboucler la porte. — Peut-être y trouverons-nous la Victoire elle-même, qui doit bien se cacher quelque part, puisque notre Führer a dit qu’elle était à nous ! Ou peut-être encore, derrière cette porte mystérieuse et jamais ouverte, peut-être allons-nous découvrir une foule de belles filles… Il avait baissé la voix, mais pour la première fois de sa vie, peut-être, elle lui manqua totalement lorsqu’il eut, d’un geste grandiose, écarté la porte à glissières. Car il y avait là, effectivement, non pas une foule, mais trois jeunes et plutôt jolies filles, qui nous regardaient maintenant avec des sourires incertains. Nous en bavions des ronds de chapeau. La femme, pour le soldat en guerre, est un être remarquable et remarquablement compliqué. C’est le but éthéré, lointain et romantique de désirs torturants, matérialisé par les rêves solitaires d’une vie civile évanouie, écrasée, estompée jusqu’à l’irréalité par le fracas, la pagaye, la contrainte, de la vie militaire ; et c’est aussi l’objectif très précis de la salacité accumulée, refoulée en eux-mêmes par ces hommes sans femmes. Un soldat n’est plus exactement un homme, mais un uniforme parmi beaucoup d’autres, et c’est ainsi qu’il se laisse aller à exprimer des vérités d’ordre sexuel que dans la vie normale, parmi des gens normaux, il n’oserait jamais énoncer. Son uniforme est un bouclier contre l’identification, une garantie d’anonymat. Il secoue tous ses complexes, à sa petite manière misérable. Il est toute une compagnie, et se sent en sécurité au milieu de ses camarades. Tout le monde sauta à terre, en débitant des propos grivois à faire dresser les cheveux sur la tête. Nous ne pensions pas à mal, nous n’avions aucun désir d’offenser les trois jeunes femmes et j’ai remarqué, du reste, que les femmes s’offusquent assez peu des facéties plus ou moins corsées d’un groupe de soldats. Lorsque Porta lui-même eut épuisé son répertoire, la plupart d’entre nous remontèrent dans le wagon, car il faisait un froid de canard ; mais Porta, Pluton, Hans et moi restâmes à la traîne. Nous regardions les trois filles et les trois filles nous regardaient, et c’est seulement alors que nous mesurâmes dans toute son ampleur le caractère insolite de la situation. Certes, nous en étions parfaitement conscients depuis le début, mais la surprise de rencontrer des femmes en cet endroit perdu, au moment où nous nous y attendions le moins, avait fait le vide dans nos esprits. Les trois filles portaient des vêtements rayés de prisonnières, et deux bons mètres cinquante de clôture barbelée s’élevaient, rébarbatifs, entre elles et nous. Toutes trois venaient de France, et séjournaient dans ce camp depuis plus de quatorze mois. L’une d’elles était juive. Quand elles apprirent que nous étions en instance de départ pour la Russie, elles nous demandèrent de les emmener. En plaisantant, naturellement. — C’est pas possible, mes enfants, riposta Hans. La Gestapo nous ferait fusiller. L’une d’elles, une grande blonde au regard pétillant d’intelligence, nous lança d’un ton de défi : — Vous avez peur ? Montrez-nous que vous êtes des hommes. Et brusquement, sans que nul d’entre nous l’eût réellement souhaité, nous nous aperçûmes que nous commencions à prendre la chose très au sérieux ! — On ferait mieux de se tirer, dit Hans, nerveusement. Si les SS voient ces pauvres petites bavarder avec nous, ils vont les tabasser jusqu’à les estropier… — On restera ici tant que ça nous fera plaisir ! se rebiffa Porta. Hans jeta un coup d’œil de droite et de gauche, cherchant anxieusement la silhouette inquiétante de quelque gardien. — D’accord ! Mais c’est pas nous qui trinquerons le plus si jamais on se fait poirer ! Il y avait du vrai dans ce qu’il disait. En restant là, nous exposions les trois femmes à des représailles inutiles, sous la forme de mauvais traitements que nous ne connaissions que trop bien nous-mêmes. Nous les regardions, indécis. Elles nous regardaient, résignées. — Enfer et damnation ! jura Pluton. On devrait les emmener avec nous. Ces pauvres gosses sont maigres comme des clous… — Et jolies tout de même, ajoutai-je. Elles nous souriaient tristement. Nous leur jetâmes des cigarettes et nous nous attardâmes sur place un instant encore, réfléchissant, étudiant des possibilités, mais incapables de prendre une décision constructive. Pour une raison ou pour une autre, le Vieux, en compagnie d’Asmus, surgit à ce moment de sous notre wagon. — Inutile de tergiverser ! Est-ce qu’elles viennent avec nous, oui ou non ? Si c’est oui, faut pas attendre quinze jours ! Il était, comme toujours, parfaitement maître de lui et vif comme la foudre. En un rien de temps, il nous fit dresser une pyramide humaine contre un des poteaux. Grimpé sur les épaules d’Asmus et du gigantesque Pluton, il tendit aux trois jeunes femmes nos ceinturons agrafés bout à bout et les hissa l’une après l’autre par-dessus la clôture de barbelés. Hans, Porta et moi étions là, de l’autre côté, pour les recevoir dans nos bras. Puis Asmus, Hans et Pluton réintégrèrent notre wagon, flanquèrent dehors tous ceux qui n’étaient pas « de la maison » et fermèrent l’autre porte. Nous pûmes, ainsi, embarquer nos passagères à l’abri de tout regard indiscret. Mais les complications, bien sûr, ne faisaient que débuter. Dans quel pétrin nous étions-nous fourrés ? Le cœur battant, nous commencions à piger que cette histoire était à peu près la plus dangereuse dans laquelle nous pouvions nous lancer. Quelque chose nous avait saisis par surprise. La vie ? (Pour employer un bien grand mot.) De toute manière, si nous étions effrayés par cette aventure dans laquelle nous avions plongé la tête la première, nous étions, aussi, heureux et fiers de l’avoir fait. Nous ressentions cette joie qui vient quand on se découvre capable de faire beaucoup plus qu’on ne le croyait soi-même. J’aimerais pouvoir expliquer ça sans avoir l’air de nous monter en épingle, mais chaque fois que j’entends parler d’actes héroïques, j’utilise cette situation comme critère de ce que peut être un acte vraiment héroïque et je dois dire qu’au contact de cette pierre de touche bien des exploits vantés ne m’inspirent, avec la meilleure volonté du monde, qu’une admiration extrêmement modérée. Cette histoire peut être considérée comme une victoire de la solidarité humaine sur l’égoïsme engendré par la solitude. — Pour revenir aux choses pratiques, conclut le Vieux lorsque nous fûmes à peu près remis de nos premières joies de conspirateurs, on ne peut pas leur laisser sur le dos ces frusques de prison. Il faut les saper autrement que ça. Sortez tout ce que vous avez, les gars, et pas de resquille ! En un clin d’œil, chaussettes, sous-vêtements, chemises, pantalons, chandails, treillis, bonnets, chaussures, jaillirent de quarante paquetages pour être proposés au choix de nos protégées. Et quand elles ôtèrent calmement leurs robes rayées de prisonnières, sous lesquelles elles étaient nues, quarante soldats crasseux se détournèrent, d’un seul mouvement, et regardèrent dans la direction opposée. Dieu sait si nous formions une sacrée brochette de durs à cuire sans scrupule. C’est la civilisation, je suppose, qui nous avait conduits où nous étions, mais on voit, par cet exemple, qu’il ne faut pas être trop pessimiste, malgré tout, quant à la minceur du vernis de l’éducation, car c’est sa minceur même qui laisse à l’éducation innée, à l’éducation du cœur, la possibilité de se faire sentir. Et c’est encore autre chose qui nous poussa à laisser les trois femmes changer de vêtements en paix. Nous témoignions, par la même occasion, contre les gardiens du camp qui durant quatorze mois avaient raillé et piétiné toute décence humaine. Nous voulions montrer à ces pauvres filles que la considération, la dignité et l’humanité existaient encore autrement qu’à l’état de mots vides. Même parmi des soldats barbus et dégueulasses. Nous les installâmes derrière une pile de paquetages. Puis le Vieux, Porta et moi-même allâmes nous rendre compte si l’alarme était déjà donnée, à l’intérieur du camp, pendant que les autres s’asseyaient sur le bord du plancher, dans l’encadrement des portes à glissières, pour interdire l’accès de notre wagon à quiconque n’y avait que faire. Notre train repartit avant que la triple évasion eût été découverte. Dans les jours qui suivirent, les meilleurs morceaux de tout ce que nous pouvions dénicher allèrent automatiquement à nos trois passagères clandestines. L’aînée, Rosita, était professeur de musique et Porta devint très rapidement son défenseur particulier. Jamais nous ne pûmes lui faire dire pour quelle raison elle avait été envoyée dans ce camp. Jeanne, la plus jeune – elle était tout juste majeure – avait suivi des cours à la Sorbonne au moment de son arrestation. Ses deux frères, lieutenants dans l’armée française, étaient prisonniers en Allemagne. Son père était recherché par la Gestapo qui l’avait déportée elle-même, à titre d’otage. Maria, la Juive, avait été appréhendée un soir, en pleine rue, et expédiée en Pologne sans autre formule de procès. Son mari était un homme d’affaires lyonnais et elle avait un fils de deux ans et demi. Son deuxième enfant – un autre fils – était né trois mois après l’arrivée de Maria dans ce camp de concentration, mais n’avait vécu que quinze jours. La semaine n’était pas écoulée que nous étions tous désespérément amoureux de nos trois femmes ; mais comme des gosses qui ont découvert un nid d’oisillons, nous n’avions aucune idée de ce que nous allions en faire. Nous passions le plus clair de notre temps à étudier et rejeter les suggestions les plus fantastiques, les plus irréalisables. Nous étions d’accord, cependant, sur un point : nous ne pouvions en aucun cas les traîner avec nous jusqu’en première ligne et tenter de leur fournir l’occasion de filer chez les Russes. C’était beaucoup trop aléatoire et si jamais elles avaient la déveine de traverser un secteur tenu par quelque détachement asiatique aux mœurs primitives, elles se feraient violer sur place par toute la troupe. Ce fut le frère de Fleischmann qui résolut le problème. Fleischmann arriva un jour en courant et nous dit que son frère était Oberfeldwebel à bord d’un train blindé garé à quelque distance de là, et qui se préparait à rentrer en France. Il avait mis son frère dans le coup et celui-ci était prêt à faire l’impossible pour rapatrier nos protégées. Elles ne comprirent pas immédiatement ce qui leur arrivait, crurent que la Gestapo avait retrouvé leurs traces, et Maria se mit à pleurer. Mais Porta leur expliqua : — Allons, allons, vous êtes simplement mutées dans l’artillerie lourde. Vous repartez pour la France dans un beau train blindé. Le frangin de Fleischmann va arranger ça… Nous traversâmes une quantité de voies de chemin de fer, entraînant et portant parfois les trois jeunes femmes à demi mortes d’anxiété, et finalement, nous atteignîmes le gigantesque train blindé, avec ses gros canons pointés vers le ciel. Le frère de Fleischmann avait déjà tout préparé, et deux de ses hommes montaient la garde. Il dédia un sourire résolu à Marie, Rosita et Jeanne, en leur serrant successivement la main. — Embarquez, les gosses, au galop, et qu’on ne vous voie plus après ça. Tenez-vous simplement peinardes dans votre planque ; on vous apportera tout ce dont vous avez besoin. Vous serez un peu à l’étroit, mais on vous ramènera à bon port, vous verrez… Nous les aidâmes à s’installer. Elles disposaient d’une seule couchette pour elles trois, dans le coin le plus haut et le plus inaccessible d’un wagon blindé, rempli d’armes et de munitions. Elles nous embrassèrent toutes les trois sur la bouche. Porta, ému, les appela ses tourterelles et reçut pour sa peine un baiser supplémentaire. Un peu plus tard, et non sans serrement de cœur, nous regardâmes l’énorme convoi s’ébranler et disparaître vers l’ouest. Nos trois femmes revirent-elles la France, je n’en sais rien, mais je sais que le train parvint à sa destination sans avoir trop souffert. Six semaines après cette séparation, un résistant français tua le frère de Fleischmann, au Mans, d’une balle dans la nuque, et lui prit son revolver. Si ce patriote français avait connu l’histoire des trois femmes déportées, il n’aurait jamais agi de cette manière. Mais ça, c’est la guerre dans toute sa splendeur. Monstrueuse jusqu’à l’absurde. Notre train roulait vers l’est à destination des steppes immenses et des noires forêts sauvages de Russie. Nous maintenions le poêle au rouge vif, dans notre wagon, mais nous étions gelés. Nuit et jour, nous restions tassés sur nous-mêmes dans nos capotes, avec nos casquettes tirées jusque sur les oreilles. Mais nous avions beau bourrer le poêle, endosser lainage sur lainage et nous serrer les uns contre les autres, nous étions toujours irrémédiablement, misérablement gelés… A L’ÉGLISE NOUS pénétrâmes dans la gare de Pinsk au sein d’une tempête de neige. On nous servit des fayots, à la cantine de la Croix-Rouge, et pour une fois il y en avait une telle quantité que chacun put se lester confortablement l’estomac. Une des sœurs de la Croix-Rouge recommanda au Vieux d’aller voir une magnifique vieille église qui se dressait juste derrière la gare, et comme nous n’avions rien de mieux à faire, toute la bande partit du pied gauche… Très vieille et tout imprégnée de l’encens des siècles, l’église était vraiment magnifique, pleine de trucs massifs et de sculptures délicates, de dorures somptueuses et de confort catholique, de petites lampes et de petites flammes et de petits recoins garnis de saints familiers peints de couleurs vives et simples, avec, au centre de la nef, un immense espace, assez haut pour laisser monter sans entraves les âmes de bons enfants du Seigneur vers le Divin Royaume prêt à les accueillir. Porta trouvait plutôt ridicule d’aller bayer d’admiration dans une église et ne se faisait point faute de nous mettre en boîte. Puis il découvrit l’orgue et, souriant aussitôt comme un enfant excité, il s’exclama : — Maintenant, vous allez entendre quelque chose ! Nous trouvâmes l’escalier menant aux claviers des grandes orgues. Porta nous demanda de passer derrière le bidule pour manœuvrer les soufflets, mais Pluton nous fit signe de rester tranquille. A lui seul, il avait la force de trois hommes ordinaires et suffisait amplement à cette besogne. Porta nous décocha un nouveau sourire et s’assit sur le siège de l’exécutant. — Maintenant, mes chéris, vous allez voir comment Joseph Porta joue de l’orgue ! Perché sur la rambarde de la galerie, le Vieux ôta de ses lèvres la pipe qu’il avait fabriquée lui-même. — Envoie-nous ce morceau de Bach que tu m’as joué une fois, en Yougoslavie. Porta ne savait pas de quel morceau il s’agissait, mais Tom Pouce lui en siffla quelques mesures. C’était la Toccata et Fugue de Jean-Sébastien Bach. Dès qu’il eut identifié l’air qu’on lui réclamait, Porta s’illumina. Puis il glapit à l’adresse de Pluton : — Pédale, vieux gibier de galère et Joseph Porta, Obergefreiter par la grâce de Dieu, va vous montrer ce qu’il sait faire… Il respira profondément et ses traits se vidèrent de toute expression comme un verre sale rincé d’un résidu de bière éventée avant de recevoir une rasade de vin noble. Et Porta se mit à jouer. Il avait l’air de s’amuser, de n’attacher aucune importance à ce qu’il faisait, mais les notes jaillissaient dans l’église comme des essaims d’oiseaux, les uns minuscules et prestes comme des libellules, les autres majestueux et brassant l’air de leurs ailes. Quand il eut terminé, un éclat de rire traduisit notre enthousiasme. Il alluma une cigarette, s’assit plus confortablement. Le Vieux me poussa du coude et, sans le quitter des yeux, chuchota : — C’est maintenant que tu vas entendre quelque chose. Maintenant qu’il est vraiment en train… Le Vieux était comme un père orgueilleux dont le cœur s’emplit d’affection au spectacle du vrai mérite. Porta se garda de le décevoir. Il jouait réellement, d’instinct, comme un maître. En sourdine, tout d’abord, caressant légèrement les touches, absent et comme hypnotisé par sa propre musique. Ce furent successivement Die Himmel rühmen des Ewigen Ehre, de Beethoven ; puis la berceuse anonyme Schlafe, mein Prinzchen, schlaf ein, qu’il joua avec une telle douceur ineffable que les larmes nous en vinrent aux yeux et que nous échangeâmes un regard, le Vieux et moi, communiant dans une même perception soudaine des beautés de la vie, et dans le même regret d’être enchaînés ainsi aux forces des ténèbres. Et puis, Porta se déchaîna. Il rompit toutes les barrières et balaya l’église d’un ouragan sonore qui était à la fois une danse et un hymne de joie, un chœur de toutes choses vivantes et mortes unies dans un chant de gratitude. Une fanfare titanesque d’un millier de hérauts. La danse des flocons de neige par une nuit de Noël, en temps de paix. Les oiseaux des bois et des champs pointant leur bec vers le zénith et gazouillant tous ensemble en une céleste chorale. Nous étions pétrifiés, transformés en statues. Ce soldat hideux, répugnant ; et, né sous ses doigts, ce colossal hosannah de joie pure, conquérante, irrésistible… Par hasard, je baissai les yeux vers la nef et constatai, à ma grande surprise, qu’elle s’était emplie de gens silencieux, immobiles. Près du maître-autel se tenait un prêtre de haute taille, aux cheveux blancs. Un peu plus loin, se pressait un groupe de civils, faces braquées vers la galerie. Le centre de l’église était plein de soldats en capote crasseuse, assis, debout, accoudés aux sièges, casquettes rabattues sur des visages creusés par la sous-alimentation. Je distinguai, parmi eux, une ou deux sœurs de la Croix-Rouge, mais je n’eus même point, à leur égard, l’habituelle pensée égrillarde. La musique de Porta enveloppait, purifiait tout. Finalement, elle cessa et, dans le silence absolu, nous entendîmes Pluton reprendre bruyamment son souffle, à son poste, derrière l’orgue. Porta regarda le Vieux, puis me regarda. — Pas trop mal pour un concert au pied levé dans une église… Mais il le dit sans emphase. Tout simplement. Il était heureux. Heureux avec une sorte de solennité qui ne lui était pas habituelle. La voix du Vieux tremblait d’émotion. — Porta, espèce de propre à rien ! Espèce d’innocent de village ! Là-dessus, le prêtre arriva, qui embrassa Porta sur les deux joues. Puis Asmus grimpa l’escalier à son tour et nous informa que notre train s’apprêtait à repartir. Le grand prêtre robuste tint une croix au-dessus de nos têtes. — Dieu vous bénisse, mes enfants… Puis nous retrouvâmes la tempête de neige et le wagon à bestiaux et la paille sale répandue sur le plancher. Le train – frigorifique en ce qui nous concernait – redémarra vers sa destination inconnue. Nous ne le quittâmes qu’à Smolensk. — En arrière, EN ARRIÈRE, bon Dieu ! Il a le pied sous la chenille ! La réaction de Porta fut presque instantanée. Le tank recula, Porta me rejoignit d’un bond et chacun de notre côté, nous soutînmes Hans Breuer qui se tenait, debout, pâle comme un linge, cramponné au flanc du char d’assaut. Nous le transportâmes à l’intérieur du cottage où le Vieux alluma une cigarette et lafourra entre les lèvres bleues de Breuer. Il secoua la tête en découpant le cuir de la botte autour du pied écrasé de notre camarade. — Mes enfants, mes enfants, est-ce que vous devenez complètement cinglés ? AVANT L’ATTAQUE NOUS étions cantonnés dans des maisons réquisitionnées, à la lisière de Smolensk. Dès que nous eûmes touché nos rations, nous poussâmes une pointe jusqu’à la grande place du marché, qui grouillait d’hommes de toutes les armes et armées possibles : SS avec la tête de mort hilare sur leur casquette ; troupes parachutées ; cavalerie en culotte de peau et longues bottes à éperons ; infanterie en vareuse de cuir « camouflé » de taches brunes, vertes et bleues ; soldats hongrois et roumains en kaki ; hommes de toutes les armes et armées de l’Europe Centrale réunis sur la place du marché de Smolensk, depuis les élégants officiers aviateurs à monocle jusqu’aux biffins pouilleux et crasseux. La plupart des civils russes portaient des vêtements capitonnés, incroyablement effrangés, rapiécés, et des chaussures de feutre absolument informes. Nous rencontrâmes une demi-douzaine de vieilles femmes portant chacune un gros sac sur leur dos et jacassant comme des pies borgnes. Brusquement, l’une d’elles s’arrêta, écarta les jambes, et l’instant d’après retentit un bruit d’averse, tandis qu’une flaque s’élargissait à ses pieds. Dès qu’elle eut terminé, elle reprit calmement sa route. — Comme une vieille vache ! s’exclama Porta, médusé. Exactement comme une vieille vache ! Les Russes dégageaient l’impression de n’être pas affectés le moins du monde par le froid épouvantable, qui produisait sur nous de si fâcheux effets. Nous ne passâmes que deux ou trois jours à Smolensk, puis des camions nous conduisirent à Bielev, où le 27e Régiment était cantonné. Notre compagnie fut incorporée au 12e Bataillon, sous les ordres de l’Oberstleutnant von Lindenau, secondé par le Major Hinka. Si notre commandant de compagnie n’avait pas été ce salopard de Meier, tout aurait été pour le mieux. Porta soutenait que le Seigneur lui était apparu en songe, pour lui dire que la chasse au salaud allait bientôt s’ouvrir, et que la compagnie changerait prochainement de commandant. Telles étaient les révélations faites par le Seigneur à l’Obergefreiter Porta, amen. On parlait beaucoup de chasse au salaud dans la compagnie. Meier prenait avec nous les libertés les plus invraisemblables. Il nous frustrait de notre dû dans tous les domaines et ne ratait pas une occasion de nous en faire baver. Son grand triomphe était de nous imposer exercice et marche exactement comme si nous n’avions pas été sur le front. Tous les autres officiers secouaient la tête et le considéraient comme un cinglé et c’est à partir de ce moment-là que tout le monde comprit que Meier pourrait crever sans que personne se souciât d’apprendre dans quelles circonstances exactes il aurait trouvé la mort. Meier nous appartenait, désormais. Il ne le savait pas encore, mais nous, nous le savions. On cessa de parler de chasse au salaud et beaucoup préparèrent des dum-dum. La discussion était close. L’un de ceux qui prenaient le plus à cœur les vacheries gratuites et les injustices de Meier était Hans. Il me reparla, une ou deux fois, de déserter ensemble, mais je n’osais pas tenter l’aventure. — Bon Dieu, Sven, tu comprends pas qu’il faut qu’on foute le camp d’ici, coûte que coûte ? Je le regardai attentivement. — Hans, je t’en prie, ne va pas faire de conneries ! Un soir, l’ordre arriva de préparer les tanks pour l’action. Nous fîmes le plein d’essence et d’huile et de munitions : dix mille pruneaux pour chacune de nos deux mitrailleuses ; cent obus à haute puissance explosive, cent obus blindés, cinquante obus spéciaux à grand pouvoir perforant ; plus les grenades à main, fusées éclairantes, munitions pour nos armes de poing et carburant pour les lance-flammes. Porta était sur le ventre, enfoncé jusqu’aux genoux, la tête la première, dans le bloc-moteur, et maudissait allègrement l’armée qui transforme des gens ordinaires en parfaits salauds. De temps à autre, il réprimait un ricanement et braillait parmi ses cylindres et ses soupapes : — Eh ! Vieux ! Je crois que je vais faire une belle mouche cette fois-ci ! C’est le Bon Dieu qui vient de me le dire… — Si quelqu’un d’autre ne la fait pas avant toi ! On est sept cents dans la compagnie… Pour toute réponse, Porta siffla une sonnerie de chasse entre ses dents. Puis le Vieux et Tom Pouce réintégrèrent notre cottage pour mettre en route le casse-croûte du soir, tandis que Pluton allait à l’ordinaire chercher nos rations. Porta et moi devions encore ranger notre tank près de la maison, et le camoufler avec des branches et de la neige pour le dérober aux regards des aviateurs russes qui nous survolaient chaque nuit et balançaient des brûlots parachutés. Hans Breuer nous rejoignit alors que nous étions en train de manœuvrer, et nous dit qu’il venait de recevoir une lettre l’informant que sa femme avait été transportée à l’hôpital pour y subir une sérieuse intervention chirurgicale dans l’abdomen. Il était très déprimé, et je me reproche, aujourd’hui encore, de ne l’avoir pas mieux surveillé. Je connaissais son état d’esprit, et ces mauvaises nouvelles par-dessus le marché… J’aurais dû mieux ouvrir l’œil, mais on ne pense pas à tout et l’instant d’après, il était trop tard. J’étais devant le tank, guidant Porta de la voix et du geste pour lui permettre de garer l’engin sans foutre le chalet par terre. Puis j’entendis crier Hans Breuer et compris tout de suite qu’il avait fait ce que son attitude pouvait laisser prévoir. Quand je le rejoignis, il était debout sur un pied, avec son autre pied coincé entre les rouleaux et la chenille du char. Après le départ de l’ambulance, nous discutâmes les termes du rapport que le Vieux allait devoir rédiger. Nous nous mîmes d’accord pour dire qu’il avait essayé de grimper sur le tank par le côté, et qu’à ce moment-là Porta avait fait machine arrière, pensant que je venais de lui donner le signal convenu. Hans avait glissé, et s’était fait coincer le pied. C’était plausible, sans doute, mais pas inattaquable, pour la bonne raison qu’il était strictement interdit de grimper sur un tank par le côté. Il fallait toujours embarquer par le devant, sous les yeux du conducteur. Et bien entendu, ça paraîtrait bizarre qu’il se soit fait écraser le pied juste avant une offensive. — Bizarre ou pas, on s’en fout ! déclara le Vieux. On sait tous très bien à quoi s’en tenir, mais tant qu’ils ne pourront rien prouver, tout ira bien. Et ils ne pourront rien prouver tant qu’on s’en tiendra tous à cette explication. — Tout ce qu’il faut souhaiter, dit Porta, c’est qu’ils ne le cuisinent pas un peu trop longtemps, les bandes de vaches !… Sommeil de brutes. Réveil à une heure. L’heure de monter à l’attaque. Tom Pouce alluma un rat de cave et, bien qu’à peine réveillés, nous nous préparâmes à sa lueur vacillante. Assis dans la paille, Porta grattait furieusement sa poitrine étroite, tignasse rousse braquée vers tous les azimuts. Le Vieux et Pluton attrapaient des poux qu’ils jetaient dans la flamme du rat de cave où les bestioles se désintégraient avec une petite explosion, en dégageant une odeur huileuse, nauséabonde. En moins d’un quart d’heure, nous fûmes harnachés et, tremblant de froid, tout le monde grimpa dans le tank. Nous avions noué soigneusement nos écharpes graisseuses, tiré nos casquettes jusqu’aux oreilles et chaussé nos lunettes de neige. Quelle différence il y a entre le jeune héros rubicond, droit comme un I, dont le regard fier scrute implacablement les étendues conquises, quelle différence il y a entre ce guerrier adoré des femmes que l’on voit sur les articles de recrutement de tous les pays du monde, et le pauvre diable effrayé, enrhumé, reniflant, au visage cireux et à l’haleine chargée qui constitue la réalité de la guerre. Si les artistes qui dessinent ces affiches mesuraient ce que la tâche qu’ils entreprennent avec leur art ridicule peut avoir de tragique, ils chercheraient un autre genre de gagne-pain. Mais ils n’en trouveraient sans doute pas, car, à bien y regarder, on s’aperçoit rapidement qu’il n’y a que des artistes de six ou septième ordre qui prostituent leur « art » dans ces barbouillages subventionnés. Les affiches de recrutement militaire sont invariablement l’apanage des talents les plus médiocres du monde entier. Tous les moteurs du bataillon bourdonnaient et grondaient d’un bout à l’autre du village. De temps en temps, un bref éclair jaillissait d’une torche électrique, mais, en dehors de ces lueurs éphémères, régnait partout une obscurité d’encre. Les « moulins à café » – c’était le nom que nous donnions aux appareils russes, à cause de leur ronronnement asthmatique – tournaient, invisibles, au-dessus de nos têtes, nous survolant parfois de si près que nous percevions un instant le bruit de leurs moteurs, perdu dans le vacarme infernal des nôtres. Nous sortîmes du village par compagnies. La nuit était d’un noir opaque et le plus difficile était de ne pas emboutir le tank précédent. Pour faciliter la tâche de Porta, qui avait en main les commandes de notre char, Pluton et moi nous étions installés sur la tourelle et lui communiquions nos instructions par téléphone. Nous progressions en ferraillant à cinquante, cinquante-cinq à l’heure. Brusquement, il y eut un bruit d’allumettes brisées, en beaucoup plus fort. Une demi-minute plus tard, le bruit se reproduisait, et de gros morceaux de bois frôlèrent nos oreilles. Quand cet étrange incident se fut répété cinq fois de suite, nous comprîmes que nous étions en train de descendre les poteaux téléphoniques et ramenâmes Porta sur la chaussée. Un peu plus loin, nous faillîmes entrer en collision avec le tank de devant, qui s’était arrêté près d’un pont que les chars ne pouvaient franchir qu’un seul à la fois. Il fallait qu’un homme se tînt de chaque côté du pont, afin de guider nos monstres à l’aide de cigarettes allumées. Quelques centimètres à droite ou à gauche et les eaux de l’Upa recueilleraient la proie qu’elles attendaient. Vers quatre heures du matin, nous stoppâmes en lisière d’un bosquet. On coupa les moteurs et un silence lourd pesa sur nos épaules. Du cœur de la nuit ne jaillissait plus que le bégaiement comique, intermittent, des « moulins à café ». De temps à autre, descendait un brûlot parachuté qui éclairait le secteur aussi brillamment qu’un soleil miniature. Tandis que nos officiers recevaient nos ordres de bataille des autorités régimentaires, tout le monde essaya de dormir, plié en quatre sur le fond métallique du tank. Nous avions à peine fermé l’œil qu’il fallut se remettre en position. Nos chefs de sections nous distribuèrent les ordres. OPÉRETTE A GRAND SPECTACLE LE 27e Régiment blindé, conjointement aux 4e, 18e et 21e Divisions, va monter à l’attaque des positions russes de Serpuchow, au nord de Thula. Ces positions doivent être enfoncées afin de permettre une plongée en profondeur vers Moscou. Le régiment de chars lourds de la 12e Panzer Division va prendre la tête de l’offensive avec les fantassins SS en réserve sur le flanc droit. Notre compagnie sera placée à l’extrême pointe de l’aile gauche et devra s’infiltrer derrière les positions ennemies afin d’ouvrir le chemin aux compagnies de réserve. La compagnie 3 sera la compagnie de tête. — Honneur à la mémoire de la compagnie 3 ! ricana Porta. — Notre objectif est un village en ruine situé juste au-delà de la ligne principale de combat. Des Panzer-Grenadiers du 104e Régiment de Fusiliers nous rejoindront pour monter à l’assaut sous le couvert de nos tanks. Je résume : » 6 h 40 : les Stukas attaquent. » 6 h 48 : la compagnie 3 attaque. » 6 h 51 : notre compagnie suit la 3. » A 6 h 50, un violent tir de barrage sera déclenché à trois kilomètres en arrière de l’ennemi. » C’était un spectacle magnifique. Des projectiles traçants de toutes les couleurs traversaient le ciel en sifflant. Bois et villages flambaient à l’horizon, projetant sur les nuages leurs réverbérations pourpres. Des obus éclataient çà et là, clairsemant la nuit d’éclairs blancs, mais ces explosions dispersées ne nous empêchaient pas de sentir dans nos moelles la profondeur de ce silence absolu qui précède l’ouragan. Parfois aussi crépitait rageusement une mitrailleuse, dont les balles s’éparpillaient dans les ruines, autour de nous. Oui, c’était un spectacle magnifique… Car une bataille organisée est le spectacle par excellence – demandez plutôt aux metteurs en scène de cinéma – le bouquet du feu d’artifice, l’attraction-vedette, le grand finale, l’apothéose du drame. La guerre avec son appréhension prolongée, sa saleté, sa famine, sa misère rien moins qu’héroïque, atteint enfin son paroxysme dans un déploiement surhumain de splendeur et de sauvagerie. Le Vieux m’avait souvent parlé d’attaques de blindés au cours desquelles des vingtaines de tanks étaient incendiés par les canons antichars de l’ennemi, cuisant à l’étuve leurs équipages emprisonnés à l’intérieur. On m’avait également dit, bien des fois, que prendre la tête d’une offensive était une entreprise dont bien peu ramenaient leur peau. Et naturellement, nous autres bataillons disciplinaires, nous serions toujours bons pour passer les premiers. — Eh ! Sven, tu as écrit quelques mots d’adieu à l’intention de ta mère et de ta bien-aimée ? Coupant le fil de mes pensées macabres, la voix grave du Vieux me fit sursauter. Je griffonnai quelques mots sur un bout de papier, à hauteur du tableau de bord. Quand ce fut fait, Porta me tendit une bouteille et me dit avec son habituel sourire de gargouille : — Bois un peu de mon courage, fiston, et tu te rappelleras plus que c’est pas des obus à blanc qu’ils nous balancent sur la gueule. Tu te croiras à l’exercice. Le courage de Porta était de l’alcool à 96° chapardé à l’infirmerie. Je devais en boire bien souvent, par la suite, mais jamais pur. Porta éclata de rire en voyant mon visage. — Excuse-moi ! J’ai oublié de te dire de planquer ta glotte et d’avaler sans goûter ! A ma stupéfaction intense, Tom Pouce s’empara de la bouteille et la téta posément, sans broncher davantage qu’un nourrisson prenant son biberon. Porta dut lui arracher le flacon. — Ça suffit, espèce de trou sans fond ! Laisses-en un peu pour les copains ! Tom Pouce rota bruyamment. — Merci, Porta. Si j’arrive là-haut avant toi, je mobiliserai une chorale d’anges pour te souhaiter la bienvenue. — Tu les entends ? intercala le Vieux. Ils s’imaginent qu’ils vont aller au ciel. Non, mes enfants, si jamais vous avez des plumes quelque part, elles sentiront le roussi ! Des ordres étouffés retentirent à l’extérieur et, bientôt quelques grenadiers escaladèrent notre tank. Nous grillâmes une dernière cigarette. — Prêts pour l’attaque ! Compagnie 5… En avant, marche ! Dans le grondement de ses moteurs, la compagnie traversa le village en ruine. Les couvercles de nos tourelles étaient toujours ouverts et perchés derrière nous, les grenadiers attendaient le début des réjouissances pour sauter à terre. Les yeux rivés aux fentes étroites du poste de pilotage, Porta tenait fermement les commandes. Debout dans la tourelle centrale, le Vieux scrutait fixement les ténèbres à travers le hublot de visée. Pluton était à son poste, auprès du canon lourd, et Tom Pouce avait ouvert toutes les soutes à munitions, prêt à recharger le canon à mesure que rejailliraient les douilles vides, portées au rouge par la déflagration. Assis devant le poste de radio, je m’assurai pour la vingtième fois que ma mitrailleuse était bien en ordre, et repoussai légèrement la longue bande de cartouches enroulée autour de moi comme un large serpent au corps plat. Une voix qui semblait réprimer un éclat de rire retentit soudain : — Compagnie 5… Compagnie 5… Ici, le poste de commandement de la compagnie… Ordre à tous les chars d’ouvrir le feu ! Et l’enfer se déchaîna, emplissant nos têtes du grondement, du rugissement, du fracas, du vacarme de l’énergie libérée. De longues flammes rouges et jaunes jaillissaient comme des lances de feu de la gueule de chaque canon. L’intérieur du tank était un chaudron de sorcière, une chaudière de démon. Là fumée des déflagrations nous piquait les yeux et nous brûlait la gorge. A chaque nouveau tir, une flamme pointue, surgie de la culasse de notre pièce, poignardait l’air épais. Les douilles éjectées s’accumulaient et roulaient avec un tintamarre épouvantable sur le fond métallique du char. Je contemplais, bouche bée, le paysage qui s’en venait à notre rencontre. J’aperçus soudain, droit devant nous des fantassins russes. Automatiquement, je louchai sur mon guidon de visée, mon index se replia sur la détente, conformément aux instructions et de la façon réglementaire… Maintenant ! Le regard froid, les paupières plissées, j’observai la trajectoire de mes balles traçantes, corrigeai mon tir et fis mon travail d’assassin. Puis une violente secousse me projeta en avant, et si je n’avais pas eu le casque de protection bardé de cuir, mon visage eût été réduit en lambeaux par la culasse de ma mitrailleuse. Le Vieux se mit à engueuler Porta, qui venait de nous flanquer dans un entonnoir de plusieurs mètres. — Attends un peu que je puisse prendre mon élan et conduire ce teuf-teuf comme on doit le conduire ! vociféra Porta. L’artillerie antichar des Russes réagissait peu à peu et les premiers tanks immobilisés flambaient çà et là, masses d’acier environnées de flammes rouges et vomissant vers le ciel des cascades de fumée noire, épaisse, semblable à du velours. Nous poursuivions notre avance, lentement, avec nos grenadiers embusqués derrière nous, prêts à exterminer l’infanterie russe sitôt que nous aurions enfonce leurs positions. Vers midi, Ivan battit en retraite. Dès qu’on nous eut ravitaillés en munitions et en carburant, nous fonçâmes sur ses traces. De loin en loin Ivan se retranchait dans un village. Nous nous arrêtions alors et, un quart d’heure plus tard, il n’y avait plus de village, rien que du feu dans lequel nous foncions à nouveau, détruisant tout : soldats, hommes, femmes, enfants et animaux domestiques. S’il y avait, devant nous, une maison incendiée, nous la traversions de part en part, dans un grand tourbillon d’étincelles, charriant parfois des poutres enflammées que nous perdions un peu plus loin, avec l’impression passagère d’être nous-mêmes en feu. Les soldats russes savaient mourir. Plus d’une fois, nous vîmes une poignée d’entre eux se cramponner à un point stratégique et retarder notre avance jusqu’à ce qu’ils eussent tiré leur dernière cartouche, ou que nous les eussions écrasés sous nos chenilles. Ça fait une drôle d’impression, au début de voir quelqu’un assis, couché, ou se traînant sur la route, et de ne pas chercher à l’éviter mais de continuer tout droit, en laissant derrière soi une bouillie informe. Une drôle d’impression. Drôle parce qu’on ne ressent absolument rien. On se rend compte, simplement, qu’on est provisoirement incapable de ressentir une émotion quelconque. Demain, peut-être, ou dans une semaine, un mois, un an, cinquante ans. Mais sur te moment, rien. On n’en a pas le temps. On sait seulement qu’il se passe quelque chose, que l’on enregistre mécaniquement des sons et des images qui sont tout de suite poussés de côté, pour analyse ultérieure. Nous fîmes la connaissance des chars russes les plus lourds, énormes mastodontes de quatre-vingt-dix ou cent tonnes équipés d’un gros canon de 22 centimètres. Ils étaient trop lents, cependant, pour nous inquiéter bien sérieusement. Nous les détruisîmes l’un après l’autre sans grande difficulté. Après huit semaines d’avance ininterrompue, notre puissance de combat s’épuisa et nous nous établîmes à Podolsk, au sud-ouest de Moscou. Nous tombions, malheureusement, au beau milieu de l’hiver russe, dont la rigueur ne connaît point de borne. Des milliers de soldats allemands moururent gelés. Un interminable convoi dut être organisé pour renvoyer chez eux tous ceux que la gangrène avait amputés d’un bras ou d’une jambe. Notre ravitaillement touchait à sa fin. Nous n’avions plus ni munitions, ni carburant. Nous étions exilés au cœur de la Russie par des températures de moins 58° et personne ou presque n’avait de fourrures ni d’autre équipement d’hiver pour résister aux tempêtes hurlantes. Nos pieds et nos mains nous faisaient tellement souffrir qu’il n’était pas rare de nous entendre crier ou gémir comme des gosses. Monter la garde pendant plus de dix minutes d’affilée signifiait une mort certaine. Tout homme atteint par une balle restait figé par le gel dans la position où le projectile l’avait trouvé. C’était un incident quotidien que de découvrir un cadavre raide comme du bois appuyé contre un tronc d’arbre ou la paroi d’une tranchée. C’était au tour des Russes de prendre l’initiative et leurs troupes sibériennes, rompues à la guerre d’hiver, ne tardèrent pas à nous inspirer un respect illimité. Elles nous harcelaient nuit et jour, sans cesse et sans merci. Le manque de carburant paralysait nos tanks, mais même si nous avions eu à notre disposition toute l’essence du monde, ça n’aurait rien changé, car les moteurs étaient gelés, grippés, inutilisables. Quand on y touchait, les commandes vibraient comme des bâtons de verre. Le 22 décembre 1941, après trois semaines d’attaques diurnes et nocturnes continues, nous nous repliâmes au sein d’une tempête de neige. Nous avions fait sauter tous nos chars pour les empêcher de tomber aux mains de l’ennemi. Epuisés, aveuglés par la neige, nous nous traînions péniblement vers l’ouest. Je marchais entre Porta et le Vieux, et j’étais si malade de froid, de faim et d’épuisement qu’ils devaient pratiquement me porter, de temps à autre, pour me permettre de continuer. Quand je m’effondrais dans la neige, ils m’injuriaient et me tapaient dessus jusqu’à ce que je redémarre. C’est grâce à leur obstination que Tom Pouce et moi ne partageâmes point le sort de milliers d’hommes qui restèrent allongés dans l’immensité blanche, simplement parce qu’il semblait si facile de ne plus bouger et d’attendre la mort par congélation. Les Russes étaient perpétuellement accrochés à nos basques. Le froid ne signifiait rien pour eux. Ils étaient toujours en état de combattre. En tant que régiment disciplinaire, nous formions naturellement l’arrière-garde, comme nous avions formé l’avant-garde au temps où l’offensive nous appartenait. Un peu au sud de Kalinine nous reçûmes l’ordre de creuser des trous dans la neige et de tenir la position – il s’agissait du petit village de Goradnja – coûte que coûte… Suivirent des jours intolérables durant lesquels l’infanterie russe vint littéralement s’écraser sur nos positions. Des milliers de morts s’amoncelaient devant nos tranchées, mais obstinément, opiniâtrement, les Russes rejetaient chaque fois de nouveaux effectifs dans la bataille. Cet épisode fut l’un des grands massacres de la guerre. Le Vieux avait été nommé chef de notre section, qui comprenait douze hommes. Une nuit, les Russes parvinrent finalement à enfoncer nos lignes sur une profondeur de près de vingt-cinq kilomètres. Je tenais un nid de mitrailleuse avec Asmus et Fleischmann et nous canardions sans interruption les vagues d’assaut successives, gardant l’œil bien ouvert pour ne pas exterminer nos propres hommes, car nous portions nous-mêmes, à l’instar des Russes, des manteaux de neige blancs dont les capuchons recouvraient nos casques. C’était l’instinct, plus que la vue, qui nous dirigeait. Subitement, retentirent derrière nous des ordres en langue russe. Le temps de ramasser la mitrailleuse, les pistolets automatiques, les grenades et de foutre le camp, droit devant soi, à corps perdu… Ce crétin d’Asmus trouva le moyen de se tromper de direction et de courir se jeter dans les bras des Russes. Fleischmann et moi avions choisi la bonne direction, vers l’arrière, mais notre fuite s’acheva tout de même dans les bras des Russes, car nous étions totalement encerclés. C’est avec la plus grande répugnance que j’écris ce chapitre portant sur la période de ma captivité. Je sais qu’il servira probablement à renforcer des points de vue pour lesquels je n’éprouve aucune sympathie, pendant que le côté opposé me traitera de menteur et de faux jeton et de traître à la cause du peuple. Ayant lu ce chapitre, les fanatiques d’un de ces points de vue s’empresseront de souligner certains passages au crayon rouge en s’écriant triomphalement : — Voilà ! Voilà comment c’est là-bas ! Jugez vous-même. D’après un témoin oculaire. Lisez le récit d’un témoin oculaire. Écoutez ces quelques vérités concernant la Russie soviétique ! Que quelqu’un demande si c’est « comme ça » ou non en Russie soviétique, je ne pourrai que lui répondre, en toute honnêteté, que je n’en sais rien. L’U.R.S.S. est immense. J’y ai séjourné peu de temps. Je n’en ai vu qu’une faible partie. Et les circonstances de mon séjour étaient telles qu’il ne m’était possible, ni de nouer les relations nécessaires, ni d’opérer les sondages indispensables à l’élaboration objective d’une chose aussi complexe que la façon dont « ça se passe » dans un pays étranger. J’étais l’ennemi de ces gens. Ils possédaient d’amples motifs de me haïr et de me maltraiter et de se foutre éperdument de tout ce qui pouvait m’arriver de fâcheux. N’étais-je pas en somme l’un de ceux qui avaient contribué à brûler des milliers de villages et à ruiner l’existence de millions d’hommes et de femmes ? Je ne partage pas l’opinion simpliste selon laquelle le Nazisme et la Démocratie populaire étaient d’une seule et même eau, Hitler et Staline de la même trempe. Un coup d’œil à leurs portraits juxtaposés vous démontrera l’idiotie de cette assertion. Hitler était un hystérique, Staline un gaillard obstiné qui avait assez de bon sens pour ne pas jouer avec les révolutions, mais suivre son petit bonhomme de chemin, toujours sur le qui-vive, avec une compétence quasi scientifique, une patience infinie, et une infinie méfiance. Staline n’était ni un imbécile, ni probablement un petit saint du Bon Dieu. Ne l’ayant pas connu personnellement, je préfère ne porter sur lui aucun jugement. Mais après avoir comparé les visages de ces deux hommes, si vous voulez vous astreindre à comparer leurs écrits, vous constaterez rapidement qu’Hitler et Staline étaient aussi différents l’un de l’autre qu’il est possible de l’être… Ce compte rendu de mon séjour chez les Russes, en tant que prisonnier de guerre, ne peut donc ni ne doit, être pris et utilisé comme argument pour ou contre le socialisme, pour ou contre Staline, pour ou contre le « bloc de l’Est ». Tant que le Führer et ses associés, ceux qui sont morts et ceux qui sont encore vivants, et qui sévissent un peu partout dans le monde, continueront d’exercer la moindre influence, nous gaspillerons notre temps et notre énergie en allant chercher à Moscou les causes des craintes diverses qui accablent cette misérable planète. Tant que la liberté démocratique ne dépassera pas le stade d’un postulat théorique, nous n’avons aucun droit de balayer ailleurs que devant notre propre porte. D’autre part, vous pouvez garder votre liberté, en ce qui me concerne, et faire avec elle tout ce qui vous plaira, tant que l’on voudra bien me foutre la paix. Mon désir de liberté ne suit pas la trajectoire des balles de fusil. Ayant goûté la guerre sous toutes ses formes, je me soumettrai volontiers aux pires contraintes, si nécessaires, pourvu que nous puissions vivre en paix. Ce n’est pas assez de se lever et de dire : « Nous ne voulons plus la guerre », et de regagner son siège en s’imaginant qu’on a fait sa part. Il faut que les volontés s’affirment ; il faut que tout le monde ait suffisamment à manger, et que tous les grands programmes et plans humanitaires soient traduits du papier en faits matériels. Cela demandera des efforts considérables, s’étendant peut-être sur plusieurs générations. L’édification de la puissante machinerie qui assurera la protection et la répartition équitable des denrées demandera beaucoup d’énergie et d’autodiscipline. Elle exigera la plus dure de toutes les contraintes : le besoin de subordonner les intérêts individuels aux nécessités de l’intérêt général. De l’intérêt général et non, comme dans le cas du Nazisme, d’une certaine secte privilégiée. Elle exigera le renoncement à certains conforts, à certaines commodités personnelles. Elle exigera l’oubli de soi-même et la liquidation de cette forme d’individualisme qui ne reconnaît que les droits de l’individu, jamais ses devoirs. Mais cela devient tellement ennuyeux, tellement rebattu, tellement ressassé de parler des devoirs de l’individu. Nous parlons tous beaucoup trop de la liberté, en sous-entendant que notre seul désir est d’exterminer les autres. Ou, ce qui est le comble de l’infamie, de pousser les autres à s’entre-exterminer pour jouir du spectacle et tirer les marrons du feu. Deux raisons d’ailleurs connexes me poussent cependant, malgré ma répugnance et ma crainte d’être, volontairement ou involontairement, mal interprété, à parler de ce temps où j’étais prisonnier en Russie. La première est que ce compte rendu de la guerre, telle que je l’ai vécue, serait incomplet sans ce chapitre, et la seconde, qu’un tel chapitre est nécessaire dans un livre dont l’objectif est de combattre la guerre, c’est-à-dire exactement le contraire d’un pamphlet tendant à démontrer que c’est « comme ça » en Union soviétique, une vaste contrée que, je le répète, je ne connais pas du tout, mais que j’imagine, en temps de paix, tout aussi humaine et irrégulière que n’importe quelle nation du monde, en d’autres termes, parfaitement ordinaire et plongée comme toutes les autres dans les préoccupations banales de la vie de tous les jours… CAPTIVITÉ IL n’y a rien qui pousse davantage au désespoir que d’être fait prisonnier. Je fus enfermé avec Fleischmann dans une maison du village de Klin, et placé sous la surveillance d’un soldat russe. Coups de pied, coups de poing, injures et malédictions étaient tombés comme grêle sur nos échines, tout le long du chemin séparant le front de ce centre de groupement établi à Klin. Nous fûmes interrogés par un officier qui voulut connaître la composition de notre régiment et maints autres détails du même genre. En regagnant notre prison provisoire, nous vîmes les Russes exécuter une dizaine de SS en leur enfonçant à coups de marteau des douilles vides dans la nuque. Ailleurs, ils avaient crucifié un major contre une porte. D’autres SS avaient été réduits en bouillie à coups de crosse de fusil et de fouet cosaque. L’heure de la vengeance avait sonné pour eux. Plus tard dans la nuit, nous fûmes rassemblés en une longue colonne d’environ deux mille hommes qui s’ébranla vers l’est sous bonne escorte de cavaliers. Interdiction absolue de sortir des rangs, de telle sorte que nous devions nous soulager en marchant, dans notre pantalon. Le fouet forçait à se relever ceux qui tombaient dans la neige. S’ils ne le pouvaient pas, ils étaient passés au fil du sabre de cavalerie. Trois jours de marche nous amenèrent au village de Kimry, où l’on nous entassa dans un immense hangar. Nous n’avions pas mangé depuis notre départ de Klin, mais la nourriture qu’on nous donna sentait si mauvais que personne ne put l’ingurgiter. Fleischmann et moi décidâmes de nous évader. Nous étions autorisés à passer derrière le hangar pour satisfaire nos besoins et, lors d’une de ces sorties utilitaires, nous profitâmes d’un instant où nous n’étions pas surveillés pour nous lancer à toutes jambes dans la campagne gelée. A trois cents mètres de là, nous traversâmes un étang recouvert d’une épaisse couche de glace et continuâmes sur notre élan, sans ressentir la moindre fatigue. La peur était l’unique sensation qui nous fût, pour le moment, accessible. Toute la nuit, dura cette fuite éperdue. L’astronomie avait été, jadis, un de mes dadas, et je me dirigeais fort bien avec l’aide des étoiles. Nous traversâmes une vaste forêt, atteignîmes un lac gelé. Nous touchions la rive opposée quand un soldat doublé de volume par ses fourrures nous héla. Sans autre résultat que d’accélérer encore notre course. Une douzaine de balles sifflèrent à nos oreilles, mais toutes, heureusement, se perdirent. Quelques minutes plus tard, nous gisions, haletants, sous le couvert d’épaisses broussailles. Ce même soir, nous parvînmes à un groupe de chalets et trouvâmes une cachette dans une écurie où nous nous reposâmes pendant quelque vingt-quatre heures. Une poule imprudente nous servit de repas. Crue, naturellement. Nous n’avions pas à notre disposition les moyens de la faire cuire. Une autre étable nous recueillit la nuit suivante. Nous étions divinement bien, enfouis dans la vieille paille, et n’avions plus envie de bouger. Dans l’après-midi du lendemain, des cris nous alarmèrent. Nous risquâmes un œil à travers les fentes du toit Cinq soldats russes, accompagnés de deux molosses. Après une longue palabre avec les habitants de la ferme, les soldats se retirèrent. Nous attendîmes le crépuscule pour essayer de filer, mais le vieux nous aperçut et ne parut guère surpris de nous voir surgir de son étable. — Prisonniers de guerre ? s’informa-t-il en mauvais allemand. Signes de tête affirmatifs. Il nous fit entrer dans la ferme et nous donna à manger. Dans la salle commune, dînaient un autre homme et quatre femmes. Ils nous accueillirent calmement et se poussèrent pour nous permettre de prendre place à leur table. Ils ne cessèrent point de nous observer à la dérobée, tandis que nous dévorions leur mouton et leurs pommes de terre bouillies. Mais personne ne nous adressa la parole. Le vieux fermier nous laissa dormir dans la salle, afin que nous puissions nous reposer convenablement et, le lendemain matin, nous remit à chacun une vareuse et un pantalon capitonnés. Ces bons vêtements chauds et propres avaient en outre l’avantage inestimable d’être anonymes. Nous pourrions, désormais, voyager en plein jour sans risquer d’être immédiatement trahis par nos uniformes noirs. Nous nous séparâmes cordialement, à regret, de ces gens aimables et taciturnes. Durant quatre jours, nous marchâmes vers l’ouest. Puis la chance nous abandonna : au sortir d’un petit bois, nous nous trouvâmes nez à nez avec des soldats russes littéralement jaillis du sol à notre approche. Ils nous demandèrent nos papiers. J’essayai de leur parler danois. Sans succès. L’un deux comprenait un peu l’anglais et je parvins à lui expliquer que nous étions danois, que les Allemands nous avaient emprisonnés dans un camp de concentration, puis embrigadés dans un régiment disciplinaire, mais que nous avions préféré déserter. Le commandant de l’unité russe à laquelle nous nous étions présentés avait décidé de nous envoyer à Moscou, mais sur le chemin de la gare de chemin de fer, nous nous étions irrémédiablement fourvoyés… Ils s’entre-consultèrent longuement à voix basse. Je ne comprenais pas le russe, de toute manière, mais il était visible qu’ils ne me croyaient pas. Finalement, ils nous conduisirent auprès de leur commandant. En chemin, l’un deux aperçut ma montre-bracelet, et l’instant d’après, je n’avais plus de montre-bracelet. Un autre me confisqua la chaîne d’or qu’Ursula m’avait donnée. Le commandant de leur unité nous traita correctement et nous soumit à un long interrogatoire. Il nous demanda si nous étions communistes et nous répondîmes affirmativement. Membres du parti ? Non. (Il n’était pas impossible que la chose pût être vérifiée.) Le commandant nous reprocha de n’avoir jamais pris la peine d’adhérer au parti, mais l’essentiel était que nous fussions de bons communistes. Le lendemain, nous prîmes le train pour Moscou, en compagnie de deux soldats chargés de nous livrer entre les mains de la G.P.U., pour enquête complémentaire. Le voyage dura trente-six heures. Arrivés à Moscou, on nous enferma dans une grande salle dont les fenêtres grillagées donnaient sur un hall immense grouillant de soldats et de civils russes. Quelques-uns grimpèrent sur des bancs ou sur des bagages pour nous observer. Nous attendîmes plusieurs heures. Puis, cinq hommes de la G.P.U. armés jusqu’aux dents vinrent nous chercher et nous emmenèrent pleins gaz dans une grosse voiture de police. — On est cuit, me souffla Fleischmann. Bons pour le poteau ou la Sibérie. Ce chuchotement nous valut une grêle de coups de crosse qui nous assomma plus qu’à moitié, mais quelques coups de pied dans le ventre nous remirent rapidement d’aplomb. La voiture s’engouffra sous le portail d’une immense prison. Nous traversâmes un labyrinthe de cours intérieures fermées par des herses ; puis on nous introduisit, à coups de botte, dans le bureau d’un officier de la G.P.U. dont le poing était déjà fermé pour nous recevoir. Exactement le régime que les SS m’avaient infligé à mon arrivée au camp de Lengries. Après avoir enregistré nos déclarations – nous affirmâmes, l’un comme l’autre, que nous étions citoyens danois – l’officier nous fit boucler dans une cellule qui contenait déjà deux douzaines de prisonniers. Nos codétenus étaient là pour les délits, civils et politiques, concevables. Un sergent de l’Armée Rouge, qui avait tranché la gorge de son épouse à l’aide d’un couteau à pain, nous dit avec l’assurance de l’expert : — On va vous expédier dans un camp de travail, d’ici deux ou trois mois. Si vous savez vous débrouiller, vous y vivrez en pères peinards. L’essentiel est d’en faire le moins possible. Tâchez aussi de vous concilier les bonnes grâces d’un gars de la G.P.U. en « organisant les choses à sa place, dans l’atelier où vous serez balancés ; mais là, bien sûr, il faut agir avec doigté et ne pas commettre d’impairs… Il y avait également un professeur titulaire d’un prix Staline et maintenant inculpé d’activités hostiles à l’État. Tarif pour ce genre de crime vingt-cinq ans de travaux forcés. Il nous dit que nous ne sortirions jamais légalement de Russie, et nous conseilla de filer à la première occasion favorable. Nous nous allongions par roulement, car le sol de la cellule était tout juste assez vaste pour recevoir une douzaine d’hommes. Dans un coin, trônait un seau « hygiénique » sans couvercle, dont l’odeur intolérable saturait nos vêtements. Nous crevions de faim, nous étions infestés de poux, mais nous n’avions pas froid, au contraire la température était telle, à l’intérieur de la prison, que nous transpirions nuit et jour, comme dans un bain turc. En grimpant sur les épaules d’un de nos « collègues », nous pouvions voir une grande cour dans laquelle on exécutait, chaque nuit, des douzaines de prisonniers, hommes et femmes. Les sons qui restent associés, dans ma mémoire, aux images lugubres de cette prison, sont ceux des salves nocturnes et des moteurs de gros camions. Comme tous les transports utilitaires, celui des prisonniers, morts ou vifs, n’avait lieu, à Moscou, que la nuit. Nous fûmes interrogés, de nouveau, par un jeune commissaire. Pendant cinq heures, nous dûmes lui parler de nous-mêmes, de nos familles Deux jours plus tard, on nous reposa exactement toutes les mêmes questions, mais dans un ordre différent. Après quarante-huit heures de ces interrogatoires pratiquement ininterrompus, nous commençâmes à perdre les pédales et à nous contredire. Ils tentèrent alors, en hurlant, de nous faire avouer que nos déclarations précédentes n’étaient qu’un tissu de mensonges, et que nous étions des SS déguisés. Après ça, on nous laissa tranquilles pendant trois jours. Puis nous passâmes en jugement. Un jugement qui dura cinq minutes et qui se solda, pour Fleischmann, par quinze ans de travaux forcés, pour moi, par dix ans de la même peine. La raison de cette différence ? Mystère. Nous ne savions même pas de quoi nous étions accusés. Un beau jour, on nous conduisit à la gare en compagnie de deux cents autres prisonniers des deux sexes qu’on entassa au petit bonheur dans des wagons de marchandises. Un homme fut désigné, dans chaque wagon, pour tenir le rôle de « prisonnier en chef ». Ces « prisonniers en chef » étaient, bien entendu, les têtes de Turc favorites des hommes de la G.P.U., et paieraient très cher, le cas échéant, toute disparition d’un de leurs compagnons d’infortune. Ceux de notre wagon provenaient de toutes les classes de la société. Un paysan grossièrement chaussé de feutre, affublé de vêtements capitonnés, gisait près d’un homme d’un certain âge, vêtu d’un complet gris crasseux et chiffonné, mais de bonne coupe, et possesseur en outre d’une paire de vraies chaussures, apanage exclusif des classes supérieures. En face de moi, était assise une femme en manteau de fourrure, aux jambes gainées de bas de soie. Près d’elle, une jeune fille en vêtements de travail. Il y avait même, en dépit du froid pénétrant, une ou deux autres femmes vêtues de légères robes d’été. Nous roulions vers l’est, mais quelle était notre destination exacte, personne ne le savait. L’appel avait lieu trois fois par jour. La méthode habituelle consistait à nous ranger sur un rang. Puis un soldat passait derrière nous, et gratifiait chaque prisonnier d’un bon coup de fouet en comptant à voix haute. Un matin, il donna un coup de fouet de moins que d’habitude. On s’aperçut, après enquête, qu’un ancien officier s’était évadé au cours de la nuit. Le « prisonnier en chef » de notre wagon paya cette évasion de sa vie. A Kuybjschev, sur la Volga, plusieurs autres charretées de prisonniers furent rattachées à notre train. Chaque jour, quelques-uns d’entre nous mouraient de froid, d’inanition, d’épuisement, mais nous devions conserver leurs cadavres et les sortir à chaque appel, afin que le nombre fût complet et qu’ils pussent, eux aussi, recevoir le coup de fouet réglementaire. Lors d’une halte à Bogolowsk, au cœur de l’Oural, nos gardiens durent perdre la tête, pour une raison quelconque, car ils ouvrirent brusquement la porte et lâchèrent une volée de coup« de feu à l’intérieur du wagon où nous étions tassés comme des sardines en boîte. Puis la porte se referma, dans un concert de gros rires. Deux des femmes se mirent à hurler comme des chiennes, les yeux fixes et l’écume à la bouche. Je m’occupai de la plus proche, avec l’aide de Fleischmann, tandis que deux autres soldats empoignaient la seconde. Une gifle bien appliquée eut raison de leur hystérie. C’est ce qu’on fait sur le front quand un gars pique une telle crise. Il suffit de cogner sec et juste. Et que la gifle arrive totalement à l’improviste. Les deux femmes cessèrent de hurler à la mort, tressautèrent convulsivement et se mirent à pleurer. Mais en silence. On nous débarqua à Tobolsk, dont le camp n’avait rien à envier aux camps d’extermination nazis. Les premiers jours, nous travaillâmes dans la forêt. L’état de faiblesse dans lequel nous étions rendait ce labeur de bûcherons incroyablement pénible et s’il s’était tant soit peu prolongé, nous n’aurions jamais survécu. Au bout de quelques jours, Dieu merci, on nous transféra, Fleischmann et moi, dans une fabrique souterraine de lampes de radio, ce qui fut, pour nous, un double coup de chance. Les prisonniers expédiés dans les fabriques de munitions tombaient, disait-on, comme des mouches. Nous étions autorisés à dormir cinq heures par jour, dans une hutte où trois hommes devaient partager une couchette étroite, sans matelas, et garnie d’une seule couverture. Nos trois repas quotidiens consistaient en une écuellée de soupe de poisson. Sans pain. Probablement en raison de la perte des riches terres à blé de la mer Noire, le pain était un luxe auquel peu de gens pouvaient désormais prétendre. Au bout d’un certain temps, nous fûmes transférés de nouveau dans un camp de « prisonniers libres ». Il s’agissait d’une sorte de centre administratif chargé de prêter de la main-d’œuvre à des usines et ateliers placés très indirectement sous le contrôle de la G.P.U., et dans lesquels régnaient des conditions beaucoup plus humaines. A commencer par la sacro-sainte pagaye. Nous y étions traités correctement et même un tantinet rémunérés. En manœuvrant habilement, on pouvait se faire porter sur la liste des « spécialistes », ce qui valait d’être classé dans la catégorie des « indispensables ». Cinq jours de tortillard nous amenèrent à Yénisséïsk, sur le fleuve Yénisséï. En passant près du lac Kalunda, nous mîmes la main sur une telle quantité de poisson séché que nous faillîmes tous en crever. C’était la première fois depuis très longtemps que nous mangions à notre faim et le résultat fut un désastre. Nos estomacs affaiblis refusèrent de digérer un repas aussi pantagruélique. Je doute fort, d’ailleurs, qu’un estomac, même normal, eût pu accepter plus d’une trentaine de ces poissons. Nous n’étions plus escortés, heureusement, que par des hommes déjà mûrs de la G.P.U. « bleue », et cet écart de conduite n’eut pas d’autre suite qu’une monumentale indigestion générale. Le nouveau camp d’Yénisséïsk représentait, pour nous, une amélioration considérable. Nous n’étions jamais plus de deux par couchette, jouissions d’une liberté relative et n’étions exposés à aucun mauvais traitement. Les rapports entre prisonniers et gardiens étaient, au contraire, aussi agréables que possible. Matin et soir nous devions nous présenter à l’appel devant un garde de la G.P.U. qui inscrivait nos noms sur une planche, que l’on grattait ensuite à l’aide d’un couteau. On ne gaspillait pas de papier pour cette sorte de chose. Tout manque à l’appel pouvait vous valoir une paire de gifles, mais aucun passage à tabac n’était pratiqué à l’intérieur du camp. Très souvent, « le » G.P.U. de service se bornait à demander aux autres s’ils pouvaient garantir que le prisonnier absent était toujours dans l’enceinte du camp, et sur leur réponse affirmative ajoutait d’un ton péremptoire : — Dites-lui que son nom reste inscrit au tableau et que s’il n’est pas là demain matin, je me fâcherai sérieusement contre lui ! Il faut bien qu’il y ait un peu d’ordre, dans ce foutoir ! Mon séjour à Yénisséïsk compte parmi les épisodes les plus loufoques de mon existence. Voici comment on y sélectionnait les « spécialistes » : — Qu’est-ce que vous savez faire ? Sachant à quel point il était vital de se qualifier pour le travail spécialisé. Fleischmann et moi ripostâmes froidement que nous étions « mécaniciens-spécialistes ». L’homme de la G.P.U. ayant porté sur sa liste l’indication « spécialiste », nous le lui fîmes remarquer, mais il sourit malicieusement, nous décocha une œillade et s’esclaffa : — Supposons qu’on ait besoin d’un chef cuisinier, et que vous soyez étiquetés « mécaniciens-spécialistes ». Qu’est-ce que vous feriez dans un cas pareil ? Ce gars-là était un brave type en même temps qu’un homme pratique. Nous commençâmes par fabriquer des leviers de bois. Leur utilisation future, nul ne la connaissait, mais l’usine employait vingt-cinq hommes à ce labeur relativement peu fatigant. Au bout d’une dizaine de jours, nous fûmes transférés dans une section qui fabriquait des boussoles et autres babioles de ce genre. Jamais dans mes plus folles rêveries je n’aurais imaginé que le sabotage et l’incompétence pussent être poussés jusqu’à ce degré de perfection. Cinquante pour cent de la production devaient être régulièrement mis au rebut. Et puis il y eut l’histoire de l’atelier qu’on était en train de bâtir. Toutes les précautions avaient été prises pour que cet atelier neuf fût réellement un bel atelier. Architectes et chefs de la G.P.U. mesuraient plusieurs fois par jour les progrès de la construction et baignaient jusqu’au cou dans les croquis et les épures. Toute la ville suivait l’entreprise avec le plus grand intérêt. Quand l’atelier fut enfin terminé, il rappelait irrésistiblement la tour de Pise et tout le monde – excepté les responsables directs de ce chef-d’œuvre – en rit à se rendre malade, y compris nos familiers de la G.P.U. ! Pour les machines, c’était le même tabac. Elles tombaient continuellement en panne, à la grande joie des travailleurs qui s’empressaient de brailler : — Machine stoppée ! Machine stoppée ! Quelque bénigne que pût être l’avarie, il fallait invariablement la journée pour la réparer, tandis qu’une poignée de sable dans une dynamo nous assurait une trêve nettement plus prolongée. Quand on avait besoin d’une pièce, on la volait sur une autre machine. L’équipe de la machine en question prélevait la pièce disparue sur la première machine disponible et ainsi de suite jusqu’à ce que la dernière machine eût été réparée aux dépens d’une autre déjà immobilisée dans l’attente d’une pièce commandée à Moscou. Un jour, un gros moteur tomba en panne, paralysant tout un atelier. Après consultation, nous autres spécialistes décidâmes que la panne provenait certainement des bougies. Comme nous n’avions pas ce type en réserve, on en commanda une caisse à Moscou. La caisse arriva trois semaines plus tard, mais l’on s’aperçut, en l’ouvrant, qu’elle était pleine de boulons. Une nouvelle demande fut adressée à Moscou. Une nouvelle caisse arriva, au bout de trois semaines, et cette fois, il s’agissait bien d’une caisse de bougies. Mais, dans l’intervalle, le moteur lui-même avait tranquillement disparu. Il ne restait de cette énorme machine que le volant d’entraînement. Le chef d’atelier contempla ce vestige pendant un bon moment, puis secoua la tête, alla voir le capitaine Turgofski, chef de la G.P.U., et vida une bouteille de vodka. Il serait abusif de conclure que partout ailleurs en U.R.S.S. régnaient la même pagaye et le même sabotage, mi-volontaires, mi-involontaires, qu’à Yénisséïsk. L’armée qui nous était opposée fonctionnait parfaitement. Si son équipement n’était pas supérieur à celui de l’armée allemande – ce qui du reste arrivait quelquefois – il lui était, dans l’ensemble, à peu près égal. Et généralement moins compliqué. Le matériel humain, lui, était meilleur. Plus primitif, en moyenne, mais aussi plus digne de confiance, ce qui n’eût pas été possible, à mon avis, dans un pays putréfié de fond en comble. Quiconque voudra croire que la Russie Soviétique tout entière est aussi pourrie que l’était le centre d’Yénisséïsk fera bien de réfléchir avant de tirer une telle conclusion. Nous étions, à Yénisséïsk, trente mille travailleurs forcés, dont six mille étrangers, qui ne pensions qu’à saboter ce que nous faisions, ou qui tout au moins nous foutions éperdument de la qualité ultime du travail produit. Comparativement bien traités, nous ne rêvions que de rester là le plus longtemps possible et nous nous faisions tout petits, de peur d’être remarqués. Les grands canaux, les stations génératrices, les travaux d’irrigation, le développement de l’industrie lourde, l’expansion de l’éducation générale sont autant de témoignages de l’existence, dans ce vaste pays, d’autres choses que de vulgaires saboteurs. Les distances y sont tellement démesurées que les erreurs et les bévues, dont nulle communauté n’est totalement exempte, assortent nécessairement davantage aux yeux prompts à les voir des Européens de l’Ouest. Ajoutez à cela le fait que la Russie était en guerre et vous comprendrez aisément que les conditions de travail et de vie n’y pouvaient pas être normales. Je fis la connaissance d’un communiste allemand, Bernhard Kruse, de Berlin-Lichterfelde. Il avait pris part aux combats sur les barricades, après la Première Guerre mondiale. En 1924, il était passé en Russie soviétique où les communistes l’avaient accueilli à bras ouverts. Il était mécanicien-monteur de son état et s’était fait une belle situation dans une usine de Leningrad, en tant qu’instructeur de plusieurs centaines d’ouvriers. Il gagnait bien sa vie, jouissait des privilèges du citoyen soviétique de classe supérieure, y compris le droit d’acheter les denrées et produits manufacturés en vente dans les grands magasins du parti. Il avait fini même, par épouser une jeune moscovite. Et puis, en 1936, on l’avait arrêté, subitement, et mis en prison à Lubjanka, l’y laissant croupir pendant deux ans sans lui fournir la moindre explication. Durant une inspection, il avait pu approcher un officier qui, sur sa demande, s’était fait apporter le registre d’écrou, lisant à haute voix : — Vous vous appelez Bernhard Kruse, né à Berlin en 1902, marié avec Katia Wolin, de Moscou. Vous êtes mécanicien-monteur et vous avez travaillé comme ingénieur-instructeur dans plusieurs usines du secteur de Leningrad. Vous avez obtenu un diplôme d’honneur pour services rendus aux travailleurs russes dans vos fonctions d’instructeur et vous êtes membre du parti… Plus il lisait, plus l’officier secouait la tête. — Évidemment, votre présence ici semble assez bizarre… Mais soudain, il s’était exclamé : — Ah ! nous y voilà ! En 1924, vous avez franchi la frontière polonaise pour pénétrer en Union soviétique. Votre acte était hautement illégal. — Mais mon passeport était en règle. Tout le monde sait fort bien quand et comment et pourquoi je suis entré en U.R.S.S., où je séjourne maintenant depuis quatorze ans. Dont deux de prison ! Haussement d’épaules de l’officier. — Vous avez dû cacher à la G.P.U. quelque chose qu’ils ont finalement découvert… Un an plus tard, Kruse apprit qu’il venait d’être condamné à quinze ans de travaux forcés pour s’être introduit « subrepticement » en Russie soviétique, contrairement aux lois en vigueur et probablement pour le compte des services d’espionnage allemands. La sentence lui fut énoncée dans sa cellule, sans qu’il eût jamais entrevu l’ombre d’un seul juge. Bien des histoires analogues me furent ainsi contées. Leurs auteurs étaient-ils aussi innocents, aussi ignorants des motifs de leur condamnation qu’ils voulaient bien le dire, encore une question à laquelle je ne puis répondre. Un vieux Russe m’affirma cependant : — S’ils avaient vraiment fait quelque chose, ils auraient été tout de suite fusillés. Des liens de bonne amitié se tissèrent peu à peu entre moi et le Commissaire à la Répartition du Travail des Prisonniers. Il vint me voir plusieurs fois à l’usine pour me confier certains petits travaux personnels. Un jour, je lui demandai s’il ne pourrait pas me décrocher un meilleur poste et il me promit de s’en occuper. Le lendemain même, il était de retour avec une proposition encore plus loufoque que tout le reste : — Tu parles anglais et allemand. Qu’est-ce que tu penserais de devenir professeur de langues ? Tu serais sûrement capable d’enseigner quelque chose aux gosses. Lors des inspections, tu offres simplement un verre au commissaire et il oublie d’inspecter quoi que ce soit. C’est comme ça que tout le monde pratique… J’éclatai de rire. — Ça ne marchera jamais. Je baragouine un peu votre langue, mais je ne peux pas l’écrire du tout. J’aimerais mieux que tu me trouves autre chose… Il secoua la tête avec stupéfaction. — Les gosses t’apprendront le russe en échange de ton anglais et de ton allemand. Je suis sûr que ça marchera au poil… Toutefois, je ne devins pas pédagogue, mais spécialiste-meunier. Si jamais quelqu’un me posait des questions, je devrais répondre que j’avais été commissaire à la meunerie en Scandinavie. Un jeune Russe me fit faire le tour du Moulin n° 73. Il me montra des tamis contenant la farine la plus blanche qu’il m’eût jamais été donné de voir. Une farine absolument impossible à se procurer par des moyens légaux. Puis il emplit un sac de sept kilos, l’attacha, l’aplatit et me dit de le planquer sous ma jaquette en le façonnant à la forme de mon corps, afin que sa présence ne fût pas trop évidente. — Et tu pourras faire ça tous les matins, ajouta-t-il. C’est ce qu’on fait tous. Ce fut grâce à cette précieuse farine « organisée » par mes soins, selon l’expression consacrée, que j’établis d’excellentes relations avec les hommes de la G.P.U. à qui je la revendais un prix raisonnable, et je pus rapidement faire affecter Fleischmann à un poste agréable en dehors du camp. Puis j’obtins pour nous deux la permission de sortir librement en ville, sous réserve que nous fussions toujours présents à l’appel du matin. Notre vie, pendant deux mois mémorables, fut celle de n’importe quel citoyen soviétique. Une fois par semaine, nous allions au cinéma, et nous vîmes ainsi pas mal de films russes, dont beaucoup étaient excellents. Les actualités hebdomadaires, en revanche, étaient toujours d’une invraisemblance, d’une naïveté désarmantes, parfois même franchement grotesques. Je me souviens d’une bande qui m’avait particulièrement « soufflé ». Elle concernait un héros de la guerre de Crimée dont j’ai oublié le nom. L’explosion d’un obus lui avait crevé les deux yeux, emporté les deux jambes au-dessous du genou. Les médecins l’avaient à peine pansé qu’il bondissait hors de son lit, s’emparait d’une brassée de mines et retournait au combat sur ses moignons fraîchement bandés. Des tanks allemands passaient sur la route. Rampant comme un tigre, ce cul-de-jatte aveugle repérait un premier char ennemi, guidé par sa seule oreille, s’en approchait à l’improviste et le faisait sauter. Il en détruisait ainsi une douzaine ; et puis, sur ce fond titanesque de tanks incendiés, le brave soldat russe se laissait enfin ramener à l’infirmerie de campagne où les chirurgiens l’anesthésiaient et faisaient l’impossible pour le sauver, mais devaient se résigner à le voir mourir – avec un sourire heureux – entre leurs mains compétentes et dévouées. A la fin de ce genre de film, un officier montait sur l’estrade et déclarait avec enthousiasme : — Et voilà, camarades, comment l’Armée Rouge combat les suppôts de la bourgeoisie et du capitalisme international. Toutes les bonnes choses, bien sûr, ont leur fin, et lorsque j’appris, par un de mes copains de la G.P.U., que nous allions sans doute être de nouveau déplacés, renvoyés, peut-être, dans l’enfer de Tobolsk, je décidai, avec Fleischmann, de prendre la fille de l’air. Notre intention était de rejoindre Moscou et de nous placer, si possible, sous la protection de l’ambassade de Suède. Un matin, je promis au « G.P.U. » de service un sac de farine gratuit s’il ne remarquait pas notre absence à l’appel du lendemain. Il ricana, murmura quelque chose au sujet des « belles filles ». Je n’essayai pas de le faire changer d’opinion, et demandai, au moulin, deux jours de permission pour rendre au commissaire je ne sais plus quel service fictif. Dans un sac vide, j’entassai tout l’argent que j’avais gagné au marché noir, puis sortis calmement de la ville et marchai vers le lieu de notre rendez-vous. Je marchai sans la moindre pause pendant à peu près vingt-quatre heures. Quand je me laissai finalement glisser dans un fossé, j’étais si claqué que je m’endormis instantanément. Il n’existe pas au monde de paysages plus monotones que les paysages russes. Les chemins ruraux sont longs, sinueux, simplement faits de terre et de cailloux. De tous côtés, la steppe, la steppe à perte de vue. En fait d’êtres vivants, un oiseau, de loin en loin. Quatre-vingts ou cent kilomètres entre deux villages… Enfin, une ligne de chemin de fer, probablement celle de Gorki à Saratov. Epuisé, je m’allongeai sur le remblai et luttai contre le sommeil. Un soleil cuisant et pas trace d’ombre. La soif ne tarda pas à me torturer. Des papillons noirs volaient devant mes yeux. Je n’avais même plus sommeil. J’avais dépassé ce stade. J’étais mort, indifférent au temps qui s’écoulait, à peine sensible aux protestations de mon corps surmené, déshydraté. Une seule émotion humaine, invraisemblable, surgie du fond de ma léthargie : j’avais envie d’une femme. Je ne reverrais jamais Ursula. Je crois que je finis par sangloter, trépigner et maudire le sort, la providence, Dieu ; bref, ce furent des heures épouvantables, interminables et misérables que je passai sur la pente de ce remblai, dans l’attente d’un train, quelque part entre Gorki et Saratov. Le premier qui passa était un train de marchandises roulant à bonne vitesse. Tu vas grimper dans ce train, même si tu dois te casser le cou ; le prochain ne passera peut-être pas avant des heures et des heures ! Dès que la locomotive eut filé devant moi, je pris ma course sur le ballast, terrifié à l’idée de buter sur une pierre et de tomber sous ces roues grondantes. J’empoignai la main courante d’un wagon ouvert. Trois fois, quatre fois, je tentai de me hisser, de me décoller du sol, et ratai mon coup. Des idées folles me transperçaient la tête. Tout lâcher. Laisser traîner mes jambes. Et puis, brusquement, je piquai une crise de rage, serrai des dents et sautai. Un instant plus tard, j’étais en sécurité, sur le plateau du wagon, et me glissais à l’intérieur de la charrette recouverte d’une bâche qu’il transportait. Un visage blafard apparut soudain au-dessus du bord de la charrette. A demi mort de terreur, je le regardai droit dans les yeux, l’espace d’un instant, avant de pouvoir me remémorer l’existence du pistolet que j’étais également parvenu à me procurer. Je le tirai de ma poche et le fourrai sous le nez de l’apparition qui ferma les yeux et gémit : — Jetzt ist alles aus ! — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? T’es allemand ? J’abaissai mon arme, stupéfait, et là-dessus, un deuxième type émergea lentement de sous la bâche. Ils s’étaient évadés d’un camp de prisonniers de guerre situé à plus de cent cinquante kilomètres au nord d’Alatyr. Ils avaient été quatre, au départ, mais l’un d’eux était tombé sous les roues du train, l’autre avait sauté tout droit dans les bras d’un trio de soldats russes. Carte en main – je l’avais volée avant de quitter le camp – nous fûmes d’accord pour déclarer que nous ne devions pas aller plus loin que Saratov dans la direction de la mer Caspienne. Le mieux serait de chercher à gagner le bassin de la Volga, au nord-ouest de Stalingrad, où nos troupes se trouvaient à présent. Mes deux « compatriotes » avaient été ramassés quatre mois plus tôt, à Maïkop, et depuis ce temps-là, les armées allemandes avaient encore progressé vers la Volga. A Saratov, nous quittâmes notre train pour tâcher d’en trouver un autre plus favorable à nos désirs, au cas où celui-ci continuerait sa route dans la mauvaise direction. Nous tombâmes sur des caisses de poisson cru et mangeâmes tout notre saoul. Le poisson cru n’a rien de répugnant. Il suffit d’avoir atteint le degré de fringale convenable. Quelques chats étiques se disputèrent les reliefs de ce festin, et les trois derniers poissons que nous n’avions pu dévorer. Entre-temps, notre train était reparti, et nous n’avions même pas vu dans quelle direction. Nous en trouvâmes un autre, cependant, sous la forme d’un convoi chargé de camions et de munitions. Il y avait neuf chances sur dix pour qu’il fût préparé à destination de front. Ce fut alors, et seulement alors, que je me rendis pleinement compte que je retournais au front. Jusque-là, je n’avais jamais pris le temps d’y réfléchir, mais ces caisses de munitions étaient un sacré pense-bête. Je retournais au front ! Avant ça, je n’avais eu qu’une seule idée : fuir la Russie, l’Union Soviétique étant pour moi une terre d’embûches. Mais si je tenais véritablement à sauver ma peau, était-ce le front que je devais regagner ? L’avant-garde de toutes les attaques et l’arrière-garde de toutes les retraites ? Le paradoxe était déprimant. Pourquoi la vie était-elle aussi stupide ? Autant me flanquer tout de suite une balle dans la tête ! Chose étrange, inexplicable, je me sentais encore beaucoup plus déprimé que lorsqu’un autre train m’avait arraché aux bras d’Ursula, à la fin de ma permission. Peut-être cette permission représentait-elle, justement, une période de ma vie parfaitement heureuse et satisfaisante en elle-même, au point de m’imprégner du sentiment réconfortant que si l’existence ne devait plus jamais me réserver le moindre bonheur, j’aurais connu, tout au moins, celui-là ? Alors qu’ici, en U.R.S.S., je n’avais rien connu qui constituât en substance une expérience complète et satisfaisante. J’avais erré en fugitif dans cet immense pays, solitaire et traqué mais aussi plus d’une fois secouru, et tout au fond de ma souffrance personnelle, l’U.R.S.S. m’avait montré combien le monde était vaste, coloré, riche en possibilités d’aventure. J’avais entrevu quelque chose qui existait, dans le temps et l’espace, sur une échelle infiniment plus vaste que la petite Allemagne à présent cernée, en bonne voie de strangulation. J’avais fait superficiellement la connaissance d’une entité plus complexe qu’une femme, portée par un tapis volant aux nuances innombrables, digne des Mille et Une Nuits. Sans hésitation, elle m’avait donné ce qu’elle possédait, et je la savais à même de me donner toujours davantage. Mais jamais cette rencontre miraculeuse ne pourrait se reproduire dans les mêmes conditions. Une nation gigantesque allait refermer ses portes derrière moi, au terme d’une brève visite. J’avais une envie folle de revenir sur mes pas, d’aller retrouver ces dangers, ces surprises, cette danse sur un volcan. De rechercher ma princesse afin de terminer vraiment mon aventure. Peut-être ai-je été stupide de ne pas le faire ? Il aurait fallu que je sois fou pour agir ainsi ; mais il fallait aussi que je sois fou pour réintégrer l’étrange « sécurité » d’un tank de première ligne. Ayant rompu les ponts avec le monde précaire que j’avais édifié autour de moi, j’avais le choix entre un retour probable aux geôles russes et ma place réservée dans un char d’assaut allemand. Curieux choix en vérité. Je pourrais peut-être, avec beaucoup de chance, me tenir à l’écart des geôles russes. Je ne couperais pas au tank allemand. En réalité, d’ailleurs, il y avait belle lurette que je n’avais plus aucun choix. J’étais engagé dans un engrenage sans fin qui me broierait jusqu’au bout. Retrouverais-je seulement Porta, le Vieux et les autres ? Reverrais-je un jour Ursula ? Nous nous embarquâmes dans le train de munitions avec une caisse de poisson cru. Le convoi démarra, prit sa vitesse de route, nous berça de son tactactac monotone. Il plut à verse toute la journée du lendemain, mais nous étions bien au sec sous les bâches qui protégeaient les camions. Mes deux compagnons étaient des raseurs de la plus belle eau. Nazis convaincus, ils croyaient toujours à la victoire de l’Allemagne. Ils croyaient toujours en la possibilité de vaincre un géant tel que l’U.R.S.S. ! L’un s’appelait Jürgens, l’autre Bartram. Les heures s’écoulaient lentement, à dormir à grignoter nos poissons, à écouter leurs insanités. En gare d’Ouvarov, à l’est du Don, le train s’arrêta. Nous pûmes l’abandonner sans encombre et l’étude de la carte nous apprit que nous devions être à trois cents kilomètres environ à l’est de Voronesh. Il nous faudrait pousser jusqu’à près ou plus de cent kilomètres au sud de cette ville avant de pouvoir espérer rencontrer les troupes allemandes de notre côté du Don, car nous savions qu’au nord de Voronesh, les Russes étaient à l’ouest du fleuve et contrôlaient tous les ponts, gués et autres points stratégiques. La grande route fourmillait de soldats, de canons et de camions. La police militaire soviétique était partout et nous ne pourrions, désormais, voyager que la nuit. Près de Sakmanka, nous fûmes interpellés par un sergent russe. Le gros camion dans lequel il voyageait seul s’était embourbé. Nous l’aidâmes à se dégager. Puis je le descendis et revêtit son uniforme. Machinalement. Sans bien savoir ce que je faisais. C’était une chose parmi d’autres qui devait être faite. Mes deux compagnons dissimulèrent le cadavre sous des broussailles, puis grimpèrent à l’arrière tandis que je prenais la place du conducteur. Dans la cabine, je trouvai quelques grenades et une mitraillette. Nous roulâmes à toute allure, parcourant près de deux cents kilomètres avant de manquer d’essence. Nous abandonnâmes le camion et continuâmes notre route à pied. J’emportai la mitraillette avec moi. Nous approchions de l’épicentre du cataclysme. Le lendemain, nous parvint le grondement de la canonnade. Drôle d’impression d’entendre de nouveau le canon. Quand la nuit tomba, l’horizon était rouge. Dans Yelansk en ruine, nous nous cachâmes au sein des décombres. Impossible d’y dormir, cependant. Le front était trop proche. Moins de cinq kilomètres. Et nous n’avions plus l’habitude des grands concerts d’artillerie. Lorsque nous nous mîmes en route, après la tombée de la nuit, pour cette ultime étape qui nous ramènerait dans les lignes allemandes, nous avions les nerfs complètement à bout. Des obus nous survolaient en gémissant, éclatant avec des grondements de tonnerre qui nous aspergeaient, à distance, de terre, de pierres et de lambeaux d’acier. Il nous fallut plusieurs heures pour atteindre les tranchées russes, où nous guettâmes, du fond d’un trou, le moment propice pour attaquer par surprise les deux servants d’une mitrailleuse lourde. Au signal convenu, nous leur dégringolâmes sur le poil et leur fracassâmes le crâne sans coup férir. Puis nous escaladâmes le parapet de leur abri et fonçâmes, tête baissée, vers les tranchées d’en face. Notre apparition soudaine dans le no man’s land déclencha, de part et d’autre, un feu nourri d’armes de tout calibre, avec accompagnement de fusées éclairantes aussi bien allemandes que soviétiques. Nous passâmes dans un entonnoir, au beau milieu de cet ouragan, un temps impossible à évaluer. Puis la fusillade s’apaisa, nous nous glissâmes hors de notre trou et reprîmes notre course éperdue vers les positions allemandes. Nous allions les atteindre quand une mitrailleuse allemande jappa brièvement. Jürgens poussa un cri s’effondra, tué net. Dommage pour lui, tant mieux pour nous. Blessé, il aurait fallu que nous le trimbalions. Bartram et moi fîmes de grands gestes en hurlant : — Nicht schiessen ! Wir sind deutsche Soldaten ! Hors d’haleine et tremblants d’épouvante, nous culbutâmes dans la tranchée. On nous conduisit immédiatement au commandant de la compagnie qui nous interrogea brièvement, puis nous envoya au Q.G. Régimentaire, où l’on nous donna de quoi manger, et de la paille pour dormir. LIVRE II … et puis il fut assez stupide pour mettre dans la confidence une infirmière qui n’était pas capable de tenir sa langue et vous pouvez imaginer la suite. Un matin à l’appel le commandant nous fit la lecture de ce billet doux : « Le Gefreiter Hans Breuer, du 27e Régiment Blindé, 51e compagnie, a été condamné à mort, en date du 12 avril pour avoir, en se faisant volontairement écraser le pied par un char d’assaut, gravement enfreint les principes de la morale militaire. L’exécution a eu lieu à Breslau le 24 avril écoulé. » Tels étaient à peu près les termes de cet édifiant communiqué. Le Vieux tira sur sa pipe et Porta émit un rire bref, sans gaieté. — Non, ça paie jamais de faire ça soi-même… J’écrivis à ma mère et à Ursula, pour leur dire que j’allais avoir une permission de détente. Ce même soir, je fus convoqué chez le commandant de compagnie. Renversé contre le dossier de sa chaise pliante, Meier me foudroya du regard, en silence. Puis il daigna ouvrir la bouche : — Comment avez-vous osé solliciter une permission en passant par-dessus votre commandant de compagnie ? — Je ne l’ai pas sollicitée. Le colonel lui-même a dit que j’y avais droit… — Votre permission est annulée. Dans cette compagnie, c’est moi qui accorde ou refuse les permissions. Vous pouvez disposer ! J’étais de nouveau dans le bain. Jusqu’au cou. MEIER LE POURCEAU — A plat ventre, le nez dans la boue, gibiers de potence ! Des cris retentirent soudain, qui s’éteignirent aussitôt dans le vacarme de mort. Le tank n° 534 s’était enfoncé dans la terre meuble, écrasant les cinq hommes à qui le capitaine Meier venait d’ordonner de se coucher dans la boue, sous le monstre d’acier. Il y eut un long silence qui était, littéralement, celui de la mort. Puis un grondement sourd monta de la compagnie… Quand les cinq cadavres méconnaissables furent arrachés à la terre russe qu’ils ne tarderaient guère à retrouver, Meier les contempla un instant, d’un air détaché, comme si ce quintuple assassinat ne l’eût concerné en aucune manière. Nous avions « touché », pour déterrer les mines, une courte bêche d’infanterie, et nous étions prêts à sortir dans le no man’s land. Il était exactement 21 heures. Tous les objets qui, en s’entrechoquant, pourraient trahir notre présence – jumelles, masque à gaz, casque, torche électrique – étaient restés dans notre gourbi. Notre armement se composait d’un pistolet, d’un couteau-poignard et de quelques petites grenades ovoïdes. Porta avait en outre sa carabine de franc-tireur soviétique, dont il ne se séparait jamais volontiers. Nous allions quitter la tranchée quand Meier s’approcha de nous. L’Oberleutnant von Barring était avec lui. Fidèle à son habitude, Meier nous apostropha : — Et tâchez de faire votre boulot proprement, tas de pourceaux ! Sans lui accorder la moindre attention, von Barring nous serra la main et nous souhaita bonne chance. Au signal du Vieux, nous franchîmes le parapet, traversant rapidement nos propres barbelés avant d’aborder le large espace découvert sur lequel il nous faudrait cavaler à toutes pompes. Nous en avions fait à peu près la moitié quand une fusée éclairante transforma les ténèbres en lumière blanche, aveuglante. Plaqués au sol, nous ne bougions ni pied, ni patte. A la lueur de ces infernales pièces d’artifice, le moindre mouvement est aussitôt repéré, et le moindre mouvement, dans le no man’s land, est considéré comme une manifestation d’hostilité. La fusée mit un temps incroyable à retomber au sol. Nouvelle ruée. Nouvelle fusée. Le Vieux pesta entre ses dents. — Si cette putasserie continue encore longtemps, jamais on s’en tirera vivants ! Qu’est-ce qu’il lui prend, à Ivan, de balancer toutes ces saloperies ? Deux autres fusées montèrent et redescendirent. Puis il y eut une accalmie durant laquelle nous atteignîmes enfin les barbelés soviétiques. Couchés sur le dos, nous commençâmes à manier nos pinces coupantes. Les fils s’enroulaient et se détendaient au-dessus de nous comme des ressorts, en émettant des sifflements ténus, trop bruyants à notre gré. Mais le plus dur restait à faire : rampant sur le ventre avec un micmac inextricable de barbelés au-dessus de l’échiné, nous devions dénicher les mines en sondant le terrain à l’aide de longues tiges métalliques. Les mines utilisées dans le secteur étaient en bois, ce qui rendait les détecteurs de mines parfaitement inefficaces. Ce genre de boulot n’était pas du tout celui d’un équipage de tank et nous le devions uniquement à ce salaud de Meier et à la soif de porter la Croix de Fer. Il avait demandé au commandant du régiment de charger sa compagnie de cette vacherie de mission. Non seulement nous devions établir la carte des champs de mines, mais encore en déterrer une partie pour les enterrer ailleurs, sur les pistes ménagées par les Russes en vue de leurs attaques ultérieures. Nous ménagerions, ainsi de nouvelles pistes qui pourraient nous servir, tandis que les Russes s’en viendraient sauter, le cas échéant, sur leurs propres mines. Comme je n’avais aucune pratique du défouissage de ces engins, ils me passèrent la sonde en me disant de l’enfoncer en biais dans la terre molle. Presque tout de suite, je rencontrai un corps dur. — Eh ! Vieux… Il me rejoignit en rampant. — T’en as piqué une ? — Oui, je crois. Il s’empara de la sonde et la manipula délicatement. — Sûr. Pas la peine de la chatouiller davantage. C’est susceptible, ces petites bêtes-là ! Il porta l’emplacement de la mine sur la carte. Après ça, les découvertes se succédèrent sans interruption. Quand tout le champ eut été relevé, ils en exhumèrent quelques-unes que nous transportâmes un peu plus loin. Le système nerveux en prenait, une fois de plus, un bon vieux coup, car le moindre bruit pouvait provoquer la catastrophe. Nous avions presque terminé quand une nouvelle pièce éclairante explosa juste au-dessus de nos têtes. J’avais une mine dans les bras, mais je m’aplatis vivement, bouffant de la terre, et durant soixante longues secondes, je restai comme ça, immobile, avec l’engin explosif pressé contre mon cœur. Nous rentrâmes à l’aube. Indemnes. Quatre nuits de suite se répéta la même comédie, mais nous étions dans notre période de veine, car aucun d’entre nous ne resta sur le carreau. Quand nous présentâmes notre rapport affirmant que la topographie souterraine de notre bout de no man’s land était entièrement relevée, Meier éclata d’un rire sarcastique. — Entièrement relevée, hein ! Vous avez ronflé dans un entonnoir, espèce de pourceaux ? J’ai envoyé des fusées, plusieurs fois, et je n’ai pas vu la queue d’un seul d’entre vous ! Mais on ne me possède pas aussi facilement. Vous vous présenterez ici cette nuit, avec vos cartes, et nous irons ensemble vérifier le travail. Compris ? — A vos ordres, Herr Hauptmann, riposta le Vieux en exécutant un demi-tour qui aspergea de boue les bottes de notre glorieux commandant de compagnie. La lune était levée quand nous repartîmes avec Meier-le-pourceau vers le champ de mines ennemi. Nous descendîmes dans une cuvette où les Russes ne pouvaient nous apercevoir, mais où les mines étaient aussi nombreuses que les harengs dans un tonneau. Meier marchait devant, suivant sur sa carte le tracé des pistes que nous avions délimitées. Derrière lui, venait le Vieux, également penché sur sa carte, bien que nous connussions tout le secteur sur le bout du doigt. Meier obliqua vers la gauche. Nous stoppâmes silencieusement, et nous nous couchâmes à plat ventre. Il fit une dizaine de mètres, une quinzaine, peut-être, avant de s’apercevoir que nous ne le suivions plus. Il se retourna, n’osant hurler, de peur d’attirer l’attention des Russes. — Qu’est-ce que ça signifie, bande de salopards ? grinça-t-il en sourdine. Tous avec moi, comme je vous l’ai ordonné, ou je vous fais passer devant le conseil de guerre ! Dressé sur un genou, le Vieux s’esclaffa : — Plus de conseil de guerre pour le grand Herr Hauptmann Meier ! D’ici cinq minutes, il n’en restera plus qu’un peu de viande hachée ! Meier baissa les yeux sur sa carte et Porta ricana : — C’est ça, regarde ta carte, espèce de fumier ! Il n’y a qu’une petite différence entre la tienne et les nôtres. En ta qualité d’officier, il te fallait une carte spéciale, pas vrai ? Alors, on a juste déplacé quelques petits points rouges, histoire de faire plus joli ! Tu prétendras pas, après ça qu’on n’est pas aux petits soins avec toi ! Tout le monde rigola pendant une minute ou deux. Puis, Porta épaula sa carabine de précision et gronda : — Danse, maintenant, pourceau d’officier, ou je te file un pruneau dans les tripes ! Mortellement pâle, Meier fit un pas vers nous, mais il amorçait tout juste le deuxième quand la carabine de Porta jappa sec. Meier avait une dum-dum dans l’épaule. Il s’arrêta pile, chancelant sur place et gémissant doucement, tandis que le sang coulait à flot de son épaule fracassée. — Danse, fumier, danse ! reprit Porta, les mâchoires serrées. Fais-nous une petite valse ! On va te marquer le rythme avec ces petits joujoux que tu nous as appris à manier. Toi et tes pareils ! Le Vieux dégaina son lourd pistolet réglementaire et fit claquer une balle entre les pieds de Meier, qui esquissa son premier pas de danse. Stege, Pluton, moi et les autres gars de la section, tout le monde se mit de la partie, vidant chargeur après chargeur autour des bottes de l’officier, dansant, tressautant. La première chute fit exploser une première mine qui le projeta dans les airs. Et quatre fois, cinq fois de suite, son atterrissage provoqua une nouvelle explosion. Les obus à shrapnell commencèrent à éclater, sous le plafond bas, car les déflagrations avaient alerté tout le secteur. Les mitrailleuses se mirent à crépiter, entre les coups de grosse caisse occasionnels des mortiers. Des fusées montèrent de part et d’autre, ordonnant des tirs de barrage. Allemands et Russes croyaient l’adversaire sur le point de lancer une attaque. La tempête fondit sur nous comme un cyclone, et la terre trembla sous nos poitrines. Nous restâmes deux heures dans un entonnoir avant que le duo s’apaisât. Dès que ce fut terminé, nous regagnâmes la tranchée et le Vieux présenta son rapport à l’Oberleutnant von Barring. — Herr Oberleutnant ! Unteroffizier Beier rentrant avec une section d’une reconnaissance opérée dans les champs de mines de l’ennemi. La reconnaissance s’est déroulée conformément au plan, sous le commandement du capitaine Meier. Le capitaine a été tué parce qu’au mépris des avertissements répétés de la section, il s’est obstiné à pénétrer dans le champ de mines malgré sa connaissance insuffisante du terrain. Barring nous regarda pensivement. Ses yeux rencontrèrent les yeux de chacun d’entre nous, s’attardant un instant sur chaque visage. Je n’ai jamais vu d’yeux plus profondément humains et graves que ces yeux-là. — Le capitaine Meier a été tué ? Ce sont des choses qui arrivent, en temps de guerre. Unteroffizier Beier, ramenez votre groupe au gourbi. La section 2 a fait du beau travail, sur ces champs de mines. Je vais envoyer mon rapport au commandant… Il nous salua, portant deux doigts à la visière de son képi, et réintégra son propre gourbi. Le vieux sourit. — Lui vivant, il n’y aura plus jamais de chasse au salaud dans cette compagnie. — Vous avez vu les sauts périlleux qu’il a faits, ce fumier, chaque fois que nos chères petites mines lui ont botté le cul ? souligna Porta. Voilà qui eût réchauffé les vieux os de son professeur de gymnastique ! Telle fut l’oraison funèbre du capitaine Meier, bourgeois allemand saoul de son propre pouvoir, mais trop petit pour aller en guerre et devenir quelqu’un. « Quoi ? Est-ce qu’y en a pas deux ? » Avec un rugissement, Pluton fila dans le sillage de Porta et des deux grosses filles. Ils disparurent à notre vue, mais nous entendions toujours les petits gloussements ravis des plantureuses femelles. — On va pas les revoir avant deux bonnes heures ! s’exclama le Vieux, hilare. Tous les autres gars s’allongèrent en ronde dans les hautes herbes. Rêvant ; contemplant les volutes de la fumée de nos bouffardes. Évoquant, en demi-teinte, le souvenir des copains disparus. PIONCEZ, LES GARS ! QUAND on passait, au petit matin, de l’air frais du dehors à l’atmosphère confinée du chalet surpeuplé, la puanteur était presque suffisante pour vous flanquer sur les fesses, mais on s’y habituait, comme au reste, et l’on ne tardait pas à s’endormir, bercé par les ronflements et les conversations chuchotées des paysans russes. On savait très bien que la femme était tubarde au dernier degré, mais qu’est-ce que ça pouvait foutre ? On acceptait les bacilles par-dessus le marché, avec les poux, les rats et la crasse. On était à peine endormi que les Russes nous réveillaient, en se levant. Porta les injuriait, mais le vieux Russe lui répondait avec une calme fermeté : – Ta gueule, Herr Soldat, et pionce ! Porta s’était institué lui-même professeur d’argot de toute la maisonnée. Une heure plus tard, entrait une poule avec tous ses poussins dans son sillage. Mais quand ils commençaient à picorer la figure de Porta, il se flanquait dans une colère noire, surgissait de la paille comme un projectile à réaction ; saisissait la poule par le cou ; la giflait de l’index et vociférait : — Fous le camp de là, espèce de vieille poule, avec tous tes rejetons illégitimes ! Puis il balançait le volatile par la fenêtre et pourchassait dans toute la maison les poussins frappés de panique. La belle-fille rappliquait en glapissant sur le mode aigu. Porta hurlait : — Vous allez me foutre la paix ? Et l’insultait jusqu’à ce qu’elle perdît patience et lui appliquât sur le crâne un bon coup de cuillère à pot. Tout le monde se marrait, ce qui avait le don de décupler la rage de Porta. Il se ruait à la poursuite de la paysanne, en chemise, pans flottant au vent de sa course sur ses jambes de coq. Jusque dans le champ, il la poursuivait, tandis que les Russes se tordaient de rire. Peu de temps après, il revenait hors d’haleine, claquait la porte avec une violence qui secouait tout le cottage, montrait sa tête à la fenêtre et beuglait : — Je veux pioncer, et le prochain qui me dérange, je le descends, pan-pan, fini, mort ! Nous nous levions un peu avant midi, et j’allais chercher notre ordinaire à la roulante. Nous avions, pour le quart d’heure, une nourriture à peu près décente. Soupe aux haricots. Nos gamelles étaient presque pleines et nous en dévorions le contenu en cinq sec, comme des animaux. Quand nous en avions léché jusqu’à la dernière trace, nous attaquions le dernier colis que Stege ou un autre avait reçu la veille de chez lui. Il y avait des galettes craquantes, des petits gâteaux, un gros morceau de jambon fumé. Nous étalions le tout sur une table que nous avions fabriquée près des latrines. Porta avait toujours une bouteille de vodka. Nos latrines étaient disposées de telle façon que nous pouvions nous asseoir face à face avec la table entre nous. Une fois installés, nous sortions un jeu de cartes graisseux et commencions d’interminables parties en grignotant biscuits, galettes, jambon. La bouteille passait de bouche en bouche. Verres, tasses, cruches autant de luxes que nous considérions depuis longtemps comme superflus et efféminés. Tranquillement assis tous les cinq, pantalon aux genoux, en paix avec nous-mêmes et avec le monde, nous mangions, buvions, fumions, bavardions, jouions aux cartes et faisions ce que nous avions à faire. Nos fesses dénudées s’offraient allègrement aux regards du village, car ces latrines étaient édifiées sur une éminence du haut de laquelle nous pouvions admirer toute la campagne environnante au même titre que la campagne environnante pouvait nous admirer. Un oiseau chantait dans les arbres, et près de nous dormait un chien, paresseusement vautré dans la chaleur du soleil d’automne. Des femmes au travail chantaient une chanson russe dans les terres d’alentour… Et c’était seulement vers le soir, quand les paysans commençaient à rentrer des champs que nous quittions notre piédestal idyllique pour nous traîner nonchalamment jusqu’au cottage. Un après-midi, le Vieux et tous les autres chefs de tank furent appelés en présence du commandant de compagnie. Lorsqu’il revint au bout d’une petite heure, il nous annonça triomphalement : — Les gars, on part en expédition. Faut qu’on aille s’établir dans la plaine, à vingt-cinq kilomètres au sud de Nowji, et qu’on creuse un trou qui laisse que la tourelle de la guimbarde au-dessus du sol. On sera comme des rois, tranquilles et peinards à cinquante kilomètres en arrière du front. Pas d’obus sur la gueule ; rien que le souci de soigner notre petite santé jusqu’à ce que les Rousskis enfoncent nos premières lignes… Quand ça se produira, faudra qu’on détruise leurs tanks à mesure qu’ils arriveront et qu’on tienne nos positions coûte que coûte. Dès que le teuf-teuf sera enterré, la consigne est de foutre en l’air la clef de contact. Porta s’esclaffa : — Tu as bien dit : la clef de contact ? Le Vieux sourit. — Ouais. C’est tout ce qu’on doit balancer. — Parfait, grognard ! Nous respectons la consigne. On s’en foutait. On avait quatre clefs de rechange. Avant l’aube, nous occupions nos nouvelles positions. Au beau milieu de la plaine, où les herbes étaient si hautes qu’il fallait parfois se hisser sur la pointe des pieds pour découvrir l’horizon. Il faisait froid, et nous portions capote, bonnet de fourrure, mitaines et culotte de peau par-dessus notre pantalon noir d’uniforme. Comme nous n’avions que deux pelles et une bêche dans notre tank, trois seulement d’entre nous pouvaient travailler en même temps et c’était merveille que de voir avec quelle abnégation chacun suppliait les copains de le laisser trimer – une vraie scène pour film de propagande vantant l’esprit de corps de nos chers poilus – mais c’était uniquement parce que le vent charriait des lames de rasoir et que se donner du mouvement était encore le meilleur moyen de se réchauffer. Levant la main, le Vieux déclama d’un ton lyrique : — Mes enfants, mes chers petits, est-ce que ça n’est pas merveilleux d’être ici en plein air à creuser ce joli petit trou ? Voyez, le soleil à présent s’éveille et nous n’avons plus besoin d’avoir peur du Père Fouettard ! Il va en faire un plat, mes enfants, les petits oiseaux du Bon Dieu vont nous chanter leurs chansons cristallines et si nous sommes bien, bien sages, le Vieil Homme des Steppes viendra peut-être nous raconter une longue histoire cochonne. Sentez-vous le baiser du vent frais de la steppe sur vos joues duveteuses et dans vos jolies boucles frisées ? A mesure que montait le soleil, descendait rapidement le niveau, non pas du trou, mais de notre ardeur. Transpiration, malédictions. Frusques balancées l’une après l’autre. Bientôt, nous fûmes tous en calcif et la sueur ruisselait toujours, tandis que les ampoules recommençaient à bourgeonner sur nos petites mains blanches. Nous n’avions plus l’habitude de ces travaux pénibles et la terre de la steppe était dure. — Dites-moi, questionna Porta, est-ce qu’on est des soldats ou des terrassiers ? Moi, je vous demande ça, c’est rapport au tarif syndical… Nous mesurions le tank à chaque instant, pour voir si nous approchions du bout de nos peines, mais à midi – alors que nous creusions depuis plus de sept heures – nous n’étions encore qu’à mi-chemin du bas de la tourelle. Le Vieux se mit à invectiver l’armée, et Porta lui demanda innocemment s’il ne sentait pas le baiser du vent frais de la steppe, et si son cœur n’était pas égayé par les chauds rayons du soleil et la profonde valeur didactique du travail de la terre. Le Vieux lui jeta sa pelle à la tête et se coucha lourdement à l’ombre du tank. — Je n’en creuse pas une cuillerée de plus ! Il y a eu assez de trous comme ça depuis le début de cette putain de guerre ! Bonne nuit. Nous creusâmes. Porta, Stege et moi, pendant une demi-heure au terme de laquelle Pluton et le Vieux devaient nous relever. Il fallut presque les porter pour les refiler dans le trou. Nous nous relayâmes ainsi pendant deux heures, puis le temps de travail effectif fut ramené à un quart d’heure et finalement, tout le monde se retrouva sur le dos, les yeux perdus dans la nue, incapable de creuser davantage. Le trou devait être fait, cependant, qu’on le veuille ou non. Après une heure de repos, Pluton et le Vieux se remirent au boulot et nous suivîmes le mouvement. A cinq heures, enfin, le trou était suffisamment profond et nous y descendîmes le tank. Nul ne se fit prier, ensuite, pour monter la tente ; tout le monde avait hâte de roupiller. Mais comme le secteur passait pour être infesté de partisans, il fallait que quelqu’un veillât sur le sommeil des autres. Et pas de volontaire, comme de juste, pour prendre le premier tour de garde. Au beau milieu d’une discussion animée, le Vieux déclara soudain : — Un Unteroffizier n’a pas à monter la garde. Vous n’êtes tout de même pas ignares au point de ne pas savoir ça ! Là-dessus, il s’enroula dans sa couverture et, la seconde suivante, il dormait profondément. — Ça me rappelle que je suis Stabsgefreiter, s’écria Pluton. Bonne nuit, les enfants ! — Et toute l’armée en ferait des gorges chaudes si moi, Joseph Porta, Obergefreiter, je m’abaissais à cette besogne subalterne ! Amusez-vous bien, mes chéris ! Restaient Stege et moi. — C’est une légende, dis-je avec fermeté. Il n’y a jamais eu de partisans dans le secteur ! — Jamais ! affirma Hugo Stege, vertueusement indigné. Un instant après, nous dormions tous les cinq. Ce fut Stege qui se leva le premier, le lendemain matin. Nous voulions notre café au lit et le sort l’avait désigné pour se taper la corvée de le faire et de nous servir. Quelques minutes après avoir quitté la tente, il vociféra du haut de la tourelle : — Sortez-vous de là, bon Dieu, v’là le commandant ! C’était le moment de faire fissah, car il était onze heures du matin et si le commandant nous surprenait en flagrant délit de grasse matinée, ça risquerait de barder pour nos matricules. Mais ce n’était qu’une manifestation de l’humour douteux du salopard qui avait nom Hugo Stege et, en un clin d’œil, tout le monde eut regagné la tente en réclamant le jus à cor et à cri. Stege venait de ressortir avec nos quarts et nos gamelles quand retentit de nouveau sa voix affolée : — Eh ! grouillez-vous ! Le pitaine et le colon ! Debout, bon Dieu ! Je vous dis que c’est vrai, ce coup-ci ! Rires, injures et lazzis saluèrent le renouvellement de sa facétie, mais personne ne bougea et lorsque le concert se fut apaisé, Porta hurla : — Baptiste, si le commandant veut me voir, dites-lui que ce n’est pas mon jour de réception… Il ponctua sa remarque d’un pet sonore et le Vieux imita son exemple. — Vous allez sortir de là-dedans ? Il s’en passe de belles dans cette compagnie ! Ou c’était vraiment le colon, ou Stege venait de se découvrir d’étonnantes facultés de parodiste. Je renonce à décrire notre ruée hors de la tente. Quand nous fûmes tous rangés au garde-à-vous devant la tourelle de notre tank, même le sous-off le plus indulgent n’eût pu qualifier notre tenue de réglementaire. Le commandant paraissait à deux doigts d’exploser. Quant à l’Oberleutnant von Barring, son expression était parfaitement insondable. Nous avions l’air d’une blague découpée dans un journal humoristique : le Vieux était en caleçon, chaussettes et chemise crasseuse ; Porta avait rentré dans ses chaussettes les jambes de son pantalon de treillis et portait une écharpe de soie rouge vif nouée autour du cou ; la liquette de Pluton méritait doublement le nom de bannière en claquant au vent de la steppe et si son écharpe, à lui, était d’un vert plus discret que le rouge de Joseph Porta, elle était, en revanche, nouée comme un turban sur sa grosse tête ronde. — C’est vous, le chef de tank ? rugit le commandant, foudroyant le Vieux de son monocle. — Oui, Herr Oberst ! — Alors, qu’est-ce que vous attendez pour me présenter votre rapport ? Le Vieux courut jusqu’à la voiture du commandant, fit claquer ses pantoufles et, conformément à la règle, brailla dans le silence de la steppe : — Herr Oberst ! L’Unteroffizier Beier, de la section 2, tank n° 1 déclare qu’il n’y a rien de spécial à mentionner au rapport. Le visage du colon menaçait de faire concurrence à l’écharpe de Porta. — Ah ! vous n’avez rien de spécial à mentionner au rapport ! Mais moi, j’ai quelque chose de spécial à vous dire… Suivi d’une énorme engueulade. Plus tard dans l’après-midi, von Barring revint nous voir. Seul, cette fois. — Vous êtes vraiment la bande de cloches la plus accomplie de toute l’armée allemande ! nous dit-il en secouant la tête. Vous auriez pu tout au moins avoir assez de jugeote pour monter la garde le premier jour ! Vous deviez bien vous douter que le commandant viendrait inspecter le boulot ! Maintenant, vous aurez chacun trois jours de taule à vous appliquer, quand vous serez relevés. Et le trou que vous avez creusé n’est pas du tout satisfaisant. Il faut que vous en fassiez un autre, à dix mètres en arrière. Et je peux vous garantir que le commandant repassera dans la soirée, alors, vous ferez bien de vous y mettre tout de suite. Un silence consterné salua son départ. Creuser un deuxième trou ? Jamais de la vie ! Mais que faire ? Ce fut Stege, cette fois, qui nous sauva la mise. — Bande de schnocks abrutis par l’alcool, amorça-t-il aimablement, vous avez un pot du tonnerre d’avoir au milieu de vous un type intelligent, qui sait faire fonctionner ses méninges dans les heures graves ! Et j’espère que vous aurez la décence d’en remercier le Seigneur… Tout ce qu’on doit faire, c’est de pousser une pointe jusqu’à Oskol avec le teuf-teuf, souhaiter le bonjour aux Rousskis et les inviter à faire une belle balade en échange de leurs pelles et de leur huile de coude ! Le fracas de nos chenilles réveilla le village enlisé dans sa torpeur dominicale et nous n’eûmes aucune difficulté à trouver plus de volontaires qu’il ne nous en fallait. Ce fut avec un chargement de quarante hommes et femmes que nous prîmes le chemin du retour. Les Russes étaient ravis de ferrailler à travers la campagne sur un char d’assaut et, bien qu’ils cessassent de travailler à chaque instant pour danser, chanter et rigoler tout leur saoul, notre nouveau trou fut creuse en deux heures, au sein d’une atmosphère incroyablement allègre – et incroyablement poussiéreuse – de chœurs mélodieux, d’ébats bucoliques, et de rires. Nous étions tellement plongés dans ces festivités fraternelles que nous ne vîmes même pas arriver l’Oberleutnant von Barring. Il observa un instant le spectacle, puis, une fois de plus, secoua la tête en murmurant : — Eh bien, le moins qu’on puisse dire, c’est que vous avez l’esprit d’organisation ! Secouant toujours la tête, il regagna sa voiture et redémarra. Plus tard dans la soirée, nous reconduisîmes ces créatures simples et heureuses de vivre dans leur village provisoirement respecté par la guerre. Porta avait deux filles accrochées à son cou, et ce ne fut pas facile du tout de rassembler l’équipe pour repartir. En nous aidant ainsi aux dépens de leurs propres compatriotes les Russes n’avaient-ils pas commis, tout au moins sur le plan théorique, une manière de trahison ? Je suppose qu’on peut appeler ça comme ça. Mais je n’en suis pas tellement sûr. Car ces actes de fraternisation firent beaucoup plus, à mon sens, que les attaques des partisans, pour dégoûter le simple soldat allemand de cette saloperie de guerre. J’en connais pas mal qui furent à jamais purgés de leur foi stupide en ce mythe ridicule de la « Race Supérieure », par la découverte fortuite que l’ennemi n’était pas leur ennemi, ni ne leur était, en aucune façon, inférieur. Le simple soldat allemand étendit sa connaissance des gens et des peuples, et ces contacts implantèrent en lui la graine de la solidarité avec les gens simples, semblables à lui. Lentement, mais sûrement, s’effritèrent les idéaux gonflés de vent, les personnages inconsistants du Führer hystérique, des généraux inhumains, pleins de morgue. Il apprit à détester activement les SS, qui lui avaient inspiré, jusque-là, une crainte sourde, humiliante. On n’éprouve pas le désir de tirer sur des gens avec qui l’on a dansé la veille, et ça, qu’il y ait une guerre ou non. C’est l’une des raisons pour lesquelles bien des balles se perdent, bien des obus manquent leur objectif dans certaines batailles. Tirer en l’air est une chose à la fois agréable et facile, un moyen de frustrer la guerre de sa pâture. A moins qu’un officier ne soit là, derrière votre dos, à vous observer sans relâche. Souriant, von Barring nous tendit nos ordres de permission. — Si vous vous grouillez un peu, je vous conduis à votre train. Vous avez quatorze jours de perme, plus cinq jours blancs pour le voyage. Chants et bonds de joie, frisant la démence. Nous envahîmes le cottage en dansant : puis ce fut la grosse bagarre pour s’emparer de la vieille lame de rasoir qui nous avait déjà servi à tous une bonne cinquantaine de fois. Porta embrassa la vieille grand-mère russe sur sa bouche ridée, et la fit valser avec une telle ardeur qu’elle en perdit ses pantoufles. La vieille gloussait comme une poule et se tenait les côtes à force de rire. — Vous êtes pires que les Cosaques ! dit-elle. 988e BATAILLON DE RESERVE NOUS atteignîmes Gomel avec vingt-quatre heures de retard. Le train de permissionnaires du jour était déjà parti. Il fallait attendre le train du lendemain. Un sous-off nous apprit que le baroud venait de se redéclencher, sur le front. Les Russes, apparemment, se ruaient à l’assaut de nos positions sur une distance s’étendant de Kalinine au bassin du Don et l’on disait même que, par endroits, ils avaient enfoncé nos lignes. — On s’est taillé juste à temps, remarqua Porta. Une veine de cocus… L’air soucieux, le Vieux hocha la tête. — Mais dans une quinzaine, faudra remettre ça. Et ça m’étonnerait que les choses s’arrangent, entretemps ! — Oh ! ta gueule, espèce de vieux rabat-joie ! coupa Hugo Stege. Tu nous les casses avec tes idées pessimardes ! Une quinzaine à la maison, c’est le bout du monde ! La guerre sera peut-être finie d’ici là… Toute la nuit, nous retournâmes et disséquâmes nos projets mirifiques. Je pensais aux rondeurs fermes et pleines du corps d’Ursula, imaginais l’étreinte de ses bras autour de mes épaules, la marche de ses doigts le long de ma colonne vertébrale. Je la désirais de toutes mes forces et me taisais. Notre train ne devait partir qu’à 18 h 40, mais dès cinq heures de l’après-midi, nous étions sur le quai. Nous nous sentions puissants comme des rois en tendant nos ordres de perme aux policiers militaires. Nous trouvâmes un compartiment vacant. Porta et Pluton s’installèrent dans les filets pour y ronfler à leur aise. Nous ôtâmes nos bottes et prîmes toutes les dispositions en vue de la nuit à venir. Graduellement, tout le train s’emplit de permissionnaires braillards, qui se vautraient à mesure sur le plancher des couloirs et des compartiments. Des bouteilles de schnaps circulaient un peu partout, et des chansons, des airs de musique, jaillissaient de tous les wagons. Porta sortit sa flûte et joua le refrain d’une scie prohibée, que nous nous empressâmes de reprendre en chœur. Tout notre répertoire de chansons obscènes y passa. Même les plus dégueulasses. Personne n’y vit le moindre inconvénient. Nous autres vieux briscards, on chantait ce qu’on voulait. Si un tordu quelconque avait essayé de nous la faire boucler, on l’aurait balancé par la fenêtre sans un mot d’explication. Quand le train s’ébranla, une immense ovation fit trembler ce qui restait des vitres de la gare. A une heure quelconque de la nuit, le convoi s’arrêta en gare de Mogilev. L’agitation s’était calmée. La plupart des grivetons pionçaient en rêvant à leur perme. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la première depuis des années. Avec une secousse, le train redémarra. Fit quelques dizaines de mètres et stoppa de nouveau. Peu de temps après, des hurlements fracassèrent le silence de la nuit et, presque simultanément, les portières de notre wagon s’ouvrirent. Des policiers militaires casqués grimpèrent à bord en gueulant : — Tout le monde dehors avec équipement et bagages. Les permissions sont supprimées. L’offensive russe a crevé nos lignes. On va vous grouper en un bataillon de réserve provisoire et vous remontez au baroud ! Une clameur effroyable s’éleva, qui traînait les cognes dans la boue et leur conseillait d’aller se faire foutre ailleurs, eux et leurs blagues à la godille. Mais ce n’était pas une blague. Ensommeillés, furibonds, il fallut bien évacuer le convoi et revenir se former en deux groupes sur le terre-plein de la gare de Mogilev. A gauche, l’artillerie et les tanks. A droite, tous les autres, infanterie, aviation, marine, n’importe quoi. On nous reprit nos ordres de perme ; puis retentit le fatal commandement : — Colonne… à droite… DROITE. En avant… MARCHE ! Nous marchâmes toute la nuit. Lourds de fatigue et de fureur et de déception. Dans la neige et le vent qui nous sciait la gueule. Nous n’arrivions pas à croire totalement qu’on allait nous faire cette vacherie. On ne joue pas des tours pareils à des soldats. On ne les refout pas du haut en bas d’un train qui les emmène vers une permission durement gagnée. On ne leur reprend pas leur eldorado, leur terre promise, pour les renvoyer sur le front à leurs lance-flammes et à leurs canons et aux canons de l’ennemi. C’était un coup à détruire le peu de force morale et d’esprit combatif que certains d’entre nous pouvaient posséder encore. Six jours de marche dans la neige et la neige et la neige. Puis un premier engagement avec des effectifs ennemis, un peu au nord du village de Lischwine. Curieux d’entendre les obus s’enfoncer dans la neige, avec un drôle de bruit mou ! Lentement, le front pliait sous la pression constante de l’infanterie russe qui progressait, inexorable, sans souci des pertes subies. Lentement, sûrement, nos formations provisoires se dissolvaient et glissaient vers l’anéantissement. Nous qui n’avions rien à faire chez les Soviets, nous ne pouvions contenir la poussée de ces gens déterminés à nettoyer leur pays de notre présence. Ils avaient pour eux le droit moral, en ce sens qu’ils se défendaient vraiment contre un agresseur. Hitler prétendait, lui aussi, que nous nous défendions contre un agresseur. Attaque préventive ! Mais ce n’était qu’un artifice de propagande. Les Russes, eux, savaient qu’ils repoussaient une offensive caractérisée. Notre unité s’appelait le 988e Bataillon Territorial de Réserve, et la grosse blague était qu’il renfermait des représentants de toutes les sortes d’armes, depuis la flotte jusqu’à l’aviation en passant même par la garde civique, mais un seul, un unique territorial ! Tous les uniformes s’y coudoyaient, tous les insignes y figuraient, tous les écussons, tous les emblèmes. Nous avions, toutefois, une chose en commun : la haine que nous inspirait le 988e Bataillon de Réserve. Nous brûlions, tous, de rejoindre nos propres unités. Un nouvel et très dur engagement se produisit à l’est de Volkov, engagement dans lequel les Russes lancèrent de nombreux tanks et chasseurs-bombardiers. Dans une maison en ruine, nous trouvâmes un chat roux, perché sur une carriole, qui miaulait de froid, d’effroi et de faim. Nous lui fîmes boire, de vive force, une gorgée de schnaps avant de lui donner à manger. Quand nous quittâmes la maison, il partit avec nous. Comme il était rouge, nous l’avions baptisé Staline. Staline fit toute la campagne de Volkov assis sur le sac au dos de Porta. Pluton et Stege lui fabriquèrent un uniforme complet, pantalon, vareuse et képi, ce dernier fixé à l’aide d’une mince ficelle afin qu’il ne le perdît pas dans la bagarre. Appartenant à un régiment disciplinaire, Staline n’avait évidemment pas le droit de porter la volaille nazie sur la poitrine. Au début, il essaya de se débarrasser de son uniforme. Puis il dut se rendre compte qu’il lui tenait chaud, ou finit simplement par s’y habituer, comme il s’habitua à sa ration quotidienne de schnaps. Il prit ainsi quelques cuites mémorables. Vous pouvez qualifier ça de cruauté envers un pauvre animal sans défense, mais jamais Staline ne nous lâcha de plus d’une semelle, sa fourrure devint rapidement luisante, il engraissa et retrouva l’imprudence, le culot propres aux chats dont l’univers est stable et parfaitement en ordre. A l’approche de Noël, ne restaient, du 988e Bataillon de Réserve, que tout juste assez d’hommes pour former une compagnie, laquelle, d’ailleurs fut aussitôt démembrée. Nous reçûmes, tous les cinq, nos ordres de route pour Godnjo, sur la Worskla, où stationnait le 27e Blindé. Trois jours plus tard, nous nous présentions au Q.G. de notre vieille unité, et le lendemain, nous remontions au casse-pipes. Auparavant, toutefois, on nous avait remis notre courrier. J’avais tout un ballot de lettres d’Ursula et de ma mère. Chacun dévora ses lettres, les relut et les relut et finalement les lut à haute voix, au profit de tous les autres, pour mieux en rêver et s’en imprégner et les boire avec toute l’ardeur d’une âme qui a soif de présence et doit se contenter de mots écrits sur du papier. Dans une de ses lettres, Ursula me disait : Munich, le 9 décembre 1942. Mon grand chéri, Je souffre avec toi de cette horrible injustice qui vous a été faite, à toi et tes camarades. Mais ne te laisse pas abattre parce qu’ils t’ont volé ta permission. Garde confiance en l’avenir, malgré toutes les saletés inventées par ces chiens. Bientôt, le cauchemar sera terminé, et la volaille nazie aura perdu toutes ses plumes. Je prie Dieu de bien vouloir étendre Sa main sur toi, pour te protéger des horreurs quotidiennes du front. Bien que tu te qualifies de « païen », et que tu affectes de ne pas croire en Lui, je sais qu’IL t’aime autant et plus que le meilleur de Ses prêtres, et quand la guerre sera finie, je saurai bien t’en convaincre et briser cette dure coquille de cynisme dans laquelle vous vous repliez, toi et tous ces pauvres bougres des unités sans volaille sur la poitrine. N’oublie pas, mon chéri, que, tôt ou tard, la paix reviendra, et que tous nos jolis rêves, alors, se transformeront en réalité. Je pense, d’ici là, pouvoir ouvrir un cabinet à Munich où à Cologne, et mon grand espoir serait de te voir faire tes études spéciales de dentiste ou quelque chose dans ce goût-là. Promets-moi seulement de ne pas rester dans l’armée, même si l’occasion s’offrait à toi d’y faire une brillante carrière ! Dans six mois s’achèvera ma formation professionnelle de chirurgien et je pourrai mettre de l’argent de côté pour commencer à construire notre foyer. Le préparer, peut-être, en vue de ton retour. Mais non, qu’est-ce que je raconte ? Je veux que tu reviennes beaucoup plus tôt que ça. Je voudrais que tu reviennes aujourd’hui. Tout de suite. Papa et maman sont maintenant habitués à l’idée d’avoir un beau-fils. Au début, bien sûr, ils n’en sont pas revenus, et j’aurais voulu que tu voies la bouille de papa, quand je lui ai dit que tu étais un ancien taulard – c’est bien ça ? – et que tu servais à présent dans un régiment sans volaille. Il m’a crue piquée, sur le moment, mais il a pigé, ensuite, et quand je lui ai dit que ton « crime » était uniquement d’essence politique, il t’a accepté sans réserve, en disant que si nous nous aimions, rien d’autre ne comptait. Je ne puis guère te parler de l’évolution politique, que tu dois connaître, j’en suis sûre, car vous devez être bien informés, là-bas aux premières loges ! Je me console en me répétant que puisque nous serons bientôt réunis pour le reste de notre vie, une permission supprimée n’a peut-être pas tellement d’importance. D’ailleurs, une permission, à ce stade, serait également une forme de torture, car je penserais sans cesse à ton retour sur le front, à cette nouvelle séparation inévitable, et tu y penserais aussi, j’en suis sûre. Je t’envoie sous ce même pli une petite croix d’or. Je la porte accrochée à mon cou, directement sur la peau, depuis mon enfance, et je veux que tu la portes à ton tour, comme je l’ai fait. Elle te protégera, là-bas, de tous les maux qui peuvent te guetter. Embrasse-la chaque soir comme j’embrasse la bague que tu m’as donnée. Mon chéri, mon Sven adoré, je t’aime tant que j’en ai mal et que je pleure de joie à la pensée que nous allons nous retrouver bientôt et que je ne te laisserai plus jamais repartir. Tu es à moi, rien qu’à moi, à moi toute seule. Même si tu tombes un peu amoureux, de temps en temps, d’une fille russe ou d’une des femmes allemandes qui accompagnent les convois de troupes. Car je sais que tu ne pourras jamais en aimer une autre comme tu m’aimes, moi. Et je te pardonne d’avance d’embrasser d’autres femmes et de trouver un moment d’oubli entre leurs bras. Je ne te demande pas de vivre comme un moine. Seulement de ne jamais t’embarquer dans quelque chose que tu n’oserais pas me raconter. Tu ne peux pas savoir combien j’ai pleuré quand ce merveilleux copain que tu t’es fait là-bas – le Vieux – m’a écrit pour me dire que tu avais été tué. C’était la lettre la plus belle, quoique la plus triste, que j’aie jamais reçue. Et pourtant, ce n’était rien à côté de ce que j’ai ressenti quand j’ai reçu, onze mois plus tard, ta propre lettre m’apprenant et me racontant ta captivité. Je me suis évanouie pour la première fois de ma vie. Ma température est montée en flèche et j’ai dû passer une semaine au lit. Quel effondrement, mes dieux ! Mais au plus fort de ma fièvre, j’étais heureuse, heureuse ! Tu dis que tu ne crois pas en Dieu, mais je sais que c’est Lui qui n’a jamais cessé de veiller sur toi, parce que tu es un type bien, comme tous les copains. Tu as tes défauts et tes faiblesses, mais tu es plus humain, plus pur de cœur et d’âme et plus honnête dans tes pensées que la plupart des piliers d’église, grenouilles de bénitier, crapauds de confessionnal. Dis-toi bien que je partage ta haine de l’hypocrisie sous toutes ses formes, et de ces prêtres qui ne sont que des larbins serviles à la solde de maîtres non reconnus par Dieu et les vrais Chrétiens. Mais Celui qui prêche la miséricorde ne peut empêcher ces hypocrites d’être là, et tu ne dois jamais penser qu’en écoutant ce qu’il a à nous dire, tu fais cause commune avec ces prêtres indignes. C’est ce que je veux à tout prix te faire comprendre et je suis certaine qu’un jour j’arriverai à t’en convaincre. Il faut que je m’interrompe à présent, mon amour, mon mari aimé, en te demandant de bien faire attention à toi. Je sais que c’est difficile, mais je te supplie de ne pas trop te laisser contaminer par cette cynique indifférence qui caractérise les soldats de première ligne, dont tu es. Continue de croire qu’il y a aussi de la bonté, quelque part dans le monde. Fais le maximum pour te garder intact, à mon intention. C’est vivant que je veux te récupérer. Entier. De corps et d’âme. Et puisse cette nouvelle année qui approche nous apporter la chance et le bonheur, à nous et au reste du monde. Ta femme toute à toi Ursula. Nous escomptions la relève pour le réveillon de Noël, mais nos espoirs furent déçus. Et qui plus est, on nous promut fantassins pour les besoins des combats de première ligne. Le soir de la Nativité me trouva quelque part dans le no man’s land, au fond d’un des trous creusés à intervalles réguliers d’une cinquantaine de mètres. Le rôle de ces postes avancés était de donner l’alarme au cas où des patrouilles ennemies se risqueraient dans nos lignes. Mais si consciencieusement que l’on montât la garde, l’ennemi s’infiltrait chez nous et repartait le plus souvent sans avoir été signalé. C’était seulement quand le jour se levait que nous nous en apercevions… en découvrant quelques-unes de nos sentinelles avec la gorge tranchée. Ou bien en ne retrouvant qu’un trou vide, les Russes ayant surpris et emmené son occupant. Ce soir-là, nous avions tiré au sort les différents tours de garde. Von Barring n’avait pas voulu, en cette nuit de Noël, distribuer des ordres, à qui que ce fût. Horaires et emplacements avaient été inscrits sur des bouts de papier, et jetés pêle-mêle dans son casque. Toute la compagnie avait tiré un numéro. Et non seulement les simples soldats, mais aussi les gradés, y compris von Barring lui-même. Un de nos lieutenants devait ainsi prendre la garde de 22 heures à 1 heure du matin. Je passai donc mon réveillon dans une tranchée individuelle au cœur du no man’s land. Devant moi, sur le bord du trou, gisaient mes grenades et ma mitraillette. Le pire ennemi, dans ces cas-là, c’est le sommeil. Non seulement la tension permanente nécessaire pour saisir et interpréter les sons ténus, les images réelles ou fictives aperçues dans l’obscurité, vous épuise au-delà de toute expression, mais la solitude elle-même agit comme un soporifique. On est seul. On se sent seul. Et ce qui précède et domine encore tout le reste, c’est une sorte de nostalgie, de désir tenace de la mort. L’idée de s’endormir et d’en avoir terminé une fois pour toutes, l’idée d’accepter le sommeil et de ne jamais se réveiller, se présente sous des couleurs dangereusement séduisantes. Tout paraît facile. Indolore. Les choses qui pourraient ranimer votre volonté de vivre, l’image des êtres qui vous rattachent à la vie, semblent se dissoudre dans une irréalité fantomatique. Objectifs lointains, possibilités vagues dont la reconquête exigerait beaucoup trop d’efforts… Brutalement, un choc minuscule, métallique, acier contre acier, m’ébranla des pieds à la tête. Le bruit avait été presque imperceptible, mais à partir de cette seconde, tous mes sens furent sur le qui-vive. Ma main se crispa autour d’une grenade et je tendis l’oreille. Rien. Puis mon sang se glaça dans mes veines. Quelque chose venait de passer en glissant, à la lisière de mon trou. Je me mis à trembler convulsivement, imaginant déjà sentir le froid du couteau sur ma gorge. Je me mordis les lèvres à les faire saigner, scrutai les ténèbres jusqu’à ce que mes yeux fussent des foyers d’incendie, brûlants, inefficaces… Je crus percevoir le glissement de skis sur la neige. Devais-je tirer une fusée ? Je ne voulais pas, s’il n’y avait rien, me couvrir de ridicule. Si fort parlent les conventions qu’en face de certains dilemmes, fussent-ils mortels, on préférera risquer sa peau plutôt qu’une blessure d’amour-propre. L’homme est ainsi fait : comprenne qui pourra… Et tirer une fusée, bien sûr, eût révélé ma position à tout soldat russe qui pouvait se trouver dans le voisinage, avec son long couteau prêt à servir. Puis un cri perçant retentit, suivi d’un macabre remue-ménage. Simultanément, une autre voix hurla : — Au secours ! Ivan me tient ! Au sec… La façon dont cet appel fut interrompu suggérait une main brusquement appliquée sur la bouche de l’homme attaqué. Je sentis mes cheveux se dresser sur ma nuque et lorsque je crus distinguer des silhouettes noires, cette fois, je n’hésitai plus. Je balançai mes grenades et tirai une salve de mitraillette. Puis je lâchai des fusées éclairantes et quelques instants plus tard, tout le secteur était illuminé. Nous avions eu neuf sentinelles dans le no man’s land. Six ne revinrent pas. Cinq avaient eu la gorge tranchée. La sixième avait simplement disparu. Notre courrier de Noël n’était pas arrivé, et quand vint l’heure de la naissance du Christ, à minuit tapant, des haut-parleurs russes nous fournirent, en allemand, l’explication de cette anomalie : — Allô, allô, le 27e Régiment Blindé ! Joyeux Noël à tous ! Si vous voulez vos colis et vos messages de Noël, ne vous gênez pas, venez les chercher. Nous les avons ici, de même que votre vaguemestre. Il y en a pour… Suivirent les noms de ceux à qui étaient destinés lettres et paquets. Dès que l’orateur eut achevé la lecture de la liste, il enchaîna : — Camarades du 27e. Nous allons vous lire à présent quelques passages de ces lettres, afin que vous sachiez à peu près ce qui se passe au pays ! Voici par exemple un message adressé à Kurt Hessner… Cher Kurt, etc. Il y a eu un raid la nuit dernière… Une bombe a détruit… Notre père est… Chagrin épouvantable, etc. Si Kurt Hessner veut prendre connaissance du reste de la lettre, qu’il vienne, nous l’accueillerons avec compassion… Ils continuèrent ainsi à lire bribe après bribe des lettres confisquées, faisant croire à chacun que les siens étaient morts, blessés, mutilés, sinistrés, sans abri, ou bien en train de crever de faim. L’anxiété, l’incertitude, fit vaciller pas mal de raisons, et cette même nuit, cinq hommes traversèrent le no man’s land pour aller chez les Russes lire leur courrier. Quand le jour se leva, nous vîmes trois fantassins soviétiques étendus dans la neige, à proximité du trou que j’avais occupé. Des traces de ski s’allongeaient parallèles, à moins de deux mètres de sa lisière. Un beau jour, Porta se volatilisa. Quinze des vétérans les plus chevronnés de la compagnie sollicitèrent – et décrochèrent – l’autorisation d’effectuer un raid de reconnaissance, pour essayer d’obtenir quelques éclaircissements sur cette étrange disparition. Le lieutenant Holler lui-même tint à nous accompagner. Il ôta simplement tous ses galons, insignes et fanfreluches. On commença par repérer les sentinelles russes. Puis on leur dégringola sur le poil, on flanqua deux ou trois mines dans leur cagna, on passa leur tranchée au lance-flammes et à la mitraillette. En quelques minutes, l’affaire fut bâclée. Après quoi nous prîmes le chemin du retour, ramenant deux prisonniers dont un musicien, un clairon. Sitôt que je leur décrivis Porta, ils éclatèrent de rire. — Il est complètement cinglé, expliqua le clairon. En ce moment, il est en train de faire avec notre commissaire un match à qui roulera le premier sous la table. Il veut acheter un manteau de peau d’ours et une caisse de vodka. Il a cinq mille cigarettes pour payer ses achats… A nos questions effarées, le clairon répondit ensuite que Porta avait été capturé par une patrouille. Deux jours plus tard, quand vint la relève, nous n’avions toujours pas revu notre Joseph Porta et, commencions à déplorer sincèrement sa perte. Et puis, au bout d’une semaine, il nous rejoignit dans nos quartiers de repos, à l’arrière du front, portant un manteau de fourrure d’officier russe, et une serviette en cuir de Russie qui paraissait très lourde. — Beau temps, aujourd’hui ! Il n’en dit pas davantage, mais nous sourit avec indulgence tandis que nous l’entourions bouche bée. — J’espère que je ne suis pas en retard pour le dîner. Ce serait dommage, parce que j’ai rapporté un peu de schnaps. Il y avait six bouteilles de vodka dans sa serviette, ainsi que les cinq mille cigarettes qu’il avait eues au départ. — Les commissaires russes ne sont pas foutus de jouer aux cartes proprement ! déclara-t-il d’un ton dogmatique. Et ce fut tout ce qu’il consentît jamais à nous dire sur sa bizarre incursion dans le domaine d’Ivan, de telle sorte que je n’en puis fournir aucune explication rationnelle. Six bouteilles de vodka, un manteau d’officier flambant neuf, et une magnifique serviette de cuir. Quelle drôle de chose que la guerre ! En raison des lourdes pertes subies par le 27e Blindé, il y avait de la promotion dans l’air pour nous autres vétérans. Le commandant ayant été tué, l’Oberstleutnant von Lindenau fut nommé Oberst. Le Major Hinka devint Oberstleutnant, avec les fonctions de commandant de bataillon, et von Barring devint Hauptmann de notre compagnie. Le Vieux fut nommé Feldwebel et chef de peloton. Nous avions un nouveau tank du type « Panthère », qui serait désormais le chef de file du peloton n° 3. Porta devait être promu sous-off, mais il refusa net. Il y eut une histoire mémorable, qui s’arrangea finalement, toutefois, à la satisfaction générale. — Ça va, espèce de vieux singe rouquin ! gronda l’Oberstleutnant Hinka. On va pas te bombarder Unteroffizier, mais Stabsgefreiter. Ça te botte ? Porta acquiesça. Un Stabsgefreiter est un soldat hors classe, non un sous-officier. Staline, notre chat, qui possédait à présent son fascicule miniature, fut nommé Obergefreiter, et l’on cousit les deux galons réglementaires sur la manche de sa tunique neuve. Lui aussi prit une biture fantastique pour célébrer dignement sa promotion. LA MORT FAUCHE BOIS ça, Sven. Une bonne lampée… Les fumiers ! Les saloperies d’ordures ! Attends que vienne le jour où on pourra leur mettre la main sur la soie ! Porta voulut savoir ce qui était arrivé. — Je vais te lire la lettre, lui dit le Vieux. Sors le schnaps, que Sven puisse se saouler la gueule et oublier ça. Et qu’on se saoule la gueule avec lui, bon Dieu ! Il déplia la lettre du père d’Ursula : Munich, avril 1943. Mon cher fils, Je dois vous apprendre une terrible nouvelle. Je vous demande de la recevoir aussi calmement que possible, et de me promettre que vous ne ferez aucune sottise lorsque vous la connaîtrez. Notre chère Ursula est morte. Les Nazis l’ont assassinée. Quand vous viendrez à Munich, je vous donnerai tous les détails. D’ici là, je ne puis vous dire que l’essentiel. Un Gauleiter notaire devait haranguer les étudiants de l’Université, mais son discours fut interrompu par une manifestation d’hostilité déclarée, Bon nombre des jeunes étudiants furent arrêtés, et parmi eux, notre chère fille. Quelques jours plus tard, ils comparurent devant le « Tribunal du Peuple » et furent condamnés à mort. Lorsque la sentence fut prononcée, Ursula riposta : « Le jour est proche où vous, nos juges et accusateurs, prendrez place à votre tour sur le banc des accusés, tandis que nos camarades seront vos juges. Et soyez certains que ce jour-là, vos têtes, elles aussi, rouleront sous la hache. » C’est ce qu’elle a répondu à ces juges nazis, et l’avenir lui donnera raison, s’il y a encore une justice en ce monde. J’ai pu lui rendre visite la veille de son assassinat, et elle m’a demandé de vous dire qu’elle mourrait avec votre nom sur les lèvres et la certitude de vous retrouver un jour au ciel, en priant Dieu de vous donner la foi. Son courage a impressionné jusqu’aux gardiens de sa prison, qui lui ont apporté, durant les derniers jours, une foule de choses interdites, bien qu’elle refusât d’accepter la moindre faveur d’hommes qui portaient l’uniforme abhorré. Un de mes amis a été le témoin de l’exécution de ces jeunes gens, et il m’a dit qu’ils avaient chanté plusieurs des chansons interdites, que les autres prisonniers entonnaient aussitôt avec eux, à toutes les fenêtres des cellules. Ni les coups, ni les menaces, ne purent les réduire au silence, et quand le dernier eut été exécuté, toute la prison hurla. « Vengeance ! Vengeance ! » et se mit à chanter Wedding Rouge[2]. Brûlez cette lettre dès que vous l’aurez lue. Je vous l’adresse par l’intermédiaire d’un vieil ami qui doit remonter au front, dans le secteur de votre régiment. J’y joins un médaillon avec la photo d’Ursula et une mèche de ses cheveux. Mon cher beau-fils, la maman d’Ursula, dont le cœur est à jamais brisé, et moi-même, vous demandons de nous accorder, aussitôt que possible, la consolation de vous connaître. Nous vous considérerons comme notre propre fils et notre maison sera la vôtre. Nous vous embrassons affectueusement et souhaitons que tout aille bien pour vous, jusqu’au bout. Puissions-nous nous voir ici très prochainement ! A vous de tout cœur… Un long silence régna lorsque le Vieux eut terminé sa lecture tandis que l’ombre s’épaississait dans la salle basse du chalet délabré. Je frissonnais sans cesse, car je voyais la tête d’Ursula tomber dans le panier de sciure, le sang jaillir en un flot épais du cou sectionné, engluant ses merveilleux cheveux noirs, et ses yeux grands ouverts, figés, inexpressifs, regardant ce ciel en quoi elle avait cru. Je voyais le dernier sursaut de son corps chaud et doux, sa chute anonyme dans quelque fosse commune. Oh ! je savais si bien comment ça s’était passé. J’avais assisté tant de fois à de tels spectacles que j’en connaissais tous les détails. Avant que mes compagnons pussent m’en empêcher, je défis le cran de sûreté de mon revolver et pulvérisai le crucifix de bois et l’effigie de la Madone fixés au mur. Puis je portai la bouteille entamée à mes lèvres et la vidai sans reprendre haleine. Le Vieux essaya de me calmer, mais j’étais fou. Fou furieux. Il dut m’estourbir d’un solide coup de poing au menton. Quand je revins à moi, je me remis à boire. Je bus comme je n’avais jamais bu de ma vie. Pendant des jours, je ne dessaoulai pas. Je reprenais la bouteille en me réveillant et buvais jusqu’à retomber ivre mort. Finalement, le Vieux trouva que la comédie avait assez duré. Lui et Porta m’empoignèrent, me traînèrent à l’air libre et me flanquèrent dans l’abreuvoir de la ferme jusqu’à ce que j’eusse recouvré un semblant de lucidité. Durant les jours qui suivirent, ils ne me laissèrent pas inoccupé une seule seconde. Quand j’allais me coucher le soir, j’étais crevé et plein de bleus, et dès que je me réveillais le matin, ils me rebalançaient dans l’eau froide de l’abreuvoir. Ils parvinrent à me tirer de ma transe. Progressivement, mes idées se clarifièrent. J’étais à nouveau vraiment lucide. Froid comme un cadavre. J’étais, en fait, un cadavre. Je me fis chasseur d’hommes. J’étais fou, malgré toute ma lucidité. Je passai des heures à l’affût, dans la tranchée, avec une carabine de précision à lunette de visée télescopique, prenant plaisir à descendre les Russes dans leur propre tranchée. Chaque fois que j’en voyais un sauter en l’air avec un de mes pruneaux dans la peau, je ressentais une sorte de ravissement. Un jour, von Barring me surprit dans cette occupation. Je l’aperçus tout à coup. J’ignorais depuis combien de temps il m’observait. J’éclatai de rire et lui dis que j’en avais touché sept en une demi-heure. Sans un mot, il me confisqua la carabine et s’en alla. Je pleurai comme un gosse à qui l’on vient de reprendre son joujou favori et, pendant un sacré bout de temps, restai là, immobile, les yeux dans le vague. Von Barring avait raison, naturellement. Je me souviens du lendemain avec une parfaite clarté. Le cuistot était en train d’emplir ma gamelle de bouillon – du bouillon de vieille vache – quand une explosion retentit, toute proche, et quelque chose de brûlant me fouetta la jambe. Et voilà, tu n’as plus qu’une patte, pensai-je avec une totale indifférence. Mais je ne ressentais aucune douleur et tenais toujours debout. C’était une bonne moitié de l’arrière-train de la vieille vache que l’explosion m’avait projetée dans les jambes. La roulante était en miettes et cinq ou six cadavres nageaient alentour, dans leur sang et dans la soupe répandue. Je chargeai le quartier de viande sur mon épaule et rejoignis les copains, qui organisèrent aussitôt le banquet. — Le malheur des uns fait le bonheur des autres, remarqua Porta, philosophe. Tous eussent réagi, à ma place, comme je l’avais fait : en ramassant le quartier de barbaque et en allant festoyer avec les copains. Ce ne fut pas le cynisme qui m’empêcha de secourir les blessés, mais la guerre. La guerre est comme ça. Il y avait du personnel spécialisé pour soigner ou achever, le cas échéant, les gars esquintés. En dehors de ses proches compagnons, le soldat en guerre ne connaît personne. Le printemps ramena la bagarre. Champs et routes étaient de nouveau suffisamment secs, suffisamment fermes pour ce genre d’activité. La bouteille de vodka bondit de bouche en bouche pour la dernière fois. Le Vieux me colle une cigarette allumée entre les lèvres et j’aspire goulûment la fumée, le front pressé contre la gaine caoutchoutée de mon périscope. — Ordre à tous les chars ! Ouvrez le feu ! Et l’enfer grondant renaît de ses cendres. La chaleur devient intolérable, à l’intérieur du tank. Nous déferlons sur les tranchées russes comme une avalanche. La steppe regorge de chars incendiés, volcans en réduction crachant leur fumée noire vers le ciel souriant. Les blindés ne font pas de prisonniers. Ils écrasent et tuent. Nous ne sommes plus des êtres humains, mais des robots exécutant automatiquement les quelques gestes conditionnés par les diverses combinaisons de leurs lampes et de leurs engrenages. Contre-offensive de T-34. Plus question d’exterminer l’infanterie en déroute. Il faut combattre, à présent, pour sauver sa propre vie. La tourelle pivote, braque son long canon. Les obus pleuvent sur le T-34 menaçant. Je suis à deux doigts de suffoquer. Des étaux invisibles me broient lentement la tête et la poitrine. Dans un instant, je ne pourrai plus tenir le coup. J’ouvrirai le couvercle de la tourelle et bondirai comme un diable hors de cette étuve ambulante. Un grondement de tonnerre. Le tank frémit, s’arrête avec une dernière secousse. Une flamme rouge et bleue jaillit d’un des flancs du monstre d’acier. Comme dans un rêve, je vois Pluton et Porta sauter à terre, par le sabord de devant, Stege plonger à travers le sabord latéral. Tout cela n’a duré qu’une seconde. Puis je redeviens moi-même – moi, le robot bien réglé – et quitte le tank à mon tour, d’un bond invraisemblable. Des flammes colossales enveloppent le tank. Et brusquement, il s’enfle comme un ballon, vole en éclats de ferraille rougie. Nous regagnons notre unité « en croupe » d’un autre char. Staline est en sûreté, sous le bras de Joseph Porta. Sa toison est un peu roussie, mais pas assez pour le contrarier. A notre arrivée, il lape sa vodka avec une satisfaction évidente. Nous allons à Dniepropetrovsk prendre livraison de tanks neufs. Deux jours plus tard, nous sommes de nouveau dans le gros de la mêlée, qui se poursuit sans interruption, sans accalmie, bien qu’elle dure, déjà, depuis dix jours. Toutes les forces disponibles sont lancées dans la bagarre et rapidement consommées. Des réserves arrivent de l’arrière, par colonnes interminables, et disparaissent en atteignant le front. Comme du charbon dans le foyer d’une chaudière. De Senkow, jadis village, à présent brasier, débouche un T-34 à vitesse maxima. Prompt comme la foudre, le robot que je suis pointe et vise. Le vainqueur est celui qui porte le premier coup. Je vise le collier de roulement, à la base de la tourelle. C’est le défaut de la cuirasse des T-34. Les chiffres du périscope dansent devant mes yeux… Puis les points opposés du mécanisme de visée se rencontrent et deux obus jaillissent, presque simultanément, de la gueule du canon. La tourelle du T-34 vole dans les airs. L’équipage n’a pas le temps de quitter l’engin. Tout explose. Un de plus à notre tableau de chasse. Combats furieux, acharnés, parmi les maisons en flammes. Retranchée dans l’une d’elles, une mitrailleuse russe tire sur notre infanterie. Porta fait pivoter notre tank. Un nuage de briques et de plâtre vole dans toutes les directions tandis que nous broyons la façade. Les Russes se pressent contre le mur opposé, fous d’épouvante. Notre mitrailleuse les couche, nos chenilles les réduisent en purée. Nous ressortons au sein d’un brouillard de poussière et de chaux. Quelques cadavres de plus à notre tableau de chasse. Un peu plus loin, une douzaine de biffins tentent de se mettre à couvert. Ils s’étalent sur la terre grasse, nous aperçoivent, se relèvent et foncent vers la plus proche maison. L’un d’eux se coince le pied dans un trou. Avant qu’il ne puisse se libérer, il jaillit en bouillie sanglante de dessous nos chenilles. Un seul homme de plus à notre tableau de chasse. Piètre récolte pour nous autres robots. Nous culbutons les arbres, pulvérisons les murs, écrasons des hommes en uniforme kaki. Il faut avoir séjourné à l’intérieur d’un tank frappé par un projectile pour savoir ce que c’est qu’un impact. Le canon, trop mesquin pour nos blindages, qui cherche à nous endommager, est retranché avec ses servants derrière un mur de grosses pierres. — Un petit coup de lance-flammes, et un obus spécial comme dessert ! ordonna le Vieux. J’ajuste hâtivement le lance-flammes et l’obus spécial de calibre 10,5 atteint le canon en même temps que la langue de feu. Quand nous passons par-là trois minutes plus tard, il ne reste rien qu’une masse tourmentée, noire, méconnaissable, sur laquelle dansent encore quelques flammes. En avant, en avant. L’herbe ne pousse plus où le tank a passé. Quand on a assisté aux massacres de ce printemps 1943, on se rend compte à quel point la tête de mort peut être l’emblème qu’il faut aux divisions blindées. De loin en loin, nous devons marquer une pause pour regarnir nos réservoirs et nos soutes à munitions. Pour réviser, aussi, rapidement, nos moteurs. Tout char qui tombe en panne au cœur d’une bataille se trouve, en moins de trois minutes, criblé comme une écumoire. Les Russes nous opposent d’importantes formations de T-34, puissants, rapides, d’une maniabilité étonnante. C’est seulement avec nos tout derniers types de chars, Panthères et Tigres, que nous pouvons relever leur défi. Fantassins russes et allemands se tiennent à carreau durant cette gigantesque bataille de cuirassés terrestres, la plus grande bataille de blindés de ce deuxième conflit mondial. La nuit tombe, mais en dépit des pertes effrayantes d’hommes et de matériel, le combat se poursuit dans la steppe ukrainienne. Quelques heures de sommeil, pendant que les équipes de ravitaillement remplissent réservoirs et soutes. Puis les ravitailleurs nous secouent, nous poussent, mal réveillés, vers notre tank, nous collent notre équipement sur le dos, nous aident à grimper dans la machine. Je vois, vaguement, un Feldwebel passer Staline à Porta. Puis le moteur démarre avec son rugissement habituel. Quand, après quatre nouveaux jours de bataille, descend enfin l’accalmie, le 27e Blindé a pratiquement cessé d’exister. Les épaves tordues de nos chars jonchent la steppe. Nous en avons encore deux. Sur quarante. Et dix-huit survivants. Sur quatre cents. La plupart des équipages ont grillé dans leur machine. Partout, sur quatre à cinq kilomètres de profondeur, brûlent aussi les T-34. Ceux qui ont échappé à la mort, plus ou moins cuits, plus ou moins mutilés, en ont pour des mois, des années peut-être à hurler de douleur. De nouveaux tanks, de nouveaux équipages arrivent chaque nuit. Les chars encore utilisables doivent être tenus prêts à servir, avec ceux des autres régiments. Des autres débris de régiments. Nous essayons de dormir chaque fois que l’occasion s’en présente, tête pressée contre la culasse d’un canon, contre la gaine d’un périscope. Le lendemain, la bataille de tanks recommence et ainsi de suite. Pendant des jours et des jours. Les bataillons de réserve stationnés en Allemagne, les dépôts établis dans les pays occupés, continuent de déverser, jour après jour, un flot constant de viande fraîche, de belle chair à canon, pour la plupart des gosses de dix-sept, dix-huit ans, avec six semaines de classes derrière eux. Ils savent faire l’exercice et saluer crânement et tombent comme des mouches en n’ayant rien fait d’autre. Il y a aussi des hommes de cinquante ans et plus, ressortis des camps de concentration. Hitler racle ses fonds de tiroirs, et les hôpitaux également doivent fournir leur quote-part : blessés fiévreux, décharnés, anémiques et blêmes, déclarés guéris du jour au lendemain. Tout passe dans le grand hachoir à viande. Les bandages avec. A Kubiansk, sur l’Oskol, coup fourré entre un T-34 et nous-mêmes. Deux coups au but. Mais le tank russe prend feu immédiatement, décapité de sa tourelle, alors que nous nous en tirons avec cinq éléments de chenille et deux rouleaux esquintés. C’est quand même la poisse, car la compagnie amorce un repli, ce qui veut dire que nous sommes livrés à nos seules ressources, en arrière des lignes russes. Nous nous planquons dans les broussailles jusqu’à la tombée de la nuit puis nous entreprenons de remplacer les éléments arrachés de la chenille, et les deux rouleaux défectueux. Labeur fantastique, apte à rendre fous moins aguerris que nous-mêmes, car pendant tout ce temps, nous devons tenir à l’œil la chaîne ininterrompue des tanks russes qui s’égrène sur la route à moins de cent mètres de là. Vers le milieu de la nuit, le tank est prêt à repartir, mais nous devons guetter notre chance. Porta et moi restons à découvert, dans la tourelle, coiffés de casquettes russes, prêts à répondre en langue russe à toute question indiscrète. Nous avons souillé nos signes distinctifs avec la boue. Au moment propice, nous partons dans le sillage de trois T-34. Kilomètre après kilomètre, nous approchons de la ligne de bataille. Là, nos trois collègues bifurquent vers un village et nous continuons tout droit, à bride abattue. Il y a un obus dans la culasse de notre pièce, prêt à foudroyer le premier qui tentera de nous intercepter, et Stege aura tôt fait d’en expédier quelques autres à la suite. Mitrailleuses et lance-flammes cracheront aussi à la première alerte. Mais nous atteignons notre régiment sans encombre. A l’aube, on nous lance aux trousses de quelques T-34 et KW-2 qui ont rompu nos lignes et sèment la pagaïe sur nos arrières. Ils ont réveillé tout un bataillon au repos à Isium, et se conduisent comme des ours sauvages en rupture de zoo. Comme des chiens, nous suivons les traces caractéristiques, plus larges que les nôtres, laissées par les tanks russes. Du haut d’un coteau, nous les découvrons, en lisière d’un village qui, d’après la carte, doit être Svatov. Trois T-34. Les KW-2 sont sans doute en train de s’amuser ailleurs. Dès qu’ils ont disparu entre les maisons, nous dévalons la pente, contournons un étang, un bosquet qui nous permettra peut-être d’approcher sans nous faire repérer. Notre deuxième tank prend position derrière un long bâtiment, une école ou quelque chose comme ça, et ne bouge plus, reste en embuscade. Alors, nous fonçons. Il y a deux T-34 juste devant nous. Le Vieux me rejoint en rampant, s’assure que le canon est pointé correctement, car un coup manqué, dans ces conditions, nous condamnerait à mort. Feu ! La culasse jaillit vers Stege qui engage le second projectile. La tourelle pivote. J’ai le deuxième T-34 dans mon périscope. Feu ! A cette courte distance, l’obus arrache littéralement la tourelle du char russe. Les deux T-34 sont en flammes quand nous plongeons dans les buissons pour voler au secours du copain qui, s’il faut croire la violence de cet échange de pruneaux n’a pas exactement le dessus. Nous n’avons pas fait deux cents mètres, cependant, que nous tombons sur un des KW-2, qui sont d’énormes masses de quatre-vingt-dix tonnes, armés de cinq mitrailleuses, d’un lance-flammes et d’un canon de quinze centimètres planté dans une gigantesque tourelle. Celui-ci s’est arrêté en travers de la rue principale du village et promène ses mitrailleuses au petit bonheur, arrose les maisons d’alentour histoire de rigoler. Son canon de gros calibre lâche également un projectile, de temps à autre, dont le passage fait chanter nos oreilles comme un vent violent. Stege enfourne un obus « S » dans la culasse du canon, le seul type d’obus capable de percer l’épaisse carapace du KW-2. Dans un grand jaillissement de flammes, l’obus s’envole. Horreur, j’ai visé trop bas. L’obus a explosé dans les chenilles du monstre. Porta et le Vieux me couvrent des injures les plus grossières de leur répertoire, et la tourelle du mastodonte pivote lentement vers nous. Dieu merci, la tourelle d’un KW-2 ne se manie pas comme une toupie. — Tire, bon Dieu ! hurle le Vieux. Qu’est-ce que tu attends ? Le second obus explose un peu plus haut, à mi-hauteur du flanc de l’engin. La tourelle s’arrête, puis repart. — Porta, toute la gomme, bon Dieu ! Le Vieux m’arrache l’appareil de visée, s’installe à ma place. En un éclair, il manœuvre la tourelle, pointe le canon. Cinq obus à la file. Une énorme explosion secoue le monstre qui, chose étrange, ne prend pas feu, bien que sa tourelle soit arrachée. Trois hommes jaillissent des entrailles du titan vaincu. Nos mitrailleuses les abattent. Le Vieux gratifie le KW-2 d’une paire d’obus « S » supplémentaire, et c’est enfin l’apothéose de flammes et de fumée… La journée passe. Quand vient le soir, nous n’avons plus de tank et devons regagner nos lignes dans la voiture de von Barring. Soixante-douze heures plus tard, après huit jours de baroud ininterrompu, les vestiges de notre régiment maintes fois reformé sont extraits de la bataille et généreusement envoyés au repos dans le petit village d’Achtyrka… Certaines gens auront peut-être trouvé ce compte rendu de la bagarre excitant et romantique. Tout duel avec la mort est dramatique, c’est un fait, et vous porte au-delà de vous-même, de la vie de tous les jours. Mais on peut se mesurer à la mort de bien d’autres façons qu’en faisant la guerre. En essayant de sauver d’autres vies, par exemple. L’effet « libérateur » sera beaucoup moins discutable, et le but plus conforme à la saine raison. Il n’y a que de rares vicieux pour trouver la guerre excitante et romantique. Aux yeux de la plupart, elle n’est que ce qu’elle est : crasse, boue, souffrance peur, monotonie. La guerre est un mauvais moyen d’accéder aux sommets de l’existence humaine. Elle vous laisse déçu, vidé, et quand vous en revenez, vous découvrez bientôt que vous n’aviez aucun objectif, que vous avez fait tout ça pour rien et que vous avez perdu le contact avec ce qui était votre vie. Vous êtes devenu instable, selon l’expression consacrée. Vous n’avez plus de cran, plus d’équilibre intérieur. Et cela, que vous soyez vainqueur ou vaincu. Peut-être, d’ailleurs, la tragédie est-elle encore plus grande pour le vainqueur ? Il a remporté la victoire, mais sur qui et dans quelle intention ? Ce qu’il a devant lui n’a plus ni queue ni tête. A l’origine, tout au moins, il avait eu la foi en quelque vérité élémentaire. Mais sortie de l’emballage de grands mots dans lequel on la lui avait présentée au départ, elle est devenue si complexe, si riche en prolongements tentaculaires dardés dans toutes les directions qu’il est totalement incapable de la reconnaître. Après que les Russes eurent été repoussés jusqu’à Bielgorod, sur le Donetz, l’offensive de printemps allemande s’arrêta, embourbée dans le sang, et de l’océan Arctique à la mer Noire, le front tout entier devint statique. L’aviation elle-même restait inactive. Ce fut un été magnifique. « Pour commencer, dit Porta, je me ferais installer une salle de bains, avec douche conçue de telle façon que l’eau tomberait en douce pluie estivale sur mon corps d’albâtre ; et quand j’en aurais assez de la pluie, une équipe de belles filles bien en chair viendrait me ramasser pour me transporter dans une de mes trente-sept chambres à coucher. Elles seraient toutes folles de moi et se relaieraient gentiment pour me tenir compagnie et faire joujou avec mon service trois pièces. Puis viendrait l’équipe suivante, aussi variée, aussi délicieuse, qui m’apporterait une centaine de pipes bourrées des tabacs les plus fins du monde. Les vierges – du moins celles qui le seraient encore – allumeraient mes pipes et les porteraient à mes lèvres, afin que je puisse fumer allongé, sans avoir à bouger un membre. Toutes mes souris seraient parfumées à la violette. Quand j’exprimerais le désir de manger, elles me couperaient ma nourriture en petits morceaux faciles à ingurgiter, et souffleraient à tour de rôle sur les mets trop chauds. Ceux qui auraient besoin d’être mastiqués, elles les mâcheraient au préalable, afin que je n’eusse pas à gaspiller mon énergie en vaines activités physiques. — Et je suppose que l’équipe suivante serait chargée de te torcher le cul quand tu irais aux chiottes ? s’informa le Vieux du même ton raffiné. — Vous avez lu la dernière lettre d’Asmus ? intervint Pluton. Si la moitié de ce qu’il dit est vrai, je veux bien me faire couper tout de suite un bras et les deux pattes. Il dit que ça lui fait plus mal depuis longtemps, d’ailleurs. Mais est-ce que vous vous rendez compte ? Le gogue portatif livré au plumard, avec une infirmière accorte pour vous remettre à neuf en cas d’accident ! De la purée, du jambon, et deux œufs le dimanche ! Pas d’erreur, hein, les blessés, c’est bien eux qui ont le filon ! — Ouais. Il en a eu, une veine, cet Asmus ! » PAIX SÉPARÉE LES Russes nous arrosaient de tracts et de pamphlets de propagande. L’un deux affirmait que le Führer était mort, et Staline gravement malade. Hitler avait été tué, la semaine précédente, par un général antinazi, mais ses acolytes gardaient jalousement le secret de sa mort, tandis que le Politburo cachait non moins soigneusement la maladie de Staline. L’appel suivant couronnait ce pamphlet : Hommes des armées et des flottes russes et allemandes, unissez-vous pour édifier coude à coude une Russie et une Allemagne libres ! Retournez vos armes contre vos vrais ennemis, les SS et les rats de la Gestapo, les assassins qui gardent les prisons, en Allemagne, et ne cherchent qu’à prolonger la guerre, les monstres qui aiment la guerre ! Soldats allemands, rejetez le joug de l’esclavage ! N’attendez pas qu’il soit trop tard. Et vous, soldats de la sainte Russie ancestrale, abattez sans pitié les commissaires et les hommes de la G.P.U. ! Combien de temps encore vous laisserez-vous mener par ces brutes qui violent vos femmes, vos sœurs, vos fiancées pendant que vous versez votre sang sur le front ? Soldats des armées russes et allemandes ! Arrêtez ces combats fratricides et retournez-vous, retournez vos armes contre les meurtriers des SS et de la G.P.U. ! L’ARMÉE DE LA LIBERTÉ. Ce pamphlet fit l’objet de discussions passionnées. Nous étions prêts à avaler n’importe quelle déclaration, si douteuse que pût en être la source, pourvu qu’elle annonçât la mort d’Adolf et l’approche du grand règlement de comptes. La révolution, pour nous, était imminente, et l’idée d’un échec ne nous effleurait même pas. — D’abord, dit rêveusement Porta, il faudra nettoyer un peu tout ce gâchis pour rendre à Ivan quelque chose de net. Déblayer les rues, bien empiler les briques, qu’il n’ait qu’à balancer son flingue et empoigner la truelle. Reconstruire quelques ponts, aussi, que tout ça n’ait pas trop mauvaise gueule quand on s’en ira… — Et chez nous ? s’enquit le Vieux, sarcastique. Tu crois que c’est les Gliches et les Ricains qui vont se charger d’empiler nos briques ? — Faut jamais jurer de rien ! répliqua Porta d’un ton pénétré. D’ici qu’on se mette d’accord avec Ivan pour leur apprendre à vivre, y a pas tellement loin. Mais faudra ensuite que nos aviateurs aillent nettoyer ce qu’ils auront saccagé. Ce sera justice… Pluton parla de la France, et de tous les autres pays dans lesquels nous avions aussi causé d’énormes dégâts qu’il faudrait bien réparer. Porta réfléchit un instant. — Ça, on va pas manquer de boulot dans le proche avenir, mais y a une chose certaine : les officiers, les généraux, toute la clique, à la terrasse et au déblaiement, pioche en main ! Gœbbels, Gœring, Adolf, Himmler, Rosenberg et le restant de la brochette, au nettoyage du ghetto de Varsovie ! Qu’ils en pleurent des larmes de sang… Ces belles illusions ne durèrent que quelques jours. La guerre continuait, et sa fin n’était pas en vue. Transformée en bataillon d’infanterie, notre unité allait relever le 14e Chasseurs, sur la rive du Donetz. Cette « relève » eut lieu dans un calme serein. Pas un seul coup de feu ne troublait la chaude quiétude de la nuit. Perché sur le paquetage de Porta, dans sa nouvelle tenue de toile blanche, Staline arborait l’expression satisfaite du voyageur qui goûte intensément les multiples découvertes de l’existence quotidienne. Staline était le seul Obergefreiter de toute l’armée allemande qui portât, en Russie, la tenue tropicale, mais le Kommandofeldwebel en avait dûment couché l’autorisation sur le fascicule modèle réduit qu’il trimbalait, selon la règle, dans sa poche de poitrine droite. Les mouchards pouvaient y venir. Rien ne clochait dans la situation militaire de l’Obergefreiter Staline, du 27e Blindé, 51e Compagnie. A notre arrivée, les hommes du 14e Chasseurs nous firent cette recommandation : — Vous avisez pas de tirer sur Ivan ! C’est des mecs de première, là-bas en face ! On s’entend au quart de poil… Est-ce que le soleil russe leur avait un peu trop tapé sur le crâne ? Mais il était à peine levé, ce fameux soleil, que la fête commençait, chez Ivan. Cris et rires et chansons joyeuses. Rien qu’à les entendre, on pigeait tout de suite qu’ils n’engendraient pas la mélancolie. Puis quelques-uns d’entre eux apparurent sur le parapet de leurs tranchées, nous lancèrent des « Bonjour ! » et des « Salut, les gars ! » et nous demandèrent très poliment si nous étions les nouveaux, si nous avions bien dormi et si leur chien ne nous avait pas trop dérangé, en aboyant à la lune. L’instant d’après, ils dégringolaient tous hors de leur tranchée, complètement à poil, cavalaient jusqu’à la rive opposée du Donetz et piquaient une tête dans l’eau miroitante, pendant que nous roulions des yeux effarés. Du fleuve, ils nous appelèrent, hurlant et s’aspergeant les uns les autres : — Grouillez-vous de rappliquer ! Elle est formidable, aujourd’hui ! Le temps de balancer nos fringues et tout le monde fonça, Porta en tête, vers l’eau tentatrice. Staline était de la fête, et les Russes faillirent se noyer à force de rire quand ils apprirent que notre matou s’appelait Joseph Vissarionovitch Staline. — Voilà comment je comprends la guerre ! nous beugla un sous-off soviétique. Nous étions tous d’accord là-dessus, et poussâmes trois hourras pour la Russie. Les Russes, bien entendu, poussèrent ensuite trois hourras pour l’Allemagne. Le Vieux exultait, les yeux brillants de plaisir. — Ça, c’est du billard ! Quand on en parlera chez nous, on se fera traiter de menteurs ! La journée nous réservait bien d’autres surprises. Il y avait, par exemple, un arrangement avec les Russes. Ils tiraient quelques obus chaque après-midi, entre quatre et cinq heures trente, tandis que nous tirions les nôtres entre trois et quatre et demie, tous les pruneaux retombant bien sagement dans le no man’s land. Ça ne faisait de mal à personne et les généraux étaient satisfaits. Quand nous tirions à la mitrailleuse ou à l’arme de poing, c’était en l’air, comme de juste. Une fusée rouge à quatre étoiles signifiait que les Russes avaient un haut gradé sur le poil et qu’ils allaient devoir nous canarder un brin. Une fusée verte signalait, de même, la fin de l’inspection. Nous avions, ainsi, toutes sortes de signaux qui contribuaient à rendre agréable l’existence de tout un chacun et, naturellement, nous nous rendions visite, nous nous invitions mutuellement à dîner et à boire de la vodka. Le troc et le négoce fonctionnaient à plein régime ; schnaps, tabac, conserves, armes, couvertures, montres, journaux et magazines. Les illustrés étaient fort recherchés et quand nous tombions sur des photos particulièrement intéressantes, nous allions demander aux Russes la traduction des textes et légendes. A charge de revanche, bien entendu. Quand nous étions dans nos quartiers d’Achtyrka, nous avions malheureusement la corvée d’instruire les recrues qui rappliquaient toujours d’Allemagne. Instruire des recrues est un boulot assommant, surtout quand on ne voit pas du tout à quoi ça pourra servir. Notre plus beau coup fut celui du camion que nous soulageâmes en douce de dix-huit bouteilles et d’un baril de cinquante litres d’excellent cognac français. Sur ces fondations assurées, nous organisâmes un festin. Trente œufs, trois poulets, dix livres de pommes de terre, des pruneaux et des tomates en boîte, ne nous coûtèrent que cinq bouteilles de cognac. On farcit les poulets avec les pruneaux, les tomates et pas mal d’autres choses, on versa une bouteille de cognac sur le tout, on fit cuire et on dégusta. Miammiam. (Commentaire personnel de Staline.) Un autre jour, Porta se fit prêter le cheval d’un des Cosaques du régiment de volontaires combattant à nos côtés. Comme Porta n’était jamais monté sur un cheval, le bourrin finit avec le cou cassé. Le Cosaque nous chercha des noises, mais nous le ficelâmes, lui et son cheval crevé, sur un radeau que le courant de la rivière qui traversait le village emporta bien gentiment. Il y eut aussi la chasse au chat. Un chat détestable qui fauchait les poules d’un de nos copains russes. Porta organisa l’expédition de main de maître. Le Chat s’en sortit indemne, mais quand la chasse se termina, faute de munitions adéquates, Porta avait descendu un chien et trois poules, blessé une vache et une chèvre, troué d’une balle le chapeau du propriétaire du chat. Notre copain russe le consola en lui disant qu’il s’agissait d’un chat vraiment très, très difficile à toucher. Une nuit, nous soulevâmes une truie de deux cents kilos au 89e Régiment d’Artillerie, cantonné dans le village voisin. Après ça, nous mangeâmes du lard bouilli pendant des jours et des jours, assis sur nos latrines, en jouant aux cartes et buvant de la vodka. Et l’histoire des dents de Porta… L’une d’elles, depuis longtemps, lui en faisait voir de cruelles, mais il n’osait pas aller chez le dentiste. Nous avions essayé le vieux truc qui consiste à relier la dent à la poignée d’une porte, à l’aide d’un fil, puis à claquer violemment la porte, mais le fil avait cassé. Un jour, le Vieux mit la main sur un davier usagé. Nous attachâmes Porta et le Vieux arracha la dent douloureuse. Manque de pot, ce n’était pas la bonne. Il arracha aussi l’autre molaire, ce qui ne laissait plus, à Porta, que son unique incisive noire. Mais le Vieux déclara qu’il serait absurde de s’arrêter en si bon chemin, et la fit sauter également, avant que nous ne détachions le « patient » vociférant. Nous dûmes les tenir à distance, pendant pas mal de jours, mais finalement, Porta eut sa revanche. Ayant réussi à ficeler le Vieux, par surprise, il le déchaussa, lui attacha les pieds à deux piquets, les lui frotta de gros sel, puis invita deux chèvres à ce régal particulier. Pendant que le Vieux braillait et sanglotait et rigolait convulsivement, Porta but calmement de la bière, en nous interdisant d’approcher à l’aide d’un long fouet cosaque. Oui, ce fut un été magnifique ! Très loin, en Prusse-Orientale, il y avait un grand conciliabule de tous les commandants de corps d’armée allemands. Il y avait là des Generaloberst et des Generalfeldmarschall avec de beaux pantalons bien pressés garnis de beaux lisérés rouge sang. La tresse d’or de leurs beaux cols rouges rivalisait d’éclat avec les brillants de ces croix de chevalier qui pendent généralement au cou de ces beaux messieurs… Monocle à l’œil, ils étudiaient les immenses cartes de l’immense front et passaient des heures à déplacer des petits drapeaux multicolores, montés sur des épingles. Chaque drapeau indiquait une division de dix-huit à vingt mille hommes qu’ils déplaçaient ainsi entre le pouce et l’index. Se faire remarquer par le petit Führer hystérique, être l’objet de sa satisfaction, signifiaient toujours plus de pouvoir, plus d’horreurs, plus de gloire. « … et je vous demande de transmettre mon salut aux milliers d’hommes à qui va échoir le sort glorieux de mourir en combattant pour la Patrie et l’honneur de notre armée. » Ainsi parla notre commandant de corps aux commandants de division placés sous ses ordres, parmi lesquels celui de la division dont faisait partie notre 27e Régiment Blindé. Puis le gras assassin-en-masse médaillé, monoclé, doré sur tranche, salua d’un air martial et regagna son Q.G., loin, très loin des premières lignes, tandis que les commandants de division réintégraient leurs propres Q.G. divisionnaires pour préparer l’offensive, afin que les pourceaux médaillés, monoclés, dorés sur tranche, pussent continuer à faire joujou, devant leurs belles cartes d’état-major, avec leurs drapeaux, leurs crayons, leurs épingles. LE SORT GLORIEUX DEHORS, dehors ! hurla le Vieux. Grouillez bon Dieu ! C’est la fin du 27e Blindé ! Vingt minutes plus tard, nos six cents tanks n’étaient plus que six cents masses de ferraille tordue, rongée par le feu. Puis le colonel von Lindenau arriva dans sa voiture, jeta un coup d’œil aux chars détruits et dit d’un ton las : — Tous les hommes valides vont se replier sur nos anciennes positions. Le 27e Régiment ne compte plus, maintenant que la Luftwaffe en a fait cette bouillie. Car les avions avaient été les nôtres. Par suite de je ne sais quel micmac déplorable, nous avions été bombardés en piqué par nos propres Stukas. Quelques jours après, nous étions dans le bain, une fois de plus, avec de nouveaux tanks et de nouveaux équipages ramenés en hâte de Kharkov. C’est à ce moment-là que je découvris, à mon horreur profonde, comment la guerre peut vous empoisonner l’esprit. J’ai toujours haï la guerre, et je la hais encore aujourd’hui ; et cependant, j’ai fait ce que je n’aurais jamais dû faire, ce que je haïssais et condamnais et je regretterai toujours de l’avoir fait et ne comprendrai jamais comment j’ai pu le faire… Je vois, dans mon périscope, un fantassin russe bondir hors d’un trou et foncer à corps perdu vers l’entonnoir suivant. Automatiquement, je l’ajuste et lâche une courte rafale de mitrailleuse. Les balles fouettent la terre autour de lui, mais aucune ne le touche. A l’approche de notre tank, il ressort du deuxième trou et gagne le suivant, cavalant comme un lièvre. A nouveau, les balles font jaillir la terre autour de lui. Pluton se met également de la partie, mais le manque à son tour. Riant aux larmes, Porta hisse Staline jusqu’à l’une des fentes d’observation, afin qu’il puisse jouir du spectacle. — Regarde un peu le travail de nos tireurs d’élite ! Le soldat russe doit être aux trois quarts fou de terreur, car il tourne en rond, maintenant. Nos mitrailleuses crachent. Il court toujours ! Impossible. Vrai, pourtant. Le Vieux et Stege rient presque aussi fort que Porta, et Stege s’exclame : — Bon sang, vous n’êtes pas foutus de buter cet enfoiré ! Le type vient de plonger dans un autre entonnoir. Je braque mon lance-flammes et darde un jet de feu à ras du sol. Puis je me retourne vers le Vieux et ricane : — S’il se relève encore après ça… Nous massacrâmes un régiment cerné qui, tout périscope ! Je n’ai jamais vu chose pareille. Noir de suie, mais indemne, le biffin cavale de plus belle, s’engouffre dans une maison. Porta, Stege, Pluton, le Vieux, rigolent tout ce qu’ils savent. C’est un point d’honneur, à présent, pour moi, que de supprimer ce pauvre bougre. J’arrose la maison jusqu’à ce qu’elle flambe… Un point d’honneur. Comment ai-je pu faire ça ? Comment ai-je pu m’acharner sur un homme pour satisfaire mon amour-propre, ma vanité ? Mais je l’ai fait, et j’en porterai toujours le remords. La guerre avec son fracas, ses flammes, ses assassinats routiniers, m’avait insidieusement putréfié, empoisonné comme les autres. Même le Nazi le plus fanatique devait admettre que la grande offensive allemande était un échec, car nous préparions un repli de large envergure. Un dernier effort surhumain était fait, tout au long du front, pour essayer de renverser, in extremis, la fortune des armes. Notre compagnie alla jusqu’à Biriutsk, surprit une unité de cavalerie au repos et l’anéantit. A bout portant, en quelques minutes, nous transformâmes hommes et chevaux en un hachis hurlant, sanguinolent, d’êtres épouvantés et d’animaux ruant au hasard. Puis nous nous retirâmes, car des forces considérables de T-34 venaient d’être dépêchées à notre rencontre. Partout, c’était la même chanson. Durs combats. Pertes inimaginables. Nous massacrâmes un régiment cerné qui, tout comme notre 104e Grenadiers, n’avait pu, ou voulu se rendre. Trois heures d’arrosage méthodique. Leurs cris étaient effroyables. Quand vint l’ordre de cesser le feu, le spectacle était apocalyptique : armes et camions pulvérisés, soldats incroyablement mutilés, et pas un homme parmi ces soldats, rien que des femmes, dont beaucoup avaient été jeunes et jolies, avec d’adorables dents blanches et des petites mains soignées. Ce magnifique fait d’armes eut lieu à moins de deux kilomètres à l’est du village de Livny. Le visage du Vieux était verdâtre. — Il faut jurer que celui d’entre nous, ou ceux d’entre nous, qui survivront à ce carnage, écriront un livre sur cette saloperie à laquelle nous participons. Un livre qui fasse comprendre aux peuples, allemand, russe, américain, à tous les peuples, quelle immonde connerie est la guerre ! Un livre qui rende impossible l’existence de tous ces fumiers de porteurs de médailles et de claqueurs de sabres… Nous avions l’ordre, en nous repliant, de tout détruire. Le résultat – la fameuse tactique de la « terre brûlée » – est presque impossible à décrire. Ponts, villages, routes et voies de chemin de fer étaient dynamités. Les réserves de vivres qui devaient rester en arrière étaient arrosées d’essence, de goudron ou du contenu des latrines. Les vastes champs, les merveilleux champs de tournesol flambaient ou s’écrasaient sous les tanks et les tracteurs. Porcs et autres animaux domestiques étaient abattus et traînés en plein soleil, où ils pourrissaient en quelques heures. Partout étaient tendus des pièges. Une maison partiellement intacte sautait, par exemple, quand on en ouvrait la porte. Où se posait le regard, il n’y avait plus que désolation, destruction, mort. Selon la tradition, notre 27e Blindé approcha, en quelques semaines, de son point de volatilisation totale, car évidemment nous formions arrière-garde, et luttions en permanence contre des forces russes très supérieures en nombre et en matériel. Une seule différence avec les retraites précédentes nous ne recevions plus d’effectifs de remplacement. La source était-elle finalement tarie ? En quelques semaines, quelques jours, peut-être, l’unité achèverait de se dissoudre. La circulation, sur les routes, devenait parfois impossible, tant étaient denses les colonnes de cavalerie, d’infanterie, d’artillerie et de blindés en débandade. Des queues interminables de camions, de tanks, de canons, de chevaux et d’hommes peinaient désespérément sur les routes sablonneuses, où la poussière, la chaleur, faisaient de la vie, de ce qui restait de vie, un cauchemar délirant. Dans les champs, de part et d’autre de la route, cheminaient des colonnes non moins interminables, non moins hétéroclites, d’hommes et d’animaux, mais ceux-là étaient des civils. Ainsi défilaient les véhicules les plus étranges, tirés par un vieux cheval, une vache ou les deux à la fois, par un âne, un chien, une personne. A moins que les réfugiés n’eussent tout simplement leurs possessions sur le dos. Mais ils avaient tous une idée en commun : foutre le camp. Chose curieuse, l’aviation russe était inactive. Sinon, la guerre se fût terminée un an plus tôt. Quand un véhicule tombait en panne, qu’il s’agît d’un tank, d’un camion, d’une voiture, il n’était évidemment pas question de le réparer. Un char d’assaut le poussait dans le fossé, afin qu’il n’entravât pas davantage la circulation. D’innombrables soldats parvenus au bout du rouleau gisaient également dans les fossés, nous implorant de les prendre à bord. Mais nous n’avions pas le droit de le faire, et c’était un crève-cœur que d’entendre leurs supplications sans pouvoir même assourdir la voix de nos consciences en en recueillant au moins un. Mais personne ne s’arrêtait, personne ne pouvait s’arrêter pour les ramasser. Char après char passait près d’eux, dans un roulement de tonnerre, achevant de les noyer dans un nuage opaque de poussière chaude et de désespoir. Les réfugiés, eux aussi, tombaient par centaines et restaient là, évanouis, mourants ou morts, en tout cas incapables d’aller plus loin, dans la chaleur cuisante de la steppe. Et nul, non plus, ne songeait à s’occuper d’eux. Du poste de pilotage, tout en bas du tank, Porta hurla : — Ça, pour une retraite, c’est une retraite, mes enfants ! Ça me rappelle la campagne de France, quand tout le monde se taillait devant nous, mais en ce temps-là, nos coqueluchardes étaient pas aussi rapides ! Maintenant, oui, on peut se permettre de battre des records, et je veux bien bouffer ma jambe gauche si Gœbbels parle jamais de notre magnifique performance ! Si ça continue, je serai à Berlin pour mon anniversaire. Et toi, Staline, vieux frère, t’auras un beau complet civil au lieu de cette saloperie d’uniforme que t’es obligé de porter, et je te ferai donner un bon coup de griffes d’honneur au cul de ce salaud d’Adolf ! Vous êtes tous invités, les gars. On fera de la purée de vraies patates et du cochon bouilli et du gâteau de pommes de terre, avec du sucre et de la confiture et tout ce que vous pourrez bâfrer. Et on ira chercher cet âne bâté d’Asmus, avec ses pattes en bois et ses chiottes privés ! Puis il nous passa une bouteille et tout le monde but à la proche défaite des forces armées prusso-nazies. Avant d’abandonner Kharkov pour de bon, les gars du génie détruisent tout. Kharkov était une grande ville, aussi vaste que Copenhague, et riche, à la veille du conflit, de huit cent cinquante, peut-être neuf cent mille habitants. Kharkov était une des plus belles villes de l’Union Soviétique, et possédait un prestige égal à celui de Moscou, d’Odessa. Trois cent mille de ses habitants furent tués. Ainsi que l’annonça fièrement le général Zeitzler dans un ordre du jour, Kharkov fut restlos vernichtet. Implacablement détruite. « Je le sais, mon cher Beier, je ne le sais que trop bien… » Von Barring secoua désespérément la tête, et posa sa main sur l’épaule du Vieux. — C’est impossible et nous le savons tous. Ce n’est plus de la guerre, c’est du suicide collectif. Nous devons faire la guerre avec l’aide d’enfants et de vieillards. Mais vous devez vous rendre compte que ce n’est pas marrant pour eux, les pauvres bougres, d’être expédiés comme ça, sans entraînement préalable, au plus fort de la bagarre. C’est pourquoi je vous demande d’être chic avec eux. S’il s’agissait de votre père ou de votre frère cadet vous auriez un peu de considération pour eux. Vous auriez cafouillé, vous aussi, à quinze ou seize ans ! Alors, si vous voulez faire quelque chose pour moi, je vous le répète, ménagez-les. Aidez-les à trouver leur aplomb, dans toute la mesure du possible. Les choses sont déjà terribles pour eux, ne les empirons pas encore par trop de rudesse. Nous en avons tous marre, je le sais, mais ils n’y sont pour rien, ils n’ont pas mérité ça… La seule chose qui me console, c’est que tous les fonds de tiroirs doivent être raclés à présent et que la guerre ne pourra pas aller beaucoup plus loin, faute de gens pour la faire… Porta se mit à rire. — Croyez pas ça, capitaine. Bientôt, ils vont nous envoyer les filles. Est-ce qu’on pourrait pas demander un petit assortiment de starlettes ? Je me porte volontaire pour les instruire. Je connais quelques exercices très stimulants, dans la position couchée. — Porta, je vous nommerai instructeur de la section cinématographique féminine, si jamais les choses en viennent là, coupa von Barring, souriant. En attendant, pensez à ce que je viens de vous dire. C’est une simple suggestion de ma part, mais je sais que vous n’êtes pas endurcis au point de ne pas pouvoir la suivre. LE TRAIN BLINDE APRÈS l’évacuation de Kharkov, les restes du 27e Régiment furent expédiés à Dniepropetrovsk pour y être affectés au maniement du train blindé « Leipzig ». Dès que nous fûmes installés, nous poussâmes, en compagnie d’un autre train, jusqu’à Kharol, à cent kilomètres à l’ouest de Poltava où nous fîmes quelques tirs d’exercice, afin de nous habituer à nos nouveaux canons. Nous étions évidemment tous les cinq dans le même wagon commandé par le Vieux. Porta avait la charge des huit mitrailleuses et des trois canons automatiques. Stege occupait la tourelle n° 1, et moi la tourelle n° 2, équipées chacune d’un long canon de 120 millimètres. Pluton était à la radio et aux communications. Nous disposions d’un équipage de vingt-cinq recrues, titulaires de quatre semaines d’instruction accélérée. Le plus jeune avait seize ans, le plus vieux soixante-deux. Ils formaient, à eux tous, un tableau pitoyable. Nous remontâmes vers le front sans bien connaître notre destination. Près de Lwow, nos canons pulvérisèrent un village et engagèrent un duel avec l’artillerie russe. Puis nous filâmes vers le sud-ouest, couvrant nuit et jour des centaines de kilomètres de voies ferrées, ne stoppant que pour refaire le plein d’eau et de mazout, ou laisser passer un train arrivant dans la direction opposée. Nous pouvions nous allonger et dormir dans notre wagon et nous étions heureux comme des coqs en pâte. A condition de pouvoir roupiller de temps en temps, la guerre, après tout, n’est pas si terrible. C’est le manque de sommeil constant qui la rend intolérable et finit par vous taper sur le système ! A Krementschoug, nous nous baladions sur les voies de la gare de triage quand une femme se mit à crier : — Sven ! Sven ! Stupéfaction générale. Il y avait là un train-hôpital en attente, et, penchée à l’une des portières, une infirmière m’adressait de grands gestes… — Sven ! Viens ici me dire comment tu te portes ! C’était Asta. Elle me serra sur son cœur et m’embrassa. J’avais peine à la reconnaître, non seulement à cause de son uniforme, mais aussi parce qu’à l’époque où je l’avais connue, à Gothenbourg, elle avait été réservée et un peu ennuyeuse, quoique jolie. La guerre, visiblement, l’avait transformée. Il n’y avait plus aucune trace d’hésitation dans ses gestes, dans son regard. Elle m’attira à l’intérieur du train, tandis que deux de ses compagnes s’occupaient de Porta et du Vieux. Asta avait épousé un homme de vingt-deux ans son aîné. Puis elle avait divorcé. Puis elle s’était engagée dans la Croix-Rouge avec une de ses amies. Et puis, et puis… Dieu, que j’avais pu maigrir. Dieu, qu’elle avait pu maigrir. Nous nous regardions, sans oser dire ce que nous désirions. Puis une autre infirmière s’approcha d’Asta et lui murmura quelque chose à l’oreille. — Viens, me dit-elle. Nous passâmes dans un autre wagon. Elle poussa un loquet, tira un rideau, se dévêtit en un tour de main. Avant que j’aie pu mesurer l’étendue de ma chance, elle était nue devant moi, et me faisait signe de la rejoindre sur la couchette inférieure du compartiment. Inutile de prononcer une syllabe. Nous désirions la même chose et nous la désirions avec une égale intensité. Quel présent de la Providence, quelle merveille tombée du ciel… Une fille à la chair ferme, aux formes encore pleines malgré sa maigreur, bien propre, bien lavée, sentant bon la femme et le savon. Une fille qui savait qu’un quart d’heure peut être le bout du monde quand on ne s’attarde pas en préambules et en superfluités. Nous étions tellement sevrés, tellement avides et en pleine harmonie que je la possédai deux fois de suite, pour la seule raison que nous avions agi sans hésiter, obéi sans discuter à la faim accumulée depuis des mois dans nos entrailles… Curieux que la vie, la vie toute nue et sans honte imbécile, se fût ainsi donné la peine de rappeler son existence, sa très proche existence, à trois soldats crasseux, dans une gare de chemin de fer, une gare quelconque, n’importe quelle gare. Pour nous montrer, peut-être, qu’on peut toujours, où et quand on s’y attend le moins, rencontrer quelque chose de beau et de noble et de bon. Je revois encore, et non sans sourire, le tableau un tantinet comique de ces trois bougres fiers comme des paons regagnant leur train blindé en tournant le dos, obstinément, à un train sanitaire en partance. Je ne cherchai pas à regarder en arrière, moi non plus, mais j’imagine toujours, derrière une vitre carrée, trois filles au visage ému, plein de tendresse. Non trois infirmières, mais trois femmes qui avaient comblé trois hommes du don d’elles-mêmes et reçu autant qu’elles avaient donné. C’était arrivé si vite, mais avec une telle plénitude… Les yeux rieurs, nous réintégrâmes notre wagon. Porta lui-même, se taisait, ce qui montre que la salacité peut abdiquer parfois devant d’autres valeurs. Le Vieux se mit à fredonner un refrain, et Porta dégaina sa flûte. Puis nous éclatâmes de rire, tandis que les autres roulaient des yeux ronds. — Ces pauvres filles, dit le Vieux. Tous les poux qu’elles ont dû attraper… Et Porta joua la chanson du prince qui avait une puce… Ça n’avait pas été une étreinte furtive, à la sauvette, mais un miracle poétique, aussi naturel, aussi surprenant que lorsqu’en s’éveillant d’un petit somme en forêt on découvre une levrette à portée de sa main. Le train blindé pénétra le lendemain dans la zone de combat. A Bachworat, près d’un affluent du Donetz, nous reçûmes nos instructions. Nous allions soutenir une offensive, puis progresser aussi loin que possible sur la ligne Lugansk-Kharkov et tâcher de semer la pagaïe sur les arrières de l’ennemi. Nous devrions nous replier ensuite, en détruisant derrière nous ponts et voies. Si le train était mis hors d’état de regagner sa base, nous le ferions sauter, et les survivants essaieraient de rejoindre nos lignes. La voix de l’Oberstleutnant Hinka résonna dans tous les wagons, d’un bout à l’autre du convoi : — Préparez-vous à l’action ! On ôta les capuchons des canons, on aligna les obus et chaque homme occupa son poste. Lentement, le train prit de la vitesse, bourdonnant et parfois hurlant dans un virage. Puis les haut-parleurs recommencèrent : — Prêts pour l’action ? Préparez-vous à ouvrir le feu ! Les culasses glissent et s’ouvrent, reçoivent charges et obus. L’acier claque contre l’acier. Les colliers de roulement des canons tournent en silence. Les armes automatiques sont chargées. En même temps, nous enfilons nos casques garnis d’amiante. Mon périscope explore le paysage Devant nous s’étend obliquement le fleuve, jaune et large et sinueux comme un serpent, au flanc martelé des pentes grises. A toute vapeur, nous traversons un village abandonné, passons en ouragan sur un pont métallique. Loin au-dessous de nos roues, le fleuve est comme un immense toit de tôle ondulée peinte en jaune. Nous avons parcouru cinq ou six kilomètres au-delà du fleuve quand nous établissons enfin le contact avec l’ennemi. Les Russes tirent les premiers obus qui manquent le train lancé à pleine vitesse. Puis les sonneries d’alarme retentissent dans toutes les tourelles, suivies de l’ordre d’ouvrir le feu. Une cible est assignée à chaque commandant de wagon, qui transmet à son tour les instructions nécessaires à ses chefs de tourelle. Les longs canons braquent leur gueule ronde vers les bois et les champs inondés de soleil. — Feu ! Les trente canons lourds du convoi crachent la mort à la face de ce paysage souriant, estival, au sein d’un inconcevable grondement de tonnerre. Bientôt, nous sommes environnés de poussière et de fumée. Chaque fois que les canons, braqués par le travers, tirent une salve, tout le train se balance si violemment que nous avons l’impression qu’il va verser sur le côté. Les Russes ripostent, mais leurs obus de petit calibre s’écrasent, inoffensifs, contre nos blindages. Bientôt, cependant, arrivent des canons de 28 centimètres, dont les projectiles nous survolent et parfois nous frappent comme des typhons. Nous changeons de cibles et canardons l’artillerie russe. Brutalement, le train s’arrête et le bruit court qu’un des wagons de tête a reçu un coup au but qui le rend inutilisable. Les mécaniciens doivent sortir, et, sous le couvert du train, détacher le wagon et le faire basculer hors de la voie. Tâche urgente, car un train blindé immobilisé est une proie facile pour l’artillerie ennemie. Avant qu’elle puisse être remplie, cependant, un autre wagon saute avec tout son équipage… La violence de ce barrage d’artillerie nous oblige à reculer vers le pont. Nous faisons sauter la voie derrière nous. Puis notre Q.G. nous envoie, par-dessus le fleuve, l’ordre de stopper à un kilomètre du pont, pour couvrir l’infanterie qui va le traverser. Ensuite, nous le traverserons nous-mêmes et le génie détruira le pont. Un autre train blindé, le « Breslau », est amené en renfort, et dès qu’il a pris position près du pont, nous recevons l’ordre d’opérer une incursion de harcèlement sur la ligne Rostov-Voronesh. Hinka pense que nous pourrons atteindre une petite ville, sise à vingt kilomètres de là, et dans laquelle « fonctionne » un Q.G. divisionnaire soviétique. Posté en couverture, près du pont, « Breslau » canarde l’ennemi de toutes ses pièces, espérant l’empêcher de découvrir que « Leipzig » se meut sur ses arrières… Et pendant quelques kilomètres, nous fonçons à plein régime sans recevoir un seul obus, mais ensuite, ils retournent sur nous leur artillerie la plus lourde, et dans l’espace d’un quart d’heure plusieurs de nos wagons sont endommagés, bien que toujours en mesure de combattre. Puis notre loco elle-même encaisse quelques gnons sérieux et nous devons battre en retraite, revenant sur nos pas avec une lenteur démoralisante. Des tanks lourds sont lancés contre nous et nous abaissons nos canons pour les recevoir. C’est un spectacle fantastique que de voir nos obus de 12 centimètres réduire ces monstres en miettes, projetant haut dans les airs des plaques de blindage qui semblent jaillir avec la légèreté des plumes d’un coussin crevé. Les obus pleuvent autour de la loco. Elle perd sa vapeur par des trous de plus en plus nombreux et si nous progressons encore, c’est par bonds et par secousses convulsives irrégulières. Tout le monde commence à douter que le train blindé « Leipzig » puisse jamais regagner sa base. Quand je pense à la somme fantastique de matériel, allemand et russe, que j’ai contribué à détruire, les seules valeurs monétaires mises en cause font vaciller ma raison. Je ne crois pas, d’ailleurs, que l’on puisse y penser longuement sans éclater de rire – un rire strident et sans trace de gaieté – pour ne pas éclater en sanglots et se flanquer une balle dans la tête. Est-ce que les peuples ne comprendront jamais ? Vous, qui lisez cela, vous rendez-vous compte que si les richesses hallucinantes, consommées et gaspillées par les organisations militaires, étaient employées à votre profit, vous pourriez jouir d’une position matérielle et culturelle vingt fois améliorée ? Vous pourriez bien manger, bien vivre, avoir votre voiture, voyager dans le monde entier, profiter de l’existence sans anxiété ni contrainte. Il y a assez de tout, et plus qu’assez pour tout le monde. Mais personne n’y croit. Ou plus exactement, personne n’ose y croire. Quelle est cette malédiction qui nous rend tous inertes, apathiques, au point que nous ne trouvons jamais le courage d’arracher aux généraux leurs privilèges ? Nous sommes des ânes, pour la plupart, des ânes paresseux et ignares qui béatement opinent du bonnet quand ils entendent quelque solennelle balançoire sur « l’équilibre des forces », « l’interpénétration des pouvoirs » et autres sensationnelles conneries. Équilibre des forces. Sans blague ! Si chaque Pierre, Paul et Philippe, si la masse unanime exigeait que l’argent consacré à l’armement et à la guerre fût employé à son profit, il n’y aurait plus de guerre. Mais Pierre, Paul et Philippe ne pensent qu’à frapper du poing sur la table et à faire savoir au monde qui détient le pouvoir et comment ce pouvoir doit être utilisé. Ceci, parce que Pierre, Paul et Philippe ne sont pas assez évolués, assez éduqués, et s’appuient uniquement sur leurs émotions, qui sont des choses instables auxquelles on ne peut pas se fier. Ça finira bien par changer un jour et nous ne sommes pas si mal partagés après tout et ceux qui sont au gouvernement ne pensent jamais qu’à remplir leurs poches dès qu’ils ont les doigts dans l’assiette au beurre. Si vous dites à Pierre, Jacques ou Philippe qu’ils pourraient avoir une voiture à bon compte et sans payer d’impôts, si vous leur dites que l’essence pourrait fort bien ne coûter que quelques francs le litre, ils rigolent, parce qu’ils ne savent rien de rien. Et si vous essayez de le leur démontrer, noir sur blanc, ils se mettent en colère, parce que c’est une façon comme une autre de leur prouver qu’ils sont les rois des cloches de dilapider ainsi, sans nécessité aucune, l’argent gagné à la sueur de leur front. Quelques heures suffirent pour envoyer à la ferraille un train blindé dont les canons seuls, avec leur alésage de précision, représentaient une fortune. Nous étions prisonniers d’un enfer hurlant d’artillerie lourde et, bien que nous détruisions tank sur tank, ils se refermaient graduellement sur nous comme d’hallucinants insectes à la carapace luisante. Puis le contrôle central se tut Fiévreusement, Pluton tenta de rétablir le contact avec les autres wagons, mais nous étions bel et bien isolés. Désormais, le Vieux portait seul la responsabilité de notre part du combat. Nous n’étions plus qu’à huit cents mètres du pont et de « Breslau », mais « Breslau » flambait, de la locomotive au wagon de queue, et toutes ses pièces étaient silencieuses. Une énorme explosion secoua notre wagon et quelques-uns des membres de l’équipage se mirent à pousser des cris mal faits pour nous calmer les nerfs, tandis que des flammes et de la fumée jaillissaient de la tourelle n° 1 à l’intérieur du wagon. Coup direct. Nous maîtrisâmes l’incendie à l’aide de nos extincteurs et fîmes l’inventaire des dégâts : quatre tués, sept blessés. Hugo Stege s’en tirait, heureusement, avec quelques brûlures superficielles aux deux mains. Mon canon était le seul qui pût encore tirer. Nous ruisselions de sueur dans la tourelle surchauffée qu’une flamme envahissait à chaque nouveau projectile lâché. L’un après l’autre, tous les wagons se taisaient et le convoi s’immobilisa totalement, livré aux coups ajustés de l’ennemi. Puis il y eut une autre explosion formidable. Une flamme blanche emplit la tourelle. Je reçus un coup violent dans la poitrine et perdis à moitié connaissance. J’entendis mon propre grognement. J’avais l’impression que mon corps venait d’être broyé. Même en respirant très lentement, il me semblait qu’on m’enfonçait des couteaux acérés dans la poitrine. Je ne pouvais pas bouger. J’étais coincé dans un étau composé du canon – jeté à bas de son assise – et de la paroi d’acier de ma tourelle. J’étais couvert de sang des pieds à la tête. Mon sang ou celui de quelqu’un d’autre, je n’en savais rien. Près de moi, gisait l’un des servants du canon, le haut du crâne proprement scalpé comme un œuf à la coque. Son cerveau éparpillé m’avait largement aspergé le visage et les épaules, et une puanteur insupportable m’emplissait les narines : sang et tripes crevées, dominant l’odeur âcre des munitions. Je vomis. Une autre explosion titanesque et le wagon fut littéralement lardé de langues de flammes. Il commença à se retourner, mais quelque chose l’arrêta dans son lent « tonneau » et le maintint incliné selon un angle de quarante-cinq degrés. Ce nouveau coup au but avait légèrement déplacé le canon, de telle sorte que je pouvais à présent remuer mes jambes et mon bras gauche. J’essuyai les débris de cervelle visqueux qui m’encombraient les yeux. Derrière moi, je vis Schultz, un gosse de seize ans, les deux jambes réduites à l’état de pulpe rouge. Au-dessus de ma tête pendait un bras arraché, avec une bague en or, sertie d’une pierre bleue, à l’annulaire. Je sentis que j’allais tourner de l’œil et me mis à hurler. Je me repris assez vite, cependant, et criai les noms de mes copains, Stege, Porta, le Vieux. Peu de temps après, j’entendis une voix assourdie, venue de l’extérieur, qui me disait de taper sur les blindages pour leur indiquer ma position. Puis je reconnus la voix réconfortante du Vieux : — Tiens bon, Sven ! On arrive… Ils firent dans la paroi d’acier, au chalumeau, un trou qui encadra bientôt la sale gueule, la bonne gueule trois fois bénie de Porta. — Alors, alors ? gouailla-t-il. On refuse de sortir, maintenant ? Prudemment, ils me dégagèrent Neuf des membres de l’équipage vivaient encore, et pendant que nous nous occupions d’un des blessés, un nouvel obus de gros calibre nous boucla tous à l’intérieur. Porta et Pluton attaquèrent la lourde porte blindée avec des masses prélevées dans l’outillage du wagon, et nous parvînmes à l’écarter suffisamment pour nous glisser à l’air libre. Armés de nos grenades et de nos mitraillettes, nous fonçâmes vers le pont, sous le couvert du déblai de la berge. Quelques tanks russes nous repérèrent et s’élancèrent pour nous couper la retraite. Tous ceux qui ont livré, ce jour-là, cette épouvantable course contre la mort ne l’oublieront pas de toute leur vie. Ceux, du moins, qui ont conservé leur vie. Nous arrivâmes les premiers. Les charges d’explosif furent préparées en un clin d’œil et les cordons allumés. Puis ce fut la traversée du pont arrosé par les Russes d’obus et de balles. Les hommes touchés continuaient sur leur élan et tombaient en tourbillonnant dans l’eau jaune toute brasillante de projectiles perdus. Nous avions presque atteint l’autre rive quand le pont sauta. La violence de l’explosion nous coupa le souffle tandis que la section de l’ouvrage d’art sur laquelle nous nous trouvions commençait à s’affaisser lentement. — Cramponne-toi au garde-fou ! hurla Porta. La plus grande partie du pont tomba dans le fleuve. Poutres et longerons métalliques pleuvaient comme feuilles mortes dans une bourrasque d’automne. La rupture des poutrelles restées attachées à la rive projeta de tous côtés des rivets et des boulons animés d’une puissance de choc redoutable. S’il y eut quelqu’un d’atteint par un de ces bouts de ferraille, il dut croire, certainement, avoir été frappé par une balle. Peu à peu, le vacarme s’apaisa. Avec l’aide de câbles métalliques pendants, Porta et moi atteignîmes la dernière pile du pont, puis, sur des traverses branlantes, gagnâmes enfin la rive. Von Barring avait eu le visage affreusement brûlé et souffrait le martyre. Un éclat avait arraché le nez et la joue du colonel Hinka. Dès que nous eûmes rejoint notre dépôt, nous nous affalâmes, profondément endormis. Nous abaissâmes sur nos yeux les grosses lunettes protectrices et nouâmes nos écharpes de soie. Von Barring passa Staline à Porta. Puis la voix du Vieux s’éleva, transmettant les ordres, par radio, à toutes les autres voitures blindées. — Lancez les moteurs. Préparez-vous à l’action ! Les armes automatiques étaient chargées, les longues bandes de cartouches prêtes à se dérouler. Les chefs de voiture se déclarèrent prêts à partir. La voix du Vieux résonna de nouveau : — Premier peloton blindé de reconnaissance… en avant, marche ! Les moteurs chantèrent. Le gravier s’écrasa sous les gros pneus renforcés des voitures blindées. FAITES CHAUFFER LA COLLE JE parvins à chuchoter : — C’est moche, Vieux ? — Quelques éclats dans le bide et les guibolles. Pas trop de bobo. Prends ça avec le sourire, bon Dieu ! On t’emmène avec Stege au centre de classement. Stege n’a écopé que dans la patte... La voiture, en rebondissant dans une ornière, me fit faire la grimace. — C’est salement douloureux. Vieux. Donne-moi une gorgée d’eau… — Faut pas que tu boives avant que le toubib t’ait vu, riposta le Vieux en me caressant les cheveux. Tu sais bien que c’est strictement défendu dans les blessures au ventre. — Tu veux pas y regarder ? Je crois que je vais devenir fou… — On t’a déjà pansé. On peut rien faire de plus avant que le toubib te prenne en main. La voiture s’arrêta. Le Vieux sauta à terre et Porta s’approcha de moi. — Maintenant, vieille branche, tu vas serrer les dents, hein, parce que je vais te soulever avec Pluton, pour te passer à Tom Pouce et au Vieux. Après ça, le plus dur sera fait. Pense à toutes les jolies petites infirmières qui vont te bichonner les parties nobles quatre fois par jour avec du beau linge propre, comme ça se passe pour ce vieux cul-de-jatte d’Asmus ! Mes lèvres saignaient, quand je me retrouvai finalement sur le sol avec une boîte à masque à gaz sous la tête, en guise d’oreiller. Il était devenu très important, tout à coup, d’être brave et stoïque et de ne pas gueuler. Lorsqu’ils descendirent Hugo Stege, il grogna brièvement, parce que sa jambe blessée avait heurté la roue de la voiture. Nos compagnons se penchèrent pour nous dire au revoir. Le Vieux m’infligea sur la joue le contact de son menton barbu et marmotta : — Tâche de rester sur le flanc jusqu’à ce que la guerre soit finie ! Porta nous serra la main et nous tendit Staline pour que lui aussi pût nous dire au revoir, juste avant de remonter dans la voiture blindée, Porta nous cria : — Tas de petits vernis ! Embrassez toutes les filles pour moi, et dites-leur que je soigne tous les jours mon teint de lys et de rose, pour être toujours aussi beau quand elles me retrouveront ! Puis il disparut et la voiture blindée s’éloigna, le Vieux, Tom Pouce et Pluton agitant les bras au sommet de la tourelle ouverte. Le nuage de poussière soulevé par leur passage les ravit bientôt à ma vue. En dehors même de mes souffrances, je me sentais seul et plein d’appréhension. J’étais heureux d’avoir Hugo Stege avec moi, pour partager ma solitude. Deux brancardiers nous transportèrent dans un vaste hall au sol couvert de paille, à la paille couverte de soldats blessés en uniformes sales et déchirés. Ils nous déposèrent côte à côte et Stege me prit la main en murmurant : — Ça fait mal, vieux ? Tu vas voir, ça ira mieux tout à l’heure, quand le toubib t’aura examiné et piqué dans le bras. Il faut qu’on se débrouille pour rester ensemble jusqu’au bout. — Et comment ! Faut pas qu’on nous sépare, quoi qu’il puisse arriver. Bon sang, ça fait jongler ! C’est comme si on m’arrachait les tripes. Mais ta patte ? Tu en as pris un bon coup ? Il se forgea un pâle sourire. — Oh ! ça fait mal. Dans le pied, surtout. Mais une patte, ça se coupe. C’est toi qu’est le moins bien partagé… Un médecin arriva en compagnie de deux infirmiers qui remplissaient une fiche pour chaque patient, sous la dictée du toubib. Il jeta un coup d’œil indifférent à la jambe de Stege et dit : — Éclats d’obus dans la jambe gauche. Transport 6. Bandages frais immédiatement et trois centicubes antitétanique. Il refit lui-même le pansement de mon ventre et dicta : — Éclats d’obus dans la jambe gauche, le pied droit et l’abdomen. Transport 1 Trois centicubes antitétanique, deux centicubes morphine immédiatement et la même chose avant le départ. Je serrai les dents et lui demandai si Stege et moi ne pourrions pas rester ensemble. — Que vous claquiez ici ou dans le train-hôpital n’a pas beaucoup d’importance, riposta-t-il sèchement. Mais les blessés du ventre partent avec le convoi 1, et lui, là, avec le convoi 6. Il n’y a rien que je puisse faire. Puis il s’en alla, blouse blanche flottant au vent. Je ne pense pas que ce toubib ait été spécialement arrogant ou brutal. Surchargé de boulot, simplement. En échange d’une bonne pipe anglaise, de notre tabac et de nos cigarettes, le Feldwebel du centre de transport nous promit de voir ce qu’il pouvait faire. Les deux injections m’assommèrent et je dormis d’un sommeil spasmodique, jusqu’à ce que les brancardiers me reprissent pour me fourrer dans une ambulance. Celle-ci contenait quatre brancards superposés. Stege était juste au-dessous de moi. Le Feldwebel avait tenu sa promesse. Quand l’ambulance rebondissait dans une ornière ou décrivait une embardée, nous heurtions du front la civière du dessus, ou, dans le cas du type qui se trouvait tout en haut, le toit de la voiture. L’espace exigu qui séparait les brancards vous donnait en outre l’impression d’étouffer. Le gars de l’étage supérieur avait une fracture multiple du bassin. Il criait sans cesse et nous demandait de sonner. Il avait peur d’être en train de saigner à mort, Stege pressait le bouton de la sonnerie qui retentissait dans la cabine du conducteur, mais ni lui ni son aide n’accordaient à nos appels la moindre attention. Quand vint le moment de nous charger dans le train-hôpital, le gars en question – un canonnier – était mort. Les brancardiers le balancèrent sur le sol, jetèrent sur lui un morceau de toile goudronnée, puis s’occupèrent des vivants. Ce « train-hôpital » était un des célèbres « auxiliaires », c’est-à-dire un interminable convoi de wagons de marchandises au fond garni de paille, avec quarante hommes dans chaque wagon, grossièrement classés par catégorie de blessures. Il s’arrêtait à tout bout de champ et repartait avec une série de secousses, comme si l’on eût essayé de réduire tout le convoi en pièces détachées. Onze des quarante occupants de notre wagon moururent en cours de transport. Je faillis perdre la boule de souffrance et de soif, mais Stege tint toujours le bidon d’eau hors de ma portée. Si j’avais bu, il y aurait eu un douzième cadavre à l’arrivée du train. Ce voyage dura trois jours et trois nuits de cauchemar, après quoi l’on nous aligna sur le quai de la gare de Kiev, sur des toiles goudronnées, couverts d’une capote, avec l’éternelle boîte à masque à gaz sous la tête. Nous passâmes l’après-midi dans cette position, tandis que quelques pauvres bougres de plus mouraient çà et là, d’un bout à l’autre du quai. Je ne me rendais compte que très vaguement de ce qui se tramait autour de moi. Stege gisait toujours à mon côté et nous nous tenions la main comme des moutards, non comme des durs à cuire et des vieux de la vieille habitués à voir les gens crever en hurlant comme des animaux. Dans la soirée, des brancardiers et des prisonniers russes vinrent nous ramasser pour nous conduire au 13e Hôpital de campagne, installé dans le faubourg de Pavilo. Là, nous fûmes descendus tout droit dans une cave et soumis à un sévère épouillage. C’étaient encore des prisonniers russes qui se chargeaient de ce travail, et je n’ai jamais eu d’infirmière plus douce et plus habile que ces grands gaillards toujours de bonne humeur. Ils nous maniaient avec tant de prudence et de dextérité, horrifiés par la moindre plainte, que nous serrions les dents et faisions de notre mieux pour ne pas extérioriser nos souffrances. Tous les blessés étaient d’accord là-dessus, et témoignaient leur reconnaissance aux Rousskis en leur refilant toutes leurs cigarettes. Ces types avaient connu la boue des tranchées, comme nous, et bien qu’ils fussent d’une autre race et d’une autre nationalité, bien que les gouvernements au pouvoir eussent décrété que nous étions ennemis, il y avait, entre eux et nous, une sympathie plus grande que tous les décrets du monde. Décrets qui n’ont jamais rien à voir avec les réalités accessibles au simple griveton… — Nous étions cinq, dans la salle auxiliaire d’opération, qui attendions notre tour en observant le compagnon d’infortune ficelé sur le billard, dans la lumière aveuglante. Les chirurgiens étaient en train de l’amputer d’un pied, et travaillaient avec la rapidité de l’éclair. En un clin d’œil, le pied atterrit dans un seau blanc qui contenait déjà une jambe, sciée juste au-dessous du genou, et un bras dont la section sanglante dépassait le bord du seau. Ce spectacle me rendit affreusement malade et je vomis ou, plus exactement, tentai de vomir, car un peu de sang et de bile fut tout ce qui me remonta dans la gorge. Le suivant était un jeune type au dos brisé, qui paraissait privé de connaissance. L’aîné des chirurgiens, un homme d’âge mûr, portant monocle, houspillait sans merci ses collègues, ses infirmiers, ses patients, mais semblait travailler avec une merveilleuse compétence, rapide et sûr, sans un geste inutile. Brusquement, il s’exclama d’une voix furibarde : — Mais il est mort, bon Dieu, je suis en train de perdre mon temps. Enlevez-moi ça de là-dessus et au suivant, sacré nom ! Maniez-vous un peu… Avant que j’aie compris ce qui m’arrivait, j’étais attaché sur le billard. Une piqûre dans le bras, une autre dans l’abdomen, puis, l’un des chirurgiens me tapota l’épaule. — Serre les dominos, vieux frère. Ce ne sera pas très long, mais probablement douloureux, parce qu’on ne peut t’administrer qu’une anesthésie locale… Alors, du cran et on va te raccommoder en moins de deux… Peu de temps après, je me rendis compte, vaguement, qu’ils m’ouvraient le ventre, et j’entendis un léger cliquetis d’instruments métalliques. La seconde suivante, j’eus l’impression littérale qu’ils me sortaient toutes les tripes du buffet, à l’aide de pinces rougies a blanc. Je n’aurais jamais cru qu’il pût exister de telles souffrances. Je hurlai comme un dément, les yeux tirés hors de la tête. — Tu vas la fermer, ta gueule ? rugit le vieux chirurgien. On commence à peine ! Garde ton souffle pour quand tu auras vraiment des raisons de gueuler ! A quel stade de l’opération commencèrent les vraies « raisons de gueuler », je n’en sais rien, mais je sais que lorsqu’ils en eurent terminé avec moi, j’avais accédé à un monde de tortures que je ne souhaite à personne de connaître. J’étais brisé, anéanti. On me ramena dans une salle, on me flanqua dans un lit, on me fit une nouvelle piqûre et je tombai comme une masse dans un sommeil cataleptique. De la première quinzaine, je ne garde que des souvenirs extrêmement flous et fragmentaires. Mes forces revenaient, très lentement. Le lit voisin était occupé par un aviateur grièvement brûlé, qui s’appelait Zepp. Puis il y avait six blessés graves, dont deux moururent en quelques jours. J’ignorais où était passé Stege et nul ne semblait pouvoir me le dire. Trois semaines après mon opération, le toubib déclara qu’on pouvait me déplacer sans danger. On m’évacua dans un vrai train-hôpital, avec de vraies couchettes et de grandes fenêtres qui permettaient aux occupants des couchettes centrales d’observer le paysage. Comme mes pansements devaient être fréquemment renouvelés, on m’assigna une de ces précieuses couchettes-avec-vue-sur-le-dehors. Au-dessus de moi, reposait mon nouvel ami Zepp, dont le moral à tout casser vint plus d’une fois à ma rescousse. Nous fûmes débarqués à Lwow, où Zepp et moi prîmes le chemin de l’Hôpital de Réserve n° 7. Le toubib me dit que ma blessure n’avait pas mauvaise gueule et souligna sa déclaration d’un sourire. Le rythme du travail, en ces lieux, était beaucoup moins frénétique. Les toubibs avaient le temps de vous sourire et de vous traiter comme des êtres humains, non comme des quartiers de viande plus ou moins avariée. On me ressortit encore deux ou trois éclats de la jambe, puis l’infirmière refit mon pansement. Mon régime alimentaire se composait exclusivement de bouillies diverses et j’en vins à les détester si fort que je crus en perdre la boule. Consulté sur ce point, le toubib me tapota gentiment l’épaule en disant : — Plus tard, mon petit, plus tard, quand tu seras assez grand pour digérer quelque chose de plus solide… Zepp et moi étions à nouveau dans une salle de blessés graves. Nuit et jour, il y avait des cris, des grognements, des gémissements dans l’air, et l’odeur de pus et de pourriture était souvent effrayante. Un jour, un tout jeune gars, qui se savait condamné et qui souffrait le martyr depuis déjà trois semaines, quitta son lit pour se traîner jusque dans le corridor et se balancer du haut des marches. Ce fut d’autant plus horrible que nul d’entre nous ne pouvait se mettre sur pied pour l’en empêcher Zepp eut le courage de tenter l’aventure, mais s’écroula presque tout de suite, à quelques pas de son lit, tandis que nous tirions à qui mieux mieux sur nos cordons de sonnette… Cette scène fut vraiment un épisode de cauchemar. Je souffrais horriblement de l’estomac, et ce ne fut pas une plaisanterie, non plus, lorsque les toubibs durent me redébrider les muscles de la jambe pour y repêcher les derniers petits éclats de ferraille. Ma température s’élevait au lieu de redescendre, mais ils estimaient tout de même que j’étais « en progrès », et je les aurais bouffés de bon cœur. Une nuit, je me réveillai en sursaut. Mes bandages étaient humides et collants. Je demandai à Zepp de sonner, et, l’instant d’après, une infirmière arriva au galop. — Qu’est-ce qui vous prend ? chuchota-t-elle. Vous n’êtes pas cinglé de sonner comme ça à cette heure de la nuit ? — Ma blessure s’est rouverte. Je sens ça sous mes bandages… J’étais fou de terreur et voyais déjà ma mère s’effondrer sur le sol au reçu de la classique carte postale de l’armée : « Il est mort en héros pour le Führer et la Patrie… » L’infirmière repoussa mes couvertures. Par égard pour les autres malades, elle n’alluma pas la lumière, mais se servit d’une torche électrique. Avec adresse et rapidité, elle défit mes bandages. Le silence de la salle n’était troublé que par les murmures d’un jeune blessé qui parlait dans son sommeil. Zepp s’était assis dans son lit, mais l’infirmière le repoussa fermement sur son oreiller. — Restez tranquille et dormez sur vos deux oreilles, lui dit-elle. C’est une affaire entre Sven et moi… Ne bougez pas, je vais chercher une cuvette. Je lançai à Zepp un regard effrayé, qu’il me rendit avec usure. L’infirmière revint et, sans prononcer une syllabe, me lava. Elle avait un petit sourire et finalement, devant mon expression hagarde, murmura : — Il n’y a pas de quoi faire une tête pareille… — Ça vous va bien de dire ça ! C’est pas vous qui avez une hémorragie… Elle ne répondit pas, mais son sourire s’accentua. Je trouvai enfin le courage de m’informer : — C’est… c’est peut-être pas tellement grave ? — Hon-hon, c’est pas grave du tout ! Quand elle eut refait mon pansement, elle rabattit sur moi les couvertures et me regarda. — Ça n’était pas du sang, Sven… — Pas du sang ? Mais j’ai bien senti… Je n’oublierai jamais son sourire complice. Puis je rougis jusqu’à la racine des cheveux, affreusement embarrassé. — Vous avez rêvé, mon petit. C’est un excellent signe ! Elle me flanqua une tape au menton et se dirigea vers la porte avec sa cuvette. — Eh ! c’est sûrement de vous qu’il a rêvé ! lança Zepp. — Fermez-la, voulez-vous, et dormez, tous les deux ! Puis elle s’éclipsa, toujours souriante. Je passai avec Stege une partie de ma convalescence. Il était déjà question, pour lui, de remonter au front. Ses nuits étaient agitées, et je devais fréquemment lui demander de la boucler. Mais quelques minutes s’étaient à peine écoulées qu’il redémarrait : — Sven, tu dors ? J’essayais de me couvrir par-dessus la tête. — Sven ! — Ouais. Qu’est-ce que tu as encore ? — Margaret dit qu’il y aura des cours spéciaux de douze mois pour les démobilisés, à la fin de la guerre. Est-ce que tu n’as pas entendu parler de ça ? Écoute, Sven, grille une dernière cigarette avec moi, quoi !… Tu ne trouves pas que Margaret est une fille comme… — Oh ! pour l’amour du ciel… Je devais être saturé de nicotine jusqu’aux moelles. A chaque instant, il quittait son lit pour venir s’asseoir sur le bord du mien et m’expliquer tout ce qu’ils feraient, lui et Margaret, quand la guerre serait finie. TOUS MES VŒUX DE LONGUE MALADIE UN jeudi de décembre 1943, le toubib signa ma feuille de guérison et m’annonça que je partais le samedi suivant pour rejoindre mon unité. — Désolé de vous jouer ce sale tour, mon petit. En bonne logique, vous devriez rester ici encore cinq ou six semaines. Maintenant, il va falloir que vous vous arrangiez au mieux. Je ne sais pas si vous aurez beaucoup à manger là-bas, mais tâchez de bouffer le plus possible. C’est seulement comme ça que vous pourrez tenir le coup, du moins, je l’espère… Ainsi me parla le médecin-chef de l’hôpital militaire de Truskawice. C’était un toubib hors ligne, qui cherchait toujours à garder ses patients le plus longtemps possible. Mais les ordres du haut commandement stipulaient à présent que cinquante pour cent au moins des blessés et malades en cours de traitement devaient être déclarés aptes à reprendre du service, et promptement renvoyés à leurs unités. S’il fallait en croire le règlement, cependant, tout médecin coupable d’avoir ordonné la sortie d’un malade insuffisamment rétabli pouvait être traduit devant le conseil de guerre. Tels sont les miracles dont on est capable, en haut lieu ! (En si haut lieu qu’on n’y respire pas le même air que la masse du troupeau…) Un certificat de guérison, un tampon de caoutchouc, un conseil de guerre et voici les ingrédients dont on tire les soldats bien portants. Que la plupart de ces soldats bien portants fussent un fardeau catastrophique pour leurs unités, en obligeant leurs copains à les soigner et les soutenir en plus de tout le reste, c’est une chose qui ne vient jamais à l’esprit des gens assis tout en haut de l’échelle. Le médecin-chef secoua la tête d’un air douloureux en me disant au revoir, et Barbara se mit à sangloter quand je lui appris la nouvelle. J’étais moi-même si déprimé et si plein d’amertume que je ne me sentais aucun désir de la consoler. N’eût-il pas été hypocrite de faire semblant de consoler la femme qui m’aimait et que j’aimais ? C’est ce que je pensais, du moins, sur le moment, et je me bornai à noyer le tout dans une sensualité débridée. La porte n’était pas fermée à clef, mais je crois que ni elle, ni moi, ne nous fussions tracassés si l’Allemagne entière avait envahi la chambre ! Nous étions dans notre droit. Le peuple avait tant exigé de nous – ou ce qui revient au même avait permis que l’on exigeât tant, en son nom – que nous avions le droit d’exiger au moins cela, en échange. Je restai allongé sur le lit de Barbara, tandis qu’elle se rhabillait vivement pour regagner son poste. Puis j’allumai une cigarette et m’efforçai de clarifier ma situation… Mais il n’y avait rien à clarifier. A moins, naturellement, que je ne me décide à déserter une seconde fois. Je n’avais pas peur de le faire. Mais je n’avais pas peur, non plus, de remonter au front. Je n’avais plus peur de quoi que ce fût, j’avais dépassé la peur et je ne ressentais plus qu’une haine féroce, glacée, envers ce que nous haïssions tous, sous la dénomination unanime de « cette saloperie de guerre ». Ayant laissé la peur très loin en arrière, autant retourner là-bas pour étudier le phénomène du point de vue désintéressé d’une amertume objective… J’en étais là de mes pensées profondes quand Margaret pénétra dans la chambre et, sanglotant convulsivement, se jeta en travers de son lit, à l’aveuglette, sans avoir remarqué ma présence. Elle avait une lettre à la main et je compris, aussitôt, que Stege avait été tué. Je me le répétai mentalement et sans surprise. Je n’avais pas besoin de lire la lettre. Hugo était mort. Silencieusement je lui passai mes cigarettes. Elle sursauta violemment et me regarda. — Oh !… Vous êtes là ? Je ne vous avais pas vu. » — Je sais. Fermez la porte à clef pendant que je m’habille, voulez-vous ? J’en ai pour deux minutes. Je m’habillai donc, tandis qu’elle sanglotait de plus belle. Ensuite, je redébouclai la porte et lus la lettre : Front de l’Est, novembre 1943. Feldpostnummer 23645 Feldwebel Willie Beier Ma chère Mademoiselle Margaret Schneider, Je vous écris, en tant que bon copain d’Hugo Stege, pour vous communiquer la triste nouvelle de sa mort. Il nous a dit tant de jolies choses sur votre compte que je ne comprends que trop bien quelle immense peine cette lettre va vous apporter. Peut-être ces quelques détails sur les circonstances du terrible événement pourront-ils vous réconforter dans une faible mesure ? Nous étions en patrouille, dans notre voiture blindée, quand une salve a brusquement atteint notre véhicule. Touché d’une balle en pleine tempe, votre fiancé est mort sur le coup. Il avait gardé, dans la mort, ce sourire sympa que nous aimions tous, et c’est la meilleure preuve qu’il n’a pas eu le temps de souffrir. Je vous supplie de ne pas vous abandonner au désespoir. Vous êtes jeune et vous devez me promettre d’oublier cette tragédie aussi vite que possible. La vie vous réservera, j’en suis sûr, bien d’autres instants de bonheur, et même si mon conseil vous choque, sur le moment, je crois que le mieux que vous puissiez faire est de trouver très vite un jeune et brave garçon que vous aimerez, tôt ou tard, autant que maintenant vous aimez Hugo. Pour l’amour de votre bien-aimé et de mon bon copain disparu, ne pleurez pas. Vous ne feriez que l’attrister, s’il peut vous voir. Souriez plutôt en songeant à tout ce qui lui aura été épargné. Nous ne savons pas ce qui arrive à nos morts, mais dans les circonstances actuelles, nous savons, au moins, qu’ils sont à meilleure place que les vivants. Je reste auprès de vous de tout cœur. Willie Beier. Cette lettre donne une image saisissante du Vieux et de sa gentillesse paternelle. Il y avait, au même courrier, une lettre pour moi : Chère vieille tige, Merci pour tes bafouilles. On en a reçu cinq d’un coup. Pas le temps de t’écrire bien longuement, parce qu’on est dans la merde jusqu’aux ouïes. Si c’est pas Ivan qui attaque, c’est nous. Un véritable enfer. Fais ce que tu peux pour prolonger au maximum ton séjour à l’arrière. Hugo est mort, et Tom Pouce a disparu sans laisser de traces, au cours d’une attaque. J’écris à Margaret pour lui dire qu’il a été tué net, d’une balle dans la tempe, mais tu sais comment les soldats des tanks quittent cette vallée de larmes ! Ce pauvre Stege a eu les deux jambes brûlées jusqu’à l’os. Ça n’a pas été marrant de l’entendre agoniser, pendant dix ou douze heures. Où vont-ils chercher la force de crier aussi longtemps ? Avant que cette putasserie ne soit terminée, on aura tous probablement passé l’arme à gauche, et il ne restera que les grosses têtes du parti, les généraux et toute la clique pour récolter des lauriers… ou des épines (je l’espère) ! On est prêt à partir, mon vieux Sven, alors, démerde-toi pour garder ta place à l’hosteau, qu’il y ait au moins un type bien qui s’en tire et n’oublie pas notre promesse mutuelle d’écrire un bouquin sur toute cette saloperie. Avec l’affection de ce salaud de Porta, et de Pluton et naturellement de ton Vieux. Le dernier soir, nous dînâmes de marmelade d’avocat et de cakes fabrication maison, au son d’un concert de musique douce diffusé par la radio. Barbara s’était fait exempter de son service de nuit, mais la party n’arrivait pas à démarrer. La tempête mugissait au-dehors et la pluie cinglait les vitres de rafales intermittentes. — Il y a des moments comme ça, dit Zepp en regardant tristement son verre, où je suis presque heureux de ma paralysie. Imaginez la vie dans les tranchées par un temps comme celui-là ! Margaret alla dormir avec Elizabeth, afin de nous laisser, à Barbara et moi, pour notre dernière nuit, la libre disposition de la chambre. Au moment de partir avec ses effets de nuit, Margaret revint sur ses pas, jeta ses deux bras autour de mon cou et, les yeux pleins de larmes, me dit gravement : — Faites bien attention à vous, Sven. Il ne faut pas que le Vieux écrive à Barbara, d’ici quelques semaines… Puis elle m’embrassa et s’escamota vivement. Le lendemain matin, je remis l’uniforme abhorré et la longue capote grise. Mon sac sur le dos était gonflé de bonnes choses que les femmes y avaient empilées : deux énormes cakes faits par Barbara, deux pots de confiture de la part d’Elizabeth, du jambon fumé, cadeau de Margaret, et une boîte de poires confites prélevées par Zepp sur son dernier colis. Des larmes me bloquaient la gorge et je ne voyais pas, avec la meilleure volonté du monde, comment je pourrais un jour avoir envie de manger toutes ces douceurs. Puis, je sanglai mon lourd pistolet militaire autour de ma taille, jetai le masque à gaz sur mon épaule et, tout à fait en dernier lieu, me coiffai de la casquette noire. Elles m’accompagnèrent toutes les trois à la gare. J’essuyai, avec mes lèvres, les larmes qui coulaient des yeux de Barbara. — Ne pleure pas, Babs ! C’est un au revoir, pas un adieu… — Sven, promets-moi d’être prudent… Quand le sifflet retentit elles m’embrassèrent également toutes les trois, en dernier gage d’amitié, d’amour. Adieu, Truskawice ! Adieu, mon oasis. Adieu, chambres paisibles aux lits frais et propres. Adieu, femmes aux longs cheveux parfumés. Je pressai mon front contre la vitre embuée du compartiment, et laissai les larmes couler librement sur mes joues. Une main glacée me broya le cœur lorsque je vis à quel point il avait changé. Ses cheveux étaient gris, sa peau jaunâtre, et de larges poches noires soulignaient ses yeux fatigués. Il était maigre et voûté, et son uniforme pendait en plis flasques autour de son corps amaigri. Pauvre, pauvre « Vieux » ! Pluton avait exactement la même dégaine que le Vieux. Von Barring leur ressemblait à s’y méprendre. Ils avaient tous cette même allure. Tous ? Ceux qui restaient, bien sûr. Nous avions été six mille au départ. Nous étions sept à présent. Sept hommes. Sept survivants. LA GUERRE SE POURSUIT SELON LE PLAN PRÉVU ILS s’assirent autour du cake et le contemplèrent longuement, comme s’il se fût agi d’une chose sublime. Sacrée. Finalement, Porta tendit la main, mais le Vieux lui flanqua un coup de cuillère sur les doigts. — Un gâteau qui a été fait par des vraies femmes doit être savouré dans toutes les règles de l’art. Pas avec des ongles noirs et dégueulasses ! Tout le monde approuva cette profession de foi et la table fut dressée, avec deux serviettes propres en guise de nappe, et les couvercles de nos gamelles en guise d’assiettes. Débarbouillage, nettoyage des ongles, brossage des cheveux et des uniformes, voire un coup de chiffon aux chaussures, nous demandèrent une vingtaine de minutes. Après quoi nous nous assîmes « à table » et mangeâmes avec recueillement le gâteau de Barbara, en buvant le jus d’avocat de Margaret. — C’était bien, là-bas ? — C’était formidable ! Ils attendaient de moi un récit détaillé, riche de parfums, de couleurs, de sons oubliés. Je pensai vaguement : « C’est maintenant qu’il faut leur donner le meilleur de toi-même », réfléchis un bon moment et commençai : — Leurs vêtements étaient les plus propres que vous ayez jamais vus. Quand elles se penchaient pour retaper votre lit ou tirer le drap, on sentait cette odeur de linge fraîchement repassé, légèrement amidonné, qu’on vient de sortir de l’armoire. Une odeur absolument étrangère à toute saleté, une odeur « sèche », comme un tout petit peu brûlée. En dehors de leur service, elles portaient leurs propres vêtements, qui n’étaient pas moins immaculés, et sentaient quelque chose de léger, quelque chose de chaud et de frais en même temps. Elles avaient des robes. Je me souviens d’une, en soie bleu ciel, avec des oiseaux blancs et gris clair. Elle avait des manches courtes, et elle était toute plissée autour du cou, des plis qui se déployaient dans le dos et sur les seins. Quand on tirait sur une cordelière de soie blanche, on découvrait les épaules, mais il fallait aussi dénouer les petites cordelières des manches « gigot ». C’était la robe de Barbara. De ma Barbara. Margaret – celle d’Hugo – avait une robe d’un beau rouge flamme en une sorte de lainage léger qui moulait son corps comme une couche de peinture. Quand elle pivotait sur elle-même, on aurait dit une flamme. Et puis il y en avait une autre qui portait une jupe à plis qui se déployait autour d’elle et qui était toujours un peu en retard sur ses mouvements… Je fermai les yeux pour mieux revoir Barbara et continuai d’un ton qui était presque un chant de gloire : — Celle qui avait la robe bleu ciel… la mienne… Barbara… Une fois que les cordelières étaient défaites et que j’avais trouvé les deux boutons-pression et l’agrafe, sur le côté, toute la robe glissait jusqu’à terre et elle était là, debout sur une sorte de nuage bleu répandu autour de ses chevilles… Elles étaient aussi propres, aussi merveilleusement parfumées que leurs vêtements… — Parfumées ? — Oui, Porta, laisse-moi vous expliquer… Elles étaient aussi propres qu’un fusil avant l’inspection, à la caserne. Leurs cheveux brillaient comme le Danube par une nuit d’hiver, quand les rayons de la lune font étinceler sur la glace des millions de diamants. Et leur corps avait le parfum des grands bois de la Bérésina, par un matin de printemps, juste après la pluie. Est-ce que vous pouvez imaginer ça ? Pendant des heures, je dus décrire ainsi les merveilles du monde dans lequel j’avais vécu. Ils n’étaient jamais rassasiés, et n’en croyaient pas leurs oreilles. — Y a une chose que je comprends pas, dit Pluton. C’est comment y se fait qu’après avoir mené une existence de prince oriental, avec des gâteaux et du canard rôti et du pinard et tout, avec un harem pour te dorloter et te bercer la nuit, tu nous rappliques épais comme un fil de fer ! Il fallut que je leur explique alors comment Stege, moi, Zepp et un quatrième type avions acheté pour trois cents cigarettes, après guérison de nos blessures, deux bouteilles d’eau contaminée, l’une de germes typhoïdiques, l’autre, de microbes du choléra. — Stege vous a raconté ça ? On a tous été malades à crever. Zepp est toujours paralysé jusqu’à la ceinture et le quatrième bougre en est mort. Je suis resté dans le cirage pendant dix-neuf jours et après ça, impossible de bouffer. C’est Barbara et une aide polonaise qui m’ont alimenté de force, une cuillerée à la fois, pendant une bonne quinzaine. Le toubib m’a déclaré foutu cinq fois. Ils m’ont injecté toutes sortes de saloperies, glucose, sérum physiologique et tout le bazar. Et maintenant, on m’a viré six semaines trop tôt. Heil Hitler ! — Est-ce qu’elles avaient aussi des bas avec le talon renforcé ? — Bien sûr ! Secouant la tête, ils échangèrent un regard désespéré. — Eh ! Sven, tu sais que toutes les permes sont supprimées ? dit Porta, comme si cette constatation eût expliqué quelque chose. — Les gars, ripostai-je, y a un truc que je pige pas. — Quoi donc ? — Si seulement je le savais. Il vous est arrivé quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Vous en avez bavé pendant mon absence, ça, je m’en rends compte, mais il doit y avoir autre chose. J’ai eu la même impression avec von Barring, quand je suis arrivé au rapport. Tu ne dis même plus un seul mot ordurier, Porta ! Ils me regardèrent. Puis ils s’entre-regardèrent. Ou plus exactement, ils entre-évitèrent de se regarder, comme font les gens quand on parle devant eux d’une chose défendue. L’atmosphère devint brusquement irréelle dans ce cottage délabré. Irréelle et, pour moi qui les connaissais tous si bien, terrifiante. Porta se leva, alla se planter devant la fenêtre, tournant le dos au reste de la pièce. J’insistai désespérément : — Vieux ! Toi, au moins, dis-moi ce qui ne va pas. On croirait que vous venez d’enterrer votre grand-mère. On croirait que vous êtes tous morts ! Ce dernier provoqua un déclic dans mon crâne. Je ne suis pas superstitieux, et ce qui se passa soudain à l’intérieur de mon cerveau n’a rien de remarquable ni d’explicable. Je me rendis compte, brusquement, qu’ils étaient morts. Morts sans aucun tralala, sans aucun mystère. Ils avaient abandonné tout espoir de s’en sortir vivants. Le monde que je leur avais décrit, et leurs propres vies, n’avaient plus aucune existence réelle. L’utopie du grand effondrement ne s’était pas réalisée. La révolution qui effacerait toutes les ardoises et réglerait tous les comptes, à leur retour, n’était qu’une simple chimère, un vaisseau fantôme sur l’océan noir de la mort. Même le point d’attache le plus ferme de Joseph Porta dans l’existence, son refuge favori, le ventre chaud de la femme, avait perdu toute signification. Non qu’il se conduisît d’une façon moins immorale et manquât jamais de pincer toute croupe ronde accessible à sa main, mais comme il le déclara lui-même quelques jours plus tard, alors qu’il venait de s’envoyer la fille du fermier et décrivait leurs ébats avec sa précision coutumière : — C’est marrant, mais dans le temps, ça me plaisait comme qui dirait de me regarder faire ! Maintenant, je reste derrière le carreau, pendant que M. Porta, par la grâce de Dieu, est en train de forniquer dans le foin ! Mais ce qui se passe de l’autre côté du carreau ne m’intéresse pas du tout ! Si encore on y voyait les pompiers faire l’exercice, ou Adolf se faire raser une moitié de la moustache avant d’aller brailler un de ses discours… Mais y a rien d’intéressant à voir, et même s’il y avait quelque chose, je crois que ça m’intéresserait pas… Vous pouvez pas piger, naturliche, mais ça n’a aucune importance, parce que je pige pas, moi non plus ! J’essayai, avec acharnement, de rejeter loin de moi cette conviction macabre qu’ils étaient des morts ambulants. Je ne pouvais tout de même pas discuter de ça avec eux ! Et puis, un jour, à brûle-pourpoint, je leur demandai si c’était un effet de mon imagination ou bien s’ils étaient aussi totalement passifs, aussi complètement résignés qu’ils en avaient l’air. Même si, apparemment, nous passions toujours notre temps de la même façon que naguère… — Je sais vraiment pas quoi te répondre, dit le Vieux. — Toutes les permes sont supprimées, dit Porta. — On est sept, sur six mille qu’on était à l’origine, en 41, dit le Vieux. Von Lindenau, Hinka, von Barring, plus les honorables survivants de cette compagnie. Allah est grand, mais la liste des mutilés, tués et disparus est plus grande encore. — Écoutez… Ma voix était aiguë, haletante, et la peur me rongeait l’estomac. — Vous pouvez pas laisser tomber le bouquin qu’on a promis d’écrire… Ils me regardèrent et la panique m’envahit. Ils n’avaient plus l’air de me connaître, ou plutôt, ils me connaissaient mieux que je ne me connaissais moi-même et ils avaient pour moi la sympathie la plus calme et la plus profonde, parce que je m’obstinais à chérir des espoirs stupides et que je possédais toujours un cœur anxieux, battant à tout rompre et sur quoi soufflait le vent. — Quand tu écriras ton bouquin, dit Porta, fixant l’anche de sa flûte, embrasse bien toutes les filles pour moi. Y aura pas un chat qui le lira ton bouquin, parce qu’il offrira pas au public l’histoire de la jolie standardiste et de l’élégant fils du patron, bloqués par les circonstances dans une chambre à deux lits ! Ou de l’infirmière et du grand chirurgien. Tout ce que tu voudras, mais pas des taulards crasseux et répugnants. Tu t’enrichiras jamais avec un bouquin pareil ! Les gens s’en foutent. Si j’ai un conseil à te donner c’est de te saouler la gueule en buvant à notre mémoire, le jour que tu auras fini de l’écrire. Nous fîmes un effort pour improviser un Noël 1943 aussi ressemblant que possible. Nous avions même planté un if dans une vieille caisse à munitions. PROPAGANDE SOVIÉTIQUE DE PREMIÈRE LIGNE LES Russes faisaient preuve, dans le domaine de la propagande, d’un fantastique esprit d’invention. Ils nous contaient, parfois, des balivernes tellement énormes que pas un être normal ne les eût avalées, mais nous n’étions pas des êtres normaux et même les artifices les plus cousus de fil blanc – ou devrais-je dire : cousus de fil rouge ? – produisaient leur effet. Ils activaient la fermentation de nos doutes et de nos rancœurs, approfondissaient notre état de dépression de telle sorte que leurs auteurs soviétiques pouvaient se targuer de riches récoltes. Et je ne fais même pas allusion aux hommes qui passaient de l’autre côté ou se laissaient volontairement capturer, quelquefois par unités entières, escortées de leurs sous-officiers. Ceux-là pouvaient encore être facilement dénombrés. En ce qui nous concernait presque tous, la discipline prussienne et la propagande de Gœbbels sur les horreurs du « paradis des Soviets » nous maintenaient la corde autour du cou ; et même sans cela, les dernières parcelles de notre sens commun nous eussent rappelé – considérant la façon dont les armées allemandes avaient ravagé l’U.R.S.S. – qu’il faudrait que les Rousskis fussent de sacrés bons zigues pour nous recevoir à bras ouverts comme le promettaient leurs orateurs. Ce que je veux dire, surtout, c’est que la propagande soviétique avait un effet paralysant sur les hommes qui préféraient s’abstenir de déserter. Elle laissait leur esprit déchiré, inapte à tout raisonnement sain. Ils avaient le chic, d’ailleurs, pour trouver des arguments-massues. On avait beau se répéter qu’il s’agissait là de pure et simple propagande, c’était, dans tous les cas, une propagande bien fondée : ils avaient leurs « preuves ». En voici un exemple, diffusé par des douzaines de haut-parleurs. — Camarades allemands ! Rejoignez vos amis russes ! Pourquoi rester à geler dans vos tranchées ? Vous trouverez chez nous bonne couche et bon gîte. De jolies filles dévouées veilleront à ce que vous ne manquiez de rien. Vous toucherez des rations trois fois plus importantes que celles dont les Nazis daignent vous gratifier ! Le caporal Freiburg va maintenant venir, à ce micro, vous confirmer la véracité de nos dires. Il est chez nous depuis deux ans. Il a visité tous nos camps de prisonniers de guerre et pu constater qu’ils ne ressemblaient en rien à ce qu’on imagine généralement Nos camps sont installés dans de grands hôtels ou de vastes colonies de vacances, et jamais une chambre n’est occupée par plus de deux couples à la fois : deux hommes et deux femmes. Mais voici le caporal Freiburg qui va vous parler lui-même de son existence en Russie Soviétique… Là-dessus une autre voix débita joyeusement : — Salut camarades du 27e Régiment Blindé. Ici, le caporal Jürgens Freiburg, du 309e Grenadiers. Je suis né le 20 mai 1916 à Leipzig, et j’habitais au numéro 7 de l’Adlerstrasse, à Dresde. J’ai été fait prisonnier par les Russes en août 1941, et je vis, depuis cette date, mieux que je n’avais jamais vécu auparavant en Allemagne. J’ai visité à peu près tous les camps de Russie, et je puis vous affirmer que chaque homme y dispose de tout ce qu’un homme peut désirer… Durant une bonne heure, il décrivit cet Éden dans lequel il vivait, lisant, entre autres choses, les menus de toute une semaine, menus comprenant des mets tels que caviar, rôti de porc, oie et pigeon, dont les noms seuls nous faisaient venir l’eau à la bouche. Un soir, ils dressèrent un vaste écran de cinéma sur le parapet de leur tranchée, et projetèrent, à notre intention, un film qui nous rendit tous à moitié fous ou malades. Deux soldats allemands avaient été capturés. Nous pénétrâmes, à leur suite, dans de belles pièces où les attendaient d’immenses tables surchargées de victuailles photographiées en gros plan, et sous tous les angles imaginables. Beaucoup d’entre nous salivaient et mastiquaient dans le vide sans s’en rendre compte et je crois que, si la projection s’était prolongée, tout le 27e Régiment Blindé se fût précipité à l’assaut de l’écran. La scène suivante se passait dans une chambre luxueuse dominée par la présence d’un grand lit de milieu. Une jolie fille se déshabillait lentement devant un fantassin allemand. Elle ôtait vêtement après vêtement, ondulant et pivotant gracieusement en face du soldat, et suivit alors une séance de pornographie dont il serait bien difficile d’égaler la perversité. Un silence étranglé planait sur les tranchées allemandes. Beaucoup soupiraient ou émettaient inconsciemment des sons étranges. C’était à la fois horrible et pitoyable. — Bravo, Ivan, bravo ! Remets-nous la même chose ! Bis ! Bis ! Toute la tranchée hurlait et applaudissait en cadence. Puis les haut-parleurs crépitèrent et tout le monde se tut : — Camarades ! Ne vous laissez pas assassiner pour une cause qui n’est pas la vôtre. Que les SS et les héros en chambre de Gœring, qui mènent la belle vie dans les pays occupés, viennent combattre à votre place pour Hitler et sa clique ! Vous autres vétérans authentiques de l’armée allemande méritez mieux que cette ignominie. Venez nous rejoindre, venez avec nous ! Ceux d’entre vous qui désireront s’engager dans l’Armée Rouge et combattre pour leurs droits véritables seront incorporés dans nos rangs avec leur grade actuel… Mais il faut pour cela, qu’ils viennent maintenant ! N’attendez pas qu’il soit trop tard… Parfois encore, ils nous démontraient, objectivement et sans commentaires, de quelle façon Hitler avait rompu, l’une après l’autre, toutes ses belles promesses. Ou bien un médecin russe nous expliquait comment simuler, voire contracter vraiment certaines maladies. — Camarades, jetez vos armes et venez nous rejoindre ! Continuer à combattre serait une absurdité. Les pourceaux nazis se servent de vous. Ne savez-vous pas qu’un tiers de la Wehrmacht se la coule douce dans les pays occupés, pour la quatrième année consécutive, et mange à s’en faire claquer la sous-ventrière pendant que vous crevez ici de faim et de froid ? Ne savez-vous pas que le second tiers de la Wehrmacht reste tranquillement en Allemagne, à dormir avec vos femmes et vos maîtresses, pendant que vous endurez toutes les privations possibles dans la grande patrie de vos camarades russes. — Écoutez ça ! Écoutez ça ! Et tous les casques allemands jaillissaient dans les airs, pour montrer notre accord enthousiaste avec une déclaration aussi véridique. Toute une division saxonne changea de bord, sous la conduite de son colonel. Dans le secteur voisin du nôtre, un régiment de réserve originaire de Thuringe passa le no man’s land avec tous ses officiers. Il arrivait aussi, d’ailleurs, que des déserteurs russes vinssent à nous, ou que des prisonniers allemands rejoignent nos lignes après s’être évadés, comme je l’avais fait moi-même. Pas question de grands hôtels dans leurs récits, bien entendu, ni de vastes colonies de vacances. La plupart d’entre eux, tout comme moi, en avaient vu de toutes les couleurs, parfois traités humainement, parfois incroyablement rudoyés. Dans certains camps, les Russes avaient vraiment cherché à réaliser l’objectif de leur propagande et à convertir les prisonniers de guerre à l’idéal et à la doctrine du socialisme. Dans certains autres, ils n’avaient pas fait le moindre effort de ce genre et dans certains autres encore, ils s’étaient montrés réellement barbares, souvent animés d’un désir de vengeance que je ne puis trouver en moi la force de condamner. La façon dont les Russes étaient massacrés, par exemple, quand les SS entraient en action, défie toute raison, toute description, et quand sonna, pour le Nazi vaincu, l’heure de passer à la caisse, les vainqueurs durement éprouvés eurent à se payer sur sa peau d’une somme considérable de souffrances et de tortures multiples. Je ne cherche, ni à embellir certaines tragédies, ni à trouver des excuses ou des explications. Je veux signaler, simplement, qu’il n’est pas difficile d’accumuler des preuves de ce qu’on nomme, par euphémisme, les « mœurs russes », mais avec ces sortes de preuves, on arriverait à démontrer que les « mœurs russes » ont eu cours, sur une plus ou moins grande échelle, dans tous les pays bouleversés par la guerre. Nous étions parfois les témoins de choses qui nous laissaient béants de stupéfaction. Durant un assaut, par exemple, quelques-uns de nos derniers « soldats » de seize à dix-sept ans avaient été enlevés par les Russes. Le lendemain même, ils nous les renvoyèrent, après avoir coupé les jambes de leurs pantalons d’uniforme, afin qu’ils parussent affublés de culottes courtes. Dans le dos de l’un d’eux, était épinglé cet édifiant message : L’Armée Rouge ne se bat pas contre les enfants ; nous vous restituons ceux-ci pour vous permettre de les rendre à leurs mères, qui pourront mieux que nous achever de les sevrer. Et cette histoire du vieux sous-officier. Ils avaient, dans la compagnie 3, un sous-off d’un certain âge. Un jour, ce pauvre bougre reçut un télégramme l’informant que sa femme et ses trois enfants avaient été tués au cours d’un raid aérien sur Berlin. Il alla demander une permission à son commandant de compagnie, mais bien que celui-ci fît tout ce qui était en son pouvoir, la permission fut finalement refusée. Dans sa rage et son désespoir, le vieux sous-off déserta, mais, à notre stupéfaction sans borne, il revint le lendemain en disant que le commandant de division russe du secteur d’en face lui avait personnellement accordé la permission que ses chefs lui avaient refusée. Nous crûmes, tout d’abord, qu’il avait perdu la tête, mais il nous montra une lettre scellée adressée à notre colonel, et un jeu complet d’ordres de permission russes, dûment remplis et signés, établis pour quinze jours, non compris le voyage aller et retour à Berlin. Les Russes avaient même porté sur leurs papiers les horaires exacts des trains qu’il devrait prendre. Von Barring me communiqua, par la suite, le texte de la lettre adressée à l’Oberst von Lindenau. Ce texte, le voici : Cher colonel. Nous sommes profondément surpris que les choses aillent si mal dans l’Armée Allemande qu’il vous soit impossible d’accorder une permission à un pauvre sous-officier qui, comme celui-ci, a tout perdu. L’Armée Rouge, elle, donne à son prisonnier quinze jours de permission, et par la même occasion, le dispense de revenir. Je n’ignore pas, mon cher colonel von Lindenau, que vous allez probablement punir ce sous-officier pour avoir « fraternisé » avec l’ennemi. Mais puis-je vous suggérer, pour une fois, de fermer les yeux sur ce qui s’est passé, et de veiller à ce que ce malheureux puisse effectivement aller chez lui en permission. N’est-il pas déjà suffisamment puni par la perte de toute sa famille, tuée au cours de ce raid sur Berlin ? Stephan KONSTANTINOVITCH RADION. Lieutenant Général Commandant de la 61e Division d’Infanterie de l’Armée Rouge. Cette lettre, et les ordres de permission russes, furent transmis à notre propre commandant de division, le Generalleutnant von Rechtnagel, afin qu’il décidât de la suite à donner au cas du sous-off allemand qui était allé chercher une permission chez les Russes ! Durant quelques jours, tout le 27e Blindé attendit anxieusement le verdict. Chaque soir, les Russes nous demandaient, par le truchement de leurs haut-parleurs, si le sous-off avait enfin décroché sa permission, et chaque fois, nous devions répondre par la négative. Des paris étaient engagés. La plupart d’entre nous pensaient que l’homme serait fusillé. Ils étaient tout simplement obligés de le punir. Cette issue ne pourrait être évitée qu’à condition de récrire tout le code militaire. Enfin, notre anxiété fut apaisée, le vieux sous-off avait sa permission, et trois jours d’arrêts de rigueur pour avoir quitté son poste sans autorisation, sanction qui prendrait effet à son retour de perme. Il va sans dire que les Russes possédaient aussi d’autres moyens, beaucoup plus robustes, de faire leur propagande. Il y avait, par exemple, ce qu’ils appelaient les « transmissions radiophoniques », qui commençaient par une parodie de quelque programme de radio allemand, souvent assez grossière, mais efficace et parfois spirituelle. Venait ensuite le « Concert des Auditeurs ». Une voix expérimentée de speaker radiophonique annonçait suavement : — Et maintenant, à la demande de nombreux correspondants, vous allez entendre une première composition spéciale pour instruments légers… Sur quoi deux douzaines de petits mortiers et de mitrailleuses réduisaient en pièces le parapet de notre tranchée, nous aspergeant de terre et de cailloux. — Et maintenant, mes chers auditeurs, voici une fantaisie pour orgues de Staline… Et là, c’était un vacarme de fin du monde, tandis que les obus-fusées des fameuses « orgues » pleuvaient sur nous en hurlant, dans un tonnerre de déflagrations assourdissantes. — Et pour terminer ce festival en apothéose, nous vous offrons maintenant un pot-pourri d’airs variés par l’ensemble de notre orchestre symphonique. Oh ! cette voix souriante, insinuante. Tout le secteur tremblait d’épouvante pendant toute la durée de l’ouragan qui s’abattait alors sur nos têtes. Tassés dans le fond des tranchées, nous tenions à l’œil nos plus proches voisins, prêts à les assommer au premier signe de démence. Il y avait plusieurs unités de volontaires russes dans l’Armée Allemande. En plus de la célèbre division de traîtres du général Vlassov, nous possédions aussi quelques régiments de Cosaques qui se livraient à de terrifiantes atrocités sur la personne des Russes que le hasard des batailles faisait tomber entre leurs mains. L’unité la plus horrible de toutes, cependant, était un bataillon féminin. Ces harpies déshabillaient leurs prisonniers, les attachaient sur un lit ou sur une table et les excitaient jusqu’à ce qu’ils fussent en état, bon gré, mal gré, de satisfaire les soifs sexuelles bestiales de leurs tortionnaires. Puis, au terme de la débauche, elles coupaient généralement le pénis de leur victime pour le lui fourrer dans la bouche, on lui écrasaient les testicules à coups de marteau. Porta fut témoin d’une de ces scènes et, la nuit même, descendit sept des affreuses bacchantes à l’aide de sa carabine de franc-tireur. Quand les Russes mettaient la main sur un de ces Cosaques ou sur une de ces Flintenweiber, ils leur rendaient, avec usure, la monnaie de leur pièce. Les exemples de sadisme les plus effrayants fleurissaient et gagnaient de proche en proche comme une invasion de champignons vénéneux. Il y avait aussi de nombreux Ukrainiens enrôlés dans des bataillons indépendants de SS, et d’autres incorporés individuellement dans des unités allemandes, et connus sous le nom de « Hiwis », abréviation de « Hilfswillige » : volontaires. Et plus la guerre tirait à sa fin inévitable et, pour eux, particulièrement effrayante, plus ces gaillards devenaient sauvages et difficiles à manier. Par calcul ou par conviction, ils avaient misé sur le mauvais cheval, et la découverte tardive de leur erreur les transformait progressivement en bêtes enragées. Il arrivait, naturellement, que certains de ces déserteurs russes, las de la discipline allemande, tentassent de réintégrer les rangs de l’armée soviétique. Ce qu’ils devenaient alors, nous ne sommes jamais parvenus à le découvrir. Sans doute étaient-ils pendus, à mesure, pour haute trahison. Puis les Russes mirent une fin radicale à ce trafic. Ils nous retournèrent tous les déserteurs russes et ukrainiens en survolant tout bonnement les lignes allemandes et en balançant les indésirables par dessus bord, mais sans parachute ! Dans la poche de chacun, se trouvait une enveloppe de service jaune contenant un « bon de livraison » ainsi libellé : La section de police militaire n° 174 retourne, par la présente : Le volontaire SS Boris Petrovitch Turgoiski, né à Tiflis le 18 mars 1919 qui a : Déserté le 27 décembre 1943 à Lebed, du 18° bataillon SS. Été capturé par le 12° Régiment de Fusiliers de l’Armée Rouge. Ce déserteur est retourné à l’Armée Allemande par les soins du lieutenant Bavoritch, pilote des Forces Aériennes de l’Armée Rouge. REÇU Ce reçu constate la bonne livraison du déserteur : Grade…… Nom…… Unité…… Prière de détacher, remplir et retourner ce reçu à la plus proche unité de l’Armée Rouge. De telles atrocités avaient sur notre moral l’effet d’un soporifique. Moi-même, je me sentais gagné, rapidement, par la morne résignation de mes copains, leur conviction que nous étions tous foutus, et que plus rien n’avait d’importance, puisque tous les hommes, sans exception, étaient des animaux féroces. Le capitaine von Barring se mit à boire. Ils n’avaient démonté que les mitrailleuses… Nous cherchâmes le dernier et lui demandâmes comment diable ce tank avait pu pénétrer dans sa grange. Il nous montra, ravi, un papier sur lequel était inscrit en langue allemande : « Nous, équipage de l’engin, avons vendu cette boîte à sardines au fermier Peter Alexandrovitch en échange d’une vache, les deux bestioles étant en parfait état de fonctionnement. Heil Hitler ! Et va te faire foutre, cher membre du Parti. » Dans presque toutes les fermes d’Ukraine, grandes ou petites, on pouvait s’attendre à découvrir une voiture ou un véhicule allemand d’un type quelconque. LA RETRAITE DE KIEV LA raison alléguée était qu’un SS Untersturmführer avait été tué à l’orée du hameau. A titre d’avertissement aux autres habitants de la région, le commandant SS avait ordonné la pendaison de tous les hommes et de toutes les femmes âgées de quatorze à soixante ans. Ils furent chargés dans des camions qui se placèrent, en marche arrière, sous des séries de nœuds coulants. Des SS leur passèrent les cordes autour du cou. Puis les camions redémarrèrent… Un grondement agressif monta de nos rangs lorsque nous découvrîmes ce spectacle, d’ailleurs terminé. Les SS nous observèrent nerveusement et serrèrent plus fort leurs armes tandis que nos officiers nous faisaient accélérer la marche, pour éviter une bagarre générale. L’antagonisme opposant l’armée aux SS était en train de se transformer en conflit ouvert. Himmler avait écrasé toute tentative de créer un « maquis » organisé hostile au régime dont il était le chien de garde, mais sa répression avait été, malgré tout, sans objet, car il n’avait pas identifié son ennemi. En fait, il avait écrasé des innocents. Son véritable ennemi – bien qu’évidemment il ne pût le savoir – était cette terreur qu’il croyait pouvoir utiliser à sa guise. Employée sans méthode, au petit bonheur, elle finit par causer sa perte. Car ce fut elle qui souleva la résistance allemande jusqu’à ce qu’elle devînt un maquis dont les chroniques n’ont jamais été ni ne seront jamais écrites, pour la bonne raison qu’il n’existe, nulle part le moindre compte rendu de ses activités. Il ne s’agissait pas d’un mouvement organisé, mais d’un ensemble d’initiatives dispersées, aussi peu ostensibles, aussi fortuites, en apparence, que l’avait été la nôtre, quand nous avions liquidé Meier le pourceau. Les Russes occupaient déjà la moitié de Kiev, lorsque nous arrivâmes en renfort. A l’intérieur de la ville, nous nous séparâmes en petits groupes de combat qui pénétrèrent indépendamment dans Kiev par divers itinéraires. Mon tank roulait juste derrière ceux de Porta et du Vieux. Nous descendîmes la Wosduchffotskoje, puis traversâmes une ligne de chemin de fer et longeâmes la rue Djakowa, dont toutes les maisons étaient occupées par les Allemands ; enfin, nous filâmes vers Pavolo, à l’extrémité nord de la ville. Louvoyant dans un dédale de ruelles et de passages étroits, nous atteignîmes, à l’aube, une vieille usine. Dix-huit T-34 et cinq KW-2 étaient alignés dans la grande cour, flanqués de leurs équipages rangés au garde-à-vous pour l’appel du matin. L’apparition brutale de nos trois tanks, à moins de vingt mètres, les paralysa totalement. J’écartai notre sous-off inexpérimenté de l’appareil de visée et canon, lance-flammes, mitrailleuses, entrèrent simultanément en action, Porta et le Vieux agissant, dans les deux autres tanks, avec la même promptitude automatique. Les soldats russes tombèrent comme des quilles, et dans l’espace de quelques minutes nous eûmes incendié et détruit les deux douzaines de tanks. Après ça, nous repartîmes pleins gaz, dans des rues de traverse, rencontrâmes une compagnie d’infanterie et la passâmes au lance-flammes, puis à la mitrailleuse, nos chenilles se chargeant d’écraser les quelques survivants. Et la fête continua. Incendies, destructions, massacres. Une batterie antitank immobilisa le char du Vieux d’un obus dans les chenilles. Je contournai un pâté de maisons à toute vitesse, pour prendre par-derrière la batterie antitank. Inutile de gaspiller des munitions. Canons et servants, au nombre de huit, freinèrent à peine ma course. Mais déjà, ils avaient incendié le tank du Vieux et tué deux de ses hommes. Le Vieux me rejoignit dans mon char, et les deux autres grimpèrent avec Porta. Toute la journée s’écoula ainsi. Épuisante, monotone, dans une tension permanente qui nous rendait à demi fous. Quand nous regagnâmes notre base d’opérations, la compagnie 5 avait perdu tous ses tanks et l’Oberst von Lindenau était mort. Brûlé. Tout Kiev était en flammes. Il n’y a pas de forme de combat plus susceptible de vous conduire rapidement à la démence que le combat de rues. Progressant ou reculant de porte en porte, on ne sait jamais ce qui peut arriver d’une seconde à l’autre, ni quelle fenêtre peut cacher un ennemi prêt à vous canarder, à vous flanquer une grenade, voire un simple bloc de pierre sur la gueule. Des balles sifflent dont on ne peut repérer le point d’origine, et qu’on est obligé de laisser passer stoïquement, caché derrière un mince lampadaire. Plusieurs fois, nous dûmes évacuer une maison parce qu’elle s’était écroulée sous nos pas, nous infligeant des chutes à travers planchers et plafonds de trois ou quatre étages. Nous en venions même, occasionnellement, à de sévères corps à corps, à de brèves bagarres d’une extrême sauvagerie, au couteau, à la pelle de tranchée. Et pendant tout ce temps, la ville flambait, explosait, hurlait de ses milliers de voix égarées, dans une température ambiante de moins de 40 à 50°. L’immense pont sur le Dniepr avait sauté. Seuls, émergeaient du fleuve quelques hérissons gigantesques de ferraille tordue. L’orgueil de la ville, le puissant émetteur de radio avec ses antennes d’acier, n’était plus qu’une masse de poutrelles et de câbles inextricablement emmêlés. Dans les vastes abattoirs gisaient des milliers de carcasses arrosées d’acide. Largement aspergées d’essence, flambaient comme d’énormes réchauds des centaines de tonnes de graines de tournesol et d’huile de millet. Les ateliers de montage de locomotives ressemblaient à des cimetières d’éléphants. Au cours de la retraite, notre haine des SS éclata et s’exprima souvent de façon tangible, jusqu’à ce que nulle unité SS n’osât plus se déplacer, durant une offensive, avec des troupes ordinaires sur ses arrières. Il arriva plus d’une fois que des Russes et des Allemands, retranchés de part et d’autre d’une même rue, cessassent de s’entre-canarder à l’arrivée d’une unité SS, afin que les Allemands pussent exterminer en toute quiétude les porteurs de l’uniforme détesté. Le combat reprenait ensuite, entre soldats « honnêtes » de deux armées régulières. Un matin, peu de temps avant l’aube, nous atteignîmes un secteur proche de Berditschev, où la bataille était imminente. Il y avait là, déjà, un régiment d’infanterie de réserve. N’ayant plus un seul tank, nous servions également d’infanterie. Notre place, comme toujours, était à l’avant, dans le no man’s land. Nous y creusâmes d’étroites tranchées individuelles, sur lesquelles pourraient passer les tanks russes sans trop de danger pour nous. La grosse astuce était qu’une fois que les chars auraient laissé derrière eux nos postes avancés, nous serions aux premières loges pour décimer leur infanterie avec nos lance-flammes, nos mitrailleuses, voire nos armes de corps à corps, baïonnettes et pelles de tranchée. Derrière nous, nos grenadiers étaient soumis à un violent pilonnage. Des heures passèrent, tandis que le duel d’artillerie augmentait sans cesse d’intensité. Puis à trois heures, il y eut une brève accalmie, les tirs s’allongèrent et le barrage recula jusqu’au-delà de nos lignes, reprenant avec une égale virulence. Le spectacle qui s’offrit à nos yeux faillit nous faire tourner de l’œil. Au sein du brouillard qui planait à ras de terre, fonçaient des hordes de T-34, et derrière elles montaient, baïonnette au canon, des masses compactes d’infanterie. Brusquement, la nuit se fit dans mon trou et je reçus une petite avalanche de terre. Une transpiration glacée se mit à couler sur mon front. Mes genoux tremblaient. Puis un nouveau tank me passa sur la tête et encore un autre. Puis les mitrailleuses commencèrent à cracher, accompagnées par le grondement des canons. Cela signifiait que le duel était engagé entre les chars russes et nos grenadiers et canons antitanks. J’hésitais encore à présenter ma tête au bord du trou, de peur, d’être décapité par un T-34 attardé, mais lorsque j’entendis crépiter la mitrailleuse la plus proche de la mienne, je me redressai lentement. A moins de cinquante mètres de là, une mitrailleuse lourde s’était mise en batterie, avec une douzaine de biffins russes allongés autour d’elle. Je pointai mon lance-flammes, pressai la détente. Un rugissement sourd salua le jaillissement de la flamme rouge. Deux des fantassins soviétiques se relevèrent à demi et retombèrent aussitôt, flambant comme des torches. Une autre mitrailleuse ouvrit le feu dans ma direction et je rentrai vivement sous terre, stoppant en même temps mon lance-flammes. Cette fois, j’agis avec plus de prudence, ramenant la gueule de mon engin sur le bord du trou et visant à l’aide de mon périscope. Je pressai la détente. La seconde mitrailleuse se tut. Puis vint la deuxième vague de tanks et, cette fois, ce n’était plus de la rigolade, parce qu’ils savaient que nous étions là, dans nos trous. La méthode de corps à corps entre biffin de chair et d’os et un tank de soixante-dix tonnes est la suivante : le fantassin, sans peur et sans reproche ainsi que le veut le règlement, bondit hors de son trou, charge le tank de face, se jette sur lui, agrippant avec une tendresse réglementairement infaillible son gros crochet de remorque, sans jamais lâcher, comme de juste, la bombe magnétique qu’il tient de l’autre main. L’effort violent nécessaire pour me hisser sur l’énorme brute qui fonçait à pleine vitesse m’inonda de sueur des pieds à la tête. Dieu merci, l’équipage d’un T-34 ne peut voir quoi que ce soit dans un rayon d’une dizaine de mètres autour de son tank. Plusieurs fois, je faillis être désarçonné. Mes mains saignaient, mes ongles se cassaient. Mais le guerrier indomptable résista vaillamment et colla sa bombe à l’endroit prescrit, contre le collier d’acier qui court à la partie postérieure de la tourelle. Ensuite, il tira sur la corde du détonateur, regagna d’un bond la terre ferme et plongea dans un entonnoir où se trouvaient déjà une douzaine de grenadiers et une mitrailleuse. Cinq secondes plus tard, il y eut une explosion sourde et le tank s’immobilisa, le nez dans un trou d’obus. Tout l’équipage avait été tué sur le coup par la puissante déflagration de la bombe magnétique. Quand vint le T-34 suivant, le soldat sans peur reprit une des bombes que les grenadiers avaient dans leur trou et sauta lestement sur le tank, arrachant et cassant ses autres ongles. Ce genre de chose devient pratiquement une routine, comme tout le reste. A quel point cette routine pouvait être efficace, je ne m’en rendis vraiment compte que lorsqu’un morceau de tourelle, ayant décrit dans les airs une gracieuse trajectoire, s’enfonça dans le sol à trente centimètres de moi. Il ne pouvait guère peser moins d’une demi-tonne. Notre artillerie antitank repoussa les chars ennemis, harcelés par les mines et les bombes magnétiques. Puis les canons russes se remirent de la partie et tous nos grenadiers, toutes les nouvelles recrues du 27e, prirent leurs jambes à leur cou et s’égaillèrent vers l’arrière. Nous-mêmes, les vétérans, contaminés par tant d’ardeur à détaler droit devant soi, suivîmes leur exemple. L’infanterie russe se lança sur nos traces en hurlant : « Vive Staline ! Vive Staline ! » Un vieux major tenta de nous arrêter, de nous obliger à faire face aux fantassins soviétiques, mais son pistolet automatique lui fut arraché des mains, et les bottes des soldats affolés le piétinèrent et le tuèrent. Ce qui nous fit stopper et revenir sur nos pas, je l’ignore. Mais nous stoppâmes, nous fîmes face aux Russes et les combattîmes en corps à corps. Je saisis à deux mains le flingue d’un Mongol et tentai de le lui arracher. Il résista et je persistai, grondant, l’un et l’autre, comme deux fauves, car nous savions que l’un de nous devrait mourir. Soulevé par une frénésie homicide, je m’emparai finalement du flingue et, prompt comme la foudre, plongeai sa baïonnette dans le dos du soldat russe déséquilibré. Il s’écroula en hurlant, m’arrachant le fusil dans sa chute. Je dus lui flanquer mon pied sur le dos pour ressortir la baïonnette. Puis je fonçai, glapissant comme un dément, la baïonnette tenue droit devant moi, à l’horizontale, comme une lance. J’embrochai un Russe avec une telle force que la lame ressortit dans son dos. Il cria, la bouche démesurément ouverte. Il n’y avait rien que ces grondements et ces cris de bêtes féroces, jaillis de lèvres tordues dans des visages convulsés. Soudain, le sang se glaça dans mes veines. Bouche bée, je regardai le ciel, du haut duquel un essaim dense de fusées hurlantes, incandescentes, descendaient vers nous en traînant leurs queues de flammes, sifflant et rugissant plus fort que tous les démons de l’enfer, dans un tintamarre inconcevable qui semblait m’arracher, lentement, tous les nerfs. Plaqués au sol, nous hurlions et sanglotions d’épouvante. C’étaient les orgues de Staline, l’instrument de destruction et de démoralisation le plus terrifiant de tous les temps. Après trente-six heures de combats acharnés, l’offensive russe faiblit, reflua. A la fin de la bataille, nous avions, les Russes et nous, regagné nos positions primitives. Suivit un effroyable duel d’artillerie, un ouragan de six jours et six nuits qui fit chavirer de nombreuses raisons. Un petit bois fut rasé en deux heures, et d’une façon telle que plus rien n’indiquait, à la fin de la séance, qu’il y eût jamais eu un bois à cet endroit. Nous demeurions prostrés dans nos terriers, le regard vague et les yeux injectés de sang. Pas question de bavarder. Même en vociférant dans l’oreille de son voisin, il était impossible de se faire entendre. Ce fut une fois de plus la vision de Porta et du Vieux qui m’empêcha de perdre la boule. Il me suffisait de les observer, impassibles au sein de cet enfer assourdissant, pour retrouver aussitôt mon calme. Le Vieux tétait sa bouffarde, et Porta jouait de la flûte, avec le chat Staline pelotonné sur ses genoux. Nul, pas même Porta, ne pouvait percevoir un traître son de ce qu’il jouait, mais il continuait toujours, avec un recueillement concentré, sans accorder la moindre attention au vacarme. Peut-être était-il parvenu à un tel degré de détachement qu’il pouvait réellement entendre ce qu’il jouait ? Dans l’après-midi du quatrième jour, von Barring apparut à l’entrée de notre gourbi. Il avait l’air plus malade que jamais. Le Vieux m’avait dit qu’il souffrait de dysenterie pernicieuse et devait passer le plus clair de son temps avec son pantalon roulé autour des genoux. Ses reins, aussi, fonctionnaient de plus en plus mal. Selon toutes les apparences, il ne ferait pas de vieux os. Le papier qu’il nous remit portait ces mots : « Il faut que nous arrivions à faire bouffer les hommes. J’ai envoyé quatre équipes, mais elles ne sont pas revenues. Vous êtes mon dernier espoir. » Nous nous entre-regardâmes et regardâmes von Barring effondré sur une caisse, la tête entre ses mains. Le Vieux haussa les épaules et fit un signe affirmatif. Von Barring lui donna également un rapport à transmettre, rapport signalant à notre Q.G. que tout notre dispositif téléphonique était en miettes. Les bacs à nourriture sanglés sur le dos, nous partîmes à travers un paysage lunaire, constellé de cratères irréguliers. Une pluie de fer et de feu tombait incessamment du ciel noir. Les nuages étaient bas, menaçants et lourds. Le Vieux secoua la tête d’un air ennuyé. Porta acquiesça, le visage inexpressif, et nous continuâmes. Il nous fallut six heures et demie pour traverser la zone pilonnée, qui s’étendait en profondeur sur quatre kilomètres, et sept heures pour revenir avec nos bacs remplis de fèves et de porc bouilli. Nous bouffâmes à la roulante, avant de repartir, bâfrant et engloutissant jusqu’à ce que les cuistots eux-mêmes en eussent quelques scrupules. Remarquant qu’il fallait aussi penser à la soirée, Porta fourra dans chacune des poches de son froc un morceau de porc bouillant, tremblotant. Les bacs pleins pesaient une tonne, quand on nous les sangla, de nouveau, sur le râble. Porta remit Staline dans la poche spéciale qu’il avait cousue, à son intention, sur le côté de sa capote. Toujours satisfait de son sort, le matou rouquin observait le paysage, sa tête coiffée d’un képi dépassant tout juste le bord de la poche. J’ai aussi combattu sous terre. Les Russes avaient commencé à miner nos positions. En collant l’oreille au sol de nos gourbis, nous pouvions entendre le toc… toc… toc… de leurs pics. Notre tâche fut donc, tout naturellement, de creuser d’autres boyaux, de massacrer leurs puisatiers, et de miner les positions russes. Allongés dans une galerie, nous écoutions le martèlement lancinant des pics. Toc… toc… toc… Soudain, silence. Avaient-ils terminé le boulot ? Allions-nous percevoir, dans quelques minutes, un grondement sourd qui nous enterrerait vivants ? Nous attendîmes un quart d’heure, et c’est diablement long quand on guette, l’oreille tendue, et dans un silence de mort, un bruit bien déterminé, un bruit qui ne vient pas. Nous attendîmes une heure. Et puis, les toc-toc-toc reprirent, nous signant un nouveau bail avec la vie. J’entendis, derrière moi, le Vieux pousser un soupir de soulagement. Nous nous préparâmes à l’action. En sourdine, le Vieux chuchota, au profit de ceux qui étaient jeunes et inexpérimentés : — Ne cherchez jamais à poignarder entre les côtes, c’est trop aléatoire. Frappez à la gorge ou au ventre, obliquement dans l’aine et de haut en bas, si possible, et en éventrant de bas en haut, quand vous retirez la lame. Prudemment, nous progressons dans les boyaux si étroits par moments que nous devons ramper sur le ventre. Au détour d’une galerie, nous tombons pratiquement sur quatre Russes qui piochent activement la terre, à trois mètres de là. Nous nous approchons d’eux, sans un bruit, et les couteaux entrent en action. Tout autour de nous, dans les boyaux de communication, nos hommes attendent les sapeurs russes qui semblent flairer quelque chose. Le Vieux, Porta, moi et six jeunes recrues surprenons une équipe de huit terrassiers au travail dans le fond d’un tunnel. Tandis que les autres se cachent, Porta crie en excellent russe : — Vous pouvez rappliquer, camarades. Nous sommes relevés. Les Russes se retournent, mais ne peuvent nous voir dans les méandres du tunnel. L’un d’eux questionne : — Faut qu’on sorte tous ? — Oui, oui Dépêchez-vous. Les autres sont déjà là. Ils vous attendent. Nos couteaux luisent dans la lumière de leurs torches électriques défaillantes. L’un d’eux parvient à flanquer son pic dans le ventre d’un de nos gars, qui se met à hurler si fort que nous devons lui trancher la gorge. Ils essaient de nous emmurer, en nous balançant des charges explosives. Un jour, nous enterrâmes ce bon gros bœuf de Pluton. Impossible de retrouver sa tête, mais c’était bien lui, aucune erreur possible. Il échut à notre 27e, une fois de plus, de rester en arrière-garde dans un secteur évacué large de cent vingt kilomètres, afin de camoufler une retraite de grande envergure. Durant vingt-quatre heures au moins, les poêles devaient être entretenus, les cheminées continuer de fumer, les mitrailleuses tirer une salve de temps à autre. Et nous étions également chargés de préparer des pièges. Les deux cents hommes de notre compagnie devaient tenir une largeur de vingt kilomètres. Nous avions l’ordre strict de n’abandonner nos positions sous aucun prétexte, à moins que les Russes n’envahissent réellement nos tranchées. Nous étions trente dans notre peloton, face à quatre mille cinq cents fusiliers sibériens, les troupes de l’Armée Rouge que nous craignions plus que toutes les autres. Dieu merci, nos préparatifs faisaient passer le temps. Relier chaque porte de gourbi à des mines qui exploseraient dès que quelqu’un pousserait le battant. Disposer une bûche innocente de telle sorte qu’elle fasse exploser un ballot de cartouches, si quelqu’un voulait la ramasser pour la jeter dans le poêle. Établir sous une planche disjointe, à l’entrée d’une tranchée, un dispositif qui ferait sauter en chaîne cinquante mines antitanks, enfouies à cent mètres de là. Pourquoi préparer effectivement ces pièges, au lieu de tout laisser tomber ? Je l’ai déjà dit, ça faisait passer le temps. Et s’abstenir de les tendre eût été tout aussi absurde… L’après-midi s’envola rapidement. Les Russes ne semblaient pas se douter le moins du monde qu’ils n’avaient plus rien en face d’eux, qu’une poignée de pauvres bougres miteux, pleins d’amertume. La nuit fut très désagréable. Nous n’osions pas dormir. Cinquante à cent mètres nous séparaient de nos plus proches voisins, et rien ne nous garantissait contre les attaques des patrouilles. De ces fameuses patrouilles sibériennes ! La tête farcie d’idées saumâtres, je restai assis toute la nuit près d’une pile de grenades et d’une paire de mitraillettes chargées, scrutant désespérément les ténèbres. Au petit jour, les Russes commencèrent à flairer le pot au rose. Nous lâchâmes quelques rafales, mais ils s’enhardirent de plus en plus, allant jusqu’à nous observer ouvertement, par-dessus les parapets de leurs tranchées. Je rejoignis le Vieux et lui dis : — Tu crois pas qu’on ferait mieux de foutre le camp avant qu’il soit trop tard ? Vingt heures ou vingt-quatre heures, ça ne peut pas faire une telle différence. Le Vieux secoua la tête. — Sven, un ordre est un ordre. Et surtout, les autres comptent sur nous pour leur donner ces vingt-quatre heures d’avance. Ils vont en baver suffisamment comme ça. Autant leur laisser une chance de se tirer des flûtes. Porta était également de mon avis, mais le Vieux se montra intraitable, disant que nous pouvions foutre le camp, si ça nous chantait, mais qu’il resterait. Seul, si nécessaire. — Oh ! ça va, espèce de vieux con ! vociféra Porta, furibard. Tu sais très bien qu’on va pas te laisser choir. Mais tu pourras pas dire qu’on t’a pas prévenu ! Jurant et pestant, nous regagnâmes nos postes respectifs. Grimpés sur leurs parapets, quelques Russes nous adressaient des signaux interrogateurs. Une série de rafales les renvoya dans leurs tranchées, mais un instant plus tard, ils étaient là, de nouveau. Brusquement, à mon horreur profonde, je vis apparaître un visage barbu au-dessus de mon propre parapet, à moins de dix mètres de là. Mécaniquement, je lançai une grenade et l’homme fut tué sur le coup. Puis les choses s’animèrent. Les Russes venaient aux renseignements, par groupe, et le Vieux reconnut enfin qu’il était grand temps d’abandonner ces positions. Nous filâmes sur nos skis à travers la steppe enneigée. De temps à autre, quelque chose explosait, derrière nous. L’une de nos petites farces et attrapes. Mais en dehors de cela, tout était silencieux, désolé. Parfois, des tanks russes passaient sur la route, à deux kilomètres de là. Après cinq jours de recherches, nous retrouvâmes les vestiges du 27e que l’on retirait enfin de la bataille pour le reformer. Je fus nommé Fahnenjunker et ça ne me plut pas le moins du monde. Jusque-là, j’avais été bien planqué dans le rang. Maintenant, il faudrait que j’aille me planter devant les autres et que je reçoive le rapport du Kommandofeldwebel qui la veille avait été mon supérieur. J’avais l’impression de m’offrir en spectacle, à poil, aux yeux du monde entier. Mes copains, eux, se marraient tout ce qu’ils savaient. Un moment plus tard, il dit de la même voix chuintante : — Quand vous ferez votre révolution contre les Nazis et les généraux, oubliez pas de flanquer deux bonnes pêches pour moi dans la gueule d’Adolf… — C’est promis, Porta, répliqua le Vieux. On va lui en filer tellement dans la moustache en ton nom que t’aurais été bougrement fatigué s’il avait fallu que tu le fasses toi-même ! — Bon ! Il y eut un silence. La bouffarde du Vieux grésillait furieusement. — Eh ! Vieux, t’as ton instrument sur toi ? Le Vieux sortit son harmonica de sa poche. — Joue-moi l’air de la fille qui peigne ses cheveux blonds, assise sur le rocher… Le Vieux s’exécuta et je chantai les paroles en sourdine, tandis que Porta regardait fixement le plafond : Ich weiss nicht, was soll es bedeuten, Dass ich so traurig bin. Ein Märchen aus alter Zeiten, Das kommt mir nicht aus dem Sinn. Nous pleurions. Porta murmura : — Et maintenant, Joseph Porta, Stabsgefreiter par la grâce de Dieu, va rejoindre son Créateur ! C’est un peu dur. Promettez-moi de veiller sur Staline. J’aimerais bien le voir, avant de lever l’ancre. Le Vieux approcha le matou du visage de Porta. — Oubliez pas mes châtaignes sur la gueule d’Adolf et d’Himmler ! A la revoyure… Un liquide noirâtre, jaunâtre, s’écoula lentement, à la commissure de ses lèvres, et ses mains serrèrent plus fortement les nôtres. Puis leur étreinte se relâcha. Joseph Porta était mort. COUCHE SUR UN LIT DE BARBELÉS… BIEN que je n’en eusse pas la moindre idée, sur le moment, mon second séjour à l’hosteau marqua un tournant de mon existence. J’étais resté sur le carreau, mélangé avec des barbelés, mais ils m’avaient récupéré tout de même et renvoyé à l’atelier de réparation. Après ma guérison, ils m’expédièrent à l’école des tanks de Wünschdorf à Berlin, pour m’y infliger une formation accélérée d’officier avant de me rebalancer au 27e. Ce fut là, à Berlin, que par un étrange décret de la providence je devins courrier de la conspiration ourdie contre le Führer. Mais ceci est une autre histoire… Un matin, pendant que j’étais encore à l’hôpital de Franzenbad, un petit trapu d’environ vingt-cinq ans pénétra dans la salle, s’arrêta devant mon lit et dit avec l’accent viennois le plus claironnant qu’il m’eût jamais été donné d’entendre : — Salut, vieux frère ! Je m’appelle Ernst Stolpe, du 7e Alpin. J’ai une araignée au plafond et des V-2 dans la stratosphère et même un certificat pour le prouver ! Reluque un peu ça ! Il me tendit un certificat qui représentait en substance le rêve de tout soldat sain de corps et d’esprit : L’Obergefreiter Ernst Stolpe, du 7e Bataillon de Chasseurs Alpins, doit être considéré comme un blessé grave, en raison de trois lésions sérieuses à la tête. En aucune circonstance, il ne doit être soumis à des travaux pénibles ou astreint à porter un équipement lourd, particulièrement un casque d’acier. En cas d’attaque, il doit être immédiatement dirigé sur le plus proche hôpital militaire. Standortlazarett 40 Paris Dr Waxmund, Oberstabsarzt. — C’est pas Heil Hitler, ça ? continua-t-il. T’es pas cinglé, toi, non ? Si tu l’es, faudrait pas le dire, parce que c’est pas bon de se faire concurrence. Je porte des lettres et des messages à d’autres cinglés, dans les Q.G. et les garnisons, mais ceux-là, y sont en liberté. Quand j’ai besoin de vacances, je fous mon poing sur la gueule d’un officemard, je lui dédie mon plus doux sourire et je lui montre ma licence. Alors, on m’envoie à l’hosteau. Quand tu seras sur pied, je te ferai visiter Franzenbad, Eger et Prague. Ça te plairait de savoir comment j’ai échoué dans cette fabrique de sauts périlleux ? — Sûr ! Il y avait plusieurs semaines que je n’avais pas souri. J’avais envoyé un télégramme à Barbara, et Barbara était venue et s’était fait transférer à Franzenbad pour pouvoir rester auprès de moi, mais mon moral ne s’était guère amélioré. J’étais si crevé, si désespéré. Barbara se tourmentait beaucoup à mon sujet. — Alors, ouvre grand tes esgourdes, mon canari, et pose-les sur le guidon, continua-t-il. La première fois que je me fais lézarder la calebasse, c’est en France, sur un wagon de chemin de fer. Un tronc d’arbre qui m’arrive raide comme balle en travers de l’occiput Fracture du crâne. Hosteau. Convalo. Sortie. Quinze jours après, je fais voir à un gars la façon de manier une moto comme une moto doit être maniée. Je lâche le guidon et, manque de pot, un salopard a juste filé une palissade à l’endroit où je veux aller ! Je pars en fusée vers la lune, et je me retrouve dans un abreuvoir. L’abreuvoir tient le choc, mon crâne, non ! Fracture du crâne, plus une clavicule en zigzag. Hosteau. Convalo. Sortie. Sans certificat de guérison. Six semaines et je remets ça. Dans un poteau, ce coup-ci. Alors, là, je me dis, faut y aller franco. Eh ben, mon vieux, on se fait pas une idée de ce que c’est difficile d’être reconnu maboul. De faire certifier, noir sur blanc, que t’as une case de vide. C’est sans doute parce que la plupart des bons soldats allemands ont plusieurs cases de vides ! » Mon petit père, que je me dis, faut que t’y mettes du tien ! Jusqu’à ce que ça morde ! Je commence par casser le pif du toubib de service. Il était fier de son tarin, le mec, il en pleurait ! « Ça vous a plu ? que je lui dis. Je m’appelle Ernst Stolpe. » Zéro. Un après-midi, je vais trouver la mère supérieure, une vierge tout ce qu’y a de plus flétrie d’au moins cinquante printemps, et je lui dis : « Baisse ton caleçon, Cléopâtre, y faut que je te cause. » Ça marche pas non plus. Je suppose qu’elle a cru que c’était vrai, sur le moment. Elle a dû prendre ses désirs pour des réalités ! » Bon, que je me dis, un vrai soldat allemand n’abandonne jamais ! Ce qu’y me faut, c’est un marteau. Je me procure un marteau et j’attends mon heure. Et puis, un jour, j’entre dans la chambre d’un major. Je le salue poliment, j’admire sa belle piaule privée. Puis je tombe en extase devant sa montre. Une chouette tocante en or, un vrai joyau. Je lui demande si elle est solide. Y me répond pas. Il en bave des galons de général. Je lui balance un clin d’œil, je sors mon marteau et v’lan, sur la dégoulinante ! Vous voyez qu’elle était pas solide, je lui dis. Et j’essuie la tête de mon marteau pendant qu’y se suspend au cordon de la sonnette. De la camelote, que c’était, je lui dis. Et je lui refile dix pfennigs en lui conseillant d’acheter un billet de loterie. » Il ameute la moitié de l’hôpital, mais je m’esbigne en douceur, je descends à la cuisine et je souris à la ronde. Z’avez trop chaud, ici, mesdames, que je dis aux filles. Je vais vous ouvrir une fenêtre. Je ressors mon marteau et je descends huit carreaux. Ça va mieux, maintenant, je leur dis. Ça vous donne un peu d’air frais. Après ça, je balance mes chaussettes, trois mouchoirs et une toile à laver dans la soupe et je leur dis : « Ça vous ennuie pas de me laver ça pendant que vous êtes à la lessive ? » Et là-dessus, y me l’ont flanqué tout de même, mon permis de rigoler… Je ne pus jamais déterminer dans quelles proportions exactes Stolpe était réellement cinglé ; mais son appréciation de l’utile et de l’agréable n’avait rien de faussé, et Barbara était immensément heureuse qu’il m’eût pris sous son aile et me ragaillardît avec ses idées loufoques, qui avaient une curieuse habitude de se terminer par le chapardage de quelque bouteille d’alcool médicinal, à l’infirmerie. Quand je pus sortir de mon lit, on me donna un fauteuil roulant, car j’étais encore presque paralysé, et Stolpe prit grand plaisir à me véhiculer à la ronde. C’était extrêmement pratique, surtout lorsque nous allions au théâtre ou dans quelque autre endroit où l’on est censé faire la queue ; Stolpe me poussait directement à l’intérieur de la salle, puis s’asseyait tranquillement à côté de moi ; le siège était juste assez large pour deux personnes. Nous passions aussi des heures hilarantes à nous faire balader par une poire quelconque dans les rues élégantes d’Eger ou de Prague, assis tous les deux côte à côte et recueillant avec le sourire les regards de compassion des jolies dames. Nous fûmes ainsi conviés, un beau soir, à une réception très smart à laquelle assistaient quelques vieux officiers de garnison allemands et slovaques. Conjointement aux belles dames du monde chic de Prague, ils furent émus presque jusqu’aux larmes par le spectacle de ce chasseur en uniforme gris-vert, avec son edelweiss au chapeau, et de cet homme des tanks à l’uniforme noir, avec son béret coquettement penché sur l’oreille, fraternellement installés dans le même fauteuil roulant. Ce qu’ils étaient prêts à faire pour nous n’avait pratiquement pas de limite, et nos poches furent très vite bourrées de douceurs en tout genre que nous partageâmes, ensuite, avec les autres gars de l’hosteau. Ils nous firent même photographier pour conserver un souvenir de « la fois où le chasseur et l’homme des tanks avaient été réunis sur un fauteuil roulant ». Deux des charitables matrones nous surprirent malheureusement un jour alors que nous participions à une course de fauteuils roulants, Stolpe n’étant pas assis à mon côté, mais poussant le fauteuil dans une rue déserte aussi vite qu’il lui était possible de courir. Après cette fâcheuse rencontre, nous ne fûmes plus invités à aucune réception. Quand nous avions besoin d’argent et de distraction, Stolpe téléphonait à sa petite amie, épouse d’un SS-Standartenführer de Nuremberg. La première fois qu’il l’appela ainsi, en ma présence, il attira l’attention de tout le monde, à l’intérieur du bureau de poste, en braillant dans le téléphone : — Allô, ma vieille poule de luxe ? Comment va l’autre salopard ? Il est à la maison ? Non ? Bloqué en Russie, hein ? Bon débarras ! Écoute, ma grande, j’ai appris une nouvelle position, alors, si ça t’intéresse, tu ferais bien de rappliquer avant que je l’essaie sur une autre pouliche ! Mais t’emballe pas trop vite ! C’est une position tout ce qu’y a de fatigante, alors, si t’as pas quelque chose de tonique à nous apporter, c’est pas la peine de te déranger. Et surtout, garde pour toi cette saloperie de porto, j’ai toujours dit que l’autre cloche s’était fait avoir ! Je veux pas revoir de porto avant que t’aies liquidé celui-là… Bon, c’est pas tout, mais je peux pas rester là à bavarder toute la journée. Je t’attends par le deux heures trente-deux. Trente-deux, comme les positions ! Là-dessus, il laissa pendre le récepteur au bout de son fil, de telle sorte qu’il continua de rire et de protester tout seul, dans la cabine ouverte, pendant que nous nous dirigions, déjà, vers la sortie. Tout le monde riait sous cape dans le bureau de poste. Stolpe fit la queue devant un des guichets et acheta un timbre qu’il colla, en sortant, sur le front d’un flic. Le flic secoua la tête d’un air indulgent et prit ça avec le sourire. A ma grande surprise, la femme du Standartenführer arriva effectivement par le deux heures trente-deux, trimbalant un chargement de denrées acquises au marché noir. Ernst passa quelques heures avec elle dans une chambre d’hôtel, puis la renvoya à Nuremberg en prétendant qu’il ne pouvait s’attarder davantage. Quand elle fut repartie, toute la salle prit une cuite avec les vins et les alcools qu’elle avait apportés. Un jour, Stolpe disparut de mon horizon. Ils l’avaient expédié dans un établissement psychiatre spécial. Une semaine plus tard, je reçus cette carte postale : Fabrique de Sauts Périlleux, Nuremberg, le 18 avril 1944. Mon cher Sven, Dans quelle merde n’ai-je pas atterri ! Défense de fumer. Défense de sortir. Je vais aux chiottes en grand secret, car j’ai peur d’apprendre, un de ces quatre, que c’est également défendu. Jusqu’au repas d’hier soir, je bouffais sous mon lit, mais une infirmière m’a expliqué qu’il était pas défendu de manger. Toutes les portes sont bouclées, sauf celle des chiottes, qui est grande ouverte. Il y a des barreaux de fer à toutes les fenêtres, mais je ne sais pas si c’est pour nous empêcher de filer ou nous protéger des attaques extérieures. Salut et fraternité. Ernst le Maboul. « Chérie ! » — Chéri ! Oh ! c’est bon de te retrouver, Sven ! Tu m’as tant manqué… — Et toi aussi, Barbara, tu m’as manqué. Donne-moi cette valise. J’ai une voiture, là-bas. Tu as faim ? — Si j’ai faim ? Tu vas voir… Après le repas, je raccompagnai à son hôtel où elle prit un bain et se reposa une demi-heure des fatigues de ce nouveau déplacement. Chose curieuse, nous ne profitâmes point de notre solitude pour tomber dans les bras l’un de l’autre. Nous étions si bien comme ça, tellement sûrs de nous-mêmes. Et nous avions tant de choses à nous dire. Le reste pouvait attendre. Nous dînâmes à Potsdam avant d’aller nous balader, main dans la main, parmi les pelouses du parc Sans-Souci. Un nouveau raid massif tournait et grondait sur Berlin. Barbara se pressa nerveusement contre moi tandis que nous observions les flammes et la fumée qui montaient de Neuköln. Vague après vague, les bombardiers survolaient la ville et se délestaient de leur chargement. Soudain, une longue plainte aiguë… D’un geste fulgurant, je projetai Barbara face contre terre et me couchai près d’elle. Une autre bombe arrivait en hurlant. Prise de panique, Barbara se releva d’un bond, courut en criant sur la route. Je me remis sur pied, m’élançai dans son sillage. — Barbara ! A plat ventre, Barbara ! Barbara… D’autres sifflements me firent plonger dans le fossé. J’encaissai une pluie de mottes de terre, me relevai péniblement, au bout de quelques secondes. Barbara avait disparu. Je la trouvai deux cents mètres plus loin, allongée dans une mare de sang. Je ne voyais rien, je ne ressentais rien. Je n’entendis pas les sirènes beugler la fin de l’alerte. Une voiture s’arrêta. Un homme en uniforme m’entraîna. Ils enveloppèrent le corps de Barbara dans une couverture… On me déshabilla. Un médecin parla de « choc ». Une main me tâta le pouls, une main qui tenait mon poignet de la même façon très douce très compétente, que l’avait fait Barbara… Barbara qu’ils m’avaient tuée. COMMANDANT DE COMPAGNIE JE rejoignis mon régiment avec le grade d’Oberleutnant et les fonctions de commandant de ma vieille compagnie. Von Barring avait été promu Oberstleutnant et commandait le bataillon. Il ne restait, de la vieille cuvée, que von Barring, Hinka, le Vieux et moi. Le Vieux était maintenant Oberfeldwebel. Un matin gris et froid, un triste matin de pluie, le Vieux et moi redescendions du front. Nous approchions de notre village, suivant une des voies de chemin de fer. Nous allions atteindre la gare provisoire, où se trouvait un énorme dépôt de munitions, quand il y eut un sifflement familier dans les airs. Le Vieux me flanqua une poussée qui m’expédia dans le fossé, la tête la première, et m’y rejoignit d’un seul bond. Pendant une demi-heure, ce fut une de ces fins du monde dont nous avions désormais l’habitude. Les explosions se succédaient à cadence rapide, dans un grand roulement de tonnerre, dans un concert inimaginable de hurlements et de sifflements et de déflagrations titanesques. D’immenses flammes d’une blancheur aveuglante claquaient dans les airs comme des mèches de fouet. Des caisses d’obus explosaient en cours de trajectoires, dispersant leur contenu dans toutes les directions. Deux wagons de chemin de fer quittèrent le sol et retombèrent à cent cinquante mètres de leur point d’essor, dans les terres labourées. Le châssis tout entier d’un lourd wagon de marchandises creva le toit d’un hangar et retomba non loin de nous. Deux hautes cheminées d’usine s’écroulèrent. L’une d’elles parut se briser simultanément en plusieurs endroits. L’autre bascula lentement, d’un bloc, et disparut dans un énorme nuage de fumée. De toutes les maisons sises dans un large rayon autour de la gare, il ne resta pas pierre sur pierre. Le silence qui suivit cette apocalypse avait quelque chose de macabre et d’invraisemblable. Je m’ébrouai, me secouai, sortis du fossé, regardai autour de moi. — On y va, Vieux ? Encore une bonne de passée, hein ? Pas de réponse. Les deux jambes fracassées, la hanche gauche en bouillie, l’épaule de même. Je m’assis par terre, posai sa tête sur mes genoux, lui essuyai le front à l’aide de mon écharpe. Puis chuchotai : — Vieux ! Eh ! Vieux ! Tu crois que tu pourras tenir jusqu’au centre médical si je te porte ? Il ouvrit les yeux. — Le Vieux est foutu, Sven. Restons ici et donne-moi la main. Ce sera pas long. Allume-moi une sèche, si t’en as une… J’allumai une cigarette, la lui glissai entre les lèvres. Chaque mot qu’il disait le faisait souffrir. — Quand ce sera fini, tu écriras à la femme et aux gosses, hein Sven ? Tu connais le boniment : un pruneau dans la tempe et il a pas souffert… C’est pas terrible d’ailleurs… Sauf que ça me tire dans le dos quand je parle… Tu garderas ma vieille pipe et mon couteau… Le reste, tu l’enverras chez moi avec les deux lettres qui sont dans mon portefeuille… Il resta un instant silencieux, les yeux clos, le corps agité de longs soubresauts. Je portai mon bidon à ses lèvres. — Une gorgée de schnaps, Vieux. Essaie de boire un coup… Il parvint à boire un peu d’alcool et rouvrit les yeux, marmottant laborieusement : — Le plus dur, c’est de te laisser tout seul, comme ça. J’espère que tu pourras rentrer dans ce petit pays où tu te sens chez toi… Tu m’en as raconté… tant de jolies choses. Lorsque tout fut terminé, je l’emportai sur mes épaules, trébuchant et glissant dans la boue et serrant les dents et pleurant comme un gosse, tandis que la sueur ruisselait dans mon dos et que ma respiration sifflait et sanglotait au fond de ma gorge. Les Russes me regardèrent, stupéfaits, déposer mon camarade mort sur le lit. Je me détournai, m’approchai de von Barring. — Lui aussi, maintenant ! gronda-t-il. Je ne peux pas en supporter davantage… Il m’empoigna par les épaules et vociféra : — Je deviens fou, Sven ! Je me fais l’effet d’un boucher, chaque fois que je dois transmettre un ordre d’attaque. Sanglotant convulsivement, il se jeta dans un fauteuil boiteux et laissa tomber sa tête sur ses bras étendus en travers de la table. — Oh ! Dieu du ciel, mais que ça finisse ! Que ça finisse bientôt… Ensuite, il remplit deux verres de vodka. Deux verres à eau. Jusqu’à ce que ça déborde. Il en prit un, me tendit l’autre, et nous les liquidâmes d’un trait. Il les remplit une seconde fois, mais j’arrêtai son bras à mi-chemin de sa bouche. — Erik, lui dis-je, lâchons ça jusqu’à ce qu’on ait enterré le Vieux. C’est nous qui devons le faire, parce qu’on le connaissait. Après ça, on boira tout ce qui nous tombera sous la main, mais après seulement. Nous arrachâmes la croix gammée du drapeau dans lequel nous l’enveloppâmes. Tout en serrant ma jugulaire et en ajustant mon casque, je promène mon regard sur la compagnie dont je suis à présent le commandant. Dans cet espace, juste devant moi, s’est tenu, jadis, le sergent-chef Edel. Mort d’une typhoïde contractée au front, en 1943. Derrière lui, se tenait alors le sergent Bielendorf, grand gaillard toujours de bon poil, enterré vif avec l’ensemble du peloton n° 4, lors des combats pour la tête de pont de Kouban. A droite du deuxième peloton, se tenait le Vieux, broyé avant-hier au cours du bombardement d’un convoi de munitions. Derrière lui, le Stabsgefreiter Joseph Porta, parti pour le repos éternel avec le ventre ouvert par un couteau russe. Près de lui, Tom Pouce disparu. Et Pluton, décapité par une bombe dans la forêt de Rogilev. Hugo Stege, sous-officier, brûlé et éventré dans son tank. Asmus Braun, le toujours gai ; deux jambes et un bras emportés par l’explosion d’un obus, en février 1942. Bernhard Fleischmann, disparu dans la région de Moscou après s’être évadé d’un camp de prisonniers de guerre. Hans Breuer, lieutenant de police dégradé pour avoir refusé de servir dans les SS ; puis exécuté pour s’être volontairement fait écraser un pied par un tank. Près du peloton n° 5, le lieutenant Huber, dix-neuf ans, un vrai copain pour ses hommes. Les deux jambes arrachées en avril 1943, mort dans les barbelés après une longue agonie, en appelant sa sœur Hilde. Canonnier Kurt Breiting, seize ans, mort dans les affres de l’enfer après qu’un obus au phospore lui eut explosé entre les doigts, dans le train blindé, en juin 1943. Le petit Willy Pallas, toujours souriant, tué en cette même occasion. Ernst Valkas, canonnier, dont le cerveau éparpillé m’avait englué la figure. Oberleutnant von Sandra, éventré par un obus. Lieutenant Bruno Haller, trente-cinq ans, qui bondit hors d’un tank incendié avec son frère, le sous-officier Paul Haller, dans les bras. Morts tous deux dans des souffrances atroces. Brûlures de phosphore. Enterrés main dans la main à Berditschev. Ensemble, ils étaient passés par les camps de concentration et les bataillons disciplinaires d’Adolf Hitler ; ensemble, ils reposaient dans la terre glacée de la steppe russe. Dieu, si Vous existez, faites que cette innombrable armée de morts défile éternellement sous les yeux des maréchaux responsables ! Faites que le piétinement lugubre des souliers de ces soldats morts ne leur laissent pas un instant de paix ! Obligez-les à regarder en face ces centaines de milliers de regards accusateurs ! Que les mères, les femmes, les sœurs, défilent devant eux et leur jettent éternellement à la face la liste des crimes qu’ils ont commis, eux et leurs officiers d’état-major, qui ont organisé ces massacres hideux pour plaire à un petit bourgeois sans talent, un peintre en bâtiment aux trois quarts hystérique… Je me rends compte, avec un sursaut, que le sergent-chef vient de me présenter son rapport. Je salue et prends le commandement : — Compagnie 5… Compagnie… Arme sur l’épaule ! Les mouvements de ces hommes mal entraînés sont d’une maladresse incroyable. La plupart d’entre eux n’ont subi que trois semaines de « formation accélérée ». — Compagnie… Demi-tour… droite ! En avant… marche ! S’enfonçant dans la boue jusqu’aux chevilles, deux cents pièces de chair à canon partent sur la route, vers les positions qui leur ont été assignées. L’Oberstleutnant von Barring et moi sommes en train de nous saouler la gueule, à la lueur clignotante d’un rat de cave, dans le gourbi de ma compagnie. Devant nous, trône, batterie de bouteilles de cognac et de vodka, les unes vides, les autres encore à moitié pleines. Les nerfs de von Barring sont tellement à vif qu’il ne peut plus supporter de rester lucide. Quand il n’est pas ivre, il entre dans de telles rages que nous devons l’attacher pour l’empêcher de se blesser ou de blesser quelqu’un d’autre. Le seul moyen de le tenir plus ou moins en laisse, c’est de boire avec lui. Hinka et moi nous relayons dans cette tâche, car nous ne pourrions jamais suivre son rythme de consommation. Maintenu perpétuellement dans une sorte d’ivresse comateuse, il paraît presque normal et raisonne avec cohérence : — Sven, la saloperie de tout ça dépasse les bornes… Il emplit une chope de vodka, la vide comme s’il s’agissait d’une chope de bière. — Quand on pense à tout ce que ces salauds d’Adolf et de Gœbbels nous ont fourré dans le crâne, ça semble invraisemblable ! Est-ce qu’on rêve, ou bien est-ce possible que toute une nation ait avalé et digéré tant de mensonges et de contradictions ? Qu’est-ce qu’on a, nous autres Allemands ? On sait tous qu’on va droit à l’enfer, et on l’a toujours su ! Est-ce qu’on a tous envie de se suicider ? Est-ce qu’on peut être vraiment aussi stupide que nous le paraissons ? Aussi aveugles et affamés de pouvoir ? Aussi cons ? Je crois qu’on est tous fous… Moi, je sais que je le suis, et c’est pas d’aujourd’hui… VON BARRING TU te souviens de quand Adolf gueulait à la radio : « Si je veux conquérir Stalingrad, ce n’est pas parce que le nom me plaît, c’est parce qu’il est nécessaire que cet important centre nerveux du trafic fluvial soviétique soit arraché à l’ennemi, et je prendrai Stalingrad quand je jugerai le moment venu ! » Et quelques semaines plus tard, après la capture de la 6e Armée, nouveaux beuglements du petit fumier, sous les acclamations hystériques de ces crétins de membres du parti : « Quand je me suis rendu compte de l’inutilité de prendre Stalingrad, qui n’a aucune signification pour la victoire ultime de nos troupes, j’ai donné l’ordre d’une retraite temporaire ! » Les gens ont répondu par une ovation à ce discours. Mais cent quatre-vingt mille hommes n’ont pu être retirés de Stalingrad ! Même temporairement ! Cent quatre-vingt mille hommes anéantis dans la bataille pour Stalingrad, la ville « sans signification »… – Ouais, répliquai-je. Nous, nous voyons clairement la duperie. Mais que peut faire un régiment disciplinaire contre soixante ou soixante-dix millions de perroquets gueulards qui ne voient rien, parce qu’ils ne veulent rien voir ? Plutôt mourir que de perdre la guerre, voilà ce qu’ils disent aujourd’hui, alors que la guerre est déjà perdue… Ce qu’ils pensent, c’est : « Plutôt laisser mourir tous les autres que de perdre nos précieuses existences. » J’ai entendu une femme, à Berlin, dire que même s’il ne restait qu’un seul régiment sur le front, l’Allemagne gagnerait encore, pourvu que ce régiment soit celui des SS-Leibstandarte ! — Les femmes sont encore pires, grogna von Barring. Le Seigneur nous préserve des femmes fanatiques ! Mais que tout aille au diable ! Hitler a perdu la guerre, c’est un fait. Mais est-ce qu’on verra, toi et moi, le jour du glorieux effondrement, ça, c’est une autre paire de manches. Ça va être notre tour, bientôt de passer à la casserole. Marrant de vivre dans l’espoir de voir tout se foutre par terre aussi vite que possible ! Buvons, Sven, c’est la seule chose qui nous reste… — Buvons à une prochaine rencontre avec une belle fille. Même fanatique ! Pourvu qu’elle sache s’en servir… — Ouais. Une fois sur le dos, c’est toutes les mêmes. Si seulement elles savaient parler de quelque chose. Mais elles n’ont jamais rien appris d’autre que de se laisser choir sur le dos et de dire amen à tout ce qu’on leur propose. Est-ce que tu as jamais rencontré une femme qui ait eu des opinions personnelles ? La sonnerie du téléphone de campagne nous interrompit. C’était pour m’annoncer que j’allais être envoyé à Lwow, pour y prendre livraison de quarante précieux chars d’assaut ; les derniers, peut-être, que l’armée fût capable de réunir ? Ce voyage à Lwow dut être remis, cependant, car les Russes choisirent ce moment pour passer à l’offensive et nous harcelèrent sans répit, durant toute la semaine suivante. Un jour, von Barring pénétra dans mon gourbi, en faisant sa tournée d’inspection. Il resta un instant immobile à regarder autour de lui d’un air morne. Puis il dit : — J’en ai marre et plus que marre ! Et sortit comme un possédé. Je me grouillai de cavaler sur ces traces. Il avait pris des fusées de toutes les couleurs et les tirait à la queue leu leu, de telle sorte que nos artilleurs devaient être dans un drôle de cirage. Il fallut le maîtriser, l’attacher, le ramener à l’intérieur du gourbi. Il criait continuellement, d’une voix rauque, chevrotante, en regardant droit devant lui, les yeux écarquillés d’épouvante ; une épouvante qu’il était seul à ressentir, mais dont nous ne pouvions que trop aisément deviner et imaginer l’étendue : — A votre service, majesté ! Majesté Hitler, ah, ah, ah ! Oberstleutnant von Barring, du Régiment de la Mort, présent pour le service des enfers ! L’assassin von Barring présent au rapport, majesté ! Majesté Hitler, ah, ah, ah, ah, ah !… Je m’enfonçai les pouces dans les oreilles pour ne pas entendre son rire. Mais quand je vis qu’il était sur le point de provoquer une panique générale parmi les occupants du gourbi, qui l’observaient, fascinés, je fis appel à tout mon courage et l’assommai. Nous n’étions plus que deux, désormais. Hinka et moi. Von Barring, si jeune et si foncièrement bon, qui nous avait soutenus, jadis, contre Meier le pourceau, venait de céder à la tension, à la pression permanente. Quelque temps après, au cours d’un bref voyage nécessité par les besoins du service, Hinka et moi nous arrêtâmes à Giessen, afin de pousser une pointe jusqu’à l’hôpital psychiatrique de l’armée, où von Barring avait été transféré. Attaché sur son lit, il souriait stupidement et ne nous reconnut pas. La salive coulait sur son menton et même pour nous, ses amis, le spectacle était répugnant. Cette visite nous avait tellement ébranlés que, de retour dans notre train, nous restâmes longtemps, longtemps, sans oser ouvrir la bouche. Finalement, Hinka émit un rire nerveux – non : un rire désespéré – et déclara : — Nous ne sommes pas aussi endurcis que nous voulions le croire, hein, Sven ? Je soupirai. — Non… C’était horrible. — Si jamais une chose pareille arrivait à l’un de nous deux, est-ce qu’on ne devrait pas se promettre mutuellement de prendre l’un pour l’autre la décision convenable ? Nous scellâmes le pacte d’une énergique poignée de main. FIN ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 20 AVRIL 1972 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE BOSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER) N°d’édit. 120. – N°d’imp. 314. Dépôt légal : 3e trimestre 1968. Imprimé en France * * * [1] Allemand de l’extérieur. [2] Chant révolutionnaire. Wedding est un quartier de Berlin. Table des matières Table des matières LIVRE PREMIER IMMONDE DÉSERTEUR ILS MOURAIENT LE JOUR, ILS MOURAIENT LA NUIT FAGEN CENT TRENTE-CINQ CADAVRES AMBULANTS CIRAGE ET HUILE DE BRAS NOTRE PREMIÈRE RENCONTRE CURIOSITÉS DES BALKANS LES SPLENDEURS DES BALKANS URSULA LES DERNIERS JOURS LA PERMISSION DE PORTA DESTINATION : AFRIQUE DU NORD TROIS FILLES A L’ÉGLISE AVANT L’ATTAQUE OPÉRETTE A GRAND SPECTACLE CAPTIVITÉ LIVRE II MEIER LE POURCEAU PIONCEZ, LES GARS ! 988e BATAILLON DE RESERVE LA MORT FAUCHE PAIX SÉPARÉE LE SORT GLORIEUX LE TRAIN BLINDE FAITES CHAUFFER LA COLLE TOUS MES VŒUX DE LONGUE MALADIE LA GUERRE SE POURSUIT SELON LE PLAN PRÉVU PROPAGANDE SOVIÉTIQUE DE PREMIÈRE LIGNE LA RETRAITE DE KIEV COUCHE SUR UN LIT DE BARBELÉS… COMMANDANT DE COMPAGNIE VON BARRING